Sandeau Le Docteur Herbeau

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Jules Sandeau

LE DOCTEUR HERBEAU

1860
Table des matières

CHAPITRE PREMIER. ..............................................................3


CHAPITRE II........................................................................... 10
CHAPITRE III. ........................................................................ 76
CHAPITRE IV. ........................................................................ 94
CHAPITRE V......................................................................... 110
CHAPITRE VI ....................................................................... 142
CHAPITRE VII. ..................................................................... 148
CHAPITRE VIII..................................................................... 181
CHAPITRE IX. ...................................................................... 222
CHAPITRE X......................................................................... 251
CHAPITRE XI. ...................................................................... 278
À propos de cette édition électronique ............................... 295
CHAPITRE PREMIER.

En quelle année naquit le docteur Herbeau, Aristide


Herbeau, docteur de la Faculté de médecine de Montpellier,
membre du conseil municipal de Saint-Léonard, chevalier de
la Légion d’honneur, une des figures les plus poétiques qu’ait
ensevelies l’ombre des temps modernes ? À quelle époque
vint-il exercer la médecine à Saint-Léonard ? C’est ce que
nul ne saurait dire. Il n’est personne qui se rappelle avoir as-
sisté aux débuts du docteur Herbeau, personne qui se sou-
vienne qu’un autre docteur ait existé à Saint-Léonard avant
le docteur Herbeau. On l’a toujours connu avec la même
perruque et le même jonc à pomme d’or ; il a toujours eu
cinquante ans, le même cheval, la même femme, la même
culotte de velours et les mêmes souliers à boucles d’argent.
Son cheval, c’était une jument, avait nom Colette : horrible
bête d’un gris sale, mais d’un trot solide qui boitait toujours
en sortant de l’écurie, mais qui, au bout d’une heure, allait
comme un petit vent. Madame Adélaïde Herbeau était une
grande femme sèche, acariâtre, et d’un tempérament jaloux.
Le docteur, qui était versé dans la connaissance de
l’antiquité grecque, se consolait en songeant à Socrate.
C’était bien à coup sûr le plus aimable des docteurs,
d’une bonté vraie, d’une humeur facile, d’une naïveté char-
mante. Il aimait le chevalier de Parny, citait volontiers Ho-
race, recherchait la société des femmes, et jouissait auprès
du beau sexe d’une réputation de galanterie qui aurait pu
justifier la jalousie d’Adélaïde, s’il n’avait porté dans ses
mœurs une austérité qui eût fait honneur à un esprit nourri
de lectures moins profanes. Je ne dirai rien de son habileté

–3–
pratique : ses clients ne s’en plaignaient pas. Il tuait les uns,
guérissait les autres, et tout le monde était content. Sans ri-
vaux, sans confrères, il régnait seul à Saint-Léonard. À la
ville et aux alentours, on ne vivait, on ne mourait que par le
docteur Herbeau. Aussi quelle existence occupée que la
sienne ! Rarement le soleil levant le surprenait auprès
d’Adélaïde. En été, à trois heures du matin, à six heures en
hiver, par la bise, par la pluie, par la glace, le docteur était
sur Colette, trottant dans les sentiers, gravissant les monts,
côtoyant les eaux de la Vienne. Et c’était le bon temps ! Il vi-
sitait la ferme, le château, la chaumière, et partout il trouvait
des visages amis et des cœurs bienveillants. — Monsieur
Herbeau ! s’écriait-on aussitôt qu’il paraissait le long de la
haie, ses ailes de pigeon au vent, la face épanouie, le ventre
mollement ballotté par le trot régulier de sa monture ; – et
les enfants d’accourir ; l’un prenait la bride, l’autre l’étrier,
un troisième venait en aide aux courtes jambes du docteur.
La ménagère rinçait les verres, et, pendant qu’Aristide pres-
crivait ses ordonnances, l’enfance joyeuse, grimpée sur Co-
lette promenait le pacifique animal, qui baissait humblement
la tête et prenait son triomphe en patience. Au château,
c’était bien autre chose ! On y aimait la gaieté d’Aristide, sa
bonhomie et sa grâce parfaite. Quel touchant accueil et
quelles tendres prévenances ! Il s’y rencontrait bien parfois
quelques esprits dénigrants et sceptiques qui traitaient assez
légèrement la science du cher docteur ; mais ce que je puis
affirmer sans crainte d’être démenti, c’est que tous les gens
bien portants le voyaient avec plaisir et faisaient de lui le
plus grand cas.
Il était roi de la ville. Si deux maisons rivales choisis-
saient le même jour pour réunir à leur table les gloutons de
Saint-Léonard, on se disputait le docteur presque à main
armée (de fourchette, s’entend), et c’étaient des querelles
–4–
dont l’acharnement rappelait les divisions des Capulet et des
Montaigu. Pour prévenir à la fois ces façons d’agir mal-
séantes et les inimitiés que lui aurait nécessairement attirées
soit un double refus, soit une préférence plus imprudente
encore, le docteur avait décidé qu’en pareille occurrence on
le tirerait au sort. Dans les derniers temps, on le jouait en un
cent de piquet. Un soir, chez la directrice de la poste aux
lettres, le brigadier de gendarmerie proposa au receveur des
contributions indirectes de jouer madame Herbeau à qui
perd gagne. Ce mot incisif et méchant fut rapporté le lende-
main à madame Herbeau qui ne le pardonna jamais à la
gendarmerie royale. L’année suivante, une épidémie, qui
frappa particulièrement les gendarmes, s’étant déclarée dans
le pays, madame Herbeau menaça Aristide d’une séparation
judiciaire s’il visitait un seul gendarme de Saint-Léonard.
Belle occasion dont ne profita pas Aristide ! Époux soumis et
résigné, il refusa ses soins à la gendarmerie souffrante : tous
les gendarmes guérirent. Je suis loin d’approuver cette sou-
mission d’Aristide aux rancunes d’une épouse implacable.
Un médecin se doit à l’humanité tout entière. Toutefois, si
l’on songe aux orages que le docteur, en résistant aux ordres
d’Adélaïde, eût infailliblement déchaînés sur sa tête, peut-
être l’excusera-t-on d’avoir sacrifié à la tranquillité de son
ménage les intérêts de la société frappée dans ses enfants les
plus chers.
Il faut bien reconnaître, hélas ! qu’en toutes choses le
docteur ployait ainsi sous la volonté conjugale. Aristide
tremblait sous un regard de madame Herbeau, comme la
perdrix sous l’œil magnétique du chien qui la tient en arrêt.
Souvent, dans les cercles brillants de la ville, on le voyait,
auprès des jeunes beautés, se livrant à toutes les grâces d’un
esprit artistique attique et léger. Sa figure rayonnait ; Ho-
race et Parny voltigeaient sur ses lèvres ; de ses petits yeux
–5–
sortaient des jets de flamme, et ses mains, enhardies par la
poésie latine, osaient parfois des libertés toutes paternelles.
Mais soudain ses traits se cristallisaient, un nuage cuivré
passait sur son front, ses mains se retiraient confuses. C’est
qu’un regard de madame Herbeau, parti, comme une flèche,
de la table de jeu, avait traversé le salon et frappé Aristide
au cœur. Le reste de la soirée, le docteur était triste et muet.
On le voyait errer, comme une chauve-souris, autour des
parties de boston, insensible aux agaceries des femmes,
morne, inquiet, et se crispant douloureusement aux ap-
proches de l’orage qu’il entendait gronder à l’horizon.
L’orage éclatait au retour. Auprès d’Adélaïde, les transports
d’Othello, la jalousie d’Hermione, n’eussent été que fureur
de ramier et colère de gazelle. C’étaient toute la nuit des
cris, des larmes, des sanglots, des tonnerres mêlés de pluie
et de grêle à renverser des chênes druidiques ; comme le ro-
seau, Aristide ployait la tête, attendant, pour la relever,
qu’un rayon de soleil vînt rendre un coin d’azur au ciel.
De ces scènes déplorables, qui ne se renouvelaient que
trop souvent, le docteur avait retiré je ne sais quelle outre-
cuidance juvénile, dont il ne se rendait pas compte à lui-
même, mais qui n’en était pas moins réelle. À force de
s’entendre déclarer coupable, le bon docteur en était arrivé à
douter de son innocence, à sentir je ne sais quelle velléité de
fatuité posthume se glisser dans son cœur et se loger sous sa
perruque. Il finit par interpréter la jalousie de madame Her-
beau en faveur de ses agréments personnels, et sa vanité,
fleur hivernale, éclose sous les transports jaloux d’Adélaïde,
grandit au milieu des orages comme ces violiers qu’a semés
la tempête et qui croissent sur les ruines, battus des vents et
de la tourmente. Hélas ! il la caressait avec amour, cette
fleur épanouie sur ses rameaux jaunissants, et ne prévoyait

–6–
pas qu’elle dût un jour attirer la foudre sur l’arbre de ses
prospérités !
Adélaïde était donc la plaie du docteur, l’ombre de son
soleil, l’eau qui trempait son vin, le rugueux revers de sa
médaille d’or. Quelle existence n’a pas un mal secret qui la
ronge ? La plus belle rose cache un ver destructeur au fond
de son calice, disait à ce propos un poète de Saint-Léonard.
Au reste, le docteur puisait aux réalités de la vie des conso-
lations beaucoup plus positives que celles qu’auraient pu lui
offrir toutes les muses limousines. Il avait fait de son jonc à
pomme ciselée un véritable sceptre, qui régnait sans partage
sur dix lieues à la ronde, et, grâce aux contributions qu’il le-
vait tous les ans sur la santé de ses sujets, il préparait à ses
vieux jours cette médiocrité dorée qu’avait chantée son cher
Horace. Déjà sa maison s’élevait, blanche et coquette, sur la
place des Récollets, dominant les riches prairies, les champs
baignés par la Vienne, et les fabriques de porcelaine semées
au pied du coteau. Déjà, sur les flancs de la colline, cou-
raient les allées sablées d’un jardin où, nouveau Zénon, le
docteur promenait ses rares loisirs. On y remarquait un
kiosque dont l’architecture, excessivement chinoise, faisait
honneur au goût d’Aristide Herbeau, qui, plus heureux que
Perrault, fut à la fois un habile architecte et un grand méde-
cin. C’était là que, durant les soirées chaudes et sereines, il
aimait à rassembler les intelligences d’élite qui faisaient re-
vivre alors à Saint-Léonard les beaux jours de la cité de Péri-
clès. Il leur montrait avec orgueil les bordures de jacinthes et
d’œillets qui encadraient symétriquement ses planches de
légumes, et ne manquait jamais de citer l’utile dulci de son
bien-aimé poète, précepte que les beaux esprits de la ville,
versés dans la latinité du siècle d’Auguste, étaient parvenus
à traduire ainsi : — Mêlez les œillets aux choux-fleurs et les
jacinthes aux navets. – Les petites réunions du kiosque fu-
–7–
rent célèbres dans le pays, on en parle encore à Limoges. Il
s’y buvait une énorme quantité de bière. La politique en était
bannie ; mais les arts, la science et la littérature s’y voyaient
traités avec une supériorité qu’on ne rencontre guère que
dans les salons de Saint-Léonard. Les poètes du lieu y li-
saient de petits vers, et parfois les dixièmes muses
d’alentour venaient y montrer le coin de leurs bas azurés.
Aristide présidait ces assemblées avec une aménité qui lui
gagnait tous les cœurs ; aux grandes solennités, il maniait
lui-même le téorbe et la lyre, et l’on comprenait bien, à
l’entendre, qu’Apollon, dieu des plantes salutaires, fut aussi
le dieu des savantes mélodies.
La maison du docteur était petite, mais l’intérieur en
était élégant et habilement disposé. Il est vrai que les chemi-
nées fumaient, qu’il fallait passer par la cuisine pour arriver
à la salle à manger, que les tapis en étaient proscrits, le car-
reau glacé ; qu’on y gelait en hiver, qu’on y grillait en été ;
mais c’était d’ailleurs un véritable bijou. Enfin, l’écurie de
Colette, bonbonnière où la paille était moins rare que
l’avoine, rappelait confusément les écuries du château des
Condé aux habitants de Saint-Léonard qui ne connaissaient
pas Chantilly. Ajoutez que le docteur Herbeau était adjoint
au maire, membre du conseil municipal, chevalier de la Lé-
gion d’honneur ; que si le présent était riant, l’avenir était
plus riant encore ; qu’au bout de quelques années de labeur
Aristide pourrait se retirer dans un noble repos, laissant
l’exemple de ses vertus et l’exploitation de sa clientèle à son
fils, Célestin Herbeau, élève en médecine à la faculté de
Montpellier, jeune bachelier qui faisait déjà pressentir, par sa
haute capacité, le digne successeur de son père ; et vous
conviendrez que la destinée, en infligeant Adélaïde au doc-
teur, avait pris soin d’envelopper cette pilule amère dans le
miel le plus doux. Mais rien n’est stable ici-bas : le bonheur
–8–
de l’homme est bâti sur le sable, un coup de vent suffit à le
balayer.

–9–
CHAPITRE II.

Par une belle soirée d’avril, Aristide Herbeau, monté sur


Colette, suivait, tout pensif, le sentier qui mène du château
de Riquemont à Saint-Léonard. Il venait de visiter madame
Riquemont, mariée depuis deux ans, et depuis deux ans af-
fligée d’un mal qui déroutait tout l’art du docteur. C’était, à
vrai dire, un mal étrange, qui n’avait pas de nom, résistait à
tous les remèdes, changeait chaque jour de place, de symp-
tômes et de nature, mettait en défaut tous les systèmes et
faisait tourner la cervelle du cher Aristide. Aristide, qui avait
probablement lu dans Hippocrate qu’il vaut mieux dire une
sottise que confesser son ignorance, avait fini par déclarer
que madame Riquemont était affectée d’une gastrite passée
à l’état chronique, et depuis deux ans il la traitait en consé-
quence. Pour M. Riquemont, il prétendait que sa femme
avait des vapeurs, et ne s’en souciait pas autrement.
Je professe une vive sympathie pour les maris en géné-
ral. Je me suis toujours senti au cœur une extrême tendresse
pour ces parias des temps modernes, et je me dis parfois que
ces pauvres bourreaux pourraient bien être plus à plaindre
que leurs victimes. J’ai vu partout tant de féroces tyrans
égorgés par de faibles opprimées, tant de cruels sacrifica-
teurs immolés par de tendres martyres, tant de voraces vau-
tours déchirés par d’aimables colombes, que je commence à
craindre que la littérature contemporaine n’ait pris la pitié à
l’envers. Jamais-on ne m’a vu dans les rangs de ces galants
chevaliers, croisés pour conquérir l’indépendance de
l’épouse, et je n’ai pas encore déposé mon offrande de maris
sur les autels de cette liberté, ensanglantés déjà par plus

– 10 –
d’une hécatombe. C’est donc avec un véritable désespoir
que je me vois contraint d’avouer que M. Riquemont était un
de ces types malheureux qui défrayent les romans à la
mode, un de ces époux chargés de crucifier la femme,. Mes-
sie des sociétés nouvelles. Ce n’est pas que M. Riquemont
descendit en ligne directe de Barbe-Bleue : à Dieu ne plaise !
C’était tout simplement un honnête butor, qui pensait qu’une
femme n’a rien à demander au ciel quand son mari ne la bat
pas et ne l’oblige point à laver la vaisselle. Je puis même as-
surer qu’il aimait réellement madame Riquemont ; seule-
ment il l’aimait à sa manière, en véritable rustre qu’il était.
Comme il lui laissait le loisir de veiller à ses heures, de dor-
mir son sommeil et de manger sa faim, qu’elle avait des bois
et des prairies, un toit solide et chaud, des serviteurs soumis,
une table abondante, il l’estimait heureuse entre les heu-
reuses, et n’imaginait pas qu’en dehors de félicités si belles il
y eût quelque petit bonheur à rêver.
En acquérant le château d’un noble ruiné, M. Riquemont
avait oublié de s’approprier en même temps la grâce, le sa-
voir-vivre et les manières élégantes des hôtes qu’il avait
remplacés. C’était un de ces campagnards enrichis qui ne
parviennent jamais à briser la forme du moule à fromage où
Dieu les a coulés, un de ces châtelains d’hier, dont la sei-
gneurie sent toujours un peu l’étable à vaches d’où elle est
sortie. Celui-là sentait l’étable moins encore que l’écurie. La
grande occupation de son existence, le but le plus direct de
sa destinée, était d’élever des chevaux, de propager la pure
race limousine. Il vivait avec ses poulains, il les appelait ses
enfants, et une belle jument poulinière avait à ses yeux plus
de prix que la plus belle femme du monde. Que madame Ri-
quemont fût malade, il s’en inquiétait peu, tant la santé de
ses élèves absorbait sa sollicitude. Une molette troublait son
sommeil, un javart lui donnait la fièvre. Excellent agronome
– 11 –
d’ailleurs, habile horticulteur, chasseur intrépide, nature
abrupte, mais active ; esprit borné, mais doué d’une rare in-
telligence pour tout ce qui ne sortait pas de sa juridiction, il
augmentait chaque année ses revenus, méprisait souverai-
nement les écrivains et les poètes ; jetait au feu les livres de
madame Riquemont, sous prétexte que les romans perdent
les femmes ; raillait impitoyablement toute science qui ne
traitait pas de l’agronomie ou de l’hippiatrique, et ne trouvait
pas que la pensée pût avoir un plus bel emploi que celui qu’il
en faisait lui-même. Il avait quarante ans, des traits durs,
mais honnêtes, un appétit féroce, et presque toujours une
gaieté brutale, trop grossière pour blesser ses victimes, mais
assez lourde pour les assommer.
Mademoiselle Louise de Marsanges, riche héritière de la
Creuse, échappait à peine aux joies de l’enfance lorsque
M. Riquemont l’avait demandée en mariage. Elle était orphe-
line, et n’avait plus qu’une grand’mère, qui ne voulait pas
mourir avant d’avoir assuré la destinée de sa petite-fille.
M. Riquemont jouissait dans tout le pays d’une belle réputa-
tion de probité et d’esprit : de probité, parce qu’il ne volait
personne ; d’esprit, parce qu’il faisait fortune. Madame de
Marsanges était bien vieille, et sentait approcher l’heure de
la séparation éternelle. Tremblant pour l’avenir de Louise,
elle fit passer son effroi dans le cœur de la jeune enfant.
Louise comprit en pleurant que la mort de sa grand’mère la
laisserait sans appui, sans soutien, et, moins cependant pour
prévenir le malheur qu’on lui laissait entrevoir que pour ras-
séréner les derniers jours de sa vieille amie, elle accepta la
main qui lui était offerte. Quelques semaines après le ma-
riage de Louise, madame de Marsanges emportait au ciel
tout le bonheur de sa petite-fille.

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Louise était une nature élégante, fine et délicate : mé-
lange d’espièglerie charmante et de douce mélancolie, car
l’enfance folâtre n’était pas morte en elle, et déjà son cœur
s’ouvrait aux rêveries de l’inquiète jeunesse. Le premier
mois de son séjour à Riquemont ne fut pas sans charme pour
elle. M. Riquemont lui montra avec orgueil ses bois et ses
guérets, ses coteaux couronnés de blés noirs, ses prairies où
bondissaient les poulains pétulants, espoir de ses haras.
Louise aimait les beaux chevaux : elle eut un beau cheval,
ardent à la course, docile à la voix de sa belle maîtresse. Ce
fut pour elle une grande joie de se sentir emportée, les che-
veux au vent, par le galop d’un coursier rapide. Puis elle
s’intéressa aux travaux de la campagne. Tout était nouveau
pour elle, M. Riquemont lui expliqua tout. Elle visita les
étables ; elle eut une génisse de prédilection. Vers la chute
du jour, elle aimait à voir les troupeaux passer sur la terrasse
en revenant des pacages. On était alors à l’époque de la
moisson ; elle alla voir couper les blés, et revint, chaque soir,
assise sur les gerbes dorées, traînée par les bœufs mugis-
sants. Elle éleva des couvées de perdreaux ; elle eut ses oi-
seaux et ses fleurs. Elle apprit à battre la crème, moins
blanche que ses blanches mains. Elle gouverna son ménage
avec la joie d’une reine de quinze ans.
Malheureusement, toutes ces petites félicités n’étaient
guère faites pour amortir l’énergie d’un cœur de dix-huit ans.
Au bout d’un mois, Louise s’aperçut que toutes les res-
sources de l’esprit de M. Riquemont avaient été absorbées
par la culture des champs et par l’éducation des chevaux.
Elle demanda des livres, M. Riquemont lui conseilla de mé-
diter la Maison Rustique. Un jour, entre une dissertation sur
l’entretien des prairies artificielles et une discussion sur
l’éparvin d’une jument, elle essaya de glisser quelques mots
littéraires : M. Riquemont lui signifia qu’il avait en horreur
– 13 –
les femmes pédantes et beaux esprits. Elle manifesta le désir
d’aller quelquefois à Aubusson, où elle avait laissé toutes ses
affections d’enfance : M. Riquemont lui déclara qu’il détes-
tait la sensiblerie et la locomotion chez les femmes. Pendant
le premier mois de son mariage, M. Riquemont avait accom-
pagné Louise dans toutes ses courses. Au bout d’un mois :
— Louison, lui dit-il, tu connais maintenant le pays et les
habitudes ; point de gêne entre nous, mon enfant ; je vais à
mes affaires et te laisse à tes plaisirs.- À partir de ce jour,
M. Riquemont ne rentra guère au gîte que pour manger et
pour dormir. Louise voulut se plaindre de la solitude où se
consumaient ses jours ; M. Riquemont lui demanda sérieu-
sement si elle était folle. Elle le pria de vouloir attirer au châ-
teau quelques personnes de la ville ; M. Riquemont répondit
que les nouvelles connaissances étaient dangereuses. La
pauvre enfant fit quelques prévenances au vieux curé du vil-
lage : M. Riquemont cria qu’il n’aimait ni les jésuites ni les
cafards, et qu’il n’entendait pas que sa femme frayât avec
des Tartuffes. Le second mois de son mariage, Louise se
promenait le long des haies, et déjà bien des pleurs avaient
mouillé ses yeux.
L’automne approchait, saison des rêveuses tristesses.
Louise vit ses beaux jours se flétrir et tomber avec les
feuilles des charmilles. Elle passait ses heures solitaires dans
le parc, inquiète, inoccupée, mêlant le deuil de son âme au
deuil de la nature. C’est ainsi qu’elle vit en quelques se-
maines le soleil décliner dans le ciel et la jeunesse dans son
cœur. Son beau front se voila, ses joues se décolorèrent,
l’azur de ses yeux se ternit, et la gaieté, cette riante fleur de
son printemps, pâlit et mourut sur sa tige.
L’hiver fut plus sombre encore. Louise le passa presque
tout entier sous le manteau d’une vaste cheminée, morne,

– 14 –
affaissée, ou bien lisant quelques livres qu’elle dérobait aux
regards de son mari, mais qui ne faisaient qu’aggraver son
mal, car tous lui parlaient de bonheur et d’amour.
M. Riquemont sortait le matin et ne rentrait que le soir, à
l’heure du repas. Il rentrait assez ordinairement escorté de
quelques maquignons ou de quelques cuistres rustres du vil-
lage. C’était au milieu de ces aimables convives que Louise
allait s’asseoir, silencieuse et résignée ; heureuse encore
lorsque sa tristesse n’offrait pas à son mari un sujet de quo-
libets grossiers ou de reproches amers.
Vers le printemps, la santé de madame Riquemont
s’altéra si visiblement, que M. Riquemont s’en aperçut lui-
même ; il s’en préoccupa médiocrement, disant que c’étaient
des vapeurs. Toutefois, pour l’acquit de sa conscience, il fit
appeler le docteur Herbeau.
Le docteur accourut, monté sur Colette. Il vit Louise, il
étudia le mal, mais vainement. Le mal était partout et nulle
part. Aristide commença par saigner le sujet et par lui admi-
nistrer quelques grains d’émétique : remèdes anodins, disait-
il, qui ne pouvaient aggraver le cas, s’ils ne le guérissaient
point. Louise voulut bien résister aux ordonnances du doc-
teur ; mais M. Riquemont les lui signifia avec tant d’autorité,
– disant que si elle était réellement malade, elle se prêterait
de meilleure grâce à la guérison, qu’il était las de l’entendre
gémir, qu’il voyait bien que c’était un jeu et qu’elle voulait se
donner des airs intéressants, qu’une bonne saignée la corri-
gerait de ces manies, qu’on serait trop heureux de jouir des
bénéfices de la maladie sans en avoir les inconvénients, et
tant d’autres absurdités pareilles, – que la pauvre Louise,
pour conquérir le repos, se livra, comme une victime, à la
lancette et à l’émétique du docteur. L’émétique détermina
une violente inflammation à l’estomac de la malade ; et

– 15 –
comme la tristesse est un des symptômes moraux de la gas-
trite, et que l’affection présentait d’ailleurs tous les carac-
tères d’une affection chronique, Aristide décida hardiment
que Louise avait une gastrite passée à l’état chronique. Le
mal était baptisé, mais Louise n’en valait guère mieux, et son
état empira sous les soins assidus de la science.
Le docteur allait deux fois par semaine au château de
Riquemont. Il s’établit bientôt entre ces trois personnages
une intimité dont les détails se lient nécessairement au dé-
nouement de cette histoire.
On comprend facilement qu’entre les mœurs rustiques
de M. Riquemont et la molle nature du docteur Herbeau il
n’était guère de sympathies possibles. Le langage fleuri
d’Aristide, ses citations latines, sa parole légèrement empha-
tique, ses manières toutes proprettes, l’insoucieuse igno-
rance qu’il affectait à l’endroit du pur sang limousin, étaient
odieux au campagnard. D’un autre côté, les façons brusques
de M. Riquemont, son mépris de toute noble science, ses
gestes, ses discours, tout en lui révoltait le docteur ; seule-
ment, l’antipathie de ce dernier ne se révélait que par une
réserve pleine de politesse, tandis que celle du châtelain af-
fectait des formes acerbes, railleuses, impitoyables.
C’étaient, à chaque instant, et à propos de toute chose, des
plaisanteries de mauvais goût qui frappaient le bon Aristide
dans ce qu’il avait de plus respectable. Colette, par exemple,
était le but accoutumé des sarcasmes du campagnard ; il
n’épargnait pas davantage la perruque du docteur, ses sou-
liers à boucles d’argent, sa croix d’honneur et son cher
poète. Et puis le docteur et le châtelain ne différaient pas
moins d’opinions que de caractères. Essentiellement monar-
chique, Aristide Herbeau soutenait l’autel et le trône ; c’était

– 16 –
un esprit nourri des plus saines doctrines de la Gazette et de
la Quotidienne.
M. Riquemont, au contraire, était une des marionnettes
que le libéralisme fit, pendant quinze ans, danser au bout de
ses mauvaises phrases. Il croyait aux jésuites et prêchait à
ses paysans la haine des missionnaires. Le poisson et les lé-
gumes étaient impitoyablement proscrits de sa table le ven-
dredi et le samedi. Il empêchait sa femme d’aller à la messe ;
s’il rencontrait sur son chemin le curé de Riquemont, il dé-
tournait la tête avec affectation, afin de ne point le saluer.
Comme tous les libéraux, il conciliait d’ailleurs le culte de
l’empire avec celui de la liberté, et coiffait, sans sourciller,
Napoléon du bonnet de la république. Il recueillait avec soin
dans son département toutes les aventures scandaleuses où
les curés et les vicaires se trouvaient plus ou moins impli-
qués, et les adressait, revues et corrigées, au Constitutionnel,
qui les lui renvoyait considérablement augmentées. En litté-
rature, il ne connaissait que la Pucelle de Voltaire. Aristide
évitait autant que possible les occasions de se mesurer avec
un si rude jouteur ; mais celui-ci avait un art merveilleux
pour l’amener, bon gré, mal gré, sur le terrain de la discus-
sion. Le docteur y apportait des formes courtoises qui ne fai-
saient qu’irriter le campagnard, et c’étaient alors, de la part
de ce dernier, des éclats de voix qui frappaient Louise de
stupeur et le docteur lui-même d’épouvante. Ainsi,
M. Riquemont n’avait pas de plus grande joie que de décla-
mer avec emphase, devant Aristide, les passages de son
journal, extraits du carton aux vicaires. Aristide avait pris le
parti de subir patiemment ces lectures et de ne jamais y ré-
pondre ; mais, si, par malheur, en les écoutant, il laissait
échapper un sourire, ou s’il se permettait de balancer, d’un
air incrédule, sa jambe droite croisée sur la gauche, le rustre,
qui le guettait sournoisement, s’interrompait aussitôt et
– 17 –
l’apostrophait de la façon la plus grossière. Et vainement
Aristide protestait de son innocence ; vainement il se défen-
dait d’appartenir à la congrégation des jésuites ; vainement il
assurait qu’il n’était point un suppôt de la tyrannie, ajoutant
qu’il appelait, avec autant d’ardeur que M. Riquemont lui-
même, le bonheur et la liberté des peuples. M. Riquemont
criait à l’hypocrisie, et tenait le docteur Herbeau pour un
séide du pouvoir. Je ne saurais dire tout ce que le bout de
ruban rouge qu’il portait à sa boutonnière valut à ce pauvre
bonhomme de sarcasmes amers et de brutales railleries.
Dieu sait cependant qu’il l’avait gagné d’une manière bien
innocente, et c’est le cas de raconter quelles voies détour-
nées prit la Providence pour attacher le signe de l’honneur
sur la poitrine d’Aristide : récompense tardive, inespérée,
tant était épaisse la mousse de modestie sous laquelle il ca-
chait la violette de ses mérites !
Ce grand fait s’accomplit durant les premières années
de la restauration. Un prince de la branche aînée visitait les
provinces du centre de la France. Comme Limoges le possé-
dait en ses murs, Saint-Léonard sollicita l’honneur de le pos-
séder à son tour. Le prince daigna y consentir. Ce fut un
beau jour pour Saint-Léonard, le jour où il lui fut donné
d’ouvrir ses portes à l’auguste visiteur. Dès le matin, la ville
avait pris ses vêtements de fête. La façade de la mairie était
pavoisée de drapeaux ; les habitants, dans leur enthou-
siasme, avaient illuminé en plein jour. À midi, une députa-
tion, qui se composait des personnages les plus éminents de
la cité, partit à cheval pour aller à la rencontre de l’altesse.
De temps immémorial, Saint-Léonard n’avait vu, même en
carnaval, une si belle cavalcade. Le docteur Herbeau s’y fai-
sait remarquer par son bon air. Le maire de Saint-Léonard
étant mort d’émotion l’avant-veille, en apprenant qu’il allait
avoir à haranguer un prince du sang, c’était le docteur Her-
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beau qu’on avait chargé de ce soin, moins en sa qualité de
premier adjoint qu’en raison de son éloquence. Il tenait dans
l’un des arçons de sa selle une petite harangue qui devait lui
faire quelque honneur près du prince et dans le pays. Mal-
heureusement, ce jour-là, soit que Colette fût souffrante, soit
qu’elle n’eût pas été jugée digne de figurer dans une pareille
solennité, Aristide montait un cheval qu’il essayait pour la
première fois. C’était d’ailleurs un fort pacifique animal, vrai
mouton bridé, un cheval de meunier, je crois. Le docteur
Herbeau, véritable centaure, qui n’eût pas craint de monter
Bucéphale, était à l’aise là-dessus comme un prélat en son
fauteuil. Il portait haut la tête et s’étalait d’une si fière grâce,
que chacun en faisait la remarque au passage. Les femmes
disaient en se le montrant : — Voyez, ma chère, quelle belle
mine a le docteur Herbeau ! Il les saluait avec sa cravache,
mais d’un geste si charmant, que toutes en étaient ravies.
Les choses allaient le mieux du monde, et la cavalcade
trottinait depuis une heure sur la route, lorsqu’un nuage de
poussière qui tourbillonnait au loin comme une trombe an-
nonça la venue du prince. C’était le prince en effet. Descen-
du de voiture à deux lieues de la ville, il arrivait à cheval,
suivi de son état-major. La députation de Saint-Léonard
avait fait halte, au commandement du docteur Herbeau.
Tous les cœurs battaient dans les poitrines. Le docteur tenait
d’une main sa harangue, de l’autre les rênes de son coursier.
Le prince s’était arrêté à quelque distance. Aristide piqua des
deux, et, se détachant de ses compagnons, s’avança vers
l’altesse au trot de sa monture. Mais, ô catastrophe impré-
vue ! comme le docteur, après s’être incliné, allait débiter sa
harangue, son diable de cheval se prit à cabrioler comme
une chèvre, et le pauvre Aristide, perdant d’un seul coup la
tête et les étriers, roula comme une boule dans la poussière.
Un murmure moqueur s’éleva dans la suite du prince ; le
– 19 –
prince l’étouffa d’un regard ; puis, se penchant avec bonté
vers Aristide, qui, dans sa confusion, ne songeait pas à
changer d’attitude, il laissa tomber un de ces mots exquis
qui firent la popularité d’Henri IV, un de ces mots charmants
qui consolent de toutes les disgrâces, un de ces adorables à-
propos qui font la fortune des rois.
— Monsieur, relevez-vous, dit-il.
Touché jusqu’aux larmes, Aristide se releva et baisa la
main de l’altesse.
Ce fut quelques mois après cette mésaventure que le
docteur Herbeau fut nommé chevalier de la Légion
d’honneur. Cette histoire est bien connue dans le pays, et
l’on y dit encore que le docteur Herbeau serait mort sans la
croix, s’il n’eût jamais monté un autre cheval que Colette. Je
laisse à penser si c’était là pour M. Riquemont un magnifique
sujet de quolibets. En vérité, le château de Riquemont était
un cirque où deux fois par semaine le malheureux Herbeau
était livré aux bêtes et endurait mille martyres.
Louise était le seul lien qui existât entre ces deux
hommes. Le docteur avait apporté une espèce de distraction
aux ennuis qui la dévoraient. Louise était dans cette situa-
tion de cœur et d’esprit qui ne connaît point de romans en-
nuyeux ni de visiteurs incommodes. Elle commença par
trouver le docteur ridicule et par rire tout bas de sa per-
ruque ; elle finit par apprécier sa bonté et par l’aimer d’une
amitié véritable. Les jours qui amenaient le docteur au châ-
teau étaient les beaux jours de Louise, tant cette existence
était délaissée. Du moins elle pouvait échanger avec lui
quelques fragments d’idées, quelques lambeaux de senti-
ments. D’un autre côté, la jeunesse de madame Riquemont,
sa grâce, sa beauté, sa tristesse, sa santé frêle et débile,

– 20 –
avaient vivement intéressé le chevaleresque Aristide, et il
s’était pris pour elle d’une noble et sincère affection. Mal-
heureusement, le docteur ne comprenait pas que l’amitié la
plus pure et la plus désintéressée pût emprunter auprès
d’une femme, jeune et belle, un autre langage que celui de la
vieille galanterie dont il était un des derniers représentants.
Louise s’en amusait innocemment ; mais M. Riquemont en
prenait quelque ombrage, et son humeur se manifestait par
un redoublement d’épigrammes, qui tombaient sur Aristide
comme en été la grêle sur les toits.
Or, plus M. Riquemont se montrait dur et brutal, plus
Louise, par un sentiment de bonté délicate, se montrait af-
fectueuse et tendre.
Elle avait des secrets charmants pour amortir les coups
que son mari portait à l’amour-propre d’Aristide. C’étaient
pour son cher docteur mille cajoleries adorables, telles
qu’une femme peut en avoir pour un vieillard ou pour un en-
fant. Elle tournait autour de lui comme une belle chatte
blanche, lui donnant ses petites mains à baiser, et ne
l’appelant jamais que son bien-aimé docteur. Elle se mon-
trait plus réservée en présence de M. Riquemont ; mais lors-
qu’il s’éloignait pour aller visiter ses poulains, laissant Aris-
tide tout meurtri sur le champ de la discussion, Louise alors
se mettait à l’œuvre. Elle relevait la victime et lui faisait de
sa tendresse un édredon sur lequel elle le berçait mollement.
Aristide était le médecin du corps de Louise ; Louise était le
médecin de l’âme d’Aristide. Si le mal qui la consumait lui
laissait quelque trêve, elle prenait le bras de son docteur
chéri, et tous deux s’en allaient à pas lents le long des char-
milles. La jeune femme avait un art exquis pour flatter les
manies de son vieux camarade. Le docteur savait un peu de
botanique ; Louise se faisait dire le nom des plantes et des

– 21 –
fleurs, l’histoire de leurs instincts et de leurs amours. Elle
aimait les poètes que le docteur aimait. Elle regrettait que
son éducation imparfaite ne lui permît pas de lire Horace
dans le texte. S’ils rencontraient Colette au retour de
l’abreuvoir, elle s’approchait de l’horrible bête, et flattait af-
fectueusement son vilain col gris. Elle cueillait de beaux
bouquets de fleurs des champs, et les offrait coquettement à
son chevalier. Elle manquait rarement de lui passer un bluet
à la boutonnière, disant qu’elle aimait le bleu, et qu’elle vou-
lait que son cher docteur portât la couleur de sa dame. Enfin,
que vous dirai-je ? elle cherchait à se faire pardonner son
mari.
Il arriva que le docteur, qui n’avait pas les perceptions
du cœur bien déliées, et dont la vanité, ainsi que je l’ai dit
déjà, fleurissait, comme les primevères, sous la neige,
s’exagéra l’expansive tendresse de Louise, en dénatura le
sens, et qu’au lieu de remercier, dans son humilité, le butor
qui lui valait de si doux dédommagements, il ne rendit
grâces, dans son orgueil, qu’aux séductions de son génie et
aux charmes de sa personne. Il imita ce vétéran de la grande
armée, qui s’enivrait régulièrement tous les jours avec la li-
queur destinée à laver ses blessures. Louise ne comprit pas
ce qui se passait dans cette âme, et comme, chez elle,
l’esprit avait autant besoin de distraction que le cœur, elle ne
put résister au plaisir d’assaisonner son intimité d’un petit
grain de coquetterie et d’agacer parfois la sentimentalité su-
rannée de son vieil ami, n’imaginant pas que ce jeu pût avoir
pour elle ou pour lui le moindre danger. Aristide fut dupe de
ce petit manège, et la jeune femme, un jour qu’elle craignait
pour lui quelques nouvelles bordées de sarcasmes, lui ayant
conseillé gaiement de réserver l’expression de ses beaux
sentiments pour les heures où son mari serait absent, le
vieux Céladon ne douta plus qu’il ne fût lancé dans une in-
– 22 –
trigue amoureuse. Si l’on veut bien se rappeler que la jalou-
sie d’Adélaïde autorisait depuis longtemps ces retours d’une
jeunesse évanouie, si l’on songe qu’après tout le docteur
n’était ni beaucoup plus vieux ni plus laid que
M. Riquemont, qu’il avait sur lui, par son intelligence et par
ses manières, une supériorité incontestable, et qu’enfin,
grâce à l’isolement de Louise, il n’avait pas d’autre compa-
raison à redouter, peut-être s’étonnera-t-on moins de la pré-
somption du trop inflammable Aristide. Et puis, il faut bien
se dire qu’en changeant de nature, son affection avait con-
servé la même allure et le même langage. C’était une
flamme discrète qui brûlait doucement dans son cœur, sans
éclat et sans bruit, et que Louise entretenait sans beaucoup
de frais et à son insu. Les passions avaient toujours traité
M. Herbeau avec tant d’indulgence, qu’il leur rendait poli-
tesse pour politesse, et son amour était à la fois si plein de
confiance et de réserve, qu’il aurait pu vivre de longues an-
nées auprès de Louise sans qu’elle se doutât que
l’expression de cet amour fût autre chose que le langage
d’une antique chevalerie, et sans qu’il soupçonnât la ten-
dresse de Louise de n’être que ce qu’elle était véritablement,
une douce amitié, relevée par une coquetterie innocente.
Cette petite intrigue, dont il faisait tous les honneurs, rem-
plissait de joie le bon docteur, qui prenait hardiment pour
des frégates les coquilles de noix qu’il avait lancées sur le
fleuve de Tendre ; d’une joie d’autant plus vive, que la cons-
cience de son bonheur, quoique purement honoraire, suffi-
sait aux exigences de sa passion et le vengeait secrètement
des railleries de M. Riquemont. Pour M. Riquemont, il avait
bien remarqué l’intimité qui existait entre sa femme et le
docteur ; il l’avait même observée de près, et, bien qu’il n’eût
rien découvert qui pût alarmer ses susceptibilités conjugales,
il nourrissait contre Aristide je ne sais quelle humeur jalouse

– 23 –
qu’il ne s’expliquait pas à lui-même, mais qui n’attendait
qu’une occasion pour éclater. Les choses en étaient là depuis
plusieurs mois, et ne semblaient pas devoir prendre de long-
temps une face nouvelle : Louise toujours souffrante, le doc-
teur toujours épris, le châtelain toujours brutal.
Le docteur revenait donc tout pensif du château de Ri-
quemont, par une belle soirée d’avril, sachant moins que ja-
mais à quoi s’en tenir sur la maladie de Louise, car Louise
était devenue la préoccupation continuelle d’Aristide. C’était
la fleur de sa clientèle, le diamant de sa couronne : fleur étio-
lée, diamant dont chaque jour altérait le limpide éclat. À
chaque visite nouvelle au château, la science du docteur re-
cevait un vigoureux soufflet, et cette fois la pauvre fille reve-
nait la joue toute meurtrie.
En approchant de la ville, les sombres rêveries
d’Aristide firent place à des pensées plus sereines. Sans ri-
vaux à Saint-Léonard, unique docteur dans la contrée, il se
disait qu’en dépit de M. Riquemont lui-même, la clientèle du
château ne pouvait pas lui échapper. Bientôt il aperçut son
kiosque qui se dressait majestueusement sur la colline, les
volets verts de sa maison blanche, la fumée de son toit qui
flottait dans l’air bleu du soir. À ce glorieux aspect, son cœur
s’épanouit, et Colette elle-même fit entendre un hennisse-
ment de joie. Hoc erat in votis ! s’écria-t-il en pressant les
flancs de sa bête. Et, en gravissant le coteau, il contemplait
complaisamment la vaste étendue de pays qui se déroulait à
ses pieds, et il pensait, dans son orgueil, que, sous ce ciel et
sur cette terre qu’il embrassait de son regard, il n’était pas
une fièvre, pas une gastrite, pas un catarrhe, pas une in-
flammation, pas un pityriasis, pas une jambe cassée, qui ne
fût le bien exclusif d’Aristide Herbeau, docteur de la faculté
de médecine de Montpellier, membre du conseil municipal

– 24 –
de Saint-Léonard, chevalier de la Légion d’honneur, et père
de Célestin Herbeau.
Seigneur ! la foudre qui gronde sous vos pieds n’éclate
point brusquement sur la terre. Vous voilez votre ciel avant
d’y déchaîner la tempête. Vous préparez la nature aux effets
de votre colère ; à l’approche de vos orages, les animaux se
retirent effrayés dans leurs retraites, et vous envoyez aux
plantes elles-mêmes je ne sais quels pressentiments de tris-
tesse et d’inquiétude. Pourquoi, Seigneur, avez-vous traité
l’homme moins favorablement que la gazelle et la german-
drée ? Nos orages, à nous, éclatent dans l’azur du ciel ; votre
justice n’a point d’avant-coureurs, c’est toujours au milieu
de nos joies que votre droite terrible s’appesantit sur notre
tête.
Colette venait de s’arrêter devant la porte de son maître ;
Aristide mit pied à terre, et, après avoir abandonné son des-
trier aux soins de Jeannette, grosse fille limousine qui cumu-
lait dans le ménage des deux époux la triple charge de cuisi-
nière, de palefrenier et de femme de chambre, il entra d’un
pied joyeux dans sa maison. Adélaïde était absente. Aristide
se jeta dans une bergère habillée d’une toile grise, et, après
avoir promené un regard caressant sur ses fauteuils de ve-
lours d’Utrecht, sur ses flambeaux de bronze, enveloppés
d’une gaze toute souillée par les mouches irrévérencieuses,
après avoir contemplé avec amour sa pendule dorée, sur-
montée du Temps armé d’une faux, ses rideaux à carreaux
rouges et blancs, qui faisaient un damier de chaque fenêtre :
O Melibœ, deus ! s’écria-t-il en se couchant sur le dos, nobis
hæc otia fecit ! car il savait un peu de Virgile. Jeannette le
surprit dans cet état de béatitude, les pieds en l’air, les mains
endormies sur le ventre.

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— Qu’est-ce, Jeannette ? demanda Aristide sans tourner
la tête.
— C’est un monsieur, répondit Jeannette, un étranger
qui n’est pas de la ville.
— Idiote que vous êtes ! s’écria le docteur sans changer
de position ; s’il n’est pas de la ville, c’est qu’il est étranger ;
s’il est étranger, c’est qu’il n’est pas de la ville : vous faites là
un pléonasme, petite, un horrible pléonasme.
— Un étranger qui n’est pas de la ville, répéta Jeannette
sans s’émouvoir, et qui vient pour l’habiter. Il a dit qu’il était
bien fâché de n’avoir trouvé ni monsieur ni madame…
— Mettez de la suite dans vos idées, Jeannette ; mettez
de la suite dans vos idées, mon enfant, s’écria le docteur. Il
fallait commencer votre discours par dire qu’un étranger
était venu faire visite au docteur Herbeau et à son épouse.
Procédons par ordre, si la chose est possible. N’opérons pas
la saignée avant d’avoir fait la ligature. Et quel est cet étran-
ger ? semble-t-il jouir d’une robuste constitution ?
— Il a dit, répéta Jeannette avec un imperturbable sang-
froid, qu’il était bien fâché de n’avoir trouvé ni monsieur ni
madame, mais qu’il serait plus heureux une autre fois ; et il
m’a remis ce chiffon, ajouta-t-elle en tirant de sa gorgette
une carte satinée qu’elle présenta au docteur.
— Quelque surnuméraire de l’enregistrement, dit Aris-
tide se parlant à lui-même ; quelque commis à pied des
droits réunis ; mauvaise clientèle ! tout ce monde-là est obli-
gé de se bien porter. Voyons, Jeannette, voyons cette carte,
ajouta-t-il en tendant la main, mais sans tourner la tête, et
toujours dans la même attitude.

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Jeannette ayant glissé la carte entre l’index et le pouce,
le docteur la pressa légèrement, la soupesa quelques instants
avec un sourire goguenard, la flaira d’un air impertinent,
puis enfin abaissa sur elle un regard nonchalant.
Ô Balthasar ! lorsqu’au milieu de tes courtisans et de tes
femmes, tu aperçus une main mystérieuse traçant des mots
fatals sur le marbre de ton palais ; ô Robinson ! lorsqu’un
jour, dans ton île, tu découvris l’empreinte d’un pas humain
sur le sable ; ô Leporello ! lorsque tu vis entrer dans la salle
de ton maître la blanche statue du commandeur ; certes, ô
mes amis ! chacun de vous dut passer un horrible quart
d’heure. Eh bien ! il était réservé au docteur Herbeau de ré-
sumer en une seule minute ces trois quarts d’heure de clas-
sique épouvante.
Aristide se leva d’un seul jet, comme les diablotins à
ressort lorsqu’on ouvre la boîte où ils sont comprimés. Il se
tint un instant sur ses jambes, droit, roide, immobile, terne,
les yeux hagards ; puis il retomba lourdement sur sa bergère,
comme un taureau sous la massue de l’abattoir. De sa main
glacée s’était échappée la carte de l’étranger, mais sur la
porcelaine luisante il avait lu un nom écrit en lettres de feu ;
et ce nom, il le voyait partout, sur ses bronzes, sur ses ri-
deaux, sur ses fauteuils, et jusque sur sa culotte de velours,
partout flamboyant, terrible, ineffaçable comme la tache que
Miranda portait au cœur.
Il demeura longtemps ainsi ; enfin, se tournant vers
Jeannette, qui le regardait d’un air hébété, il demanda une
lumière. L’infortuné cherchait à douter de son désastre.
Peut-être ses yeux l’avaient-ils abusé. Le malheur est si
prompt à l’espoir ! L’homme qui se noie s’attache à tous les
brins d’herbe que lui jette la brise du rivage. Lorsque Jean-

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nette eut apporté la lumière demandée, Aristide releva la
carte d’une main tremblante, et, l’approchant du suif en-
flammé, il lut une seconde fois ce nom, ce nom fatal qu’il
n’avait que trop bien lu d’abord, aux pâles lueurs du crépus-
cule, ce nom dont chaque lettre s’incrustait, en plomb brû-
lant, dans la chair du docteur, ce nom sorti de l’enfer : Henri
Savenay, docteur-médecin de la faculté de Paris.
— Je suis ruiné, s’écria-t-il avec un morne désespoir ;
ma femme est ruinée, mon fils est ruiné, nous sommes tous
ruinés !
Au retour de madame Herbeau, ce fut bien autre chose,
vraiment ! elle apporta sous le toit domestique toutes les
rumeurs de la ville. L’arrivée du nouveau docteur avait mis
Saint-Léonard sens dessus dessous. Il n’était bruit dans
Saint-Léonard que de l’arrivée du nouveau docteur. Aristide
avait des ennemis ; quel être supérieur n’en a pas ? Ses suc-
cès, ses cures merveilleuses, ses longues prospérités,
qu’aucune gloire rivale n’était venue troubler jusqu’alors, lui
avaient fait bien des envieux, et déjà plus d’une voix jalouse
prophétisait la ruine de Sion. Comme l’ancien Aristide, on
s’ennuyait de l’entendre appeler juste. L’arrivée du nouveau
docteur fut donc accueillie par plusieurs avec une joie se-
crète, et par tous avec ce sentiment de bienveillance qui
s’attache en province à tous les visages nouveaux. En
quelques heures, le vieux soleil d’Aristide pâlit devant cet
astre d’un jour. Débarqué de la veille, Henri Savenay avait à
peine ouvert ses malles, qu’on exaltait déjà ses talents :
c’était un élève de Dupuytren, l’orgueil de Dubois, l’amour
d’Alibert, la providence des pauvres infirmes, l’espoir des
mourants : que n’était-il pas ! Il rendait la vue aux aveugles,
la parole aux muets, le mouvement aux paralytiques. Il avait
à peine montré le bout de son nez sur la place et sur les bou-

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levards, qu’on célébrait déjà sa grâce, son esprit, l’élégance
de ses manières. Certes, le docteur Herbeau était un habile
docteur, mais il avait fait son temps ; puis Colette était bien
vieille et demandait un peu de repos ; puis la médecine avait
dû faire bien des progrès et laisser le cher docteur Herbeau
dans l’ornière ; puis Henri Savenay était de la faculté de Pa-
ris, et Aristide Herbeau de la faculté de Montpellier ; et puis
ceci, et puis cela. – Et l’on s’apitoyait sur Aristide, on affec-
tait pour lui une compassion charitable. Il était bien cruel à
son âge, après avoir régné si longtemps sans rivaux, de voir
partager son empire et de ne laisser à son fils qu’une clien-
tèle morcelée. L’établissement de Célestin devrait nécessai-
rement en souffrir. Il faudrait renoncer à des prétentions dé-
sormais trop ambitieuses. Madame Herbeau ne serait-elle
pas réduite elle-même à mettre sa maison sur un pied plus
modeste ? Adieu les réunions du kiosque et les flots de bière
mousseuse ! Le docteur Herbeau n’aurait plus désormais que
de l’absinthe dans sa cave, disait, à ce propos, un poète de
Saint-Léonard. Et c’est ainsi que l’envie des méchants, blot-
tie sous le manteau de la pitié, s’y rigolait tout à son aise, et
pleurait de l’huile bouillante sur les blessures du malheureux
Herbeau.
La gendarmerie prouva bien dans cette occasion que la
vengeance, pour être le plaisir des dieux, n’en est pas moins
celui des gendarmes. Tous les gendarmes de Saint-Léonard
laissaient éclater leur joie d’une façon particulière, et déjà se
mettaient en quête de sympathies pour le nouveau docteur.
Un gendarme, nommé Canon, atteint d’une fièvre chaude,
avait fait appeler le jour même M. Savenay, et s’était mon-
tré, deux heures après, sur la place des Récollets, attestant à
tous ceux qui voulaient l’entendre qu’il avait été guéri par la
seule vue de ce merveilleux médecin. Les esprits impartiaux
de la ville n’étaient pas dupes de ce manège, et compre-
– 29 –
naient bien que le gendarme Canon n’avait d’autre but que
de déprécier le docteur Herbeau ; mais à Saint-Léonard,
comme en maint autre lieu, les esprits impartiaux sont rares,
et il n’était bruit, sur la place et sur les boulevards, que de la
guérison miraculeuse de ce diable de Canon. Le lendemain,
la gendarmerie royale de Saint-Léonard se présenta en corps
chez M. Savenay, pour lui offrir sa clientèle. Le brigadier
porta la parole ; mais il le fit en termes si offensants pour
Aristide et pour son épouse, que le nouveau docteur se vit
obligé de l’interrompre au beau milieu de son discours. Cette
démarche des gendarmes et l’attitude pleine de dignité que
M. Savenay sut garder en cette circonstance, produisirent
une vive sensation dans la cité ; le soir, on s’en entretint lon-
guement au raout du percepteur. Mais n’anticipons point sur
cette lamentable histoire, et revenons, je vous prie, au che-
vet du docteur Herbeau.
Adélaïde entra dans l’alcôve d’Aristide, pareille à une
vieille lionne blessée. Elle apportait pendants à son cœur
saignant tous les traits décochés par la pitié de Saint-
Léonard. Aristide était couché. En entendant le pas haletant
de son épouse, il se leva sur son séant, et tous les deux de-
meurèrent quelques instants à se contempler l’un l’autre en
silence ; puis le docteur, sans avoir dit une parole, retomba
de tout son poids sur le lit et se cacha sous la couverture.
Dans les circonstances difficiles de la vie, les femmes dé-
ploient plus de courage que les hommes. En voyant
l’abattement de son mari, madame Herbeau se sentit grandir
de dix coudées. Elle releva la couverture sous laquelle Aris-
tide étouffait sa douleur, et par de douces paroles elle cher-
cha à remonter cette âme affaissée.

– 30 –
— Au bout du compte, lui dit-elle, ce n’est qu’un docteur
de plus ; ses débuts seront longs, son succès n’est point as-
suré ; d’ailleurs vous avez besoin de repos, Aristide.
— Vous oubliez Célestin, dit le docteur désolé. Ma clien-
tèle devait être sa dot : c’était une dot de roi.
— Eh bien ! il aura une dot de prince. Deux docteurs
peuvent fort bien vivre à Saint-Léonard, sans se faire tort
l’un à l’autre. Dans toute écurie, il y a litière pour deux che-
vaux. Le pays est bon, et vous ne l’avez pas gâté.
— Adélaïde ! s’écria le docteur se dressant de nouveau
sur sa couche, vous ne comprenez rien à ce qui se passe ;
vous ne voyez rien, vous ne prévoyez rien ! Une pierre de
votre maison se détache et vous dites : – Ce n’est qu’une
pierre qui tombe. – Une bardane croît dans votre jardin, et
vous dites : – Ce n’est qu’une mauvaise herbe qui pousse. –
Et moi, je vous dis que cette pierre qui se détache entraînera
toutes les autres ; que cette mauvaise herbe qui pousse
étouffera toutes les bonnes. Tout est perdu, et Célestin
mourra sur la paille. Ah ! vous ne la connaissez pas cette en-
geance de docteurs qui fourmillent, qui pullulent sur le pavé
de Paris, et qui finiront par dévorer la France. Ce sont des
oiseaux de proie qui s’attirent les uns les autres. Quand l’un
d’eux tombe sur un cadavre, tous arrivent pour le dépecer.
Avant deux ans vous verrez une nuée de ces corbeaux vo-
races s’abattre sur le pays et disputer quelques os décharnés
à l’appétit de notre Célestin.
Les sanglots interrompirent la voix du docteur, et ma-
dame Herbeau ne put s’empêcher de mêler ses larmes à
celles de son époux.

– 31 –
Aristide avait raison : le bonheur est pareil aux murs de
clôture ; la première pierre qui tombe entraîne toutes les
autres. À peine quelques jours avaient passé sur cette nuit
douloureuse, qu’un paysan de Riquemont, venu à la ville
pour vendre des bestiaux, apporta au docteur une lettre ainsi
conçue :

« CHER DOCTEUR,
Mon mari a été pris hier d’une maladie qui demande
toute votre sollicitude : M. Riquemont s’est mis pour moi en
frais de tendresse. Il est bruit ici d’un nouveau médecin, ré-
cemment arrivé de Paris, et, pour l’acquit de sa conscience,
M. Riquemont désire que vous puissiez vous consulter avec
M. Savenay (c’est ainsi, je crois, qu’il se nomme) sur le misé-
rable état de ma santé. Vous comprenez bien, cher docteur,
que je n’attends rien de ce concours de la science, et que je
ne l’ai pas sollicité ; puisque vos soins n’ont pu rappeler ma
jeunesse envolée, ni ranimer mes forces éteintes, c’est que je
dois mourir, et Dieu sait que je suis prête. Mais que voulez-
vous ? M. Riquemont est las de me voir souffrir : il faut bien
pardonner quelque chose aux caprices de cet ennui. Soyez
assez bon pour venir demain déjeuner au château ;
M. Savenay sera notre convive.
Adieu, le plus aimable et le plus aimé des docteurs.
LOUISE R. »

Le même jour, M. Savenay recevait un billet conçu en


ces termes, qui, bien que fort vulgaires, avaient été nécessai-
rement écrits sous la dictée de madame Riquemont :

– 32 –
« Monsieur le docteur Savenay est prié de vouloir se
rendre demain au château de Riquemont, afin de pouvoir se
consulter avec M. le docteur Herbeau sur l’état de madame
Riquemont. En arrivant à l’heure du déjeuner, M. Savenay
obligerait doublement monsieur et madame Riquemont.
RIQUEMONT,
Château de Riquemont, 27 avril 18.. »

Il serait difficile d’expliquer l’état de perplexité dans le-


quel la lettre de madame Riquemont jeta le docteur Her-
beau. Sa culotte de velours déchirée par l’épine d’une haie,
sa perruque pêchée à la ligne par quelque enfant malicieux,
son kiosque en flammes, Colette poussive, tous ses clients
bien portants, enfin toutes les catastrophes dont la prévision
avait parfois effrayé son imagination, l’eussent plongé, en se
réalisant, dans une affliction moins tourmentée. La charge
sonnait déjà, et la lutte allait commencer ! Elle allait com-
mencer par un combat singulier, par un duel au grand jour,
face à face, sur le même terrain, sur un terrain où le pauvre
Aristide n’avait encore marché qu’en tâtonnant. Et quelles
armes inégales, grand Dieu ! Henri Savenay tout frais émou-
lu, Aristide Herbeau tout rouillé par une longue sécurité. Et
quelle honte pour ce dernier s’il allait faillir à la première
passe ! Quel affront si le nouveau docteur allait la découvrir,
la source de ce mal, si longtemps et toujours vainement
cherchée par Herbeau ! Quel désastre s’il allait le dompter et
le vaincre, ce mal contre lequel s’était brisée la science
d’Aristide. Que dirait le pays ? que dirait M. Riquemont ?
que dirait Louise elle-même ? La clientèle du château ne se-

– 33 –
rait-elle pas le prix du vainqueur ? Angoisses du cœur, qui
pourra vous peindre ? qui pourra dire tout ce qu’Aristide
avala de couleuvres durant la nuit qui précéda cette joute
solennelle ?
La nouvelle que M. Savenay venait d’être appelé au châ-
teau de Riquemont pour conférer avec M. Herbeau sur la
santé de la jeune châtelaine s’était en moins de quelques
heures répandue dans toute la ville. L’état maladif de ma-
dame Riquemont préoccupait depuis longtemps les habi-
tants de Saint-Léonard. Les ennemis d’Aristide en murmu-
raient tout bas haut ; ses amis osaient à peine le défendre
tout bas. On attendait donc impatiemment le résultat de ce
grand concours de la science. Il s’agissait désormais de sa-
voir si le sceptre resterait entre les mains du docteur Her-
beau, ou s’il passerait entre celles du docteur Savenay :
grave question qui devait se vider le lendemain au château
de Riquemont.
Ce fut encore Adélaïde qui releva le courage abattu de
son époux. — Aristide, lui dit-elle, il ne faut pas vous dissi-
muler que votre honneur, votre réputation et l’avenir de Cé-
lestin dépendent du jour de demain. Toute la contrée a les
yeux sur vous ; vaincu, elle vous délaisse ; triomphant, elle
est toute à vous. Vous triompherez, c’est mon cœur qui me
le dit. Qu’est-ce, après tout, que ce Savenay ? On le vante,
on le prône : qu’a-t-il fait ? qui l’a vu ? Allez, prenez courage,
et songez que vous allez combattre pour vos autels et pour
vos foyers.
Elle ignorait, la malheureuse, que son infidèle époux eût,
avec les intérêts de sa gloire et l’avenir de Célestin, d’autres
droits non moins doux à défendre ! Sa noble assurance ra-
nima le cœur d’Aristide. Pareil aux guerriers qui visitent

– 34 –
leurs armes la veille de la bataille, il passa la nuit entière à
fourbir sa science, à épousseter son cerveau, à feuilleter tous
les ouvrages de médecine qui composaient sa bibliothèque.
Adélaïde avait tiré de l’armoire une chemise à jabot, une
cravate brodée, des manchettes de dentelle, des bas fins et
luisants, une perruque toute neuve. À cinq heures du matin,.
Jeannette étrillait Colette et lavait les harnais. À six heures,
Adélaïde parfuma d’eau de Cologne le mouchoir d’Aristide,
et noua un ruban neuf à la boutonnière de son habit. C’était
l’habit qu’il portait aux jours de cérémonie, un habit bien
large, bien étoffé, à la taille longue, aux basques flottantes,
coupé dans un petit drap de Châteauroux, qui, vu à la brune,
jouait le drap de Louviers d’une façon toute merveilleuse. À
six heures et demie, le docteur emprisonna ses jambes dans
des bottines à courroies, et, comme sept heures sonnaient à
l’église de la ville, il enfourchait bravement Colette. Toute sa
personne respirait un mâle courage ; son front était serein et
son air vaillant. Il se pencha sur sa selle pour déposer un
baiser sur le front d’Adélaïde ; puis, coupant l’air avec sa
cravache, il enfonça ses éperons dans les flancs de Colette,
qui partit au pas en boitant.
L’enthousiasme du docteur fut court. À peine Aristide
eut-il perdu de vue le chapeau chinois de son kiosque et la
girouette de sa maison, qu’il sentit ses forces faiblir et son
courage chanceler. La cravache, si fanfaronne à l’heure du
départ, pendait nonchalamment sur le flanc du destrier ; la
bride, tenue mollement par une main paresseuse, flottait sur
le cou de Colette, et Colette, pour se conformer aux tristes
pensées de son maître, allait d’un pas lent et rêveur, enle-
vant par-ci par-là des touffes de gazon au sentier et des
branches vertes aux buissons. Vainement les paysans qui se
rendaient à Saint-Léonard, les pâtres qui traversaient le sen-
tier, les jeunes filles filant leur quenouille de chanvre et me-
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nant paître les moutons sur la colline, vainement les
femmes, les enfants, les vieillards, qui rencontraient le doc-
teur, lui envoyaient le salut accoutumé ; le docteur passait
sans se découvrir, sombre, silencieux, le front baissé ; et
chacun de se dire : Qu’a donc le docteur Herbeau ?
Vous demandiez, bonnes gens ce qu’avait le docteur
Herbeau, lorsque, par une belle matinée de printemps, vous
le vîtes passer, se rendant à Riquemont, brumeux comme
une soirée d’hiver ? Quand bien même il vous eût confié les
ennuis de son cœur, vous ne les auriez pas compris, âmes
champêtres et naïves, qui avez toujours ignoré la vanité de
la science, les tortures de l’ambition, les terreurs de l’amour,
les angoisses de l’amour-propre. Il allait, encore tout meurtri
par les rudes pensées qui l’avaient secoué la veille, aiguisant
ses arguments, passant en revue toutes ses forces, se réci-
tant à lui-même les volumes de sa bibliothèque, tour à tour
agité par l’espoir et par la crainte, suivant qu’il trouvait sa
mémoire docile ou revêche. Au bout de deux heures, il se fit
dans ses souvenirs une telle confusion de textes, Hippocrate
et Parny, l’ode et la phlyctène, l’élégie et la phlogose, se mê-
lèrent d’une façon si étrange dans son pauvre cerveau fati-
gué, qu’il crut sentir tous les rayons de sa bibliothèque dan-
sant sous sa perruque une sarabande infernale. L’infortuné
n’en était plus aux diables bleus, mais à tout ce que l’enfer a
de plus noir en fait de diables. Je n’affirmerais pas que la rai-
son d’Aristide eût tenu quelques heures de plus contre cet
horrible cauchemar, j’oserais même assurer qu’elle était déjà
bien ébranlée et près de céder, lorsque, heureusement pour
la cervelle de son maître, Colette s’arrêta devant la grille du
parc de Riquemont. Aristide leva le loquet avec le manche
de sa cravache, et Colette, poussant avec sa tête la porte
obéissante, prit un petit trot tout gaillard qui conduisit d’un
seul trait le docteur sur la terrasse du château.
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Ce château était, avant que M. Riquemont l’occupât, un
des rares refuges ouverts encore à la poésie exilée. Le temps
en avait tapissé les murs de ravenelles et de campanules. La
girouette fleurdelisée criait au vent sur la tringle rouillée ;
l’écusson seigneurial se cachait humblement au-dessus de la
porte sous des touffes de pariétaire. L’intérieur en était mys-
térieux et sombre ; on ne pouvait y marcher sans éveiller un
écho du passé. Les boiseries étaient de chêne sculpté ; aux
lambris pendaient les portraits de famille dans leurs vieux
cadres enfumés. Plus impitoyable que le temps,
M. Riquemont était venu, et, avec ce tact exquis qu’il appor-
tait en toute chose, il avait remis à neuf et façonné à son
image ce vénérable et poétique débris. La fleur de lis de la
girouette s’était vue détrônée par un chasseur de fer-blanc,
précédé d’un chien en arrêt. Les murs, dépouillés de leur
robe de fleurs et de feuillage, avaient été blanchis à la chaux.
L’écusson seigneurial était tombé sous le marteau.
M. Riquemont avait fait abattre les tourelles pour anéantir
tout vestige de féodalité. Il se vantait d’avoir aboli dans ses
domaines la dîme, la corvée et le droit du seigneur. Il avait
fait une écurie de la chapelle : Louise avait supplié vaine-
ment pour qu’on en fît du moins un colombier. Le château
n’avait pas subi à l’intérieur une profanation moins com-
plète. On s’était chauffé tout un hiver avec les boiseries de
chêne, M. Riquemont les avait remplacées par un papier re-
présentant des Chinois en palanquin et des Indiens sur des
éléphants. Aux vieux cadres, aux vieux portraits, avaient
succédé les portraits lithographies lithographiés de La-
fayette, de Benjamin Constant et du général Foy. La
chambre à coucher de M. Riquemont était particulièrement
ornée des batailles de l’empereur et de quatre tableaux ra-
contant la vie et la mort de Poniatowski. Louise avait eu
bien des luttes à soutenir pour préserver son appartement du

– 37 –
patriotisme de son mari ; encore n’avait-elle pu obtenir de
garder au chevet de son lit un Christ d’ivoire qu’elle tenait
de sa grand’mère : M. Riquemont avait signifié qu’il ne sau-
rait jamais se résoudre à encourager la superstition et le fa-
natisme. Louise était, à vrai dire, en ce lieu, la poésie exilée
dont je vous parlais tout à l’heure.
Le docteur l’aperçut assise sur le perron : pâle et lan-
guissante, madame Riquemont tâchait de réchauffer ses
membres glacés au soleil du printemps. Elle n’avait jamais
voulu se soumettre à garder le lit ni la chambre ; elle traitait
son mal en femme impérieuse et coquette, et la douleur était
plutôt esclave des caprices de Louise que Louise n’était es-
clave des exigences de la douleur. Aristide mit pied à terre,
se débarrassa de ses bottines, et, faisant voltiger son mou-
choir le long de ses jambes et sur ses souliers pour en enle-
ver la poussière, il marcha vers la jeune malade d’un air gra-
cieux et pimpant. Il monta les degrés du perron avec une di-
gnité parfaite, s’approcha galamment de madame Rique-
mont, et lui prit une main blanche et sèche qu’il porta ten-
drement à ses lèvres.
— Toujours aimable ! dit Louise en pressait pressant la
main d’Aristide.
— Et vous, toujours plus belle et plus charmante !
s’écria le délicieux Herbeau.
— Ah ! docteur, vous vous vantez, dit-elle en souriant.
Le docteur avait raison : madame Riquemont était
charmante. Je ne sais quel mélange de finesse et de mélan-
colie donnait à ses traits quelque chose de la physionomie
de la gazelle. Ses lèvres étaient minces et décolorées, mais
encore armées d’un sourire à la fois doux et presque railleur,

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que n’avait pas émoussé la souffrance. Son front, net et pur,
était veiné de bleu, et ses beaux yeux, dont l’azur se déta-
chait sur la mate blancheur du visage, semblaient deux per-
venches épanouies sur la neige aux premiers rayons du prin-
temps. Ses cheveux blonds et fins, lissés en bandeau sur le
front, se cachaient sous un bonnet de point d’Alençon, garni
de rubans roses ; sa taille, svelte comme la tige d’un jeune
bouleau, était serrée par une douillette de soie verte. Ces
goûts d’élégante simplicité étaient tout ce que Louise avait
sauvé de sa jeunesse.
— Toujours un peu de fièvre, dit le docteur en interro-
geant le pouls de la malade.
— Une fièvre continue, docteur, une fièvre continue !
répéta-t-elle avec découragement.
— C’est une azodès, madame ; vous avez une azodès,
reprit gravement le docteur.
— Quelle horrible maladie ! s’écria Louise ; une azodès,
dites-vous ? Qu’est-ce que cela, je vous prie ?
— L’azodès, reprit le docteur, est une fièvre continue.
— Mon Dieu ! dit Louise en se levant, que la science est
une magnifique chose ! Prêtez-moi votre bras, docteur, et
menez-moi un peu le long de ces haies dont le vent
m’apporte les vertes senteurs. Vous dites donc, ajouta-t-elle
en s’appuyant coquettement sur le bras d’Aristide, vous dites
que j’ai une azodès ?
— Et j’ajoute, divine Louise, que nous pratiquerons de
nouvelles émissions sanguines, afin de maîtriser la diathèse
inflammatoire, dit le docteur d’un ton solennel.

– 39 –
— Tenez, cher docteur, répondit Louise en regardant
Aristide d’un air suppliant, je ne vous demande qu’une seule
chose.
— Demandez ma vie, madame ! s’écria-t-il avec chaleur.
— Eh ! mon Dieu ! je ne vous demande pas même la
mienne.
— Tout mon sang est à vous, Louise !, ajouta le docteur
en pressant le bras de la malade.
— Eh bien ! docteur aimé, dit Louise en souriant, gardez
votre sang et laissez-moi le mien. Tout ce que je demande,
ajouta-t-elle, c’est de pouvoir mourir tranquillement. Que le
soleil est doux ! dit-elle en s’asseyant sur un tertre vert ; que
l’air est enivrant et pur ! Les oiseaux gazouillent sous la
feuillée, les insectes bruissent sous l’herbe, et la brise semble
confier de doux mystères aux fleurs qui s’entr’ouvrent pour
les recevoir. Quel luxe ! quels parfums ! quels flots de sève et
de vie débordent de toutes parts ! Toutes les joies s’éveillent
et chantent sur la terre : c’est jour de fête sous le ciel, et
seule, je suis triste à pleurer.
La pauvre enfant fondit en larmes.
— Voyons, voyons, dit le docteur véritablement ému, il
ne faut pas ainsi se désespérer. Les ressources de la science
sont inépuisables. Nous combattrons la gastrite par les anti-
phlogistiques. Déjà le mal est enrayé, et je réponds devant
Dieu de votre prochaine guérison, si toutefois des préten-
tions rivales ne viennent point contrarier mon système et me
disputer la gloire de vous sauver, seul prix, chère Louise,
qu’ambitionne ma sollicitude.

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— Ah ! vous voulez parler du nouveau docteur ? dit
Louise avec nonchalance. Voyez, je l’avais oublié. Ce n’est
pas moi qui l’ai voulu, vous le savez bien, n’est-ce pas ? Qui
pourrait remplacer près de moi vos soins et votre ten-
dresse ?
— Personne, Louise, personne au monde, s’écria le doc-
teur attendri.
— Oh ! je le sais bien, allez ! n’est-ce pas vous qui avez
mis un peu de soleil dans ma pauvre existence ? Vous
m’avez aidée à vivre, et vous m’aiderez à mourir.
— Louise, chère enfant, ne parlez pas ainsi ! dit Aristide
d’une voix étouffée.
— Il faut bien en parler, puisque je sens que chaque jour
emporte un débris de moi-même. Tenez, ajouta-t-elle en lui
prenant une main qu’elle posa sur son cœur, vous avez beau
faire, je sens là quelque chose qui me tue. Qu’est-ce donc ? il
me semble pourtant que ma vie pourrait être si belle ! Ah !
mon ami, je l’aime, cette vie qui m’échappe ! Ah ! sauvez-
moi ! s’écria-t-elle en se pressant effrayée contre lui, comme
si elle eût aperçu un serpent se glisser à ses pieds.
Aristide la serra tendrement contre sa poitrine et osa la
baiser au front.
— Vous vivrez, s’écria-t-il ; vous êtes trop aimée pour
mourir.
— Ah ! vous aussi, vous êtes bien aimé, dit-elle.
— Louise, vous êtes adorée !
— Et vous aussi, et vous aussi ! dit Louise en souriant à
travers ses pleurs. Mais, soyons gais, monsieur Herbeau,

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ajouta-t-elle en passant précipitamment son mouchoir sur
ses yeux ; soyons gais, il le faut : j’aperçois mon mari, et je
ne veux pas qu’il puisse rire de mes larmes.
Aristide attribua ce mouvement à un tout autre motif, et
crut de bonne foi que Louise craignait d’éveiller la jalousie
de M. Riquemont. Il prit aussitôt un air grave et compassé,
car c’était là le côté le plus plaisant de la passion du docteur.
Il ne se serait point pardonné de troubler le repos domes-
tique de madame Riquemont, et, pour cacher un bonheur
imaginaire, se donnait autant de mal que d’autres en au-
raient pris pour le réaliser.
Louise se leva, s’appuya sur le bras du docteur, et tous
deux allèrent à la rencontre de M. Riquemont, qui venait, un
fusil sur l’épaule, précédé d’une meute complète.
— Bonjour, papa Herbeau ! dit le campagnard en frap-
pant de sa main le ventre d’Aristide, comment se porte la
maman Herbeau ? Et ce cher Célestin ? avons-nous de ses
nouvelles ? Marche-t-il toujours à grands pas dans la voie de
vos vertus et de vos mérites ? Et cette chère Colette ? Vous,
papa, toujours frais et fringant ! décidément vous volez la
santé de vos malades. Mais je ne vois pas M. Savenay. Ah
çà ! j’espère bien, docteur, que vous ne vous formaliserez
pas de la présence d’un confrère au château. C’est une pure
formalité ; mais il faut tout prévoir : un malheur est si vite
arrivé ! Du moins, si on a fait, pour le prévenir, tout ce qu’il
était humainement possible de faire, eh bien ! ma foi, lors-
qu’il arrive, on n’a rien à se reprocher ; la conscience est
calme et on dort tranquille., - pas Pas vrai, Louison ? ajouta-
t-il en se tournant vers madame Riquemont qui ne répondit
pas.

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M. Riquemont parla longtemps ainsi, ajoutant à
l’élévation des pensées et à la distinction du langage la grâce
de son rire limousin et l’élégance de son geste rustique.
Louise était rêveuse. Aristide marchait silencieux et tout oc-
cupé à garantir les basques de son habit des caresses de la
meute qui gambadait autour de lui. M. Riquemont faisait à
lui seul tous les frais de la conversation.
Comme ils arrivaient sur la terrasse, le garde-champêtre
remit à son maître un paquet de journaux qu’il apportait de
la ville : c’étaient le Constitutionnel, le Journal des Haras et
les Annales agronomiques. Le châtelain déchira les bandes et
se prit à parcourir chaque feuille d’un air important. Il lisait
depuis quelques instants, quand tout d’un coup son visage
s’épanouit, ses narines se gonflèrent, son front s’illumina. Il
interrompit sa lecture, et, cherchant du regard le docteur
Herbeau qui s’était éloigné de quelques pas :
— Papa Herbeau ! s’écria-t-il.
Le docteur s’étant approché :
— Écoutez ceci, papa ! dit M. Riquemont en lui frappant
sur le ventre.
Et, déployant les feuillets du journal, il lut complaisam-
ment, à haute et intelligible voix :
« On nous écrit de Nantes, à la date du 20 avril 18..
» Un fait déplorable, qui ne se renouvelle que trop sou-
vent dans nos campagnes, vient de se passer à Tiffauges. Un
vieillard de la commune étant mort dans le plus affreux dé-
nuement, et n’ayant pas laissé de quoi subvenir aux frais de
sépulture, le vicaire de la paroisse s’est obstinément refusé à
lui ouvrir les portes de l’église et à le conduire à sa demeure

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dernière. Vainement les enfants, les petits-enfants et les ar-
rière-petits enfants du défunt, vainement ses frères, ses
sœurs, ses neveux et ses petits-neveux se sont précipités aux
genoux du ministre des autels : vainement ils ont arrosé ses
mains de larmes brûlantes : le serviteur d’un Dieu de charité
s’est montré inflexible, et a fait jeter par sa servante tous ces
malheureux à la porte. Jamais le village de Tiffauges n’avait
assisté à un plus lamentable spectacle. On dit, et nous
sommes portés à le croire, que ce refus de sépulture n’a pas
eu seulement pour cause une sordide avarice : on assure que
le fanatisme religieux et l’intolérance politique y ont eu la
plus grande part. Cet infortuné vieillard avait servi avec dis-
tinction dans les armées de la république, et, de retour dans
ses foyers, il s’était fait remarquer autant par l’élévation de
son caractère que par l’indépendance de ses idées libérales.
Le village l’a suivi jusqu’au cimetière et a pleuré sur sa
tombe. Tous les hommes de bien de Tiffauges étaient là ; il
n’y avait qu’un vicaire de moins. »
— Eh bien ! que dites-vous de cela ? s’écria
M. Riquemont.
— Je dis, Monsieur, répondit le docteur, que c’est un vi-
caire de moins dans les cartons de votre journal.
— Allons donc ! allons donc ! répliqua le campagnard en
haussant les épaules. Les noms y sont, docteur. On nous
écrit de Nantes… à Tiffauges… c’est clair comme le jour,
précis comme un acte authentique.
— J’ajouterai, Monsieur, reprit humblement le docteur,
qu’en admettant que les faits se soient passés de la sorte, il
n’en est pas moins déplorable de les voir ainsi livrés à une
publicité malveillante. Il y a tant d’esprits disposés à frapper

– 44 –
de la même réprobation l’abus qu’on fait de la religion et la
religion elle-même ! Il faut craindre de les encourager.
— Nous y voilà ! Vous voteriez contre la liberté de la
presse ! Vous voulez mettre la lumière sous le boisseau et la
vérité dans le sac ! Le soleil vous effraye ; il vous faut
l’ombre et le silence.
— Eh non ! Monsieur, eh non ! répondit doucement le
docteur ; mais il en est de certaines vérités comme de
l’arsenic et de l’acétate de morphine : je pense qu’il serait
imprudent d’en délivrer à tout le monde.
— Raisonnement de jésuite et d’apothicaire ! s’écria vio-
lemment le châtelain.
— Mon ami !… dit Louise d’une voix suppliante, en ser-
rant furtivement la main d’Aristide.
— Que diable, aussi ! dit M. Riquemont avec humeur, le
papa Herbeau s’emporte tout de suite comme une soupe au
lait ; il n’est pas avec lui de discussion possible. Tenez, Mon-
sieur, écoutez ceci, je vous prie ; vous m’en direz votre avis.
Et il reprit la lecture du journal.
— On nous écrit de Langres…
— La patrie de Diderot, interrompit le docteur Herbeau.
— Qu’est-ce que cela, Diderot ? demanda
M. Riquemont : quelque cafard de votre connaissance ?
Le docteur sourit et ne répondit pas.
— On nous écrit de Langres…

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— Célèbre pour sa coutellerie, interrompit de nouveau
le docteur.
— Ah ! çà ! monsieur Herbeau, me laisserez-vous finir ?
s’écria M. Riquemont avec impatience.
— Je vous écoute, Monsieur, dit le docteur, qui comprit
bien qu’il ne pouvait pas l’échapper.
— « On nous écrit de Langres, à la date du 21 avril 18..
» Il vient de se passer dans notre ville un fait dont il se-
rait difficile de trouver l’équivalent dans les époques de bar-
barie les plus reculées. Une femme enceinte de huit mois se
sentit prise de douleurs si violentes, qu’elle fit appeler en
même temps un médecin et le vicaire de la paroisse. Le vi-
caire et le médecin accoururent. C’était par une nuit af-
freuse : les éclairs sillonnaient la nue ; le tonnerre ébranlait
les vitres ; la cloche de l’agonie tintait à l’église voisine ; la
lueur blafarde d’une lampe éclairait seule la chambre funé-
raire. L’infortunée palpitait encore ; son sang n’était point
glacé ; on pouvait douter que la vie l’eût abandonnée. Eh
bien ! dans un excès de zèle que nous ne savons comment
qualifier, le vicaire, s’adressant au médecin qu’il avait assis-
té, lui intima l’ordre, au nom de Dieu, d’ouvrir les flancs de
l’agonisante, afin que l’enfant ne mourût pas sans avoir été
baptisé. Le médecin, bien connu dans le pays autant pour
l’élévation de son caractère que pour l’indépendance de ses
idées libérales, refusa courageusement de prêter son minis-
tère à un pareil acte de férocité. Exaspéré par le noble refus
de ce vertueux médecin, le zèle du vicaire ne connut plus de
bornes ; ce prêtre fanatique arma son bras d’un fer assas-
sin… »
— C’est horrible, cela ! s’écria Louise.

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— « Et se précipitant sur la victime, au bruit de la
foudre, à la lueur des éclairs, au tintement de la cloche fu-
nèbre… »
— Mais, Monsieur, c’est horrible ! répéta Louise en ar-
rachant le journal des mains de M. Riquemont.
— Voilà donc où nous allons ! s’écria le châtelain croi-
sant ses bras sur sa poitrine et laissant tomber sur le docteur
Herbeau un regard foudroyant. Voilà, Monsieur, où vous
voulez mener la France ! Qu’on vous laisse faire, et nous au-
rons, avant dix-huit mois, les massacres de la Saint-
Barthélemy, les dragonnades, le rétablissement de la torture
et les horreurs de l’inquisition !
— Mais, Monsieur… hasarda timidement le docteur
Herbeau.
— Allons, voilà que vous vous emportez ! On peut pas
causer avec vous sans que la discussion dégénère aussitôt
en dispute.
Aristide poussa un profond soupir, regarda Louise et se
sentit vengé.
— Et que dit-on du nouveau docteur ? demanda Louise,
pour détourner le cours de la conversation.
— Oui, au fait ! s’écria M. Riquemont sans laisser à Aris-
tide le temps de répondre, que dit-on du nouveau docteur ?
C’est un rival, un fossoyeur de plus qui va vous disputer le
cimetière de Saint-Léonard. Est-il jeune ? est-il vieux ? Je
suis curieux de le voir. Chose singulière, tous les docteurs
que j’ai connus étaient vieux et laids. Au reste,. Monsieur,
vous pouvez dormir tranquille ; vous n’avez point ici de riva-

– 47 –
lité à craindre, et si quelqu’un meurt au château, ce ne sera
que de votre main. – Pas vrai, Louison ?
— Mon ami, dit Louise d’un air souffrant, vous êtes ce
matin d’une gaieté impitoyable.
— En effet, dit Aristide, je trouve M. Riquemont exces-
sivement gai.
— Oui, oui, très-gai, s’écria le campagnard en riant aux
éclats. Et toi, Louison ? Mais ce diable de Savenay ne vient
pas, ajouta-t-il en tirant de son gousset une horrible montre
de similor. Vous, papa, à la bonne heure ; vous ne faites pas
attendre vos malades, surtout lorsque l’aiguille du cadran
marque en même temps l’heure de la consultation et celle du
déjeuner.
Louise tourna vers le docteur un regard si tendre, ses
beaux yeux bleus eurent une expression à la fois si triste et
si suppliante, qu’Aristide se sentit remué jusque dans le fond
du cœur. Seulement, il ne comprit pas que c’était, comme
toujours, le morceau de sucre qu’on donne aux enfants pour
adoucir sur leurs lèvres l’amertume de la médecine qu’ils ont
avalée, et cette fois, comme toujours, au lieu d’un sentiment
de pure reconnaissance, il caressa un sentiment d’orgueil.
Au reste, rien n’était moins exigeant que cet orgueil : un re-
gard, une pression de main suffisait au bonheur d’Aristide. Il
fallait que l’amour l’eût traité jusqu’alors bien frugalement,
tant quelques miettes, tombées du cœur de Louise, lui fai-
saient de somptueux repas !
La tendresse de madame Riquemont, les paroles mêmes
de son mari, bien que férocement brutales, avaient rassuré le
docteur sur les chances de la lutte qui allait s’engager ; plein
de sécurité, il attendait l’ennemi de pied ferme. L’ennemi ne

– 48 –
tarda pas à se présenter. Au bout de quelques instants, le pas
d’un cheval se fit entendre dans l’allée du parc, éloigné, mais
vif et rapide ; à peine les chiens s’étaient élancés en aboyant,
que M. Savenay entra au galop sur la terrasse.
À quelques pas du groupe que formaient madame Ri-
quemont, son mari et le docteur Herbeau, le cheval se cabra
légèrement sous la pression presque imperceptible du mors.
C’était un de ces beaux chevaux limousins qui semblent
avoir absorbé la meilleure partie de l’esprit du terroir, aux
jambes de cerf, au col de cygne, à la tête fine et brusquée.
Ses naseaux aspiraient l’air avec fierté, ses oreilles se dres-
saient au vent ; sa robe, bai doré, étincelant au soleil, res-
semblait au manteau d’un roi.
L’étranger mit pied à terre ; c’était un jeune homme,
grand, svelte, d’un aspect froid et réservé, d’un costume élé-
gant et simple. M. Riquemont s’était avancé pour le recevoir.
— Pardieu ! Monsieur, s’écria-t-il, vous avez là un bel
animal ! Combien vous coûte cette bête,. Monsieur ? Pure
race limousine,. Monsieur ! Je vous l’achète ; cinquante
louis, et topez là, ajouta-t-il en tendant la main.
L’étranger regarda M. Riquemont d’un air étonné, puis,
apercevant madame Riquemont, il alla vers elle et la salua
avec respect.
— Monsieur Savenay ? dit Louise avec un sourire bien-
veillant.
— Oui, Madame, répondit le jeune homme ; votre air
souffrant m’apprend trop bien que c’est à madame Rique-
mont que j’ai l’honneur de parler.

– 49 –
Et comme il se tournait vers Aristide, le prenant sans
doute pour M. Riquemont :
— M. Herbeau, dit Louise, mon cher et bon docteur,
l’ami que rien ne décourage, le plus charmant de vos con-
frères, monsieur Savenay, celui dont la science éclairée et le
dévouement infatigable ne m’ont jamais abandonnée.
S’inclinant devant M. Herbeau :
— Combien je suis heureux de vous voir, Monsieur ! dit
le jeune homme. J’ai eu l’honneur de me présenter chez
vous et le malheur de ne pas vous rencontrer. Croyez que je
me félicite d’avoir à conférer avec un homme si éclairé, et de
pouvoir faire mes premières armes sous un maître que la
science honore.
Louise adressa au jeune docteur un regard qui voulait
dire merci, et Aristide, serrant affectueusement la main de
M. Savenay, se dit en lui-même : — Voilà un garçon char-
mant, qui n’a pas l’air bien redoutable.
Cependant M. Riquemont était toujours en contempla-
tion devant la monture de l’étranger, admirant le nerf déta-
ché des jambes, la saillie des veines, gonflées d’un sang gé-
néreux, explorant du geste et du regard toutes les parties de
la bête, et s’assurant qu’aucune infirmité cachée n’en dépa-
rait les admirables perfections. Le jeune docteur allait pren-
dre le châtelain pour le vétérinaire du village, lorsque
Louise, s’appuyant sur le bras d’Aristide, marcha doucement
vers M. Riquemont.
— Vous voyez, Monsieur, dit-elle à Savenay, que mon
mari est amateur de beaux chevaux ; et le vôtre est en effet
superbe, ajouta la jeune femme en caressant de sa petite

– 50 –
main le poitrail du noble animal qui releva la tête avec or-
gueil.
M. Savenay salua M. Riquemont.
— Monsieur, lui dit le châtelain, je suis fou des belles
bêtes, et vous me voyez enchanté de faire votre connais-
sance.
M. Savenay salua de nouveau ; puis, après avoir tenu,
durant quelques instants, sous son regard madame Rique-
mont, son mari et le docteur Herbeau, il prit l’aisance habi-
tuelle de l’homme qui sait à quoi s’en tenir sur les choses et
sur les personnes au milieu desquelles il se trouve engagé.
— Eh bien ! papa, s’écria M. Riquemont, que vous en
semble ? voilà ce que nous appelons un cheval ! À la bonne
heure ! c’est beau, c’est vaillant, c’est bien attaché, ça fait
honneur à son cavalier. Mais qu’est-ce, je vous prie, que
votre Colette ? Une oie, docteur, une oie bridée, qui n’est pas
digne de cirer les sabots que voici.
Un garçon de charrue, qui vint prendre le cheval de
M. Savenay pour le conduire à l’écurie, sauva le pauvre Aris-
tide des spirituelles railleries de son hôte. Au même instant,
une grosse fille de cuisine ayant crié du haut du perron que
le déjeuner était servi, tous quatre marchèrent vers le châ-
teau, Louise toujours appuyée sur le bras de son fidèle che-
valier, et M. Savenay s’entretenant avec M. Riquemont de
l’éducation des chevaux avec un intérêt et une intelligence
qui enchantaient le campagnard et qui eussent fait honneur
à un grand prix de New-Market.
Arrivée dans le salon, Louise, épuisée par la marche et
par le grand air, se laissa tomber dans une bergère ; sa pâ-
leur était livide et sa respiration étouffée.
– 51 –
— Ce ne sera rien, dit M. Riquemont ; cet état la prend
dix fois par jour : pas vrai, Louison ? Au reste,. Messieurs,
ajouta-t-il en passant dans la salle à manger, c’est votre af-
faire, je vais à la mienne.
Aristide cherchait à ranimer Louise. Debout et silen-
cieux, Savenay attachait sur elle un regard profond et rê-
veur.
— C’est une syncope occasionnée par l’affaissement du
système général, dit Aristide d’une voix solennelle ; le pouls
est imperceptible et la prostration complète.
— Ce n’est rien, ce n’est rien, dit Louise reprenant ses
sens, un peu de fatigue, voilà tout. Messieurs, oubliez-moi ;
je suis mieux, beaucoup mieux, répéta-t-elle encore.
En cherchant Savenay qu’elle n’apercevait pas, ses yeux
rencontrèrent le regard scrutateur que le jeune homme avait
rivé sur elle : une légère teinte rosée colora la pâleur de ses
joues.
Aristide était passé dans la salle à manger, afin de lais-
ser au jeune docteur la liberté d’interroger le sujet et le loisir
d’étudier le mal. Le jeune homme s’approcha et prit une des
mains de Louise dans les siennes. Les mains de Savenay
étaient douces et blanches ; sous leur chaleur fine et parfu-
mée, le pouls de la malade sembla palpiter moins faible et
plus rapide. Il la contempla quelques instants en silence, tou-
jours avec ce même regard inquisiteur et lent, qui semblait
s’infiltrer jusqu’au fond du cœur de Louise ; puis, après lui
avoir adressé quelques questions générales, prélude obligé
de tout interrogatoire médical, ses yeux exprimèrent un sen-
timent de pitié douloureuse, et il pressa avec une affectueuse
gravité les doigts amaigris qu’il tenait encore. Nature faible

– 52 –
et nerveuse, Louise se sentit frappée d’une commotion élec-
trique.
— Madame, dit-il enfin d’une voix pleine d’onction, les
ressources de la science sont bien bornées : la science ne
donne pas la rosée aux plantes, le soleil aux fleurs, la sève
aux rameaux ; mais vous guérirez, Madame, parce que la na-
ture est bonne.
Et, laissant Louise étonnée et rêveuse, il alla s’asseoir
entre les deux convives.
Durant le déjeuner, M. Savenay fut grave sans pédante-
rie, fit honneur aux vins du château, parla de tout, excepté
de son art, entretint longuement M. Riquemont des der-
nières courses du Champ-de-Mars, s’intéressa à ses planta-
tions, et sollicita la faveur d’être admis à visiter ses prés et
ses poulains. Il traita plusieurs questions d’agronomie et
d’hippiatrique avec une sagacité rare, et soutint sur la cul-
ture des melons une discussion qui lui fit le plus grand hon-
neur dans l’esprit de M. Riquemont. La politique eut son
tour. Il trouva le moyen de flatter les opinions de son amphi-
tryon sans trop blesser la religion de son confrère. Il sut faire
la part du passé et de l’avenir. M. Riquemont ne se sentait
pas d’aise de voir ce jeune homme à sa table. Il but et man-
gea férocement, trouva le jeune médecin adorable, et décla-
ra, à la perruque d’Aristide, que M. Savenay était le premier
docteur spirituel qu’il eût rencontré jusqu’alors. Aristide fut
calme et digne, mangea d’un appétit résigné, dans l’attente
de l’heure pour laquelle il avait réservé toutes les ressources
de son esprit, heure solennelle qui devait le venger de
l’impertinence de son hôte ; car cette heure de la consulta-
tion, qu’il avait si longtemps redoutée, ne l’effrayait plus :
enorgueilli de l’humilité de son rival, puisant à chaque ins-

– 53 –
tant une nouvelle audace dans la conversation frivole de
M. Savenay, Aristide se sentait fort de la faiblesse présumée
de son adversaire, et, sûr d’un triomphe facile, il appelait
vaillamment le combat.
Le rusé châtelain ne l’appelait pas avec une moindre
impatience, car on se tromperait étrangement si l’on pensait
que M. Riquemont, en attirant le nouveau docteur, n’eût cé-
dé qu’à un sentiment de sollicitude conjugale. Il mentait hor-
riblement, comme un fin paysan qu’il était, quand il cher-
chait, quelques heures auparavant, à rassurer les susceptibi-
lités d’Aristide. Le fait est qu’il avait imaginé cette espèce de
tournoi médical dans l’unique espoir que le docteur Herbeau
y mordrait la poussière. Ce n’était pas qu’il tînt précisément
à lui enlever la clientèle du château ; seulement il se promet-
tait une grande joie de le voir vaincu et humilié sur le terrain
de la science, le seul sur lequel il ne pût le poursuivre et
l’atteindre. C’est lui qui donna le signal et mit les deux
champions aux prises ; mais, ainsi qu’on va le voir,
M. Riquemont fut cruellement trompé dans ses perfides es-
pérances, et le docteur Herbeau se couvrit d’une si belle
gloire, qu’il déclarait, au lit de mort, n’avoir jamais eu un
plus beau jour en sa vie, pas même celui où il gagna la croix
d’honneur.
— Eh bien ! docteur Savenay, dit M. Riquemont vers la
fin du repas, que pensez-vous de cette petite Louison ?
— Je crois, Monsieur, répondit Savenay, que mon avis
est complètement inutile. Le nom de M. Herbeau, ce nom
que la Faculté révère, était déjà venu jusqu’à moi, et, si je
n’eusse pris conseil que de ma vanité, j’aurais sans doute re-
fusé l’honneur auquel vous m’avez appelé. Je cherche la lu-
mière, je ne l’apporte pas, et vous me verrez toujours heu-

– 54 –
reux,. Monsieur, ajouta-t-il en se tournant vers Aristide, de
pouvoir reprendre auprès de vous les cours que je n’ai
qu’imparfaitement achevés à Paris.
— Voilà une modestie qui me charme, s’écria
M. Riquemont en avalant un verre de vin de Bordeaux.
— Et que je ne saurais prendre au mot, reprit Aristide.
Nous avons à conférer sur la santé de madame Riquemont,
et nous en conférerons,. Monsieur, et nous en conférerons,
répéta le cher docteur, qui ne voulait pas avoir dérouillé son
espingole pour tirer sa poudre aux mésanges : d’autant plus
acharné à conférer qu’il prenait la modestie du jeune homme
pour l’aveu de son ignorance.
M. Savenay s’inclina respectueusement ; M. Riquemont
remplit son verre.
— Allons, papa, s’écria-t-il en se frottant les mains, il
s’agit de soutenir l’honneur de votre maison ; songez que du
haut du cimetière de Saint-Léonard, trente années de gloire
vous contemplent.
— Monsieur… dit Aristide d’un air contrit et d’une voix
suppliante.
— Bon ! vous vous emportez ; je ne dirai plus rien,
s’écria le rustre s’accoudant sur la table. Parlez, docteur, on
vous écoute.
— Monsieur, s’écria le docteur Herbeau s’adressant à
Savenay, vous connaissez le sujet, vous l’avez interrogé :
vous avez pu vous convaincre qu’il est affecté d’une maladie
chronique ; car, lorsque les puissances vitales déploient une
action faible et interrompue, que les symptômes sont modé-
rés, que leur succession est lente, que le même ordre de

– 55 –
phénomènes se manifeste sans variations pendant un long
espace de temps, on dit qu’il y a maladie chronique. Or, c’est
le cas qui se présente ici.
M. Savenay s’inclina de nouveau ; M. Riquemont laissa
échapper un geste d’impatience.
— Est-ce que ce sera long ? demanda-t-il avec anxiété.
— Avant d’entrer dans l’examen détaillé de l’affection
particulière qui doit nous occuper, reprit Aristide, il est né-
cessaire, Monsieur, que je connaisse votre opinion sur le
traitement des maladies chroniques en général. Partagez-
vous celle d’Arétée, qui a laissé des ouvrages considérables
sur cette partie intéressante de l’art ? Pensez-vous, comme
Cœlius-Aurelianus que les maladies chroniques ne sauraient
être terminées heureusement par la seule force de la nature,
et qu’elles doivent être nécessairement confiées à l’habileté
du médecin ; ou croyez-vous, comme Bordeu, que ces affec-
tions ne soient assujetties qu’aux révolutions spontanées et
aux mouvements critiques ? Ou bien enfin abondez-vous
dans le sens de l’illustre recteur de l’académie de Montpel-
lier, Charles-Louis Dumas, qui, pensant que le système de
Cœlius-Aurelianus conduirait à une pratique violente, con-
fuse et tumultueuse dans le traitement de ces maladies, et
que celui de Bordeu livrerait les malades à une expectation
funeste, a gardé un juste milieu entre ces deux systèmes op-
posés ?
Aristide s’interrompit, porta son verre à ses lèvres, et at-
tendit la réponse du jeune docteur.
— Papa Herbeau, s’écria M. Riquemont, vous êtes su-
blime, et je vous remercie de n’avoir point encore craché un

– 56 –
seul mot latin dans votre assiette : mais ne sauriez-vous ar-
river à Louison ?
— Sur toutes ces questions, répondit M. Savenay, mon-
sieur le docteur Herbeau me trouvera toujours de son avis.
— Mon avis, Monsieur, reprit Aristide, est qu’au lieu de
rechercher péniblement les causes directes et prochaines
des maladies, la science doit s’appliquer à connaître les af-
fections primitives dont elles se composent, et à déterminer
l’influence qu’elles ont sur les phénomènes, sur la marche et
sur toutes les modifications de ces maladies. Remarquez,
Monsieur, que cette méthode est une imitation heureuse de
celle que l’on suit dans les autres sciences pour établir la
théorie spéciale des objets qu’elles considèrent. C’est ainsi
que la chimie reconnaît que la composition et les phéno-
mènes chimiques des corps ont pour cause l’action détermi-
née de leurs principes constituants et le rapport des affinités
naturelles qu’ils exercent les uns à l’égard des autres ; c’est
ainsi que l’idéologie…
— Papa, s’écria M. Riquemont, qui venait d’étouffer un
horrible bâillement dans son verre, et qui commençait à
craindre que le piège tendu à l’amour-propre d’Aristide ne
tournât à sa plus grande gloire, ne sauriez-vous passer à
Louison ?
— Sur toutes ces questions, dit gravement M. Savenay,
je suis absolument de votre avis, docteur.
— On attribue généralement aux modernes, s’écria Aris-
tide triomphant, l’invention de cette espèce d’analyse appli-
quée à la connaissance des maladies qui nous fait distinguer
les affections élémentaires dont elles sont composées ; mais
il ne faut pas croire que les modernes aient tout découvert.

– 57 –
Les jeunes gens s’imaginent volontiers que les modernes ont
tout inventé. L’ère de la science date pour eux du jour où ils
ont reçu leur diplôme. O Trop trop présomptueuse jeunesse !
Galien, dans son beau livre sur la différence des maladies…
— Ah ! docteur, de grâce passez à Louison, répéta le
campagnard, dont la patience était moins longue que la soif,
et qui se sentait furieux d’avoir offert au docteur Herbeau
l’occasion d’un si beau triomphe.
— Galien indique qu’il connaissait cette analyse et qu’il
en usait au lit de ses malades, reprit Aristide un peu troublé ;
c’est ce qui fait… c’est ce qui fait… répéta-t-il en gourman-
dant sa mémoire paresseuse…
— C’est ce qui fait, s’écria M. Riquemont en se levant,
que Louison est malade et que Colette est boiteuse ! En voilà
bien assez là-dessus ; papa Herbeau, vous abusez de la
science. Monsieur Savenay, allons visiter mes élèves.
Aristide se leva rouge de colère. M. Savenay se leva à
son tour, et, se tournant vers le vieux docteur :
— Monsieur, lui dit-il d’un air modeste, je regrette que
tant de lumières ne puissent se produire au grand jour et sur
un plus vaste théâtre. Lorsqu’on voit la foule des médiocrités
se disputer la scène du monde, on ne saurait trop déplorer
que tant de nobles intelligences se tiennent dans les cou-
lisses, sans éclat et sans bruit, et disparaissent oubliées de la
gloire qu’elles n’ont point sollicitée, pareilles à ces astres qui
s’éteignent avant que leur clarté soit venue jusqu’à nous.
— Monsieur, s’écria Aristide plein d’une confusion
charmante ; Monsieur, vous me flattez !

– 58 –
— Durant les courts instants que j’ai passés auprès de
madame Riquemont, ajouta M. Savenay, j’ai pu me mettre
au courant du traitement que vous avez suivi pour com-
battre le mal : j’approuve en tout point ce traitement comme
une application naturelle et directe de vos théories géné-
rales.
— À la bonne heure ! s’écria M. Riquemont, voilà qui est
noblement terminé ; et si Louison ne guérit pas, ma foi !
Messieurs, il n’y aura pas de votre faute.
Les trois convives passèrent dans le salon. Louise était à
la même place, toujours plongée dans la rêverie où l’avaient
laissée les paroles du jeune docteur. Elle frissonna au bruit
des pas de Savenay, qu’elle reconnut instinctivement, et ses
yeux évitèrent de se tourner vers lui.
— Louison, lui dit son mari, viens visiter mes poulains ;
une petite promenade te fera du bien.
— La faiblesse du sujet et la force de ma volonté s’y op-
posent, s’écria Aristide, pressé de proclamer les droits dont il
venait de s’assurer la jouissance.
— En effet, dit-elle, mes jambes me soutiennent à
peine ; mais j’aurai la force de vous accompagner jusqu’à la
porte du parc.
Le docteur fut obligé de céder au caprice de sa malade,
et tous quatre sortirent, accompagnés de la meute joyeuse.
M. Riquemont s’était emparé d’Aristide pour lui montrer ses
espaliers en fleurs ; M. Savenay offrit naturellement son bras
à madame Riquemont, qui ne l’accepta qu’en rougissant. Il
mesura son pas à celui de Louise, et tous deux allèrent len-
tement sur les gazons fleuris, suivant à longue distance le
vieux docteur et le campagnard.
– 59 –
— Eh bien ! monsieur Herbeau, demanda celui-ci, que
pensez-vous de ce jeune homme ?
En voyant Louise attachée au bras de Savenay, le vieux
docteur n’avait pu réprimer un mouvement de jalousie. Ce
n’était pas assez pour lui d’avoir triomphé sur le terrain de la
science : il est des triomphes plus doux ! Aristide s’était as-
suré la conquête de la gastrite ; mais il fallait encore sauver
la clientèle du cœur. D’ailleurs, M. Herbeau ne se dissimulait
pas que cette conquête pouvait lui échapper d’un jour à
l’autre. Il connaissait M. Riquemont ; il savait combien son
humeur était capricieuse et fantasque ; malgré les belles pro-
testations qu’il avait reçues de ce diable d’homme, il ne se
cachait pas à lui-même que M. Savenay avait singulièrement
réussi dans le cœur de son hôte. En moins d’un instant, la
candeur d’Aristide s’altéra, son innocence pâlit, sa vertu
chancela, et Iago passa tout entier dans cette âme que Dieu
avait pétrie d’amandes douces, de lait et de miel.
— Ce jeune homme est bien, très-bien, en vérité, répon-
dit le perfide Herbeau. Il manque d’expérience, il a besoin
d’étude, mais l’exercice de son art le fortifiera. Et puis, c’est
un garçon modeste, s’exprimant avec facilité, jugeant bien
les hommes…
— Et les chevaux aussi, s’écria M. Riquemont ; avec cela
un véritable agronome, qui pourrait en remontrer aux plus
habiles ; en même temps un excellent horticulteur, capable
de nous faire manger des melons à la Saint-Philippe !
— Ce jeune homme est fort bien, à coup sûr, ajouta le
docteur d’une voix paternelle ; dans quelques années, il
pourra faire un médecin distingué, pourvu toutefois qu’il ne
veuille point se jeter dans les innovations de la science ; car
c’est là ce qui perd les jeunes gens, monsieur Riquemont,

– 60 –
c’est là ce qui les perd tous. Et M. Savenay est bien jeune
encore ! Il est plus jeune que nous, monsieur Riquemont. Au
reste, un charmant cavalier, à ce qu’il m’a semblé, un ai-
mable cavalier, je ne crains pas de le dire.
— Et un bon convive, s’écria M. Riquemont ; un convive
qui boit sec et n’éternue pas du grec à chaque phrase.
— Ce jeune homme est décidément fort bien, ajouta en-
core une fois l’insinuant Herbeau, qui se glissait comme une
vipère dans le cœur de l’époux ; ses manières m’ont charmé,
je m’emploierai certainement de tout mon pouvoir au succès
de ses débuts.
— Voilà qui est d’un galant homme, monsieur Herbeau,
dit M. Riquemont en lui frappant sur le ventre.
— Oh ! mon Dieu, reprit le docteur avec une modestie
pateline, je n’ai pas grand mérite à parler de la sorte, car je
crois sincèrement que les succès de M. Savenay pourront
très-aisément se passer de mon influence.
— Il est certain que M. Savenay semble annoncer un
mérite du premier ordre, dit M. Riquemont avec l’air impor-
tant d’un homme qui a la prétention de s’y connaître.
— Un très-grand mérite sans doute, ajouta le docteur, et
qui ne manquera pas de trouver un patronage plus doux et
plus puissant que celui du pauvre vieil Herbeau. Tenez, je
me rappelle avoir assisté, comme j’étudiais encore à Mont-
pellier, aux débuts d’un docteur récemment établi en cette
ville. Il était ignorant comme une carpe, mais jeune et beau
comme Antinoüs.
— Qu’est-ce que cela, Antinoüs ? demanda
M. Riquemont ; je ne sais pas de cheval qui porte ce nom.

– 61 –
— Antinoüs, répondit Aristide, était un bel homme de
l’antiquité, et mon docteur, un de ces jeunes médecins aux-
quels les hommes sensés ne confient ni leur santé ni leur
femme. Il faut bien que le sens commun soit fort rare à
Montpellier chez les hommes, car, au bout de six mois, ce
gaillard-là avait la plus belle clientèle de la cité. Pour arriver
à la fortune, il avait pris le bon chemin : il s’était faufilé par
l’alcôve.
— Ce jeune docteur, dit M. Riquemont avec une indiffé-
rence apparente, était moins ignorant que vous ne voudriez
le laisser croire, et je le tiens, moi, pour un garçon d’esprit.
— Eh ! sans doute, s’écria le docteur ; il y a deux sortes
d’esprit ; la beauté est celui des sots.
— Tous les sots n’ont pas cet esprit-là, Monsieur, ré-
pondit le rustre en regardant effrontément le docteur.
— C’est possible, répliqua Aristide en se mordant les
lèvres ; mais voilà où je voulais en venir, à vous démontrer
que M. Savenay a des chances de succès assurées, et qu’il
peut fort bien se passer de ma protection. Il est jeune, plus
jeune que nous ; il a les plus beaux yeux du monde, et des
dents !… je ne sais, Monsieur, si vous avez remarqué ses
dents ?
— Monsieur, répliqua froidement le châtelain, je regarde
les chevaux aux dents et les hommes au mérite.
Ces paroles avaient été prononcées d’un ton qui ne de-
mandait pas de réplique : le docteur n’ajouta pas un mot.
Après avoir marché quelques instants en silence,
M. Riquemont s’arrêta, observa Louise et Savenay qui sui-
vaient doucement l’allée, puis ramenant son regard sur le

– 62 –
docteur, qui avait remarqué ce mouvement de jalousie avec
un secret sentiment de joie :
— Il est certain, dit-il, que M. Savenay est beaucoup
moins laid que vous et que moi, ajouta-t-il par politesse.
Ils poursuivirent leur marche silencieuse, et arrivèrent à
la porte du parc sans échanger une parole. M. Savenay était
à peine au milieu de l’allée ; les deux compagnons
l’attendirent, tous deux préoccupés de leurs pensées se-
crètes.
— Eh quoi ! Monsieur, disait Louise au jeune docteur,
vous êtes né dans la Creuse ! Nous sommes compatriotes ;
nous avons vu le jour sous le même ciel. J’étais bien jeune
encore lorsque je quittai ce petit pays, mais j’en ai conservé
un bien tendre, un bien doux souvenir ; le parfum de ses
bruyères embaume encore tous mes rêves. C’est le pays que
mon cœur habite ; c’est au milieu de ses landes solitaires,
sur le versant de ses collines, au bord de ses ruisseaux lim-
pides, que j’ai semé les joies de mon enfance. Parlez-moi de
la Creuse, Monsieur ; vos paroles m’apporteront je ne sais
quelles bonnes senteurs de menthe et de genêts fleuris.
— Je ne suis qu’un exilé comme vous. Madame, répon-
dait Savenay ; seulement mes regrets sont moins amers de-
puis que je les mêle aux vôtres.
— Ah ! vous, du moins, vous reverrez nos chères mon-
tagnes ! Plus heureux que moi sans doute, vous ne tenez pas
à la patrie par vos seuls souvenirs ; la patrie vous garde des
parents, des amis ; elle n’a plus pour moi que des tombes.
— J’ai laissé dans nos monts une vieille mère et une
jeune sœur : toutes mes joies, Madame, et toutes mes dou-
leurs sur la terre.
– 63 –
— Vos joies, sans doute ; mais pourquoi vos douleurs ?
— Ma sœur est consumée par un mal sans remède.
— Vous dites sans remède, vous, docteur ! vous, son
frère !
— La science n’y peut rien,. Madame, et, si l’amour d’un
frère avait pu la guérir, je ne pleurerais pas sur elle.
— La jeunesse la sauvera.
— C’est la jeunesse qui la tue. Hélas ! son mal n’a pas de
nom ; c’est une de ces âmes solitaires qui se dévorent en si-
lence, un de ces cœurs trop richement doués qui se flétris-
sent et meurent au milieu de leurs richesses inactives. Il se-
rait difficile, Madame, de compter tout ce que la province
renferme de ces natures languissantes. Le monde ne les
connaît pas, elles ignorent elles-mêmes le mal qui ronge leur
printemps dans sa fleur. Éplorées, elles ne savent pas la
cause de leurs larmes ; rêveuses, elles entrevoient à peine la
patrie de leurs rêves. Elles portent en elles un deuil qui ne
pleure personne et qui s’étend sur toutes choses. Le monde,
les voyant entourées des faveurs de la fortune, déplore que
Dieu ait refusé la santé à tant de bonheur, et la science,
s’épuisant pour elles en vains efforts, torture ces faibles
corps qui ont déjà bien assez de leur âme. Le monde est
grossier, et la science est aveugle. Mais que vous conte con-
té-je là,. Madame ? J’oublie que ces réflexions, inspirées par
le misérable état d’une personne qui m’est chère, ne sau-
raient avoir pour vous qu’un médiocre intérêt.
— Vous vous trompez, Monsieur, vous vous trompez
peut-être ; poursuivez, je vous prie ; votre sœur m’intéresse
vivement : jeune, noble et souffrante, n’a-t-elle pas droit à

– 64 –
l’intérêt de tous ? Qu’est-ce donc enfin que ce mal ? ajouta
Louise avec une inquiète curiosité.
— Qui pourrait le dire, Madame ? Elle sent en elle un
fleuve de vie qui voudrait s’épancher, et qui, refoulé sans
cesse, dévaste le sein où il est enfermé. Dieu, dans sa cruelle
bonté, l’a faite riche de trésors qui n’ont point cours autour
d’elle. Pâle, triste, affaissée, elle promène sur nos collines
ses jours mornes et ennuyés, ou bien, assise au coin du
foyer, elle cache des larmes que ne comprendrait pas sa
mère. L’inaction la consume, une secrète impatience la dé-
vore. Il est un bonheur innommé, souvenir du ciel que nous
apportons en naissant ; elle le demande à la nuée qui passe,
à l’oiseau qui vole, au vent qui gémit. Les soupirs de la brise
à travers le feuillage la plongent dans d’inexplicables rêve-
ries. Parfois pèse sur elle, comme un sommeil de plomb, une
insoucieuse indolence ; parfois aussi, saisie de je ne sais
quelle soudaine ardeur, son âme, franchissant l’horizon bor-
né qui l’écrase, s’élance et se perd dans les régions mysté-
rieuses. L’âme s’épuise vite à ce vol solitaire, et retombe, fa-
tiguée et meurtrie, sur la pierre de son exil. Âme sainte !
cœur trois fois noble, qui se meurt de trop de vie ! Quand on
songe qu’il n’est pas un coin de la province où ne se cache
une de ces existences étouffées, faut-il s’étonner,. Madame,
que des voix éloquentes se soient élevées contre une société
où la souffrance est répartie en raison des facultés de bon-
heur que nous avons reçues de Dieu ?
— À ces existences malheureuses Dieu envoie la rési-
gnation, répondit Louise en baissant la tête.
— Non, Madame, non, s’écria Savenay ; la résignation
est fille des hommes, la résignation est lâche, car la souf-
france est impie. Faillir au bonheur, c’est manquer à sa des-

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tination. Que dira le Créateur lorsqu’il verra les âmes qu’il
avait envoyées sur la terre comblées de ses dons et de son
amour lui revenir pâles, éperdues et usées dans les larmes ?
— Votre sœur n’est point mariée sans doute ?
— C’est là ma seule consolation,. Madame ; car la
pauvre enfant, que peut-elle attendre du mariage, si ce n’est
un surcroît de douleurs ? Dans la position de fortune où nous
a laissés la mort de notre père, la main de ma sœur doit pré-
tendre moins haut que son cœur : elle ne se mariera pas.
Pourquoi la plaindre ? Vous connaissez la race d’hommes
qui peuplent nos campagnes, et peut-être pensez-vous,
comme moi, qu’il vaut mieux s’éteindre victime de ses illu-
sions que de survivre à leur ruine.
Tous deux arrivaient à la porte du parc ; Savenay pressa
doucement le bras de Louise et la salua avec une froide poli-
tesse. Le docteur Herbeau, qui se sentait médiocrement cu-
rieux de visiter les élèves de M. Riquemont, proposa à la
jeune malade de la ramener au château ; Louise refusa. Elle
avait besoin de recueillement, et d’ailleurs, M. Riquemont
ayant déclaré qu’il n’était nullement disposé à céder la socié-
té d’un docteur si spirituel, force fut bien au pauvre Aristide
de suivre avec ses petites jambes le campagnard et
M. Savenay, qui marchaient à grands pas, dissertant chau-
dement sur le traitement des chevaux glandés, et ne
s’apercevant pas de la piteuse mine du compagnon qui trot-
tait sur leurs traces.
Louise, aussitôt qu’elle les eut perdus de vue, fut inon-
dée par je ne sais quel sentiment de solitude enivrante. Elle
se jeta sur le gazon. Les oiseaux gazouillaient dans la ra-
mée ; les feuilles du tremble et du bouleau frémissaient
d’amour autour d’elle ; les insectes ailés semaient l’air de ru-

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bis, d’améthystes et d’émeraudes ; les herbes, échauffées par
le soleil, faisaient entendre cette crépitation voluptueuse qui
remplit les champs durant les beaux jours. Louise pleura,
mais ses larmes ne furent point amères ; elle rêva, mais cette
fois ses rêves parcoururent des régions enchantées, son âme
y rencontra des âmes fraternelles. Les tièdes brises passaient
sur son visage comme des bouffées de bonheur ; il lui sem-
blait que la création venait de commencer pour elle.
L’univers était jeune et beau ; elle souriait au printemps, à la
lumière, à l’azur du ciel ; elle croyait entendre des voix mé-
lodieuses qui chantaient en elle, et se mêlaient aux divins
concerts de la nature. Quel changement s’était fait dans son
existence ? Elle l’ignorait et ne se le demandait pas ; mais
elle sentait que le monde n’était plus désert et que la vie
avait des fleurs, des fruits et des ombrages verts. Elle de-
meura longtemps ainsi. Il était l’heure de midi ; les arbres
n’avaient plus d’ombre : elle se leva et suivit l’allée du châ-
teau. Son pas était lent, mais léger. Arrivée sur la terrasse, le
vieux castel de Riquemont lui parut moins laid et moins
triste. Le cheval de Savenay revenait de l’abreuvoir ; elle
l’admira avec un sentiment de satisfaction dont elle ne cher-
cha pas à se rendre compte. Rentrée au salon, elle se laissa
tomber sur sa bergère. La croisée était ouverte ; Louise aspi-
ra l’air avec joie. Son pouls était rapide, les roses de la santé
semblaient prêtes à refleurir sur ses joues ; tous ses
membres étaient chargés de cette molle fatigue que jette à la
jeunesse le retour du printemps. Elle se rappela les pre-
mières paroles que lui avait murmurées Savenay ; elle se dit
qu’en effet la nature était bonne.
Cependant le docteur Herbeau expiait cruellement le
triomphe éclatant qu’il venait de remporter. Obligé de re-
connaître la supériorité d’Aristide, poussé par le sentiment
d’une jalousie que nous n’avons qu’indiquée jusqu’ici, mais
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qui doit se développer plus tard, M. Riquemont faisait payer
chèrement au docteur ses succès et ses avantages. Au lieu
de suivre les sentiers qui couraient tapissés de verdure sous
le dôme des ormeaux et des chênes, il avait pris mécham-
ment à travers les terres labourées, sous un soleil de feu ; et
quand Aristide, le front ruisselant de sueur, restait en arrière
et faisait mine de vouloir s’échapper le long de quelque haie,
le châtelain s’arrêtait aussitôt, et, l’appelant du geste et de la
voix, se gaudissait de le voir péniblement enjamber les sil-
lons qui, comme autant de poutres, lui barraient le passage.
— Allons, papa, s’écriait-il, l’exercice est recommandé
par Hippocrate.
Il arriva que le docteur, ayant empêtré ses jambes dans
les ronces d’un champ, trébucha et s’étendit gentiment sur le
chaume. M. Riquemont courut à lui, et le relevant :
— Chevalier de la Légion d’honneur, je vous crée offi-
cier, lui dit-il.
Jamais le rustre n’avait déployé tant de brutale imperti-
nence ; jamais il ne s’était acharné si opiniâtrement à sa vic-
time. M. Savenay, qui souffrait visiblement de la position
d’Aristide, cherchait par mille moyens à détourner l’humeur
de cet homme terrible ; mais il y réussissait rarement. Croi-
rait-on qu’une fois dans la prairie où pâturaient ses élèves,
cet infernal Riquemont fut pris de la fantaisie de faire monter
le docteur Herbeau sur un étalon, et de le voir ainsi galoper
à cru, sans bride et sans étriers ? Je laisse à penser si le doc-
teur Herbeau se récria ! Mais l’impitoyable châtelain, le sai-
sissant à bras le corps, ne parlait de rien moins que de
l’attacher, comme Mazeppa, sur l’une des plus fringantes
bêtes ; et je ne sais trop ce qu’il en serait advenu sans
l’intervention de M. Savenay, qui parvint, non sans peine, à

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délivrer son infortuné confrère. Certes, Aristide aurait fait là
une rude promenade, s’il n’eût porté dans son cœur une
source d’eau vive dans laquelle il étanchait le sang de ses
blessures. Louise était cette source mystérieuse qu’il enten-
dait murmurer sans cesse, et qui entretenait en lui la fraî-
cheur embaumée d’un printemps éternel. Dans sa candeur,
ce vieil enfant allait même jusqu’à se féliciter des mauvais
traitements que M. Riquemont lui faisait subir. Il se disait
que c’était justice qu’il payât son bonheur, et que, pour le
mériter, il pouvait bien souffrir un peu. Et puis ne se sentait-
il pas coupable lui-même à l’endroit de M. Riquemont ? sa
conscience d’honnête homme n’était-elle pas quelque peu
troublée ? Ah ! sans doute, car il savait ses perfidies ; il
n’était pas de ces séducteurs passés maîtres qui prennent la
femme de leur hôte sans plus de scrupule que s’il s’agissait
de cueillir une pomme dans le verger de leur voisin. Il est de
nobles âmes chez lesquelles la passion ne saurait étouffer le
sentiment du devoir : telle était l’âme du docteur Herbeau.
Que de nuits il passa à pleurer sur ses félicités criminelles, à
s’accuser tout bas vis-à-vis de M. Riquemont et d’Adélaïde !
Que de fois il entendit les serpents du remords lui siffler aux
oreilles les noms de parjure et de traître ! Quand, par hasard,
il trouvait au logis Adélaïde affectueuse et soumise, au châ-
teau M. Riquemont amical et poli, il se sentait mourir de
honte. Parfois l’exaltation de sa conscience aux abois lui
inspirait des résolutions désespérées : il se décidait à rompre
un lien illicite, et, pour modérer les élans de son repentir, ce
n’était pas trop d’une recrudescence de brutalité de la part
de M. Riquemont, d’un redoublement d’humeur chez
l’acariâtre Adélaïde. Alors, du moins, il avait une excuse à
ses trahisons ; plus tourmenté, plus abreuvé de fiel, son bon-
heur lui semblait moins amer et plus légitime. Son martyre
lui ouvrait rouvrait les portes du ciel ; il trouvait dans les

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persécutions qu’on lui faisait subir la permission d’aimer et
d’être aimé.
Cependant les trois promeneurs avaient repris le chemin
du château. Une fois sur la terrasse, le docteur parvint à
s’échapper, et courut, l’imprudent, où l’appelait son cœur.
Louise était plongée, depuis une heure, dans cet état de
rêverie qui flotte entre la veille et le sommeil, et qui est à la
pensée ce que le crépuscule est à la terre, lorsqu’elle se sen-
tit tout à coup réveillée par la pression d’une main qui s’était
emparée de la sienne. Elle ouvrit les yeux, et reconnut le
docteur Herbeau agenouillé aux pieds de la bergère.
— Cher docteur ! s’écria-t-elle avec effusion, tout émue
qu’elle était encore du bonheur nouvellement éclos qui
chantait dans son âme.
Ce cri de tendresse pénétra de part en part le cœur
d’Aristide, et en fit jaillir une des phrases surannées qui,
pour cet esprit naïf, étaient restées l’expression la plus vraie,
la plus hardie de la passion.
— Divine Louise ! dit-il en baisant une petite main qu’on
ne retira pas ; Vénus endormie n’était pas plus belle que
vous !
— Prenez garde, répondit la coquette en faisant allusion
à madame Herbeau, dont la jalousie était bien connue dans
le pays ; prenez garde, comme Paris, de vous brouiller avec
Junon.
— Pour vous, ravissante Louise, s’écria l’amoureux Aris-
tide, qui n’avait jamais sollicité de plus doux transports ni
rêvé de plus tendre langage, pour vous, je me brouillerais

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avec tout l’Olympe ; pour vous, chère enfant, que ne ferais-je
pas !
— Vous ne feriez pas galoper Colette ! dit une voix for-
midable qui se fit entendre sous la fenêtre du salon.
Cette voix était celle de M. Riquemont, qui avait tout vu
et tout entendu. Louise ne put s’empêcher de rire ; pour
Aristide, il demeura foudroyé sur place. Son visage passa
subitement par toutes les teintes du vermillon et du blanc de
céruse ; son ventre oscilla sur ses jambes, et ses ailes de pi-
geon s’aplatirent d’elles-mêmes sur ses tempes. Louise riait
toujours, et, toujours en dehors du salon, M. Riquemont,
dont la tête s’élevait au-dessus de la fenêtre, regardait le
docteur d’un air en même temps réfléchi et goguenard.
M. Savenay, qui venait de faire brider son cheval, tira le
docteur de cette position difficile. Il présenta ses hommages
à la jeune femme, qui rougit en les recevant ; M. Riquemont
lui serra cordialement la main.
— Nous nous reverrons, monsieur, lui dit-il : j’aime les
gens de votre trempe ; nous nous reverrons à coup sûr. Vous
me plaisez beaucoup, monsieur Savenay, mais beaucoup, et
je persiste à dire que si vous voulez me vendre votre che-
val…
— Je regrette, monsieur, répondit Savenay, de ne pou-
voir vous être agréable en cette occasion ; cette bête a été
élevée par mon père, à mon intention ; mon père n’est plus,
et vous comprenez…
— Très-bien ! très-bien ! s’écria M. Riquemont. Ah !
votre père faisait de semblables élèves ! Eh bien ! monsieur,
c’était un digne homme, qui élevait également bien ses che-

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vaux et ses enfants ; le pur sang limousin a fait, en le per-
dant, une irréparable perte.
En parlant ainsi, M. Riquemont lui serra de nouveau la
main. Le jeune docteur adressa quelques paroles respec-
tueuses à son silencieux confrère, puis, une fois en selle, il
envoya du regard un long adieu à Louise, de la main un salut
gracieux au châtelain, et, maîtrisant l’ardeur de sa monture,
s’éloigna lentement, comme s’il eût craint d’humilier le vieux
docteur dans son affection pour Colette.
Le départ de Savenay ne précéda que de quelques mi-
nutes celui du docteur Herbeau. Aristide se sentait mal à
l’aise auprès de M. Riquemont ; toutefois, celui-ci n’ayant
plus fait allusion à la situation dans laquelle il l’avait surpris,
et n’ayant témoigné là-dessus ni jalousie, ni soupçons, ni
ressentiment d’aucune espèce, Aristide finit par se rassurer
et par conclure que M. Riquemont n’avait rien vu ou rien
compris. Louise, qui souffrait pour son vieil ami des préve-
nances affectueuses que son mari venait de prodiguer au
jeune étranger, – grâce à cet instinct charmant que les
femmes possèdent seules, elle en souffrait d’autant plus pour
lui qu’en secret elle en était heureuse ; – Louise redoubla de
séductions innocentes, et trouva moyen de lui donner à la
dérobée son beau front à baiser. Elle s’approcha de Colette,
caressa la crinière du vilain animal, et remarqua tout haut
combien une telle monture était préférable, en ses pacifiques
allures et pour son air doux et honnête, au cheval de
M. Savenay. Aristide ne se sentait pas d’aise ; il fit observer
à son tour que la queue de Colette frétillait en signe de joie,
comme si l’intelligente bête eût compris les compliments de
Louise. M. Riquemont ajouta qu’il ne lui manquait que la pa-
role pour s’exprimer aussi galamment que son maître. On se
quitta les meilleurs amis du monde. Le campagnard lui-

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même s’était singulièrement radouci ; il accompagna le doc-
teur jusqu’au bout de l’allée, le complimenta sur la manière
brillante dont il avait soutenu sa réputation en ce jour, parla
de l’avenir de Célestin avec intérêt, et lui laissa par ses fa-
çons franches et naturelles une entière sécurité. Mais, lors-
qu’il l’eut vu disparaître au détour d’une haie, pourquoi donc
se frappa-t-il le front et revint-il le long des charmilles d’un
air pensif et préoccupé ?
Le retour d’Aristide à Saint-Léonard fut une véritable
ovation. Tous les amis du docteur étaient rassemblés chez
Adélaïde : la crainte et l’espoir agitaient tous les cœurs ; ce-
lui d’Adélaïde était dévoré d’angoisses. On allait, on venait,
de la maison au kiosque, du kiosque à la maison. Tous les
regards plongeaient dans la vallée, tous les yeux interro-
geaient le sentier qui devait ramener Aristide. On se parlait,
on s’appelait, on s’interrogeait : - Sœur Anne, ne vois-tu rien
venir ? Soudain un cri parti du kiosque, vola jusqu’à l’épouse
d’Herbeau : un cavalier s’avançait au galop dans la plaine.
— Ce n’est pas lui ! répondit l’épouse en soupirant.
En effet, c’était Savenay. M. Savenay ! le nouveau doc-
teur ! s’écriait-on de toutes parts. Tous les amis d’Aristide,
Adélaïde elle-même, coururent sur la place des Récollets,
pour voir passer le nouveau docteur. Il passa bientôt, au pas
relevé de son cheval, sans laisser tomber un regard sur les
curieux qui le contemplaient. On ne put s’empêcher
d’admirer sa bonne mine, l’élégance de son maintien, la
beauté de sa monture ; Adélaïde sentit son cœur qui
s’éteignait dans sa poitrine.
Enfin, longtemps après, on aperçut au flanc du coteau
un vieux cheval gris, surmonté d’une tête à perruque. Cette
fois, c’était bien lui ! On se répandit de nouveau sur la place,

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et, au bout d’une petite heure, on vit paraître successive-
ment sur le plateau de la colline un chapeau, des ailes de pi-
geon, un visage épanoui, le tout glorieusement porté par Co-
lette. En moins d’un instant, le docteur fut entouré de la foule
de ses partisans.
— Eh bien ! Aristide ? demanda Adélaïde avec anxiété.
— Adélaïde, répondit le docteur, votre époux s’est cou-
vert de gloire. Mes enfants, la victoire est à nous. Riquemont
nous reste. Jeannette, allez tirer de la bière.
Dans sa joie, Adélaïde pressa sur son cœur le chanfrein
de Colette. On enleva le docteur, on le porta jusqu’à sa mai-
son, et là, au milieu de ses amis, assis auprès de son épouse,
Aristide raconta tous les détails de cette journée si glorieuse
pour sa maison. Toutefois il eut soin d’omettre l’épisode de
Vénus endormie. On but à la conservation de sa clientèle, à
l’avenir de Célestin, à la beauté de madame Herbeau, à
l’extinction de tous les docteurs de la Faculté de médecine
de Paris. On s’enivra d’orgueil, de houblon et d’orge fermen-
tée, et cette réunion charmante se prolongea bien avant
dans la nuit, c’est-à-dire jusqu’à neuf heures et demie, heure
à laquelle tout repose et tout dort dans la cité de Saint-
Léonard.
Certes, et qui pourrait le nier ? ce jour fut un grand jour
dans la vie du docteur Herbeau, un de ces jours radieux qui
suffisent à illuminer toute une existence, jour trois fois
grand, trois fois heureux, qui vit cet aimable vieillard triom-
pher des embûches de ses ennemis, consolider sa puissance
et sa gloire, et, pour nous servir de son langage familier,
tresser aux palmes de la science quelques brins de myrte dé-
robés aux bosquets amoureux ; mais, quoi qu’on dise, les

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jours de fête ont rarement un beau lendemain, et celui-là
n’eut pas même une belle nuit.

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CHAPITRE III.

Tout dormait à Saint-Léonard ; Adélaïde veillait seule.


Engourdies par l’anxiété de ces derniers jours, les vipères de
la jalousie venaient de se réveiller et se tortillaient dans son
sein. À la lueur de la lampe qui éclairait encore le sanctuaire
conjugal, elle observait d’un œil inquiet le sommeil de son
époux, et se demandait si c’était bien là le sommeil du juste.
Instincts de la femme jalouse, qui pourra vous tromper ja-
mais ! La tête d’Aristide s’était creusé un nid dans l’oreiller,
dont les bords relevés encadraient cet honnête visage. Ses
lèvres demi-closes souriaient : le front semblait illuminé
moins par l’éclat de la lampe que par le rayonnement d’une
âme immaculée ; le nez, plein de quiétude et de majesté,
égayait d’une douce harmonie le silence profond de l’alcôve.
Seigneur, si ce n’était en effet le sommeil du juste, comment
donc les justes dorment-ils ? Mais tant de calme et de séréni-
té, loin d’obtenir grâce aux yeux d’Adélaïde, ne faisaient
qu’irriter son humeur : le jour, elle pleurait son époux infi-
dèle, et n’avait pas, la nuit, les profits du remords.
Ce n’était pas la première fois qu’Adélaïde veillait ainsi,
la défiance au cœur. Il y avait longtemps que ses soupçons
rôdaient autour du château de Riquemont. L’assiduité
d’Aristide auprès de madame Riquemont, la jeunesse de
Louise, ses grâces et sa beauté souffrante, troublaient depuis
longtemps la sécurité de l’épouse. Elle avait observé
qu’Aristide, toutes les fois qu’il allait au château, ne revenait
jamais sans une fleur à sa boutonnière. Un jour, elle avait
trouvé dans un des arçons de sa selle un gros bouquet de
vergissmeinnicht ; un autre jour, dans la poche de son gilet,

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une lettre de Louise qui prodiguait au docteur les noms les
plus tendres. Un jour enfin, elle l’avait surpris écrivant dans
le kiosque quelques couplets amoureux : c’étaient de petits
vers adressés à la bergère Sylvanie, par lesquels Aristide im-
plorait la fin de son martyre. On ne saurait imaginer tout ce
que ces découvertes avaient soulevé de tempêtes dans l’âme
d’Adélaïde. Toutefois, lorsqu’il s’était agi de la gloire de sa
maison, Adélaïde, en vraie Romaine, avait crié tout beau à
son cœur ; mais à présent que l’honneur était sauf et que Ri-
quemont restait à la clientèle du docteur Herbeau, elle ne
pouvait s’empêcher de déplorer ce triomphe qui allait lui
coûter tant de jours sans repos, tant de nuits sans sommeil.
Que résoudre et que faire ? D’une part, abandonner Rique-
mont, déserter une place où les Herbeau venaient d’affermir
si glorieusement leur drapeau, céder au jeune docteur une
clientèle dont la défection entraînerait nécessairement
toutes les autres, il n’y fallait pas songer. D’une autre part,
autoriser, comme par le passé, les assiduités du docteur au-
près de Louise, Adélaïde n’en sentait plus en elle l’héroïque
courage. Concilier les intérêts de son amour et ceux de sa
maison, conserver à la fois Riquemont et le cœur d’Aristide,
c’était là la question.
Sur le coup de minuit, madame Herbeau appela son ma-
ri ; mais tous les canons de Saint-Léonard auraient tonné
aux oreilles d’Aristide sans le réveiller. Madame Herbeau se
décida à le tirer violemment par le bras. Il ouvrit les yeux, et,
prenant la lueur de la lampe pour l’éclat du jour, il se prépa-
rait à sauter à bas du lit pour aller seller Colette, quand, au
même instant, la pendule sonna minuit.
— Aristide, dit madame Herbeau, il s’agit de choses sé-
rieuses, et je souffre de vous entendre ronfler comme une
toupie d’Allemagne, quand votre gloire et votre fortune sont

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à la veille de leur ruine : vous dormez comme un loir, sur le
bord d’un abîme.
— Ah, çà ! s’écria le docteur ébahi, suis-je fou ou bien
êtes-vous folle ? Ai-je rêvé ce qui s’est passé hier à Rique-
mont ? Rien n’est-il fait ? tout reste-t-il à faire ?
— Rien n’est fait et tout reste à faire. Tant qu’il a fallu
ranimer vos forces et relever votre courage, je ne vous ai
laissé voir que la moitié du danger ; mais, ne vous y trompez
pas, notre position est plus critique et plus périlleuse que
vous ne l’avez cru jusqu’ici ; et vous-même, pourtant, en re-
cevant la fatale nouvelle, vous vous êtes écrié que tout était
perdu et que Célestin mourrait sur la paille.
— Riquemont nous reste, et Célestin mourra sur la
plume.
— Sur la paille, vous dis-je, si vous n’y prenez garde, si
vous vous endormez, comme vous le faites, dans l’orgueil
d’un premier succès. Riquemont vous reste, dites-vous ? Je
vous dis, moi, que Riquemont peut vous échapper d’un jour
à l’autre. Riquemont d’ailleurs n’est pas tout le pays ; et si
vous pensez que le docteur Savenay va rester ici les bras
croisés et se contenter de parader sur le pavé de Saint-
Léonard, vous vous abusez singulièrement. Avant qu’il soit
peu, si vous n’y mettez ordre, il aura ouvert une large brèche
dans votre clientèle, il se sera creusé un trou profond dans
votre fromage. Et le mal n’en restera pas là, car, vous l’avez
dit vous-même, ce sont des oiseaux de proie qui s’attirent les
uns les autres ; vous en verrez bientôt une nuée s’abattre sur
le pays et disputer à Célestin les miettes de votre héritage.

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— Vous m’effrayez, dit le bon docteur, qui commençait
à dresser les oreilles comme un lièvre qui entend remuer au-
tour de son gîte la pointe des bruyères.
— Il ne faut pas se dissimuler, Aristide, que vous avez
atteint le point culminant de votre destinée ; à cette heure, il
ne vous reste plus qu’à descendre. Disons le mot, vous avez
fait votre temps. Je n’entends rien à la science, mais, entre
nous, il est impossible que la science, qui, dit-on, marche à
pas de géant, ne vous ait pas laissé un peu bien en arrière.
— Si c’est là tout ce que vous aviez d’agréable à me
dire, vous auriez pu, ce me semble, attendre au soleil levant,
grommela le docteur en plongeant, comme un canard, sous
la couverture.
— Vous avez beau vous récrier, vous êtes passé de
mode ; Colette est ridicule, et l’on rit tout bas de son maître.
Vous avez des ennemis.
— C’est à vous que je les dois, dit Aristide ; c’est vous
qui m’avez brouillé avec la gendarmerie du département.
— Ne réveillons point le passé.
— Il ne faut réveiller personne, interrompit Aristide.
— Je vous le dis, vous avez jeté hier votre dernier éclat,
l’heure n’est pas éloignée où votre étoile va pâlir. Ne nous
aveuglons pas. M. Savenay est un cavalier de la plus belle
mine ; je l’ai vu, de mes propres yeux vu, et vous pouvez
m’en croire : je m’y connais. M. Savenay arrive de Paris ; il
est jeune. Tout révèle en lui une distinction parfaite. Je ne
sais rien de son talent. Hier, s’il vous en faut croire, il s’est
humilié devant vous et vous a rendu hommage : je le veux
bien ; mais je crains fort qu’en tout ceci, il n’ait été, à votre

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insu, votre compère et votre complice. Tenez, je serai
franche jusqu’à la rudesse ; je crois qu’il s’est moqué de
vous.
— Madame Herbeau ! s’écria le docteur, rouge comme
la crête d’un coq.
— Il vous a dit, poursuivit Adélaïde, qu’il serait heureux
de reprendre auprès de vous les cours qu’il n’a
qu’imparfaitement suivis à Paris, et vous avez cru cela,
vous ! Vous avez pris au mot cette hypocrite modestie ! Vous
vous êtes laissé choir au piège de cette humilité perfide ! Je
vous le répète, avant qu’il soit longtemps, si vous n’y veillez
de près, vous verrez M. Savenay giboyer sur vos terres ; heu-
reux s’il vous permet de tirer, par-ci, par-là, quelque lièvre
efflanqué ou quelque perdrix étique ! En vérité, crédule que
vous êtes, c’est vous, et non pas lui, qu’il faut renvoyer à
l’école.
— J’en perdrai la tête, murmura le docteur ; quel salmis
de métaphores incohérentes ! Du moins, Adélaïde, mettez de
l’analogie dans vos images.
— Il s’agit bien d’analogie ! Dans cette occurrence, que
prétendez-vous faire ? demanda madame Herbeau.
— Mais, pour Dieu, que voulez-vous que je fasse ?
s’écria le docteur avec désespoir.
— Je vais vous le dire. Après vous avoir montré le mal,
je vais vous indiquer le remède. Je veux que vous sortiez
vainqueur de cette grande et terrible épreuve. Vous le pou-
vez, il en est temps encore. Vous pouvez, par un coup de
maître, prévenir la réaction qui se prépare contre vous, dé-
jouer les espérances de vos ennemis, et fonder dans cette
contrée la dynastie des Herbeau. M. Savenay est jeune, re-
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naissez plus jeune que lui ; comme le phénix, élancez-vous
radieux de vos cendres.
— De mes cendres ! dit Aristide.
— Renaissez dans votre fils. Célestin vient d’achever ses
cours à Montpellier ; appelez près de vous cet ange que nous
n’avons pas embrassé depuis cinq ans. Avant qu’elle vous
échappe, remettez votre clientèle entre ses mains ; abdiquez
pour régner encore. Qui pourra lutter contre tant de grâce et
de jeunesse, aidées de votre expérience et de l’influence de
votre nom ? Ainsi faisant, vous assurez l’avenir de votre race
et le repos de vos vieux jours. Mais hâtez-vous ; quelques
mois encore, il sera trop tard. Pour mettre votre couronne
sur le front de Célestin, n’attendez pas que les fleurons
soient tombés de votre couronne ; pour jeter votre manteau
sur les épaules de votre fils, n’attendez pas que votre man-
teau soit mangé des vers et montre la corde.
— Vous êtes biblique, dit Aristide.
— Vendez Colette, poursuivit Adélaïde, et qu’au lieu de
cette abominable bête, Célestin trouve dans votre écurie un
cheval qui lui fasse honneur.
— Vendre Colette ! dit Aristide.
— Enfin, que Célestin vous remplace tout d’abord à Ri-
quemont, passez-lui tout d’abord au doigt le plus beau dia-
mant de votre écrin. Laissez-lui la gloire de poursuivre et
d’achever votre œuvre. Vous, cependant, vous rentrerez
dans un noble loisir ; vous cultiverez les muses et les fleurs
de votre jardin, et votre Adélaïde, jusqu’à ce jour trop négli-
gée peut-être, heureuse d’avoir enfin retrouvé son fils et son
époux, deviendra l’envie de toutes les mères et de toutes les
épouses de Saint-Léonard.
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Le conseil était prudent et sage, et je ne sache pas qu’en
pareille circonstance Catherine de Médicis eût rien imaginé
de plus fin ni de plus habile. C’était la jalousie qui parlait,
mais la raison n’eût pas mieux dit. D’ailleurs, Adélaïde était,
comme on a pu le voir, ce que nous appelons une maîtresse
femme, d’un jugement sûr et rapide, et certes elle avait en
ceci consulté les intérêts de sa maison pour le moins autant
que les instincts jaloux de son cœur. Oui, rappeler Célestin,
puisque ce bel enfant, après cinq ans d’études, loin du toit
paternel, venait enfin d’achever ses cours et de recevoir son
diplôme ; le rappeler, remettre entre ses mains une clientèle
encore intacte ; détourner la curiosité qu’avait éveillée
M. Savenay, pour l’attirer sur cette blonde tête ; confier à ce
jeune Rodrigue le soin de venger, de continuer son père ; le
faire apparaître aux yeux de Saint-Léonard à la fois surpris
et charmés ; oui, c’était un coup de maître qui eût placé le
docteur Herbeau au rang des plus profonds politiques de son
endroit.
Depuis tantôt cinq ans que ce jeune homme était parti
pour Montpellier, on ne l’avait point revu au pays ; les deux
époux avaient résolu qu’il ne rentrerait au gîte qu’après ces
cinq années d’épreuve, avec le titre de docteur. C’était un
garçon timide, qu’on sentait le besoin de dépayser, réservé,
silencieux, craintif, et rougissant comme une vierge quand
une femme lui parlait. Lors de son départ, il comptait quatre
lustres à peine : blond, rose et frêle, nature délicate et
presque débile. On avait eu l’idée de l’envoyer à Paris ; à
cause de sa faible constitution, on s’était décidé pour Mont-
pellier, le climat de Montpellier étant, comme on le sait, le
plus sain et le plus indulgent du royaume. C’était d’ailleurs à
Montpellier qu’Aristide Herbeau avait gagné ses grades, il se
croyait engagé d’honneur à faire hommage de son fils à
l’académie dont il était membre. La séparation avait été
– 82 –
cruelle, car, de part et d’autre, on prévoyait qu’elle serait
longue. Madame Herbeau s’était évanouie dans les derniers
adieux ; Célestin avait versé des larmes abondantes. Le doc-
teur, dans une allocution sévère et touchante, avait tracé à
son fils le plan de conduite qu’il aurait désormais à suivre,
l’engageant par-dessus toute chose à vaincre cette timidité
naturelle qui paralysait ses moyens et nuisait au développe-
ment de ses facultés. Depuis ce jour, cinq ans avaient passé
sans ramener l’enfant à sa famille. Plus d’une fois madame
Herbeau avait éprouvé le besoin d’aller embrasser son fils ;
mais les communications entre Saint-Léonard et Montpellier
sont difficiles et périlleuses ; Célestin avait fait de son
voyage une relation terrible. À l’en croire, la route du Puy à
Alais était suspendue sur un abîme. Entre Castaro et Lan-
gogne, ayant eu l’imprudence de descendre de voiture pour
se réchauffer les pieds, il avait été poursuivi par une bande
de loups affamés. Adélaïde ne pouvait guère s’aventurer
seule dans ces dangereux parages ; Aristide, de son côté, ne
pouvait délaisser ses malades. Il avait donc fallu se résigner
et s’en tenir aux lettres de Célestin. Le jeune étudiant avait
commencé par se plaindre de l’isolement de sa vie et du vide
affreux de son âme, pleurant le kiosque de son père et les
bords fleuris de la Vienne ; car c’était un esprit éminemment
pastoral, nourri, dès l’enfance, de Virgile et de Théocrite. Il
avait plus d’une fois embouché les pipeaux champêtres ; les
dryades, les faunes et les sylvains charmés étaient accourus
pour l’entendre. Durant la première année de son exil, lors
de la fête de madame Herbeau, Célestin avait adressé à sa
mère une idylle dont on parle encore à Saint-Léonard.
C’était un dialogue entre deux bergers, dont l’un, exilé et
proscrit, gardait ses moutons sur la terre étrangère. Vaine-
ment l’autre berger lui vantait les gras pâturages, les haies
verdoyantes, les ruisseaux murmurants ; insensible à tous

– 83 –
ces biens, le berger exilé regrettait sa patrie. Ce petit mor-
ceau, qui se distinguait autant par la nouveauté du sujet que
par l’originalité de l’exécution, avait profondément remué
les deux époux. Il y régnait une douleur si poignante et si
vraie ; les misères de l’exil, l’amour du sol natal, la haine de
la terre étrangère, y s’étaient exprimés avec tant d’énergie,
que M. et madame Herbeau, saisis d’une terreur panique,
s’étaient empressés d’écrire à leur unique héritier qu’il eût à
faire sa malle et à revenir au logis, ajoutant que leur cœur,
leur maison et leurs bras s’ouvriraient toujours avec bonheur
pour le recevoir. On avait dû s’attendre à voir d’un jour à
l’autre arriver Célestin ; mais, au lieu de Célestin, on vit tout
simplement arriver une lettre, en prose celle-là, dans la-
quelle le jeune drôle, tout en remerciant son père et sa mère
de leurs pieuses dispositions, faisait assez clairement en-
tendre qu’il ne fallait pas ainsi prendre au sérieux
l’exagération du langage poétique, ne doutant pas d’ailleurs
que le travail et l’ambition de marcher sur les traces de son
père ne l’aidassent à supporter patiemment les douleurs de
l’exil. « Sans doute, écrivait-il, le pain de l’étranger est amer,
mais trempé dans les eaux de la science, il perd beaucoup de
son amertume. » Il ajoutait que, si le docteur Herbeau dai-
gnait augmenter de quelques cents francs la pension de son
fils, cette munificence permettrait au pauvre exilé de beurrer
quelque peu le pain de l’étranger et le lui rendrait d’une di-
gestion plus facile.
Tant de courage et de volonté, cette noble ardeur qu’il
témoignait à vouloir suivre l’exemple de son père, avaient
singulièrement ému ces bons parents, et le docteur s’était
empressé d’élever à quinze cents francs la pension du cher
espoir de sa race, non sans lui faire observer toutefois que de
son temps la jeunesse était moins onéreuse aux familles, et
qu’il avait, lui, Aristide Herbeau, alors qu’il étudiait à Mont-
– 84 –
pellier, trouvé le moyen d’économiser sur sa pension de
mille livres le prix de ses examens et de sa thèse. Mais il
voulait que Célestin se répandît dans le monde élégant et fi-
gurât convenablement à l’école des belles manières ; car, ce
qui le révoltait surtout dans la jeune médecine, c’était l’oubli
du savoir-vivre, le mépris du beau langage, l’absence des fa-
çons galantes. Aussi, en écrivant à son fils, n’avait-il jamais
manqué d’insister sur ce point, ne cessant de répéter
qu’Esculape était fils d’Apollon, et qu’Hippocrate avait été le
premier gentilhomme de la Grèce.
Ainsi dirigé, Célestin, au bout d’un an, était devenu pour
ses parents un sujet de légitime orgueil et de satisfaction in-
térieure. Le jeune homme avait tenu les promesses de
l’adolescent ; toutes les fleurs avaient donné leurs fruits.
Bientôt les lettres de Montpellier étaient arrivées comme de
glorieux bulletins. Au lieu de s’exhaler, comme autrefois, en
idylles plaintives, Célestin chantait d’un ton mâle les
charmes du travail et l’amour des saintes études. « Je me
nourris, écrivait-il, de la moelle des lions et des ours. » Il
parlait de sa lampe studieuse qu’il voyait bien souvent pâlir
aux premières lueurs de l’aube naissante. Son corps se forti-
fiait en même temps que son esprit. Il se louait de l’air pur
du Midi et des relations brillantes qu’il avait recherchées,
conformément au désir paternel. Il était reçu chez la mar-
quise de R***, chez le comte de C***, et notamment chez
lord Flamborough qui l’avait fait appeler pour vacciner
quatre petits chiens. Il cultivait aussi plusieurs sociétés sa-
vantes, et ne négligeait rien pour devenir un jour la gloire de
son pays. Tout cela l’induisait bien en dépenses, mais le doc-
teur Herbeau saurait apprécier et reconnaître dignement les
sacrifices que son fils s’imposait pour le satisfaire. Il se plai-
gnait toujours un peu de cette timidité qui l’avait tenu si
longtemps garrotté, et dont il n’était pas encore parvenu à se
– 85 –
défaire entièrement ; mais il reconnaissait lui-même que
chaque jour en détendait les liens, et ne doutait pas que la
fréquentation des hautes classes de la société ne lui valût
bientôt une complète délivrance. Il avait, lui aussi, un bien
vif désir de presser sur son cœur son cher père et sa tendre
mère ; mais le temps des vacances doublait ses travaux au
lieu de les suspendre : il faisait à lui seul le service de
l’hôpital. Et puis, c’était durant la saison d’automne qu’il al-
lait herboriser aux alentours de Montpellier. Il avait compo-
sé un magnifique herbier destiné à son père ; mais lord
Flamborough ayant laissé voir combien il serait heureux de
posséder un pareil trésor, Célestin n’avait pas cru pouvoir se
dispenser de l’offrir à sa seigneurie. D’un autre côté, il
n’osait appeler à lui sa tendre mère, car le trajet était diffi-
cile, et la route, en certains endroits, périlleuse. Il racontait
de temps à autre des histoires de loups effrayantes. Entre
Castaro et Langogne, une troupe de comédiens avait été dé-
vorée par une troupe de loups ; dans ce coquin de pays, il
n’était pas rare de voir les loups se jeter dans les voitures et
emporter les voyageurs, comme des agneaux, au fond des
bois. Ces relations glaçaient d’épouvante madame Herbeau
et surprenaient fort le bon docteur, qui avait fait maintes fois
cette route sans apercevoir la queue d’un loup ; il en con-
cluait après de mûres réflexions, qu’entre Castaro et Lan-
gogne, le nombre de ces animaux féroces s’était considéra-
blement augmenté.
Tel était à peu près le texte habituel des lettres de Céles-
tin. On pense bien que ces bienheureuses lettres avaient
couru dans Saint-Léonard. Aussi, dans la ville et aux envi-
rons, n’était-il pas de merveilles qu’on ne racontât de ce
jeune homme ; il n’était bruit surtout que de son intimité
avec lord Flamborough. Les pères le citaient comme
exemple à leur fils ; les mères le convoitaient comme époux
– 86 –
pour leurs filles ; plus d’un jeune visage rougissait au nom de
Célestin ; l’espoir de son retour agitait plus d’un jeune cœur.
Il est très-vrai que l’arrivée du nouveau docteur avait refroidi
ces bonnes dispositions et fait baisser en moins d’un jour les
actions du jeune Herbeau ; mais en suivant les conseils
d’Adélaïde, rien n’était perdu, tout était réparable encore :
on pouvait escamoter au profit de Célestin la faveur qu’avait
surprise Henri Savenay. Ses cours étaient achevés, il venait
de passer sa thèse de la façon la plus brillante ; s’il ne l’avait
pas envoyée à ses parents, c’est qu’il voulait la déposer lui-
même aux pieds de son auguste père. Il fallait donc rappeler
Célestin sur-le-champ et l’opposer à M. Savenay. Quelques
mois auparavant, Aristide avait décidé que son fils, pour se
compléter, resterait à Montpellier un ou deux ans après
avoir soutenu sa thèse, car il était bien jeune encore : Adé-
laïde avait jugé cette décision sage et prudente. Oui, sans
doute, sage et prudente alors ; mais les circonstances
avaient terriblement changé, et désormais les deux époux ne
pouvaient plus sans folie prolonger l’absence de ce fils bien-
aimé.
Malheureusement Aristide était trop enivré des
triomphes de tous genres qu’il venait de remporter pour
pouvoir apprécier convenablement l’opportunité et l’urgence
d’une telle mesure ; Adélaïde avait mis à la proposer trop de
hâte et de sauvage brusquerie. Le cœur avait emporte em-
porté la tête, la jalousie avait égaré la raison. Enfin la pas-
sion aux abois lui avait inspiré une foule de métaphores in-
congrues qui ne pouvaient que révolter un esprit élégant et
correct, trempé, dès le berceau, aux sources de la latinité la
plus pure. Si la forme du discours d’Adélaïde avait déplu au
docteur Herbeau, le fond de la proposition ne lui avait pas
agréé davantage. Abdiquer le lendemain d’une victoire !
vendre Colette ! abandonner Riquemont ! céder à d’autres
– 87 –
soins la santé de Louise, ce trésor si doux et si cher ! Aristide
sentit courir dans ses os le froid de la mort et demeura
quelques instants comme anéanti sous le coup de ces rudes
paroles.
— Vous ne répondez pas ? s’écria la lionne en courroux.
Aristide connaissait la jalouse ; comme elle n’avait rien
laissé percer jusqu’alors de ses craintes à l’endroit de Ri-
quemont, il ne démêlait pas nettement ce qui se passait en
elle ; mais, sachant tout ce qu’un refus formel de sa part
pouvait éveiller de soupçons, il se tint prudemment sur ses
gardes, et sut contenir dans son sein l’indignation et la co-
lère qui grondaient et voulaient éclater.
Il releva lentement la tête, et se tournant vers Adélaïde :
— Nous en reparlerons, dit-il.
— Nous en reparlerons ! s’écria l’impétueuse en frap-
pant ses mains avec violence. Nous en reparlerons, dites-
vous ? mais vous ne sentez donc pas votre maison chanceler
sur ses fondements ? vous ne voyez donc pas le gouffre ou-
vert pour nous engloutir ?
— Chère amie, répliqua le docteur avec honte bonté,
soyez sûre que la maison ne chancelle pas le moins du
monde ; vous seriez très-embarrassée vous-même de me
montrer le moindre petit gouffre entr’ouvert pour nous en-
gloutir. Rassurez-vous, la maison est solide et nous ne se-
rons point engloutis. Quelque désobligeante qu’elle soit pour
moi, la mesure que vous me proposer proposez ne me
semble pas complètement déraisonnable ; mais il faut voir, il
faut attendre : tout cela mérite réflexion.
— Attendre ! S’écria-t-elle.

– 88 –
— Sans doute ; nous verrons plus tard. Vous savez mes
projets sur Célestin ; voilà trois mois à peine, vous-même les
approuviez. Peut-être serait-il sage de laisser Célestin un ou
deux ans de plus au foyer de la science. Songez qu’il est bien
jeune encore pour porter le fardeau que vous lui réservez.
J’oserai vous faire observer que, de mon côté, je ne suis
point encore assez vieux pour jouer le rôle de don Diègue.
D’ailleurs, je le répète, je ne décide rien à cette heure ; je ré-
fléchirai, nous en reparlerons. Quant à vendre Colette, ajou-
ta-t-il d’un ton ferme en élevant la voix, il n’y faut pas comp-
ter ; cette noble bête mourra dans mon écurie, et, tant que
son maître aura du pain pour sa faim et un matelas pour son
sommeil, il y aura pour Colette du foin au râtelier et de la
paille pour sa litière.
— Allez, allez, s’écria madame Herbeau, laissant enfin
couler à pleins bords les flots tumultueux qu’elle avait si
longtemps enfermés dans son âme ; je sais bien, moi, ce qui
vous arrête ! Perfide, je lis dans ton cœur ; j’en connais les
détours, toutes les ruses, toutes les trahisons.
— Qu’est-ce à dire ? s’écria le docteur pâlissant.
— Vous le demandez ! vous demandez ce que cela veut
dire ! Ah ! tu le sais bien, va ! Mais comment as-tu pu penser
un instant que j’étais ta dupe ? Est-ce moi qu’on abuse, et
n’ai-je pas l’expérience de tes perfidies ?
— Adélaïde, je vous jure… dit le docteur tremblant,
éperdu.
— Ne jurez pas ; je sais le charme qui vous attire à Ri-
quemont, j’apprécie l’intérêt que vous portez à cette péron-
nelle qui ne sait ni vivre ni mourir. Ruses que tout cela !
mensonges imaginés pour autoriser vos visites ! Voilà pour-

– 89 –
quoi l’arrivée de M. Savenay vous a jeté dans un si grand
trouble ; car ce n’était pas pour votre avenir que vous trem-
bliez, mauvais époux, ni pour l’héritage de votre fils, mau-
vais père, mais pour vos coupables amours. Ah ! puissé-je un
jour avoir entre les mains une preuve de ces basses in-
trigues, et je me vengerai, dût ma vengeance entraîner notre
perte à tous !
Elle parla longtemps ainsi. Le docteur, dès qu’il eut
compris que la jalousie d’Adélaïde ne s’appuyait que sur des
conjectures, se sentit délivré d’un grand poids, et se prit à
respirer plus à l’aise : il y avait même dans ces emporte-
ments, qui semblaient confirmer son bonheur, quelque chose
qui ne lui déplaisait pas. Cette scène suivit le cours de toutes
celles qui l’avaient précédée. Après les transports furieux
vinrent l’attendrissement et les larmes, comme l’averse
après l’orage ; le tout assaisonné de spasmes, de syncopes et
d’évanouissements. Aristide avait l’habitude de ces ouragans
domestiques. Il laissa gronder la tempête sans chercher à
lutter contre les éléments déchaînés ; puis, lorsque les éclairs
pâlirent et que la foudre baissa de ton, il se mit à rassurer
Adélaïde par toute sorte de paroles insinuantes, d’autant
plus éloquent cette fois, qu’il se sentait réellement coupable.
Tout ce que le ciel lui avait départi de grâce dans les ma-
nières, de séduction dans l’esprit, de persuasion dans le lan-
gage, il le déploya en cette circonstance, et l’épouse infortu-
née revint une fois encore à la joie et à la confiance.
— Je ne vous demande, dit-elle en essuyant ses pleurs,
qu’une preuve de votre sincérité. Rappelez Célestin et suivez
mes conseils, car ce n’est pas la jalousie seule qui les a inspi-
rés. Je crois sérieusement que c’est l’unique parti qu’il nous
reste à prendre.

– 90 –
— Qu’il soit donc fait ainsi que vous le désirez, répliqua
le docteur. Je vous charge d’écrire vous-même à notre fils et
de lui transmettre mes ordres. Préparez tout pour son retour,
et que le jour qui le ramènera soit un jour de fête et
d’allégresse.
Madame Herbeau allait se jeter dans les bras de son ma-
ri, quand les hennissements de Colette, que Jeannette étril-
lait dans la cour, interrompirent les témoignages de cette ré-
conciliation touchante. Aristide sauta précipitamment à bas
du lit ; le soleil entrait à pleins rayons dans la chambre.
Aussitôt levée, madame Herbeau écrivit à son fils une
lettre ainsi conçue :

« MON CHER FILS,


Des événements imprévus ont changé notre détermina-
tion à votre égard. Vous ne sauriez rester plus longtemps à
Montpellier sans compromettre gravement nos intérêts et
les vôtres. Votre présence est nécessaire à Saint-Léonard.
Réglez donc vos affaires en toute hâte, et empressez-vous
d’accourir. Nous vous attendons sous quinze jours au plus
tard. Songez, mon cher fils, que, si vous ne répondiez pas à
cet appel, vous encourriez la malédiction de votre mère af-
fectionnée.
ADÉLAÏDE. »

De son côté, pendant qu’Adélaïde écrivait ce billet et


que Jeannette harnachait la jument boiteuse, le docteur, reti-
ré dans le kiosque du jardin, écrivait à son fils une lettre ain-
si conçue :
– 91 –
« MON CHER FILS,
Des événements tout à fait imprévus viennent de chan-
ger la détermination que nous avions prise aujourd’hui
même à votre égard. Regardez donc comme non avenue la
lettre que votre vertueuse mère vient de faire jeter à la
poste. En moins d’une heure, tout a pris une face nouvelle.
Vous ne sauriez en cet instant venir à Saint-Léonard sans
compromettre gravement les intérêts de votre famille. Votre
présence est indispensable à Montpellier. N’oubliez pas,
mon cher fils, que si le désir, bien naturel d’ailleurs, de revoir
le berceau de votre enfance vous y ramenait contre mon at-
tente, vous vous exposeriez à la malédiction de votre père
qui vous presse tendrement sur son cœur.
ARISTIDE HERBEAU. »

Ces deux lettres, à l’adresse de Célestin, partirent le


même jour.
Une fois sur Colette, le docteur disparut bientôt dans les
sentiers verts du Limousin. Il eût été difficile de reconnaître
en lui le triomphateur de la veille. Il était soucieux et préoc-
cupé de pensées graves. Son bonheur commençait à le gê-
ner. La veille, il avait failli être surpris par M. Riquemont ;
Adélaïde flairait la vérité, et, pour la mettre sur la trace, il
suffisait d’un hasard malheureux. Que résulterait-il de tout
cela ? Le docteur s’interrogeait avec inquiétude. Il se disait
que la vie de ruses et de duplicité dans laquelle l’avait jeté
l’amour de Louise compromettait vis-à-vis de lui-même la
dignité de son caractère ; il se demandait s’il n’était pas,
comme l’avait dit Adélaïde, mauvais époux et mauvais père.
– 92 –
Des remords sérieux l’agitaient. Il y avait des instants où,
décidé à en finir avec ce trouble de son âme, il prenait la ré-
solution d’aller offrir une rupture à madame Riquemont ;
mais presque aussitôt il s’accusait de lâcheté ; puis, en son-
geant à cette belle enfant aux yeux bleus, au divin sourire, il
ne sentait plus le courage d’éteindre ce rayon de printemps
qui égayait sa saison d’automne.
Il allait de ce pas visiter quelques malades à Savigny,
petit village situé au-delà de Riquemont. À la même heure,
par le même sentier, M. Riquemont se rendait à la ville. Les
deux cavaliers se croisèrent à mi-chemin. Le châtelain salua
froidement le docteur, et, ralentissant le trot de sa monture :
— Je vais, dit-il, à Saint-Léonard engager M. Savenay à
venir passer quelques jours au château. Ce jeune homme me
plaît, et ma femme en raffole. Bien des choses de ma part à
votre épouse. Ne m’oubliez pas quand vous écrirez à Céles-
tin.
Puis il piqua des deux et partit au galop.

– 93 –
CHAPITRE IV.

Le docteur consterné laissa tomber la bride sur le cou de


Colette ; deux larmes, deux grosses larmes, montèrent de
son cœur à ses yeux, et roulèrent silencieusement sur ses
joues. Il entrevit de grands malheurs, son âme frissonna dou-
loureusement sous le pressentiment de sa destinée.
On a pu se convaincre que M. Riquemont n’aimait pas le
docteur Herbeau. On se rappelle qu’il nourrissait contre lui
une humeur jalouse qu’il n’expliquait pas, mais qui pouvait
d’un jour à l’autre prendre des formes plus nettes et plus ar-
rêtées. Malgré son mépris de toute noble science, malgré le
dédain qu’il affectait pour la distinction des manières et
l’élégance du langage, il se confessait néanmoins à lui-même
la supériorité d’Aristide, et lorsque celui-ci débitait ses
phrases fleuries, le châtelain, tout en le raillant, éprouvait
vis-à-vis de sa femme un sentiment d’humiliation inavouée,
mais réelle. Par une inexplicable bizarrerie du cœur humain,
M. Riquemont, qui eût peut-être pardonné cette supériorité
chez un jeune homme, s’indignait de la rencontrer chez le
vieux docteur, et de voir que ce bonhomme s’avisât d’être
aimable et trouvât le secret de plaire, quand lui,
M. Riquemont, n’avait plus que le don d’ennuyer. Il
s’apercevait qu’Aristide amusait Louise, qu’elle avait plaisir
à le voir, qu’il était une distraction pour elle ; c’était là sur-
tout ce qui l’exaspérait et le rendait furieux. On sait s’il s’en
vengeait, et comment ! Malheureusement, ainsi que je l’ai dit
plus haut, il était un terrain sur lequel le rustre ne pouvait at-
teindre sa victime, et lorsque M. Herbeau se retranchait di-
gnement dans sa science de docteur, force était bien au

– 94 –
campagnard de se retirer et de lui laisser le champ libre ; il
s’en affligeait d’autant plus qu’il soupçonnait fort Aristide de
n’être pas beaucoup plus solide sur ce terrain que sur beau-
coup d’autres. Il avait été tenté plus d’une fois d’appeler un
médecin de Limoges et de le mettre aux prises avec celui de
Saint-Léonard ; mais il avait toujours reculé devant les frais
qu’aurait entraînés un pareil tournoi. D’ailleurs qu’en serait-
il résulté ? Aristide convaincu d’ignorance, il eût fallu confier
la santé de Louise au vainqueur ; Dieu sait ce qu’auraient
coûté les visites ! Mais un jour, ayant appris qu’un nouveau
docteur était venu s’établir à Saint-Léonard, il résolut aussi-
tôt de les appeler tous deux en consultation auprès de sa
femme. L’occasion d’humilier Aristide à bon compte était
trop belle pour qu’il la laissât échapper. Nous devons dire
aussi qu’il commençait à s’irriter singulièrement de l’état de
langueur de Louise, qu’il était las de la voir souffrir, fatigué,
alarmé peut-être, et qu’enfin sa conscience troublée entrait
bien pour quelque chose dans cet appel aux lumières réunies
du jeune et du vieux médecin. Louise s’était efforcée d’en
dissuader M. Riquemont ; elle comprenait vaguement que la
médecine n’avait rien à faire auprès d’elle, elle craignait sur-
tout de blesser la susceptibilité de son vieil ami ; mais
M. Riquemont, voyant que sa femme répugnait à ce con-
cours de la science, ne l’avait que plus énergiquement solli-
cité. On en connaît les résultats, si glorieux pour
M. Herbeau. On n’a point oublié la gaieté perfide du châte-
lain, quelques heures avant la consultation, alors qu’il espé-
rait assister à la défaite d’Aristide, ni son désappointement,
ni de quelle façon brutale il leva la séance et coupa court à
l’éloquente dissertation du docteur. Plût à Dieu que celui-ci
se fût tenu à ce premier triomphe ! C’était bien assez pour un
jour. Mais l’imprudent voulut aller trop loin ; il se perdit. On
se souvient de ses insinuations auprès de M. Riquemont à

– 95 –
l’occasion de M. Savenay. M. Riquemont était un de ces
hommes, – l’espèce n’en est point rare, – qui s’estiment trop
eux-mêmes pour se faire l’injure d’être jaloux. Chercher à les
rendre jaloux est l’offense la plus mortelle que vous puissiez
leur faire ; c’est supposer, c’est admettre qu’ils ne sont pas
ce qu’il y a de plus parfait au monde et de plus digne d’être
aimé. Ces gens-là se défendent de la jalousie comme les fan-
farons de la lâcheté ; il suffit de leur indiquer le danger pour
qu’ils s’y jettent tête baissée. M. Riquemont avait donc cruel-
lement souffert dans son amour-propre ; pour prouver sa sé-
curité, il eût volontiers jeté Aristide à la porte et mis le jeune
docteur à la place du vieux. En moins d’un instant, son affec-
tion pour M. Savenay redoubla, et l’antipathie que lui inspi-
rait M. Herbeau devint presque de la haine. Ce fut bien une
autre affaire lorsqu’au retour de la promenade il aperçut, par
la croisée ouverte, l’amoureux docteur agenouillé aux pieds
de Louise, lui baisant la main et roucoulant comme un ra-
mier. Il y avait longtemps que M. Riquemont supportait im-
patiemment les privautés que M. Herbeau s’arrogeait auprès
de la jeune femme, ses petits soins, sa tendresse mignarde,
sa galanterie surannée ; jamais il n’avait vu jusqu’alors les
choses poussées à ce point. Le trouble du coupable, en se
croyant découvert, passa tout à coup dans l’esprit de
l’époux ; des pensées étranges, bizarres, dont il ne pouvait
encore se rendre compte, se prirent à bourdonner dans sa
tête ; et voilà pourquoi M. Riquemont, après avoir conduit le
docteur jusqu’à la grille du parc, était revenu le long des
charmilles d’un air sombre et préoccupé.
Le lendemain, il se leva en belle humeur. Il avait fini par
rire des folles idées qui l’avaient agité la veille, se promet-
tant, toutefois, d’observer de près le docteur Herbeau. Il se
leva, décidé à partir pour Saint-Léonard, à cette fin de faire
visite à M. Savenay et de le ramener au château. Celui-là, du
– 96 –
moins, était un bon compagnon, qui causait volontiers et
doctement de toute chose, un savant modeste qui
s’exprimait simplement et ne citait point Horace, un homme
grave qui semblait beaucoup plus désireux de s’éclairer sur
une question rurale que de conter fleurette aux femmes, un
de ces hommes rares et sensés qui mettent un beau cheval
au-dessus d’une belle maîtresse, préfèrent l’hippodrome au
boudoir, et laissent l’amour aux oisifs. Sa conduite froide et
réservée auprès de Louise, son peu d’empressement à la
questionner, l’espèce d’indifférence avec laquelle il avait
traité la question sanitaire, tout en lui avait charmé le châte-
lain. Aussi M. Riquemont voulait-il ne point tarder à lui té-
moigner toutes ses sympathies, d’autant plus empressé que
c’était en même temps servir ses rancunes, désobliger la
maison Herbeau, et montrer tout le mépris qu’il faisait des
insinuations d’Aristide.
Au moment du départ, comme son cheval, sellé et bridé,
piaffait devant le perron et rongeait le mors avec impatience,
il entra, la cravache au poing, dans la chambre de sa femme.
Louise venait de s’éveiller, encore tout émue des songes qui
avaient visité son sommeil.
— Petite, dit M. Riquemont en faisant siffler sa cra-
vache, je vais à la ville, chez ce diable de Savenay. Nouveau
dans le pays, ce jeune homme ne doit pas être encore instal-
lé, je veux le prier de venir passer quelques jours au château,
en attendant qu’on lui ait préparé son gîte. C’est un bon gar-
çon, qui boit bien et qui te plaira. Tu as besoin de distrac-
tions. Nous reviendrons ensemble. Que tout soit prêt pour le
recevoir.
Louise, à ces mots, devint rouge comme une cerise,
tremblante comme une feuille. Elle se leva sur son séant

– 97 –
avec un sentiment de terreur indicible, et tourna vers son
mari un regard de biche effarée ; mais, avant qu’elle eût
trouvé le temps de répondre, M. Riquemont avait disparu, et
presque aussitôt elle entendit le galop du cheval dans l’allée
du parc. Elle retomba sur son lit, et pressa sa poitrine de ses
deux mains, comme pour retenir son cœur, qui battait à
coups redoublés et semblait vouloir s’échapper.
La pauvre enfant passa cette journée dans un trouble
inexprimable. Pourquoi l’image de ce jeune homme la trou-
blait-elle ainsi ? Pourquoi cette agitation, jusqu’alors incon-
nue, à la pensée de le revoir ? Pourquoi ce mystérieux effroi
à l’idée qu’il allait vivre là, près d’elle, et dormir sous ce
toit ? Et pourquoi donc aussi, au milieu de ce trouble, de
cette agitation, de cet effroi sans nom, pourquoi ce profond
sentiment de bonheur qui l’inondait de toutes parts, dans
tous les replis de son âme ? Pourquoi sa vie, qui hier encore,
à la même heure, s’affaissait tristement dans l’ombre, se re-
levait-elle, ce matin, comme une jeune fleur au soleil ? Elle
n’aurait pu le dire ; tout était nouveau pour elle ; elle assis-
tait pour la première fois aux splendeurs de la création, avec
le souvenir des ténèbres et du néant où elle avait végété
jusqu’à ce jour. Elle se leva, pâle, inquiète, s’interrogeant
avec anxiété, craignant de se trouver coupable. Elle ne sa-
vait, mais elle se trouvait coupable en effet ; elle s’accusait
de n’avoir pas retenu son mari ; un vague instinct lui disait
que M. Savenay n’était pas l’homme de M. Riquemont, et
que M. Riquemont se trompait. Elle se rappelait les pre-
mières paroles du jeune docteur, les discours qu’ils avaient
échangés sur le gazon, dans l’allée des charmilles ;
n’existait-il pas déjà entre elle et lui un lien invisible, un se-
cret qui les unissait ? Son front se couvrait de rougeur, ses
yeux se mouillaient de larmes. Puis, en comparant l’attitude
qu’il avait eue vis-à-vis d’elle et celle qu’il avait gardée vis-à-
– 98 –
vis de M. Riquemont, ne semblait-il pas que M. Savenay
s’était joué de son mari, et qu’en l’accueillant de nouveau,
elle allait devenir sa complice ? Sa conscience s’alarmait.
Elle s’écriait dans son cœur que cela n’était pas possible, que
ce jeune homme ne pouvait accepter l’invitation de
M. Riquemont ; que, s’il l’acceptait, s’il avait cette audace,
elle se jetterait aux pieds de son mari, qu’elle lui ferait en-
tendre que cela ne se pouvait pas, qu’au besoin elle lui dirait
tout. Mais que lui dire ? À cette question, sa tête se perdait ;
car ce qu’il eût fallu dire, elle l’ignorait et ne se l’était pas dit
encore à elle-même. Et tout en s’écriant que cela ne se pou-
vait pas, elle donnait des ordres pour la réception de son
hôte. Elle faisait préparer dans l’aile la moins sombre du
château la chambre la moins triste et la moins délabrée, ou-
verte aux rayons du levant, et toute parfumée de la fleur des
acacias, qui secouaient leurs grappes blanches sur le balcon
de la fenêtre. — Il ne viendra pas, se disait-elle ; s’il a vrai-
ment l’esprit élevé, l’âme délicate, le cœur intelligent qu’il
m’a permis d’entrevoir, il ne viendra pas. - Et, quoique faible
et languissante, elle veillait elle-même à ce que cette petite
chambre eût un air de fête. Elle envoyait les roses et les lis
du jardin s’y étaler dans leur magnificence. Sur le carreau,
dévasté par le temps, on avait improvisé un tapis, taillé dans
une vieille tapisserie représentant Apollon poursuivant
Daphné : Apollon une jambe en l’air, les deux bras en avant ;
Daphné éperdue, les pieds déjà enracinés au sol et les mains
s’allongeant en branches de laurier. Le double rideau tom-
bait en plis gracieux de la tringle dorée, et amortissait les ar-
deurs du soleil. Rien n’avait été négligé pour donner à ce ré-
duit un aspect joyeux et charmant. Louise voulut s’assurer
par elle-même que tous ses ordres avaient été fidèlement
exécutés ; mais, près de franchir le seuil, elle fut prise, sans

– 99 –
savoir pourquoi, d’une grande honte, et se sauva toute con-
fuse.
Ces soins avaient absorbé une partie de la journée.
Louise venait, à son insu, de s’amuser avec le sentiment fraî-
chement épanoui dans son sein, comme un enfant avec son
premier jouet. Elle avait paré la chambre de M. Savenay
avec une joie de petite fille qui fait une chapelle ; mais, ces
soins accomplis, toutes les terreurs, toutes les perplexités du
matin revinrent l’assaillir en foule. Elle pensait aussi à son
cher vieux docteur ; elle savait combien était vulnérable
cette âme douce et tendre, toute remplie de susceptibilités
exquises. Que penserait le bon Aristide en voyant cet étran-
ger, cet ami de la veille, son rival enfin, installé au château,
accueilli, fêté, comme il ne l’avait jamais été, lui, vieil ami de
la maison ? Ah ! son cœur saignerait sous cette cruelle in-
jure. Il accuserait Louise de dureté et d’ingratitude ; il se di-
rait qu’il n’avait été qu’un pis aller pour elle, et qu’un jour
avait suffi pour effacer deux années de constante sollicitude.
Voilà ce que penserait, ce que dirait le vieux docteur, et le
vieux docteur aurait raison peut-être. À ces réflexions, la
jeune femme sentait son trouble redoubler et se changer
presque en remords. Elle était souffrante, nerveuse, agacée.
Le moindre bruit du dehors, l’aboiement des chiens, un éclat
de voix, une rumeur lointaine, la faisaient tressaillir et sus-
pendaient le cours du sang dans ses artères. Puis elle finis-
sait par se demander pourquoi cette folle agitation et ces
vaines angoisses, puisqu’elle était sûre que M. Savenay ne
viendrait pas ; elle en avait le pressentiment, et ses pressen-
timents ne la trompaient jamais. Était-il probable, en effet,
que ce jeune homme accepterait les offres de
M. Riquemont ? Qu’il répondrait autrement que par un refus
discret à ces avances indiscrètes ; qu’il viendrait s’établir
familièrement chez des connaissances d’un jour ? En y son-
– 100 –
geant bien, Louise ne concevait même pas qu’elle eût pris au
sérieux les ordres de son mari, et fait tout préparer pour re-
cevoir cet hôte impossible. Cependant elle allait, à chaque
instant, de sa bergère à la fenêtre, du salon à la terrasse ; et,
chose étrange, plus elle trouvait de raisons pour se rassurer,
plus elle s’agitait comme une âme en peine.
Épuisée par tant d’émotions, elle était assise depuis une
heure, prêtant l’oreille aux bruits qui venaient de la ville,
lorsqu’elle entendit le galop d’un cheval qui semblait se diri-
ger vers le château. Tout son sang reflua vers son cœur, elle
crut qu’elle allait mourir. Au bout de quelques minutes, la
porte du salon s’ouvrit et M. Riquemont entra : il était seul.
À peine entré, il se jeta dans un large fauteuil ; et, laissant
ses jambes glisser sur le parquet, jusqu’à ce qu’il se trouvât
assis sur le dos :
— Notre ami a refusé net, dit-il ; j’ai eu beau prier, sup-
plier, insister, il a tenu bon. J’ai joint tes sollicitations aux
miennes ; inflexible, inébranlable, un roc. Papa Herbeau ne
se serait pas tant fait prier, lui ; mais ce diable de Savenay,
impossible. Charmant jeune homme d’ailleurs ! J’ai déjeuné
chez lui : nous avons parlé de toi, Louison. Il affirme que ton
état n’offre aucun danger ; c’était déjà mon opinion. Tu ne
m’as jamais inspiré la moindre inquiétude ; les femmes à ton
âge ont toujours quelques petites choses. Dans quelques an-
nées, tu engraisseras et deviendras énorme. Savenay dit aus-
si ce que je te disais ce matin, qu’il te faut des distractions ;
je t’en procurerai, petite. Aussitôt que tu seras un peu plus
forte, je te mènerai aux foires et aux assemblées. Et puis
nous voyagerons, nous irons de temps en temps à Limoges.
Le changement d’air te fera du bien, la variété des sites te
plaira ; je suis décidé à te donner de l’agrément. Mais tu ne
réponds rien, Louison : si, au lieu de rester là comme une

– 101 –
borne, tu me préparais un verre d’absinthe ? j’étouffe de cha-
leur et de soif.
Louise se leva et sortit gravement, comme une ombre
superbe et dédaigneuse, sans laisser tomber une parole ni
même un regard autour d’elle.
Après avoir transmis à un serviteur les ordres de son
mari, elle s’enfuit au jardin, et là sa poitrine gonflée éclata,
ses yeux fondirent en larmes. Cette enfant avait passé tout le
jour à redouter l’arrivée de Savenay, à s’indigner à l’idée
qu’il pût accepter l’invitation de M. Riquemont ; maintenant
elle pleurait avec amertume ses terreurs trompées et ses in-
dignations déçues. Pourquoi n’était-il pas venu ? Ce n’était
pas seulement aux instances de M. Riquemont qu’il avait ré-
sisté, mais aussi à celles de Louise. Si M. Riquemont n’eût
pas imprudemment mêlé les sollicitations de sa femme aux
siennes, M. Savenay, en refusant, aurait pu sembler n’obéir
qu’à un louable sentiment de réserve et de convenance ; in-
vité au nom de Louise, ce refus n’était plus que du dédain et
pouvait, au besoin, passer pour une offense. Encore, s’il fût
venu s’en excuser lui-même ! Mais non, rien, pas un mot ; il
était difficile de pousser plus loin l’indifférence et le mépris.
Ainsi, cherchant à s’abuser elle-même, elle s’exaltait
dans la douleur de sa dignité blessée ; elle détournait le
cours de ses pleurs, comme pour en cacher la source.
Ce transport apaisé, Louise courut, autant que ses forces
le lui permirent, à la chambre inhabitée ; elle arracha de
leurs vases les fleurs qu’elle avait cueillies le matin, et les je-
ta par la fenêtre avec un mouvement de colère. Lorsqu’elle
rentra au salon, elle trouva son mari endormi dans la posi-
tion où elle l’avait laissé, près d’un flacon d’absinthe dont le
cristal, frappé par les rayons du soleil couchant, brillait

– 102 –
comme une magnifique émeraude. Louise demeura quelques
instants à contempler M. Riquemont ; puis, d’un air triste et
résigné, elle alla s’asseoir près de la croisée ouverte, et resta
rêveuse à regarder les ombres qui descendaient des coteaux
dans la plaine, et les étoiles qui s’allumaient au ciel.
Cette journée s’acheva plus tristement encore pour le
docteur Herbeau, car c’est toujours à l’aimable docteur qu’il
nous faut revenir. Il rentra dans Saint-Léonard, non pas ra-
dieux comme la veille, mais sombre, jaloux, et tout agité de
pressentiments funestes. Il apprit avec une secrète joie que
M. Riquemont était retourné seul au château ; il en conclut
aussitôt que M. Savenay ne l’avait point accompagné. Mais
qu’il était loin de s’attendre au coup terrible que venait de lui
porter en ce jour la présence du châtelain à Saint-Léonard !
Certes, il eût mieux valu pour Aristide que sa maison eût
croulé dans les flammes, ou que ses champs eussent disparu
sous les eaux débordées de la Vienne.
On se rappelle que Saint-Léonard s’était vivement pré-
occupé, plusieurs jours à l’avance, de la consultation qui de-
vait avoir lieu au château de Riquemont ; les amis et les en-
nemis d’Aristide en attendaient le résultat avec une égale
impatience. Dès le soir de cette mémorable journée, la
grande nouvelle avait couru de rue en rue et s’était bientôt
répandue dans toute la ville. Partout, dans les salons, dans
les cafés, au théâtre, – madame Saqui donnait alors des re-
présentations à Saint-Léonard ; – il n’avait été bruit que des
avantages remportés par le docteur Herbeau. En moins d’un
instant, l’étoile d’Aristide, perçant les nuages qui commen-
çaient à la voiler, avait reparu brillante d’un nouvel éclat ;
celle de Savenay, si lumineuse à son lever, s’était éclipsée
dans la brume. Décidément, le docteur Herbeau était encore
le plus grand médecin qui se pût rencontrer ; quoiqu’on

– 103 –
s’intitulât modestement de la faculté de Montpellier, on était
de taille à se mesurer avec la faculté de Paris. Il faisait beau
voir qu’un blanc-bec comme M. Savenay, à peine échappé
des bancs de l’école, osât se poser en rival de ce patriarche
de la science. Qu’était-il besoin d’ailleurs d’un nouveau mé-
decin à Saint-Léonard ? M. Herbeau ne suffisait-il pas à
toutes les exigences ? Se souvenait-on qu’un malade eût
succombé dans la contrée, faute des soins du docteur Her-
beau ? Colette n’était pas si vieille qu’on voulait bien le dire ;
il est vrai qu’elle boitait, mais s’agissait-il de porter son
maître au chevet des souffrants, comme la bienfaisance, Co-
lette avait des ailes.
Et puis, songez qu’il en est d’un médecin comme d’un
confesseur, et que la confiance ne se déplace pas en un jour.
Livre-t-on au premier venu la santé de son corps plutôt que
le salut de son âme ? M. Herbeau connaissait les influences
du climat, les variations de la température, la qualité des
eaux, la nature du sol, la manière de vivre des indigènes,
leurs besoins, leurs mœurs et leurs habitudes. Combien
d’années ne fallait-il pas pour acquérir ces connaissances es-
sentielles, si sévèrement recommandées par Hippocrate,
sans lesquelles un médecin est plus fécond en funérailles que
la guerre civile ou la peste !
Le docteur Herbeau se faisait vieux sans doute, mais le
fruit de l’expérience ne mûrit pas sur de jeunes rameaux. En-
fin, quand l’heure du repos aurait sonné pour lui, serait-il né-
cessaire de recourir aux soins d’un inconnu ? Saint-Léonard
se verrait-il réduit à confier à des mains étrangères le sceptre
échappé aux mains du vénérable Herbeau ? Eh quoi !
n’aurait-on pas Célestin, revenu de Montpellier, comme les
arbres de ce doux pays, tout chargé de fruits et de fleurs, le
front couronné des palmes de la science et des roses de la

– 104 –
jeunesse ? Célestin, charmant espoir, pousse verdoyante qui
promettait d’ombrager un jour le tronc paternel !
Ainsi, durant cette soirée, le vent de la faveur avait
tourné vers le docteur Herbeau ; mais, plus funeste que le si-
rocco, plus terrible que le mistral, un vent contraire devait se
lever, le lendemain, sur les pas de M. Riquemont.
Le châtelain entra dans Saint-Léonard au trot contenu
de son cheval. Toute la ville avait mis le nez à la fenêtre. Il
était par sa fortune le personnage le plus influent de la con-
trée, et, dans les petites villes, on se met toujours aux fe-
nêtres pour voir passer trente mille livres de rente. Madame
Herbeau était à la sienne, en train d’arroser des pots de giro-
flée et de réséda. Lorsqu’elle aperçut M. Riquemont, ses
lèvres, courbées en arc d’amour, lui décochèrent un des plus
gracieux sourires qui soient jamais partis d’une bouche as-
sassine. M. Riquemont n’y répondit que par un salut sec et
hautain. Il s’arrêta toutefois devant la porte du docteur ;
mais, au lieu de mettre pied à terre, ainsi qu’il en avait
l’habitude, il leva la tête vers Adélaïde, et, de façon à être
entendu de tout le voisinage :
— Madame Herbeau, cria-t-il, savez-vous où demeure
M. Henri Savenay, docteur-médecin de la faculté de Paris,
nouvellement établi dans votre ville ?
Adélaïde, d’une voix altérée, donna l’indication deman-
dée, et M. Riquemont s’éloigna au pas allongé de sa bête. La
curiosité des voisins n’avait rien perdu de cette petite scène,
et déjà de sourds murmures, précurseurs de l’orage, com-
mençaient à courir dans l’air. Il y eut bientôt un crescendo
épouvantable, et l’orage éclata vers le milieu du jour sur la
maison du docteur Herbeau.

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Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler de certaines
salles disposées de telle sorte que chaque coin recèle un
écho, et que les sons les plus faibles et les plus étouffés se
répètent distinctement dans tous les angles. Les petites villes
semblent construites d’après ce système. Rien ne s’y dit ici,
qu’on ne le redise aussitôt là-bas ; rien ne se fait là-bas,
qu’on ne le sache aussitôt ici. Rien Bien mieux : commencez
une phrase dans le faubourg du sud, on l’achève, avant vous,
dans le faubourg du nord. Il faut que l’atmosphère qui enve-
loppe les petites villes soit peuplée d’oreilles, d’yeux et de
langues invisibles qui voltigent çà et là, les langues racontant
ce qu’ont vu les yeux et ce qu’ont entendu les oreilles.
La visite de M. Riquemont au jeune docteur éclata
comme une bombe, à Saint-Léonard. Toute la ville se leva
en émoi ; des groupes se formèrent sur la place et sur les
boulevards ; on s’abordait, on s’interrogeait, comme il arrive
dans les grandes joies ou dans les grandes calamités pu-
bliques. Quoi de nouveau ? Pourquoi la foule s’épand-elle à
grands flots des maisons dans les rues, des rues dans le fo-
rum ? Pourquoi cette mer agitée autour des rostres et des
temples ? C’est que M. Riquemont déjeune chez M. Savenay.
– M. Riquemont ! chez le nouveau docteur ! – Est-il vrai ? La
chose est-elle possible ? – Mieux que cela, M. Riquemont est
venu tout exprès pour quérir M. Savenay et retourner avec
lui au château. – Le nouveau docteur au château ! – Comme
vous dites. – Tenez, les voilà qui sortent ensemble,
M. Riquemont appuyé familièrement sur l’épaule de son ami.
– Ils fument des cigares de la Havane. – Le châtelain insiste
pour emmener son hôte ; mais le jeune homme s’en défend.
– M. Riquemont va partir ; son cheval est là, tout bridé ; un
pied dans l’étrier, il serre par trois fois la main de
M. Savenay. – Voyez, quels tendres adieux ! – Écoutez, que
de paroles affectueuses ! – Il s’éloigne ; mais, au bout de la
– 106 –
rue, il se retourne pour saluer une fois encore le jeune doc-
teur, et lui crier que son couvert sera toujours mis au châ-
teau. – Cependant madame Herbeau est à sa fenêtre, guet-
tant le passage de M. Riquemont. Jamais M. Riquemont
n’est venu à Saint-Léonard sans faire une halte à la maison
du bon Aristide. Adélaïde a tout préparé pour le recevoir, les
plus beaux fruits de son verger, un pot de bière fraîche, un
flacon de vieux rhum. Vain espoir ! Riquemont file comme
une flèche, et ne laisse derrière lui que la fumée de son ci-
gare.
— Eh quoi ! s’écria Saint-Léonard, est-ce là les avan-
tages remportés par le docteur Herbeau, la faveur dont il
jouit au château de Riquemont, les fruits du triomphe de la
veille ! Qu’est-ce à dire ? À l’entendre, il s’est couvert de
gloire ; et voilà qu’on l’abreuve d’humiliations ! Depuis
quand l’honneur de la victoire revient-il au vaincu, la honte
de la défaite au vainqueur ? Depuis quand recueille-t-on des
chardons où l’on a planté des lauriers ? M. Herbeau nous en
a fait accroire ; il s’est joué de notre crédulité ; il a publié de
faux bulletins, il a planté des trophées menteurs.
Les sots ne sont jamais plus impitoyables que lorsqu’ils
croient s’apercevoir qu’on a surpris leur estime et volé leur
admiration. Saint-Léonard passa bientôt de l’étonnement et
de la stupeur à l’indignation et à la colère ; les ennemis
d’Aristide relevèrent la tête, ses amis eux-mêmes pressenti-
rent sa ruine prochaine. Ainsi qu’une boule de neige déta-
chée du sommet des Alpes grossit en roulant et finit par de-
venir une avalanche, le bruit de la visite du châtelain au
nouveau docteur devint, en courant de bouche en bouche,
quelque chose de formidable qui écrasa en moins d’un jour
la fortune du docteur Herbeau. Ce fut comme un ballon, qui
parti de la salle à manger de M. Savenay, s’éleva d’abord au

– 107 –
souffle de la curiosité, puis, gonflé par la sottise et la mé-
chanceté, alla s’abattre et crever sur le toit d’Aristide. Une
heure après le départ de M. Riquemont, on ne parlait de rien
moins que de traîner Colette à l’abattoir et son maître aux
gémonies. Célestin lui-même n’était plus qu’un grand niais
bon à composer des idylles sous l’ombrage touffu des hêtres.
Le pays n’avait d’espoir et de confiance qu’en M. Savenay,
et l’on ne pouvait trop remercier la Providence qui avait en-
voyé ce dieu sauveur à Saint-Léonard.
Ce même jour, la directrice de la poste aux lettres, ma-
dame d’Olibès, qui jusqu’alors avait compté parmi les plus
chauds partisans des Herbeau, profita d’une forte migraine
pour donner publiquement sa clientèle au nouveau docteur,
se vengeant ainsi d’Adélaïde, qui l’avait accusée, dans un
temps, d’ouvrir les lettres et de les taxer, après avoir reçu le
prix de l’affranchissement. La nouvelle de cette défection ne
tarda pas à se répandre, et porta un coup de plus à la popu-
larité d’Aristide.
De retour au logis, il ne trouva pas, comme la veille, le
cercle des amis empressés ; la bière ne pétillait pas dans les
verres, ni l’allégresse dans les âmes ; on respirait déjà autour
de sa maison l’âpre parfum des vastes solitudes. Assise sur
le pas de la porte, Jeannette avait l’air grave et pensif des
sphinx accroupis dans le sable. Interrogée par le docteur sur
les nouvelles du jour, elle répondit qu’une corneille avait
chanté toute l’après-midi sur la cheminée de la cuisine. Su-
perstitieux comme tous les esprits tendres et poétiques, Aris-
tide sentit redoubler le poids de sa tristesse. Il entra, non
plus d’un pas jeune et joyeux, mais d’un pied alourdi par les
sombres pressentiments. Vainement il chercha autour de lui
des visages amis et souriants ; ses appartements étaient dé-
serts, le froid de l’isolement tomba comme un manteau glacé

– 108 –
sur son cœur. Adélaïde l’attendait au salon : on devine aisé-
ment ce qu’il eut à subir de reproches et de doléances.

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CHAPITRE V.

Cependant les choses semblaient avoir repris leur cours


accoutumé. Sur le rapport d’Adélaïde, le docteur Herbeau
avait cru, avec Saint-Léonard, que c’en était fait pour lui de
la clientèle du château, et que le diamant de sa couronne al-
lait passer, au premier jour, entre les mains de son heureux
confrère : au grand étonnement de la ville et à la grande joie
du docteur, la visite de M. Riquemont à M. Savenay n’avait
eu d’autre résultat que d’occuper pendant tout le jour
l’oisiveté des méchants et des sots ; M. Herbeau continuait,
comme par le passé, ses soins à la jeune et belle châtelaine.
En apparence rien n’était changé, et les sympathies en dé-
route s’étaient une fois encore ralliées autour d’Aristide Her-
beau, faibles, il est vrai, ébranlées, tremblantes et prêtes à
lâcher pied au premier choc, retenues seulement par
l’autorité du château de Riquemont qui pesait sur elles,
comme ces plaques de marbre ou de bronze qu’on pose sur
les feuilles volantes pour empêcher le vent de les disperser.
Déjà même quelques transfuges avaient passé dans le camp
ennemi ; mais ces désertions étaient rares, et, si l’on en ex-
cepte celle de madame d’Olibès, trop peu importantes pour
causer un dommage réel aux intérêts de la maison Herbeau.
M. Savenay se montrait d’ailleurs médiocrement empressé
de profiter du trouble qu’il avait jeté dans l’existence
d’Aristide. Tout entier au soin de son installation, il faisait
disposer, selon ses goûts, une maisonnette qu’il avait louée
sur le boulevard. On ne l’avait encore vu dans aucun cercle ;
il ne répondait qu’avec une excessive réserve aux avances
des officieux, et ne manquait jamais d’exalter la science du

– 110 –
docteur Herbeau, toutes les fois que l’occasion lui en était
offerte. Il semblait n’être venu à Saint-Léonard que pour
exercer la médecine en amateur, et déjà le bruit courait que
c’était un prince étranger, voyageant incognito de ville en
ville, pour étudier les mœurs et les coutumes de la France.
Les lettrés de l’endroit citaient, à l’appui de cette opinion,
l’exemple du czar Pierre le Grand qui s’était fait charpentier
à Saardam.
La confiance était rentrée dans le cœur du docteur Her-
beau, mais non dans celui d’Adélaïde. L’épouse jugeait sai-
nement la position et ne prenait pas au sérieux ce temps
d’arrêt sur le bord de l’abîme. Elle comprenait parfaitement
qu’Henri Savenay n’était pas un prince étranger, mais un bel
et bon médecin qui ne se ferait point faute de gripper un à
un les malades du crédule Aristide. Aussi ne se reposait-elle
que sur le prochain retour de Célestin, qu’elle attendait d’un
jour à l’autre. La chambre qu’on lui destinait sous le toit pa-
ternel était prête à le recevoir ; madame Herbeau l’avait pa-
rée elle-même avec la tendre coquetterie d’une mère ; tout y
était blanc et virginal, comme l’âme qui devait l’habiter : un
nid de colombe, un sanctuaire de vestale. Cependant les
jours suivaient les jours, et Célestin n’arrivait pas. Aristide
trouvait à ces retards mille prétextes ingénieux, mille spé-
cieuses excuses. On ne quitte pas en vingt-quatre heures une
ville où l’on a séjourné pendant cinq ans et plus. Célestin
devait avoir des affaires à régler, des relations à ménager.
Lord Flamborough s’était opposé sans doute à ce brusque
départ. Peut-être aussi quelques études à compléter : Céles-
tin n’avait pas voulu quitter le jardin des Hespérides sans en
avoir dérobé toutes les pommes d’or. Peut-être enfin les
loups interceptaient-ils le passage entre Castaro et Lan-
gogne ; mieux valait un retard de quelques jours que de sa-
voir Célestin exposé à l’appétit de ces grossiers animaux.
– 111 –
Adélaïde se rendait à ces raisons, et le perfide et bon docteur
s’en remettait à la destinée du soin de dévider l’écheveau de
fil qu’il avait si étourdiment embrouillé.
Le château de Riquemont avait, de son côté, repris son
mouvement, disons mieux, son repos habituel.
M. Riquemont était retourné à ses champs et à ses poulains,
Louise aux ennuis qui la consumaient. Le poids de
l’existence, un instant soulevé, venait de retomber plus lourd
et plus écrasant sur son cœur, il ne lui restait plus qu’un
souvenir confus de l’apparition lumineuse qui avait brillé
dans sa vie, comme un rayon traverse l’ombre ; elle n’en
gardait plus qu’une vague impression, pareille à celles pro-
duites par les rêves. Ç’avait été dans son âme comme une de
ces aubes resplendissantes qui s’allument parfois dans la
nuit et semblent annoncer le jour. Le voyageur qui chemine
dans l’ombre, voyant soudain l’horizon blanchir, s’étonne de
la fuite des heures ; les oiseaux gazouillent dans leurs nids et
secouent leurs ailes humides ; les coqs chantent dans les vil-
lages. Écoutez ! Le feuillage n’a-t-il pas frissonné sous le frais
baiser des brises du matin ? Cependant les feuilles sont im-
mobiles ; voilà déjà que les trompeuses lueurs pâlissent et
s’effacent ; l’horizon s’éteint, la terre se rendort, le voyageur
poursuit sa route à la clarté des étoiles, et le char de la nuit
reprend sa course silencieuse.
Depuis le grand jour de la consultation, plusieurs jours
s’étaient écoulés, M. Savenay n’avait point reparu au châ-
teau de Riquemont. Une fois seulement il avait envoyé de-
mander des nouvelles de Louise. Le docteur Herbeau était
redevenu, comme par le passé, l’unique distraction du logis ;
mais Louise n’y trouvait plus le charme d’autrefois. Elle était
d’une tristesse que rien ne pouvait dissiper ; Aristide, d’une
gravité qui n’osait plus se compromettre. M. Riquemont,

– 112 –
toujours présent à leurs entrevues, les observait tous deux
avec une attention qui imposait singulièrement au docteur et
ne lui permettait même pas de risquer à la dérobée un sou-
rire, un regard, une pression de main furtive.
Ce n’était déjà plus entre ces trois personnages l’intimité
dont nous parlions voilà quelques heures. Les petits inci-
dents qui l’avaient si longtemps égayée semblaient devoir ne
plus jamais se reproduire., M. Riquemont n’avait plus cette
brutale jovialité qui valait autrefois de si doux dédommage-
ments à son hôte. Il se montrait grave, sérieux, presque poli.
Aristide ne savait que penser de ce changement de manières
et se tenait prudemment sur ses gardes.
D’un autre côté, l’humeur enjouée de Louise, n’étant
plus attisée par la galanterie de l’ami ni par les vertes saillies
du maître, achevait de s’éteindre sous les cendres de la jeu-
nesse. Louise se souvenait d’un jour où mille voix divines
s’étaient mises à chanter en elle et autour d’elle, d’un jour
éclatant où la vie avait fait explosion dans son sein et s’y
était épanouie en gerbes éblouissantes : ce souvenir aggra-
vait ses ennuis. Son caractère, que n’avaient pu altérer deux
années de souffrance, était devenu tout à coup inégal, in-
quiet, bizarre, inexplicable ; elle allait même parfois jusqu’à
s’irriter de la présence et des soins de l’excellent docteur. Le
pas de Colette l’agaçait, la sollicitude d’Aristide lui était im-
portune. Un jour, elle refusa de le recevoir, et le bonhomme
s’en retourna l’âme toute navrée ; mais cette petite disgrâce
devait raffermir le galant vieillard dans son bonheur, et le
reporter au meilleur temps de sa liaison avec la jeune châte-
laine.
Louise était bonne et charmante ; le docteur n’était pas
au bout de l’allée du parc, qu’elle eût voulu pouvoir le rappe-

– 113 –
ler ; elle pria même son mari de faire courir après Colette,
mais le rustre s’y refusa, disant que c’était bonne justice, et
que Louison aurait dû, dans l’intérêt de sa santé, en agir plus
tôt de la sorte. Il partit de là pour se répandre en invectives
contre le docteur. Louise ne souffla mot ; mais le soir, retirée
dans sa chambre, elle ne voulut pas s’endormir sur le mal
qu’elle avait fait. Elle écrivit à son vieil ami une adorable pe-
tite lettre, qu’il reçut le soir même par un garçon du village
venu tout exprès à la ville. C’était une de ces lettres dont les
femmes ont seules le secret. Madame Riquemont avait re-
trouvé pour l’écrire toutes les grâces de son esprit, toutes les
coquetteries de son cœur. Aristide baisa le précieux billet à
plusieurs reprises. Le lendemain, bien que ce ne fût pas son
jour de visite au château, il ne put s’empêcher, en se rendant
à Savigny, de faire une pointe à Riquemont. Louise était
seule ; l’entrevue fut courte, mais touchante. Aussitôt qu’elle
aperçut Aristide, la jeune femme lui tendit la main et
s’excusa avec de douces larmes.
— Pardonnez-moi, dit-elle, ami bien cher, pardonnez à
cette enfant qui vous aime. J’ai mes mauvais jours, depuis
quelque temps surtout. J’ignore ce qui se passe en moi. Vous
qui savez tout, ne pourriez-vous me l’expliquer ? Autrefois je
n’étais pas ainsi. Voyez, j’afflige ce que j’ai de meilleur au
monde. Oh ! vous ne m’en voulez pas, docteur ! J’étais folle,
je ne sais pas ce que j’avais.
Son regard était suppliant, sa voix caressante, ses pa-
roles tombaient comme une rosée bienfaisante sur le cœur
ému du docteur. Toutefois le brave homme n’était pas à
l’aise, la crainte d’être surpris par M. Riquemont dans un
amoureux tête-à-tête gênait cruellement les transports de sa
joie. Il écoutait Louise d’un air distrait ; les bruits du dehors
le faisaient pâlir et frissonner ; il lui semblait voir à chaque

– 114 –
instant la figure du terrible châtelain paraître railleuse et
menaçante à la fenêtre. Aussi s’empressa-t-il de couper
court lui-même aux séductions de cette heure enivrante.
— Il faut que je m’arrache de vos bras ! s’écria-t-il en
portant galamment à ses lèvres le bout des doigts de la jeune
malade.
Comme il allait se retirer :
— Croyez, dit-elle en le retenant par la main et tournant
vers lui ses beaux yeux bleus encore tout humides, croyez
bien que si je l’avais pu, je serais allée chercher moi-même à
Saint-Léonard le pardon que vous m’avez si généreusement
apporté.
— Quelle imprudence ! s’écria le docteur. Malheureuse
enfant, c’eût été vous perdre.
— Le pouvais-je ? répondit Louise avec un triste sou-
rire ; mes forces sont épuisées, je ne saurais me soutenir
jusqu’à la grille du parc. Je voudrais bien pourtant, ajouta-t-
elle, ne pas mourir sans avoir visité votre maison, les fleurs
de votre jardin, et ce kiosque merveilleux dont vous m’avez
tant de fois parlé.
— Quelle folie ! dit Aristide, que de pareilles fantaisies
ne charmaient pas le moins du monde, et qui, tremblant de
voir arriver M. Riquemont, se pencha vers Louise pour la
baiser au front en signe de dernier adieu.
Par un gentil mouvement de tête, Louise esquiva le bai-
ser, et, retenant toujours le docteur par la main :
— Vous êtes bien pressé, dit-elle d’un ton de doux re-
proche.

– 115 –
Il était sur des charbons ardents, et cherchait des yeux
quelque armoire dans laquelle il pût se blottir au besoin.
— Ne partez pas encore, poursuivit l’impitoyable enfant,
qui ne comprenait rien aux angoisses du docteur et ne vou-
lait pas le renvoyer sans l’avoir cajolé de son mieux en ex-
piation de la veille. Je veux vous dire un rêve que je caresse
depuis longtemps avec amour. Si Dieu et vous me rendez la
santé…
— Nous vous la rendrons, Louise, affirma M. Herbeau
avec assurance.
— Eh bien, quand vous me l’aurez rendue, le premier
usage que je me suis promis d’en faire sera de m’échapper
de Riquemont, et d’aller, par une belle matinée, vous sur-
prendre à Saint-Léonard. Vous me recevrez dans votre
kiosque, nous visiterons ensemble tout votre petit domaine.
Je le veux ; ne le voulez-vous pas ? Quelle joie pour moi,
docteur, et pour vous aussi quelle joie, de me voir courir sur
le sable de votre jardin ! car c’est à vous, ami, que je devrai
la vie, la santé, la jeunesse.
Ces paroles comblèrent Aristide de bonheur et d’effroi ;
il s’éloigna ivre d’orgueil, mais aussi d’épouvante, en son-
geant à quels égarements l’exaltation de la passion pouvait
pousser cette jeune tête. Heureusement l’état de Louise lui
promettait encore de longs loisirs. Une fois en selle, il aiguil-
lonna Colette de l’éperon, du geste et de la voix, et se hâta de
gagner la route de Savigny, craignant de voir M. Riquemont
surgir à chaque détour de haie. Lorsqu’il eut perdu de vue
les tourelles du château et qu’il se vit hors des champs de
l’ogre, le docteur respira plus à l’aise : il ralentit le pas de sa
monture, et se prit à déguster en vrai gourmet les délices
dont son âme était pleine.

– 116 –
Le soir du même jour, M. Riquemont, en rentrant au
gîte, crut reconnaître dans le sentier l’empreinte du sabot de
Colette. Pour s’en assurer, il interrogea une gardeuse de din-
dons qui filait sa quenouille de chanvre sur le revers d’un
fossé, tandis que son troupeau gloussant picorait aux alen-
tours. La gardeuse répondit qu’en effet elle avait vu passer
dans la matinée monsieur le médecin revenant du château ;
elle ajouta même que, sauf respect, elle lui avait demandé un
remède pour un de ses oiseaux malades.
De retour au logis, M. Riquemont entra chez sa femme,
et attendit vainement qu’elle lui fît part de la visite du doc-
teur Herbeau. Soit qu’elle craignît d’irriter l’humeur de son
mari, soit plutôt indifférence et paresse de raconter un fait
sans importance, qu’elle n’imaginait pas intéresser en rien
M. Riquemont, Louise garda là-dessus le silence le plus ab-
solu. Le châtelain imita la réserve de Louise, et se retira sans
avoir fait la moindre allusion à la visite du docteur ; mais son
visage était sombre, et l’on eût pu voir ses sourcils, épais et
touffus comme la queue d’un blaireau, relevés en panaches
menaçants sur son front.
Ce même soir, le ciel, qui avait été serein durant tout le
jour, se chargea au couchant de nuages épais et immobiles,
au milieu desquels le soleil s’abîma comme dans un sanglant
linceul. La journée, avait été brûlante. La nuit fut plus lourde
et plus accablante encore. Louise la passa tout entière à sa
croisée ouverte. De vifs éclairs partaient du banc de nuages
qui pesaient sur l’horizon comme une chaîne de montagnes ;
mais la foudre était muette, pas un bruit ne troublait le si-
lence de l’air. La nature semblait affaissée sous le poids de
l’atmosphère. Tout souffrait : les fleurs étaient penchées sur
leur tige, les plantes se crispaient, les feuilles flétries pen-

– 117 –
daient languissamment aux branches. Au lieu de rosée, le
ciel versait du feu à la terre.
Louise veillait sous ces orageuses influences. Un invin-
cible malaise l’agitait ; une anxiété non encore éprouvée
l’oppressait. Elle se jeta sur son lit à plusieurs reprises sans
pouvoir trouver un instant de repos. Elle appuya, sans pou-
voir le rafraîchir, son front sur le marbre de la cheminée. Elle
pleura, son cœur ne fut pas soulagé. Le retour de la lumière,
au lieu de les calmer, ne fit que redoubler ses angoisses.
Le soleil se leva sans rayons, dans une vapeur embra-
sée, comme un disque de fer sortant rouge de la fournaise.
Presque aussitôt ces lourdes vapeurs se changèrent en une
épaisse nuée, pareille à celle qui, depuis la veille, se tenait
immobile au couchant. Soudain l’air frémit, la cime des
arbres se courba, l’orient et l’occident déchaînèrent à la fois
leurs vents et leurs tempêtes ; les deux nuées s’ébranlèrent,
et toutes deux, les flancs chargés de foudre, s’avancèrent
l’une contre l’autre, comme deux corps d’armée près d’en
venir aux mains. En cet instant, la nature entière fut saisie
d’un inexprimable sentiment de terreur. Le parc se prit à
mugir comme la colère de l’Océan ; les chiens hurlèrent, les
bestiaux dans les étables poussèrent des mugissements de
détresse. Épouvantée, Louise fit appeler M. Riquemont.
M. Riquemont se campa devant la fenêtre, et, les bras
croisés sur sa poitrine, observa l’état du ciel. Les deux
nuages avançaient toujours, échangeant de rapides éclairs
qui serpentaient en lignes de feu sur leurs flancs noirs et al-
laient s’éteindre dans le lac d’azur qui les séparait encore.
— Louison, dit enfin M. Riquemont, tu vas voir dans
deux heures tomber des grêlons gros comme des œufs de
pigeon, qui broieront nos blés et couperont nos fruits aussi

– 118 –
proprement que pourraient le faire cent mille canons char-
gés à mitraille. Nous en serons quittes, moi pour vendre mes
grains plus cher, toi pour ne pas manger d’abricots. Voilà un
bon temps, ajouta-t-il, pour les malades du docteur Her-
beau !
Comme il disait, la voûte céleste craqua avec un bruit
terrible, et la foudre découronna un chêne séculaire qui
s’élevait à l’angle de la terrasse. Louise poussa un cri et ca-
cha sa tête entre ses mains.
— Ne me quittez pas, dit-elle.
— Et mes poulains ! s’écria-t-il ; tu es à l’abri, toi, tandis
que ces agneaux sont aux champs !
— Ah ! de grâce, ne me quittez pas ! répéta Louise avec
effroi, toute pâle et toute tremblante.
M. Riquemont la regarda d’un air de pitié narquoise.
— Je croyais, dit-il en ouvrant la porte, avoir épousé un
homme ; je me trompais, Louison ; décidément, tu n’es
qu’une femme.
Il sortit en haussant les épaules, et Louise demeura
seule. Oui, sans doute, ce n’était qu’une femme, et encore
des plus faibles, des plus timides. Ce sont les vraies, celles-
là, les seules qu’il soit doux d’aimer. C’est à ces craintives
âmes qu’il est doux d’inspirer la passion qui brave tout, le
dévouement que rien n’effraye, l’héroïsme que rien n’arrête.
L’ardeur des lionnes n’a rien qui surprenne ; mais donner du
courage aux gazelles et les mener à la bataille, c’est le
triomphe de l’amour.
L’orage éclata bientôt dans toute sa furie. Les deux
nuées s’étaient heurtées et confondues, on eût dit une mêlée
– 119 –
de combattants. Les éclairs se succédaient sans intermit-
tence, les coups de foudre se répondaient de tous les points
de l’horizon. C’était un orage sec, ceux-là sont les plus re-
doutables : images des grandes douleurs qui ne pleurent pas.
Les nuages de bronze et de cuivre ne versaient pas une
goutte de pluie à la terre altérée ; seulement il s’en échappait
par intervalles de rares grêlons qui frappaient, brisaient et
bondissaient comme des balles.
Louise éperdue priait. Tout à coup un cheval effaré dé-
boucha sur la terrasse, et, au bout de quelques instants, ma-
dame Riquemont vit entrer M. Savenay, pâle, défait, couvert
d’écume. Ses gants étaient en lambeaux, ses mains ensan-
glantées. Parti, le matin, de Saint-Léonard, avec l’espoir de
trouver dans la campagne un peu d’air et de fraîcheur ou
d’échapper par le mouvement aux influences de
l’atmosphère, il avait été surpris par l’orage aux alentours de
Riquemont, et venait demander au château une hospitalité
de quelques heures. À cette brusque apparition, le trouble de
Louise redoubla ; mais, remarquant presque aussitôt la pâ-
leur du jeune homme, ses vêtements en désordre, ses mains
tachées de sang :
— Vous êtes blessé ? s’écria-t-elle.
M. Savenay raconta en quelques mots que son cheval,
effrayé, s’était jeté à travers champs : ç’avait été, pour ga-
gner Riquemont une véritable course au clocher.
— Mais vous-même, Madame, vous êtes émue et trem-
blante ?
Louise confessa ingénument qu’elle avait peur de
l’orage ; le jeune homme, assis auprès d’elle, l’écoutait avec
bonté et la rassurait en souriant. Il essaya de lui faire com-

– 120 –
prendre la grandeur et la magnificence du spectacle
qu’offraient en cet instant tous les éléments déchaînés.
M. Riquemont avait parlé en agronome, M. Savenay
s’exprimait en poète ; Louise sentit, en l’écoutant, son effroi
se changer en un sentiment exalté de religieuse admiration.
D’ailleurs, la voix de Savenay couvrait celle de la tempête, et
déjà ce n’était plus l’orage qui la troublait ainsi, cette enfant.
Cependant la nuée creva ; comme l’avait prévu
M. Riquemont, il y eut une décharge de grêle, telle que les
naturels ne se rappellent pas avoir jamais vu rien de pareil
en ces contrées. Ce fut une averse de cailloux blancs et drus
qui tomba, durant près d’un quart d’heure, avec une fureur
inouïe.
Louise contemplait ce grand désastre avec une émotion
douloureuse ; elle pensait à ses fermiers, à ses paysans, aux
pauvres gens de ses domaines, aux misères du prochain hi-
ver.
— Là finit la poésie, dit-elle tristement en montrant à
M. Savenay les ravages de l’ouragan.
— Et commence la bienfaisance, ajouta le jeune homme,
qui avait deviné les pensées qui la préoccupaient.
En moins de cinq minutes, le sol fut enseveli sous un
ciment de grêlons si épais et si dur, qu’il en resta jusqu’au
soir des vestiges. La foudre continuait de gronder, le vent
fracassait les grands arbres. Les ardoises du toit tourbillon-
naient dans l’air, les volets battaient les murs, le château
semblait devoir à chaque instant être emporté par la tour-
mente. Louise et Savenay se tenaient silencieux, Louise par-
fois encore tressaillant d’épouvante, mais aussitôt rassurée
par le regard affectueux qui veillait sur elle ; il y avait même

– 121 –
dans l’appréhension d’un danger commun quelque chose qui
ne lui déplaisait pas, elle y trouvait un charme mystérieux
qu’elle eût été fort embarrassée d’expliquer.
Enfin l’orage s’apaisa, la nuée s’éclaircit, et le soleil,
sans paraître encore, y sema des trouées d’azur. Les vents
s’étaient calmés, le tonnerre s’éloignait, le ciel versait dou-
cement une pluie tiède et menue, comme pour guérir les
blessures que la grêle avait faites. L’air était frais et sonore ;
déjà les oiseaux chantaient sous la feuillée, l’horizon fumait,
de toutes parts s’exhalait l’enivrant parfum de la terre mouil-
lée par l’orage. Louise partageait le sentiment de bien-être et
de délivrance répandu sur la nature entière, le premier rayon
qui perça les nuages descendit aussitôt dans son cœur. Sa-
venay, silencieux comme elle, la contemplait avec un intérêt
grave et tendre. Ils demeurèrent longtemps ainsi. Puis ils
causèrent, et tout ce que disait ce jeune homme arrivait à
Louise comme un écho de ses pensées. Ils parlaient de
choses et d’autres, une conversation brisée, charmante dans
ses hasards. Louise s’était tant de fois entendu railler par
M. Riquemont, qu’elle avait fini par douter d’elle-même et
par se dire que son mari avait raison peut-être. Elle comprit
enfin que le monde de ses sentiments, de ses idées et de ses
rêves, ce monde que M. Riquemont, en ses jours de gaieté,
appelait l’hôpital des fous, existait quelque part, et que du
moins son âme n’était pas seule à l’habiter. Pour la première
fois, elle trouvait à changer son or ; elle découvrait pour la
première fois que c’était de l’or en effet.
— Il a pourtant fallu cet orage pour vous ramener au
château, dit Louise en souriant ; mon mari vous grondera,.
Monsieur, car vraiment vous avez été cruel envers lui. Sa-
vez-vous qu’on vous a attendu ici tout un jour et que tout

– 122 –
était prêt pour vous recevoir ? Il est vrai, ajouta-t-elle, que ce
n’est pas bien gai, le château de Riquemont.
— Madame, répliqua Savenay, je n’ai vraiment été cruel
qu’envers moi-même. Les prévenances de M. Riquemont me
sont allées droit au cœur, croyez qu’il m’eût été doux de
pouvoir y répondre ; mais le pouvais-je sans démériter de
M. Herbeau, sans affliger cet excellent homme qui vous aime
et que vous aimez ? Toute affection vraie est ombrageuse,
inquiète et jalouse ; vous-même, Madame, n’auriez-vous pas
souffert de voir un étranger usurper en ces lieux les droits
d’une vieille amitié ?
Louise remercia par un regard ; ces paroles avaient ré-
pondu à tous les nobles instincts de son cœur. Le nom de
M. Herbeau une fois prononcé, on parla du bon docteur,
Louise avec tendresse, Savenay avec toute sorte de respect
et de bienveillance. Puis, par je ne sais quelle transition, la
conversation alla s’égarer sur les rivages de la Creuse. Ils re-
grettaient ces bords heureux, ils en parlèrent avec amour.
Savenay récita les vers qu’un poète, leur compatriote, adres-
sa, exilé comme eux, à la rivière de ce doux pays ; lorsqu’il
arriva à ces deux vers :

Le bonheur était là, sur ce même rocher


D’où nous sommes partis tous deux pour le chercher.

Louise se troubla et ses yeux se remplirent de larmes. Ils


s’entretinrent aussi de cette jeune sœur qui avait été tout
d’abord un mystérieux lien entre eux. Louise écouta, comme
au premier jour, avec un avide intérêt, le douloureux poème
de cette languissante jeunesse. Il se trouva que le coin de
terre où avait été élevé M. Savenay avoisinait presque le

– 123 –
domaine de Marsanges, où Louise avait passé les meilleurs
jours de son enfance. Ils avaient dû boire aux mêmes
sources, gravir les mêmes coteaux, s’asseoir sous les mêmes
ombrages. Ils auraient pu se rencontrer aux alentours ; mais
Louise n’était encore qu’une enfant, qu’il allait déjà, loin des
champs paternels, demander au travail les secrets de la
science. Comme Louise semblait s’étonner qu’aimant ainsi le
sol natal, ce jeune homme s’en fût exilé pour venir se fixer à
Saint-Léonard, il raconta que sa mère était née à Saint-
Léonard, et que sa dernière ambition était de pouvoir ache-
ver la vie où elle l’avait commencée. D’ailleurs, ajoutait Sa-
venay, les braves gens qui nous ont vus naître nous voient
toujours avec des lisières, et il est moins difficile d’être pro-
phète que médecin en son pays.
Comme ils devisaient de la sorte, arriva M. Riquemont,
en sabots, crotté jusqu’à l’échine ; ajoutez d’une humeur de
dogue. Ces dispositions chagrines ne tinrent pas contre la
présence du jeune docteur. Aussitôt qu’il l’aperçut, le rustre
poussa, en signe de joie, un effroyable jurement, et lui serra
les mains à les briser.
— Comment se porte votre cheval ? s’écria-t-il ; j’ai trois
de mes poulains qui viennent d’attraper un écart, mes trois
chéris, la fleur de mon haras : Manuel, Benjamin et le dernier
des Beaumanoir. N’en dites rien à M. Herbeau, il l’écrirait à
la Gazette : Manuel et Benjamin s’en relèveront peut-être,
mais le petit Beaumanoir est bien malade. Quel orage, mes
enfants ! tout a été broyé, coupé, haché comme chair à pâté.
Ma ferme de Gros-Rois a croulé comme un château de
cartes ; au Coudray, trois bœufs ont été écrasés dans leur
étable. Le tonnerre a mis le feu à mes granges de Saint-
Herblain. Pas une cloche dans mes melonnières, pas un car-
reau de vitre dans mes domaines qui ne soit en mille mor-

– 124 –
ceaux. C’est un désastre dont on n’a pas d’exemple. Loui-
son, nous n’irons pas en Italie cet automne, et nous ne rece-
vrons pas le prochain hiver : nous nous occuperons de nos
pauvres.
Puis s’adressant au jeune docteur :
— Comment diable, docteur Savenay, vous trouvez-
vous ici par un temps pareil ? Toujours le bienvenu, jeune
homme ! ajouta-t-il en lui tendant la main.
M. Savenay ne put, cette fois, échapper au dîner de
M. Riquemont. Le châtelain traita royalement son hôte ; les
vins les plus exquis furent servis à profusion. Louise ne parut
qu’au dessert. Le repas achevé, on se leva de table pour aller
prendre le café sur le perron. Il faisait une soirée charmante.
Le soleil se couchait tranquille dans sa gloire. Des nuages
blancs et roses se jouaient dans l’azur du ciel, comme une
troupe folâtre de cygnes et de flamants. Les insectes ailés
bourdonnaient dans l’air du soir ; les hirondelles joyeuses
traçaient de grands cercles autour du château. Une vapeur
transparente, pareille à une gaze d’argent, flottait sur la cime
des arbres, et le feuillage, encore tout meurtri, exhalait ses
plus vertes senteurs. Assise sur le perron, Louise se tenait si-
lencieuse et recueillie. M. Riquemont vidait, en fumant, un
flacon de genièvre. Silencieux comme Louise, M. Savenay
était visiblement souffrant. La pâleur de son visage, qu’il
avait expliquée d’abord par l’émotion de la course, était de-
venue livide : il s’efforçait de sourire et de faire bonne con-
tenance ; mais, par intervalles, ses traits se contractaient
douloureusement, et son front se couvrait de sueur. Louise
l’observait avec inquiétude.
— Jeune homme, vous ne buvez pas, disait
M. Riquemont, chaque fois qu’il remplissait son verre.

– 125 –
— Vous souffrez. Monsieur ? dit enfin madame Rique-
mont.
Savenay essaya de se lever, mais il chancela aussitôt, on
eût dit que le souffle de la mort venait de passer sur son vi-
sage. Louise courut à lui et remarqua avec effroi que son gi-
let était taché de sang. M. Riquemont le prit dans ses bras et
le porta dans la chambre qui lui avait été réservée. Louise
n’osa pas les suivre : elle attendit avec anxiété, donnant des
ordres et veillant à toute chose avec une sollicitude que rien
ne saurait exprimer. Au bout d’un quart d’heure,
M. Riquemont descendit. Ce n’était rien : en luttant contre
son cheval effaré, M. Savenay avait reçu un coup violent
dans la poitrine, et ce coup avait rouvert une blessure mal
fermée ; voilà tout.
— Mais cela est très-grave, dit Louise. Qu’est-ce que
cette blessure ?
— Louison, répondit M. Riquemont, je crois pouvoir af-
firmer que c’est un joli petit coup d’épée. Quelque histoire
galante ! quelque aventure romanesque ! ajouta-t-il en se
frottant les mains de l’air d’un homme qui se connaît à ces
sortes d’affaires.
— Il faut envoyer chercher M. Herbeau, dit Louise.
— C’est inutile, répliqua M. Riquemont ; les loups ne se
mangent pas entre eux. D’ailleurs, Savenay, en homme
d’esprit, a déclaré qu’il se soignerait lui-même.
Louise, accompagnée de son mari, se rendit auprès du
malade. Il était assez calme et ne souffrait que d’une forte
oppression. Il voulut parler ; la jeune femme l’en ayant em-
pêché par un geste charmant, pendant que M. Riquemont
rôdait dans la chambre en sifflant, il lui prit une main qu’il
– 126 –
baisa silencieusement. Louise n’avait jamais senti sur ses
mains d’autres lèvres que celles du docteur Herbeau ; elle se
retira le cœur en émoi. La nuit qu’elle passa fut moins calme
encore que la précédente ; turbulente, agitée, fiévreuse, et
cependant inondée d’un sentiment de bonheur qui en fit une
nuit enchantée. L’aube recommençait, l’aube resplendis-
sante dont nous parlions tout à l’heure. À cette enfant qui
venait de vivre les deux plus belles années de sa jeunesse
près de M. Riquemont, et qui n’avait eu jusqu’alors d’autres
distractions à ses ennuis que la galanterie de M. Herbeau,
d’autres événements dans sa vie que les visites du médecin,
cette journée devait sembler tout un poème. Ce fut un
poème, en effet, qui se chanta dans ce jeune cœur. Au lieu
de chercher le sommeil, elle entretint avec complaisance les
pensées tumultueuses qui veillaient en elle. Elle joua avec
les incidents de ce jour comme elle avait fait une fois avec la
chambre de Savenay. Elle les embellit des rêves de son ima-
gination, comme elle avait paré des fleurs de son jardin les
vases de la cheminée. L’arrivée de ce jeune homme, au plus
fort de l’orage, pâle, défait, ensanglanté ; le danger qu’il
avait couru, ce qu’il avait dû souffrir lorsqu’il causait dou-
cement auprès d’elle ; l’évanouissement sur le perron, cette
blessure rouverte, ce baiser silencieux sur une main trem-
blante, tous ces détails prirent, aux yeux de Louise, une so-
lennité poétique qui ne laissa pas un instant de repos à son
esprit. Ce coup d’épée surtout, dont avait parlé
M. Riquemont, la tint durant toute la nuit dans une préoccu-
pation étrange. Un coup d’épée dans la poitrine ! Et cela
s’appelait une histoire galante, une aventure romanesque !
Elle ignorait pourquoi, mais ce coup d’épée la contrariait,
elle en souffrait, elle en était jalouse ; et cependant, à son in-
su, peut-être n’était-elle pas fâchée qu’il eût reçu ce coup
d’épée : M. Riquemont, lui, n’avait jamais reçu que des

– 127 –
coups de pied de cheval. Louise ne s’endormit qu’au matin,
bercée par une voix qui chantait à son chevet. Elle rêva que
M. Savenay avait été blessé pour elle, et qu’elle s’était faite
sœur grise pour le soigner.
Louise dormait encore, que M. Savenay était sur pied,
faible, il est vrai, mais assez fort, il le croyait du moins, pour
pouvoir retourner à Saint-Léonard. Il craignait d’abuser de
l’hospitalité du château. En l’entendant parler de la sorte,
M. Riquemont entra dans une épouvantable colère et jura
qu’il mettrait, plutôt le feu à tous ses domaines que de lais-
ser partir ainsi son hôte. Il était de bonne foi dans son affec-
tion pour Savenay ; d’un autre côté, il se faisait une fête de
montrer au docteur Herbeau son rival installé au château.
Au reste, dans l’état de santé où se trouvait M. Savenay, il
n’était guère possible qu’il retournât à la ville, soit à pied,
soit à cheval ; et les sentiers abîmés par l’orage ne devaient
pas, de quelques jours encore, être praticables pour la car-
riole qui servait de calèche au châtelain dans les grandes so-
lennités. Louise, qu’avaient réveillée les éclats de voix de
M. Riquemont, était venue prendre part à la discussion ; elle
se rangea timidement de l’avis de son mari.
— Qui vous presse ? dit celui-ci ; vos malades n’en
mourront pas. Vous avez ici bonne table et bon gîte. Il faut
que j’aille aujourd’hui à la foire de Pouligny. Vous tiendrez
compagnie à ma femme. Cette petite s’ennuie quand elle est
seule. N’est-ce pas, Louison, ajouta-t-il en lui pinçant la joue,
que tu t’ennuies quand tu n’as pas ton petit Riquemont ?
— Mais, mon ami, dit Louise, qui s’effrayait instinctive-
ment à l’idée de demeurer seule avec ce jeune homme, ne
sauriez-vous vous dispenser de vous absenter aujourd’hui ?
Je crains que monsieur ne s’ennuie.

– 128 –
— Me dispenser d’aller à la foire de Pouligny ! s’écria
M. Riquemont ; la plus belle foire de chevaux du départe-
ment !… Le docteur ne s’ennuiera pas avec toi : pas vrai,
docteur ? Manquer la foire de Pouligny ! c’est comme si
Monsieur le curé manquait la messe le dimanche.
En disant cela, il s’attachait autour du corps une cein-
ture de cuir garnie de gros écus sonnants, passait sur son
habit une blouse bleue à passements rouges, et s’armait d’un
gros bâton ferré qu’il portait aux foires en guise de cravache.
Son cheval de bataille l’attendait sur la terrasse : il serra la
main de Savenay, et partit en promettant de revenir le soir.
Ce fut encore un heureux jour. Louise emmena Savenay
visiter avec elle les métairies voisines qui avaient le plus
souffert de l’orage. Faibles tous deux et souffrants, ils mar-
chaient d’un pas lent, non sans des haltes fréquentes le long
des sentiers couverts. Ils purent s’assurer par eux-mêmes
des dégâts causés par la foudre et la grêle. M. Riquemont
n’avait rien exagéré. Ils aperçurent au loin la ferme de Gros-
Bois qui n’était plus qu’un monceau de ruines. Louise, sur
son passage, essuya plus d’une larme, fit renaître l’espoir
dans plus d’un cœur découragé. Elle était bonne pour ses
paysans, et tous l’aimaient. Tous semblèrent heureux de la
voir au bras de ce beau jeune homme qui l’accompagnait :
les petits enfants de Saint-Herblain lui demandèrent, en la ti-
rant par sa robe, si elle avait changé de mari. La journée se
passa ainsi, çà et là, sous les toits de chaume. Ils partagèrent
gaiement le repas rustique et émiettèrent le pain bis dans le
lait fumant. Savenay se prêtait à tous ces enfantillages avec
une grâce dont sa gravité naturelle relevait singulièrement le
prix. Il y avait un mariage au Coudray : Louise et Henri res-
tèrent quelques instants à voir danser la noce dans une
grange. Ils attendirent pour retourner au château que le so-

– 129 –
leil eût amorti l’ardeur de ses rayons. Ils revinrent, causant
des misères qu’ils avaient soulagées, admirant les jeux de la
lumière dans le feuillage et sur les coteaux, comparant les
sites de la Vienne avec les aspects de la Creuse,
s’entretenant des livres aimés, des poètes préférés, mêlant
ainsi dans une conversation sans fin leur cœur, leur esprit et
leur âme. Louise s’enivrait, sans crainte, d’un plaisir tout
nouveau pour elle. Comment se serait-elle défiée du charme
de ces chastes entretiens ! Elle ne savait rien de l’amour ;
jamais une pensée mauvaise n’avait terni la pureté de sa
jeunesse. Elle ignorait, voici quelques jours à peine, sous
quelle influence s’effeuillait la couronne de son printemps, et
maintenant elle s’épanouissait aux rayons vivifiants, sans
savoir ni se demander d’où lui venaient la chaleur et la vie.
Leur retour ne précéda que de quelques minutes celui
de M. Riquemont. Le châtelain revint en belle humeur. Il
avait fait des affaires d’or ; et, comme ces sortes d’affaires ne
se traitent pas sans de copieuses libations, M. Riquemont
était à peu près ivre. À peine arrivé, il demanda son lit, but
un verre d’absinthe et alla se coucher. Ce retour de son mari
ramena Louise au sentiment de la réalité et termina assez
prosaïquement cette poétique journée. Pour la première fois
elle comprit nettement quel homme c’était là et combien
était lourde la chaîne qu’elle portait. Elle tomba dans une
tristesse que Savenay n’essaya pas de dissiper. Tous deux
restèrent silencieux le reste de la soirée. Près de se retirer, il
arrêta sur Louise un regard où se peignait une sympathie
douloureuse ; par un brusque mouvement, elle lui tendit la
main sans rien dire : il la pressa gravement et sortit.
Le lendemain était jour de visite du docteur Herbeau.
Sur le coup de midi, Colette trottinait dans l’allée de parc, où
M. Riquemont se promenait depuis une heure. Aussitôt qu’il

– 130 –
l’aperçut, Aristide mit pied à terre et salua le châtelain, qui
lui rendit poliment son salut. Colette, la bride sur le col, ga-
gna l’écurie d’un pas guilleret.
— Votre jument boite, dit M. Riquemont.
— Je le sais, Monsieur, répondit le docteur en soupirant.
Il le savait depuis quelque vingt ans.
— C’est dommage, ajouta M. Riquemont, car c’est une
jolie bête.
— Monsieur, dit le docteur, nous n’avons pas sujet de
rire. Un grand malheur vient de frapper la ville de Saint-
Léonard, nous sommes tous plongés dans une consternation
que vous partagerez sans doute.
— Pardieu ! Monsieur, s’écria M. Riquemont, j’ai bien le
temps de m’intéresser aux malheurs de Saint-Léonard ! Sa-
vez-vous ce qui m’arrive ? Ma ferme de Gros-Rois Bois est
écroulée ; j’ai trois bœufs écrasés, deux granges brûlées,
trois chevaux sur le flanc. Par-dessus le marché, ma femme
est malade depuis deux ans, et vous êtes son médecin. Que
Saint-Léonard s’arrange ! S’il s’agit de souscription, merci ;
je ne donnerai pas un rouge liard. Je me suis ruiné pour les
Grecs.
— Monsieur, dit le docteur, nous avons tous souffert de
cet affreux orage, moi-même j’ai vu mon kiosque emporté
par un coup de vent et précipité dans la Vienne. Le tonnerre
s’est introduit dans mon salon par la cheminée de la cuisine
et s’est échappé par la fenêtre, après avoir saccagé ma vais-
selle et tordu indignement tous les instruments de ma
trousse. Jour funeste ! Plût à Dieu que nous n’eussions pas
de plus grand désastre à déplorer !

– 131 –
— Ah, çà ! Monsieur, où voulez-vous en venir ? s’écria
M. Riquemont avec impatience. Madame Herbeau est-elle
morte ?
— M. Savenay, ce grand médecin, cet aimable jeune
homme qui avait su vous plaire, vient d’être enlevé prématu-
rément à la science et à ses amis : M. Savenay n’est plus.
— Il n’est plus ! s’écria M. Riquemont.
— Il n’est plus ! répéta le docteur Herbeau. Le jour de ce
fatal orage, on a vu, dans la matinée, ce jeune imprudent
sortir à cheval de la ville ; on ne l’a pas vu revenir, et ce ma-
tin nous avons reçu la nouvelle que son cadavre a été re-
trouvé dans la Vienne, près du moulin de Champ fleuri.
— Vous avez la chance,. Monsieur, dit le châtelain : les
dieux sont pour vous.
— Monsieur, veuillez croire à la sincérité de mes re-
grets, s’empressa de répondre Aristide.
— Ces regrets vous honorent, je m’y associe de grand
cœur. C’était un brave jeune homme que j’aimais beaucoup.
Je n’oublierai jamais le déjeuner que j’ai fait chez lui : il trai-
tait bien, son vin était meilleur que le vôtre ; mais enfin,.
Monsieur, c’était pour vous un rival, un rival dangereux,
j’ose le dire.
— Je n’ai jamais souhaité la mort de personne ! s’écria
le docteur Herbeau.
— Sans doute ; il ne faut pas pourtant être ingrat envers
le ciel lorsqu’il veut bien se charger lui-même du soin de nos
intérêts. Vous ne vous êtes pas dissimulé, n’est-ce pas ? que
l’établissement de M. Savenay en ce pays vous était on ne

– 132 –
peut plus préjudiciable. Il ne s’agissait, croyez-moi bien, que
de la ruine de votre maison.
— Monsieur…
— Je mets de côté la question de mérite ; je fais plus,
j’admets, avec vous, votre supériorité : vous n’en étiez pas
moins perdu, Monsieur. Rappelez-vous l’histoire de ce jeune
médecin de Montpellier que vous m’avez racontée vous-
même, ici dans cette allée, le jour de la consultation. Save-
nay était jeune et beau, vous n’auriez pas tenu longtemps
contre ces deux avantages. Comptez plutôt les défections
que vous avez essuyées en moins d’un mois. Je ne nomme-
rai que madame d’Olibès, il en est vingt autres que je pour-
rais citer. Je ne vous cacherai pas que ce jeune homme plai-
sait singulièrement à ma femme.
— Quoiqu’il en soit. Monsieur, répliqua le docteur Her-
beau, je déplorerai toujours le coup affreux qui vient de le
frapper.
— Qui vous parle, Monsieur, de vous en réjouir ? Je dis
seulement que la vie du docteur Savenay était la mort du
docteur Herbeau.
— Il est bien vrai, dit Aristide en soupirant, que ce mal-
heureux jeune homme était l’espoir de mes ennemis. Plût à
Dieu qu’il vécût encore ! ce n’est pas ainsi que je devais
triompher de leur orgueil.
— Oui, sans doute, reprit M. Riquemont, plût à Dieu
qu’il vécût encore ! Je l’aimais, moi ; il buvait sec. Mais
avez-vous songé, Monsieur, à la destinée que ce jeune
homme préparait à Célestin ? car vous êtes père, Monsieur,
vous avez un fils. Vous n’êtes pas de ces gens qui peuvent
jeter gaiement leur bonnet par-dessus les moulins, en
– 133 –
s’écriant : Après moi la fin du monde ! Que serait devenu Cé-
lestin ?
— Il est certain, dit le docteur Herbeau, que cet infortu-
né jeune homme avait compromis l’avenir de mon cher en-
fant.
— N’en doutez pas : Savenay vivant, Célestin n’aurait
pu recueillir le fruit des labeurs de son père. Tenez, papa
Herbeau, nous sommes souvent en contradiction l’un avec
l’autre. Nous n’avons pas les mêmes opinions politiques ;
vous êtes vif, emporté, même un peu colère. De là des dis-
cussions qui dégénèrent aussitôt en disputes. Mais au fond,
papa, nous nous aimons ; vous avez beau dire et beau faire,
vous êtes un brave homme : votre famille m’intéresse. J’ai
toujours eu de la sympathie pour madame Herbeau, et je
sens là quelque chose pour ce jeune Célestin. Eh bien, fran-
chement entre nous, il ne faut pas trop murmurer de ce qui
arrive.
— Ah ! Monsieur, c’est un grand malheur, c’est une
perte irréparable.
— Que voulez-vous ? nous n’y pouvons rien, et la Pro-
vidence ne nous a pas consultés. Nous pleurerions toutes les
larmes de notre corps, nous nous frapperions la poitrine à
coups de poing, nous nous couvririons la tête de cendres,
que tout cela ne changerait rien à l’affaire. D’ailleurs, ce
pauvre garçon, je ne le connaissais pas, moi : c’est vous qui
me l’avez amené.
— Je ne le connaissais pas davantage, reprit le docteur
Herbeau ; je l’ai vu chez vous pour la première et dernière
fois.
— Vous était-il ami ?
– 134 –
— Pas le moins du monde.
— Parent ?
— À Dieu ne plaise !
— Eh bien ! donc, pourquoi se désoler ? Si nous pleu-
rons les indifférents, que ferons-nous pour nos morts ? Je
vous l’ai dit, vous avez la chance, le ciel vous protège. Et
puis, voyons, sérieusement, est-ce pour la science une si
grande perte ?
— Je n’ai vu qu’une fois ce jeune homme, dit le docteur,
je n’oserais décider…
— Osez, Monsieur, osez : indulgence pour les vivants,
mais justice aux morts. Il me faisait l’effet, à moi, de mieux
s’entendre à la culture des melons qu’à la guérison des ma-
lades, et de vider plus volontiers un verre de vin de Bor-
deaux qu’une question scientifique.
— Il faut bien avouer que sa conversation était quelque
peu frivole.
— L’avez-vous observé pendant la consultation ? Je suis
obligé d’en convenir, vous l’avez roulé, papa.
— Entre nous, dit Aristide en souriant, je crois qu’il
n’était pas très-fort.
— Je crois, moi, que c’était une ganache, dit
M. Riquemont enfonçant résolument ses mains dans ses
poches.
— Vous pourriez bien ne pas vous tromper, s’écria le
docteur en riant.
— C’eût été un fléau pour le pays.

– 135 –
— Il aurait fait beaucoup de mal.
— Et savez-vous, docteur, qu’il était plein de morgue et
d’insolence ? Vous n’ignorez pas comment je l’ai reçu,
quelles avances je lui ai faites. Le drôle est mort sans nous
avoir rendu sa visite de digestion !
— À vrai dire, c’était un jeune homme assez mal élevé :
peu de tenue, point de manières, un laisser aller incroyable !
— Un beau fils !
— Un faiseur d’embarras !
— Tranchons le mot, c’était un faquin.
— Ma foi ! Monsieur, dit le docteur, ce n’était pas
grand’chose de bon.
— Et d’où venait-il ? Je vous le demande. Sa famille, ses
amis, ses antécédents ? Ni vu ni connu. Il s’appelait Henri
Savenay ; qu’est-ce que cela, je vous prie ? Qui connaît les
Savenay ? où les Savenay perchent-ils ? Riquemont, Her-
beau, voilà des noms, à la bonne heure ! Mais Henri Save-
nay !… ne pensez-vous pas que ce devait être quelque en-
fant trouvé ?
— Tout est possible, répondit le docteur.
— Tenez, papa, voulez-vous que je vous parle à cœur
ouvert ? Voulez-vous que je vous dise toute mon opinion ?
— Monsieur, vous me ferez plaisir.
— Eh bien !… dit M. Riquemont à voix basse, en se pen-
chant à l’oreille du docteur.

– 136 –
Il s’interrompit et regarda autour de lui pour s’assurer
qu’on ne pouvait l’entendre.
— Eh bien ? demanda le docteur effaré.
— Eh bien,. Monsieur, mon opinion est que c’était un
espion du gouvernement.
— Je crois. Monsieur, que vous allez trop loin, s’écria le
docteur Herbeau ; nous devons respecter les morts et ne
point accuser qui ne peut se défendre.
— Je soutiens, répliqua M. Riquemont, que ce jeune
homme n’était pas plus médecin que vous et moi. Est-il na-
turel qu’un homme libre vienne exercer une profession indé-
pendante dans un pays où il ne connaît personne, où per-
sonne ne le connaît ? Comment expliquez-vous qu’ayant à
choisir dans les quatre-vingt-six départements, il ait mis pré-
cisément le doigt sur Saint-Léonard ? Voilà longtemps, Mon-
sieur, que les opinions avancées de Saint-Léonard inquiètent
le pouvoir ; le pouvoir, sachez-le bien, a les yeux sur Saint-
Léonard ; je pense, moi, que ce Savenay était un envoyé du
pouvoir.
— Au fait, on aurait vu des choses plus étonnantes que
celle-là, dit Aristide en hochant la tête.
— Vous voyez donc bien, monsieur, que la mort de cet
homme n’est pas un si grand malheur que vous le prétendiez
d’abord ; je veux que ce soir, à dîner, nous vidions ensemble
un vieux flacon, en signe de réjouissance.
À ces mots, comme ils venaient de monter les marches
du perron, M. Riquemont ouvrit la porte du salon et poussa
en avant le docteur Herbeau, qui aperçut Louise et Savenay
assis l’un près de l’autre et causant.

– 137 –
Peut-être n’a-t-on pas oublié l’effet que produisit, un
soir, sur le docteur Herbeau la carte du docteur Savenay.
Certes, ce fut pour Aristide un rude moment à passer : Jean-
nette a raconté souvent qu’elle n’avait pas vu deux fois son
maître dans un état pareil. Eh bien, la terreur qu’alors il
éprouva, terreur bien légitime, bien cruellement justifiée,
puisque c’est à partir de cette heure fatale que l’astre des
Herbeau pâlit et déclina, fut une frayeur d’enfant, comparée
à celle qu’il ressentit en apercevant son rival assis auprès de
Louise, dans le salon du château de Riquemont. Le diable en
personne l’eût frappé de moins d’épouvante. Son chapeau et
sa cravache échappèrent de ses mains défaillantes, il demeu-
ra debout, immobile, les pieds vissés, rivés, scellés au par-
quet. M. Riquemont se tenait derrière lui, les bras croisés,
souriant d’un sourire satanique. Louise et Savenay s’étaient
levés et regardaient d’un air. Étonné étonné.
— La chose est facile à dire, s’écria enfin M. Riquemont.
Docteur Savenay, on vous croit mort à Saint-Léonard,
M. Herbeau me racontait, en venant, qu’on a repêché votre
cadavre dans la Vienne, près du moulin de Champfleuri. Le
brave homme pleurait en me faisant ce récit lamentable ; et
moi, je n’avais garde de le détromper, tant je jouissais de ces
larmes qui vous honoraient tous deux. En vous apercevant,
plein de vie et de santé, dans ce salon, près de ma femme, la
surprise, la joie, le saisissement… Allons ! papa, ne vous gê-
nez pas, lâchez la bride à vos transports, jetez-vous dans les
bras de votre confrère.
En parlant ainsi, il le poussait vers Savenay, qui, fort
embarrassé lui-même, ne savait quelle contenance faire.
— Oui, balbutia le docteur Herbeau qui se sentait mou-
rir de jalousie, de stupeur et de honte, oui, la surprise, la joie,

– 138 –
le saisissement… Je vous croyais mort… Souffrez, jeune
homme, que je vous embrasse.
— Ce tableau m’attendrit jusqu’aux larmes, s’écria
M. Riquemont. Ah ! docteur Savenay, vous pouvez vous flat-
ter d’avoir un ami dans papa Herbeau. Embrassez-vous en-
core, car je ne sais rien de plus beau ni de plus touchant que
deux médecins qui s’embrassent. Jeune homme, si vous
aviez entendu, comme moi, l’oraison funèbre que
M. Herbeau a prononcée sur votre cadavre, le cantique de
louanges et de regrets qu’il a chanté en votre honneur, vous
seriez satisfait, j’ose l’affirmer.
M. Herbeau eût été plus à l’aise dans un buisson
d’épines ou dans un nid de serpents.
— Non, docteur Savenay, poursuivit le féroce châtelain,
non, vous ne sauriez croire quel ami vous avez là ! Papa
Herbeau n’aurait pas pleuré autrement son fils Célestin.
Comme je cherchais, pour l’éprouver, à déprécier votre mé-
rite et votre caractère, essayant, par des insinuations per-
fides, de l’amener à reconnaître que votre mort était pour lui
une bénédiction du ciel, croiriez-vous que ce patriarche a le-
vé sa cravache et déclaré qu’il m’en frapperait plutôt que de
me laisser parler de la sorte ? Papa, je n’y tiens plus, ajouta-
t-il en ouvrant les bras, souffrez qu’à mon tour je vous em-
brasse. Je veux que nous dînions ensemble pour fêter di-
gnement ce beau jour.
M. Herbeau tenta à plusieurs reprises, mais toujours en
vain, de détourner les persécutions du bourreau. Celui-ci ne
se lassa point de harceler sa victime. Confus et jaloux, blessé
à la fois dans son amour et dans son amour-propre, honteux
de s’être laissé prendre au piège, aiguillonné sans relâche
par le rustre qui s’acharnait à lui comme un taon, Aristide fi-

– 139 –
nit par arriver à un état d’exaspération difficile à décrire. La
meilleure crème s’aigrit. On a vu des moutons devenir enra-
gés. Le cerf aux abois se retourne contre les chiens qui le
poursuivent, et succombe rarement sans en avoir éventré
deux ou trois. Poussé à bout, le docteur Herbeau jura de se
venger : madame Riquemont, qu’avait si longtemps respec-
tée son amour, fut l’holocauste promis à sa vengeance.
— C’est toi, Riquemont, qui l’as voulu ! s’écria-t-il dans
son cœur, en serrant ses poings avec rage.
M. Herbeau s’excusa de ne pouvoir dîner au château ;
et, profitant d’un instant où M. Riquemont causait avec
M. Savenay, qui se préparait, lui aussi, à prendre congé de
ses hôtes, il s’approcha de la jeune femme.
— Louise, lui dit-il à voix basse et d’un ton déterminé, il
faut que je vous voie sans témoins, non pas au château, où
nous pourrions être surpris, mais aux environs. Fixez vous-
même le jour, l’heure et le lieu.
— Mais, cher docteur, répondit Louise en riant, c’est un
rendez-vous que vous me demandez ?
— Oui, Louise, c’est un rendez-vous que je vous de-
mande, répliqua M. Herbeau de l’air le plus sérieux du
monde.
Et comme madame Riquemont réfléchissait et ne ré-
pondait pas :
— Louise, jusqu’à ce jour je ne vous ai rien demandé, dit
Aristide d’un ton de reproche.
— Mon Dieu ! rien de plus simple, dit enfin madame Ri-
quemont, tout étonnée d’avoir pu hésiter un instant à satis-
faire la fantaisie de cet excellent homme ; si ma santé le
– 140 –
permet, j’irai jeudi prochain, dans l’après-midi, visiter mes
pauvres de Saint-Herblain. Venez à la métairie entre quatre
et cinq heures : j’y serai.
— Jeudi prochain, de quatre à cinq heures, à la métairie
de Saint-Herblain, répéta le docteur d’un air mystérieux.
— Est-ce entendu ? dit Louise.
— C’est entendu, répondit le docteur Herbeau.
Un sourire indéfinissable passa sur ses lèvres, et l’âme
de don Juan rayonna un instant sur ce pacifique visage.

– 141 –
CHAPITRE VI

Le soir du même jour, M. Riquemont entra dans la


chambre de sa femme. Il s’étendit, comme de coutume, sur
un canapé ; et, après avoir parlé de choses et d’autres, des
chevaux qu’il avait vendus à la foire de Pouligny, des fureurs
du dernier orage, de ses bœufs écrasés, de sa ferme écrou-
lée, de ses moissons détruites :
— À propos, Louison, dit-il avec un air d’indifférence,
que penses-tu de ce nouveau docteur ?
— Ce que je pense du nouveau docteur ? répondit
Louise, troublée par cette question inattendue, qui semblait
s’adresser aux secrètes préoccupations de son cœur ; je n’en
pense absolument rien.
— Allons donc, ma chère ! tu plaisantes, s’écria
M. Riquemont ; si je te demandais ton avis sur la valeur d’un
pré, ou sur le prix d’une bête à cornes, à la bonne heure !
mais, pardieu ! il s’agit bien ici d’autre chose ! Je te de-
mande, Louison, ce que tu penses du nouveau docteur.
— Quelle étrange insistance ! dit-elle en rougissant, car
dans son innocence alarmée elle craignait déjà de se trouver
coupable ; que répondriez-vous, si je demandais ce que vous
en pensez vous-même ?
— Je répondrais, ma chère, que M. Savenay est fort à
mon goût, que c’est un garçon d’un rare mérite, un jeune
homme simple et modeste, et que je le préfère certainement
à ton Aristide, qui n’est qu’un vieux sot.

– 142 –
— Mon ami, dit Louise, vous êtes sans pitié pour ce
pauvre docteur. Que M. Savenay ait beaucoup de mérite, je
ne le conteste pas ; mais vous oubliez que M. Herbeau me
prodigue depuis deux ans des soins véritablement paternels.
— Paternels ! paternels ! dit M. Riquemont en serrant les
poings : que ces soins soient véritablement paternels, je ne
le conteste pas ; mais tu oublies que, depuis deux ans que le
docteur Herbeau te prodigue des soins véritablement pater-
nels, ta santé ne fait que décroître de jour en jour.
N’aimerais-tu pas mieux des soins moins véritablement pa-
ternels et plus véritablement efficaces ?
— Mon ami, dit Louise qui ne voyait pas bien clairement
où son mari voulait en venir, je ne vous comprends pas. Si je
n’ai pu me rétablir, il ne faut en accuser personne, le docteur
Herbeau moins que tout autre. N’avez-vous pas entendu
M. Savenay lui-même approuver en tout point le traitement
auquel je suis soumise ? Je conçois que vous soyez ennuyé
de me voir souffrir ; mais si cet ennui doit vous rendre in-
juste, je voudrais que ce ne fût pas envers mon pauvre doc-
teur.
— Louison, répondit brusquement M. Riquemont, je ne
suis injuste envers personne, et je persiste à déclarer que
M. Herbeau est un sot, dont je ne voudrais pas même pour
soigner mes poulains malades.
— Je le conçois, répondit Louise ; mais comme jusqu’à
ce jour vous l’avez trouvé assez bon pour soigner votre
femme, je ne sais pas pourquoi vous voudriez aujourd’hui…
— C’est toi qui deviens injuste, ma chère ; tu oublies
que, M. Herbeau ayant été jusqu’ici l’unique docteur de la
contrée, je n’ai pas eu l’embarras du choix. Au reste, il est

– 143 –
bon que tu saches que, si je l’ai préféré au vétérinaire de
Saint-Léonard, c’est moins par amour pour ta santé que par
respect pour ta personne.
— Mon ami, dit Louise, je vous remercie.
— Mais à présent, Louison, c’est autre chose ! Voilà qu’il
nous arrive enfin un nouveau docteur, un docteur de Paris,
celui-là, un enfant de la jeune médecine, qui a suivi les pro-
grès de la science, et nous apporte les nouvelles découvertes
de l’art. Puisque M. Herbeau, avec son grec et son latin, avec
ses phrases poudrées à frimas, n’a pu déterminer encore une
amélioration dans ton état, je crois qu’il serait sage et con-
venable de recourir à d’autres remèdes, d’essayer d’un sys-
tème nouveau ; en un mot, dans ma sollicitude, que tu
n’apprécies point assez, je viens te proposer d’en finir avec
M. Herbeau et de mettre à l’épreuve le talent de M. Savenay.
À cette proposition, Louise tressaillit d’effroi. Soit que le
trouble de son cœur se fût trahi déjà et que son mari cher-
chât à le surprendre, soit que M. Riquemont parlât sérieu-
sement et fût décidé à remplacer le vieux médecin par le
jeune, les deux cas étaient également embarrassants pour
Louise, qui n’entrevoyait ni dans l’un ni dans l’autre de
grands motifs de sécurité. Toutefois, il faut le dire à la gloire
de la pauvre enfant, elle s’effrayait moins des soupçons qui
pesaient peut-être sur son innocence, que des dangers réels
qui la menaçaient. L’idée que M. Savenay pourrait venir au
château aussi fréquemment que l’avait fait le bon Aristide la
frappait d’une instinctive épouvante. Louise était d’ailleurs
sincèrement attachée au docteur Herbeau, et son cœur ne
pouvait se résoudre à congédier ce vieil ami, dont la ten-
dresse avait distrait si souvent les ennuis d’une tristesse

– 144 –
amère. Madame Riquemont fut donc de bonne foi dans la
chaleur qu’elle mit à repousser la proposition de son mari.
— Mon ami, s’écria-t-elle vivement, vous n’y songez
pas. Quitter M. Herbeau que nous connaissons depuis deux
ans, un homme de cœur, un ami sûr et dévoué, le quitter
sans motif, pour M. Savenay que nous connaissons à peine !
vous-même ne le voudriez pas. Que M. Savenay soit un sujet
distingué, un médecin habile, je vous l’accorde ; mais n’est-
ce pas une raison de plus pour conserver M. Herbeau,
puisque M. Savenay, dont vous reconnaissez le mérite, a
rendu un hommage éclatant à celui que vous dénigrez ?
Qu’est-ce donc que cette humeur irascible que vous nourris-
sez contre M. Herbeau ? Vous êtes sans pitié pour ses ridi-
cules ; tous, tant que nous sommes, n’avons-nous pas les
nôtres ? Mon ami, ayez quelque indulgence. Je vous livre
bien volontiers Colette, mais, de grâce, laissez-moi mon doc-
teur, ajouta-t-elle en souriant.
— Voilà bien comme vous êtes toutes, s’écria le campa-
gnard qui interprétait dans le sens de sa jalousie la résis-
tance de Louise ; voilà comme vous êtes toutes ! répéta-t-il
en se levant. Si je vous proposais de conserver M. Herbeau,
vous pleureriez pour avoir M. Savenay. Eh bien, je vous dis,
moi, que M. Savenay sera votre docteur. Pensez-vous qu’il
me soit agréable d’entretenir ici une vieille perruque qui
n’est bonne à rien ? de payer deux visites par semaine,
d’avoir un âne à ma table, une bourrique dans mon écurie, et
vous malade, par-dessus le marché ? Non, de par tous les
diables ! Vous me demandez ce que j’ai contre votre Her-
beau : je vous demande, moi, ce que vous avez contre mon
Savenay. Parce qu’il ne vous crible pas de compliments, qu’il
ne fait pas la roue devant votre soleil, qu’il ne roucoule pas
autour de vous comme ce gros pigeon d’Aristide, ce jeune

– 145 –
homme ne vous plaît pas ? J’en suis fâché ! il me plaît, à moi,
et charbonnier est maître en sa maison.
— Encore une fois, dit Louise les larmes aux yeux, mon
ami, vous n’y songez pas ; réfléchissez un instant, et vous
comprendrez que, lors même que M. Herbeau serait tout
aussi déplaisant que vous le prétendez, ce qui n’est pas, il
faudrait encore lui conserver ses droits.
— Qu’est-ce à dire ? demanda brutalement
M. Riquemont.
— Il est des circonstances où nous devons savoir sacri-
fier nos sympathies ou nos antipathies aux exigences du
monde, et de toute façon il serait peu convenable que les as-
siduités de M. Savenay succédassent ici à celles de
M. Herbeau.
— Qu’est-ce à dire, Madame ? répéta M. Riquemont
d’une voix tonnante.
Louise rougit, se tut ; puis enfin, faisant un pénible effort
sur sa timidité :
— Je veux dire, mon ami, répondit-elle, que la sollici-
tude que vous semblez avoir pour ma santé me touche vi-
vement, mais que je désirerais vous voir aussi jaloux du soin
de ma réputation. Je veux dire que vous êtes rarement au
château, que M. Savenay est jeune, et que le monde est mé-
chant.
— Madame, répliqua M. Riquemont d’un ton senten-
cieux, la réputation est à la vertu ce que la physionomie est
au cœur, et vous savez qu’il y a des physionomies men-
teuses. Pour ce qui est de la rareté de ma présence au châ-
teau, j’y suis encore assez souvent pour ne rien perdre de ce

– 146 –
qui s’y passe ; et quant à la jeunesse de M. Savenay, je con-
viens avec vous que les vieux sont beaucoup plus com-
modes.
Là-dessus, M. Riquemont se retira, laissant Louise à sa
douleur, à son effroi et à ses réflexions ; car les dernières pa-
roles de son mari étaient une énigme pour elle, et vainement
elle essaya d’en pénétrer le sens.

– 147 –
CHAPITRE VII.

Décidément, M. Riquemont était jaloux. À partir du jour


où il avait surpris le docteur Herbeau aux genoux de Louise,
lui baisant les doigts et la comparant à Vénus, ç’avait été
chez lui une idée fixe que le docteur Herbeau faisait la cour à
Louison. Les gens que les idées visitent rarement se jettent
avec avidité sur celles que le hasard leur présente ; ils s’y at-
tachent, s’y cramponnent, et s’en dessaisissent difficilement.
M. Riquemont avait d’autant mieux accueilli celle-là, qu’elle
rôdait depuis longtemps autour de son cœur, et qu’il était
déjà, à son insu, familiarisé avec elle. Il avait commencé par
en rire ; mais ses soupçons, à peine éveillés, s’étaient
presque aussitôt changés en certitude. Une fois sur la piste,
le fin renard s’était tenu en observation, ne perdant pas de
vue Aristide, épiant ses moindres gestes, commentant ses
moindres paroles, toujours présent à ses visites ; et, bien que
de son côté le docteur se tînt prudemment sur ses gardes,
chaque visite avait illuminé d’un nouveau trait de lumière
l’esprit clairvoyant du rusé châtelain.
Le premier mouvement de M. Riquemont avait été de
provoquer Aristide, et de lui passer d’abord son grand sabre
à travers le ventre. Mais la prévoyante nature avait pris soin
de mitiger la férocité de cette âme par une forte dose
d’amour-propre ; la crainte de jouer un rôle ridicule lui con-
seilla d’attendre, de se venger sans éclat et sans bruit. Il sa-
vait d’ailleurs à quoi s’en tenir : tout en s’exagérant les cou-
pables intentions d’Aristide, il savait que le mal n’était pas
allé loin ; et je dois dire, à la honte de cet homme abomi-

– 148 –
nable, qu’il puisait ses motifs de sécurité moins dans la vertu
que dans la santé de sa femme.
Au point où en étaient les choses, la position pouvait
sembler embarrassante. Après l’avoir suffisamment abreuvé
d’amertumes et de déboires de tout genre, il s’agissait de
trouver un prétexte honnête pour jeter M. Herbeau à la
porte. Rien n’était plus simple en apparence ni plus difficile
en réalité. Pour rien au monde l’orgueilleux butor n’aurait
consenti à s’avouer jaloux du vieux docteur. Reconnaître
une pareille rivalité, en convenir vis-à-vis de sa femme, don-
ner à M. Herbeau la satisfaction de croire qu’il avait pu trou-
bler le grand Riquemont dans sa sécurité conjugale, étaient
autant d’humiliations auxquelles sa vanité répugnait invinci-
blement. Il redoutait surtout de devenir la fable du pays et
de compromettre la belle influence politique qu’il avait con-
quise dans son département. M. Riquemont jaloux du doc-
teur Herbeau ! certes le cas eût été plaisant, et les malins es-
prits de la Vienne en auraient fait des gorges chaudes.
C’était là ce qu’il fallait éviter. Cependant, que résoudre ?
Obliger, à force de mauvais procédés, l’ennemi à se retirer ?
M. Riquemont avait tout épuisé, et le docteur ne semblait
nullement disposé à déserter la place. Surprendre le cou-
pable en flagrant délit amoureux ? Au train dont allaient les
choses, l’occasion pouvait ne se présenter jamais, ou du
moins se faire longtemps attendre. Après de mûres ré-
flexions, M. Riquemont avait pensé que le parti le plus con-
venable était de renvoyer l’amant sous le prétexte du méde-
cin. On sait la façon dont il s’y prit auprès de Louise, com-
ment il aborda la question, de quelle sorte il leva la séance. Il
s’était bien attendu à quelque résistance ; mais il n’avait pas
compté sur une telle obstination. Son humeur jalouse s’en ir-
rita et faillit éclater. Il se retira furieux et ne doutant plus que
sa femme ne fût complice du perfide.
– 149 –
Le grand air le calma et le ramena à des idées plus
saines. Après quelques tours d’allée, il finit par se demander
s’il était vraisemblable que Louise se fût laissé prendre avec
ses vingt ans aux grâces éclopées d’Aristide. Il est vrai qu’en
songeant à l’étrange figure qu’il avait aperçue dans son mi-
roir toutes les fois qu’il s’était fait la barbe, il convenait avec
une impitoyable impartialité que la femme qui avait pu se
résoudre à épouser un pareil visage pouvait, sans beaucoup
déroger, accueillir favorablement les hommages du vieux
docteur. Puis il se rappelait ce qu’il avait entendu conter de
l’influence des médecins sur leurs malades. À vrai dire, il ne
savait trop que croire, qu’imaginer. Ce qu’il y avait de plus
clair, c’est que le docteur Herbeau lui était odieux pour toute
espèce de raisons ; qu’il le haïssait pour son esprit, pour ses
manières, pour ses opinions, pour sa croix d’honneur, pour
sa jument, pour sa culotte courte, pour ses bas de soie, pour
sa perruque, pour ses boucles d’argent ; que tout en cet
homme lui était souverainement antipathique, et qu’enfin il
n’avait rien tant à cœur que de se débarrasser de cet hôte
incommode. Mais là se reproduisait la difficulté dont nous
parlions tout à l’heure. Vis-à-vis de lui-même, M. Riquemont
avait bien un prétexte plausible et plus que suffisant ; mal-
heureusement ce prétexte, l’orgueil lui commandait de le
taire. Vis-à-vis du monde, vis-à-vis de Louise et du docteur
Herbeau, il fallait un autre expédient qu’il pût mettre en
avant sans aventurer la dignité de son caractère. Congédier
l’amant, c’était couronner la victime de myrtes et de roses :
une telle disgrâce équivalait au triomphe le plus beau ; tan-
dis qu’en congédiant le médecin comme convaincu
d’ignorance, M. Riquemont sauvait une défaite à son amour-
propre, perdait son rival dans l’esprit public et le couvrait de
honte pour la fin de ses jours. Mais à cela Louise avait ré-
pondu victorieusement : – Pourquoi vouloir remplacer le

– 150 –
docteur Herbeau par le docteur Savenay, puisque le docteur
Savenay, appelé en consultation a rendu un éclatant hom-
mage au talent du docteur Herbeau ? – Que répliquer ? Le
rustre en perdait la tête.
Le lendemain, il se leva de grand matin ; après avoir vi-
sité ses écuries et ses étables, il fit seller un cheval et partit
pour Saint-Léonard. Il mit pied à terre à la porte de
M. Savenay. Le jeune homme le reçut avec une grave cor-
dialité, sans contrainte, sans empressement.
— Je viens, lui dit M. Riquemont, déjeuner avec vous et
parler d’affaires.
— Je suis tout à vous, Monsieur, répondit le jeune doc-
teur.
On déjeuna ; car partout où se trouvait M. Riquemont,
on dînait ou on déjeunait. Vers la fin du repas, le châtelain
s’accouda sur la table, et après avoir vidé préalablement un
grand verre de vin :
— Jeune homme, dit-il, je vais vous entretenir de choses
graves.
— Monsieur, je vous écoute, répondit M. Savenay en
croisant les bras sur sa poitrine.
M. Riquemont promena lentement sa langue sur ses
moustaches rousses et hérissées comme l’enveloppe d’une
châtaigne.
— Jeune homme, dit-il enfin, que pensez-vous du doc-
teur Herbeau ?
— Je pense, comme vous,. Monsieur, répondit
M. Savenay, que le docteur Herbeau est l’honneur de cette

– 151 –
ville. Je le tiens pour un galant homme ; pour un modèle
d’urbanité, de grâce et de savoir-vivre ; pour un de ces rares
esprits, charmants et naïfs, dont le type s’efface chaque jour
et se perdra bientôt parmi nous ; pour un de ces hommes en-
fin qu’on ne saurait entourer de trop d’estime ni de trop de
respect.
— Excusez du peu ! dit M. Riquemont remplissant son
verre. Et comme médecin ?
— Comme médecin, Monsieur, répliqua M. Savenay, le
docteur Herbeau jouit d’une réputation acquise et justifiée
par vingt ans de nobles travaux. Vous avez entendu ma pro-
fession de foi, le jour où j’eus l’honneur d’être appelé par
vous en consultation au château de Riquemont ; cette pro-
fession de foi, je suis prêt, si vous le souhaitez, à la renouve-
ler à cette heure.
— Ah çà ! mon petit, s’écria le châtelain d’un ton fami-
lier et goguenard, vous me la donnez belle ! Nous ne
sommes point ici en consultation ; gardez ce langage aca-
démique pour une occasion meilleure. Le vin est bon, rien ne
nous presse ; parlons franchement et à cœur ouvert. Voulez-
vous que je vous dise, moi, ce que vous pensez du docteur
Herbeau ? Vous pensez que c’est une vieille bête.
— J’imagine, Monsieur, que vous voulez parler de Co-
lette, répondit froidement le jeune docteur.
M. Riquemont demeura quelque temps interdit sous le
regard glacé de l’amphitryon. Il vida son verre et reprit :
— Voyons, sérieusement, entre nous, pensez-vous ce
que vous dites ?
— J’ai pour habitude de penser tout ce que je dis.

– 152 –
— Eh bien, jeune homme, vous êtes dupe ! s’écria
M. Riquemont en donnant sur la table un grand coup de
poing qui fit vaciller les flacons. Vous êtes dupé dupe, vous
dis-je ! Savez-vous comment le docteur Herbeau, lorsqu’il
vous croyait mort, s’est exprimé hier sur votre compte ? Sa-
vez-vous ce qu’a dit le docteur Herbeau ? Monsieur, le sa-
vez-vous ? Non, vous ne le savez pas, vous ne le saurez ja-
mais, car je n’oserais le redire, je connais trop le respect que
l’on doit à votre personne. Il a dit que vous étiez une ga-
nache.
— Soyez sûr, Monsieur, que le docteur Herbeau n’a pas
dit cela, affirma M. Savenay avec assurance.
— C’est moi qui l’ai dit, répliqua M. Riquemont un peu
troublé, mais pour le lui faire répéter.
— Vous avez eu tort, Monsieur, ajouta le jeune homme
en souriant. Rappelez-vous les paroles du Christ : « Vous ne
tenterez pas votre Dieu. » Mais brisons là. M. Herbeau me
croyait mort, il a pu me juger sévèrement. L’Égypte en fai-
sait autant de ses rois ; j’aurais mauvaise grâce à me
plaindre.
— Mais vous ne savez pas tout ce qu’a dit le vieux scé-
lérat ! s’écria le châtelain avec rage. Il s’est réjoui de votre
mort.
— Permettez-moi de n’en rien croire.
— Il a prétendu que vous n’étiez pas grand’chose de
bon.
— C’est tant pis pour moi.
— Que vous étiez un faiseur d’embarras !

– 153 –
— La chose est possible.
— Un faquin !
— Comme il vous plaira.
- Un espion de la police !
— Cessons, Monsieur, ces enfantillages. Quelle que soit
l’opinion que le docteur Herbeau professe à mon égard, elle
ne saurait modifier en rien celle que j’ai de son esprit, de son
caractère et de son mérite.
M. Riquemont se mordit les lèvres et resta silencieux,
déconcerté par ce ferme langage et par cette digne attitude.
— Jeune homme, reprit-il au bout de quelques instants,
souffrez que je vous adresse une question qui pourra d’abord
vous sembler indiscrète, mais qui vous prouvera le sérieux
intérêt que je vous ai voué. Êtes-vous riche ?
— Ma pauvreté ne doit rien à personne, répondit le
jeune docteur.
— Vous êtes pauvre ?
— Oui.
— Et vous voulez faire fortune ?
— Non.
— De par tous les diables ! vous êtes fou,. Monsieur,
s’écria le châtelain avec humeur. Qu’êtes-vous donc venu
chercher à Saint-Léonard, et quel but vous proposez-vous
ici-bas, si ce n’est l’argent et la fortune ? La fortune, Mon-
sieur ! vous en parlez bien à votre aise. C’est la grande af-
faire de la vie, c’est la vie, la vie tout entière. Que faire en ce

– 154 –
bas monde, si l’on n’y fait fortune ? La fortune ! Ah ! vous
n’en voulez pas. Je la garde ; merci !
— Voyons, Monsieur, où voulez-vous en venir ? deman-
da M. Savenay laissant échapper un geste d’impatience.
— À vous dire. Monsieur, que votre fortune, cette for-
tune que vous dédaignez, est entre mes mains, et qu’il dé-
pend de vous de la voir passer dans les vôtres.
— En vérité, je ne vous comprends pas, dit M. Savenay
d’un air étonné.
— Vous allez me comprendre. Étranger à Saint-Léonard,
vous avez à lutter contre un homme qui, depuis vingt ans, a
l’unique privilège de tuer en ce pays ; on est fait à sa ma-
nière, et, bien que je vous croie fort habile, vous aurez de la
peine à le détrôner. N’oubliez pas son fils qu’il ne va pas
manquer d’appeler à son aide pour l’opposer à vos débuts.
C’est un niais, il réussira ; vous êtes un garçon d’esprit, votre
succès est incertain ; toujours est-il qu’il vous faudra long-
temps attendre, combattre tous les jours avec acharnement,
gagner pied à pied le terrain. Eh bien, moi, je vous offre
l’occasion de rafler sur-le-champ, d’un seul coup, la clientèle
du père et du fils. Cela vous va-t-il ?
— De grâce, expliquez-vous, s’écria M. Savenay, qui de
l’étonnement arrivait à l’ébahissement.
— Je vais m’expliquer, dit M. Riquemont.
Il but un verre de rhum, passa sa main sur ses mous-
taches ; puis, élevant la voix et d’un ton solennel :
— Je suis riche, moi, reprit-il. Mon bon ami, tel que
vous me voyez, j’ai trente petites mille livres de rente au so-
leil. Ajoutez-y une influence politique qui s’étend à vingt
– 155 –
lieues à la ronde. Je représente le parti libéral dans mon dé-
partement. Les tyrans me redoutent, les vicaires tremblent à
ma vue, les jésuites ont juré ma mort. Je corresponds avec le
Constitutionnel.
M. Savenay s’inclina.
— C’est ainsi que j’ai l’honneur de vous le dire, poursui-
vit le châtelain. Je suis roi de la contrée. Je tiens Saint-
Léonard comme une pièce de cent sous dans ma main ; j’en
puis disposer à ma guise. Cela est si vrai, jeune homme, que,
s’il me prenait fantaisie de retirer aujourd’hui la clientèle du
château au docteur Herbeau, le docteur Herbeau n’aurait
pas demain six pratiques dans la ville et aux environs. Me
comprenez-vous maintenant ?…
— Pas du tout, dit M. Savenay.
— Comment, ventrebleu ! vous ne comprenez pas que je
vous aime et vous veux du bien ? s’écria M. Riquemont. Oui,
jeune homme, je l’avoue, je vous aime ; tout me plaît en
vous. Nous avons les mêmes goûts, les mêmes idées, les
mêmes opinions. Je vous ai tout de suite aimé, rien qu’en
voyant votre cheval. Vous m’intéressez : je sais que vous
avez, dans quelque coupe-gorge de la Creuse, une vieille
bonne femme de mère qui vous pleure, une jeune fillette de
sœur qui, faute de dot, ne peut se marier. Eh bien ! votre
vieux Riquemont veut réunir la mère et le fils, donner un
mari à la fille. Docteur Savenay, déclarez que votre confrère
n’entend rien à la maladie de ma femme : dès aujourd’hui, je
congédie le docteur Herbeau, je vous offre la clientèle du
château et vous confie la santé de Louison.
Ayant ainsi parlé, M. Riquemont se frotta les mains d’un
air triomphant et satisfait.

– 156 –
— Je vous comprends,. Monsieur, répondit M. Savenay.,
Croyez que je suis profondément touché de l’intérêt que
vous voulez bien prendre à ma destinée. Vous me voyez
heureux et confus des sentiments affectueux que vous avez
daigné m’exprimer. Quant à la position que vous m’offrez,
j’apprécie, n’en doutez pas, tout ce qu’elle a pour moi
d’honorable et d’avantageux ; mais je ne saurais l’accepter.
— Vous refusez ? s’écria M. Riquemont.
— Je refuse, répliqua M. Savenay.
En cet instant, la conversation fut empêchée par un
épouvantable vacarme qui ébranla tout à coup les vitres du
jeune docteur. C’était un bruit d’instruments tel que les murs
de Jéricho n’en entendirent pas de pareil. S’étant approché
du balcon, M. Savenay aperçut sous ses fenêtres un groupe
de musiciens qui, aussitôt qu’ils le reconnurent, interrompi-
rent brusquement l’ouverture de la Caravane pour attaquer
vigoureusement le grand air de triomphe de la Muette. Une
foule compacte encombrait les boulevards, et quelques cris
de : Vive le docteur Savenay ! éclatèrent çà et là dans les
rangs. M. Savenay se retira du balcon et demanda d’un air
irrité ce que signifiait cette plaisanterie. Son domestique lui
répondit que c’était une sérénade que lui donnait la musique
de la ville. En effet, la nouvelle du retour du jeune docteur,
qu’on avait cru mort, s’étant répandue dans Saint-Léonard,
ses partisans avaient décidé qu’on lui donnerait une séré-
nade en signe de félicitation et de réjouissance, mais, en réa-
lité, à cette seule fin d’humilier le docteur Herbeau.
— Voilà qui m’est souverainement déplaisant, dit
M. Savenay visiblement contrarié. Messieurs, ne sauriez-
vous aller faire plus loin votre tapage ? ajouta-t-il en se mon-
trant à la fenêtre.

– 157 –
Mais sa voix fut étouffée par l’enthousiasme de la
grosse-caisse. L’orchestre se composait de deux trompettes,
de quatre violons, d’un tambour et d’une clarinette. Madame
Saqui, alors en représentation à Saint-Léonard, ainsi que
nous l’avons dit, avait prêté sa grosse-caisse, ses cymbales
et deux chapeaux chinois. Parmi les exécutants, on remar-
quait surtout le gendarme Canon, qui soufflait de toute la
force de ses poumons dans une trompette fêlée. Lorsque
M. Savenay se montra derechef au balcon, il fût salué par
l’air de : Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ?
— Allez tous au diable ! cria-t-il en fermant la croisée
avec colère.
M. Riquemont ne se sentait pas d’aise.
— J’aime à voir les populations honorer ainsi le vrai mé-
rite, dit-il en rouvrant la fenêtre. Jeune homme, laissez mon
cœur, mes yeux et mes oreilles se repaître de ce touchant
spectacle et de cette douce harmonie. Bien ! mes amis, bien !
s’écria-t-il en jetant quelques gros sous que se disputèrent
deux ou trois petits ramoneurs, en criant : Vive monsieur
Savenay ! vive monsieur Riquemont !
— Que diable ! Monsieur, dit le jeune homme, tout cela
n’a pas le sens commun ; si cette scène devait se renouveler,
je quitterais sur-le-champ Saint-Léonard pour ne plus y ren-
trer. Je prétends ne point servir de jouet et de prétexte à la
sottise des méchants. Pour qui me prend-on ici ? Je n’ignore
pas que cette sérénade est un charivari à l’adresse du doc-
teur Herbeau, je tiens à ce qu’on sache que je rougis d’un
pareil hommage.
Cependant la musique allait son train. Pour compléter
l’affaire, une petite fille vêtue de blanc, blonde et rose

– 158 –
comme un chérubin, jambes et bras nus, petits pieds chaus-
sés de brodequins mignons, entra dans la salle à manger et
s’avança gentiment vers le jeune docteur, qui reconnut
Mlle Atala d’Olibès, la fille de la directrice de la poste aux
lettres. Elle tenait d’une main une couronne d’immortelles,
et de l’autre un énorme bouquet de dahlias, si gros que
c’était le bouquet qui semblait porter la belle enfant. Elle
l’offrit à M. Savenay ; puis d’une voix fraîche et argentine
comme le murmure d’un clair ruisseau, elle gazouilla ce
compliment :

Hier, je pleurais votre trépas ;


Mais ce matin, avant l’aurore,
Un dieu me dit : Ne pleure pas,
Monsieur Savenay vit encore.
À ces mots, je cours au jardin
Moissonner les présents de Flore,
Pour les offrir au médecin
Qu’en ces lieux tout le monde honore !
De ces beaux dahlias la fraîcheur
Se flétrira, douleur extrême !
Voici le véritable emblème
Des sentiments de notre cœur.

Et, à ce dernier vers, elle tendit la couronne


d’immortelles au jeune docteur.
— C’est charmant ! ravissant ! étourdissant ! s’écria
M. Riquemont. Je n’ai jamais rien entendu de pareil.
— C’est, en effet, très-joli, dit M. Savenay, qui ne put
s’empêcher de rire.

– 159 –
— Tiens, mon petit ange, voici de quoi acheter des dra-
gées, ajouta M. Riquemont en lui présentant un gros sou tout
souillé de vert-de-gris.
— Est-ce que j’ai besoin de votre argent, gros vilain ? dit
Mlle d’Olibès en lui jetant son morceau de cuivre à la tête.
M. Savenay prit l’enfant sur ses genoux, la caressa avec
bonté, et la renvoya à sa mère, les poches bourrées de frian-
dises et de biscuits.
Près de se retirer :
— Monsieur, dit-elle, voulez-vous que je vous récite une
fable ?

La cigale, ayant chanté


tout Tout l’été,
Se trouva fort dépourvue…

— Va, mon enfant, va, ta poupée t’attend, dit le jeune


homme en la reconduisant par la main jusqu’au bas de
l’escalier. Il est impossible, s’écria-t-il en rentrant, de rien
voir de plus burlesque ni de plus ridicule que ce qui se passe
ici depuis un quart d’heure. J’ai donné ordre qu’on bridât
nos chevaux ; si vous y consentez,. Monsieur, nous irons
faire un tour hors de la ville, car, en vérité, la place n’est pas
tenable.
— Docteur Savenay, dit M. Riquemont, je veux bien al-
ler avec vous faire un tour hors de la ville. Votre modestie
souffre, je le conçois…

– 160 –
— Ma modestie ! s’écria M. Savenay avec emporte-
ment ; ah çà ! Monsieur, êtes-vous complice de tous ces im-
béciles, vous moquez-vous de moi ?
— Calmez-vous, jeune homme, reprit le châtelain ; je
veux dire seulement que ce qui se passe est plus sérieux que
vous ne semblez le croire. Quel que soit le motif qui préside
à ces démonstrations, le moment est favorable pour frapper
un grand coup. Dites un mot, je congédie le docteur Her-
beau, et tout Saint-Léonard est à vous.
— Non, non, mille fois non ! s’écria le jeune homme
frappant du pied le parquet, car il était au bout de sa pa-
tience : ce mot, je ne le dirai point. Je ne veux pas de la for-
tune à ce prix ; et, si vous voulez que je vous parle franche-
ment, j’oserai vous avouer, Monsieur, que je vous juge in-
grat, car les services du docteur Herbeau méritent une autre
récompense que celle que vous leur réservez.
À ces mots, il prit sa cravache, descendit précipitam-
ment l’escalier et sauta sur son cheval, qui l’attendait depuis
quelques instants dans la cour. Suivi de M. Riquemont, il
passa fièrement devant le bruyant orchestre, sans jeter un
regard aux exécutants, qui, en le voyant paraître, avaient en-
tamé, les uns l’ouverture de Lodoïska, les autres la marche
de Moïse.
Une fois hors de Saint-Léonard, le châtelain revint à la
charge, mais vainement : M. Savenay fut inflexible, et tous
deux se séparèrent à mi-chemin de Riquemont, médiocre-
ment satisfaits l’un de l’autre.
M. Riquemont s’en retourna, d’autant plus acharné
contre le docteur Herbeau, qu’il ne savait comment s’y
prendre pour se débarrasser de cet homme. Tout le bien que

– 161 –
lui en avait dit le jeune docteur n’avait fait qu’envenimer son
humeur irascible et jalouse. On se tromperait, d’ailleurs, si
l’on pensait que M. Savenay se fût aliéné en ce jour les
bonnes grâces du châtelain. La nature grossière de
M. Riquemont n’était pas inaccessible au sentiment du juste
et de l’honnête. La noble contenance de notre jeune ami lui
avait singulièrement imposé ; tout en s’irritant de son refus,
le rustre n’avait pu s’empêcher d’en apprécier la délicatesse,
d’en admirer le désintéressement. Mais plus son cœur le
portait vers le jeune médecin, plus il ressentait d’aversion
pour le vieux : M. Savenay, par sa belle conduite, n’avait ré-
ussi qu’à porter un dernier coup à son infortuné confrère.
M. Riquemont éprouvait le besoin de rafraîchir son âme
brûlante par des émotions douces et patriarcales. Avant de
rentrer au château, il s’arrêta dans la prairie où ses chevaux
et ses poulains pâturaient en liberté. Ils étaient tous là, ses
amours, errant ou mollement étendus sur l’herbe, au soleil, à
l’ombre des chênes. À cet aspect, son cœur soulagé se gonfla
de satisfaction, son regard rayonna d’orgueil. Il resta long-
temps au milieu d’eux, comme un pacha dans son harem, al-
lant de l’un à l’autre, de celui-ci à celui-là, les flattant de la
main, leur parlant, les baisant au front, les examinant des
pieds à la tête avec une sollicitude amoureuse. À sa voix
bien connue, les poulains familiers accouraient en bondis-
sant, puis s’échappaient brusquement en gambades char-
mantes ; tandis que, sur son passage, les chevaux, couchés
sur le gazon, allongeaient le col et tournaient vers lui leurs
grands yeux caressants. Ils avaient tous un nom de son
choix. Or, la chose est assez curieuse pour valoir la peine
d’être contée. Croirait-on que ce diable d’homme, comme
s’il eût voulu fondre en une seule les deux passions qui par-
tageaient sa vie, l’hippomanie et le libéralisme, avait choisi à
chacun de ses élèves un parrain parmi les membres de
– 162 –
l’opposition ! En un mot, pour baptiser ses chevaux, il s’était
servi du tableau de la chambre des députés en guise de ca-
lendrier. Chaque animal était nommé suivant son mérite.
Aux plus fringants, aux plus ardents, aux plus vigoureux, aux
plus aimés enfin, appartenaient les noms les plus formi-
dables de l’extrême gauche. Ceux qui venaient ensuite, d’un
sang moins généreux, d’une race moins pure, représentaient
les consciences douteuses et les flottantes opinions. Enfin,
comme il se trouvait dans le nombre quelques anciens servi-
teurs, fourbus ou couronnés, dont on tolérait la vieillesse,
ceux-là portaient les noms de l’extrême droite. Grâce à cette
ingénieuse invention, M. Riquemont en était arrivé à identi-
fier les filleuls avec les parrains, de telle sorte qu’aux jours
de visite, en parcourant les rangs de ses élèves, il les apos-
trophait tous par un nom célèbre, distribuant à chacun
l’éloge, l’encouragement ou le blâme, selon que le parrain
s’était montré plus ou moins féroce aux dernières séances de
la chambre.
— Bien, mon garçon ! disait-il à l’un. – Bravo, mon fils !
criait-il à l’autre. Vous avez bien mérité du pays ! – Toi, mon
vieux, tu fléchis, tu baisses ? – Toi, là-bas, mon petit, tu me
fais l’effet de vouloir tourner casaque ! Allons, mes enfants,
courage ! L’horizon politique se rembrunit. La mère-patrie
vous tend les bras et demande que vous brisiez ses fers. – Et
vous, vieillards, ajoutait-il en s’adressant aux membres dé-
crépits de la droite, vil troupeau de tyrans et d’esclaves, ran-
gez-vous, faites place à la liberté qui s’avance. – Et, ce di-
sant, il leur administrait par-ci par-là quelques bons coups
de cravache, si bien qu’un jour un de ces vieillards, rajeuni
par l’outrage, lui détacha dans le ventre une ruade qui vous
le mit au lit pour deux mois.

– 163 –
On pense bien que M. Riquemont ne se livrait à ces ex-
centricités qu’en ses jours de gaillarde humeur. Cette fois, il
s’abstint de toute démonstration politique. D’ailleurs, étant
parti de grand matin, il n’avait pas lu son journal et ne savait
à quoi s’en tenir sur les destinées de la France. Après avoir
fait la revue de ses élèves, de ses enfants, comme il les appe-
lait, il alla s’asseoir au pied d’un hêtre et laissa errer autour
de lui un regard triste et mélancolique. Certes, le pèlerin
n’était pas élégiaque, ce n’est pas lui qu’on accusera de
promener sa douleur sur les lacs et de confier sa plainte aux
échos du rivage. Eh bien, en cet instant, il sentit son cœur de
granit se fondre et près d’éclater. Il se rappela le temps où,
libre de toute préoccupation étrangère à ses goûts et à ses
instincts, il s’abandonnait exclusivement à la culture de ses
terres et à l’éducation de ses poulains : temps heureux où
son âme de faune et de centaure ignorait les tourments de la
jalousie, ne connaissait d’autres soucis que les variations de
l’atmosphère et l’amélioration de la race chevaline ! Il sa-
voura longtemps le miel de ses souvenirs ; puis, en repassant
dans son esprit les derniers jours qui venaient de s’écouler,
en songeant que c’était le docteur Herbeau qui avait empoi-
sonné ce paisible bonheur, sa rage, un instant assoupie, se
réveilla plus vive, plus terrible, et le miel des souvenirs se
changea en flots d’amertume qu’il jura de faire avaler au per-
fide Herbeau jusqu’à la dernière goutte. Il se leva avec co-
lère, remonta sur son cheval, et gagna le château d’un air
sombre.
Cependant le cœur de Louise était plein d’orages. À
l’idée que M. Savenay pouvait remplacer le bon Aristide, la
pauvre enfant se mourait d’épouvante. Elle s’était bien inter-
rogée depuis la veille : à force de s’interroger, Louise avait
fini par comprendre ce qui se passait en elle, d’où lui ve-

– 164 –
naient ce trouble et cet effroi. Elle s’était avoué qu’elle avait
peur d’aimer : elle aimait.
Cette découverte la jeta dans un vrai désespoir. Avant
d’être une honnête et charmante femme, Louise avait été
une brave et noble fille, chaste et pure autant que belle.
Morte à la fleur de l’âge, sa mère ne lui avait laissé que de
bons exemples. Son éducation avait été religieuse. Son
aïeule, aimable et pieuse, l’avait élevée saintement dans la
solitude. Jamais les mauvais bruits du monde n’étaient par-
venus jusqu’à elle. Aucune image décevante n’avait voilé le
ciel de ses jeunes années. Aucune lecture malfaisante n’avait
inquiété sa joyeuse ignorance. Elle s’était mariée sans se
douter de l’amour, sans imaginer qu’il pût exister un autre
sentiment que celui qu’elle éprouvait pour son mari, un
autre bonheur que l’accomplissement de ses devoirs, con-
vaincue que tous les maris ressemblaient à M. Riquemont, et
tous les mariages au sien. Plus tard, la tristesse et l’ennui,
l’imagination et les sens s’éveillant ; quelques livres aussi,
dérobés aux regards du maître et dévorés en cachette, du-
rant les soirées d’hiver, sous le manteau de la cheminée,
tandis que le vent sifflait aux portes et que le grillon chantait
dans les fentes de l’âtre, lui avaient bien révélé de vagues
horizons, qui ne ressemblaient en rien à ceux qui bornaient
la vue du château de Riquemont ; mais ces horizons, ces
plages inconnues ne lui étaient apparus que flottant au loin
dans la brume des rêves, jamais elle n’avait songé qu’elle pût
y aborder un jour. Ce nouveau monde que nous cherchons
tous, comme Christophe Colomb, patrie mystérieuse vers
laquelle nous pousse incessamment le curieux instinct de
notre divine nature, elle l’avait entrevu, mais confusément,
sans le chercher ailleurs que dans le ciel. Elle croyait sa vie
close ici-bas et n’attendait rien sur la terre. Elle s’était sentie
dépérir sans connaître le mal qui la consumait. Elle avait vu
– 165 –
sa jeunesse pâlir, sans savoir, d’où soufflait, le vent qui la flé-
trissait avant l’âge.
Lorsque l’amour éclata dans son cœur, lorsque Louise
comprit qu’elle aimait, elle fut saisie d’un grand remords,
toutes les pieuses voix qui avaient bercé son enfance
s’élevèrent pour la maudire. Dans son innocence, elle
s’exagérait son crime : elle se jugeait déjà épouse infidèle et
parjure. – Pourtant, mon Dieu ! ce n’est pas ma faute,
s’écriait-elle avec désespoir. Je ne prévoyais rien, je ne me
doutais de rien. Je ne sais pas comment cela s’est fait. Mon
Dieu ! ne m’abandonnez pas, je triompherai des coupables
pensées qui m’assiègent. – Elle pleurait, se tordait les bras.
Quoique faible et n’en pouvant plus, elle s’échappa de sa
chambre, de cette chambre que le jeune homme absent
remplissait tout entière ; mais elle retrouva partout l’image
qu’elle voulait fuir. Partout elle le voyait pâle, défait, san-
glant, tel qu’il s’était présenté à elle par une journée d’orage.
Partout elle entendait sa voix, grave, affectueuse, parfois
tendre. En dépit d’elle-même, elle se racontait, heure par
heure, instant par instant, les jours enchantés qu’ils avaient
passés ensemble : elle s’enivrait, à son insu, du charme de
son repentir.
Le sentiment du devoir l’emporta. Après bien des larmes
et des déchirements intérieurs, Louise décida que non seu-
lement M. Savenay ne pouvait remplacer le docteur Her-
beau, mais encore qu’elle ne devait plus le revoir. Elle irait
donc noblement à son mari et lui confesserait à genoux le
trouble et l’effroi de son cœur, le priant de lui pardonner et
de la sauver d’elle-même. Ce parti pris une fois, elle se sentit
plus calme et mieux avec sa conscience.

– 166 –
Le lendemain, elle se leva de bonne heure pour accom-
plir sa résolution. Lorsqu’elle fit demander M. Riquemont,
son pauvre cœur battait bien fort, ses jambes se dérobaient
sous elle. Elle ne savait plus où elle avait pris le courage d’un
si hardi dessein. Elle était toute pâle et toute tremblante. On
vint lui dire que M. Riquemont était parti de grand matin
pour Saint-Léonard, et qu’il ne reviendrait que le soir. À
cette nouvelle, la jeune femme se sentit soulagée d’un grand
poids. C’était un jour de gagné : peut-être le soir n’arriverait
pas.
Le soir arriva vite. Au bruit des pas de M. Riquemont,
Louise tressaillit, toute force l’abandonna. M. Riquemont
n’entra pas dans la chambre de sa femme et resta dans la
salle voisine. Louise, l’ayant vainement appelé, se résigna à
l’aller trouver. Il se promenait de long en large, et n’accorda
pas la moindre attention à Louise, qui le regardait d’un air
inquiet. Elle essaya de lui parler, il répondit en sifflant. La
pauvre enfant avait de grosses larmes dans les yeux.
M. Riquemont s’était assis, elle alla s’appuyer craintivement
sur son épaule ; puis, se laissant glisser furtivement entre ses
genoux, elle se prit à le regarder d’un air humble, timide et
suppliant, comme une blanche levrette qui demande grâce à
son maître. Le maître laissa tomber sur elle un regard su-
perbe et dédaigneux.
— Mon ami, dit-elle enfin d’une mourante voix, j’ai bien
réfléchi à ce que vous m’avez proposé hier, et je vous dois,
je me dois à moi-même de vous déclarer encore une fois que
cela ne se peut pas. Mon ami, daignez m’écouter.
M. Riquemont s’était levé brutalement. Louise
s’attachait à ses genoux.
— J’ai besoin, s’écria-t-elle, de toute votre indulgence.

– 167 –
— Comment ! mille millions de tonnerres ! s’écria
M. Riquemont éclatant comme une bombe, il est donc écrit
là-haut que je n’aurai pas un instant de repos ici-bas ! Com-
ment ! vous allez encore me casser la tête de cette sotte af-
faire ! Malheur à qui a jeté la discorde dans ma maison ! Je
me vengerai, mille diables ! Quant à vous. Madame, rentrez
dans votre appartement.
À ces mots, il sortit en brisant les portes.
Louise rentra dans sa chambre et fondit en pleurs. Telle
était donc la récompense de ses pieuses intentions ! La noble
enfant ne se laissa pas décourager par ce premier échec ;
elle ne cherchait pas un prétexte à sa faiblesse, mais un ap-
pui, une sauvegarde. Elle imposa silence aux rébellions de
son amour-propre offensé, et, moins jalouse de sa dignité
que de son salut, elle employa une partie de la nuit à écrire à
son mari ce qu’il avait refusé d’entendre. Ce fut une lettre
touchante, telle que nul ne saurait l’écrire, adorable dans ses
aveux, dictée par un sentiment ingénu, plus charmant, plus
méritoire que l’irréprochable vertu. La candeur et l’effroi
d’une âme timorée s’y révélaient à chaque ligne. C’était le
cri d’une conscience troublée, plus précieuse et plus respec-
table que l’austère innocence en sa sécurité.
Le lendemain, après avoir fait remettre par un serviteur
cette lettre à M. Riquemont, Louise attendit la réponse avec
anxiété. Elle connaissait le caractère emporté de son mari,
son humeur atrabilaire, ses susceptibilités étroites.
D’ailleurs, elle se sentait coupable vis-à-vis de lui, vis-à-vis
d’elle-même ; aussi, pour prix de ses aveux, la mort lui aurait
semblé douce. Au bout d’une heure, le pas lourd et pesant de
M. Riquemont se fit entendre. L’innocente coupable recom-
manda son âme à Dieu et s’apprêta à mourir. M. Riquemont

– 168 –
parut ; il tenait à la main la lettre de sa femme. Louise baissa
la tête et attendit l’arrêt de son juge. Après un long silence,
durant lequel il tint Louise palpitante sous son regard :
— Il ne manquait plus que cela ! s’écria-t-il d’un ton iro-
nique ; vous m’écrivez ! Je vais être obligé d’établir à Ri-
quemont une petite poste pour desservir notre correspon-
dance ! Je suis en effet un mari si terrible, si redoutable !
Vous allez voir que j’interdis à madame la liberté de la pa-
role.
— Mon ami, dit Louise sans lever les yeux, j’ai voulu
vous parler hier, et…
— Eh bien, vous en ai-je empêchée ? ai-je refusé de vous
entendre ? Vous avez préféré m’écrire : cela flattait vos
goûts romanesques.
— Mon ami…
— Vous êtes romanesque, ne vous en défendez pas.
Vous avez des prétentions au beau style, voilà longtemps
que je m’en aperçois. Avant qu’il soit peu, vous écrirez de
petits chefs-d’œuvre. Puis vous publierez vos mémoires. Voi-
là qui me plaît chez une femme ! Je prétends, au jour de
votre fête, vous faire présent d’une bouteille d’encre et d’un
paquet de plumes d’oie.
— Mon ami, dit Louise, avez-vous lu la lettre que je
vous ai adressée ?
— Moi ! s’écria M. Riquemont ; halte-là ! je ne veux pas
de la liberté de la presse dans mon ménage. J’attendrai, pour
lire vos lettres, que vous les écriviez en vers.
Et, parlant ainsi, il mit en pièces le papier qu’il tenait à
la main.
– 169 –
— Ainsi, Monsieur, demanda Louise, vous n’avez pas lu
cette lettre ?
— Non, Madame, répliqua M. Riquemont, et je réserve
le même sort à toutes celles que vous voudrez bien
m’adresser. Sachez, d’ailleurs, que quoi que vous puissiez
écrire et dire, vous ne changerez rien à mes décisions : ce
que Riquemont veut, Dieu le veut.
À ces mots, il se retira tout fier de sa belle équipée.
— Seigneur ! s’écria la jeune femme ; puisque mon mari
me repousse et m’abandonne, qui me sauvera, si ce n’est
mon vieil ami, le bon Aristide Herbeau ?
Hélas ! jeune imprudente, implorez un autre appui ! Car
mieux vaudrait à la colombe éperdue se réfugier entre les
griffes d’un vautour, mieux vaudrait à la gazelle harcelée par
les chiens des chasseurs s’abriter dans la gueule d’un loup
affamé.
Aristide Herbeau n’est plus reconnaissable. Ne cherchez
plus le bon Aristide : notre héros s’est transfiguré. Ses mou-
vements sont brusques, son geste est prompt, sa voix impé-
rieuse, sa parole saccadée, sa démarche belliqueuse ; son re-
gard étincelle, son front est chargé de tempêtes. Ce n’est
plus le docteur Herbeau : c’est un lion rugissant, c’est un
sanglier blessé. Jeannette se demande ce qu’est devenu son
maître ; Adélaïde, son mari. Colette elle-même ne reconnaît
plus le poids accoutumé, ses flancs frissonnent sous
l’éperon, ses oreilles se dressent avec étonnement aux sif-
flements aigus de la cravache. Adélaïde, Jeannette et Colette
ne savent qu’imaginer. Vainement l’épouse interroge
l’époux ; vainement elle s’alarme du long retard de Célestin.

– 170 –
Le docteur Herbeau n’est plus époux ni père. Il ne vit, il ne
respire que pour la vengeance.
Cependant le jour de la sérénade avait été assez fatal à
la maison Herbeau pour qu’il fût permis de s’en inquiéter.
On sait que depuis longtemps cette maison tremblait sur sa
base, et qu’il ne fallait plus qu’un grand coup de vent pour la
jeter à bas. M. Riquemont avait dit vrai : il n’y avait que son
patronage apparent qui la retînt encore dans sa mine ruine
et l’empêchât de crouler comme un château de cartes. On
s’étonnait avec raison que Célestin ne vînt pas disputer son
héritage à l’ambition du nouveau médecin. Déjà des bruits
fâcheux, auxquels madame d’Olibès n’était pas étrangère,
couraient dans la ville sur le jeune absent. On assurait qu’à
cause de sa constitution débile et de sa timidité naturelle
qu’il n’avait pu vaincre, Célestin était à jamais perdu pour la
science. On ajoutait que c’était par vanité et par orgueil que
les parents retardaient son retour. Il est vrai qu’on prétendait
d’autre part que Célestin avait réalisé glorieusement toutes
les espérances de sa famille, et qu’il allait bientôt apparaître
radieux, comme un jeune guerrier armé de pied en cap, pour
venger l’honneur et les intérêts de son père. Malheureuse-
ment, les bruits que sème la bienveillance n’éveillent point
d’échos et meurent bientôt à la peine, tandis que les autres
courent, prospèrent, grossissent, grandissent, choyés, cares-
sés, nourris par la charité publique. Au milieu de toutes ces
rumeurs, éclata, comme un obus entre les jambes du docteur
Herbeau, le double incident de la mort et de la résurrection
du jeune docteur. Depuis quelques jours, on commençait à
se moins préoccuper de M. Savenay ; cet épisode réveilla
dans toutes leurs fureurs les sympathies et la curiosité qui
faisaient mine déjà de s’assoupir.

– 171 –
La nouvelle de la mort du jeune étranger avait remué
tous les esprits. Nous sommes obligé d’avouer que madame
Herbeau ne chercha point à dissimuler la joie qu’elle en
éprouvait. Quant au docteur, bien que nous l’ayons vu tom-
ber dans le piège de M. Riquemont, nous devons dire qu’il
s’en affligea sincèrement, et qu’il alla même jusqu’à gour-
mander vertement l’allégresse d’Adélaïde. Il y eut à ce sujet
une scène assez vive entre les deux époux. Toujours est-il
que, durant quatre jours, M. Savenay avait passé pour mort
à Saint-Léonard. Chacun racontait la catastrophe à sa ma-
nière. Les uns soutenaient qu’il avait été foudroyé sous un
chêne ; les autres, que son cheval l’avait jeté sur un tas de
pierres ; d’autres, qu’il avait été emporté par une trombe.
Enfin, on apprit, à n’en pouvoir douter, que son cadavre ve-
nait d’être retrouvé dans la Vienne, près du moulin de
Champfleuri. Le fait était attesté par M. Grippard, huissier,
qui le tenait du percepteur, lequel se l’était laissé dire par un
rat de cave qui le savait d’un cabaretier. Rien n’était plus sûr
ni plus authentique. Quatre garçons meuniers devaient, le
soir même, rapporter sur un brancard les restes mortels à la
ville. Saint-Léonard s’était mis en mesure de rendre
quelques honneurs au défunt. On avait fait creuser un grand
trou dans le cimetière, et, vers les quatre heures de l’après-
midi, les cloches se prirent à se lamenter. Après avoir bien
dîné, Saint-Léonard se leva de table et se répandit sur la
route de Champfleuri pour voir arriver le cadavre. Mais voilà
bien une autre fête ! Le noyé ressuscite ! Au lieu de
M. Savenay mort, porté sur un brancard par quatre garçons
meuniers, on le vit arriver vivant, sain et sauf, à cheval. Il
fendit la foule ébahie au grand trot et ne s’arrêta qu’à sa
porte, où l’attendait son enterrement. Qui fut bien désap-
pointé ? Madame Herbeau d’abord, puis les chantres de la

– 172 –
paroisse, et un poète de Saint-Léonard qui avait composé
une ode sur le trépas du jeune médecin.
On imagine aisément de quel intérêt romanesque dut se
voir entouré l’étranger. On sut bientôt que, tandis qu’on le
croyait flottant sur les eaux de la Vienne et pêché sous les
roues d’un moulin, il était installé au château de Riquemont,
hébergé comme l’ami de la maison. Le lendemain, la séré-
nade et la visite du châtelain complétèrent l’ovation com-
mencée la veille. On avait aperçu M. Riquemont jetant des
pièces d’or aux musiciens ; on avait vu M. Savenay, pour se
dérober aux transports de la foule, déserter son logis et
s’échapper à travers champs. On s’entretenait aussi des vers
charmants composés par madame d’Olibès ; il en circulait
déjà plusieurs copies dans la ville. Les ennemis du docteur
Herbeau allaient partout, les déclamant avec emphase. On
racontait que M. Savenay, dans sa reconnaissance, avait fait
présent à la petite Atala d’Olibès d’un magnifique bracelet
orné de rubis et d’émeraudes. On ne doutait pas qu’il
n’épousât très-prochainement la directrice de la poste aux
lettres, que les érudits de l’endroit, depuis qu’ils avaient lu
ses vers, appelaient la moderne Sapho. Le soir du même
jour, on assurait que M. Riquemont avait jeté des billets de
500 francs par la fenêtre, que M. Savenay avait fait cadeau
d’une cassette de diamants à mademoiselle d’Olibès, et que
les bans de son mariage avec la mère seraient publiés le len-
demain.
Disons-le hautement à leur gloire, dans cette circons-
tance, les amis du docteur Herbeau déployèrent une énergie
et firent preuve d’un dévouement bien rares en pareille oc-
currence. Comprenant que le cas était grave, ils se rendirent
en corps à la maison d’Aristide. Aristide était absent. Ils
trouvèrent Adélaïde en proie à une violente attaque de nerfs.

– 173 –
Le bruit de la sérénade et les nouvelles du dehors l’avaient
jetée dans cet état. Elle se tordait sur son lit en poussant des
cris perçants, tandis que Jeannette, aux abois, frappait dans
les mains de sa maîtresse et lui versait sur le visage une ca-
rafe d’eau glacée. La présence des amis la calma. Ils eurent
pour la consoler des paroles bonnes et tendres. Ils cherchè-
rent à lui démontrer que tout n’était pas perdu, et qu’il ne
fallait pas se désespérer pour si peu, convenant toutefois que
la situation ne manquait pas de gravité et qu’il était urgent
de prendre un parti décisif.
— Que faire, hélas ? dit Adélaïde.
— Rappelez Célestin, s’écrièrent-ils tous à la fois.
Sur ces entrefaites, le docteur Herbeau arriva. Il écouta
sans sourciller le récit de cette funeste journée. Lorsqu’il fut
question de M. Riquemont et de son attitude malveillante en
cette désastreuse affaire, le visage du docteur s’alluma, un
sourire fatal passa sur ses lèvres.
— C’est bien ! dit-il d’un air à la fois calme et sombre.
Dès qu’ils eurent achevé cette lamentable épopée :
— Rappelez Célestin ! reprirent les amis en chœur. C’est
le seul parti qu’il vous reste à prendre ; c’est la seule digue,
le seul rempart que vous puissiez raisonnablement opposer à
la faveur près de vous échapper. Rappelez Célestin, vos en-
nemis s’étonnent eux-mêmes que ce ne soit pas déjà fait. Ils
triomphent de vos lenteurs. Qu’attendez-vous ? que
M. Savenay ait éclairci votre clientèle et substitué sa puis-
sance à la vôtre ? Il n’est déjà que trop de mal. Rappelez,
rappelez Célestin !

– 174 –
— Nous l’avons rappelé, dit Adélaïde ; mais le cruel en-
fant ne vient pas.
— Il viendra, dit le docteur Herbeau, gardez-vous d’en
douter. Il viendra, comme un jeune archange, mettre son
pied vainqueur sur la tête de nos ennemis.
— Qu’il vienne donc ! s’écria le chœur des amis.
— Mes amis, dit le docteur Herbeau en élevant la voix
et avec une affectueuse dignité, souffrez que je vous remer-
cie de votre présence en ces lieux. Je suis heureux et fier de
vous voir réunis autour de moi en ce jour difficile. Un poète
a dit quelque part :

Donec eris felix, multos numerabis amicos ;


Tempora si fuerint nubila, solus eris.

ce qui signifie, pour ceux qui ne savent pas le latin : –


Tant que vous serez heureux, vous aurez beaucoup d’amis ;
si votre ciel se couvre, vous serez seul. Solus eris ! – On voit
bien, Messieurs, que le poète qui a écrit ce distique ne con-
naissait pas Saint-Léonard. Mon ciel s’est couvert, et vous
voilà tous rangés autour de mon malheur comme autour
d’un drapeau. Vous êtes de nobles cœurs ! Vous n’ignorez
pas que le vent a jeté mon kiosque dans la Vienne, ce
kiosque où nous avons passé ensemble de si douces heures
en des temps plus heureux. J’élèverai sur l’emplacement un
petit temple à l’Amitié…
Un murmure flatteur courut dans les rangs des amis.
— Et chaque année, à pareil jour, poursuivit le bon Aris-
tide avec attendrissement, je l’ornerai des plus belles fleurs

– 175 –
de mon jardin, en reconnaissance de votre généreux dé-
vouement.
À ces mots, on l’entoura de plus près, on lui prit les
mains ; quelques-uns même l’embrassèrent avec effusion.
Adélaïde pleurait silencieusement dans un coin, et Jean-
nette, présente à cette scène, sanglotait bruyamment, sans
savoir pourquoi.
— Les jours heureux reviendront, reprit le chœur des
amis. Étouffez ces sanglots, séchez ces larmes. Il ne sera pas
dit qu’un étranger sans renom n’ait eu qu’à paraître à Saint-
Léonard pour renverser votre vieille et bonne renommée.
Vous triompherez de cette épreuve. Nous avons espoir dans
le retour de Célestin. Le bonheur et la prospérité rentreront
avec lui sous le toit des Herbeau. Rappelez, rappelez Céles-
tin !
Les amis ne se retirèrent que sur le tard. Le docteur
Herbeau voulut qu’on vidât, comme par le passé, quelques
cruchons de bière. On s’entretint longuement de Célestin,
qu’on appelait l’enfant du miracle. Pour démentir victorieu-
sement les calomnies que les méchants semaient dans la
ville, Adélaïde communiqua à l’assemblée plusieurs lettres
de ce jeune homme. Lues à haute voix, ces épîtres furent
plus d’une fois interrompues par l’enthousiasme des assis-
tants. Tous admirèrent à l’envi la distinction du style,
l’élévation des sentiments. Une fois sur ce chapitre,
l’orgueilleuse mère raconta avec complaisance les progrès
de son fils dans la science et en toutes choses, ses belles re-
lations, ses beaux succès dans le monde. Lord Flamborough
ne fut pas oublié ; c’était un riche seigneur anglais, établi de-
puis quelques années à Montpellier, qui avait pris Célestin
en grande affection. Adélaïde ne tarissait pas, le docteur se

– 176 –
vit obligé de mettre un frein à ses épanchements. Entre neuf
et dix heures de la nuit, le chœur des amis se retira en répé-
tant : — Rappelez Célestin !
Resté seul avec sa femme, le docteur Herbeau se mit à
marcher avec agitation dans la chambre. Les mains enfon-
cées dans les poches de sa culotte courte, il faisait crier le
parquet sous ses souliers à boucles d’argent. Il ne parlait
pas ; seulement, de temps en temps, ses lèvres serrées
s’entr’ouvraient pour laisser passer avec une expression de
fureur concentrée le nom de M. Riquemont. Adélaïde, qui ne
l’avait jamais vu ainsi, l’observait avec un étonnement mêlé
d’inquiétude. Elle voulut l’interroger, il ne répondit pas, et,
comme elle insistait, il ne se gêna point pour lui imposer si-
lence. C’était le monde renversé : Aristide maître en sa mai-
son ! Parfois un sourire infernal sillonnait, comme un éclair,
son visage assombri : c’est qu’alors il songeait au lendemain,
au jour promis à sa vengeance. En effet, mercredi tirait à sa
fin ; le jour du rendez-vous était proche.
De son côté, Adélaïde n’attendait pas ce jour avec une
moindre impatience. Alarmée de ne point voir arriver son
fils, surprise de ne pas même recevoir de réponse à la lettre
pressante qu’elle lui avait adressée, se doutant de quelque
mystère, madame Herbeau avait pris le parti, à l’insu du
docteur, d’écrire de nouveau à Célestin pour demander la
raison de son retard et de son silence, lui enjoignant expres-
sément de répondre courrier par courrier, s’il ne voulait en-
courir la malédiction maternelle. À ce compte, une lettre de
Célestin devait arriver le lendemain, jeudi, à Saint-Léonard,
à moins que ce malheureux enfant ne fût mort, ou que ma-
dame d’Olibès ne retînt à la poste la correspondance de la
maison Herbeau, à moins enfin que Célestin n’arrivât lui-
même en personne.

– 177 –
Le couple dormit peu ou point. Aristide se leva avec le
soleil ; au lieu de seller Colette et de partir pour les alentours,
ainsi qu’il en avait l’habitude, il s’alla promener en pan-
toufles dans son jardin. Il huma le grand air et lut quelques
odes d’Horace.
Sur le coup de dix heures, il déjeuna de grand appétit et
but à lui seul une bouteille de vieux vin de Bordeaux. Adé-
laïde n’en revenait pas de le voir agir de la sorte. Ce fut bien
autre chose lorsque, après le déjeuner, elle vit son époux, le
docteur Herbeau, procéder à la plus brillante toilette qu’il
eût faite de sa vie entière, et cela sans parler, sans mot dire,
s’agitant en silence comme un automate. – Que signifie ce-
ci ? expliquez-moi cela, disait-elle. – Rien, pas un mot, pas
même un regard.
Elle se démenait autour de lui, inquiète, éperdue,
comme une poule qui, ayant couvé des œufs de canard, voit
ses petits à peine éclos courir et se jeter à l’eau.
La toilette du docteur achevée, Adélaïde ne put
s’empêcher d’admirer son époux ainsi façonné. À vrai dire, il
paraissait vingt ans. Son visage fraîchement rasé avait la
blancheur mate et parfumée d’un pain de savon à l’amande.
Sous la perruque poudrée à frimas, son front rayonnait du
suave éclat de la jeunesse ; ses yeux lançaient des jets de
flammes ; sous son nez gonflé de projets amoureux, sa
bouche demi souriante s’épanouissait comme une rose. Son
costume était on ne peut plus galant : habit noir qu’il portait
pour la première fois, rappelant par sa coupe les meilleures
traditions du dix-huitième siècle ; cravate blanche, négli-
gemment enroulée, jabot étincelant, épingle de diamant bro-
chant sur le tout, manchettes de batiste tombant à mille plis
sur des mains potelées, gilet de satin noir éblouissant, cu-

– 178 –
lotte et bas de soie de la même couleur, dessinant une jambe
juvénile et fine encore en sa mâle vigueur, souliers à boucles
d’argent toutes neuves, chaîne d’or et breloques chatoyant
sur le ventre, ongles roses, taillés en ogive :, pierre fine bril-
lant à l’annulaire de la main droite ; le tout exhalant les sen-
teurs de l’iris et singulièrement relevé par une fière mine, par
une grâce tout à fait guerroyante.
— Seigneur Dieu ! où donc allez-vous ? s’écria madame
Herbeau stupéfaite.
— Je vais, répondit le docteur, dîner chez le curé de Sa-
vigny.
— Vous iriez dîner chez un évêque, répliqua madame
Herbeau d’une voix aigre, que vous ne seriez pas mis de la
sorte.
— Je vais où il me plaît d’aller, riposta le docteur sans
s’émouvoir.
À ces mots, au lieu de cravache, il prit son jonc à
pomme d’or, et gagna le devant de sa porte, où l’attendait
Colette sellée et bridée.
— Aristide, dit madame Herbeau de plus en plus émer-
veillée, il se passe des choses que je ne dois pas savoir !
— Alors, pourquoi m’interroger ? répondit Aristide en
enfourchant Colette.
Et il partit au pas de sa monture, sans avoir déposé sur
le front de son épouse le baiser accoutumé. Après l’avoir
longtemps suivi du regard, Adélaïde se frotta les yeux et se
demanda si elle était bien éveillée. Au bout d’une heure, le
facteur de la poste lui remit un paquet au timbre de Mont-
pellier. À la suscription, madame Herbeau reconnut
– 179 –
l’écriture de son fils bien-aimé. Elle brisa le cachet d’une
main émue, et trouva sous l’enveloppe trois lettres incluses.
La première qu’elle ouvrit était ainsi conçue :

« Ma chère et tendre mère,


Je suis fort surpris que vous vous étonniez de ne me
point voir arriver à Saint-Léonard. J’espère que les deux
lettres ci-incluses vous donneront de ma conduite une expli-
cation satisfaisante. Je vous réponds à la hâte ; l’heure du
courrier me presse et lord Flamborough est là qui m’attend.
Recevez, ma chère et tendre mère, l’expression de tous
mes respects et de mes plus affectueux sentiments.
CÉLESTIN HERBEAU
Docteur-médecin de la Faculté de Montpellier. »

Adélaïde jeta les yeux sur les deux lettres qui accompa-
gnaient celle qu’elle venait de lire. L’une était l’épître qu’elle
avait adressée à son fils, quelques semaines auparavant,
pour lui ordonner de partir ; l’autre, celle que le docteur
Herbeau avait, le même jour, - le timbre en faisait foi, - écrite
à Célestin pour lui enjoindre de rester.

– 180 –
CHAPITRE VIII.

Une fois dans le sentier de Riquemont, lorsqu’il eut per-


du de vue le clocher de Saint-Léonard, le docteur Herbeau
ne réprima plus les mouvements tumultueux de son cœur ;
une joie sauvage et presque farouche éclata dans ses yeux et
rayonna sur son visage. Il allait se venger enfin de deux an-
nées d’outrages dévorés en silence. Avait-il assez longtemps
souffert ? l’avait-on assez abreuvé de fiel ? avait-on assez
abusé de sa résignation et de sa longanimité ? Ah ! certes, il
était quitte avec sa conscience et pouvait se sentir en paix
avec lui-même, il avait largement payé le droit de repré-
sailles, il pouvait en user sans crime et sans remords.
Sans remords ! En étiez-vous sûr, ô le plus charmant des
docteurs, et n’était-ce pas trop présumer de
l’endurcissement de votre âme ? Ah ! sans doute, vous étiez
justement irrité par le sentiment de l’injure ; mais étiez-vous
sûr de ne pas sentir votre haine faiblir et vos rancunes
s’apaiser, en songeant à l’aimable victime que vous alliez
froidement immoler ?
Il s’avançait au trot de Colette, le long de ces haies qui
l’avaient vu passer tant de fois inoffensif, ne rapportant que
de purs souvenirs ou ne caressant que de chastes espé-
rances, éternelles prémices de l’amour ! Sur ce chemin si
souvent parcouru en des intentions meilleures, il n’était pas
un arbre, pas un hallier en fleur qui ne fût consacré dans sa
poétique mémoire, pas un coin de ce paysage qui ne fût
peuplé de l’image saintement adorée, pas un brin de l’herbe
qu’il foulait qui ne fût imprégné du virginal parfum de ses

– 181 –
pacifiques tendresses. Sans y songer, Aristide avait laissé sa
monture ralentir le pas, et déjà, à son insu, le calme de la na-
ture descendait insensiblement dans son âme. Déjà ses traits
avaient perdu l’expression féroce qu’ils avaient au départ ;
on eût dit qu’une main invisible versait goutte à goutte un
baume adoucissant sur ses blessures. Comme autrefois, les
liserons de neige se penchaient sur les traînes pour le regar-
der ; les oiseaux le saluaient de leurs chants ; les papillons
d’azur voltigeaient dans l’air ; les menthes, échauffées par
l’ardeur du soleil, répandaient sur son passage leurs exhalai-
sons enivrantes. Bientôt ses pensées, par degrés détournées
de leur cours impétueux, suivirent des pentes moins al-
pestres, et, ramenées enfin dans leur lit naturel, s’égarèrent
en gracieux méandres. Il allait lentement, déroulant dans
son esprit la trame immaculée de sa liaison avec la jeune
châtelaine, ressaisissant à chaque pas les honnêtes émotions
de cet amour plus blanc que les liserons des haies, plus odo-
rant que les menthes qui tapissaient les marges du sentier.
Ses visites au château, les regards échangés à la dérobée, les
pressions de main furtives, les entretiens voilés, les secrètes
intelligences, tout ce riant passé, tous ces pudiques inci-
dents, toute cette amoureuse histoire, bourdonnaient autour
de lui comme autour d’une ruche un essaim de blondes
abeilles. Cependant les pâtres, en l’apercevant, se décou-
vraient avec respect ; les enfants des hameaux voisins lui
envoyaient le bonjour accoutumé, et les jeunes filles qui
gardaient leurs troupeaux, retenant leurs chiens hargneux
qui s’élançaient après Colette, disaient : — Voici le bon doc-
teur Herbeau qui va visiter ses pauvres.
Il passait, touché de ces témoignages d’affection et de
déférence, rendant à tous leur salut, non sans adresser à
chacun quelques paroles bienveillantes, ni sans demander
aux uns et aux autres des nouvelles de la ferme, de la métai-
– 182 –
rie ou de la chaumière. Les pauvres gens de la campagne
l’aimaient et le vénéraient, car il avait toujours été bon pour
leur pauvreté. Non seulement il ne leur vendait pas sa
science, mais encore il les visitait avec une sollicitude toute
spéciale, et sa bourse se vidait volontiers au chevet des indi-
gents. Il allait donc, recueillant çà et là le prix humble, mais
précieux, de ses soins et de ses bienfaits, récoltant, pour ain-
si dire, sur sa route la dîme de la reconnaissance. Cette po-
pularité à travers champs le vengeait et le consolait de la
sottise et de la méchanceté de la ville. Son cœur
s’amollissait et ses yeux se mouillaient de larmes. L’image
de Louise se mêlait à tous ces naïfs enchantements. Dans les
pervenches épanouies sous les buissons, il croyait voir le
bleu regard de l’objet adoré, il entendait sa voix dans le
murmure des brises à travers le feuillage ; dans les émana-
tions des plantes, il retrouvait le parfum de ses blonds che-
veux, plus fins que les fils de la Vierge qui flottaient sur
l’azur du ciel. Mais ce qu’il retrouvait surtout dans son âme
attendrie, c’était le sentiment de pieuse adoration qui, de-
puis deux ans, faisait le charme de ses jours ; c’était l’amour
profond et vrai qu’il nourrissait pour cette belle enfant de-
puis qu’il l’avait vue s’appuyer sur lui pour essayer de vivre
ou pour achever de s’éteindre.
Ainsi rêvant et cheminant, le docteur approchait du châ-
teau de Riquemont, déjà il pouvait voir au loin les massifs de
verdure sous lesquels se cachait la ferme de Saint-Herblain,
quand tout d’un coup, ramené confusément au sentiment de
l’heure présente, il s’examina des pieds à la tête, et, recon-
naissant la peau de loup ravisseur qu’il avait endossée en
partant, il arrêta brusquement Colette et s’apostrophant lui-
même avec indignation :

– 183 –
— Où vas-tu, malheureux ? s’écria-t-il. Quel démon
t’agite et te pousse ? Tu vas flétrir la fleur d’amour et de
beauté qui, depuis deux ans, embellit ta vie et réjouit ton
cœur ! Tu vas immoler à ton orgueil ce qu’avait jusqu’ici
respecté la ta tendresse ! Ce n’est pas même la passion qui
t’égare, c’est la vanité qui t’emporte. Tu veux te venger,
malheureux ! mais est-elle coupable des affronts qu’on t’a
fait subir, cette adorable enfant dont tu n’as pas craint de
méditer la perte ? Ne l’as-tu pas vue sans cesse occupée à
t’en adoucir l’amertume ? Tu veux te venger, et c’est là la
victime que tu désignes à ta fureur ! Pour satisfaire un trans-
port insensé, tu veux ternir la blancheur de cette âme, souil-
ler la pureté de ce lis ! Ingrat ! c’est le lis qui parfume tes
jours, c’est l’âme dont le souffle a rajeuni la tienne !
Il avait penché sa tête sur sa poitrine, comme pour ca-
cher sa honte et ses remords.
— C’est donc là, poursuivit-il le cœur plein de confusion
et le front couvert de rougeur, c’est donc là ce docteur Her-
beau dont on vante l’honneur et la loyauté ! le bon docteur
Herbeau, comme ils disent, qui va visiter ses pauvres !
Hommages usurpés ! menteuse renommée ! le bon docteur
Herbeau va séduire l’innocence et déshonorer la vertu !
À ces mots, le brave et digne homme n’y tint plus ; deux
ruisseaux de larmes inondèrent ses joues et soulagèrent un
peu sa conscience. Durant ce temps, Colette, d’abord immo-
bile, avait fait volte-face, comme si elle eût deviné les pen-
sées de son maître, et la noble bête regagnait Saint-Léonard
d’un pied joyeux et tête haute.
Cependant, ce premier transport apaisé, Aristide sentit
bientôt sa haine et sa colère, un instant submergées par les
larmes, s’agiter dans son cœur et remonter à la surface. Au

– 184 –
souvenir des outrages qu’il avait si longtemps endurés, son
sang s’alluma de nouveau, la voix du remords se calma, celle
de la vengeance prit encore une fois le dessus. Les plaies de
son amour-propre s’étaient rouvertes et saignaient toutes
vives. Les mauvais traitements que M. Riquemont lui faisait
subir depuis plus de deux ans, les sarcasmes de cet homme,
ses paroles amères, ses procédés indignes, tout ce doulou-
reux poème, tout ce cruel et long martyre lui revenaient en
mémoire. Il s’accusait de faiblesse et de lâcheté ; il était las
de son innocence, il se disait que son supplice lui semblerait
moins dur dès lors qu’il l’aurait mérité.
Ramenant donc Colette du côté de Saint-Herblain, il lui
pressa les flancs d’un talon irrité.
Mais, dans cette belle âme, la conscience, un instant
étouffée, ne devait pas tarder à reconquérir ses droits. Bien-
tôt l’image de Louise, comme l’étoile des mers qui apaise les
tempêtes et rend l’espoir aux matelots, perça une fois encore
les nuages qui la voilaient, les éclaircit, les dispersa, et versa
dans le cœur orageux d’Aristide ses calmantes et chastes in-
fluences. Toutefois, l’orgueil se débattait et ne voulait pas
mourir. Les deux principes qui, depuis qu’il existe, se dispu-
tent le monde, étaient aux prises et se livraient des combats
acharnés sous la perruque du docteur. Irait-il ou n’irait-il pas
à ce rendez-vous criminel ? – Va ! disait le mauvais principe.
– Retourne ! s’écriait le bon. – Il allait, flottant, indécis, ne
sachant que résoudre, passant tour à tour de
l’attendrissement à la fureur, se demandant s’il devait épar-
gner ou frapper la victime. L’ange et le démon, que chacun
de nous porte en soi, le tiraillaient en sens contraire, l’un par
devant, l’autre par derrière, avec un égal acharnement. Le
démon l’aiguillonnait et le poussait, l’ange le retenait par les
basques de son habit. L’un lui jetait Louise à dévorer, l’autre

– 185 –
enveloppait la belle enfant de ses ailes. – Point de pitié !
s’écriait Satan. – Grâce pour elle ! disait l’ange d’une voix
suppliante. – Venge-toi de deux années d’outrages ! s’écriait
l’esprit infernal. – Ne renie pas en un jour deux années
d’abnégation et de vertu ! disait le céleste esprit. – Cueille la
palme de ton martyre, s’écriait le diable. – Conserve à ton
amour, disait l’ange, sa couronne de roses blanches. – Le
bon docteur suait à grosses gouttes et ne savait auquel des
deux entendre. Tantôt l’ange terrassait le démon, tantôt le
démon terrassait l’ange. Qui triompherait, du ciel ou de
l’enfer ? C’est ce que nul n’aurait pu décider.
À la même heure, Louise et M. Riquemont sortaient du
château et s’en allaient chacun de son côté : M. Riquemont,
escorté de ses chiens, son fusil sur l’épaule, et réfléchissant
au moyen d’en finir avec son odieux rival ; Louise, son om-
brelle à la main, triste, alarmée, rêveuse, et n’ayant plus
d’espoir qu’en son vieil ami, le docteur Herbeau, pour
échapper au danger qui la menaçait. Elle prit le sentier de
Saint-Herblain, ce même sentier qui l’avait vue, quelques
jours auparavant, appuyée sur le bras du jeune docteur,
s’enivrant sans défiance de ce bonheur sans nom dont la
source lui était alors inconnue. Louise ne put défendre son
cœur de ces trop charmants souvenirs. Elle s’arrêtait de loin
en loin pour contempler avec mélancolie les sites qu’ils
avaient admirés ensemble ; ce n’était pas le soleil qui dorait
les coteaux, mais l’image de ce jeune homme. Elle marchait
lentement, cherchant sur le gazon les traces mêlées de leurs
pas ; toutes les paroles qu’avait laissé tomber Savenay, elle
les entendait s’éveiller sur son passage et chanter, comme
les oiseaux, dans les haies. Vainement elle accusait sa mé-
moire de lâche complaisance, vainement elle s’efforçait de
repousser les gracieux fantômes qui venaient se jouer autour
d’elle ; pour un qui s’enfuyait, il en accourait mille, et mieux
– 186 –
que jamais la pauvre enfant comprenait qu’elle ne devait
plus revoir le jeune étranger.
À Saint-Herblain, les gens de la ferme s’informèrent du
beau monsieur qui accompagnait leur jeune dame à sa der-
nière visite. Tous se louaient de son affabilité et de sa bonne
grâce. Les enfants s’étaient pris d’affection pour lui, et le
plus mutin de la troupe, tout barbouillé de raisiné, dit à
Louise que ce mari-là était plus à son gré que l’autre. Ma-
dame Riquemont sortit de la ferme pour aller visiter les
pauvres familles du village ; elle découvrit qu’à sa dernière
venue elle avait eu M. Savenay pour complice de sa bienfai-
sance. Tout semblait conspirer contre le repos de son âme.
Émue, troublée, elle s’échappa du hameau et suivit un sen-
tier bordé de sureaux, par où devait arriver Aristide. Que lui
vouait voulait le docteur Herbeau ? Pourquoi ce rendez-vous
mystérieux, sollicité avec tant d’insistance ? Sans doute il
avait surpris ce qui se passait en elle, cet excellent ami ve-
nait pour l’aider de son appui, de son expérience et de ses
conseils. Ah ! lui seul, en effet, oui, lui seul pouvait la sau-
ver ! Ainsi confiante, elle allait à la rencontre du loup-cervier
qui s’approchait pour la déchirer.
Que faisait le docteur ? L’heure du rendez-vous était
passée. Déjà l’ombre des peupliers commençait à s’allonger
sur l’herbe des prés. Aristide ne venait pas. Louise prêta
l’oreille aux lointaines rumeurs ; au milieu des confuses
harmonies de la campagne, hymne éternel de la terre au ciel,
elle n’entendit pas le trot inégal de Colette. À quoi pensait le
docteur Herbeau ? Louise sentait ses forces épuisées par la
marche. Plus d’une fois elle avait tenté de s’asseoir sous la
haie du sentier ; mais par suite du dernier orage, les fossés
étaient encore pleins d’eau, et vainement elle cherchait un
tertre qui pût offrir un siège à sa fatigue.

– 187 –
À quelque distance de Saint-Herblain, sur le bord du
chemin que suivait Louise depuis près d’une heure, était une
masure dès longtemps inhabitée. Ouverte à tous les vents,
les hirondelles en faisaient une volière durant les beaux
jours. Le soleil et la pluie avaient transformé le toit de
chaume en un véritable parterre où les joubarbes, les cam-
panules et les giroflées croissaient sur une mousse épaisse.
On eût dit un tapis de velours vert broché des plus riches
couleurs. Affaissé sous les ans moins encore que sous son
propre poids, ce toit chargé de fleurs et de verdure offrait
une pente presque insensible. Un noyer voisin étendait au-
dessus ses feuilles odorantes. Aux alentours, les arbres frui-
tiers pliaient, comme aurait pu dire le docteur Herbeau, sous
les dons luxuriants de Pomone. Louise, prompte à saisir les
poésies de la nature dans leurs révélations les plus humbles
et les plus modestes, se prit à regarder cette pauvre cabane
oubliée sur la lisière du sentier, comme d’autres regarde-
raient Saint-Pierre de Rome ou la colonnade du Louvre ;
puis, lassitude ou caprice d’enfant, elle eut la fantaisie d’aller
chercher sur la toiture le siège et le lit de repos que lui refu-
sait le chemin. Une échelle, qui servait probablement à la
ferme prochaine pour grimper dans les pruniers et dans les
pommiers, était appuyée contre le mur et permettait une fa-
cile ascension. En moins de quelques secondes, Louise se vit
assise sur un coussin de mousse, au milieu des violiers et des
campanules qui agitaient, comme pour la saluer, leurs clo-
chettes roses et bleues : toute joyeuse et toute fière de sa
conquête, car deux années de souffrance et d’ennui
n’avaient pu flétrir entièrement en elle les grâces de la jeu-
nesse, et, même au milieu des récentes préoccupations, il
suffisait d’un rayon de soleil, d’une fleur, d’un nuage flottant
dans l’air, pour égayer et pour distraire cette aimable et
bonne nature.

– 188 –
Tout n’était autour d’elle que lumière, fraîcheur et par-
fum. Elle se tenait à demi couchée, mollement accoudée sur
la mousse, sa tête reposant sur sa main, ses petits pieds,
chastement voilés, dépassant à peine le bord de la toiture.
Au bout de quelques instants, une volée de pigeons vint
s’abattre auprès d’elle. C’étaient les pigeons de son colom-
bier. Bien que ces oiseaux soient naturellement très-
sauvages, Louise était parvenue à les apprivoiser, et sa pré-
sence les attirait, au lieu de les effaroucher. Ils se groupèrent
aux angles du toit, et, après avoir fait la toilette de leur plu-
mage, se mirent à roucouler et à se becqueter. En même
temps une compagnie de poules et de poulettes picorait au
pied de l’échelle, sous la surveillance inquiète d’un coq
amoureux et superbe. Le soleil déclinait à l’horizon ; on res-
pirait de toutes parts la senteur des foins nouvellement cou-
pés ; on entendait au loin les chants des pâtres, lents et
tristes comme tous les chants primitifs.
Mais que faisait donc le docteur Herbeau ? à quoi donc
pensait le docteur Herbeau ? Il accourait, le bon docteur,
bourrelé de remords, la conscience aux abois, plus humble,
plus abattu que nous ne l’avons vu fier et conquérant au dé-
part. Tandis que l’ange et le démon se disputaient son faible
cœur, il avait, lui, le docteur Herbeau, fini par envisager la
question sous son point de vue véritable. Qu’adviendrait-il,
s’il lâchait la bride à la passion de Louise, s’il brisait le der-
nier lien qui l’attachait à ses devoirs ? Certes, la vengeance
avait son charme ; mais qu’amers en seraient les fruits !
D’une part M. Riquemont, de l’autre Adélaïde : deux jalou-
sies déjà sur le qui-vive, il n’en pouvait douter, et qui
n’attendaient peut-être qu’une occasion pour éclater. S’il
avait eu tant de peine à cacher un amour innocent, comment
s’y prendrait-il pour cacher un amour criminel ? comment
échapperait-il au châtiment d’un double adultère ? Que de-
– 189 –
viendrait Louise ? que deviendrait-il lui-même ? Deux mé-
nages à jamais divisés, quatre existences à jamais flétries !
Quel exemple pour Célestin ! quel scandale pour Saint-
Léonard !
Ces réflexions avaient singulièrement modifié les cou-
pables desseins d’Aristide. Il ne savait plus et se demandait
avec effroi où il avait pris l’incroyable audace d’implorer une
si dangereuse faveur. Il fut tenté de rebrousser chemin ; mais
la galanterie française, qu’il représentait en sa personne, lui
imposait la loi rigoureuse de ne pas manquer à cet entretien
qu’il avait sollicité lui-même. Ici, difficulté nouvelle : com-
ment suppléer aux intentions qu’il avait emportées au dé-
part ? quel prétexte trouver auprès de Louise pour justifier
cette solennelle entrevue ? comment éluder le crime ? que
mettre à la place du bonheur ? que dire enfin ? que faire ?
qu’imaginer ?
Il allait, front baissé, au pas languissant de sa bête,
quand tout coup à il s’entendit appeler par une voix qui des-
cendait du ciel : il leva la tête et resta le nez en l’air, dans
une muette contemplation.
— Il y a place pour vous, dit Louise.
— Quelle folie ! certes, vous voulez rire, répondit Aris-
tide Herbeau.
Louise voulait rire en effet. La cruelle enfant se promet-
tait un malin plaisir de voir son vieux docteur, en bas de soie
et en culotte courte, monter à l’échelle et venir se percher
sur le toit. La nonchalante se trouvait bien d’ailleurs et
n’était pas pressée de descendre.
— Venez donc, reprit-elle ; vous ne sauriez croire
comme on est bien ici. Nous aurons un coucher de soleil
– 190 –
magnifique, et nous pourrons causer à l’aise, sans crainte
d’être surpris. Vous chercheriez en vain un lieu plus solitaire,
un endroit plus propice.
Le docteur Herbeau n’était que médiocrement tenté de
se rendre à l’invitation de la jeune femme.
— Imprudente enfant, s’écria-t-il, vous êtes sous un
mortel ombrage. Ignorez-vous qu’Hippocrate recommande
aux voyageurs de ne jamais s’asseoir à l’ombre des noyers ?
L’ombre du noyer est funeste.
— Allons ! dit Louise en l’attirant du geste et du regard.
— Je n’en ferai rien, je vous jure.
— Vous n’êtes pas galant, dit-elle.
Ce reproche alla droit au cœur d’Aristide. Et puis il re-
gardait Louise, et Louise était charmante sur son trône de
mousse et de fleurs. Le docteur la contemplait avec amour, il
ne pouvait surtout détacher ses yeux de deux petits pieds
qui, sous la robe que lutinait la brise, semblaient lui sourire
et l’agacer.
— Eh bien, vous ne venez pas ? dit madame Riquemont.
Ah ! si vous m’aimiez, vous seriez déjà près de moi.
Aristide hésitait.
— Louise, s’écria-t-il, vous compromettez étrangement
la dignité de mon caractère !
— Quand vous m’avez demandé un rendez-vous, dit
Louise, ai-je craint, moi, de me compromettre ? car c’est un
rendez-vous, docteur, ajouta-t-elle en souriant.

– 191 –
Aristide regardait toujours les deux petits pieds qui le
fascinaient : de temps en temps la brise indiscrète, qui jouait
follement dans les plis de la robe de Louise, dévoilait à demi
les trésors d’une jambe charmante, que pressait coquette-
ment un brodequin de coutil gris. Cependant les pigeons pié-
tinaient et roucoulaient amoureusement ; au bas du mur le
coq faisait merveilles ; l’air embrasé par le soleil était chargé
de parfums irritants, et le docteur sentait se réveiller en lui
on ne saurait trop dire quelles velléités de vengeance.
Il mit pied à terre, attacha Colette par la bride à un an-
neau de fer scellé dans le mur de la maisonnette ; puis, après
s’être assuré que l’échelle était d’aplomb et solide, il monta
gravement, et prit place à côté de Louise. Les oiseaux rou-
couleurs, qui s’étaient enfuis à son aspect, revinrent presque
aussitôt à la voix aimée de leur belle maîtresse.
— Voyons, êtes-vous donc si mal ici ? dit-elle en
s’appuyant affectueusement sur son épaule.
Le docteur était au supplice. Il étouffait et ne savait que
faire de son ventre. Le bord de la toiture lui coupait les jar-
rets ; ses jambes pendaient le long du mur, et, en moins d’un
instant, il crut sentir dans ses souliers à boucles d’argent
toute une fourmilière lui grimpant de la plante des pieds aux
mollets. Le soleil, qui baissait, lui envoyait obliquement tous
ses rayons en plein visage. Colette, au bas de l’échelle, n’était
guère plus à l’aise que son maître ; les mouches
l’incommodaient à un point inimaginable ; elle s’agitait,
hennissait, reniflait, secouait ses harnais à rompre sangles et
courroies, et donnait de droite et de gauche des ruades à
lancer un homme au quatrième ciel.
— N’est-ce pas que nous sommes bien ? demanda ma-
dame Riquemont.

– 192 –
— Divinement bien, répondit en soupirant le pauvre
docteur. Je crains seulement que l’ombrage de ce noyer…
— Et quel beau spectacle nous prépare le coucher du
soleil ! ajouta-t-elle en l’interrompant.
— Un spectacle éblouissant, dit le docteur clignant des
yeux.
— Avouez, docteur, que j’ai eu là une heureuse idée !
— Une idée merveilleuse ; mais Hippocrate dit avec rai-
son…
— Et que vous n’êtes pas fâché d’être venu vous asseoir
près de moi ?
— Vous m’en voyez ravi, Louise, et n’était l’ombrage de
ce noyer…
— Ce n’est pourtant pas sans peine que vous vous êtes
décidé ! dit-elle en lui portant aux lèvres sa petite main à
baiser.
Les gaietés de madame Riquemont étaient pareilles aux
dernières lueurs d’un foyer presque éteint, vives, imprévues,
passagères. Le souvenir de M. Savenay, la prévision du dan-
ger qui pesait sur elle, toutes les préoccupations du moment,
tout le trouble enfin de son âme, se réveillèrent brusquement
et répandirent un nuage de tristesse sur son visage, un ins-
tant égayé. Comme elle ne doutait pas que le docteur Her-
beau n’eût pénétré ce qui se passait dans son cœur, ni qu’il
ne fût venu tout exprès pour la secourir et la conseiller, elle
attendait, confuse et tremblante, qu’il abordât le premier un
sujet qu’elle n’osait elle-même entamer ; tandis que le doc-
teur, qui ne savait quel motif assigner au rendez-vous qu’il

– 193 –
avait obtenu, gardait de son côté un silence morne et embar-
rassé.
Ils restèrent longtemps ainsi, les yeux baissés, n’osant
se regarder l’un l’autre. Louise pensa que son vieil ami se
taisait par délicatesse, dans l’attente d’une confidence qui
l’autorisât à offrir l’appui de son expérience et le secours de
sa sagesse. Elle fit donc effort sur elle-même, et d’une voix
émue, sans lever les yeux :
— Je comprends votre silence, dit-elle enfin ; je sais
quel sujet vous amène.
À ces mots, le docteur rougît, pâlit et se troubla.
— Oui, reprit-elle, il n’est pas besoin d’explication entre
nous ; épargnez-moi la honte d’un aveu désormais inutile.
Écoutez… mais dites-moi d’abord si je puis compter sur
vous ?
Et comme le docteur, terrifié par ce préambule, ne ré-
pondait pas :
— Dites-moi, s’écria-t-elle avec fermeté et cette fois le
regardant en face, dites-moi si vous m’aimez véritablement,
sérieusement, courageusement : si vous m’aimez enfin !
— De la prudence ! Louise, de la prudence ! s’écria le
docteur d’une voix éperdue.
— Vous ne répondez pas, dit-elle.
— Je vous aime, balbutia le bon Aristide ; mais, malheu-
reuse enfant, songez à tous les ménagements que nous
avons à prendre et à garder.

– 194 –
— Soyez tranquille, poursuivit la jeune femme ; si vous
m’aimez comme vous l’assurez, et comme il m’est doux de
le croire, je ne crains rien, je suis sauvée. Écoutez donc :
vous savez l’histoire de mon cœur ; sachez ce qui se passe
dans celui de M. Riquemont. Mon mari ne vous affectionne
pas, c’est tout simple ; peut-être avez-vous remarqué qu’en
ces derniers temps sa haine contre vous n’a fait que croître
et redoubler. Avant-hier, après votre départ, il est entré dans
ma chambre, et m’a signifié qu’il ne voulait plus de votre
présence au château. Que vous dirai-je ? En un mot, il exige
que vous cédiez la place à votre rival, et que M. Savenay de-
vienne mon médecin.
— Tout est perdu ! s’écria le docteur Herbeau, plus
blanc que la poudre de sa perruque, plus tremblant que les
feuilles que le vent du soir agitait sur sa tête.
— Rien n’est perdu si vous m’aimez, dit Louise résolu-
ment. Je ne veux pas, entendez-vous bien, docteur ? je ne
veux pas qu’on me sépare de vous ; je n’accepterai jamais
d’autres soins que les vôtres. Puisque M. Riquemont refuse
de m’entendre, je saurai résister à ses aveugles exigences. Si
ce n’est mon droit, c’est mon devoir ; c’est mon devoir vis-à-
vis de lui, vis-à-vis de moi-même, et aussi vis-à-vis de vous,
cher et tendre ami, qui me prodiguez depuis deux ans les
trésors de votre sollicitude.
Le docteur ne comprit qu’une chose, c’est qu’il allait se
trouver pris entre l’amour de Louise et la jalousie de
M. Riquemont comme entre deux plaques de fer rouge.
— Le cas est grave, mon enfant, répliqua-t-il ;
M. Riquemont est votre maître, vous lui devez obéissance.

– 195 –
— J’aurai Dieu et mon cœur pour m’absoudre, dit
Louise avec entraînement. J’ai compté sur vous pour me
soutenir ; vous ne m’abandonnerez pas. Quoi que
M. Riquemont puisse faire, vous resterez auprès de moi. Je
mets solennellement entre vos mains mon existence et mon
bonheur ; en acceptez-vous le dépôt, vous sentez-vous le
courage de le garder et de le défendre ?
— Tout est perdu ! Répéta le docteur consterné.
— Ah ! s’écria Louise en pleurant, je savais bien que
vous ne m’aimiez pas ! Tout me repousse, tout me trahit,
tout m’abandonne. Mon Dieu, ayez pitié de moi !
Le docteur allait protester de son amour et de sa ten-
dresse, quand soudain il crut apercevoir à travers champs,
au-dessus des haies, la tête de M. Riquemont, qui semblait
se diriger de leur côté. Il est aisé d’imaginer ce qu’il dut
éprouver à cette douce apparition : il aurait vu avec moins
de terreur s’ouvrir sous ses pieds la gueule d’un crocodile, il
aurait senti avec moins d’épouvante un serpent à sonnettes
se glisser dans la poche de son habit.
— Louise, dit-il en avançant un pied vers l’échelle, nous
reparlerons de cette affaire.
— Quoi ! vous partez ? s’écria-t-elle. Ainsi, telle est
l’assistance que vous êtes venu m’offrir ! En vérité, ce n’était
pas la peine de nous déranger l’un et l’autre. Allez, vous
n’êtes qu’un ingrat !
Le docteur n’existait plus que dans le point noir et mo-
bile qu’il venait d’apercevoir au loin, et sur lequel il avait ri-
vé son regard, sa vie tout entière. Il s’était flatté d’abord de
l’espoir que ses yeux l’avaient abusé ; mais le point fatal se

– 196 –
rapprochait de plus en plus. Aristide ne s’était pas trompé :
c’était l’ogre.
Il se précipita vers l’échelle ; mais, ô contre-temps ! ô
désastre ! ô amère dérision du sort ! ô fatalité sans exemple !
comme il allait poser son pied sur le premier échelon, Co-
lette, que dévorait un essaim de mouches assassines, lâcha
une ruade, dirigée et lancée de telle sorte, qu’elle envoya
sauter l’échelle à vingt pas. Louise partit d’un franc éclat de
rire. Ce qui se passa en cet instant dans l’esprit du docteur
Herbeau, c’est ce que tous peuvent concevoir, ce que nul ne
saurait exprimer. Il demeura comme frappé de la foudre, re-
gardant tour à tour d’un œil hébété l’échelle qui gisait à terre
et la tête de Méduse qui s’avançait au-dessus des haies.
— Mais, au nom de Dieu, qu’avez-vous ? s’écria Louise,
qui ne comprenait rien à ce grand effroi.
— Ce que j’ai ? répondit le docteur les yeux hagards et
la face livide ; vous-même, qu’avez-vous donc, grand Dieu !
que vous ne voyiez pas là-bas votre mari qui s’avance !
— Vous vous trompez, docteur, ce n’est pas lui, dit la
jeune femme.
— C’est lui, c’est lui, vous dis-je ! s’écria le docteur en se
frappant le front.
— En effet, reprit Louise regardant avec attention, je re-
connais ses chiens, je vois briller sur son épaule le fusil qu’il
avait en partant.
À ces mots, le docteur sentit une sueur froide couvrir
son visage ; il fit un mouvement pour se jeter à bas du toit,
mais madame Riquemont le retint, et la crainte de se casser
une jambe ou deux l’arrêta.

– 197 –
— Voyons, mon ami, dit Louise, calmez-vous. Je com-
prends ce que cette position peut avoir pour vous de désa-
gréable, mais vous n’avez pas sujet de vous affecter de la
sorte ; il ne s’agit plus à présent que de faire bonne conte-
nance.
— Au nom du ciel ! qu’êtes-vous venue faire sur ce toit ?
s’écria-t-il avec désespoir.
— Remettez-vous, mon ami ; soyez sûr que vous vous
alarmez au-delà de toute raison. D’abord, il est possible que
M. Riquemont ne nous aperçoive pas ; ensuite, s’il nous
aperçoit, eh bien ! nous en serons quittes pour essuyer la
bordée de sa belle humeur ; ce ne sera pas la première fois.
— Mais, Louise, qu’êtes-vous venue faire sur ce toit ?
répéta le docteur avec une anxiété croissante.
— Vraiment, mon ami, dit Louise en souriant, si mon
mari vous surprend dans cet état, je ne sais trop ce qu’il
n’imaginera pas.
Comme elle disait, M. Riquemont, le fusil sur l’épaule,
escorté de toute sa meute, déboucha dans le sentier des su-
reaux, et se dirigea du côté de la maison.
— Décidément, dit Louise, voici l’orage qui s’approche.
— Ah ! maudit toit ! s’écria le docteur.
— Du courage, dit Louise.
— Mais, ventre-saint-gris ! s’écria-t-il encore, quelle idée
avez-vous eue de me faire monter sur ce toit ?
M. Riquemont s’avançait au pas de charge, mais tête
basse, le front incliné sous les pensées qui l’obsédaient, si

– 198 –
bien qu’on pouvait raisonnablement espérer qu’il
s’éloignerait sans rien voir. En effet, il allait dépasser la
chaumière ; déjà le docteur Herbeau respirait plus à l’aise et
se croyait sauvé, quand, par malheur, les chiens aboyèrent
après Colette. M. Riquemont tourna la tête, et reconnut le
noble animal ; il leva les yeux, et aperçut nos deux cou-
pables juchés l’un près de l’autre. Louise ne put s’empêcher
de rire en voyant l’étrange mine que firent le docteur et le
châtelain. Aristide ne riait pas, et volontiers il aurait donné
sa part de bonheur dans l’éternité pour que la toiture sur la-
quelle il était perché s’abîmât à cent pieds sous terre., il Il se
tenait immobile, silencieux et blême, tandis que
M. Riquemont, appuyé sur le canon de son fusil, le regardait
avec une expression de visage indéfinissable. Louise riait à
gosier déployé.

Eh ! bonjour, monsieur du Corbeau,


Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !

s’écria M. Riquemont en ôtant sa casquette,

Sans mentir, si votre ramage


Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.

À ces mots, le docteur ne se sentit pas d’épouvante., il Il


ôta machinalement son chapeau et rendit au châtelain son
salut.
— Ah ! çà. Monsieur, dit celui-ci d’un ton sévère, que
diable faites-vous là ?

– 199 –
— Mon ami, dit Louise qui continuait de rire comme
une enfant, je vous conterai la chose ; mais veuillez d’abord
relever l’échelle et la mettre contre le mur. Si vous n’étiez
venu par aventure, nous courions risque de passer la nuit sur
ce toit.
Au milieu de son trouble, de sa confusion et de son ef-
froi, le docteur Herbeau ne pouvait s’empêcher d’admirer
l’aplomb, le sang-froid, la présence d’esprit de Louise. Il al-
lait même jusqu’à s’en affliger intérieurement ; il reconnais-
sait avec tristesse cette vérité, vieille comme le monde, qu’il
n’est pas d’Agnès que l’amour ne change aussitôt en Rosine.
M. Riquemont se prêta d’assez bonne grâce au désir de
sa femme. Il releva l’échelle et l’appliqua contre le mur ;
puis, reculant de quelques pas, il arma son fusil et se tint
prêt à mettre en joue, comme un chasseur dont le chien
vient de tomber en arrêt.
— Allons, Monsieur, je vous attends, dit-il en regardant
le docteur Herbeau.
L’infortuné docteur pensa sérieusement que son heure
suprême avait sonné et que c’en était fait de lui : de grosses
gouttes de sueur ruisselaient de son front ; et le jabot de sa
chemise, répondant aux battements de son cœur, ressem-
blait à un éventail agité par une main légère.
— J’espère, Monsieur, dit-il enfin, que vous n’avez pas
l’intention de recourir à un lâche assassinat ?
— De par tous les diables ! descendrez-vous, Monsieur ?
s’écria le châtelain avec impatience.
Aristide se mit à descendre ; il n’était pas au milieu de
l’échelle, quand M. Riquemont le coucha en joue et lâcha la

– 200 –
détente. Au bruit de l’explosion, Louise jeta un cri, les pi-
geons s’envolèrent, Colette tressaillit, toute la meute s’élança
en aboyant, et le docteur glissa comme un sac, jusqu’à terre.
Il chancela, s’appuya contre le mur et porta la main à sa poi-
trine, tandis que le rustre arrachait de la gueule d’un de ses
chiens le pigeon qu’il venait d’abattre.
— Vous êtes cruel ! s’écria Louise avec chagrin. Vous
savez que j’aime ces oiseaux.
— Moi aussi, je les aime… à la crapaudine, répliqua le
brutal en fourrant le pigeon dans sa poche.
Pendant que Louise descendait à son tour, il s’approcha
du docteur et lui dit à voix basse :
— Monsieur, vous allez nous suivre. Vous dînerez avec
nous, il le faut ; j’ai à vous parler. Offrez votre bras à ma-
dame…
Ces paroles furent dites d’un ton qui ne soufflait souf-
frait pas de réplique. Ils prirent tous trois le chemin du châ-
teau, Louise appuyée sur le bras du docteur, M. Riquemont
en avant, Colette fermant la marche, tous les chiens gamba-
dant autour du cortège. Louise, bien qu’elle ne fût pas dans
le secret des préoccupations de ses deux compagnons, était
redevenue triste et silencieuse, car elle comprenait que ce
nouvel épisode ne ferait qu’irriter l’humeur de son mari et
l’encouragerait dans ses projets contre le docteur. Quant à
celui-ci, il allait, soutenu par elle plutôt qu’il ne la soutenait,
sur les pas du farouche Riquemont, dont le fusil, incliné sur
l’épaule, semblait avoir au bout du canon un œil de cyclope
qui le menaçait. Ils arrivèrent ainsi au logis sans avoir
échangé une parole. De loin en loin, la jeune femme pressait

– 201 –
doucement le bras de son vieil ami, comme pour le plaindre
et le consoler.
Le dîner fut médiocrement gai. Assise auprès du doc-
teur, Louise ressemblait à la coupe, attribut d’Esculape,
qu’entoure un serpent de ses anneaux entrelacés, et dans la-
quelle il plonge sa tête symbolique. Assis en face,
M. Riquemont les tenait tous deux sous son regard
d’épervier.
— Il paraît, Monsieur, dit-il au docteur, que vous exer-
cez la médecine à la, comme les chats font l’amour, sur les
toits ! Le procédé est nouveau, ce me semble, car je ne sache
pas que votre maître Hippocrate en ait jamais parlé.
M. Herbeau essaya de sourire. Louise raconta comment
s’était passée la chose ; M. Riquemont ne répondit pas.
— Savez-vous, Monsieur, que vous êtes superbe ? re-
prit-il en lui versant à boire. Je ne vous avais jamais vu dans
un si galant équipage. Vous avez l’air d’un croque-mort.
Vous aimez le noir ; vous en avez le droit.
— Monsieur… murmura le docteur d’un air suppliant.
— Ne vous emportez pas, que diable ! Toujours vif
comme un petit salpêtre. À propos, docteur, quel âge avez-
vous ?
À cette question insidieuse, le docteur rougit et balbutia.
— Papa, quel âge avez-vous ? répéta l’impitoyable Ri-
quemont.
— Monsieur, dit enfin Aristide, au mois de juillet de l’an
passé, j’ai dû compter quarante-neuf ans.

– 202 –
— En ce cas, Monsieur, répliqua le bourreau, comme
nous sommes au mois de juillet de l’année courante, tout
bien calculé, vous avez, sauf erreur, vos petits cinquante ans.
C’est un bel âge pour marier ses enfants, ajouta-t-il en ver-
sant du vin dans son verre. Il serait difficile d’ailleurs de
trouver un vieillard mieux conservé que vous. Vous avouez
cinquante ans, mais vous n’en portez pas soixante. La per-
ruque vous sied à ravir. Dans quelque vingt ans d’ici, je vous
demanderai l’adresse de votre coiffeur.
Et, parlant de la sorte, il passait complaisamment sa
main dans son épaisse et brune crinière.
— Pas vrai, Louison, que la perruque sied bien à papa
Herbeau ?
— Mon ami, dit Louise, ces plaisanteries sont pour le
moins de mauvais goût et n’ont pas même, dans votre
bouche, le mérite de la nouveauté. Vous n’avez déjà que
trop abusé de la patience de M. Herbeau, de son indulgence
et de sa bonté.
— Je ne plaisante pas, mille diables ! Je vous le dis sé-
rieusement, docteur : voilà une trentaine d’années, je ne
vous aurais pas confié volontiers ma femme.
Le docteur une fois encore essaya d’un pâle sourire.
— Dans votre temps. Monsieur, reprit le féroce animal,
vous avez dû avoir bien des succès auprès du beau sexe.
Vous étiez un gaillard ; je suis sûr que vous avez fait avaler à
la maman Herbeau moins d’anguilles que de couleuvres. On
se souvient de vos prouesses à Saint-Léonard. Vous étiez la
terreur des époux. Mais vous ne mangez pas, Monsieur ?
Mais, papa, vous ne buvez pas ? Vous êtes blanc comme un

– 203 –
âne de moulin, et vous tremblez comme un moineau qui
sèche ses plumes au soleil.
Louise, qui souffrait visiblement de la grossièreté de son
mari et de la position d’Aristide, se leva de table avant le
dessert et se retira dans sa chambre, non sans avoir jeté à
son cher et pauvre docteur un regard de tendresse compatis-
sante.
— On étouffe ici, s’écria le docteur Herbeau. Baptiste,
mon ami, ouvrez, je vous prie, la fenêtre.
Baptiste regarda le docteur d’un air ébahi : depuis le
commencement du repas, la fenêtre était toute grande ou-
verte.
Le repas achevé, M. Riquemont se leva et présenta au
docteur Herbeau son chapeau avec son jonc à pomme d’or.
— Si vous le voulez bien,. Monsieur, nous irons respirer
l’air du soir dans l’allée du parc. La soirée est belle,
l’exercice nous fera du bien.
Pour le coup, le docteur ne douta plus que sa dernière
heure ne fût proche. Il prit sa canne, son chapeau, et suivit
machinalement le châtelain.
Une fois dans la grande allée, M. Riquemont, pour pro-
longer son plaisir, pour savourer à longs traits sa vengeance,
commença par entretenir le docteur de choses indifférentes.
Il lui soumit plusieurs questions d’agriculture : il parla de la
rentrée des foins, de l’espoir des regains, d’améliorations à
tenter dans l’entretien des prairies artificielles. Il lui deman-
da tranquillement son avis sur la le meilleur mode à suivre
pour engraisser les bestiaux, à cette fin de balancer au mar-
ché de Poissy la prééminence des produits normands. C’était

– 204 –
là son unique ambition, disait-il. Le docteur Herbeau n’en
revenait pas et se croyait sauvé encore une fois, lorsque
après avoir joui tout à l’aise de l’anxiété de sa victime :
— Monsieur, dit gravement Riquemont, vous m’avez
conté l’autre jour l’histoire d’un jeune docteur de Montpel-
lier ; cette histoire m’a vivement intéressé, et, pour vous
rendre le plaisir que je vous dois, je prétends, à mon tour,
vous conter l’histoire d’un vieux docteur de ma connais-
sance. Cette histoire est courte et vous amusera, je l’espère.
Ce vieux docteur, ainsi que votre jeune docteur, était igno-
rant comme une carpe. Vous avez dit comme une carpe, je
crois. C’est d’ailleurs la seule ressemblance qui ait jamais
existé entre votre docteur et le mien. Le mien était fort laid ;
toutefois à sa laideur il joignait les prétentions du vôtre. Ap-
pelé auprès d’une femme jeune, belle et souffrante, il se vit
accueilli par le mari avec une confiance dont il abusa. Le
mari s’en aperçut et prit le parti d’en rire. Seulement, un soir
qu’ils avaient dîné ensemble, chez le mari bien entendu, car
chez le docteur on ne dînait guère, l’amphitryon entraîna son
convive dans une allée qui servait d’avenue à sa maison. La
maison de ce mari était située comme la mienne, et l’allée
dont je vous parle était pareille à celle-ci. C’était, comme au-
jourd’hui, par une belle soirée d’été ; mon docteur et mon
mari cheminaient lentement côte à côte, ainsi que nous fai-
sons tous deux… Cette histoire vous ennuie peut-être ?
— Au contraire, répondit d’une voix éteinte le défaillant
et malheureux Herbeau.
— Vous m’en voyez charmé. Mon mari et mon docteur
cheminaient donc lentement entre deux haies de charmilles,
par une belle soirée d’été. Le mari regardait le docteur abso-
lument comme je vous regarde à cet instant. Le docteur était

– 205 –
silencieux comme vous êtes et quelque peu troublé,
j’imagine, car il se doutait de quelque méchante affaire. Arri-
vés au bout de l’avenue, le mari, sans mot dire, ouvrit la
porte à deux battants, ainsi que je le fais à cette heure, et le
docteur aperçut, sellé, bridé et harnaché, son cheval, qu’il
croyait encore dans les écuries de son hôte.
Aux pâles lueurs du crépuscule, le docteur Herbeau re-
connut, en dehors du parc, Colette attachée par la bride à un
arbre.
— Je pense, Monsieur, s’écria M. Riquemont en croisant
ses bras sur sa poitrine, qu’il est inutile de vous conter le dé-
nouement de mon histoire ; vous le devinez sans peine.
Sûr de son malheur, le docteur Herbeau reprit enfin
toute la dignité de son caractère. À son tour il pouvait se
venger, et d’une façon sanglante ; il pouvait réhabiliter d’un
seul mot ses cinquante ans si indignement outragés ; il ne
songea qu’au salut de Louise.
— Monsieur, dit-il avec assurance, ma vie est entre vos
mains, vous pouvez en disposer à votre gré ; je n’attends ni
grâce ni merci ; l’unique faveur que je demande, c’est qu’il
me soit permis d’espérer que vous épargnerez votre épouse.
J’en atteste le ciel ! madame Riquemont est innocente.
— Je le sais. Monsieur, je le sais, répliqua le châtelain ;
vous me diriez le contraire que je ne vous croirais pas, mon
brave homme. Quant à votre vie, je n’en ai que faire, merci !
Seulement, retenez bien ceci : tout le pays saura demain que
vous avez perdu la clientèle du château de Riquemont ; dans
votre intérêt, Monsieur, dans l’intérêt de vos oreilles, je vous
conseille de veiller à ce que le pays et ma femme surtout
ignorent toujours le vrai motif de votre renvoi ; car, j’en at-

– 206 –
teste le ciel à mon tour, si je dois être ridicule, je ne le serai
pas à demi.
À ces mots, il ferma la grille et s’éloigna en sifflant, tan-
dis que le docteur Herbeau, pareil au premier homme chassé
de l’Éden par l’ange au glaive flamboyant, regardait pour la
dernière fois, d’un air consterné et d’un œil plein de larmes,
les célestes ombrages d’où il était à jamais exilé : mais Ève
suivait les pas de notre premier père, et tous deux du moins
avaient mordu dans la même pomme.
Il faudrait une langue qui s’écrivît avec des larmes et se
parlât avec des sanglots, pour pouvoir raconter en quel état
le docteur Herbeau retourna à Saint-Léonard. Vers le soir, le
ciel s’était voilé de nuages ; il faisait une nuit sans lune et
sans étoiles, moins sombre toutefois que le cœur du docteur
Herbeau. Quelle journée ! quel dénouement à de si char-
mantes amours ! Aristide s’arrêta devant sa porte, et s’étant
laissé glissé glisser jusqu’à terre, il entra pâle et défait dans
sa maison. Aussitôt qu’elle l’aperçut, Adélaïde faillit se pré-
cipiter sur lui ; mais se contenant d’abord :
— Vous venez de dîner chez le curé de Savigny ? dit-elle
avec un calme apparent.
— Sans doute, répliqua négligemment le docteur.
Après un silence durant lequel la lionne rugit intérieu-
rement :
— Comprenez-vous rien, reprit-elle, au retard de
l’arrivée de Célestin ?
— Rien, assurément, répondit le docteur d’un air dis-
trait.

– 207 –
— Il est fâcheux pour vous, dit l’épouse grinçant des
dents, que le curé de Savigny ait dîné aujourd’hui même
chez le curé de Saint-Léonard : deux heures après votre dé-
part, vous avez reçu sa visite. Quant à l’arrivée de notre fils,
la lettre que voici vous en expliquera peut-être le retard.
À ces mots, elle lui porta sous le nez le billet de contre-
ordre qu’il avait lui-même écrit à son héritier.
Ainsi commença l’orage le plus violent, le plus terrible
qui eût éclaté jusqu’alors sous le toit des deux époux. Mais
qu’importait au docteur Herbeau ? que lui importaient dé-
sormais toutes choses ? Il demeura impassible et ne se don-
na pas même la peine de répondre aux emportements de sa
femme. Au bout de deux petites heures, force fut bien à la
mégère d’adoucir l’éclat de sa voix. La foudre s’éteignit dans
les larmes. L’ouragan apaisé, le docteur se leva gravement et
sonna Jeannette. La grosse fille s’étant présentée :
— Notre fils Célestin, dit-il à haute voix en s’adressant à
madame Herbeau, sera de retour avant une semaine accom-
plie. Que tout s’apprête pour sa réception. Dès demain, je
m’occuperai d’acheter un cheval qui lui fasse honneur. Vous,
Jeannette, suspendez en lieu sûr et convenable ma selle et
ma bride, et que Colette, soignée comme par le passé,
achève en paix ses jours dans mon écurie ; vous la mettrez
seulement à la demi-ration d’avoine. Aux malades qui
m’enverront chercher, vous ferez répondre qu’à partir
d’aujourd’hui le docteur Herbeau n’exerce plus la médecine,
et qu’il a déposé sa clientèle entre les mains de son fils, Cé-
lestin Herbeau, docteur-médecin de la faculté de Montpel-
lier.
M. Herbeau se retira ensuite dans le salon, et s’y enfer-
ma pour le reste de la nuit. Là, seul et libre, le bon docteur

– 208 –
cacha sa tête entre ses mains et répandit des larmes abon-
dantes. Le sacrifice était consommé ! En moins d’un jour, il
avait perdu deux couronnes. Pour ne pas compromettre ma-
dame Riquemont, il venait d’abdiquer sa clientèle. Plus
grand que son illustre homonyme de l’antiquité grecque,
Aristide prévenait en même temps l’injustice de ses conci-
toyens et se condamnait lui-même à l’ostracisme. Ah ! ce
n’était point là ce qui faisait couler ses larmes ! Ce dernier
sacrifice, il l’avait accompli avec une sombre joie ; c’était
une immolation de lui-même qu’il offrait avec bonheur au
souvenir de la jeune beauté qu’il avait tant aimée, qu’il de-
vait aimer jusqu’à son heure dernière : heureux de renoncer
à la science, dès lors qu’il ne pouvait plus l’exercer en vue
d’une santé chérie ! Non, ce qu’il pleurait, c’était Louise ;
c’était le doux rayon qui dorait son automne, la voix qui
chantait dans son cœur, la source qui coulait sous ses ga-
zons flétris et conservait à leurs racines un reste de fraîcheur
et de vie. Il pleurait aussi sur la destinée de cette enfant,
qu’il avait brisée peut-être. Il tremblait enfin qu’égarée par la
passion, elle n’embrassât quelque résolution funeste. Il se
rappelait avec terreur qu’un jour cette jeune imprudente
n’avait parlé de rien moins que de s’échapper du domicile
conjugal et de venir le surprendre à Saint-Léonard. Au-
jourd’hui même, sur le toit fatal, toit à jamais maudit ! Louise
n’avait-elle pas fait un appel formel à l’amour du docteur ?
n’avait-elle pas, pour preuve de cet amour, demandé qu’il
entrât avec elle en rébellion ouverte contre l’autorité de son
mari ? À toutes ces questions, il sentait redoubler ses an-
goisses. Ce fut une cruelle nuit. Vers le matin, pour complé-
ter son œuvre, il écrivit à madame Riquemont une lettre ain-
si conçue :

– 209 –
« MADAME,
« Des raisons de haute convenance, que le monde doit
ignorer, me font une loi de renoncer à l’exercice de mon art.
Les dégoûts de tout genre dont je me suis vu abreuvé en ces
derniers temps suffiraient d’ailleurs pour expliquer et justi-
fier au besoin la détermination que je viens de prendre. Dans
l’exil volontaire que je m’impose, il me reste cette pensée
consolante, que mon dévouement ne saurait vous être sus-
pect, et qu’en cherchant les motifs qui m’ont commandé,
vous ne sauriez me soupçonner d’ingratitude ou
d’indifférence. Vous vous direz, Madame, qu’il a fallu des
motifs bien impérieux et bien légitimes pour que j’aie cru
devoir confier à des mains étrangères le soin de votre per-
sonne, et me déshériter d’une tâche qui me rendait heureux
et fier. Croyez, ah ! croyez bien que du fond de la retraite où
je vais tristement achever de vieillir, ma sollicitude vous ac-
compagnera sans cesse ; croyez que mon cœur continuera
de veiller sur vous, et que le jour où j’apprendrai que vous
avez retrouvé la santé sera jour de fête dans ma solitude.
Recevez, Madame, avec mes adieux, l’expression de
tous les hommages.
ARISTIDE HERBEAU. »

On imagine sans peine ce que cette lettre dut coûter au


docteur Herbeau, tout ce qu’il lui fallut étouffer pour s’en te-
nir à cet adieu froid et compassé. Vingt fois, en écrivant ces
lignes, il sentit son cœur près de se fondre en flots de ten-
dresse ; vingt fois il refoula les épanchements de son cœur.
Cependant, quoi que nous ayons dit plus haut, le sacrifice

– 210 –
n’était pas consommé : il lui restait à boire la lie de son ca-
lice.
Vers le milieu du jour qui suivit cette nuit désastreuse,
on put voir à Saint-Léonard un spectacle digne d’une éter-
nelle pitié. Le docteur Herbeau sortit à pied de sa maison,
pâle, abattu, se soutenant à peine, mais, dans son affaisse-
ment, plein de noblesse et de dignité. Il gagna la demeure de
son rival et pria le domestique de M. Savenay de l’annoncer
à son maître. Le jeune homme s’empressa d’aller le recevoir
au bas de l’escalier, et l’introduisit dans sa chambre avec ré-
vérence. Après l’avoir fait asseoir :
— Monsieur, lui dit-il, quel que soit le sujet qui me pro-
cure l’avantage de votre visite, souffrez d’abord que je vous
en exprime ma reconnaissance : c’est le plus grand honneur
qu’il me fût permis d’espérer.
Le docteur Herbeau demeura quelques instants silen-
cieux : il ne pouvait s’empêcher de penser avec quelque
amertume que tous ses malheurs dataient de l’arrivée de ce
jeune homme à Saint-Léonard.
— Monsieur, dit-il enfin, je me fais vieux. Unique méde-
cin en ce pays, j’ai dû mener durant vingt-cinq ans une vie
active et laborieuse. C’est un rude ministère que le nôtre ;,
jeune homme, vous le saurez plus tard. Que nous en revient-
il la plupart du temps ? L’ingratitude est le couronnement
inévitable de toute existence vouée au bien public. Puissiez-
vous, au bout de votre carrière, rencontrer moins d’épines
que je n’en ai trouvé à la fin de la mienne !
— Quelle qu’en doive être la récompense, puissé-je,
monsieur, répliqua Savenay, fournir une carrière aussi noble,
aussi belle, aussi bien remplie que la vôtre !

– 211 –
— Je ne vous cache pas, poursuivit le docteur Herbeau,
que depuis longtemps je me sentais succomber à la tâche ;
voilà longtemps que j’aurais en effet succombé, si le senti-
ment de mes devoirs ne m’eût imposé l’obligation de rester
debout à mon poste. J’y suis resté, Monsieur ; si je l’avais
abandonné, que seraient devenus mes pauvres malades ?
J’étais seul alors ; trop jeune encore pour me suppléer, mon
fils Célestin n’avait pas achevé son cours. Dieu merci ! je
n’aurai point failli à mes concitoyens ; durant les vingt-cinq
ans qui viennent de s’écouler, personne en ce pays n’est
mort ou n’a vécu sans mon assistance. Puisque je peux dé-
sormais, sans trahir la cause de l’humanité, me décharger
sur vous et sur mon fils du pesant fardeau qui m’accable, je
rentre dès à présent dans le repos et vous laisse à tous deux
le soin de vous partager mes labeurs.
— J’espère, Monsieur, se hâta de répondre M. Savenay,
que vous ne persisterez pas dans cette résolution. Vous êtes
dans la force de l’âge ; le pays ne saurait se passer de vos
soins, de vos talents, de votre expérience.
— Le pays, monsieur, répliqua tristement le docteur
Herbeau, s’inquiète peu de ses vieux serviteurs. Depuis
Athènes jusqu’à Saint-Léonard, toujours et partout le peuple
est le même, oublieux, inconstant, ingrat. Mon parti est pris
irrévocablement. Dans peu de jours, mon fils Célestin
m’aura succédé. Je souhaite que vous viviez fraternellement,
sans haine et sans rivalité : Célestin est doux, timide, point
avantageux ; il vous plaira.
— Croyez, Monsieur, dit le jeune homme, que je serai
heureux de me lier d’amitié avec monsieur votre fils : je ne
négligerai rien pour me rendre digne de sa bienveillance.

– 212 –
— Cela vous sera bien facile. Vous le verrez, c’est un
agneau. Mais souffrez, Monsieur, que j’arrive au véritable
but de ma visite.
M. Savenay redoubla d’attention.
Après quelques instants de recueillement :
— Hier encore, reprit le docteur Herbeau d’une voix
émue, j’avais dans ma clientèle une personne qui me sera
éternellement chère. Cette personne, vous la connaissez ; je
veux parler de madame Riquemont. C’est un ange. Pour des
motifs que je dois taire, je désire que Célestin n’entretienne
avec le château aucun genre de relations. Mon fils est
d’ailleurs, ainsi que je vous le disais tout à l’heure, une na-
ture timide, délicate, ombrageuse : M. Riquemont
l’effaroucherait infailliblement. C’est donc à vous, Monsieur,
qu’il appartient d’achever l’œuvre de guérison que j’ai com-
mencée voilà deux années. C’est entre vos mains que je dé-
pose cet inestimable trésor. Je vous le confie. Jeune homme,
j’appelle sur cette jeune tête votre sollicitude la plus cons-
tante et la plus assidue. Veillez sur elle sans cesse, à toute
heure ; nulle créature ici-bas n’est plus digne de vos soins et
de vos hommages.
— J’accepte avec orgueil et reconnaissance la tâche que
vous voulez bien me transmettre, répondit M. Savenay.
Votre confiance me touche et m’honore ; je m’efforcerai de
la mériter, et peut-être y réussirai-je, si vous daignez, Mon-
sieur, m’aider de vos conseils et m’éclairer de vos lumières.
— Vous trouverez sur ces feuillets, dit M. Herbeau en ti-
rant de sa poche quelques papiers qu’il remit au jeune doc-
teur, l’analyse du traitement que j’ai fait suivre à notre chère
souffrante. C’est, ainsi que vous l’avez reconnu vous-même

– 213 –
le jour où j’eus l’honneur de vous voir pour la première fois,
l’application directe des théories que je développai devant
vous sur les maladies chroniques en général. J’y ai joint, sur
le tempérament du sujet en particulier, quelques réflexions
qui pourront ne pas vous être tout à fait inutiles. Toutes les
fois, d’ailleurs, qu’il vous plaira de vous adresser à ma vieille
expérience, vous me trouverez prêt à vous communiquer
mon sentiment en toutes choses.
À ces mots, le docteur Herbeau se leva.
— Adieu, Monsieur, dit-il au jeune docteur. Vous avez
servi de prétexte à la malveillance de mes ennemis, je suis
convaincu que vous en avez plus souffert que moi, et je vous
prie de me pardonner, ajouta-t-il avec bonté en tendant sa
main au jeune homme.
M. Savenay, tout ému, tout attendri, s’empara de cette
main avec effusion et la pressa respectueusement entre les
siennes.
Ce dernier devoir accompli, le docteur Herbeau tourna
sa pensée vers son fils, depuis deux ans trop négligé peut-
être ! De retour au logis, il se mit aussitôt à son bureau, et il
écrivit à Célestin la lettre que voici :

« MON CHER FILS,


L’heure est venue de tenir vos promesses et de réaliser
les espérances que votre mère et moi avons placées sur
votre tête. Mon cœur m’assure que vous reconnaîtrez di-
gnement notre amour et nos sacrifices : vous ne serez pas
au-dessous de la position qui vous est réservée. Je vous at-
tends, mon fils, pour remettre publiquement ma clientèle

– 214 –
entre vos mains. Je vous appelle pour me succéder. Hâtez-
vous, car chaque jour qui s’écoule compromet vos intérêts et
ceux de votre famille. Les temps sont bien changés, Céles-
tin !, il Il ne s’agit plus de vous asseoir paisiblement dans
mon héritage et de régner sans rivaux sur le pays. Vous
trouverez établi à Saint-Léonard un jeune docteur de la fa-
culté de Paris, qui vous disputera avec acharnement la suc-
cession de votre père. Vous saurez défendre vos droits. Que
ce titre de docteur de la faculté de Paris ne vous intimide
pas ! Rappelez-vous, mon fils, que l’académie de médecine
de Montpellier est illustre entre toutes, et que ses titres de
noblesse sont les premiers inscrits sur le livre d’or de la
science. Vous ne démentirez pas la renommée de cette glo-
rieuse école ; vous ajouterez un rayon de plus à cet astre
resplendissant. Vous êtes bien jeune encore pour la tâche
que je vous destine, mais j’ose croire que vous la remplirez
avec honneur. Vous serez l’orgueil et la joie de notre vieil-
lesse. Revenez avec confiance, et que la prévision des luttes
que vous aurez à soutenir ne trouble point la sérénité de
votre âme. Soyez fort. Je vous ai vu partir enfant, que je re-
trouve en vous un homme, l’homme à la fois élégant et sé-
rieux que vos lettres m’ont permis d’entrevoir. Unissant par
un rare privilège, aux grâces de la jeunesse l’expérience de
l’âge mûr, vous marcherez d’un pas sûr et ferme dans la voie
qui vous est ouverte. Depuis quelques années, mon cher fils,
il s’accomplit autour de nous un mouvement fatal, qui, s’il
n’est comprimé, conduira nécessairement la France à sa
perte. Vous vous garderez du danger des idées révolution-
naires ; la gloire de tracer un sillon parallèle à celui qu’a tra-
cé votre père suffira, sans doute, à vos honnêtes ambitions.
En politique, fidèle à vos princes ; inaccessible, en littéra-
ture, aux doctrines insensées que le goût et la raison réprou-
vent ; soumis, en médecine, à la tradition des grands

– 215 –
maîtres, vous pratiquerez en toutes choses le culte et la reli-
gion du passé. Vous aurez toujours présent à l’esprit cet
axiome qui résume à lui seul ma vie tout entière : Meliùs est
sistere gradum quàm progredi per tenebras.
Nous vous attendrons jeudi prochain, par la voiture de
Limoges. Ce sera pour votre mère et pour moi, mon cher fils,
un bien heureux jour, un jour trois fois béni. Nos cœurs sont
altérés de votre présence. Vous trouverez ci-inclus une traite
qui vous permettra de subvenir aux exigences du départ.
Désirant réunir quelques amis pour fêter le jour de votre ar-
rivée, votre mère vous conseille de vous reposer à Limoges
et d’y faire un peu de toilette.
Priez lord Flamborough d’agréer nos hommages, et
croyez, notre cher enfant, à l’impatience que nous avons de
vous presser tendrement dans nos bras.
A. HERBEAU. »

Le docteur fit jeter par Jeannette cette lettre à la poste.


Celle qu’il avait écrite à Louise fut confiée au garde cham-
pêtre de Riquemont, qui venait tous les jours à Saint-
Léonard chercher les journaux de son maître.
Louise ignorait absolument ce qui s’était passé la veille.
Comme M. Riquemont n’avait plus reparlé de remplacer le
docteur Herbeau, et qu’au contraire il semblait avoir renon-
cé à lui donner un successeur, elle avait retrouvé un peu de
calme et de sécurité. La veille, après avoir mis le docteur à la
porte, M. Riquemont était entré dans la chambre de sa
femme.

– 216 –
— Décidément, avait-il dit, papa Herbeau est un bon
diable ; il prend bien la plaisanterie. Je l’affectionne au fond,
et ne saurais me passer de lui. Puisqu’il te plaît, nous le gar-
derons. Tu comprends bien que je tiens par-dessus tout à
t’être agréable. D’ailleurs, tout bien calculé, je me soucie
médiocrement de ce petit Savenay. Tu avais raison l’autre
soir, papa Herbeau est plus convenable. C’est un brave
homme. Il m’amuse, et, s’il ne revenait plus au château, je
sens qu’il me manquerait quelque chose. Va donc pour le
docteur Herbeau ! Je ne suis pas jaloux, moi. J’aime tout ce
que tu aimes, et tes sympathies sont font les miennes. Je ne
sais pas quelle lubie m’avait passé, l’autre jour, par la tête !
Tu ne m’en veux plus n’est-ce pas ? On a ses mauvais mo-
ments, mais on adore sa petite Louison.
Louise avait remercié son mari de ses bonnes disposi-
tions ; mais, par une contradiction que nous ne nous char-
geons pas d’expliquer, le bonheur qu’elle en ressentit fut
moins près de la joie que de la tristesse. Le lendemain, dans
l’après-midi, elle reçut, en présence de son mari, la lettre du
docteur Herbeau. M. Riquemont rôdait depuis le matin au-
tour d’elle, inquiet de ne rien voir arriver, curieux de savoir
comment le vieux docteur se tirerait de l’impasse où il l’avait
acculé. La jeune femme ouvrit la lettre, et, après l’avoir lue :
— Vous triomphez ! Monsieur, s’écria-t-elle les yeux
remplis de larmes ; vous en êtes venu à vos fins. Vous avez
si bien fait, que M. Herbeau m’abandonne. Quelle patience,
quel dévouement n’a-t-il pas fallu pour résister si longtemps
à vos indignes procédés !
M. Riquemont avait relevé la lettre échappée des mains
de sa femme.

– 217 –
— Comment, mille diable ! s’écria-t-il, le docteur Her-
beau quitte les affaires !, le docteur Herbeau abandonne ses
amis ! Il trahit l’amitié, le docteur Herbeau ! Mais c’est in-
fâme, cela ! mais c’est impossible ! Je ne le souffrirai pas ;
j’irai plutôt me jeter à ses pieds, j’embrasserai ses genoux, je
lui demanderai excuse à mains jointes. Baptiste, qu’on selle
un cheval ! Rassure-toi, Louison ;, la résolution du docteur
Herbeau ne tiendra pas contre mes prières. Je m’engage à te
le ramener aujourd’hui même ; sois tranquille, je te le ren-
drai. Mais, ventrebleu, il fallait donc me dire qu’il était sus-
ceptible à ce point ! Pouvais-je m’en douter, moi ? Je riais, je
plaisantais, je folâtrais. Tu verras qu’il se sera piqué de ce
que j’ai dit hier soir à propos de sa perruque. Tu conviendras
aussi que c’est être par trop difficile à vivre.
— Allez, dit Louise en pleurant, vous avez été abomi-
nable. Quand je songe à la façon dont vous avez reconnu
l’affection et les soins que m’a prodigués cet excellent
homme, j’ai honte, je rougis pour vous et pour moi-même.
Mon pauvre vieil ami, toujours si bon, si tendre, si dévoué,
un esprit si charmant, un caractère si doux, une humeur si
facile ! Je n’avais que lui, vous me l’avez ôté.
— Je répète que je te le rendrai. Baptiste, mes éperons,
ma cravache ! Je lui croyais un meilleur caractère. Je te
promets, puisqu’il en est ainsi, de m’observer à l’avenir. Je
prétends désormais faire assaut avec lui de politesse et de
belles manières. On est campagnard, mais au besoin on sait
son monde.
Ce disant, il avait, pour ajuster ses éperons, appuyé tour
à tour ses pieds malhonnêtes sur le bras du fauteuil où sa
femme était assise. Cette opération achevée, il s’élança, la

– 218 –
cravache au poing, et partit au galop pour ne s’arrêter qu’à
la porte de M. Savenay.
— Eh bien ! jeune homme, vous savez la nouvelle ?
s’écria-t-il en se frottant les mains. Le docteur Herbeau se
retire des affaires. Il donne sa démission et se fait justice lui-
même. Riquemont ne pouvait vous échapper.
— En effet, Monsieur, dit le jeune docteur, je viens
d’apprendre par M. Herbeau lui-même la nouvelle que vous
m’apportez. C’est une grande perte pour la science et pour le
pays.
— Allons donc ! allons donc !, s’écria M. Riquemont en
faisant siffler sa cravache. Quoi qu’il en soit, la clientèle du
château vous revient de droit ;, à moins que vous ne désiriez
la mort de ma femme, vous ne sauriez lui refuser vos soins ;
il s’agit de savoir, jeune homme, si vous voulez la mort de
Louison ?
— Je connais mes devoirs et saurai les remplir, répondit
gravement M. Savenay.
— Ce qui veut dire ?…
— Que je m’efforcerai, Monsieur, de remplacer le doc-
teur Herbeau auprès de madame Riquemont.
— À la bonne heure donc ! s’écria le châtelain ; mais,
mille diables ! ce n’aura pas été sans peine.
Là-dessus, il s’en retourna joyeux et triomphant, et
certes il pouvait être fier de la façon dont il avait mené cette
aventure. Grâce à sa perspicacité, grâce à son active intelli-
gence, il avait, en moins de vingt-quatre heures, accompli
toute une révolution. Il s’était vengé sans éclat et sans bruit,
au-delà de ses espérances. Il avait, en moins d’un jour, ruiné
– 219 –
un odieux rival dans ses prétentions et dans sa fortune, et,
du même coup, installé dans sa maison un médecin qu’il ai-
mait et auquel il voulait du bien.
De retour au château, il se laissa tomber lourdement
dans un fauteuil, en poussant des exclamations lamentables.
— Qu’est-ce donc ? demanda Louise avec inquiétude.
M. Riquemont se tordait, se roulait, se frappait le front
et ne répondait pas.
— Louison, s’écria-t-il enfin, tu vois ton époux au dé-
sespoir. J’en ferai une maladie. Tout ce que j’ai pu dire a été
inutile., j’ai J’ai prié,. Supplié supplié : absolument comme si
j’avais chanté ! Le docteur Herbeau est inflexible, une barre
de fer ! Il a de la médecine par dessus la tête, et ne veut plus
entendre parler de malades. Au reste, il est bon que tu
saches que je ne suis pour rien dans sa détermination. Il a
coupé court à mes excuses, en m’assurant que je l’avais hier
beaucoup diverti. Il dit qu’il est dégoûté de son métier et
qu’il a besoin de repos. Cela se conçoit. Colette a le trot dur,
et si tu l’avais eue pendant vingt-cinq ans entre les jambes,
tu serais de l’avis du papa Herbeau, tu éprouverais un vif dé-
sir de t’étendre dans ta bergère et d’y passer le reste de tes
jours. Il faut que ce brave homme se repose. Voilà long-
temps qu’il tire à sa fin. J’ai voulu te le ramener l’amener :, il
a pour jamais renoncé au monde. Il te présente ses civilités.
Nous nous sommes embrassés en nous quittant. Je pleurais,
moi ; oui, j’en conviens, je pleurais comme une vieille bête.
On a beau être fort, la nature ne perd jamais ses droits. Sur
le pas de sa porte, je lui ai demandé ce que nous lui devions
pour deux années de visites et de soins ; mais là-dessus le
docteur Herbeau n’a rien voulu écouter, et, voyant que
j’insistais, il m’a fermé la porte au nez. Il peut être sûr, par

– 220 –
exemple, de recevoir le premier lièvre qui se trouvera au
bout de mon fusil, et si je puis y joindre quelques cailles,
quelques perdreaux, je te jure, Louison, que je le ferai de
grand cœur. Un bienfait n’est jamais perdu.
— Que vais-je devenir, moi ? s’écria Louise avec épou-
vante.
— Ce que tu vas devenir, Louison ? c’est tout simple.
N’ayant pu fléchir le docteur Herbeau, je suis allé chez le
docteur Savenay…
Louise tressaillit à ce nom.
— Mais, mon ami, s’écria-t-elle, je vous ai dit que je ne
pouvais, que je ne devais pas…
— Allons-nous recommencer ? interrompit
M. Riquemont avec colère. Comment, ventrebleu ! je me
donne un mal d’enfer pour vous trouver un médecin, je
crève des chevaux, j’use le pavé de Saint-Léonard ; je vais de
l’un à l’autre, du docteur Herbeau au docteur Savenay ; je
néglige mes poulains, et vous n’êtes pas contente ! Vous at-
tendez peut-être que M. Chomel ou M. Gendrin vienne de
Paris s’établir à Riquemont tout exprès pour soigner vos gas-
trites ? À votre aise ! Vivez, mourez, cela vous regarde ; pour
moi, je ne m’en mêle plus.
Il sortit. Demeurée seule, Louise s’agenouilla au pied de
son lit. La pauvre enfant ne comprenait qu’une chose à la
comédie qui venait de se jouer autour d’elle, c’est qu’elle
restait sans appui, sans défense, et qu’en perdant le docteur
Herbeau elle perdait son dernier refuge. Elle joignit les
mains, et les yeux pleins de larmes :
— Mon Dieu, secourez-moi ! dit-elle.

– 221 –
CHAPITRE IX.

La nouvelle de l’abdication du docteur Herbeau en fa-


veur de son fils s’était, en moins d’un jour, répandue dans
Saint-Léonard. On en parlait diversement. Les uns approu-
vaient le docteur ; les autres le blâmaient hautement. On
cherchait les motifs de cette détermination soudaine. On sa-
vait déjà que le château de Riquemont venait d’échoir au
docteur Savenay. La ville entière était aux abois. On se pré-
occupait surtout du prochain retour du jeune Célestin. On se
demandait si la gloire et la puissance de la maison Herbeau
refleuriraient dans ce jeune homme, si le vieux docteur, ainsi
que l’avait dit Adélaïde, renaîtrait comme le phénix de ses
cendres. Les avis étaient partagés. La politique, qui
s’envenimait fort à cette époque, mêlait son fiel et son venin
à toutes les discussions qui s’entamaient à ce sujet. Le parti
libéral tenait pour le docteur Savenay, qui ne se doutait pas
d’un si grand honneur ; le parti monarchique, pour le doc-
teur Herbeau, qui le représentait. Les uns prétendaient que
les Herbeau étaient une dynastie usée, avec laquelle on de-
vait une bonne fois en finir ; les autres, qu’il n’en était rien,
et que les destinées du pays reposaient sur cette famille.
Ainsi placées sur ce terrain brûlant, les discussions ne tar-
daient pas à prendre un caractère d’acharnement difficile à
décrire. Chacun personnifiant dans le docteur Herbeau ses
haines ou ses sympathies politiques, on en arrivait bientôt à
se traiter les uns les autres de tyrans et de sans-culottes, de
jésuites et de buveurs de sang. Durant la semaine qui précé-
da l’arrivée de Célestin, on put voir chaque jour des groupes
furieux parcourir en tous sens la ville. Comme autrefois à

– 222 –
Florence, entre Guelfes et Gibelins, on s’insultait dans les
rues de Saint-Léonard, sur la place et sur les boulevards ;
chaque soir les cafés, transformés en clubs, continuaient les
discordes et les querelles de la journée.
Sourd au bruit qui se faisait autour de son nom, le doc-
teur Herbeau vivait retiré dans sa maison et ne recevait que
ses amis les plus chers. Vainement quelques fièvres,
quelques érysipèles, courtisans du malheur, vinrent le sollici-
ter : il refusa leurs hommages et les pria d’attendre le retour
de son fils. Il était triste et grave. Chose étrange ! ce noble et
doux visage, que les années avaient à peine sillonné du bout
de leurs ailes, se flétrit en moins de quelques jours. Ses yeux
s’éteignirent, ses joues se plissèrent, son front se chargea de
rides. Ainsi l’hiver succède brusquement à l’été de la Saint-
Martin ; ainsi la nature, un instant rajeunie par les derniers
baisers du soleil, s’affaisse en une nuit, se dépouille et
s’endort. Toutefois, de même que l’hiver a ses floraisons
mystérieuses, le bon Aristide cachait sous ses ennuis une
pensée jeune et charmante : Louise habitait en lui comme
une perle au fond d’une coupe amère.
Le lendemain de son abdication, il avait reçu par un
messager du château une petite boîte qu’accompagnait la
lettre suivante :
« Non, je ne vous accuserai jamais d’ingratitude ou
d’indifférence. J’ignore les motifs qui vous ont pu décider ; il
faut qu’en effet ils soient aussi impérieux que vous le dites,
puisque, sachant ce qui se passe dans mon cœur, vous avez
cru devoir m’abandonner et me retirer mon unique appui.
Laissez-moi vous dire, cependant, que vous avez été cruel.
Oui, vous avez été cruel pour l’enfant qui vous aime et que
vous aimiez. Fallait-il me délaisser ainsi, ne pouviez-vous at-

– 223 –
tendre un peu ? Il me semble que cela vous était facile. Et
puis, pourquoi me quitter de la sorte ? Pourquoi ne vous ai-je
pas vu avant notre séparation ? Ne dois-je donc plus vous
revoir ? Tout cela est bien étrange : ma tendresse en souffre
et ma raison s’y perd. Ami, quoi qu’il en soit, je me rappelle-
rai toujours avec bonheur et reconnaissance ces deux tristes
années qui viennent de s’écouler ; si désormais vous ne de-
vez être pour moi qu’un souvenir, croyez que ce souvenir me
sera éternellement cher.
Adieu. Je renonce à vous exprimer ma gratitude autre-
ment que par mes larmes, dont vous reconnaîtrez la trace.
Acceptez, pour l’amour de moi, ces objets qui ne peuvent
avoir d’autre prix que celui que vous daignerez vous-même y
attacher.
LOUISE. »

La boîte renfermait une magnifique tabatière de platine


russe, qui avait appartenu à madame de Marsanges. Dans la
tabatière se trouvait une petite miniature d’un fini merveil-
leux, richement montée en épingle, et représentant les traits
de Louise quelques années avant son mariage. À cet aspect,
le docteur s’était sauvé dans son jardin, et là il avait arrosé
de pleurs et de baisers la lettre et le portrait de Louise.
Ce dernier incident d’une liaison brisée ne put toutefois
détourner la pensée du docteur de l’avenir de Célestin. Il
s’accusait, non sans quelque raison, d’avoir trop négligé cet
aimable enfant dans son cœur. À l’idée qu’il allait revoir son
fils, le presser dans ses bras, revivre en lui une nouvelle vie,
son âme ne pouvait se défendre de palpiter d’aise et de joie.
Il revenait à des sentiments plus calmes et à des tendresses

– 224 –
meilleures. Il avait fait acheter par un de ses amis un petit
cheval de bonne mine, qui mangeait déjà au râtelier de Co-
lette. Il avait transporté lui-même et mis en ordre dans la
chambre de Célestin les livres de sa bibliothèque. De son cô-
té, Adélaïde, tout entière au bonheur de retrouver du même
coup son époux et son fils, avait fait trêve à sa passion ja-
louse, et s’occupait uniquement à préparer la fête du retour.
Elle avait décidé que, pour célébrer ce beau jour, les Her-
beau donneraient un grand repas à leurs amis et partisans.
Le docteur, qui n’avait pas le cœur aux réjouissances, s’y
était opposé d’abord ; mais Adélaïde avait tenu bon, disant
que, si l’on avait tué le veau gras au retour de l’enfant pro-
digue, il était juste qu’on en fît au moins autant au retour de
l’enfant vertueux, honneur et gloire de sa famille. D’ailleurs
c’était le moyen de montrer tout d’abord Célestin au pays,
de remettre publiquement entre ses mains la clientèle de son
père. Le docteur s’était rendu à cette dernière raison. On ne
pouvait, en effet, pour écraser la calomnie, se trop hâter de
mettre en évidence l’esprit, la grâce, la noble assurance de
ce jeune homme, que Saint-Léonard se rappelait avoir connu
simple, timide et rougissant comme une vierge. Madame
Herbeau avait juré qu’en ce jour les ennemis de sa maison
crèveraient de honte et de dépit. Déjà, de tous les coins des
départements d’alentour, les produits les plus fins et les plus
exquis affluaient dans les buffets et dans la cuisine du doc-
teur. Limoges envoyait ses pâtes d’abricots,. Tours ses pru-
neaux, Niort ses carpes d’angélique, la Creuse ses truites
saumonées. Déjà on avait tiré des armoires et des bahuts
tout ce luxe de linge, d’argenterie et de vaisselle, que la pro-
vince n’expose à l’air que dans les grandes solennités. Jean-
nette, du matin au soir, frottait les meubles et le carreau.
C’était un remue-ménage infernal ; madame Herbeau avait
la tête à tout. Les lettres d’invitation étaient expédiées ; pour

– 225 –
ajouter au lustre de la fête, le docteur venait, à l’instigation
de son épouse, d’en adresser une à madame K…, femme
poète de Limoges, qui avait autrefois échangé quelques pe-
tits vers avec Célestin, du temps que ce jeune homme cour-
tisait les muses et s’abreuvait des eaux du Parnasse. Ce n’est
pas que madame Herbeau affectionnât les bas-bleus en gé-
néral et madame R… en particulier ; mais, nourrissant de
vieilles rancunes contre la directrice de la poste aux lettres,
elle n’avait rien imaginé de mieux pour faire enrager ma-
dame d’Olibès, qui, depuis les vers qu’elle avait adressés à
M. Savenay, tenait à Saint-Léonard le sceptre poétique.
On pense bien qu’il n’était bruit dans la ville que des
apprêts de ce festin, près duquel le repas des noces de Ga-
mache ne devait plus être qu’une collation frugale. Tous les
soirs, on calculait dans chaque maison ce que madame Her-
beau avait acheté le matin au marché. Les libéraux accu-
saient le docteur d’accaparer les vivres et d’affamer les
pauvres ; les républicains criaient aux prodigalités de Lucul-
lus, aux gloutonneries de Trimalcion, aux orgies de Tibère à
Caprée.
Enfin il brilla sur le monde et sur Saint-Léonard, ce jour
si impatiemment attendu, qui devait ramener le jeune Ro-
drigue sous le toit de son père ; jour trois fois béni, ainsi
qu’avait dit Aristide, qui allait rendre aux deux époux, après
cinq ans de séparation, l’unique gage de leur tendresse ! Le
matin, aux premières lueurs de l’aube, réveillés tous deux
par le sentiment de leur bonheur, ils s’embrassèrent l’un
l’autre avec attendrissement. À cette heure solennelle, le
docteur Herbeau dépouilla le jeune homme, il ne fut plus
qu’époux et père. Ils se levèrent dans la joie de leur cœur, et
remercièrent Dieu, qui leur avait permis de vivre jusqu’à cet
heureux jour. Jeannette, qui partageait l’allégresse de ses

– 226 –
maîtres, vint les embrasser en pleurant et en sanglotant, à ce
point que M. et Mme Herbeau ne pouvaient rien y com-
prendre. — Jeannette, mon enfant, dit le docteur avec bonté,
comment donc serez-vous le jour de mon enterrement ? À
ces mots, la pauvre jeune fille jeta des cris aigus, voulut
s’arracher les cheveux, et l’on eut bien de la peine à la cal-
mer.
On avait reçu, l’avant-veille, une lettre de Célestin,
quelques mots seulement par lesquels il annonçait son re-
tour pour le jour indiqué. Deux voitures faisaient le service
de Limoges à Saint-Léonard ; l’une arrivait à huit heures du
matin, l’autre à quatre heures de l’après-midi. Celle du matin
avait déposé Madame E K… à la porte du docteur Herbeau ;
on n’attendit plus Célestin que par la diligence du soir. Ma-
dame E K… fut accueillie par les deux époux avec les senti-
ments de respect et d’admiration dus à son beau talent :
c’était une grande femme sur le retour, qui avait le nez
rouge.
Dès quatre heures, les conviés commencèrent à se pré-
senter. C’était, à vrai dire, l’élite de la société du pays : les
autorités, le clergé, la noblesse. En moins de quelques ins-
tants, le salon du docteur Herbeau fut rempli par les person-
nages les plus éminents de Saint-Léonard et des environs :
hommes de choix, femmes élégantes, jeunes filles au cœur
palpitant à l’approche de Célestin. Le docteur faisait les
honneurs de sa maison avec sa grâce accoutumée ; Adélaïde
veillait aux soins de la fête. Célestin était le sujet de toutes
les conversations ; seulement, dans un angle du salon, un
groupe de lettrés, que présidait madame K…, s’entretenait
vivement de beaux-arts et de poésie. On s’y raillait finement
des essais de l’école moderne, et madame R K… récitait de
temps en temps quelques vers de sa façon qui excitaient le

– 227 –
plus vif enthousiasme. Il n’y avait qu’une voix autour d’elle
pour la comparer à Corinne improvisant au cap de Misène.
— Vous me flattez, disait-elle en rougissant ; Corinne
habite en ces murs : vous m’offrez un encens qui ne
m’appartient pas : vous volez l’autel de madame d’Olibès.
À ces mots, on se récriait. Qu’était-ce après tout que
madame d’Olibès ! un esprit lyrique sans doute, mais gâté,
mais perdu par l’influence des doctrines nouvelles ; on n’en
voulait pas d’autres preuves que les vers adressés à
M. Savenay. Ces vers, on les récitait en les dénigrant ; on en
faisait ressortir avec malignité les tendances romantiques ;
on les perçait, un à un avec l’aiguille du sarcasme. On ef-
feuillait comme une rose, aux pieds de la Corinne de Li-
moges, la couronne poétique de la Sapho de Saint-Léonard.
Il était près de cinq heures, la voiture n’arrivait pas. Dé-
jà l’anxiété se peignait sur le visage du docteur. À cinq
heures et demie, rien encore ! Tous les estomacs criaient la
faim ; on se regardait, on s’interrogeait ; madame Herbeau
était aux champs ; les sauces brûlaient sur les fourneaux, les
rôtis desséchaient à la broche. Enfin on entendit un roule-
ment sourd, et, au bout de quelques minutes, la diligence de
Limoges s’arrêta devant la maison. Tous les invités se ruè-
rent aux fenêtres, tandis que les deux époux se précipitaient
vers la porte. Tous les pères et toutes les mères compren-
nent ce qui dut se passer en cet instant dans ces deux cœurs,
qui n’en faisaient qu’un à cette heure.
Une foule d’oisifs, qui guettaient l’arrivée de la voiture,
se pressèrent avidement autour des roues et des chevaux.
M. et Mme Herbeau se tenaient, pâles de joie, sur le pas de
leur porte ; derrière eux,. Jeannette pleurait comme une fon-

– 228 –
taine. Des grappes de têtes curieuses pendaient de toutes les
croisées du voisinage.
Deux voyageurs descendirent à reculons de l’impériale
de la diligence. Aussitôt qu’il eut mis pied à terre, le premier
jeta un bout de cigare qu’il tenait entre ses dents, et
s’élançant vers madame Herbeau :
— Ma tendre mère ! s’écria-t-il en la serrant entre ses
bras.
Il la tint longtemps embrassée ; puis, se tournant vers le
docteur, dont les yeux étaient mouillés de larmes :
— Mon père ! s’écria-t-il.
Et de ses bras entrelacés il l’étouffait sur sa large poi-
trine.
Durant quelques instants, on n’entendit que ces paroles,
entrecoupées de baisers : Mon père ! ma mère ! mon cher
fils ! mon enfant bien-aimé !
Spectateur de cette scène attendrissante, un étranger,
long et mince, cheveux blond ardent, collier de barbe rouge
autour du visage, nez pointu, œil vitreux, se tenait muet, im-
passible et grave, derrière Célestin.
— Mon père et ma mère, dit enfin le jeune homme en se
retournant, permettez que je vous présente mon noble ami,
lord Flamborough, qui a bien voulu se décider à venir passer
quelques semaines avec nous.
— C’est le plus grand honneur qu’aura reçu notre mai-
son, répondirent à la fois Adélaïde et le docteur.

– 229 –
Lord Flamborough s’inclina sans desserrer les lèvres,
sans qu’un imperceptible sourire dérange dérangeât
l’immobilité de ses traits.
Cependant, l’ivresse des premiers transports dissipée,
les deux époux examinaient Célestin d’un air inquiet, et, se
regardant l’un l’autre avec stupeur, semblaient se demander
si c’était bien là leur enfant. C’est que les cinq années qui
venaient de s’écouler l’avaient bien changé ! Jeannette, aus-
sitôt qu’elle l’avait aperçu, s’était enfuie dans la cuisine, en
refusant de le reconnaître. C’est qu’il était méconnaissable
en effet ! Ange aux cheveux dorés, jeune ange rêveur qu’on
voyait jadis, à travers les saules bleuâtres, errer sur les bords
de la Vienne, ange aux yeux d’azur, qu’êtes-vous devenu ?
Ses cheveux blonds et fins, qu’aimait autrefois à soulever la
brise, ont bruni et tombent en touffes incultes sur son col et
sur ses épaules. Son visage, autrefois blanc comme le camé-
lia et velouté comme la pêche, est enseveli presque tout en-
tier sous une barbe épaisse, panachée et relevée en éventail.
L’azur de ses yeux s’est terni ; son front, qu’on aurait pris
autrefois pour une lame d’ivoire, ressemble à une feuille de
parchemin jauni par le temps. Qu’est devenue cette taille
frêle et flexible qu’un coup de vent ployait comme un ro-
seau ? Qu’a-t-il fait de ces mains fines et délicates qu’aurait
enviées une duchesse et qui rendaient jalouses les vierges de
Saint-Léonard ? On a vu partir le jeune et bel Hylas, et l’on
voit revenir Hercule. Son costume n’est pas moins étrange :
pantalon collant ; bottes montant jusqu’à mi-jambe, à la fa-
çon des étudiants allemands ; gilet à larges revers, qui rap-
pelle les modes de l’époque sanglante ; habit exagéré ; cha-
peau de feutre gris, à poil ras, se terminant en pain de sucre.
Lord Flamborough porte un pantalon de nankin trop court,
que tire et retient sur la botte une courroie en forme de sous-
pied ; habit étriqué ;, gilet faisant des efforts inouïs pour arri-
– 230 –
ver jusqu’à la ceinture, et mourant, comme Léandre, avant
d’avoir touché le rivage.
Ces observations avaient lieu dans la chambre de Céles-
tin, où l’on avait conduit tout d’abord les deux jeunes gens.
À peine entré dans cet asile :

À tous les cœurs bien nés que la patrie est chère !

s’écria Célestin, et vidant ses poches, il déposa sur le marbre


de la cheminée une pierre à fusil, quelques morceaux de
sucre, un briquet, deux gros sous et un étui de bois. Les deux
époux l’observaient avec l’étonnement du petit Chaperon
rouge qui trouve le loup couché dans le lit de sa mère-grand.
– Mon Dieu ! mon fils, que vous avez une longue barbe ! –
Mon Dieu ! Célestin, que vous voici étrangement vêtu ! –
Mon Dieu ! mon enfant, que vous êtes donc changé !
Célestin souriait dans sa barbe.
— Tout change, répondit-il ; si quelques siècles suffisent
à renouveler la face du monde, doit-on s’étonner que
quelques années aient pu changer la mienne ?
Puis il ajouta :
— Croyez, mes chers parents, que mon cœur est resté le
même.
Et Célestin pressa derechef M. et Mme Herbeau dans ses
bras.
— Cher fils, dit Adélaïde qui ne revenait pas de sa stupé-
faction, je croyais vous avoir prié de faire un peu de toilette
à Limoges.

– 231 –
— Tudieu, ma tendre mère ! répliqua le jeune homme à
son tour étonné, espériez-vous que j’arriverais déguisé en
empereur romain ? Il me semble pourtant que je suis assez
présentable, ajouta-t-il en passant ses pouces dans les en-
tournures de son gilet.
Durant ce colloque, le docteur Herbeau examinait d’un
air distrait les objets que son fils avait déposés sur le marbre
de la cheminée. Il prit l’étui de bois et l’ouvrit, pensant y
trouver quelque instrument de chirurgie ; il n’en tira qu’une
horrible pipe culottée.
— Vous fumez, mon fils ! s’écria-t-il avec douleur.
— Quoi ! mon fils, vous fumez ! répéta la tendre mère
consternée.
— Autres temps, autres mœurs, dit Célestin sans
s’émouvoir. Mais, chère mère, peut-être serait-il convenable
d’offrir quelques rafraîchissements à lord Flamborough ?
N’ayant rien pris depuis le dernier relais, nous viderions vo-
lontiers un petit verre de vieux rhum.
— Ah ! mon fils, s’écria madame Herbeau en retenant
ses pleurs, vous ne buviez autrefois que de l’eau sucrée.
À ces mots, s’étant retirée, non sans jeter un regard de
défiance sur lord Flamborough qui se tenait droit, immobile,
et n’avait point encore laissé tomber une parole, Adélaïde se
réfugia dans la cuisine, où le docteur Herbeau ne tarda pas à
la rejoindre. Là, les deux époux se regardèrent l’un l’autre en
silence sans oser se communiquer leurs pensées. Enfin les
larmes de madame Herbeau s’ouvrirent un passage, et le
bon docteur y mêla les siennes. Jeannette soutenait qu’ils
étaient dupes d’un intrigant, que ce n’était point là
M. Célestin, et qu’on avait changé leur fils à l’École de mé-
– 232 –
decine. Ce fut, cette fois, Aristide qui releva la confiance de
son épouse. À l’entendre, il n’était pas temps de se désespé-
rer, on ne devait pas se hâter de juger Célestin sur les appa-
rences. Certes, au premier coup d’œil, la forme était rude et
l’écorce grossière ; mais sous ces ronces, sous ces épines se
cachait sans doute un puits de science. Il était sage et pru-
dent d’attendre. D’ailleurs, Célestin n’affectait peut-être ces
manières hardies, ces façons cavalières, que pour échapper
aux reproches qu’on lui avait si souvent adressés à propos
de sa timidité. Peut-être n’était-ce qu’un jeu ; peut-être enfin
le désir de prouver qu’il était entièrement débarrassé du
malheureux défaut de son jeune âge l’entraînait, à son insu,
dans un excès contraire. Prompte à s’abuser, comme toutes
les mères, Adélaïde convenait qu’Aristide pouvait avoir rai-
son ; mais ce qu’il y avait d’affreux, c’était cette société
qu’ils avaient réunie pour assister au triomphe de leur or-
gueil, et qu’ils allaient rendre témoin de la ruine de leurs es-
pérances.
— Et puis, ajoutait madame Herbeau, qu’est-ce que ce
monstre d’Anglais qui nous arrive sans crier gare ? Est-ce
donc là ce lord Flamborough dont Célestin nous a tant par-
lé ?
Il s’agissait, vis-à-vis des invités, de faire, comme on dit
communément, contre mauvaise fortune bon cœur. Le doc-
teur Herbeau rentra dans le salon, et, le sourire sur les
lèvres, il annonça d’abord que lord Flamborough avait dai-
gné accompagner son fils. À ce nom bien connu, un mur-
mure de flatteuse approbation circula dans l’assemblée. Ces
deux messieurs, ajouta le docteur, prient ces dames de vou-
loir bien les excuser s’ils osent se présenter en habits de
voyage. Un peu de toilette devant entraîner beaucoup de
temps, lord Flamborough et Célestin ont pensé qu’il était

– 233 –
plus convenable de mettre votre indulgence que vos esto-
macs à l’épreuve.
De nouveaux murmures, gages de bienveillance, couru-
rent dans les rangs.
— Ah çà, demanda M. X… en se penchant à l’oreille de
son voisin, est-ce que, par hasard, Célestin et lord Flambo-
rough seraient les deux Chinois qui viennent de descendre
de l’impériale de la diligence ?
— Nous allons bien voir, répondit le voisin.
En cet instant, la porte du salon s’ouvrit à deux battants,
Célestin et lord Flamborough entrèrent de front, présentés
par madame Herbeau qui les conduisait chacun par la main.
Il y eut dans l’assemblée un mouvement de consterna-
tion qu’il n’est pas donné à la parole humaine d’exprimer.
Les femmes frissonnèrent d’horreur à la vue de la barbe de
Célestin ; les jeunes filles se demandèrent avec confusion si
c’était bien là le gracieux compagnon de leur enfance ; les
hommes échangèrent à la dérobée des regards significatifs.
Toutefois, après un instant de silence et d’hésitation, qui dut
sembler un siècle à chaque assistant, on entoura le jeune
docteur. Chacun s’empressa de lui faire fête ; ce ne fut, du-
rant quelques minutes, que reconnaissances, accolades et
poignées de mains. Lord Flamborough eut sa part de ce bon
accueil ; mais il fut impossible de lui arracher une parole ni
même un sourire. Pour couper court aux impressions fâ-
cheuses, madame Herbeau se hâta de faire annoncer que le
dîner attendait les convives.
Ayant pris le bras de lord Flamborough pour passer
dans la salle à manger :

– 234 –
— Il paraît, milord, dit Adélaïde en lui indiquant une
place auprès d’elle, il paraît que vous vous plaisez beaucoup
à Montpellier ?
— Je m’ennuie partout, répondit froidement l’Anglais.
Célestin avait offert son bras à Corinne.
— J’espère, Monsieur, lui dit-elle, que la science ne vous
à a pas brouillé avec les neufs sœurs, et que vous faites tou-
jours des verses ?
— En médecine, nous disons des vers, répondit Célestin
en se mettant à table.
Il n’entre ni dans nos goûts ni dans nos idées de donner
le menu du dîner, de compter les plats, d’analyser les sauces,
d’énumérer les cristaux et de décrire les fourchettes : ces
sortes de nomenclatures sont fort à la mode, mais revien-
nent de droit aux maîtres d’hôtel et aux commissaires pri-
seurs. Nous nous contenterons d’affirmer que la salle à man-
ger du docteur Herbeau offrait un spectacle à ravir tous les
sens ; si l’on veut bien se figurer, rangé autour d’une table
magnifiquement servie, tout ce que Saint-Léonard et les en-
virons possédaient de plus marquant dans les arts, dans
l’aristocratie et dans les hautes fonctions publiques ; si l’on
se représente ces graves personnages émaillés de femmes
élégantes et de blanches jeunes filles, semées çà et là
comme des roses et des pâquerettes dans une guirlande de
fleurs sombres ; enfin, si l’on ajoute à ce tableau déjà magni-
fique les verres étincelants à la lueur des bougies, les porce-
laines du cru, et, à chaque bout de la nappe, deux vases de
fleurs artificielles dans l’un desquels se voyait, sous verre, un
bouquet d’oranger, gage de virginité, que madame Herbeau
ne pouvait regarder sans rougir, on ne s’étonnera pas qu’il

– 235 –
soit encore question dans le pays de ce somptueux festin,
qui finit, hélas ! aussi misérablement que celui de Balthazar.
Ainsi qu’il arrive toujours, les convives furent d’abord si-
lencieux. À table il en est de la conversation comme à la
guerre d’une bataille. Longtemps les deux armées
s’observent, puis on échange de çà de là quelques coups de
fusil : bientôt les coups deviennent plus fréquents ; le canon
tonne enfin, et la mêlée devient générale. C’est là du moins
ce qu’on put observer au dîner du docteur Herbeau. On
n’entendit d’abord que le bruit des fourchettes et des as-
siettes ; on regardait en dessous Célestin et lord Flambo-
rough, qui dévoraient à qui mieux mieux. Puis, quelques
mots spirituels du bon docteur partirent de loin en loin,
comme des fusées : les esprits s’animèrent, on riposta de
droite et de gauche ; des causeries s’établirent sur tous les
points, et vers la fin du premier service la conversation res-
semblait au bouquet d’un feu d’artifice où soleils, fusées,
bombes, pétards et feux de Bengale tournent, éclatent, jail-
lissent et ruissellent de toute part et tout à la fois. On parlait
de tout et de quelques choses encore. Littérature, poésie, po-
litique, toutes les affaires du jour, toutes les questions palpi-
tantes d’actualité furent mises sur le tapis, ou plutôt sur la
nappe. Célestin se montra d’abord plein de réserve et de
convenance : plus d’une fois un murmure flatteur accueillit
ses discours ; plus d’une fois Adélaïde et le docteur tressailli-
rent d’orgueil et de joie. Cependant les deux époux remar-
quaient avec effroi que leur fils buvait outre mesure. Quant à
lord Flamborough, il buvait, mangeait, sans s’inquiéter de
rien, suppléant, comme la plupart de ses compatriotes,
l’esprit par le silence, l’élégance par la gravité, la distinction
par l’impassibilité.

– 236 –
Célestin commença par écouter patiemment ce qui se
disait autour de lui ; mais échauffé bientôt par les vins de
son père, moins encore que par les opinions tant soit peu su-
rannées qu’il entendait émettre à sa barbe, il se prit à lâcher
quelques hérésies qui glacèrent l’assemblée d’épouvante et
firent bondir le docteur Herbeau sur sa chaise. Poussé à bout
par madame K…, qui l’avait imprudemment engagé dans
une discussion littéraire, Célestin décapita sans respect
toutes les gloires du dix-septième et du dix-huitième siècle.
Pas un autel ne fut respecté, pas un dieu ne resta debout sur
son piédestal. Il déclara qu’il tenait Corneille pour un buveur
de cidre, Racine pour un faquin, et que l’heure était enfin
venue de renouveler le Parnasse. – C’est dans le peuple,
s’écria-t-il, dans le peuple et non ailleurs qu’est l’avenir de la
poésie. Avec les rois s’en vont les vieilles muses. L’Hélicon,
c’est la patrie ; Apollon, c’est la liberté.
— Les rois s’en vont ! s’écria-t-on de toutes parts avec
indignation.
— La patrie ! s’écria l’un.
— La liberté ! s’écria l’autre.
— Qu’est-ce que cela ? demanda un troisième.
— Que parlez-vous de vieilles muses ? dit madame K…
rouge de colère ; sachez Monsieur, que les muses ne vieillis-
sent pas.
— Au contraire, elles rajeunissent, répliqua Célestin la
regardant d’un air effronté.
Ce fut un tohu-bohu épouvantable ; le désastre ne devait
pas en rester là. Il était impossible qu’une question littéraire
ainsi posée n’empiétât pas presque aussitôt sur le terrain de

– 237 –
la politique. Nous devons à Célestin la justice de reconnaître
qu’il fit des efforts surhumains pour se vaincre et se domi-
ner. Contenu par les regards que ne cessaient d’attacher sur
lui son père et sa mère, longtemps il essuya, sans broncher,
le feu de ses adversaires, se contentant de vider, de remplir
et de vider son verre ; mais à la fin, exaspéré et n’en pouvant
plus, las de voir égorger sans pitié ses opinions et ses prin-
cipes ,; las de voir égorger ses frères, il oublia toute retenue,
et, le vin aidant à la chose, il éclata tout d’un coup comme
un canon chargé à mitraille.
Les femmes cachèrent leurs têtes entre leurs mains ; le
docteur Herbeau chancela ; Adélaïde faillit s’évanouir ; le cu-
ré de Saint-Léonard, regardant Célestin avec douleur, pleura
l’enfant religieux et timide qui, le jour de sa première com-
munion, avait édifié toute la paroisse par son recueillement
et sa pieuse attitude. Célestin allait toujours ; vainement on
murmurait autour de lui ; vainement le docteur le rappelait à
l’ordre ; vainement madame Herbeau lui lançait des regards
à le percer de part en part et à le clouer contre la muraille : il
allait, ainsi qu’un cheval échappé, à travers dix-huit siècles,
saccageant la monarchie comme il avait fait du Parnasse :
Henri IV, François Ier et Louis XIV allèrent rejoindre Racine
et Corneille dans le panier aux chiffons. Il démontra, clair
comme le jour, que c’était fini de la royauté et qu’une aurore
nouvelle allait se lever sur le monde. Le docteur Herbeau
suait sang et eau ; Adélaïde adressait sous la table des coups
de pied aux jambes de son fils ; de toutes parts on criait à
Marat et à Robespierre. Lui cependant, il allait toujours, ne
s’interrompant que pour vider son verre, et reprenant aussi-
tôt l’exposé de ses doctrines, l’œil en feu, le poil hérissé, la
bouche écumante. Il flétrit le gouvernement de l’étranger,
déchira les traités de 1815, et porta plusieurs toasts au ren-

– 238 –
versement de la tyrannie, à l’expulsion des jésuites et au
triomphe de la jeune France.
— Il est gentil, Célestin ! dit M. X… à M. de B…, son
voisin, vieux gentillâtre limousin, qui avait émigré en 89, et
n’était rentré en France qu’avec ses maîtres légitimes.
M. de B…, qui avait écouté Célestin sans mot dire, se
leva froidement de table et demanda sa canne et son cha-
peau ; on était à peine au dessert.
— Eh quoi ! s’écrièrent à la fois M. et Mme Herbeau,
monsieur le chevalier se retire ?
— Je fais comme les rois, dit le chevalier en souriant ; il
est tard, les chemins sont mauvais, je ne voudrais pas in-
quiéter ma maison. Recevez mes compliments, docteur,
ajouta-t-il en offrant sa main à Aristide, votre fils est char-
mant ; Célestin a tenu toutes ses promesses.
À ces mots, il salua poliment, et s’esquiva sans laisser
aux deux époux le temps d’exprimer leurs regrets et leur
étonnement.
— Il suffit de la voix d’un homme libre, s’écria Célestin,
pour mettre en fuite les esclaves.
— Vous êtes beaucoup trop libre, mon fils, répliqua le
docteur Herbeau, qui étouffait de honte et de colère, et se
sentait près d’éclater.
Au même instant, le curé de Saint-Léonard, demanda
son chapeau à Jeannette.
— Et vous aussi, Monsieur le curé ! s’écrièrent les deux
époux.

– 239 –
— Je vais où m’appelle mon ministère, répondit le vieux
pasteur.
Et il se retira, après avoir jeté sur Célestin un regard
rempli de tristesse.
— C’est une ouaille égarée, dit-il au docteur qui l’avait
accompagné jusqu’à la porte ; avec le secours de Dieu, nous
le ramènerons au bercail.
En rentrant dans la salle du festin, le bon Aristide avait
les yeux pleins de larmes ; Adélaïde pleurait dans son as-
siette. Les convives souffraient visiblement ; un sentiment de
gêne et d’embarras se trahissait sur tous les visages. Célestin
avait fait trêve à son éloquence : un morne silence, un si-
lence de plomb, plus terrible, plus fatal que l’orage qu’avait
soulevé le jeune démagogue, pesait sur l’assemblée tout en-
tière ; lord Flamborough seul continuait de manger d’un ap-
pétit imperturbable.
Le départ presque simultané du curé de Saint-Léonard
et du chevalier de B… avait un peu dégrisé Célestin, qui ve-
nait enfin de comprendre qu’il s’était laissé entraîner trop
loin. Il fut frappé de l’attitude douloureuse de son père, qui,
pareil au roi de Thulé, buvait ses larmes dans son verre. Les
regards de madame Herbeau achevèrent de le ramener à des
idées plus calmes. Il essaya donc de réparer le mal autant
que faire se pouvait. Il sut ranimer la conversation éteinte ; il
s’entretint gravement de poésie avec madame K…,
d’administration avec le percepteur ; il rappela aux jeunes
vierges les souvenirs de leur enfance ; il eut plus d’un mot
gracieux pour les mères. Puis il parla de Montpellier, de ses
études, de son long exil ; il dit la joie qu’il éprouvait de son
retour dans la patrie et dans sa famille. Bien qu’il lui échap-
pât encore des paroles qui éclataient comme des grenades

– 240 –
aux nez des convives, Célestin parvint, sinon à effacer entiè-
rement, du moins à adoucir les impressions malveillantes
qu’il avait fait naître. On respirait plus librement ; on
l’écoutait avec un certain charme ; un peu de confiance et de
sérénité rentrait dans l’âme des deux époux. On était en
plein dessert ; les flacons circulaient ; le vin de Champagne
disposait merveilleusement tous les cœurs à la bienveil-
lance ; les yeux s’animaient, les fronts s’illuminaient ; un
sourire de béatitude s’épanouissait sur toutes les bouches ;
la mousse pétillait dans les cristaux et l’esprit dans tous les
discours. Lord Flamborough lui-même avait parlé ; il avait
daigné se plaindre de ce que le vin de Champagne n’était
pas frappé de glace.
Le docteur Herbeau pensa que le moment était propice
pour adresser à l’assemblée une petite allocution qu’il avait
rédigée préparée depuis plusieurs jours ; il sollicita gracieu-
sement l’attention des convives, et lorsqu’il les vit silen-
cieux, recueillis, comme suspendus à ses lèvres :
— Mes amis, mes concitoyens, dit-il en élevant la voix,
près de rentrer dans le repos et de remettre les soins de ma
clientèle entre les mains de mon fils, j’éprouve, à cette heure
solennelle, le besoin de vous remercier des honorables sym-
pathies que vous m’avez témoignées durant ma longue car-
rière. (Mouvements dans l’assemblée) Les sentiments
d’estime et d’affection dont vous m’avez entouré m’ont ré-
compensé bien au-delà de mes faibles mérites ; et s’il m’est
permis d’espérer que quelques regrets m’accompagneront
dans ma retraite, j’aurai touché le but le plus cher de mes
ambitions. (Murmures d’assentiment.) Il est cependant,
Messieurs, un autre prix que j’ose solliciter de votre justice
et de votre bonté. (Redoublement d’attention.) Si vous ne
pensez pas que, durant les vingt-cinq années qui viennent de

– 241 –
s’écouler, j’aie démérité du pays, si vous croyez au contraire
que la vie du docteur Herbeau n’a pas été tout à fait inutile,
vous reporterez sur le fils les sentiments de haute bienveil-
lance dont vous avez honoré le père ; vous ne dépouillerez
pas Célestin de son plus précieux héritage. (Silence, hésita-
tion : l’orateur se trouble.) Célestin est jeune, Messieurs, re-
prit le bon docteur ; comme tous les jeunes gens, il a subi la
contagion des idées nouvelles ; mais quelques mois de sé-
jour à Saint-Léonard l’auront bientôt ramené à des opinions
plus saines. Je me porte garant de son avenir, je réponds de
lui devant Dieu et devant les hommes. Mon fils, votre père
n’a jamais failli à sa parole : voudrez-vous le rendre parjure ?
(Approbation dans l’assemblée ; Célestin caresse sa barbe.)
J’en ai la conviction,. Messieurs, mon fils se montrera digne
de votre confiance et de vos suffrages. Un séjour de cinq ans
à Montpellier l’a mis à même de faire, en médecine, des
études sérieuses. Mes conseils ne lui manqueront pas ; il
s’appuiera sur ma vieille expérience ; je dirigerai sa jeunesse
et lui rappellerai chaque jour les devoirs de son ministère :
heureux et fier de le voir continuer mon œuvre et ajouter
quelques bienfaits à ceux que j’ai rendus peut-être ! (Atten-
drissement général.)
Après quelques instants d’agitation, le maire de Saint-
Léonard se leva, et s’exprima en ces termes, au milieu d’un
religieux silence :
— Notre digne ami, nos cœurs tout entiers vous sui-
vront dans votre retraite. Vous avez été, pendant vingt-cinq
ans, le dieu sauveur de notre ville et de nos campagnes.
Votre probité, vos talents, votre esprit, votre caractère et
votre amour du bien public, laisseront parmi nous des sou-
venirs qui ne s’effaceront jamais. Vos concitoyens vous ex-
priment ici, par ma voix, leur reconnaissance. (Émotion uni-

– 242 –
verselle ; le bon docteur essuie ses yeux.) Que votre fils
suive l’exemple de vos vertus et de vos mérites, que Célestin
nous rende son père : à ce titre, il ne trouvera parmi nous
qu’estime, appui et bienveillance. (Applaudissements.)
Le maire s’étant assis, Célestin se leva à son tour et prit
la parole. Lord Flamborough s’était endormi.

« MESSIEURS ET CHERS CONCITOYENS,


Je ne chercherai pas à vous exprimer le bonheur que je
ressens à me voir au milieu de vous. Pour comprendre ma
joie, il faudrait être dans le secret de ce que j’ai souffert du-
rant les cinq années d’exil que je viens d’endurer. La patrie
n’est pas un vain mot ; lorsque j’ai aperçu de loin le clocher
de Saint-Léonard, mon cœur s’est troublé, mes yeux se sont
mouillés de douces larmes. (Mouvement.) Je suis profondé-
ment touché de l’accueil flatteur que j’ai reçu de vous ; qu’il
me soit permis de le dire, je crois l’avoir déjà mérité.
(Marques d’étonnement.) Oui, répéta Célestin avec une
noble assurance, je crois l’avoir déjà mérité par les études
opiniâtres auxquelles je me suis livré durant de longues an-
nées, à cette unique fin de vous apporter les bienfaits de mes
découvertes. C’est pour vous, pour vous seuls, que j’ai pâli
dans le travail, pour vous que j’ai brûlé mon sang dans les
veilles. Pendant cinq ans, Messieurs, privé des baisers de ma
mère, j’ai fouillé chaque jour, chaque nuit, à toute heure, le
grand mystère de la science ; mes plus belles années s’y sont
consumées ; mais à force de plonger dans l’abîme, une fois
j’en suis sorti vainqueur. (Murmures d’approbation ;
triomphe des deux époux.) J’ai cru m’apercevoir, Messieurs,
poursuivit Célestin, que les opinions politiques et littéraires
que j’ai professées devant vous n’avaient pas entièrement

– 243 –
conquis votre suffrage. Demandez ma vie, prenez ma tête ;
quant au sacrifice de mes opinions, jamais ! Laissez-moi
vous dire, d’ailleurs, que vous ne sauriez désormais les pros-
crire sans une horrible ingratitude, car ce sont elles qui
m’ont poussé dans les voies nouvelles de la science ; c’est à
elles que je dois et que vous devez la découverte que je vous
apporte. (Écoutez ! Écoutez !) Tout se tient, Messieurs ; les
arts, la littérature, la science et la politique sont unis par des
liens invisibles qu’on ne saurait briser sans arrêter la marche
progressive de l’humanité. La politique, les arts, la science et
la poésie, grand quadrige humanitaire, marchent ensemble
et du même pas. Je sais des gens qui ne consentent à avan-
cer d’un pied qu’à la condition de reculer de l’autre ; des
gens qui concilient le culte du passé avec la religion de
l’avenir, poussent au char de la main gauche et le retiennent
de la droite, accouplent les institutions d’un peuple libre
avec une littérature de tyrans et d’esclaves, et posent effron-
tément le bonnet de liberté sur la perruque académique.
Moi, Messieurs, plus conséquent avec mes principes, je suis
allé de la réforme politique à la réforme littéraire, et de là,
passant à la science, je me suis convaincu qu’elle devait, elle
aussi, subir l’éternelle loi du progrès qui régit le monde, et
sortir de l’ornière où elle se crottait depuis quelques milliers
de siècles. (Marques de vive curiosité ; Adélaïde frissonne, le
docteur avale un verre d’eau.) Jusqu’à présent, Messieurs,
on s’était imaginé qu’Hippocrate, ce roi de la routine, avait
établi la science médicale sur des bases impérissables. Hier
encore, on croyait que Galien, Avicenne, Boerhaave, Stahl,
Bordeu, Pinel, Broussais, Bichat, Andral et tous les préten-
dus savants qui ont étudié l’organisation de l’homme et
l’action des corps de la nature sur cette organisation, on
croyait, dis-je, que ces illustres empiriques avaient trouvé
quelques vérités lumineuses, et légué à leurs successeurs

– 244 –
quelques observations utiles. Profonde erreur qui n’a fait que
trop de victimes ! Nous sommes deux ou trois qui venons de
découvrir que toutes les formules et tous les aphorismes sté-
réotypés jusqu’ici par ces maîtres ignorants ou menteurs
sont autant de bévues et d’impostures qui doivent à jamais
disparaître du livre profané de la science. Que l’humanité en-
tonne donc des chants d’allégresse en signe de délivrance !
La vieille médecine, ce Minotaure qui a dévoré plus
d’existences que toutes les pestes d’Orient ; cette vieille em-
poisonneuse, cette vieille buveuse de sang, l’allopathie,
puisqu’il faut l’appeler par son nom, l’allopathie est morte et
l’homéopathie vient de naître ! »
Exprime qui pourra l’effet que produisit cette profession
de foi sur les convives en général et sur le docteur Herbeau
en particulier. Pour nous, nous devons renoncer à la tâche.
Les convives, qui venaient d’entendre pour la première fois
les mots d’allopathie et d’homéopathie, ne comprenant rien
à la chose, se regardaient d’un air étonné ; mais le docteur
Herbeau, qui savait qu’une réforme nouvelle venait de surgir
du fond de l’Allemagne et menaçait d’envahir la France, que
dut-il éprouver, grand Dieu ! en apprenant que son fils était
le Mélanchton du Luther de la médecine ? C’est ce que nul
ne saurait dire. Il voulut se lever, il retomba sur son siège ; il
voulut parler, la parole mourut sur ses lèvres. Il resta sans
voix, sans mouvement ; il était foudroyé.
— La vieille médecine, Messieurs, poursuivit Célestin,
s’appliquait à rechercher et à écarter les causes des mala-
dies. Tolle causam ! s’écriait-elle, et, pour détruire les causes
du mal, elle procédait d’après cet axiome : Contraria
contrariis curantur. D’après ce principe, plus meurtrier, plus
funeste que les boulets ramés et les fusées à la Congrève,
elle combattait les irritations par les calmants, les inflamma-

– 245 –
tions par les saignées, raisonnant comme un homme qui,
voyant sa maison brûler, s’aviserait de jeter de l’eau sur la
flamme. Nous autres, nous avons changé tout cela ; nous di-
sons : Similia similibus. Nous irritons les irritations, nous en-
flammons les inflammations ; pour le guérir, nous doublons
le mal du même ; nous le poussons à bout, nous
l’aiguillonnons, nous l’exaspérons.
— Décidément, dit M. X… à son voisin, le jeune drôle se
moque de ses concitoyens.
— Malheureux ! s’écria le docteur Herbeau, chez qui
l’indignation venait enfin de s’ouvrir un passage, il ne vous
reste plus qu’à abjurer la religion de vos pères !.
— Cela viendra, répondit Célestin avec calme. Il en est
de la religion de nos pères comme de leur politique, de leur
littérature et de leur médecine : elle a fait son temps. Je l’ai
dit, tout se tient, tout va du même pas. Le christianisme ne
suffit plus aux besoins des sociétés modernes ; le ciel de Jé-
hovah est aussi délabré que l’Olympe. Nous y remédierons.
Je sais de source certaine que des dieux nouveaux se prépa-
rent.
Ce fut le coup de grâce. Madame Herbeau poussa un cri
de douleur et d’effroi ; le docteur se frappa le front avec dé-
sespoir ; l’assemblée se leva en tumulte ; lord Flamborough
se réveilla. Les hommes cherchaient leurs cannes et leurs
chapeaux ; les femmes demandaient leurs châles et leurs
socques.
— Je supplie l’honorable société, s’écria Célestin, de
vouloir bien ne pas se retirer avant d’avoir écouté l’exposé
de notre admirable système. La vieille médecine, Messieurs,
s’était imaginé que les médicaments produisaient d’autant

– 246 –
plus d’effet, qu’on les administrait à plus fortes doses. Il n’en
est rien. Nous autres, nous avons découvert qu’un remède
agit d’autant plus sûrement, qu’il est pris en fraction plus
minime et plus exiguë. Nous avons inventé les doses infini-
tésimales ; nous avons créé la médicamentation microsco-
pique. Si nous pouvions parvenir à fractionner au-dessous de
zéro, l’homéopathie ne laisserait plus rien à désirer : nous y
parviendrons, je l’espère. Notre posologie est quelque chose
de si merveilleusement simple, que j’avais d’abord refusé d’y
croire ; mais mon illustre maître m’ayant donné sa parole
d’honneur que tout cela était parfaitement exact, la foi est
descendue dans mon cœur. Quoi de plus simple, ô mes con-
citoyens ! quoi de plus merveilleux en effet ! ajouta Célestin
en tirant de sa poche une boîte d’acajou qu’il ouvrit, et dans
laquelle étaient rangés, comme des cartouches dans une gi-
berne, des tubes de verre presque imperceptibles. Avez-vous
une brancho-pleuro-pneumonie ? une hépatite ? une splé-
nite ? Mon père, avec ses vieilles idées, vous criblerait de
coups de lancette et de piqûres de sangsues. Moi, je vous
fais avaler un de ces globules, si petit, si ténu, que vous ne le
verriez pas à la loupe. Cela fait, si le principe vital triomphe,
vous ne mourez pas, et vous gardez tout votre sang, qui est
de la chair coulante, comme l’a dit Bordeu, dont je fais
d’ailleurs peu de cas. L’homéopathie, Messieurs, n’a jamais
versé et ne versera jamais une goutte de sang. ; nous Nous
saignons en dedans, nous autres.
Tout ce que disait Célestin semblait si surprenant, que
les convives, près de se retirer, s’étaient arrêtés pour
l’entendre. Les deux époux consternés se demandaient si ce
n’était pas un rêve.
— Avez-vous une forte migraine ? poursuivit le jeune
drôle ; je prends un petit tube renfermant une dilution à un

– 247 –
décillionième de grain d’extrait de n’importe quoi ; je vous le
fais flairer, puis j’en mets une gouttelette invisible dans trois
cent cinquante pintes d’eau ; vous en buvez modérément, et,
si le principe vital l’emporte sur le principe morbifique, vous
n’avez plus mal à la tête. Mon père, lui, vous aurait appliqué
une ventouse scarifiée à la nuque, ou vous aurait brûlé les
mollets avec des bains sinapisés.
Convaincus que Célestin les prenait pour des niais et
qu’il se moquait, ne sachant d’ailleurs quelle contenance te-
nir vis-à-vis de la douleur des deux époux, ; les amis com-
mencèrent à se glisser furtivement par la porte entr’ouverte.
En cet instant, la voiture de Limoges vint à passer ; madame
K… salua ses hôtes, et courut se blottir dans la rotonde.
— Messieurs, continua Célestin, il y a en l’homéopathie
des choses vraiment extraordinaires et qui tiennent tout à
fait du prodige. Ainsi, quelques coups de pilon donnés à une
substance médicamenteuse suffisent pour ajouter à sa puis-
sance d’action. Une once d’extrait de quinquina jeté à la
source de la Vienne en rendrait les eaux merveilleusement
propices à guérir, durant cinq années, toutes les fièvres du
département, le frottement de ces eaux sur les cailloux de
leur lit et contre les rochers de leurs rivages devant donner
au médicament une force incalculable. Malheureusement, Ô
mes concitoyens, une pareille expérience ne saurait être ten-
tée sans danger ; car les remèdes homéopathiques donnent
nécessairement la maladie qu’ils sont destinés à guérir, et
une semblable dilution, faite à la source de la Vienne, procu-
rerait en un seul jour, une fièvre de tous les diables à tous les
riverains qui s’aviseraient d’en boire.
L’orateur s’aperçut, au bout de sa tirade, que tout le
monde était parti et qu’il n’avait plus pour auditeurs que son

– 248 –
père et lord Flamborough : Adélaïde s’était enfuie dans la
cuisine pour pleurer tout à son aise. Le docteur Herbeau te-
nait son visage caché entre ses mains ; Lord Flamborough
bâillait démesurément ;. Célestin se mit tranquillement à
charger sa pipe.
— Est-ce que nous n’allons pas nous coucher ? demanda
l’Anglais au jeune homme.
— Je crois, répondit celui-ci, que nous n’avons rien de
mieux à faire. Vous le voyez, milord, ajouta-t-il en se levant ;
je ne vous avais pas trompé : la table est bonne, mes parents
sont de braves gens, les habitants de Saint-Léonard affables
et pleins d’esprit ; j’espère que vous n’aurez pas à vous
plaindre.
— Le plum-pudding manquait, répondit sévèrement le
lord, les viandes étaient trop cuites, on avait oublié de chauf-
fer le vin de Bordeaux et de glacer le vin de Champagne.
— À l’avenir, j’y veillerai, milord, répliqua respectueu-
sement Célestin.
À ces mots, il alluma son brûle-gueule, offrit le bras à
son hôte, et tous deux allèrent se reposer des fatigues de
leur voyage.
Quand le docteur Herbeau sortit de l’espèce de léthargie
dans laquelle il était plongé, et que, relevant la tête, il se vit
tout seul devant cette table en désordre, dans cette salle à
manger déserte, il refusa d’abord de croire à son malheur, il
pensa qu’il était le jouet de quelque hallucination infernale.
Le retour d’Adélaïde éplorée ne lui laissa bientôt plus de
doute ni d’espoir. Ils passèrent une partie de la nuit à mêler
l’amertume de leurs réflexions. Ils avaient enfin le secret de
ces histoires de loups que Célestin absent racontait sans
– 249 –
cesse ! Ils comprenaient quel intérêt leur fils avait à les éloi-
gner l’un et l’autre du théâtre de son inconduite ; ils com-
prenaient tout à cette heure.
— Ah ! je le disais bien, s’écria le docteur avec déses-
poir ; je disais bien qu’il n’y avait pas de loups entre Castaro
et Langogne !
Dès le même soir, tout Saint-Léonard fut instruit de ce
qui venait de se passer sous le toit des Herbeau ; les cafés ne
fermèrent qu’à dix heures et demie ; jusqu’à minuit des
groupes de curieux stationnèrent sur la place et sur les bou-
levards.
S’étant endormi vers le matin, le docteur Herbeau rêva
que son fils s’était fait médecin homéopathe : songe affreux
qui devait, au réveil, se trouver une réalité !

– 250 –
CHAPITRE X.

Il en est des familles comme des empires : elles ont leur


phase ascendante, leur point culminant, leur époque de dé-
cadence. Ainsi, nous avons vu la maison Herbeau au faite
faîte de la gloire et de la prospérité ; nous l’avons vue, en
moins de quelques mois, ébranlée dans sa base, se pencher
sur l’abîme ; nous venons de voir Célestin l’y précipiter à
jamais. Oui, c’en est fait de la maison Herbeau ! Il ne nous
reste plus qu’à suivre le bon docteur jusqu’à sa tombe, où le
pousse, avant l’âge, la main terrible qui s’est appesantie sur
sa tête. Mais, hélas ! qu’il est loin encore d’avoir épuisé le
calice de ses douleurs !
Le lendemain du fatal dîner, comme Célestin et lord
Flamborough dormaient encore, le docteur Herbeau vit en-
trer dans son salon M. Grippard, huissier, dont il avait traité
autrefois la femelle et les petits. Aristide, en l’apercevant,
pensa qu’il venait réclamer pour quelqu’un des siens les se-
cours de la médecine. Sans lui laisser le temps de
s’exprimer :
— Monsieur Grippard, dit-il aussitôt, je ne puis rien pour
vous ni pour personne. Vous devez savoir que j’ai renoncé à
l’exercice de mon art. Madame Herbeau serait malade, qu’à
défaut de mon fils je ferais appeler le docteur Savenay.
— Monsieur, veuillez m’écouter, répondit humblement
l’honnête Grippard.
— Je n’écouterai rien, je ne veux rien entendre, s’écria
le docteur Herbeau. Vos prières seraient inutiles. Adressez-

– 251 –
vous au docteur Savenay, ou bien à mon fils si vous avez foi
dans l’homéopathie.
— Monsieur, je vous supplie…
— Je vous dis, monsieur Grippard, que je laisserais
mourir mon meilleur ami plutôt que de signer une ordon-
nance à son chevet. Vous n’obtiendrez rien de moi, pas
même une consultation.
— Dieu merci ! ma femme et mes enfants se portent
bien, dit M. Grippard en tirant plusieurs liasses de papiers de
ses poches.
— Si vous êtes malade, répliqua le docteur Herbeau, al-
lez vous faire guérir ailleurs.
— Mais, Monsieur, si vous daigniez m’accorder
quelques minutes d’attention…
— Ah çà ! Monsieur, vous y mettez une insistance qui
passe toute mesure ; vous abusez de ma patience, et si vous
m’y contraignez…
— Monsieur, s’écria maître Grippard élevant la voix, je
suis dans l’exercice de mes fonctions.
À ces mots, M. Herbeau recula de trois pas, comme s’il
venait d’apercevoir un crapaud sur le seuil de sa porte.
— Qu’est-ce à dire. Monsieur ? demanda-t-il avec fierté.
— C’est-à-dire, Monsieur, répliqua Grippard d’un ton
patelin, que je viens de recevoir par le courrier d’aujourd’hui
quelques petits effets protestés que m’adresse un de mes
confrères de Montpellier, en me chargeant d’en recouvrer le
montant, tant en principal qu’intérêts et frais, jusqu’à parfait

– 252 –
payement de la somme. Ces effets ont été souscrits par
M. Célestin Herbeau, au profit de tailleurs, maîtres d’hôtel,
cafetiers et autres commerçants de la susdite ville.
— Monsieur, dit le docteur Herbeau, que cet horrible
grimoire, qu’il entendait pour la première fois, glaçait jusque
dans la moelle des os, je ne réponds pas des dettes de mon
fils. Célestin a toujours eu de quoi subvenir à ses besoins ;
ses parents ne l’ont laissé manquer de rien, ses folies ne me
regardent pas.
— Je le sais, mon cher monsieur Herbeau, je le sais, re-
prit Grippard d’un air attendri ; mais la chose est plus grave
que vous ne le pensez peut-être, et, avant d’agir rigoureuse-
ment, j’ai cru devoir, pour éviter un esclandre dans le pays,
m’adresser tout d’abord à vous ; car, outre le respect qui
vous est dû en général, je vous dois en mon particulier beau-
coup de gratitude, tant en mon nom qu’en celui de mes en-
fants et de mon épouse. Je n’ai pas oublié combien vous
avez été bon pour les Grippard.
— De quoi donc s’agit-il, Monsieur ? demanda le doc-
teur effrayé.
— Vous n’ignorez pas ce que c’est que les jeunes gens,
mon bon monsieur Herbeau ; c’est jeune, c’est gentil, ça ne
calcule pas. Ajoutez que Montpellier est un petit Paris. Les
femmes y sont bien séduisantes ! Vous devez en savoir
quelque chose.
— Monsieur, de quoi s’agit-il ? répéta le docteur avec un
geste d’impatience.
— De six prises de corps, mon cher monsieur Herbeau,
répondit Grippard d’un ton doucereux. Les jugements sont
définitifs, les arrêts exécutoires. J’aurais pu remettre les
– 253 –
pièces à qui de droit, mais je n’ai pas voulu procéder sans
avoir usé auparavant de tous les moyens de conciliation
qu’autorise mon ministère, et que m’impose la reconnais-
sance.
— Voyons, Monsieur, dit le docteur Herbeau dont le
cœur était un abîme sans fond d’indulgence et de miséri-
corde ; à combien se monte la somme des effets souscrits
par mon fils ?
— Une misère, mon cher monsieur Herbeau, une mi-
sère, répondit Grippard en souriant. Six petits effets de
150 fr. chacun, 900 fr. en tout. Il est bien des pères qui se-
raient heureux d’en être quittes à si bon compte.
Parlant ainsi, il remit au docteur Herbeau six petits ef-
fets de commerce paraphés par l’enregistrement, sur chacun
desquels Aristide reconnut la signature de son fils. Le doc-
teur ouvrit son secrétaire, prit deux billets de 500 fr. et les
tendit à Grippard en disant :
— Payez-vous là-dessus,. Monsieur, et rendez-moi.
— Pardon, Monsieur, pardon, dit Grippard avec un doux
sourire : nous avons les frais et les intérêts.
— Eh bien ? demanda le docteur.
— Il faut bien, mon bon monsieur Herbeau, que les
pauvres huissiers gagnent leur pauvre vie ! Il faut bien qu’ils
nourrissent leur pauvre femme et leurs pauvres enfants ! Les
temps sont bien durs, mon cher monsieur Herbeau !
— Au nom du ciel,. Monsieur, finissons ! s’écria le doc-
teur en frappant du pied le parquet.

– 254 –
— Eh bien,. Monsieur, répondit Grippard, tant en prin-
cipal qu’intérêts et frais, c’est 3,333 fr. 75 c. que vous avez à
me remettre.
— Vous vous moquez,. Monsieur !
— 900 fr. en principal, calcula Grippard ;, intérêts et
frais, 2,433 fr. 75 c. : cela donne au total, ainsi que j’ai eu
l’honneur de vous le dire, 3,333 fr. 75 c, sauf erreur, ajouta-t-
il en s’inclinant.
— Mais c’est affreux, cela ! mais savez-vous,. Monsieur,
que c’est infâme ! s’écria le docteur Herbeau, qui, ayant tou-
jours suivi la ligne inflexible de l’ordre et du devoir, n’avait
jamais soupçonné qu’il existât de pareilles misères.
— Permettez, Monsieur, permettez, dit Grippard en dé-
pliant l’énorme liasse de papiers qu’il avait entre les mains.
Remarquez qu’on a joué sur chaque billet de monsieur votre
fils ce que nous appelons la grande symphonie à grand or-
chestre : pas un instrument n’a fait défaut. Voici la partition :
elle est au complet, rien n’y manque ; vous pouvez vous en
assurer vous-même. Il paraît que lorsqu’il s’en mêle,
M. Célestin fait bien les choses. C’est un des plus beaux cas
qui se soient présentés jusqu’ici. D’abord, les effets étant
souscrits sur papier libre, nous avons l’amende du timbre,
une bagatelle. Le timbre est un brave homme : pour 3 sous
qu’on lui vole, il réclame 30 fr. Puis, comme s’il en pleuvait,
en veux-tu, en voilà, sauve qui peut ! protêts, dénonciations,
assignations, jugements, coûts de jugements, significations,
oppositions déboutés d’opposition ; commandements, sai-
sies, oppositions, déboutés d’opposition, procès-verbaux de
carence, prises de corps, envois de pièces, ports de lettres,
frais d’enregistrement et de déplacement, courses, dé-
marches, intérêts du capital, etc. Tout cela, mon bon

– 255 –
M. Herbeau, pour 2,433 fr. 75 c. : Entre entre nous, c’est
pour rien. Voyez quel beau papier, et au coin de chaque
feuillet quelles gentilles petites images ! Tenez, voici Mer-
cure avec son caducée ; au-dessous, la Justice avec son
glaive et sa balance. Comme c’est gracieux ! comme ça se
détache ! Ne dirait-on pas des camées antiques ? Dans des
médaillons, on pourrait croire que ça vient de Pompéies ou
d’Herculanum.
Tandis que M. Grippard parlait de la sorte, le docteur
Herbeau parcourait du pouce et de l’œil ces papiers im-
mondes, dont l’aspect seul est un outrage, dont le contact
est une flétrissure, où chaque mot est comme une marque
infamante appliquée par la main du bourreau. Jetant loin de
lui ces obscénités fiscales avec un sentiment de dégoût mêlé
de colère :
— Savez-vous bien,. Monsieur, s’écria-t-il, que c’est un
brigandage abominable, et que je m’en plaindrai aux tribu-
naux ? Il est impossible que la loi sanctionne des abus si
criants. 2,400 francs de frais ? C’est un vol, Monsieur, c’est
un vol infâme !
— Je vous assure, mon cher monsieur Herbeau, répon-
dit Grippard, qu’on vous a traité en ami. Il n’y a rien à dire.
J’aurais eu cette affaire entre les mains, qu’en bonne cons-
cience je n’aurais pu vous ménager davantage. J’ai bien
examiné les pièces, j’affirme qu’elles sont en règle. C’est au
plus bas prix, au prix coûtant. Les tribunaux condamneraient
monsieur votre fils ; vous n’y gagneriez qu’un peu de scan-
dale. Au reste, mon bon monsieur Herbeau, on ne vous met
pas le pistolet sur la gorge, on vous donnera du temps : les
huissiers ne sont pas des turcs Turcs. Payez d’abord les frais

– 256 –
et les intérêts, et prenez à votre aise quinze jours pour ac-
quitter le reste.
— Je ne payerai rien, s’écria le docteur irrité ; faites je-
ter mon fils en prison, et qu’il s’en tire par l’homéopathie !
Ce n’était pas le compte de Grippard, qui aimait mieux
appréhender les écus du père que la barbe du fils.
— Ah ! Monsieur, dit-il en portant son mouchoir à ses
yeux, quelle horrible condition est là mienne ! N’avez-vous
sauvé mon aîné de la rougeole et mon dernier de la coque-
luche que pour me réduire plus tard à l’affreuse nécessité de
faire traîner dans les cachots de Saint-Léonard le fils de
notre mon respectable bienfaiteur ! ? Maudit soit le jour où
feu mon père, Étienne Grippard, m’a transmis son étude ! Je
ne devais pas être huissier,. Monsieur, j’avais reçu de ma
mère un cœur trop tendre, une âme trop sensible. J’étais né
pour être avoué. Monsieur, prenez pitié de ma peine. Son-
gez, Monsieur, que vous allez ruiner à jamais l’avenir de
M. Célestin, et qu’il vous sera impossible de l’établir dans la
contrée. Vous le savez, mon bienfaiteur, la province a des
idées bizarres. Il suffit qu’un jeune homme ait subi d’un seul
coup six contraintes par corps pour que les familles ne le
voient pas d’un bon œil et lui donnent difficilement leur fille.
Voudrez-vous, pour 900 misérables francs, fermer irrévoca-
blement à M. Célestin le temple de l’hyménée ?
Le docteur Herbeau n’avait pas attendu les réflexions de
Grippard pour entrevoir les funestes résultats qu’aurait cette
affaire en suivant son cours. Il ne s’agissait de rien moins, en
effet, que de l’avenir de Célestin, déjà trop compromis, hé-
las ! Il s’agissait de sauver l’honneur de son nom. Ayant
donc de nouveau ouvert son secrétaire, où se trouvaient
heureusement quelques fonds disponibles, Aristide vida

– 257 –
quatre gros sacs d’écus, fruits de ses honnêtes labeurs, qu’il
s’occupa d’aligner en piles de 100 francs sur la table. Sur ces
entrefaites, Célestin entra enveloppé dans une robe de
chambre de son père ; il avait sur sa tête un bonnet à la
Louis XI, de velours noir crasseux, à fleurs de soie fanées,
brodées sans doute par quelque chère main ; aux pieds, des
pantoufles de velours violet à la poulaine. Au fond de sa
barbe brillait, comme un ver luisant dans un buisson, le
fourneau d’un petit brûle-gueule embrasé, d’où
s’échappaient des flots de fumée.
— Vous arrivez à propos,. Monsieur, dit le docteur Her-
beau d’un ton sévère.
Célestin reconnut maître Grippard ; en voyant les armoi-
ries du fisc et les écus que comptait son père, il se douta sur-
le-champ de quelle affaire il retournait.
— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria-t-il aussitôt ; mon
tendre père aurait-il la prétention de payer les dettes de son
fils ? Je ne le souffrirai pas. Que maître Grippard saute par la
fenêtre, s’il ne préfère sortir par où il est entré !
— Silence, mon fils ! répliqua le docteur Herbeau avec
une indignation contenue. Le nom que vous portez ne vous
appartient pas : c’est le nom, c’est l’honneur de votre père
que vous avez laissé protester. Ignorez-vous, Monsieur, ce
que c’est qu’un nom ? c’est le drapeau de la famille. Quant à
vous, Monsieur, ajouta-t-il s’adressant à Grippard qui trem-
blait de tous ses membres sous le regard de Célestin, vous et
vos confrères, vous remplissez un ministère odieux. Il est
triste à penser que vous avez la loi pour complice. Vous et
les vôtres, vous avez fait du glaive de la justice, que vous me
montriez tout à l’heure, un couteau d’égorgeurs, et de la ba-
lance une bourse de suppôts avides où s’engloutissent les

– 258 –
deniers de vos victimes. Prenez cet argent que j’ai gagné à la
sueur de mon front, et ne souillez pas plus longtemps de
votre présence cette maison, vierge jusqu’à ce jour de sem-
blables outrages.
À ces mots, Grippard empocha, sans se le faire répéter,
les écus du docteur Herbeau, et se glissa, comme un reptile,
vers la porte. Célestin l’attendait au passage. — Grippard,
mon ami, dit-il en lui frappant sur l’épaule, le jour de la ven-
geance approche. Il approche, le saint jour où dégorgeront
les sangsues et les vampires qui ont sucé le sang du peuple.
Regardez bien cette place, Grippard ! c’est la place des Ré-
collets. Plus d’une tête est destinée à tomber sur cette place :
la première qui tombera, vous ne la relèverez pas.
Là-dessus, l’honnête huissier prit ses jambes à son cou,
et s’enfuit comme s’il avait eu tous les démons de l’enfer à
ses trousses.
Nous devons renoncer à raconter en détail le trouble et
le désordre que Célestin continua de jeter sous le toit de ses
parents. Ce fut, chaque jour, dans ses mœurs, dans ses habi-
tudes, quelque découverte affligeante, chaque jour quelque
nouvel épisode aussi déplorable que celui qui signala le len-
demain de son arrivée. Un matin, ayant enfourché le cheval
que lui avait acheté son père, il le fit galoper de telle sorte,
que la pauvre bête rentra fourbue à l’écurie et fut trouvée, le
lendemain, sans vie, sur la paille. Le docteur Herbeau acquit
bientôt la certitude que son fils n’avait rien fait à Montpellier
que hanter les estaminets, boire, fumer, et se perdre de
dettes. Il n’était guère de courrier qui n’apportât au logis
quelques épîtres au sujet des sommes dues par Célestin ;
entre autres, un débitant de tabac réclamait sept cent vingt-
sept francs pour fourniture de cigares. Célestin remplissait la

– 259 –
maison de son père des éclats de sa voix et de la fumée de
sa pipe. Ni les prières de sa mère ni les sollicitations de son
père n’avaient pu le décider à se faire émonder le visage. Il
jurait, crachait du matin au soir, passait la moitié des jour-
nées au billard, et ne rentrait au gîte que pour désespérer sa
famille par son appétit, par ses manières, par ses opinions et
par son langage. Il s’était observé d’abord ;, mais, au bout de
quelques semaines, il avait lâché la bride à tous ses mauvais
instincts. C’était Riquemont à domicile, Riquemont doublé
de lord Flamborough !
Les jours suivaient les jours, les semaines se succé-
daient, le jeune lord ne bougeait pas ; il semblait avoir pris
racine à Saint-Léonard. Voici quel était le genre de vie qu’il
avait adopté dès le lendemain de son installation, et duquel
il ne s’était pas une seule fois départi. Il se levait à six heures
du matin, avalait une grande tasse de café à la crème, puis
allait, jusqu’à l’heure du déjeuner, pêcher à la ligne sur les
bords de la Vienne. À l’heure du déjeuner, il rentrait ponc-
tuellement, saluait froidement les deux époux, serrait la
main de Célestin et se mettait à table. Il mangeait en silence,
vidait gravement sa bouteille de vin de Bordeaux, ne répon-
dait que par monosyllabes aux questions qu’on lui adressait ;
le repas terminé, il retournait à sa ligne et à ses poissons. Il
revenait à l’heure du dîner, mangeait, buvait, sans
s’inquiéter de ce qui se disait autour de lui ; le dîner achevé,
il se levait de table et allait se promener seul sur les boule-
vards, où l’insultaient les petits drôles de la ville, jusqu’à
l’heure de son coucher. ; il Il serait impossible de citer une
vie plus régulière et plus uniforme. Jeannette l’avait pris en
horreur, Adélaïde en haine sourde ; le docteur le portait sur
ses épaules. Célestin était le seul qui le traitât avec défé-
rence : il l’appelait son noble ami et milord gros comme le
bras. Tout Saint-Léonard en faisait des gorges chaudes. Ainsi
– 260 –
que nous le disions tout à l’heure, les petits polissons cou-
raient après lui dans les rues, criant à l’Anglais et lui jetant
des pierres. Les grisettes lui riaient au nez, les passants le
montraient au doigt. On pouvait raisonnablement espérer
que lord Flamborough ne séjournerait pas longtemps dans
une cité à ce point inhospitalière, et qu’il se hâterait de re-
tourner à Montpellier. Loin de là : deux mois avaient passé
sur son arrivée, il n’était pas plus question de son départ
qu’au premier jour. Déjà plus d’une fois M. et Mme Herbeau
s’étaient efforcés de lui insinuer qu’ils avaient de lui par des-
sus la tête, et qu’il abusait quelque peu de l’hospitalité de
leur maison : lord Flamborough s’était montré sourd ou re-
belle à toutes les insinuations. Jeannette le malmenait fort :
milord ne semblait pas s’en apercevoir. On avait fini par ne
lui épargner ni les regards équivoques, ni les accueils glacés,
ni les procédés malveillants : les balles bondissaient ou
s’aplatissaient sur sa peau d’hippopotame.
Avant de recourir à des moyens extrêmes qui répu-
gnaient à sa délicatesse, le docteur Herbeau eut l’idée de
faire donner congé par son fils à cet hôte opiniâtre. Il
s’adressa donc directement à Célestin ; mais à peine Célestin
eut-il compris où son père voulait en venir, qu’il jeta les
hauts cris et repoussa vertement la mission qu’on osait lui
offrir.
— Eh quoi ! s’écria-t-il, c’est ainsi que vous reconnaissez
l’honneur qu’a daigné nous faire mon noble ami ! Tel est le
prix que vous réservez aux bontés qu’il a prodiguées durant
cinq ans à votre fils exilé du foyer paternel ! Et c’est moi que
vous chargez du soin de le mettre à la porte ! On veut que je
chasse lord Flamborough ! on veut que je lui donne congé
comme à un locataire qui ne paye pas son loyer ! Ô mon
noble ami !… N’y comptez pas, mon père. Quand même je

– 261 –
pourrais oublier les devoirs de la reconnaissance, je
n’oublierai jamais ceux que l’hospitalité nous impose. Lord
Flamborough est notre hôte : tout ici lui appartient. Quoi !
voudriez-vous qu’on pût dire un jour que le toit du docteur
Herbeau fut moins hospitalier que la tente de l’Arabe ou la
hutte du Mohican ? Notre hôte, mon père ! vous êtes-vous
jamais demandé ce que c’est que notre hôte ? En tout temps
et partout, vous voyez l’hospitalité en honneur. Interrogez
les peuplades les plus sauvages : les anthropophages eux-
mêmes vous répondront que congédier son hôte, c’est
mettre le bon Dieu à la porte de sa maison.
— Mais, mon fils, dit le bon docteur que la noblesse de
ces sentiments avait attendri malgré lui, outre qu’il est un
hôte peu agréable, lord Flamborough rend les devoirs de
l’hospitalité très-rudes et très-onéreux. Il boit, il mange outre
mesure ; c’est à la fois un gouffre et une éponge.
— Lord Flamborough ! s’écria Célestin ; mais vous n’y
songez pas, mon père, c’est un chameau pour la sobriété ; il
vivrait au besoin d’eau claire et de pois chiches. Seulement,
il croirait faillir lui-même aux devoirs de l’hospitalité, s’il ne
faisait honneur à la vôtre.
— Ainsi, dit le bon docteur, c’est pour me faire honneur
que lord Flamborough boit tous les matins à son déjeuner
une bouteille de mon vieux bordeaux ?
— Oui, sans doute, mon père, répondit Célestin.
— Mais enfin, dites-moi, mon fils, quel intérêt que je ne
puis deviner, quel charme que je ne puis comprendre, at-
tache lord Flamborough aux pavés de Saint-Léonard ? Ce ne
saurait être seulement l’amitié qu’il vous porte. Vous n’avez

– 262 –
ni les mêmes goûts ni les mêmes habitudes. Vous êtes rare-
ment ensemble. Expliquez-moi…
— Rien n’est plus simple, répliqua Célestin. Lord Flam-
borough, en m’accompagnant, avait l’intention de ne rester
que quelques heures parmi nous. Il voulait vous voir, être
témoin de notre bonheur, et repartir presque aussitôt pour
Montpellier, dont le climat lui est salutaire. Qu’est-il arrivé ?
ce qui devait arriver, mon père. Lord Flamborough a des
goûts paisibles :; il aime le seuil domestique, les mœurs pa-
triarcales, les conversations intimes. Dieu lui a fait un cœur
avide des joies du foyer. Orphelin depuis plus de dix ans, il
traînait dans l’ennui sa jeunesse solitaire, quand son amitié
pour moi le pousse à Saint-Léonard. Qu’y trouve-t-il ? une
famille des temps bibliques ; votre esprit l’enchante, la bonté
de ma mère le ravit. Il n’était venu que pour quelques jours,
voilà qu’il s’oublie plusieurs mois. Lord Flamborough a des
dehors froids et austères, mais vous ne savez pas quels tré-
sors de sensibilité se cachent sous ces glaciales apparences.
C’est un brasier sous six pieds de neige. Je voudrais que
vous pussiez l’entendre, lorsqu’il vient, le soir, me trouver
dans ma chambre, et qu’assis comme un frère au chevet de
mon lit, il épanche son âme dans la mienne. Hier encore, il
me disait : — Madame Herbeau ressemble à ma mère ; oui,
ce sont les yeux de lady Flamborough, c’est la même dé-
marche, la même dignité à la fois grave et bienveillante.
J’aime madame Herbeau ; mais votre père ! ajoutait-il avec
une ineffable tendresse, je crois, Célestin, que je préfère
votre père. Quel esprit ! quelle grâce ! quelle élégance de
manières ! Vous êtes heureux, mon jeune ami : vous avez un
intérieur adorable. C’est là, c’est parmi vous que je voudrais
achever mes jours. – Ainsi parlait lord Flamborough ; et tel
est, oui, tel est, mon père, le charme que vous ne pouviez
comprendre ni définir.
– 263 –
Tout cela avait été dit avec tant de chaleur et de bonne
foi, que le docteur Herbeau, ne sachant plus qu’imaginer, se
résignait à attendre quelques jours encore. Mais les jours
s’écoulaient, et lord Flamborough tenait bon. Moins patiente
que son époux, madame Herbeau ayant enfin déclaré qu’elle
était décidée à faire porter la valise de l’Anglais à la dili-
gence, le docteur, qui répugnait à ces procédés peu chevale-
resques, prit sur lui de congédier son hôte aussi galamment
que possible.
Un matin donc, qu’après avoir vidé sa tasse de café le
jeune lord s’apprêtait à sortir pour aller jeter son hameçon
dans les eaux de la Vienne, le docteur Herbeau, qui, de son
côté, s’était levé avec l’aube, lui manifesta le désir de
l’accompagner. Lord Flamborough s’inclina en silence, et
tous deux gagnèrent le sentier qui mène au rivage. Il faisait
une fraîche matinée, une de ces brumeuses matinées
d’automne où la terre sent le vin. Dès qu’ils eurent gagné les
traînes qu’avait dépouillées le vent d’octobre :
— Milord, dit le docteur Herbeau en montrant de la
main les coteaux submergés par la brume, les arbres effeuil-
lés et toute la nature prise déjà des premiers frissons de
l’agonie ;, milord, voici l’hiver, saison fatale aux constitu-
tions débiles qui ont besoin des tièdes brises du Midi. C’est
l’époque où les oiseaux frileux émigrent : déjà les hirondelles
nous ont quittés. C’est l’heure où nos malades, pour échap-
per aux influences du Nord, vont chercher la santé sous des
cieux indulgents.
Lord Flamborough ne répondit pas.
— Faible comme vous êtes, poursuivit le docteur Her-
beau, poitrine délicate, organisation souffreteuse, je conçois,
milord, que vous ayez choisi pour résidence la ville de

– 264 –
Montpellier. C’est le doux ciel de l’Italie ; c’est presque la
terre où les orangers fleurissent. Il y règne un printemps
éternel. Vous avez agi prudemment, milord, en vous établis-
sant dans ce paradis de la France. La température de votre
patrie vous eût été mortelle ; je crois même que vous
n’auriez pas longtemps résisté au climat de nos provinces du
centre. L’hiver est très-âpre à Saint-Léonard ; nous nous res-
sentons du voisinage de la Creuse.
Lord Flamborough regarda le docteur d’un air presque
étonné.
— Je ne suis pas faible, répondit-il froidement ; ma poi-
trine n’est pas délicate, mon organisation n’est pas souffre-
teuse. J’ai passé deux hivers à Saint-Pétersbourg ; j’ai voya-
gé dans la Norwége ; je suis allé au Spitzberg ; j’ai vécu chez
les Esquimaux et chez les Lapons ; je n’ai jamais été malade,
et je vous tuerais d’un coup de poing.
Le docteur Herbeau demeura quelques instants aba-
sourdi.
— Il paraît toutefois, milord, que Montpellier a su fixer
votre humeur voyageuse ; c’est là que sont vos affections,
c’est là que vous avez dressé votre tente.
— Je m’ennuie partout et n’ai d’affections nulle part, ré-
pliqua lord Flamborough.
— Ah ! milord, s’écria le docteur Herbeau, permettez-
moi de croire que vous aimez mon fils et que Saint-Léonard
a su vous plaire : comment expliquer autrement votre long
séjour dans ma maison ?
— Je n’aime pas votre fils, répondit gravement lord
Flamborough ; je n’aime que la pêche à la ligne. Saint-

– 265 –
Léonard est la plus sotte ville que j’aie jamais rencontrée sur
mon chemin. Votre rivière est comme la mer de Gènes, mare
senza pesce, elle n’a pas de poissons. Quant à votre maison,
on y vit fort mal.
— Pourquoi diable y restez-vous ? demanda le docteur
poussé à bout par cette rare impertinence.
— Vous êtes bien curieux, répliqua tranquillement
l’Anglais.
— Ah çà ! Monsieur, s’écria le docteur qui ne se conte-
nait plus, prenez-vous ma maison pour une auberge ?
— Pour une auberge détestable, répondit le lord sans
s’émouvoir.
— Monsieur !… s’écria le docteur Herbeau, rouge
comme une pivoine.
— J’ai beaucoup voyagé, poursuivit paisiblement lord
Flamborough. Je connais les locande de l’Italie, les tavernes
anglaises, les kermesses allemandes, les cabarets de la
France, les ventas, les fondas et les posodas posadas de
l’Espagne. J’ai visité les Calabres et la Sicile. Mais je déclare
n’avoir rencontré en aucun pays civilisé une guinguette aussi
misérable que la vôtre.
— Vous partirez, Monsieur ! balbutia le docteur d’une
voix qu’étouffait la colère.
— Quand vous voudrez, riposta Flamborough avec un
imperturbable sang-froid.
— Vous partirez aujourd’hui même !
— C’est le plus grand plaisir que vous puissiez me faire.

– 266 –
— Vous ne remettrez pas les pieds dans ma maison !
À ces mots, lord Flamborough appuya sur l’épaule du
docteur Herbeau une main blanche et froide comme la main
du commandeur, et, de ses lèvres de marbre, il laissa tomber
ces terribles paroles sous lesquelles le docteur resta pâle et
anéanti :
— Vous avez donc,. Monsieur, six mille francs dans
votre poche ?
Voyant que le docteur ne répondait pas :
— Tenez, Monsieur, ajouta-t-il, j’avais promis de me
taire : mais vous me nourrissez si mal ; je suis l’objet de tant
de malveillance, tant de la part de madame Herbeau que de
celle de vos compatriotes ; votre rivière est si peu poisson-
neuse ; je joue d’ailleurs vis-à-vis de vous un si singulier rôle,
que votre fils me pardonnera, je l’espère, d’avoir enfin rom-
pu le silence. En bonne conscience, la place et la table, la ri-
vière et les habitants, ne sont plus tenables.
— Expliquez-vous, milord, dit le docteur Herbeau, qui
s’attendit à voir la foudre éclater sur sa tête.
— Je serai bref, reprit lord Flamborough. Durant les
deux premières années de son séjour à Montpellier, j’ai obli-
gé votre fils d’un prêt de 6,000 francs. Il avait surpris ma re-
connaissance en vaccinant avec succès quatre petits chiens
de chasse auxquels je m’intéressais vivement. Je dois con-
venir, d’ailleurs que Célestin me plaisait ; je ne saurais dire
pourquoi, car ce n’a jamais été qu’un vaurien. Toujours est-il
que je lui prêtai 6,000 francs. Dès lors il me fut impossible de
lui arracher un schilling. À l’heure de son départ, je déclarai
qu’il ne quitterait pas Montpellier sans avoir acquitté sa
dette. Il lui restait à peine de quoi payer les frais de son
– 267 –
voyage. Pour le tirer d’embarras et ne pas vous priver plus
longtemps du bonheur de revoir cet enfant adoré, j’imaginai
d’aller m’établir chez vous à raison de cinq francs par jour.
Célestin m’avait assuré que votre cuisine était confortable,
que vous étiez de braves gens, et que la Vienne regorgeait de
tanches et de goujons. J’eus la niaiserie d’ajouter foi à ses
paroles ; nous partîmes ensemble. Vous savez quelles furent
mes déceptions. Vous m’avez nourri d’avanies et de mauvais
beefsteaks ; votre thé n’a jamais été qu’une horrible décoc-
tion de plantes vulnéraires, votre café qu’une affreuse tisane
de chicorée. Votre vin de Bordeaux ne vaut pas le diable.
Les enfants de la ville m’ont insulté dans les rues ; depuis
deux mois que je pêche huit heures par jour dans votre ri-
vière, je n’ai pas vu deux ablettes frétiller au bout de ma
ligne. Je suis aussi las de vous tous que vous l’êtes de ma
personne. Votre visage m’agrée peu, celui de votre femme
encore moins. Vos matelas sont durs ; les rats m’empêchent
de dormir. Vous souhaitez mon départ, je le désire autant
que vous ; seulement, j’en jure par les destinées de
l’Angleterre, je ne viderai pas les lieux sans être rentré dans
mon argent. Je suis chez vous depuis deux mois, à raison de
cent sous par jour : c’est 300 francs que vous m’avez rem-
boursés en comestibles avariés. Comptez-moi 5,700 francs,
et je pars sans vous dire adieu ; sinon, dussé-je crever à
votre régime, dussé-je, comme le lierre, mourir où je
m’attache, je reste encore chez vous trente-neuf mois.
À ces mots, lord Flamborough jeta sa ligne dans la
Vienne. Le docteur Herbeau se tenait immobile, sans force
contre ce nouveau coup. Il regardait couler d’un air stupide
l’eau de la rivière, il écoutait d’une oreille distraite les der-
nières feuilles que lèvent le vent abattait autour de lui. Il
demeura longtemps ainsi, plongé dans une méditation dou-
loureuse.
– 268 –
Au bout de dix minutes :
— Vous le voyez,. Monsieur, dit lord Flamborough avec
un sombre découragement, ça ne mord pas ! C’est tous les
jours la même chose.
Ces paroles tirèrent le docteur Herbeau de l’abîme de sa
rêverie. Sans répondre à lord Flamborough, qui ne tourna
même pas la tête pour le voir s’éloigner, il se dirigea vers la
ville d’un pas affaissé, que pressaient toutefois l’indignation
et la colère. Du bout de la place des Récollets, il aperçut Cé-
lestin qui fumait sa pipe du matin sur le seuil paternel. Il
courut à lui, le saisit par le collet de son habit, et l’entraîna
dans le salon.
— Malheureux ! s’écria-t-il, tu as donc juré de ruiner ta
famille ? Tu veux donc réduire ton père et ta mère à la men-
dicité ?
Il ne put en dire davantage : une main de fer lui serrait
la gorge, sa voix étranglée expira sur ses lèvres. Au cri qu’il
avait poussé, madame Herbeau et Jeannette accoururent.
— Viens, ma femme, venez,. Jeannette, dit le bon doc-
teur après avoir repris haleine, quittons tous trois cette mai-
son maudite, allons tendre la main aux portes. Nous sommes
ruinés, ma pauvre femme ; c’est fait de nous, ma chère fille !
Il ne nous reste plus qu’à mendier dans les rues de Saint-
Léonard, avec un bissac sur le dos. Le malheureux que voici
a porté sous ce toit la misère et le déshonneur !
Célestin n’avait rien compris d’abord à cette scène de
désolation ; mais illuminé par une clarté soudaine :

– 269 –
— Ah ! mille millions de tonnerres ! s’écria-t-il en brisant
sa pipe, il n’y a plus d’amis ; ce drôle de Flamborough a par-
lé !
Jeannette, éplorée, tournait autour du docteur et
d’Adélaïde, qui mêlaient leurs imprécations et leur déses-
poir.
— Mon bon maître, ma bonne maîtresse ! disait
l’excellente fille en leur baisant les mains, soyez sûrs que ce
n’est là ni M. Flambeau-Rouge ni M. Célestin, mais deux
bandits, deux filous,. Cartouche et Mandrin, qui s’entendent
pour vous mettre au pillage. Ah ! tas de gueux ! ajouta-t-elle
en montrant le poing au jeune homéopathe.
— Ah ! traître ! Ah ! Judas ! ah ! vil délateur ! murmurait
Célestin en marchant de long en large, les mains dans ses
poches. À qui se fier désormais ? dans quelle âme épancher
son cœur ? J’aurais dû m’en douter. Perfide Albion, c’est là
de tes coups ! Je te reconnais là, patrie de Pitt et de Hudson
Lowe, nid de serpents au milieu des flots !
— Malheureux ! s’écria le docteur Herbeau s’arrachant
des bras d’Adélaïde qui cherchait vainement à le retenir ;
malheureux ! répéta-t-il en étendant vers son fils ses deux
mains convulsives : je te donne ma malédiction !
— Calmez-vous, mon père, dit Célestin, sur qui la malé-
diction paternelle venait de produire l’effet d’un moxa sur le
tronc d’un chêne. Que diable, aussi ! il faut être juste : vous
avez voulu que votre fils fréquentât le monde élégant et figu-
rât convenablement à l’école des belles manières. Aviez-
vous espéré qu’avec 1,500 francs de pension je deviendrais
la fleur des pois de Montpellier ? La fleur des pois est une
fleur qui demande beaucoup d’entretien et veut être arrosée

– 270 –
sans cesse. Et puis, de quoi s’agit-il ? d’une pitoyable somme
de 6,000 francs. Quand nous avons là 30,000 livres de rente
assurées, ajouta-t-il en tirant de la poche de son habit sa pe-
tite pharmacie homéopathique, qui ne le quittait jamais ;
quand chacun de ces globules nous représente dans l’avenir
un capital de 20,000 francs, est-il raisonnable de crier à la
ruine et de se lamenter pour de semblables vétilles ?
Tant d’aplomb, tant d’impudence clouèrent le docteur
Herbeau sur son siège et le réduisirent au silence. Cependant
l’heure du déjeuner approchait ; c’était l’heure où l’Anglais
revenait de la pêche. Aristide ne voulut pas que cet abomi-
nable étranger eût le droit de s’asseoir encore une fois à sa
table. Il avait quelques fonds placés à Montpellier ; il se mit
à son bureau et tira sur son banquier une lettre de change de
6,000 livres à l’ordre de lord Flamborough. Au même instant,
celui-ci entra dans le salon.
— Tenez, Monsieur, nous sommes quittes, dit le docteur
Herbeau en lui tendant la traite qu’il venait de souscrire.
Lord Flamborough prit le billet, et, après en avoir étudié
attentivement la forme et la teneur :
— À raison de cinq francs par jour, répliqua-t-il, je vous
suis redevable là-dessus de 300 livres.
— Non, Monsieur, non ! s’écria le docteur Herbeau ;
quoi que vous ayez pu croire, notre maison n’est point une
auberge.
Célestin fredonna entre ses dents :

Chez les montagnards écossais


L’hospitalité se donne
Et ne se vend jamais.

– 271 –
— Puisque vous l’exigez, ajouta lord Flamborough, je
garderai ces 300 francs à titre de dommages et intérêts.
Et il sortit pour aller préparer sa valise.
— Vous m’en rendrez raison, Flamborough, dit Célestin
en l’arrêtant au pied de l’escalier.
— À l’épée, répondit froidement l’Anglais, j’ai tué, à Pa-
lerme, trois officiers du roi de Naples. À Paris, j’ai touché
Lozès. Je connais la garde sicilienne et vous embrocherais
comme un becfigue. Je suis passé maître dans l’art de
boxer : à Londres, j’ai crevé un œil au professeur de lord By-
ron. Au pistolet, je mouche à vingt pas une chandelle. Je
vous laisse le choix des armes.
— Que le diable t’emporte ! s’écria Célestin tournant sur
ses talons.
Une heure après, à défaut du diable, la voiture de Saint-
Léonard à Limoges emportait lord Flamborough et sa for-
tune.
Le docteur Herbeau passa le reste de la journée à réflé-
chir sur la situation présente et à se concerter avec Adélaïde
sur le parti qu’ils avaient à prendre vis-à-vis de Célestin.
Deux mois avaient suffi pour perdre, à Saint-Léonard, ce
jeune homme de réputation. Maître Grippard ne s’était pas
fait scrupule de semer l’épisode des six prises de corps dans
tous les carrefours. L’histoire de lord Flamborough ne tarde-
rait pas à se répandre. On savait déjà que Célestin était cri-
blé de dettes. Madame d’Olibès racontait qu’il arrivait tous
les jours, à l’adresse de M. Herbeau, des lettres de forme
équivoque et d’aspect malhonnête, exhalant un haut fumet

– 272 –
de créancier. On n’ignorait pas que le désordre habitait sous
le toit des Herbeau, sous ce toit autrefois si calme et si pai-
sible, que troublait seulement de temps à autre la jalousie
d’Adélaïde. Grippard contait à qui voulait l’entendre que Cé-
lestin l’avait menacé de lui faire couper la tête. À ce propos,
des bruits étranges circulaient : on affirmait tout bas qu’il
s’était vanté de relever un jour, sur la place des Récollets,
l’échafaud de 93 ; les gendarmes, qui poursuivaient le doc-
teur Herbeau dans sa race, avaient agité la question de sa-
voir s’ils ne lui mettraient pas au collet leurs larges mains
gantées de peau de daim. Par une fatalité sans exemple, Cé-
lestin avait contre lui tous les partis, toutes les opinions : les
royalistes le tenaient pour un louveteau altéré de sang ; les
libéraux, pour un jésuite coiffé du bonnet phrygien. On ne
voulait de lui dans aucun camp ; on se le renvoyait de part et
d’autre comme la navette d’un tisserand, comme un volant
sur des raquettes. Il était lié, d’ailleurs, avec tous les mau-
vais sujets de la ville. Il hantait les estaminets, s’enivrait de
vin chaud épicé de cannelle ; il montait sur les tables pour
proclamer la mort des tyrans, le triomphe de l’homéopathie
et le règne de l’égalité. On devait s’attendre chaque jour à
voir le parquet lancer contre lui un mandat d’arrestation.
Cependant tous les clients du docteur Herbeau passaient au
docteur Savenay ; Célestin avait beau exhiber ses globules et
prêcher son système, il ne trouvait pas une victime à sacri-
fier sur les autels du moderne Esculape. Certes, nous
sommes loin de ce timide et beau jeune homme dont nous
avons si longtemps caressé l’image. Jamais plus riantes illu-
sions ne furent plus cruellement déçues ; jamais plus belles
fleurs n’amenèrent des fruits plus amers. Eh bien, malgré
tous ces désenchantements, nous pouvons affirmer, nous qui
le connaissons, que c’était au fond un bon diable, fils indigne
sans doute de ce charmant vieillard que nous nommons

– 273 –
Aristide Herbeau, mais doué de plus de sens qu’on ne le
pourrait croire. À l’heure où nous écrivons ce triste récit, Cé-
lestin a renoncé depuis longtemps à l’homéopathie, à la
longue barbe, aux bottes collantes et à tous les travers du
jeune âge. Il vient d’épouser la fille aînée de maître Grip-
pard, et tient à Saint-Léonard une boutique de pharmacie.
Garde national zélé, bon père, bon époux, bon citoyen, dé-
voué à l’ordre de choses, il voudrait pouvoir administrer des
pilules d’acide prussique à tous les perturbateurs de la tran-
quillité du royaume. Il hait les républicains, abomine les
communistes, voue aux dieux infernaux Saint-Simon, Fou-
rier et Robert Owen. Il est d’avis que tout est pour le mieux
dans le meilleur des mondes possibles. Rentré dans le giron
de la belle littérature, on peut chaque matin, durant les
beaux jours, le voir, en casquette de loutre, à sa porte, se dé-
lectant à la lecture du feuilleton quotidien ;, tandis que sa
femme, accorte et gentille, distribue gracieusement à la pra-
tique ses drogues enveloppées dans le numéro de la veille.
Revenons au docteur Herbeau.
Le jour même du départ de lord Flamborough, après
s’être consulté avec son épouse, Aristide avait écrit à son
vieil ami, M. Pistolet, célèbre pharmacien de Limoges : le
lendemain, il recevait une réponse conforme à ses désirs,
telle, en un mot, qu’il l’avait sollicitée., il Il fit appeler son
fils, et lorsque Célestin fut en présence de son père :
— Monsieur, dit le docteur Herbeau avec une dignité
sévère qui imposa tout d’abord au jeune gars, vous nous
avez indignement trompés, vous vous êtes joué cruellement
de notre crédulité et de notre aveugle tendresse. Vous êtes
un mauvais fils, la honte et le désespoir de deux cœurs qui
se plaisaient à vous appeler leur orgueil et leur joie. Vous

– 274 –
deviez être la gloire de nos vieux jours, vous en êtes le dés-
honneur. Puisse Dieu vous pardonner ! puisse aussi vous
être douce et consolante la pensée que vous aurez abrégé la
vieillesse de votre père !
À ces mots, Célestin, véritablement ému, ôta son bonnet
de velours qu’il avait d’abord gardé sur sa tête.
— Ne m’interrompez pas, poursuivit le docteur. Assez
longtemps vous avez mystifié notre amour, il convient de
mettre un terme à cette triste comédie ; vous nous avez fait
une douleur assez grande pour que vous la respectiez dé-
sormais. Écoutez-moi, Monsieur ; c’est de vous qu’il s’agit à
cette heure. Vous êtes pauvre. J’ose le dire avec une noble
fierté, j’ai fait, durant ma longue carrière, plus de bien que je
n’en ai reçu ; ma clientèle était la seule fortune qu’il vous fût
permis d’espérer : incapable de la recueillir, vous l’avez lais-
sée passer en des mains étrangères. Quant à l’héritage qui
vous attend après ma mort, croyez-moi, vos désordres l’ont
réduit à très-peu de chose. Indigne d’exercer le grand art de
la médecine, qu’allez-vous devenir ? quel parti prétendez-
vous prendre ? à moins que vous n’ayez espéré que je nour-
rirais complaisamment votre paresse et votre inconduite.
Célestin baissa les yeux et ne répondit pas.
— Vous êtes jeune, Monsieur, vous pouvez encore réé-
difier votre destinée, moins brillante sans doute que ne
l’avait rêvée votre orgueil : la déchéance de vos ambitions
sera votre châtiment sur la terre. Vous partirez aujourd’hui
même pour Limoges. À ma sollicitation, mon digne ami,
M. Pistolet, que vous connaissez, consent à vous prendre
pour élève apothicaire.

– 275 –
— Apothicaire, jamais ! s’écria Célestin, qui sentit, à
cette injonction, tout son sang lui monter au visage. Doua-
nier, gendarme, huissier même, si vous l’exigez ; mais apo-
thicaire !…
— Monsieur, répliqua le docteur Herbeau, attendez,
pour dénigrer ce titre cher à l’humanité souffrante, que vous
soyez digne de le porter.
— Jamais ! répéta Célestin.
— Vous partirez ce soir, dit le docteur avec fermeté. Et,
levant la séance, il abandonna son fils à ses méditations.
Notre jeune homéopathe commença par se frapper le
front, par arracher quelques mèches de ses longs cheveux,
jurant qu’il ne mettrait jamais les pieds dans le laboratoire
de M. Pistolet. La réflexion le calma. Il ne pouvait
s’empêcher de reconnaître qu’il n’avait obtenu qu’un mé-
diocre succès à Saint-Léonard, qu’il s’était joué outrageuse-
ment de sa famille, et qu’avec ses globules pour toute res-
source il courait grand risque de mourir de faim. Nous de-
vons dire aussi que le langage du docteur Herbeau avait
produit sur lui une assez vive impression. D’une autre part, il
se trouvait avoir sur les bras deux ou trois méchantes af-
faires qui devaient se vider au premier jour ; il était brave,
mais il n’aimait pas à se battre. Enfin, en y songeant bien, il
en vint à se dire qu’il n’y avait pas de pharmacien à Saint-
Léonard : c’était une place à prendre. Toutefois, s’il arriva à
la résignation, ce ne fut pas par des pentes faciles. Long-
temps il hésita, il se cabra longtemps sous la volonté de son
père. Lorsque le sacrifice fut accompli dans son cœur, il tira
de sa poche sa boîte homéopathique, et la regardant avec
tristesse :

– 276 –
— Ô mon maître ! s’écria-t-il, que diras-tu en apprenant
que ton plus fervent disciple s’est vu réduit à se faire garçon
apothicaire chez un pharmacien allopathe ?
Le même jour, comblé des malédictions de sa famille et
de l’animadversion de ses concitoyens, il partit à neuf heures
du soir, comme il était venu, sur l’impériale de la diligence,
pour aller piler de la rhubarbe dans la patrie de madame K…
et de M. de Pourceaugnac.

– 277 –
CHAPITRE XI.

Ce n’est que lorsqu’il est passé qu’on peut évaluer les


dégâts causés par l’orage. Ainsi, ce ne fut qu’après le départ
de leur fils que les deux époux purent apprécier nettement
leur désastre et leur désespoir. Célestin présent, l’ivresse de
la douleur, l’étourdissement, la consternation, la stupeur, ne
leur avaient pas permis de mesurer l’étendue de leur infor-
tune ; lorsque, après deux mois de cet horrible cauchemar,
ils se réveillèrent seuls, dans cette maison que Célestin ve-
nait de dévaster comme une trombe, lorsqu’ils comprirent
enfin que ces deux mois n’étaient pas un rêve, mais une
sombre réalité, ce fut un terrible réveil, et ce dut être un
spectacle digne d’une pitié profonde, que ces deux vieillards
mêlant silencieusement leurs larmes sur les débris de leur
bonheur, sur les ruines de leurs espérances.
De même que les orages du ciel ne s’éloignent pas tout
d’un coup, et que, longtemps après que l’horizon s’est éclair-
ci, partent encore de loin en loin des éclairs et des coups de
foudre, de même la tempête que Célestin avait amassée sur
le toit paternel gronda longtemps après sa fureur apaisée.
Longtemps encore des tonnerres lancés de Montpellier, sous
forme de lettres de change, vinrent de loin en loin éclater
dans le salon du docteur Herbeau.
Écrions-nous avec le Roi-prophète : Que les gloires de la
terre sont vaines et périssables ! Voilà quelques mois à
peine, le docteur Herbeau s’épanouissait au faîte des félicités
humaines. Tout lui souriait. L’aisance et le bien-être af-
fluaient à son foyer. Des amis empressés égayaient sa for-

– 278 –
tune. Il s’endormait dans la confiance et s’éveillait dans la
joie de sa destinée. Une étoile invisible illuminait son front :
dans son cœur fleurissait une mystérieuse violette. Ainsi
qu’il suffit de quelques coups de hache pour mettre le cèdre
au niveau de l’hysope, il a suffi de quelques jours pour
abattre tant de prospérités. Hélas ! combien est rapide et fa-
cile à descendre la pente du bonheur, si lente et si rude à
gravir !
Ce n’est déjà plus la haine qui veille à sa porte, mais le
silence et la solitude. Le docteur Herbeau n’a plus même
d’ennemis. Les gendarmes lui ont pardonné ; maître Grip-
pard seul vient de temps en temps lui présenter quelques
autographes de son fils. L’indifférence pèse sur son nom,
l’oubli l’enveloppe de son froid linceul. Il assiste vivant à sa
mort. Tout ce pays qu’il a soigné durant vingt-cinq ans ne
s’inquiète pas de savoir si le docteur Herbeau existe encore.
Les cercles, qu’il a si longtemps charmés par sa grâce et par
son esprit, ne remarquent plus son absence. Il a filé comme
une étoile, sans laisser de vide au ciel. Bientôt Saint-Léonard
se demandera ce que c’était qu’Aristide Herbeau. Il se déci-
derait à reprendre le cours de ses visites, qu’il ne trouverait
pas un malade qui le fit appeler, sinon les pauvres qui
l’aimaient, et qui seuls ont gardé sa mémoire. Sa maison est
morne, sa table silencieuse, son foyer désert. Ses amis, com-
prenant que son malheur est sans ressources, se sont retirés
de lui : les amis sont pareils aux feuilles des arbres, ils tom-
bent au vent de l’adversité comme les feuilles au souffle de
l’hiver. Cependant le bon docteur a tenu sa promesse. Sur
l’emplacement de son kiosque s’élève un petit temple grec ;
sur le fronton, on lit : À l’amitié. Chef-d’œuvre
d’architecture ! Tout s’y trouve, colonnade, feuillage
d’acanthe, intérieur élégant et simple ; il n’y manque que des
amis.
– 279 –
Le règne du docteur Herbeau est passé ; celui du doc-
teur Savenay commence. Que dis-je ! il est déjà dans l’éclat
de sa gloire. Il n’est bruit à la ville et aux alentours que de la
guérison merveilleuse de la jeune dame Riquemont. En
moins d’un an, M. Savenay a rendu la santé à cette char-
mante femme, que tout le pays croyait perdue à jamais. Ce
n’est de toutes parts qu’un cantique de louanges en
l’honneur du savant médecin qui vient d’accomplir cette
cure miraculeuse. Toutes les mères le convoitent ainsi
qu’elles faisaient autrefois de Célestin. Il en est qui, pour
l’attirer, ordonnent à leurs filles d’être malades. Toutes les
vierges rougissent à son nom, baissent les yeux à son aspect.
Madame d’Olibès l’accable de vers et de fleurs des quatre
saisons. Comme le farouche Hippolyte, M. Savenay est inac-
cessible à toutes les agaceries, insensible à toutes les préve-
nances ; tous les traits s’émoussent sur son cœur de Scythe.
Madame d’Olibès prétend qu’une Amazone de la Thrace l’a
nourri de son lait sauvage, sur les bords du Thermodon. Il
n’en est rien. M. Savenay a pris avec lui sa vieille mère, ex-
cellente femme, née, tout simplement, voilà quelque
soixante années, à Saint-Léonard, sur les bords de la
Vienne : heureuse de pouvoir achever ses jours sous le coin
de ciel qui l’a vue naître, près de son fils qui l’entoure de
tous les témoignages de la plus adorable tendresse. Un con-
frère de M. Savenay, de la Faculté de Paris, le jeune docteur
Lombard, déjà cher à la science presque autant qu’à ses
amis, est venu dernièrement s’établir dans la même ville. Il a
épousé mademoiselle Savenay, honnête et belle fille de vingt
ans à laquelle il a su plaire, que le bonheur et l’amour ont
guérie, comme le soleil guérit les fleurs qui souffraient à
l’ombre. Tout ce monde se mêle peu à la province, vit heu-
reux, travaille et s’aime. Déjà le jeune ménage a fait présent

– 280 –
à Savenay, pour le jour de sa fête, d’une jolie petite nièce,
blanche et rose comme sa mère.
Pendant ce temps, Célestin accomplit ses destinées. Il se
réhabilite par l’ordre et le travail. Il expie courageusement
les égarements de sa jeunesse. Célestin a trouvé son maître.
M. Pistolet est un apothicaire de la vieille roche. À peine a-t-
il vu notre jeune ami, qu’il a fait aussitôt appeler un barbier
du voisinage pour faucher ce luxe incongru de barbe épaisse
et de longs cheveux. Vainement Célestin s’est débattu. Deux
jeunes Purgon en herbe vous l’ont empoigné, vous l’ont scel-
lé sur une chaise : Figaro a promené sur cette tête inculte et
sur ce visage feuillu les branches de ses ciseaux et la lame de
son rasoir. La moisson achevée, on a passé un tablier de
toile verte autour du corps de l’homéopathe, on lui a mis un
pilon entre les mains, et on l’a placé tout d’abord devant un
mortier de marbre. Le jour même de son arrivée, il a pilé du-
rant dix heures consécutives. Le soir, il s’est délassé à rouler
dans de la poussière de réglisse les pilules qu’il avait prépa-
rées le matin ; ainsi des jours suivants. On ne saurait croire
quelle influence a le pilon sur ce caractère indomptable. Il
semble que Célestin ait mis dans le même mortier tous ses
défauts, tous ses vices, tous ses travers, et qu’il les pile, les
écrase et les réduit en poudre inerte. Déjà, vous ne reconnaî-
triez plus l’étudiant de Montpellier. Quelle n’est pas sa con-
fusion en voyant, un jour, entrer dans la pharmacie de son
patron madame K…, qui recule elle-même d’étonnement en
reconnaissant le nourrisson des muses, occupé à préparer
une potion suivant l’ordonnance ! Se remettant aussitôt, Co-
rinne, qui avait à se venger, le salua de ces trois vers d’un
poète, qu’un poète venait tout récemment de découvrir et de
donner à la France :

– 281 –
Apollon, dieu sauveur, dieu des savants mystères,
Dieu de la vie et des plantes salutaires,
Dieu vainqueur de Python, dieu jeune et triomphant !

Aiguillonné par l’amour-propre, Célestin faillit répondre


une impertinence ; mais il montra bien, par un silence res-
pectueux, quelles victoires éclatantes il savait déjà rempor-
ter sur lui-même.
Cependant le docteur Herbeau offrait à ses concitoyens,
qui ne paraissaient pas s’en soucier le moins du monde, le
plus beau spectacle qui se puisse voir, celui d’un homme aux
prises avec l’adversité et ne se laissant point abattre : grave,
résigné, plus fort que le destin, plus grand que son malheur.
Il n’en fut pas de même d’Adélaïde. Son caractère, qui
n’était pas déjà de miel rosat, acheva de s’aigrir ; son hu-
meur jalouse, ne pouvant s’attaquer au présent, tant la con-
duite de son époux était d’un juste et d’un sage, se prit à re-
muer les cendres du passé, et trouva le moyen d’en faire jail-
lir de vives étincelles.
Un jour, en fourrageant les tiroirs d’Aristide, elle décou-
vrit le portrait de Louise avec la lettre d’envoi. Dès lors le
docteur Herbeau dut se résigner à se voir lacéré journelle-
ment par les vipères de la jalousie. Il n’opposa qu’un dédai-
gneux silence aux fureurs de sa vieille lionne ; mais la dis-
corde veillait sous son toit et la tristesse dans son cœur. Sa
femme l’avait pressé inutilement de reprendre le cours de
ses visites ; il persista dans son abdication, préférant un
noble repos aux soucis d’une agitation vaine. Il ne se plai-
gnait pas. Parfois seulement, en se promenant dans son jar-
din, il s’écriait avec amertume : Ingrate, ô ingrate patrie ! Les
arts, les lettres, la poésie latine, occupaient ses heures oi-

– 282 –
sives. Il sortait rarement ; de temps à autre, il allait seul et
rêveur sur les bords de la Vienne ; jamais on ne le rencon-
trait dans le sentier qui mène de Saint-Léonard à Riquemont.
Malgré le coup de pied qu’elle avait donné dans
l’échelle, il avait conservé pour Colette une tendresse véri-
table. Chaque matin il la visitait, lui adressait de douces pa-
roles, et ne la quittait jamais sans avoir caressé son poil gris.
Colette avait assisté à la dernière bataille de son maître ; il
avait, lui aussi, son cheval blanc de Waterloo.
Le sort n’est pas toujours de fer. Le ciel, dans sa clé-
mence, daigna ravir Adélaïde à la terre. Bien qu’elle l’eût
abreuvé de fiel durant sa vie entière, le docteur Herbeau la
pleura sincèrement. D’or ou de fer, de chanvre ou de soie,
l’habitude est un lien qu’on ne rompt pas impunément. Aris-
tide pleura sa femme après l’avoir perdue, comme le prison-
nier de Chillon regretta son cachot après avoir recouvré la
liberté. Il continua de vivre seul avec son cher Horace, qui
lui du moins, ne l’avait pas abandonné : Eheu ! Posthume,
Posthume, s’écriait-il souvent, fugaces labuntur anni.
Les années fuyaient en effet. Jeannette était restée fidèle
à son vieux maître. Vainement le bon docteur l’avait enga-
gée à chercher une condition meilleure ; elle déclara qu’elle
ne sortirait de la maison qu’avec le cercueil du docteur Her-
beau. Il est à remarquer qu’elle s’est toujours refusée à re-
connaître Célestin, et qu’aujourd’hui même, qu’il a coupé sa
barbe et qu’il édifie tout Saint-Léonard par sa conduite et par
ses vertus,. Jeannette soutient plus haut que jamais que ce
n’est point le fils de son ancien maître, mais un vil intrigant
qui, pour se faire apothicaire, a volé le nom du docteur Her-
beau. Lorsqu’elle rencontre Célestin dans la rue, elle ne se
gêne pas pour l’invectiver ; car Jeannette est forte en gueule

– 283 –
comme les servantes de Molière, et jamais elle ne passe de-
vant la boutique du jeune pharmacien sans y jeter un regard
de travers et quelque parole outrageante.
Le docteur Herbeau recevait de temps à autre des lettres
de son digne ami, M. Pistolet, toutes à la louange de Céles-
tin. Ce jeune homme marchait à pas de géant dans la car-
rière nouvelle qu’il s’était ouverte ; sa conduite devenait de
jour en jour plus exemplaire, et son patron ne doutait pas
qu’il ne prît place un jour parmi les apothicaires les plus dis-
tingués du royaume. Tout en le rassurant sur l’avenir de son
fils, ces bulletins ne consolaient que bien médiocrement
l’orgueil du docteur Herbeau, qui ne pouvait s’empêcher de
souffrir à la pensée que son nom figurerait un jour sur
l’enseigne d’un pharmacien de Saint-Léonard.
Comme le Roi-prophète que nous citions tout à l’heure,
Aristide était devenu pareil au pélican des déserts et au hi-
bou qui n’habite que les lieux solitaires. Frappé dans sa race,
délaissé de ses amis, trahi, oublié, abandonné de tous, le
docteur Herbeau finit par se réfugier dans la pensée de ma-
dame Riquemont. Il se replia tout entier sur ce souvenir tou-
jours jeune, toujours enchanté. Il lui arrivait souvent de
s’oublier des heures entières, dans le temple de l’Amitié, à
relire les lettres, à baiser le portrait de Louise, à respirer les
fleurs desséchées qu’il rapportait autrefois de Riquemont, et
qu’il avait religieusement conservées. Il se plaisait à remon-
ter le courant des jours écoulés, à retrouver sur le rivage les
poétiques incidents qui l’avaient si longtemps charmé. Il
achevait d’une voix mélancolique et tendre ce grand duo de
l’amour qu’il avait chanté durant deux ans et plus, sans se
douter qu’il le chantait à lui tout seul. Nature naïve et vrai-
ment aimable qu’on ne saurait s’empêcher d’aimer, dans une
époque de cœurs blasés et d’âmes appauvries avant l’âge, où

– 284 –
l’on voit la jeunesse elle-même, se targuant de son impuis-
sance, désespérer hautement de la jeunesse et de l’amour !
Il avait goûté goût à la solitude ; s’il en souffrait parfois,
c’est qu’il lui eût été doux d’entendre de loin en loin le nom
de son enfant bien-aimée. La santé de Louise l’inquiétait.
Jeannette lui avait bien rapporté qu’on disait madame Ri-
quemont entièrement rétablie ; mais ces bruits qui venaient
du dehors ne suffisaient pas à rassurer sa sollicitude. Un soir,
quand les ombres de la nuit eurent enveloppé Saint-Léonard,
le docteur sortit furtivement de sa maison, et, se glissant le
long des murs, gagna, par des rues détournées, le logis de
M. Savenay. Il refusa d’entrer, et fit avertir le jeune docteur
qu’il l’attendait à la porte. C’était par une soirée d’hiver ;.
M. Savenay causait au coin du feu avec sa vieille mère. Il se
hâta d’accourir, et supplia M. Herbeau de venir prendre
place au foyer. Le vieillard s’en défendit.
— N’insistez pas, dit-il tristement ; voilà bien longtemps
que je ne suis plus de ce monde, et que ma place est vide
même au foyer de mes amis. Mais je n’ai pas voulu mourir
sans entendre parler une fois encore de la jeune beauté que
je vous confiai jadis. Jeune homme, dois-je croire ce qu’on
m’a rapporté ? Est-il vrai que la science ait triomphé de la
nature ? Est-il vrai que cette belle enfant ait recouvré la san-
té ? Puis-je quitter la vie, rassuré sur cette chère tête ?
— Rien n’est plus vrai, Monsieur, répondit Henri Save-
nay. Madame Riquemont brille à cette heure de tout l’éclat
de la jeunesse.
— Béni soit Dieu et béni soyez-vous, jeune homme !
s’écria le vieux docteur en prenant avec attendrissement les
mains de M. Savenay.

– 285 –
— C’est vous, Monsieur, qu’il faut bénir, répliqua mo-
destement le jeune homme, en serrant avec respect la main
de son vénérable confrère. C’est à vous, à vous seul, après
Dieu, que revient la gloire de cette guérison. Pour moi, Mon-
sieur, je n’ai d’autre mérite que d’avoir suivi religieusement
le traitement que vous aviez commencé et que vous avez
daigné m’indiquer. Je n’ai pas fait autre chose que recueillir
le prix de vos soins.
— Ainsi, Monsieur, c’est mon système qui l’a guérie ?
s’écria le bon docteur, avec un sentiment d’orgueil bien
permis et bien légitime.
— Oui, Monsieur, repartit Savenay, et je dois dire
comme Alexandre, en parlant du roi son père, que vous ne
m’avez laissé rien à faire.
— C’est mon système ! répéta le docteur Herbeau, qui
ne se sentait pas de joie. Ah ! jeune homme, c’est mon der-
nier triomphe, c’est mon triomphe le plus doux. J’en étais
sûr,. Monsieur, j’étais sûr qu’avec les antiphlogistiques nous
aurions raison de cette cruelle maladie. Chère enfant ! Et
vous dites, jeune homme, qu’elle rayonne à présent de tous
les dons de la santé et de la jeunesse ? Dieu soit béni
d’abord, puis la science qui l’a sauvée !
— C’est sur vous,. Monsieur, sur vous seul, ajouta
M. Savenay, que madame Riquemont reporte sa reconnais-
sance : c’est vous qu’elle remercie chaque jour, à toute
heure…
— Elle parle de moi ?...
— Sans cesse. Pourrait-il en être autrement ? Hier en-
core, dans l’allée du parc, madame Riquemont me confiait

– 286 –
qu’elle n’attendait qu’un jour de soleil pour s’échapper à
cheval et aller vous visiter à Saint-Léonard.
— Qu’elle s’en garde bien ! s’écria le docteur avec effroi,
– car ç’avait été là sa crainte incessante, et même à cette
heure qu’Adélaïde n’était plus, il redoutait pour Louise et
pour lui-même les représailles de M. Riquemont. — Dites-
lui, Monsieur, dites à cette enfant, reprit-il d’une voix plus
calme, que je suis touché de son aimable souvenir, mais que
son vieil ami en a désormais fini avec le monde, et qu’il s’est
condamné à une solitude éternelle.
À ces mots, il salua M. Savenay, et s’en retourna tout
fier et tout joyeux.
— Jeannette, s’écria-t-il en rentrant, on ne vous avait
pas trompée, ma fille : il est bien vrai que madame Rique-
mont est entièrement rétablie. C’est votre maître qui a fait ce
miracle ! Je veux vider ce soir un vieux flacon pour fêter la
confirmation de cette heureuse nouvelle.
Jeannette, tout heureuse elle-même de voir son bon
maître ainsi dispos, s’empressa de courir à la cave ;, et le
docteur Herbeau, attablé jusqu’à près de minuit avec son
cher poète de Tibur, traduisit dans son cœur Lydie par
Louise, dans son verre Falerne par Saint-Émilion.
Ce fut là son dernier bonheur, le dernier rayon qui dora
le soir de sa vie. Un jour, il trouva Colette étendue sur sa li-
tière. Il l’appela vainement : pour la première fois, la noble
bête ne répondit pas. Elle était morte de décrépitude. Une
grosse larme tomba sur sa crinière : ce fut son oraison fu-
nèbre.
La mort de Colette fut pour Aristide un sinistre présage.
Depuis longtemps il était souffrant et chétif ; bientôt il décli-
– 287 –
na visiblement. Il ne sortait plus de sa chambre, son jardin
était négligé ; les ronces croissaient dans les plates-bandes ;
les mauvaises herbes étouffaient les fleurs ; le gazon pous-
sait dans les allées. Le docteur Herbeau vivait étranger à
toutes choses. Vieux fidèle pourtant, il avait dévotement
continué son abonnement à la Quotidienne ; mais, depuis
plusieurs mois, il n’en avait pas ouvert un numéro : plein de
confiance dans les destinées de la royauté, il ne songeait pas
à s’enquérir de ses nouvelles.
Un dernier coup lui était réservé, le plus terrible peut-
être de tous ceux qui l’avaient frappé jusqu’alors.
Un matin qu’il déjeunait tristement auprès de sa croisée
ouverte, – c’était par un beau jour d’été, – il entendit une
grande rumeur, pareille au bruit de la marée montante. Il n’y
donna d’abord qu’une médiocre attention ; mais bientôt, des
cris étranges étant parvenus jusqu’à lui, le docteur Herbeau
se mit à sa fenêtre, et demeura glacé d’épouvante devant le
spectacle invraisemblable qui s’offrait à ses yeux. Toutes les
maisons de Saint-Léonard étaient pavoisées de drapeaux tri-
colores. Un drapeau tricolore flottait sur le clocher de
l’église ; la mairie avait un drapeau tricolore ; on voyait un
drapeau tricolore sur la caserne des gendarmes. Une foule
bruyante encombrait la place des Récollets. Deux douzaines
d’honnêtes bourgeois, armés de fusils sans chien, de gi-
bernes sans cartouches et de sabres sans lame, se livraient à
des évolutions guerrières au milieu des clameurs enthou-
siastes des assistants. Le tambour battait ; les cloches son-
naient ; un canon enrhumé toussait. Au bout de quelques
instants, M. Riquemont déboucha sur la place, aux acclama-
tions de l’assemblée. Il tenait d’une main la bride de son
cheval, et de l’autre un immense drapeau tricolore ; derrière
lui marchaient au pas de charge une trentaine de paysans

– 288 –
armés de faux, de pioches et de bâtons. Après avoir fait ran-
ger sa troupe sur deux rangs, M. Riquemont prononça un
discours qui fut plus d’une fois interrompu par les cris de :
Vive la charte ! vive la liberté de la presse ! vive l’École poly-
technique ! vive la garde nationale ! vive M. Riquemont ! vive
Paris ! vive Saint-Léonard ! à bas les ministres ! Le discours
achevé, les deux troupes réunies exécutèrent de brillantes
manœuvres ; après quoi la foule, exaltée par ces belli-
queuses images, se dirigea vers la maison du receveur des
contributions pour brûler les registres.
Or, le docteur Herbeau se tenait toujours à sa fenêtre, la
seule de la ville qui ne fût point pavoisée ; il se tenait debout,
l’œil hagard et les bras ballants, ne pouvant imaginer ce que
tout cela voulait dire. En défilant devant sa porte, la sainte
canaille, furieuse de ne pas voir de drapeau tricolore aux
croisées, et se souvenant d’ailleurs des opinions du maître
du logis, se mit bravement à insulter ce vieillard inoffensif.
Puis, des cris on passa galamment aux pierres, on lui brisa
tous ses carreaux de vitre, et on ne parlait de rien moins que
de saccager sa maison, sous le prétexte de s’assurer que
M. de Polignac ne s’y trouvait pas, quand heureusement la
garde nationale mit fin à tout ce désordre.
C’était la révolution de juillet qui venait de s’accomplir à
Saint-Léonard.
Quand le docteur Herbeau sut à quoi s’en tenir, lorsqu’il
sut, à n’en pouvoir douter, qu’une tempête de trois jours ve-
nait de fracasser le vieux trône de France et de jeter toute
une dynastie dans l’exil, il arracha le ruban rouge qui brillait
à sa boutonnière et, courbant la tête, il se plaignit au ciel qui
l’avait laissé vivre assez longtemps pour être témoin d’un si
grand désastre. Son cœur, ses regrets et ses vœux accompa-

– 289 –
gnèrent pieusement les augustes proscrits sur la terre étran-
gère.
Il ne lui restait plus qu’à mourir. Le docteur Herbeau ne
tarda pas, en effet, à se sentir mortellement atteint. Instruits
de sa maladie, les deux jeunes docteurs se présentèrent pour
lui offrir leurs soins ; il les fit remercier par Jeannette, et re-
fusa de les recevoir. La fin de toutes choses ne l’effrayait
pas. Il souriait doucement à la mort qu’il voyait s’approcher.
Toutefois, un vieux remords troublait la sérénité de ses der-
niers jours. Ne voulant pas quitter la vie sans s’être réconci-
lié avec ceux qu’il avait offensés, il fit, un matin, appeler à
son chevet le gendarme Canon, qui, grâce à son intelligence
et à la belle conduite qu’il avait tenue durant les trois glo-
rieuses journées, était passé brigadier après vingt-cinq ans
de service. À la sollicitation de Jeannette, Canon s’empressa
d’accourir. L’ayant fait asseoir près de son lit, le moribond,
après s’être accusé d’avoir autrefois refusé ses soins au res-
pectable corps de la gendarmerie royale, pria le brigadier de
lui pardonner à cette heure suprême, tant en son nom qu’en
celui de ses camarades. Le bon docteur s’exprima d’une fa-
çon si humble et si touchante, que Canon, ne pouvant retenir
ses larmes, demanda à M. Herbeau la permission de
l’embrasser, ce qui lui fut accordé de grand cœur. Il se retira
tout ému, non sans avoir promis solennellement au docteur
d’assister, lui et ses camarades, à son enterrement, de le
conduire jusqu’au champ des morts et de ne le quitter que
lorsqu’il serait à six pieds sous terre.
Après s’être humilié devant les hommes, le bon docteur
demanda au repentir le pardon de fautes plus graves. Il
s’accusa devant Dieu des égarements où l’avait jeté l’amour.
Il s’accusa d’avoir troublé un jeune cœur et trop justifié
peut-être la jalousie d’Adélaïde. Tout entier désormais au sa-

– 290 –
lut de son âme, il acheva d’éteindre avec les larmes de la
pénitence les cendres encore brûlantes d’une ardeur crimi-
nelle. Résolu d’en finir avec les vanités de ce monde, crai-
gnant d’ailleurs de laisser après lui des traces qui pourraient
compromettre l’honneur et le repos de Louise, il fit apporter
près de son lit un réchaud embrasé ; puis, il tira de dessous
son oreiller un paquet de lettres liées entre elles par un ru-
ban rose, – c’étaient, pour la plupart, des invitations à dîner,
assaisonnées coquettement de tendres bonjours et de ca-
resses innocentes, – et, après les avoir baisées une dernière
fois, après en avoir respiré le parfum, ce doux parfum, ce
parfum enivrant qui s’exhale des lettres aimées, il les livra
une à une aux flammes. Lutinées par les brises d’avril que
laissait entrer la fenêtre ouverte, les feuilles consumées,
après avoir voltigé dans la chambre, gagnèrent les plaines de
l’air ; le vieillard les suivit longtemps d’un regard mélanco-
lique ; il les vit flotter, s’élever, disparaître dans l’azur du
ciel, où son âme, qu’à vrai dire elles emportaient tout en-
tière, ne devait pas tarder à les suivre. Il brûla du même
coup, à la même flamme, les fleurs qu’il avait rapportées,
durant les jours heureux, du château de Riquemont : il ne
voulut pas qu’aucun de ces chers souvenirs pût être profané
après sa mort.
Bien qu’il sentît sa fin prochaine, il refusa de faire appe-
ler son fils. Il ne souffrait pas, il s’éteignait. Des pensées aus-
tères occupèrent ses derniers jours. Les poètes profanes
s’étaient vus exilés de son chevet ; il ne lisait plus que des
livres pieux qui lui enseignaient à mourir. Il avait pardonné
dans son cœur à Célestin, à lord Flamborough, à
M. Riquemont, aux huissiers, à l’homéopathie, à tous ceux
enfin qui l’avaient abreuvé d’amertume. Détachée des pas-
sions de la terre, son âme était prête à comparaître devant le
souverain juge.
– 291 –
Un soir de mai, comme le soleil, près de se coucher,
inondait de lumière les prairies qu’arrose la Vienne, le bon
docteur se fit porter dans un fauteuil près de sa fenêtre. Il
voulait dire un dernier adieu à cette belle nature qu’il aimait.
C’était une soirée enchantée. Les coteaux nageaient dans la
vapeur enflammée du couchant. La rivière roulait des flots
d’or que voilait, sans les cacher, un rideau de feuilles nais-
santes. L’air était chargé des senteurs embaumées de
l’aubépine. La ville se taisait comme pour écouter les bruits
de la campagne ; les tintements de l’Angelus se mêlaient seu-
lement aux harmonies de la nature.
Le docteur Herbeau avait plongé ses regards dans la val-
lée que sillonnait le sentier de Riquemont. Il se tenait depuis
une heure immobile et recueilli, bercé par les mélodies du
soir qui lui arrivaient comme un écho lointain de son bon-
heur évanoui, quand il tressaillit soudain ; ses yeux éteints
s’animèrent ; la pâleur de ses joues s’alluma ; un dernier
éclair de jeunesse et d’amour illumina son front livide. Dans
le sentier qui blanchissait à travers la verdure, il venait
d’apercevoir une jeune amazone glissant le long des haies,
sur un coursier rapide, les cheveux épars, en corsage blanc,
comme un lis emporté par la brise.
Quand le soleil eut disparu derrière les collines, Jean-
nette, qui redoutait pour son maître la fraîcheur des soirées
sereines, entra dans la chambre et s’approcha du docteur
Herbeau. Il n’avait pas changé d’attitude : la tête appuyée
sur le dos du fauteuil, les yeux tournés vers le château de
Riquemont. Il ne répondit pas à la voix de sa servante ;
Jeannette lui prit une main, cette main était glacée. La
bonne fille s’agenouilla auprès du fauteuil et pleura : le doc-
teur Herbeau était mort.

– 292 –
À quelques jours de là, madame Riquemont et son mari
se promenaient ensemble dans l’allée de leur garenne.
Louise avait recouvré depuis longtemps tous les trésors de la
santé. Sa démarche était souple et légère. La vie brillait dans
son regard : son frais visage rayonnait du pur éclat de la jeu-
nesse. Ses blonds cheveux ruisselaient le long de ses joues
en flots de boucles luxuriantes. Jeune reine du printemps en
fleurs, il y avait autour d’elle comme une atmosphère de
bonheur ; on eût dit que le soleil la contemplait avec amour.
Le galop d’un cheval se fit entendre, M. Savenay parut à
la grille du parc. Il mit pied à terre et s’avança vers les deux
promeneurs. Un voile de tristesse était étendu sur sa figure.
Après avoir salué madame Riquemont avec respect et serré
cordialement la main du campagnard :
— Je vous apporte une fâcheuse nouvelle, dit-il d’un ton
pénétré.
— Quoi donc, mon Dieu ! s’écria Louise.
— Qu’y a-t-il ? demanda le châtelain.
— Vous n’ignorez pas, repartit le jeune docteur, que
M. Herbeau était souffrant depuis quelques mois. Eh bien !…
— Eh bien ? dit Louise avec inquiétude.
— Eh bien, Madame, le docteur Herbeau a trouvé le mot
de la grande énigme que cherche vainement la science. Le
docteur Herbeau n’est plus : nous l’avons conduit avant-hier
à sa demeure dernière.
Deux larmes roulèrent sur les joues de Louise.

– 293 –
— Pauvre vieil ami ! dit-elle.
— Ah ! il est mort !, s’écria M. Riquemont en se frottant
les mains ; cela prouve qu’il y a une justice au ciel. Papa
Herbeau doit se trouver au cimetière en pays de connais-
sances.
— Mon ami, dit Louise, vous avez assez tourmenté la
vie de cet excellent homme ; vous devriez au moins ménager
sa mémoire.
— Allons donc ! s’écria le châtelain. Un cafard ! un car-
liste ! un sot qui m’a ruiné en frais de tout genre, et qui n’a
pu faire en deux ans ce que mon ami Savenay a fait en dix
mois ! Et puis, docteur, croiriez-vous que ce vieux diable
était amoureux de ma femme ?
— En vérité ? répondit Savenay.
— Quelle folie ! dit Louise en rougissant.
— Oui, oui, oui, répéta M. Riquemont, en appuyant sur
chaque mot ; le docteur Herbeau était amoureux de ma
femme. Maintenant qu’il est mort, convenez, docteur Save-
nay, que le vieux mécréant n’a jamais rien compris à la ma-
ladie de Louison.
— Monsieur, répondit le jeune homme, le temps est
magnifique, et, si vous le voulez, nous irons visiter vos pou-
lains.
FIN

– 294 –
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Texte libre de droits.
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Mai 2024

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