Nemirovsky Le Malentendu

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Irène Némirovsky

LE MALENTENDU

(1923)
Table des matières

1 ..................................................................................................4
2 ..................................................................................................8
3 ............................................................................................... 12
4 ............................................................................................... 19
5 ............................................................................................... 27
6 ............................................................................................... 30
7 ............................................................................................... 40
8 ............................................................................................... 44
9 ............................................................................................... 49
10 ............................................................................................. 52
11 ............................................................................................. 58
12 ............................................................................................. 64
13 ............................................................................................. 68
14 ............................................................................................. 82
15 ............................................................................................. 86
16 ............................................................................................. 91
17 ........................................................................................... 100
18 ........................................................................................... 109
19 ........................................................................................... 119
20 ........................................................................................... 128
21 ........................................................................................... 146
22 ........................................................................................... 157
À propos de cette édition électronique ............................... 166

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Yves dormait, comme un petit garçon, de tout son cœur.


Il avait enfoui le front dans le creux de son coude replié, re-
trouvant d’instinct, avec son sommeil profond et confiant
d’autrefois, les gestes et jusqu’au sourire des gosses, inno-
cent et sérieux ; il rêvait à une plage plate, dévorée de soleil,
au soleil du soir sur la mer, au soleil parmi les tamaris.
Depuis plus de quatorze années, pourtant, il n’avait pas
revu Hendaye, et, la veille, arrivé à la nuit, il n’avait aperçu
de ce coin délicieux de la terre basque qu’un gouffre
d’ombre, plein de bruits, – la mer – quelques lumières parmi
une obscurité plus dense, et qu’il avait devinée être un bois
de tamaris, et puis d’autres lumières au bord des vagues, – le
Casino – là où, seules, se balançaient, jadis, les barques des
pêcheurs. Mais, dans son souvenir, le paradis ensoleillé de
son enfance était demeuré intact, et ses songes le recréaient
pareil, jusqu’aux plus infimes détails, jusqu’à la saveur parti-
culière de l’air.
Enfant, Yves avait passé à Hendaye ses plus belles va-
cances. Il y avait savouré des journées dorées et pleines,
mûries comme de beaux fruits, par un soleil qui paraissait
tout neuf, ainsi qu’aux premiers âges du monde, à ses yeux
émerveillés. Depuis, l’univers avait semblé perdre, peu à
peu, ses fraîches couleurs, le vieux soleil lui-même était plus
terne. Mais, dans certains de ses rêves, il arrivait au jeune
homme, qui avait gardé une imagination gracieuse et vive,
de les ressaisir de nouveau dans toute leur primitive splen-

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deur ; les matinées qui suivaient ces nuits étaient alors
comme enchantées par une tristesse délicieuse.
Ce matin-là, Yves s’éveilla en sursaut, ainsi qu’il le fai-
sait à Paris, sur le coup de huit heures. Il ouvrit les yeux et fit
un mouvement pour sauter du lit ; mais par la fente des per-
siennes, il vit glisser jusqu’à son chevet un rayon aigu,
comme une flèche d’or, en même temps qu’il percevait ce
bourdonnement léger des beaux jours d’été à la campagne,
mêlé aux cris des joueurs de tennis dans les jardins voisins,
et ce bruit particulier, gai – des coups de sonnette, des pas,
des voix étrangères – qui, seul, suffit à révéler l’hôtel, une
grande habitation pleine de désœuvrés.
Yves, alors, se recoucha, sourit, s’étira, jouissant de tous
ses gestes de paresse exquise, comme d’un luxe retrouvé.
Enfin, il chercha la sonnette qui pendait entre les barreaux
de cuivre du lit, et il la pressa. Au bout de quelque temps, le
sommelier entra, portant le plateau du déjeuner. Il ouvrit les
volets, et le soleil envahit la chambre, comme un flot.
« Il fait très beau », se dit Yves à haute voix, comme
quand il était collégien et que du temps dépendaient tous ses
plaisirs et tous ses soucis. Il sauta à terre, et, pieds nus, cou-
rut à la fenêtre. D’abord il fut déçu : il avait connu Hendaye
alors que ce n’était qu’un tout petit hameau de pêcheurs et
de contrebandiers, avec deux villas, seulement, celle de
Pierre Loti, un peu plus loin, à gauche, du côté de la Bidas-
soa, et celle de ses parents, à droite, là, justement, où
s’élevaient à présent une vingtaine de ces maisons de faux
style basque. Il vit qu’on avait tracé au bord de la mer une
digue plantée de maigres arbres ; des autos y stationnaient.
Il se détourna en boudant. Pourquoi lui avait-on gâté ce coin

–5–
béni de la terre, qu’il avait aimé à cause de sa simplicité
même, de son charme apaisant ? Cependant il restait debout
près de la fenêtre ouverte, et, peu à peu, ainsi qu’on recon-
naît dans un visage modifié par les années, un sourire, un
regard, et que, guidé par eux, on retrouve, en hésitant les
traits aimés, de même, il redécouvrait, avec une émotion
profondément douce, des lignes, des nuances, le contour des
montagnes, la surface miroitante du golfe, la chevelure vi-
vante et légère des tamaris. Et, quand il eut perçu de nou-
veau, dans l’air, ce parfum de cannelle et d’orangers en fleur
qu’y apporte le vent d’Andalousie, il fut tout à fait réconcilié
avec l’œuvre du temps, il sourit, et l’ancienne allégresse lui
dilata le cœur.
À regret il quitta la croisée, alla vers la salle de bains ;
ripolinée, dallée de blanc, elle flamboyait, pleine de soleil.
Yves tira les stores, et, comme ils étaient de guipure, ornés
de dessins compliqués instantanément, par terre, les mêmes
dessins surgirent, recouvrant le sol d’un tapis léger, mouvant
et délicat qui remuait chaque fois que le souffle de la mer
agitait les rideaux. Yves, ravi, suivait des yeux ce jeu de la
lumière et de l’ombre ; il se rappela que c’était son passe-
temps favori de gosse. Or, chaque fois qu’il retrouvait, dans
l’homme qu’il était devenu, de ces traits puérils, il éprouvait
un peu de l’attendrissement qu’on ressent à regarder ses an-
ciens portraits, mêlé à une vague angoisse.
Il leva les paupières et s’aperçut dans la glace. Son âme,
ce matin-là, était tellement pareille à celle des matins ra-
dieux de son enfance que son image reflétée dans le miroir
lui causa une impression de surprise pénible. Visage de la
trentaine, si las, terni, au teint brouillé, avec sa petite gri-
mace amère au coin de la bouche, ses yeux dont le bleu pa-

–6–
raît déteint, ses paupières cernées et qui n’ont plus leurs
longs cils soyeux… Visage d’homme jeune, certes, mais déjà
modifié, travaillé par la main du temps qui, doucement, im-
pitoyablement, a tracé dans la fraîcheur lisse de la chair ado-
lescente tout un lacis léger, première ébauche narquoise des
rides futures. Yves passa la main sur son front qui se dégar-
nissait déjà vers les tempes ; puis, d’un geste machinal, il
palpa longuement, sous ses cheveux qui avaient repoussé
plus rêches à cette place, la trace de sa dernière blessure, cet
éclat d’obus qui avait failli le tuer là-bas en Belgique, près de
ce sinistre pan de mur calciné, parmi les arbres morts…
Mais le sommelier qui entrait pour enlever le plateau du
déjeuner l’arracha à ses réflexions qui s’assombrissaient in-
sensiblement, ainsi qu’il arrive certains jours d’été, quand le
ciel trop bleu se fonce, sans qu’on le remarque, jusqu’au gris
noir de l’orage. Yves passa des espadrilles, un maillot de
bain, jeta un peignoir sur ses épaules et descendit sur la
plage.

–7–
2

Yves, étendu de tout son long sur le sable chaud, qui


crissait sous ses pieds nus, fermait les yeux, se raidissait,
s’immobilisait davantage, pour mieux goûter, de toutes les
lignes de sa peau que le soleil brûlait, de tout son visage
renversé offert à la lumière intense du ciel d’août, pâle de
chaleur, une sensation unique de joie silencieuse, parfaite,
presque animale.
Autour de lui, des hommes et des femmes, jeunes et
beaux pour la plupart, et hâlés jusqu’à l’invraisemblance, se
mouvaient, agiles et dévêtus. D’autres, couchés par groupes,
séchaient, comme lui, au soleil, leurs corps mouillés ; des
adolescents, nus jusqu’à la ceinture, jouaient au ballon au
bord des vagues ; ils couraient le long de la plage claire,
comme des ombres chinoises. Yves, lassé par le bain trop
long, ferma les yeux ; la clarté de midi pénétrait à travers ses
paupières closes, le plongeant dans des ténèbres de feu, où
roulaient de grands soleils à la fois obscurs et flamboyants.
L’air était plein du battement sonore des vagues qui se heur-
taient contre le sable avec un bruit d’ailes puissantes. Yves
fut tiré de sa torpeur par un rire aigu d’enfant ; de petits
pieds pressés courent tout près de lui, et, aussitôt, une poi-
gnée de sable lui fut jetée. Il se redressa, et il entendit une
voix de femme s’exclamer, pleine de scandale :
— Francette, voyons, Francette, veux-tu bien être sage
et venir ici tout de suite !…

–8–
Yves, complètement réveillé, s’assit à la turque et ouvrit
tout grands ses yeux ; il aperçut une jolie silhouette féminine
moulée dans un maillot noir, que tirait par la main une toute
petite fille de deux ou trois ans à peine, robuste et drôle
comme tout, avec une calotte de cheveux blonds que le so-
leil avait déteints jusqu’à la couleur du chaume, et un corps
potelé et presque aussi noir que celui d’un négrillon.
Yves les vit s’éloigner vers la mer. Très longtemps il les
suivit du regard, avec un plaisir inconscient, causé tout au-
tant par le bébé que par la jolie maman. De la figure de celle-
ci, il n’avait rien vu, mais elle était faite comme une ravis-
sante petite statue. Il ne put s’empêcher de sourire en pen-
sant au concours de circonstances qui aurait été nécessaire à
Paris pour lui permettre cette vision qui paraissait si natu-
relle ici, au bord de la mer. Telle qu’elle était là, brune et
rose, avec tous les creux et toutes les lignes de son corps
que l’on devinait sous le maillot léger, cette jeune femme lui
appartenait un peu à lui, inconnu, puisqu’elle était pour lui
aussi nue qu’en face de son amant. Ce fut peut-être à cause
de cela qu’il ressentit, lorsqu’elle se fut perdue parmi la foule
des baigneurs, une toute petite, toute fugitive angoisse, un
de ces regrets singuliers, qui sont aux grands désespoirs ce
qu’une piqûre d’épingle est à la blessure d’un couteau.
Il s’étendit sur le côté avec l’impression d’un vague et
soudain ennui ; il se mit à jouer distraitement avec une cou-
lée de sable blond qu’il faisait ruisseler entre ses doigts,
comme un filet de cheveux légers, soyeux et irritants. Puis,
de nouveau, il regarda la mer avec l’espoir d’en voir sortir la
jeune femme entrevue. Des formes féminines, noires et
roses, passaient devant lui ; mais il avait beau s’énerver, il
n’apercevait pas celle de tout à l’heure. Enfin, il la reconnut

–9–
grâce à l’enfant qui attira son attention en pleurant et en tré-
pignant : l’eau salée, dont la pauvre gosse avait avalé, sans
doute, une bouchée amère, causait toute cette bruyante pro-
testation. La maman riait un peu, l’appelait « grosse bête » et
la consolait ; tout à coup, elle se baissa, l’enleva dans ses
bras, l’installa sur son épaule et se mit à courir. Yves vit dis-
tinctement le dessin de sa poitrine, haute et bien modelée, la
taille, souple et robuste qu’ont seules les très jeunes femmes
d’à présent qui n’ont jamais porté de corset, qui marchent
beaucoup et qui dansent depuis toujours ; elle paraissait à la
fois vigoureuse et fine, éveillant vaguement l’idée d’une
femme grecque qui court, sans plier le corps, sous le poids
de l’amphore, posée toute droite sur l’épaule. Elle portait
ainsi son bel enfant, et elle était très simple et très belle,
parmi toute cette belle et simple nature. Yves, avec une es-
pèce d’anxiété, se dressa sur ses coudes pour mieux la voir
quand elle passerait à côté de lui : il voulait détailler son vi-
sage ; il le vit, halé et bronzé presque autant que celui de sa
petite fille, un menton rond, creusé d’une fossette, une
bouche entr’ouverte humide et rouge, qui devait sentir le sel
et l’embrun, cet air de candeur et de sévérité qu’ont les en-
fants et quelquefois les très jeunes femmes ; puis il vit en-
core des cheveux coupés courts, des mèches noires fouillées
par l’âpre vent marin autour du petit front pur et qui res-
semblaient ainsi, rudes et rebelles, aux boucles de marbre
des statues d’adolescents grecs. Elle était vraiment très jolie.
Elle avait disparu déjà sous une tente. Alors, il fut déçu,
parce qu’il n’avait pas eu le temps de remarquer la couleur
de ses yeux.
Quelques instants plus tard, il remontait le jardin de
l’hôtel ; le grand air, le soleil lui causaient une sorte

– 10 –
d’éblouissement, de léger mal de tête, irritant et tenace. Il
marchait lentement et clignait des paupières, sans parvenir à
se débarrasser de toute cette terrible lumière qui semblait
être restée entre ses cils et qui gênait son regard, accoutumé
aux demi-teintes des ciels parisiens. Il entra dans le hall et,
là, la première chose qu’il aperçut fut le bébé qui lui avait
lancé du sable et qui sautait avec de grands éclats de rire sur
les genoux d’un monsieur vêtu de blanc. Yves le regarda et
crut le reconnaître ; il demanda son nom au groom, qui fai-
sait manœuvrer l’ascenseur.
— M. Jessaint, répondit le gamin.
« Mais je le connais », se dit Yves.
Il ne douta pas un moment que ce fût là le mari de la jo-
lie créature aperçue sur la plage ; mais, au lieu de se réjouir
de ce hasard qui lui permettait de lier connaissance avec elle
d’une manière si simple, si rapide et si commode, il grogna
avec toute la faculté d’illogisme, naturelle à l’homme :
— Zut ! encore des têtes de là-bas… On ne peut donc
pas rester quinze jours seul et tranquille ?

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3

Yves Harteloup était né en 1890, en pleine « fin de


siècle », époque bénie, où il y avait encore à Paris des
hommes qui ne faisaient rien, où l’on était pervers avec ap-
plication et vicieux avec orgueil, où la vie s’écoulait, pour la
plupart des humains, étroite et paisible, comme un ruisseau,
dont on prévoit, à peu près, dès la source, le chemin uni et la
durée probable.
Yves était le fils d’un « cercleux », comme on disait, en
ce temps-là, d’un Parisien de race qui avait mené l’existence
affairée et oisive de tous ses pareils ; il avait eu deux pas-
sions, cependant : les femmes et les chevaux. Les unes et les
autres lui avaient donné les mêmes sensations de griserie,
d’affolement éperdu, de danger. Grâce aux chevaux, et grâce
aux femmes, il put dire, lorsqu’il mourut, n’ayant jamais
quitté Paris, excepté pour Nice ou Trouville, n’ayant jamais
connu du monde autre chose que les boulevards, les champs
de courses, ou le Bois, ayant borné ses regards aux yeux des
femmes, ses désirs à leurs bouches, il put, en mourant, ré-
pondre, au prêtre qui lui promettait la vie éternelle : « À quoi
bon ? Je ne veux que le repos. J’ai tout connu. »
Yves avait dix-huit ans lorsque son père mourut. Il se
souvenait bien de ses mains douces, de son sourire plein de
tendresse et de moquerie, du parfum léger, irritant, qu’il
traînait toujours après lui, comme s’il eût gardé, dans les plis
de ses vêtements, l’arôme de tant de femmes caressées.
Yves lui ressemblait ; il avait aussi de belles mains faites

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pour l’oisiveté, et l’amour, et les mêmes yeux fins et clairs ;
mais ils étaient si aigus chez le père, si passionnément vi-
vants, et, chez le fils, si ternes parfois, tellement pleins
d’ennui et de malaise, d’une profondeur d’eau profonde…
Yves se rappelait aussi très bien sa mère, quoiqu’il l’eût
perdue bien tôt ; tous les matins, sa gouvernante le menait
chez elle, tandis qu’on la coiffait ; elle portait des peignoirs
légers, tout fanfreluchés de dentelles qui faisaient un bruit
d’ailes d’oiseau quand elle marchait ; il se souvenait même
de ses corsets de satin noir, moulant un corps menu et joli,
de la silhouette cambrée exigée par la mode, de ses cheveux
roux, de sa peau rose.
Il avait eu une enfance heureuse de petit garçon riche,
bien portant, choyé. Ses parents l’aimaient, se préoccupaient
de lui, et, comme ils croyaient connaître d’avance la vie qui
serait sans doute la sienne, libre, opulente, désœuvrée, ils
s’efforçaient de lui donner de bonne heure ce goût de la
beauté, de la pensée qui anoblit l’existence, et aussi des
mille riens subtils de l’élégance, du luxe qui l’embellissent, la
parent d’une douceur incomparable. Et Yves grandissait, en
apprenant à aimer les belles choses, à bien dépenser
l’argent, à bien s’habiller, comme à bien monter à cheval, à
faire de l’escrime, et aussi, grâce aux leçons discrètes de son
père, à regarder les femmes comme l’unique bien de ce
monde, la volupté comme un art, la vie, enfin, comme une
chose jolie, légère et gracieuse, d’où le sage ne devrait savoir
tirer que des joies.
À dix-huit ans, Yves se trouva orphelin et suffisamment
riche, ses études terminées. Son deuil le forçant à une soli-
tude relative, il s’ennuya, commença à préparer vaguement

– 13 –
une licence ès lettres, puis l’idée lui vint de voyager, car il
différait en cela de son père, comme de toute la génération
précédente, qu’il ne limitait pas l’univers à l’avenue de
l’Opéra et au sentier de la Vertu ; il avait de l’étranger une
curiosité ardente que son père qualifiait de « romantique »
avec un souriant mépris. Yves passa donc plusieurs mois en
Angleterre, rêva d’un voyage au Japon qu’il n’accomplit pas,
visita quelques vieilles petites villes mortes d’Allemagne, vé-
cut des jours calmes et enchantés à Sienne et tout un prin-
temps en Espagne, dont le meilleur de son enfance lui avait
donné le désir : elle s’était écoulée à Hendaye, sur la fron-
tière espagnole, dans une antique maison de ses parents, où
ils l’envoyaient passer l’été avec sa gouvernante. Ainsi, en
déplacements perpétuels, il vécut un peu plus de deux an-
nées, et il revint à Paris, au début de 1911. Il s’y installa dé-
finitivement ; il s’arrangea pour faire à Versailles son service
militaire ; deux, trois années passèrent, rapides, douces. Il
s’en souvenait maintenant, comme de certains printemps,
courts, pleins de soleil, de brèves aventures amoureuses, et
qui paraissent si vite enfuis, si vides, mais si charmants. Et
puis, brusquement, éclatant au beau milieu de cette exis-
tence-là, ce fut la guerre, comme un coup de tonnerre dans
un ciel bleu.
1914 : le départ, les premiers enthousiasmes,
l’épouvante de la mort. 1915 : le froid, la faim, la boue des
tranchées, la mort devenue une compagne familière, qui
marche à côté de vous et qui dort dans votre cagna. 1916 :
encore le froid, la saleté, la mort. 1917 : la fatigue, la résigna-
tion, la mort… Un long, long cauchemar… De ceux qui
avaient survécu, certains, les bourgeois, les calmes, étaient
revenus pareils, retrouvant les anciennes habitudes, l’ancien

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état d’âme, comme de vieilles pantoufles. D’autres, les ar-
dents, avaient rapporté parmi les hommes leurs révoltes,
leurs fièvres, leurs désirs tourmentés. D’autres, comme Yves,
étaient revenus simplement fatigués. Ils avaient cru d’abord
que cela passerait, que le souvenir des heures noires
s’effacerait à mesure que l’existence redeviendrait calme,
normale, clémente, qu’ils se réveilleraient, un beau matin,
vigoureux, joyeux et jeunes comme avant. Mais le temps
s’écoulait, et « cela » demeurait, comme un lent poison.
« Cela », l’étrange regard lointain qui a vu toutes les horreurs
humaines, toutes les misères, toutes les peurs, le mépris de
la vie et l’âpre désir de ses joies les plus grossières, les plus
charnelles, la paresse, puisque l’unique travail là-bas, pen-
dant tant d’années, avait été d’attendre la mort, les bras
croisés, une sorte d’hostilité amère envers les autres, tous
les autres, parce qu’ils n’ont pas souffert, eux, parce qu’ils
n’ont pas vu… Beaucoup étaient revenus avec des pensées
pareilles ou semblables ; beaucoup avaient continué à vivre,
comme Lazare ressuscité, qui s’avance parmi les vivants, les
bras tendus, la marche embarrassée par son linceul et les
prunelles agrandies d’une morne épouvante.
En 1919, seulement, Yves, blessé trois fois, décoré de la
Croix de guerre, revint définitivement à Paris ; il commença
à mettre de l’ordre dans ses affaires, à calculer ce qui lui res-
tait de sa fortune. Or, elle avait été divisée en deux parts, à
sa majorité, par les soins de son notaire. Ce qu’il avait hérité
de sa mère avait été placé dans l’usine du frère de cette der-
nière, richissime industriel. De ce côté-là, plus rien : son
oncle était mort ruiné en 1915. Restait l’héritage du père
converti avant la guerre en actions étrangères, allemandes et
russes pour la plupart. Tous comptes faits, Yves se trouva

– 15 –
donc à la tête d’une rente qui suffisait largement à payer ses
cigarettes et ses taxis. Il lui fallait travailler pour vivre. Des
heures sombres qui suivirent, il ne put jamais se rappeler
plus tard sans un frisson rétrospectif au creux du dos. Ce
garçon, qui avait été pendant quatre ans une manière de hé-
ros, était lâche devant l’effort quotidien, le travail imposé, la
tyrannie mesquine de l’existence. Il aurait pu, certainement,
aussi bien qu’un autre, faire un beau mariage, épouser une
fille de nouveaux riches ou une Américaine à dollars, mais
son éducation l’avait pourvu de tous ces scrupules et de
toutes ces délicatesses qui sont un luxe, comme les autres,
mais plus encombrant, et même de ces principes qui font à
la conscience quelque chose comme un siège gothique très
dur, à haut dossier, très beau et très incommode. Finale-
ment, Yves avait trouvé une place dans les bureaux de
l’administration d’une grande agence d’information interna-
tionale – deux mille cinq cents francs par mois, situation
inespérée.
Depuis 1920 – on était en août 1924 – Yves menait cette
vie d’employé qu’il haïssait comme certains petits garçons,
très paresseux et très sensibles, haïssent l’internat. Il avait
gardé son ancien appartement plein de souvenirs, de fleurs,
de jolies choses disposées avec amour. Chaque matin, à huit
heures, quand il fallait se lever, s’habiller à la hâte, quitter
cette ombre, cette tiédeur, pour le froid brutal de la rue, pour
le bureau hostile et nu, où toute la journée se passerait à
donner, à recevoir des ordres, à écrire, à parler, Yves ressen-
tait le même désespoir, le même sursaut de révolte haineuse
et vaine, le même horrible, noir, écrasant ennui. Il n’était ni
ambitieux, ni actif ; il accomplissait avec soin ce qu’il avait à
faire, presque comme on prépare ses leçons au collège.

– 16 –
L’idée même ne lui venait pas qu’il pût faire des affaires,
lutter, essayer de s’enrichir. Fils, petit-fils de riches, d’oisifs,
il souffrait du manque d’aisance, d’insouciance, comme on
souffre de la faim, du froid. Peu à peu, il s’était accoutumé à
sa vie, parce qu’on s’habitue, tant bien que mal, à tout, mais
sa résignation était pesante et morne. Les jours se traînaient
pareils, apportant, avec le soir, une sensation de lassitude
extrême, des maux de tête, un amer et maladif besoin de so-
litude. Il dînait à la hâte au restaurant, ou bien au coin du
feu, son chien Pierrot, un loulou blanc tout frisé, qui ressem-
blait à un mouton d’étagère, entre ses jambes, et il se cou-
chait tôt, parce que les cabarets, les dancings coûtent cher,
parce qu’il devait se lever de bonne heure le lendemain. Il
avait des maîtresses, des liaisons de deux, trois mois au plus,
vite nouées, vite rompues : elles l’ennuyaient toutes très ra-
pidement. Il changeait souvent de femmes, car il jugeait qu’il
n’y a que la première étreinte qui vaille quelque chose : il
pratiquait à merveille cet art essentiellement moderne qui
consiste à « laisser tomber les femmes » : il savait se débar-
rasser d’elles avec douceur. Parfois, quand il venait d’en
quitter une, avec la sensation d’allégement que procure une
corvée accomplie, il se souvenait de son père, qui avait cru
trouver le sens de la vie dans ces yeux, ces seins, ces
spasmes brefs. La femme… Pour Yves, ce n’était rien de plus
qu’un joli et commode objet : d’abord, il y en avait tant de-
puis la guerre, elles étaient si faciles… et puis, vraiment,
non, non, il avait beau se pencher sur ces regards de caresse
et de mensonge, il n’y trouvait pas cet intime frisson de
l’âme, cette lueur d’inconnu que son père avait cru atteindre,
qu’il cherchait, lui aussi, peut-être, obscurément. Et il pen-
sait que, pour celui qui a plongé ses yeux au fond des yeux
des mourants, qui est tombé blessé, qui a écarquillé désespé-

– 17 –
rément les paupières pour tenter d’apercevoir un peu de ciel
avant de mourir, pour celui-là, la femme n’a pas de secret ni
de mystère, ni d’autre charme, que celui d’être complai-
sante, jolie et fraîche. L’amour…, ce devait être une impres-
sion de paix, de calme, de sérénité infinie… L’amour, cela
devait être le repos… si cela existait…

– 18 –
4

Tous les étés, Yves obtenait un congé de quelques se-


maines et, comme il menait, l’hiver, une existence très éco-
nome, il pouvait se permettre de passer ses vacances où et
comme il lui plaisait. Cette année-ci, il était revenu à Hen-
daye, poussé par le désir de revoir la plage charmante où il
avait vécu enfant, et aussi parce qu’il jugeait Hendaye moins
fertile que d’autres endroits en tentations de toute sorte, et,
cependant, à proximité de Biarritz et de Saint-Sébastien,
c’est-à-dire des deux centres les plus aimables de la foire
cosmopolite. D’ailleurs, il adorait également le flot libre et
sauvage et l’éclatante lumière du pays basque. Enfin la vie
oisive et aisée des grands hôtels lui donnait la même sensa-
tion agréable de confort retrouvé que l’on éprouve en se
plongeant dans une baignoire pleine d’eau chaude après un
long voyage en chemin de fer.
Ce matin de son arrivée, Yves, descendu vers deux
heures de sa chambre où il s’était attardé dans une minu-
tieuse toilette, achevait de déjeuner presque seul dans
l’immense salle du restaurant ; malgré les stores de toile bise
qui voilaient les larges baies vitrées, le soleil entrait, s’étalait,
rutilait, fauve, comme une fabuleuse chevelure. Yves
s’efforçait de résister au désir puéril qui le prenait de cares-
ser avec ses doigts, au passage, les rayons d’or ; ils dan-
saient sur la nappe et le couvert, ils allumaient des rubis et
du sang au fond de son verre de vieux bourgogne. Autour de
lui quelques familles d’Espagnols finissaient leur repas, en
jacassant d’une voix de gorge ; les femmes étaient lourdes et
– 19 –
fanées, les jeunes gens très beaux ; mais ils avaient presque
tous des yeux merveilleux, des yeux de velours et de feu, et,
en les regardant, Yves se souvenait de l’Espagne proche, et il
faisait des rêves d’y aller en octobre, de revoir les maisons
roses, les patios d’où jaillissaient les fontaines. Mais à temps,
coupant brutalement en deux son songe indécis, surgit dans
sa mémoire le rappel importun de la date à laquelle expirait
son congé, comme du chiffre qu’atteignait la peseta en ce
mois d’août de l’an de grâce 1924, et il ramena bien sage-
ment et tristement son regard, qui vagabondait du côté des
Pyrénées, vers la grosse poire juteuse qu’il était en train de
peler. Il acheva de la manger, puis il sortit sur la terrasse.
Quelques groupes assis autour des guéridons d’osier bu-
vaient du café et feuilletaient les journaux de Paris et de
Madrid ; sur un bout d’estrade, des musiciens accordaient
paresseusement leurs instruments ; déjà, dans le jardin, des
adolescents infatigables jouaient au tennis ; le vent marin
gonflait les grands stores de coutil qui claquaient comme des
voiles. Yves s’approcha de la balustrade pour regarder la
mer : il ne s’en lassait pas.
Il s’entendit appeler par son nom.
— Vous allez bien, Harteloup ? Vous êtes depuis long-
temps ici ?
Il se retourna et reconnut Jessaint. À côté de lui la jeune
femme, tout à l’heure entrevue, se balançait, dans un rock-
ing-chair ; elle était toute vêtue de blanc, tête nue, jambes
nues, ses pieds fins chaussés de sandales à rubans. Sa petite
fille gambadait à côté d’elle sur les dalles tièdes de la ter-
rasse.

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Jessaint demanda :
— Vous ne connaissez pas ma femme ?… Denise, je te
présente monsieur Harteloup.
Yves s’inclina ; puis il dit, répondant à la première ques-
tion qui lui avait été faite :
— Je suis arrivé hier soir, seulement. Ça doit se voir,
ajouta-t-il en souriant et en étendant devant lui ses mains
blanches de Parisien.
La jeune femme se mit à rire :
— C’est vrai ! Nous sommes tous noirs comme des mo-
ricauds ici…
Puis, regardant Yves plus attentivement, elle ajouta :
— Je ne me trompe pas… c’est à vous que ma fille a jeté
du sable tout à l’heure, sur la plage ? J’aurais dû m’excuser
tout de suite ; mais j’ai préféré faire semblant de croire que
vous dormiez…
J’avais honte d’avoir une petite fille si mal élevée, ache-
va-t-elle en attirant près d’elle la gamine qui levait vers eux
une ronde et rieuse figure…
Yves prit une grosse voix.
— C’est vous, mademoiselle, qui tourmentez ainsi de
pauvres, paisibles garçons qui ne vous ont jamais rien fait ?
Le bébé éclata de rire en cachant sa tête dans le creux
des genoux maternels.
— Elle paraît de bonne humeur, constata Yves.

– 21 –
— Elle est insupportable, dit la mère avec un joli orgueil
dans ses yeux.
Elle releva du doigt le petit menton rond enfoncé dans
ses jupes et dit :
— Enfin, il faut nous pardonner, quoique nous soyons
bien espiègle et bien méchante, parce que nous sommes en-
core très petite, n’est-ce pas, mademoiselle Francette ? nous
n’avons pas tout à fait deux ans et demi.
— Certainement non, je ne lui pardonnerai pas, dit
Yves.
Il saisit la petite bonne femme dans ses bras et se mit à
la faire sauter en l’air ; elle agitait ses jambes nues de toutes
ses forces et riait aux éclats. Quand Yves faisait mine de la
reposer par terre, elle suppliait : « Encore, encore, dis, mon-
sieur » ; et Yves, enchanté de jouer avec ce paquet de chair
brune et rose, recommençait de plus belle ; tous les deux fu-
rent désolés quand il fallut se quitter, la nurse étant venue
chercher Mlle Francette pour la conduire sur la plage.
— Vous aimez les enfants ? demanda Jessaint, quand la
petite, à regret, se fut éloignée.
— Je les adore, surtout quand ils sont beaux et bien por-
tants et qu’ils rient toujours, comme votre fille.
— Pas toujours, remarqua Denise en souriant : surtout
ici… La mer la grise, cette petite… Elle passe du rire aux
larmes avec une facilité et une soudaineté qui me désespè-
rent.
— Comment l’appelez-vous ?

– 22 –
— Francette, France, parce qu’elle est née le jour anni-
versaire de l’armistice.
Jessaint dit :
— C’est drôle que vous aimiez les gosses… Moi, je suis
toqué, de la mienne, c’est vrai, mais en revanche, je ne peux
pas souffrir ceux des autres… Ils font du bruit, ils sont as-
sommants…
— Eh bien, et la vôtre alors ? protesta Denise. Elle en
fait à elle seule plus que toute une école !
— D’abord, vous exagérez… Et puis, c’est la mienne,
vous l’avez dit, et la vôtre, surtout, acheva-t-il en baisant lé-
gèrement la main de sa femme…
Yves le regarda et vit que son visage s’éclairait de ten-
dresse quand il parlait à Denise. Jessaint surprit le vif coup
d’œil que le jeune homme leur jetait ; il eut peur qu’il ne
trouvât ces effusions de mauvais goût, et il dit avec un peu
de gêne :
— Vous devez me trouver idiot… c’est mon départ pro-
chain qui me rend si tendre…
— Ah, vous partez ?
— Oui, à Londres… Pour quelques semaines… Je parti-
rai ce soir.
Et, se reprochant de trop parler de soi et des siens, il
demanda :
— Et vous, mon cher Harteloup, que devenez-vous de-
puis le temps ?

– 23 –
Yves fit un geste vague.
Jessaint continua pour sa femme :
— Harteloup et moi, nous étions voisins de lit à l’hôpital
des Saints-Anges, dans cette horrible petite ville noire de
Belgique dont j’ai oublié le nom…
— Wassin… ou Lieuwassin ?…
— Lieuwassin… c’est ça… Il était rudement amoché, le
pauvre garçon…
— Le poumon gauche traversé, dit Yves, mais c’est gué-
ri.
— Tant mieux, tant mieux… Moi, ma jambe me fait en-
core mal, ça m’empêche de monter à cheval…
Denise demanda :
— Mais vous vous êtes revus depuis ?
— Oui, chez les Haguet de temps en temps, et aussi rue
Bassano, n’est-ce pas ? chez Louis de Brémont ? Mais je ne
vous savais pas marié, Jessaint…
— Je ne l’étais pas non plus… fiancé, seulement… De-
puis mon mariage, nous ne sortons guère… Je voyage beau-
coup pour mes affaires…
— Je sais… j’ai entendu parler de votre invention, dit
Yves.
Il s’agissait de capter et de rendre à nouveau utilisable la
fumée des cheminées d’usine, ce qui avait valu pendant la

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guerre, au petit ingénieur Jessaint, la notoriété et une grosse
fortune.
Jessaint rougit un peu ; il avait une figure sympathique,
quoique un peu simple, taillée à grands coups rudes, mais
tout éclairée par des yeux bleus, très doux et très fins.
Comme le maître d’hôtel venait d’apporter le café, De-
nise le servit ; le soleil faisait briller le duvet sur son bras nu ;
elle avait un sourire sérieux de statuette. Puis elle croisa ses
mains derrière sa nuque, ferma les yeux et se mit à balancer
doucement son rocking-chair, bien sage et silencieuse, tan-
dis que les hommes continuaient à parler à mi-voix de la
guerre, de ceux qui étaient restés là-bas et de ceux qui
étaient revenus. Un peu plus tard, elle les interrompit :
— Je vous demande pardon… Est-ce que vous pouvez
me dire l’heure ?
— Quatre heures, bientôt, madame.
— Oh, alors, il est grand temps que j’aille m’habiller…
Nous allons toujours à Biarritz pour acheter votre malle,
Jacques ?
— Toujours.
— Moi, dit Yves, en se levant aussi, je vais prendre mon
second bain.
— Vous ne craignez pas de vous fatiguer ?
— Jamais de la vie, je vivrais dans l’eau !
Ils s’en allèrent ensemble, tandis que Jessaint demeurait
sur la terrasse pour achever son café. Yves regardait mar-

– 25 –
cher devant lui la jeune femme vêtue de blanc ; ses cheveux
noirs, dans l’éclatante lumière, étaient légers et bleus,
comme les anneaux de fumée des cigarettes orientales ; au
pied du perron elle se tourna vers lui, en souriant.
— Au revoir, monsieur… À bientôt, sans doute…
Elle lui serra la main avec ce beau regard franc, direct,
qu’il avait déjà remarqué et qui lui plaisait. Puis, le quittant,
elle s’engouffra dans la porte tournante de l’hôtel, tandis
qu’Yves s’acheminait doucement vers la plage.

– 26 –
5

Le lendemain, il la revit, à l’heure de la sieste sur le


sable chaud. Jessaint était parti pour Londres, ainsi qu’il
l’avait annoncé. Yves s’approcha, caressa la tête blonde et
mouillée de la petite France, parla à la maman de son mari,
de ces amis communs que l’on se découvre si vite dès qu’on
veut s’en donner un peu la peine.
Au restaurant, où il la retrouva plus tard, il vit que leurs
tables étaient voisines ; dans le hall il l’aperçut de nouveau,
tandis qu’elle lisait les journaux. Et ainsi de suite… tous les
jours, et à toutes les heures du jour, désormais, il la rencon-
tra. Cela n’avait rien d’étonnant : Hendaye est un très petit
coin, et tous les deux ne quittaient pas Hendaye. Denise
n’aimait pas à s’éloigner de sa fille : elle avait le cœur an-
xieux et l’imagination inquiète des vraies mères ; Yves était
engourdi par cette vie monotone et charmante qui s’écoulait
avec la rapidité singulière de certains songes heureux… ma-
tins rayonnants, longues journées pleines de paresses et de
soleil, crépuscules brefs, et ces nuits espagnoles qui rabat-
taient vers la mer tous les parfums d’Andalousie…
La présence de Denise semblait à Yves aussi naturelle et
aussi étrangement chère que celle de l’Océan ; la silhouette
féminine glissait parmi le décor mouvant des tamaris,
comme un reflet gracieux, né du soleil et de l’ombre ; elle
n’étonnait plus Yves. De même l’éclat, le bruit des vagues
emplissaient ses veilles et son sommeil de couleurs vio-
lentes, d’une musique sauvage, qu’à force d’habitude il ne

– 27 –
percevait plus. La beauté de Denise le laissait froid et calme ;
cependant elle courait en maillot, agile et dévêtue sur la
plage, le matin, avec l’impudeur tranquille des êtres très
jeunes et très beaux, mais aucun désir ne troublait Yves, il
n’éprouvait pas cette irritation, cette brûlure de curiosité qui
harcèle les hommes au commencement de l’amour ; elle
était jolie, elle était surtout simple et saine, et cette simplici-
té, cette santé charmaient Yves d’une manière presque in-
consciente. Il ne se demandait pas si elle était honnête, si
elle avait un ou plusieurs amants. Il ne la déshabillait pas
des yeux. À quoi bon ? Elle était sans secret, et, partant, sans
mystère. Il ne pensait pas à elle, quand elle était là. Mais
n’était-elle pas là, toujours ? Le matin, quand il l’apercevait,
il était content : est-ce qu’elle n’était pas, pour lui, comme le
symbole, le signe visible de ces vacances heureuses ? Collé-
gien à Hendaye, il voyait passer, tous les soirs, sur la jetée,
deux femmes avec des mantilles noires sur la tête, des Espa-
gnoles… elles parlaient la langue rude et rauque qu’il ne
comprenait pas alors. Dans l’ombre de la nuit, il ne voyait
pas leurs figures, mais, quand le pinceau lumineux du phare
les touchait, elles surgissaient brusquement, éclairées d’une
clarté trop vive, comme celle de la rampe ; puis elles
s’éloignaient, balançant leurs jupes.
Jamais Yves n’échangea avec elles une parole ; plus tard
il crut que c’étaient des femmes de chambre de l’hôtel ; elles
n’étaient même pas belles, et, s’il en était vaguement amou-
reux, comme on l’est à quinze ans, il était certainement plus
épris de la fille du garde, sa première maîtresse, et de la pe-
tite Américaine qu’il embrassait sur la bouche, derrière les
cabines ; cependant, celles-là, il les avait oubliées, tandis
que, s’il se rappelait cette saison de son adolescence, tout de

– 28 –
suite, dans sa mémoire, apparaissaient ces deux femmes
étrangères, causant entre elles dans leur langue inconnue,
balançant leurs jupes et la mantille noire sur la tête… De
même il se disait que, plus tard, s’il revoyait Denise à Paris,
dans la rue, il évoquerait, avec une précision hallucinante, la
plage blonde et chaude, en forme d’arc, au bord de la Bidas-
soa, dans la fauve splendeur d’un jour d’été. La musique a le
pouvoir de ressusciter ainsi les journées défuntes, la mu-
sique très simple de préférence, certains visages de femme,
aussi, pensait Yves.

– 29 –
6

Un jour, sur la plage, Denise ne parut pas. Yves ne le


remarqua point tout de suite ; il prit son bain, comme
d’habitude, nagea longtemps, les yeux éblouis par les pail-
lettes brillantes qui dansaient au creux des vagues ; il se
coucha sur le sable à la place accoutumée, tout près de la
tente de Denise. La jeune femme n’était pas là. La petite
Francette, en maillot de bain, faisait des pâtés et les démo-
lissait tout aussitôt, à grands coups de pelle, avec une sau-
vage énergie destructrice ; la nurse lisait.
Yves se tourna sur le côté, de gauche à droite, avec un
grand soupir inquiet, un soupir de chien qui rêve. Il se sen-
tait nerveux sans parvenir à en préciser la raison, la respira-
tion oppressée, le cœur battant à coups sourds, précipités.
« Je suis resté trop longtemps dans l’eau », pensa-t-il. Il se
souleva sur le coude, fit un geste pour appeler la petite
France : elle le reconnut, se mit à rire, se leva, fit deux pas
en avant, puis, lui tournant le dos, se sauva, avec
l’inexplicable instinct de taquinerie des enfants. Il se recou-
cha, contrarié jusqu’à se mordre les lèvres d’irritation. Ce-
pendant, il continuait obstinément à rechercher à son ma-
laise des causes physiques, naturelles : il faisait chaud, le so-
leil pesait comme une chape de plomb sur ses épaules ; le
sable, qu’un petit vent brûlant soulevait par instants, venait
frôler ses jambes, chatouillant d’une manière insupportable
sa peau nue. Il ne se demandait pas nettement où était
Mme Jessaint ; mais il se faisait à cette question non formu-
lée des réponses vagues, hypocrites : « Elle va venir… elle
– 30 –
est en retard… elle est souffrante peut-être… elle ne prend
pas son bain, mais elle va descendre pour le bain de la pe-
tite… il n’est pas tard encore… » Et il se retournait sur le
sable chaud, comme un malade sur son lit, sans pouvoir
trouver le repos, non pas véritablement malheureux, mais se
sentant très exactement ce que les Anglais nomment « in-
confortable », sans arriver à comprendre pourquoi. Cepen-
dant le soleil montait au-dessus de sa tête ; la plage se vi-
dait ; il ne restait que de jeunes garçons demi-nus qui
jouaient au ballon à la lisière des vagues. Ils finirent par s’en
aller, eux aussi. Le maître baigneur, avec ses aides, passa,
traînant le bateau de secours que l’on remisait à l’heure du
déjeuner ; ils tendaient, comme des câbles, leurs bras bruns,
mouillés, musclés ; ils s’éloignèrent lentement. La plage dé-
serte et plate s’allongeait immense, éblouissante, sous le so-
leil de midi. Yves demeurait là, immobile, la tête lourde, la
gorge serrée. Tout à coup il sursauta, se traita d’imbécile ;
souffrante, elle n’était pas venue ce matin sur la plage, mais
elle descendrait pour le déjeuner ! elle n’était pas assez ma-
lade pour garder le lit par cette belle journée, décida-t-il ;
seulement il devait être horriblement tard ; le temps de
s’habiller, de se raser, il ne la trouverait plus. Le peignoir à
peine jeté sur les épaules, il se précipita en courant vers
l’hôtel.
Vingt minutes plus tard il était dans le hall, mais Denise
n’était pas là ; sur sa table, le couvert était dressé, intact.
Yves trouva son mutton-chop brûlé, ses petits pois mal cuits,
son café imbuvable, les garçons faisaient mal leur service ; il
gourmanda aigrement le maître d’hôtel et fit appeler le
sommelier, pour lui dire que, dans n’importe quelle gargote,
à Paris, le vin rouge ordinaire était meilleur que son Corton

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1898, remarque dont le digne homme se montra touché
presque jusqu’aux larmes.
Sans entamer la pêche qu’il avait mise sur son assiette,
Yves jeta sa serviette et s’en fut sur la terrasse. Dans le rock-
ing-chair de Denise, Mlle Francette se balançait gravement,
vêtue d’une courte robe de linon, bleue comme le ciel bleu.
En voyant venir le jeune homme, elle bondit et se suspendit
à son cou.
— Fais-moi « ladies go to market », dis, monsieur Lou-
lou !
Elle ne parvenait pas à prononcer « monsieur Harte-
loup », comme sa mère, et, ainsi, elle avait refait à sa ma-
nière le nom de son ami. Yves la fit sauter sur son genou en
fredonnant le refrain de la chanson anglaise ; puis il deman-
da, et sa voix sans timbre lui parut à lui-même bizarre :
— Dis, Fanchon, ta maman n’est pas malade ?
— Non, dit Francette, et elle secoua la tête de droite à
gauche, de gauche à droite, comme un joujou chinois. Non.
— Où est-elle ?
— Elle est partie.
— Pour longtemps ?
— Ha, je ne sais pas, moi !
— Mais si, tu sais, voyons, rappelle-toi, insinua douce-
ment Yves. Ta maman l’a dit devant toi, je parie… Et en
t’embrassant, ce matin, avant de partir, elle n’a pas dit : « Au

– 32 –
revoir, ma petite fille, sois bien sage, je reviendrai dans un…
deux jours ?… Elle ne l’a pas dit ? »
— Non, dit Francette, elle n’a rien dit.
Elle ajouta après un moment de réflexion :
— Tu comprends, je faisais encore dodo, quand elle m’a
embrassée ce matin avant de partir, a dit Miss.
Yves eut la tentation de questionner la nurse, mais il
n’osa pas : il craignait d’éveiller des soupçons, bien gratuits,
grand Dieu ! Il reposa la petite fille par terre et s’en alla.
Partie, mais où ? Pour combien de temps ? Et c’était là
le plus absurde : il se rendait parfaitement compte que cette
absence ne pouvait être de longue durée, puisque Francette
était restée à Hendaye. Denise était peut-être à Biarritz pour
des courses ? Mais alors, avec qui déjeunait-elle ? Des amis ?
Quels amis ? Pour la première fois son esprit se mit à rôder,
exaspéré, autour de cette région d’inconnu qui entourait De-
nise, comme tous les êtres, mais dont le mystère jusqu’alors
ne l’avait pas fait souffrir. Peut-être était-ce un déjeuner en
tête à tête ? Il imagina successivement tous les restaurants
de Biarritz qu’il connaissait, depuis les palaces jusqu’aux au-
berges des environs, blotties dans la campagne. Une rage
aveugle le prenait. Il employa toute sa force de volonté pour
se calmer et demeura honteux, étourdi et tout tremblant.
Puis il se mit à marcher au hasard sur la plage. Peut-être des
amis l’avaient-ils emmenée en excursion ? Oh, des amis de
tout repos, des parents, peut-être… Elle ne lui en avait pas
parlé, la veille, mais ils échangeaient si peu de mots, en gé-
néral… Oui, ce devait être cela… Une excursion… quelques-
unes sont très longues, deux, trois jours… Et si elle était al-

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lée en Espagne ou à Lourdes, elle resterait une semaine loin
de Hendaye… loin de lui… Huit jours, huit matins, huit
longs soirs… cela n’a l’air de rien, c’est affreux… Peut-être
son mari l’avait-il rappelée brusquement à Londres ?… un
accident, une maladie, qui sait ?… Elle ne reviendrait pas…
La nurse mènerait Francette en Angleterre… Il s’affola,
comme si on lui eût appris la mort de Denise. Il se jeta par
terre. Le soleil tapait dur, il enfonça ses mains dans le sable
pour atteindre les profondeurs humides d’eau de mer ; la
fraîcheur brusque le fit frissonner ; il se leva.
Tout à coup il s’emporta, devint furieux, commença à se
traiter de brute : « Elle est partie… et puis après ?… Je ne
l’aime pas, n’est-ce pas ? je ne l’aime pas ? Alors quoi ?… ça
m’est égal… je suis idiot, complètement idiot… »
Il le pensait avec véhémence, mais ses lèvres trem-
blantes répétaient machinalement la première phrase com-
mencée : « Elle est partie… voilà… elle est partie… »
Alors, il rentra et se coucha ; longtemps il demeura sans
bouger, la tête tournée contre le mur, comme quand il était
petit et qu’il avait du chagrin.
À cinq heures, il sortit, parcourut la terrasse dans tous
les sens, arpenta plusieurs fois le jardin ; puis, de guerre
lasse, il se rendit au Casino, quoiqu’elle y allât rarement. Des
jeunes gens, des jeunes filles, tête nue, dansaient sur
l’estrade, bâtie sur pilotis, dans l’eau. L’éternel mouvement
de la mer autour des piliers, le vélum qui claquait au vent,
évoquaient, avec ténacité, l’idée d’un bateau amarré dans un
port, plein de craquements sonores et de parfums salins.
Yves crut qu’il s’y plairait, commanda un cocktail, le laissa à
demi plein et s’en fut.
– 34 –
La mer pâlissait au soleil de sept heures ; de tout petits
nuages roses se recroquevillaient délicatement dans le ciel.
Yves écouta la mer ; elle l’avait toujours consolé ; ce soir en-
core, il lui confierait son pauvre corps las.
Il se déshabilla et, lentement, se dirigea vers la Bidas-
soa. La digue, soigneusement entretenue pendant plusieurs
mètres, était, plus bas, tout envahie par le sable léger ; il n’y
avait plus de garde-fou ; des buissons singuliers, hérissés de
piquants, s’agrippaient aux interstices des pierres. Puis la
digue finissait tout à coup. Yves se laissa rouler jusqu’à la
plage ; elle était en forme d’arc, étroite, rongée par l’eau ; à
gauche, le golfe, à droite, la mer, et, les reliant, la Bidassoa,
si calme qu’elle ne miroitait même pas et pâle, comme le re-
flet à peine vivant du ciel pâle. En face, l’Espagne.
Yves s’assit, les jambes repliées sous lui, le menton sur
son poing fermé. La solitude était absolue. C’était étrange…
Le fracas des vagues n’interrompait pas le merveilleux si-
lence du soir. Une barque passa, glissant sur la rivière, d’un
bord à l’autre, de France en Espagne, sans bruit ; une lu-
mière d’un or plus fin, plus précieux que celle de midi, bai-
gnait les cimes des montagnes, mais les vallées, déjà, se
remplissaient d’ombre. La colère d’Yves tomba tout d’un
coup et une tristesse inexplicable l’envahit.
La nuit tombait rapidement ; la mer, dans le soir et la
solitude, redevenait lointaine, pleine d’une majesté sauvage.
Yves se sentait tout petit, perdu au milieu de l’immensité de
la vieille terre. Il pensa à lui-même, à sa vie manquée. Il était
misérable, il était seul, il était pauvre. Les jours seraient, dé-
sormais, pour lui, sans joie. Personne n’avait besoin de lui.
La vie était lourde, lourde… Il avait envie de pleurer ; il re-

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tenait ses larmes par un dernier effort désespéré de pudeur
masculine, mais elles lui serraient le cœur, elles montaient
jusqu’à sa gorge, elles l’étouffaient.
Un crépuscule délicieux, teinté de bleu vague et de rose,
enveloppait la campagne, s’assombrissait. Et des cloches
sonnaient. En face, Fontarabie s’illuminait ; on voyait les fe-
nêtres des maisons, les tramways éclairés, le dessin des
rues ; seule, la grosse tour carrée de la vieille église demeu-
rait sombre et sévère. Les cloches sonnaient lentement,
comme fatiguées, découragées, tristes. Et, dans les mon-
tagnes, des fermes s’allumaient, une à une, comme des
étoiles. La nuit était là.
Autour d’Yves une vie mystérieuse s’éveillait, des chu-
chotements, des rumeurs, un grouillement d’êtres animés,
les insectes invisibles qui habitent le sable et qu’on n’entend
que lorsque le soir vient. Yves écoutait, tout tremblant d’une
peur inexplicable. Puis, brusquement, son chagrin trop lourd
creva en larmes. Il mit sa tête dans ses mains, et il pleura –
pour la première fois depuis bien longtemps – il pleura
comme un enfant, sur lui-même.
— C’est vous ? dit une voix connue, un peu hésitante,
vous allez prendre froid, il est si tard…
Yves leva la tête, écarquilla les yeux. Denise était là ; sa
robe faisait une tache blanche dans la nuit. Elle continua lé-
gèrement :
— Il faut que je vous gronde… Vous n’avez pas plus de
raison que ma fille… Est-ce qu’on se baigne à cette heure-
ci ?
— Est-il si tard ? balbutia Yves.
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Il s’était levé machinalement.
— Neuf heures passées.
— Oh ! vraiment… je… je ne savais pas… Non, vrai-
ment, j’avais oublié…
— Mon Dieu, dit-elle vivement, qu’avez-vous, mon
ami ?
Elle essayait d’apercevoir sa figure, mais l’obscurité était
trop profonde. Pourtant cette voix mouillée de larmes, cou-
pée de sanglots refoulés… D’instinct ses douces mains de
maman qui savaient si bien consoler, apaiser, se tendirent
vers lui. Il restait debout devant elle, tout tremblant, et bais-
sait la tête ; il pleurait doucement, sans honte, il lui semblait
qu’avec ses larmes s’écoulaient le fiel et le sang d’une très
ancienne blessure ; avec une singulière volupté, il goûtait
leur saveur oubliée de sel et d’eau sur ses lèvres.
Elle murmura de nouveau, la gorge serrée :
— Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce qu’il y a donc ?
— Rien, dit-il, rien.
Tout à coup l’idée lui vint qu’elle avait troublé, peut-
être, la pudeur d’un chagrin solitaire. Elle eut un mouvement
pour se sauver ; il fut auprès d’elle d’un bond ; elle sentit sur
son bras nu la main chaude d’Yves.
— Ne vous en allez pas, ne vous en allez pas, balbutia-t-
il sans trop savoir ce qu’il disait, je vous en prie…
Puis, brusquement, avec une espèce de colère, il cria :
— Où étiez-vous donc toute la journée ?

– 37 –
Interdite, elle ne put que répondre docilement :
— À Biarritz.
Puis, avec une intuition étrangement pénétrante de ce
qu’il avait dû souffrir, elle ajouta :
— Maman habite là-bas…
Un petit silence passa entre eux. À la douteuse lumière
des étoiles elle put voir son visage tourmenté, sa bouche
méchante et tendre, ses yeux pleins de prière.
Elle entoura brusquement son cou de ses deux bras. Ils
ne s’embrassèrent pas ; ils demeurèrent serrés l’un contre
l’autre, bouleversés, le cœur battant, lourd d’une tristesse
délicieuse.
Du geste machinal, éternel, il enfouit sa tête dans le
creux de l’épaule qu’elle lui tendait, et elle lui caressa le
front, silencieusement, avec une soudaine envie de pleurer.
Autour d’eux, la mer roulait son flot libre et sauvage ; le
vent apportait d’Espagne un bruit affaibli de musique ; la
vieille terre tressaillait, animée de la vie confuse, mysté-
rieuse de la nuit.
Lentement, à regret, ils disjoignirent leurs bras. Il était
en face d’elle, à demi nu ; ses yeux accoutumés à l’obscure
clarté qui tombait du ciel distinguèrent vaguement son grand
corps d’homme, à peine vêtu du maillot de bain. Elle l’avait
vu ainsi plus de cent fois ; mais, ce soir-là, seulement,
comme Ève, elle s’aperçut qu’il était nu. Alors, elle eut honte
et peur, comme une jeune fille. Elle le repoussa légèrement
et, escaladant la dune, disparut dans la nuit.

– 38 –
Il n’osait pas rentrer, ainsi dévêtu, à l’hôtel ; il se souvint
qu’il avait couché bien des fois, enfant, sur la plage. Se rou-
lant dans son peignoir, il se blottit dans un pli du sable, et il
s’endormit d’un sommeil léger et fiévreux, coupé de songes,
tout plein du chant et des parfums de la mer.

– 39 –
7

Ce soir-là, comme tous les soirs, Denise vint s’installer


près du petit lit où dormait Francette. Un doigt dans sa
bouche, Francette voyageait au pays du marchand de sable ;
son petit cou, dans l’ombre douce, était marqué d’un pli de
chair rose, profond comme un collier ; elle était toute pa-
reille à un oiselet faible et chaud, blotti dans la tiédeur de ses
plumes.
Denise se pencha pour mieux la regarder. Elle revoyait
toujours, avec une netteté singulière, le temps où elle-même
dormait dans de petits lits tout semblables à celui-ci. Mais,
pour la première fois, elle s’émerveilla de la longueur du
chemin parcouru ; il avait semblé si bref à cause de sa mo-
notonie, de sa facile douceur. Pourtant, c’était déjà l’été de
la vie qui commençait pour elle… Elle posa sur l’oreiller,
parmi les cheveux ébouriffés de Francette, sa propre tête
court bouclée, et, fermant les yeux, elle commença à se sou-
venir… L’enfance, pleine de journées claires, de vacances
heureuses, les petits chagrins puérils dont la mémoire de-
vient, avec les années, Dieu sait comment, plus précieuse
que celle des joies… L’adolescence, assombrie, anoblie aussi
par l’ombre de la grande guerre… les fiançailles… le ma-
riage, véritable mariage français d’inclination et de raison, la
maternité, – une belle et bonne vie, bien ordonnée, certes…
Et pourtant, ce soir, elle se sentait inassouvie, déçue, avec
un pauvre cœur mal apaisé…

– 40 –
Elle se leva, alla vers la fenêtre, monta sur l’étroit balcon
de bois planté de fleurs ; elles sentaient bon, une odeur
amère et fraîche. La nuit d’été brillait doucement… Là-bas,
c’était la petite plage déserte, rongée par la mer, où Yves
l’avait attendue, appelée… Cette heure rapide et délicieuse
avait tellement ressemblé à un rêve qu’elle se demandait, à
présent, si elle l’avait vraiment vécue ; une impression singu-
lière d’irréel lui était restée. Et puis, peu à peu, cela chan-
gea… À mesure qu’elle demeurait là, dans l’ombre et les
parfums de la nuit, la minute présente s’estompait, au con-
traire, devenait indécise, comme un songe, tandis que le
souvenir s’amplifiait, grandissait, montait dans son cœur et
dans sa chair, comme un flot. Ses mains, machinalement, se
tendaient comme si elles cherchaient à modeler le contour
du corps étreint, du visage caressé ; elles semblaient sculpter
dans le vide, tâtonnantes, mais sûres, comme des mains
d’artiste aveugle. Et, brusquement, elle tressaillit toute : sous
ses doigts, il lui avait paru sentir le relief de cette bouche
renflée et fine. Elle serra les dents : ce qu’elle ressentait,
c’était presque de la terreur, et cela faisait si mal et si bon en
même temps qu’elle murmura à haute voix, comme si elle
appelait un passant par son nom :
— L’amour ?

Plus tard, quand, dans la chambre voisine de celle de


Francette, Denise fut couchée dans le lit où son mari avait
dormi, quand elle chercha machinalement sous les draps la
forme familière du grand corps étendu, alors seulement elle
se souvint de lui, du tendre compagnon confiant. Elle en eut
tellement pitié que des larmes lui vinrent aux paupières ; elle

– 41 –
l’aimait bien ; quand il était là, elle s’ennuyait et pensait vo-
lontiers à autre chose, mais elle s’ingéniait à lui rendre la vie
agréable, à répondre à son amour par beaucoup de douceur,
de compréhension délicate. Elle l’avait trompé, en somme.
Elle ne s’inventa pas d’excuses. Elle savait bien qu’elle
l’avait volé. L’amour… une brève aventure, plutôt, où elle
laisserait son cœur, elle, mais où l’autre n’intéresserait que
sa vanité, ou son désir. Elle ne voulait pas de la facile poésie
d’un roman d’été. Elle savait bien… Comme tous les
hommes, il lui ferait la cour vingt-quatre heures, et puis, le
soir, il viendrait frapper à sa porte, et cela durerait ainsi trois
semaines ou un peu plus, ou un peu moins, et puis ils se sé-
pareraient, comme des étrangers. Elle ne voulait pas. Elle
imagina d’avance, le lendemain, dans les yeux d’Yves, ce re-
gard pesant qu’elle connaissait pour l’avoir vu plus d’une
fois aux hommes qui l’avaient trouvée à leur goût ; jusque-là
elle en avait ri, seulement… À présent… Elle se mit à pleu-
rer, le cœur plein d’une tendre pitié, immense et indéfinie,
pitié d’elle-même, de son mari seul à l’étranger, malade,
peut-être, mais, surtout, pitié d’Yves, de la souffrance pos-
sible de son amour déçu.
Elle se proposait d’être avec lui, le lendemain quand elle
le reverrait, d’une froideur distante. Mais, toute la matinée, il
joua, sur le sable, avec Francette ; il levait à peine les pau-
pières, quand il lui parlait ; il semblait plus gêné qu’elle-
même ; cela la désarma ; le soir, quand il lui offrit une pro-
menade, avant le dîner, elle le suivit, le cœur battant, mais
prête à repousser les paroles d’amour qu’il ne manquerait
pas de lui dire. Seulement, il ne lui dit rien. Sur la mer le so-
leil se couchait, parmi des nuages échevelés, couleur
d’orage. C’était l’heure de la marée haute ; les vagues

– 42 –
s’acharnaient contre la digue, roulaient, blanches et grises,
et les oiseaux tournoyaient avec des cris tristes. Il lui parla,
comme avant, de choses indifférentes ; ils étaient assis sur le
parapet ; la nuit venait rapidement ; de larges gouttes de
pluie se mirent à tomber ; il lui saisit le bras pour l’aider à
courir vers la maison ; un instant, elle crut qu’il tremblait un
peu, mais il se calma vite. La pluie dégringolait en torrents
furieux ; un vent aigre s’était levé ; il tordait les tamaris, bri-
sait les fleurs ; Yves jeta son manteau sur les épaules de De-
nise ; ils couraient, comme des fous, sous l’averse ; il la te-
nait serrée contre lui ; elle sentait sur sa taille l’étreinte dure
de ses doigts crispés, mais il se taisait obstinément, serrait
les dents, ne la regardait pas, tandis qu’elle attachait sur lui,
à la dérobée, ses yeux soumis et craintifs.

– 43 –
8

Les journées s’écoulaient, et il ne lui disait rien ; il ne


tentait pas de l’embrasser ; il ne se permettait même pas de
garder entre les siennes, plus longtemps qu’il ne fallait, ses
tremblantes mains fraîches. Il était trop heureux ; avec une
espèce de frayeur superstitieuse, il craignait les paroles
comme un maléfice. Il savourait cet instant de sa vie,
comme une friandise ; c’était un beau cadeau imprévu que le
sort lui faisait, – le repos, le loisir, la mer, cette femme char-
mante. Sa présence seule lui était indispensable pour le
moment ; sa longue chasteté, au lieu de lui peser, lui était
précieuse comme une enfance retrouvée ; son désir d’elle lui
causait une de ces souffrances exquises que l’on se plaît à
faire durer, comme, au cœur de l’été, quand on a soif, on
s’amuse à tenir longtemps sous ses lèvres, sans le boire, le
verre d’eau glacée, embué de petites perles fraîches. Il avait
assez vécu et senti pour reconnaître la valeur de son émoi ; il
le cultivait égoïstement, jalousement, comme une fleur rare.
C’était étrange, mais il avait avec elle une impression de sé-
curité absolue… les regards des hommes, le matin, sur la
plage, ou le soir, quand elle apparaissait dans le hall de
l’hôtel, en robe décolletée, des diamants au cou, le laissaient
profondément calme : il était sûr d’elle ; il la devinait con-
quise, soumise, apaisée par sa feinte indifférence, et, cepen-
dant, plus liée par tout l’inexprimable qu’il y avait entre eux
que par les protestations les plus ferventes d’amour. Il at-
tendait sans calcul réel, mais par une espèce de paresse in-

– 44 –
née qui était en lui, et qui le servait, en cette occurrence,
mieux que des actes ou des mots.
Cependant, l’été finissait ; le temps s’était gâté ; les vil-
las se fermaient les unes après les autres ; le matin, la plage
s’étendait complètement déserte, sous un ciel blanc voilé
d’ondées brusques. Les promenades remplacèrent les
longues siestes sur le sable chaud. Avec Yves, Denise par-
courut le pays basque, les petits sentiers tourmentés au flanc
des Pyrénées, les forêts que l’automne commençait à dorer,
les villages calmes où le soir vient plus vite qu’ailleurs, à
cause des hautes montagnes qui les emplissent d’ombre dès
que le soleil descend. Un jour, heureux comme un gamin, il
ramassa des mûres pour Francette, dans un petit bois, au
bord de la Nivelle, tandis qu’elle trempait ses mains et ses
bras nus dans l’eau ; ils avaient tout le temps l’impression
merveilleuse de rajeunir, de retourner vers une espèce
d’innocence oubliée.
Vers la fin de septembre, il y eut encore quelques belles
journées ; Yves proposa à Denise d’aller voir la procession
de Fontarabie ; c’est une cérémonie vénérable que les Fran-
çais applaudissent autant que les Espagnols. À Fontarabie,
on tirait des coups de canon, des coups de fusil ; il y avait de
la poussière, du bruit, des musiques ; des bandes de gamins,
le béret sur l’oreille, se tenant par la taille, barraient les
étroites ruelles, chantaient et hurlaient à tue-tête ; des cava-
liers arrivaient de tous les côtés au grand galop ; leurs che-
vaux hennissaient, affolés par le tapage et l’odeur de la
poudre ; des berlines attelées de mules, couvertes de pom-
pons et de clochettes, ébranlaient le pavé pointu ; l’équipage
tout entier se cabrait quand passaient les énormes autos ;
tout Biarritz, tout Saint-Sébastien et toute la province espa-

– 45 –
gnole, depuis Irun jusqu’à Pampelune, étaient là. Des mar-
mots barbouillés se battaient avec des injures incompréhen-
sibles en un patois mâtiné de basque et de castillan ; de
belles filles en cheveux se promenaient, le mouchoir brodé
sur les épaules ; celles qui venaient de l’intérieur des terres
arboraient le chignon haut et le peigne piqué d’une fleur ;
quelques vieilles femmes portaient encore la mantille noire ;
tout cela riait, criait, chantait, se querellait, se bousculait au-
tour de la fontaine et des baraques en plein vent, où des
marchandes débitaient de la limonade, du sirop, vendaient
des oranges, des gâteaux ronds enfarinés, des crécelles, des
ballons et des éventails. Le flot humain encombrait l’étroite
rue. Denise s’amusait à regarder les boutiques avec leur éta-
lage de chapelets, de crucifix, de médailles bénites. Les an-
tiques maisons aux toits en saillie se rejoignaient presque
au-dessus de la chaussée ; les balcons étaient ornés de
châles, de couvertures brodées, de nappes garnies de den-
telles. Dans la vieille église noire et or, les cloches sonnaient
à toute volée. Yves installa Denise à la terrasse d’un petit ca-
fé et lui offrit du chocolat à la cannelle et du xérès ; le choco-
lat trop épais et trop sucré lui déplut, mais elle but deux ou
trois petits verres du xérès qui était excellent ; ses joues
étaient chaudes, ses yeux brillaient ; elle enleva son cha-
peau, le soleil traversait ses cheveux, les faisait paraître lé-
gers et bleus, comme des anneaux de fumée. Ils
s’accoudèrent à la balustrade pour regarder passer la pro-
cession ; elle était interminable, avec des drapeaux, de vieux
canons rouillés, des hommes ivres qui se cramponnaient à
leurs fusils avec des mains tremblantes. Enfin des prêtres en
chasuble brodée parurent, tenant devant eux une grande
image de la Vierge, entourée de cierges allumés ; la foule
s’agenouillait sur son passage, et, dans le silence subit, les

– 46 –
cloches battaient plus follement, faisant vibrer, semblait-il,
jusqu’aux antiques murs noircis.
Puis ils s’en allèrent tous vers l’église ; la place com-
mença à se vider peu à peu ; sur la terrasse, bientôt, il ne
resta plus que Denise et Yves et un groupe de paysans espa-
gnols qui buvaient dans un coin. Le crépuscule tombait, tout
rose, et les montagnes semblaient se rapprocher, pleines
d’une mystérieuse ombre fraîche. Denise se taisait, un peu
ivre, les yeux obstinément fixés sur le diamant qui brillait à
son doigt ; le vent du soir se levait, faisant voler ses boucles.
Elle dit tout à coup :
— Mon mari revient ces jours-ci.
Puis, tout de suite interdite, troublée, honteuse de son
mensonge, elle rougit. Mais il ne s’en aperçut pas. Il ques-
tionna anxieusement :
— Bientôt ?
Elle esquissa un geste vague qui la dispensait de ré-
pondre. Elle vit, avec un émoi extraordinaire, que les lèvres
d’Yves tremblaient légèrement.
Il murmura :
— Il vient vous chercher ?
Puis, tout de suite, comme pour lui-même, il ajouta :
— Elles sont finies, les belles vacances… Je l’avais ou-
blié… C’est dans deux jours le 1er octobre… Dans deux
jours, je serai à Paris.
— Dans deux jours, s’écria-t-elle.

– 47 –
Il lui semblait que son cœur s’arrêtait de battre ; cepen-
dant, elle se traitait de folle : est-ce qu’elle n’avait pas ouvert
un calendrier depuis un mois ? Est-ce qu’elle n’avait pas vu
venir l’automne ? Et puis, enfin, qu’est-ce que ça pouvait
bien lui faire, le départ de cet étranger, de cet inconnu ?
— Denise, appela-t-il doucement.
Elle n’osait pas répondre, suffoquée. Il avait pris sa main
qui traînait sur la table ; il y posa son front chaud.
— Denise, murmura-t-il de nouveau, simplement.
Puis elle entendit sa voix étranglée :
— Je ne veux pas vous quitter. Je ne peux plus vivre
sans vous.
Alors, oubliant qu’il fallait se refuser, se défendre, se
faire désirer, elle dit tout de suite, tandis que de grosses
larmes involontaires coulaient le long de ses joues :
— Moi non plus, je ne peux pas vivre sans vous.

– 48 –
9

Ce soir, elle l’attendait. Elle n’avait pas allumé


l’électricité ; elle était assise sur son lit, les mains jointes
entre ses genoux serrés. Il l’avait suppliée de dîner avec lui,
à Fontarabie ou aux environs, dans une de ces petites au-
berges aux murs blanchis à la chaux, qui se blottissent au
flanc des montagnes et qui prennent, la nuit, un air farouche
de repaire de bandits ; on y trouve, pourtant, du merveilleux
vin d’Espagne, du raisin et des chambres propres et fraîches,
avec des lits abrités sous la moustiquaire de mousseline et
un plancher de bois tiédi par le soleil du jour et doux aux
pieds nus. Elle avait refusé à cause de Francette, et, tout de
suite, il avait consenti à la ramener à Hendaye, sans une mi-
nute de mauvaise humeur.
Oh ! le retour en barque, sur la Bidassoa, que le soir gla-
çait de reflets roses !… Le vieux marin tanné, un anneau d’or
à l’oreille gauche, feignait de dormir sur ses avirons ; le vent
avait une odeur et un goût de sel. Quand ils étaient arrivés à
Hendaye, la nuit était là et d’énormes étoiles s’allumaient ;
ils n’avaient pas vu venir l’ombre, lèvres jointes, yeux clos,
serrés l’un contre l’autre, tandis que le bateau glissait dou-
cement, sans bruit, sur l’eau noire…
Denise prit sa tête entre ses deux mains qui tremblaient.
Dans la chambre voisine, une petite voix appela : « Ma-
man. » À regret, Denise se leva, alla vers sa fille. Francette
ne dormait pas ; ses yeux brillaient ; elle tendait les bras à sa
mère.

– 49 –
— Petite mère, tu m’as rapporté quelque chose de là-
bas ?
Toujours, que ce fût d’une excursion ou d’un bal, Denise
avait quelque brimborion pour sa fille ; mais, aujourd’hui,
elle l’avait oubliée. Un instant embarrassée, elle se remit
vite.
— Bien sûr, dit-elle avec assurance, je t’ai rapporté
l’odeur de la fête. J’ai failli la perdre en route mais non, elle
est toujours là. Tu la sens ?
Gravement, elle se pencha vers Francette, lui donnant
sa joue à respirer. Francette aspira de toutes ses forces, con-
vaincue par l’air sérieux de sa mère.
— Ça sent très bon, déclara-t-elle.
Puis elle demanda :
— Petite mère, quand je serai grande, est-ce que j’irai
aussi à la fête ?
— Certainement, mon petit trésor.
— Est-ce que je serai grande, bientôt, dis ?
— Très bientôt, si tu es sage.
Denise, attendrie, posa ses lèvres sur la petite main con-
fiante qui tenait un de ses doigts. Elle était heureuse de
n’éprouver ni la honte, ni le remords qu’elle avait craints en
face de cette innocente qui s’endormait de si bon cœur.
Certes, « très bientôt », elle serait grande, Francette. Elle at-
tendrait, elle aussi, dans la nuit, le Maître.

– 50 –
Si elle avait eu un fils, Denise aurait été, peut-être, plus
troublée et plus confuse. Mais cette future petite femme,
avec ses lèvres qui deviendraient parfumées et pleines de
baisers, avec ce petit corps préparé pour l’amour, elle ne
parvenait pas à réaliser devant elle l’importance de sa faute.
Elle l’embrassa, la borda, lui remonta la couverture jusqu’au
menton et s’en alla, en refermant doucement la porte.
Dans sa chambre, de nouveau, elle s’assit sur le lit défait
et attendit, la nuque ployée, les mains tendues, soumise,
guettant le pas impérieux de l’homme.

– 51 –
10

Il l’avait quittée au petit jour. Elle dormait, la tête en-


fouie dans le creux de son bras replié. C’était tout juste s’il
n’avait pas eu l’impression de posséder une jeune fille, tel-
lement elle semblait malhabile, ignorante, avec une manière
délicieuse de surmonter sa pudeur en se donnant, qui était
presque celle d’une vierge ; il avait bien compris que, malgré
le mariage et la maternité, elle n’était pas encore réellement
femme.
Elle s’attardait à sa toilette, un peu plus tard, lorsqu’une
dépêche fut glissée sous sa porte. Elle la saisit, l’ouvrit, lut :

Serai 3 octobre Hendaye. Santé bonne. Embrasse.


JACQUES.

Elle baissa la tête, avec un peu – si peu ! – de remords.


Puis, tout de suite, elle commença à penser, à combiner des
dates… Yves retarderait son départ de deux jours. Elle for-
cerait son mari à retourner sur-le-champ à Paris avec elle ; il
faisait frais, d’ailleurs, et Francette devenait nerveuse, à
cause de son séjour prolongé au bord de la mer. Elle serait à
Paris le 4, le 5, au plus tard. Toute sa vie serait changée, quel
bonheur ! Finies, les longues journées qu’on tuait à petits
coups de visites, d’essayages, finies les interminables heures
de désœuvrement et cette impression de vide, d’ennui qui

– 52 –
empoisonnait sa vie de femme heureuse. Il faudrait dénicher
un tout petit appartement discret ; elle savait qu’Yves avait
une garçonnière, mais ce serait tellement plus amusant,
deux jolies pièces, où tous les bibelots seraient choisis par
eux, qu’elle remplirait de fleurs… Et les longues promenades
à travers Paris ! Elle savait qu’il aimait autant qu’elle-même
les vieilles rues, les vieilles maisons ; elle imagina comme il
ferait bon, le soir, quand dans le crépuscule s’allument les
petites lanternes sur les péniches, au fil de la Seine, de flâner
le long des quais, émouvants d’ombre et de solitude. Elle se
rappelait, émue, certains petits bistrots, au bord de l’eau
calme, qu’elle avait regardés curieusement en revenant en
auto d’une visite sur la rive gauche. Personne ne les décou-
vrirait là ; ils achèteraient des marrons au marchand du
coin ; ils entreraient chez les antiquaires ; ils y trouveraient
pour leur « chez-eux » de petits souvenirs absurdes, coûteux
et charmants, des livres, – ils aimaient tous les deux les
vieilles reliures, les pages jaunies piquées de vers. D’autres
fois il la mènerait à la campagne dans les bois argentés de
Fontainebleau et, quand le printemps viendrait, elle
s’arrangerait pour aller dîner avec lui, dans la banlieue, sous
une tonnelle, au bord d’un étang où crieraient les gre-
nouilles. Car l’idée ne l’effleurait même pas que leur amour
pût finir avant le retour du printemps : elle était de la race de
celles qui ne comprennent pas l’amour autrement qu’éternel.
Elle s’était donnée d’un seul élan et, tout entière, elle atten-
dait tout naturellement, en échange, un don entier de soi,
avec une confiance naïve, incommensurable, comme une
enfant qu’elle était encore. Elle froissa la dépêche de son
mari, la jeta machinalement sur la table et acheva de
s’habiller ; une grande émotion douce emplissait son cœur,
la conviction profonde d’avoir accompli un acte qui la liait à

– 53 –
Yves pour toujours, quelque chose de semblable, en un mot,
au dévouement fervent d’une épouse.
La journée s’écoula étrangement vite ; il y avait du vent,
de la pluie et des éclaircies brusques qui faisaient flamboyer
la mer comme une immense plaque d’argent. Sans souci de
la boue qui recouvrait les chemins, Denise et Yves parcouru-
rent le pays pour la dernière fois. Les arbres, tourmentés par
la tempête, perdaient leurs feuilles ; dans cette contrée, où le
temps varie à toute heure avec une rapidité inouïe, une nuit
pluvieuse avait suffi pour changer le paysage ensoleillé de la
veille en un tableau désolé d’automne. Des attelages de
bœufs passaient. De grands oiseaux venus de la mer se
poursuivaient jusqu’à l’intérieur des terres, rasant presque le
sol avec un sifflement d’ailes. Yves et Denise descendirent
jusqu’au vieux port ; ses marches de pierre rose, frottées par
la mer depuis tant d’années, étaient douces et polies comme
du marbre ; les antiques remparts de la ville, les barques, la
petite maison de Pierre Loti avec son jardin touffu et ses vo-
lets verts déteints, se dédoublaient dans l’eau en reflets
mouvants. Yves tenait Denise serrée contre lui ; son visage,
habituellement las, un peu triste, semblait rajeuni par une
expression de tendresse fervente.
Ce fut alors que Denise le pria de rester encore deux
jours à Hendaye avec elle ; dans sa voix, il y avait une in-
flexion de certitude : elle était tellement sûre de sa réponse.
Mais, à son grand étonnement, Yves, devenu tout à coup
soucieux, la regarda avec surprise et dit :
— Mais, Denise, c’est après-demain le 1er octobre…
Mon congé finit le 1er octobre… Après-demain, je dois être à
Paris…

– 54 –
— On vous attend ?
— C’est mon bureau qui m’attend, hélas !…
— Bah, deux jours de plus, deux jours de moins, qu’est-
ce que ça fait ?
— Ça fait que je peux perdre ma place, expliqua-t-il
doucement.
Interdite, elle se tut. Elle n’avait jamais pensé à lui de-
mander ce qu’il faisait. Son mari lui avait dit qu’Yves était
riche ; elle croyait vaguement qu’il s’occupait d’affaires,
comme lui et comme la plupart des hommes de son monde,
de ces affaires où les femmes comme elle ne comprennent
rien, sinon qu’elles se traduisent en chiffres, en millions le
plus souvent. Enfant gâtée, fille unique d’industriels fortu-
nés, petite épouse choyée d’un mari qui gagnait beaucoup
d’argent, certains côtés de la vie matérielle lui restaient for-
cément étrangers. Elle comprit qu’Yves n’était guère plus
qu’un employé, et l’idée de dépendance, attachée à ces be-
sognes de bureau, la choqua et la peina. Il était donc
pauvre ? Mais alors, comment vivait-il à Hendaye, où il de-
vait dépenser au moins cent francs par jour ? Elle ne com-
prenait pas bien… Il est vrai que cette manière d’exister en
se refusant le nécessaire pour le superflu en aurait étonné
d’autres qu’elle. Mais, au visage soudainement durci de son
amant, elle devina qu’il ne fallait pas insister. Il était assis
sur les marches du port. Elle se contenta de lui poser la main
sur le front. Elle courbait doucement la tête rebelle qui finit
par ployer docilement jusqu’à sa taille ; alors, elle la pressa
contre elle.
— Yves !

– 55 –
Puis elle murmura :
— Tu partiras quand tu voudras… Nous avons encore
une longue journée à passer ensemble, mon amour…
— Pas si longue, Denise… Je partirai demain à sept
heures du matin.
— Ah, pour le coup, vous devenez fou, se récria-t-elle en
riant. À quoi bon vous fatiguer inutilement, grand Dieu,
quand vous avez un train excellent à sept heures du soir, qui
vous dépose à Paris, après-demain, juste à l’heure de votre
bureau ?
— Il ne contient que des sleepings, et je voyagerai en
secondes… J’ai vécu en grand seigneur pendant mes va-
cances ; à présent, il faut que j’économise un peu…
Et il ajouta, avec une espèce de gaucherie fière :
— Ce n’est pas ma faute, Denise, si je suis un nouveau
pauvre… Il ne faut pas m’en vouloir…
— Oh, Yves, protesta-t-elle.
Puis elle dit timidement :
— Il me semble que vous m’êtes encore plus cher de-
puis que je sais que vous n’êtes pas heureux…
Il sourit :
— Je suis très heureux, Denise ; mais ne m’enlevez ja-
mais mon bonheur, ma chérie, car maintenant, si vous me
quittiez, je crois que je ne pourrai plus vivre, comme avant,
tout seul.

– 56 –
Et il répéta de nouveau, avec ce sourire qu’il avait si
doux et qui transfigurait ses traits durs :
— Je suis très heureux.
Longuement, il colla ses lèvres sur la petite main qu’il
tenait dans la sienne.
— Quand serez-vous rentrée, Denise ?
— Le 5, le 6…
— Si tard ?
— C’est que nous rentrons en auto, expliqua-t-elle, et
elle ressentit tout à coup comme une espèce de gêne de son
luxe, de sa richesse, de la belle Hispano qui la ramènerait à
Paris, tandis qu’Yves serait cahoté dans un compartiment de
seconde.
Mais il se contenta de dire :
— C’est un beau voyage… Je l’ai souvent fait dans le
temps… Mais les routes sont mauvaises, surtout jusqu’à
Bordeaux… Prenez garde… N’allez pas trop vite… Je serai
horriblement inquiet…

– 57 –
11

Paris, les arbres perdaient des feuilles jaunes qui pour-


rissaient dans la boue grasse des trottoirs. Le mouvement, le
bruit étaient extraordinaires : le Salon de l’Automobile rabat-
tait, comme chaque automne, toute la province vers la capi-
tale.
Toutes les années, Denise, en véritable petite Parisienne
qu’elle était, retrouvait, avec une émotion profonde, absurde
et douce, le brouillard léger, l’odeur d’électricité et
d’essence, le ciel vaporeux d’un gris distingué au-dessus des
hautes maisons, le tapage des rues, et, vers le soir, le torrent
de lumières qui coule le long des Champs-Élysées vers
l’Étoile. D’habitude, à peine arrivée, le bain pris, les ordres
donnés aux domestiques, elle sortait pour une longue pro-
menade. Elle rentrait rosée par le grand air, avec une provi-
sion de fleurs, des chrysanthèmes, des dahlias aux couleurs
violentes et qui sentent une odeur de terre et de champi-
gnons. Alors, elle arrangeait l’appartement, mettait des
fleurs dans tous les vases, tripotait et déplaçait les bibelots,
les tableaux, les coussins jusqu’à ce qu’elle parvînt à rendre
à la maison, que trois mois d’abandon avaient fait imper-
sonnelle et froide, son ancienne chaleur et son charme fami-
lier.
Cette année-ci, son plaisir, en revoyant Paris, avait eu
quelque chose d’aigu, de douloureux comme une volupté.
Elle avait failli crier de joie en apercevant Neuilly, et, lorsque
l’Arc de triomphe était apparu à l’horizon, ses yeux s’étaient

– 58 –
remplis de larmes. Mais, quand elle fut rentrée, elle n’eut pas
un coup d’œil vers l’appartement. Elle se baigna, passa une
robe d’intérieur, refusa les vêtements de ville que lui présen-
tait la femme de chambre et s’installa dans le petit salon, les
yeux fixés sur la pendule, attendant le départ de Jessaint. Il
ne tarda pas. Alors, elle se fit apporter le téléphone, ferma
soigneusement la porte et demanda, d’une voix un peu
tremblante, le numéro du bureau d’Yves.
— Allô, fit une voix lasse.
— Bonjour, Yves ; c’est moi, Denise…
Un petit silence, puis la même voix à peine changée :
— Vous, ma chère amie… Vous avez fait un bon
voyage ?
Elle sentit une présence étrangère auprès de lui. Elle se
hâta de dire quelques phrases banales. Puis, elle demanda
anxieusement :
— Je vous verrai aujourd’hui, n’est-ce pas ?
— Certainement, avec grand plaisir… Je suis libre à six
heures et demie.
— Impossible avant ?
— Tout à fait impossible.
Elle savait bien qu’il ne pouvait pas parler autrement : il
n’était pas seul ; elle entendait le bourdonnement lointain
d’une conversation ; cependant, cette froideur d’Yves la gla-
çait, la peinait.

– 59 –
— Alors, à six heures et demie, consentit-elle. Voulez-
vous que nous nous rencontrions près de votre bureau ?
— Oui.
Il ajouta vite et bas :
— Square de l’Opéra. Il y a un petit bar tranquille, où il
ne vient jamais personne. Le porto y est excellent. C’est en
face de mon bureau. Voulez-vous là-bas ?
— Je veux bien.
— Entendu alors, à tout à l’heure.
Elle entendit la petite sonnerie brève qui coupait leur
conversation. Elle raccrocha le récepteur lentement, le cœur
subitement alourdi, avec un sentiment de déception et
d’inquiétude inexplicable. Est-ce qu’il l’aimait ? Son espoir
était si intense qu’elle voulut le prendre pour de la certitude.
Et puis, elle-même l’aimait tant, hélas !…
Il était quatre heures. Elle commença de s’habiller, lon-
guement, soigneusement, avec une minutie nouvelle, et
cette manière de scruter indéfiniment son visage, son corps
dans la glace, qui suffirait seule à révéler l’amoureuse. Mais
elle fut quand même prête avant l’heure. Elle prit un livre, le
feuilleta sans le lire, le rejeta ; puis elle recommença à lisser
ses boucles rebelles, changea de chapeau. Enfin, à six
heures, elle sortit.
Quand elle arriva au lieu du rendez-vous, il était six
heures et demie passées, à cause de l’encombrement des
rues de Paris ; mais Yves n’était pas encore là. Elle s’assit à
une petite table, dissimulée dans un coin. C’était un bar an-

– 60 –
glais, minuscule, brillant de propreté, avec un air « respec-
table » et sérieux ; il était à peu près vide ; un seul couple à
une table voisine se regardait, les yeux dans les yeux, en fu-
mant silencieusement.
Denise commanda un porto et attendit. Elle se sentait
gênée, nerveuse ; elle rougit furieusement quand le barman
lui apporta des journaux illustrés ; il avait, en l’observant
discrètement, un air blasé, et attendri, comme s’il pensait :
« Une de plus ».
Enfin Yves parut. Il lui sembla que son cœur sautait
dans sa poitrine. Elle murmura d’une pauvre petite voix sans
timbre :
— Vous allez bien, mon ami ?
— Denise, dit-il seulement. Mais il paraissait boulever-
sé ; il lui baisa la main avec ferveur. Enfin vous voilà.
Elle sourit.
— Vous êtes content ? vous paraissiez si froid tout à
l’heure, au téléphone ?
— Comment, dit-il surpris, vous n’avez pas compris
qu’il y avait du monde ?
— Si, mais…
Il s’était assis ; il commença à la questionner sur son
voyage, sa santé, une expression de tendresse et de bonheur
au fond de ses yeux. Mais elle le regardait à la dérobée avec
tristesse ; il paraissait las, vieilli, les paupières cernées, la
bouche amère ; il lui manquait quelque chose
d’indéfinissable, cet air de fraîcheur, d’élégance, que les

– 61 –
hommes perdent dès qu’ils ne peuvent pas avoir d’eux-
mêmes un souci de tous les instants ; elle se rappela son ap-
parence soignée de jeune Anglo-Saxon, à Hendaye, lorsqu’il
descendait pour le dîner, baigné, rasé de frais, la taille bien
prise dans le smoking.
Cependant, il demandait :
— Voulez-vous venir chez moi ?
— Je voudrais bien, mais je dois être rentrée à sept
heures… Mon mari est toujours à la maison à cette heure-
là…
— Ah ! tant pis, dit-il contrarié.
— Votre bureau finit tous les jours aussi tard, Yves ?
questionna-t-elle.
Il eut un geste las.
— Oh, je m’arrangerai bien… mais c’est difficile…
Puis, avec une gaieté un peu voulue, il ajouta :
— Seulement demain, Denise, je suis libre, complète-
ment libre… C’est samedi, semaine anglaise… Vous vien-
drez, n’est-ce pas, mon chéri ?
— Oh, comment pouvez-vous le demander ? Bien sûr…
Cependant la pendule marquait sept heures moins cinq.
Yves fit avancer un taxi. Dans la voiture, il saisit Denise, la
serra follement dans ses bras.
— Mon petit corps chéri…

– 62 –
Elle s’abandonnait, très pâle, les yeux fermés. Il meur-
trissait sa joue, son cou, la chair tendre des poignets de bai-
sers furieux… Puis il fit arrêter le chauffeur devant un maga-
sin de fleuriste et descendit ; elle l’attendit un moment. Il re-
vint, en rapportant une seule orchidée, enveloppée dans du
papier de soie, comme un bijou, une coûteuse merveille aux
pétales tourmentés, au cornet de velours d’un rouge sombre,
ardent de feu.
— Oh ! qu’elle est belle ! s’exclama Denise, extasiée.
— Elle vous plaît, vraiment ? demanda Yves. J’aime ces
fleurs, mais je préfère les roses. Seulement, il n’y en avait
plus. Alors, j’ai pris celle-ci. Il y a des femmes qui ressem-
blent à ces fleurs, n’est-ce pas ? ajouta-t-il en souriant. Elles
l’assurent, du moins. Pas vous, heureusement. Vous êtes si
fraîche et si simple. Vous ressemblez à une rose, je vous as-
sure, Denise, à une de ces roses délicieuses, comme il en
pousse dans les jardins d’Angleterre, avec des pétales déli-
cats, couleur chair et un cœur plus foncé, et leur parfum res-
semble aussi au vôtre, je vous assure, ma chérie.
Denise avait enfoui sa tête dans le creux de l’épaule
d’Yves, et elle l’écoutait parler, éblouie, les yeux fermés, bu-
vant ses paroles, comme une enfant à qui on raconte une
histoire de fées. Il se tut ; il se mit à la bercer tout douce-
ment. Alors, elle murmura, tout son cœur offert, épanoui :
« Je t’aime. » Elle attendait de tout son instinct de femme,
comme un écho, l’éternel « je t’aime », deviné plutôt
qu’entendu. Mais il ne dit rien. Il se contenta de la presser
un peu plus fort contre lui.

– 63 –
12

Elle appréhendait un peu de venir chez lui : elle crai-


gnait qu’il habitât un meublé quelconque, où elle se sentirait
mal à l’aise. Elle fut délicieusement surprise en entrant dans
l’appartement qu’il avait réussi à conserver depuis 1912, où
l’on devinait que chaque objet avait été choisi avec amour,
avec ses meubles confortables, achetés en Angleterre, avant
la guerre, sa grande cheminée, où brillait un bon feu de bois ;
la petite table était dressée dans la chambre à coucher ; il y
avait des fruits dans une merveilleuse jatte en cristal de Bo-
hême, du vin dans un vieux petit carafon d’argent, et le tout
était éclairé par deux lampes à abat-jour rose, montées sur
deux candélabres anciens, en vermeil, d’un minutieux tra-
vail.
Yves paraissait vraiment à sa place, parmi toutes ces
choses belles et coûteuses ; elle s’émerveillait à part elle des
brusques changements de son visage. Hier, il était vieux,
terne, presque laid ; aujourd’hui, il était beau et jeune.
Elle fit la connaissance de Pierrot, le loulou blanc qui
ressemblait à un mouton frisé de bergerie et qui portait au
cou des rubans rose tendre. Puis il lui montra ses bibelots
préférés, une petite collection qu’il avait gardée de flacons
de parfums. Il la força à en accepter un ; il était du temps
d’Élisabeth d’Angleterre ; il portait les armes de cette prin-
cesse, ciselées en argent noirci sur un verre bleu foncé qui
brillait à la lumière, comme une pierre précieuse.

– 64 –
— Je vous en prie, prenez-le, supplia-t-il, comme elle
faisait mine de refuser : si vous saviez quel plaisir c’est pour
moi, trop rare, hélas, de faire des présents… Je vous en
prie…
Puis il montra les portraits de ses parents ; il lui parla de
son père, raconta quelques-unes de ses aventures, notam-
ment, celle où, amoureux d’une artiste russe, il avait quitté
pour la suivre sa femme et son fils ; il avait vécu avec elle,
pendant un an, près de Nice, dans la villa « Sniegourot-
chka », où, comme elle était très blonde et qu’elle adorait le
blanc, toutes les pièces étaient blanches, ornées de marbre,
d’albâtre, de cristal, le parc planté exclusivement de fleurs
blanches, tubéreuses, camélias, roses couleur de neige et
peuplé de paons blancs, tandis que sur les trois lacs vo-
guaient de merveilleux cygnes. Elle était morte là-bas ; alors,
il était revenu à sa femme.
— Elle lui a pardonné, cette fois encore, comme tant
d’autres fois, acheva Yves. Elle pardonnait toujours : ses tra-
hisons ressemblaient à des œuvres d’art… On ne pouvait
pas lui en vouloir… Et puis il était irrésistible… Il avait la
fascination des êtres trop aimés. Il est vrai que, quand il était
amoureux, il se donnait tout entier, et, chaque fois, pour tou-
jours… Nous ne savons plus aimer ainsi, nous autres…
Il était assis aux pieds de Denise, serré contre ses ge-
noux, devant la cheminée ; il regardait le feu, fixement.
— Pourquoi ? demanda Denise.
Il eut un geste vague.
— Ah, pourquoi ? je ne sais pas… D’abord, la vie à pré-
sent est trop dure… Les forces qu’avant on dépensait sans
– 65 –
compter dans la passion, dans l’amour, ces forces sont usées
par les mille tracas quotidiens, abêtissants, mortels… Pour
aimer comme eux, il faut le loisir, la richesse… et puis, ils
étaient si heureux… leur vie était calme, assurée, large,
riante… ils avaient besoin d’émotions, nous n’avons besoin
que de repos. Et puis, enfin, l’amour veut peut-être, plus
qu’on ne le dit, des palais de marbre, des paons blancs et des
cygnes.
Elle se pencha vers lui, le prit par les épaules.
— Yves, est-ce que vous m’aimez ? demanda-t-elle, et
sa voix ne ressemblait pas à celle d’une amoureuse qui
murmure : « Tu m’aimes ? », comme une affirmation, divi-
nement sûre d’avance de la réponse ; elle était pleine
d’anxiété et de souffrance, au contraire. Tout de même, elle
espérait. Il ne répondait rien. Il dit enfin :
— À quoi bon les mots, Denise ? Les mots ne signifient
rien.
— Dites-le-moi quand même, je vous en prie… Je veux
le savoir.
— C’est que, justement, je me demande si je peux ai-
mer, aimer comme je voudrais, soupira-t-il. Et, cependant,
Denise, je sens que vous m’êtes infiniment chère. Le désir
que j’ai de vous est mêlé à une immense tendresse…
— Mais, c’est cela, l’amour, balbutia-t-elle, comme une
imploration, le cœur serré, les yeux attachés sur lui.
Il répondit simplement :
— Si vous jugez que c’est l’amour, je vous aime, Denise.

– 66 –
Elle sentit, pour la première fois, une sorte de barrière
entre leurs deux cœurs, comme une petite frontière mal dé-
finie, mais infranchissable. Mais elle ne dit rien ; elle préféra
fermer les yeux, s’oublier, ne pas voir, ne pas être sûre, mais
ne pas le perdre, surtout, ne pas le perdre. Et, furtivement,
tandis qu’il l’embrassait, elle essuya de la main deux grosses
larmes qui débordaient de son cœur trop lourd.

– 67 –
13

Un dimanche de décembre, chez les Jessaint, déjeu-


naient la mère de Denise, Mme Franchevielle, et Jean-Paul
Franchevielle, un joli garçon de vingt-trois ans, aux yeux
impertinents et à la moue rouge de page, le cousin de De-
nise. C’était une belle journée d’hiver, limpide, glaciale et
pleine de soleil ; la salle à manger était tout éclairée d’un vif
rayon un peu rose qui faisait danser sur les murs les reflets
des cristaux. Le visage de Denise apparut tout à coup dans
la clarté, pâle, tiré, avec ces ombres sournoises qui se glis-
sent parfois sur les jeunes visages, soulignant les paupières,
marquant les coins de la bouche, à la place des rides futures,
comme un avertissement discret.
— Tu es souffrante, Denise ? demanda
Mme Franchevielle.
À quarante-neuf ans, la mère de Denise était encore une
femme ravissante qui ne craignait pas de se montrer, le soir,
en robe de bal, les bras nus, sous la brutale lumière des
lustres, à côté de sa fille. Même aujourd’hui, en plein soleil
impitoyable, elle paraissait plus fraîche que Denise, savam-
ment fardée, avec ses belles dents luisantes, ses cheveux
lourds et brillants, son air de santé et de bonne humeur. De-
nise l’aimait beaucoup ; elle lui savait gré d’avoir été une
mère attentive, intelligente et bonne, dissimulant sa vive
tendresse sous son air un peu distant, un peu railleur. Elle
avait été peu expansive, peu câline ; mais, au fond de son
passé, Denise retrouvait le souvenir des neuf nuits de sa

– 68 –
scarlatine, où elle avait vu, tout le temps, à travers son délire
et sa fièvre, les yeux de sa mère attachés aux siens, rivés à
eux, avec une volonté tenace de la sauver, un entêtement
qui l’avait, en effet, arrachée à la mort. Jolie comme elle
était, veuve de bonne heure, Mme Franchevielle avait eu,
elle avait encore sans doute des aventures discrètes et de
bon goût, dont Denise ne voulait rien savoir de précis, mais
qu’elle devinait vaguement, et qui, au lieu de diminuer son
respect pour elle, l’augmentaient presque, car elles faisaient
de sa mère le symbole de la femme par excellence, qui sait
tout, qui voit tout et qui comprend davantage. La perspicaci-
té de Mme Franchevielle était proverbiale ; jamais sa fille
n’avait réussi à lui cacher quoi que ce fût. Aujourd’hui en-
core, à la question de sa mère, elle se troubla, rougit sans
répondre.
— J’espère que tu ne vas pas me faire une seconde fois
grand’mère ! s’écria Mme Franchevielle avec horreur, fei-
gnant de s’y méprendre.
— Non, non, rassurez-vous, maman, dit Denise avec un
petit sourire si triste, que Mme Franchevielle changea im-
médiatement, et avec art, la conversation.
Comme on servait le café, les convives quittèrent la
salle à manger pour le petit salon-bibliothèque voisin, orné
de jolies gravures, de fleurs et de livres rares. Jean-Paul se
leva pour aider Denise.
— C’est ça, tu vas faire la jeune fille de la maison, lui dit
Denise, avec le même petit pli figé de ses lèvres qui voulait
passer pour un sourire.

– 69 –
Jean-Paul, manœuvrant parmi les tasses avec habileté,
lui murmura :
— Maintenant, j’en suis sûr.
— Quoi donc ?
— Tu as un amant, ma belle… Ce pauvre Jacques, il
est…
Il eut un geste gamin vers le dos de Jessaint. Denise
blêmit.
— C’est bon, c’est bon, te frappe pas… Mais tu en as
une tête, Denise. Ça ne va pas, ou bien c’est l’amour qui te
fatigue ?
— Tais-toi, je t’en prie, tais-toi ! répéta-t-elle.
Il y avait une telle lassitude dans ses yeux que Jean-Paul
la regarda avec une expression de sympathie sincère et
tendre.
— Pauvre petite Denise… Tu souffres… Ah, puisqu’il
fallait tout de même que tu le fasses cocu, ton gros réjoui,
pourquoi ne m’as-tu pas écouté, il y a un an, ici même ?
Elle ne put s’empêcher de sourire en se remémorant la
scène où Jean-Paul, avec sa verve de collégien, lui faisant
des déclarations mi-railleuses, mi-passionnées, l’avait fina-
lement poursuivie de table en table et de coin en coin, avec
un tel entrain que son agression s’était transformée bientôt
en une espèce de jeu qui rappelait fort les parties de colin-
maillard de leur enfance.

– 70 –
— Mon pauvre Jaja, dit-elle comme quand elle était pe-
tite : t’écouter, dis-tu ? tu étais brutal et naïf comme un jeune
coq.
— Ça te paraît, parce que je ne te jurais pas des amours
éternelles et que je ne mêlais pas à mon petit sentiment la
lune et les étoiles. Denise, ma fille, tu es la dernière des ro-
mantiques. Les mots te perdront. Les mots ne signifient rien,
pourtant.
— Tu crois, toi aussi, dit-elle, frappée. Cependant, tu
étais jeune, toi. Est-ce que tu m’aimais ?
— Je te voulais, d’abord, et puis, aussi, j’ai toujours eu
pour toi quelque chose, là, mais je ne sais pas si c’est
l’amour, dit-il franchement.
— Tous les mêmes, murmura-t-elle, la voix un peu alté-
rée… tendresse, désir… quelque chose, là… Pourquoi ne pas
dire tout bonnement : l’amour ? Est-ce que vous avez peur
du mot ?
— Et de la chose, Denise, ma vieille… Et puis quoi, de-
puis la guerre, on ne sait plus ce que c’est… Tiens, quand je
te sautais dessus, je t’adorais, comme tu appellerais ça, et
puis aussi, quand tu m’as envoyé dinguer, j’ai pleuré comme
un veau, tu sais, mais je sentais bien tout le temps que je me
consolerais, parce qu’au fond, il n’y a pas de femme dont on
ne se console pas… Nous savons ça en naissant, nous
autres.
— Nous ne le savons pas.
— Toi, et quelques autres spécimens destinés fatale-
ment à souffrir, et qui nous traitez de mufles, parce que vous

– 71 –
nous offrez l’éternité sur un plat d’argent et que nous avons
l’impertinence de la refuser. Mais vous êtes l’exception. Les
autres femmes ont mis depuis longtemps en pratique le vers
de Baudelaire avec une variante : « Sois charmante, tais-toi,
et f… le camp. »
En tripotant les cuillers, il s’arrangea pour effleurer les
mains de Denise :
— Tout de même, si jamais t’as besoin de quelqu’un
pour t’aider à passer « les heures lentes du crépuscule… »
c’est comme ça qu’on dit, pas ? pense à Jaja… Mais c’est
pas tout ça ! En ce moment ce n’est plus à Denise que je
m’adresse, c’est à Mme Jessaint, femme du richissime Jes-
saint (Jacques)… Rappelle-toi – ô Denise – que nous
jouâmes ensemble, que je t’aidai jadis à chiper des confi-
tures, que je fus ton garçon d’honneur, au jour béni de ton
mariage, que…
— Tu as besoin d’argent ?
— On ne peut rien te cacher.
— Tu as une petite amie ?
— Non, j’ai une petite auto… C’est mieux qu’une
femme, mais ça bouffe autant, et papa m’a envoyé promener
quand je l’ai tapé, la semaine dernière.
— Tu n’as pas de petite amie ?
— Si, mais elle ne me coûte rien, elle a un vieux.
— Oh ! Jean-Paul !

– 72 –
— Ben quoi, oh, Jean-Paul ! Quand je dépense, on
m’attrape ; quand je fais des économies, on m’attrape.
— Elle est jolie ?
— Oh ! oui, elle est fine, brune, brillante, avec un capot
un peu allongé…
— Un quoi ?
— Un capot. Tu ne savais pas que les voitures ont des
capots ?
— Tu parles de ta voiture en ce moment ?
— Bien sûr, de quoi veux-tu que je parle ?
— Jean-Paul, tu me désarmes… Tu auras deux mille
francs. Et, maintenant, va servir les liqueurs.
Il s’esquiva sans même la remercier. Le café servi, elle
s’installa avec sa tasse à sa place préférée, sur un coussin
près du feu allumé, regardant danser les langues roses des
flammes. La voix de sa mère la tira de sa rêverie.
— Denise, tu dors ? J’ai laissé mon chapeau dans ta
chambre. Tu viens avec moi ?
Chez Denise, Mme Franchevielle s’approcha, prit sa fille
par les épaules :
— Chérie, tu as une pauvre petite figure… Dis à maman
ce qui te tourmente.
— Je ne peux pas.
— Pourrai-je t’aider ?

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— Non, petite mère, je vous remercie… Ne vous inquié-
tez pas… Ça va encore… Quand ça deviendra trop lourd à
porter toute seule, je vous dirai, peut-être… Mais ne me de-
mandez rien, maintenant.
Mme Franchevielle plissa un peu ses jolis yeux myopes
qui semblaient lire jusqu’au fond des cœurs.
— C’est entendu, ma chérie, promit-elle simplement.
Vers trois heures, Denise resta seule. Mme Franchevielle
était partie ; Jessaint aussi s’en alla, déclarant qu’il avait des
visites à faire.
— Voilà Jacques qui devient mondain, dit Denise avec
un peu d’ironie, ce rien d’irritation agressive que les femmes
ne peuvent se défendre d’éprouver envers leurs maris dès
que leurs amants les rendent malheureuses.
Mais elle se garda bien de le suivre ou de le retenir. En-
suite elle renvoya Jean-Paul qui s’attardait autour de ses
jupes.
Un fin rayon oblique, couleur d’abricot mûr, se glissait
dans le petit salon, éclairant la pendulette d’ivoire. Denise
regarda l’heure. La veille, comme tous les jours, elle avait
demandé à Yves en le quittant : « Je vous revois demain ? »
Toutes les fois elle se jurait d’attendre afin qu’il prononçât le
premier cette petite phrase, et, toujours, à la dernière mi-
nute, c’était elle qui la murmurait lâchement, timidement,
vite et bas. Pourtant, une ou deux fois, elle avait eu le cou-
rage de se taire ; le lendemain, il lui avait téléphoné à l’heure
habituelle, mais l’incertitude où elle s’était trouvée jusque-là
l’avait rendue à moitié folle. L’incertitude… c’était bien là le
nom de son mal. Elle était à peu près sûre qu’il ne la trom-
– 74 –
pait pas. Pourquoi ? il n’en avait pas le temps, ni l’occasion,
ni même la tentation, sans doute. « Mais ça, ce n’est rien, ça
se pardonne », pensait-elle. Ce qu’il lui fallait, comme il faut
de l’air pour respirer, c’était l’assurance d’être aimée. Elle ne
le savait pas. Elle ne savait rien. Toujours las, fatigué, préoc-
cupé, ennuyé, il avait, cependant, pour elle, de la tendresse
et de l’attrait physique, elle le sentait. Mais, tout le temps,
elle avait l’impression que c’était elle seule qui se crampon-
nait, de toutes ses forces, à leur amour ; si elle le quittait, elle
savait qu’il ne ferait pas un geste pour la retenir, par paresse,
par découragement inné et, de cela, elle éprouvait comme
une immense fatigue morale, comme si elle eût porté en
tremblant, entre ses mains faibles, un précieux fardeau trop
lourd. Pourtant… il n’était pas méchant, il était noble et dé-
licat, mais il ne comprenait pas, il ne ressentait pas sa souf-
france. Toujours à sa question « Je vous vois demain ? » il
répondait : « Je vous téléphonerai, ma chérie. » Il trouvait
cela tout simple : elle lui avait constamment répété qu’elle
était libre, qu’elle arrangerait toujours ses journées pour lui ;
de son côté, il était très pris par son bureau, ses affaires, les
mille préoccupations d’un célibataire pauvre dont il ne vou-
lait pas l’entretenir. Il valait mieux combiner leurs rendez-
vous à la dernière minute que risquer qu’un empêchement
subit vînt les troubler. C’était très juste, et, cependant, c’était
une torture quotidienne que cette attente près du téléphone,
un lent supplice raffiné qu’elle ne pouvait pas expliquer, qu’il
aurait dû, pourtant, comprendre. Et cette incompréhension,
c’était justement une des preuves les plus terribles qu’elle
manquait entre eux, l’étrange fibre sensible qui relie deux
êtres, les noue en un seul, les fait mystérieusement jouir des
mêmes joies et saigner des mêmes souffrances ; oui, il man-
quait quelque chose entre eux d’insaisissable,

– 75 –
d’inexprimable, tout simplement, peut-être, ce qu’on nomme
l’amour réciproque.
Trois heures… Pourtant elle se sentait encore légère,
confiante. C’était toujours ainsi. Elle prit un livre, parcourut
avec intérêt quelques pages. À trois heures dix, elle com-
mença à ne plus rien comprendre à ce qu’elle lisait ; les mots
avaient perdu toute signification ; ce n’étaient plus que de
petits signes noirs sur blanc qui dansaient devant ses yeux ;
plusieurs fois de suite, elle lut, relut : « La lune, haute dans le
ciel, semblait la pointe d’un cône de blanche lumière… »
« La lune, haute dans le ciel… » « La lune… » Elle ne com-
prenait pas ; elle referma le livre d’un petit geste sec. Elle
prit un polissoir, se mit à frotter obstinément ses ongles,
s’hypnotisant sur leur surface brillante ; mais son esprit res-
tait trop libre ; elle se leva ; elle hésita un moment dans le
couloir. Vraiment, elle ne savait que faire. Elle n’avait rien à
faire, rien, rien… Elle ouvrit la porte de la nursery. Francette
découpait des images, installée sur une chaise haute, à côté
de l’Anglaise. Un instant, le calme, la blancheur de cette
chambre pénétrèrent insensiblement Denise d’un sentiment
d’apaisement, de douceur. Francette bavardait d’une petite
voix pointue d’oiseau ; le feu crépitait dans la cheminée, le
chat noir se léchait en ronronnant, avec un bruit d’eau qui
bout. Elle s’assit près de sa fille, caressa ses cheveux. Mais,
tout à coup, nerveusement, elle sursauta :
— Vous n’avez pas entendu le téléphone, miss ?
— Non, madame, répondit placidement l’Anglaise.
Tout de même, Denise demeurait préoccupée. Elle se
disait qu’elle n’entendrait pas bien de la nursery la sonnerie
grêle, étouffée par les tentures, et les domestiques étaient si
– 76 –
distraits. Elle ne pouvait plus rester en place ; tout le temps,
quand un autobus passait dans la rue, quand Francette fai-
sait tinter de la main les animaux en porcelaine de Copen-
hague qui ornaient sa chambre, elle tressaillait, l’oreille ten-
due. Tout à coup, elle se leva, se sauva presque chez elle :
cette fois-ci, elle était sûre.
— Allô, allô…
C’était une relation vague. Il fallut subir des demandes
banales, poser des questions d’un air d’intérêt feint,
s’informer de choses indifférentes. Enfin, elle raccrocha le
récepteur, toute tremblante. Quatre heures moins le quart…
Yves avait peut-être essayé de lui téléphoner… Sans bruit,
elle alla s’asseoir sur une chaise basse, entre la fenêtre et le
feu. Quel silence !… Dans l’appartement vide, les moindres
bruits s’entendaient, un craquement de meubles, le pas feu-
tré du domestique dans la salle à manger ; en bas, la lourde
porte cochère retomba avec un son sourd de cloche… De-
hors, dans cette avenue d’Iéna que le dimanche faisait aussi
paisible qu’une rue de province, une auto passa… puis, de
nouveau, ce fut un silence écrasant, mort, la paix particulière
des dimanches de Paris dans les quartiers riches.
Les coudes sur ses genoux, la tête dans ses mains, De-
nise s’entêtait à regarder le feu, sans penser, comme on fait
quelquefois, quand on veut s’endormir et qu’on se force à
s’engourdir, le cerveau vide, les yeux fixés dans le vague,
sans réfléchir, surtout, mon Dieu, sans une pensée !… Et,
peu à peu, lentement, invinciblement, son visage se tournait
vers le coin d’ombre, où le téléphone se dressait. Elle sem-
blait implorer cet objet inanimé, comme un petit dieu d’acier
et de bois, ironique, silencieux. Quatre heures passées… Il

– 77 –
ne téléphonait pas… Il avait oublié… Non, ce n’était pas
possible, il n’avait pas oublié… Mais, pourquoi ne télépho-
nait-il pas, mon Dieu ? Pourquoi ? Oh ! le supplice de rester
là, les mains glacées, le cœur ralenti, toute la vie suspendue
à cette horrible petite chose qui brillait là, dans cet angle
obscur, railleuse, muette… Le supplice d’épier vainement
dans le silence le grésillement de la sonnette. Quatre heures
et demie… La pendule tinta. Elle sursauta sur sa chaise, les
joues vertes… Puis elle commença à pleurer, doucement,
découragée. Vive, insolente, claire, la sonnerie du téléphone
éclata tout à coup.
Elle avait saisi le récepteur d’une main qui s’efforçait de
ne pas trembler, se méfiant d’une méprise possible. Mais
non, c’était bien la voix d’Yves, cette voix un peu voilée,
profonde.
— Denise ?
— Mon chéri ?
— Denise, je suis très occupé… Je pourrai vous voir
seulement dans une heure, une heure et demie. Pardonnez-
moi.
— Le dimanche ?
— C’est ainsi.
Elle perçut une petite inflexion dure. Elle faiblit tout de
suite.
— Quand vous voudrez. Chez vous ?
— Pas chez moi.

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— Pourquoi ?
— Je vous expliquerai.
— Alors ?
— Vous êtes seule ?
— Oui.
— Je passerai chez vous.
— C’est bien, dit-elle, froidement, déçue, défiante.
Déjà la communication était coupée. Tout de même,
une grande vague de calme l’envahit. Elle se rappela brus-
quement qu’elle avait mille choses à faire ; elle n’avait pas
vérifié les comptes du maître d’hôtel ; on lui avait livré de
chez Georgette un chapeau qu’elle n’avait pas essayé ; il fal-
lait faire un tri parmi ses dentelles pour orner le linge qu’elle
avait commandé. Elle vaqua à ces différentes occupations
pendant une demi-heure à peu près, le cœur à l’aise ; puis
elle alla se recoiffer, se poudrer, parfumer longuement sur sa
nuque et ses bras les endroits de sa chair qu’il avait
l’habitude de baiser ; elle mit la robe d’intérieur qu’il préfé-
rait, disposa elle-même les tasses à thé sur le guéridon, versa
le porto dans le petit carafon de verre foncé qui brillait
comme un rubis, arrangea les fleurs, mit les cigarettes dans
une boîte de laque verte et noire qui venait de Moscou et
qu’il aimait, installa le tout près du feu, dans l’ombre rose de
la lampe. Et puis, de nouveau, elle commença à l’attendre.
L’attente, c’était à présent toute sa vie. Attendre le télé-
phone, attendre sa visite, ou l’heure du rendez-vous… Ah !
l’affreux tourment d’aimer. Et pourquoi ? Ce n’étaient pas
leurs caresses qui la liaient à lui ; elle n’était pas sensuelle

– 79 –
ainsi que la plupart des très jeunes femmes, et, dans ses
bras, elle n’était guère heureuse, toujours tourmentée par
une angoisse mal définie, rongeuse et sourde, comme un mal
dont on sent, au fond de soi, la présence, sans en savoir le
nom. Et, cependant, malgré cette inquiétude, il lui arrivait
parfois – oh ! bien rarement – tandis qu’elle était assise sur
ses genoux, sa main glissée par l’ouverture de la fine che-
mise de soie, sur la poitrine de son amant, à la place où bat
le cœur, il lui arrivait d’être pénétrée d’un sentiment de
calme divin… Et, pour cette rare minute de la paix déli-
cieuse de l’amour, elle était prête à supporter toutes les souf-
frances. Maintenant elle attendait… Sa vue, ses nerfs étaient
engourdis ; seule, son ouïe vivait, merveilleusement aiguisée,
tendue vers les moindres bruits de la rue… Des pas appro-
chent, dépassent la maison, s’éloignent… une auto ralentit,
s’arrête, non, elle s’en va… Puis c’est le bourdonnement
sourd de l’ascenseur et le tintement clair de la sonnette à
l’étage au-dessus… Pourquoi tardait-il ? S’il lui était arrivé
un accident ? il y a tous les jours des taxis démolis au coin
d’un boulevard… Et puis, pourquoi n’avait-il pas voulu
qu’elle vienne chez lui ? Son imagination grandissait, ampli-
fiait monstrueusement, dénaturait les moindres détails… Qui
sait ? peut-être la trompait-il ? Est-ce qu’on sait ? Il avait
peut-être une autre maîtresse ? Peut-être, las d’elle, était-il
retourné à une ancienne liaison ?… Ou bien, c’était une
aventure récente ? Elle imagina son amant couché auprès
d’une autre, se disant ennuyé : « Tant pis, Denise attendra
aujourd’hui… » Elle se torturait l’esprit à plaisir, comme une
enfant malade… Et puis, ce fut une autre épouvante… Ah !
celle-là, elle vivait toujours au fond d’elle comme la peur de
la mort, qui sommeille dans le cœur lâche de l’homme et
s’éveille et ricane à certaines heures horribles… L’épouvante

– 80 –
de le voir s’en aller… Oh ! pas la grande scène de la rupture,
comme on disait autrefois… Celle-là, elle ne se joue plus
guère, même au théâtre… À quoi bon un si grand mot pour
une si petite chose ? Maintenant, on s’en va, tout simple-
ment, un beau jour, on ne vient pas au rendez-vous et puis,
fini, on disparaît… Ça s’appelle « laisser tomber une
femme » et c’est très bien, très commode, très gentil… Ce-
pendant, sur le cadran, les minutes passaient, pressées, ra-
pides, comme de sournoises petites bêtes rongeuses, qui fi-
lent emportant chacune un minuscule lambeau de vie.
Denise attendait.

Aimer sans être aimé,


Être au lit sans dormir,
Et attendre sans voir venir
Sont trois choses qui font mourir.

dit-on à peu près.

– 81 –
14

Voilà, mon vieux, conclut Jean Vendômois, voilà ma


vie… Dans le nord de la Finlande, sans aucune communica-
tion avec le monde civilisé, au bord de l’Océan Polaire…
Une existence de pionnier du Canada, au siècle dernier…
Neuf mois de l’année, un hiver qu’il est impossible de se fi-
gurer sans l’avoir vu… La neige… la blancheur, la limpidité,
la merveilleuse pureté de l’air… ces immenses forêts pro-
fondes endormies sous la neige… pas un souffle de vent, pas
un bruit… seulement les clochettes des traîneaux… trois
mois d’été, où le soleil ne se couche jamais…
— Je vois, murmura Yves, les yeux agrandis de rêve.
Ils causaient depuis le déjeuner, devant leur café qu’ils
oubliaient de boire ; Pierrot entre leurs jambes levait vers
eux son museau rose et pointu, de l’air éternellement riant
des loulous frisés. Vendômois, petit, trapu, les yeux intelli-
gents dans un visage carré, tanné, durci, se pencha vers
Yves.
— … Songe, mon vieux, songe, loin de Paris, loin de la
vie bête et difficile d’après-guerre… Là-bas, l’indépendance
absolue… Et puis, sentir que ce qu’on fait avec ces dix
doigts-là, c’est vraiment du travail, qu’on crée enfin… Tiens,
il y a trois ans, dans ce village, il y avait vingt-deux che-
vaux ; maintenant, il y en a cent soixante-quinze… C’est
épatant… Ah ! mon rêve, ce serait de créer une ligne de
chemin de fer qui relierait le village à Haparanda ; nous
sommes forcés à présent d’écouler nos produits à l’aide de
– 82 –
chevaux et de rennes… Le chemin de fer, ce serait la for-
tune, le succès assuré, tu comprends ?
— Si je comprends, s’exclama Yves tout haut : c’est
beau, mon vieux.
— Oui, c’est beau… Ah ! Yves, viens avec moi… Que
vas-tu devenir ici ? Tu végéteras, tu t’enliseras… Est-ce que
c’est pour toi, le bureau, la petite vie étroite d’un employé…
Là-bas, tu seras ton maître, Yves… Et puis, tu sais, cette fa-
brique, ce n’est rien encore, c’est tout petit, mais ça grandit,
ça grandit… c’est merveilleux de voir croître ça tous les ans,
comme un enfant… Je vais t’expliquer… nous fabriquons
des allumettes, comme tu sais… eh bien, ces forêts inépui-
sables qu’on achète quasi pour rien au Gouvernement qui a
besoin d’argent étranger, ces forêts fournissent jusqu’au bois
nécessaire pour les caisses d’emballage, tu comprends ?
Il cita des chiffres qu’Yves écoutait, les yeux brillants.
— Cinq ans d’un travail acharné, et c’est ta fortune
d’autrefois refaite… Tu sais que je ne m’emballe pas.
— Je sais.
Un grand silence tomba entre les deux amis.
— Comme je t’envie ! dit enfin Yves.
— Alors, viens…
L’autre haussa les épaules sans répondre.
Jean Vendômois l’observa, de plus près :
— Une femme, hein ?

– 83 –
— Une femme.
— Qu’est-ce que ça fait, ces petites choses ?
— Ça souffre.
— Bah ! il faut d’abord penser à nous.
— Je ne peux pas.
— Un petit animal, une poupée ?
— Non, une vraie femme, dévouée, sincère et tendre…
C’est pour ça que je ne peux pas…
— Mon pauvre vieux, c’est bête…
— Je sais bien.
— Écoute, dit de nouveau Vendômois, je vais passer un
contrat tout à l’heure avec un Anglais… Mais si tu dis
« oui », je l’envoie promener… tu me donneras ta parole, et
je t’attendrai là-bas…
— Je ne peux pas te donner ma parole.
— Tu ne viendras pas ?
Yves se taisait, regardait le feu.
Vendômois se leva.
— Tant pis, dit-il enfin, avec un bref soupir… Alors,
adieu, mon vieux, porte-toi bien.
Ils s’embrassèrent. Yves était blême.
Avant de partir, Vendômois dit encore :

– 84 –
— Écoute, si, un jour, ça n’allait pas… on ne sait ja-
mais… promets-moi que tu viendrais…
— Je te promets.
— Ça va… Adieu…
Resté seul, Yves revint vers le feu, s’agenouilla, posa sa
tête sur celle de Pierrot avec un soupir profond, un sec et
douloureux sanglot d’homme, sans larmes.
— Mon chien, mon bon chien, murmurait-il, la bouche
dans le pelage touffu de Pierrot : oh ! comme ce serait bon…
Songe donc : une libre vie sauvage, dans la neige, dans les
grandes forêts profondes, la chasse, le travail, un travail sain
qui use les membres autant que le cerveau, la liberté… Je
t’emmènerais… Oh ! le repos du soir dans la maison de bois,
le silence, la lune sur la neige, ces grandes étoiles que décrit
Jean, plus grandes et plus brillantes que les nôtres… Les
bras rompus de fatigue d’un ouvrier, mais le cœur libre, con-
tent… Mon bon chien, quel rêve !…
Il aperçut sur le tapis des petites photos que Vendômois
lui avait montrées et qu’il avait oubliées ou laissées à des-
sein. Il les prit. Il vit des plaines, des huttes de bois, des traî-
neaux légers attelés de rennes, des forêts de sapins, des lacs
ronds, transparents, où se reflétaient les bouleaux…
Il les regarda longuement, puis les jeta dans le feu.
— Denise, petite Denise, soupira-t-il, tu ne sauras jamais
ce que je te sacrifie.

– 85 –
15

Quand Yves arriva chez Denise avec plus d’une heure


de retard, il la trouva qui sanglotait, blottie dans l’embrasure
de la fenêtre. Tout d’abord, il s’effraya.
— Mon Dieu, Denise, qu’est-ce qu’il y a ? Il est arrivé
quelque chose ?
Elle fit signe que non, sans pouvoir parler. Il voulut la
prendre contre lui. Mais elle le repoussa de ses deux bras
tendus, raidis de fureur.
— … Égoïste, égoïste… Moi qui m’affolais, qui
m’imaginais Dieu sait quoi, un malheur, un accident… Mais
non, vous arrivez là, sans même daigner vous expliquer, dire
un mot…
— Vous ne m’en laissez pas le temps, observa-t-il froi-
dement, les yeux soudainement durcis.
— Taisez-vous, laissez-moi, vous êtes méchant, lâche,
cruel… vous n’avez pas le droit, vous entendez ? pas le droit
de me faire souffrir ainsi…
Elle suffoquait. Il fit un pas vers la porte.
— Denise, vous devenez folle, je pense… Adieu, je re-
viendrai quand vous serez plus calme.
Alors, elle poussa un véritable gémissement de bête
blessée.

– 86 –
— Yves, Yves, ne me laisse pas… ne pars pas, Yves…
De ses folles mains tremblantes, elle s’accrochait à ses
vêtements, à ses bras, à son cou ; il la saisit fortement, la
maintint sur sa poitrine d’une étreinte qui ressemblait da-
vantage à une violence qu’à une caresse. Mais, peu à peu,
elle se calma ; les battements désordonnés de son cœur
s’apaisèrent ; elle leva vers lui une pauvre petite figure
mouillée de larmes, bouleversée, mortellement pâle.
— Yves…
Puis, doucement, timidement, elle implora :
— Vous me pardonnez, dites ?
Il haussa un peu les épaules et la regarda avec une ex-
pression indéfinissable, mêlée de pitié, de tendresse et de
mépris.
Ils étaient assis, étroitement serrés sur le divan, dans un
coin d’ombre ; dans la cheminée, les braises roses et argent
pétillaient par moments et lançaient de brèves flammes
claires, vite éteintes.
Denise, le front sur la poitrine d’Yves, goûtait une dé-
tente délicieuse, cette espèce de lâche et molle volupté qui
suit les grandes crises nerveuses des femmes. De temps en
temps, un sanglot la secouait tout entière et s’apaisait len-
tement, comme une houle après la tempête ; son cœur, si
lourd tout à l’heure, semblait léger, à présent, comme un
bloc de glace fondu en eau, cette eau salée qui mouillait in-
sensiblement les coins de ses paupières.
À la dérobée, elle observa Yves.

– 87 –
Il se taisait, accablé, le regard pesant.
— Il ne faut plus jamais, jamais faire ça, Denise, vous
entendez ? dit-il enfin, à voix basse.
Un peu de l’ancienne rancune remua dans l’âme mal
apaisée de Denise.
— Où étiez-vous tout à l’heure ? demanda-t-elle d’un
ton presque haineux. Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus
tôt ?
— J’étais avec un ami, répondit-il, l’air volontairement
froid, détaché.
Elle n’osa pas dire : « Je ne vous crois pas », mais il re-
marqua bien la petite contraction amère et dure de sa lèvre.
Il se recula insensiblement, se raidit. Une espèce d’hostilité
sourde naissait entre eux. Elle la sentit ; elle voulut la conju-
rer, comme un maléfice, par des baisers, des caresses ; mais
il demeurait crispé, la bouche close, les mains immobiles.
Alors, elle murmura :
— Yves, vous m’aimez ? Dites-moi que vous m’aimez…
Vous m’êtes si cher. Dites-moi, parlez-moi…
Obstinément, il se taisait. Elle avait l’impression de se
cogner désespérément contre une porte fermée, de la battre
en vain de sa tête douloureuse, comme un pauvre oiseau
dans une chambre sans lumière ; et, cependant, elle répétait
avec le terrible et maladroit entêtement féminin :
— Dites-moi… Parlez-moi…
Il finit par répondre :

– 88 –
— Je ne sais pas parler, Denise, ma petite Denise ; don-
nez-moi le calme, le repos, la tendresse… J’ai besoin de vos
mains sur mon front, sur mon cœur, de votre douce voix
fraîche qui rit près de moi… Mais je ne peux pas, je ne sais
pas dire des paroles d’amour… Songez que pendant tant
d’années je me suis tu… Ne me forcez pas à dire de jolis
mensonges… Je ne veux pas… Je suis si fatigué… Donnez-
moi du repos… j’ai besoin de repos…
— Mais moi, dit-elle révoltée, moi, j’ai besoin de tout
ça… J’ai besoin qu’on me dise que je suis la plus belle, et la
plus chère, et la seule. J’ai besoin de paroles, même si je sais
qu’elles mentent… J’en ai besoin…
— Je ne peux pas vous donner ce que vous me deman-
dez. Ce n’est pas ma faute, Denise. Je suis pauvre de senti-
ments autant que d’argent, peut-être, je ne sais pas… Mais
je vous donne tout ce que je peux donner…
— Ce n’est pas beaucoup… et je souffre, cependant, dit-
elle à voix basse.
— Alors, soupira-t-il en la repoussant doucement, sépa-
rons-nous.
Une étrange sensation de froid subit la glaça.
— Vous ne parlez pas sérieusement ?
— Je ne veux pas que vous soyez malheureuse.
— Ah ! dit-elle, j’aime mille fois mieux souffrir par vous
que vous perdre, vous le savez bien…
Silencieusement, elle posa sa joue chaude près de la
sienne.

– 89 –
— Égoïste, murmura-t-elle tristement, sans colère.
— Égoïste, répondit-il avec un étrange petit soupir las.
Et ils demeurèrent sans parler, enlacés, lui regardant au
loin, elle le regardant.

– 90 –
16

Yves poussa la porte de sa chambre ; et, avant de la re-


fermer, il jeta comme tous les soirs, vers les ténèbres de
l’office, d’une voix éteinte :
— Mon bain, s’il vous plaît, Jeanne… vite…
Puis il se laissa tomber dans le premier fauteuil qui se
trouvait à sa portée.
Ce bain du soir remplaçait celui qu’il n’avait pas le
temps de prendre avant de partir pour le bureau. Le matin, il
devait se contenter d’une toilette hâtive à l’eau froide, gre-
lottant dans la salle de bains mal chauffée, tandis que le vi-
lain petit jour gris de huit heures brouillait mélancolique-
ment, derrière la fenêtre, les arbres, le ciel et des toits, des
toits qui se succédaient à l’infini. Depuis quatre ans, Yves
n’avait pas encore pu s’habituer à ce frisson qui le saisissait
au réveil, à ce léger mal au cœur, et cette envie nerveuse de
bâiller, de s’étirer, qui lui rappelaient les nuits de tranchée,
quand l’alerte, en le mettant debout dans le noir, interrom-
pait brutalement ses songes. Tout le reste du jour il gardait
une sensation de malaise indéfinissable, d’épuisement ; il rê-
vait ce moment de loisir, où il tremperait enfin, dans la bai-
gnoire profonde, pleine d’une eau chaude et parfumée, son
corps las, comme les écoliers, enfermés dans les collèges, se
représentent la soupière fumante, sous la lampe, à la table
de famille, le soir. Il lui semblait qu’avec la poussière de la
journée, il se débarrasserait d’un coup, et de la fatigue, et de

– 91 –
la mauvaise humeur, et des soucis, et de toute l’atmosphère
physique et morale du bureau détesté.
Justement, aujourd’hui, le travail quotidien lui avait pa-
ru plus particulièrement pénible encore que d’habitude :
nerveux comme une femme, le temps agissait sur lui avec
une toute-puissance tyrannique. Or, depuis le matin, une pe-
tite pluie fine tombait, grise et douce et lente, clapotant der-
rière les vitres avec un bruit humble et obstiné qui donnait
envie de grincer des dents. Et, dès qu’Yves levait la tête, il
apercevait la rue noire et boueuse ; des dos tristes, courbés
sous des parapluies luisants, se hâtaient, comme un trou-
peau chassé par une main invisible ; de grandes affiches lu-
mineuses tournaient dans le ciel noir. Vers cinq heures, la
pluie cessa ; et, à l’horizon, parut une bande de clarté rose ;
un moment les rues mouillées la reflétèrent et brillèrent
comme des améthystes ; mais on alluma les lampes à abat-
jour vert dans le bureau et, dehors, instantanément, ce fut la
nuit. Le cliquetis des machines à écrire, une odeur d’encre…
dans la nuque et le dos courbés des élancements, des pico-
tements aux paupières… des colonnes de chiffres qui
s’alignent et grandissent toujours… un tas de lettres qui ne
diminue jamais, comme le sac d’or des kobolds du conte al-
lemand, le sac que l’on était condamné à vider et à remplir
sans cesse, pendant mille ans et encore mille ans, pour avoir
surpris le vieux Rhin jouant au coucher du soleil avec les
paillettes d’or des flots… ces têtes, toujours les mêmes au-
tour de lui, des employés attentifs penchés sur leur be-
sogne… Il ne parvenait pas à comprendre comment ce qui
aurait paru à son subordonné le rêve de toute une existence,
cette place près de la fenêtre, à laquelle correspondaient
deux mille cinq cents francs d’appointements mensuels, –

– 92 –
c’était pour lui quelque chose de pareil à la fois à l’internat et
à la prison.
À la table voisine, Mosès, le type du jeune Israélite
riche, élégant, long nez pointu dans une face fine et pâle,
compulsait des chiffres, comme un amoureux qui relit une
lettre de sa maîtresse, avec des yeux avides. Qu’il s’agît de
mettre au net le rapport de la dernière assemblée générale,
de noter la hausse de la livre sterling ou la baisse de la canne
à sucre sur le marché de Haïti, Mosès abattait la même be-
sogne, avec la même activité prodigieuse et le même intérêt
fiévreux. Yves l’enviait, et il se souvenait de ce que son chef,
un jour, lui avait dit – un Juif aussi, celui-là, mais de vieille
souche, avec un nez presque inconvenant et une barbe d’un
gris sale :
— Mon cher Harteloup, ce qui vous manque, c’est une
goutte, une toute petite goutte de notre sang…
Il revoyait le geste de la main molle et velue, et l’accent
tudesque :
« … Une coude, une doude bédide coude… »
Il sourit sans gaîté.
« Peut-être avait-il raison, l’animal ? »
Il s’énervait de ne pas pouvoir se défaire des souvenirs
de la journée ; ils obsédaient son esprit lassé, comme un re-
frain stupide qui s’accroche à la mémoire, ou comme ces
lambeaux de cauchemar qui traînent dans la tête, mal débar-
rassée des vapeurs du sommeil.
Nerveusement, il fit craquer les phalanges de ses doigts.

– 93 –
« … Damnée vie… »
Puis il appela, irrité :
— Jeanne, voyons, et ce bain ?
Jeanne entra à pas feutrés ; un peu sourde, elle avançait,
quand on lui parlait, un visage pointu de fouine, où cli-
gnaient les yeux vides, fatigués, résignés des femmes du
peuple.
— Monsieur me demande ?
— Mon bain.
Elle dit, étonnée :
— Mais, Monsieur… Monsieur sait bien que l’appareil à
chauffer le gaz était détraqué ce matin…
— Vous n’avez donc pas fait appeler l’ouvrier ?
— Si, Monsieur.
— Eh bien, alors ?
— Alors, Monsieur, il n’est pas venu.
Yves ouvrit la bouche pour la traiter violemment de
buse, – il n’était guère patient, – mais la vue de cette terne
figure calme lui fit honte. Il se contenta d’esquisser de la
main un geste las.
— Ça va bien… préparez-moi un tub… ; pourquoi avez-
vous laissé éteindre le feu ?

– 94 –
Elle marmotta : « J’ai oublié », et s’agenouilla lourde-
ment pour souffler sur les bûches humides qui fumaient et
ne voulaient pas brûler. Puis elle remarqua :
— La provision de bois va être épuisée… Monsieur ne
m’a pas laissé d’argent.
— C’est bon, c’est bon, l’interrompit-il.
Il s’accommoda tant bien que mal avec deux brocs
d’eau que Jeanne faisait chauffer à la cuisine ; puis il passa
un pyjama et s’installa en face de son souper solitaire, près
de la cheminée ; Pierrot, couché à ses pieds, dormait et hale-
tait doucement en rêve.
Il mangea distraitement ses œufs à la coque mal cuits,
une tranche de galantine, et il but un verre de Montrachet
que Jeanne lui apporta, en le prévenant que c’était là la der-
nière bouteille. Puis elle monta se coucher. Dans
l’appartement désert, l’horloge battait comme un cœur. Yves
se rappela, comme il aimait, quand il était un tout jeune
homme, la paix des chambres vides d’humains ; la solitude,
alors, le grisait comme une amère liqueur puissante ; à pré-
sent, elle éveillait en lui un sentiment confus qui ressemblait
à de la peur ; malgré lui, il lui arrivait de se représenter qu’il
pouvait tomber malade au milieu de la nuit, étouffer, râler,
appeler vainement au secours, tandis que Jeanne dormirait
au sixième. Il avait honte de sa poltronnerie ; mais, involon-
tairement, il frissonnait, en regardant l’ombre qui
s’amoncelait dans les angles de la pièce et les plis des ri-
deaux. À des moments pareils, il comprenait nettement
pourquoi on se marie… pour avoir « ça », une présence, un
bruit de jupes, quelqu’un à qui raconter des choses insigni-
fiantes, quelqu’un à gronder sans raison quand on est de
– 95 –
mauvaise humeur, quelqu’un qui est là tandis qu’on se tait.
Et, cependant, c’était étrange… ce n’était jamais à Denise
qu’il pensait alors… Cette liaison pour lui n’était, en somme,
que fatigue. À heure fixe, il fallait être tendre, amoureux,
passionné ; préoccupé par les mille petits soucis quotidiens
qui le harcelaient, comme des mouches un jour de chaleur, il
fallait dire de jolies choses, sourire, caresser ; quand la mi-
graine lui tenaillait les tempes, il fallait parler pour ne pas
voir les yeux anxieux de Denise, pour ne pas entendre
l’éternelle petite question triste : « Qu’est-ce que tu as ? à
quoi penses-tu ? tu ne m’aimes pas ? » Il ne voulait pas faire
de cette femme jeune et jolie, bonne et charmante, faite pour
le rire, le bonheur et l’amour, la confidente de ses mille pe-
tits soucis mesquins ; d’ailleurs, une maîtresse est capable de
consoler une grande douleur romantique, pensait-il, mais
non pas d’écouter longtemps, sans impatience, l’homme qui
lui dirait : « Voilà, il me manque 300 francs pour payer mes
impôts. Jeanne a encore oublié de faire réparer le chauffe-
bains. Il y a de la poussière sur les meubles ; le rideau de
guipure est déchiré… ; il faudrait remplacer la soie du fau-
teuil, qui s’effiloche tout doucement. Mais je n’ai pas le
temps… ni d’ailleurs de m’acheter du linge, des draps de lit,
des chaussettes… » Alors il fallait se taire, ou parler de
choses indifférentes ou bien dire de jolis riens qui n’étaient
pas précisément des mensonges, mais qui lui causaient,
parce qu’il se sentait forcé de les prononcer, une mortelle fa-
tigue…
« Avec elle, pensa-t-il avec une irritation singulière, il
faudrait toujours être moralement en smoking. Ça ne rentre
plus dans mes moyens, hélas… »

– 96 –
Puis il se rappela avec plus de résignation que d’espoir
qu’elle avait promis de lui téléphoner vers dix heures. Elle
viendrait probablement chez lui, sous prétexte de se rendre
au théâtre, ou chez une amie. Il soupira. Comme c’était
étrange… Quand il était sûr qu’il allait la voir, il retardait
tant qu’il le pouvait l’instant de leur rencontre ; ce n’était pas
précisément de l’ennui qu’il ressentait, mais de l’absence de
désir ; il avait envie de reculer l’heure, il flânait dans les rues,
il inventait mille prétextes pour se mettre en retard, trop cer-
tain de sa présence, de sa tendresse, de son amour. Mais il
suffisait que survînt de la part de Denise un empêchement
quelconque pour qu’il se sentît de nouveau amoureux, in-
quiet et plein d’une impatience délicieuse ; quand il arrivait à
Denise d’être un peu malade, il s’affolait, se tourmentait, de-
venait câlin et doux ; il avait mal dans sa chair quand elle
souffrait ; il ne pouvait la quitter ; elle lui était subitement
plus précieuse que tout au monde. Mais le lendemain elle
guérissait, et il recommençait à traîner son amour comme un
fardeau.
Ce soir-là, en attendant son coup de téléphone, il
s’installa devant sa table, repoussa Pierrot qui s’obstinait à
fourrager sa main d’un nez humide et noir, et, avec un soupir
résigné, il attira devant lui une liasse de papiers – factures
acquittées ou non, mémoires de tailleurs, carnets de Jeanne.
Vers la fin du mois, il lui manquait toujours quelques cen-
taines de francs indispensables ; aussi, vers le 20, il
s’astreignait à une révision de ses comptes, longue, em-
brouillée, dont il sortait toujours de mauvaise humeur,
s’étant aperçu qu’il n’avait pas tenu, une fois de plus, les
promesses d’économie qu’il s’était faites à lui-même. Avec
ses 2 500 francs d’appointements, certains de ses collègues,

– 97 –
mariés et pères de famille, paraissaient vivre à merveille.
Mais Yves était gêné du 1er au 30 de chaque mois régulière-
ment. Il est juste de dire qu’il en comprenait parfaitement la
cause et comment des habitudes dispendieuses, telles que
taxis pris le matin pour ne pas arriver en retard au bureau,
cigarettes de luxe, vêtements trop chers, pourboires trop
fréquents et trop généreux, compromettaient gravement
l’équilibre de son budget ; il le savait, mais il n’avait pas la
force de s’en défaire ; il préférait sacrifier le nécessaire au
superflu, et, cependant, il en souffrait ; il n’avait pas le carac-
tère bohème ; il n’était plus assez jeune pour être insou-
ciant ; seules, des dents de vingt ans mordent avec plaisir
dans un morceau de pain sec.
Il soupira, repoussa les papiers, mit sa tête dans ses
mains. Il était dix heures passées. Denise ne téléphonerait
pas, sans doute. Il en éprouva plutôt une impression de sou-
lagement que de déception. Dans le fond de la pièce, la
lampe allumée éclairait le lit préparé pour la nuit, les draps
blancs ; il imagina avec délices la fraîcheur de la toile,
l’oreiller moelleux, le repos d’un sommeil solitaire, le calme,
la paix. Oh ! s’étendre là-dessous… ramener sur soi le lourd
couvre-pied de satin vert, brodé d’abeilles d’or, qui avait ap-
partenu à un grand’oncle, sénateur sous l’Empire… allumer
une cigarette, choisir sur la table tournante, incrustée de
nacre et d’écaille, à portée du lit, un des vieux bouquins fa-
voris, mille fois lus et relus, le feuilleter un moment, puis
éteindre la lampe, se tourner du côté du mur… s’endormir…
Ses yeux s’alourdissaient lui faisaient mal… Il les ouvrait
tout grands, comme les enfants qui ne veulent pas se cou-
cher. La sonnette du téléphone retentit. Il décrocha le récep-
teur. C’était bien Denise.

– 98 –
— Yves, mon chéri, venez nous rejoindre dans une
heure au Perroquet, dites ?
— Mais vous n’y pensez pas, commença-t-il.
Elle eut une pauvre petite voix si déçue, si humble pour
supplier : « Oh, je vous en supplie, Yves, venez », qu’il en
ressentit de la pitié et une espèce de honte.
« C’est vrai après tout, on dirait que j’ai quatre-vingt-
dix-huit ans », pensa-t-il ; et il soupira, avec résignation :
— C’est bon… À bientôt, Denise…
Pierrot le regardait en remuant la queue ; puis ses yeux
d’or se tournaient vers le lit d’un air engageant ; il paraissait
demander : « Eh bien ? pourquoi ne te couches-tu pas ? il est
tard… on éteindrait la lumière ; moi, je m’installerais à ma
place favorite, près du feu, sur cette peau de bête qui a une
si ravissante odeur musquée de rat, que tu ne sens pas, toi,
homme, être incomplet… le reflet des flammes danserait
avant de mourir jusqu’au plafond, et je veillerais sur toi, tan-
dis que tu dormirais… on serait tous les deux, tout seuls,
tranquilles… » Mais Yves rôdait par l’appartement froid, les
paupières brûlées de sommeil, cherchant parmi les armoires
et dans les ténèbres des placards les pièces diverses de son
habillement, telles que habit, chaussettes de soie, dur plas-
tron empesé et ce grand cache-nez de crêpe de Chine blanc
marqué d’initiales noires à jour que Jeanne s’obstinait à
changer de place toutes les semaines.

– 99 –
17

Au Perroquet, sur le divan de velours rouge, il y avait les


Jessaint, Yves, Mme Franchevielle et des amis des Jessaint,
des Anglais, Mr et Mrs Clarkes, lui agile, maigre et roux, elle,
longue et plate, avec des bras forts et rouges de joueuse de
tennis, des cheveux d’un blond fin, très doux, un peu gris,
des mouvements brusques et rudes, et une voix pointue
d’oiseau.
De passage à Paris, débarqués la veille de Londres, ils
contemplaient le Perroquet, avec cet ébahissement naïf des
étrangers qui confondent dans leur admiration brouillonne le
Louvre (musée et magasins), Notre-Dame et le Pigall’s de
Montmartre.
Le Perroquet était comble ce soir-là. Le spectacle était
joli, d’ailleurs : la salle était plus grande que celles-ci ne le
sont d’ordinaire, haute, vaste et bien aérée, et les femmes –
il était relativement tôt encore – se mouvaient plus ou moins
à l’aise entre les murs, où des perroquets de toutes les cou-
leurs étalaient leur plumage peint. Elles semblaient toutes
ravissantes, ces femmes… mais de loin, de très loin, même ;
de près, au contraire, on était étonné de les voir si laides, à
de rares exceptions près, si flétries sous le fard, les pieds
martyrisés par les souliers trop étroits, le dos gras, les bras
rouges malgré la couche épaisse de poudre qui les recou-
vrait. Yves, avec une sorte de plaisir cruel, les suivait des
yeux longuement, tandis qu’elles dansaient avec leurs robes
à mi-mollet, leurs coiffures de petit garçon, et tournant tout

– 100 –
à coup vers lui, sans méfiance, leurs faces menteuses de
vieilles femmes. À la table voisine, une Américaine sans âge,
des épaules pointues de squelette ornées de perles qui se
perdaient parmi les fanons du cou, minaudait en berçant
dans ses bras une poupée habillée en Pierrot ; sous la poudre
et le fard, les poches de ses yeux se gonflaient et saillaient
monstrueusement… Une autre, ressemblant vaguement à un
crapaud avec sa grosse tête et son corps de nabote, enroulé
dans les plis d’une robe divine, couvait du regard avec une
tendresse effrayante d’ogresse un malheureux gosse, ahuri,
terrifié et résigné, que ses bras serraient comme deux tenta-
cules… Yves les détestait toutes, sans les connaître, sauva-
gement.
D’ailleurs, tout l’agaçait, l’ennuyait, l’irritait ce soir-là, –
la musique stridente des jazz-bands, le rire épileptique du
nègre, les petits cris, les petites mines des aïeules en robe
courte, tout cet enfantillage idiot, cette gaîté forcée, tout,
jusqu’à Denise, insouciante, rieuse, luxueuse, avec ses sou-
liers d’argent, sa robe blanche qui scintillait doucement aux
lumières ; elle s’amusait, elle riait, tandis qu’il demeurait là,
furieux, triste et crispé, buvant sans avoir soif, riant sans
avoir envie de rire, contraint de se montrer poli et souriant,
malgré un secret et violent désir de les envoyer tous au
diable !… Il sentait à côté de lui, sous la nappe, la jambe fine
de Denise qui cherchait la sienne ; il lui rendait son frôle-
ment distraitement, tout en suivant des yeux, avec angoisse,
le nombre des bouteilles de champagne, sur la table, qui
augmentait de minute en minute.
Avec un désagréable petit frisson, il prévoyait déjà le
moment inévitable où il faudrait dire à Jessaint ou à
Mr Clarkes, du bout des lèvres, avec indifférence : « Au fait,

– 101 –
cher ami, combien vous dois-je ? » Le refus poli, son insis-
tance, la réponse négligente – un chiffre qui représentait la
quatrième partie de son revenu mensuel, – la main au porte-
feuille avec le sourire, les quelques billets de cent francs je-
tés au maître d’hôtel, la cigarette allumée ensuite avec dé-
sinvolture… Depuis un mois, c’était la cinquième fois qu’elle
recommençait, cette petite fête…
La marchande de poupées passa, présentant sur son
éventaire de petits bonshommes et de petites bonnes
femmes d’étoupe, vêtus en Pierrots, en travestis de la Co-
médie italienne, en Espagnoles avec de grands falbalas de
soie et de velours. Mme Clarkes, Mme Franchevielle, Denise
tendirent les mains : – ces joujoux de grands enfants avaient
un succès fou. Jessaint en acheta trois.
Denise se tourna vers Yves et s’écria étourdiment :
— Oh, prenez-en une pour Francette !
Sans sourciller, Yves tira son portefeuille. Alors, elle se
ravisa, rougit, voulut l’empêcher de payer, balbutia, se trou-
bla, tandis qu’il allongeait à la femme deux billets de cent
francs et refusait la monnaie. Puis il sourit, offrit la poupée à
Denise ; mais elle connaissait trop bien ce sourire froid, for-
cé, qu’il avait quand il était de mauvaise humeur, ce regard
dur et cette expression têtue, méchante et triste. Elle com-
prenait qu’elle avait froissé sa fierté ombrageuse, qu’elle lui
avait maladroitement rappelé sa pauvreté. (Comme si, à
chaque instant, la vie ne s’en chargeait pas !) Ce n’était pas
sa faute, pourtant : elle avait agi sans réflexion ; elle ne pou-
vait pas s’habituer à considérer que deux malheureux billets
de cent francs fussent une somme importante pour
n’importe qui… Tout de même, elle avait envie de se
– 102 –
battre… Elle se fit toute petite, toute humble ; mais elle re-
marqua vite que son humilité l’énervait seulement davan-
tage ; elle se fit coquette, elle lui parla doucement, le regarda
sous ses longs cils baissés ; il lui répondit avec une politesse
cérémonieuse.
Peu à peu, sa gaîté, son entrain s’aigrirent insensible-
ment. C’était toujours ainsi. D’abord elle était heureuse de se
montrer avec lui… ; les femmes, visiblement, admiraient son
élégance, sa belle taille… heureuse de se répéter tout bas,
avec une intime et ardente fierté : « À moi… il est à
moi… » ; puis tout doucement, pour une raison ou pour une
autre, son cœur devenait lourd, tout appesanti d’un malaise
vague, le bruit l’importunait, la danse la lassait… elle se sen-
tait malheureuse, souvent, jusqu’à ravaler de petites larmes
âcres, absurdes, qui montaient jusqu’à sa gorge et
l’étouffaient. Elle aurait voulu lire dans les yeux d’Yves de la
tendresse refoulée, sur ses lèvres du désir contenu…
D’autres se sentent unis, malgré la foule… Ils étaient eux, si
loin, si loin l’un de l’autre… Toujours, entre eux, le monde
détruisait cette illusion d’intimité, si rare, si précieuse, ténue
comme une vieille dentelle, que ses soins patients parve-
naient à tisser quelquefois…
Était-ce sa faute, ou bien celle de l’homme ? Elle ne sa-
vait pas : elle baissa la tête.
Autour d’elle, la musique sauvage et triste des nègres
riait aux éclats et pleurait en même temps… « des sanglots
de clown », pensa vaguement Denise… À certaines minutes
désolées, ce tam-tam sourd de la grosse caisse, frappée à
tours de bras par le nègre aux dents brillantes, lui déchirait
le cœur plus savamment, plus cruellement qu’un archet ma-

– 103 –
nié par un virtuose… Le spectacle changeait ; les femmes
décoiffées oubliaient de poudrer leurs nez luisants et leurs
joues en sueur ; dans les yeux rapetissés des hommes
s’allumait une petite flamme ; et les couples un peu gris ne
dansaient plus, mais piétinaient sur place, frottant l’un
contre l’autre leurs corps énervés. Un ennui vague et bête
s’abattait sur tout le monde. Mme Franchevielle fumait, un
coude sur la table, sans prendre garde aux boules multico-
lores que les hommes en passant lui jetaient. Mrs Clarkes et
Jessaint parlaient golf, hockey et polo. Yves se taisait et re-
muait pensivement son champagne avec le « mosser » de
bois. Seul, Clarkes, passablement ivre, s’amusait de tout son
cœur ; il s’était coiffé d’un bonnet de papier rose et, très
rouge, il commençait à faire la cour à Denise, dans son drôle
de français incorrect, avec des mots naïfs qui cachaient mal
son désir brutal et soudain. Elle le laissait parler, l’écoutant à
peine ; tout bas, avec violence, elle lui souhaitait la mort. La
musique ne cessait pas, les danseurs continuaient à se ba-
lancer sur place, les lumières faisaient briller les bijoux des
femmes.
— C’est joli, tout ce luxe, dit Jessaint qui n’avait pas le
goût très sûr.
Il se tournait vers Yves.
Celui-ci répliqua vivement :
— Non, coupable et fou.
Puis il se ravisa, sourit péniblement. Autrefois, il trouvait
tout cela naturel, aimable, autrefois, quand il pouvait pren-
dre sa part de la fête. Maintenant, il jouait les moralistes…
Et pourtant, ce n’était pas un jeu, pensa-t-il… Vraiment, une

– 104 –
espèce de dégoût, de lassitude amère, demeurait au fond de
son cœur depuis quelques années, depuis la guerre ?… avec
persistance… « comme un mesquin mal du siècle, sans
phrases romantiques », se dit-il encore.
Autour de lui, à présent, on discutait. Les Clarkes vou-
laient aller finir la nuit à Montmartre, puis aux Halles. On
décida de commencer par un cabaret russe.
— Venez-vous ? dit tout bas Denise à Yves.
Celui-ci se mordit les lèvres, tandis qu’avec une prodi-
gieuse netteté il se représentait des chiffres.
Son portefeuille était complètement vide. Il secoua la
tête.
— Denise, j’ai une migraine effroyable…
Elle commença à le supplier : se quitter sur cette espèce
de bouderie sans paroles, garder au fond de sa mémoire,
jusqu’au lendemain, le souvenir de regards froids, de ré-
ponses maussades ! c’était au-dessus de ses forces… Elle pâ-
lit.
— Je vous en supplie, je vous en supplie…
Il murmura sourdement : « Oh ! » Il était crispé, énervé.
Elle pensa que, peut-être, il était jaloux des assiduités de
Clarkes.
Elle dit :
— Vous n’êtes pas mécontent, au moins, à cause de cet
imbécile ?
Il rit presque.

– 105 –
— Mais non, voyons…
Ce dédain la cingla, comme un soufflet. Elle devint très
rouge.
— Ne venez pas alors… Au fond, je préfère ça… Vous
me gâtez toujours toutes mes joies…
Sa voix s’enrouait, pleine de larmes. Il s’inclina avec un
geste glacial d’excuse :
— Je m’en rends compte, croyez-le bien… Je regrette
beaucoup.
On sortit ; dehors la pluie tombait, drue, battant
l’asphalte ; un vent aigre tourmentait la flamme des becs de
gaz.
— On vous ramène chez vous ? proposa Jessaint, tandis
que l’auto s’avançait noire, luisante et fine, brillant davan-
tage encore sous l’ondée.
Yves, qui avait surpris dans la voix de Jessaint une in-
flexion fort semblable à de la pitié, eut bonne envie de refu-
ser ; mais il jeta un coup d’œil sur ses escarpins vernis, et il
se vit, transi, mouillé, ridicule, avec son macfarlane et son
chapeau de soie, courant sous l’averse à la recherche pro-
blématique d’un taxi, et, lâchement, il accepta.
Quand on l’eut déposé à sa porte et que l’auto se fut
éloignée dans la direction de la place Pigalle, Clarkes de-
manda :
— Pourquoi M. Harteloup n’est pas venu avec nous ?

– 106 –
Jessaint haussa les épaules ; il comprenait bien, lui, ce
que son enfant gâtée de femme réalisait avec tant de peine.
— Pas le sou, le pauvre bougre, dit-il avec un rire invo-
lontairement suffisant d’homme riche, conscient et satisfait
de soi-même et de sa richesse : c’est dommage, orgueilleux
comme un paon avec ça ! Et puis, il n’est vraiment pas ma-
lin. Il aurait dû, tout de même, comprendre qu’on ne l’aurait
pas laissé payer…
Denise, brusquement, se plaignant de manquer d’air,
baissa la vitre de l’auto et se pencha dehors, sans se soucier
de la pluie, son visage très rouge. Pour la pitié de son mari
envers son amant, elle le haïssait. Ses mains, nerveusement,
s’agrippèrent, par l’ouverture du manteau, au collier de dia-
mants qu’elle portait à son cou ; la lumière d’un globe élec-
trique brilla tout à coup, à l’intérieur de la voiture, d’un vif
éclair rose ; les diamants dans les ténèbres flamboyèrent.
Denise serra les dents. Elle aurait voulu arracher d’elle tous
ces cailloux, les jeter à Yves, lui dire : « Prends-les, souris
seulement… » Mais est-ce qu’on peut acheter le bonheur ?
Et en même temps elle lui en voulait, cela lui faisait
honte, mais elle lui en voulait. Pourquoi n’était-il pas le plus
beau, le meilleur, le plus riche ? C’était un homme, c’était
l’homme qu’elle aimait ; elle avait besoin de l’admirer, de le
respecter, et que les autres l’admirent et le respectent… Et
on le plaignait. Elle mordit violemment ses lèvres.
Jessaint lui demanda avec une tendre inquiétude :
— Qu’est-ce que vous avez, Denise, vous êtes toute
pâle ?
En même temps, il lui prit la main.
– 107 –
— Ah laissez-moi, s’écria-t-elle presque avec haine.
Il se recula, l’air surpris et effrayé. Mais elle souleva le
col de son manteau et s’y cacha le visage, sous prétexte
d’avoir froid ; elle sentait avec angoisse que des larmes
s’échappaient de ses yeux, coulaient lentement jusqu’aux
coins de sa bouche, y laissant un goût amer ; elle tremblait à
l’idée que, dans quelques minutes, il lui faudrait apparaître
en pleine lumière, avec le sillon nacré des larmes sur ses
joues poudrées et ses yeux rougis. Et elle ne pouvait pas les
arrêter ; elles coulaient, coulaient, se perdaient dans la soie
du corsage, parmi les diamants du collier.

– 108 –
18

Décidément, ça ne va pas… constatait Denise ce matin-


là.
Elle était encore au lit : il n’était pas neuf heures. Elle
prit son miroir à son chevet et s’y regarda longuement, avec
cette expression d’anxiété, particulière aux femmes vieillis-
santes ou malheureuses. Ça n’allait pas du tout, en effet : elle
effaça pensivement de la main une petite ligne sournoise qui
marquait le coin gauche de sa bouche, pas encore une ride,
mais pas une fossette non plus, hélas !… une trace ambiguë,
inquiétante, comme un avertissement discret…
Encore une mauvaise nuit, avec cette impression
presque physique de pesanteur, là, dans la poitrine, et ces vi-
lains rêves troubles, où elle voyait son amant emporté loin
d’elle, et qui l’éveillaient dans les larmes. Elle soupira.
Comme ils étaient loin, les matins radieux de Hendaye, au
commencement de l’amour ! Elle se souvint même avec ami-
tié des jours calmes d’autrefois, de cette absence de peine
qui pouvait passer pour le bonheur et qui était comme le
prolongement de la paix de l’enfance. À présent, elle avait
éloigné d’elle – volontairement ou non – son mari, sa fille,
ses amis… Elle s’apercevait avec épouvante qu’en somme
elle n’avait plus au monde – au monde ! – qu’Yves. C’était
peut-être à cause de cela qu’elle s’accrochait ainsi à lui avec
cette espèce de frénésie exaspérée. L’amour qui naît de la
peur de la solitude est triste et fort comme la mort. Son désir
d’Yves, de sa présence, de ses paroles, devenait pareil à une

– 109 –
morne folie. Quand elle était loin de lui, elle se torturait
l’esprit à imaginer ce qu’il faisait, où il était, avec qui ?
Quand elle reposait dans ses bras, l’angoisse du lendemain
était si forte qu’elle pénétrait peu à peu sa joie comme un
lent poison. Sur son cœur, sous la chaleur de ses caresses,
elle avait toujours présente à la mémoire l’heure qui
s’écoulait (la dernière, peut-être ?) si vite, si vite… Il lui arri-
vait, quand sept heures sonnaient, de se cramponner à lui,
comme si elle se noyait, si pâle et si tremblante qu’il prenait
peur. Et quand elle s’expliquait tant bien que mal, il lui ca-
ressait le front, comme à une enfant malade, et soupirait :
« Pauvre petite… » Mais il ne comprenait pas ce besoin fé-
minin de sécurité, ce frénétique désir de sa présence et cette
espèce d’épouvante de le perdre, comme si, sauf lui, plus
rien au monde n’eût existé. Mais, même ces minutes de
souffrance âpre et savoureuse étaient rares. Le plus souvent
leur liaison, comme celle des trois quarts des couples illégi-
times à Paris, se bornait à de brèves rencontres entre six et
sept heures, à la sortie du bureau d’Yves, à des propos insi-
gnifiants, à quelques caresses inachevées… Le samedi, une
après-midi de gestes amoureux, de silences, le masque ab-
sorbé, méchant de l’homme qui prend sa maîtresse, comme
on boit du vin, pour soi… Si peu de choses, si peu… de la
monotonie, de l’ennui, de l’inquiétude, de la tristesse, coupés
de grandes douleurs aiguës, et puis, de nouveau, de l’ennui,
de l’inquiétude… si peu, si peu de joie… Elle baissa la tête
avec un découragement profond… Francette, l’été dernier,
sur la plage, s’amusait quelquefois à plonger ses deux mains
dans la mer, pour tâcher d’en retirer un peu d’écume ; elle
serrait ses paumes l’une contre l’autre et criait de bonheur ;
puis elle courait vers Denise de toute la force de ses petites
jambes ; mais, lorsqu’elle disjoignait les doigts, elle ne trou-

– 110 –
vait plus rien qu’un peu d’eau… Alors, elle se mettait à pleu-
rer, pauvre petite femme… Et puis elle recommençait…
C’était cela, l’amour, pourtant.

C’était une matinée de juin toute poudrée de soleil. Pour


ne pas voir le ciel bleu, les arbres neufs, la lumière de ce
beau jour qui blessaient son chagrin, Denise enfonça le front
dans l’ombre et la chaleur de l’oreiller. Mais un coup léger
frappé à sa porte la fit tressaillir.
— Qui est là ? appela-t-elle.
La voix calme de sa mère lui répondit :
— C’est moi, ma petite fille.
Denise composa hâtivement son visage et, s’étant levée,
courut ouvrir la porte. Mme Franchevielle, divinement far-
dée, parfumée, fraîche, se tenait sur le seuil.
Elle dit en souriant :
— Encore au lit, paresseuse ! Je viens te demander à dé-
jeuner…
Denise, qui ne se souciait que médiocrement d’affronter
le regard perçant de sa mère, balbutia :
— Je suis ravie… seulement… J’allais justement sor-
tir… et… excusez-moi, maman…
Elle se tenait debout en face de sa mère, en pyjama,
pieds nus, écartant tout le temps d’un geste machinal les
mèches noires qui barraient son front. Elle était très pâle et
un peu tremblante.

– 111 –
Mme Franchevielle la regarda de plus près et demanda
vivement :
— Tu n’es pas malade, Denise ?
— Mais non… mais du tout…
Elle avait une pauvre petite voix mortellement lasse.
Mme Franchevielle lui prit la figure des deux mains.
— Denise, qu’est-ce qu’il y a ?
Denise secouait la tête en se pinçant les lèvres pour ne
pas pleurer. Mme Franchevielle lui caressa doucement les
cheveux.
— Mon enfant chérie, tu as de la peine ?…
Pas de réponse. Alors, avec une brusquerie calculée, elle
dit en plongeant ses yeux dans ceux de sa fille :
— Yves te trompe ?
Mais Denise ne protesta même pas. Un petit sourire
triste fit trembler sa bouche.
— Vous croyez m’étonner, maman ? Je vous sais très –
trop ! – intelligente… Et puis, je me cache bien peu et bien
mal, je le crains…
— Il ne te trompe pas ? répéta obstinément la mère.
— Non.
— Il t’aime ?
— Ah ! voilà…

– 112 –
Sa voix s’enrouait. Elle eut un geste suppliant.
— Maman, laissez-moi, laissez-moi, vous ne pouvez pas
m’aider…
Elle s’était approchée de la fenêtre, et, tournant le dos à
sa mère, elle écrasait sa bouche chaude contre la vitre. Mais
deux bras caressants l’entourèrent.
— Denise, tu n’as donc plus confiance en maman ?
Avec cette petite phrase-là, autrefois, et ce geste doux
qui flattait son front, comme on calme un jeune animal rétif,
Mme Franchevielle venait à bout de tous les caprices de De-
nise, enfant, comme plus tard, de tous ses soucis de grande
personne. Encore une fois, vaincue, elle raconta tout… Ses
inquiétudes, ses tourments mal définis et, surtout, ces es-
pèces de bouderies sans cause, ces ombres inexplicables qui
passaient sur le ciel de leur amour, comme ces nuages légers
qui s’étirent d’un bout à l’autre de l’horizon, l’été, au bord de
la mer et qui finissent par cacher le soleil…
— Tu crois qu’il ne t’aime pas ? demanda
Mme Franchevielle, avec précaution, en adoucissant volon-
tairement sa voix mordante.
— Je ne sais pas… J’ai peur…
— Mais es-tu donc sûre, toi-même, de l’aimer comme il
faut ?…
Denise, indignée, s’exclama avec véhémence :
— Que dites-vous là, maman ? Mais je lui donne tout…
toute ma vie… toutes mes pensées… plus encore… Tenez,
quand je me réveille, avant même de reprendre conscience

– 113 –
des choses, je sens comme un choc, au-dedans de moi…
comme Francette, vous savez, quand j’étais enceinte d’elle…
et c’est, comme alors, si douloureux, si doux… On dirait que
je porte mon amour en moi, comme un enfant… Vous ne
pouvez pas savoir, maman…
— Je sais, ma petite fille, je sais…
— Quand je ne le vois pas, je ne vis pas… ça ne peut
pas s’appeler vivre… je traîne des heures inutiles… Vous ne
pouvez pas savoir…
— Oh si, je sais très bien, ma petite fille…
Denise, à son tour, baissa la voix pour questionner :
— Vous savez ? vous avez… aimé, maman ? Alors, ex-
pliquez-moi… Pourquoi suis-je malheureuse ? J’ai un amant
beau, jeune, fidèle, le rêve enfin… Et, cependant, je
souffre… Regardez-moi. J’ai enlaidi, je le sais. Pourquoi ?
Est-ce l’amour qui est un mal, ou bien est-ce que « j’invente
des ogres », comme dit Francette, quand elle se raconte des
histoires de méchantes fées, « pour se faire peur » ?
Mme Franchevielle secoua pensivement la tête.
— Il me semble que ton mal a un nom, l’égoïsme…
— Le sien ?
— Le tien, aussi…
Denise eut un mouvement brusque.
— Mais, ma petite fille, écoute sans te cabrer, et tu ver-
ras que j’ai raison. Représente-toi, par exemple, les états
d’esprits différents avec lesquels vous arrivez à vos rendez-

– 114 –
vous ? Toi, qui n’as pas eu d’autres soucis, depuis le matin,
que de choisir la robe qui lui plaira le mieux, et lui, préoccu-
pé, fatigué, ennuyé, nerveux, ayant peiné durement tout le
jour pour gagner son pain quotidien… sais-tu seulement ce
que ça veut dire, enfant gâtée ? Et tu t’étonnes d’un désac-
cord ! Égoïste… Ah ! l’amour est un sentiment de luxe, ma
chérie…
Denise réfléchissait, croisant et décroisant nerveuse-
ment ses mains. Elle finit par dire :
— Mais, maman, ce que vous me dites là, je l’ai pensé
moi-même, souvent… Cependant, écoutez… Ma femme de
chambre a un amant, mécanicien. Il peine tout le jour plus
durement qu’Yves ; mais, le soir, il va la retrouver dans sa
chambre, au sixième, et ils sont heureux… Et les autres, tant
d’autres, tous les hommes ! Mon mari, nos amis, tous ! Il est
passé le temps des héros de Bourget, qui collectionnaient les
femmes et les cravates et ne faisaient rien. Ne rien faire ! Ils
mourraient de faim, les héros de Bourget !…
— Non, ils travailleraient, et certains seraient très mal-
heureux. Harteloup ne pourra jamais s’habituer à se lever
tous les jours à sept heures et demie, à attendre l’autobus au
coin d’une rue, sous la pluie, à calculer, à économiser, à
obéir… Ce n’est pas sa faute. Tu dis : « Les autres ? ton ma-
ri ? » Cependant, tu le trompes, ton mari… Yves te paraît
lâche… Il l’est peut-être. Mais tu l’aimes.
Denise n’écoutait plus. Elle murmura en secouant dou-
cement le front :
— Mon amour devrait être pour lui une espèce de luxe
retrouvé…

– 115 –
— Qui sait ? peut-être justement le gêne-t-il à cause de
cela ? Comme un visiteur trop bien mis dans une pauvre
chambre ? Et puis vous demandez à l’amour des choses si
différentes, mon Dieu ! Toi, ta vie a toujours été si calme, si
douce, si unie… Naturellement, il te faut les émotions de
l’amour, des plaisirs extraordinaires, et des douleurs nou-
velles, et des mots, des mots, des mots…
— Et lui, que lui faut-il ?
— Du repos, simplement…
— Maman, que faire ?
— Ah, que faire ? Moins l’aimer, peut-être ? L’excès de
l’amour est une grande maladresse, un grand malheur, par-
fois… Ma pauvre petite… Comme ça paraît dur, n’est-ce
pas ? et difficile à comprendre ? C’est la vie… Elle te
l’apprendra, comme elle me l’a appris… L’homme ne veut
pas être trop aimé, vois-tu… Tiens, je vais te dire qui me l’a
fait comprendre, pour la première fois… Ton pauvre petit
frère qui est mort… Tu te souviens encore de lui, Denise ?
— J’étais si petite… Vous l’aimiez beaucoup.
— Je l’adorais, Denise, comme on ne peut adorer qu’un
fils… L’espèce d’émerveillement de ce petit homme qu’on a
fait… Tu ne peux pas comprendre. C’était mon premier-né,
mon fils… il était si beau… J’étais folle de lui… Je passais
mon temps à le câliner, à l’embrasser, à le dévorer de ca-
resses… Un jour… il avait deux ans et demi, le pauvre ange,
et il devait mourir trois mois après… comme je l’embrassais
avec frénésie, il écarta mes bras de ses deux petites mains…
« Maman, tu m’aimes trop fort, ça m’étouffe… » C’était déjà
un homme, Denise.
– 116 –
Denise se taisait. Puis elle dit, avec effort, avec un petit
rire dur sans gaîté :
— Tout ce que vous dites… savez-vous à quoi ça me fait
penser, maman ? Ce que je pourrai faire de plus sage, en
somme, ce serait de tromper Yves, puisque je n’ai pas la
force de renoncer à lui, ni de l’aimer moins… Cet amour qui
l’étouffe, comme vous dites, si je le partageais entre deux
êtres, il serait juste à sa mesure… C’est drôle, c’est mons-
trueux, c’est ainsi…
Mme Franchevielle hocha la tête.
— J’ai connu une femme, murmura-t-elle, les yeux au
loin, une femme qui aimait son amant, comme tu aimes le
tien, comme une malheureuse, comme une folle… Elle le
tourmentait à force de caresses, de soins, de tendresse ja-
louse… Et, comme elle lui donnait vraiment tout, tout son
cœur, toute sa vie, il lui semblait toujours qu’elle ne recevait
rien en échange. Tu sais bien qu’en amour, tous les deux
s’imaginent qu’ils ont fait un marché de dupes, au profit l’un
de l’autre… Ils oublient le troisième larron, l’amour… Enfin,
tous les deux souffraient… Un jour…
— Un jour ?
— Eh bien, un jour, la femme prit un ami, comme un
joujou, pour passer le temps. Pas un amant. L’idée d’une in-
fidélité physique lui était insupportable. Un ami. Et elle joua
à le rendre amoureux. Elle commença à contre-cœur, juste
assez pour pouvoir passer ses nerfs sur le dos d’un inno-
cent ; et puis, peu à peu, elle y prit goût… Elle redevint belle.
L’amour heureux embellit les femmes. Son amant s’en aper-
çut. Il le lui laissa voir. Étant coupable, elle fut plus indul-

– 117 –
gente, puis, peu à peu, plus indifférente et lui plus heureux…
Et voilà… C’est tout…
Denise avait levé la tête.
— Où est-elle à présent, cette femme, maman ?
— Oh, très loin, ma petite fille, très loin…
— Est-ce que… est-ce qu’elle fut toujours heureuse ?
— Autant qu’on peut l’être, du moins… Elle avait appris
la leçon de la vie qui enseigne à donner très peu et à exiger
encore moins…
— Et elle ne regretta jamais le temps où elle n’était
qu’une petite fille maladroite et amoureuse. Elle ne regretta
jamais sa souffrance ?
Mme Franchevielle, les yeux vagues, se taisait. Puis elle
poussa un petit soupir, balança un moment, mais répondit
enfin avec fermeté :
— Non, jamais.

– 118 –
19

Vers la fin du mois de juin, Yves eut de gros ennuis : il


s’endetta, et, pour se rattraper quelque peu, il joua à la
Bourse, d’après les conseils de Mosès, son camarade de bu-
reau. Il ne sut jamais comment, en quinze jours, les mêmes
opérations qui rapportèrent au jeune Israélite plusieurs mil-
liers de francs, lui coûtèrent, à lui, pour le moins autant. Il
dut avoir recours aux usuriers, s’embrouilla davantage, et,
finalement, termina par où il aurait dû commencer : il écrivit
à Vendômois, lui raconta tout et le supplia de lui venir en
aide.
Il vécut des journées noires. Inquiet, harcelé, il se trou-
vait assez exactement dans l’état de ces chiens malades qui
se mettent pour souffrir dans un coin sombre. Il lui arrivait
parfois de détester jusqu’à la présence de Denise ; son
pauvre être surmené ne désirait guère que la paix. Trop or-
gueilleux pour lui faire part de ses ennuis, il se taisait avec
obstination. Et elle n’osait pas le questionner, car elle avait
appris déjà, à ses dépens, qu’aucune force au monde ne lui
ferait avouer ce qu’il avait résolu de taire.
Une fois, il s’endormit dans ses bras.
Toute la nuit il avait marché de long en large dans sa
chambre, calculant la durée de temps probable qui
s’écoulerait jusqu’à ce qu’il pût recevoir enfin la réponse de
Finlande. D’ailleurs, l’idée que Vendômois, peut-être, serait
gêné à cause de lui, qu’il s’endetterait qui sait ? le poursui-
vait comme un remords. Mais, surtout, son intime fierté
– 119 –
d’homme saignait de se voir si désarmé devant la lutte quo-
tidienne ; il avait beau se traiter de lâche, il ne pouvait pas
s’empêcher de blêmir et de claquer des dents à la seule pen-
sée de ce qui pouvait arriver si Vendômois ne lui venait pas
en aide. Vers le matin, sa fièvre tomba. Alors, dans le petit
jour qui vacillait derrière les vitres, un horrible décourage-
ment le prit, une espèce d’abandon de tout l’être. Ce fut une
impression atroce, pareille à la minute de vertige qui pré-
cède les évanouissements… Des deux mains, il pressa son
cœur dont les battements désordonnés lui faisaient mal. Puis
il s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit ; l’air frais du matin lui fit
du bien ; il s’accouda, demeura un long moment sans bou-
ger, sans penser. Peu à peu, le jour venait ; le ciel était tout
rose ; des oiseaux criaient à tue-tête dans les arbres d’un
jardin voisin. Une auto traversa la rue vide, et ses coups de
trompe résonnèrent longtemps à travers Paris encore désert
et tout ensommeillé. La vie s’éveillait lentement.
Yves se pencha et regarda fixement d’un air stupide le
pavé. Tout son grand corps tremblait. Un effort… la chute…
la fin de tout… c’était très simple. Ses pensées étaient pé-
nibles et fumeuses, comme celles qu’on a en rêve. Vague-
ment des lambeaux de souvenirs vinrent flotter dans sa tête,
des souvenirs très, très vieux, de ceux-là dont on doute s’ils
ne se rapportent pas à des songes… De beaux matins de son
enfance, des matins frais dans des villes inconnues, en
voyage, et puis, des matins de guerre. Arrivé là, seulement, il
s’arrêta, se redressa, passa sur son front une main qui trem-
blait. Il avait été soldat. Un soldat ne meurt pas de cette fa-
çon-là. Il ferma les yeux exprès, pour ne pas voir cette rue,
ces pavés roses dans la lumière légère de l’heure, et, les
paupières serrées, il poussa vivement la fenêtre. L’horrible

– 120 –
défaillance avait cessé ; il se reprenait à vivre, ou plutôt,
l’habitude de la vie s’emparait de lui de nouveau. Il accom-
plit machinalement les mouvements accoutumés ; il se bai-
gna, se rasa, s’habilla, puis sortit. Il faisait déjà très chaud ;
c’était le commencement d’une belle journée d’été ; des vi-
sages de femmes se penchaient aux balcons ; des mar-
chandes de quatre-saisons passaient avec leurs petites voi-
tures pleines de fleurs en criant : « Des roses ! qui veut de
belles roses ! » ; les minces jets d’eau des tuyaux d’arrosage
étaient tendus d’un trottoir à l’autre et brillaient comme des
arcs-en-ciel liquides ; des gamins passèrent à bicyclette, se
poursuivant et chantant haut ; ils avaient des paniers d’osier
sur leur dos, des tabliers qui flottaient au vent. Yves
s’attachait à observer les moindres détails de la rue, comme
un malade accroche désespérément son esprit aux mille
riens qui meublent sa chambre. Peu à peu, il se sentait ré-
conforté, Dieu sait pourquoi ! Une espèce de calme revenait
dans son cœur, à mesure qu’il respirait l’air frais, relative-
ment pur encore, du matin parisien. L’horrible crise de dé-
sespoir de la nuit précédente lui parut disproportionnée à
ses soucis ; il en eut honte. Il passait près d’un jardin public,
un carré de verdure avec une laide statue au milieu ; il était
presque désert ; on venait d’ouvrir les grilles ; il entra, s’assit
un moment. Dans l’allée, un jeune homme et une jeune
femme, des employés de magasin, sans doute, marchaient à
petits pas. L’homme racontait quelque chose avec chaleur.
Son amie l’écoutait ; elle avait un visage ingrat que l’émotion
intérieure colorait d’une sorte de reflet ardent. Yves crut que
l’homme se plaignait d’une injustice, expliquait des ennuis ;
elle ne lui disait rien, elle ne pouvait pas l’aider, elle souffrait
avec lui, et la peine de l’homme en était allégée. « Il est heu-
reux, celui-là, qui peut rejeter tout le poids de son fardeau

– 121 –
sur l’épaule de sa compagne », pensa Yves. Il revit le regard
anxieux de Denise ; il rêva à une confiance possible. Mais
non. À quoi bon ? Bienheureux, l’humble mâle du peuple
qui, simplement, associe la femme à ses tristesses comme à
ses joies… Rembruni, il se leva. Le jardin commençait à se
remplir de bonnes et d’enfants. Il vit qu’il allait arriver en re-
tard à son bureau. Il se dirigea, en courant presque, vers la
prochaine station de métro.
Ce soir-là, vers sept heures, Denise vint voir Yves. Il lui
ouvrit la porte, comme d’habitude ; elle fut frappée par
l’aspect de son visage : il paraissait maigri, creusé, avec un
reflet de cendre sur les joues ; ses yeux étaient rougis par
l’insomnie, et, sous les paupières gonflées, ils brûlaient trop.
Elle lui prit la main vivement :
— Mon petit… Qu’est-ce qu’il y a donc ?
— Mais rien, rien du tout, dit-il en secouant la tête et en
souriant avec effort.
Elle eut un geste d’impatience, puis se maîtrisa. Avec
quelle fermeté il savait l’écarter de sa vie… Et puis, peut-
être, se trompait-elle après tout ? Avait-il vraiment des sou-
cis ? Était-il tout bonnement de mauvaise humeur, comme
cela lui arrivait si souvent ? Est-ce qu’elle pouvait dire ? Est-
ce qu’elle le connaissait ? « Est-ce que quelqu’un connaît
quelqu’un ? » pensa-t-elle, sombre.
Ils étaient entrés dans la chambre d’Yves. Machinale-
ment, elle se dirigea vers le miroir rond, pendu au mur dans
son cadre ancien de bois doré, et devant lequel elle avait en-
levé et remis son chapeau bien des fois depuis l’automne
dernier. Elle se regarda, sérieuse, puis se mit à lisser sa coif-

– 122 –
fure de petit garçon, de ce geste doux pareil à celui d’une
chatte qui se lave, avait dit Yves, une fois. Yves, cependant,
s’était installé dans un grand fauteuil qui faisait face à la fe-
nêtre. Quand Denise tourna la tête, elle le vit immobile, les
yeux fermés. Elle alla doucement prendre un coussin et
s’assit aux pieds de son amant. La main d’Yves était allon-
gée sur son genou. Denise posa sa joue sur cette main, puis
ses lèvres. Mais Yves ne dit pas un mot, ne fit pas un geste :
il dormait.
Denise le regarda, interdite, croyant vaguement que
c’était un jeu ; puis elle appuya son visage sur le bras du fau-
teuil et fixa la fenêtre, attendant patiemment qu’Yves voulût
bien ouvrir les paupières. Dehors le soir tombait, un soir de
juin plein de douceur. Denise leva la tête, chercha des yeux
le croissant vert d’eau de la lune qui commençait à se dessi-
ner comme un signe d’argent sur le ciel pâle. Une espèce de
fine cendre rose brouillait la pureté de l’air ; elle
s’assombrissait insensiblement ; c’était la nuit, transparente
comme un crépuscule.
— Yves ! appela Denise tout bas.
La chambre devenait obscure ; le visage renversé d’Yves
dans la clarté douteuse avait la gravité tranquille des morts.
Denise, sans savoir pourquoi, eut peur. Elle se haussa sur les
genoux, l’observa mieux. Il dormait pour de bon. Elle se re-
dressa de façon à se trouver de niveau avec lui, et puis, en-
core une fois, elle le regarda âprement. Il y avait dans son
sommeil quelque chose de tendu, de défiant. Combien de
fois, après les caresses, elle l’avait vu dormir, et, toujours,
elle avait eu la même impression irritante, pénible, de mys-
tère. Jamais autant qu’aujourd’hui. Elle se pencha presque

– 123 –
jusqu’à le toucher ; elle devait résister au désir puéril, cruel,
de lever de force les paupières du dormeur pour essayer de
surprendre un reste de rêve ; mais elles demeuraient obsti-
nément baissées ; elles étaient noircies par l’insomnie ; et
puis, il commença à respirer fort, comme on fait dans les
cauchemars.
Mais elle le secoua légèrement. Il tressaillit violemment
et ouvrit les yeux avec un regard perdu, angoissé ; la fenêtre
faisait dans l’ombre une tache large, d’un blanc laiteux ; il
demanda d’une voix vague :
— Il est tard ?
Il aperçut Denise qui fronçait les sourcils en le considé-
rant. Il tenta de sourire et porta avec effort la main à son
front. Comme il arrive souvent, quand on s’endort ainsi le
jour, il se sentait brisé, mortellement las. Il n’arrivait pas à
reprendre ses idées : c’était comme si une partie de son être
eût sommeillé encore…
Mais Denise, les yeux baissés, parla très vite.
— Écoute, écoute-moi, Yves… Je ne peux plus… Je ne
veux plus… Pourquoi as-tu dormi ? Tu n’as pas dormi cette
nuit. Où étais-tu ? Dis-moi… J’aime mieux savoir… Tu me
trompes ? Non, ne ris pas. Est-ce que je sais, moi ? Peut-être
aimes-tu une femme qui ne veut pas de toi ? Tu souffres, qui
sait, à cause d’une autre ? Yves, aie pitié de moi… Je t’en
supplie, je t’en supplie… Aie pitié…
Yves haussa les épaules. Il ne manquait plus que ça.

– 124 –
— Je te jure que ce n’est pas ce que tu crois, mon
pauvre petit, dit-il de cette voix mesurée, exagérément
calme qu’on prend pour parler aux enfants malades.
— Alors, dit-elle vivement, ce sont des ennuis d’argent ?
Il eut sur les lèvres : « Oui », et puis… il vit à son cou
son collier de perles. Il la connaissait bien ; elle enlèverait
son collier, lui dirait : « Prends », ou quelque autre jolie
chose folle du même genre. Et, en effet, c’était tout simple.
Elle avait dix fois le moyen de le sauver, dix fois… Il enfonça
ses dents, dans sa lèvre qui saigna ; il savait bien lui, pour-
quoi il se taisait. Ah ! si elle avait été pauvre comme lui-
même !… Mais, au fond de son cœur, veillait obscure, la
peur de ne pas avoir la force de repousser la main tendue, le
collier, l’argent, l’aumône…
Il secoua la tête de nouveau.
— Non.
— Je ne peux pas t’aider, alors ? demanda Denise avec
une espèce de désespoir.
— Non, répéta-t-il de nouveau, d’une voix basse, sans
timbre.
Puis, tout à coup, il posa une main hésitante sur les che-
veux de Denise, les caressa doucement, longuement.
— Denise, veux-tu m’aider ? Écoute. Il faut me laisser
seul. Qu’est-ce que tu veux ? Ce n’est pas ma faute… Quand
j’ai mal, il faut que je souffre seul, absolument seul, comme
un chien. Ça me fait du bien… Je ne veux pas te voir tour-
mentée à cause de moi, de mes peines qui ne sont ni si

– 125 –
grandes, ni si terribles que tu crois. Non, va !… Elles passe-
ront, elles passeront bien vite. Tiens, je te demande
quelques jours, quelques jours, seulement… Mais seul, n’est-
ce pas, Denise, absolument seul ?… Aie pitié… Autrement,
je deviendrai fou ! Tes reproches, ton angoisse… Je ne peux
plus, Denise, moi non plus, je ne peux plus… Laisse-moi à
mon aise mâcher et remâcher mon souci, le cuver, comme
du vin… Et puis, ça ira mieux… Je serai guéri. Traite-moi
comme un malade, comme un fou, mais laisse-moi !
Peu à peu, il s’était mis à parler avec une nervosité fé-
brile, et, en effet, en ce moment-là, il désirait la solitude,
comme un malade un verre d’eau fraîche ou un fruit. Ses
mains et sa bouche tremblaient.
Denise, un peu pâle, s’était levée. Elle se poudra, remit
son chapeau. Elle ne disait rien ; elle ne le regardait pas en
face. Il eut comme un vague remords, mêlé d’un peu de
crainte.
— Denise, murmura-t-il d’une voix plus douce, je vous
téléphonerai, n’est-ce pas ?
— Comme vous voulez, répondit-elle.
Elle n’osait pas lever les yeux sur lui : elle avait peur
d’éclater en sanglots. Il lui avait fait plus de mal que s’il l’eût
frappée. Mais est-ce qu’il comprenait seulement ? Il l’avait
repoussée, chassée… une espèce de rancune sauvage et
sourde se mêlait dans son cœur à sa tendresse blessée. Lui,
cependant, la voyant calme, se disait : « Elle comprend ».
Elle lui tendit la main en silence.
Il la baisa, puis, l’attirant contre lui, la pressa,
l’embrassa ; elle le laissait faire, inerte. Il voulut la baiser sur
– 126 –
la bouche. Elle le repoussa doucement et marcha vers la
porte.
Il dit :
— Alors, c’est entendu ? dans quelques jours ?… je télé-
phonerai…
— Oui, oui, soyez tranquille, murmura-t-elle.
Et elle partit.
Resté seul, il éprouva un instant un sentiment de dé-
tresse infinie. Il fit même un mouvement vers la porte. Puis il
se ravisa, soupira : « À quoi bon ? » et revint doucement vers
la fenêtre. Il la vit s’en aller, rapidement. Les hommes se re-
tournaient pour la regarder passer. Elle tourna le coin de la
rue et disparut.
Alors il appela Pierrot et s’assit avec lui dans un grand
fauteuil. Il faisait sombre, silencieux… une espèce de paix
amère, descendait en lui…

– 127 –
20

Deux journées s’écoulèrent sans que Denise revît Yves


et sans qu’elle eût aucune nouvelle de lui.
Le samedi matin, Jessaint proposa à sa femme de pren-
dre l’auto et d’aller passer deux jours à la campagne, comme
ils le faisaient souvent, dans une maison qu’ils possédaient
aux environs d’Étampes, et qui avait été, quelque cent cin-
quante ans auparavant, le vide-bouteilles d’un fermier géné-
ral. Denise, qui adorait la campagne, acceptait toujours avec
plaisir d’y accompagner son mari. Cette fois-ci, elle refusa,
sans même se donner la peine de chercher un prétexte : elle
était sûre qu’Yves lui téléphonerait dans le courant de la
journée.
Jessaint n’insista pas. Il avait depuis quelque temps,
quand il parlait à sa femme, un air gêné, malheureux ; il de-
vinait qu’elle cachait dans sa vie un secret, pensait Denise.
Mais, sans doute, ce secret, quel qu’il fût, il préférait ne pas
l’approfondir. Il éprouvait le trouble, la honte que certaines
personnes foncièrement honnêtes ressentent à en regarder
d’autres mentir et tromper. Il partit donc tout seul après
avoir baisé Denise sur le front, en soupirant un peu. Et le
soupir résigné de cet homme fort et bon, mais qu’elle savait
être violent parfois, avait fait dans le cœur de Denise une de
ces petites blessures sournoises qui font à peine mal
d’abord, mais dont la douleur croît lentement, sûrement,
avec le temps.

– 128 –
D’ailleurs, elle n’avait pas fait un geste pour le retenir.
Le lien conjugal se relâchait insensiblement comme un
nœud fait de deux cordes différentes et qui, doucement, se
sont usées. Elle s’en rendait parfaitement compte. Le décou-
ragement qui s’emparait d’elle ressemblait un peu à cette
faiblesse des rêves, quand on voit, par exemple, brûler sa
maison avec indifférence, comme si elle ne vous appartenait
pas.
Quand Jessaint fut parti, elle s’en alla chez Francette.
Elle l’embrassa avec fougue ; elle s’informa de sa santé ; elle
la trouva même maigrie et pâlie, quoique la petite fût jouf-
flue comme une pêche. Elle couvrit de baisers ses petits
bras, ses petites jambes nues sous la courte robe blanche ;
elle voulut savoir la provenance de tous les bleus, de toutes
les égratignures qu’elle put relever sur les genoux et les
coudes roses. Un instant, elle eut envie de renvoyer la nurse,
de se charger elle-même de France jusqu’au soir. On dit que
ces petits êtres-là guérissent de tant de choses… Et puis la
chambre était si claire, si gaie. Sur la table, au soleil, dormait
le gros chat noir de Francette ; en voyant Denise, il daigna
se soulever, arquer le dos et tendre dans le vide, l’une après
l’autre, deux longues pattes velues et griffues…
Mais Francette avait reçu une patinette neuve la veille ;
elle s’arracha bien vite des bras de sa maman, pour courir à
son joujou. Denise comprit qu’elle en aurait probablement
pour le reste de la journée : Francette s’adonnait à tous ses
jeux avec une sorte de passion. Denise voulut la prendre sur
ses genoux et lui raconter une histoire pour garder un peu de
temps encore, tout près d’elle, la douce chaleur du petit
corps. Mais elle réussit seulement à la faire éclater en san-

– 129 –
glots rageurs : c’était une jeune personne très volontaire que
Mlle France. Denise dut s’en aller.
Toute la journée elle attendit ; mais Yves ne parut pas et
ne donna pas signe de vie. Tard dans la soirée, Denise était
encore près du téléphone, la tête dans ses mains. Vers mi-
nuit, elle se jeta sur son lit et s’endormit d’un mauvais som-
meil inquiet. Le lendemain, comme il faisait très beau, elle
envoya Francette avec la nurse dès le déjeuner au Pré-
Catelan, et elle commença à chercher désespérément une
occupation pour la journée. Tous ses amis étaient partis :
c’était la saison où les Parisiens désertent en masse la ville
du samedi au lundi ; Mme Franchevielle était déjà à Vittel
comme tous les ans. Denise, en pensant à son après-midi so-
litaire, eut une impression voisine de l’épouvante. Comme il
arrive souvent, son espoir obstiné avait fait place à un acca-
blement brusque ; elle n’attendait plus le coup de téléphone
promis ; du moins, elle voulait essayer de ne plus l’attendre.
Mille fois elle avait eu la tentation d’écrire, d’aller voir Yves,
lui parler. Mais une sorte de peur irraisonnée la prenait à
l’idée de lui désobéir. Elle le connaissait si bien. S’il voyait
qu’elle le harcelait malgré ses prières de le laisser seul, il
était capable, pensait-elle, de tout finir brusquement. Est-ce
qu’on savait avec ce caractère ombrageux, étrange ? Elle se
rendait bien compte qu’il n’y avait qu’une chose à faire : at-
tendre patiemment, comme il l’avait dit, qu’il cuvât son sou-
ci, quel qu’il fût, comme du vin. Quelle différence entre cette
douleur d’homme que la solitude calmait et son propre cœur
aimant ! Mon Dieu, s’il lui fût arrivé malheur, comme la pré-
sence, un mot, un geste d’Yves l’eussent consolée, apaisée…
Mais, que faire ? il était ainsi… La rancune qu’elle avait res-
sentie d’abord envers lui, quand il l’avait renvoyée, avait

– 130 –
fondu dans une espèce de résignation amère. C’était ainsi.
Elle avait tout l’aveuglement volontaire de l’amour. Avec
une sorte de fièvre, elle commença à chercher ce qu’elle
pourrait bien faire de sa journée. Car rester là, toute seule,
dans l’appartement vide, était au-dessus de ses forces. Elle
téléphona à plusieurs de ses amis, personne n’était à Paris.
Et tout à coup, elle se rappela la conversation qu’elle avait
eue avec sa mère quelque temps auparavant. Elle s’entendit
dire : « Ce que je pourrai faire de plus sage, ce serait de
tromper Yves… Cet amour qui l’étouffe, comme vous dites,
si je le partageais entre deux êtres, il serait juste à sa me-
sure. »
Elle était debout au milieu du salon ; à travers les volets
fermés pour écarter la chaleur et la poussière, un peu de so-
leil filtrait comme de la poudre d’or. Farouchement Denise
secoua ses boucles : « Ça ne peut pas durer, non, ça ne peut
pas durer », répéta-t-elle plusieurs fois. Elle aperçut dans la
glace sa petite figure pâle, et elle eut presque peur de son
propre regard. Elle dit tout haut : « Je suis malheureuse », et
un bref sanglot sec, sans larmes, la secoua. Elle alla machi-
nalement vers la fenêtre et poussa les volets, et elle resta là,
à sa croisée, accablée, fixant d’un air morne le pavé éclatant
de soleil. Justement, en face de sa maison, une petite auto
s’était arrêtée. En se penchant un peu, elle reconnut, la voi-
ture de son cousin, Jean-Paul Franchevielle. Elle fit un geste
pour sonner le domestique et lui faire dire de ne pas recevoir
le visiteur. Mais elle n’en eut pas le temps ; le coup de son-
nette de la porte d’entrée retentit presque en même temps
que le sien. Elle entendit la voix de Jaja dans le hall, et il ap-
parut sur le seuil aussitôt.
— Seule, Denise ?

– 131 –
— Comme tu le vois.
Elle regardait sans plaisir sa figure de page, fine et un
peu pointue : il la taquinait toujours. Mais, cette fois-ci, il
s’abstint de remarquer ses yeux battus et sa mauvaise mine.
Il dit simplement :
— Ton mari, que j’ai rencontré hier matin aux portes de
Paris, m’a annoncé qu’il partait pour Étampes sans toi.
— Juste. Et toi-même, qu’est-ce que tu fais à Paris par
cette chaleur ?
Jaja hésita ; puis il répondit avec ce petit sourire mince,
en coin, qu’il avait et qui donnait envie de le gifler aux gens
nerveux :
— Probable, que si je te dis que c’est pour te voir, tu ne
me croiras pas ?
— Probable, dit Denise, qui, malgré elle, retrouvait avec
Jaja l’accent et les mots de sa quinzième année, quand elle
se plaisait à imiter le ton et les manières de son jeune cou-
sin, alors élève à Janson-de-Sailly. Jaja rit du bout des dents.
— Tu vois bien.
Denise était allée s’asseoir sur le canapé. Elle demanda :
— Tu vas prendre quelque chose ?
— Sûrement. Fais apporter des liqueurs, de la fine et
beaucoup de glace.
Il s’était déjà installé à sa place favorite, par terre, sur
des coussins.

– 132 –
Il demanda :
— Tu te rappelles, Denise, comme on fabriquait des
cocktails dans la salle d’études pour les cacher dans nos pu-
pitres ?…
— Je me rappelle… Notre salle d’études à la cam-
pagne…
— On sautait par la fenêtre et on se sauvait dans le
parc…
— Tu te rappelles le vieux saule creux où on se cachait ?
— Et la balançoire qui grinçait si fort ?
— Et le ruisseau qu’on traversait vingt fois par jour pour
le plaisir de se mouiller les pieds ?
— Et le moulin ? Tu te rappelles comme on montait par
l’échelle raide jusqu’au grenier et comme on se cachait der-
rière les sacs de farine ?
— J’étais un garçon manqué… Francette me ressemble-
ra…
— Où est-elle, ta fille ?
— Au Pré-Catelan.
Jaja savait bien ce qu’il faisait en évoquant les souvenirs
d’enfance. Denise avait pour les choses du passé les plus in-
signifiantes une tendresse fervente. Elle s’était radoucie tout
de suite et, sur son visage, Jean-Paul avait vu apparaître ce
sourire qu’il lui connaissait bien, amusé et attendri.
Alors il demanda doucement :

– 133 –
— Tu attends quelqu’un ?
Elle hésita un peu et répondit non.
Il proposa :
— Veux-tu que je t’emmène faire un tour en auto ?
— Jaja, ton amie t’a plaqué ?
— T’occupe pas… Viens-tu ?
— Où ?
— Où tu voudras. Hors de Paris ?
— Eh non, si on rencontrait quelqu’un ?
— Eh bien ?
— Jacques ne serait pas content. Tu comprends ? j’ai re-
fusé de l’accompagner, hier.
— C’est juste. Alors à Paris ? Tiens, au Bois, embrasser
ta fille ?
— Je veux bien, consentit Denise.
— Mets ton chapeau, ton manteau.
Denise sonna la femme de chambre. Tandis que celle-ci
l’aidait à passer son manteau, elle lui glissa :
— Si quelqu’un téléphone, dites que je serai rentrée
pour le dîner, qu’on me rappelle de nouveau.
— Madame peut être tranquille.

– 134 –
Jean-Paul affectait de respirer de toutes ses forces un
bouquet de fleurs sur la table.
Il se retourna.
— Allons, dépêchons, file…
Ils montèrent en auto. Jean-Paul, amoureux de sa ma-
chine, en faisait les honneurs.
— Tu verras comme elle prend les côtes, si on pousse
jusqu’à Saint-Cloud. Et puis, c’est d’un moelleux… un bijou,
je te dis, Denise…
Denise ne répondait rien, laissant le vent chaud lui
fouetter la figure. C’était un de ces merveilleux dimanches
de Paris, où le ciel bleu s’étend au-dessus des toits comme
une pièce de soie toute neuve, sans un seul pli d’ombre ; les
trottoirs étaient encombrés d’une foule de petits bourgeois
qui marchaient lentement, une expression de calme, de sa-
tisfaction béate répandue sur leurs visages. On voyait, rien
qu’à leur manière de s’en aller sans se presser, que c’était
jour de fête et qu’ils avaient tous l’intime assurance d’avoir
mérité, par une semaine de labeur assidu, cette belle jour-
née, ce soleil, le parfum des jeunes roses ; ils n’étaient pas
beaux, tous ces braves gens, ni bien habillés, mais leur
simple bonheur, leur repos semblaient se communiquer au
passage. Denise, en les voyant, se mettait à sourire, et une
espèce d’apaisement singulier, très doux, sans cause, des-
cendait en elle.
Jean-Paul le remarqua. Il dit :
— Ça t’amuse, toutes ces têtes ?

– 135 –
— Oui, ça m’amuse… Jean-Paul, va plus doucement…
J’aime les voir, je ne sais pas pourquoi…
Jean-Paul obéit. On approchait du Bois ; ils devenaient
de plus en plus nombreux. Il y avait de grosses femmes avec
des chapeaux de jais, des vieilles en robes de soie, des fi-
gures maigres d’hommes, usées par un labeur ingrat, et puis,
des enfants anémiques, des petites filles en tablier blanc, des
garçonnets en costume marin… « Bienheureux les simples
d’esprit ! » pensa Denise ; et cette petite phrase, qu’elle avait
toujours sue, acquit tout à coup pour elle un sens subtil et
profond, appliquée ainsi à tous ces humbles qui accomplis-
saient bravement leur tâche quotidienne.
Jean-Paul demanda :
— Puisqu’ils t’amusent, veux-tu que je te mène sur la
Butte ? Je parie que tu n’y as jamais été ? Il n’y a plus que
les étrangers qui connaissent tous ces endroits-là…
— J’ai été au Lapin Agile, une nuit, avec les Clarkes.
— C’est le jour qu’il faut voir ça.
— Vraiment ?
— Je t’assure. Veux-tu y aller ? Au Pré-Catelan, tu ver-
ras seulement des tas de belles madames dans des Hispano-
Suiza, et Francette n’a pas besoin de toi… on lui fait déjà la
cour… elle me l’a dit… Elle a un petit camarade qui lui a of-
fert un sucre d’orge. Elle l’a pris, et elle est allée le donner à
un autre. C’est déjà une femme. Nous la gênerions…

– 136 –
— Je commence à le croire, dit Denise avec un soupir.
Qu’y faire ? C’est la vie… À présent elle aime mieux sa pati-
nette que moi… Plus tard, – bientôt – un homme…
— T’es mélanco, Denise, on dirait…
— Non, du tout…
Jean-Paul avait déjà rebroussé chemin. À présent, ils fi-
laient à toute allure dans la direction de Montmartre ; pen-
dant quelques minutes, Jaja se donna le plaisir d’une course
folle à travers la ville ; ils arrivèrent bientôt en vue de la sta-
tion du métro Lamarck.
Jean-Paul s’arrêta en face d’un petit café ; à ses coups
de trompe répétés, le patron sortit en bras de chemise.
— Tiens, bonjour, monsieur… Vous me laissez la voi-
ture ?
— Comme d’habitude.
— Un verre, madame, proposa le patron en souriant.
Denise, amusée, accepta. Le bonhomme glissa, en cli-
gnant de l’œil à Jean-Paul :
— Jolie fille.
— Ça ne te fait pas peur, toutes ces marches ?
— Non, voyons.
Elle grimpait légèrement ; son grand manteau clair flot-
tait derrière elle et dessinait des plis gracieux de draperie an-
tique.
En haut, elle s’arrêta pour respirer.
– 137 –
— Jean-Paul, il fait frais…
C’était vrai. Un air relativement pur soufflait des hau-
teurs de Montmartre. Denise s’approcha d’une palissade qui
entourait la petite plate-forme sur laquelle ils se trouvaient ;
elle se pencha ; un peu de brouillard voilait la ville couchée à
ses pieds, mais le dôme des Invalides brillait à travers la va-
peur dorée, ainsi que la fine ossature de la tour Eiffel ; un
bourdonnement sourd et confus montait jusqu’à Denise.
Jaja la rejoignit, et ils continuèrent à monter. Les vieilles
maisons noires, les ruelles étroites se chauffaient au soleil ;
de chaque côté du trottoir en pente, hérissé de cailloux, des
ruisseaux couraient avec un bruit frais. Des chiens jaunes,
tout crottés, dormaient insoucieusement au milieu de la
chaussée.
— As-tu déjà vu quelque part des chiens pareils ? de-
manda Jean-Paul en désignant l’un d’eux, d’une race indéfi-
nissable qui tenait du basset, du barbet et du dogue.
— Dans les dessins de Poulbot.
— C’est vrai… les gosses aussi, dit Jean-Paul en mon-
trant un groupe de gamins qui couraient, le tablier au vent et
les casquettes collées sur leurs petites têtes pointues.
Place du Tertre, autour des tables de bois, des familles
étaient installées et buvaient de la grenadine. Jean-Paul et
Denise prirent place parmi eux. Le ciel pâlissait doucement ;
une odeur vague de lilas flottait comme à la campagne. Une
petite communiante passa ; dans le soleil qui déclinait, ses
voiles blancs reflétèrent de l’or et du rose. Derrière elle mar-
chaient deux petites filles très graves, en robe bleu ciel, des
fleurs de papier sur la tête, et tenant chacune à la main une
– 138 –
grosse rose épanouie, d’un rose criard et naïf. Quand elles
furent passées, la cloche du Sacré-Cœur commença à battre.
Jean-Paul avait commandé du vin mousseux, et, main-
tenant, il se taisait et buvait lentement en levant le verre et
en regardant longuement, avant de le porter à ses lèvres, les
perles d’or que le soleil allumait dans le vin. Denise deman-
da :
— Tu viens souvent ici, on dirait ?
— Quelquefois…
Comme elle souriait, il remarqua sérieusement :
— Mais seul…
— Bah.
— Si, c’est le moyen d’avoir la paix… Je prends ma voi-
ture, je grimpe, je m’installe ici… je ne pense à rien, je suis
heureux…
Denise le regarda un peu surprise.
Il demanda :
— Qu’est-ce qui t’étonne ?
— Toi. Je te croyais toujours en l’air, toujours en mou-
vement…
— Faut pas juger les gens sur l’apparence, ma fille…
Il vida lentement son verre, puis il alluma une cigarette,
se renversa sur le dossier de sa chaise et se tut. Denise se
sentit presque déçue par ce silence : elle s’attendait vague-
ment à autre chose ; mais Jaja continuait à fumer, l’air déta-
– 139 –
ché et un peu narquois. Elle se versa du vin et but d’un
coup ; il était léger et frais. Autour d’eux la place se vidait.
La paix délicieuse du soir les enveloppait.
— Il fait bon, – dit Denise tout haut en fermant à demi
les yeux ; le vent léger caressait ses joues ; le vin bu engour-
dissait un peu ses membres, lui faisait tourner la tête. Elle
répéta avec un sourire vague :
Il fait bon…
Et puis, brusquement, elle s’étonna :
— Tiens, j’ai moins mal on dirait… avec un peu de
l’inquiétude tout involontaire que l’on ne peut se défendre de
ressentir au moment où une blessure, par exemple, cesse
soudainement d’être douloureuse.
« C’est drôle, j’ai moins mal… »
Elle respira avec précaution, comme si, vraiment, elle
eût eu, au cœur, une plaie ; cette espèce de boule dure qui
pesait sur sa poitrine s’était comme fondue ; elle respira une
seconde fois plus profondément. Puis elle murmura, en pas-
sant la main sur son front.
— C’est bête… Je crois que je suis un peu ivre…
— Ce petit vin d’Alsace est traître, comme on dit, re-
marqua Jean-Paul.
Cependant, Denise, avec un effort, s’était soulevée.
— Rentrons, veux-tu, Jaja, il est tard…
Sans protester, celui-ci appela la bonne et paya. Mais,
en redescendant, il proposa à Denise :

– 140 –
— Entrons dire bonjour à Frédé…
Dans la rue en pente raide, la vieille petite maison du
Lapin Agile semblait toute ratatinée et décrépite, comme une
mendiante octogénaire. Une crasse vénérable recouvrait ses
murs.
Dans le bout de jardin, planté d’arbustes anémiques
comme dans un estaminet de village, sur un banc, le vieux
Frédé dormait ; une pie apprivoisée picorait des cerises ou-
bliées au fond d’un verre d’eau-de-vie. Denise pria :
— Laissons dormir ton ami… Il a l’air si tranquille.
Cependant, ils s’arrêtèrent. Le crépuscule venait lente-
ment, comme à regret ; un calme singulier flottait sur toutes
choses.
— C’est la maison du bon sorcier des contes allemands,
dit Denise.
Quelque part, une vieille horloge sonnait, égrenant gra-
vement et lentement les heures.
Ils partirent.
Devant le bistro, ils retrouvèrent leur voiture. Mais ils
avaient à peine fait dix mètres que l’auto s’arrêta. Jaja plon-
gea la tête dans le capot de la voiture et la retira avec un ju-
ron de désespoir.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Il expliqua :
— C’est l’affaire de trois quarts d’heure au bas mot…

– 141 –
— C’est qu’il est tard, dit Denise inquiète.
Jean-Paul réfléchissait. Il finit par décider :
— Tant pis. Je vais laisser la voiture au Père Chose, le
patron du café. Il y a un petit garage. Je reviendrai demain.
On va rentrer en taxi.
Mais c’était plus facile à dire qu’à faire. Dans la rue dé-
serte et calme comme une esplanade de province, ils eurent
beau s’époumoner, pas un taxi ne répondit à leur appel. Au
bout d’une dizaine de minutes, seulement, un fiacre vint à
passer, un antique fiacre juché sur de larges roues, avec un
cocher à houppelande et un maigre cheval qui marchait au
pas, tous deux tête basse. Parmi les maisons endormies dans
le soir, l’attelage vieillot avait un air vague de fantôme.
Jaja et Denise s’écrièrent en même temps :
— On le prend…
— C’que ça fait Yvette Guilbert et 1880, constata Jaja
amusé.
Le cocher avait allongé un coup de fouet à sa bête ;
celle-ci fit une espèce de ruade qui pouvait passer pour un
effort de galop et reprit aussitôt sa marche lente. Et le cocher
sembla, lui aussi, se rendormir. Denise et Jaja, serrés l’un
contre l’autre dans l’étroite voiture, ne disaient mot. Ils
étaient comme doucement engourdis ; les rues, les places
semblaient venir très lentement à leur rencontre, les croiser,
disparaître ; les réverbères brillaient, puis c’étaient de
grandes bandes d’ombre ; le pas du cheval martelait le pavé.
Jean-Paul prit la main de Denise.

– 142 –
— Tu dors ?
— Non.
Il garda la petite main nue dans les siennes. Elle ne la
retira pas. À quoi bon ? Un peu plus tard, il dit : « Nous arri-
vons ». Et, se penchant, il colla les lèvres à son poignet. Elle
ne dit rien. Souvent, il lui avait baisé la main. Mais cette fois-
ci le baiser se prolongeait, insistait. Elle se laissait faire
comme dans une espèce de songe trouble, non sans dou-
ceur…
Le fiacre s’arrêta. Il l’aida à descendre, puis il prit congé
d’elle, tranquillement, comme d’habitude.
— Bonsoir, Denise, fais de beaux rêves…
— Merci… toi aussi, dit-elle en souriant avec un peu
d’effort.

Dès qu’elle fut rentrée, elle appela la femme de


chambre.
— Marie, personne n’a téléphoné ?
— Non, Madame, mais il y a un « bleu » pour Madame.
Denise le saisit avec un affreux et soudain battement de
cœur : elle avait reconnu l’écriture d’Yves. Quelques mots
seulement.

– 143 –
Je vous demande pardon de ne pas avoir téléphoné comme
je l’avais promis mais j’étais de si sombre humeur que cela
m’était impossible. Cependant, ce soir, si vous êtes libre, venez.
VOTRE Y.

En post-scriptum, il y avait : « Ne soyez pas fâchée, petite


Denise. »
« C’est juste. Quand il daigne faire un signe, il faut que
je sois là, et que je sourie encore », pensa Denise.
Elle s’informa de Francette, dîna à la hâte et repartit.
— Si Monsieur rentre avant moi, vous lui direz que je
suis allée au cinéma.
Yves l’attendait en fumant. Il ne faisait guère plus rien
d’autre depuis une semaine. Toujours pas de nouvelles de
Vendômois. Mais, à cause de son excès même, son inquié-
tude avait fini par s’émousser. Yves était repris par l’espèce
de laisser-aller qui faisait le fond de son caractère. Il espérait
vaguement une aide miraculeuse tombée du ciel.
Il s’attendait de la part de Denise à des reproches, des
larmes, des questions. Il fut étonné de la voir très calme, in-
différente et douce, avec un singulier regard qu’il ne lui con-
naissait pas d’habitude au fond de ses yeux anxieux attachés
sur lui. Ils s’aimèrent ; il cherchait visiblement une espèce
d’oubli de tout dans ses bras ; mais elle demeurait froide, at-
tentive comme si elle eût guetté quelque chose en elle-même
ou en lui. Comme elle allait partir, il la retint, l’embrassa.
— Denise…

– 144 –
— Tu m’aimes, ce soir ? demanda-t-elle avec un singu-
lier petit sourire.
— Oui.
Elle demanda de nouveau :
— J’ai été… sage ?
— Très sage, dit-il légèrement.
Puis, d’une voix plus profonde, il ajouta :
— C’est ainsi que je t’aime, c’est ainsi qu’il faut être…
— Ah !… alors tu es heureux ?… Tu dormiras bien tran-
quillement ?
Il sourit.
— Je pense… Et toi ?
— Oh ! moi aussi…
— Tant mieux… Au revoir, mon chéri…

– 145 –
21

Le lendemain, le surlendemain passèrent étrangement


vite pour Denise ; Jessaint avait téléphoné qu’il resterait une
semaine à Étampes. Dès le déjeuner, Jaja venait chercher
Denise, et ils partaient dans la petite auto légère du côté de
Versailles ou de Saint-Germain. Ils filaient comme des fous
le long des routes dévorées de soleil. Une fois ils s’arrêtèrent
pour goûter à Ville d’Avray, au bord de l’étang rond que le
crépuscule glaçait de reflets roses ; une autre fois sur les ter-
rasses vertes de Saint-Germain. Denise voyait les yeux de
son compagnon s’adoucir, elle devinait sur la fine bouche
mordante les paroles émues qu’il taisait, et cela faisait plus
que l’amuser ; cela donnait à ces moments de sa vie comme
un goût de sel fort et vif. Cependant, pas une minute le sou-
venir d’Yves ne la quittait ; mais il semblait dormir au fond
d’elle, brumeux et effacé, tel un portrait voilé, et elle goûtait
cela comme un repos après de grandes fatigues. Et puis,
sous le ciel assombri, ils repartaient lentement, le cœur gros
de ce bonheur sans cause des beaux soirs d’été qui res-
semble à une peine suave. Ils rentraient. Et, après le dîner
solitaire, d’où elle chassait avec persistance le souvenir de
son mari, Denise se hâtait vers Yves. Ils disaient peu de pa-
roles. Denise devenait vraiment la femme qu’il avait désirée,
docile et silencieuse ; il enfouissait son front dans le creux
tiède de l’épaule nue, et il s’abîmait dans cette nuit déli-
cieuse ; elle savait maintenant, lui caresser les cheveux sans
rien dire.

– 146 –
Le soir du troisième jour, comme Yves n’avait pas télé-
phoné à l’heure habituelle, Denise fit appeler Jean-Paul.
Tout de suite, il accourut. Denise comprit que, chaque jour,
sans doute, il avait attendu un signe d’elle, et un plaisir sin-
gulier, un peu cruel, comme celui d’une obscure vengeance,
emplit son cœur. Il faisait beau, chaud. Par la fenêtre ou-
verte montaient les voix paisibles des concierges installés
sur le pas des portes et qui causaient d’une maison à l’autre
comme en province. Par bouffées, le vent apportait l’odeur
sucrée d’un buisson de fleurs épanoui dans un jardin voisin.
Denise pria :
— Allons au Bois, veux-tu, respirer un peu d’air ?
Toute la journée, il avait fait une chaleur atroce. Denise
avait quitté son pyjama seulement pour le dîner, et elle avait
somnolé presque tout le temps sur son lit, derrière les volets
clos. Elle avait encore les joues rouges et chaudes, comme
les petits enfants qui viennent de s’éveiller, et, en
s’approchant d’elle, par l’entre-bâillement de la robe légère,
Jean-Paul respira ce parfum très doux qui était le sien et qui
ressemblait à l’odeur fraîche des jeunes plantes.
— Je veux bien, consentit-il, la voix un peu rauque.
Quelques minutes après, ils prenaient la file dans la
bande d’autos qui se dirigeaient vers le Bois. L’avenue en
était couverte, comme d’une masse compacte ; cela sentait
l’essence, le pétrole, la poussière. Mais, dès que les grilles de
la Porte Dauphine furent dépassées, un air frais, et qui sem-
blait par contraste d’une pureté délicieuse, leur souffla au vi-
sage. La nuit était sombre et douce. De temps en temps,
quand on passait devant un des restaurants dissimulés parmi

– 147 –
la verdure, il en ruisselait de la lumière, de la musique, et
puis, c’étaient, de nouveau, les grandes taches noires des
massifs se découpant sur le ciel plus clair. Et cela sentait bon
l’herbe mouillée, les arbres et une odeur douce de fleurs qui
venait d’on ne savait où. Mais, à mesure que la nuit avan-
çait, une espèce de brouillard montait des pelouses et même
du chemin. Il était opaque et blanc comme du lait. Près des
champs de courses, Denise et Jean-Paul s’arrêtèrent char-
més. Autour d’eux, partout, des flocons qui paraissaient de
fumée ou de neige légère s’élevaient doucement de la terre ;
des cimes d’arbres semblaient émerger d’une mer de lait.
Denise, comme une petite fille, tendit les mains :
— Oh ! on dirait de la gaze…
— Des voiles de fées, dit Jaja, n’est-ce pas ?
Il répéta plus bas : « N’est-ce pas ? » et se pencha vers
elle. Elle vit briller ses yeux et ses dents.
— Laisse, dit-elle faiblement.
Elle savait ce qui allait venir. Mais elle ne voulait pas se
défendre… Un baiser, cette nuit, était-ce rien de plus qu’une
cigarette, qu’un fruit, qu’une gorgée d’eau fraîche qui trompe
la soif sans l’apaiser ? Comme un écho, elle perçut au fond
d’elle-même le souvenir de certaines paroles maternelles qui
étaient demeurées en elle, et qui avaient fait sourdement
leur dangereux chemin : « … elle prit un ami. Pas un amant.
Un ami. Peu à peu elle y prit goût… »
— Laisse, répéta-t-elle avant qu’il eût rien tenté.
Le baiser vint.

– 148 –
Elle fit : « Ah ! » et elle tourna plusieurs fois la tête. Mais
les jeunes lèvres avides la rejoignirent, et la voix étouffée de
Jean-Paul murmura machinalement :
— Je t’aime, je t’aime tant, si tu savais…
Et puis :
— Et toi ?
— Non, dit-elle.
Un petit silence. Et puis :
— Ça ne fait rien.
Elle entendait sans comprendre. Il lui avait pris la
bouche, longuement, doucement, la goûtant avec précau-
tion, comme on fait d’un fruit à la saveur inconnue.
Cependant, ils n’avaient pas remarqué qu’autour d’eux
quelques autos étaient venues s’arrêter, et, sans doute, dans
plus d’une, sous prétexte de contempler le brouillard, des
couples, comme eux-mêmes, s’embrassaient bien abrités par
la nuit. Mais un mauvais plaisant eut l’idée de diriger le jet
électrique de son phare sur toutes ces voitures, où l’on devi-
nait vaguement deux formes indistinctes, si voisines qu’elles
se confondaient. Perçant le brouillard, la clarté brutale tom-
ba d’aplomb sur Denise et Jean-Paul ; dans un éclair, leurs
visages joints apparurent tout blancs dans une lumière crue
de rampe. Denise, surprise, eut un brusque recul, son cha-
peau tomba sur ses genoux ; en même temps, elle tressaillit
toute : il lui semblait avoir entendu une exclamation étouffée
tout près d’elle. Mais déjà le jet électrique, s’éloignait, fouil-
lant malicieusement la pénombre d’autres voitures, d’où par-

– 149 –
taient des cris rageurs de femme. Denise eut beau sonder
l’obscurité autour d’elle ; elle ne vit rien ; un taxi, à ses côtés,
démarra brusquement et disparut ; cela détermina le mou-
vement des autres véhicules qui partirent dans toutes les di-
rections.
« J’ai rêvé », pensa Denise.
Tout cela s’était passé si vite que son impression con-
fuse se dissipa presque aussitôt. Ils firent encore une fois le
tour du Bois, et, dans une fraîche petite allée, Jaja
l’embrassa de nouveau. Mais lorsque, haussant les lèvres, il
voulut baiser sur sa joue la place préférée d’Yves, elle eut un
geste irraisonné, instinctif.
— Non, pas là…
Il la regardait surpris. Elle dit sèchement :
— Rentrons.
Il obéit, comprenant que la minute d’abandon était pas-
sée.
À peine chez elle, elle appela Marie.
— Personne m’a téléphoné ?
— Si, Madame, répondit la femme de chambre : M. Har-
teloup.
— Il y a longtemps ?
— Oh, oui, presque tout de suite après que Madame a
été sortie.
— Il n’a rien dit ?

– 150 –
— Non, Madame. Il a dit qu’il retéléphonerait demain.
— C’est bien. Merci, Marie.
Ce soir-là, tout de suite après le dîner, Yves avait, en ef-
fet, téléphoné. La réponse de la femme de chambre « Ma-
dame vient de sortir » l’avait étonné, irrité presque. Jamais,
depuis plus de onze mois que durait leur liaison, un pareil
fait ne s’était produit. Denise était toujours là, à sa portée,
attendant son bon plaisir, son ordre. Il eut honte de l’espèce
d’exaspération où sa déconvenue l’avait jeté, mais il ne put
pas parvenir à s’en défaire. Il commença à marcher de long
en large dans l’appartement, espérant vaguement que c’était
une méprise, qu’elle allait le rappeler. Mais non. C’était bien
vrai. Elle n’était pas là.
« Mais où diable peut-elle être ? se disait-il. Son mari
n’est pas rentré cependant… Où est-elle ? »
Puis il se ravisa, sourit avec un peu d’effort.
« C’est du joli… Pauvre petite Denise… Eh ! mon Dieu,
elle est bien libre… Si c’était à elle de faire une tête pareille
chaque fois que je sors sans la prévenir, je serais rudement
embêté… »
Mais il avait beau se parler ainsi, ou plutôt, selon son
habitude, à Pierrot qui, assis sur son derrière, surveillait les
mouches autour de la lampe, il ne se calmait pas. Il se rappe-
la cette journée à Hendaye, quand elle était partie depuis le
matin et qu’il avait erré à sa recherche du casino à la plage.
Et le soir où elle l’avait trouvé pleurant près de la Bidassoa…
Il ne savait pas pourquoi, mais ce souvenir lui était pénible…
Il jeta sa cigarette loin de lui, d’un geste rageur ; elle s’écrasa
avec une pluie d’étincelle contre le marbre de la cheminée.
– 151 –
— Je sors, Pierrot.
Pierrot remua la queue.
Yves lui tira légèrement les oreilles en signe d’adieu et
sortit.
Dans la rue, il marcha un petit moment et finit par héler
un taxi et se faire conduire au Bois. Il pensa à s’arrêter au
Pavillon Royal pour y boire quelque chose de frais ; mais la
nuit, dans le brouillard laiteux, était si singulièrement belle
qu’il dit au chauffeur de pousser jusqu’à Longchamp. Et,
comme il était là, dans l’ombre, quelques autos vinrent se
ranger à côté de lui, et, tout près, une petite voiture décou-
verte, où l’on voyait vaguement un couple enlacé. Il les re-
gardait depuis un moment quand soudain jaillit la lumière
crue du phare. La figure de Denise surgit à deux pas de lui ;
elle était un peu renversée en arrière ; un jeune homme
l’embrassait ; elle se laissait faire en souriant.
Brusquement, il la vit se défaire de l’étreinte. Il vit sa
tête nue, ses boucles fouillées par le vent de la nuit, et, dans
cette fantastique clarté blanche, tout son fin visage de sta-
tuette, sa bouche sérieuse et le beau regard franc qu’il aimait
et qui le fixait dans l’obscurité sans le reconnaître.
Et puis, comme une vision, tout disparut.
Le taxi l’emportait déjà vers le lac qu’il se tenait encore
debout, tout hébété, les deux mains cramponnées à la por-
tière. Un choc brusque de la voiture qui venait de cahoter à
un tournant lui rendit conscience des choses. Il cria : « Arrê-
tez ! » descendit, paya, et, à pied, s’enfonça dans le bois,
dans la direction de Longchamp. Il n’avait pas d’idée bien
arrêtée ; il allait tout bonnement vers l’endroit où il avait en-
– 152 –
trevu Denise, comme s’il allait la retrouver là. Au bout de
quelques minutes, il s’arrêta, dit tout haut : « Je deviens fou.
Elle est partie depuis longtemps » ; mais il continua à mar-
cher sans but, se heurtant aux arbres qu’il ne voyait pas.
Il n’eut pas un instant de doute. Il ne voulait pas douter.
Il ne fuyait jamais devant le malheur, il s’y jetait immédia-
tement, comme dans un gouffre qui fait peur et qui attire.
L’homme ? il ne l’avait pas vu. Seulement une jeune tête aux
cheveux lisses rejetés en arrière. D’ailleurs, cela importait
peu. Ainsi, elle le trompait, elle mentait, elle, Denise ? Il en
demeurait comme écrasé. À présent seulement, il compre-
nait à quel point était rare, extraordinaire, précieuse, la con-
fiance aveugle qu’il avait eue en elle. Pourquoi ? Elle était
femme après tout, et, comme toutes les femmes, menteuse
et faible. Mais justement, pour lui, est-ce qu’elle avait été
« toutes les femmes » ? Est-ce qu’elle avait été une liaison
passagère, le souvenir d’un beau jour d’été, comme tant
d’autres ? Est-ce qu’il ne l’avait pas toujours traitée un peu
comme une épouse ? Il l’avait respectée, à Hendaye, pen-
dant longtemps, comme une jeune fille. Et depuis, jamais il
ne lui avait fait sciemment l’injure de soupçonner, fut-ce
dans le plus profond de sa pensée, le moindre de ses mots,
une seule de ses actions ? Ce beau regard franc qu’elle
avait… Mais cela, ce n’était rien encore… Il aurait pu, peut-
être, arriver à douter de son honnêteté, mais de son amour
pour lui, jamais !… À cet amour, il n’avait même jamais pen-
sé. Est-ce qu’on pense à ce qu’on possède, à ce qu’on est
certain de posséder toujours ? Dans son cœur cela avait été
une conviction enracinée, une espèce de vérité première
qu’il était oiseux d’essayer de démontrer. Il savait que sa
tendresse ne lui manquerait jamais, comme il savait que la

– 153 –
terre tourne, que le soleil éclaire, et que, toujours, après la
nuit, le jour se lèvera. Comme un enfant malade qui frappe
ceux qui le soignent, il pouvait la rudoyer, la chasser, c’était
son droit, elle lui appartenait. Mais il savait bien : tant qu’il
le voudrait, elle serait là. Dans sa vie, cet amour avait brillé
comme une lampe, une lumière caressante et douce, un peu
voilée… Maintenant elle s’était éteinte… Pardonner ? l’idée
même ne lui en venait pas. À quoi bon ? Ce qu’il avait aimé
en elle, c’était la sécurité qu’elle lui donnait. Ses beaux yeux,
ses lèvres, son petit corps, d’autres en avaient d’aussi beaux,
mais, jamais, en aucune femme, il ne pourrait avoir la foi
qu’il avait eue en elle. Alors, ce n’était pas la peine
d’essayer… Denise était morte. Il s’arrêta. Sa promenade
égarée l’avait ramené près du lac. Il s’approcha, regarda
l’eau d’un air fixe et dur. Le remous lui donnait un vertige
léger, comme un peu d’écœurement ; l’eau bougeait et lui-
sait faiblement. Il partit. Il se retrouva hors du Bois. Il mar-
cha le long de l’avenue déserte ; puis il s’enfonça dans une
petite rue. Tout à coup il se sentit las. Il y avait une boutique
de marchand de vin encore éclairée. Il entra, s’affaissa sur
une banquette et demanda à boire. On lui servit du vin. Il vi-
da son verre d’un trait, le remplit de nouveau. Vaguement il
aurait désiré s’enivrer. Mais le vin grossier lui donnait la
nausée. Il reposa le verre, s’accouda, mit sa tête dans ses
mains. Attablés devant le comptoir, des ouvriers buvaient.
Ils causaient. Il écouta sans comprendre ce qu’ils disaient.
Le bruit des voix humaines lui faisait du bien. Un mot le
frappa : « Demain. »
— Ah, oui, demain, murmura-t-il.
Comme une muraille qui s’abat, tous les soucis retom-
bèrent sur lui. Demain. Pas de nouvelles de Vendômois. Pas

– 154 –
d’argent. Dans trois jours l’échéance. Le bureau détesté.
Demain. L’atroce chaleur. Et puis, rien… Pas une lueur. La
nuit, le vide… Toutes les chances de salut qu’il avait imagi-
nées au cas où Vendômois ne lui viendrait pas en aide, il les
écarta avec une espèce d’entêtement haineux.
— Monsieur, on ferme, dit le cabaretier.
Il se leva machinalement, paya, sortit. Et puis il marcha
encore, longtemps, de-ci de-là, sans but. La nuit passant.
Tout à coup il leva la tête et reconnut sa maison. Jamais
plus tard il ne sut dire comment il y était arrivé. Il monta.
Dans le vestibule, il se heurta contre un objet posé par terre.
Il se pencha. C’était une valise. De l’office, Jeanne arriva
tout ensommeillée.
— Monsieur, il y a un monsieur qui attend Monsieur.
Il poussa la porte. Vendômois.
Il entendit comme dans un rêve :
— Mon vieux… Pardonne-moi si j’ai tardé… Mais il fal-
lait laisser tout ça, là-bas, plus ou moins en ordre, tu com-
prends ?… Et puis, tout de suite, j’ai sauté dans le train… On
se comprend mieux que par lettre, n’est-ce pas ? et puis,
j’avais affaire à Paris, ce mois-ci… Pourquoi je ne t’ai pas
envoyé de télégramme ? Mais il n’y a pas de télégraphe dans
mon petit village perdu dans les neiges. Une lettre serait ar-
rivée en même temps que moi… Mais qu’est-ce qu’il y a ?
Tu as une figure de l’autre monde… Ne t’inquiète pas,
voyons… On arrangera tout…
Yves passait sur son front une main tremblante et ré-
pondait seulement : « Merci, merci », d’une voix blanche

– 155 –
qu’il s’étonnait lui-même d’entendre. Vendômois demanda
rapidement :
— Mon vieux ?… ça ne va pas ?
— Non, excuse-moi, mon vieux.
— L’argent seulement ?
— Pas seulement.
Vendômois fit un geste.
— Ah, dit-il simplement.
Yves sourit avec reconnaissance ; cette pudeur mascu-
line, qui tait même la pitié, c’était bien cela qu’il lui fallait. Il
regarda son ami.
— Jean, dit-il brusquement.
— Oui.
— Quand repars-tu ?
— Après-demain, deux heures.
— Tu peux attendre quarante-huit heures ?
— Je peux.
Il avait levé le front et il regardait Yves attentivement.
Celui-ci eut une pauvre grimace d’enfant qui va pleurer.
— Jean, emmène-moi.
Vendômois haussa les épaules.
— Ça va, dit-il.

– 156 –
22

Ce matin de juillet, Denise attendait fébrilement que la


maison s’éveillât afin de pouvoir, sans trop
d’invraisemblance, s’habiller et sortir. Elle n’avait pas fermé
l’œil de la nuit : une horrible inquiétude habitait son cœur, et
son angoisse, cette fois-ci, était, hélas ! trop précise. Depuis
une semaine, Yves avait disparu de nouveau. D’abord elle
avait trouvé cela tout simple. Cependant, au bout de quelque
temps, cette absence prolongée avait commencé à lui pa-
raître singulière. Après deux jours d’attente, elle s’était enfin
décidée à lui téléphoner. Pendant vingt minutes, elle avait
entendu ses coups de sonnettes retentir longuement dans
l’appartement. Pas de réponse. Deux, trois fois, elle avait re-
téléphoné. Rien. C’était inexplicable. Elle allait sortir,
s’informer, quand son mari était rentré. De toute la soirée,
elle n’avait pas pu bouger. La nuit avait été affreuse. « Sûre-
ment, il est malade », pensait-elle. Elle se rappelait la mau-
vaise mine qu’il avait depuis quelque temps. Peut-être se
trouvait-il dans quelque clinique ? Mon Dieu, mon Dieu, si
c’était vrai qu’il fût là, quelque part, souffrant, caché dans ce
grand Paris, tout seul, elle abandonnerait tout au monde, son
mari, son enfant, pour courir vers lui. Elle souffrait, écroulée
sur son lit, une torture minutieuse, subtile, lente… Et cette
nuit qui ne finissait pas… Enfin, le matin vint. Dès qu’elle eut
entendu dans la pièce voisine son mari qui s’éveillait, et sa
toux nerveuse de fumeur, et sa voix, elle sonna la femme de
chambre. En un quart d’heure, elle fut baignée, habillée et
elle se trouva dans la rue.

– 157 –
C’était une journée de juillet, orageuse, accablante. Mal-
gré l’heure matinale, déjà de l’asphalte surchauffé montait
une vapeur malsaine ; les arbres perdaient de petites feuilles
jaunes, recroquevillées, crissantes, brûlées par la chaleur.
Dans le taxi, Denise, les dents serrées, pressait l’une contre
l’autre ses mains fiévreuses. Le taxi s’arrêta. C’était la mai-
son d’Yves. Denise, passant par habitude, la tête baissée,
devant la loge de la concierge, escalada en quelques bonds
l’escalier. Elle sonna. Le coup vibra, clair et sec. Elle atten-
dit. Personne ne vint. Elle sonna de nouveau, plus longue-
ment. Elle entendait bien comme ses appels résonnaient
stridents, affolés, à travers les pièces. Mais pas un pas, pas
un souffle derrière la porte. Alors elle commença à ébranler
cette porte de ses poings fermés. Au bruit, la concierge ac-
courut.
— Vous désirez, madame ?
— M. Harteloup ? murmura Denise.
— Il est parti, madame.
Comme Denise la regardait avec des yeux hébétés, elle
crut devoir expliquer :
— Il n’est plus à Paris.
— Il est parti pour longtemps ?
— Oh ! oui, je pense… Il a cédé son bail. On doit venir
emménager demain matin.
— Où est-il parti ?

– 158 –
Soit que la concierge ne voulût rien dire pour ne pas
s’attirer d’ennuis, soit qu’effectivement elle ne sût rien, elle
se contenta de secouer négativement la tête.
— Vous ne savez pas ?
— Non.
— C’est bon, murmura Denise.
Elle était étourdie comme par un coup de massue. Elle
n’avait même pas l’idée d’insister, de forcer avec un gros
pourboire la discrétion de la concierge. Comme un éclair, un
souvenir lointain traversa sa pensée. Toute enfant, il lui arri-
vait souvent de rêver que son père mourait, et c’était
d’horribles cauchemars qui l’éveillaient en sursaut, toute
couverte de sueur. Peut-être était-ce un pressentiment ?
Peut-être avait-on parlé devant elle de la maladie de cœur
dont il souffrait. Toujours est-il qu’il mourut subitement,
comme elle l’avait vu plus de vingt fois dans ses songes ; elle
se rappelait comme la catastrophe l’avait trouvée hébétée et
résignée. « Cela » devait arriver. Depuis longtemps, obscu-
rément, elle le savait. De même, là, devant cette porte close,
un sentiment pareil de fatalité l’écrasa. Ses angoisses, son
inquiétude, son besoin exaspéré d’avoir son amant à ses cô-
tés, toujours, le désespoir où deux jours d’absence la je-
taient, tout cela, est-ce que ce n’était pas une prescience de
ce qui serait ? – cette porte muette, ce coup de sonnette
dans l’appartement désert, cette horrible faiblesse de tout
l’être, là, sur ce palier ensoleillé, devant cette femme indiffé-
rente. Sans un mot, elle commença à descendre l’escalier,
les épaules courbées, comme si elle avait reçu un grand
coup sur la nuque. Au bas des marches elle s’arrêta. Son
cœur défaillait. Combien de fois elle avait enfilé ses gants,
– 159 –
arrangé son chapeau, poudré son visage sur le seuil de cette
porte cochère avant de sortir dans la rue. Et maintenant, ja-
mais plus, jamais plus… Elle se surprit à gémir tout haut.
Cependant une pensée lucide veillait encore en elle. Elle
voulait savoir où il était. Elle héla un taxi et se fit conduire à
son bureau. Le directeur la reçut immédiatement, car elle lui
avait fait passer sa carte ; elle vit bien qu’il la dévisageait
avec étonnement, mais l’idée de l’énormité qu’elle avait
commise, en donnant le nom de son mari, ne la troublait
même pas. Il ne fit aucune difficulté pour lui révéler ce qu’il
savait lui-même. Harteloup était parti pour la Finlande, ap-
pelé subitement, croyait-il, pour des affaires de famille ; il
avait son adresse. Elle demanda d’une pauvre petite voix
brisée :
— Est-il parti pour longtemps, vous croyez, monsieur ?
— Il m’a dit que c’était pour toujours, répondit le direc-
teur en hésitant.
Elle fit « Ah ! » et demeura absolument immobile. Seu-
lement ses joues étaient devenues toutes blanches, et les
coins de sa bouche s’étaient creusés, la vieillissant brusque-
ment.
Le directeur gêné proposa :
— Vous voulez son adresse ?
— Oh ! oui, je vous prie, monsieur, dit-elle comme une
enfant qui s’imagine qu’elle obtiendra ce qu’elle veut avec de
la douceur et de la patience.
En effet, elle reçut une enveloppe sur laquelle était tra-
cé :

– 160 –
Savitaipole.
Commune de Koirami,
par Haparanda
(Finlande).

Et, seulement, en lisant ces baroques syllabes étran-


gères, elle comprit nettement comme il était loin.
Le directeur la regardait avec une pitié mêlée de curiosi-
té, s’attendant vaguement à la voir s’évanouir. Cependant,
elle se redressa toute, brusquement, comme sous un coup de
fouet.
— Je vous remercie.
Il tenta de balbutier quelques paroles de sympathie. Elle
le regarda d’un air si étrange qu’il se tut.
— Merci, monsieur.
Et, l’écartant d’un geste, elle partit.
Elle se retrouva dans la rue, tenant à la main le bout de
papier où l’adresse d’Yves était inscrite. Elle le jeta loin
d’elle. À quoi bon ? Est-ce qu’elle avait jamais osé aller
contre sa volonté ? Et sa volonté, maintenant, ne l’avait-il
pas clairement signifiée en s’en allant sans un mot d’adieu ?
De nouveau, elle pensa : « Je l’ai toujours su… j’ai toujours
su qu’il s’en irait un jour, sans rien dire… »
Instinctivement, elle se dirigeait vers sa maison, quand,
au coin de l’avenue, elle s’arrêta : devant la porte elle recon-

– 161 –
naissait l’auto de son mari. Elle regarda l’heure, étonnée ; il
allait être midi. Bientôt il faudrait se mettre à table, s’asseoir
en face de Jacques, lui montrer sa pauvre figure ravagée de
larmes… Mais jamais elle n’en aurait la force ! À la première
question de son mari, elle éclaterait en sanglots et elle
avouerait tout.
Elle marcha jusqu’au bureau de poste voisin, téléphona,
fit appeler Marie.
— Marie, je ne rentrerai pas déjeuner… J’ai été rete-
nue… chez une amie malade…
Laissant à Marie le soin de se débrouiller, elle sortit.
L’horrible chaleur lui faisait du bien : elle l’empêchait de
penser, de se souvenir… Elle ne souffrait presque plus ;
l’asphalte brûlait ses pieds à travers les fines semelles, et elle
ne ressentait rien d’autre. Elle marchait, marchait, sans se
douter qu’elle recommençait peut-être, la promenade tra-
gique de son amant, une nuit…
Elle se trouva, sans trop savoir comment, sur les quais
de la Seine. Elle traversa un pont. Un peu d’air frais montait
de l’eau. Brusquement sa résignation, qui n’était qu’une es-
pèce d’engourdissement physique, cessa sous une poussée
de désespoir tel qu’elle s’arrêta et porta ses mains à sa gorge
comme une femme qui étouffe.
— Yves, Yves…
Elle ne le jugeait pas. Toujours, elle avait éprouvé en-
vers lui ce sentiment d’incompréhension mêlée de respect
superstitieux, qui fait presque tout l’amour de la femme pour
l’homme. Elle n’avait ni haine, ni rancune, ni mépris. Rien
qu’une immense stupeur. Elle n’entrevoyait même pas à sa
– 162 –
fuite une autre raison que celle de cette volonté d’homme
que l’on subit sans la comprendre, comme la volonté de
Dieu. Elle n’apercevait pas une lueur de la vérité. D’ailleurs
l’aurait-elle sue, se serait-elle doutée que, cette nuit-là, au
Bois, Yves était à côté d’elle dans l’ombre, qu’elle n’aurait
pas compris davantage probablement… Est-ce que cela
pouvait s’appeler « tromper », cette espèce de jeu sans gaîté,
ce passe-temps qui l’avait distraite pendant quelques
heures ? Est-ce que ce n’était pas pour lui, au fond, pour ten-
ter de calmer un peu cette tendresse exagérée qui l’obsédait,
l’étouffait ? Certes, elle ne se sentait pas coupable envers
Yves. D’ailleurs, elle n’essayait pas de comprendre. Quand
on meurt, on ne demande pas « pourquoi » ? C’est la loi.
Elle marchait, marchait toujours, sans sentir la fatigue,
vaguement soulagée parce qu’elle était seule, sans personne
pour qui il fallût dissimuler, mentir, sourire.
Elle allait le long des quais. De temps en temps, ses
yeux fatigués se fermaient sous la réverbération intense de
la Seine dans le soleil, et puis, elle respirait avec malaise
l’odeur de charbon qui montait des berges du fleuve. Dans
une boutique, des perroquets criaient ; de la porte ouverte
des bistros un peu de fraîcheur et d’ombre venait par bouf-
fées, avec un relent de vin suri.
Frappée d’un souvenir brusque et vague, comme un par-
fum, Denise s’arrêta. Elle regarda autour d’elle attentive-
ment. Elle se rappelait. Elle était venue là, une fois, avec
Yves. Seulement, c’était un soir d’hiver, un soir de pluie…
Des terrassiers, qui se chauffaient sous leurs caoutchoucs
mouillés, en tendant les mains à la flamme rouge d’un brase-
ro, avaient ri en les voyant passer : ils s’en allaient si tran-

– 163 –
quillement, bien serrés l’un contre l’autre, sous l’averse… et
les lumières de la ville qui vacillaient comme si le vent allait
les éteindre… Oh ! elle se rappelait, elle se rappelait bien…
Et, comme il arrive souvent, ce souvenir en mena d’autres
vers elle, comme des enfants qui se tiennent par la main…
Elle revit la figure d’Yves avec une précision d’hallucinée.
Elle revit même plus loin et plus profond que ses traits – son
regard, son sourire, les nuances fugitives de son humeur et
la pâleur de son désir, et ses colères, et ses fatigues, et ses
rares élans de tendresse, et ses caprices, et ses silences.
Et alors, elle se rappela aussi avec étonnement qu’elle
avait été malheureuse. Elle ne comprenait plus. Elle repassa
avec application dans sa mémoire toute sa liaison. De la
monotonie, de l’ennui, de l’inquiétude, de la tristesse…
Pauvre amour, gris et triste comme une journée
d’automne… Pourquoi se nuançait-il à présent, dans son
souvenir, d’une sorte de douceur amère ? De nouveau
comme un malade qui sait qu’il va mourir et qui cherche à
s’en consoler en évoquant les infirmités, les souffrances, la
misère de sa vie, elle essaya, avec une volonté désespérée,
de se représenter les heures mauvaises, l’angoisse, le
doute… C’étaient des pensées faibles et pâles comme des
mortes. Mais, tout à coup, le souvenir surgit, celui qu’elle
n’appelait pas, net et vivant à crier. Le sourire d’Yves, le
doux sourire inattendu, innocent et sérieux, comme celui
d’un enfant, qui éclairait brusquement tout son visage et qui
s’effaçait lentement, laissant aux coins des lèvres comme
une palpitation de lumière. Elle le vit si proche qu’elle tendit
instinctivement les deux bras, comme si elle pouvait le tou-
cher.
— Mais c’était le bonheur !

– 164 –
Elle l’avait crié tout haut. Des hommes qui passaient la
regardèrent avec étonnement. Elle eut honte. Ses mains le-
vées s’abaissèrent jusqu’à sa bouche, étouffèrent son san-
glot. Elle demeurait là, dégrisée, tout d’un coup, meurtrie et
lasse jusqu’à la mort, regardant d’un air stupide la Seine qui
brillait. Un taxi passait ; le chauffeur, en la voyant, ralentit.
Elle monta machinalement, donna son adresse.
La voiture roulait, avec des cahots, sur le pavé pointu
des vieilles rues. Elle ne pleurait pas. Elle ne souffrait même
plus. Elle répétait seulement, sans cesse, comme une petite
fille fait d’un problème qu’elle ne comprend pas :
« Voilà, voilà, c’est fini… Et je n’ai pas su que c’était le
bonheur… Et à présent, c’est fini… »

– 165 –
À propos de cette édition électronique
Texte libre de droits.
Corrections, édition, conversion informatique et publication par le
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Mai 2024

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l’élaboration de ce livre, sont : YvetteT, PatriceC, MarcD, Coolmi-
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