La Rêverie Esthétique

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H^A/, /f^i

LA

RÊVERIE ESTHÉTIQUE
DU MEME AUTEUR

LIBRAIRIE FÉLIX ALGAN

L'Esthétique du mouvement. Un vol. in-8 de la Bibliothèque


de philosophie contemporaine, 1889 5 fr. »

La Suggestion dans l'art. Un vol. in-8 de la Bibliothèque de


philosophie contemporaine, 1893. Ouvrage couronné par l'Aca-
démie des Sciences morales et politiques Epuisé.

La Beauté rationnelle. Légitimité de l'Esthétique rationnelle. —


Détermination de l'idée du Beau. — Beauté sensible. — Beauté
intellectuelle. — Beauté morale, i vol. in-8 de la Bibliothèque de
philosophie contemporaine, 1904 10 l'r. »

LIBRAIRIE HACHETTE ET C^-


V

Théorie de l'invention, i vol. in-8, 1881. . . . 3 fr. »

L'Imagination de l'artiste. 1 vol. in it), 1901. . 3 ir. 50

M
LA

11È\E1{IE ESTllÉTiaiE
ESSAI SLK L\ PSVCHOLOGlt: DU POÈTE

PAUL SOURIAU
Prolesseur à l'Utiiversité de Nancy.

. PARIS
FÉLIX ALCAN. EDlTELll
LIBRAIRIES FÉLIX ALG^LfitiagyyiLLAUMIN RÉUNIES

Tous dit>U» rS8er>é9.


uOttawa
LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

INTRODUCTION

Ce une enquête de pure psychologie. Nous


livre est

voulons nous rendre compte, le plus exactement que

nous le pourrons, des effets que produit sur nous la


poésie, et du travail intérieur par lequel elle s'élabore
dans notre esprit.
Doit-on craindre que cette exploration indiscrète ne
retire à la poésie quelque chose de son charme ? Nous
ne le pensons pas. Seules les choses vulgaires perdent à
ce qu'on les explique. La poésie, si réellement elle mé-
rite d'être admirée, doit résistera celte épreuve.
Soit par exemple le sentiment poétique que nous
donne la contemplation de la nature. On se sait gré à
soi-même de l'éprouver, comme s'il avait un caractère
de noblesse et de dignité. Pour savoir si cet état d'àme
particulier mérite qu'on lui attache tant de prix, il faut
chercher en quoi il consiste. IVut-ctre n'est il qu'un
état passif où la conscience s'engourdit, quelque chose
d'analogue à Tcxtase béate de l'ivresse. Alors cette im-
pression que l'on a de s'élever à un état su[)érieur où le

SoL'hIAU. 1
2 LA REVERIE ESTHETIQUE

Moi se dilate et s'amplifie n'est plus qu'une illusion.


Mais si l'oa discerne dans ce sentiment une réelle acti-
vité mentale, un un chant
afflux d'idées et d'émotions,
intérieur dont nous accompagnons notre contemplation,
alors il reprend toute sa valeur. —
Soit encore le travail
de l'invention poétique. Nous n'entendons nullement
le déprécier en l'analysant par le détail car la suite ;

d'opérations mentales qui aboutit à la composition d'un


poème une chose aussi intéressante en soi, aussi cu-
est
rieuse, aussi admirable que le poème lui-même.
Qu'un poète médiocre détende le secret de son travail
avec un soin jaloux Son œuvre en effet nous paraîtra
!

d'autant plus mesquine que nous en démêlerons mieux


l'artifice. Mais un grand poète pourrait impunément

nous faire assister à la genèse de ses poèmes. Ses hési-


tations, ses reprises, ses scrupules d'écrivain témoignent
de sa conscience artistique ; les ratures même de son
manuscrit sont à sa gloire.
Il nous faut dire maintenant quelques mots de la mé-
thode que nous comptons employer.
La poésie est une chose idéale et purement psychique
que nous ne pouvons percevoir au dehors, mais seule-
ment en nous-mêmes, au plus prolond de notre con-
science. Qui ne la trouverait pas en soi ne pourrait
même s'en faire une idée. C'est donc en soi-même que
chacun devra l'observer tout d'abord.
Cette observation est difficile et délicate. Dans nos
moments de contemplation poétique ou d'inspiration,
nous ne songeons guère à nous analyser. Bon nombre
de faits ne peuvent être étudiés qu'après coup, dans le
rappel plus ou moins fidèle de nos impressions anté-
rieures. Il faut en prendre notre parti. L'expérience per-
sonnelle, quels que soient ses défauts, peut seule nous
INTRODUCTION 3

laire percevoir ce qu'il y a crcssenlicl et de carartérisli


(|ue dans la poésie.
Est-ce à dire que nous ne puissions user d'aucun
autre procédé d'information? Non sans doute. Nous
échangerons nos confidences. Chacun pourra s'informer
de ce qu'auront observé les autres.

Nous aurons, pour élargir notre enquête, l'œuvre


écrite des poètes et des romanciers : source précieuse
(Tinformalions où nous puiserons à loisir. Une page de

roman, une pièce de vers est un document psychologi-


(|ue de premier ordre. Les poètes sont de fins analystes,
aussi exercés que les psychologues de profession à l'ob-
servation intérieure et à la description des étais de con-
science. Nous pour retrouver dans cette
les relirons,
sorte de lecture expérimentale les émotions qu'ils nous
avaient autrefois données, et que cette fois notre atten-
tion avertie saura mieux percevoir.
Nous mettrons aussi à contribution, chafjue fois que
cela nous sera possible, les plus récentes enquêtes de la

psychologie. Peut-être ne nous fourniront-elîes, sur le

sujet qui nous occupe, qu'un petit nombre d'observa-


tions rigoureuses, scientilicpiement établies. ï^i brèves
(|u'elles soient, nous seront précieuses.
ces indications
I']lles nous permettront de reprendre pied sur un terrain
|)lus ferme elles nous apprendront à ne rien allirm^r
;

à la légère. IMus les faits que nous aurons à étudier seront


nous devrons
indécis et dillirilement f)bs('rvables, plus
nous elTorccr de mettre de précision et de méthode dan>
notre investigation. Nous allons entrer dans le domain:^
des vagues rêveries, des illusions et îles miiages : ikmis
risquerions d'y perdre l'esprit de j)récision. La psycho-
logie ex[)éiimenlale lions le rendia. (!(>lui (jui cliciniiic

lu'sitant dans le biouillaid, s'il a[UM(;olt à travers ces


4 LA REVERIE ESTHETIQUE

vapeurs flottantes quelque objet connu sur lequel


fixe et

il puisse s'orienter, se rassure et marche d'un pas plus


ferme : ainsi,dans les régions un peu troubles de la psy-
chologie que nous allons explorer, nous serons heu-
reux de rencontrer quelques faits solides, précis, qui
nous servent de points de repère et nous rendent le

sentiment de la réalité.

Telle est donc la méthode qui nous est imposée par

la nature même de notre sujet. D'abord l'observation


intime. Puis, pour la contrôler et la compléter, l'in-

formation extérieure.
CHAPITRE PREMIER

DÉFINITION PSYCHOLOGIQUE DE LA POÉSIE

Le sens même du motde poésie étant quelque peu


flottant, ilbon d'indiquer en quel sens nous comp-
est
tons le prendre. Le mot de poète a été pris à Torigine
dans un sens assez restreint, pour désigner Tauteur d'un
ouvrage en vers. Si Ton s'en tenait à celte signification,
nous pourrions marquer d'un trait net le cliamp de la
poésie elle serait tout entière contenue dans l'art des vers.
:

Mais le sens du mot s'est peu peu déplacé.


ii

L'usage est venu d'appeler poétiques tous les objets


qui produisent sur nous une impression analogue à celle
que produisent les beaux vers; en eux tous nous disons
qu'il y a de la poésie. C'est en ce sens large que nous
prendrons le mot; autrement dit, c'est de celle poésie-
là que nous entendons parler.

On voit comme s'amplilie le chanq. de noivv (MUjuéle.


Nous n'aurons plus seulement la [)oésie des
à étudier
vers,mais aussi celle de la prose. Prise même dans son
ensemble, l'œuvre écrite de tous les prosateurs et ver-
sificateurs réunis ne représente qu'une infime partie de
la poésie totale qui sous les formes les plus diverses
6 LA REVERIE ESTHÉTIQUE

émane incessamment de Tàme humaine. N'oublions pas


celle que nous mettons dans l'art, dans la contempla-
tion de la nature, dans nos souvenirs, dans nos regrets,
nos espoirs et nos amours, dans toutes les belles heures
de notre existence poésie non écrite, poésie vivante, qui
:

dépasse infiniment l'autre! C'est sur ces modes étrange-


ment variés de la conception poétique que devra porter
notre étude. Celte variété du reste ne doit pas nous
inquiéter. Elle ne peut que faciliter notre tache. Plus il

y aura de que nous qualifions de


diversité entre les objets
poétiques, plus il y aura chance pour que le caractère
commun et peut être unique par lequel ils doivent tous
se ressembler nous apparaisse en pleine évidence.

§ I. — Élément intellectukl. — La rêverie.

Songeons à diverses occasions où il nous ait été donné


d'éprouver une impression vraiment poétique ; recueil-
lons-nous dans ces souvenirs, et essayons de nous défi-
nir ce qu'il y avait alors de particulier dans notre dispo-
sition mentale. Nous reconnaîtrons qu'elle se caractérisait
par l'allure particulière que prenait notre pensée. Cette
disposition intellectuelle estassez connue, assez net-
tement différenciée pour que nous puissions la dési-
gner d'un mot c'est un état de rêverie. Essayons d'en
:

déterminer les caractères psychologiques.


De la pleine lucidité d'esprit à l'activité mentale qui
peut subsister dans le sommeil profond, il y a des degrés
à l'infini. La rêverie est dans les degrés intermédiaires.
Pour la caractériser, il faut la différencier des deux états
extrêmes entre lesquels elle est comme balancée, la ré-
flexion et le songe.
DÉFINITION PSYCHOLOGIQUE DK LA POÉSIE 7

Rcflcchir, c'est appliquer son esprit à un sujet précis.


Le plus souvent, c'est se poser une question détermi-
née, à laquelle il faut trouver une réponse. Plus TcUort
de réflexion est intense, plus étroit est le champ dans
lequel on laisse l'esprit se mouvoir, l'eflort consistant
justement à s'interdire toute distraction et à resserrer
autant que possible sa pensée, en la rappelant, dès qu'elle
tente de s'en écarter, à la question. La réflexion marclic
vers un but ; elle .simpalienlc des retards et des détours ;

elle veut arriver; elle a luile d'en finir. Le plus souvent


même, elle se fixe un dernier délai pour arrêter sa déci-
sion.
Laisse/ la réflexion se détendre un peu, vous aurez la

méditation. On pense, mais à loisir. On enferme encore


son esprit dans une enceinte limitée, mais assez large
pour qu'il puisse s'y mouvoir avec une certaine aisance.
L'allure mentale est difl'érente. Les pensées de réflexion
convergent vers un centre. Les pensées de méditation
sont plutôt divergentes. Elles se forment par per[)étuelle
digression, en s'écarlant de l'idée centrale et fixe, qui
est l'objet proj)re de notre méditation. On les croirait

incohérentes. Elles peuvent en efl'et n'avoir entre elles


d'autre rapport que leur communauté d'origine, comme
ces étoiles filantes qui par les belles nuits d'août
s'épar[)ill(Mil dans le ciel, émanant toutes d'un même
radiant.
La rêverie est toute sj)onlané(\ Aucun elVorl. Aucune
contrainte. Plus de limites tracées d'avance. Les images
se suivent, l'une appelant l'autre, au hasard des associa-
tions. La rêverie n'a pas de but ; elle ne cherche rien ;

insouciante, distraite, elle suit sa pente ; elle va où la

mène son caprice. C'est le laisser aller mental. Quand


après quelques instants de contemplation rêveuse on
8 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

revient à soi, on est toujours surpris du chemin que


l'esprit a parcouru sans y penser.
Une des particularités de l'état de rêverie, c'est le
caractère concret de ses représentations. Dans Tacle de
réflexion, quand nous pensons aux choses, nous ne
prenons pas la peine d'en évoquer l'image intégrale.
Notre but étant pratique, nous cherchons à abréger le
plus possible l'opération mentale, à l'alléger de toute
représentation inutile. Loin d'appeler les images, nous
les écartons plutôt, nous les tenons à l'état virtuel, nous
les représentons par de simples figures schématiques,
par des signes conventionnels, par des mots, par de
pures idées. Dansla rêverie au contraire les représenta-

tions n'ont plus rien d'abstrait ; elles ne nous donnent


plus l'idée, mais la vision des choses. La rêverie, étant
un congé que se donne l'esprit, écarte d'instinct tout ce
qui pourrait ressembler au travail de la réflexion. La
pensée, cherchant le repos, doit le trouver dans un mode
d'activité aussi éloigné que possible de celui dont elle
est lasse; elle se détend en sens inverse, en se laissant
aller au cours des images.
La pensée se portera aussi sur des objets différents*.
Dans l'état de réflexion, elle va aux faits récents ou pro-
chains, à ce que l'on vient de voir, d'entendre ou de
lire, à ce que l'on doit faire, au rendez-vous pris, à la
lettre qu'il faut écrire, aux préoccupations de la tâche
quotidienne.

I. Il est certaines opérations intellectuelles que l'on n'elTectuera


jamais en rêve, parce qu'elles impliqueraient un effort d'abstraction
incompatible avec l'activité cérébrale dont nous disposons alors.
Dans une enquête faite sur cette question Avez-voiis quelquefois
:

rêvé mathématiques? on a reçu 27 réponses, toutes, sauf une, néga-


tives. L'Intermédiaire des mathématiciens, t. IX, 1903, p. SSg-S^o.
DÉFINITION PSYCHOLOGIQUE DE LA POÉSIE 9

La rêverie s'en détourne. Elle contemple le passé, de


préférence le plus lointain '. Si elle se porte vers Tave-
nir. elle ne cherche pas à le jiréparer ; elle suppose les
dillicullés (le l'existence résolues, tous les possibles
réalisés, et elle s'en donne avec délices la représentation.
Un l'ait important à signaler, dans le passage de l'état
lucide à la rêverie et finalement au songe, c'est l'abolition
progressive do la mémoire.
Etant en pleine activité d'esprit, faites un etTort pour
imaginer quelque chose vous retomberez sur quelque
:

souvenir. Toutes les images qui vous apparaîtront seront


des réminiscences de choses vues, des rappels de la
réalité. Pour les modifier si peu que ce soit, à plus forte
raison pour en créer de toutes nouvelles, il vous faudrait
une grande application. Et plus nous sommes lucides,
plus nos souvenirs ont de tendance à se reconstituer in-
tégralement. Dans la rêverie, il n'en est pas de même.
L'imagination ne s'en tient plus aux souvenirs elle ;

s'émancipe ; elle prend nous


le pas sur la mémoire. Si
évoquons quelque épisode de notre vie passée, nous ne
prenons [nis la peine de le reconstituer exactement nous ;

avons plutôt une tendance à le dramatiser. Nous nous


replaçons en imagination devant les mêmes objets, dans
la même nous brodons sur ce thème;
situation; et puis
nous nous donnons de la scène une représentation pathé-
tique, où la lantaisio joue le plus grand rôle.

1. « Plus le sommeil est profond, plus les rêves concernent une


partie antérieure île notre existence et sont loin de la réalité ; au
contraire, plus le sommeil est superficiel, plus les sensations jour-
nalières apparaissent et plus les rêves rellètent les préoccupations
cl les émotions de la veille. » Vaschidc. Recherches expérimentales
sur les rêves. Comptes rendus do l'Académie des sciences. 17 juillet
10 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE
Je constate aussi que les souvenirs,
bien qu'ils ne
manquent pas tout à de mouvement, ne me repré-
fait

sentent que très rarement un mouvement continu,


une action suivie ; ce seront plutôt des gestes, des
attitudes, des scènes morcelées, fragmentaires, espa-
cées, quelque chose comme les vignettes qui illustrent
un roman ou comme une série de clichés. Les visions de
souvenir sont d'ordinaire discontinues ; on dirait que la

mémoire ne sait bien prendre que des instantanés.


Quant à la suite des événements, nous ne nous la repré-
sentons pas, nous la reconstituons plutôt par induc-
tion.
Plus cette reconstitulion du passé sera vivante et for-
mera un tout suivi, plus il sera vraisemblable qu'elle
est l'œuvre de l'imagination pure, comm3 ces drames
soi-disant historiques où n'entrent que quelques vagues
réminiscences de la réalité. Songer au passé, ce n'est
pas s'en souvenir, cela demanderait trop d'eflbrt; c'est
le faire entrer dans un rcve où il se transfigure. Et plus

la rêverie se prolongera, moindre y deviendra la part du

souvenir. De tant de scènes auxquelles la vie nous a fait


assister et qui pourtant nous avaient émus, que gar-
dons-nous dans notre mémoire? Un certain nombre de
souvenirs abstraits, qui d'ailleurs nous suffisent pour
la pratique ; ajoutons-y le souvenir même de cette émo-
tion. Mais comme visions précises? Quelques tableaux.
Bien peu de chose. En quelques minutes à peine, nous
aurions récapitulé tous les souvenirs précis qui nous res-
tent de la journée la plus pleine d'incidents. Si donc
nous y songeons pendant des heures, il faut bien que
l'imagination créatrice fasse presque tous les frais de
nos représentations.
Enfonçons-nous d'un deo^ré encore dans la rêverie.
DÉFINITION PSYCHOLOGIQUK DK LA l'OKSlF 11

Ai)prochons-nous de riiypnosc. Les souvenirs s'all'jront


davantage; les images perdent leur consistance; elles

tendent à se dissocier. A la moindre secousse cérébrale,


leurs précaires architectures s'écroulent, comme le mor-
ceau do sucre qui se désagrège en ruines bizarres au
fond d'un verre d'eau. Elles se décomposent, pour
former, au gré d'associations fortuites, des composés
nouveaux. La pensée prend ainsi une plasiicité éton-
nante. Un peu plus, elle retournerait à l'état lluide. De
là cette facilité d'invention et coite allure fantasque qui
caractérise la rêverie. James Sully explique la facilité

avec laquelle les enlanls admettent le merveilleux par


rinconsistance de leurs images mentales ; dans le conte
le plus fantaslicjU(^ à peine s'aporçoi vont-ils que la réa-
lité soit altérée. Il en est de même
quand pour l'adulte,
il s'abandonne au jeu spontané de l'imagination. Nos
rêveries sont plus jeunes que nous; elles gardent une
fraîcheur et une naïveté que n'a plus notre pensée ré-
fléchie. On a depuis longtemps signalé le caractère
primitif des conceptions du poète. Dans cette tendance
à penser par mythes et par images, à prendre les fables

au sérieux, à faire entrer l'imaginaire clans le réel au


point do ne plus bien les distinguer l'un de l'autre, il ne
faut pas voir un retour à nos lointaines origines. Le
poète n'a pas besoin de remonter si loin pour roliouver
cet état d'esprit. Il lui sulTit nous y
de revenir, comme
revenons dans toutes nos rêveries, aux façons de penser
de l'enfance.
Dans le sommeil piofond, la mémoire est abolie. C'est
du moins ce que j'ai constaté en moi-même. Il m'est
impossible de me rap[)eler un seul rêve où soit entré un
souvenir précis et exact de la vie réelle. S'il m'arrive,
chose d'ailleurs assez, rare, de revenir pendant le som-
12 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

meil à des scènes de la vie réelle qui m'avalent frappé,


je ne les retrouve dans mes songes que déformées,
transposées. Les personnages connus qui interviennent
dans l'action gardent assez bien leur caractère, leurs
façons de parleret d'agir mais leurs traits sont toujours
:

si étrangement modifiés, que j'en suis à me deman-

der à quoi je les reconnais dans mon rêve. Il m'arrive


parfois en songe de me trouver dans une situation telle
que j'aie besoin de retrouver un souvenir précis je rêve ;

par exemple que je fais une conférence alors je con- ;

state avec angoisse que mes souvenirs s'enfuient, et je


me sens réduit à un état d'abjecte ignorance. Si la
mémoire est abolie,, en revanche l'imagination prend
une aisance surprenante on invente constamment, par
;

impuissance à se souvenir. Je me souviens d'avoir une


fois rêvé que je feuilletais un beau livre illustré à :

chaque feuille que je tournais, c'était une gravure nou-


velle qui m'apparaissait, et que je trouvais merveilleuse.
Je m'en exagérais sans doute la beauté. Toujours est-il
qu'à Tétat de veille il me serait absolument impossible
d'inventer ainsi, coup sur coup, et presque instantané-
ment, des images ayant ce caractère de bizarre nouveauté.
Nous déterminerons enfin, par le même procédé de
comparaison, le degré d'illusion que produisent les
images de la rêverie. Quand nous sommes à Fétat de
veille, notre pensée, lucide et volontaire, a pleinement
conscience de son activité.S'il nous plaît de nous repré-
senter un nous sentons l'effort de vision mentale
objet,
par lequel nous évoquons Fimage pas un instant nous
;

ne songeons à la prendre pour un objet réel elle nous ;

apparaît comme un objet purement idéal, que nous


situons dans un monde à part, en dehors de toute réa-
lité. Les images du songe, au contraire, nous font com-
DEFINITION PSYCHOLOGlgUE l)K LA POESIE 13

plètemcnt illusion. Elles se présentent à nous toutes


faites, comme le feraient des objets matériels. Le monde
extérieur est d'ailleurs si loin de nous, depuis si long-
temps nous avons perdu tout contact avec les choses,
que rien ne peut plus rectifier l'illusion qui tend à se
produire. Gomment discernerions-nous le caractère
idéal et subjectif de ces représentations? Tout terme de
comparaison nous fait défaut ;
elles sont pour nous
toute la réalité. Si par hasard, dans les profondeurs du
sommeil, quekjues perceptions ou impressions réelles
arrivent jusqu'à la conscience, nous les faisons entrer

dans notre rêve elles ne font que donner plus de force


;

à rillusion. Pouvons-nous, en dormant, avoir conscience


de rêver? Sans nier la possibilité du fait, je crois qu'il
ne doit se produire que lorsqu'on se réveille à demi,
ou encore dans le rêve matinal, c'est-à-dire aux appro-
ches du réveil spontané. Dans les songes du sommeil
profond, rillusion est complète. Nous sommes vraiment
hallucinés.
La rêverie, étant un état intermédiaire, nous donnera
rillusion à demi-consciente. N'ayant pas eu le temps

de j)erdre tout à fait le sentiment de la réalité, nous nous

rendons encore vaguement compte du caractère idéal


de nos représentations. Parfois, il est vrai, nous nous
oublions dans notre rêverie ; en se prolongeant, elle

prend peu à peu les caractères du véritable rêve. Alors


d'ordinaire elle Unit tout à coup sentant que Ton va
;

perdre conscience de la réalité, on revient à soi d'un

brusque elVort, d'une sorte de secousse, comme celui


qui lutte contre le sommeil et se réveille en sursaut
chacpie fois qu'il a manqué de s'endormir.
Tel est le mode d'acli\ité intelh'cluelle qui caractérise
selon nous l'état poétique. Toujours, sans exception,
14 LA REVERIE ESTHETIQUE
nous constaterons que la poésie a pour effet de déter-
miner en nous cette disposition spéciale : détente intel-
lectuelle, absence de tout effort de réflexion ou d'ab-
straction, tendance à s'absorber dans la contemplation
des images qui défilent d'un mouvement spontané dans,
la conscience.
Faisons la contre-épreuve. Considérons un état de
conscience dans lequel Tintelligcnce combine des idées,
réfléchisse, fasse eil'ort pour se souvenir ou pour com-
prendre. Personne n'admettra que ce soient là des dis-
positions Nous constatons en somme que
poétiques.
dans tous les cas où nous éprouvons un sentiment de
poésie, nous sommes en dispositions rêveuses et que ;

dans tous où nous n'avons aucune tendance à la


les cas

rêverie, la poésie fait défaut. En bonne logique, cela


nous autorise à alïirmer que le mode d'activité intellec-
tuelle qui correspond à la poésie est essentiellement un
état de rêverie.

5^
2. — Élément esthétique.

Notre définition est évidemment incomplète. Dans


l'analyse que nous avons faite de l'état de conscience
poétique, nous n'avons signalé que la modification
produite dans le fonctionnement de fintelligence. Nous
devons trouver autre chose, et nous savons d'avance
de quel côté nous devons chercher. Il serait trop
étrange que dans une théorie psychologique de la poé-
sie, le sentiment ne tint aucune place. C'est un nouvel

élément psychique qu'il nous f^mt rétablir dans notre


définition. En l'omettant jusqu'ici, nous avons mieux
fait sentir son importance.
DKI'IMTIUN PSV(:ilULO(.InL"K DK l.A l'oKSIK 15

La poésie nous donne d'abrtrcl et à (ont le moins un


senlinnent paiticulicr, qui doit se lelrouver dans toute
rêverie et ne pas se rencontrer ailleurs, le sentiment de
rcrcr. Il est impossible en elTct qu'un mode d'activité
mcnlalc aussi déterminé ne donne pas à notre con-
science une teinte de sentiment particulière '. Mais ce
sentiment, si caractérislifjuc qu'il soit, est évidemment
chose secondaire : il est rcU'et consécutif de la modifi-
cation survenue dans noire activité psychique ; il nous
fait prendre conscience de cette modification, il n'y
ajoute presque rien. Dans nos moments de poésie,
nous sentons bien qu'il y a en nous tout autre chose
que celte sim[)le inq)ression nous avons conscience ;

d'un changement plus important dans notre manière


d'être.
Dans nos contemplations les plus poétiques, toujours
nous trouverons quelque sentiment pénétrant, qui peu à
peu nous envahit tout entiers, au point de remplir pour
ainsi dire la conscience, d'en déborder, et de nous donner
le besoin d'exhaler en un soupir, en une brève exclama-
tion, en quelques paroles expressives, cet excès d émo-
tion. Quand cet état contemplatif aura pris fin, les
images qu'il aura fait passer dans notre es[)rit seront
peut-être oubliées, mais l'émotion subsistera: longtem[)s
encore après que nous serons rentrés dans la vie réelle,
notre disposition morale se ressentira des sentiments
dont nous étions imprégnés pendant notre rêverie ; et

I. C'est ce scnlimciit particulier que M. liraiinscli\ijj: doit avoir


en vue dans la déliiiition qu'il donne du sentiment j)oélique « Le :

sentiment pocli((ue consiste dans l'impression (jue nous laissetil des


séries d'associations c|ui, s'éveillent dans notre esprit délivré de
toute inquiétude pratique, y demeurent pour ainsi dire ouvertes. »
Le sentiment du beau et le sentiment poét'ujue. F. .Vlcan, njo'i, p. 207.
16 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

nous garderons au cœur des regrets confus, de vagues


espérances, des tristesses, des pitiés, des angoisses inex-
plicables, une impression d'avoir trouvé ou perdu quel-
que indicible bonheur.
La rêverie procède d'ordinaire du sentiment c'est ;

parce que quelque événement ou quelque vision nous a


émus, que notre imagination est ébranlée et se met en
mouvement. Les images qu'elle nous apporte se met-
tent en harmonie avec ce sentiment; elles en accentuent
le caractère nous en recevons un surcroît d'émotion
;
;

et le sentiment initial, ainsi exalté par son expression


même, se trouve porté rapidement à son maximum
d'intensité.
Chez tout homme l'état de rêverie est déjà par lui-
même favorable au développement des sentiments ; il

donne à nos représentations un réalisme plus saisissant ;

nous ne nous faisons pas seulement une idée des choses


qui peuvent nous émouvoir, nous les voyons, nous en
avons la sensation. Par cela même que notre intelligence
est engourdie et l'activité de l'imagination dominante,
tous nos sentiments tendront plutôt à s'exagérer. En
même temps ils seront plus saturés, plus chargés de
pathétique, mieux dégagés de l'élément purement intel-
lectuel que ceux que nous pouvons éprouver dans notre
état de pleine lucidité.
Chez le poète, c'est-à-dire chez l'homme exception-
nellement imaginatif et qui par un véritable entraîne-
ment professionnel a exagéré encore cette particularité
de son tempérament, les mêmes phénomènes se repro-
duiront à une plus haute puissance. La sensibilité sera
en équilibre instable, prête à s'exalter ou à se déprimer
sous le moindre prétexte ce seront de brusques explo-
;

sions d'enthousiasme, d'allégresse triomphante ou des


DEFINITION PSYCHOLOGIQUE DE LA POESIE 17

désespoirs, des prostrations absolues ; toutes les passions


prendront le ton lyrique.
La poésie nous apparaît donc coninie présentant ce
caractère spécial, d'agir profondément sur la sensibilité :

c'est une rêverie sentimentale. Ces mots, je le recon-


nais, ont quelque mollesse ils tendraient plutôt à dé-
;

signer un état faible de Timagination et du cœur qu'un


état fort et actif: en les prononçant, on se figure im
esprit qui s'en va à la dérive, des visions inconsistantes,
des sentiments l'adcs et alTeclés. Il est trop évident que
ce n'est pas ainsi qu'il faut concevoir la vraie poésie.
Elle nous apporte aussi, avec des images éclatantes, des
sentiments intenses ; ce ne sera plus alors une rêverie
sentimentale ; ce serait plutôt un rêve passionné. Ce
qu'il nous faut retenir pour le mettre dans notre défini-
tion, c'est ce caractère pathétique que présentent les
images suggérées par la poésie. Disons donc, pour évi-
ter toute équivoque, qu'elle doit être une rêverie
ennie.
Sommes-nous arrivés au terme de noire analyse;*
Suffit-il de nous laisser aller à une rêverie quelconque
pour nous sentir en état poétique? Quelque chose nous
manque encore, quelque chose d'essentiel, et que pour-
tant j)ar un oubli singulier un certain nombre de théo-
riciens ont négligé de faire entrer tlans leur déllnition
de la poésie : l'élément esthétique.
Si toute poésie est rêveuse, toute rêverie n'est pas poé-
tique. Il y a donc quehpie chose qui dilTérencie la rêve-

rie spécialement poétique de la rêverie banale et vulgaire,


et c'est son caractère de beauté. Lue rêverie dans laquelle
il nous serait im[)ossible de trouver quoi (pie ce stùt
d'esthétique, dans laquelle tout serait trivial ou laitl,

serait assurément dépourNue de toute poésie.


SoiuiAu. a
18 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE '

Toute poésie éveille en nous lesentiment du beau, j

Ceci n'est pas une conjecture, une théorie plus ou


moins péniblement déduite. C'est un fait d'observation,
j

Dans contemplation poétique, nous ne nous conten-


la
\

tons pas de jouir de notre propre état de conscience. '

Nous sentons qu'il y a dans celte jouissance même ;

quelque chose d'élevé elle n'est pas seulement déli-


;
j

'

cieuse, elle est de celles que nous nous savons gré à


nous-mêmes de ressentir. C'est presque une jouissance \

d'art, que peuvent seules éprouver les âmes éprises de :

beauté.
Dans une œuvre d'art, il est bien évident que la poé- :

sie est un mérite de plus, qu'elle augmente la valeur i

artistique de l'œuvre, qu'elle la rend plus admirable, '

qu'elle est par conséquent un véritable apport de


beauté. :

De même et à plus forte raison dans les vers. Quelles ;

que soient leurs qualités de facture, jamais nous ne les i

trouverons parfaitement beaux s'ils ne sont pas vrai- ":;

ment poétiques et les plus poétiques sont ceux qui


;
i

nous semblent avoir la suprême beauté. 1

Il est certain que dans l'usage courant on ne désigne -

pas tout à fait la même chose par les deux mots de poé- ]

sie et de beauté.
L'habitude s'est établie de prendre plutôt le mot de
beauté dans un sens assez restreint, celui de beauté de ;

la forme, ou de beauté plastique. La beauté étant ainsi

conçue, il est trop clair qu'elle diffère de ce que nous


trouvons dans la poésie et l'on pourra établir entre ces

;

deux idées toutes les oppositions que l'on voudra.


La beauté, dira-t-on, est objective ; elle consiste dans
un certain nombre de qualités qui se perçoivent immé-
diatement, ou dont nous pouvons juger par l'intelli-
DÉFINITIOX PSYCHOLOGIQUE DE LA POESIE 19

gcnce ; nous ne sommes pas libres deou les attribuer

non à l'objet, elles se constatent, on démontrer jieut

leur réalité, et tout appréciateur compétent et de bonne

foi devra la reconnaître. La poésie est tout autre cbose.


Elle est subjective. Seul je \nns savoir si un objet est

poétique ou non, puisqu'il ne Test que pour moi et


dans lamesure où il me donne une impression de poé-
sie. C'est donc un caractère tout dill'érent. Et c'est
aussi à des objets tout diiïérenls que nous Tattribue-
rons. Une statue irréprochable de forme sera dile belle ;

«ne statue gauchement exécutée, dénuée de toute beauté


plastique, mais dans laquelle l'artiste aura mis une ex-
pression touchante et élevée, nous semblera poétique.
Un édilice neuf et intact est plus beau délabré j)ar le ;

temps, il est plus poétique. Un paysage peut être très


beau sans être poétique ainsi une planUireuse vallée
:

normande. Il peut être très poétique sans être beau :

ainsi un étang morne, une terre triste et désolée, le dé-


sert, la mer sauvage. Sans doute le même objet peut

i^'tre à la fois poétique et beau il n\ a pas incomi)ati-


;

bilité entre les deux caractères. Mais quand un objet

présente à la fois ces deux caractères, on les distingue


encore l'un de l'autre on les attribue à des qualités
;

dilTérentes de l'objet. Ainsi, quand un vers admirable-


ment fait est en outre d'un sentiment exquis, c'est
pour les qualités de facture qu'on le déclarera beau, et
pour les qualités de sentiment qu'on le trouvera poé-
tique.
Mais si la poésie n'est pas la beauté, au sens exclu-
sif et abusivement restreint du mol, il est impossible de
lui dénier \m caractère de beauté, puisqu'en fait elle

nous donne le sentiment du beau. Beauté objective de


forme ou beauté subjective d'expression, c'est toujours
20 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

de la beauté au sens large du mot. Ce ne sont même


pas deux espèces de beauté dlfTérentes ; ce sont plutôt
deux choses différentes auxquelles nous reconnaissons
une même qualité esthétique. Il m'en coûte un peu
d'entrer dans ces distinctions verbales mais si faute de
;

les faire on commet de graves erreurs d'esthétique, si la

confusion des termes trouble l'observation elle-même^


elles ne sont pas inutiles.
Ne tenons pourtant pas notre analyse pour terminée
avant de l'avoir amenée à toute la précision désirable.
J'ai dit qu'une rêverie, pour nous paraître poétique,
devait nous donner le sentiment du beau à quelque
degré. Est-ce tout à fait ce sentiment-là que nous donne
en réalité la poésie? Qu'elle éveille en nous un senti-
ment très analogue à celui que nous donnent les belles

choses, voilà ce que nous pouvons tenir pour accordé.


Mais enfin, n'y a-t-il pas une différence ? Si légère
qu'elle soit, elle vaudrait d'être signalée, car ce serait
alors une différence spécifique, dont nous devrions
tenir compte dans notre définition. Or, il semble bien
que cette différence existe, et qu'il y a, dans la contem-
plation poétique, une nuance de sentiment particulière,
quelque chose de spécial, de caractéristique, que nous
n'éprouvons pas devant les choses qui nous donnent
une impression de beauté. 11 y aurait donc un senti-
ment du poétique, distinct du sentiment du beau, et
qui donnerait à la poésie sa nuance particulière.
Pour savoir ce que nous en devons penser, quelques
mots d explication sont nécessaires. Nous en sommes ar-
rivés au moment où il faudra arrêter notre défini tion^
et c'est ici ou jamais qu'il importe d'éviter toute équi-
voque.
On parle trop souvent de ce sentiment du beau comme
DKFlNiTION PSYCHOLOGIQUE DE LA POESIE 21

d'un scnlimenl simple et irréductible, aussi déterminé


que lest par exemple la sensation du bleu ou du rouvre,
et tellement caractéristique de la beauté qu'il nous
la ferait reconnaître par sa seule présence ;
quelques
esthéticiens iront même jusqu'à dire qu'il la constitue
vraiment, la beauté n'étant que la propriété qu'ont cer-
tains objets d'éveiller en nous ce sentiment. C'est là
de l'esthétique bien rudimentaire, et surtout de la psy-
chologie bien simpliste. En présence des belles choses,
nous éprouvons, non pas un sentiment, mais un en-
semble de sentiments très complexe et très variable où
l'on peut distinguer de l'attrait sensible, du charme, de
l'admiration, de la satisfaction intellectuelle, un plaisir
de jeu, de la sympathie et de l'amour, sans compter
toutes les émotions accessoires que l'objet nous donne
par son expression morale particulière, et qui colorent
d'une façon différente tous ces sentiments. Il est clair
par exemple que nous ne trouverons pas le même
charme à un chant triste qu'à un chant d'allégresse, et
que si nous admirons autant l'un que l'autre, ce ne
sera pas de la même manière. Il est impossible que
deux objets diflerents, un tableau et une statue par
exemple, afleclent notre sensibilité de la même ma-
nière. y aura donc autant de variétés de sentiment du
Il

beau qu'il peut y avoir de belles clioses en un genre


quelconque. Certains objets exciteront plutôt la satis-

faction iril(>llc( tuclle, d'autres auront plus de charme ;

enfin les sentiments élémentaires que nous avons énu-


mérés, et qui eux-mêmes paraîtraient assez complexes à
l'analyse, entreront à tous les degrés et en proportions
indéliniment variables dans l'émotion résultante. Ce qui
fait l'unité de sentiments aussi divers permet de les
et
faire entrer dans une même catégorie, ce n'est donc
22 LA REVERIE ESTHÉTIQUE

pas leur ressemblance ; c'est leur communauté d'origine.


Nous les disons tous esthétiques, parce que tous ils se
rapportent à la beauté, autrement dit parce que nous
leséprouvons en présence des choses que nous trou-
vons belles. Par beauté nous entendons donc autre
chose que la propriété d'exciter tel ou tel sentiment ;
et ce quelque chose, je crois l'avoir surabondamment
établi ailleurs \ c'est un caractère de perfection de
l'objet. C'est autour de cette idée de perfection que se
groupent et se rallient tous les sentiments esthétiques.
Revenons maintenant au sentiment du poétique.
Nous en comprendrons mieux la nature. La lecture de
vers très poétiques éveille-t-elle en nous quelque senti-
ment spécial, distinct de ceux que nous donnerait une
chose très belle, mais dépourvue de toute poésie, par
exemple un tableau admirablement dessiné et peint,
mais dont le sujet ne parlerait en rien à l'imagination?
Sans aucun doute. L'œuvre poétique, étant de caractère
tout diilérent, valant par de tout autres qualités, ne
peut nous donner les mêmes impressions que le ta-
bleau. Comme l'admiration est ici accompagnée d'émo-
tions diverses, elle-même sera plus émue elle prendra ;

la teinte pathétique de ces sentiments. Il ne faut pas se


figurer en effet que le sentiment de beauté, qu'excite en
nous une œuvre pathétique par son expression morale,
c'est à-dire par les émotions diverses qu'elle nous donne,
soit un phénomène tout à fait distinct, qui viendrait se
plaquer en quelque sorte sur ces émotions, sans se con-
fondre avec entre dans notre état d'âme pour
elles. Il

le modifier ; nous ne percevons, de ces sentiments di-

I. La Beauté rationnelle. F. Alcan, igo^, deuxième partie, eh. ii,


m, IV.
DÉFINITION PSVCHOLOGKJUK DK LA POKSIK 23

\ers, que la résullantc amimunc. L'adniiralion que


nous éprouvons pour une chose belle, étant due aux
({ualités inlrinsccjues de l'objet, nous délacbe de nous-

mêmes, nous porte vers lui. L'admiration que nous


inspire un objet poétique est plus recueillie, plus in-
time, et tournée plutôt vers le dedans. Se produisant
dans un moment de détente intellectuelle, elle ne sera
pas vive, mais plutôt méditative, songeuse, et comme
teintée elle-même de rêverie.
Non -seulement la poésie nous donne des sentiments
de nature spéciale, mais chaque œuvre poétique, on
peut le dire, a sa teinte de sentiment particulière qui la
caractérise ; et dans chaque occasion où nous éprouve-
rons une impression de poésie, cette impression aura
un caractère propre. quand ce seront nos propres
Ainsi,
rêveries fjui |)rendront une tournure poétique, nous en
serons plul(')l charmés nous sentirons bien qu'il y a
;

en elles quelque chose d'esthétique, d'harmonieux, mais


nous n'aurons pas la fatuité de nous en admirer nous-
mêmes. Quand au contraire nous lisons une page poéti-
((iie, nous lui accordons sans réserve notre admiration.

Il y a donc bien un sentiment du poélirpie, très


complexe lui même et de formule variable. Mais dif-
fère-l-il du sentiment du beau!* H n'est qu'une des in-

nombrables variétés de ce sentiment. C'est un senti-


ment esthétique, (jui ditlère des autres, connue dilTèrent
les uns des autres tous les sentiments esthéti([ues, m
ce qu'il a sa nuance pr()j)re mais (pii leur ressiMuble,
;

comme tous se ressemblent iMUre eux, (mi cv ([u'il im-


plique une idée de perfection et de beauté.
\ oici donc une première indication à retenir: c'e^t
que la nous ap[)araîl toujours avec un
rêverie poétique
certain caractère de beauté.
2i LA REVERIE ESTHETIQUE

Mais d'où tient-elle ce caractère? Et qu'y a-t-il pré-


cisément de beau dans cet état psychique?
La beauté peut être dans les images qu'évoque notre
rêverie *

Il est certainement des cas où nos représentations,


par le don d'invention qu'elles décèlent, par leur origi-
nalité, par leur caractère idéal ou merveilleux, prennent
une haute valeur esthétique.
Cette seule remarque nous permet déjà d'expliquer
un certain nombre de faits qui, autrement, pourraient
surprendre. Des vers que nous lisons nous donneront
une impression de poésie par le seul éclat des images.
Les mêmes objets, que nous nous contenterions de trou-
ver jolis ou agréables à voir dans la nature, nous sem-

bleront })oéticjues dans une évocation littéraire, parce


qu'alors leur beauté sera celle d'une représentation.
Une description sera plus poétique du seul fait que
l'objet décrit aura en lui-même plus de beauté. Il est
plus poétique de penser à quelque admirable paysage ou
à quelque chef-d'œuvre de l'art qu'à des choses insigni-
fiantes ou vulgaires. Une statue de femme en attitude
pensive nous semblera plus poétique si ses formes sont
élégantes et sa pose gracieuse.
Les belles choses en général sont plus favorables que
les autres à la contemplation poétique les rêveries ;

qu'elles peuvent provoquer, débutant sur une impres-


sion de beauté, ont chance de garder longtemps encore
Vin caractère esthétique ; de nous-mêmes nous nous ap-

ï. C'est la qualité des images suggérées qui importe, non leur


quantité. Si la poésie ne consistait que dans le pouvoir d'évoquer
une série indéfinie de représentations quelconques, rien ne serait
plus poétique que le mot et csetera.
DÉFINITION PSYCHOLOGIQUE DE LA POESIE 23

pliquons à leur conserver ce caractère, en écartant les

images triviales qui seraient en discordance avec l'objet


de notre contemplation. Un objet de beauté médiocre
pourra se transfigurer dans la contemplation poétique
<ju point de prendre un caractère idéal, une sorte de

beauté de rêve mais s'il était décidément trop laid, il


:

nous serait très diiïicile de le trouver poétique, notre


imagination se refusant en sa présence à évoquer des
images d'un caractère estbéliquc. Tous ces faits se peu-
vent ramener à la même loi un objet nous paraîtra
:

d'autant plus poétique qu'il y aura, dans les images qui


accompagnent sa contemplation, plus de beauté.
11 est pourtant des rêveries éminemment poétiques
dans lesquelles nous n'évoquons que le souvenir d'objets
vulgaires, d'événements familiers, auxquels il serait
bien ditlicile d'attribuer un caractère estbétique. En quoi
donc consistera la beauté de telles rêveries?
Elle sera dans quelque cliose de plus profond encore
que les représentations intérieures, dans les émotions
intimes qui accompagnent l'apparition des images. Ce
sera ime beauté d'expression morale.
Il faut compter, parmi les causes qui contribuent le

plus etïicacement à déterminer la valeur esthétique de


nos rêveries, le caractère plus ou moins élevé de ces
sentiments. Si le niveau moyen de nos sentiments est
bas, nos rêveries seront dépourvues de noblesse ; elles-
mêmes seront viles ou tout au moins mesquines. Il est
au contraire des âmes nalurellrment si délicates, si éle-
vées, (ju'il non saurait rien sorlir (jue de généreux ce ;

sont par excellence les âmes de poètes.


Il ne sera pas facile, je le sais, de s'entendre sur les

conditions de beauté des sentiments. C'est un des là

plus hauts problèmes de l'esthétique rationnelle. Cha-


26 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

cun sera tenté de le résoudre selon ses préférences per-


sonnelles. Pour les uns, l'idéal sera l'exquise délicatesse
des impressions ;
ils n'admettront qu'une poésie subtile,
raffinée, Pour les autres, la poésie
toute en nuances.
devra être exaltée, passionnée, montée constamment au
ton lyrique. Celui-ci ne sentira de poésie que dans
l'amour ; celui-là, que dans les sentiments héroïques.
Mais dans tous les cas, chacun déclarera poétiques par
excellence les sentiments qu'il estimera les plus beaux,
conformes à son idéal.
c'est-à-dire les plus
Maintenant nous disposons d'informations suffisantes
pour compléter notre définition. A notre première for-
mule, qui définissait psychologiquement la poésie comme
un état de rêverie, nous avons compris qu'il fallait

ajouter quelque chose, et nous avons reconnu que ce


devait êtreun sentiment de beauté. Cette beauté, nous
avons constaté qu'elle était en partie dans les images
que nous mais surtout dans les
a[)porlc notre rêverie,
sentiments accompagnent leur représentation. La
cjui

poésie peut donc être définie psychologiquement une


rêverie accompagnée de sentiments qui nous donnent
une impression de beauté. Plus simplement, nous di-
rons qu'elle est une rêverie esthétique. Ce mot, tel qu'il
est généralement (employé, désigne suffisamment ce
que nous voulons dire on l'emploie en effet de préfé-
:

rence pour désigner la beauté d'expression morale ;.

il implique à la lois l'émotion, et un certain carac-

tère de beauté dû à cette émotion même. Dans tous


les cas, c'est en ce sens que nous convenons de l'em-
ployer.
Notre définition se trouve ainsi complète. Nous
croyons avoir déterminé l'ensemble des conditions né-
cessaires et suffisantes pour que se produise l'impression
DEFINITION PSVCnOLUGIQLK UE LA POÉSIE 27

poétique. ïoiite poésie est rêverie esthétique, toute rê-


verie esthétique est poésie.
J'ai anirnié jusqu'ici plutôt que je ne prouvais. J'ai
posé celle première et essentielle définition sans la jus-

tifier. Elle implique une généralisation qui aurait hesoin


d'être a[)puyée à tout le moins sur de nombreux
exemples. C'est ce livre entier qui doit en apporter la

preuve, par l'analyse détaillée que nous ferons des di-


vers modes de la conception poétique.
CHAPITRE II

LA POÉSIE INTÉRIEURE

Par poésie inlériciire j'entends celle que nous créons


pour nous-mêmes, sans aucune intention de F utiliser
dans une œuvre artistique quelconque. Elle est le pro-
duit le plus spontané de la rêverie. C'est elle qu'il nous
faut étudier en premier lieu, car elle est le point de dé-
part, la source de toute inspiration ; elle est la poésie
originelle dont tout le reste n'est que le développement.
Nous ne pouvons songer à déterminer la part que
tient la libre rêveriedans notre existence. 11 va de soi
qu'elle variera avecle tempérament de chacun, avec les
circonstances, avec le genre de vie que nous menons par
choix ou par nécessité. La tendance à la rêverie devra
être réduite au minimum chez les hommes très occu-
pés, très affairés, chez ceux en qui domine la raison
pratique, chez les hommes d'action dont toute l'énergie
est tournée vers le dehors. Elle sera très forte chez
les personnes douées d'une imagination active, d'une
vive sensibilité, qui vivent surtout de la vie intérieure,
et qui ont le loisir de s'y adonner. Il serait vain de
chercher à établir une moyenne. Mais en général, je
LA l'OKSIE INTKHli:URK 2»

crois que la rêverie lient dans notre vie intellectuelle


plus de place qu'on ne se le figure conrimuncment. Nous
réfléchissonsbeaucoup moins, nous rêvons beaucou[)
plus que nous ne voudrions le reconnaître. L'attention
est forcément intermittente; la réflexion agit par efforts
discontinus. Au cours même du travail mental le plus
attentif, que de distractions, que de (léviations de la

pensée, que d'échappées dans le monde imaginaire !

Pendant que j'écris ces lignes, auxquelles je m'ap-


plique pourtant, que d'images me passent par l'esprit,
que je ne remarque pas, portant toute mon attention
sur les idées utilisables que je puis rencontrer! Ces re-
présentations confuses, incohérentes forment le fond
obscur de la pensée, sur lequel se détachent de temps à
autre quekpies jugements nets. Si l'on pouvait faire
exactement le compte de nos réflexions et de nos rêve-
ries, on trouverait, j'en suis certain, une disproportion
singulière. L'intelligence la plus active, la plus lucide,
la plus féconde ne réfléchit que par à-coups ; son état
normal n'est pas la tension, elle se briserait à cet effort
continu, mais bien plutôt la détente. Au cours de la

journée, à quelque moment que je m'observe, j'ai con-


science de déranger des images, qui disparaissent aus-
sitôt, dans l'elTort que je fais pour les apercevoir. A (pioi
rêvais-je donc ? Je ne saurais le dire. Ce sont des rêve-
ries trop vagues pour que la pensée lucide puisse se les

représenter, et justement leur disparition coïncide avec la


reprise de conscience. — 11 même pas certain que
n'est
la réflexion interrompe la rêverie. Pendant que je rélléchis
à une chose, je puis très bien me donner à son sujet tout
un jeu de représentations. Dans l'expression de la [)enséc

la plus abstraite entrent des symboles, des comparaisons,


des métaphores qui prouvent que, pondant que l'intelli-
30 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

gence fonctionne, rimagination ne reste pas pour cela


inactive. On dirait même que, dans TefTort que nous
faisons pour concevoir les idées abstraites, l'imagination
s'inquiète, s'agite, cherche à comprendre les choses à
sa façon, travaille à se les représenter, et qu'ainsi se
produit spontanément un afïlux d'images, plus ou
moins applicables à l'objet de notre réflexion.
Plus mon attention se porte sur ce point, mieux il

me semble qu'au delà du cercle de clarté que projette ma


conîicience actuelle, dans les régions obscures de l'es-
prit, j'entrevois cettemultitude confuse des images tou-
jours présentes images de souvenir que je sens toujours
:

prêtes à reparaître au premier appel, comme si je


n'avais cessé de quelque manière d'y penser toujours ;

images de rêve, vagues projets d'avenir, espoirs et


craintes, ébauches d'œuvres à venir, visions fantasques.
Ainsi nous en arriverons à poser, sous toutes ré-
serves, cette hypothèse, que peut-être le cours de la
rêverie est, de notre premier à notre dernier jour, inin-
terrompu. On a dit que nous rêvons toute la nuit. Cela
est en effet soutenable, puisque dans le sommeille plus
profond doit subsister un minimum d'activité cérébrale.
Mais il est plus vraisemblable encore que nous rêvons
tout le jour. Il n'y a aucune raison pour que l'activité
de l'imagination soit moindre pendant la veille que pen-
dant le sommeil il est plus probable que les opérations
;

de la pensée lucide sont un surcroît d'activité, quel-


que chose qui s'ajoute à ce travail latent de l'imagina-
tion mais ne l'interrompt pas. Dans cette conception,
le sommeil laisserait paraître les images qui s'élaborent

incessamment au plus profond de nous-mêmes les ;

perceptions de la veille ne feraient que les recouvrir.


Au moment oii nous ouvrons les yeux, les fantômes
LA POESlt: INTEHIKLHK M
du rc've palissent et semblent s'efîacer. Est-il certain
qu'ils ne subsistent pas, invisibles mais réels encore,
comme la veilleuse que Ton a oublié d'éteindre à Taube
garde son invisible clarté dans la lumière du grand
jour ? Encore une fois, on ne peut basarder à ce sujet
que des liypothèses. Si ce mouvement d'imagination se
continue à l'état de vrille, il s'abaisse sans aucun doute
au-dessous de la conscience distincte ; son existence
reste encore conjecturale.
De ce que nous venons de dire, on pourrait être tenté
de conclure qu'à ce compte la poésie intérieure devrait
jaillir à flot constant et déborder de toute àme humaine.
Puisque nous rêvons tous et presque toujours, ne
sommes-nous pas tous et presque constamment poètes?
La conclusion serait précipitée. Définissant la poésie,
nous avons eu soin de remarquer que ce n'était pas une
rêverie quelconque, mais un mode de rêverie particu-
lier, présentant un caractère spécial, le caractère esthé-

tique.
Je sais que souvent l'on parle de la rêverie comme si

elle était esthétique par essence ; on ne peut se la figurer


comme dépourvue de beauté. De la conception même
que certains théoriciens se font de l'activité esthétique,
qu'ils définissent comme le jeu des facultés représenta-
tives, il s'ensuivrait que la rêverie est la chose esthétique
[)ar excellence.
Laissant de côté les théories, nous allons reconnaître
que la libre rêverie n'est pas esthétique en soi, mais
qu'elle peut le devenir dans certaines conditions, qu'il
^'agit de déterminer.
Demandons-nous d'abord jusqu'à quel point elle est
agréable. Lecharme n'est pas la bi'auté mais il en ; est
au moins une condition, et même le premier degré.
32 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

Sur ce point, tous les rêveurs sont unanimes : ils

parlent de la rêverie comme ayant par elle-même un ^


charme incomparable. à

Quel esprit ne bat la campagne ? ^


Qui ne fait châteaux en Espagne, "J

Picrochole, Pyrrhus, la Laitière, enfin tous, -1

Autant les sages que les fous ?

Chacun songe en veillant : il n'ef-t rien de plus doux.

La Fontaine.

Est-il bien nécessaire de décrire et d'expliquer le )

charme particulier de cet état de rêverie P nous vou-


Si i

Ions savoir jusqu'où peut aller le plaisir de rêver, il nous ;

suffira de relire J.-J. Rousseau'. ?Sul poète, nul écri-


vain ne l'a ressenti plus profondément, et ne l'a exprimé [

en termes plus poétiques.

« Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l'île'-


et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève,
dans quelque asile caché là le bruit des vagues et l'agita-
:
i

tion de l'eau, fixant mes sens et chassant démon àme toute j

autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse, *

où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse j

aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu, i

mais rentlé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille


et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes, que la ^

I. Voir notamment Rêveries du promeneur solitaire (.")" pro-


les

menade) M. de Maleshei bcs, 26 janvier 1762. Pour


et la Lettre à
établir la balance du bonheur que peut nous apporter la rêverie, il
faudrait montrer, chez J.-J. Rousseau même, la prostration qui
suit ces élans de l'imagination. La rêverie, à ce degré, est une sorte
d'ivresse qui se paie. Elle décolore la vie réelle et en éloigne. Elle
n'augmente pas tant notre bonheur qu'elle ne le déplace, ea le
reportant tout entier dans notre vie d'imagination.
LA POÉSIE INTÉRIEUHE 33

rôverie éteignait en moi, et sulTisaient pour me faire sen-


tir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de pen-
ser. De temps à autre naissait quelque faible et courte ré-
flexion sur l'instabilité des choses de ce monde, dont la
surface des eaux m'offrait l'imaqe ; mais bientôt ces impres-
sions légères s'elfaçaicnt dans l'uniformité du mouvement
continu qui me berçait, et qui, sans aucun concours actif de
mon âme, ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé
par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arra-
cher de là sans effort. »

Quand on relit ces descriptions et ces confidences,


quand on se rappelle, car dételles pages ont la propriété
d'éveiller les souvenirs profonds, les impressions ana-
logues que l'on a pu éprouver, on est tenté de se dire
que décidément la rêverie est une chose délicieuse de
par sa nature propre.
Il ne faut pourtant pas exagérer. Gardons-nous ici

dun mirage. Quand on parle ainsi de la rêverie, on


pense à la rêverie des rêveurs, c'est-à dire des contem-
platifs et des poètes, de ceux qui s'y complaisent et y
sont entraînés, de ceux qui en ont fait comme le but do
leur existence. Ou bien encore, on pense aux heures
exceptionnelles, où par un concours de circonstances
particulièrement favorable, bien-être physique, quiétude
morale, impressions de nature, stinnilation artistique,
on s'est trouvé porté en pleine rêverie. Alors en effet

c'était délicieux. Et cela prouve que la rêverie peut


avoir à l'occasion un charme exquis. Mais il n'est pa^
vraisemblable qu'elle nous donne constanuueul [cWc
béatitude.
Nous avons reconnu dans la rêverie un miulo iioiinaL
habituel et peut-être même constant de l'activité men
taie. A ce titre, il est possible qu'elle nous soit con
SOURIAU. s
34 LA REVERIE ESTHETIQUE

stamment mais comme Test tout exercice


agréable,
naturel d'une activité psychique ou d'une fonction
vitale, sans qu'il y ait rien de particulier dans ce plaisir,
ni qu'il s'élève beaucoup au-dessus de F indifférence.
Une suite d'images n'a rien de plus attrayant en soi
qu'une suite de perceptions.
La rêverie se caractérise par l'absence d'effort intel-
lectuel. Ce serait une raison suffisante pour la déclarer

souverainement agréable, si le moindre effort était notre


suprême idéal, et la loi même de notre activité. Singu-
lière loi pour une activité En réalité on ne constate pas
I

que tout état psychique dont l'effort est absent soit par
cela même agréable. On ne constate pas non plus que
l'effort soit dans tous les cas pénible. Tout dépend des

conditions physiques et morales dans lesquelles nous


nous trouvons et de ce que nous avons d'énergie dispo-
nible il est des cas où rien ne peut nous plaire plus que
:

l'activité allant même jusqu'au maximum d'effort; d'au-


tres où nous préférerons le repos, la léthargie et le rêve.
Je n'accepterais pas non plus sans réserves la théorie
qui fait de la rêverie une activité essentiellement agréa-
ble sous le prétexte qu'elle constitue un libre jeu de re-
présentations. Suis-je vraiment libre quand je rêve? J'en
doute fort. C'est ma rêverie qui est libre, ce n'est pas
moi. Elle m'emporte je ne sais où. Elle-même n'est
libre qu'en ce sens qu'elle n'a pas de but fixé d'avance.

Elle va, comme le ballon libre, où le vent la pousse.


Quand on parle d'un libre jeu d'imagination, on sup-
pose que j'appelle ou repousse, que je combine, que je
construis les images selon mon bon plaisir. C'est dans
la réflexion volontaire que je suis ainsi maître de mes
idées. Dans la pure rêverie au contraire, je me laisse
aller; j'assiste à un spectacle, dont les péripéties sont
LA POf-:SIK INTKHIFa'HK Xi

pour moi de Timprévu. Je ne reclific rien, je ne con-


seille rien je suis les événements
;
je me demande ce ;

qui va arriver. Il n'y a là rien de comparable au jeu, si


ce n'est l'illusion consciente et à demi-volontaire, le

faire-semblant, le parti pris de se laisser prendre à des


événements fictifs comme s'ils étaient réels, le sérieux
afiecté qui se retrouve dans toute activité de jeu ; et cette

analogie même ne prouve nullement que la rêverie est


une sorte de jeu, mais seulement que dans nos jeux,
c'est-à-dire développement libre et joyeux que
dans le

nous donnons à notre activité pour le seul plaisir d'agir,


nous faisons toujours entrer une part d'illusion volon-
taire et de rêverie.
Nous serons, je crois, dans la juste mesure en disant
qu'en somme l'activité qui constitue la rêverie n'a rien

de désagréable en soi, qu'elle peut se prolonger indéfi-


niment sans nous apporter aucune fatigue, et qu'en
général, sauf les cas exceptionnels de délire fiévreux ou
d'images obsédantes, elle est plutôt accompagnée d'un

certain bien-être. Ce qui détermine vraiment sa qualité


aficctive, c'est la nature des images qu'elle nous ap-
porte. La agréable ou désagréable, selon
rêverie sera
que nous nous représenterons des cboses gaies ou des
clioses tristes. On ne peut dire qu'en général nous avons
une tendance à pencber d'un coté plutôt que do l'autre.
Tout dépend évidemment de notre tempérament, de
notre caractère, de notre âge, de noire lunneur du jour,
des circonstances. Il est assez vraisemblable que la
rêverie est plutôt optimiste quand la courbe générale de
notre vie est en voie ascendante, pessimiste quand la
courbe s'abaisse. Les rêveries de l'enfance sont plutôt
fintes d'espoirs, celles de la vieillesse d'apprébcnsions cl
de regrets; mais cette loi même conqxule bien des ex-
36 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

ceplions. Peut-être pourrait-on mesurer le plaisir qu'un


homme trouve dans la rêverie à la part qu'il lui accorde
dans sa vie ; il est probable en effet que ceux qui
s'adonnent à la contemplation intérieure le font parce
qu'ils y trouvent un plaisir particulier, soit que leur
imagination exubérante éprouve le besoin de se dé-
penser en représentations, soit que la rêverie ait chez
eux une tendance optimiste qui la rend plus agréable,
soit qu'ils aient été amenés par les mécomptes de la vie
réelle à se réfugier dans le monde des souvenirs, des
illusions et des rêves. Et cela même n'est pas bien sûr.
N'arrive-t-il pas que l'on s'enfonce dans la rêverie sans
même j trouver « le sombre plaisir des cœurs mécan-
coliques, » par simple découragement ?
La rêverie n'est pas plus belle en soi qu'elle n'est
agréable en soi. Elle le deviendradans certaines conditions.
Puisque nous ne composons pas nos rêveries, puis-
qu'elles se produisent spontanément, il n'y a aucune
raison pour qu'elles répondent à nos goûts personnels et
à nos préférences esthétiques, comme elles le feraient si

nous les tenions tout à fait à notre disposition. Les


images se construisent au hasard, comme les figures
que forment les nuages dans le ciel, ou le lichen sur
les vieux murs on remarque celles qui ont un semblant
:

de composition en général elles sont assez insigni-


;

fiantes. De la masse confuse de toutes nos rêveries, il


doit être exceptionnel que se dégage quelques repré-
sentations d'une réelle valeur esthétique. La rêverie
moyenne, j'entends par là ces images fugitives et pâles
qui nous passent incessamment par l'esprit, est pure
divagation. Aussi en détournons-nous notre attention.
Pouvons-nous, par cette invention spontanée, qui ne
comporte aucune retouche volontaire, aucune élabora-
LA POKSIK INTKHIEIHK 37

lion artistique, imaginer rien de très beau, de plus beau


que nature? Cela n'est pas vraisemblable, et aucune
observation authentique ne nous autorise à affirmer que
cela se produise en lait.
Il nous arrive sans doute, dans nos rêves ou nos rê-

veries, de nous représenter de beaux paysages, des ar-


chitectures magnifiques, des lleurs merveilleuses, des
ligures idéales. Mais ces visions, qui nous laissent Tim-
|)ression d'une surnaturelle beauté, sont-elles réellement
aussi belles que cela? Ce sont des images diaprées, bril-
lantes, de couleurs vives, analogues à celles que nous
pouvons concevoir en contemplant des points lumineux
et scintillants ou les braises incandescenles du foyer;
il est assez vraisemblable que nous y faisons entrer les
hluettes lumineuses qui fourmillent dans le champ ré-
tinien'. Les formes sont plutôt fantastiques qu'élégantes,
plus bizarres que vraiment arlisticpies.

1. C'est à celle inlervenlion des |)tiospliènesdan> la composilion


mentale que j'attribuerais en partie les visions lumineuses de l'Apo-
cal)'[)se, ou encore la description éblouissante que donne Dante de
la llose mystique, à la fin de son poème. Gœthe a\ail la faculté de
faire a[)paraîtrc dans le champ réiinien. par un elFort de vision
mentale, des imaf^cs colorées (sur les fails de ce genre, v. Helm-
liolt/, Ofjtiijuc physioIfMiiijur. a»^ partie, Jj 17) Cette faculté a dû avoir
une influence sur la genèse des images dans ses contes merveilleux :

ainsi, dans le Nouveau Piiris. ces trois ponmies rouge, jaune c\


verte. trans|)arenles comme des pierres précieuses, qui se changent
en petites dames qui voltigent sur le bout do >(> doigts; ainsi
encore, dans les Kntreliens d'émigrés allemands, le beau serpent
vert (|ui avale de l'or et devient lumineux et transparent, ou (jui se
change en un pont d'émeraude, de chrysoprase et de chrysolithe.
\ oici une métamorphose caractéristique: « Son beau corps, à la

forme élancée, s'était séparé en mille et mille brillantes pierreries ;

la \icille, en voulant prendre sa corbeille, l'avait heurté par mc-


gardc, et l'on ne voyait plus rien de la forme du >erpenl,mais seu-
38 LA REVERIE ESTHÉTIQUE

Les édifices que fait surgir rimagination pure, ce


sont ces palais de TOrlando furioso, prodigieux, féeri-
ques, étincelants de pierreries, invraisemblables. Ces
images, au moment où elles nous apparaissent, excitent
sans doute un sentiment d'admiration intense ; nous
leur trouvons une beauté merveilleuse. Elles sont en
effet ce que nous pouvons, dans de telles conditions
cérébrales, imaginer de plus beau. Elles ont toutes les
conditions de la beauté, sauf le goût et Fart. Nous nous
en apercevons quand nous avons repris notre sang-
froid ;
nous sommes surpris de voir quel étrange objet
nous avait ainsimis en extase.
J'en dirai autant de ces figures idéales, qui parfois
hantent nos rêveries. Telles que nous les imaginons,

valent-elles l'admiration qu'elles nous inspirent:^ Dans


notre rêve nous les trouvons infiniment belles. En elles-

mêmes, elles sont si vagues, si indécises de traits, qu'à


peine pourrait-on les qualifier au point de vue esthétique.
Aussi pâle est l'image que nous concevons quand dans
un conte de fées apparaît une princesse « aussi belle
que le jour ».

Un des exemples les plus curieux et les plus typiques


que l'on puisse citer de ces produits spontanés de l'ima-
gination idéaliste, c'est ce personnage étrange qui hanta
l'esprit de George Sand\ « Dès ma première enfance,
j'avais besoin de me faire un monde intérieur à ma
guise, un monde fantastique et poétique... Me voilà
donc, enfant rêveur, candide, isolé, abandonnée à moi-

lementun beau cercle de pierres étincelantes, semées sur le gazon. »

De images, quel que puisse être leur sens symbolique, ont été
telles

évidemment inspirées de ces phosphènes que la circulation du sang


sur la rétine fait spontanément apparaître.
I. Histoire de ma vie, 3^ partie, viii.
LA POESIE INTKHIEURE 39

même, lancée à la recherche crun idéal et ne pouvant


pas rêver un monde, une humanité idéalisée, sans placer
au faîte un Dieu,
même... Et voilà qu'en rêvant
l'idéal

la nuit, il me
une figure et un nom. Le nom ne
vint
signifiait rien que je sache; c'était un assemblage fortuit

de syllabes comme il s'en forme dans le rêve. Mon fan-


tôme s'appelait Corambé et ce nom lui resta... Je vou-
lais Faimer comme un ami, comme une sœur, en même

temps que le révérer comme un Dieu. Je ne voulais


pas le craindre et, à cet effet, je souhaitais qu'il eut
quelques-unes de nos erreurs et de nos faiblesses. Je
cherchai celle qui pouvait se concilier avec sa perfection
et je trouvai Texcès de Findulgence et de la bonté'.
Ceci me plut particulièrement et son existence, en se
déroulant dans mon imagination (je n'oserais dire par
l'eiTct de ma volonté, tant ces rêves me parurent bientôt
se formuler d'eux-mêmes), m'ofiVit une série d'épreuves,
de souffrances, de persécutions cl de martyres... Le rêve
arriva à une sorte d'hallucination douce, mais si fré-
quente et si complète parfois que j'en étais comme ravie
hors du monde réel. » L'imagination de l'enfant s'exalte ;

elle dresse im autel à l'objet secret de son adoration.


Puis la vision commence à se dissoudre ; née de la libre

rêverie, trop inconsistante pour durer l()ngtem[)s, elle


s'efface peu à peu, et Corambé rentre dans l'inconscient
dont il était sorti-.

1. N'est-ce pas ainsi f|ue Renan a composé sa \ie de Jésus .-^

2. \ comparer, pour l'inconsistance et l'évanouissement progressif


lie l'idéal rôvé, ces vers de la C'»*»" Mathieu de Noailles.

I.c visage de ceux (ju'on n'niinc pas cnoor


Apparaît (piclquefois aux fenêtres des rôves
Et va s'illuiuinant sur de pâles décors
Dans un argentenient de lune «pii se lève.
40 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

Il était important de signaler cette illusion, pour

montrer que très rarement la libre rêverie fournit au


poète ou à l'artiste une matière artistique tout élaborée.
Mais cette tendance que nous avons à trouver charmantes-
les images de rêverie, bien que fondée sur une illusion,

est pourtant à retenir. Du moment, en effet, qu'il ne


s'agit pas d'utiliser ces images dans un but artistique^
peu importe que leur beauté soit subjective et qu'elles
ne puissent avoir de charme que pour celui qui les con-
çoit. C'est pour nous-mêmes qu'elles sont faites. Mieux

elles seront adaptées à notre goût personnel, autrement

dit plus leur valeur esthétique sera subjective, et plus


elles auront de prix dans la contemplation intérieure.
S'il nous est impossible de donner volontairement l\

nos rêveries un caractère esthétique, nous pouvons


obtenir ce résultat indirectement, en nous mettant dans
les conditions reconnues favorables. Ces belles heures de
contemplation rêveuse, nous les recherchons ; nous pre-

Ils ont des gestes lents, doux et silencieux,


Notre vie uniment vers leur attente afflue :

Ilsemble que les corps s'unissent par les yeux


Et que les âmes sont des pages qu'on a lues.

Ce sont des frôlements dont on ne peut guérir,


Où l'on se sent le cœur trop las pour se défendre.
Où l'àme est triste ainsi qu'au moment de mourir ;

Ce sont des unions lamentables et tendres...

Et ceux-là resteront quand le rêve aura fui


Mystérieusement les élus du mensonge,
Ceux à qui nous aurons, dans le secret des nuits.
Offert nos lèvres d'ombre, ouvert nos bras de songe.

Le cœur innombrable.

On trouverait, dans ce même recueil poétique, de beaux exemples


de la poésie des objets familiers, qui, pour les âmes prosaïques,
restent vulgaires.
LA l'OKSIE INTKRIEURE 41

[ nons nos dispositions pour (|uc rien ne vienne les gâter.


Nous nons recueillons. Nous nous prêtons à certaines
pensées, nous en écartons d'autres. Nous cherclions
d'instinct à établir dans notre conscience celle harmonie,
durable parce qu'elle est parfaite, qui constitue l'état

esthétique. Dans la rêverie la plus libre, nous arrivons


ainsi à mettre un peu d'art.
Souvent même le rêveur cherche une sorte de mise
en scène, il aime à s'entourer des objets dont il a éprouvé
par expérience la verlu poétique ; il ira chercher la rêve-
rie dans les lieux où il Ta rencontrée déjà ; y retrou-
il

vera des images éparses et flottantes, fils légers auxquels


il renouera ses nouveaux rêves.
La nature plus ou moins esthélique des images pri-
mitives sur lesquelles Timagination opère, et qui sont
comme la matière qu'elle met en œuvre, déterminera^
(Ml grande partie la (jualité de nos rêveries. Si constam-
ment nous avons sous les yeux des spectacles de misère,
de laideur, de vulgarité, notre imagination, hantée de
ces images, aura peine à on extraire de la beauté. S'il
s(î trouve que par laveur du sort nous avons vécu dans
la sérénité et la joie, entourés de gracieuses images, nos
pensées prendront crclles-mêmes une allure esthétique.
La culture artisticpie et littéraire contribuera à mettre de

l'idéaldans notre vie intérieure: elle nous fournira des


images déjà élaborées dans le sens de la beauté, qui en-
treront dans nos repiéseii la lions persoimelles et en re-
lèveront le caractère.
CHAPITRE III

LA POESIE DE LA NATURE

Considérons d'abord les impressions que nous rece-


vons de la nature quand nous sommes devant elle en
simple contemplation.
Nous reposons notre vue sur les choses avec béati-
tude. Nous ne les scrutons pas du regard, nous ne les
étudions pas, nous ne nous posons à leur sujet aucune
question. La détente cérébrale est parfaite et c'est ;

justement de cette détente que nous jouissons ; c'est elle


que nous venons chercher aux champs, sur les grèves
ou dans les bois c'est elle que nous demandons aux
;

paisibles spectacles de la nature. Notre esprit se donne


congé ; et il peut se faire que vraiment, pendant un
certain temps, nous ne pensions à rien. Mais pour peu
que cette contemplation oisive se prolonge, dans cet état
de distraction où s'endort l'intelligence, il est impos-

sible que n'apparaissent pas les images elles se pro- ;

duisent, évoquées spontanément par association d'idées,


à peine conscientes, attirant d'autant moins notre atten-
tion qu'elles sont plus en harmonie avec les objets que
nous avons devant les yeux et peu à peu notre contem-
;

plation devient rêverie.


L'expression même de notre regard, dans la con-
LA POKSIK I)K LA NATUHK 43

templation poétique, sulllrait à ilécelcr ce changement


dans notre état de conscience il est songeur, distrait, ;

ou étrangement fixe on voit bien que notre pensée est


:

ailleurs. Notre attitude est celle du recueillement ou de


la méditation intérieure. C'est alors que nous nous lais-

sons aller à ces illusions que tous les contemplateurs et


poètes se sont plu à nous décrire : diffusion du moi
dans les choses, perte du sentiment de la personnalité,
tendance du spectateur à s'identifier avec les objets de
sa contemplation. Nos représentations, devenues plus
vives, ne se distinguent plus nettement de nos percep-
tion^, devenues plus distraites ; la différence que dans
notre état lucide nous maintenons entre Timaginaire et
le réel tend à s'eflacer ; et nous aimons cette indé-
cision ; nous nous y perdons à plaisir.

De là cet attrait particulier qu'ont pour le poète les


spectacles de la nature cjui par leur caractère étrange,
indécis, mystérieux, font Tetret de choses imaginées
plutôt que perçues : mirages, échos, reflets, vagues ap-
paritions d'objets dans la brume, clairs de lune féeriques,
bizarres édifices de nuées au soleil couchant, rumeurs
confuses du vent qui passe sur la foret. Ce sont de ces
choses qui entrent d'elles-mêmes dans la contenq)lation
poétique, parce que dans la nature même et [)ciulant

que nous les percevons elles font déjà l'effet d'un rêve.
Les objets lointains, inaccessibles, qui nous appa-
raissent par delà de vastes plaines, aux confins de l'ho
rizon, ont au plus haut degré ce caractère. Aussi la

poésie d'un paysage cst-ello presque toujours dans ses


lointains. Aux premiers plans, les objets sont solides,
tangibles, bien matériels ; à mesure qu'ils s'éloignent,
ils perdent de leur relief et de leur réalité ; ils ne font
plus l'effet que de visions, d'a[>pari lions vagues, de
44 LA KÉVERIE ESTHETIQUE

choses à demi-imaginaires *. C'est la zone indécise où les


couleurs des objets s'effacent, où les colorations devien-
nent étranges et fantastiques, où la terre se lond en
couches vaporeuses et rejoint le ciel c'est ; la région
enchantée vers laquelle s'en vont nos rêves.
Mais plus encore que Féloignement, l'absence poétise
les choses. Les spectacles qui lorsque nous les avons-
réellement perçus nous ont paru seulement agréables,
deviennent charmants lorsque nous nous en donnons la
vision mentale. Un objet même vulgaire prend une cer-
taine poésie dans le souvenir : c'est qu'alors il n'est plus-
qu'une image ; ce qu'il pouvait avoir de trivial dans-
la réalité s'oublie ; notre représentation l'épure.
De tout temps l'imagination poétique s'est complu
à diviniser la nature, à la personnifier, à l'animer. C'est
encore une manière de mettre de l'imaginaire dans le

réel, et du merveilleux dans le monde. Ce serait en effet

méconnaître étrangement Tétat d'esprit des poètes pri-


mitifs, que de supposer qu'ils prenaient tout à fait au*
sérieux et dans un sens réaliste les conceptions de l'an-
tique mythologie. Je ne sais s'il y a jamais eu un-
temps où que Zeus brandissait réellement
l'on croyait
la foudre, que vraiment Poséidon soulevait les flots de

son trident, que les dieux tenaient leur assemblée sur


la cime du mont Olympe. A coup sûr les poètes ne l'ont

jamais cru : ils devaient trop bien sentir ce qu'il y avait


d'imaginatif dans ces mythes dont ils s'inspiraient, et
ce qu'ils y mettaient eux-mêmes d'imagination en les

I. A signaler dans Chateaubriand cette épithète significative


(V Imaginaires, appliquée aux lointains. « L'arbre décrépit se rompt;
il tombe. Les forêts mugissent ; mille voix s'élèvent. Bientôt le*
bruits s'aiïaiblissent meurent dans des lointains presque imagi-
; ils

naires : le silence envahit de nouveau le désert. » Journal de voyage.


LA POKSIE DE LA NATUHK 45

développant. S'ils avaient pris cette légende dorée pour


de riiisloire, ils s'en seraient désintéressés, car elle eût

alors perdu pour eux tout son charme poétique. S'ils se


donnaient Tillusion d'y croire, c'était pour trouver plus

d'intérêt à ce jeu d'imagination. De même, quand le

poète moderne personnifie les forces de la nature, quand


il leur donne une sorte de vie, des sentiments avec les-
quels il sympathise, lui aussi sait hien que ce n'est
qu'un jeu, une illusion dans laquelle il s'enfonce à
plaisir, par attrait du merveilleux, pour se donner la

représentation d'un état d'âme étrange et surprenant,


celui que l'on pourrait prêter aux choses.
Il faut d'ailleurs le remarquer. Ce n'est pas en pré-
sence des objets réels que cette illusion tend à se pro-
duire. L'objet perçu dans sa réalité se prête mal à ces
personnifications et ces métamorphoses.
C'est dans les souvenirs du poète, c'est dans ses descrip-
tionsque la nature se transforme à ce point. Alors elle n'est

plus que re[)résenlée par des images plastiques, transfor-


mables, que l'on peut modifier dans le sens du merveilleux ;

et les êtres fictifs que la fantaisie du poète peut concevoir


trouveront facilement place dans ce monde imaginaire.
Quand sur le bord de l'océan je regarde les vagues qui
déferlent sur la grève, j'y vois des masses d'eau crou-
lantes ; quand jo les imagine, je puis leur prêter une
voix lamentable qui parle de naufrages et de morts :

Où les marins sombres dans les nuits noires?


sont-ils,
() que vous savez de lugubres histoires,
flots,

Flols profonds, redoutés des mères à genoux !

Vous vous les racontez en montant les marées.


Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir, quand vous venez vers nous !

V. Hugo.
46 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

Dans les représentations de ce genre, on peut con-


staterune tendance presque fatale de l'imagination à
l'anthropomorphisme
Animer la nature, ce sera toujours prêter aux choses
ou aux êtres inférieurs des sentiments plus ou moins
analogues à ceux de l'homme, les seuls que nous puis-
sions nettement nous représenter ; et avec la représen-
tation de tels sentiments apparaîtront presque fatalement,
évoquées par analogie, recherchées par le poète pour

rendre plus dramatique l'expression qu'il prête aux


choses, des images de la forme humaine. Toute person-
nification intense des forces de la nature, par la pente
naturelle de la rêverie, devient donc anthropomorphique.
Cette tendance, que l'on a reprochée à la mythologie
grecque, ne lui est pas spéciale elle se retrouvera dans
:

toute poésie.
Nous avons renoncé aux formes du merveilleux an-
tique, à Cybèle, à Phœbus, à Borée, à Amphilrile, aux
Naïades, etc. Et nous avons bien fait d'y renoncer, parce
que ce sont des formes surannées, dont l'art a épuisé, à
force de s'en servir, toute la vertu suggestive c'est à :

nous, si nous voulons faire vraiment œuvre de poésie,


d'imaginer des mythes nouveaux. Mais nous aurons
beau nous ingénier, par la force des choses nous revien-
drons toujours à des procédés d'invention analogues.
Dans nos personnifications se retrouvera forcément un
rappel de la forme humaine. La nature sera représentée
maternelle, berçant les hommes sur son sein; ou cruelle,
absorbée dans son œuvre, indifférente à nos joies ou nos
tristesses, mais toujours avec quelque trait qui l'huma-
nise. Le vent, ce sera le berger indolent, indécis dont
parle Shelley, qui pousse devant lui le troupeau des
nuages ; ou quand il s'irritera, il évoquera vaguement
LA POÉSIE DE LA NATURE 47

rimagc d'une figure hurlante, cfun génie ailé qui passe


emporté clans un tourbillon. Dans les litanies de la mer,
qu'a chantées Kicliepin, reparaît jusqu'à l'obsession la

Ibrme féminine. Prenez une phrase poétique quelconque


Impliquant une personnification de la nature, et vous
verrez s'y dessiner, plus ou moins effacée, parfois presque
évanouissante, une image humaine.

Le printemps inquiet paraît à l'Iiorizon.

A. DE Musset.

Et l'aube douce et pâle, en attendant son heure,


Semble toute la nuit errer au' bas du ciel.

V. Hugo.

Ce ne sont pas là de simples métaphores verbales,


mais des fujures de pensée, dans lesquelles l'image réa-
liste des choses tend à se métamorphoser en une image

plus vivante, plus animée, avancée de plusieurs étapes


dans la progression des êtres, et par conséquent plus
rapprochée de l'homme.
Cette métamorphose comporte bien des degrés. On
peut pousser le jeu plus ou moins avant, s'enfoncer dans

le merveilleux ou s'en retirer. Dans la lutte d'Achille

contre le \anthc (Iliade, ch. xxi), d'abord. le fleuve se


personnifie pour parler d'une voix humaine, puis il se
liquéfie en quelque sorte et n'est plus qu'un torrent
débordé dont eaux grondent et mugissent. Cette insta-
les

bilité des images qui se succèdent en tableaux fondants


a toutes les allures du rêve. De même dans les descrip-
tions de nos modernes poètes, nous passons par transi-
lions insensibles des personnifications les plus fantaisistes
(le la nature à sa représentation réaliste ; et parfois les
deux modes de représentation se superposent, transpa-
48 LA REVERIE ESTHÉTIQUE

raissent l'un à travers l'autre, comme il arrive pour les


deux courants de pensée qui se développent simultané-
ment dans une phrase métaphorique.
Ainsi le monde réel, en passant par notre esprit, s'y
charge de poésie ; et c'est cette poésie qu'ensuite nous
retrouvons dans les choses.

Tout ce que nous avons mis de nous-mêmes dans la


nature, toutes les rêveries qu'elle nous a suggérées,
toutes les émotions qu'elle nous a données ou que nous
lui avons prêtées, tout cela nous revient au cœur quand

nous la contemplons. De là son attrait esthétique. Nos


fleurs plus charmantes, le ciel plus
rêveries font les
profond, couchants plus diaprés, les voix de la
les

nature plus émouvantes. Elles embeUissent le monde


>de toute la poésie dont elles le pénètrent.

Y a-t-il des objets poétiques en eux-mêmes ? On le dit.

On le croit. Mais ce n'est qu'une illusion. Un objet


perçu dans sa réalité, si charmant, si admirable qu'il
puisse être, ne donne jamais une impression de poésie.
Nulle réalité matérielle n'est poétique. Il n'y a de poé-
tique que l'imaginaire.
(( Je ne peux pas, écrivait A. Daudet*, me rappeler
sans sourire désenchantement que j'ai eu en mettant
le

le pied pour la première fois dans un caravansérail

d'Algérie. Ce joli mot de caravansérail, que traverse


comme un éblouissement tout l'Orient féerique des Mille
et une Nuits, avait dressé dans mon imagination des en-
fdades de galeries découpées en ogives, des cours mau-
resques plantées de palmiers, où la fraîcheur d'un mince
fdet d'eau s'égrenait en gouttes mélancoliques sur des
carreaux de faïence émaillée ; tout autour, des voyageurs

I. Contes du hindi, Le caravansérail.


LA POESIE DE LA NATL Ui: 49

en babouches, étendus sur des nattes, ruriiaicnl leurs


pipes à lombre des terrasses, et de celte lialle montait
sous Je grand soleil des caravanes une odeur lourde de
musc, de cuir brûlé, d'essence de rose et de tabac doré...
Les mots sont toujours plus poétiques que les choses.
\u lieu du caravansérail que j'imaf,nnais, je trouvai une
;inciennc auberge de Tlle de France, l'auberge du grand
chemin, station de rouliers, relai de poste, avec sa
branche de houx, son banc de pierre à c«*»lé du portail,
et tout un monde de cours, de hangars, de granges,

d'écuries. » Les mots sont-ils en effet plus [)oétiques que


les choses? Disons plutôt que l'idée (jue nous nous

faisons des choses est toujours [)lus [)t)étique que la


réalité il
; ne peut même y avoir de [)oétique dans les
choses que l'idée que nous nous en faisons.
Il est seulement des objets qui plus que les autres

mettent l'imagination en mouvement (jui nous rappel- ;

lent des souvenirs plus chers, auxquels nous revenons


plus volontiers qui se sont trouvés sous nos yeux dans
;

nos heures de joie ou de mélancolie qui grâce à leur ;

beauté intrinsèque donnent aux rêveries qu'ils nous


suggèrent une allure plus esthétique. Ceux-là nous
-( mblent en effet avoir une sorte de poésie propre, qui
(Muanerait d'eux comme d'une source vive. Kn réalité il

en est d'eux comme des autres. Toute leur poésie vient


(le nous. Elle est en nous. Eux-mêmes ne nous donne-
ront une impression poétique que dans la mesure où la

série des images qu'ils [)euvent nous suggérer se déve-


l()[)pera réellement en nous dans la contemj>la(ion
rêveuse.
La source véritable de toute poésie, c'est là me hu
maine.
On a discuté, entre esthéticiens, pour savoir s'il peut
SoURIAU. 'x
50 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

y avoir autant de poésie dans ce qui est artificiel que


'

dans ce qui est naturel. Quelques puristes estiment que


l'homme, avec son industrie encombrante, ne peut que
faire tache au milieu des libres productions de la nature :

aies en croire, toute poésie fuirait devant cet être brutal,


brusque et accapareur ; il que pour
n'interviendrait
rompre l'harmonie des choses. Pourquoi l'homme — i

gâterait-il forcément la nature? Il en fait partie. Des |

travailleurs dans les champs, le laboureur penché sur •

sa charrue, des marins sur la grève, un pâtre dans les ^

prés de la montagne ne rompent pas l'harmonie d'un \

paysage. Ce qui fait fuir la rêverie, c'est ce qui est ^

grossier, c'est-à-dire ce qui appartenant' à un milieu .

inférieur se trouve transporté dans un miheu supérieur. ;

L'homme dans son milieu naturel n'est pas vulgaire. ,

L'accoutumance ici doit jouer un rôle; il faut que ;

Ce que nous trouvons prosaïque,


l'adaptation se soit faite. l

c'est moins ce qui est artificiel que ce qui est trop neuf
j

L'automobile paraît moins poétique que la diligence ;


l

le steamer ne parle pas encore à l'imagination comme 1

l'antique navire à voiles. Les premières cheminées d'u-


sine se dressant à l'horizon ont paru insolites et discor- ;

dantes: peu à peu, le regard s'y est fait, l'harmonie s'est


j

rétablie. Ces disgracieux objets ont pris quelque chose 1

de la poésie des grandes plaines au milieu desquels ils \

s'élèvent maintenant ils se mêlent à des impressions de


; j

nature. Pour quiconque s'est habitué dès son enfance à |

les voir, ils ont un charme de souvenir. Ils nous font

déjà l'effet de ces choses qui semblent avoir de tout


temps existé.
En somme dans tout objet, si vulgaire qu'il semble,
il y a comme une possibilité permanente de poésie.
Il est des choses artificielles qui non seulement restent
LA POÉSIE DE LA NATURE ."1

en harmonie avec la nature et ne lui retirent


parfaite
rien de son charme, mais qui lui ajoutent autant de
poésie qu'elles en reçoivent. Dans sa première lettre à
John Murray, Byron a plaidé avec éloquence la cause
de Fartificiel et de l'humain. « Il y a autant de poésie,
dit-il, dans le Parthénon que dans le rocher qui le porte ;

une digue puissante, repoussant l'assaut des vagues, est


aussi poétique que les masses d'eau dont elle est frappée.
Un mât de vaisseau avec tous ses cordages peut aussi
bien inspirer le poète qu'un sapin d'Ecosse ou qu'un
cèdre du Liban ». Dans ses Problèmes de resthctique
contemporaine Guyau défend contre Sully-Prudhomme
,

la poésie des machines modernes, de la locomotive


« courant sur les rails de fer qu'elle fait trembler, puis-
sante comme humaine », des escadres qui
la volonté
échangent leur du canon qui tonne. Le [)lus fer-
salut,
\ont adorateur de la nature qui fut jamais, John Ruskin,
a senti aussi profondément que personne la poésie de
rarchilecture.
Tout ce que nous venons de dire de la poésie de la
nature nous permet de nous prononcer avec certitude
sur la question présente.
Toute poésie étant subjective, et consistant dans une
altitude mentale que nous prenons en présence des choses
plutôt cpie dans une cjuaUlé qui leur serait inhérente, il
iTy a aucune raison pour cjue la iialmo ait le privilège
(le déterminer en nojis cette attitude. (Ju'un objet soit
naturel ou artiliciel, peu importe, il sera poétique dans
la mesure où il pourra nous inciter à la ivviMie. Vouv
c[uoi l'œuvre des hommes, qui nous touche de si près,
(jui peut évoquer tant de souvenirs, qui devrait éveiller
tant (le sympathies, parlerait-elle moins à notre imagi-
nalion c[ue la nature inanimée!*
ri2 LA REVERIE ESTHETIQUE 1

Ce qu'il y a de plus poétique au monde, c'est l'homme !

même. Où pouvons-nous trouver une plus riche matière ]

à représentations que dans l'être qui a lui même la vie :

|)sychique la plus intense, la plus riche, la plus harmo- *

nieuse et la plus belle ? .

j
On s'attendrit sur la fleur qui va s'épanouir; et c'est î

en effet une chose qui prête à la rêverie vue d'un


: la 1

enfant au berceau, de ce petit être qui s'ouvre peu à peu ^

à la vie consciente, qui commence à s'avancer, souriant


^

et indécis, vers ses mystérieuses destinées, est un objet ]

de contemplation autrement poétique. Rien dans la :

nature inanimée n'a plus de grâce qu'une adolescence, ;

plus de majesté qu'une àme dans son plein dévelop- ^

pement, plus de mélancolie que le déclin d'une j

existence humaine. i|

Sans doute, ici encore, nous avons une tendance, aisé- ]

ment explicable, à trouver l'image des choses plus poé- ;

tique que la réalité nous rêverons longuement sur des


:
;

personnages de drame ou de roman leur vie fictive^ ;

leurs passions et leurs amours, les péripéties de leur \

existence nous sembleront très poétiques, et quand nous-


reviendrons au spectacle de Texistence réelle, nous n'y ]

trouverons que de la prose très vulgaire. ,

C'est que nous ne sommes pas assez poètes. Si nous ;

l'étions davantage, nous saurions transfigurer même j

cette réalité. Il est des heures exceptionnelles oii cette


^

métamorphose s'opère d'elle-même, où la poésie déborde '


i

tellement en nous que la vie réelle nous semble plus


belle que le plus beau rêve ainsi dans l'ivresse de l'ado-
; |

lescence; ainsi dans l'éveil d'un grand amour. j

Il ne faut d'ailleurs pas être injuste. Même considéré j

tel qu'il est, sans qu'il soit nécessaire de se faire illusion j

sur son compte, l'homme a sa noblesse et sa dignité. 1


LA POKSIE I)K LA NATURE .^3

Dans rexislcnce [)liis vulgaire il y a encore une


la

place |)Our y a dans la vie, telle qu'elle est, un


l'idéal. Il

élément de poésie pure; ce sont toutes les affections,


toutes les tendresses, toutes les passions généreuses,
toutes les nobles aspirations, dont seul un pessimisnne
injuste pourrait nier l'existence ; c'est toute la vie du
cœuT.
On s'indigne parfois de ce qui se fait ciiez les hommes,
on en détourne les yeux, on se réfugie dans la sérénité

de la nature.

Oh, laisscz-nioi foiilor les feuilles desséchées


Et m'égarer au fond des bois !

Dans la nature entière on ne trouvera rien qui vaille

plus mieux que ces êtres que l'on méprise.


et

Que l'on cesse donc d'opposer, comme on le fait par-


fois, le prosaïsme de la vie humaine à la poésie de la

nature. Tout peut être matière à poésie, et par excellence


le spectacle de la vie humaine.
CHAPITRE lY

LA POÉSIE DANS L'ART

Déplaçons notre enquête. Sortons de la nature. Nous


trouverons encore de la poésie dans l'art et toujours;

cette poésie nous apparaîtra comme déterminant des


états de conscience analogues à ceux que nous venons
de décrire.En toute occasion où nous éprouvons une
impression vraiment poétique, nous pourrons consta-
ter que notre état mental est caractérisé par une ten-
dance à la pure rêverie, d'autant mieux marquée que
le sentiment de poésie est plus intense.
Certaines formes d'art, la peinture, le dessin, la
sculpture, la mimique, l'art dramatique, ont ce carac-
tère distinctif qui leur confère une valeur poétique par-
ticulière, d'être des représentations . L'objet matériel qui
nous est mis devant les yeux ne doit pas être regardé
pour son compte et perçu dans sa réalité ce n'est ;

qu'un simulacre, une image faite à la ressemblance d'un


autre objet, naturel ou fictif, dans tous les cas absent,
et que nous sommes nous représenter. Dans
invités à
quelques linéaments tracés au crayon sur le papier,
nous reconnaissons un visage humain à l'instant où;
LA POfcSIE DANS L'A HT 35

se produit coite interprétation, nous ne les voyons plus du


même œil ; nous ne les prenons plus au propre, mais au
figuré ; ce trait indicpie un contour, celui-là est une
ombre; ici, c'est une boucle de clieveux, un pli du vête-
ment. De même pour le tableau ou la statue si loin que ;

soit poussée Timitation, elle laisse toujours à l'imagina-


tion quelque chose à faire ; elle est toujours convention-
nelle et symbolique par quelque endroit. L'acteur lui-
même, au moment où il joue son rôle, ne nous apparaît
])lus tel qu'il est nous ne voyons plus en lui que le
;

personnage qu'il veut figurer, le personnage imaginaire


à l'imitation duquel il essaie de modeler ses traits et
compose ses attitudes, pour nous en présenter retligie
vivante. Tout ce qui se passe sur la scène, ces paroles qui
se prononcent, ces gestes, ces mouvements passionnés,
ces cris et ces larmes, et le drame entier dont nous
voyons se dérouler devant nous les péripéties, tout cela
est pure fiction rien de cela ne doit être perçu au sens
;

réel ce n'est qu'une représentation au sens le plus pré-


;

cis du mot, c'est-à-dire la simple image d'un drame

idéal, que nous substituons mentalement au spectacle

réel.

Dans ces diverses œuvres d'art il serait difficile de


préciser le degré de l'illusion produite. 11 peut varier
i)eaucoup, selon les dispositions du spectateur et le réa-
lisme plus ou moins accusé de l'imitation. Le plus sou-
vent on s'en tiendra au degré intermédiaire, à l'illusion
(onsciente et volontaire, qui est d'ailleurs la mieux laite

pour donner une impression d'art. Nous nous complai-


sons surtout dans les œuvres qui poussent l'imitation

assez loin pour évoquer immédiatement l'image inté-


f:ralc de l'objet, sans pourtant aller jusqu'à nous faire
«niblier un seul instant cpie nous sommes en présence
o6 LA REVERIE ESTHÉTIQUE

d'une simple rcprcsenlalion. Dans les œuvres ainsi pré-


sentées nous ne songeons même pas à distinguer quelle
est la part de perception réelle, quelle est la part de
l'imagination. Croyons-nous voir ce que nous ne fai-
sons qu'imaginer, croyons-nous imaginer ce que nous
percevons vraiment? Entre ces deux interprétations,
nous ne nous |)iononçons pas. Nous avons plutôt l'im-
pression de nous trouver en j)résence d'un objet étrange,
de nature indécise, ni tout à l'ait idéal, ni tout à fait
réel, que nous pouvons à volonté porter dans un sens

ou clans l'autre par un simple jeu d'imagination. Quand


bien même l'objet représenté serait de ceux que dans la

réalité nous trouvons vulgaires et prosaïques parce qu'ils


ne disent rien à l'imagination, le seul fait qu'il nous ap-
paraisse ici dans un mirage, à travers une illusion,
l'allège de son j)lat réalisme. La transformation d'art
l'idéalise. Contempler de telles images, c'est déjà sortir
de la réalité positive, c'est faire un premier pas dans le

monde ima«^inaire.
Il faut l'avouer. L'imitation artistique ne peut attein-
dre à plénitude, à l'intensité des elî'ets que produit la
la

nature. La nature dispose de moyens autrement [mis-


sants elle nous enveloppe, elle nous enchante, elle nous
;

séduit par tous nos sens elle agit sur notre organisme
;

entier, pour nous mettre dans les dispositions physiolo-


giques les plus favorables à la contemplation rêveuse ;

elle nous donne des heures d'ivresse, dans lesquelles


notre imagination, exaltée jusqu'au lyrisme, donne à
toutes nos sensations une magnifique résonance poéti-
que. Mais que l'artnous fasse entendre seulement un
écho affaibli de ces accords subhmes qu'il puisse nous
;

rendre à un degré atténué cette harmonie intérieure et

le souvenir de ces heures exquises, c'est déjà beaucoup.


LA POKSIK DANS I/AHT 57

Ln cas peut se présenter (railleurs, où Tart nous révé-


choses et nous la fera mieux sentir
lera la poésie des :

où l'artiste sera plus poète que nous ne le


c'est le cas
sommes nous-mêmes. Alors il nous communiquera des
émotions que nous n'avions jamais éprouvées à ce
degré nous fera contempler la nature à travers ses
; il

rêves ; nous en présentera une image transfigurée,


il

toute pénétrée de poésie, qui parlera plus à noire ima-


gination que n"a jamais fait la réalité. Nous étions froids
devant la nature, parce que nous
la regardions de nos

yeux ; ici nous


voyons par les siens. Il nous en si-
la

gnale les beautés. Il nous en fait comprendre le charme.


Quand il n'aurait fait passer dans son œu\re et ne nous
communiquerait quune intime partie du sentiment
dont il était pénétré en la conqxisant, ce serait plus en-
core que ce que nous éprouvions de nous-mêmes, de-
Tant le spectacle le plus émouvant de la nature. Ainsi
s'explique ce lait en apparence étrange, que l'art, image
nécessairement appauvrie de la nature, nous puisse par-
fois sembler plus riche de poésie.
d'ordinaire, ne se dégage que lente-
Cette {)oésie,
ment. L'imagination se met progressivement en activité.
Essayons de montrer, en un cas particulier où elles se
succèdent assez nettement pour pouvoir être observées,
les diverses phases de cette évolution mentale.
Je prendrai pour exemple la contemplation d'un ta-

bleau.
Le premier moment est de perception positive et de
jugement lucide. Nous regardons. Nous cherchons à
nous rendre couq>tc. Qu'est-ce que cette toile repré-
sente Nous émettons une hypothèse, d'après les indi-
'^

cations qui nous sont fournies. (Test un travail d'inter


prétation.
o8 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

Nous avons empiriquement ce problème


à résoudre
qui consiste, étant donnée d'un
la projection perspective

objet, à déterminer en géométral la forme solide de cet


objet. Une première image nous est suggérée, que nous
projetons mentalement dans le tableau, la retouchant
au besoin pour Fadapter à toutes les données du tracé
perspectif. Après quelques tâtonnements, que l'art du
peintre cherche à nous épargner en nous donnant des
indications assez claires*, l'emboîtement se fait. Dès
lors, l'image se fixe d'une manière définitive ; l'inter-
prétation ne se modifiera plus. L'aspectdu tableau s'est

transformé. Nous ne voyons plus devant nous une sur-


face plane, nous voyons à leur vraie distance, en gran-
deur naturelle et dans leur forme juste, les objets repré-
sentés. Le moment précis où cette opération de restitution
visuelle est achevée se marque par ce fait, qu'aucune des
parties de l'image ne nous paraît plus déformée.
L'habitude de regarder des dessins nous a d'ailleurs
rendu ce travail d'interprétation si facile qu'il s'effectue
comme de lui-même. Nous jetons un coup d'oeil sur le
tableau, avec un léger effort pour le voir dans l'espace:
et l'image objective nous apparaît.

Alors nous contemplons à loisir. Nous nous donnons


le plaisir d'entrer dans le tableau, de porter l'illusion à

un plus haut degré, de nous figurer ce que nous éprou-


verions, si nous assistions réellement à la scène repré-
sentée. Nous évoquons le souvenir d'impressions analo-
gues, qui puissent nous aider à reconstituer l'image
intégrale de l'objet; car c'est à cette intégration que

I. V. Helmholtz, conférence sur l'optique et la peinture, annexée

aux Principes scientifiques des Beaux-Arts, Bibliothèque scientifique


internationale, F. Alcan, 5*^ éd., 1902.
LA POKSIE DANS LAKT 59

tend d'elle-même notre pensée dans la contemplation


artistique.
A oyons-nous figuré sur la toile quelque objet qui
nous soit connu? Nous le reconnaissons, et nous en
trouvons la représentation plus ou moins exacte, c'est
à-dire que nous la comparons à l'image de Tobjet lui-
même, auquel se reporte notre pensée. En même temps
leparaît en nous quelque chose des impressions diverses
que nous en avions reçues en réalité.
L'objet est-il nouveau pour nous!* Il ne l'est jamais
absolument. Dans toute représentation artistique il y a

quelque chose de fléjà vu, qui nous rappellera quelque


impression analogue. Que pourrait nous dire une image
({ui ne ressemblerait à aucun objet connu? On |>eut
même remarquer que nous nous plaisons surtout à la
représentation des sites qui nous sont le plus familiers,
des scènes qui évoquent en nous le plus de souvenirs.
Supposons un tableau composé sur ce thème un :

étang, le soir. Le peintre nous montre une surface grise


sur laquelle se détache en noir la silhouette de quek|ues
roseaux au-dessus un ciel sombre, cjui s'éclaire seule-
;

ment à l'horizon d'une vague lueur. Mais cela, ce n'est


pas un étang le soir ce n'en est que l'apparence visi-
;

ble fixée en un instant de ladurée. l*ourque cette scène


de la nature à laquelle nous nous souvenons d'avoir as-
sisté nous fut rendue dans sa réalité, il nous faudrait en-
core le dernier appel des oiseaux de rivage, le Iroisse-

ment des roseaux qu'écartait quelque bête invisible, l'eau


f(ui claj)otait sous un bond brusque, la brise du soircjui
s'élevait et faisait passer des moires sur cette nappe
grise; la senteur de l'eau stagnante, la fraîcheur hu-
mide qui peu à |)eu nous pénétrait, la descente lente de
la nuit, et ce sentiment di.^ solitude qui conunençail à
«0 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

nous serrer cœur. Toutes ces sensations nous man-


le

quent; pour cela que nous voulons les retrou-


et c'est
ver. Le désir que nous avons de rectifier, de compléter,
d'enrichir notre représentation pour la porter à toute
son intensité, évoque de lui-même nos souvenirs ils ;

s'élèvent des profondeurs de notre mémoire, nous ren-


dant jusqu'à ces confuses réminiscences du passé, ces
lointaines impressions d'enfance qui entrent pour une
si grande part dans notre sentiment de la nature.
Enfin l'imagination, continuant à fonctionner de la

•sorte et se complaisant dans sa propre activité, fait sur-


gir par jeu des images.Dans le loisir intellectuel que
nous laisse une contemplation prolongée, nous nous
abandonnons à la pente de la rêverie. Notre pensée
devient aberrante. Nous nous rappelons une excursion
que nous avons faite autrefois,un site qui ressemblait à
celui-là et dont le caractère sauvage nous avait frappés,
les incidents de la route. Ou bien, sous le coup de
l'émotion que nous venons d'éprouver, nos pensées pren-
dront une teinte nous nous enfoncerons à plaisir
triste ;

dans cette pour en mieux savourer le charme


tristesse,
mélancolique d'instinct nous évoquerons des images
;

lugubres, qui nous entretiennent dans cette disposition


mentale, et nous nous perdrons dans leur contempla-
tion. Le tableau est oublié. Nous ne le regardons plus
qu'avec des yeux vagues. Notre pensée s'en retire, dis-
traite par les images que lui-même nous a suggérées.
Elle s'abandonne au hasard des associations d'idées.
Nous avons l'esprit ailleurs. Nous rêvons.
Ainsi nous avons passé de l'exercice actif de la pen-
sée à une contemplation rêveuse, dans laquelle nous
avons fini par perdre conscience de la réalité.

Il va sans dire que ce passage ne s'efl'ectuera pas tou-


LA POÉSIE DANS L'ART 61

jours suivant la progression que nous venons d'indi-


quer, par périodes aussi trancliéos : la prcFuièrc de ré-

llcxion, la seconde de conlenn)iation,


la troisième de

pure rêverie. Il que ces périodes se


arrive assez souvent
(onfondent, ou se succèdent dans un ordre différent.
Notre esprit s'enfonce dans Tillusion et s'en retire,
s'abandonne et se re[)rend il entremêle les réflexions et
;

les rêveries. Nous avons indiqué la marche typique,

dans laquelle Timaginalion atteint par degrés son plein


développement. Elle est aussi la plus naturelle. Une
œuvre d'art que nous contemplons, c'est un spectacle
auquel nous allons assister pour notre plus grand agré-
ment, et dont nous voulons retirer toute la jouissance
esthétique qu'il conq:)orte. Nous coimaissons par expé-
rience le charme de cette contemplation rêveuse il est ;

donc tout naturel que nous la cherchions, et la prolon-


gions à plaisir. Ainsi nous ne nous détacherons de
l'œuvre qui commence à mettre en jeu notre imagi
nation qu'après en avoir retiré tout ce qu'elle peut nous
donner d'illusion et de poésie.
Dans toute œuvre d'art qui [)eut êln^ qualifiée de
poétique nous Irouveions dos suggestions de luême ordre,
un semblable appel à l'imagination ; et toujours le ca-
ractère poétique de l'œuvre sera d'autant mieux accusé
que l'état de conscience, auquel elle nous convie, se
rapprochera davantage de la pure rêverie.
L'œuvre prosaïque est celle qui nous dit iunuédiate
inent et conq)lètemenl tout ce qu'elle peut nous dire,
l'aile nous présente, avec une sèche [)récision, quelque
objet peu intéressant en soi. Nous la regardons avec un
détachement parlait ntnis constatons (pi'elle existe, et
;

nous passons. Pour(|uoi nous attarderions-nous à la con-


templer? Ce serait toujours la même chose.
62 LA REVERIE ESTHÉTIQUE

L'œuvre poétique nous retient. On peut même la


reconnaître à ce signe, que seule elle comporte une con-
templation prolongée. Non seulement les rêveries qu'elle
nous suggère, et qui sont en harmonie avec elle, lui
donnent plus de charme mais elles soutiennent son
;

intérêt elles nous préservent du désœuvrement mental


;

où nous laisserait la simple vision. C'est un mouvement


de pensée lent qui sans effort nous porte
et paisible,
d'une image occupe notre esprit sans lui
à l'autre,
donner de fatigue, et nous distrait assez de notre con-
templation pour que nous puissions la prolonger indéfi-
niment sans ennui.
Comment l'artiste produira-t-il cet effet? Ce sera
quelquefois par la facture même de son œuvre. On sait
combien un une statue gagne en poésie à ne
tableau,
rappeler la nature que par des indications sommaires,
que nous soyons obligés de compléter en imagination.
Ce sont précisément les sous-entendus de l'exécution qui
donnent à l'œuvre son surcroît de valeur expressive.
Un rendu plus minutieux serait moins suggestif. L'es-
sentiel est que l'artiste nous donne la première impul-
sion, en accentuant dans son œuvre les traits expressifs,
qui entraîneront notre pensée dans un sens déterminé.
Une fois lancée, elle va de son propre élan. On sait l'ef-
fet d'une statue qui n'est pas encore tout à fait dépouil-
lée de sa gangue de marbre ou que de parti pris on a
laissée engagée dans le bloc, comme les colosses égyp-
tiens, les captifs de Michel-Ange, les puissantes ébau-
ches de Rodin.
peintres aiment à nous faire entrevoir
Certains
dans un clair-obscur ou à travers une sorte de
les objets
brume qui les rend mystérieux (Léonard de Yinci,
Rembrandt, Carrière). Au jour cru qui accentue leur
LA POÉSIE DANS L'ART 63

réalité ils préfèrent la lueur matinale ou cn'pusculaire


qui les idéalise (Corot, l*ointelin). Ils les peindront en
nuances pâlies et atténuées à Textréme (Puvis de Cha-
vanncs) ou plus chatoyantes que nature, étrangement
somptueuses, et même exaspérées (\Nalleau, Gustave
Moreau, Besnard) comme pour nous avertir que les
scènes représentées ne se passent pas dans le monde
réel, mais dans le monde des symboles, de la fantaisie

et du rêve.
L'art décoratif doit en grande partie sa vertu poétique
au style conventionnel que sa technique lui impose ne ;

pouvant représenter les choses que par des symboles, il


est plus qu'un autre obligé de faire appel à l'imagina-
tion. «

L'effet poétique d'une œuvre d'art pourra tenir en


core au caractère propre des objets représentés. En re-
produisant les spectacles de la nature qui sont le plus
capables de nous charmer ou de nous émouvoir ; en
s'inspirant de l'antique mythologie, de la légende, de
l'œuvre écrite des romanciers et des poètes, en se fai-

sant lui-même créateur de mythes et de symboles,


l'artiste agira sur notre imagination ; et son œuvre sera
poétique dans la mesure où elle présentera ce caractère
imagi natif.
Une des attitudes que l'art représente le plus volon-
tiers est celle de la méditation ; ce n'est pas seulement
parce qu'elle est noble et calme, et qu'elle peut être
longtemps soutenue ; c'est surtout pour son elTet poéti-

(jue. Par sym[)athie elle détermine chez le spectateur un


état dame analogue. La Polymnie accoudée à son socle
nous invite à rêver avec elle. Ces figures pensives, ces
yeux dont le regard se perd au delà du monde réel, ces
altitudes de mélancolie apaisent notre pensée ; libérée
64 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

du souci de la réflexion, eUe se laisse aller à la contem-


plation rêveuse. — Gomme figures analogues à celles
du rêve et nous transportant par simple contemplation
dans ce monde de l'imagination pure, je citerai certaines
compositions de Bœcklin. D'autres peintres feront tra-
vailler leur imagination sur un thème littéraire, comme
Burne Jones dans ou bien, comme Gus-
ses allégories ;

tave Moreau, ils mythes qui ont autre-


reprendront les

fois passé par l'imagination humaine oii ils se sont


chargés de poésie, et s'ingénieront à les réaliser en vi-
sions intenses, à la fois précises et fantastiques; ou bien
encore, comme KUnger en quelques-unes de ses admi-
rables gravures, ils traduiront en symboles expressifs
leur conception de la vie humaine. Ge sont là des
œuvres d'imagination, mais qui ont été composées,
sinon à froid, du moins en pleine lucidité, avec un souci
d'art et des intentions philosophiques. Bœcklin procède
autrement. Que signifient cette femme aux yeux fixes,
montée sur une hideuse licorne, qui passe dans le si-
lence de la forêt ? Et ce centaure qui tranquillement se
fait ferrer en plein village moderne, dédaigneux de

l'anachronisme? Et cette nymphe qui fuit épouvantée


dans les vagues, ce centaure marin qui la poursuit, ce
vieux triton jovial et cynique qui lui offre sa protection?
A chaque tableau ce seront de ces visions, déconcer-
tantes pour la pensée logique, mais qui dans l'hypnose
semblent toutes naturelles. Et c'est bien dans l'hypnose
commençante qu'elles doivent avoir été conçues. On ne
les inventerait pas de sang-froid. Ge sont de ces choses
comme on en voit en songe, images fantasques qui se
forment spontanément dans le cerveau un peu conges-
tionné et lourd de rêverie. Ge sont des rêves transportés
sur la toile, avec l'étrangeté radicale qui caractérise les
LA FOKSIK DANS L'A HT G5

purs produiLs do rimaginalioii, et cpii est comme leur


marque de fabrique.
Pour agir sur Tiuiaginalion, l'art drauiali(jue dis-
pose de moyens exceptionnels les artifices du décor, :

les costumes, la mimique, l'aclion théâtrale, au besoin

l'orchestre et le chant, et par-dessus lout la parole


hu-
maine avec son incomparable puissance d'évocation poé-
tique. Les arts les plus divers s'unissent ainsi dans le
drame, chacun lui apportant ses moyens d'expression
particuliers : il en résulte des efl'ets pathétiques d'une
extraordinaire intensité. Si la valeur d'un art se mesu-
rait à la lorcc des émotions qu'il peut produire, l'art

<liaiiiali(ju(' liciidrait sans concurrence possible le pre-


mier rang. 11 peut agir sur l'imagination et même sur
les nerls avec plus d'énergie que ne le fera jamais le

roman ou le poème le plus passionné. Lui accorderons-


nous la mèujc primauté au point de vue de FclTet poé-
tique? Ici l'on peut hésiter. Consid(''rons d'abord ce que
j'appellerai le contenu poétique de l'œuvre, c'est-à-dire
ce que l'auteur y a pu mettre de poésie en la compo-
sant, l'^n fait, la représentation théâtrale, qui est l'achè-
vement de l'dMivre dramatique, est toujours précédée
d'une longue période de pure élaboration mentale. Avant
de faire jouer une pièce, on conuuence par l'écrire. Ln
drame est donc une œuvre littéraire, que l'on met en
scène après coup, qui peut -être n'arrivera jamais à la

rampe, et qui le plus souvent, remarquons-le, ne nous


est connue que par la lecture. Nous n'avons donc pas
besoin d'un grand elVort d'abstraction [)our nous rendre
compte de l'c^lVet (pie peut [produire le drame en soi,
indépendamment de sa réalisation scénicpie.
Ainsi considéré en lui-même et dans son contenu, le
diame est une oMivre littéraire comme une autre, où
Soin lAL'. 5
66 LA RÊVERIE ESTHETIQUE

Ton peut mettre autant de poésie que dans un roman ou


dans un poème. Si le dramaturge a Tàme d'un poète, il
donnera cette âme à ses personnages ; il en fera des
créatures idéales, tout imprégnées de grâce et de charme ,.

ou vibrantes d'émotions lyriques il leur fera dire les


;

mots magiques qui enchantent Timagination. Tout dans


son œuvre, situations, caractères, langage, pourra être
de pure poésie. Il est des drames où vraiment déborde
l'imagination lyrique: pour en évoquer des exemples
saisissants, il me suffira de prononcer les noms d'Eschyle,
de Shakespeare, de Gœthe, de Byron, de Musset, de
Victor Hugo, de Wagner, d'Annunzio. Ainsi donc, que
les fictions dramatiques puissent contenir en elles-
mêmes la plus haute poésie, cela ne peut être mis en
doute.
Maintenant demandons-nous si le drame idéal qu'a
conçu le poète gagne à être réalisé en une action scéni-
que car, ne l'oublions pas,
;
il est fait pour cela ; ce
n'est qu'à cette condition qu'il sera vraiment undrame^
et non simplement une œuvre littéraire rédigée par ca-
price du poète en forme dramatique. Voilà que ces fic«
tions, dont la simple représentation mentale nous en-
chantait, sont transportées sur la scène. Je me demande
jusqu'à quel point les décors, les costumes, le jeu de&
acteurs me rendront cet enchantement. Que l'œuvre
gagne en vie, en émotion, en plénitude et intensité
d'effet, cela est indéniable. Mais en effet poétique? J'ai
bien des doutes. 11 est rare que la mise en scène puisse
réaliser pleinement la conception du poète. Ou plutôt
elle la réalisera trop. Elle l'alourdira. personne
Il n'est
qui n'ait éprouvé cette impression, ayant lu une pièce
de théâtre et la voyant à la scène, d'être en un sens déçu.
Ce n'est plus ce que l'on rêvait.
LA l'OKSli: DANS LAHT 67

Le fait 'Jrtro incarnées en un acleiir «*)le à ces fi'j'urcs


idéales quelque chose de leur attrait ; elles ne sont plus
aussi poétiques, n'étant plus aussi imaginaires. Le co-
médien, bien qu'il soit transfiguré jusqu'à un certain
point par son rôle et que sur la scène il prenne quelque
chose de l'idéalité de son personnage, nous en présente
néanmoins une image trop précise encore, trop limitée,
trop objective quoi qu'il fasse, il ne saurait nous rendre
:

à chacun notre rêve. L'œuvre pathétique gagnera à


l'exécution intégrale. L'œuvre poétique y perdra, et
d'autant plus qu'elle sera plus poétique. Que devient
par exemple, à la représentation, le symbolisme des
drames d'Ibsen ? Quel efTet poétique peut produire le

fondeur de boulons (pii propose à l^eer Gynt de le

remettre dans la cuiller, ou la chute de Solness le con-

structeur,ou Rubeck entraînant Irène vers les sommets


glacés de l'idéal tandis que Maïa portée par son rude
compagnon redescend vers la vie!* Ce sont là des méta-
phores qui représentées idéalement garderaient le sens
symbolique qu'elles avaient dans l'esprit du dramaturge,
mais qui figurées sur la scène et prises au sens réel
déconcertent le spectateur par leur bizarrerie. Que reste-
t-il, dans la mise en scène la plus ingénieuse, de la

féerie desdrames wagnériens ? Des tableaux rêvés


par le dramaturge à ceux qui nous sont réellement
présentés, il y a un déchet elTrayant*. La moitié du
i'ausl de Gœthe, la plus poétique, est injouable. Il se
trouve donc que si le dramaturge s'est laissé trop libre-
ment aller à sa fantaisie, il seia tiès difTicile de réaliser

I. \oir à ce sujet les ainiisanles l)oiit;ules «le Tolsloï ((Jti'rat-cr


i}tu' l'dil, Irad. iialjx'i iiie Kamiiiskv, Ollciulorf l8i)8, p. aïo et
sui>anlcs).
68 LA REVERIE ESTHETIQUE

au théâtre ses conceptions. Il devra s^en rendre compte


d'avance, s'il est vraiment un homme de théâtre, qui
voit toujours ses personnages en scène et compose au
point de vue de l'effet scéniqae. Et cette préoccupation
tendra à limiter son inspiration. L'imagination du dra-
maturge est donc moins libre que celle du pur poète ;

elle se meut dans un champ moins vaste les exi- ;

gences de la mise en scène la rappellent à la réalité.


L'épreuve de la représentation nous fera constater
réelle

encore une chose peut-être plus grave, c'est que trop de

poésie peut nuire au théâtie, et même qu'il y a dans une


certaine mesure conflit entre l'effet poétique et l'effet

dramatique. Les scènes de pure poésie, qui nous


charment le plus à la lecture, risquent à la représentation
de paraître languissanteselles suspendent l'action. Le
:

drame demande du mouvement, de la passion, des


conflits d'âme, non de la contemplation et du rêve. Il
est rare qu'au théâtre les beaux vers soient en situation
et que les créatures poétiques nous semblent assez vi-
vantes. « L'art théâtral, disait Joubert, n'a pour objet
que la représentation. Un acteur doit donc avoir l'air

demi-ombre et demi-réalité. Ses larmes, ses cris, son


langage, ses gestes, doivent sembler demi-feints et

demi-vrais. Ilpour qu'un spectacle soit


faut enfin,
beau, qu'on croit imaginer ce qu'on y entend, ce qu'on
y voit, et que tout nous y semble un beau songe \ » On
ne saurait indiquer avec plus de finesse la condition

I. Pensées, titre XX, p. 260. Cette remarque pourrait être


étendue à toute représentation artistique. >on seulement la con-
vention est permise dans l'art, mais elle y est obligatoire si l'on tient
à produire un efl'et poétique. Il faut que l'on garde cette impression,
que le tableau n'est qu'un tableau, que la statue n'est qu'une statue,
et que tout cela est imaginaire.
LA l'OKSIE DANS LA HT 60

requise pour qu'une pièce de lliéàtre produise un ellct


poétique. Mais on sait aussi combien cet idéal est opposé
aux réelles tendances de Tart dramatique. La poésie
veut rillusion consciente. Le drame tend à se rapprocher
toujours davantage de la réalité et de la vie.

Dans la musique au contraire, nous allons voir la


tendance poétique devenir dominante. Il de
n'est pas
forme d'art qui lui soit comparable à ce point de vue.
iSous arriverons même, en analysant les eiTets qu'elle
produit, à constater que vraiment elle est plus poétique
que la poésie même, je veux dire que Tart des vers.
Nous nous trouvons donc en présence d'un cas éminent
auquel il f\\ut que notre définition de la poésie, si elle
est exacte, s'adapte d'emblée. Supposons eu elTet qu'elle
se justifie moins aisément dans le cas spécial où préci-
sément le sentiment poétique acquiert toute sa pureté,
répreuve serait suffisante elle serait condamnée.
:

Dans le chant, nous trouvons la musique unie à la


poésie verbale. Le seul fait de celte union, si intime
(ju'il en résulte une œuvre d'une homogénéité parfaite,

prouve entre les deux arts une singulière aflinité de na-


ture. Ce n'est pas seulement par la forme qu'ils se res-
semblent, par la comuuino recherche de l'harmonie
sonore, par l'aisance avec laquelle ils s'adaptent aux
mêmes rythmes c'est bien par le fond et par leur
;

essence intime. Il serait ahsolumenl impi^ssibie de


mettre en musicjue une ligne de vraie prose, par
exemple l'énoncé d'un ihéorèiue de géométrie des vers :

un peu prosaïques se laissent dillicilement chauler: les


beaux vers semblent appeler ileux uu'mes, pour déve-
lopper toute leur poésie, l'expression nmsicale. Il y a
donc affinité entre la poésie verbale dans ce (pifile a de
|)lus {)oéti(jue, et la musique^ dans ce cpi'elh^ a de phi<
70 LA REVERIE ESTHÉTIQUE

musical. Les deux arts se rejoignent dans leur plus


haute expression. En s'unissant à la poésie verbale, la mu-
sique donne, à tous les sentiments qu'exprime la parole,
sa résonance profonde et prolongée elle donne à la ;

voix humaine une richesse de timbre, une variété d'into-


nations, une vibration, une ampleur, une puissance à
laquelle ne saurait atteindre le simple parler : elle aug-
mente d'une façon étonnante la valeur expressive de
chaque mot prononcé. En même temps, par son charme
propre, par l'harmonie dans laquelle elle nous enveloppe,
elle nous amène rapidement à une sorte d'extase et
d'ivresse lyrique dans laquelle notre imagination est
prête à réagir d'une manière intense à toute suggestion
verbale. Dans detelles dispositions physiques et mo-
rales, les images surgissent d'elles-mêmes, et prennent
le charme de la mélodie qui accompagne leur évocation.
On s'explique ainsi que le vers chanté produise un effet
poétique que la simple lecture ne lui donnerait pas.
la musique n'a pas besoin de l'aide de la pa-
Mais
role pour exprimer ce qu'elle veut nous dire. Livrée à
elle-même, par ses propres moyens, elle peut évoquer
des images. A ce titre elle a droit d'être comptée parmi
les arts représentatifs.

Elle nous suggérera, par le moyen des sons, des


images sonores. L'imagination auditive en effet joue un
certain rôle dans la perception des sons eux-mêmes.
Quand par exemple un instrumentiste veut nous faire
entendre une note déterminée, ce que nous percevons,
c'est moins le son réellement émis que la sonorité idéale
qu'il a la prétention de représenter ;
pourvu que l'exé-
cution ne soit pas décidément trop défectueuse, nous
nous contentons d'un à peu près dans la représentation ;

nous rectifions mentalement la note, de même que lors-


LA POKSIK DANS L'A UT 71

•qu'on nous parle une langue qui nous est très familière,
nous suppléons par la pensée aux défauts de léniission
vocale, et croyons entendre intégralement des mots dont
on ne prononce que la moitié. C'est cette sorte de resti-
liition mentale qui nous permet d'entendre avec plaisir
un un instrument un peu faux'. Même
air joué sur
phénomène pour toute imitation musicale.
se produit
Il nous sulïU de reconnaître le son que la musique veut

imiter pour nous imaginer que nous le percevons vrai-


ment l'image sonore que Ion veut nous suggérer est
:

tellement présente à notre esprit, qu'à peine nous aper-


cevons-nous de Finsuffisance de l'imitation. Le musicien
pouria donc dessiner des images sonores d'un trait
musical aussi bref, aussi sommaire, aussi conventionnel
que la ligne par laquelle le dessinateur représente une image
visuelle notre imagination complète celte figure schéma-
;

tique, la remplit de ses représentations, et nous fait appa-


raître l'image intégrale de l'objet. C'est ainsi que la musi-
que représente sans les reproduire tout à fait les bruits de la
nature, les nmrmures de la forêt, le chant des oiseaux,
le rythme des vagues, le sifïlement du vent, le tonnerre,
le grondement du canon, le tintement des cloches, les
accents d'une voix joyeuse, irritée ou plaintive. On a
beaucoup discuté sur la légitimité de ces imitations.
Quelques esthéticiens sévères n'y veulent voir qu'un
divertissement puéril. Je crois qu'à la critiquer ainsi ils

perdent leur temps. En fait les plus grands nuisicicns,


dans des œuvres très sérieuses, l'ont pratiquée. L'imi-
tation musicale est possible, nous y prenons plaisir et
nous sommes libres. Il n'est donc pas probable que

I. V. l'uni \{i>\,L!iiseiij'icinent raliinncl de la innstijne , A. -II. Simon.


Paris 187."),
PI».
l'ji cl 12.<.
72 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

nous y renoncions jamais. Quand elle ne serait qu'un


jeu, l'art a droit au caprice. Tout ce que l'on peut lui
demander, c'est d'être discrète, et plus symbolique que
littérale. Mais il serait tout à fait injuste de mécon-

naître ce qu'il y a de poétique dans ces réminiscences


de la nature qui passent de temps à autre dans la mu-
sique instrumentale.
Avec ces images sonores apparaîtront en même temps,
évoquées par association d'idées, les images visuelles
correspondantes. Ainsi une imitation même très discrète
du bruit rythmé des vagues qui battent une falaise nous
les fera voir, glauques, écumantes, bondissant à
l'assaut des rochers. Nous ne pouvons entendre
une marche funèbre sans nous représenter des images
de deuil. Le timbre de certains instruments agit sur
l'imagination visuelle d'une manière spéciale. « Les
masses d'instruments de cuivre, dans les grandes sym-
phonies militaires, éveillent l'idée d'une troupe guer-
rière couverte d'armures étincelantes, marchant à la
gloire ou à la mort^ » La harpe éveille des idées de
triomphe, de gloire et de splendeur. Les sons de la <(

région aiguë ont un éclat cristallin et rayonnant, qui


évoque à l'esprit l'idée de fêtes brillantes, de banquets
magnifiques inondés de lumière, ou qui transporte notre
imagination dans le monde gracieux de la féerie-. » Le
cor est un instrument essentiellement poétique. « Au-
cun instrument peut-être n'agit aussi puissamment sur
la fantaisie de l'auditeur. Les sons du cor transportent

1. Berlioz, Grand traité d'instrumentation et d'orchestration mo-


dernes, p. i38.
2. F. -A Gevaert, Nouveautraité d'instrumentation, Lemerre i885,
p. 93.
LA POESIE DANS L'AHT 73

Tcspril au loin, dans les libres espaces, au sein des


vastes forêts, sous Tombrage des chênes séculaires, ou
dans les pays charmants du rêve et de la féerie, aux
bords des claires fontaines où Ton entend par les belles
nuits d'été résonner les notes mystérieuses du cor
d'Obéron * ».

Telle peut être la puissance de la suggestion musi-


cale, fpie les images secondaires passent au premier
pl;m de la la mu-
conscience, et nous fassent oublier
sique même; nous ne l'entendons plus que d'une oreille
distraite, comme un accompagnement à notre rêverie;
ou bien encore nous la faisons entrer dans notre songe,
dans lequel elle se fond et se transforme. Ainsi le dor-
meur qui rêve de batailles pendant que la pluie fouette
les vitres perçoit ce bruit sans en avoir consience ; il

Tutilise en quelque sorte pour donner plus d'intensité à


ses représentations ; et ce qu'il croit entendre réellement,
c'est le crépitement de la fusillade.

Jamais bien entendu ces suggestions de la musique


n'auront la netteté que peut avoir une description ver-

bale. La musique purement instrumentale ne doit même


pas chercher à suggérer des imagos tro[) précises. Klle
n'y réussirait que très dillicilement, et pour l'avoir
tenté risquerait d'être obscure. On peut dire que tou-
jours, dans la musique descriptive à prograuune précis,

quelque chose des intentions du musicien échappe à


l'auditeur. Le mal ne serait pas très grand si la com-
position, abstraction faite de toute intention descrip-
tive, restait assez musicale pour intéresser par elle-
même. Mais cela précisément n'est possible que si

l'auteur s'est abandonné à son inspiration sans chercher à

I . Ibid., p. aïo.
74 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

rendre avec précision telle ou telle image, c'est-à-dire

s'il n'a pas suivi un programme trop déterminé. S'il a


voulu représenter formellement quelque chose, voilà
des intentions, étrangères à la musique pure, qui inter-
viennent dans son inspiration intentions qui peuvent ;

donner à l'œuvre plus de richesse et d'intérêt si elles


sont comprises, mais qui troublent et inquiètent l'au-
diteur si elles ne le sont pas. On ne se laisse plus aller
à ses impressions. On sent bien que cette musique a
des prétentions symboliques, qu'elle veut dire quelque
chose, mais quoi ? Le sens échappe et si l'on renonce ;

à le chercher, l'œuvre, prise au sens propre, écoutée


comme de la pure musique, paraîtra bizarre et incohé-
rente. La musique descriptive devra donc se contenter
d'entraîner l'esprit de l'auditeur dans une certaine di-
rection, en laissant toujours à la fantaisie individuelle
un certain jeu. Dans V Amiante de lasymphonie pasto-
rale, il n'est pas douteux: d'abord que Beethoven n'ait
voulu donner à sa scène musicale un caractère repré-
sentatif; il l'a bien située mentalement au bord du ruis-
seau, et je puis ajouter en toute certitude, d'après le
caractère de la phrase mélodique qui donne son accent
à toute la scène, dans la profondeur des bois. Mainte-
nant s'est-il proposé cette gageure puérile, de figurer
aussi exactement que possible, par le moyen des sons,
un tableau déterminé? Ce serait lui faire injure, car ce
serait supposer qu'il n'était ni musicien, ni poète. Nous
devons concevoir tout autrement, et l'état d'âme dans
lequel il a composé son œuvre, et la nature des sug-
gestions qu'il veut nous donner. Il s'est transporté en
imagination, comme fait le poète, au sein de la nature ;

il a prêté l'oreille au chant des oiseaux, à leur appel mé-


lancolique, aux rumeurs profondes de la forêt ; il s'est
LA POKSIE DANS L'ART 75

rappelé ses rêveries de promeneur solitaire ; il a recueilli


on lui-mrme, pour s'en pénétrer davantage, toutes les

émotions qu'il en avait rerues. Et librement, pendant


que passaient en lui ces images d'allégresse ou de mé-
lancolie, il a chanté. Et de lui-même, parce que son âme
était toute musicale, ce chant intérieur s'est mis en
harmonie avec ces images. Il n'a voulu rendre ni le
murmure du ruisseau, ni les rides légères qui passent
à sa surface mais la mélodie qui s'est alors présentée
;

spontanément à son esprit était celle que Ton peut con-


cevoir, en pensant à ces choses elle était inspirée de
;

ces rêveries, et elle les inspirait aussi, tantôt subor-


donnée, tantôt dominante, en sorte que parfois les rémi-
niscences de la nature affleurent en quelque sorte dans
la com[)osilion, que parfois elles s'effacent pour faire
place à la musique pure. Qui pourrait déterminer le

lapport qui s'établit entre ces images poétiques, fuyantes


et mobiles, et le chant qui les accompagne? Il doit être
;nissi variable que celui qui s'établit dans la parole
émue, par exemple lorsque nous décrivons un spectacle
émouvant auquel nous avons assisté, entre la pensée que
nous voulons exprimer et les intonations de notre voix ;

tantôt ces intonations répondent à l'émotion que nous


avons éprouvée, tantôt par une sorte dé mimique sym-
bolique elles se font semblables aux objets dont nous par-
lons, elles en figurent de quelque manière le mouvement,
la grandeur, le caractère et jusqu'à la forme même. Il

ne faut donc pas se demander si tel ellet musical ex[)rime


le nnroilement de ou son murmure, ou l'impres-
l'eau,
sion que nous en recevons il exprime un peu de tout
;

<'ela, parce que tout cela était présent à l'esprit du mu-

.sicien au moment de l'inspiration.

Il doit en être de même dans une description nuisi-


76 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE
cale quelconque. Si elle est vraiment musicale, elle ne
reproduira littéralement aucun des bruits que nous
pouvons percevoir dans la réalité, la caractéristique de
ces bruits étant de n'être pas musicaux elle les trans-
;

posera elle ne nous en présentera qu'un équivalent.


;

Et de même, ce sera par une transposition symbolique,


par de véritables métaphores qu'elle représentera l'ap-
parence visible des choses. Ce qu'elle nous fera perce-
voir en réalité, ce ne seront jamais que des notes, des
accords musicaux, des mélodies et de l'harmonie, en un
mot de la musique pure. Cette musique sera toujours
de quelque manière en correspondance avec les visions
qui l'ont inspirée. Mais le seul rapport constant que
Ton puisse exiger entre ces deux termes, le seul d'ail-
leurs qui naturellement s'établisse, c'est un rapport
d'harmonie. —
Maintenant, que se passera-t-il dans
l'esprit de l'auditeur, quand l'œuvre ainsi composée
lui sera soumise ? Ici le mouvement psychique s'opère

en sens inverse. Le compositeur allait de l'image au


motif musical l'auditeur devra aller du motif musical,
*
;

qui seul lui est donné, à l'image. Il a peu de chances


pour la retrouver exactement telle que le compositeur
l'avait conçue. Que cela ne nous tourmente pas. N'es-

sayons pas de deviner. La musique a bien autre chose


à faire que d'exercer notre sagacité. Laissons-nous

I. Wagner a observé sur lui-même ce procédé de composition.


Au du prélude instrumental qui accompagne l'apparition d'Eisa
sujet
sur le balcon, au deuxième acte de Lohengrin, il écrit à son ami
Uhlig :« Je me suis rendu compte en revoyant ce passage de la
façon dont les thèmes se forment en moi; ils se rattachent toujours
à une apparition plastique et se conforment au caractère de celle-ci.»
Cité par Maurice Kufleralh. Le théâtre de R. Wagner. Lohengrin,
Paris, Fischbacher, 1891, p. i34.
LA POESIE DANS LAHT 77

aller, sans nous imposer aucun efTort de pensée, à


la simple contemplation. Ecoutons cette phrase musi-
cale qui nous enchante comme nous écouterions le

bruissement du fouilla;.^e, sans plus nous pn'occuper de


lui trouver un sens. D'elle-même la pente de la rêverie
entraînera notre imagination dans le sens voulu. Les
images qui spontanément nous apparaîtront se mettront
en accord avec la mélodie elles en prendront Tallure,
;

le caractère, la teinte sentimentale ; et il se trouvera que


sans l'avoir cherché nous nous représenterons des scènes
de la du moins analogues à
nature, sinon identiques,
cellesque le musicien avait conçues. Nous sommes ainsi
entrés dans son œuvre plus profondément que nous
n'aurions fait, si nous nous étions appliqués à l'inter-
préter: nous en avons retrouvé l'intime poésie.
On s'expliquera de la même manière comment la
musique arrive à représenter des sentiments complexes
tels fpie l'espérance, le regret, le désespoir, la fureur,
la haine ou l'amour.
Par les mêmes procédés qui lui servent à décrire les

scènes de la drames de la vie


nature, elle évoquera les
intérieure.Le compositeur, pénétré du sentiment qu'il
veut exprimer, et se donnant l'intense représentation
de la scène morale qu'il veut décrire, se laissera sim-
plement aller à l'inspiratii^n musicale ; il ne cherchera
pas des accords qui signiiienl qu'il éprouve celte émo-
tion, mais des accords qui soient en harmonie avec elle
et qui la lui rendent ampliliéc de leur expression. Tous

les mouvements de la passion qu'il éprouve pour son

compte ou qu'il prête à son personnage imaginaire,


élans ou prostrations, tensions et détentes, auront leur
contre-coup dans le tracé de sa phrase mélodique ; ils

s'\ ins( riroiil comme dans un ^Ma[>ln(jne ; il> délernn-


78 LA REVERIE ESTHÉTIQUE

neront les intonations de ce chant intérieur, thème ini-


tial, toujours improvisé, qu'ensuite on développe à
loisir. L'auditeur à son tour, s'il a lui-même une âme
passionnée en qui ces accents pathétiques doivent trouver
un écho, éprouvera par contre-coup des émotions ana-
logues ; et ce sont celles-là que la musique lui semblera-
exprimer.
Nous avons à chercher enfin quel état d'àme corres-
pond à l'audition de la musique purement musicale, de
de figurer quoi que ce soit, et
celle qui n'a l'intention
nous simplement percevoir des formes sonores en
fait

dehors desquelles nous n'avons rien à nous représenter.


Elle est poétique, elle aussi. Elle peut l'être à un
degré éminent. aucun poème, aucune
Je ne sais si

œuvre d'art, aucun spectacle de la nature donne une


impression de poésie comparable à celle que produisent
certaines œuvres musicales, dont pourtant il serait im-
possible de dire ce qu'elles représentent ou ce qu'elles
expriment. Ivoire théorie psychologique semble ici se
trouver en défaut. Nous nous trouvons en présence
d'une œuvre d'art à la perception de laquelle ne semble
s'ajouter aucune rcAerie, et pourtant elle est poétique.
A quel titre, et j'allais dire de quel droit l'est-elle?
La musique non descriptive a déjà cela de la rêverie,,
qu'elle ne fait aucun appel à la réflexion. Rien ici à
interpréter, rien à expliquer. On parle bien d'idées
musicales ; ce n'est qu'une façon de parler, assez défec-
tueuse d'ailleurs ces prétendues idées ne sont que des
;

thèmes musicaux, des formes sonores, qui n'ont avec


une conception intellectuelle aucune analogie. Après
quelques instants d'audition, la pensée, comprenant
qu'elle n'a rien à faire ici, se désintéresse de ce qui se
passe; elle s'accorde un répit, et s'endort. On entre dans
LA l'oKSlK DANS LA HT 71>

l'état purement contemplatif. On assiste au dédié des


images sonores. Et ce défilé, lent ou précipité, a tou-
jours quelque chose d'émouvant, de pathétique. Car la
nnisique non desrri[)tivo o<[ néanmoins expressive. Klle
l'est puissaninuMit et constamment, au point qu'il n'csl

j)as un accent de la mélodie, pas un accent rvthmirpie,

pas un accord qui ne corresponde à une nuance d'émo-


tion particulière.
(( La musique, dit Taine, a cela d"e\cpiis qu'elle
n'('veille nous des formes, tel paysage, telle
pas en
physionomie d'homme, tel événement ou situation
distincte, mais les états de l'àme, telle nuance d'allé-
gresse ou de mélancolie, tel degré de tension ou d'aban-
don, la plus riche plénitude de sérénité ou une mortelle
défaillance de tristesse. Toute la population ordinaire
d'idées a été balayée, il ne reste que le fonds humain,
la puissance infinie de jouir et de souiïrir, les soulè-

vements et les apaisements de la créature nerveuse et


sentante, les variations et les harmonies innondjrables de
son agitation et de son caliue'. » Tels sont bien les sen-
timents dont nous afiecte immédiatement la musique.
Mais agissant à ce point sur la sensibilité, comment
n'exercerait elle pas indirectement une action sur
l'imagination Conmient, nous trouvant dans cet état
?

de détente intellectuelle si favorable au rêve, et par


surcroît vibrants, émus, ne réverions-nous pas? Ce
ne sera rien de précis. Mais il est impossible que ces
accents pathétiques n'éveillent pas en nous des espoirs,
des désirs, des regrets, des nostalgies, cpii comme tous
nos sentiments tendront à s'épanouir en souvenirs et
en images. Cela bien entendu n'est pas obligatoire.

I. \ ic et <>[titii<tns (le M. h'rctlêric- Thomas (iroiiulorye, cli. x\iv.


«0 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

Nous avons parfaitement le droit de prendre la musique


au sens propre, d'en goûter la facture, l'élégance, la
beauté, l'expression purement musicale, et de ne pas
nous dépenser à son sujet en émotions ou rêveries sup-
plémentaires. Mais nous appellerons au contraire ces
émotions de tout notre cœur, si nous
et ces rêveries

sommes poètes. Nous profiterons de cette occasion qui


nous est donnée de mettre en jeu notre imagination.
Nous irons au-devant des suggestions, loin de leur ré-
sister. Nous voyons donc que la musique non descrip-
tive est éminemment poétique en ce sens que plus
qu'aucune autre elle nous incite à la libre rêverie.
nous donnera, plus
Elle l'est encore en ce sens qu'elle
que des tableaux et des statues, plus qu'une action dra-
matique, plus qu'un poème, la sensation de T imaginaire.
La musique est toute d'invention humaine; elle ne res-
semble à rien. Le trait mélodique dessine son ara-
besque, reste un instant tout entier présent à la con-
science, et s'évanouit. Des voix s'élèvent, frémissantes
et passionnées, qui ne sont la voix d'aucun être. Parfois
s'édifient de merveilleuses architectures ; l'instant d'après
elles se trouvent différentes, plus mobiles et décevantes
que les palais de Morgane. La musique nous
la fée

transporte dans un monde étrange et merveilleux, où


nous perdons conscience de toutes les réalités. Après
quelques minutes d'audition, quand elle nous a saisis
tout entiers, elle ne nous donne plus l'impression d'un
bruit réel que nous percevrions au dehors elle devient ;

intérieure et toute psychique. Elle nous fait l'effet


d'un rêve, plus riche, plus coloré, plus pathétique, plus
délirant que ceux que peuvent suggérer le haschich ou
la fièvre.

Je me souviens de m'être un jour trouvé dans cet état


LA POESIE DANS L AHÏ 81

d'esprit, criinc manière bien caractérisée, au cours d'une


audition musicale. Ce jour-là s'était produit ce phéno-
mrne bien connu, cette émotion intense qui parfois
prend im auditoire et revient aux exécutants, dont le
jeu devient plus expressif encore : alors TefTet est incom-
parable. On ne voit plus rien. La foule pressée sur les

gradins, les instruments, la salle, le scintillement des


lustres, tout disparaît. Seule, la grande voix de l'or-
clicstre s'élève comme d'elle-même, et plane dans le

silence absolu. J'étais donc perdu dans cette extase.


A quoi pensais-je ? A rien je crois. C'était un état de

pure contemplation musicale. Mais pendant que je me


laissais ainsi aller à celte contemplation, peu à peu, je
m'en suis rendu compte après coup, mon attention
acbevait de se détendre je ne m'appliquais même plus
;

à percevoir les lormes sonores ; les sons, ne m'atTectant


plus que comme sensation, devenaient eux aussi un
simple état de conscience. Et tout à coup je revins à
la réalité. Qui m'y avait ramené? Peut-être un incident
extérieur, un bruit insolite, une sensation de gène pby-
si(|uc duc à imc immobilité prolongée peut-être un ;

retour spontané de l'actiNitê mentale, comme lorscpi'on


se réveille simplement parce qu'on a assez dormi. ,!e

regardai autour de moi. L'aspect de la salle, à ce mo-


ment, était curieux. Ln millier d'êtres bumains étaient
là immobiles, les yeux fixes, en état d'bypnose, pen-
dant que de son bâton le cbef d'orcbestre, avec de grands
gestes, send)lait é[)andre sur eux le fluide nuisical.
Quelle cbose étrange que la nuisiquc 1 Vraiment je ne
sais si nous pouvons jamais nous trouver, tout éveillés,
dans un étal mental aussi voisin du rêve [UDpremenl
dit que dans l'audition nuisicale. I^nlin ce; rêve est estbé-

ti([ue de sa nature; il l'est par obligation, il ne peut pas


SoiKIAU. C
82 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

ne pas Fetre. La musique en effet se meut dans Fhar-


j

monle ; elle n'emploie que des combinaisons sonores !

qui présentent par elles-mêmes un caractère de beauté. '

La matière première qu'elle met en œuvre, le simple son ;

musical est déjà quelque chose d'esthétique chacune


; i

des notes dont se compose une mélodie est en elle-même


un pur accord dans son émission même il y a de l'art.
;

Une ligne peut être dépourvue de beauté un motif ; !

musical ne le peut pas. Ainsi la musique est esthétique i

par essence. Je ne parle pas seulement de la grande ;

'

expression pathétique qui sort de l'ensemble d'une


œuvre donnée ; mais dans le détail, dans chaque me- ;

sure, dans chaque accord, il y a une beauté d'exprès- ;

'

sion. Dans les belles œuvres musicales tout concourt


'

à porter l'impression de poésie à son plus haut degré.


Certaines symphonies doivent compter parmi les plus \

beaux rêves que l'homme ait jamais conçus.


CHAPITRE V

LA POÉSIE LlTTÉUAllŒ

,FFEÏ SI R L IMELLK;E>CE.

Nous cunsldérerons enfin une œuvre lilléraiie, et cher-


lierons à nous rendre compte de ce qui se passe en nous
au cours de notre lecture.
Quand je lis une page de prose prosaùjuc . mon oprit
travaille. Je cherche à comprendre les phrases, à m'as-
similer les idées. Alors même cpie Ton me parlerait de
choses concrètes qu'il faut que je me représente (des-
cription d'une machine, récit d'un fait historicjue, etc.),
je me sers de mon imagination pour me figurer les
choses dans leur réalité. Jusqu'au terme de ma lec-
ture, j'ai gardé ma pleine lucidité d'espiil.
Même elTet si je lis des vers d'un caractère technique,
didactique, philosophicpie, de ceux en un mol où l'au-
teur s'est pntposé (re\|)rinier des idées. Je puis les lire
avec intérêt, admirer leur ingéniosité, leurs (pialités de
facture, la justesse, la profondeur d.^ la pensée. Us
peuvent exciter mon intelligence : mais en fait, et pour
84 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

cette raison même, ils ne me donnent à aucun degré


l'impression de poésie.
Je dois faire encore à ce sujet une remarque dont on
verra tout à l'heure l'utilité : c'est que le sens d'une
phrase abstraite et prosaïque est conçu par un acte très
rapide de l'esprit et comme dans un éclair. On peut
rester quelque temps avant de comprendre mais dès ;

que l'intellection se produit, c'est une illumination


brusque, instantanée. C'est que de telles phrases nou&
donnent seulement une idée des choses, et l'idée a cette
particularité, de ne pouvoir séjourner dans l'esprit elle ;

ne peut que passer elle est le moment de l'apcrcep-


;

tion.
Soitau contraire une œuvre poétique. L'allure
qu'elle donnera à ma pensée sera toute différente.
Je prendrai à dessein mes exemples dans des œuvres
très connues, que chacun ait présentes à Tesprit et sur
lesquelles il soit facile de refaire l'expérience.
J'ouvre la Légende des siècles. Je relis le Petit roi

de Galice :

Ils sont là tous les dix, les enfants d'Asturie.


La même alFaire unit dans la même prairie
Les cinq de Santillane aux cinq d'Oviedo.
C'est midi les mulets, très las, ont besoin d'eau.
;

L'àne a soif, le cheval soulîle et baisse un œil terne,


Et la troupe a fait halte auprès d'une citerne.

Quand je commence à lire ces vers, ma pensée est lu-


cide, mon attention excitée. Il me faut interpréter ce
texte,comprendre ce que le poète veut dire, me mettre
au courant de la situation. Je suis encore moi. J'ai con-
science d'être dans ma chambre, un livre en main. Je
vois la page imprimée. J'articule en moi-même les
mots que je lis. Mais bientôt la suggestion poétique
LA POÉSIE LITTÉKAIHE 8.^

tend à se produire. Des images m'apparaissent, encore


vagues et indécises :

Vers le Nord, le troupeau des nuages qui passe,


Poursuivi par le vent, chien hurlant de l'espace,
S'enfuit, à tous les pics laissant de sa toison.
Le Gorcova remplit le fond de l'horizon.

Mais je m'enfonce davantage dans ma lecture. L'in-


térêt dramaticpie du poème devient plus intense ; la

suggestion opère avec plus de force :

Alerte! Un cavalier passe dans le chemin.


C'est l'heure où les soldats, aux yeux lourds, aux fronts blêmes,
La sieste finissant, se réveillent d'eux-mêmes.
Le cavalier qui passe est habillé de fer ;

Il vient par le sentier du côté de la mer ;

Il entre dans le val ; il franchit la chaussée ;

Calme, il approche...

A partir de ce moment, le cours de ma pensée est


décidément orienté dans le sens de la rêverie et ce mo- ;

ment précis, que Ton pourrait marquer dans toute œu-


vre d'imagination, est celui où le lecteur éprouve, pour
un des personnages mis en scène, une émotion sympa-
thique. Jusque-là, on pensait, on imaginait volontai-
rement. A partir de ce moment, on est pris, saisi, en-
traîné. On entre dans l'état second, dans une sorte de
transe, où l'on devient docile à toutes les suggestions.
Nous nous plaçons au point de vue de ce personnage.
Nous voyons de ses yeux, et avec la netteté que l'émo-
tion donne à nos représentations, les événements qui
vont se dérouler. Ces images visuelles, les premières
apparues, vont amener les autres à leur suite. Quand
s'engagera la scène épique, héro'ique, où Roland, seul
contre cent, tranchera de ses grands coups d'épée
86 LA REVERIE ESTHETIQUE

géants et bandits, je n'aurai plus conscience de me la


figurer, je croirai la percevoir. Qu'elle soit merveilleuse^
invraisemblable, peu importe maintenant, puisque j'y
assiste! J'entends les chocs d'armure, lesgémissementSy
les clameurs de la bataille.

Durandal, à tuer ces coquins s'ébréchant,


Avait jonché de morts la terre, et lait ce champ
Plus vermeil qu'un nuage où le soleil se couche ;

Elle s'était rompue en ce labeur farouche ;

Ce qui n'empêchait pas Roland de s'avancer ;

Les bandits, le croyant prêt à recommencer.


Tremblants comme des bœufs qu'on ramène à l'étable,.
-A chaque mouvement de son bras redoutable,
Reculaient, lui montrant de loin leurs coutelas ;

Et, pas à pas, Roland, sanglant, terrible, las,


Les chassait devant lui parmi les foudrières ;

Et, n'ayant plus d'épéc, il leur jetait des pierres.

Longtemps encore après que la lecture est terminée^


on hante de cette tragique vision, d'autant plus
est
obsédante qu'elle reste inachevée. Elle subsiste au plus
profond de nous-mêmes alors même que nous n'y pen-
sons plus, comme une chose réelle quand nous en dé-
tournons les yeux.
La poésie, avons-nous remarqué, n'est pas inhérente
à la forme du vers. Nous aurions pu tout aussi bien en
demander des exemples à la prose. Il est des pages de
J.-J. Rousseau, de Chateaubriand, de Guyau, de Loti,^
de Mct'terlinck, qui ont un charme comparable à celui
des plus beaux poèmes.
Veut-on des exemples de la suggestion portée à son
degré le plus intense.^ C'est dans l'épopée en prose,
dans le roman que nous en pourrions trouver. Pour des
raisons diverses sur lesquelles nous aurons à revenir, la
prose peut ébranler l'imagination plus fortement encore
LA l'OKSIK MTTKMAIHK 87

fjiic le vers. La lecture d'un roman peut déterminer en


nous de véritables haliurinalions. Nous ne vivons plus
de notre vie propre, mais de la vie des personnages
dont nous suivons rexistence aventureuse. Nous souf-
Irons de leur soulTrance, nous nous épouvantons de
leurs terreurs, nous aimons de leurs amours. Nous les
voyons agir devant nous, et pourtant nous sentons que

nous sommes en eux, comme dans notre double,


comme dans un Moi qui nous Notre serait extérieur.
rêverie prend absolument les caractères du songe nous ;

sommes aussi étrangers aux réalilés extérieures, aussi


isolés dans nos représentations que nous pouvons Tétre
dans le sommeil le {)lus profond. Et de lait, sommes-

nous vraiment éveillés? Il me semble j)lutôt que nous


entrons dans un état d'iiypnose, accom[);igné de sensa-
tions assez particulières cpii montrent que quelque
chose dans les fonctions physiologiques du cerveau est
modifié: c'est dans une sensation de tiédeur un
la tète

peu fiévreuse et pourtant agréable c'est une allure par- ;

ticulière des images qui se présentent par tableaux


l(»ut faits, comme des iiufujcs coloriées que Ton regar-

derait et non comme de simples représentations. C'est


à un degré à peine atténué ce qui se produit dans la
somnolence d'une lourile après midi d'été, (juand sans
fiMiner tout à fait les yeuv on s'accorde quelques mi-
nutes de rêvasserie ou bien en \vag(~)n, dans cette sorte
;

d'excitation cérébrale un [)eu troul)le (pie cause la tré-


pidation du train, dans cette demi-fièvre qui brouille
et accélère les assdciations d'idées, qui fait apparaître et
disparaître bruscpiement les images, « comme si Ton
avait secoué la boîte à ^«(Ul^enirs de Tespiit '
» ; ou bien

i. André Chcvrillun, Daiu ClntU'. IlacliolU'. iS()i. |>. \'\vt.


88 LA REVERIE ESTHETIQUE
encore au coin du feu, après une longue marche par la
pluie et le vent, quand on s'engourdit dans le bien-être
de la réaction physique, et que Tafflux: du sang au
cerveau fait reparaître en demi-hallucination les sou-
venirs de la journée. Tel est bien FefTet des romans,
surtout lorsqu'il s'agit de ces récits merveilleux qui ont
déjà par eux-mêmes l'allure du rêve les Mille : et une
nuits, Cyrano de Bergerac aux pays du soleil, Gulli-
ver à Lilliput, les Contes fantastiques d^Hoffmann, An-
dersen, E. Poe, Rudyard Kiphng ! Visions hallucinan-
tes qui nous font entrer si profondément dans le monde
imaginaire, qu'il nous faudra un effort presque doulou-
reux pour revenir à la réalité. Pendant que nous som-
mes ainsi hypnotisés, qu'un incident quelconque, une
sonnette qui tinte, une voix qui nous interpelle, nous
tire brusquement de notre rêve nous avons ce regard
:

effaré du dormeur qui se réveille en sursaut. Nous con-


sidérons avec stupeur les objets qui nous entourent, ne
les reconnaissant plus. Nous revenons de si loin !

Nous avons étudié l'effet de la poésie dans des formes


assez variées pour pouvoir en déterminer la nature.
Nous voyons d'abord que dans la lecture d'une œu-
vre poétique, notre esprit est plus actif qu'il ne le croit
lui-même. Il nous semble que toute notre activité se
réduit à la contemplation des images qui nous seraient
présentées toutes formées dans l'œuvre même. C'est en
effet de cet acte de vision intérieure que nous avons
surtout conscience ; mais le meilleur de notre activité
est consacré à la formation même de ces images. Elles
sont en effet notre œuvre. Nous les attribuons au poète
lui-même, parce que c'est lui qui les a le premier inven-
tées nous nous tigurons même, par une illusion pres-
;

que irrésistible, les voir dans le texte que nous avons


LA POESIE LITTERAIRE 89

SOUS les yeux, comme si elles en faisaient partie inté-


grante. Mais cette page imprimée n'est qu'une surface
blanche maculée de noir. Ce n'est pas là qu'est le

j)oème qui nous enchante : il est dans les pensées que


nous suggère notre lecture, et ces pensées, nous ne pou-
vons les retrouver qu'en nous-mrmes, en les concevant
à notre tour, c'est-à-dire en concevant des pensées ana-
logues à celles que l'auteur avait dans l'esprit quand
il écrivait ces lignes. Lire un poète, c'est faire œuvre
de poésie ; c'est imaginer des tableaux conformément
aux indications parfois très brèves qui nous sont four-
nies. Nous le faisons sans efTort, car l'art du poète con-
siste justement à nous épargner tout elTort il procède ;

par suggestions si délicates que nous n'en prenons


même pas conscience d'un mot, d'une inflexion de
;

^oix il sait réveiller la poésie latente dans l'Ame la plus


vulgaire. Je ne dis donc pas que nous ayons grand mé-
rite à ce travail de restauration mentale. Je constate
qu'il est bien notre œuvre, et que c'est bien dans notre
propre esprit que se déroulent toutes les phases du
poème, par une incessante création d'images qui est di-
rigée sans doute, déterminée en grande partie, mais
(jui demande pourtant une certaine initiative intellec-

tuelle.

l'^n second nous observons que d'nrilinairc la


lieu,
|)hrase poétique nenous livre toute sa signification que
|)eu à peu, souvent même après coup. Il nous laut un

("crtain temps pour entrer dans cet état de rêverie qui

caractérise la conlcnq)lation poétique. Au moment où


nous lisons un vers, nous n'en apercevons que le sens
littéral et j)uis les images a|)paraissent, en suggèrent
:

d'autres, cpii ouvrent à notre imagination des perspec-


tives illimitées. Les beaux vers ne peuvent se lire que
90 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

lentement. Il faut que nous ayons le temps cVen évo-


quer toute la poésie latente. Les plus poétiques nous font
le plus longtemps rêver. Après qu'on les a dits, on peut
faire silence ;
le poème ne sera pas pour cela inter-
rompu ; longtemps encore il continuera de se dévelop-
per en nous-mêmes par son mouvement propre; et c'est
peut-être dans cette période qu'il nous donnera l'im-
pression la plus poétique. Ainsi le tintement d'une
coupe de cristal se prolonge en vibrations d'une ex-
quise pureté, dont nous entendons encore la résonance
quand déjà notre oreille ne les perçoit plus.
idéale
Nous pouvons déterminer enfin avec quelle force une
œuvre littéraire doit agir sur l'imagination pour pro-
duire l'effet le plus poétique.
Entre œuvres purement intellectuelles que nous
les
avons citées d'abord comme exemple de prosaïsme ab-
solu, et les œuvres purement imaginatives qui détermi-
nent de véritables hallucinations, il est des degrés à
l'infini.

De ces degrés divers, quel est le plus favorable ?


Examen fait, on reconnaîtra que c'est le degré moyen,
où ne se produit que l'illusion consciente et lucide, ca-
ractéristique de l'état de rêverie.
Les poètes s'ingénient à donner à leurs œuvres les
titres les plus divers ; ce seront des Harmonies, des A oix
intérieures, des Chants du crépuscule, des Méditations,
des Contemplations : en réalité, toutes pourraient aussi
bien être intitulées des Rêveries, car elles ne son,t pas
autre chose.
» Les suggestions trop intenses nous émeuvent comme
le ferait la réalité, mais elles ne nous semblent pas
plus poétiques. Relisez un poème très dramatique,
vous reconnaîtrez que l'impression poétique se produit
LA POESIE LlTTEHAlHi: ît|

siiitout dans les Instants où l'artion se ralentit, et laisse


la pensée prendre l'attitude contemplative : par exem-
ple dans les descriptions qui servent de pause au récit.
Alors les images se développent à loisir. Rappelons-

nous quelques vers qui nous aient paru d'un charme


poéti(jue particulier nous trouverons que ce sont des
:

vers contemplatifs plutôt que dramatiques, qui ont dû


être conçus dans un état de va*ïue rêverie auquel ils

nous ramènent.
Elle voulut aller sur les ûois de la mer,
Et comme un vent bénin .-onmait une embellie
Nous nous prêtâmes tous ;i sa belle folie
Et nous voilà marcliant par le cbcmin amer.

Le soleil luisait haut dans le ciet calme et lisse


Et dans ses cbeveux blonds c'étaient des rayons d'or
Si bien que nous suivions son pas plus calme encor
Que le déroulement des vagues, ô délice !

Dos oiseaux blancs volaient alentour mollement


Et des voiles au loin s'inclinaient toutes blanches.
Parfois de grands varechs lilaient en longues branches.
.Nos pieds glissaient d'un pur et large mouvement.

Elle se retourna, doucement inquiète


De ne nous croire pas pleinement rassurés,
Mais nous voyant joyeux d'être ses préférés,
Elle reprit sa route et portait haut sa tête.

V I KL I .\ fc" , fiomauccs suns paroles

Ce sont hien là de ces visions comme on en [)eut


avoir, au cours (rime |)ai^ii)l(' traversée, en contiMuplant
la mer bleue.
De toutes les pa'^'-es MaiiiHMit p(téti([U("^ i[uc nous
avons pu lir(\ en prose ou en vers, prenons les plus
délicates, les |)lus exquises, celles qui nous donnent la
plus pure impression de poésie.
«2 LA REVERIE ESTHETIQUE

Nous constaterons, le fait est significatif, que ce sont


précisément celles où l'auteur décrit un état de rêverie.
Parfois il parle en son nom personnel, se met lui-même
en scène ; parfois il nous présente quelque personnage
imaginaire, dont il nous décrit les pensées. Dans tous
les cas les représentations auxquelles on nous convie
sont de même ordre. L'état d'âme qui estexprimé dans
ces pages, c'est bien la rêverie. On n'y voit pas la pen-
sée au travail, faisant effort pour découvrir la vérité ou
la démontrer, mais l'esprit détendu, se laissant aller à
la contemplation de la nature, au songe intérieur, au

jeu des pures représentations. Nous-mêmes, nous nous


donnons cet é(at d'âme en nous le représentant, avec
une vague conscience de ne nous en donner que le spec-
tacle. Nous faisons les mêmes songes, mais sans les

prendre tout à fait pour notre compte, puisque nous les


rapportons à un personnage imaginaire. Alors même
que l'auteur parle en son nom personnel, il n'est par
rapport à nous qu'une âme étrangère à laquelle nous ne
pouvons nous identifier qu'à deini. De là le caractère
idéal de ces pages de pure rêverie, et l'exquise délica-
tesse des impressions qu'elles nous donnent ;
en nous
qui les lisons, elles sont la représentation imaginaire
d'un état purement imaginatif : le rêve d'un rêve.

§ 2. — Valeur poétique de la pe>sée.

Mais avant d'aller plus loin il importe de nous assu-


rer que notre thèse jusqu'ici ne donne pas prise à la
critique.
Que l'imagination joue en poésie un rôle prépondé-
rant, le fait ne saurait être mis en doute. On trouvera
LA l'OKSlK LITTKIIAIHE 93

sans peine des poèmes de grande valeur littéraire qui


ne sont que des rêves au lieu qu'il serait impossible
;

de citer un seul poème fait uniquement d'idées pures


et de conceptions abstraites : s'il en de tels,
était ils

n'auraient de la poésie que la forme verbale: ils ne se-

raient que de la prose rythmée. On conçoit fort bien


une poésie qui ne mette en jeu que l'imagination, on
n'en conçoit pas qui exerce l'intelligence seule : et cela

suffit à prouver que l'image est en poésie la chose es-


sentielle, l'idée étant tout au plus de luxe. Avec une
intelligence moyenne et une imagination vive, on peut
être poète ; avec l'intelligence la [)lus lucide et la plus
forte, si dépourvu d'imagination, on devra re-
l'on est
noncer à écrire un vers. Nous pouvons aussi poser en
fait, sans crainte d'être contredits, que la poésie attirera

plutôt à elle les imaginatifs que les intellectuels, et


qu'en nous mettant à son école nous tendrons plutôt à
devenir des rêveurs que des penseurs. Mais nous sommes
allés plus loin, nous avons dit f[u'en poésie l'idée n'est
rien, que l'image est tout. Non seulement la poésie
s'adresse à l'imagination de pn'férence, mais elle est
toute dans l'elTet qu'elle produit sur l'imagination. Elle
est pure rêverie.
Celle ihèse semblera peul-êlrc trop exclusive.
De ((uel droit, nous dira-ton, restreignez-vous à ce
point la fonction du poète? Quoi donc? N'admettez-
vous pas qu'il ait des idées, et les melle dans son
œuvre? Quand il vous en apporte, les accueillerez-
vous avec défiance, comme un élément étranger à la
véritable poésie? Et réservere/.-vous voire admiration
pour le poète inctMupIel, déséquilibré, en (|iii l'imagi-
nation s'e.^^t démesurément dévelo[)pée aux dépens do
l'inlclligence ? En lait il est des poêles, de très grands
94 LA REVERIE ESTHÉTIQUE

poètes qui n'ont pas dédaigné de penser, et qui nous


donnent à réfléchir'. Il y a de fortes pensées dans Lu- '

crèce ;
il y en a de profondes dans Gœthe; d'ingénieuses
et subtiles dans Sully-Prudhomme. L'historien de la
philosophie ne saurait négliger la philosophie des poètes. ,

Ainsi votre définition, que vous avez voulu faire aussi '

large que possible, est en réalité bien étroite, au point :

de choquer les véritables amis de la poésie. !

Je suis allé au devant des oljjections. Maintenant il :

faut tirer ces idées au clair. 1

Qu'on ne se méprenne pas sur ce que je veux afiir-


mer. Jamais je n'ai songé à dire que la pensée puie ne :

jouait et n'avait à jouer aucun rôle dans l'art des vers.


Sur la part qu'il convient de lui attribuer, je n'ai pas
à me prononcer ici. Nous ne nous faisons pas tous de \

la fonction du poète le même idéal, et par conséquent j

des divergences se produiront toujours quand il faudra ]

décider si telle œuvre donnée est ou n'est pas de bonne j

et vraie poésie. Les uns demanderont au poète de la


;

I. On trouvera dans VEslhétique d'Eugène Yéron un intéressant -

plaidoyer en ce sens. 11 loue la poésie d'avoir, seule de tous les arts, :

d'exprimer directement des pensées


'

le privilège et de s'adresser
sans intermédiaire à rinlelligencc. « L'eiïort pour exprimer directe- '

ment une pensée par la sculpture ou la peinture est presque fata- ^

Icment condamné à l'insuccès. La fusion entre les deux éléments !

ne se fait pas ou se fait mal, et laisse l'impression d'une sorte de 1

placage. La poésie se prête bien plus facilement au mélange de j

l'idée et du sentiment. Elle passe de l'un à l'autre sans effort et :

souvent tire de cette union d'admirables effets. Quand le poète


j

joint aux facultés spéciales de l'artiste la hauteur et la générosité •

de la pensée, il nous paraît deux fois grand et l'oeuvre gagne à


cette impression un redoublement de puissance... Les idées, en :

somme, ont leur poésie comme les sentiments, et il n'y a pas de


raison pour que l'art néglige cette source d'émotions. » L'Esthéti-
que, Reinwald, 1878, p. 4o4. 1
LA FOESIK LITTERAIRE 93

pensée, les autres des images, les autres du sentiment,


les autres de la musique.
Entre ceux qui admirent \ ictor Hugo, ceux qui s'en-
chantent de Lamartine ou qui se délectent dans Mal-
larmé, il ne sera pas facile de s'entendre. Il est clair
que chacun, jugeant des effets que doit produire la

poésie d'après les impressions qu'il reçoit de son poète


favori, les décrira différemment. Il est des vers, tels

ceux d«' la poésie philoso[)hi(jue au xviii" siècle, qui


n'évoquent que l'idée des choses et ne s'adressent qu'à
l'entendement. A. la fin- du xix^ siècle, en France, la

poésie se charge d'images, de représentations concrètes ;

<(Tlaine école atVectera même d'en éliminer la pensée,


cl se complaira dans des séries d'images juxtaposées sans
aucun lien logique. Nous nous trouvons donc en pré-
sence d'un certain nomhre d'oeuvres de caractère très
( où l'élément pensée et l'élément image sont
lilî"'''renl,

(lo ses en toutes pmportions. Chacune a ses admirateurs,

( li la tiennent pour le type exemplaire de la poésie.

(Ihoisirons-nous entre elles, en décidant que celle-ci


représente la poésie plutôt que celle-là? Un tel choix
>erait arhitraiie. De ce qu'un idéal est le notre, il ne
s'ensuit pas qu'il soit le vrai.
Quand on voit les goûts se partager à ce point, quand
on constate de telles divergences entre esprits également
sincères, également épris du heau, on comprend que
l'on mauvaise grâce à prétendre imposer son
aurait
opinion personnelle la conciliation s'inn)ose. Faute de
:

j)ouvoir choisir entre les diverses conceptions de la poé-


sie, le psychologue les tiendra pour équivalentes.

11 l(^s étudiera toutes avec un égal intérêt aucune ne


:

<le\i;» élre exiMue de ses analyses. Nous n'avons d(^nc à


( iiIkm' dans au(Mnie qiierclle il'écolc. Nous faisons ici île
96 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE -;

non de Festhétique ration-


l'esthétique expérimentale,
|

nelle.Nous cherchons d'où vient en fait, dans une j

œuvre poétique quelconque, l'impression de poésie. Nos ;

préférences esthétiques n'ont que faire dans cette en- i

quête, et ne doivent influer en rien sur le résultat.


\

Ce que j'ai voulu dire, que la pensée pure n'a


c'est \

rien de poétique, et par conséquent qu'elle ne doit pas j


entrer dans notre définition de la poésie. i

Quand nous disons que la poésie ne s'adresse pas à -

l'intelligence mais seulement à l'imagination, on com- »

prendra que ce qu'il y a de vraiment poétique dans un \

poème, ce ne sont pas les idées, mais les images et je :


'

crois que personne ne fera difficulté de l'admettre. On :

ne nous objectera plus que certains poèmes valent aussi ;

par la pensée, et ne nous font pas seulement rêver, mais -,

encore réfléchir. Je suis le premier à le reconnaître. Je sais !

de très beaux vers qui ne disent rien à l'imagination ;

ils valent par la beauté même de l'idée mais personne


: ;

ne songerait à dire qu'ils sont vraiment poétiques


'

aussi devra-t-on être d'accord avec moi, quand je dirai ;

que cela n'est pas de ta poésie. Que le poète soit en •

même temps un penseur, rien de mieux nous ne te- : :

nous nullement, en matière d'art, à la division du tra- ;

vail et à la séparation des genres. Nous n'exigeons pas


que le poète soit uniquement poète, et le soit toupurs, <

sans répit ni défaillance, à jet continu. Etant plus varié, ;

il fatiguera moins. Etant plus complet, il produira une :

'

impression esthétique plus puissante. Tout ce qu'il


mettra d'idées dans son œuvre nous la fera davantage j

admirer ses vers en seront d'autant plus beaux mais


; : .

ils n'en seront pas plus poétiques. •


|

Toutes les observations que nous venons de faire sur


la poésie des poètes, nous les aurions pu faire aussi bien
LA POESIE LITTÉHAIHK 97

sur la poésie des prosateurs. Car elle est essentielle-


ment de même nature. Peut-être môme
nous serait-il
plus facile, sur des exemples empruntés aux prosateurs,
de faire accepter notre définition de la poésie. On est
accoutumé en effet, quand il s'agit des vers, à ne pas
considérer à part Télément spécialement poétique;
idées abstraites, images, tout cela pêle-mêle contribue à
nous donner une impression d'ensemble ; on est donc
porté à croire que tout le contenu des vers est de la

poésie. De là les confusions que nous signalions tout à


rheure, et la résistance qu'on nous opposait. Considé-
rant en bloc la manière de penser des poètes, on n'a
[)lus pour caractériser d'autre ressource que de l'op-
la

poser à manière de penser des prosateurs mais les


la ;

dilTérenccs ne sont pas très nettes on voit bien d'une ;

façon générale que la poésie agit davantage sur l'imagi-

nation ; mais qu'elle consiste exclusivement dans l'elTet


produit sur l'imagination, cela parait paradoxal et inad-
missible.
Quand au contraire on parle de la poésie des prosa-
teurs, il n'y a pas de méprise possible. Cbacun com-
prend qu'il la doit chercher spécialement dans les pas-

sages qui {)roduisent à son plus haut degré l'impression


poétique, par opposition à ceux qui ne la produisent à
aucun degré. On conçoit plus facilement que cette
poésie doit consister dans une façon de penser particu-
lière, dans un élément psychique spécial cpiil est pos-
sible de dégager, au moins par abstraction.
Nous maintiendrons donc en toute rigueur notre
lliéorie,allirmant que la poésie est faite d'imagination,
et non de pensée. Les idées peuvent vive tiès belles,
elles ne sont jamais |)oétiquos. Tout au [)lus peuvent-

elles servir connue ilinlnHluction à la [)oésie, ipiand

SOLUIAU. "7
98 LA REVERIE ESTHÉTIQUE !

elles sont de nature à frapper Timagination et à déter- ;

miner un courant de représentations concrètes souvent ; !

une réflexion s'achève en rêverie, et finit ainsi parj


prendre le caractère poétique.
L'idée générale est
si l'on veut de la poésie latente
; \

elleenferme à l'état virtuel, condensées en une brèvej


formule, une multitude d'images que nous pourrions j

développer si nous en avions le loisir. Mais c'est pré-!


cisément parce qu'elle les tient à l'état virtuel qu'elle
j

est une pure idée générale développez son contenu,


: i

ce n'est plus elle que vous concevez. La pensée réfléchie '

est une concentration la poésie est une expansion. Les'


;

deux mouvements sont inverses. Ils peuvent alterner,


ils peuvent même s'appeler l'un l'autre ; mais ils s'ex- :

cluent nécessairement. Toujours la poésie commence (

au moment oii l'on cesse de penser et de réfléchir pour i

ne plus faire que rêver. i

Je sais que pratiquement il est assez difficile, dans '

une œuvre donnée, de distinguer l'idée de l'image, la ]

conception abstraite de la représentation concrète. Dans !

presque toute œuvre littéraire, l'intelligence et l'ima- i

gination travaillent en synergie*.


Il est très rare que ;

pur; dans l'expression de la


l'idée se présente à l'état |

pensée la plus abstraite, on trouverait encore les mé- -

taphores inhérentes au langage, qui prouvent une inter-


|

vention de l'imagination ; et d'autre part, dans Tinter- :

prétation de la phrase la plus imagée, l'intelligence joue i

*i. Il est à remarquer que chez les philosophes la profondeur de ;

la pensée n'exclut nullement l'imagination. y aurait une étude


Il ^

spéciale à faire de la poésie des philosophes. Quelques-uns ont eu \

une merveilleuse imagination il y a peu de choses plus poétiques


; î

dans la littérature grecque que les mythes de Platon. Guyau, dans


tous ses ouvrages, a fait une large place à la poésie (Voir par ;
LA l'OKSIK LITTEHAIHE 90

toujours uu rolc. Il y a d'ailleurs des degrés à l'inlini


dans l'abslraction on ne saurait dire exactement où
;

elle commence et où elle finit. Il est pourtant un moyen


empirique d'opérer cette distinction. En fait l'idée est
plus engagée dans les mots que l'image elle est à peu ;

près inséparable dans notre esprit de son expression


verbale. Essayez de concevoir isolément le sens d'un
mot abstrait, votre intelligence s'y refuse. Lisez une
page de philosophie abstraite demandez-vous, sans et

articuler en vous-même aucune phrase, ce que cela veut


dire, c'est le vide mental, vous êtes impuissants à rien
concevoir. Pour une raison ou pour une autre, peut-
être parce qu'elle n'est elle-même qu'une abstraction,
peut-être parce qu'elle est pure virtualité, l'idée des choses
abstraites ne peut être réalisée dans la conscience en un
acte distinct ; elle n'est conçue qu'en fonction des mots
qui l'expriment. Il n'en est pas de même des images. Nous
n'avons que faire du langage pour nous les représenter.

Ce sont des états de conscience réels, concrets, isolables,


indépendants de toute expression verbale, au point que
n'est pas de les dégager de la parole intérieure,
le difficile

mais plutôt de trouver des mots pour les rendr(\ Nous


ne parlons pas nos rêveries. Les images passent ; et
silencieux, charmés, nous les suivons du regard. Nous
avons donc ici un signe qui nous permet d'isoler par
analyse dans une onivre littéraire l'élémcMit [)urement

exemple, <laiis Vlrréliuion de l'avenir, l'allrgorie do la liaiicée tou-


jours déçue qui tous les matins revèl sa robe blanche, ou du voya-
geur épuisé de fièvre qui suit des yeux l'onduleuse caravane de ses
frères en marche vers les pays inconnus dans la Morale sans obli- ;

ijation ni page vraiment sublime qui dans les flots en


sanction, la

mouvement nous montre le symbole du roulis éternel qui berce les


êtres). Le style de II. lîergsun est au»?îi très richemenl iujagc.
,100 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

poétique. Seules sont poétiques les pensées qui pour-


j

raient être aussi bien conçues sans le secours d'aucune 1

expression verbale. Laissez tomber tout ce qui doit être !

dit pour être pensé ; conservez ce qu'il est plus facile de \


'

se représenter que d'exprimer : ce qui restera sera


précisément l'élément poétique.
Nous disions tout à l'heure que la poésie n'est pas i

dans les livresnous comprenons maintenant à quel


; :

point elle est indépendante des mots eux-mêmes, et des '

artifices du style, et de toute forme verbale. I

'

Peut-être Schiller avait-il raison de dire r/uau point


de vue de l'art le fond n'est rien, que la forme est tout. •

Au point de vue poétique c'est tout le contraire : le fond '

est tout, la forme verbale La pensée poétique


n'est rien. !

n'est pas contenue dans le vers dans un vase comme •

dont elle prendrait la forme plus ou moins élégante ; ;

elle est simplement suggérée par le vers les mots que ;


^

le poète assemble avec tant de soin ne sont que des


signes conventionnels qu'il fera passer devant nos yeux ,

pour déterminer en nous, par réflexe psychique, cer- i

taines représentations. !

Certes on peut exiger que le poète soit passé maître


dans l'art de manier les mots ; on comprend même qu'il |

ait, plus encore que le prosateur, le souci de l'expression \

verbale, les pensées qu'il veut nous suggérer étant de i

une expression
celles qui trouvent le plus difficilement
j

adéquate. Mais nous ne devons pas oublier que la façon ;

dont l'image poétique nous est suggérée est chose après


'

tout secondaire ; les effets de style sont un moyen ;

d'expression, ils ne doivent pas être un but. \

Aussi nous garderons-nous de leur attribuer trop i

d'importance nous nous rappellerons qu'en poésie sur-


; !

tout les mots ne doivent pas attirer l'a'ttention ils sont ; ,


LA POÉSIE LITTÉRAIRE 10!

faits pour l'iro oubliés ; seule importe la qualité poétique


des représentations qu'ils nous auront suggérées, après
leur passage dans l'esprit.

g .'^. VaI.ELK l'OÉTlQl E du SENTIMENT.

Il nous reste à déterminer quel est dans la poésie lit-

téraire le rôle du sentiment.


Sur ce [)oint les avis sont très partagés. Toute une-
école littéraire se refuserait à attribuer une réelle valeur
poétique au sentiment. Elle concevrait plutôt la poésie
comme un art de pure représentation, tout objectif, dont
les sentiments personnels du poète devraient être autant
que possible exclus. C'est une vieille idée d'Aristote. Le
poète est [)ar définition un imitateur. En composant sa
fable, il doit se mettre les cboses sous les yeux le plus
exactement qu'il peut, et les décrire en termes tels, que
nous nous imaginions assister à la réalité même. Per-
sonnellement il ne doit prendre la parole que le plus ra-
rement qu'il peut ; car ce n'est point rpiand il parle en
son nom qu'il est imitateur.
Nous retrouvons ces mêmes idées dans Gœtbe. La.
mission du poète est la représentation. Cette représen-
tation est parfaite quand clic rivalise avec la réalité^
c'est-à-dire quand ses peintures sont animées par le gé-
nie de manière à faire croire à la présence des objets.
La poésie, à son plus baut degré d'élévation, est tout
extérieure. Lorsqu'elle se retire au dedans de l'Ame,
elle est en voie de déclin. Le poète se mettrait donc au-

dessus et en debors de son œuvre il animerait ses per- ;

sonnages d'une vie intense et passionnée sans se dé[)ar-


tir lui-même de son olympienne sérénité. l*our conserver
102 LA REVERIE ESTHÉTIQUE
toute sa liberté de création, pour que les produits de son
génie puissent se développer avec un calme artislique,
dans la paix et Tharmonie, il s'affranchira de toute
préoccupation pratique, il contemplera le monde d'un
œil calme et libre.
Je cherche ce qu'il peut y avoir de juste dans cette
théorie. En l'examinant, j'y vois l'exagération de quel-
ques idées justes, et finalement une méprise.
Je lui donnerais raison si elle se contentait d'aflirmer
qu'ilne faut pas abuser de la poésie subjective et du
sentiment personnel. Il est certain que trop de poètes
restent enfermés dans leur Moi, s'analysant avec com-
plaisance, épiant leurs moindres sensations pour nous
les décrire, ramenant avec une regrettable insistance la
conversation sur leurs peines de cœur et leurs décep-
tions en amour. Ces confidences intimes sont de la
poésie ; ne peuvent être toute la poésie. La descrip-
elles
tion d'un Moi est décidément un sujet trop mince. Le
poète, reclus en lui-même, n'a plus aucune occasion de
se renouveler, de se développer; il tourne dans un cercle
d'idées et de sentiments de plus en plus étroit. En
même temps qu'il se retire de nous, il nous éloigne de
lui. Quelle sympathie réelle peut nous porter vers cet

homme qui n'a pas une pensée pour nous ? Il restera


donc enfermé dans son splendide isolement, et perdra
presque toute action sur les âmes. —
Que le poète com-
mence donc par vivre sa vie personnelle que jeune il ;

chante son amour, ses désirs et ses mélancolies. Mais


cette poésie de la vingtièmeannée ne saurait lui suffire.
Qu'ensuite il lui-même. Qu'il s'aperçoive que
sorte de
les hommes existent, qu'il y a d'autres intérêts que les

siens, d'autres souffrances que les siennes. Qu'il nous


parle de nous-mêmes; qu'il s'intéresse à tous les pro-
LA POÉSIE LITTÈRAIRK 103

blêmes pour lesquels se passionne l'humanité ; ou qu'il

se fasse créateur, qu'il compose une œuvre épique ou


romanesque; qu'il donne à ces êtres de fiction qu'il met
en scène une telle intensité de vie, qu'à jamais ils res-
teront dans la mémoire des hommes, plus vivants
qu'aucun être réel. L'heure de la poésie ohjective est
venue. On a raison d'y voir un élargissement et une
forme supérieure de la poésie: jusqu'ici nous sommes
pleinement d'accord. Mais de ce que le poète s'afîran-
chil des égoïsmes du sentiment personnel, on conclut à
son impassibilité. C'est ici que commence la méprise, et

que nous devrons nous séparer. Ce qu'on ne voit pas,


c'est que si le poète se détache ainsi de lui-même, ce
n'est pas par indifTérence, c'est par désintéressement et
générosité de cœur.Ce passage à la poésie objective ne
marque pas une restriction, mais au contraire une
extension, un suprême épanouissement de la sensibilité.
Comme le disait Guyau, dans son émouvant adieu à la
poésie personnelle :

Quand on s'oublie assez soi-même


Un tait sa joie et ses douleurs ;

Les yeux tournes vers ceux qu'on aime


On n'a d'autres maux que les leurs.

L'art est trop vain, et solitaire ;

Uôver est doux, agir meilleur ;

En ce monde j'ai mieux à faire


(^ue d'écouter battre mon cœur.

Que l'amour aux autres me lie! ..


Dans le ccnur d'autrui je me perds;
— llires ou larmes de ma \ie.
Valiez vous seulement un \ors'l

I. \crs d'un philosophe. K. Vlcan, i8i)t), derniers vers.


104 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

Ce n'est pas d'un œil calme et libre que le poète con-


temple le monde ; c'est avec un intérêt passionné, avec
une large sympathie. Sa fonction n'est pas de nous
représenter les choses
telles qu'elles sont, ou telles
qu'elles nous apparaissent vues du dehors un miroir y :

suffirait. Il faut qu'il nous présente une œuvre vivante et

passionnée, qui frappe l'imagination en touchantle cœur;


i! n'y réussira pas, s'il est lui-même rebelle à Fémotion

et incapable d'aimer. L'impassibilité sied au savant,,


peut-être au philosophe. Elle conviendrait mal au poète.
J'admets encore que la poésie ne requiert pas des
émotions d'une intensité extrême. Trop poignantes,
elles nous saisiraient avec tant de force que nous ne
pourrions plus en faire un objejt de contemplation, et

que toute impression de beauté disparaîtrait. Nous sor-


tirions de la poésie, pour rentrer dans la vie réelle. Le
seul fait de composer un poème suppose un certain
calme, une possession de soi, un souci d'art, incompa-
tible avec les crises de la passion. La sensibilité indis-
pensable au poète est une sensibilité d'artiste, qui dans
ses émotions les plus sincères garde le besoin de l'har-
monie et le sens de la beauté. Certains sentiments sont
trop intenses pour se traduire en vers. L'extrême dou-
leur s'exprimera par un cri, par une plainte, par des
paroles amèrcs, par un mouvement de révolte, non par
de la poésie. C'est quatre ans après la mort de sa fiUe^
que Victor Hugo pouvait écrire les vers sublimes où
s'est exhalée sa douleur de père.

Maintenant que du deuil qui m'a fait l'ànne obscure


Je sors pâle et vainqueur,
Et que je sens la paix de limmense nature
Qui m'entre dans le cœur...

Contemplations : à Villequier.
LA POESIK LITTKRAIRK 105.

Il liillalt que sa douleur se fût apaisé(>, qu'elle fut de-

Ncnue résl^niée, et comme stagnante pour


contemplative
comporter une expression poétique.
Tout cela est vrai mais tout ce que Ton en peut con-
;

clure, c'est que le sentiment poétique ne doit [)as avoir


une violence telle, qu'il exclue la libre rêverie ou qu'il
enlève au poète tout son sang-froid. De là jusqu'à Fim-
[)assibilité, il y a loin.

Il est bien rare en somme que nos sentiments attei-


gnent ce degré d'intensité, où ils cesseraient d'être poé-
tiques. Le poète pourra même sans inconvénient dépas
ser un peu la mesure, aller au-delà de la poésie, oublier
qu'il fait œuvre d'art, et mettre tout son ccvur dans ses
vers. Ces sentiments, qui ne sont plus poétiques pour
lui, le seront encore pour nous, qui ne les éprouvons

en effet que par sympatbie, et par conséquent à un degré-


assez atténué pour [)ouvoir en faire, si intenses, si vio-
lents, si déchirants qu'ils soient, un objet de contem-
[)lation.

Nous n'avons donc aucune raison pour regarder le


sentiment avec défiance, comme un élément perturba
teur, que le poète doit autant que possible éliminer de
son œuvre. L'excès de sensibilité est un défaut rare, et
(pii d'ailleurs, au [)oint de vue poélique, n'aurait pas de

grands inconvénients. Nous craindrions beaucoup plus


la froideur, le défaut d'émotion.
Quand le sentiment décroit, l'elfet [)()éliipR' est moin-
(lie. l 11 poète qui réussirait à s'interdire toute émotioit
n aurait fait que renoncer à son moyen d'action le plus
«'iricac<\ A la rigueur il pourrait sup[)léer à ce défaut
par d'autres qualités poétiques. S'il joignait à une cer-
taine sécheresse de ccrur une intelligenc(> souveraine»
ime extraordinaire puissance^ d'imagination, il pourrait
106 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

encore écrire de très beaux vers, magnifiques d'images,


superbes de pensée mais il y manquerait toujours
;

quelque chose, cette puissance d'émotion sans laquelle


iln'y a pas de complète poésie. Nous aussi nous con-
templerons son œuvre d'un œil calme elle nous restera ;

étrangère, ne nous cœur. Ou bien il


touchant pas le
faudra que le poète réussisse à nous émouvoir sans être
ému lui-même, et cela est possible à force d'art. On
peut composer à froid des vers passionnés. On peut
jouer magistralement du cœur humain sans se laisser
prendre soi-même à ce jeu. Mais cette sorte de ruse est-
elle bien digne du poète? Peut-elle réussir tout à fait?
Il sera bien difficile de donner aux émotions feintes
l'intonation de l'émotion vraie. On les mettra trop en
dehors, à la façon romantique, et elles se trahiront par
leur emphase ou bien on affectera de les refouler en
;

soi-même, de comprimer par un puissant effort de


les

volonté, et ici encore on mettra de l'exagération. Il


est malaisé de jouer parfaitement la comédie le plus ;

habile simulateur finit toujours par laisser percer l'ar-


tifice. Le plus sûr moyen d'avoir Tair ému, c'est
encore d'éprouver une émotion réelle. Mais s'il —
n'est pas dans mon tempérament d'en éprouver P
— Alors n'écrivez pas de vers ; ou faites de la poésie
pittoresque, descriptive, didactique, philosophique.
Le champ de la poésie est large ; il n'y manque
pas de débouchés, même pour les esprits secs et les

impassibles. Seules les régions supérieures leur sont


interdites.
Je doute que l'on puisse citer un seul poète, vrai-
ment poète, qui ait été dépourvu de sensibilité, un seul
vers vraiment poétique d'où l'émotion soit absente. Je
n'en trouve pas pour mon compte. Je ne crois même
LA POÉSIE LITTÉRAIRE 107

pas que la chose soit possible'. Tl y aurait vraiment con-


tradiction. Je vois seulement quelques poètes, quelques
écrivains qui ont aiîecté rim[)assibilité. d'ordinaire avec
une exagération voulue, comme s'ils craignaient qu'on
ne s'y trompât. Quant à ce ton d'ironie que prennent
parfois les poètes les plus impressionnables pour [)arler
de leurs émotions, il ne faut même pas y voir une aflec-
talion de froideur ce n'est qu'un effort pour refouler
;

un sentiment excessif auquel ils craindraient de s'aban-


donner ainsi l'on sourit quand on sent venir les larmes,
:

pour réagir contre son émotion et c'est précisément ;

fjuand on lutte contre elle qu'on en sent mieux la force.


Il nous paraît impossible en définitive d'exclure le
.-sentiment de la définition delà poésie.
Nous nous garderons aussi de l'excès contraire, de
celui qui consisterait à ne voir dans la poésie que l'exal-
tation du sentiment. L'attention des théoriciens et des
critiques s'est en général portée trop exclusivement sur
les effets pathétiques de la poésie. Ils verront dans l'ap-
titude à être vivement ému la qualité essentielle du
poète, et dans la transmission de ces émotions la fin
suprême de son art. La valeur d'une œuvre se mesu-
rera à l'effet qu'elle produit sur le sentiment. Ce sont
là des idées courantes. Ce préjugé est tellement enra-
ciné, que les réserves que je vais être obligé de faire sem-
bleront à |)lusieurs choquantes; elles feront l'effet d'une
hérésie.

I. Th. Ribol a bien monlrc (juc l'irmiginalion inventive doit


toujours être stimulée par quoique émotion, Toutes les formesu

doTimagination créatrice impli(juent dos éléments atleotifs ..Toutes


les dispositions allectives (piolles qu'elles soient peuvent inlUicr sur

l'imagination créatrice. » Essai sur l'inuKjiiuition créatrice. F. .\lcaii,


iijoo, p. Jt-j et 38.
108 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

Il le faut reconnaître pourtant. Le sentiment n'est


pas et ne peut pas être en poésie la chose essentielle.
Avant d'exprimer des émotions, il faut que la poésie
existe. La musique en exprime également et la pein- ;

ture ; et la sculpture. Bien plus, ces différents arts


pourront exprimer des sentiments de même nature. Ils
diffèrent pourtant les uns des autres. Les défmir prin-
cipalement par la propriété qu'ils ont d'agir sur le sen-
timent, leur assigner cette fonction comme leur fin
suprême, ce serait négliger justement ce qui les diffé-
rencie les uns des autres, ce qui caractérise chacun
d'eux essence propre. La vertu pathé-
et constitue leur
tique est une propriété commune à toute œuvre d'art ;

une qualité que la poésie, elle aussi, doit posséder, sous


peine d'être inférieure aux autres arts ce n'est pas sa :

qualité essentielle et distinctive.


L'émotion qui nous reste de la lecture d'un poème
est chose aussi précieuse que l'on voudra. La regarder
comme la fin même pour laquelle a travaillé le poète ;

ne voir, dans les vers qu'ilnous présente, qu'un moyen


d'exprimer cette émotion, ce serait un contresens esthé^
tique. Appliquez cette conception à l'art. Quand vous
regardez une œuvre sculpturale d'une expression péné-
trante, par exemple le Monument aux morts de Bar-
tholdi, estimerez-vous que la tristesse qui s'en dégage
est le véritable objet de cette représentation, et la seule
chose que nous en devions retenir? Evidemment non.
Tant de marbre, d'études successives, d'efforts de com-
position, pour nous suggérer seulement cette pensée^
qu'il est triste de mourir, ce serait un labeur presque
dérisoire.Quelques mots pathétiques, quelques accords
musicaux suffiraient pour nous communiquer à moins
de frais une émotion aussi intense. Dégager de l'en-
LA POÉSIE LITTÉRAIRE 109

semble des suggestions produites, par une sorte d'ab-


straction, la tristesse que Tœuvre exprime, et n'y plus
voir que cela, comme si c'était la chose principale et
essentielle, c'est intervertir absolument les valeurs. Ce
que l'artiste nous apporte, ce n'est pas de la douleur,
c'est une magnifique et douloureuse vision. Il en est de
même pour la poésie. Ce n'est qu'exceptionnellement
qu'elle exprime des sentiments purs; elle nous suggère
des images toutes pénétrées de sentiment et qui doivent
à cette expression un surcroît de valeur esthétique,
mais qui ont une valeur en elles-mêmes, abstraction
faite de ce sentiment.
L'émotion, directement exprimée, n'a en soi aucune
Naleur poétique, a J'aime! Je soutTre Ces émotions,
! »

exprimées avec force, ou bien analysées dans leurs


nuances, peuvent être très intéressantes en elles-mêmes,
exciter une vive sympathie je ne vois là rien qui res-
:

semble à de la poésie. Le sentiment, même le plus pro-


fond, le plus tendre, le plus délicat, n'est poétique que
par son retentissement dans l'imagination et c'est préci- ;

sément la fonction du poète, de développer ces images


consécutives ou déterminantes de l'émoi ion. C'est en
cela qu'il fait (inivre de poésie.
On ne peut dire qu'une œuvre d'art sera poétique par
le seul fait (ju'elle sera très pathétique. Il est des romans
et des drames où l'émolion est portée à son maximum
d'intensité, et (\u\ pourtant ne nous donnent aucune
impression de [)oésie. Cela [)ourtant devrait être im-
possible si la lin suprême de la poésie était d'exalter le
sentiment.
On ne peut même admettre que toute émotion aug-
mente la valeur poéticjue de l'objet qui nous la d(Mme.
L(> sentiment n'a donc pas en lui-même et par essence
110 LA REVERIE ESTHETIQUE

une vertu de poésie. Il sera poétique dans certaines


conditions qu'il s'agit de déterminer. Mais dès mainte-
nant nous pouvons regarder la discussion de principe
comme close.
Le sentiment, disaient les uns, n'est rien en poésie.
Il est Nous avons reconnu que
tout, disaient les autres.
les deux thèses étaient exagérées. La vérité est entre ces
deux extrêmes. Nous regardons comme établi ce moyen
terme, que la poésie, pour atteindre son optimum d'effet,
doit de quelque manière toucher le cœur et c'est à cette ;

formule que nous nous en tiendrons. Gela posé, nous


pouvons avancer dans notre enquête, en cherchant de
quelle nature sont ces émotions qui concourent de façon
indéniable à l'effet poétique.
Nous avons déjà montré quel devait être leur degré
d'intensité. Ce que nous cherchons ici, c'est quelle doit
être leur nature. La poésie trouvera de préférence son
aliment dans les sentiments contemplatifs, qui ne nous
portent pas à l'action, et qui supposent plutôt un cer-
tain détachement de tout intérêt pratique ; car ce sont
ceux-là qui sont le plus favorables à la rêverie. L'inquié-
tude, l'angoisse, la peur n'ont rien de poétique ; ce sont
des sentiments qui donnent trop à réfléchir : ils tiennent
l'esprit cruellement éveillé, ils donnent envie de se
débattre contre Favenir.
Dans sa Jeune captive, André Chénier, avec un tact

exquis de poète, s'en est tenu au ton de la mélancolie ;

ces belles stances n'expriment que le regret anticipé de


la vie : la moindre allusion au supplice, un simple frisson
en gâterait le charme.

Bien des poètes, en strophes désespérées, ont chanté


la mort ils pouvaient la chanter parce qu'elle est
;

fatale, et qu'il n'y a rien à faire contre elle ; la tombe


LA l'ÔKSIE I.ITTKHAlHfc: lil

est d'avance ouverte ; tous y viendront ; un à un les vi-

vants sont engloutis ; c'est une chose à laquelle on


assiste, un lugubre objet de contemplation, qui n'inspire
pas la terreur, mais plutôt la pitié, une large pitié qui
s'étend sur Thumanité entière. La crainte d'un danger
terrible, mais évitable, et surtout d'un danger per-
un efîet beaucoup plus dramatique,
sonnel, produirait
mais beaucoup moins poétique.
Il est toute une catégorie de sentiments qui sont pro-
voqués par de simples représentations. Ce sont ceux qui
se rapportent à quelque chose de passé, ou de futur,
ou de ou de fictif. Ils sont moins vifs mais
lointain,
plus poétiques que ceux qui impliquent la présence effec-
tive de l'objet. Cela se conçoit sans peine, la nette
conscience de la réalité étant incompatible avec la con-
dition essentielle de la poésie, qui est l'état de rêverie.
Les regrets, les espoirs, les nostalgies sont au contraire
très poétiques comme étant des sentiments rêveurs qui
se rapportent à un objet tout idéal.
La plus exquise poésie sentimentale est celle des sen-
ti ments imaginaires ;
j'entends par là ceux qui non seu-
lement se rapportent à un objet idéal, mais qui sont
eux-mêmes imaginés.
Quand par exemple on me mt>ntre un personnage de
roman engagé dans quelque situation pathétique, en
même temps que je me représente les objets dont il est
ému, je me figure ses émotions elles deviennent pour ;

moi un objet de contein[)lation et cette représentation ;

du sentiment est plus poétique que le sentiment même.


Elle lui donne l'idéalité des pures images, le charme de
l'irréel. On dira peut être, pour expliquer ce singulier
état tlAme, (pie ces prétendus sentiments imaginaires
sont tout simplement des émotions très réelles, que j'é-
H2 LA REVERIE ESTHETIQUE

prouve par sympathie en me représentant la situation


<iu personnage, etque j'objective en les lui attribuant ;

k ce compte, reflet de la lecture serait d'exciter en moi


des sentiments vrais, joie, tristesse, crainte, amour,
que j'utiliserais en les faisant entrer dans les phrases où
l'écrivain décrit l'état d'âme de son héros. Mais cette
analyse me semble très défectueuse. Je ne nie pas la

possibilité de ce contre-coup sympathique des senti-


ments exprimés ; il est très vrai que parfois, me mettant
en imagination à la place du personnage romanesque,
je finis par me laisser entraîner ;
je me fais, des senti-
ments décrits, une émotion personnelle, qui m'étreint
réellement le cœur ; comme le spectateur trop impres-
sionnable quand vient une scène attendrissante, j'accorde
de vraies larmes à de simples représentations. Mais ce
n'est pas par là que je débute. Avant de sympathiser
^vec une émotion, il faut bien que nous ayons commencé
par nous la représenter. Le plus souvent même, nous
en restons là. Nous n'allons pas jusqu'à prendre à notre
compte tout ce pathétique il reste pour nous un spec-
;

tacle ou si ce spectacle nous émeut, notre émotion per-


;

sonnelle diflerera de celle que Ton nous représente, en


sorte qu'il sera impossible de les confondre ainsi un ;

poème douloureux m'inspirera de la pitié, une scène


pathétique de l'admiration. On ne le peut nier : il y a
des sentiments imaginaires, ou des images de senti-
ments, qui psychiquement diffèrent d'un sentiment réel
autant que la simple représentation d'un objet diffère de

sa réelle vision.
La différence n'est pas seulement dans le degré d'in-
tensité. Se représenter la souffrance par exemple, ce
n'est pas réellement souffrir, même à un degré atténué
-et d'une manière superficielle: c'est tout autre chose.
LA POESIE LITTEHAIRE 11.3

Se rappeler une joie qu'on a eue, ce n'est pas se réjouir ;

quelquefois môme c'est s'attrister. — Celte faculté


de représentation concrète du sentiment comporte bien
entendu des degrés divers elle doit être, comme les fa-
;

ou d'audition mentale, très inégalement


cultés de vision
répartie. On doit la supposer parliculièrement dévelop-
pée chez les romanciers, chez les poètes, et chez toute
personne qui se complait dans la lecture des poèmes et
des romans, car c'est dans de telles œuvres que l'ima-
gination sentimentale trouve le plus d'occasion de
s'exercer.
J'indiquerais encore, parmi les caractères qui contri-
buent à rendre un sentiment plus poétique, le fait qu'il
soit comme on dit synipatliifjue, c'est-à-dire qu'il soit

de ceux que nous comprenons, que nous admettons, et


dans lesquels nous entrons volontiers.
Quand par exemple, lisant une œuvre d'imagination,
nous y trouvons exprimés des sentiments qui sont en
concordance avec les nôtres, l'expression la plus discrète
de ces sentiments est immédiatement saisie nous la ;

comprenons à demi-mot elle trouve dans notre propre


;

cœur un écho qui la prolonge et achève de la dévelop-


per. Si par excellence l'émotion exprimée est de celles
qui sont universellement sympathiques, c'est-à-dire que
tout homme est disposé à partager, l'expression pathé-
tique de l'œuvre s'ampliiie encore du sentiment de cet
unisson moral.
Toulo parole exprimant dos senlimonts égoïstes ou
antipathi(jues a des intonations sèches: elle semble tom-
un silence froid. Toute parole expri-
ber, isolée, dans
mant un sonlimenl généreux nous semble plus vibiaiite.
Les grands poètes sont ceux qui nous donnent ces
grandes émotions collectives. Leurs sentiments les plus
SOURIAU. 8
H4 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

personnels sont toujours largement humains ; ils enve-


loppent et engendrent d'autres sentiments à l'infini. De
là cette magnifique sonorité que prend leur voix,
comme si toujours un chœur invisible chantait avec
eux.
Nous voici amenés ainsi à poser le caractère vraiment
distinctif des sentiments poétiques, le caractère de
beauté. Il que nous puissions trouver en eux
faut
quelque chose de charmant, de délicat, de touchant,
de noble, d'élevé, en un mot que nous puissions leur
appliquer quelque qualificatif d'ordre esthétique.
Dès que dans les sentiments qu'exprime une œuvre
nous pouvons soupçonner quelque chose de
littéraire,

mesquin ou de bas, toute impression de poésie s'éva-


nouit.
Ce caractère de beauté prime tous les autres ; il les

résume et les implique. Le degré d'intensité des sen-


timents, leur caractère égoïste ou désintéressé, le rôle
plus ou moins actif qu'y joue l'imagination, cela est
secondaire cela n'a d'importance qu'autant que nous y
;

pouvons voir une condition de beauté. Au point de vue


de la poésie, seule la qualité esthétique des sentiments
importe.
CHAPITRE M
LA COMPOSITION POf:TIQUE

§ I. — Mi';thode d'inspiration.

Nous avons considéré l'œuvre poétique du dehors,


cherchant à nous rendre compte de TelTet qu'elle pro-
duit au cours de la lecture sur notre imagination. Es-
sayons de rétudicr du dedans, au cours de son élabo-
ration, dans du poète qui la compose.
l'esprit

On dit bien que la véritable œuvre


quelquefois
d'art doit être conçue d'ensemble, par synthèse immé-
diate, non par élaboration progressive, et que cette
composition instantanée, si étonnante, si mystérieuse,
si miraculeuse qu'elle soit, est justement la caractéristique
de l'invention esthétique.
Je ne discuterai pas la j)ossibililé de ce miracle je ;

demanderais seulement qu'on voulût bien citer un seul


exemple authentique d'une œuvre de quelcpie impor
tance obtenue ainsi. L'inspiration ap[)orlera bien au
poète un une strophe peut-être, conçue
vers tout fait,

tout d'un coïip dans son ensend^le, mais non un poème


épique. Nous admettons ces inluilit^ns d'ensemble; nous
croyons qu'elles sont en elVet nécessaires à la composition
dlO LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

de l'œuvre d'art nous aurons occasion de les signaler;


;

mais nous montrerons justement qu'elles exigent un


effort de réflexion intense, et que ce qu'elles nous font
apercevoir, ce n'est pas l'œuvre toute faite, toute élaborée^
dans sa forme d'art définitive, mais l'œuvre encore
abstraite et en voie de formation.
Gela n'a donc aucun rapport avec ces prétendues illu-

minations de l'esprit, qui brusquement, comme un éclair


dans la nuit, lui feraient apparaître des images mer-
veilleuses.
Pour composer une œuvre poétique, deux méthodes
sont possibles on peut faire plutôt appel à l'inspira-
:

tion ou se servir plutôt de la réflexion. Chaque poète,


selon son tempérament, et aussi selon la nature de l'œu-
vre à composer, emploiera de préférence l'une ou l'au-
tre méthode.
Parlons d'abord dela méthode d'inspiration.

Nous considérerons l'œuvre poétique aux diverses


phases de sa genèse depuis l'apparition de l'idée pre-
mière jusqu'au dernier travail de la mise en forme.
La première période est de création toute spontanée.
D'où le poète tirera-t-il son idée initiale, qui est le su-
jet même de son œuvre P 11 ne peut la chercher, n'en
ayant encore aucune notion.
Quelques écrivains affirment pourtant avoir obtenu
l'idée initiale d'une œuvre littéraire par voie de déduc-
tion, en commençant par déterminer les conditions gé-
nérales auxquelles l'œuvre devait répondre. Leur pre-
mière attitude mentale serait donc celle du géomètre
qui s'applique à résoudre un problème, c'est-à-dire
l'effort de réflexion'. C'est bien possible. Il y a des

I. Voir par exemple l'analyse que donne E. Poe de la genèse de


LA CU.Ml'USiTION l'OKTIijL'K 117

types iiilcllecliicls Iros divers. La réllexioii peut inter-


venir dans l'élaboration d'une œuvre d'art en toutes
proportions, et à un moment quelconque.
Mais en général l'idée première n'est pas obtenue par
réflexion. Elle apparaît spontanément dans la libre rê-
verie. Tout ce que peut pour en faciliter
faire l'écrivain,

l'apparition, c'est de se mettre dans les conditions les


plus favorables à la formation spontanée des images.
L'imagination ne peut rien tirer du néant. Dans se«
productions les plus originales on trouverait des rémi-
niscences d'œuvres étrangères, un apport de l'expé-
rience, des rappels de la réalité. L'invention |)oélique a
besoin d'aliments. Pour être créateur, il faut que l'es-

prit soit nourri d'observations, de faits intéressants et


suggestifs, de visions, de réminiscences de la nature et
de la vie, tout cela bien assimilé, matière plastique qui
s'organisera en formes nouvelles. Ces images latentes
que le poète porte en lui se décomposent, se recom-
posent, se soudent l'une à l'autre dans un travail mysté-
rieux dont la psychologie ignore encore les lois, mais
où le hasard joue certainement un rnle. En nous s'éla-

borent incessanuucnt des images confuses, incohéren-


tes, que nous ne daignons pas remarquer et (jui. à
peine formées, se désagrègent, n'étant pas viables. .Nhiis

qu'au miheu de ces conceptions fantasques a[)paraisse


une idée utilisable, nous la tirons à part, l'examinons
un instant, et avant de la laisser aller, la manpions d'un
cfloit d'attention pour la retrouver au besoin, \iii-i

l'esprit du poète est liante d'idées conçues par hasard,


de projets d'œuvres auxquels il n'a pas doimé suile.

son poème du Corbeau, ou les procriK's de composition do l^avil


ncrviou(.V. Binet, Lacrralion Wiicnxirc, Anncr psyrtiologii/iir, njo'^).
118 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE I

d'images qu'il a laissées à Tétat d'ébauches. Exercé


^
comme il l'est, par entraînement professionnel, à sur- ]

veiller en lui-même l'apparition des idées et à retenir i

par un effort de mémoire spécial celles qui lui semblent j

comporter un développement artistique, il en a tou- !

jours en lui-même une réserve dans laquelle il n'a qu'à '*

puiser. Le plus souvent, il a plutôt l'embarras de choi- <

sir entre les idées diverses qui le sollicitent. •!

'
Dis- moi, quel songe d'or nos chants vont-ils bercer ?

D'où vont venir les pleurs que nous allons verser, i

Chanterons-nous l'espoir, la tristesse ou la joie ?. .. !

la Muse de la Nuit de mai fait passer dans


Ainsi i

l'espritdu poète une série d'images qu'elle développe «

un instant pour le tenter, symbole poétique de ces sug- j

gestions spontanées de l'inspiration. Très souvent les j

meilleures idées sont trouvées par distraction, pendant |

que l'on travaille à en développer d'autres, comme si j

par une sorte d'irradiation nerveuse l'excès d'activité i

d'un des lobes du cerveau se propageait aux lobes voi- \

sins et les mettait en activité à leur tour. Ou bien c'est '

au cours d'une promenade, pendant que l'on croit ne i

penser à rien les idées viennent, justement parce que


; \

l'esprit se laisse aller à la libre rêverie. Le fait est

même si fréquent que l'on pourrait voir dans la marche j

un des procédés les plus usités pour stimuler la faculté i

d'invention*. I

I. Voici à ce sujet un certain nombre de témoignages :

« La marche a quelque chose qui anime et avive mes idées je ;

ne puis presque penser quand je suis en place il faut que mon;

corps soit en branle pour y mettre mon esprit. « J.-J. Rousseau,


Confessions, i'*^ partie, livre IX.
G. Tarde trou\e, au cours d'une promenade, sa théorie de l'imi-
LA CU.MKJSITION POÉTIQUE 119

Le sujet est enfin choisi. Une idée s'est imposée à l'es-

prit et veut être réalisée, développée. Alors on se met


sérieusement à Tœuvre et la période de composition
commence. Voici quel sera, dans la méthode d'inspira-
tion, le procédé de développement on attendra : les idées,

et quand elles seront venues on fera un tri entre celles


qui se [)résenteront, pour conserver celles qui sont le

plus utilisahles. Tant que l'on sentira que l'imagina-


tion s'oriente dans le sens voulu, on se gardera d'inter-
venir. Si elle tend à sécarter du sujet, ou si les con-
ceptions qu'elle apporte manquent à quelque exigence
artistique, on l'arrêtera net, on la remettra sur la voie
pour de nouveau la laisser aller. Quand on aura tiré du
sujet tous les développements qu'il comporte, autre-
ment dit quand l'idée initiale n'en suggérera plus d'au-
tres, on s'arrêtera. Comme on le voit, je n'admets pas que
même dans ce genre de composition on reste tout à fait
passif. Je suppose que l'on ne rêve pas seulement, mais

que vraiment on compose. La volonté, l'intelligence, le


goût critique interviennent donc de quelque manière,
autant qu'il le faut |)our slinuiler et utiliser au mieux.

talion (Cite par l'\ Paullian, Psycliologie de iinvenlion, [). uj. F.


Vlcaii, Kjoi).
« La j)romcnade facilite singulièremeiil le travail d'assimilation des
matériaux intellectuels et leur mise en œuvre... J'avoue, pour mon
compte, que toutes les idées neuves que j'ai eu le boidieur de dé-
couvrir me sont venues dans mes promenades. » J. i\iyot, [.'cduca-
lion de la volonté . Alcan, iSy'j, p. ij.'j et 176.
« J'ai gardé de mon enfance le besoin de marcher rapidement
lorsque je clicrclie à inventer quelque chose : c'est une façon de
séquestrer mon esprit très facile h distraire. » F. de Curcl (cité par
A. Binel et J. Passy, Éludes de psychologie sur les auteur-^ drama-
tiques, vl/j/iéf p«^r/io/o«y(V/(i<', i8t)'i, p. i37).
On i)ourrait multiplier à l'iiilini ces citations.
^120 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

le travail spontané de Fimagination. Il reste cependant


'que ce travail est tout spontané, aussi spontané que
ipeut l'être la germination d'une graine ou l'éclosion
d'une La formation
fleur. même des images reste abso-
lument inconsciente. Tout le positif de la composition,
tout ce qui est réellement trouvé a été obtenu par ce
procédé. On invente par une libre improvisation dont
-après coup seulement on contrôle les résultats. L'imagi-
nation propose, l'intelligence et le goût disposent.

C'est bien ainsi, je crois, que Ton se représente com-


munément la composition poétique, ce qui tend à prou-
ver que cette méthode est en fait très usitée. Elle a bien
'des avantages.
Nous avons vu combien le laisser aller de la rêverie
•est favorable à la dissolution et recomposition spontanée
des images. En s'abandonnant à son inspiration, le

poète trouvera des combinaisons d'idées originales,


que la réflexion ne Ini fournirait pas'. La mélliode d'in-

I. « Ce n'est pas tant jDar son jeu régulier, par un développement

mormal que intelligence invenle, que par le profit qu'elle sait


l

tirer de l'activité relativement libre et parfois capricieuse de ses


éléments... L'idée directrice générale intervient pour choisir, pour
accepter ou rejeter les éléments qui lui sont ofïerts, mais ces élé-

ments ce n'est généralement pas elle qui les évoque. Ils sont en
i)ien des cas le produit du jeu spontané, quoique surveillé, des
idées et des images, de tous les petits systèmes qui \ivent dans
l'esprit... Si les éléments ne s'aflVanchissaient pas parfois quelque
peu, s'ils ne se livraient pas à leurs affinités propres en rompant
les associations logiques habituelles, si la coordination de l'esprit
était trop serrée et trop raide, trop uniformément persistante, l'in-
vention serait beaucoup plus rare et resterait trop simple ». F. Paul-
tian, Psychologie de l'invention, F. Alcan 1901, pp. 4, 43, 56.
Voir aussi dans le reste de l'ouvrage un grand nombre d'ob-
servations très intéressantes sur les procédés intimes de l'invention
littéraire.
LA CO.MI'OSITION IHjKTIoLK 121

spiratioii csl pailiculièrenienl féconde. Les poètes qui


Font employée de préférence ont eu une production
plus ahondajilc et |)lus riclie. Leurs œuvres ont un dé-
velop{)enient plus large. Leur phrase nirnie, considérée
à part, se fait rcniarquer par son ain|)leur. Tidée prin-
ci[)ale se présentant toujours accompagnée de tout un
cortège d'idées accessoires. Aulanl la phrase de Fécri-
vain réfléchi est nette, courte et ramassée, autant celle
de Fécrivain inspiré est complexe.

Pour moi quand je verrais dans les c(''lt"*les plaines


Les astres s'écartanl de leurs roules certaines.
Dans les champs de l'élher l'un par l'autre heurtés,
Parcourir au hasard les deux épouvantés ;

(Juand j'entendrais gémir et se briser la terre ;

Quand je verrais son globe errant et solitaire,


l'Iottant loin des soleils, pleurant l'homme détruit,
Se perdre dans les champs de réternelle nuit ;

Et (juand, dernier témoin de ces scènes funèbres,


Entouré du chaos, de ta mort, des ténèbres.
Seul je serais debout, seul malgré mon elFroi,
Etre infaillibh' et bon, j'espérerais en toi.

Et, certain du retour de l'éternelle aurore.


Sur les pioiides détruits je t'attendrais encore 1

Lamaktine (^L'iininortalilé)

Quand ou hoiive, che/ un [)oèt(\ de ces suites de


>crs (|ui se déroulent en une niagiiili(|U(' période, on
peut être (Trtain (pi'elles n'ont pas été écrites lentement,
laborieusement, mais sans elTort, à la volée, dans un
su[)erhe élan d'inspiration. On constatera aussi que
prescjue toujours ce sont des péricxles émues, très pa-
thélicpics, (pii [)rocèdent par cousé((uenl cFun sentiment
intense qui de lui-même a suscité les images.
L'inspiration, ne demandant aucun elVort inlelleduol,
122 LA REVERIE ESTHETIQUE

, n'apporte aucune fatigue. Accueillir les images qui se


présentent d^elles-mêmes, ce n'est pas un travail, c'est

N une joie. Sentir en soi les idées affluer, c'est un ravis-

,
sèment. Le labeur de la composition réfléchie est plus
pénible que tout effort musculaire ou tout travail ma-
nuel ; il semble que l'on s'arrache de force les idées
de la tête ; chez certains écrivains, c'est une véritable
agonie'. L'écrivain qui ne prémédite pas d'effets, qui
ne s'astreint pas à un travail de combinaison intellec-
tuelle, mais se livre à son imagination, compose dans
l'allégresse. Écrit-il des vers? Dans une sorte d'extase,
il écoute ses voix; comme Lamartine, il se recueille
pour percevoir ce chant intérieur, cette harmonie pro-
fonde qui d'elle-même se développe en lui. Compose-t-il
un roman ? Comme Alexandre Dumas il sourira en
voyant ses héros se lancer si témérairement dans de
folles aventures, et contre toute vraisemblance en sor-
tir à leur gloire. Gomme George Sand, il se contera à
lui-même de belles aventures, et pendant que sa plume
court sur le papier, il se perdra dans ces visions roma-
nesques. Dramaturge, il assistera avec curiosité aux
évolutions de ses personnages, comme s'il était lui-

même au spectacle.
L'aisance avec laquelle un poème est composé n'est
pas chose indifférente au point de vue artistique. Elle
ajoute à l'attrait de l'œuvre. Elle lui donne de la grâce.

Le lecteur en jouit par sympathie. Parlant de Virgile


et de Racine, Lamennais remarque que « les lignes de

I. On trouvera cités des exemples intéressants de cette difficulté


de la composition dans Le labeur de la prose, de G. Abel. Paris,
Stock, 1902. Voir notamment le fac-similé d'une épreuve corrigée
de Balzac.
LA COMPOSITION l'OKTKjUK 423

leur style ondulent avec la même pureté, la même


finesse, la même grâce exquise, que celles des plus
belles statues grecques' ». Telle est bien rinipression
que donne cette allure souple et naturelle de la pensée
qui se laisse aller à l'inspiration. L'effet à produire sur
Tesprit du Famener à l'état de contem-
lecteur étant de
[)lation rêveuse, on conçoit qu'il sera plus facile d'ob-
tenir ce résultat quand le poème lui-même aura ce ca-
ractère de libre rêverie alors il nous sullira d'en suivre
:

le mouvement, d'en prendre l'unisson. En le lisant,


nous n'y sentirons aucune contrainte, aucun effort.
Etant œuvre de pure poésie, il nous donnera une im-
pression plus purement poétique.
Constatons encore que l'œuvre d'inspiration aura cette
qualité éminente, la sincérité. Nous serons plus disposés
à entrer dans l'état d'Ame du poète, si nous sentons
([u'il parle sans préparation, sans artifice, sous Tin-
lluencc directe des sentiments qu'il exprime, dans la

vision réelle des images qu'il nous décrit. — La poésie


lyrique en particulier n'est possible que comme expres-
sion d'une effervescence intérieure, d'un sentiment exalté
(jui déborde en images. Elle ne saurait être préméditée,
composée à froid. Soient par exemple ces belles stances
lyriques.

L'abîme, où les soleils sont les éj,'au\ des mouches,


Nous lient ; nous n'entendons ({ue des sanglots farouches
Ou des rires niocjueurs ;

Vers la cible d'en haiit qui dans l'a/ur s'élève.


Nous lançons nos |)rojels, nos v»rux, l'espoir, le rêve,
(les llèches de nos cti'urs.

I. Dr l'arl et du bcmi. Garnier, iS~2, [). ^79.


124 LA REVERIE ESTHÉTIQUE
Nous montons à l'assaut du temps comme une armée.
Sur nos groupes confus que voile la fumée
Des jours évanouis,
L'énorme éternité luit, splendide et stagnante ;

Le cadran, bouclier de l'heure rayonnante.


Nous terrasse éblouis !

V. Hugo. Conlemplations.
Pleurs dans la nuit.

La pièce a plus de 600 vers. D'un bout à Tautre


c'est ainsi; une
ininterrompue de visions, évoquées
suite
avec une fécondité d'invention inouïe, chaque vers fai-
sant surgir brusquement une image ; entre ces images,
aucun lien; elles se succèdent d'un mouvement indé-
pendant, parfois glissant l'une sur l'autre, se fondant
l'une dans l'autre de telle façon que l'une commence à
se projeter sur le fond mental quand l'autre ne s'en est
pas encore effacée, à peine reliées entrer elles par ces
rapports mystérieux d'association qui semblent tout na-
turels au rêveur et qui échappent à la pensée lucide ;

dans la suite des strophes, aucune trace de plan. Evi-


demment le poète n'a rien prémédité. Ce qui achève de
le prouver c'est que la pièce n'aboutit à aucune conclu-
sion ; après quelques strophes de mise en train, elle at-
teint rapidement son maximum d'effet, et finit par
épuisement. Comment le poète a-t-il procédé ? On peut
se le représenter assez aisément. Il a senti s'abattre sur
lui des idées sombres, et il a commencé à écrire ; les

premières images qui se sont présentées à lui en ont


appelé d'autres à leur suite, plus lamentables encore.
Le rythme même de ses vers, le balancement mono-
tone de la strophe ont fait sur lui l'impression d'un
glas funèbre. Il s'est ainsi enfoncé dans une méditation
de plus en plus lugubre. La réflexion n'avait pas à in-
LA GOMPUSITION POKTigUK 12.>

Icrvcnir. C'est rimaginalion, stimulée par une émotion


intense, qui a tout fait. De îa l'^incoliérence, Tillogisme,
le caractère presque délirant des images de là leur
:

puissance d'expression et leur incomparable lyrisme.


11 est encore une occasion où la méthode crinspira-
tion s'impose : développemenl de Faction
c'est dans le

dramatique. Soit un personnage de tragédie ou de roman


qui se trouve engagé dans une situation déterminée. 11

s'agit de trouver ce qu'il doit penser, ce qu'il doit sentir^


comment il doit s'exprimer. Gela n'est pas arbitraire.
Les personnages dramatiques, si Fauteur disposait arbi-
trairement de leur vie intime, ne seraient plus des êtres
vivants, mais de simples marionnettes dont il tirerait
les (ils. Mais d'autre part, il est impossible de déduire,
(lu caractère que Ton a prêté au personnage, le détail
des pensées qu'il concevrait, des sentiments qu'il éprou-
verait et qu'il exprimerait dans cette circonstance.

Nous ne pouvons le savoir de science certaine, quelle


que puisse être notre e^^périence de la vie et notre con-
naissance du cœur humain'.
Telle est donc la situation paradoxale
laite au poète ;

dans développement de l'action dramatique, il faut


le

qu'il se conforme à des lois qu'il ignore. Ce problème,


qui pour Tintelligence lucide serait insoluble, ne sera
j)our l'imagination qu'un jeu. Le romancier, le dra-
maturge dans ses personnages, de
s'ellbrcera d'entrer
s'identifiera eux; il se pénétrera de leurs sentiments;
et puis il s'abnndcMinera au mouvement spontané des

idées et des émotions que la situation lui suggé-

I. Noir le développemenl de l'opiiilon contraire j»ar Paul Jaiiel,

La |)svchologie dans les lragé(lies de Kacine. licvac des Deux Moiuifs^


i5 septembre
126 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

rera*. L'œuvre qu'il aura ainsi composée sera forcément


vivante, puisqu'elle aura été réellement vécue. La suite
des sentiments qu'il prêtera à ses personnages ne pourra
manquer d'être conforme aux lois de la psychologie,
puisqu'il aura fait jouer ces lois en lui-même.
Le seul inconvénient possible de cette méthode, c'est
que le dramaturge, en se mettant dans ses personnages,
risque de les faire trop semblables à lui-même. Beau-
marchais leur prêtera son esprit, Dumas sa verve caus-
tique, Hugo sa grandiloquence, Musset son humour
fantasque ^ Il est bien rare que le romancier femme
ne donne pas à ses héroïnes quelque chose de sa
mentalité et même de
propre ses traits physiques.
Mais même
dans ce cas on peut dire que si le poète est
en défaut, ce n'est pas pour avoir appliqué la méthode
imaginative, c'est pour n'avoir pas fait un suffisant
effort Il ne s'est pas assez identifié à ses
d'imagination.
personnages pour se détacher de lui-même. Ce détache-
ment de soi n'est vraiment accompli que lorsque, dans
l'esprit du dramaturge, les êtres qu'il a créés commen-
cent à s'objectiver, à vivre d'une vie indépendante, au

1 Sur l'objeclivalion des personnages dramatiques, voir F. de


.

Gurel (Lettre citée par :\. B'inel, Année psychologique, 1894, p. i33.)
Ces observations, faites sur lui-même par F. de Curel, témoignent
d'une remarquable faculté d'introspection et sont de précieux docu-
ments psychologiques. A remarquer tout ce qui a trait à l'utilisation
de la rêverie, comme procédé d'invention.
2. « Ce n'est pas à dire que les romanciers se mettent en scène
dans leurs livres, mais, dans les personnages qu'ils nous présentent
et dans la façon dont ils nous les présentent, si minutieusement
observés qu'ils soient d'ailleurs, y a toujours quelque chose de
il

leur âme. Ils sont pour ainsi dire marqués du sceau de la person-
nalité de leur père spirituel » L. Pral, Le caractère empirique et la
personne, F. Alcan, 1906, p. i52.
LA COMPOSITION POÉTIQUE 127

point que désormais on ne leur fera plus faire ce qu'on


veut: ils se refuseraient à accomplir des actions qui ne
seraient pas dans leur caractère.
Alors le poète n'a plus à penser pour eux, à chercher
ce qu'ils peuvent dire et faire. 11 les laisse aller. Il n'a
besoin d'intervenir que d'une manière intermittente,
pour les remettre dans leur rôle s'ils s'en écartent.
« Pendant que j'écris, dit F. de Curel, je ne suis pas

absorbé du tout, mes personnages parlent pour leur


compte, je ne suis là que pour juger les choses de
style, de scénario, de convenances, etc. Presque un rôle
de pion. Il m'arrive très bien, tout en écrivant, de me
surprendre pensant à des choses, peu compliquées évi-
demment, mais absolument étrangères à mon travail.

Je suis là comme une Providence qui gouverne ses


créatures sans annihiler leur liberté. Mes personnages
vont, viennent, discutent comme ils l'entendent ». Une
fois le non seulement
plan général d'une scène établi,
le développement n'exige plus grande réflexion, mais il
sera plus naturel, plus vivant, plus pathétique, s'il est
fait en dehors de toute réflexion, par inspiration pure.
Les scènes dialoguées, dans un roman, sont de beau-
coup les plus faciles à écrire, et ne peuvent même être
bien écrites que de verve.
Enfin l'inspiration est indispensable, dans toute com-
position littéraire, quand on en arrive au détail de
l'exécution. Si préméditée que soit une œuvre, elle ne
peut l'être que dans son ensemble ; les détails se trou-

vent sur le moment ; il faut bien qu'ils soient impro-


visés : si l'on s'imposait ce programme, de ne pas écrire
une ligne sans savoir d'avance très exactement ce qu'on
va diie, on ne connnencerait jamais. Il arrivera donc
toujours un moment, dans Télaboralit^n de l'oMure
128 LA REVERIE ESTHETIQUE

poétique, où Ton devra laisser rimagination fonction-


ner d'elle-même, conformément à ses propres lois.

Nous avons admis qu'à la rigueur le sujet d'une


œuvre pouvait être déduit de considérations abstraites ;

mais il ne peut en être ainsi de toute la suite du déve-


loppement ; autrement l'œuvre entière garderait ce ca-
ractère sec et abstrait à aucun moment elle ne serait
;

artistique et vivante. Qu'une œuvre à composer se pré-


sente d'abord comme un problème à résoudre, soit. La
réflexion peut poser le problème, ce n'est pas elle qui le
résoudra. Gela est vrai d'un problème géométrique : si

précises qu'en soient les données, la solution n'en ressort


jamais par pure déduction : elle ne peut se trouver que
par tâtonnement intellectuel, en choisissant parmi les

idées qui se présenteront au hasard, dans cette méditation


inconsciente qui est la rêverie du penseur. A plus forte
raison cela sera-t-il vrai des problèmes d'art, qui sont
autrement complexes, et ne comportent pas une solu-
tion déterminée, mais une infinité de solutions à peu
près équivalentes. Pourquoi Edgar Poe, se proposant
d'écrire un poème de l'effet poétique le plus intense,
c'est-à-dire court, original, d'un caractère mélancolique,
avec refrains, justement tombé sur son poème
est-il

du Corbeau ? évidemment par une suite de hasards,


C'est
c'est-à-dire parce que ces images se sont présentées
spontanément à lui au cours de sa méditation, et lui
ont paru répondre assez bien aux données du problème.
Peut-être même cette idée le hantait-elle déjà, depuis
quelque temps, et lui a-t-elle suggéré elle-même les

raisons qu'il s'est données de la choisir. Si, partant de


son intention initiale d'écrire un poème aussi esthéti-
que que possible, il était vraiment arrivé par déduction
rigoureuse à l'idée qu'il a mise en œuvre, il s'ensuivrait
LA COMPOSITION POÉTIQUE 129

que le Corbeau est le poème par excellence, et que se


proposant d'écrire un beau poème on n'en saurait écrire
d'autre. En réalité, par la même méthode qu'a employée
E. Boutroux pour démontrer la contingence des lois de
la nature, on pourrait prouver que la genèse d'une
œuvre jamais déterminée par une nécessité
d'art n'est
logique chaque progrès qu'elle fait apparaissent en
; à
elle des éléments nouveaux, inattendus, produits de la

pensée libre, qui pour son auteur même sont une sur-
prise.

§ 2. — Méthode de réflexion.
Nous avons fait à l'inspiration sa part. Il nous reste
à chercher quel rôle peut et doit jouer, dans la genèse
de l'œuvre poétique, la pensée lucide et consciente.

Certains théoriciens seraient disposés à ne lui en ac-


corder aucun. Le génie doit créer comme l'imagination
«

travaille, obéissant à une loi, poursuivant un but sans


avoir conscience de Tun ni de Tautre. l ne œuvre d'art,
où nous constaterons l'action d'une réflexion consciente
sur la disposition de l'ensemble, nous paraîtra pauvre'. »
Ce serait donc précisément par la portion qui échappe
aux aperçus conscients de l'intelligence que rdHivre
d'art produirait son elTct esthétique.
Nous reconnaîtrons volontiers que dans une œuvre
(fart il ne doit pas subsister trace de l'clVorl iiilcllorhipl

qu'elle a coûté; et cela est vrai surtout de Td^uvre des-


tinée à donner une impression de poésie. S'ensuit il

I. H. Holmhollz, Théorie physiologique de la miislijne, Irad.


Gu» rouit. Masson, 1868, p. \-g.
SOLUIAT. ()
130 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

que l'effort soit inutile? En dissuader le poète, ce serait


le priver d'un de ses plus puissants instruments de
travail.S'imaginer qu'une œuvre poétique de quelque
importance, un drame, un poème épique, a jamais été
obtenu par élaboration spontanée et inconsciente, sans
calcul, ni réflexion, par une pure intuition du génie,
c'est se placer en dehors de toute réalité. C'est suppo-
ser qu'un édifice peut se construire sans plan ni calcul,
sans fondations ni échafaudages, à la façon dont s'édi-
fiaient les palais La production toute spon-
d'Aladin.
tanée d'une grande œuvre poétique ne serait pas plus
merveilleuse. Je me demande même comment celte
étrange hypothèse a jamais pu être soutenue car enfin ;

on devrait se douter de la façon dont les écrivains com-


posent ; on les voit au travail ; on sait quel a été le

labeur des grands romanciers et des grands poètes.


Laissons donc de côté cette théorie du génie qui n'a
avec la psychologie d'observation aucun rapport.
L'inspiration a un inconvénient, c'est de n'être pas à
nos ordres ; il faut l'attendre, elle peut ne pas venir. Le
compositeur qui ne compterait que sur elle risquerait
fort de perdre bien des journées en flânerie intellec-
tuelle ; son esprit se disperserait, s'éparpillerait, irait

d'un sujet à l'autre sans en approfondir aucun.


La méthode d'inspiration a encore ce grave défaut,
c'estd'abandonner au hasard la composition de l'œuvre.
L'auteur ne sait d'avance oii il va ; il s'engage dans des
impasses ; d'ordinaire il commence bien, parce que
l'inspiration est encore fraîche et vive ;
puis tout se
gâte. (Les romans de George Sand, par exemple, se
ressentent trop du défaut de composition ; de même
bien des poèmes de Lamartine). Au cours de la compo-
sition, le développement risque fort de dévier ; Fidée
LA COMPOSITION POÉTIQUE 131

principale se perd sous les idées parasites. L'imagina-


tion a vite fait d'entraîner Tauleur loin de son sujet, car
elle est de sa nature distraite et aberrante. L'excitation
même du travail mental développe celte tendance des
images à la prolifération spontanée. Sdns doute Técri-
vain peut renoncer à ces idées rencontrées chemin fai-

sant, les éliminer après coup ; il est rare pourtant qu'il


le fîissc : ces idées de distraction sont d'ordinaire si

intéressantes qu'il en coûterait tro[) de les sacrifier. De


là ces développements à coté, ces hors-d'œuvre, ces di-
gressions dont s'encombre l'œuvre des conteurs ou des
poètes à l'ima^^ination trop féconde *.

On ne peut donc abandonner tout à fait l'imagination


à elle-même. Une œuvre poétique, qui prétend à pro-
duire une impression d'art, doit être composée.
nous nous observons d'un peu près, au cours
Si
d'un qui semblerait au premier abord ne mettre
travail
en exercice que notre imagination, nous n'aurons pas
de peine à saisir en nous-mêmes tout un jeu subtil de
pensées, qui enveloppent comme d'un réseau délié les

images en voie de formation, qui les relient les unes aux


autres, qui les attirent ou les écartent. Dans ^impro^i-
sation la plus rapide, quand nous pourrions croire que
les images apparaissent spontanément et au hasard, nous
pourrons nous rendre conq)te que leur formation est
dirigée, surveillée, motivée; elle répond à un pro-
gramme, elle réalise des intentions, elle est intelligente

et préméditée en grande partie. Nous pouvons tenir pour

I. V. par exemple les contes emboUés Tim dans l'autre ilu Patil-
clia-Taiilra et des Mille et une Nuits, les récils parasites qui se

grefTent sur le récit princijml dans le Don Q\iicholte, les monu-


mentales digressions de Notre-Dame de Paris et des Misérables.
132 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

certain que dans toute élaboration littéraire il en est de


même. Dans l'œuvre qui semble emportée du mouve-
ment le plus puissant, on discernerait de même des
calculs secrets, de petites ruses, des artifices de compo-
sition destinés a ménager un effet, à produire un con-
traste, à tenir la curiosité en suspens. Le véritable
artiste, l'homme de génie sait ce qu'il fait ;
quand on
parle de son inconscience, il laisse dire, puisque c'est

un compliment que l'on entend lui faire ;


mais que l'on
fassemine de critiquer un détail quelconque de son
œuvre, il sera prêt à en donner les raisons. Signalez-
lui une faute, il répondra qu'il l'a faite exprès. Le
dernier reproche qu'il accepte, c'est celui d'inadver-
tance.
Dans ce travail mental, il y a des moments pénibles,
où l'effort intellectuel est porté à une telle intensité,

qu'ilen devient presque douloureux. C'est dans ces


moments qu'il est le plus intéressant de l'étudier.
Voyons donc, des diverses opérations intellectuelles que
requiert l'invention consciente et réfléchie, quelles sont
celles qui coûtent le plus d'effort.
Il faut d'abord s'obliger à penser sur le sujet choisi.
C'est en partie un effort d'inhibition. Il s'agit, chaque
fois que l'imagination part sur de fausses pistes, de
couper court à ces digressions, de la remettre sur la voie.

C'est déjà une tâche pénible nous en coûte toujours


; il

de résister aux idées qui nous sollicitent. Mais cela

même ne suffit pas. Il faut accomplir encore un effort


positif, concentrer les pensées qui tendent à s'éparpiller,
enfermer l'intelligence dans un cycle de plus en plus
étroit pour cela, se bien définir ce que l'on cherche,
;

se poser des questions précises. Le danger est que, plus


les conditions de l'idée que l'on cherche sont déter-
LA COMPOSITION POETIQUE IMi

minées, moins il y a de chance pour que le mouvement


spontané de la pensée amène justement celle-là en ;

même temps, on s'est interdit de penser à autre chose.

Alors Tintelligence se rehute, on a la sensation doulou-


reuse de l'effort à vide ; on se creuse en vain la tète.

Parfois cet état se prolonge longtemps, c'est une véri-


table angoisse, jusqu'à ce qu'enfin lidée féconde se
présente d'elle-même (Ainsi Zola travaillant à grand'-
peine à composer son Assommoir, jusqu'au moment
où l'idée lui est venue de faire rentrer Lantier dans le
ménage de Gervaise). L'important, dans cette recherche
des idées, c'est de les saisir au seuil même de la con-
science, quand elles y apparaissent encore indécises, et
de les tirer à soi de force. Souvent on a cette impression,
que ridée cherchée est prête à venir, qu'elle commence
à se former, qu'elle ailleure presque dans la conscience.
On sent qu'il sulïirait d'un léger surcroît d'effort pour
la faire décidément apparaître, comme lorsqu'on cherche
à se rappeler un mot que l'on a comme on dit sur les
lèvres ; mais cet effort, on n'a pas l'énergie de le faire,

et l'idée s'évanouit'.

1. La n'Iloxioii jouera un rôle irn|iorlatit, (jui n'a jias toujours


été suilisammcnt étudié, dans la gcnrse des Ivpes romanesques ou
dramaliquos. Noiis a>ons vu comment ils se développent dans l'es-
prit du poète, par la méthode d'inspiration. Mais d'où proviennent-
ils? Il est assez rare qu'ils soient fournis directement par l'observa-
tion. Cela n'arrive guère que pour les personnages secondaires,
épisodiques, que le poète fait intervenir dans son œuvre comme de
simples figurants, pour
nombre. Les personnages principaux
faire
sont presque toujours le produit d'une élaboration artistique, où la
réllexion intervient. Ils sont inventés pour tenir un emploi, pour
amener certaines situations, pour remplir un cadre déterminé
d'avance. (]elui-ci devra être rilvpocrile (le Tartuffe de Molière,
le lietjrnrs de Beaumarchais, le Sampson Urass de Dickens). Celui-
134 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

Les idées principales unefois trouvées, on peut


songer à établir plan de l'œuvre future. C'est une
le

opération indispensable dans toute composition de quel-


que importance'. Pendant qu'on y travaille, les idées
s'éclaircissent, se complètent une fois effectuée, elle
;

donne une plus grande facilité de développement elle ;

permet de préparer des effets, d'amener une conclusion.

là sera le Distrait, ou Rêveur. Parfois l'auteur se proposera de


le

représenter un type ethnique (l'Américain dans le Roi de la mer de

Vogué, le Basque dans Rainuntcho, le Slave dans VAventure de La-


dislas Bolscki) ou un type ou encore un type
social (Balzac, Zola)
professionnel (le clergé, dans Mon ou dans Lucifer
oncle Célestin ;

la magistrature, dans La robe rouge, etc.). Dans toutes les œuvres 1

à thèse (ainsi dans V Étape de Bourget) les caractères sont composés -

précisément de manière à justifier les théories de l'auteur. Étant J

donné un type comique, le dramaturge aura soin de grouper autour


'

de lui les types accessoires qui en sont comme les variétés (v. des '.

exemples significatifs de cette théorie dans VEssai sur le rire de ;

H. Bergson). Un procédé très usité est la création des types par i

contraste. Don Quichotte exige Sancho pour lui faire pendant. ;

Etant donné le beau


caractère d'Augustin de Chanteprie, dans le

romande la. Maison du Péché de Marcelle Tinayre, il fallait que i

Fanny Manolé eût son âme tendre, aimante et païenne. La petite i

Dorrit de Dickens étant toute abnégation, il fallait que son père |

fût toutégoïsme. On peut remarquer que dans les comédies et les ro- \

mans, le mari et la femme ont toujours des caractères opposés. Tous


j

ces exemples achèvent de prouver que le personnage romanesque i

ou dramatique apparaît tout d'abord au poète comme une formule \

abstraite, comme une sorte d'être schématique, produit de la ré- i

flexion, qu'il complétera ensuite, et auquel il infusera la vie.

I. Le but que l'on se propose, en composant un plan, n'est ,

pas le même, selon qu'il s'agit d'une œuvre^ didactique, ou d'une ,

oeuvre d'imagination. Si l'on compose un livre de science, un \

livre d'histoire, c'est à fin de le rendre plus compréhensible et plus i

assimilable. Une œuvre d'imagination est surtout composée pour j

l'effet. Il résulte de cette différence dans la fin poursuivie des j

différences essentielles dans la forme du plan. ;


LA COMPOSITION POÉTIQUE 135

Il faut même que cette opération soit bien nécessaire


pour qu'un écrivain et surtout un poète s'y résigne car ;

de tout le labeur littéraire, c'est la partie la plus ingrate,


la plus pénible de beaucoup et la moins poétique. Il faut
mettre en ordre, disposer en série linéaire des idées
qui se sont présentées à peu près au hasard, enchevê-
trées l'une dans l'autre, en dépendance mutuelle il faut ;

essayer toutes les combinaisons possibles, répondre à


des exigences complexes et souvent inconciliables ; il

faut faire un clîortpour tenir simultanément présentes


à l'esprit les images à disposer, ce que l'on ne peut faire
que dans l'abstrait, en les réduisant à l'état de simples
schèmcs, sous peine d'encombrer l'esprit qui ne saurait
embrasser à la fois plusieurs représentations concrètes.
Souvent il est indispensable, pour préparer une situation
ou un olVet, de composer par régression : comme le

disait Pascal, la dernière cliose que l'on trouve en


composant, c'est celle qui doit être mise la première.
Toutes ces opérations doivent s'exécuter à froid, en
pleine lucidité d'esprit, autant que possible avec l'intel-

lect seul : car ce n'est qu'une sorte de géométrie, une


ors comhinatoria, où tout se lait dans l'abstrait'. L'ima-
gination représentative n'a pas à intervenir, si ce n'est
tout au plus ])our risudliscr ces combinaisons : on se
fera souNont du plan de l'œuvre projetée une sorte de
figure schématique, dans laquelle on cherchera à mettre,
Comme dans un plan ar( hilectural, une certaine symé-

I . N . Sardou, en composant son scénario, évite avec soin de céder


h sa verve. « Jusque-là,par raisonnement, j'ai fait
dit-il, j'ai écrit

des ma(hématlii({ucs et je me
défendu contre renlraînemenl
suis
de l'érrilnro. Je craindrais de mollro dans l'ébauclio une certaine
chaleur cpii ne se trouverait plus dans l'exi-culion » Année psyrlio-
/01//7MC. i8()'i. p. ()8.
136 LA REVERIE ESTHETIQUE

trie. Mais ce n'est pas là le mode d'imagination que l'on


mettra en œuvre au cours de la composition.
On voit combien ces opérations mentales, qui
mettent surtout en jeu les facultés logiques, doivent
coûter à un Imaginatif; et ce qu'il y a de plus irritant,

c'est que ce labeur est au moins en apparence stérile ;

de tant d'efforts, de tant d'iieures passées en tâtonne-


ments et en essais de combinaisons, il ne reste rien
que quelques sèches formules, et une grande fatigue.
Le plan de l'œuvre une fois arrêté dans ses grandes
lignes, l'œuvre de développement commence ici encore :

la réflexion peut et doit intervenir pour forcer en quel-

que sorte l'inspiration. Il faut obliger l'imagination à


remplir ce programme ; il faut la faire travailler sur
commande.
Le difficile, c'est de l'astreindre à développer les

idées dans l'ordre qu'on s'est fixé d'avance. Toutes les


parties du plan, que Ton a simultanément présentes à
l'esprit, sollicitent également la pensée ; elles tendent
d'elles-mêmes à se développer ; spontanément elles nous
suggèrent des images. On serait toujours tenté, quand
on écrit, de vouloir tout dire à la fois ; et ce qu'il y a
de plus gênant pour l'esprit, c'est qu'il est surtout solli-
cité par les idées finales, auxquelles il serait tenté d'ar-
river tout de suite, puisqu'elles sont le but.
Il y aurait bien un moyen d'éluder cette difficulté ;

œuvre à rebours, en développant


ce serait d'écrire son
d'abord ces idées finales. Dans la composition d'un
drame ou d'un roman, par exemple, on traiterait d'abord
les scènes essentielles, qui doivent être le point culmi-
nant de l'œuvre. Dans un poème lyrique on écrirait en
premier lieu la dernière strophe dans un distique, le ;

second vers. Ce procédé est tentant ; mais expérience


LA COMPOSITION POETIQUE 137

faite, on y renoncera toujours; il ne saurait donner que

des résultats défectueux. Il ne serait praticable que si


Ton avait d'avance dans la tète un plan de Toeuvre assez
détaillé, assez déterminé, pour être sûr de n'avoir à lui
faire subir, au cours du développement, aucune modi-
fication essentielle; alors en effet, Tœuvre serait vrai-
ment composée d'avance, il n'y aurait plus qu'à
l'écrire, et peu importerait par quel bout on commen-
cerait. Mais il s'agit précisément ici de trouver ces dé-
tails ;nous devons supposer que l'on n'a arrêté encore
que le scénario du drame, que le plan général du
poème. Forcément, au cours de l'exécution, les idées
se transformeront un peu les détails que l'on imagi-
;

nera ne peuvent répondre absolument aux simples in-


tentions que l'on avait, puisqu'elles les dépassent. Les
situations, en se précisant, se compliqueront le carac- ;

tère des personnages, qui se réduisait dans le scénario


projeté à une définition verbale, à une brève formule,
achèvera de se déterminer il prendra la complexité de
;

la vie. L'œuvre s'enrichira donc, au cours de la com-


position, de détails imprévus qui devront entrer dans la
composition des scènes finales, et contribuer à la déter-
miner. Ces dernières scènes, point culminant de l'œuvre,
en sont en même temps la synthèse elles ne peuvent donc
;

être écrites tout d'abord. Si Ton avait eu rinq)rudencede


les rédiger les premières, quand le moment serait venu de

les mettre à leur place, on s'a|)ercevrait qu'elles ne sont

plus dans le ton, et il faudrait les recommencer. On


peut préparer d'avance et tenir en réserve, pour l'inter-
caler au bon monient, un mot à etfet, un vers, une
phrase peut-être, mais non tout im développement.
Une œuvre d'imagination ne peut croître que par dé-
veloppement progressif. Il faudra donc en revenir à la
138 LA REVERIE ESTHETIQUE

méthode commune, et commencer par le commence-


ment. On tiendra ses idées en suspens jusqu'à ce que le
moment soit venu de les développer. On s'appliquera
à ne pas engager trop tôt ses réserves. L'écrivain qui ne
peut penser qu a ce qu'il écrit actuellement est incapable
de composer une œuvre. Le véritable compositeur est ce-
lui qui peut disposer d'avance dans sa tête, en une pers-
pective illimitée, toute une série d'idées, qu'il dévelop-
pera l'une après l'autre ; ainsi il s'avance avec certitude ;

toute son activité mentale, orientée dans une même di-


rection, est régie par une loi de finalité il tend vers ;

un but qu'il a constamment présent à l'esprit, dans un


perpétuel effort de préméditation.
Dans toutes les opérations intellectuelles que nous
venons de signaler, et qui constituent la composition
réfléchie, l'allure mentale est toujours la même. L'es-
prit va de l'abstrait au concret, et c'est justement en
cela que consiste son labeur. Dans des analyses d'une
étonnante pénétration, H. Bergson a montré comment
s'opère cette évolution psychique'.

I. Donnons, en quelques citations morcelées, un aperçu de sa

théorie :

« Nous nous bornerons pour le moment à donner à la représen-


tation simple, développable en images multiples, un nom qui la
fasse reconnaître : nous dirons que c'est un schéma dynamique. Nous
entendons par là que cette représentation contient moins les images
elles-mêmes que l'indication des^direclions à suivre et des opérations
à faire pour les reconstituer... L effort de rappel consiste à con-
Aertir une représentation schématique, dont les éléments s'entre-
pénètrent, en une représentation imagée dont les parties se juxta-
posent... L'elfort intellectuel pour interpréter, comprendre, faire
attention, est donc un mouvement du « schéma dynamique » dans
la direction de l'image qui le développe... Le sentiment de l'efTort

d'intellection se produit toujours sur le trajet du schéma à l'image...


LA COMI^OSITIUN POÉTKjUE i39

De l'nnuvre préméditée, que peut-on concevoir avant


de ravoir réalisée? Une idée abstraite, qui contient à
l'état de pure virtualité les développements futurs une ;

brève formule tout au plus une image brouillée, con-


;

fuse, informe, qui demande à être précisée, complétée :

quelque chose comme ces griffonnages qu'un dessina-


teur trace sur le papier quand il cherche à établir sa
composition, simples figures schématiques dont on pour-
rait dire avec H. Bergson qu'elles contiennent moins
Fimage elle-même que l'indication des opérations à
faire pour la reconstituer. Tout le travail de la compo-
sition réfléchie consistera dans Teffort de l'idée pour se
développer en images de plus en plus concrètes et dé-
terminées.
Telle est la fonction des métaphores, dont le poète fait

constamment usage et dont il lire ses plus magnifiques


elîets de poésie.
On a grand tort de les regarder parfois comme de
simples formes verbales, ne correspondant j)as à une
pensée réelle. Si elles ne servaient qu'à rendre l'idée
principale, ou ce que l'on peut appeler le <jros sens de
la phrase, sans lui rien ajouter, leur usage serait peu
recommandable mieux: vaudrait cent fois l'expression
;

Mais quand j'exprime méta[)horiquemenl une


directe.
idée, je mets plus dans ma phrase (jue cette idée ;j*y mets
aussi une image; et cette image, au moment où je Tex-
prime, est présente à mon esprit: elle fait partie de ma
pensée. La phrase méta[)horique n'exprime donc pas en

Travailler inlclloclucllemeiit consiste à conduire une môme repr(5-


sentation h travers des plans do conscience diflVrents, dans une di-
renlion qui va de l'alistrait au concret, du schéma à l'image. »
H. Bergson, l'elVort inlellecluel. Id'vur philnsophiiiuc, H|t)2. t. I.

•'».
pp. i I, i"). i(). 17.
140 LA RÊVERIE ESTHETIQUE

termes plus compliqués la même chose que la phrase


directe ; elle exprime une pensée plus riche, plus pleine,
harmonieux composé d'idées et d'images. Il est même des
écrivains chez qui l'imagination est à ce point dominante
que leur pensée s'enveloppe toujours de symboles. Ils
pensent par images. Unne écrivain ainsi constitué
pourra s'exprimer exactement qu'en métaphores. Son
style, qui nous semblera figuré à outrance, ne fera que
rendre strictement l'allure normale de sa pensée.
Quand on dit que le temps vole, on n'exprime pas par
un terme figuré cette idée, qu'il passe; on exprime par
un terme très précis cette idée, qu'il a des ailes. On veut
réellement susciter cette image, et on emploie le mot
technique qui la désigne. C'est cette image même qui
est symbolique; le mot ne l'est pas'. Si subtile que
puisse paraître cette distinction, il faut la faire, pour
pouvoir maintenir en toute rigueur ce principe, qu'il n'y
mots
a pas et ne doit pas y avoir de poésie verbale. Les
ne doivent qu'un instrument de transmission, la
être
poésie étant exclusivement dans les sentiments et les
images suggérés.

I. On pourrait même avancer, contre l'opinion courante, que les


poètes emploient assez rarement le st\le figuré ;
plus en effet les
pensées à exprimer sont concrètes, moins il est nécessaire de les
exprimer par symboles. On peut en faire l'expérience. On recon-
naîtra que c'est dans les pages de la philosophie abstraite que pul-
lulent les expressions métaphoriques : il est même parfois amusant
de en images. D'où vient cependant qu'étant en réalité
les réaliser

plus métaphorique que les vers, la prose semble l'être moins. C'est -^

que chez le prosateur l'image ne sert qu'à présenter l'idée et s'efface


devant elle. La poésie se sert moins souvent de figures, mais donne
aux images évoquées une intensité plus grande. La prose est donc
faite d'images en voie de disparition, la poésie d'images en voie de
développement.
LA COMPOSITION POÉTIQUE 141

La métaphore se trouve donc en définitive justifiée


comme la seule forme de style qui puisse rendre inté-

gralement la pensée imagée, dont elle est l'expression


adéquate. Si le poète fait des métaphores, s'il les accu-
mule, ce n'est pas pour le plaisir de jongler avec les
mots ou de les poser à côté du sens c'est pour faire
;

passer ses idées de l'abstrait au concret c'est pour pro-


;

filer de chaque occasion qu'il trouve pour faire surgir

de nouvelles images.
Il en est de même des comparaisons poétiques. Avant

d'être un procédé de style, une figure de luxe, un orne-


ment du discours, la comparaison est une façon pratique
de s'exprimer. Elle surgit d'elle-même, dans l'effort
que l'on fait pour rendre une image nouvelle qu'aucun
mot usuel ne peut suggérer directement on s'ingénie à ;

trouver des images plus familières, plus facilement expri-


mables, qui puissent donner une idée de celle-là. Cette
sorte d'excitation et d'impatience qui fait afiluer les

comparaisons est portée à son maximum quand il s'agit


d'exprimer une souffrance physique intense ou une forte
émotion morale, telle que l'admiration, le désespoir ou
l'exaltation de l'amour. Alors on cherche ce que l'on
peut imaginer de plus saisissant pour rendre ce que l'on
éprouve, et ce sont des litanies d'images presque déli-
rantes et toujours hyperboliques. Car les comparaisons
sont de leur nature exagérées; elles demandent le plus
pour obtenir le moins; que de gré ou de force
il faut
elles mettent l'imagination en mouvement. Le poète

usera plus fréquemment que personne de ce procédé. Il


s'en servira par besoin d'exhaler en les exprimant sous
des formes nudtiples les sentiments qui l'oppressent. Il

s'en servira aussi par jeu, pour le plaisir d'élargir ses


représentations, de faire surgir par couples des images
142 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

de la nature entière. La comparaison poétique se dis-


tingue de la comparaison utilitaire en ce qu'elle est de
luxe, poussée plus avant qu'il ne serait nécessaire, pro-
longée au delà de ce qui serait suffisant pour exprimer
complètement l'idée. Parfois même, comme dans les
comparaisons homériques, le poète perd pied, il ne s'in-
quiète plus de conserver entre les deux termes de sa
comparaison une symétrie quelconque, il se laisse entraî-
ner par la nouvelle image et la développe pour son
compte. La comparaison est devenue digression. Mais
on le voit, l'allure mentale est toujours la même, le but
poursuivi est toujours le même : développer les images,
les intensifier, les transporter « à travers des plans de
conscience différents », de l'abstrait au concret.
Où le images qui développent son
poète prend-il les

idée.^ dans son idée même.


Le plus souvent c'est
Nulle idée n'est absolument abstraite. L'abstrait ne
peut être tiré que du concret, et il faut bien qu'il en
garde quelque chose, au moins un schème, un sym-
bole quelconque, quelque chose qui puisse de quelque
manière se représentera Le langage courant est plein
de métaphores dégradées, atténuées, dernier résidu de
ces images dont on s'était servi comme de symbole,
dans la transition du concret à l'abstrait. Ces méta-
phores, la prose les laisse dormir. La poésie en reprend
conscience. Cherchant constamment les images, elle
lestrouve là où elles existent à l'état latent. Elle les
ramène au jour. Elle leur rend la force et la vie.
Ainsi ce magnifique développement d'images que nous

I , « Il est probable que chacun de nous a sa manière de se repré-


senter les idées abstraites, qui lui appartient en propre et n'appar-
tient qu'à lui, » F. Paulhan, Hevue philosophique, XXVII, p, 176.
LA COMPOSITION POÉTIQUE 143

admirons chez les poètes est d'ordinaire issu d'une de


ces petites métaphores banales que le parler courant nous
apporte constamment sans que nous y pensions. Son-
geons-y d'ailleurs. Si Fidée, telle que nous la concevons
avant de l'exprimer, n'était pas imagée déjà, aucune
métaphore, aucune comparaison empruntée aux choses
concrètes ne pourrait jamais l'exprimer. Métaphore et
comparaison supposent ime analogie. Entre une idée
pure et une image visuelle, il n'y en aurait aucune .

Texpression métaphorique de celte idée ne serait donc


pas possible. On ne pourrait que la désigner d'un mot
spécial. Si l'un des termes de la comparaison est concret,
il faut que l'autre le soit aussi de quelque manière.

L'opération mentale qui suggère au poète ses com-


paraisons et ses métaphores revient donc d'ordinaire à
remplacer les images vagues et pâles qui accompagnent
la pensée courante par des images plus intenses, plus

pittoresques, ayant pourtant avec les premières une


sufTisante analogie.
La conception des idées abstraites, ne mettant en
œuvre qu'une partie trop restreinte de notre activité
intellectuelle, nous fatigue vite. Quand nous nous
sommes adonnés quelque temps à un tel travail, nous
avons la sensation de penser à vide ; ce perpétuel dérou-
lement de formules que nous ne pouvons réaliser en
une intuition actuelle, nous devient presque intolérable.
Il faut que l'imagination fonctionne, elle aussi. Elle
fait ce qu'elle peut pour intervenir. Elle s'ingénie à

illiislrcr notre pensée, à traduire ce texte abstrait en

images symboliques. De là un courant de représenta-


tions, parallèh» à celui des idées pures, et (|ui vient l'en-
richir. Ce courant de pensée imagée, qui chez la plupart
d'entre nous reste inconscient, les poètes le portent à
144 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

la surface ;
ils le mettent en évidence. Tandis que
l'homme positif met ses rêves au service de sa réflexion,
le poète met sa réflexion au service de ses rêves. Il s'exerce

et s'entraîne constamment à réaliser ses idées en images.


Il arrive ainsi à se créer une mentalité nouvelle, cor-
respondant à sa fonction spéciale et à son idéal d'art : il

se fait une âme de pur imaginatif.


Dans mainte période poétique, nous pouvons saisir
sur le fait ce passage de la conception abstraite à la

conception imaginative, qui caractérise la composition


réfléchie. La pensée poétique est surprise en voie d'évo-
lution. La période débute par un terme abstrait, se con-
tinue par une métaphore et s'achève sur une image. Il
peut arriver que le poète renverse cet ordre et nous pré-
sente l'image la première mais ce ne sera que par ex-
;

ception, par artifice de style et pour obtenir un effet


de surprise. Ce ne peut être son procédé usuel, car ce
n'est pas la marche normale de sa pensée. Chez lui l'idée
s'épanouit en images plus facilement que les images
ne se contractent en idée.
Remarquons en outre que la marche de l'abstrait au
concret étant progressive, est esthétiquement supérieure.
Si l'image nous est présentée la première, nous avons
le regret de la voir se décolorer, perdre la netteté de
ses contours, se fondre en simples métaphores, et fina-
lement faire place à la pensée abstraite : c'est la poésie
qui finit en prose, la source qui tarit et se perd dans les

sables. Si l'on nous présente au contraire en dernier lieu


le terme qui doit le plus frapper l'imagination, il y a

progression ; nous prenons plaisir à voir la pensée s'en-


richir, l'imagination entrer en jeu, s'exalter, devenir
dominante : la période poétique, d'abord calme et

posée, s'élève par élans, et finit en pleine poésie.


LA COMPOSITION POETIQUE 145

Nous arrivons à la dcrnicre période de la composition


poétique celle où Ton donne à la pensée sa forme ver-
:

bale définitive.
Cet enveloppement de la pensée dans les mots est
toujours une opération délicate. Il d'exprimer son
s'agit

idée ; cela suppose qu'elle est vraiment donnée, et Ton


croit en effet l'avoir présente à Tesprit, puisqu'on cherche
à l'exprimer ; mais dès qu'on s'y applique, on s'aperçoit,
à une résistance inattendue, que le travail n'est pas aussi
avancé qu'on se le figurait. L'idée n'est pas encore expri-
mable. Elle est encore très incomplète, ou bien elle est

confuse, enveloppée, enchevêtrée. Elle ne prendra une


forme arrêtée que lorsqu'elle se sera moulée dans une
phrase. Mais il faudrait en avoir arrêté la forme pour
lui trouver une phrase à sa mesure. On ne pourra donc
la bien exprimer que lorsqu'on l'aura nettement con-
çue, et la nettement concevoir que lorsqu'on l'aura bien
exprimée. C'est un cercle vicieux si jamais il en fut.

Aussi l'auteur est-il souvent bien embarrassé. Il ne


sait par où commencer. Il tâtonne. Il va de l'idée à la

phrase, s'elTorçant tant bien que mal d'ajuster l'une à


l'autre. Il retouche. Il rature. C'est parfois très labo-
rieux. Les manuscrits des poètes, ceux surtout qu'ils
n'aiment pas à montrer, la feuille de travail, le brouil-

lon, en feraient foi.


Nous nous étonnerons moins maintenant de l'oflort

que requiert cette dernière période de la couiposition.


On serait tenté de sourire de Pécrivain qui se donne tant
de mal pour mettre sur [)ird rpiehjues phrases. S'il sait
son métier, j)Ourquoi cherche l il si lon-icinps ses mots?
Il faut mieux comprendre sa situation. En somme, dans
cette mener de front,
mise en oHivre définitive, il doit
au moins par alternances rapides, deux besognes dis
SOUKIAU. lO
146 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

tinctes: travail de Texpression verbale proprement dite ;

travail d'invention supplémentaire.


Entre le moment où nous prenons la plume pour
exprimer notre idée, et celui où nous achevons d'écrire
notre phrase, si court que soit l'intervalle, si simple
que soit la phrase, nous avons accompli un travail in-
tellectuel considérable ;
notre pensée s'est complétée,
achevée; l'idée s'est épanouie en image ; à vrai dire, c'est
dans cette opération ultime que s'effectue la majeure
partie du travail total requis par la composition littéraire.

A supposer même que l'on sache bien d'avance ce


que l'on veut dire, il faut trouver des mots pour rendre |

son idée. Or le vocabulaire le plus riche est bien pauvre ;

encore pour noter nuances indéfiniment variables de


les j

la pensée. Quoi que l'on fasse, quelque chose en sera :

toujours perdu. Les formes de phrase usitées ne peuvent j

non plus nous suffire : il est impossible que les tour-


nures de phrase toutes faites dont nous disposons ren-
dent exactement le mouvement actuel de notre pensée. \

Il faudra donc nous ingénier, essayer de combinaisons i

inédites et, par un effort d'invention verbale, briser les j

'

clichés du langage courant pour trouver à nos idées une


forme satisfaisante et cet effort doit être d'autant plus
; !

grand que la pensée à exprimer est plus originale. <

Mais cette tâche devient particulièrement ardue lors-


qu'il s'agit de donner une expression verbale à des :

images concrètes, à des impressions, à des sentiments, \

ce qui est la matière propre du développement poétique.


Nous avons remarqué que presque toujours les idées j

abstraites se présentent à nous avec leur enveloppe^


verbale. Le plus souvent, sinon toujours, elles apparais- •;

sent dans notre esprit avec quelque phrase qui les ex-
J

prime, au moins sommairement. 11 ne nous reste plus^


•t
LA COMPOSITION POÉTIQUE 147

qu'à retoucher un peu cette formule pour la rendre par-


faite. Quand nous concevons nettement une idée abs-
traite,non seulement on peut dire que les mots pour
l'exprimer arrivent aisément, mais il est impossible
qu'ils ne soient pas déjà venus. Il n'en est pas de même
des images, des sentiments. Je puis me représenter très
nettement un objet coloré sans trouver aucun terme
qui explique sa forme ou sa couleur; je puis éprouver un
sentiment passionné et être incapable de le formuler en
phrases. Quand donc donné la représen-
l'écrivain s'est
tation intense des choses qu'il veut nous décrire ou des
sentiments qu'il veut exprimer, tout reste à faire pour
leur donner une forme verbale on peut même dire que
;

jamais il n'y réussira entièrement. Quels mots exprime-


ront jamais avec une exactitude parfaite une vision
mentale donnée, un état d'âme donné ? La tâche est
donc autrement ardue que lorsqu'il s'agissait seulement
d'écrire sous la dictée rapide de la parole intérieure.
Voici encore une difficulté particulière à l'expression
poétique. S'il ne s'agissait que de donner une idée des
choses, en y mettant le temps, on y arriverait toujours.

On fournirait aux lecteurs toutes les indications néces-


saires pour leur permettre de prendre de l'objet décrit
une connaissance exacte. Mais cela exigerait d'eux un
labour intellectuel, incompatible avec l'effet poétique. Il

faudra donc faire surgir autant que possible l'image d'un


mot. Chaque phrase devra apportcM' une rc[)résentati()n,
à laquelle il sera presque impossible de faire des retou-
ches. C'est conmie dans le travail de la fresque, il faut
j)(Mndrc au premier coup. Seuls quelques écrivains,
doués du génie de l'expression verbale, trouvent du [)ie-
mier coup le mol juste (jui fait voir immédiatomoul les
choses. Kn général, on [)ourrail [)oser cette loi, que l'ai-
148 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

sance du style est plutôt en raison inverse de sa puis-;


sance d'évocation. C'est dire que le poète ne sera pres-^
que jamais dispensé de TefTort d'expression verbale.
Ces dilTicultés, remarquons-le, n'existent pas pour-
l'écrivain d'inspiration, qui accepte les phrases en méme^
temps que les idées, comme elles lui viennent. De là;
d'ordinaire la grâce et l'aisance de son style. La phrase;
de réflexion sera plus écrite, plus artificielle, plus labo-|
rieuse. Mais voici la contre-partie. Si la réflexion donne!
d'abord des résultats inférieurs à l'inspiration, par un]
effort de plus elle reprend la supériorité.

La phrase improvisée, irréfléchie, a parfois de vé-


ritables trouvailles d'expression, mais aussi bien sou-;
vent des faiblesses, des négligences. La parole suit lei

cours de la pensée, énonçant les idées à mesure qu'elles ;

se produisent, une à une, en série linéaire, n'usanfj


jamais que des constructions les plus directes et retom- i

bant presque toujours sur les mêmes types de phrase.


'

Quand on compose sa phrase à loisir, on n'accepte'


pas si aisément les premiers mots venus. Le vocabulaire'
gagne en richesse, en puissance de suggestion. La phrase^
devient plus variée de tournures, et par conséquent:
plus expressive. Elle se resserre en formules brèves, oui
s'organise en périodes composées avec art. On peut pré- \

méditer des effets, tenir en réserve les mots de valeur'


jusqu'au moment où ils produiront l'impression la \

plus forte, briser les expressions toutes faites, contrarier;


les habitudes de la langue pour réveiller ses énergies, i

Les poètes-stylistes ont été les plus ingénieux inven- |

teurs de langage. C'est d'eux que procèdent tous les \

rafïinements du style, les effets de rythme, d'harmonie î

imitative, les inversions expressives, le développement ;

de la métaphore, etc.
LA COMPOSITION POETIQUE 149

C'est grâce à eux que la prose même, inspirée de leurs


exemples, profitant de leurs découvertes, est devenue
un art. C'est même chez eux que l'on retrouverait la
suprême aisance do style. Quand à force d'exercice on
se sera rompu à ces allures artificielles que l'écriture
d'art donne à la pensée, l'esprit reprendra sa liberté
d'allures, et le slyle acquerra une valeur esthétique que
le langage improvisé ne saurait atteindre.
Ainsi, par un incessant labeur, se constituera peu à
pou celte œuvre dont le lecteur, qui reçoit les images
toutes faites et [)asse sans clTort de Fune à Tautre, rece-

vra une impression de pure poésie.


Sans doute cette méthode est très pénible. L'inspira-
tion est certainement plus commode : si elle suffisait

toujours, il est bien évident qu'on ne se fatiguerait jamais


la tête à réfléchir. Mais encore une fois, il est des cas
où la réflexion est nécessaire. Au cours de la composi-
tion poétique, il est des opérations indispensables que
seule elle peut effectuer.
La pratifjue même indiquera à l'écrivain dans quels
cas il doit y recourir. Au cours d'un long travail de
composition, il ira d'une méthode à l'autre, selon les
besoins du moment. Ce changement se fait d'instinct.
On accueille l'idée qui se })résente, si elle est (.le tout
point satisfaisante; si elle ne suffit [)as,on cluMche, on
s'ingénie, on raisonne, on réfiéchit jusqu'à ce qu'on ait
trouvé. Mais surtout il faut résister à ce préjugé, en vertu
duquel on attribue aux productions spontanées de l'ima-
gination une su[)ériorité littéraire. Lu chef-d'œuvre ne
se crée pas sans travail.

Rien ne peut s'accomplir sans lutte et sans douleur.


Quel patient ellurl pour ipie s'ouvre une fleur I

M. HorciioK /.«*s M\stire$ d'IUleusis.


450 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

Le génie, c'est un grand effort. \

Il se produit d'ailleurs, à la suite d'efforts cérébraux!


intenses, un phénomène psychique remarquable : c'est
cette sorte d'excitation des facultés inventives, que finit 1

par provoquer la réflexion même. L'inspiration, diti

E. Pailleron, peut être comparée à la mise en train des


hauts fourneaux : « quand c'est rouge, tout va bien S), j

Selon A. Daudet et quelques autres écrivains, ce phé-i


nomène se produirait soudainement, comme une crise, j

« Tout à coup, brusquement, sans qu'on sache pour-'


quoi ni comment, la crise du commence. C'est
travail j

comme un surcroît de chaleur vitale qui monte au cer-l


veau ; on est pris, envahi par son sujet et on se met k\
écrire avec fièvre. Alors rien ne vous arrête; l'encrier:
est vide, le crayon est cassé; peu importe, on va tou-j
jours. On s'irrite contre la nuit qui tombe, et l'on se crève;
les yeux dans le crépuscule en attendant la lampe quij
ne vient pas. On dispute le temps au sommeil et aux]
repas. S'il faut partir, aller à la campagne, faire unî
voyage, on ne peut pas se décider à quitter le travail,

on écrit encore debout, sur un coin de sa malle". ))j

Ainsi, à force de réflexion, on arrive à déterminer une!


sorte d'inspiration supérieure, parfois pénible encore,;
quelques écrivains en parlent comme d'un état d'obses-;

sion et de fièvre, mais productive, féconde, dans laquelle^


toutes les facultés s'exaltent à la fois.

1. Cité par A. Binet, Année psychologique, iSgA, p. loo. j

2. Ibid., p. 92.
CHAPITRE VI

LA QUESTION DU VERS ET L'AVENIR DE LA


POÉSIE

Une dernicTC question nous reste à résoudre, celle de


savoir s'il est bon que la i)ensée poétique se donne une
expression verbale particulière.
Il est naturel qu'ayant à exprimer des pensées et des
sentiments d'une nature spéciale, les poètes se soient
fait leurs procédés d'expression spéciaux. Jamais ils

n'ont parlé tout à fait la même langue que le vulgaire.


Sans doute la différence entre la langue usuelle et
la langue poétique tend à s'atténuer.
Les temps sont passés où le vocabulaire de la poésie
se différenciait de celui de
au point de devenir
la [)rose

un véritable idiome. Los poètes ont également renonce


à ce purisme, à ce souci d'élégance et de noblesse, qui
l(>ur faisait écarter comme indigne d'eux le mot précis,
lechnique. Ils dédaignent la périplirase. Ils ne craignent
pas iPappeler les cboses par \vuv nom. l']nlre la prose
et la poésie il n'v a plus de cloisons élancbes ; les deux
vocabulaires tendent à s'unifier.
Cependant il v aura toujours, p.ir la force des choses,
des mots poéticjues, c'est-à-dire particulièrement sug-
1^2 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE
gestifs, évocateurs de sentiments et d'images, et des
mots prosaïques, qui ne peuvent éveiller que des idées
positivesou vulgaires. Naturellement les premiers se
rencontreront en plus forte proportion chez les poètes,
tandis que les seconds y seront plus rares.
Le poète a aussi une prédilection d'artiste pour les
mots bien faits, conformes au génie de la langue pour ;

les mots esthétiques, dont la structure ou la sonorité est


en secrète harmonie avec l'objet qu'ils désignent'.
Entre la prose et la poésie, voici une nouvelle diffé-
rence qui n'est pas dans les mots eux-mêmes, mais dans
la façon de les poser. La prose vise plutôt à l'exactitude.

Etant donné qu'elle a pour but la transmission fidèle


et économique de la pensée, elle a raison de le faire. Si
nous avons pour exprimer notre idée un mot précis,
technique, spécial, qui dit exactement ce que nous vou-
lons dire, pourquoi en employer un autre ? Des écri-
vains qu'on ne s'attendrait pas à trouver si rigoristes,
Fénelon par exemple, ou Renan, ont été pris de scru-
pule quand ils ont pensé aux pures élégances de style, et
ont estimé qu'il vaudrait mieux y renoncer décidément.
Rivarol a donné de forts arguments en faveur du style
direct, utilitaire. Les principes mêmes de l'esthétique
rationnelle, qui nous montrent la réelle beauté dans
l'exacte adaptation de chaque chose à sa fin, ne nous
obligeront-ils pas à adopter cet idéal, en apparence un
peu austère, de l'expression stricte et adéquate? Expri-
mer sa pensée, toute sa pensée, rien que sa pensée,
c'est bien la règle à laquelle le prosateur se sent astreint.

I. V. à ce sujet des remarques originales, exposées en une ter-

minologie un peu étrange, dans la Phonologie esthétique de la lan-


gue française, par J.-B. Blondel, Guillaumin, 1897.
LA QUESTION DU \ KHS ET L'AVENIR DE LA POÉSIE i.*>3

Ce n'est pas du tout Tidéal du poète. Il lient moins


à transmettre intégralement la pensée qu'il a dans l'es-

prit qu'à frapper l'imagination. Que la conception qu'il


nous suggère soit un peu différente de la sienne propre,
peu lui importe, pourvu qu'elle soit poétiquement
équivalente. Il aimera suggérer plus d'images qu'il n'en

exprime formellement, abandonnant en partie le lec-


teur à sa libre fantaisie, et par conséquent laissant indé-
cise et inex[)rimée ime partie de sa pensée. On a bien
des fois remarqué que l'expression adéquate de l'idée
était par essence prosaïque. Une phrase nette, claire
comme eau de roche, qui dit avec une netteté parfaite
ce qu'elle veut dire, et rien d'autre, aura toujours peine
à nous donner une impression de poésie.
Je me rends compte que la parfaite précision du
style, pour èlre maintenue, exige un effort, une maîtrise
de soi, qui n'est pas compatible avec la rêverie on ne;

doit donc {)as la demander au poète il ne doit même ;

pas en donner l'impression. De tout temps on l'a auto-


risé à ne pas trop resserrer ses expressions, à leur donner
un certain jeu. Il ne faudrait pourtant pas abuser de ce
<lroit. L'usage trop constant de celle licence j)oétique
aurait l'inconvénient de faire perdre à l'écrivain tout
souci de précision dans l'expression de sa pensée. Il en
viendrait à se conq)laire dans les transpositions de termes,
dans les à-peu près. La tentation est si forte'. Le mot

juste est })arfois si difficile à amener dans un vers !

L'usage même de la métaphore incite les poètes à


faire porter à faux leurs expressions ; et ce qui est le

plus dangereux, c'est qu'il couvre toutes les négligences;


quand le |)()èle a pris un mot pour l'autre, il en est
quitte pour ilin^ (|ue c'est une nuMaphore. Les poètes
d'inspiration sont particulièrement exposés à ces diva-
lo4 LA REVERIE ESTHÉTIQUE

gâtions de la parole. Quelques contemporains les ont


recherchées systématiquement. Ils leur ont trouvéun
charme particulier. Ils s'en sont fait un programme.

Il faut aussi que tu n'ailles point


Choisir tes mots sans quelque méprise :

Rien de plus cher que la chanson grise


Où l'Indécis au Précis se joint.

Veri.ai.ne.

Ce procédé de style n'est pas tout à fait absurde. On


en peut obtenir certains effets. Pour exprimer des idées
très vagues, dessentiments très nébuleux, les mots les
moins précis ont un sens trop déterminé encore. En po-
sant franchement et de parti pris tous les mots à faux,
on abaisse leur vertu suggestive à Textrême limite,
passée laquelle ils ne signifieraient plus rien du tout.
Le lecteur perd l'habitude d'en interpréter aucun à la
lettre ; la pensée se trouve ainsi délivrée de Tobligation
de prendre une forme définie ; l'idée reste flottante,
indécise et libre entre ces mots dont aucun n'a de prise
sur elle. Il est en tout cas un état d'âme que cette façon
d'écrire exprimera parfaitement : c'est celui du 23oète
fatigué, qui n'a même plus la force de chercher ses
mots.
Les œuvres composées suivant ce sptème resteront
comme un curieux exemple des effets littéraires que l'on
peut tirer du laisser aller verbal.
Peut-être est-il bon que l'expérience ait été faite. Mais
c'est assez pour une fois, il est à souhaiter qu'on n'y re-
vienne plus.
Mais voici la différence essentielle, fondamentale qui
sépare la poésie de la prose. La poésie s'est donné une
forme qui est bien à elle, qu'elle se réserve pour son
LA QUESTION DU VERS ET L'AVENIR DE LA POESIE ioTy

usage particulier, et dans laquelle elle s'enferme plus


volontiers que dans toute forme du vers.
autre. C'est la
* D'où vient le plaisir particulier que nous éprouvons
à lire ou entendre des vers? A cette question, nous se-
rions tentés de répondre immédiatement de leur con- :

tenu poétique. S'ils produisent un tel effet esthétique,


n'est ce pas par la vertu qu'ils ont d'agir sur Fimagina-
'
tien, par la splendeur des visions qu'ils nous suggè-
rent, par ce luxe de comparaisons et de métaphores,
par la profondeur ou la noblesse des sentiments qu'ils
expriment, par leur poésie en un mot? Rien de plus
juste. Mais on n'a pas répondu à la question.La poésie
en cilet n'est pas chose essentielle au vers, et qui ex-
phque son attrait particulier. Comme nous l'avons con-
staté, on trouve aussi de la [)oésic dans la prose. D'autre

part, le vers n'est pas nécessairement poétique ; il en


est d'excellents qui valent par de tout autres qualités
que celle-là.

Dans ce vers de Racine qu'admirait tant Flaubert,

La fille de Minos et de Pasiphaë !

OÙ est la poésie ?

Peut-être la poésie produit-elle plus d'elTet dans les


vers que dans la prose, et s'y rencontre-t-elle plus fré-
quennnent, pour des raisons qui restent à expliquer.
Mais ce n'est pas dans cette prédominance que peut
consisler rallrail très spécial des vers. II le Huit cher-
cher dans quelque chose d'inhérent à la versilication ;

et cette chose est évidente; elle saute au\ mmix [)ar

la seule disposition tvpographi(ju»' des vers ; c'est le

rythme.
La parole humaine a nalmcliiMiKMil uncertain inIIhuc
Les phrases (jue nous pronon(;()ns, hleii (jii elles ne
156 LA RÊVERJE ESTHÉTIQUE

soient assujetties à aucune cadence prédéterminée, ont


cependant une tendance à prendre une longueurmoyenne,
et à se construire suivant un même type, ramenant à
intervalles à peu près égaux des intonations à peu près
semblables. Toute émotion tend à accentuer encore
cette périodicité. Dans Témotion extrême, la parole de-
vient absolument rythmique, comme l'est une plainte,
un rire d'allégresse ou une adjuration passionnée. Dès
que Ton a songé à mettre de l'art dans la parole, l'idée
devait donc tout naturellement venir de régulariser ce
chant spontané de la voix, et d'en fixer le rythme. On a
essayé de bien des systèmes de versification ; actuelle-
ment encore on trouverait chez les ditlérents peuples
une grande variété de formes poétiques, combinées de
manière plus ou moins ingénieuse mais le but pour-;

suivi est toujours le même donner à la parole humaine


:

un rythme défini.
Le plaisir essentiel que peut donner le vers est donc
celui que peut donner le rythme. L'oreille s'adapte à
cette cadence qui lui devient un besoin ; elle attend avec
une sorte d'anxiété le retour de l'impression sonore
qu'elle se tient d'avance toute prête à recevoir, et c'est

chaque fois qu'elle la retrouve un plaisir d'attente satis-


faite. L'intelligence jouit de l'aisance avec laquelle la

phrase ainsi scandée se perçoit et se retient ;


objective-
ment et d'une manière toute désintéressée, elle admire
la régularité de ces formes sonores, leurs qualités de
facture, l'ingéniosité de leurs combinaisons. Que la

phrase poétique, sans rien perdre de sa logique et de son


expression, puisse se prêter ainsi aux exigences du vers,
qu'elle change de pied quand il le faut, retombe avec
tant de grâce sur le rythme voulu, c'est un jeu diffi-
cile, un véritable tour de force dont les initiés savent
LA QUESTION DU VERS ET L'AVENIR UE LA POESIE 107

apprécier le mérite. Enfin et surtout, dans le rythme


poétique, nous jouissons de la régularité, de la mise en
ordre, de la cadence des pensées elles mêmes. Ne par-
lons pas toujours des mots et des phrases. Qu'est-ce
(jue cola quand nous lisons des vers ? Le mot n'est qu'un
feigne ; Tessentiel est la pensée, l'image, le sentiment
exprimé.
Ce qu'il y a de merveilleux dans le vers, c'est qu'en
rythmant les phrases il rythme le sentiment et la pen-
sée. Le récitant, et parsympathie l'auditeur, est entraîné,

porté par ce mouvement sonore ; son être entier en


prend la cadence ; de chaque vers il reçoit un élan ; et
périodiquement, suivant un plus large rythme, chaque
stance lui a[)porte un nouvel alïlux d'émotions et de
pensées. C'est une houle puissante comme celle de
rOcéan, qui le soulève et le berce. Dans l'audition d'un
poème, ce ne sont donc pas seulement nos perceptions
auditives, c'est notre activité cérébrale toute entière qui
prend la forme périodique et s'ordonne suivant un
rythme régulier' ; on a réussi, chose qui eut pu sembler
tout d'abord impossible, à donner une sorte de beauté
plastique à de simples états de conscience.
Le vers est donc esthétiquement plus riche que la
prose ; il met en harmonie des éléments plus nom-
breux. Il contient en somme plus de beauté.
Nous nous e\[)liquons son attrait et sa valeur estlié-
tique. Montrons maintenant quelle est sa valeur poé-
tique. Si les poètes l'ont choisi de préférence pour expri-

I. Voirie remarquable chapitre qu'a consacrr M. (liivaii, dans


SOS Problèmes de l'cslhétiquc contcmporaint'. à celte question des
effets psychologiques du vers (livre III, derniers chapitres) Paris,
Alcan. 1^88^.
158 LA REVERIE ESTHETIQUE i

mer la pensée rêveuse, c'est sans doute qu'il se prête,


|

mieux que toute autre forme verbale, à l'expression de !

cette pensée. 1

Le bercement rythmique du vers est fait, comme tout \

rythme, pour engourdir la réflexion. « Yalse mélanco-


]

lique et langoureux vertige », il empêche l'esprit de -^

trop suivre ses idées. ;

Le vers a encore cette particularité, qu'il doit être lu ;

plus lentement que la prose, puisqu'il oblige le lecteur ;

à articuler chaque syllabe ; il lui fait prendre des temps.


Dans stance lyrique, le poète nous accorde à inter-
la

valleségaux une pause, un instant de silence et de re- [

cueillement, qui nous permette de développer à loisir ;

les images suggérées, de nous pénétrer de notre émo- i

tion. !

Le poète lui-même, pendant qu'il compose, subit cet


j

effet du vers. On a accusé le vers et notamment la rime


j

d'amener entre les idées des associations bizarres et |

d'introduire le hasard comme facteur essentiel dans la ]

composition poétique. Le poète écrit dans le bruisse- [

ment des rimes, qui l'étourdit. De là des digressions inat- ;

tendues, des impropriétés d'expression, des déviations ;

de pensée, pour dire le mot, une certaine incohérence


et
|

dans le développement. C'est là en effet un danger. ,

Mais en revanche, que de trouvailles faites au cours de .

la composition La forme du vers est en elle-même sug-


! <

gestive de poésie. Par cela même qu'elle déconcerte la 1

pensée logique, elle oblige l'esprit à se donner une tout ;

'

autre allure mentale, plus spontanée, plus capricieuse,


et vraiment plus poétique.
j
'

Une question doit pourtant se poser ici, qui remet


tout en question. Si le vers est très poétique, à cer-
tains points de vue la prose n'est-elle pas plus poétique ;
LA QUESTION DU VERS ET L'AVENIR DE LA POÉSIE io9

encore? De nos jours, elle a fait de tels progrès, elle


s'est assouplie, elle s'est augmenté sa
enrichie, elle a

puissance d'expression à un tel point, que l'on peut se


demander si dès maintenant elle ne pourrait pas rem-
placer avantageusement le vers. Peut-être donne-t-elle
une sensation d'art moins caractérisée. Sa beauté pro-
pre, perceptible aux seuls initiés, ne se remarque
qu'après coup. En revanche, comme son rythme fluide
et souple se prête à toutes les évolutions de la pensée !

La prose est plus limpide encore, plus transparente


(jue le vers, plus naturelle et plus spontanée ; notre
attention, qui dans les vers est toujours quelque peu
distraite par les artifices de la forme, se porte ici tout
(litière sur les pensées exprimées. Aussi la prose peut
obtenir des efl'ets d'émotion que la lecture d'aucun
poème ne nous procurera. Sa puissance d'expression
[)athétique est incomparable. C'est elle, et non le vers,
(jui pourrait nous transmettre, dans leur poignante sin-
cérité, les émotions intimes du poète. « 11 nous semble,
(lit Guyau, qu'un vrai poète devrait trembler à la pen-
sée qu'un seul jour, dans un seul de ses vers, il ait pu
ciianger ou dénaturer sa pensée en vue de la sonorité ;

(juclle misérable chose que de se dire : Cette larme-là


ou ce sanglot vient pour la rime riche La position du 1

poète rimant ses douleurs ou ses joies est déjà assez


choquante par moment, sans qu'on en exagère encore
rembarras en demandant à la rime une lettre de plus
(pTil n'en fallait jadis '. » Le mieux serait encore, sem-
blc-t il, de ne pas rimer du tout, de renoncer à toute
forme artificielle, et de donner à sa pensée Texpression
(ju'elle prend le [)lus naturellement.

r. Les problèmes de Ceslhétique contemporaine t p. a^o.


160 LA REVERIE ESTHÉTIQUE
^

Oui, s'il s'agissait d'arriver à la parfaite justesse de


l'idée, à la parfaite clarté de l'expression ; oui, s'il fallait z

obtenir le plus puissant effet pathétique, la prose devrait ';

Mais
'

être préférée. la poésie n'est ni la vérité, ni le pa-


thétique extrême : elle est la rêverie esthétique. Or !

c'est le vers qui nous amène le mieux à l'état de rêve- \

rie. C'est lui, par la beauté propre de sa forme, et ':

même par ce qu'elle a d'artificiel, qui maintient le mieux j

notre rêverie, et les sentiments mêmes qui Taccompa- !

gnent, à l'état esthétique. Elle en fait une pure représen- \

tation. Elle les transporte en dehors du monde réel; et


c'est dans ces conditions que nous en pouvons rece- \

voir une pure impression de beauté. J'adhérerais plei- i

nement à cette pensée d'E. Poe « Je désigne la beauté :


*

comme le domaine de la poésie... Or, l'objet-vérité, ou ;

satisfaction de l'intellect, et l'objet-passion, ou excita- ^

tion du cœur, sont beaucoup plus faciles à atteindre par ;

le moyen de la prose. En somme, la vérité réclame une ;

précision, et la passion une familiarité (les hommes :

vraiment passionnés me comprendront), absolument j

contraires à cette beauté qui n'est autre chose, je le ré- I

pète, que l'excitation ou le délicieux enlèvement do


^

Reste le reproche qu'on a fait au vers, de nuire à la

sincérité du sentiment. Nulle critique ne saurait être


plus grave, si celle-là était fondée. Ce serait-là, pour l'art

des vers, une tare morale que nulle qualité esthétique


ne saurait compenser. Mais l'on se fait une idée fausse
de l'état mental du poète, si l'on s'imagine que parce
qu'il s'applique à rythmer ses vers, il est incapable
d''éprouver en même temps une émotion sincère. Pour

I. La genèse d'un poème, Irad. Baudelaire.


LA nL'KSTlON DU VERS KT L'AVKMH I)K LA l'OKSlK ICI

l( vrai poèto, la poésie n'est pas un jeu, mais une chose


(
rieuse ; il ne craint pas de lui confier ses sentiments
les plus cliers. L'habitude même de composer des vers
fait disparaître celte sorte de gène que Ton a pu éprou-
\('i au début, et le sentiment de ce qu'il y a d'artificiel

dans cette forme verbale. y a des vers absolument


11

sincères nous ne nous y


;
trompons pas, et ce sont
ceux-là qui nous vont au cœur. —
Mais le fait démettre
ses sentiments en vers n'en fait-il pas une sorte d'objet
idéal? Ne prendront-ils pas, dans cette transcription
il irt. une apparence d'irréalité? Sans doute. Mais —
(ot peut-être pour cette raison même que le poète ose
( nnfier au vers des pensées si intimes, des sentiments
si personnels, qu'il hésiterait à exprimer dans la langue

(ommune. Certaines choses peuvent se chanter qu'on


ne dirait pas, mêiue à voix basse.
Le vers reste donc la forme d'art la plus admirable
'l(»nt le poète puisse revêtir sa pensée.
Il serait très intéressant d'étudier, au point de vue de
It ll'et poétique, les divers systèmes de versification qui
t»nl été successivement usités, depuis l'antiquité jusqu'à
nos jours. En France même, actuellement, le poète
dispose d'un grand nombre de combinaisons rythmi-
(jiies, qui chacune ont leur expression particulière. Je
dirai seulement quelques mots de notre alexandrin clas-
sique, (jiii reste jusqu'à nouvel ordre le vers typique et
normal de la poésie fran<;aise. Je voudrais ré{>ondre à
une criti(|ue qu'on lui a adressée.
Parce que sa nusure est très régulière, on l'a accusé
de monotonie. Mais c'est cette régularité même qui
permet d'obtenir des etlets de rythme si variés et si
puissants, par les diverses fa(;ons dont cette cadence
uniforme du vers se combine avec le rythme propre et

SoiRIAl'. I I
162 LA RÊVERIE ESTHÉTIQUE

indéfiniment variable de la phrase. Tantôt en effet la

phrase tombe parfaitement en mesure avec le vers ;

tantôt elle est avec lui en différence de phase, et ce sont


des effets de contre-temps d'une singulière intensité
d'expression. Soient ces lignes de prose : « Le duel re-
prend ;
la mort plane ;
le sang ruisselle. Durandal heurte
et suit Glosamont. L'étincelle jaillit. » C'est une phrase
qui a son rythme propre, bref, saccadé, assez expressif,
mais en somme de médiocre valeur esthétique. Soient
maintenant ces vers :

Le duel reprend, la mort [)larie, le sang ruisselle. .

Durandal heurte et suit Closarnont. L'étincelle i

Jaillit...

C'est tout autre chose, et c'est bien mieux. Ici en


effet vous avez deux rythmes, celui de la phrase et ce-

lui du vers, tantôt s'accordant, tantôt se contrariant


comme deux forces indépendantes, et toujours s'accen-
tuantl'un l'autre, par leurs oppositions aussi bien que
par leurs rencontres. Quelle valeur incomparable pren-
nent les mots par la façon dont ils tombent en mesure

ou à contre-temps, en fin de vers ou en fejet! Tous ces


effets de rythme disparaissent si l'on n'a pas constam-

ment présente à l'esprit la cadence du vers, surtout aux


moments où elle ne coïncide pas avec la coupe de l;i

ph^ase^ Le rythme régulier est la mesure normale.


Il va de soi qu'on ne pourrait s'en contenter. Pour

satisfaire à notre besoin de variété et pour les nécessités


de l'expression, on pourra en déranger la cadence, la

I. Voir à ce sujet d'excellentes analyses de Raoul de la Grasseric,

Des principes esthétiques de la versification française. Maisonneuve,


1900. C'est un des traités les plus complets qui aient été publiés
sur ce sujet.
LA UL'ESTION DL' VKMS ET L'AVKMH DE LA POESIE 163

par instants même, pour porter


rnlentir, la précipiter, et
I(motion à son maximum, la briser brusquement. Mais
pas un instant on ne nous la fera oublier. Les accidents
rythmiques, du mouvement sonore, sa
les variations
plus ou moins grande rapidité n'ont évidemment d'ex-
pression que par rapport au mouvement normal, comme
exception à une loi dont nous devons garder la notion.
Et notre vers français, tel que l'ont forgé nos grands
poètes, est précisément construit de manière à nous la
conserver toujours.
On a beaucoup travaillé de nos jours à le perfection-
ner encore. On a constaté que dans le vers classique, et
même dans le vers romantique, il y avait beaucoup trop
de règlesarbitraires, de prohibitions irrationnelles, d'en-
traves toutes gratuites à la liberté de l'écrivain.
Pourquoi admettre certains effets de contre-temps et
n'en pas admettre d'autres ? Pourquoi l'interdiction ab-

solue de l'hiatus P Pourquoi l'alternance obligatoire des


rimes masculines et des rimes féminines.^ Tout cela est
arbitraire. Nos poètes contemporains se sont affranchis
de ces vaines prohibitions. La rime même s'est détendue;
dans certains cas on se contente de l'assonance. On a eu
< [it fois raison de briser cet étroit formalisme, et de
laisser au poète plus d'initiative.
Serait-il possible d'imaginer des formes de vers, tou-
tes différentes de l'alexandrin régulier, et capables de
produire des effets équivalents ?Uien ne coûte d'essayer, et
l'on ne s'en est pas fait faute '. Dans la fièvre de rénova-

I. En n'alité, l«' besoin dune révolution ne se fait pas encore


sentir. Il est probable que nous garderons notre système prosodique,
sous la réserve de quelques renjaniemcnls de détail, tant que ne
surviendra pas dans la langue, et surtout dans l'étal social, une modi-
ficalion considérable, (|ui exigera des moyens d'expression nouveaux.
164 LA REVERIE ESTHETIQUE '

tion qui a pris depuis vingt ou trente ans nos versifica-.


teurs, que de formes nouvelles nous avons vues apparaî-î
trel Vers en assonances; vers de neuf pieds, de onze
ou de treize vers non scandés vers de longueur arbi-i
; ;

trairement variable vers amorphes, etc. Je ne vois;


;

pas jusqu'ici que de toutes ces tentatives soit sortiej


une forme de vers supérieure dans son principe k\
l'alexandrin, offrant une somme de qualités plus grande!
et capable de le supplanter comme type normal du versi
français : de-ci de-là quelques trouvailles exquises, desl
formes d'un charme subtil et délicat, applicables à Tex-i

pression de certains états d'âme très particuliers et sur-,


tout à l'expression du vague dans l'âme ; mais rien de'
solide, de fort, de définitif. Il faut chercher encore. ;

Peut-être n'a-t-on pas cherché du bon côté. Il me'


semble que la plupart des novateurs se sont surtoutj
proposé comme programme de réagir en poésie contrei
la beauté géométrique, et de trouver clés i'ormes de vers'
plus souples que le vers classique, de rythme moins]
régulier, moins artificiel, mieux capable de s'adapter'
au rythme spontané de la phrase. Par une coïncidences
singulière, en même temps que la poésie tendait à rap-',|
procher son rythme de celui de la prose, la prose, sous]
prétexte d'' écriture artiste, se faisait de plus en plus ar-i
tificielle, en sorte que ces deux formes d'expression dei
la pensée humaine semblaient vouloir se rapprocher de^
plus en plus. Je crois que c'était là une méprise. L'idéal'

ne me semble pas que la poésie et la prose aillent sei


rapprochant, mais au contraire qu'elles se différencientj
le plus possible. Il est facile d'imaginer entre les deux!

autant de formes intermédiaires que l'on voudra ; toutes,


seront admissibles à la rigueur, mais avec quelque chose]
d'équivoque et de bâtard ; aucune ne vaudra la proses
LA QUKSTION DL' \ KHS ET L'AVENIR UE LA POESIE Hio

simple ou la franche versification. Le vers amorphe


notamment, le vers qui ne serait astreint à aucun rythme
régulier, est un non-sens. Bouleversez comme vous
Tentendrez toutes les règles de la prosodie, mais ne
touchez pas au rythme. Nul n'a jamais réussi et ne
n'ussira à faire des vers sans rythme délini, par cette
raison toute simple que ce ne seraient plus des vers.
Loin de donner la préférence aux formes poétiques oîi
le rythme est le moins accusé, j'accordorais la plus
haute valeur à celles qui l'accentuent le plus franchement,
au\. formes très artificielles, qui pas un instant ne pren-
nent Tallure de la prose. Ainsi notre grande strophe
lyrique. Dans cette forme superbe qui lui est préparée d'a-
vance, comment le poète pourrait-il exprimer autre chose
que ses plus nobles pensées ? Sur un tel rythme, sur ces
larges accords qui accompagnent sa voix, basse obligée
de son chant, comment mettrait-ils de mesquins et grê-
les motifs ? Ce >ont donc les formes de vers les plus for-

tement rythmées qui produiront la plus puissante émo-


tion esthétique. Ce sont elles qui mettent le mieux en
évidence la beauté propre du vers, l'elTet qu'elles pro-
duisent étant tout à fait spécial, et tel que l'on ne sau-
rait lui trouver dans la prose aucun équivalent. Ce sont
donc les formes typiques auxquelles doit plutùl tendre
la poésie. ,

Le vers ne saurait donc être trop bien rythmé. Le vé-


filablo progrès, ce serait de trouver cranlres rythmes, et
si possible des rytlinics plus bcdiu:. (Juand on compare
la nmsique et la poésie au point de vue du rythme, on
est frappé de rimmense supériorité de la musi{|ue. l^e

musicien tire du rythme des elVels sur[)reiianls. Quelle


variété de cadences, si ingénieusement combinées, si

caractérisées, si expressives ! Comme la rythmique des


166 LA REVERIE ESTHETIQUE
vers est pauvre et presque rudimentaire en comparaison !

Cette pénurie relative me semble pouvoir être attribuée


à deux causes.
Notre vers français actuel est fondé en principe sur
la simple numération des syllabes. Des sons en nombre
fixe occupant une durée variable, tel estnotre rytbme
poétique. — On pourrait concevoir un système tout
différent : des sons en nombre variable occupant une-
durée fixe. C'est précisément le principe du rythme
musical. Et c'était aussi le principe du vers gréco-latin,
où deux syllabes brèves pouvaient tenir la place d'une
longue,, de telle sorte que le vers conservât sa cadence
régulière quel que fût le nombre total de syllabes émises.
— Je n'ai pas à établir pour quelles raisons le premier
système a prévalu dans la prosodie moderne, et s'est dé-
finitivement imposé en France, au point de faire dispa-
raître de notre vers toute combinaison rythmique fondée
sur la quantité des syllabes. Nous savons quel parti
ont tiré de ce rythme les poètes contemporains. Mais
je crois bien qu'ils lui ont fait rendre tout ce que le
principe comportait, et que, pour réaliser un progrès
nouveau, il faudra chercher ailleurs. En fait, en optant
pour le principe de la simple numération des syllabes,
on s'est engagé dans une impasse. L'avenir du vers est
à mon sens, non pas dans des perfectionnements de
détail désormais presque impossibles, tout ayant été
essayé, mais dans une révolution du vers, dans le retour
au principe du rythme musical nombre variable de :

sons réparti sur une durée fixe. Ce principe serait au-


trement fécond. Le poète tiendrait compte de la durée
relative des syllabes, élément très important qu'il ferait
entrer dans ses combinaisons rythmiques. Il pourrait
imposer au récitant un débit plus ou moins rapide, obli-
LA QUESTION DU VERS ET L'AVENIR DE LA POÉSIE 167

ger la voix à appuyer sur certains mots et à passer vite


sur d'autres ; il aurait en un mot à sa disposition tous
les elîels de rythme dont actuellement le musicien dis-
pose. Il ne suffit pas, bien entendu, de poser le prin-
cipe ; il faudrait trouver les voies et moyens ; mais si

ringéniosité de nos versificateurs s'exerçait en ce sens,


je suis persuadé que pour commencer, ils auraient bien
vite trouvé des formes de vers au moins équivalentes aux
formes actuelles. Comme notre oreille s'est faite à la

mesure arithmétique de nos vers, elle se ferait à cette


cadence vraiment rythmique.
Mais pour que ces progrès dans le rythme poétique
soient possibles, il sera indispensable que la mesure des
vers soit notée de quelque manière. Actuellement les
poètes dédaignent de le faire. Nous indiquer comment
nous devons scander leurs vers, quel enlantillage L'o- I

reille, semble-t-il, doit suffire. Oui, elle suffît, pour

les rythmes très simples, très connus, très uniformes,

qui ont été jusqu'ici usités. Mais déjà elle a des per-
plexités devant les rythmes inattendus cpie nous sou-
mettent parfois les poètes contemporains. On vient de
lire une pièce de vers écrite en octosyllabes quand on ;

est encore accordé au rythme de ce vers, brusquement


on tombe sur une pièce écrite en vers de neuf, de onze,
ou de treize pieds. L'oreille est choquée ces rythmes ;

impairs la déconcertent nous avons peine à en prendre


:

la cadence. Ln signe quelconque, qui nous indi(juerait

comment ces vers doivent être scandés, nous éviterait


cette impression fâcheuse. A plus forte raison sera-t-il
quand on en arri-
nécessaire de mulliplicr les Indications
verai des rythmes absolumonl nouveaux. L'absence de
toute notation, telle me semble être la seconde cause
qui a réduit la poésie une telle pénurie do rythmes.
i\
168 LA REVERIE ESTHETIQUE

Figurons-nous en quel état d'enfance serait encore la


musique, si les musiciens eux aussi s'étaient abstenus
d'indiquer en quelle mesure un morceau doit être joué,
quelle durée précise il faut donner à chaque note, quand
il faut précipiter le mouvement, quand il faut le ralen-
tir! C'est justement grâce à l'emploi d'une notation très
détaillée qu'ils ont pu varier indéfiniment leur rythmi-
que, et la porter à son degré de perfection actuel. S'ils
s'étaient contentés, à la manière des poètes, de nous
donner la sérié des notes qui composent un air, s'en
remettant à l'oreille du soin d'en trouver la cadence, il

que les rythmes musicaux en seraient en-


est prol>able
core au point où en sont les rythmes poétiques. Autant
que l'on peut entrevoir l'avenir, je me représente la
poésie future comme établie sur des rythmes aussi va-
riés, aussi expressifs par eux-mêmes, aussi soigneuse-
ment notés que ceux de la musique. C'est avec la mu-
sique que l'art des vers avait autrefois les rapports les
plus étroits : qu'il s'en rapproche de nouveau que la ;

poésie redevienne lyrique ! Les poètes contemporains


obéissent à un sûr instinct artistique, quand ils récla-
ment une versification plus musicale que la nôtre. Que
ne se font-ils musiciens vraiment ? La poésie musicale
qu'ils rêvent n'est plus à inventer ; ils l'ont souvent
entendue sans la reconnaître ; cette poésie suprême, qui
aurait la force de suggestion de la parole et l'expression
pathétique de la musique pure, c'est le chant !

Je parle d'une poésie de l'avenir. Ici se pose une


question inquiétante. On s'est demandé si l'avenir était
à la poésie. Quelques prophètes pessimistes nous mena-
cent d'un retour à la prose, à la prose utilitaire. iVe

devenons-nous pas de jour en jour plus pratiques, moins


disposés à accorder dans notre vie aflairée une place à
LA QUESTION DU VERS ET L AVENIR DE LA POÉSIE 100

Tart, à l'idéal, à la poésie? —On n'a pas le droit de


parler ainsi. Aujourd'hui comme autrefois, ce que nous
voulons, c'est le progrès. Notre attention est peut être
spécialement attirée en ce moment sur d'autres réformes,
{)lus urgentes encore que celle de la versification : sur
des transformations sociales à accomplir, sur des injus-
tices à réparer, sur des souffrances, des misères, des
ignorances et autres très laides choses, que nous aurions
envie de voir disparaître. En ce sens nous devenons pra-
tiques, songeant au principal avant de songer au super-
flu. Ce n'est pas le signe d'une moindre élévation de
goûts. Je suis persuadé que Fart, loin d'aller baissant
de valeur, ira toujours prenant dans la vie humaine une
importance plus grande. Le seul fait (}uc la poésie soit
d'artpur n'est pas ce qui peut nous inquiéter sur son
avenir. D'autre part nous avons vu qu'ayant son do-
maine propre, elle ne risrpiait pas d'être évincée par
quelque forme d'art plus pure, remplissant mieux qu'elle
les mêmes fonctions. Elle subsistera donc. Elle subsis-
tera pour son charme, pour sa noblesse, pour sa difli-
culté même qui la réserve à l'expression de nos senti-
ments les plus élevés, pour le rythme et l'harmonie
qu'elle met dans toute notre àme. Mais j)0ur acquérir
ainsi son plein droit à la survivance, il faut que loin de
se rapprocher de la prose, elle aille plutôt s'en différen-
ciant plus encore, de peur de jamais faire double emploi
avec elle.
TABLE DES MATIÈRES

Pages.

Introduction i

CHAPITRE PREMIER . — Di- finition psychologique


DE LA POÉSIE 6

§ I. — Éléments intellectuels. — La rêverie. 6


§ 2. — Éléments esthétiques i4

CHAPITRE II. — L\ POÉSIE intérieure 28

CHAPITRE III. — La poésie de la nature 42

CH.\PITRE IV. — La poésie dans l'art 55

CHAPITRE V. — La poésie littéraire


ij I . — EBet sur l'intelligence 83
vi 2. — Valeur poétique de la pensée 93
.^ 3. — \ aleur poétique du sentiment. . loï

CHAPITRE VI. — La co.mposition poétique.


î; i . — La méthode d'inspiration ii5
?5 2. — La méthode de réflexion 129

CHAPITRE VII. — La question du vers et i.'avknir


DE LA POÉSIE l')!
1

CHARTRES. IMPRIMERIE DURAND, RUE FULBERT.


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IUL 2/1965
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5?p
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SOURIPUi PQULt
REVERIE ESTHETIQUE.

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CGC SOLPIAU, PAU REVbRIE ESTH
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