Francois Cheng Bi Et Xing

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Cahiers de linguistique - Asie

orientale

Bi 比 et xing 兴
François Cheng

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Cheng François. Bi 比 et xing 兴. In: Cahiers de linguistique - Asie orientale, vol. 6, 1979. pp. 63-74;

doi : https://doi.org/10.3406/clao.1979.1062

https://www.persee.fr/doc/clao_0153-3320_1979_num_6_1_1062

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françois cheng

BI fcb ET

Au cours de notre tentative de saisir le fonctionnement du langage


poétique chinois, nous avons été confronté à tout un ensemble de notions
traditionnelles relevant de la pensée linguistique et stylistique. Il
nous est apparu quTune étude systématique de ces notions restait à faire,
Une telle étude, nous en sommes persuadé , sera utile, voire
indispensable, pour une vraie sémiologie chinoise, dans la mesure où elle révélera
l'esprit et les lois fondamentales qui ont régi les pratiques
signifiantes en Chine durant tant de siècles.
Ces notions, que nous donnons pêle-mêle ici, forment souvent des
couples antinomiques ou complémentaires :
shi/xu
dong/jing
huo/si
bi/xing
sheng/Ш &fe
zhang/ju ^^
feng/gu
wen/zhi
Чгпд/згпд j£%
etc.

Cah. de Ling. Asie Orientale n° 6 Septembre 1979, pp. 63-74


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François CHENG

Nous proposant de les observer un à un, nous choisirons, pour commencer,


le couple bi/xing qui est sans doute le plus ancien de tous, puisqu'il
fait partie de la tradition du Shi-tjing "Livre des Odes". Le plus
ancien, mais aussi le plus actuel. Non seulement il a donne lieu, au cours
de l'histoire, à une quantité impressionnante de commentaires, mais
aujourd'hui encore, il est remis à l'honneur en Chine et fait l'objet de
discussions passionnées.
Après un bref rappel historique, nous aurons à dégager les
implications essentielles du bi et du xing . Nous verrons que ces deux notions,
plus que de simples figures de style, touchent un problème de fond ;
c'est en effet à travers elles que les Chinois ont formulé leur conception
du Signe.

II

Tant par l'ancienneté que par la richesse de leur contenu, le bi et


le xing , qu'on traduit généralement par "comparaison" et "incitation",
constituent le fondement de la poétique chinoise. Pour situer leur importance,
on peut dire qu'ils occupent en Chine la même place que la métaphore et la
métonymie dans la tradition occidentale. Ce rapprochement peut d'ailleurs
se justifier pour une autre raison. Le couple bi/xing et le couple métaphore/
métonymie se rapportent presque aux mêmes faits. C'est ainsi que, en
première approximation, on serait tenté de définir comme métaphore le bi qui
traite de cas d'équivalence, et comme métonymie le xing qui traite des
relations internes entre les choses. Cette coïncidence, au demeurant, ne
pourrait que réjouir un théoricien, en montrant, de façon frappante,
l'existence d'universaux. Il y a lieu cependant de procéder à un examen plus
approfondi ; celui-ci permettra de souligner les différences d'optique et par
là, peut-être, d'enrichir notre connaissance de ces tropes. Avant même
d'aller plus avant dans notre analyse, et pour fixer un peu le problème,
nous pensons pouvoir d'ores et déjà préciser ceci : alors qu'en Occident,
on met davantage l'accent sur les fonctions et les statuts respectifs de
la métaphore et de la métonymie dans le discours, en Chine, sans négliger
l'aspect fonctionnel (qui est essentiel) du bi et du xing , on a cherché,
en fonction de ce que ces deux figures impliquent, à définir les éléments
constitutifs du signe et à établir le rapport du signe, d'une part avec
son réfèrent, d'autre part avec le sujet.

III

Le Ъъ et le xing font partie, nous l'avons dit, de la tradition même


du Shi-jing , le premier recueil poétique chinois qui rassemble les chants
de la dynastie des Zhou, entre le 11° siècle et le 6° siècle avant notre
ère. On trouve la première mention des deux termes dans le Zhou-li "Livre
des Rites des Zhou" : "Les Liu-shi 'Six genres de poésie' sont les
suivants : le feng3 le fu3 le bi3 le xing3 le ya3 le song." Plus tard, le
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Bi et xing

Mao-zhuan "Commentaire de Mao du Shi-jing" a repris l'affirmation du


Zhou-ti, avec une seule modification : au lieu de l'expression Liu-shi3
l'auteur parle de Liu-yi "Six rubriques de poésie".
A quoi correspondent ces Six rubriques de poésie ? On sait que le
Shi-jing3 tel qu'il a été transmis, comporte trois parties : le feng,
le y a et le song. Ces trois parties correspondent en principe aux trois
des Six rubriques. Quant aux trois autres rubriques : le fu, le Ы et
le хгпд, désignent-elles également des textes qui ne nous seraient pas
parvenus ? C'est l'hypothèse qu'émettent quelques rares commentateurs,
parmi lesquels des auteurs modernes tel que Zhu Ziqing. O
Mais la thèse avancée par les grands commentateurs et communément
acceptée est que ces trois rubriques ont trait, non pas aux textes, mais
aux procédés poétiques selon lesquels les chants du Shi-jing furent
composés. Citons cette explication précise et décisive de Kong Yingda des
Tang : "Le feng, le ya et le song désignent les textes du Shi-jing терат
tis en trois genres ; le fu, le bi et le хгпд constituent les trois
procédés par lesquels ces textes ont été composés. Mis ensemble, procédés
et textes, ils forment ce qu'on appelle les Six rubriques... Le fu, le
Ы et le хгпд ne font nullement allusion à des textes qui auraient existé
par ailleurs. (2)

IV

En Chine, jusqu'aux environs du 4° siècle de notre ère où prit


naissance une littérature critique indépendante, les idées sur la stylistique
se rapportent avant tout au Shi-jing . Les plus anciens commentaires é-
crits du Shi-jing que nous possédions sont ceux de Mao Chang, un lettré
des Han, lequel se réfère à une tradition d'exégèse qui remonterait
jusqu'à Zi Xia, un disciple de Confucius.
Des commentaires plus précis ou plus détaillés (à partir de
l'interprétation de Mao) furent écrits durant la même dynastie par deux
lettrés, Zheng Zhong et Zheng Xuan. Leurs commentaires qui faisaient
autorité ont suscité par la suite d'autres gloses, les plus importantes étant
celles de Kong Yingda des Tang et celles de Zhu1 Xi des Song.
Mais la pensée stylistique se diversifia dès après les Han. A
partir des Wei et des Jin et durant les dynasties qui suivirent, les lettrés
ne cessèrent de réfléchir sur les problèmes de formes, de genres et de
procédés littéraires. Si le Shi-jing restait toujours le corpus modèle,
toutes les productions littéraires ultérieures entraient également dans
leur champ d'observation.
Pour ce qui est des deux tropes qui nous intéressent plus
particulièrement, le Ы et le xing, dès les commentaires proposés par les deux
Zheng, on peut constater deux optiques différentes. Tandis que
l'attention de Zheng Zhong porte sur leur forme, leur nature ainsi que leur
relation avec d'autres éléments du discours, celle de Zheng Xuan porte
davantage sur leur contenu symbolique et les effets qu'ils visent. Par
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François CHENG

la suite, les remarques des lettres se réfèrent plus ou moins à ces


deux tendances initiales. Notre souci étant de dégager les implications
formelles desdeux tropes, c'est naturellement la première tendance qui
nous intéresse au premier abord. Nous ne négligerons pas pour autant
la seconde tendance, car celle-ci révèle un au-delà du signe, un champ
symbolique ouvert toujours sur d'autres significations. Les deux
tendances, d'ailleurs, interfèrent sans cesse pour suggérer une conception
unitaire du monde. Pour une raison de commodité, nous présenterons,
réparties en deux tendances et selon un ordre chronologique, les remarques
qui nous paraissent les plus importantes. Il est hors de question
d'aborder tous les textes écrits sur le problème ; ceux-ci constituent une
littérature, selon l'expression d'un spécialiste, proprement colossale.
Notre propos n'est point littéraire, mais sémiologique . C'est dire que
nous négligerons les innombrables analyses et explications de textes
littéraires, pour nous en tenir aux remarques qui proposent une
définition du Ъъ et du хъпд et qui ont exercé une réelle influence. Précisons
par ailleurs que la plupart des définitions portent également sur le fu,
la troisième figure de style qui n'entre pas dans notre étude ; il nous
suffit de rappeler que le fu consiste à exposer un thème ou à décrire
un fait de façon directe, sans détours.
A. Première tendance : définitions du Ъъ et du хъпд selon leur nature
ou leur forme
(1) Zheng Zhong : "Le Ъъ , c'est proposer une comparaison à une chose
dite. Le хъпд , c'est exprimer une idée ou un sentiment à partir
d'une chose évoquée". O)
(2) Sur cette définition, Kong Yingda donne le commentaire suivant :
"Le Ъъ, c'est proposer une comparaison à une chose dite ; ainsi,
en font partie les vers comportant le terme de comparaison vu...
Le хъпд, c'est exprimer une idée ou un sentiment à partir d'une
chose évoquée ; il prend alors le sens de commencer, d'éveiller
ou d'inciter (dans le Shi-jing, le хъпд, au sens strict, désigne
les tous premiers vers d'un poème) . Tout vers dans lequel le
poète révèle ce qui l'habite à partir d'éléments de la nature,
d'arbres ou de plantes, d'oiseaux ou d'animaux, relève du
(3) Plus loin, dans le même commentaire, Kong Yingda ajoute : "En
tant que procédés poétiques, le Ъъ et le хъпд font appel tous
deux aux choses extérieures. Toutefois, le Ъъ se signale de
manière évidente ; le хъпд est plus indirect et pour ainsi dire
plus caché. Comme ce qui est évident précède ce qui est caché,
le Ъъ passe avant le хъпд. Si Mao Chang, dans son interprétation
du Shi-jing, traite plus particulièrement du хъпд, c'est que
justement celui-ci est caché et ne se remarque pas au premier
abord".
(4) Zhi Yu : "Le bi , c'est un discours fondé sur l'analogie entre
les choses. Le хъпд, ce sont des paroles suscitées par la
rencontre du sentiment (du poète) et des choses". (5)
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Bi et xing

(5) Liu Xie : "Le bi procède par rapprochement et le xing par


incitation. Les choses s'appellent les unes les autres en fonction de
leur analogie ; là intervient le bi . Les sentiments se suscitent
selon les liens secrets (qui relient les choses) ; là agit le
xing... Dans le xing , c'est à partir d'une scène que le discours
se forme. Le début peut ne toucher qu'une chose limitée, mais
l'implication en est grande. Dans le Shi-jing, le chant de
l'oiseau "ju-jiu" rappelle les vertus de la reine, et le maintien de
la huppe la fidélité de l'épouse. Ce qui est mis en valeur, ce ne
sont pas les animaux eux-mêmes, mais ce que leur comportement
signifie. Parfois, les commentaires sont nécessaires pour en
montrer le sens implicite. Quant au bi, c'est exprimer une idée ou
décrire un sentiment par des comparaisons ou des exemples adéquats,
II y a deux types de comparaison, l'un qui se réfère à l'aspect
antérieur des choses et l'autre aux "vertus" des choses. Pour le
premier type, citons ces vers du Shi-jing : 'Sa robe de chanvre
est blanche comme la neiger, 'Ses deux chevaux marchent en
cadence comme des danseurs1 ; pour le second type, citons, également
du Shi-jing, les vers suivants : 'Ce sage accompli est comme l'or
ou l'étain le plus pur', 'Que votre vertu soit sans faille comme
le jade', 'Ne vous comportez pas comme la chenille du mûrier qui
délaisse ses petits', 'Le peuple est comme une troupe de cigales
qui crient toutes ensemble.1 , 'Le chagrin étreint mon coeur
comme un vêtement souillé s'attache au corps', 'Mon coeur n'est pas
une natte qui s'enroule ; il ne manque pas de droiture1... Ainsi,
les formes du bi peuvent être très variées : les unes se fondent
sur l'aspect extérieur, d'autres sur la valeur phonique, d'autres
encore sur un fait ou un phénomène, d'autres enfin sur une
inclination du coeur...". (6)
(6) Jiao Ran : "Le bi procède du xiang 'Image' ; le xing procède du yi
'Sens'. Le Sens est ce qui sous-tend l'Image. Tout être et toute
chose : animaux, poissons, herbes, plantes, êtres humains et
phénomènes multiples, du fait que leur nature et leur appellation
les regroupent dans des catégories, ou les relient les uns aux
autres, relèvent du bi et du xing" . (7)
(7) Jia Dao : "Le xing désigne ce qui est provoqué par les choses
extérieures ; mais il a trait aux sentiments. Au dehors, on est é-
mu par les choses ; au dedans, on sent naître les sentiments.
Ceux-ci jaillisent sans que l'on puisse les réprimer. C'est là
le véritable sens du xing" . (8)
(8) Li Zhongmeng : "On qualifie de bi le cas où le sujet (le poète)
fait appel aux choses pour y 'loger' ses sentiments ; ce sont les
sentiments qui tendent en quelque sorte vers les choses. Le xing,
c'est l'inverse : au contact des choses, le sujet sent sourdre
en lui des sentiments ; là, les sentiments viennent des choses".
(9) Zhu Xi : "Le Ьг, c'est emprunter une autre chose pour la mettre en
équivalence avec la chose dite. Le xing, c'est évoquer d'abord
autre chose et déborder ensuite sur ce qu'on a à dire".(10)
6 Г.
François CHENG

"Le xing, c'est l'incitation : évoquer une chose pour


provoquer la vraie parole, sans qu'il y ait forcément rapport entre la
chose évoquée et la parole dite".
(10) Shën Xianglong : "Incité par une scène, le poète donne libre cours
à ses sentiments, c'est le xing. Par le truchement des choses
extérieures, le poète confie ses désirs, c'est le biu . 02)
(11) Chen Qiyuan : "Le Ы et le xing consistent tous les deux à
exprimer une idée ou un sentiment par le truchement de choses
extérieures. Mais le Ы est évident et le xing caché ; le bi montre
clairement et le хъпд use de détours ; le Ъъ a trait généralement à un
fait ponctuel, limité, tandis que le xïng a une portée plus
globale". (13)

B. Seconde tendance : définitions du Ъъ et du xing selon leur contenu ou


leur visée.
(1) Zheng Xuan : "II est de tradition de gloser le fu par le mot pu
'exposer, étaler', car le fu consiste à montrer directement ce qui
est bon et ce qui est mauvais sur le plan politique et social. On
se sert du procédé Ъъ lorsqu'on décèle des erreurs, des manques
dans la politique du souverain régnant sans oser le. dire
ouvertement ; on passe par une comparaison pour les montrer. Quant au
procédé хъпд , on s'en sert dans le cas contraire, lorsqu'on constate
les côtés positifs de cette politique. On évite cependant de le dire
pour ne pas tomber dans la flagornerie ; on parle alors d'autres
choses douées de qualité excellente, cela en guise d'exhortation". 04)
(2) Sur cette définition, Kong Yingda donne le commentaire suivant :
"II est vrai que le fu consiste à montrer ce qu'il y a de bon et de
mauvais sur le plan politique et social ; en effet, la fonction du
fu est aussi bien laudative que critique. En revanche, il n'est pas
tout à fait juste de dire que le Ъъ concerne seulement les poèmes
qui dénoncent les erreurs et les manques, et que le xing est
exclusif des poèmes qui signalent les bons points du règne d'un souverain.
Car la louange et le blâme appartiennent indifféremment au Ъъ et au
хъпд11. 05)
(3) Chen Ziang : "A mes moments de loisir, il m'arrive de lire la poésie
des dynasties Qi et Liang ; je n'y trouve que paroles artificielles
et expressions fardées. Il y manque totalement les richesses
profondes engendrées par le xing". 0 6)
(4) Во Juyi : "Ma poésie se rattache au feng et au y a quant au genre ;
au Ъъ et au xing quant au procédé. Je ne compose point de textes sans
portée symbolique ni visée sociale".
(5) Fang Hui : "Le sens profond du bi et du xing , c'est d'établir des
liens secrets qui relient toutes choses de l'univers". O')
69
Вг et xing

Analysons tout d'abord la première tendance.


De toutes les définitions proposées, la plus importante est sans
doute la première, celle de Zheng Zhong : "Le bï9 c'est proposer une
comparaison à une chose dite ; le xïngt c'est exprimer une idée ou un
sentiment à partir d'une chose évoquée". Cette définition, brève et
succincte, met en avant la relation du signe avec le sujet et l'objet. La
plupart des définitions qui viendront après, tout en apportant des
précisions ou des modifications, se référeront plus ou moins à elle.
Toutefois, à l'époque des dynasties du Sud et sous les Tang, un
Lie Xie, un Jiao Ran ont procédé à des analyses plus détaillées et
introduit un critère plus immanent au signe. Rappelons la définition de Jiao
Ran : "Le bï procède de l'Image, et le xïng du Sens ; le Sens est ce qui
sous-tend l'Image". Cette définition, succincte elle aussi, fixe les deux
pôles du signe (Image et Sens) dans leur rapport avec le réfèrent.
Ces deux types de définition ont dominé la tradition rhétorique
chinoise. Ils forment un double axe de base par où passent toutes les
interprétations du bï et du xïng, axes que nous figurons provisoirement
ainsi :

Image

Sujet ' (Signe) Objet

Sehs

Figure 1

A partir de ce scheme, nous allons observer successivement lfaxe


horizontal et l'axe vertical pour en saisir les implications, avant de
proposer une représentation synthétique.
L'axe horizontal concerne la définition du bï et du хгпд dans le
cadre du rapport du sujet (ses- sentiments, ses idées) et de l'objet
(les choses du monde extérieur) . Sur ce rapport, le commentaire le plus
important vient de Li Zhongmeng : "On qualifie de bï le cas où le sujet
fait appel aux choses extérieures pour y 'loger' ses sentiments ; ce
sont les sentiments qui tendent en quelque sorte vers les choses. Le
xïng, c'est l'inverse : au contact des choses, le sujet sent sourdre en
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lui des sentiments ; là, les sentiments proviennent des choses". D'après
cette explication décisive (à laquelle se rallient tous les commentateurs
ultérieurs, cf. notes), nous pouvons compléter l'axe horizontal de la
Figure 1 comme suit :

- bi

Objet

xing

Figure 2

Mais c'est par le truchement des signes que le sujet entretient son
rapport avec l'objet. Ici, notre regard se porte sur l'axe vertical de la
Figure 1 qui représente les éléments constitutifs du signe et leur
relation avec le réfèrent qu'est l'objet. On se rappelle que les deux pôles
de cet axe, Image et Sens, ont trait respectivement au bi et au xing (le
Ы faisant davantage appel à l'Image et le xing davantage au Sens). S'a-
gissant de l'Image, précisons qu'elle peut désigner aussi bien l'image
graphique d'un idéogramme que l'image du réfèrent que cet idéogramme
représente. En effet, à l'époque des Tang, il arrive souvent que le poète
fasse des rapprochements fondés sur l'aspect graphique des idéogrammes.
Mais dans le Shi-jing , sans que l'aspect graphique soit absent, c'est
avant tout l'image d'une chose concrète à laquelle renvoie
l'idéogramme dont il est question. Le poète se sert de l'Image comme élément de
comparaison, afin d'incarner une idée ou un sentiment exprimé. Comme
l'a précisé Liu Xie, il existe deux types de comparaison, celui qui
exploite l'aspect extérieur des choses (simile) et celui qui met en valeur
les "vertus" des choses (métaphore). Quant au Sens, s'il est davantage
lié au xing9 c'est que ce dernier prend appui le plus souvent sur le sens
figuré ou les significations cachées qu'on croit déceler dans les choses.
Celles-ci, par ce qu'elles "signifient" rappellent au sujet, ou provoquent
chez lui, des associations d'idées. En voici trois exemples :

- La sauterelle des prés crie ;


La sauterelle des coteaux sautille.
Je ne vois pas mon seigneur ;
L'inquiétude agite mon coeur.
Mais sitôt qu'à lui je m'unirai,
Mon coeur aura la paix ! 08)
71
Bi et xing

- Les fruits tombent du prunier ;


II n'en reste plus que les sept dixièmes.
Puissent les bons jeunes gens qui me désirent
Venir enfin aujourd'hui. (19)

- Un vent glacial souffle du Nord,


La neige tombe en abondance #
Donnons-nous la main, mes amis,
Et partons ensemble.
Que tardons nous encore,
Le temps presse. (20)

En présentant l'Image et le Sens en rapport avec le bi et le xing,


c'est à dessein que nous avons employé le terme pole ; car c'est en terme
de polarité et non d'exclusivité qu'il convient d'envisager ces rapports.
Le bi n'est pas lié uniquement à l'Image ; partant de l'Image, il tend
vers le Sens (notamment le type de comparaison qui met en valeur les
"vertus" des choses). De même, partant du Sens, le xing agit aussi par
l'Image. Et entre les deux poles, il existe un autre élément constitutif du
signe qui participe des deux : le Son. Que le Son fasse partie de
l'emploi du bi, cela semble naturel et évident ; Liu Xie l'a affirmé
clairement dans son commentaire. Mais le lien entre la valeur phonique du signe
et le xing n'est pas moins étroit. De nombreux poèmes du Shi-jing débutent
par ce qu'on appelle des "impressif s" qui imitent les cris de bêtes,
d'oiseaux, les bruits de la nature et du travail humain. C'est "incité" par
ces impress ifs que le poète enchaîne sur ses propres "cris du coeur"
(parmi les très nombreux textes d'analyse qui rendent compte du xing par le
Son, signalons le Shi-ge du poète Wang Changling des Tang) . Toujours
dans le style xing, certains poèmes débutent par une formule toute faite
(généralement deux vers). Cette formule, par sa valeur phonique (rythme
et rime) joue uniquement un role d'incitatif ou d'exorde, sans rapport
logique apparent avec la suite, comme l'a bien remarqué Zhu Xi :

- Les canards mandarins vont par paires ;


On les prend avec de petits filets.
Notre souverain mérite de vivre dix-mille ans.
Et de jouir sans cesse des faveurs du Ciel. (2 О

Compte tenu de tout ce que nous venons d'observer, l'axe vertical


de la Figure 1 peut être complété ainsi :
bi
Image

Signe -Son .^Réfèrent (Objet)

Figure 3

xing
72
François CHENG

En réunissant les deux axes complétés (Figures 2 et 3), nous


pensons pouvoir proposer la représentation synthétique suivante :

Л
Sujet

xmg

Figure 4

VI

La Figure 4 nous montre donc le réseau relationnel et le mouvement


circulaire engendrés par le Ы et le xing. Cette relation et cette
circularité (le sujet et l'objet étant réciproque, les choses extérieures
qui provoquent le sujet lui fournissent des éléments de comparaison se
transformant en métaphores, lesquels entraînent à leur tour d'autres
associations d'images) sont bien conformes à l'esprit chinois qui,
plutôt que de définir des entités rigides, cherche avant tout à en saisir
la nature complémentaire et le devenir réciproque. Derrière ces deux
figures en effet, il ne s'agit de rien moins que d'une conception unitaire
du monde. Ici, nous ne pouvons mieux faire que de citer la célèbre remar
que de Fang Hui : "Le sens profond du bi et du xing , c'est d'établir des
liens secrets qui relient toutes choses de l'univers".
En dépit des interférences qui existent entre les deux figures,
il y a lieu de résumer, une fois encore, les distinctions proposées par
les commentateurs chinois : ^
- Le bi est fondé sur l'équivalence ou l'analogie (d'aspect ou de
"vertus") entre les choses ; le xing sur les liens (d'analogie aussi mais
surtout de contiguité ou de "sens") qui relient les choses.
- En tant que procédé, le Ы est plus direct, plus évident, le xing
plus caché, plus implicite. Le Ы se signale le plus souvent par un mot

Sur ce sujet, nous signalons les deux importants articles de M. Diény


parus dans l'Annuaire de l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, IVème
Section, 1976-77 et 1977-78.
73
Bi et xing

de comparaison tel ru (précisons cependant que plus tard, le Ы


supplique également aux vers qui se déroulent entièrement sur le plan
métaphorique et où le thème principal est sous-entendu) ; le xing use du
procédé de juxtaposition de thème "incitant" et de thème "incité", formant
par là un discours toujours dédoublé.
- Le Ы a trait le plus souvent à un fait ponctuel, limité ; le
xing, en débordant dfun thème sur un autre, peut avoir une portée plus
globale.
- Le bi va du sujet (de ses idées ou sentiments) à l'objet (aux
choses du monde extérieur), alors que le xing, partant de lfobjet,
aboutit au sujet.

Mais le mouvement circulaire dont nous venons de parler n'est pas


un mouvement clos. Car la relation entre sujet et objet, aussi bien que
celle entre Image et Sens sont ouvertes. Ouvertes sur un Champ symbolique
qui engendre toujours d'autres significations. Les définitions et
remarques de la seconde tendance, dans le chapitre IV, sont là pour nous
rappeler que les textes relevant du Ы et du xing sont appelés sans cesse
à de nouvelles interprétations, de nature sociale ou philosophique. Tout
comme dans le procédé xing où, à partir d'un thème anodin, on peut
atteindre la dimension universelle, l'ensemble des liens établis et des
métaphores cristallisées continuent à agir sur le plan imaginaire en vue d'un
plus grand Sens .

Sujet Signe ч Objet Symbolique

xmg

François CHENG
Î.N.A.L.C.O. - Paris III
74 François CHENG

NOTES

о)

(2)

О)

(4)

(5)

(8)

(Ю)

(11) ^

(13)

(14)

(15) Ш

(16)

(17)

(18)

(19) 'áw/fá/hm

(20) í{fA'ít£

(21) 'Ш'М

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