Arnold La Querelle de La Poesie Pure RHLF 1970 Mai-Juin

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LA QUERELLE DE LA POÉSIE PURE :

UNE MISE AU POINT

La querelle de la poésie pure est en passe de devenir un chapitre


de l'histoire littéraire tout comme la querelle des Anciens et des
Modernes ou la querelle des Bouffons. Il serait sans doute naïf de
croire qu'on puisse la régler définitivement, mais on doit au moins
tâcher d'en éclairer certains aspects. Dans sa préface aux actes du
Colloque Bremond d'Aix, M. Bernard Guyon ne nous a-t-il pas
invité à entreprendre cette tâche ? « Enfin, — écrit M. Guyon —
qui ne voudrait reprendre le procès amorcé par G. Mounin [dans
sa communication au colloque, reproduite en partie ci-dessous]
et reconstituer l'atmosphère littéraire du Paris de 1920, au temps
où éclata la querelle de la Poésie pure [...]?» 1. Le présent article
veut démontrer qu'en 1924-1925 la querelle était, quant à sa signi-
fication esthétique, un étrange anachronisme.
Un détail important qu'on n'a pas assez fait ressortir, malgré
l'immense bibliographie déjà consacrée à la question 2, c'est que
l'expression « poésie pure » était déjà en usage depuis longtemps
au moment où Valéry et, après lui, l'abbé Bremond, l'ont rendue
1. Henri Bremond, 1967, p. 9.
2 Voir Henry W. Decker, Pure Poetry, 1925-1930 : Theory and Debate in France,
Berkeley and Los Angeles, University of California Press, Publications in Modem
Philology, vol. 64, 1962, 131 p. (Decker compte 187 contributions à la querelle,
presque toutes publiées avant 1930, plus 76 contributions étrangères et rétrospectives.
Nous-même, au cours de recherches portant sur Valéry et ses critiques de langue
française, nous avons trouvé 134 articles ou ouvrages qui traitent du rôle de Valéry
dans cette querelle avant la fin de 1927. Un assez grand nombre de ceux-ci ne furent
pas recueillis par Decker.
Sur l'importance de la notion de poésie pure pour Valéry, voir l'important article
de Soeur Saint-Edouard, « La Poésie pure : I -— La Doctrine de Paul Valéry », La
Revue de l'Université Laval, Québec, XIX, n° 6 (février 01965), p. 495-511. Cet article
néglige à dessein la querelle pour considérer la poésie pure dans un contexte valéryen.
C'est aussi le premier article qui, à notre connaissance, tient compte des notes sur la
poésie pure dans les Cahiers de Valéry. Voir aussi, de Clément Moisan, Henri Bremond
et la poésie pure, Mrnard, Bibliothèque des Lettres Modernes, 1967, ouvrage qui veut
situer la querelle de la poésie pure dans l'ensemble de l'oeuvre de Bremond. Bien que
cette tentative soit louable, elle nsque, en regardant la querelle d'une perspective
bremondienne, de méconnaître sa signification plus large M. Moisan néglige complè-
tement, par exemple, les recherches très considéiables de J. Royère sur la poésie pure.
R semble pourtant devoir beaucoup à l'ouvrage de Decker, qui jusqu'à ce jour reste
généralement inconnu en France Voir, infra, p. 536, le compte rendu par K. Dutton
de cet ouvrage de M. Moisan.
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célèbre. En fait les divers emplois de l'expression sont tellement


nombreux avant 1920 que nous ne tenterons pas un recensement
complet. Même si un tel recensement était possible, il ne prouverait
que l'infinie diversité des sens accordés à l'expression « poésie pure ».
Bornons-nous à étudier l'évolution de la notion de « poésie pure »
chez un esthéticien contemporain de Valéry et de l'abbé Bremond :
Jean Royère. Une simple énumération de quelques autres emplois
de « poésie pure » suffira à démontrer combien cette expression était
vivante avant le début de la querelle proprement dite.
Dans le premier compte rendu consacré à La Jeune Parque, Jean
Royère donne cette définition toute mallarméenne de la poésie pure :
Toutefois cette poésie [ La Jeune Parque], archétype ou, mieux, participation
de poésie pure, est au propre, l'art du langage, poésie dont les idées sont des
expressions 1.
Si Royère semble ici reconnaître une identité de vues entre Valéry
et lui-même au sujet de la poésie pure, il corrige rapidement cette
impression quelques mois seulement après la publication de 1' « Avant-
propos » de Valéry à la Connaissance de la déesse de Lucien Fabre.
Car contrairement à ce qu'affirme M. Paul Valéry, dans la préface d'un
livre récent, la poésie pure n'est pas un idéal abstrait et je n'y vois pas da-
vantage une région irrespirable que l'on ne peut que traverser. Elle est la
transcription, l'expression, des sentiments fondamentaux, l'art de l'âme et de
la vie 2.
Désormais Royère ne cessera d'opposer sa notion de poésie pure
à celle de Valéry et, après le 24 octobre 1925, à celle de Bremond.
Dans un passage du Musicisme (1929) Royère s'adresse directement
à l'abbé Bremond pour reprocher à celui-ci de lui avoir volé l'idée
de poésie pure.
L'idée de poésie pure — le saviez-vous ? — m'est venue il y a exactement
vingt-sept ans, en janvier 1902, et c'est cette Idée platonicienne qui m'a inspiré
mes Eurythmies [1904]. Si j'ai, postérieuremenf [dans l'article de 1920 cité
ci-dessus], étendu jusqu'à Edgar Poe la courbe de la poésie pure, c'est qu'un
poète créateur se cherche toujours des devanciers illustres. Mais, s'il est
certain que Baudelaire et Mallarmé peuvent être dits poètes de poésie pure,
il est non moins certain qu'ils l'ont été sans le savoir 3.
Jean Royère, comme beaucoup d'autres qui ont pris part à la
querelle, avait le don de se contredire. Il avait écrit quatre ans plus
tôt, à la veille du discours de l'abbé Bremond :
Telle est l'entité de poésie pure, selon moi la grande découverte mallar-
méenne, car par cette découverte il a fondé l'esthétique 4.

1. Jean Royère, «Poésie », Les Solstices, 1re année, n° 1 (1er juin 1917), p 14-16.
2. Jean Royère, « [Réponse à l'enquête sur] L'Influence réciproque de la littérature
française et des littératures étrangères », L'Europe nouvelle, 3e année, n° 44 (28 novem-
bre 1920), p 1760
3. Jean Royère, Le Musicisme, Pans, Messein, 1929, p. 180
4. Jean Royère, Clartés sur la poésie, Paris, Messein, 1925, p. 137.
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Quelques mois avant la publication des Clartés sur la poésie de


Royère, les courriéristes de L'Intransigeant avaient, à l'instigation
de Marcel Sauvage, publié quatre découvertes successives du « pre-
mier emploi » de l'expression « poésie pure ». Dans le numéro du
2 novembre 1924 on pouvait lire :
Dans une interview de M. Paul Valéry par Frédéric Lefèvre, le poète dit :
« J'ai eu le malheur d'écrire [...] les mots de poésiet pure qui ont fait une
sorte de fortunes. Mais le 23 octobre 1909, c'est-à-dire 11 ans auparavant,
M. Robert de Souza a prononcé au Salon d'Automne une conférence qui
tournait précisément autour de ces deux mots poésie pure 1.
Trois jours plus tard, les Treize déclaraient que « cette poésie
pure [...] était propre au symbolisme et à l'entourage de Mallarmé».
Le surlendemain, les mêmes courriéristes firent part de ce rensei-
gnement supplémentaire :
M. Tancrède de Visan nous fait- remarquer qu'il a, lui aussi, employé ce
terme à plusieurs reprises, notamment dans son Essai sur le symbolisme, avant
1904 2.
Le 8 novembre, les Treize terminaient cette enquête en apparence
spontanée en déclarant que J.-M. de Heredia s'était servi de l'expres-
sion « poésie pure » dans sa préface aux Trophées en 1893. En effet,
on Ht à la première page de l'épître dédicatoire à Leconte de Lisle
ces phrases :
Un à un, vous les avez vus naître, ces poèmes. Ils sont comme des chaînons
qui nous rattachent au temps déjà lointain où vous enseigniez aux jeunes
poètes, avec les règles et les subtils secrets de notre art, l'amour de la poésie
pure et du pur langage français.
Faut-il rappeler que cette enquête eut lieu près d'un an avant
le discours de l'abbé Bremond ?
Les historiens de la querelle datent le début des hostilités du
24 octobre 1925, jour où Henri Bremond, délégué de l'Académie
française, lut son discours sur « La Poésie pure » à la séance publique
des cinq Académies. Le jour même, Le Temps (numéro daté du
25 octobre) publiait le texte intégral du discours de Bremond. Dans
le numéro du lendemain, Paul Souday (dont l'animosité envers l'abbé
Bremond datait de loin) cite Valéry lui-même pour mieux mettre
Bremond dans son tort :
J'aime ces amants de la poésie qui vénèrent trop lucidement la déesse pour
lui dédier la mollesse de leur pensée et le relâchement de leur raison 3.
1. Les Treize, «Les Lettres — le hasard des lectures », L'Intransigeant, 45e année,
n° 16.160 (dimanche 2 novembre 1924), p. 2. (Marcel Sauvage rappela cette suite
d'articles dans Poésie du temps, 1926).
2. Les Treize, et Les Lettres, L'Intransigeant, 45e année, n° 16.165 (vendredi 7
novembre 1924), p. 2. L'Essai sur le symbolisme de Tancrède de Visan parut en 1904
chez Jouve, publié en introduction à ses Paysages introspectifs. M. Moisan, dans l'ouvrage
cité ci-dessus, trouve l'expression « poésie pure » chez Hugo, Baudelaire, Sainte-Beuve,
Mallarmé, Bourget, Barrés et Paul Fort, mais semble ignorer les découvertes de
L'Intransigeant.
3. On trouvera cette citation dans Paul Valéry, « Avant-propos à la connaissance
de la deesse », OEuvres, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1957, p. 1277.
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Souday avait visé juste. Dès le 31 octobre, piqué au vif, Bremond


répond au « Martyr de la Poésie-Raison » dans le premier des douze
« Éclaircissements » qu'il fera paraître dans Les Nouvelles littéraires.
Le spirituel abbé avait décidé d'attaquer l'ennemi à son point
faible — l'orgueil professionnel.
La critique littéraire n'est pas son rayon. Nous sommes tous d'accord là-
dessus. Quant à Valéry, nous le sommerons, le couteau à la main, la pro-
chaine fois, de choisir entre Edgar Poe et Souday.

C'était la guerre. Pour le moment, Souday se contenta d'échanger


insulte contre insulte :
M. Bremond nous fait penser aux fétichistes nègres ou aux derviches tour-
neurs. (Le Temps du 2 novembre).

On voit que la querelle avait commencé d'une manière particu-


lièrement acrimonieuse entre deux adversaires que les observateurs
ne manquèrent pas de considérer comme chefs de parti. L'abbé
Bremond a pu rallier les partisans de la mystique, de l'inspiration,
et du néo-romantisme. Paul Souday a rassemblé autour de lui les
rationalistes héritiers de Voltaire, les anti-bergsoniens, et les partisans
de l'homo faber.
A peine dix jours après la publication du discours de l'abbé Bre-
mond, la querelle avait été tournée en ridicule. Henri de Naussane
a pu écrire le 3 novembre dans Comoedia :
M. Paul Valéry, bon gré mal gré, s'est trouvé mêlé à la bataille et bien
surpris de cette aventure, car il est de moeurs bénignes. Il a été atteint par
ricochet, comme ces témoins malchanceux, dans un duel au pistolet où les
tireurs s'épargnent et massacrent ce qui les environne. [...] M. Paul Souday
[...] a étourdi M. Henri Bremond d'un Paul Valéry qu'il lui a « asséné » en
pleine figure. C'est du moins lui qui le dit.

Le deuxième « Éclaircissement » de Bremond, le 7 novembre, ne


mentionna Valéry qu'une fois. Le surlendemain, Souday croyait
pouvoir déclarer sa victoire sur Bremond. Dans son « Éclaircisse-
ment » du 14 novembre, Bremond indique que c'était en effet
F « Avant-propos » de Valéry à Connaissance de la déesse qui lui
avait suggéré le sujet de son discours. Notons que cet article parut
six jours seulement avant les élections à l'Académie française où
Valéry était candidat aux deux fauteuils d'Anatole France et du
comte d'Haussonville. Dans ce même numéro, Les Nouvelles litté-
raires réimprimèrent le texte du discours de Bremond.
Voilà tout ce que le grand public pouvait apprendre de cette
querelle en novembre 1925 : outre l'aspect burlesque du combat
Bremond-Souday, surtout une querelle de haute esthétique dont les
termes étaient sans doute mal définis, mais sûrement susceptibles
de l'être. Tout le monde semblait croire que l'un ou l'autre des deux
LA QUERELLE DE LA POÉSIE PURE 449

adversaires principaux représentait la position de Valéry, mais


l'opinion balançait entre les deux selon les préjugés des critiques.
Surtout personne ne douta de la bonne foi d'un académicien ex-
jésuite.
Bremond avait donné l'impression dans son discours que lui et
Valéry étaient d'accord sur la question. Or, il n'en était rien. Bre-
mond avait sciemment trompé ses auditeurs le 24 octobre, et cela
dans un but très précis : assurer l'élection de Valéry à l'Académie.
Si, dès la fin de 1926, Bremond tenait à s'éloigner de la notion
valéryenne de poésie pure dans son « Avant-propos » à La Poésie
pure publiée chez Grasset en même temps que Prière et poésie, il
n'avoua pourtant jamais publiquement la ruse qui avait déclenché
la querelle. Robert de Souza, qui avait préparé La Poésie pure à
partir des « Éclaircissements » de Bremond, y ajouta un « Débat
sur la poésie » qui parut d'abord dans le Mercure de France de
février 1926. Il déclarait :
Grand admirateur littéraire de M. Paul Valéry, pour détourner de la marche
au fauteuil l'obstacle que son candidat rencontrait dans le reproche d'obscurité
qui lui était fait généralement, il tint à rattacher toute sa défense du lyrisme
à l'auteur même de Charmes 1.
Malheureusement, ce n'était là qu'une vérité partielle car Bremond
n'était point un « admirateur littéraire de Valéry ». Trois ans après
la mort de Bremond, R. de Souza publia deux lettres précieuses
que l'abbé académicien lui avait adressées en 1925. Dans la première,
écrite la veille même de l'élection de Valéry, Bremond avait expliqué
pourquoi il n'avait pu, ni le 24 octobre ni dans ses « Éclaircisse-
ments », exprimer de réserves à l'égard de Valéry :
A cause de cette élection prochaine — et à laquelle je tiendrais beaucoup
pour bien des raisons, je suis obligé de doser et surtout de pâlir mes réserves 2.
Dans la seconde, écrite vers Noël, à un moment où sa ruse avait
pleinement réussi — Valéry ayant été élu au fauteuil d'Anatole
France — Bremond a laissé tomber le masque, d'une manière qui
nous paraît aujourd'hui assez cynique :
Valéry n'est venu là [dans son discours] que comme prétexte. Je voulais
son succès qu'il fallait préparer. [...] En fait, toutes mes petites idées se sont
formées en dehors de son influence — et de celle de Mallarmé, Baudelaire, etc.^
etc. — Ce m'est venu, tout bonnement en piochant les faits mystiques. Ma for-
mation littéraire — poétique — tout à fait superficielle, est surtout archaïque.
C'est scandaleux, mais je suis surtout sensible à la poésie latine — Lucrèce,

1. Robert de Souza, « Un débat sur la poésie », Mercure de France, CLXXXV (1er


février 1926), p. 594-622. Article repris, après addition d'une critique acerbe de la
poésie de Valéry, dans La Poésie pure de l'abbé Bremond qui parut chez Grasset
exactement un an après son célèbre discours (l'achevé d'imprimer est du 24 octobre 1926).
2. Robert de Souza, « Henri Bremond et la poésie. La Poésie pure. — La Genèse
d'un livre. Lettres et souvenirs », La Grande Revue, CL (1936), p. 90. On trouvera
les passages essentiels des deux lettres de Bremond dans l'ouvrage de Decker.

REVUE D'HIST. LITTÉR. DE LA FRANCE (70e Ann.). LXX. 29


450 REVUE D'HISTOIRE LITTERAIRE DE LA FRANCE

Catulle, Virgile — et anglaise : Shakespeare, Keats, Wordsworth. — Beaucoup


lu aussi les esthéticiens (amateurs) anglais : le vieux Keble, Mat. Arnold,
Bradley, Middleton Murry, — Poe, bien entendu. — Je n'ai lu plus de 200
vers de Valéry, et je ne le relis pas » 1.
Il est vrai que la position de l'abbé Bremond sur la poésie pure
a beaucoup souffert du fait qu'il n'a jamais osé désavouer les
prétendus liens entre son idée et celle de Valéry. Même à l'époque
certains critiques l'ont vu, tel René Gillouin, qui écrivait dans La
Semaine littéraire de Genève, du 9 janvier 1926, que seule « l'in-
croyable misère de la capacité logique chez nos contemporains »
pouvait expliquer la futilité de la querelle. Gillouin était d'avis que
les articles de Bremond dans Les Nouvelles littéraires étaient en
fait des « Obscurcissements ». Trois mois plus tard Léon Pierre-
Quint, dans la Revue de France, parlait d'une « querelle de mots,
comme si souvent mal définis » 2.
II semble aujourd'hui que Bremond n'ait rien apporté à l'esthé-
tique de la poésie moderne, en fin de compte, que son identifica-
tion — fort discutable — de la poésie avec la prière. Qui plus est,
cette notion n'est qu'à peine esquissée dans La Poésie pure. C'était
aussi la conclusion du professeur Georges Mounin dans sa commu-
nication au Colloque Bremond de mars 1966 3 :
Le plus grave ici, c'est que rien ne fasse entrevoir chez Bremond un goût
original ou profond pour la poésie : jamais un poète, un poème, un fragment
qui soit sa découverte, le fruit de sa lecture personnelle (et là aussi, la différence
est sensible avec Valéry, Claudel, ou Charles Du Bos). Est-ce insister trop
lourdement sur un manque que les limites et le parti-pris journalistiques ex-
pliquent assez ? Je pense que non car, loisque Bremond fait état de son goût
spontané, il est aussi décourageant, même pour l'époque 4.

Qui sont les poètes que cite Bremond ? Ce sont Georges Duhamel,
Boileau, Raymond Christoflour, Fagus, Tellier et Corneille, dont
il trouve un vers « beau d'une beauté prosaïque ».
La seule fois où, à propos de Valéry, il entre dans les détails de son sen-
timent, c'est pour faire cette confidence plus que troublante : « Dans le
premier poème que j'aie lu de Valéry — pur hasard et ignorant tout de lui
jusqu'à son nom — il y a des vers qui me rendent malade :
Patience, patience,
Patience dans l'azur...
C'est presque aussi douloureux — non, pourtant ! — que l'horrible chose
par où débute L'Ait poétique de Boileau » (p. 85). (Sans doute est-ce la triple
diérèse qui le rend malade, bien que la Bérécynthienne de six pieds, dans le

1. Art. cit.
2. Léon Pierre-Qumt, « Lectures », Revue de France, VI, n° 2 (1er avril 1926), p. 543
3. Les citations dans le texte de M Mounin renvoient à La Poésie pure de l'abbé
Bremond
4. Georges Mounin, « Une Relecture de La Poésie pure », Henri Bremond, 1967.
p 148 On comparera utilement à ce jugement du professeur Mounin — que nous
partageons — l'ouvrage de Decker, qui trouve beaucoup d'originalité aux théories
de Bremond.
LA QUERELLE DE LA POESIE PURE 451

vers de Joachim, ne l'ait pas gêné). Chose paradoxale, les rares fois que
Bremond cite un fragment de plus d'un vers, c'est pour son contenu rationnel,
par exemple le quatrain de Nerval (p. 19), parce qu'il est à peine moins obscur
que la philosophie de Hegel ; ou encore, quinze vers de Tagore (p. 128-129),
qui tournent tout entiers de façon didactique sur la place du sens dans la
poésie. Sur son plaisir à lire les poèmes, on peut penser que Bremond nous
laisse sur notre faim [...] 1.

Il faudrait citer en entier cette Relecture de La Poésie pure »


«
du professeur Mounin, mais les deux passages ci-dessus, avec les
lettres de Bremond à R. de Souza, démontrent assez la vraie nature
de la querelle pour Bremond. La lecture du 24 octobre 1925 était
une astucieuse tactique d'élection académique. Même dans la mesure
où, dans ses « Éclaircissements », Bremond s'est désolidarisé de
Valéry, il n'a jamais considéré la poésie en soi ni pour elle-même.
Comme le dit si bien M. Mounin :
On voyait bien déjà [dans La Poésie pure] que devant le mystère poétique,
Bremond n'est pas libre, parce qu'il est pressé, parce qu'il a une solution
toute faite, et d'avance : que la poésie, c'est la prière 2.
Si la querelle provoquée par le discours de l'abbé Bremond fut
dès le début, et en partie par la faute consciente de celui-ci, un
véritable dialogue de sourds, peut-on au moins expliquer pourquoi
l'expression « poésie pure » était si courante avant la querelle ? On
se souvient que Valéry, dans ce même « Avant-propos » de 1920,
avait écrit : y

Ce qui fut baptisé : le Symbolisme, se résume très simplement dans l'in-


tention commune à plusieurs familles de poètes (d'ailleurs ennemies entre
elles) de « reprendre à la Musique leur bien » 3,

Nous n'avons pas à discuter ici du bien-fondé de cette définition,


il suffît de constater l'assimilation de la poésie à la musique. Notons
ensuite que Jean Royère, quand il estimait que l'abbé Bremond lui
avait volé le terme « poésie pure », baptisa son esthétique le musi-
cisme. Malgré l'abîme qui sépare l'esthétique de Valéry de celle de
Royère, l'accord se fait sur le désir de rapprocher la poésie de la
musique. Cet accord est loin d'être l'effet du hasard. Il résulte de
l'aspiration de toute une génération d'artistes (poètes, peintres, ro-
manciers même) à réaliser une fusion des arts. D'où la notion de
pureté telle que la comprenait Jean Royère.
Un autre écrivain de cette génération, Camille Mauclair, apporte
un témoignage précieux à notre explication dans une contribution
à la querelle de la poésie pure. « L'Idolâtrie de " l'état pur " dans
l'art moderne » parut dans La Revue de France du 1er mars 1926.
Mauclair s'y montrait singulièrement incapable de distinguer entre

1. Mounin, p. 148-149.
2. Mounin, p. 151.
3. Valéry . OEuvres, Bibliothèque de la Pléiade, I, p. 1272.
452 REVUE D'HISTOIRE LETTÉRAIRE DE LA FRANCE

la position de Bremond et celle de Valéry parce qu'il voulait les


considérer toutes deux sous le signe de « la musique elle-même, que
la poésie moderne ne cesse de côtoyer » 1. Son erreur fut, en partie,
de ne pas reconnaître que les préoccupations mystiques de l'abbé
Bremond n'avaient rien à voir, en fin de compte, avec la poésie
moderne. Maurice Brillant a vu que Mauclair, comme Valéry dans
1' « Avant-propos » de 1920, restait fidèle à un idéal symboliste. Dans
un article du Correspondant du 25 mars 1926, il critique Mauclair et
se proclame en faveur d'un
renoncement à la « fusion », qui est en vérité « confusion », des arts, chimère
d'une autre génération et d'une autre école [...].
Plus près de nous, deux critiques estimables ont interprété la
querelle en voulant à tout prix, semble-t-il, la rattacher aux mouve-
ments qui, au cours des années 20, étaient en train de révolutionner
tous les arts. Le professeur Michel Décaudin, dans un article de
1966, écrivait :
Il est permis de s'étonner que la pensée de Bremond ait dérouté ou rebuté
ses contemporains.

Ou encore :

Quelles qu'aient été les résistances à une telle conception [la poésie pure
selon Bremond], il semble qu'elle devait être assez familière aux esprits de
1925 pour ne pas susciter tant de réactions 2.

Dans sa thèse sur Bremond, M. Clément Moisan développe


considérablement l'idée de Bremond contemporain du Gide des
Faux-Monnayeurs3, de Stravinski, de Picasso, de Dali, voire d'André
Breton et des surréalistes. M. Décaudin préfère les noms de Kan-
dinski, Kupka, Picabia, Delaunay.

1. P. 52.
2. Michel Décaudin, Etudes sur la poésie contemporame III — Autour de Valéry
« .
et de la poésie pure », L'Information littéraire, 18° année, n° 5 (novembre-décembre
1966), p. 202
3. Si, dans Les Faux-Monnayeurs, que M. Moisan date de 1922, Edmond fait la
critique du wagnérisme — qui paraissait le nec plus ultra de la fusion des arts en
1890 — ce n'est pas que Gide croyait avoir fait un « roman pur ». L'identification
naïve Gide-Edouard refuse cette distance ironique que Gide, dans le Journal des Faux-
Monnayeurs, tient à établir vis-à-vis de son personnage. Michel Rarmond l'a fort bien
vu dans « L'Idéal et la chimère du roman pur », Le Roman depuis la révolution, A
Colin, Coll. «
U », 1967, p. 304-305. M. Moisan n'avait qu'à se reporter au Journal
des Faux-Monnayeurs pour éviter un contresens qui fausse son argument. A la fin
d'un développement sur la possibilité d'un « roman pur », Gide suggère que le roman
d'où seraient exclus « tous les éléments qui n'appartiennent pas spécifiquement au
roman » est finalement irréalisable « Je crois qu'il faut mettre tout cela dans la
bouche d'Edouard — ce qui me permettrait d'ajouter que je ne lui accorde pas tous
ces points, si judicieuses que soient ses remarques , mais que je doute pour ma part
qu'il se puisse imaginer plus pur roman que, par exemple, La Double Méprise de
Mérimée. Mais, pour exciter Edouard à produire ce pur roman qu'il rêvait, la conviction
qu'on n'en avait point produit encore de semblable, lui était nécessaire Au surplus,
ce pur roman, il ne parviendra jamais à l'écrire » (p. 65).
LA QUERELLE DE LA POESIE PURE 453

Tout de suite après une citation du premier Manifeste du Surréa-


lisme, M. Moisan écrit :
Valéry et Bremond entrent eux aussi dans ce courant nouveau de pensée
et de réflexion. Certes Valéry n'entendait pas la pureté de la poésie comme
le résultat d'une aussi grande liberté laissée à l'artiste [comme chez Breton,
par exemple], mais plutôt comme un travail conscient et rigoureux du poète
sur le langage 1.

Si Valéry semble rétrograde par rapport à Breton, Bremond, lui,


est tout à fait un esprit de 1925 selon M. Moisan. Dans un passage
de Prière et poésie qui, d'ailleurs, n'a rien à voir avec cette liberté
de l'esprit que proclamait Breton, M. Moisan veut voir une attitude
révolutionnaire. Il s'agit d'une discussion du point de vue de Valéry
selon lequel les dieux parfois donnent au poète un vers :
Le premier vers ne nous tombe pas de la lune. Les dieux ne nous donnent
ni le second ni le premier. Il faudrait pour cela qu'ils fissent des vers, et ils
n'en font pas, pas plus qu'ils ne font de syllogismes ; pas plus que les anges
ne jouent du piano. Ils nous donnent beaucoup mieux : ce je ne sais quoi
qui transfigure en poète un pauvre homme pétri de prose, qui l'élève à l'état
de grâce poétique, et qui, ainsi métamorphosé, l'incite à fabriquer, marte sua,
le premier et le second vers. L'inspiration ne ressemble pas à la dictée d'un
maître d'école ; elle n'est pas la transmission d'idées, de sentiments, d'images,
de rimes 2.

Et M. Moisan de conclure :

C'est par là que Bremond appartient à son époque et qu'il entre dans le
sillage des esprits les plus audacieux de ce temps. Sa théorie est la recherche
en poésie d'une pureté métaphysique 3.

Mais Bremond n'appartient pas à son temps si par là nous voulons


dire les années 20. Ses réflexions sur la poésie n'appartiennent guère
à la poésie française, si nous en croyons cette lettre capitale à R.
de Souza écrite vers Noël 1925. Aussi loin de la poésie valéryenne
que fût Breton en 1925, il était aux antipodes de la position mystique
de Bremond 4. Ailleurs, dans son étude sur Bremond (p. 11-12), M.
Moisan ne nous démontre-t-il pas que Prière et poésie résulte des
longues recherches qui ont précédé la publication de L'Histoire
littéraire du sentiment religieux en France... ? Dans son désir de
prouver l'originalité des idées de Bremond sur la poésie, et de faire
valoir son auteur, M. Moisan « rajeunit » considérablement l'abbé
Bremond et il donne une curieuse image du surréalisme.

1. Op. cit., p. 181.


2. Prière et poésie, p. 89.
3. Moisan, op. cit., p. 181.
4. Nous sommes obligé, sur ce dernier point, de signaler que M. Mounin n'est pas
de notre avis, lui qui écrit de Bremond qu' « il était à deux pas d'André Breton,
[mais que] ni l'un ni l'autre ne s'en est aperçu » (p. 152).
454 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

Somme toute, la querelle de la poésie pure avait éclaté sur l'hori-


zon littéraire avec un retard de trente ans. Si, à la suite de ces
prolégomènes, on voulait analyser les divers sens que l'expression
« poésie pure » a revêtus, il faudrait commencer par une considé-
ration approfondie de l'idéal symboliste de la fusion des arts.
A. JAMES ARNOLD.

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