Les Hautes Mers

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LES HAUTES MERS

A Ostende, la mer creuse si bien la terre que le front de mer sinue


en emportant les grappes de touristes et les amoureux. Le voilà
marchant distraitement sous le soleil. Le vent salé le rend à ses années
d’enfance traversées au bord de la Méditerranée. Il en attendait tant de
cette escapade belge. Il voulait échapper aux masses de touristes, il
cherchait des lieux sans grand charme, un repos n’excitant aucune
curiosité. Il chut là après des heures de train. Le vide, les bâtiments sans
caractère, gris et blancs se succédant dans des perspectives hâtivement
tracées, toute cette engeance blonde, la Flandre gorgée d’aisance, et cet
urbanisme minimaliste, pauvres jardins ternes, fontaines aux formes
exagérément régulières, routes invariablement droites descendant vers
la mer, et cette gare dressée au centre d’un ennui social, les hommes
pressés d’aller s’enterrer pour la journée dans un bureau, tout cela lui
convenait parfaitement. Il voulait revenir à lui-même dans un paysage
frugal, sans art, sans grâce. Et il y revenait. L’enfance méditerranéenne
surgit au large et s’approcha. Il voulut aller à sa rencontre. Les
dimanches passés à faire des longueurs, puis venait le temps du casse-
croûte sur la plage, le sable dans les orteils. Les parties de football avec
le père et des inconnus. Qu’ai-je fait depuis ? Quelque chose s’est cassé
dans cette destinée … Il y eut donc perte ? Soudain, il sentit en lui un
vide, un vide là, entre le cœur et le poumon droit. Hum …
Il descendit les escaliers menant à la mer. L’écume blanche
scintillait. La toile blanche sur le bleu se traînait jusqu’à de lointains
naufrages, des épopées englouties dans le mutisme des flots, histoires
que jamais personne ne racontera. Elles lui apparurent ainsi, marins
vidant les carènes avec des seaux troués, mâts sombrant dans les vagues,
cris, douleurs et pertes. La mémoire de ces innombrables hommes,
soldats de la civilisation guerroyant dans l’inhumain des mers, qui la
dira, qui saura ce que vit le dernier homme, qui meurt après tous les
autres, superbe témoin de la tragédie, ayant vu ses camarades périr dans
les cris, qui dira son martyre dans la fournaise des vagues ? Il regardait
ces filets de conscience partir avec la vie, à vau-l’eau sombrer ces
témoins d’une guerre se perpétuant depuis la nuit des temps. Une larme
sillonna la joue. Ce sont donc ces destins tragiques qui m’émeuvent ?
Mais il sentait quelque chose, la perte recouvrait toutes ces histoires de
marins, de civilisation. L’être perdant sa grâce, l’être chu donc ? L’être.
Ses années d’adolescence passèrent sur lui sans rien dire, vagues
silhouettes du temps qui court et poignarde les petits moi tentant de
surgir. Aucune construction de soi n’est possible. L’être regarde défiler
les jours, et le soir, il dort pour oublier cette agression du temps, l’esprit
résigné à une captation passive des choses. Debout face aux vagues
écumantes, l’eau lui montant jusqu’aux tibias – il a oublié d’ôter ses
chaussures et de relever les plis du pantalon – le soleil tapant sur cette
tête où la mémoire des flots rejoint celle des cris d’antan, le voilà encore
parcourant ce vide qui se creuse à mesure que la toile blanche de la mer
resserre ses mailles brillantes, dorées. Il se souvient.

Le soir, dans un bar des hauts quartiers, le tenancier chauve et


rouge lui baragouina dans un anglais impossible qu’un morceau rendu
par la mer le matin même s’était retrouvé dans le sable, entouré d’une
flaque rouge « disgusting », commenta-t-il. Il enchaîna sur la rudesse
des temps, l’inflation, la disparition d’enfants en mer, tous les ans deux
trois qui partent « comme ça ». The thing s, no one s doingg for change,
hah, understand ? Il hochait la tête en silence, et ces histoires, la bière
aidant, l’emmenaient toujours dans ces flots, dans ces partances. Il
n’entendait plus ce flamand rose. Soûl, titubant dans les rues désertes,
il descendit la ville. Des goélands s’acharnaient sur le cadavre d’un
pigeon jonchant une poubelle. Leurs cris percèrent sa solitude.
Distgusting. Ce spectacle lui donna un haut-le-cœur. Il vomit
longuement, rendit le poulet trop épicé avalé tout à l’heure, pleura,
pissa dans l’espace ouvert par un renfoncement de la façade d’une
administration, et la Flandre officielle but cette urine libatoire. Il
parcourut le front de mer, comme pour se chercher lui-même. La plage
était uniformément blanche, éclairée par la pleine lune. Mais aucun
« morceau » n’apparaissait. Le sable tranquille défilait à perte de vue. Il
descendit les escaliers, marcha vers une immense jetée découpée dans
le ciel argenté. Il peinait à avancer, ses mocassins butant sur le sable
bosselé. La Méditerranée surgit, et le sable doré de ses plages recouvrit
ce sable blanc qui semblait vouloir l’engloutir, grignotant les pieds. Mon
enfance. Le vide constaté ce matin revient, il est là, sous la chemise
mouillée de sueur. Il tente d’enfoncer le doigt pour voir, non c’est à
l’intérieur. La mer rugit soudain. Ah, que me veut-on ? Qu’ai-je perdu ?
Un petit rien, une bribe, image fugace, ce matin de ses treize ans où,
réveillé plus tôt que de coutume, il fixa le mur écaillé de sa chambre
pendant de longues minutes. Mais voilà ! C’était la première fois qu’il
l’avait senti, ce trou dans le thorax. Il avait tremblé, et tout le jour, il
refusa de sortir de sa chambre, la conscience emportée dans ce trou d’où
aucune parole ne surgit. Il enterra cette histoire dès le lendemain, mais
quelque chose s’était cassé. Il avait perdu la spontanéité, une naïveté
nécessaire pour agripper le gouvernail, conduire ses ans, entreprendre
– vilain mot ! Une idole s’était brisée ce jour-là, les prières se tarirent, et
l’adoration refusée, le cœur ne battait plus que pour de maigres choses,
la vie …

Il dépassa la jetée, bête de béton et de brumes. Les perles de la


lune guidaient ses pas. Il atteignit une plage sauvage, jonchée d’algues
tentaculaires. La mémoire s’embrouilla, elle se perdit dans une
anfractuosité du sable entourée d’algues noires et vertes, une forêt de
miroirs hypnotiques. Les treize et les quinze ans se télescopèrent, le
vide de ce matin-là poursuivi dans les malheurs ultérieurs, les veines
coupées au rasoir piqué à son père le matin même, dans les toilettes du
lycée, l’évanouissement dans sa propre urine, le silence de la cabine des
toilettes, le mythe perdu, le surveillant général accouru, les pompiers,
l’hôpital, le père alarmé pleurant, prenant son enfant dans les bras. Il
revoit nettement cet affaissement dans les toilettes, sommeil doux, le
vide se résorbait soudain. Il ne remarqua pas d’abord ce monticule
d’écailles brillantes, ces pattes tendues dans la nuit. Attiré, il se
rapprocha. C’était donc cela, le « morceau », des écailles diaprées dans
le sable, et cette flaque d’écumes rougeâtres. Il toucha le corps étendu.
La petite tête fripée émergeait comme de juste, on voyait les yeux noirs,
complètement noirs, avec un point brillant au centre, reflet de la lune.
Le point dans les prunelles s’étira en ligne. Plus il les contemplait, plus
elles se gorgeaient de lumière. Elles devinrent resplendissantes, petits
miroirs de l’inconnu. Il les toucha, trembla. Mais je pleure ? Il tenta de
soulever le cadavre de l’animal, lourd. En le renversant, il se dégorgea
d’une eau abondante qui le mouilla complètement. Le sang séché sur le
sable pâlit. Mais l’animal était trop lourd. Il l’étreignit, il souhaitait se
réfugier dedans, un cocon. La mer rugissait derechef. La vie et la mort
se répondaient. Les yeux de l’animal, cristaux d’un autre monde,
reflétaient ce mirage, relique du temps jadis. Le sang versé à quinze ans
dans les toilettes, il en sent l’odeur hypnotique, et la torpeur caressante
de ce matin-là le reprend. Il a envie de s’étendre au bord de ce vide,
dormir sur des dalles glaciales, si seulement il y avait un peu de place à
l’intérieur de cette carapace.
Il rejoint les flots. L’eau lui monte jusqu’aux genoux, glaciale,
réconfortante, monte toujours. Elle atteint le bassin. Les jambes nagent,
l’adolescent et l’adulte se rejoignent, ils s’étreignent, les veines vidées,
le sang partout. La mer le prend en son sein. Mais, fatigué, il s’étale, fait
la planche. Les dalles glacées de la mer le portent. Il va rejoindre les
enfants.

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