Le Marxisme Introuvable (Daniel Lindenberg)

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LE MARXISME

INTROUV ABLE
« L'ORDRE DES CHOSES »
dirigee par B/andine Barret-Kriegel

Deja paru

SIMONE !FF

Demai11 la societe sexualisee


DANIEL LINDENBERG

LE MARXISME
INTROUVABLE

CALMANN-LEVY
I() CALMANN-LEVY, 1975
/111primt! en France
ISBN 2-7021-0024-4
Introduction

C un pays ou Jesparorganisations
OMMEN<;:ONS une constatation etonnante. Dans
ouvrieres se reclamant
du marxisme-leninisme jouent un role determinant dans
la vie nationale, ii n'existe pas d'histoire, meme som-
maire, de la diffusion et de !'implantation du marxisme
en France. Les livres de Dommanget et de B. Bernstein
(voir bibliographie sommaire) ne portent que sur Jes
premieres annees et sur le seul guesdisme. La bo/che-
visation du P.C.F. attend toujours son historien. Le
present ouvrage ne pretend aucunement combler entie-
rement cette lacune, mais jeter quelques coups de
projecteur sur Jes points Jes plus obscurs, et pourtant
!es plus significatifs de cette histoire, bizarrement mecon-
nue des historiens. Parmi ces moment forts, nous avons
privilegie ce qui se joue autour des figures calomniees
ou censurees que furent Herr, le Nestor du socialisme
fran9ais, l'educateur des grands reformistes, et Sorel,
le prophete isole d'un marxisme proletarien degage des
impasses du positi visme.
Mais rhistoire du marxisme n'est pas separable du
contexte global de ce qu'on pourrait appeler l'ideologie
franr;aise. L'ideologie fran9aise, qui regne de fa9on
multiforme dans runiversite et dans le vaste reseau
d'appareils culturels qui se nourrissent de ses rayons,
8 LE MARXISME INTROUVABLE

a eu des effets multiples sur le destin du marxisme


frai19ais. Effets indirects : en interdisant a Ricardo, a
Hegel, et en general a toute doctrine suspecte de
conduire a la subversion sociale J'acces de l'universite,
elle a durablement coupe Jes intellectuels fran9ais,
meme revolutionnaires, de toute possibilite de com-
prehension reelle du materialisme historique, sauf pour
quelques marginaux ou allogenes.
Effets directs : en suscitant a J'interieur meme du
socialisme une vitalite des courants ethiques ou uto-
piques inimaginables ailleurs, ii nous est d'ailleurs
apparu que l'histoire du marxisme, ou plutot des
marxismes en France etait fondamentalement discon-
tinue, faite de ruptures. d'oublis et de resurgences, et
correspondait done assez peu au mythe pedagogique
d'un progres cumulatif de la conscience, ni a sa contre-
partie, le (re)commencement cartesien qu'on nous pro-
pose innocemment a chaque generation. De quel
malaise une tclle discontinuite est-elle le symptome?
Sans doute d'une fascination inconsciente du marxisme
fram;ais devant ses ennemis : l'Etat, l'Ideologie fran-
9aise. C'est cette fascination dont nous avons tente
d'analyser Jes effets a travers le passe, tout en permet-
tant constamment au Iecteur de faire le lien avec Jes
difficultes actuelles des marxismes fran9ais, que seule
Ia connaissance de ce passe permet vraiment d'eclairer.
On ne s'etonnera done pas, je I'espere, du caractere
fragmentaire de cette etude, qui ne pretend que poser
des jalons, non plus qu'on ne s'inquietera de le voir
debuter par une mise en question personnelle - a
partir de quoi seulement. Jes problemes poses ici ont
surni.
Dans une premiere epoque, Jes annees 1880. nous
observerons - de 1877 a 1914 - une vulgarisation
a un niveau Ires mediocre par le guesdisme. contem-
INTRODUCTION 9

poraine d'un refou/ement (dont le grand agent est


Durkheim, relaye au plan politique par Herr, pere de
l'ideologie du reformisme franc;;ais), et une tentative de
passage a !'offensive, qui fonctionne au niveau pratique
dans certains aspects du syndicalisme d' action directe,
et dont le theoricien est la grande figure calomniee de
Georges Sorel. Dans une seconde periode, l'Entre-Deux-
guerres, la vulgarisation, sous !es auspices de la bo/che-
visation du P.C.F., atteint un niveau plus acceptable,
mais reste fondamentalement un dispositif pedagogique
<lont la fecondite reste a demontrer. II n'y a plus dans
cette nouvelle etape (qui correspond au declin d'un
systeme politique et ala transition vers l'Etat capitaliste
de type nouveau que nous connaissons) de refoulement
du marxisme, mais son introduction dans Jes conditions
ouvertes par la levee de l'interdit sur Hegel, Ricardo,
Nietzsche, Freud, etc., dont !'explosion surrealiste et
!'apparition des mouvements Clarte, philosophie, qui
cousinent avec ce dernier, portent un premier temoi-
gnage. Mais le retour du refoule a des consequences
sur le marxisme franc;;ais, toujours clive selon une ligne
de segregation culturelle impitoyable. Marx est hege-
lianise, kierkegaardise, abondamment heideggerianise,
bref « revise», avant d'avoir ete assimile vraiment.
Ceux-la memes qui, comme Sartre, tenteront sincere-
ment de s'en faire une arme, le pensent irresistiblement
dans la grille canonique forgee par Kojeve, qui est aussi
le pere des theories politico-sociales de Bataille et de
Lacan. Or Kojeve en bon neo-hegelien (comme au
niveau de l'histoire scientifique le groupc des Annales)
ne rejettc pas Marx, mais le recupere comme un des
moments de sa construction anthropologique.
La visec limitec qui est la n6tre explique que, bien
que ne considerant pas que le marxisme soit une « theo-
rie », au sens des sciences de la nature, nous nous en
10 LE MARXISME INTROUVABLE

tiendrons de fait a une analyse des discours, et aussi


du non-dit, qui est fondamental dans le cas du marxisme
ordinaire. Prendrc un tel parti laisse ouverts, j'en ai
conscience, des problemes essentiels. Jc n'en citerai
qu'un : le rapport (de refoulement. de rationalisation,
de conservation fetichiste ?) des marxismes fram;ais
avec ce qu'on pourrait appeler Jes traditions politiques
populaires, communalisme paysan, « separatisme > cul-
ture! des « classes dangereuses » urbaines. Connaitre
mieux un tel rapport historique permettrait par
exemple de comprendre Jes contradictions du commu-
nisme fram;ais. Mais ceci est un autre travail, dont !es
elements de base sont loin d'etre rassembles au niveau
de !'archive. Commem;ons par saisir ce qui est a notre
portee ...
Dans une premiere ebauche, j'avais d'ailleurs entie-
rement focalise cette serie de petits « coups de sonde >
sur le rapport au marxisme en tant que sympt6me des
problemes de !'intelligentsia fram;aise durant le demier
siecle. Projet qui n'a pas resiste a !'examen pour une
raison interessante: ii n'est pas possible de faire l'his-
toire des pratiques culturelles d'une classe, ou d'un bloc
de classes - ici la bourgeoisie fram;aise et ses intel-
lectuels - , sans se referer immediatement a ceux
contre qui sont menees ces pratiques. On l'avait deja
vu a propos des analyses critiques de !'institution sco-
laire, qui ne pouvaient sans danger mettre en scene Jes
« heritiers » sans !es mettre dans un rapport qucl-
conque avec Jes desherites. II en est de meme des
avatars du discours marxiste : ii fonctionne toujours
contre quelqu'un (voir Jes pays de !'Est, ou sous sa
forme officielle, ii est comme on !'a excellemmcnt <lit:
« retourne contre le peuple »). Savoir ii quoi sert, et
ii qui sert telle ou telle forme d'existcnce institutionnelle
du marxisme, telle doit etre notre curiosite, qui n'est
INTRODUCTION 11

certes pas innocente pour qui, comme nous, s'y est deja
bnlle Jes doigts.
Depuis Ia Liberation, un fait capital s'est produit
dans ce Kremlin garde par de hautes rnurailles qui a
nom Ia culture fran9aise. Le rnarxisme, ou plutot /es
marxismes, y ont acquis droit de cite. Le temps n'est
plus ou des sommites a la Leroy-Beaulieu Ott a la Bou-
troux pouvaient traiter le materialisme historique d'in-
dignite intellectuelle, et toute Ia reaction academique
opposer sans rire le « genie cartesien » de Jacques
Bainville, l'historien, l'economiste (sic) que le rnonde
entier nous enviait, aux brumes marxistes « qui garde-
ront toujours quelque chose de !'Orient » (!'Orient,
pour Jes maurassiens, commen9ant aux Vosges ... ). Plus
une voix pour reprendre, dans le mouvement ouvrier, a
l'Universite, dans la Presse, Ia vieille antienne du
marxisme « germanique », bon pour Jes sauvages, en
somme. L'adhesion, a !ravers Jes combats du Front
populaire et de la Resistance, d'une pleiade d'intellec-
tuels de premier plan aux rangs <lu Parti comrnuniste
ou de ses « cornpagnons de route» semblait la meil-
leure refutation de cette pauvrete. Dans le nouveau
pantheon de la pensee qui cornmen9ait a prendre le
relais des idoles faillies du spiritualisrne hexagonal,
Marx prenait place aux cotes de Hegel, de Kierkegaard,
de Nietzsche et de Heidegger, tous anciens pestiferes
comme Jui. Cependant le droit d'entree de Marx et du
marxisme dans ce club ferme etait eleve, puisque l'ideo-
logie fran9aise prenait appui sur la double forme d'exis-
tence du discours marxiste pour operer un tri a reso-
nances politiques evidentes. Oui au « rnarxisme
savant », branche progressiste de Ia philosophic de
l'histoire, materiau de choix pour de nouvelles meta-
physiques en ma! de vie et de concret. Non au
« marxisme ordinaire », idfologie totalitaire Iiee a Ia
12 LE MARXISME INTROUVABLE

volonte de puissance sovietique, couverture rebarbative


d'un dogmatisme de Parti. La guerre froide aidant, le
marxisme savant devenait lui-meme suspect, faisait
J'objet d'un tir de barrage qui se nourrissait d'un
Max Weber opportunement revele a quelques inities.
Dans une quasi-clandestinite se poursuivaient des
confrontations inattendues entre une certaine pheno-
mcnologie et un certain « marxisme occidental > dont
Jes resultats, confines a des revues a faible tirage,
Socialisme 011 Barbarie, Revue internationale, n'allaient
exploser qu'une vingtaine d'annees plus tard. La realite
visible des annees cinquante restait le marxisme obsi-
dional des communistes (dont Ia valeur individuelle,
valeur qui allait d'ailleurs se manifester plus tard pour
beaucoup dans un contexte extra-marxiste), mais qui
ne debouchait collectivement que sur d'attristantes
variations sur le theme de Bouvard et Pecuchet qui
auraient connu le genial Staline. La pratique systema-
tique de !'invective et le refus de toute analyse serieuse
des conditions reelles de la Jutte pour I'hegemonie
scientifique et culturclle donnaicnt beau jeu a des
adversaires decides et perspicaces pour s'annexer Ia
tradition du rationalisme et du libre-examen, dont pour-
tant Jes marxistes auraient voulu faire Ieur chasse
gardee. Seu!, OU a peu pres, Jean-Paul Sartre refusait
l'anticommunisme ( « un anticommuniste est un chien ;
je n'en demordrai jamais ») et s'inscrivait deliberement
dans le projet d'un marxisme enrichi, retrouvant ainsi
sans le savoir une tradition interrompue depuis Ia dis-
parition de Sorel et de son ecole. II etait a contre-
courant, et surtout le defaut d'assises politiques de scs
propositions le rendait vulnerable aux critiques de
Merleau-Ponty sur I'ultra-bolchevisme dans Avent11res
de la dialectique. De fac;:on totalement inattendue, c'est
de l'interieur du Parti qu'allait venir une offensive du
INTRODUCTION 13

marxisme savant entierement originate pour deux


raisons:
I c'etait un projet qui se proposait non seulement
0

de transfom1er en profondeur « l'ideologie fran9aise »,


comme Marx et Engels pour l' « ideologie allemande »,
mais aussi de reformer, ou plutot de fonder un marxisme
de masses qui ne soit plus le rebutant et sterile
« marxisme ordinaire ». Althusser se voulait au fond le
Luther du marxisme fran9ais ...
2' ii ne s'agissait plus cette fois d'integrer la philo-
sophie du materialisme historique a une quelconque
synthese culturelle, mais bien de Jui donner le poste
de commande, en demontrant sa congruence aux meil-
leures decouvertes de I'epistemologie et des sciences
humaines. Tout le marxisme, rien que le marxisme ...
Mon propos n'est pas de faire la critique de l'entre-
prise althusserienne, dont le bilan ne peut etre effectue
en quelques formules lapidaires. II suffit de rappeler,
ce qui est aujourd'hui !'evidence, que Jes grandes espe-
rances nees en 1965-1967 autour de !'Ecole Normale
de la rue d'Ulm deboucherent sur des realites (le chan-
gement des institutions en place) non conformes au
programme initial des reformateurs. Pour nous en
convaincre, observons la conjoncture actuelle.
Le marxisme comme theorie de l'histoire, le leni-
nisme comme politique du proletariat sont une fois de
plus en France sous le feu roulant des critiques. Le fait
en lui-mcme peut sembler banal ; mais que Jes « mises
a mort » les plus sauvages viennent maintenant d'au-
teurs nettement situes a gauche, voire a !'ultra-gauche,
voila qui est deja plus paradoxal. Tel un oignon, le
marxisme auquel rien ne semblait devoir resister sur
le front de la lutte ideologique se pele inexorablement,
une peau en entrainant une autre. Les philosophes
reviennent a Nietzsche et a Bergson, les economistes a
14 LE MARXISME INTROUVABLE

Ricardo, quant a l"histoire devenue la science-reine de


l'epoque, elle assiege Marx fa ou il semblait pourtant
inexpugnable.
Ce livre se propose done d'interroger J"histoire pour
repondre a la question : pourquoi le marxisme reste+il,
en 1975, en France, un discours marginal? Entendons-
nous, ii y a de la place dans Jes marges, on peut en
particulier y ecrire beaucoup de choses. II y a indiscu-
tablement un fait marxiste dans ce pays, qui tient a
99 % a I'existence d'un parti puissant, enracine dans
la classe ouvriere et d' autres couches populaires, et se
referant doctrinalement aux theories de Marx et de
Lenine. Le Parti communiste et la Confederation gene-
rale du travail que Jes co=unistes dirigent ont etc
depuis quarante ans en position de quasi-monopole,
surtout pour Jes annees suivant la Liberation, dans la
diffusion du marxisme en France. Depuis une dizaine
d'annees, on constate le developpement d'un certain
pluralisme, a la fois au sein meme du P.C.F. et en
concurrence avec Jui. Mais le marxisme n'est, pas plus
que Je cathoJicisme medieval OU l'economie poJitique
classique, un simple catalogue d'idees sur le Monde
et la Societe. C'est une nouvelle conception du monde,
c'est-a-dire une certaine articulation entre pratiques et
representations collectives. Cette culture est organisee
autour du concept-pivot de dictature du proletariat.
Gramsci a apporte un eclaircissement decisif en definis-
sant la dictature de classe (qu'elle soit du proletariat
ou de toute autre classe fondamentale) comme hege-
monie-coercition, « hegemonie cuirassee de coerci-
tion 1 ». L'hegemonie est, selon Gramsci qui donne un

I. Pour des dcveloppements plus complets sur la conception


c italienne > du marxisme - envers laquelle ma dette est
grande - SC reporter aux eludes de H. PORTELL! et de
INTRODUCTION 15

statut final a une ancienne obsession de la philosophie


politique italienne, depuis Machiavel jusqu'a Croce en
passant par Vico ', organisation du consensus par l'in-
termediaire des strates variees d'intellectuels. Ces der-
niers sont les agents, s'il s'agit d'une classe candidate
au pouvoir, d'une reforme intellectuelle et morale qui
s'impose a tous Jes groupes sociaux sous des modes
differencies ( « folklore », « magie », religion, philo-
sophie, science). De ce point de vue, on est fonde a
affirmer que le marxisme frarn;:ais est marginal, puisque
sa capacite de transformation des autres conceptions
du monde reste limitee, tant dans les classes populaires
que parmi Jes intellectuels bourgeois. On prend, com-
munement, en s'en tenant aux discours, pour le succes
du marxisme ce qui est seulement indicatif de forma-
tions de compromis ou le marxisme figure surtout a
titre d'intention. Intention organisatrice pour le gues-
disme, au lendemain de la Commune ; intention anti-
positiviste (d'une portee tout autre) chez Sorel et ses
amis ; intention de redressement internationaliste pour
Jes fondateurs du P.C.F., intention de revolution ideo-
Jogique chez le groupe « Philosophies »-Nizan ; inten-
tion antifasciste pour Jes generations de 1936, de la
Resistance ; intention « anti-staJinienne » enfin ou
« anti-revisionniste » en ce qui concerne notre gene-
ration autour de Mai 1968. Le marxisme se trouve
done etre tous Jes dix, vingt OU trente ans, brandi
comme un drapeau de ralliement par Jes factions Jes
plus diverses, parfois Jes plus inattendues (ex-anar-
chistes dans les annees 1870, ex-cathoJiques sociaux
M.A. MAcc1ocm (voir bibliographie), et naturellement aux
reuvres completes en cours de publication chez Gallimard.
1. Dans la pensee politique frarn;aise aussi, l'hegemonie est
le probli:me numero un de Condorcet a de Gaulle, via Auguste
Comte, Cournot, Michelet et Renan.
16 LE MARXISME INTROUVABLE

dans les annees 1970). Mais la tempete passee, on


s'avise que rien n'est change, que tout est rcste comme
devant. Et !es « revisions » du marxisme dans ce pays
ont pour particularite locale de ressembler fort a des
retours au bercail. L'humaniste liberal, le chretien pro-
phetique, I'aventurier nietzscheen, le petit bourgeois
enrage se sont rallies, pour un temps, a une organisa-
tion qui se reclamait du marxisme. Qu·a+elle trans-
forme dans Ieur conception du monde ? Si pen de chose
apparemment qu'apres Ia rupture politique ils rentre-
ront avec une aisance etonnante dans des cadres de
pensee qu'en principe ils avaient dil oublier pour tou-
jours. C'est le contraire qui est vrai: en quelques mois
!'ex-< marxiste :o frarn;:ais (qu'en d'autres pays on suit
a Ia trace toute sa vie, fllt-il devenu cardinal) se dissout
dans la masse. Combien de fois suis-je, sommes-nous
tombes de notre haut en apprenant que X ou Y etait
un ancien communiste, un ex-trotskiste? « II ne Iui en
est pas reste grand-chose. » Ccrtes ! Mais encore eilt-il
fallu qu'on Iui « en :o ait transmis quelque chose.
Quelque chose d'autre que le «resume » du Livre I
du Capital ou !es quatre lois fondamentales de la dialec-
tique. Un marxisme vivant, pas le vague evolution-
nisme progressiste dans lequel on fait s'ebrouer Jes
militants depuis !es temps herolques de Paul Lafargue
et de Gabriel Deville. Le marxisme en France est mort-
ne, et sa mort-naissance se rejoue, tel un psychodrame
rituel, a clzaque generation. Dans la vie d'un individu,
cela s'appelle une compulsion de repetition, qui elle-
meme est le symptome d'une nevrose, d"un conflit
inconscient non resolu. Que! est done le non-dit de
J'histoire fram;aise qui produit de tels effets ?
Ayant reflechi depuis quelques annees sur Jes rap-
ports du mouvement pro!etarien et des intcllectuels
en Europe, je me jette aujourd'hui « a I'eau » pour
INTRODUCTION 17

essayer de faire parler le patient. Les documents


existent a foison, ii faut Jes retrouver et Jes lire. Ils
montrent que la « muraille de Chine » elevee entre ks
classes populaires fran<;aises, ouvrieres, paysans, travail-
leurs, employes, artisans et Jes intellectuels, y compris
Jes intellectuels issus des classes populaires, a de
solides, tres solides fondations. Pour !es ebranler, ii
faut d'abord creuser. Sinon on finit, fut-ce a son insu,
par y apporter son moellon personnel. L'exemple des
surrealistes, le mouvement de contestation le plus radi-
cal des intellectuels frarn;ais depuis cent ans, et qui
pourtant ont ete recuperes « jusqu'a la gauche»,
comme on dit, donnerait a penser, s'il en etait besoin
pour qui a vecu personnellement Jes six annees suivant
I 968 dans le milieu de Ia gauche extra-parlementaire.
Mon propos sera done de replacer I'echec compulsit
du marxisme a devenir en France autre chose qu'une
ideologie pedagogique de masse pour cadres ouvriers,
ou une coquetterie philosophique, pour intellectuels
avances, dans le cadre d'une histoire de l'hegemonie,
et non plus dans le contexte decevant d'une « histoire
des idees ». Ce qui implique des questions comme :
quels sont Jes systemes de contr6les et de pouvoirs
dans lesquels la bourgeoisie fran9aise et son Etat,
depuis la monarchie absolue, enserre, reprime et cor-
rompt !es intellectuels, y compris des intellectuels des
classes subaltemes ? Quels dangers mortels, expcri-
mentes comme tels depuis la dictature jacobine, vise a
conjurer !'organisation de l'Universite, de !'Edition
comme machines cl censurer '. En sommc, qni parle et
de quel lieu ? Pour conforter quelles pratiques ?
Par consequent, on ne trouvera pas ici des explica-
tions de la faiblesse du marxisme fran1;ais par on ne
1. II faut entendre ici censure au double sens bureaucratique,
et freudien du mot.
18 LE MARX!SME !NTROUVABLE

sait quel malin genie de I' « absence de tradition theo-


rique » du mouvement ouvrier franc;ais, ou du « pro-
vincialisme des intellectuels parisicns ». Ces lieux com-
muns ont pu etre utiles en leur temps, quand ils ont
fait prendre conscience qu'en effet ni le P.C.F., ni Les
Temps modernes ne constituaient, chacun dans sa
sphere, des modeles indepassables. Mais de la a expli-
quer quoi que ce soit, ii y a loin, d'autant plus qu'a y
regarder de pres (et nous essayerons de le faire
ensemble) leur evidence s'effrite.
Je ne referai pas davantage, sauf a y renvoyer cons-
tamment Jes enquetes de Samuel Bernstein et de
Maurice Dommanget sur la prime introduction du
marxisme en France. Rien n'ctant moins connu, y
compris chez ceux qui l'ont quotidiennement sur Jes
levres, que Jes conditions historiques de l'institutionna-
lisation du terme « marxisme >, et la place reelle qu'il
a occupc dans Jes pratiques discursives et !es luttes
politiques de la social-democratie allemande, < Terre
Sainte» du« marxisme orthodoxe > jusqu'en 1914, j'en
parlerai ailleurs. Mais ii ne suffit pas d'annoncer que je
suis pour une approche materialiste des rapports entre
le marxisme et une societe donnee. Balibar, pour prendre
un exemple recent, se reclame Jui aussi d'une telle
exigence dans son dernier livre, tout en conservant imper-
turbablement tous ses presupposes teleologiques-theolo-
giques sur l'histoire du materialisme historique, corn;ue
comme une autoroute, oil ceux qui sortent ne rejoignent
jamais Lenine et Mao, buts de tout le voyage. Aussi pour
eviter l'ecueil d'un nouveau discours transcendantal sur
!es conditions d'impossibilite de « penetration > du
marxisme en France, aurai-je Jargement recours, tant
aux instruments methodologiques que sont en train de
forger Eric Hobsbawm sur Ia geographie du marxisme,
Georges Haupt sur sa « semantique historique >.
INTRODUCTION 19

J'ai aussi une dette manifeste envers certains travaux


recents de J. Ranciere (Sur la Theorie de l'ldeologie
d'Althusser, le Cerc/e de famille) et de P.P. Rey (Post-
face aux Alliances de classes), qui run et l'autre posent
en termes clairs le probleme de !'appropriation de classe
des discours marxistes, qui effleure par Lenine dans ses
ecrits de 1914-1917 est retombe dans la troisieme Inter-
nationale, pour notre malheur a tous. au niveau lamen-
table du couple orthodoxie-revisionnisme.
L'introduction a cet ouvrage ne traite justement pas
des prealables methodologiques qui sont le meilleur
alibi de l'attentisme et de la demission. J'ai prefere
rendre compte le plus honnetement possible des expe-
rienaes politiques et intellectuelles qui m'ont pousse a
ecrire un essai sur le theme « marxisme et intellectuels
en France».
Aussi n'est-il pas indifferent de commencer par rap-
peler comment le scenario du « fantasme des origines
du marxisme, ou du marxisme originaire » s'est joue
pour la generation qui a ete la mienne. Maniere
d'abattre notre « equation personnelle » qui ne devrait
pas plus scandaliser l'historien qu'elle ne choque
aujourd'hui le physicien.
Non pas qu'a mon sens le « vecu » ait reponse a
tout. Mais la theorie qui n'a pas mis a jour sa rela-
tion au vecu d'un individu, d'un groupe, d'une classe
OU d'une nation, n'a reponse a rien.
Pour toute une generation (dont je suis), Jes annees
soixante avaient ete marquees par un net espoir de
reprise revolutionnaire, lie en particulier aux guerres
d'Algerie et du Vietnam. Or, a J'epoque, en France,
marxisme et revolution etaient, pour tout un chacun,
solidaires, sans qu'on silt pour autant bien demeler
leurs rapports exacts, obscurcis par trente ans de
« langue de bois » stalinienne. Malgre tous Jeurs efforts,
20 LE MARXISME INTROUVABLE

Jes grands existentialistes frarn;ais - Sartre, Merleau-


Ponty -- et leurs disciples n'avaient pas apporte de
reponse decisive. On ne connaissait alors ni !'Ecole de
Francfort, ni Gramsci, ni !es ecoles marxistes polo-
naises, tcheques ou yougoslaves, toutes soucieuses d'un
aggiornamento de la philosophic de la praxis. Si stimu-
Iante, sur un point ou un autre, que put etre telle ou
telle production des philosophes du P.C.F. ou de ceux
qui le quittaient, le plus souvent sur Ia pointe des pieds,
ii faut avouer que dans !'ensemble ils Iaissaient le Iec-
teur sur sa faim. II en fut tout autrement d'Althusser,
comme je l'ai deja evoque tout a l'heure. II sembla
meme un temps que des jours nouveaux et exaltants
etaient ouverts au marxisme revolutionnaire en France,
logos et praxis marchant desormais du meme pas
offensif. Tous marxistes ! Tel aurait pu etre, vers 1966-
1967' le cri de guerre des jeunes intellectuels, etudiants.
chercheurs, enseignants, economistes, sociologues, qui
tous se ruaient vers !es cercles d'etudes et Jes collectifs
militants se reclamant du c materialisme historique et
dialectique > nouvelle maniere. Les sympt6mes encou-
rageants ne manquaient pas : pour Ia premiere fois
dans l'histoire du marxisme en France, Jes revues acade-
Iniques discutaient a longueur de colonne de l'inter-
pretation des textes de Marx, voire de Lenine 1 •
Les revues des ordres religieux, des chapelles litte-
raires elitistes faisaient de meme. Mai 1968 parut, dans
un premier moment, devoir etre un accelerateur de cettc
tendance a Ia ~ marxisation > de la culture frarn;aise.
L'edition des classiques et de travaux inspires par le
marxisme prit un essor sans precedent, et pas seule-

1. En fevrier 1968, Allhusser faisail une communication a


la Socicle fran~aise de Philosophic sur • Unine et la Philo-
sophic > : date historique.
INTRODUCTION 21

ment dans !es maisons controlees par le P.C. ou de tout


temps specialisees dans la litterature d'opposition. Marx
penetrait par Ia grande porte dans l'Universite et a la
Television. Une universite entiere, Vincennes, se plai;ait
sous sa banniere. De nombreux intellectuels adheraient
au P.C. et developpaient, dans Jes organes ad hoc,
C.E.R.M., Nouvelle critique, La Pensee, Economie et
Politique, une recherche marxiste de qualite incompara-
blement superieure aux pensums jdanoviens des annees
cinquante. Par ailleurs. Althusser influern;ait aussi une
foule de jeunes chercheurs maolstes et maolsants, mais
aussi trotskistes (bien qu'ils s'en defendisscnt publiquc-
ment) ct surtout chretiens de gauche.
L'article, paru en juin 1970 dans La Pensee, d' Althus-
ser sur ldeologie et appareils ideo/ogiques d'Etat, qui
eut en France et dans le monde un grand retentissement,
marque a mon sens a la fois !'apogee et le chant du
cygne d'une lune de miel exceptionnelle entre !es intel-
lectuels frarn;ais et la « theorie marxiste ». Eclipse sans
doute inevitable, car le rayonnement du materialisme
historique reforme par Althusser et sa pleiade de dis-
ciples etait reste strictement limite aux seuls clercs, ce
qui en bonne logique marxiste, et Althusser le premier
l'a toujours souligne, est un non-sens et un symptome
d'echec, voire de deviation. II n'est que de lire une
enquete de sociologie empirique comme « L'ouvrier
fram;ais en 1970 » (Fondation nationale des Sciences
politiques, 1972) et de constater que tout le remue-
menage de I'althusserisme n'a guere « mordu » sur Jes
masses populaires. D'autre part, ii apparut tres vite que
l'anarchisme sous ses formes traditionnelles, Stimer.
Proudhon, Bakounine, ou ses formes plus recentes, la
« philosophie du desir », correspondait beaucoup mieux
que le materialisme historique renove a la sensibilite
et aux aspirations sociales des couches nouvelles por-
22 LE MARXISME INTROUVABLE

teuses de la contestation de type nouveau qui avaient


fait irruption en mai. En effet si la philosophie du desir
- Deleuze-Guattari, Baudrillart, Lyotard - ou, ce qui
revient a peu pres au meme, de I' « institution ,. -
Castoriadis, Lourau - combat le marxisme comme
theorie de l'histoire et de la societe 1 , elle ne Jui dispute
guere le terrain politique, dont par fidelite a ses pre-
misses elle se detourne pour se consacrer a un combat
d'une autre nature («schizo-analyse », « trip», libera-
tion des intensites et des energies libidinales, etc.). Tout
autre est la position d·une autre force montante, qui
s'appuie d'ailleurs aussi bien sur des theoriciens de
formation althusserienne (R. Debray) que sur Jes effcts
du nouvel anarchisme dans le champ ideologique, l'au-
berge espagnole de !'autogestion. Nous voulons evidcm-
ment parler de la resistible ascension du Parti socialiste.
II n'est pas douteux que Jes profondes mutations
qui ont ces dernieres annees affecte la social-demo-
cratie franc;aise contribuent fortement a remanier le
paysage traditionnel du marxisme hexagonal. En deve-
nant le P.S., la S.F.I.O. moribonde relegue avec elle
un certain guesdisme au musee des accessoires poli-
tiques devenus definitivement hors d"usage. Guy Mollet
et ses vieux caciques du Nord, heritiers lointains des
Delory de 1900, avaient pousse jusqu'a la bouffonnerie
!'art d'allier une rigueur doctrinale inflexible aun oppor-
tunisme sans rivages des qu 'on tenait Jes renes de cet
Etat dont on pronait par ailleurs la destruction dans
!es rappels theoriques propres aux temps d'opposition.
L'entree massive de militants chretiens (souvent origi-
naires des organisations etudiantes, ouvrieres, agricoles.

I. Fait remarquable. et qui renverse la situation clas.ique


des annces de guerre froide. la contcstation la plus bruyante
du marxisme se situe aujourd'hui a gauche.
INTRODUCTION 23

catholiques, ou encore ayant transite par le P.S.U., ou


encore refletant !'evolution d"un certain clerge radica-
lise) a par ailleurs pose le probleme a ce qui est proba-
blement aujourd'hui numeriquement le gros du P.S. de
trouver un ancrage dans la tradition socialiste fran-
«aise, tache qui s'apparente fort a une greffe ideolo-
gique. Et qui dit greffe dit risques de rejet. Deux types
de demarches se sont fait jour. La premiere, qui est en
gros celle du C.E.R.E.S. (apres avoir ete celle de la
majorite des courants P.S.U. des annees soixante) vise
a opposer au marxisme ordinaire regnant (debris gues-
distes du P.S., leninisme du P.C.F. et des trotskistes)
un marxisme de masses qui se nourrisse des acquis Jes
plus recents du marxisme universitaire. L'autre voie,
qui semble appelee a un succes plus grand tant dans
le Parti socialiste que dans la C.F.D.T., tend au fond a
ressusciter le vieux socialisme franr;ais de Malon, Herr
et Jaures, en l'adaptant aux aspirations de gens imbibes
de culture chretienne (d'ou le recours insistant a des
mediateurs comme Peguy et Bernanos) et marques par
Mai 1968. Aussi ne faut-il pas s'etonner que le neo-
socialisme fram;ais, tout en admettant Marx comme
economiste et theoricien de !'exploitation - mais
certes pas Lenine - accueille a bras ouverts des phares
ideologiques aussi bigarres que Pelloutier, Illich, Tou-
raine, Bernstein, Gramsci, et bien sur Proudhon, meme
si ce nom est peu prononce du fait de l'interdit qui
remonte a un certain « proudhonisme » du regime de
Vichy 1 • Quoi qu'on puisse en penser par ailleurs, la
renaissance de ce courant eclectique reste sur la touche
I. Cette simple notation ne pretend cvidemment pas rcgler
le probleme crucial d"un bilan de l'ideologie, ou des ideologies
proudhoniennes dans la mcmoire populaire et Ia politique
fran~aise, qui ne saurait etre tranche par quelques citations
ou arguments historiques lapidaires.
24 LE MARXISME INTROUVABLE

depuis !'eclipse du blumisme ct reffondremcnt des


espoirs mis par un large secteur de la Resistance dans
la constitution d'un grand mouvement travailliste fran-
i;ais (vers 1945), a deja eu le meritc indiscutable de
tirer Jes marxistes frani;ais d'un triomphalisme impru-
dent. En etant le signe visible de la relance du grand
dessein travailliste, rappel renouvele a un socialisme du
terroir marque un retournement de conjoncture, meme
si se penchant sur un passc encore recent, N. Pou-
lantzas peut encore titrer (mais pour combien de
temps ?) « Marxisme a !'offensive ».
II serait vain de pretendre que de telles considerations
sur le marxisme et son destin sont enoncees du point
de vue de Sirius. « La sorte de philosophie qu 'on fait
depend de l'homme qu'on est », disait deja Fichte. De
fait, la plupart des ouvrages traitant de l'histoire du
marxisme sont marques soit par le presuppose de la
« fin des ideologies » (les Americains de l'ecolc de
Lichtheim, en France, Raymond Aron) soit par le desir
d'anciens marxistes (ex-communistes ou ex-trotskistes)
de faire leurs comptes avec leur engagement passe. II
faut toujours poser la question : de quel lieu parlc le
marxologue ?
On comprendra done que !'auteur (qui se definit,
faute de mieux, comme d'extremc-gauche) veuille
expliquer pourquoi ii a ecrit deliberemcnt en dehors
des formes rhetoriques obligees pour faire passer ses
idces en milieu « gauchiste >. Jc nc pretends nullemcnt
« donner des armes a ceux qui luttent >, ni « demas-
quer le revisionnisme >,pas plus le trotskismc que l'anar-
chisme meme « petit-bourgeois >. Je crois que le crime
des intellectuels ne consiste pas en ce qu'ils s'adonnent
exagerement au travail theorique, mais qu'ils s'y
adonnent trop peu et trop ma!. Je ne crois pas que
< l'habilctc » d'Althusser et des althusseriens consistant
INTRODUCTION 25

a ne pas dire ce qu'ils pensent ct a ne respecter que Jes


institutions en place, quitte acroire, avec un nalf machia-
velismc, Jes « redresser», soit un service rendu a la
cause du marxismc. La theorie de la « double verite » a
fait son temps.
J'ai appris personnellement !es rudiments du
marxisme sur le patron Materialisme historique et Mate-
rialisme dialectique de Staline, d'abord en autodidacte.
puis dans une organisation de jeunesse sioniste
de gauche, qui a fourni beaucoup de cadres aux orga-
nisations trotskistes et maolstes (comme avant-guerre
aux partis communistes d'Europe orientale), le
« Hashomer Hatza'ir ». Je suis entre plus tard a l'U.E.C.
(Union des Etudiants communistes), apres avoir milite
longtemps avec des communistes dans l'U.N.E.F. ;
quand je me suis rendu compte, apres !'experience de
la lutte contre la guerre d'Algerie, que les militants de
l'U.E.C. pouvaient fort bien partager ma repulsion
pour !es pratiques staliniennes, j'ai adhere a !'organi-
sation au printemps 1962.
Par un hasard, qui a pese certainement sur ma vie,
le cercle « Langues orientales », auquel j'adherais du
fait de mes etudes d'arabe et d'amharique, etait admi-
nistrativement rattache au secteur « Lettres », fer de
lance de la rebellion « anti-parti », qui allait eclater au
grand jour a J'automne suivant. Parmi ceux que je
commenc;ais alors a c6toyer quotidiennement dans la
cave de la place Paul-Painleve, on trouve aujourd'hui
beaucoup de noms de !'extreme-gauche actuelle, et
aussi de jeunes gloires universitaircs Jitteraires. Contrai-
rement aux gens du « Bureau national » dont J'ideologie
etait plut6t « moderniste » et eclectique, Jes militants
et dirigeants du Sccteur Lettres (dont certains, tel
Krivine. etaicnt deja trotskistes, ce que ma grande
candeur ne m'avait pas permis de devenir immediate-
26 LE MARXISME INTROUVABLE

ment, bien que secret de Polichinelle) avaient pour le


marxisme, son histoire, ses debats anciens, un interet
passionne que nous essayions tant bien que ma! de
nourrir de la lecture de quelques volumes heterodoxes
que nous trouvions chez Maspero ', de la lecture des
classiques et du Sartre de la Critique de la Raison dia-
lectique. Un personnage haut en couleur, ex-comedien
et etudiant aux Hautes Etudes chez Lucien Goldmann,
avait reussi a prendre sur nous un ascendant tel que
nous ne jurions plus que par Jes Manuscrits de 1844
et la Theorie du Roman de Lukacs, ouvrages qui nous
restaient par ailleurs impenetrables ...
Enfin Althusser vint, et le premier en France ... Jl
vint en tout cas a son heure, car nous commencions a
etre fatigues des interminables ratiocinations sur
I' « homme total » et la « fausse conscience > qui ne
faisaient pas avancer d'un pouce la Jutte contre un
gaullisme « sur de soi et dominateur >. et d'autant plus
fort que le P.C. n'avait d'alternative a Jui opposer
qu'une union electorale avec une S.F.1.0. moribonde '.
On nous presentait enfin un marxisme cartesien, cons-
titue d' « idees claires et distinctes >, et qui nous rendait
la fierte d'etre communistes, au lieu de culpabiliser jour
et nuit pour Jes crimes du stalinisme. comme nous y
avait in~ites depuis un certain temps. sans debaucher
sur une quelconque issue politique. la premiere vague

I. Entre 1959 ct 1964 etaient sortis : GRAMSCI. <Euvres


choisies, Rosa LUXE~1BURG, Grl!ves de 1nasses... , La Rt?volution
russc, LUKACS, Histoire et conscience de classe, KORSCH,
,Marxisme et philosophie.
2. Pour prendre la mesure du cretinisme parlemcntaire OU
avail sombre le P.C.F. a l'epoquc. on pourra se reporter
- entrc mille - a r c utopie > exalt2nte imaginee par
Garaudy dans France-Nouvelle en avril 1960 : c'e>t la repe-
tition pure et simple de la Constituante de 1946 !
INTRODUCTION 27

d'opposition au parti, qualifiee de vague italienne 1 •


Notre double malaise devant la misere intellectuelle de
I'Universite et du Parti etait exorcise d'une pierre deux
coups. L'echec de Ia « gauche syndicale » de I'U.N.E.F.,
dont nous avions partage en 1962- I 963 Jes espoirs dans
une reconversion du potentiel de Jutte etudiant sur le
terrain de J'universite de classe elle-meme, se trouvait
rationalise. Nous n'avions pas su mobiliser !es masses
etudiantes par suite d'une analyse foncierement idea-
Iiste, psycho-sociologique des rapports de classe en son
sein. II ne fallait pas centrer !'offensive sur le rapport
pedagogique maitre-eleve, mais denoncer le contenu
de I'enseignement comme ideologiquement reaction-
naire et epistemologiquement nu!, en faisant pour cela
appe!, s'il le fallait, au prestige d'enseignants progres-
sistes OU meme simplcment « serieux > dans leur tra-
vail. Bien plus tard, nous apprimes a Ia lumiere des
evenements que Jes deux approches n'avaient rien d'in-
compatibles, et que dans la pratique de la gauche
syndicale le confusionnisme des discours et Jes refe-
rences sartro-gorziennes n'auraient pas du nous mas-
quer Jes nouveautes revolutionnaires quant au style
d'action et de propagande dont elle etait porteuse. Ce
n'etait d'ailleurs avec ces militants, groupes pendant Ia
traversee du desert (1965- I 968) autour de l'appareil
bureaucratique de la F.G.E.L. (Federation des Groupes

1. Cette premiere vague d"ailleurs, dont l"echec politique


fut incontestable, est une generation perdue. Elle a neanmoins
a son acquis d'avoir engage et dirige le combat etudiant aux
cotes du peuple algfrien. en organisant des c manifestations
sauvages > au quartier Latin. L'Cvolution ultCrieure de cer-
tains de ses dirigeants, virant a !'extreme-gauche en 1968, de
meme que la fin tragique de l'un d"entre eux, Alain Forner,
montrent combien ctaient fragilcs et conjoncturels Jes qualifica-
tifs de droite OU de gauche que nOUS nous ]ancions a J'epoque.
28 LE MARXISME INTROUVABLE

d'Etudes de Sorbonne-Lettres) qu'un au revoir, comme


on le verra plus loin. En attendant nous 1 nous essayions
avec ivresse a !'application de notre nouvelle ligne poli-
tique, creant ainsi un pole dans la F.G.E.L., a cote de
la gauche syndicale et des trotskistes du C.L.E.R.
(l'A.J.S. d'aujourd'hui). Pole althusserien, mais ou la
reference chinoise, d'abord discrete et quelque peu
problematique, devenait carrement joyeuse et offensive
11vec !es premiers echos de la Revolution culturelle. II
y aurait a ce propos toute une etude a faire sur la per-
ception des evenements qui ont bouleverse la Chine
depuis 1966 et Jes intellectuels d'Europe occidentale.
J'ai aujourd'hui comme beaucoup de monde de serieuses
raisons de penser que nous avons vu a l'epoque dans
la Revolution culturelle ce que nous desirions y voir
et que Ia realitc se tient modestement quelque part entre
l'evenement cosmique que nous dccrivent. non sans
contradictions d'une annec sur l'autre, !es incondition-
nels, et le sinistre tableau d'une farce bureaucratique
truquee de A a Z par un Mao heritier de Volpone et
Staline reunis. Mais j'affirme que si illusion (au moins
en partie) ii y a cu, ii s'est agi d'une illusion benefique.
puisqu'elle nous a permis de trouver un garant a noire
desir jusque-lil velleitaire de renouer avec une tradition
de refus des ma:urs et institutions bourgeoises. refus
que le P.C.F. reussissait a nous faire croire infantile,
d'ou angoisse de notre part. La revolte contre la famille
etouffante. l'ecole-caserne, !'ennui universitaire, Ia cul-
ture mandarinale. la sexualite pourrie par le phallo-

1. Le c nous > d~signc ici le pctit groupe de mi!itants de


la gauche du c Sectcur Lettrcs > qui rcfus~rent de suivre
Krivine quand ii fonda la J.C.R. au debut de 1966, aprcs son
exclusion par le Parti. Beaucoup de ccs militant•. don! moi-
meme, rejoignirent quelques mois plus tard l'U.J .C.M.L.. alors
d'obCdiencc c mao-althusst.!rienne >.
INTRODUCTION 29
cratisme, tout cela etait be! et bien peut-etre, malgre
nos fanfaronnades, refus de passer a !'age adulte. Bien
sur Sartre' nous disait le contraire, apres !es surrea-
listes et meme Gide, mais n'etaient-ce pas des revoltes
de luxe, des anarchistes litteraires ? Brusquement un
coup de tonnerre : nous decouvrons coup sur coup que
!es dirigeants du plus grand parti communiste du monde
appellent a realiser en somme Ia subversion totale pre-
conisee par !es premiers adherents de « Dada » et
partagent pour I'Universite et Ia Culture bourgeoise
toutes nos haines. Mieux, ils indiquent une issue, que
nous pressentions bien, mais qui nous paraissait
abstraite, faute d'avoir ete experimentee quelque part.
Changer Ia vie ! Voila que la formule magique nous
revenait de !'Extreme-Est, que le Parti etait ouverte-
ment designe par ses propres dirigeants comme un nid
de carrieristes, de bureaucrates, de nouveaux bourgeois,
ce dont nous n'avions jamais doute en observant de
pres quelques specimens du notre !
Et meme si nous devious reconnaitre malgre Jes dene-
gations des interesses de l'un et I'autre bord une parente
certaine entre le Mao du F eu sur le quartier general et
le Trotski de Cours nouveau, nous nous felicitions de
voir Ia critique de gauche du systeme stalinien accom-
plie par un peuple tout entier et non par une poignee
d'intellectuels devores par le ressentiment et « reactifs »
en <liable ! Bien des choses continuaient a nous chiffon-
ner dans la vie quotidienne en Chine, telle que nous
pouvions nous en faire une idee a travers la lecture
de Pekin-Information dont le style stereotype et terri-
blement « komintemien-triomphaliste » nous laissait

I. Je pense essentiellement au Sartre prefacier de Nizan.


Aden-Arabie, qui nous ouvrit du meme coup l'acces aux
Chiens de Garde. autre c divine surpri~e >.
30 LE MARXISME INTROUVABLE

toujours, au plus fort de nos. enthousiasmes juveniles,


terriblement perplexes apres chaque lecture, ou
presque : !'exaltation des vertus familiales Jes plus tra-
ditionnelles, l'eloge constant de la repression sexuelle,
et bien sfir le culte de Mao. Nous avions beau nous
raisonner, et raisonner Jes sceptiques pour nous
rassurer nous-memes, produire des « analyses > spe-
cieuses prouvant par a + b que Jes Chinois, nation
paysanne construisant le socialisme, ne pouvaient se
permettre le « luxe > d'une liberation totale des pulsions
individuelles, OU que la recitation du Petit /ivre rouge
representait Ia seule voie pour imposer une conception
du monde rationaliste a 800 millions d'hommes sortant
a peine des categories animistes, ii etait evident que
c'etait dur a avaler pour des gens qui se passionnaient
par ailleurs pour Reich et dont Eros et Civilisation
etait une des bibles. De toute fai;on, c'etait parfaite-
ment contradictoire avec !'interpretation libertaire de
la Revolution culturelle qui etait la n6trc, ou ce qui
s'etait tente dans !'Europe des Conseils (1917-1921)
que nous n'allions pas larder a redccouvrir a son tour 1 •
J'insistc pourtant : de telles equivoques n'etaient pas
steriles, car elles nous donnaient des ailes. Les althus-
seriens Jes plus rigoureux, que nous enviions pour leur
intelligence et leur brillant, n'etaient sans doute pas si
naifs. Ils se contentaient done pour l'essentiel de prepa-
rer leurs agregations et leurs theses, tout en ecrivant
des textes reserves a une dizaine de personnes, dont
nous nous pftmions, si. par extraordinaire, le hasard
faisait qu'ils nous tombent sous Jes yeux !
A quoi pourtant se reduit leur part pratique a la
I. Redecouverte deja preparee par Arguments et surtout
par Lucien Goldmann, auquel je rends ici hommage. car ii nous
a en fait donnC - at.·ant .Althusser encore - le goU.t d'un
retour a Marx et aux autreli classiques.
INTRODUCTION 31

preparation de !'explosion etudiante? Au Cours de


philosophie pour scientifiques et a la publication des
Cahiers pour /'analyse, toutes choses qui n'ont pas du
faire descendre beaucoup de monde dans Ia rue ! Nous
ne soupc;:onnions pas alors que notre admiration des
normaliens, notre aveuglement devant Ieur nullite poli-
tique, notre complaisance face a leur incroyable
mepris pour ce qui n'est pas eux-memes refletaient
« en derniere instance » une soumission inconsciente a
I'ordre etabli de Ia hierarchic etatique des intellectuels
en France, et que le mandarinat, au sens strict et non
metaphorique, dont nous saluions I'effondrement au
pays des Hans, existait dans notre propre pays. Certes,
Bourdieu et Passeron, dont nous avions adopte Jes
theses sociologiques sur l'inegalite fonciere des condi-
tions au sein de Ia communaute etudiante (contre la
gauche syndicale et son mythe d'un milieu etudiant
homogene), auraient du nous eclairer, mais comme par
hasard Ieur analyse destructrice et nietzscheenne s'arre-
tait aux portes de la rue d"Ulm, pour s'acharner contre
le grand bourgeois dilettante des etudes litteraires en
Sorbonne, ce pele, ce galeux ... Bruno Qucysanne, dont
le nom n'est guere familier au grand public, bien qu'il
ait ete, bien davantage assurement qu 'un Cohn-Bendit
ou qu'un Geismar, un des artisans de mai 19~8 (dans
la gestation et dans le feu de !'action), qui travaillait a
l'epoque chez Bourdieu sur une histoire de l'Universite
bourgeoise en France, me fit lire le pamphlet d'Hubert
Bourgin, L'Ecole Normale et la politique, dont il avait
retrouve un exemplaire au cours de ses infatigables
recherches chez Jes libraires et les bouquinistes du quar-
tier Latin, recherches qui Jui avaient permis de se
constituer une bibliotheque d'ouvrages sur la question
scolaire unique en son genre. Les documents qu'il me
montra et Jes conclusions qu'il me Iivra sur la fonction
32 LE MARXISME INTROUVABLE

strategique de !'Ecole dans Jes luttes de classes en


F ranee depuis un bon siecle furent sans doute determi-
nants dans ma propre orientation vers !"investigation
des rapports mouvement proletarien/ ecole 1 • Par
ailleurs, ii nous encouragea vivement, Christian
Bachmann et moi-mcme, a poursuivre !'action que nous
menions parmi Jes etudiant(e)s du G.L.M. (Groupe de
Lettres modernes) de la Sorbonne, pour Jes aider a
rejeter le fatras reactionnaire et humanistico-hermetiste
qu'on leur « enseignait » sous Ia ferule d'un corps pro-
fessoral oil brillait, entre autres, Frederic Deloffre, que
Jes annees qui allaient suivre allaient rendre celebre
comme archetype du mandarin conservateur jusqu'a Ia
caricature. Sans l'avoir a vrai dire scientifiquement
prevu, nous avians tape dans le mille en catalysant Jes
frustrations et le desarroi d'etudiants qui n'etaient nul-
Iement pour la plupart des « heritiers » (une forte
proportion etait meme issue de milieux populaires) et
que Ieurs professeurs culpabilisaient a mort pour Ieur
ignorance du latin, leur « materialisme » indigne de
vrais Iettres; la plupart peinaient pour obtenir Jes
I.P.E.S., Jes garder, passer le C.A.P.E.S., ou pour une
infime minorite I' « agreg' » de Lettres modernes. Au
sein de cette communaute de Sorbonnards de seconde
zone, la predication du leninisme scolaire et du fruste
structuralisme dont nous nous improvisions Jes pro-
phetes avait !es vertus d'une charge de plastic dans
une eglise de campagne pendant la grand-messe. Les

I. Je sus, dans le halo de mystcre habituel. que le groupe


althussCrien tenait a repoquc des reunions - a I'instigation de
Pierre Macherey parait-il - sur le theme do !'analyse marxiste
des appareils scolaires, vers 1967. Les resultats tangibles en
furent Jes ouvrages de Baudelot-Establet et de M. Tort, ainsi
qu'un cours (in6°dit) de P. Macherey sur !es ideologies pCda-
gogiquc5.
INTRODUCTION 33

Cahiers de litterature ou alternaient dans une coexis-


tence dadalste, !es resumes de cours de licence et !es
proclamations althussero-bachelardo-lacaniennes nous
gagnerent bientot un noyau de militants infatigables,
dans le meme temps ou ils suscitaient la curiosite de
quelques assistants « modernistes » de litterature, que
nous integrions dans notre « front uni » en bons eleves
du president Mao. Nos propres speculations, en parti-
culier sur la transposition du « modele linguistique »
(Martinet et Jakobson, que nous assimilions, tant etait
superficielle notre « science » toute fraiche), se distin-
guaient ma!, ii faut bien l'avouer, des fantasmes semio-
cratiques de Roland Barthes, un <lieu de beaucoup
d'entre nous, dont !es seminaires a !'Ecole Pratique
etaient suivis bouche bee par une foule avide de se
trouver « dans le vent ».
A la rentree universitaire de 1966, je decidai, pour
une foule de raisons dont certaines etaient extra-poli-
tiques, d'adherer a !'Union des Jeunesses communistes
marxistes-leninistes (U.J.C.M.L.) qui venait de sortir
de l'U.E.C. et de la clandestinite ou !es dirigeants de
la fraction « ulmarde » l'avaient jusque-Ia maintenue.
Une des raisons qui firent pencher la balance malgre
la repugnance inavouable que j'eprouvais (et que
j'eprouve encore) pour Jes formes classiques du mili-
tantisme de tradition « bolchevique » 1 fut I' adhesion
de Bruno Queysanne. qui etait pour moi une garantie
de non-sectarisme et d'ouverture de la nouvelle « orga' »
aux problemes de la Jutte sur le front culture!, selon
la terminologie plate dont nous nous gargarisions. Le
reveil allait etre dur ! Pour commencer, j'avais indu-
1. Je ne pretends pas ici rationaliser Jes motifs de cette
« repugnance > et. en tout cas, je tiens a dire qu 'un certain
discours < anti-militant > dans Recherches me semble uni-
quement ralibi du retour au bercail des ex-gauchistes bourgeois.
34 LE MARXISME INTROUYABLE

bitablement, cedant a cet « appetit de gloire » dont


le vicux Hobbes faisait un des piliers de la nature
humaine, commis une grave erreur par rapport aux
« masses » du G.L.M. qui, developpant spontanement
une ligne anarcho-syndicaliste, se mefiait comme de la
peste des politiciens groupusculaires qui tentaient d'im-
poser leur « ligne juste ». Les choses continuaient
cependant a avancer, et pendant J'annee 1966-1967,
Jes premieres actions dcpuis trois ans a troubler le
ronron de la vieille chapelle de Robert de Sorbon furent
le fait des militants du G.L.M., desormais une force
avec qui tout le monde, gauche syndicale (avec laquelle
nous eumes nommement. avec Peninou, de memorables
joutes oratoires ), administrations, professeurs, devait
compter. Les seuls a nous ignorer superbement etaient
Jes groupes politiques, sauf peut-etre Jes trotskistcs
« lambertistes » du C.L.E.R. pour lesquels nous repre-
sentions l'Antechrist, puisque nous refusions de
defendre la culture bourgeoise contre la bourgeoisie,
et que nous ne considerions pas que la stagnation des
forces productives - au demeurant tout a fait imagi-
naires - fUt la pierre de touche de l'orthodoxie
marxiste. J .C.R. et U.J.C.M.L. se disputaicnt le contr61e
des Comites Vietnam qui commenc;aient a croitre a la
mesure des crimes de l'imperialisme americain en lndo-
chine. Mais ce faisant, elles faisaient !'impasse, surtout
Jes prochinois de ru.J., car la J.C.R. maintenait vivant
un esprit de contestation surrealisant de l'ordre familial-
sexuel, bien etranger a nos lugubres Templiers, sur
d"autres terrains de Jutte dont la pratique montrait
qu'ils touchaient au vif des couches que l'anti-imperia-
lismc laissait plus ou moins passives. Les temps qui
suivirent (montee des luttes ouvrieres et etudiantes en
1967-1968, puis « journees > de mai-juin 1968) sont
trop connus pour quc j'y revienne.
INTRODUCTION 35

Pendant le meme temps, j'acceptais avec de plus en


plus de difficultes les contraintes de la vie etudiante
et je commen9ais avec Bourdieu une these concernant
Jes institutions « marginales » de l'enseignement supe-
rieur fran9ais, sur le mode de l'echec et de la morti-
fication, dans l'U.J.-Sorbonne, puis dans un cercle de
quartier Servir le Peuple, le canard de !'organisa-
tion. Je me rendais compte jour apres jour que les
tenants d'une « science de la politique » apprise a
l'ecole de Lenine etaient en fait inferieurs en flair poli-
tique a un conseiller municipal S.F.I.0. de banlieue,
que Krivine n'avait aucune peine a isoler et ridiculiser
en toute occasion, mais n'etait-ce pas autant de vic-
toires, on approfondissait la necessaire « ligne de
demarcation » ! Comme ils arrivaient facilement a me
culpabiliser puisque je fuyais sciemment, mais dans
la honte, Jes « taches militantes » ; cette prise de cons-
cience restait une satisfaction de principe, que je ne
cherchais pas a communiquer, sauf a des amis surs,
etrangers a !'organisation OU en passe de )e devenir.
De temps a autre, au demeurant, telle publication,
dans la presse « centrale » 1, me faisait penser que l'en-
treprise de restauration d'un marxisme vivant promise
par Althusser, que je rencontrai personnellement a
l'epoque par l'entremise de notre ami commun Pierre
Gaudibert, n'etait pas alteree par la mediocrite OU le
bureaucratisme d'aparatchik propre a ma secretaire de
cellule, fille d'un psychanalyste fort connu sur la place
de Paris. Vieux raisonnement de croyant se raccro-
chant desesperement a son Eglise !
Tout de meme ii y avait trop de choses qui ne col-
1. Je pense surtout aux Cahiers Marxistes-Ieninistes n° 16
sur le • Capitalismc d'Etat >, aux editoriaux de Garde rouge
n' 6 sur le parti de style nouveau, aux c Documents des
C.M.L. > sur Ia transition soviCtique, etc.
36 LE MARXISME INTROUVABLE

Iaient pas, malgre Jes beaux discours des « Ecoles de


Formation theorique » et Jes succes incontestables des
« Comites Vietnam de base » dans Jes quartiers. Je
faillis parlir, quand au retour de « clownesques
enquetes » dans le Languedoc, ou nous nous mon-
triimes chez Jes viticulteurs plus proches de Lazarsfeld
que du Mao de Hounan - qui d'ailleurs, en aurait
doute ? - Ia « direction » retour de Pekin prit un
de ces bons vieux virages a 180' familiers aux enfants
de Joseph, et nous intima l'ordre de bn1Ier ce que
nous adorions Ia veille et nous autocritiqua. La
recherche theorique : une deviation d'intellectuel adonne
au « culte du livre » comme le morphinomane a sa
piquouse ; une cure de desintoxication, par P .L.R. 1
interpose, Althusser : un vieux schnoque. « Feu sur
I'Intellectuel bourgeois 2 ! » Le pere tue, Jes vannes
d'une orgie d'obscurantisme, qui rappelait Ieurs jeunes
annees a nombre de militants (la majorite sans doute)
issus de families catholiques et ex-militants J.E.C. ou
J.U.C. s'abattit sur nous. Defense de lire, defense de
« prctexter » des examens ou meme un travail salarie
pour se dcrober a des reunions durant souvent jusqu'a
quatre heures du matin pour entendre d'intcnninables
homclies morales ou pourfendre Jes faux marxistes-
lcninistes du P.C.M.L.F. Je m'etends un peu Iongue-
ment sur ces episodes et ceux qui vont suivre, car je
ne crois pas etre le seul a qui ils ont pose tres concrete-
ment le probleme de se situer par rapport a une theorie
liberatrice qui reproduisait de fa<;on si monotone des
structures aussi oppressives et conservatrices. Le
marxisme etait-il condamne a n'engendrer que des
« apprentis constructeurs en appareils d'Etat > scion

1. Pour les non initiCs: Petit /ivre rouge.


2. Titre d'un editorial de Garde rouge en novembre 1967.
INTRODUCTION 37

Ia forte expression de Jacques Ranciere ? D' autres se


posaient a leur maniere la meme question, en faisant
revivre quelque chose de la verve des premiers sur-
realistes et de Ieur terrorisme vengeur ; je veux evidem-
ment parler de I' «Internationale situationniste », Jes
fameux « situs», dont le pamphlet le plus diffuse a
I'epoque, De la misere en milieu etudiant, est un de
mes meilleurs souvenirs quant au defoulement et au
rire collectif que sa lecture publique provoquait. L'au-
teur, brillant intellectuel algerien, posait un regard
d'ethnologue, observateur participant, sur Jes mreurs
et Jes rites culturels des naturels du quartier Latin
et des autres ghettos universitaires et le resultat etait
irresistible. Mais au-dela de !'humour noir, it commen-
l(ait a me suggerer que la « misere en milieu marxiste »,
phenomene qui commenl(ait a m'obseder, n'etait peut-
etre pas sans liens avec Jes « fils a la patte » invisibles,
mais solides, dont la pratique conjointe de Nizan et
Bourdieu-Passeron m'avait largement « mis au par-
fum ». Peu de temps avant mai se place une experience
qui me remua beaucoup : invite a Berlin avec une dele-
gation du G.L.M. pour une serie de discussions tres
academiques, en principe, sur la « science de la litte-
rature » dans Jes deux pays, nous nous retrouvames
en pleine semaine d'action contre l'agression americaine
au Vietnam. Les etudiants qui nous accueillirent etaient
des militants du S.D.S., alors au sommet de sa puis-
sance, et Jes discussions prevues tournerent tres vite
a la confrontation de deux interpretations du marxisme,
celle d' Althusser et celle de !'Ecole de Francfort
(Adorno vivait et enseignait encore a l'epoque). Mais
je subis surtout un vif choc emotionenl en constatant que
le marxisme allemand, dans toute la variete de ses
courants (luxembourgistes, conseillistes, brandleriens,
francfortois) n'avait pas ete aussi radicalement aneanti
38 LE MARXISME INTROUVABLE

par Hitler qu'on le pretendait couramment, et qu'il


revivait en plein Berlin-Ouest, cette insolente vitrine
du capitalisme triomphant, ville a laquelle !'expression
« societe de consommation >, qui allait faire le
« malheur » que !'on sait quelques mois a peine plus
tard, convenait a merveille. Le Kurfiirstendam est unc
Poire de Paris, un Salon des Arts menagers, un Salon
de l' Auto permanents. A quelques centaines de metres
Berlin-Est, qui nous avait semble par contraste presque
sympathique dans sa grisaille expressionniste, et son
Mur, adome d'un chiffon rouge (on ne pouvait meme
pas parler de drapeau pour cette piece d'etoffe ... ) mani-
festement provocateur. Nous n'eumes pas le loisir de
mediter sur Jes ambigultes et Jes contradictions du socia-
lisme d'Ulbricht (pour nos ames simples, c'etait un
« reviso » et cela suffisait ... ) car nous etions pris,
malgre nous, dans !'emotion d'une manifestation contre
!'assassin Johnson alaquelle allaient participer des jeunes
vcnus de tous !es grands pays industriels. La manifesta-
tion, au depart interdite par le bourgmestre social-
democrate, fut finalement, une heure avant son debut
a peine, autorisee par le Senat de Berlin. « L.B.J., how
many kids did you kill to-day ? > scandaient !es etu-
diants americains en tapant dans leurs mains. Les
Allemands entrainaient tout le monde par des « hop-
hop-hop » appris des Zengakurcn japonais. Tout cela
allait rapidcment faire ecole au quartier Latin ! Les
Allemands en question dementaient tous !es stereotypes
dont nous etions nourris : aucune organisation, pas
l'ombre d'un service d'ordre ! La J.C.R., venue par cars
entiers de Paris, medusa tout le monde par la science
militaire (qu'elle n'eut d'ailleurs pas a montrer autre-
mcnt que sur le mode de I'exercice-parade, car excepte
une agression fasciste isolee. ii n'y cut pas le moindre
incident) et !'air farouche de ses gros bras. Nos nou-
INTRODUCTION 39

veaux amis allemands ne cachaient pas d'ailleurs leur


agacement devant ce militarisme qu'ils jugeaient
intempestif. « On nous a envoye un bataillon de
J.C.R. », disait l'un d'eux avec ironic. N'empeche que
le tableau avait de quoi laisser pantois : des Allemands
pur-sang se faisant donner des lec;ons de guerilla
urbaine et de discipline par une organisation dont la
composition tres scmitique n'etait un secret pour
personne !
Puis ce furent !es manifestations de mars-avril, et
enfin la revolution de mai. En septembre, le 30 pour
etre precis, j'assistais a la seance historique, tenue
dans un amphi de !'Ecole Normale ou le deces de
l'U.J.C.M.L. et la naissance de la Gauche proletarienne
furent enregistrees pour !'histoire. Les affrontements ver-
baux (et on fut a deux doigts de ne pas en rester fa)
furent d'une violence extreme. Des partisans de l'ex-
burcau politique aux « Lyonnais » et autres « Toulou-
sains » se traiterent de flies, en langage code, comme ii
se doit dans ce milieu 1 •
En fonction de tout ce que j'ai rapporte precedem-
ment, on peut aisement deduire que je ne portai pas
!. Une scene fut vraiment ctonnante ct doit etre reste gravcc,
je le suppose, dans la mcmoire d'autres < spectateurs • : T.G.
terminant une intervention, le doigt accusateur, vers Jes rangs
des • bepistes > : Malinovski * ct P.V. Jui retorquant !'air
entendu : oui Malinovski !
* Malinovski: militant ouvrier. dirigeant de la fraction bolchevique,
organisateur infatigable, et d6putC a la Douma; tenu par la police poli-
tique tsariste (Okhrana), il etait depuis longtemps un indicateur en 1912,
quand les premieres accusations furent formutees centre lui - du
cOtC menchevique; Lt!nine refusa pourtant d'y croire, jusqu'au moment
oil l'ouverture des fichiers de l'Okhrana, aprc!s la revolution, accabla
Malinovski. Ce dernier se livra aux autoritCs soviCtiques et fut fusill6.
L' c affaire Malinovski > fut souvent exp1oitCe par la suite corn.me
argument en faveur de la psychose policiCre du stalinisme: tout cama-
rade est un flic en puissance, et d'autant plus qu'il parait le plus
insoup~nnable ...
40 LE MARXISME INTROUVABLE

!es sectateurs de !'ex-Bureau politique dans mon cceur.


D'ailleurs !es gens avec lesquels je sympathisai le plus
(Jes etrangers a la Sainte famille normalienne) etaient
Jes plus acharnes a sonner l'hallali, sans pour autant
avoir une idee tres claire des nouvelles formes a pro-
mouvoir sur Jes mines fumantes de l'ex-futur Quartier
general de la classe ouvriere frarn;aise. Le fiou artis-
tique de Ieurs adversaires, Ieur manque d'imagination
strategique (on retrouve une fois de plus I'inexistence
pratique du marxisme en France... ) allaient sauver le
groupe dirigeant, devenu pour ses anciens fideles, majo-
ritaires dans Ia salle comme dans Jes rangs disperses
de l'U.J., Ia « bande noire» 1 a l'instar de Ia periphrase

1. Breve chronologie du mouvcment maolste en 1968, pour


ne pas lire ce passage comme les c Mysteres d'Eleusis • :
9 mai : le Bureau po!itique publie un tcxte qui assimile
]'insurrection etudiante au c: plus grand mouvcment anti-commu-
niste depuis 1956 >. II y a complot c social-dcmocrate, de
Mitterrand ct Mollet it Jacques-Arnaud Pcnent >.
10 mai : la mcme direction interdit aux militants de c tomber
duns la provocation • des barricades. Elle continue d'inviter
Jes ctudiants a manifcster ...
16-27 mai : avec le mouvcmcnt d'occupation d'usines, la
direction (au sein de JaqucJle SC devcloppe une grave Crise, a
l'insu des militants) se ressaisit ; marchc sur Renault, or~a­
nisation en con1mun avec une partie du « 22 mars , du soutien
aux grcvistes, parution quotidicnne de la Cause du Peuple qui
paraissait dcpuis le 1•• mai 1968.
7 juin : appel a se rendre en masse ii Flins, occupce depuis
la vcille par Jes C.R.S. Ce scra le titre de gloire que la direc-
tion, alors taxCe c de terrorisme excitatif > par ses adversaircs,
brnndira inlassnhlemcnt dans les mois et annCes qui suivront.
15 juin : publication, a !'occasion des elections legislatives
boycottecs, d' • Un programme de Front populaire • ultra rcfor-
miste (l'armcc scra som'1ise au contrille populairc) et complc-
tement utopique dans la conjoncturc de decouragcmcnt qui
s'annonce.
INTRODUCTION 41

chinoise pour designer Jes partisans de Liou-Chao-Chi,


alors toujours president de la Republique populaire de
Chine. Au royaume des aveugles ... Je fus desagreable-
ment surpris, ii faut l'avouer, en decouvrant quc des
amis auxquels je tenais, et que je croyais partager ma
repulsion pour la « Bande noire > au point que je
faisais devant eux des remarques ironiques sur Jes gens
d'icelle sans croire devoir m'embarrasser de precau-
tions oratoires, me faisaient brusquement « la gueule »
et tournaient Jes talons.
Plus grave se revela le divorce entre Jes militants du
G.L.M., passes en bloc (sauf Christian B. dont !'attitude
politique etait aussi reservee que la mienne) a Ia Gauche
proletarienne.
Je restais neanmoins en contact avec eux, et certains
vinrent periodiquement me confier Ieurs etats d'fune
et me poser des questions theoriques sur la Iigne de
la G.P. C'est precisement pour repondre ace genre de
demandes et pour y voir plus clair dans ce torrent d'eve-
nements, que je me remis a etudier serieusement l'his-
toire du mouvement ouvrier, en particulier du syndi-
calisme revolutionnaire. Mon intention premiere etait de
montrer la continuite entre le vieil anarcho-syndicalisme
franc;:ais et l'ideologie de Ia G.P., ce qui ne tenait au
fond pas tellement debout 1 • J'ecrivis meme un petit

Fin juin, juillet, aout : • mouvement de critique • (!es mili-


tants en groupe ou isoles produisent des textes qui vont de la
haute theorie a la denonciation calomnieuse pure et simple),
< longues marches> en province des partisans du B.P.
I. Quant a I' « anarcho-syndicalisme >, terme d'ailleurs fort
suspect, comme on l'admet maintenant ; mais les similitudes
entre I' « Alliance > de Bakounine et le gang gepiste son! par
contre fort troublantes, et reposent sans doute sur un enraci-
nement social et des investissements prCconscients tout a fait
comparables. J'aurai !'occasion d'y revenir.
42 LE MARXISME INTROUVABLE

texte dans le cadre du « mouvement de critique » sur


Proudhisme et Blanquisme dans le mouvement revolu-
tionnaire ou se trouvent esquissees, sous une forme
encore na!ve, certaines idees que j'exploite dans le
present livre. Je mis en exergue la phrase de Lcnine,
dans la Maladie infantile du communisme: « L'anar-
chisme est la punition du mouvement ouvrier pour ses
peches opportunistes. » Mais quand j'essayai de
convaincre mes amis, fort de mon erudition historique,
qu'ils se fourvoyaient dans cette galere, je me heurtai
a des actes de foi (la « tempete de mai » avait parait-il
« transforme » les ex-bureaucrates, qui ne songeaicnt
d'ailleurs qu'a revenir le plus vite possible a la base).
Apres avoir « remis le train sur Jes rails » sans doute ?
De toute fac;on, !es ouvriers, qui adheraient en rangs
sem~s, allaient bientot assurer la direction eux-mcmes.
Tu parles !
Plus je me plongeai dans Jes textes de l'ancien syndi-
calisme, denichcs chez Jes bouquinistes ou excellem-
ment presentes par Henri Dubief dans son petit U2 ',
plus la complexite de ce monde m'apparaissait. Les
ccrits de Sorel et de ses disciples (Berth, Lagardelle)
que j'avais lus un peu au hasard depuis quelques
annees' me troublaient quand j'en eus entrepris une
I. Le Syndicalisme revo/111ionnaire, Armand Colin. 1969.
Jamais publication de manuel ne fut plus opportune, au sens
fort. L'exaltation nous gagnait en dCcouvrant a quel point Ics
aspirations. Jes frustrations et iusqu'aux tctes de turc des Pouge!
et des Griffuelhes etaient proches des n6tres. Et ce n'etait ni du
russe, ni du chinois ! La fascination que Ia C.F.D.T. allait
bientOt cxercer sur nous trouve ici une de scs origincs plus ou
mains conscientes.
2. Jc puis temoigner que vers 1965, Sorel n'ctait Ju par
personne et que Jes intellcctuels Jes plus en vue de Ia gauche
(Sartre. Althusser) le tenaient pour un proto-fasciste ou un pauvre
here. Tout cela donne a penser sur Jes etfets du refoulemcnt.
INTRODUCTION 43

lecture systematique. II y avait des pages sur le gues-


disme, sur Marx, sur Proudhon, sur le « socialisme
ouvrier », des pages qui semblaient ecrites pour 1969.
Pourquoi nous avait-on cache !'existence d'ceuvres
aussi fortes ? on = l'universite, le P.C.F. Pour imposer
l'idee que le mouvement ouvrier frarn;ais etait ne en
1920? En tout cas ii devenait patent qu'on ne pouvait
pas faire a la C.G.T. des temps hero!ques !'injure de la
faire ancetre de la G.P., proudhonisme OU pas. Ma
confiance dans Jes postulats d'Althusser commen~ait
aussi a s'effriter. Deja, son silence meprisant sur Nizan,
!'absence de toute reference aux Chiens de garde, Jui
ennemi de la philosophie universitaire, venant faire, en
casquette, une communication sur Lenine et la phi/o-
sophie devant !es venerables momies de la « Societe
frarn;aise de Philo » a la Sorbonne, m'avait toujours
fait probleme. Sans parler des vieux articles sur I'agre-
gation et !es etudiants (1964), un monument de conser-
vatisme scolaire. Cependant, je refusais toujours de
hurler avec la meute des loups (dont beaucoup avaient
ete des snobs althusserissimes deux ans auparavant)
et d'injurier !'auteur de Pour Marx abandonne de
tous (le P .C. Jui faisant par contre une petite place dans
ses ghettos inte!lectuels) et sujet aux souffrances d'une
maladie qui le diminuait periodiquement, l'empechant
de se defendre.
Au debut d'octobre, Bruno Queysanne me fit faire
deux rencontres, l'une et l'autre etaient des suites de
!'action exemplaire qu'il avait animee aux Beaux-Arts,
et dont le plus beau fleuron fut l' «Atelier populaire ».
Je connus, a quelques jours d'intervalle, Daniel Anselme,
qui venait de fonder, quatre mois plus tot, Jes Cahiers
de Mai, et Gilles Aillaud, qui animait le «Salon de Ia
jeune Peinture » et voulait lancer un « Bulletin »,
organe de ce dernier et ouvert sur d'autres pratiques
44 LE MARXISME INTROUVABLE

intellectuelles progressistes. L'apres-mai commen~ait.


Le jour oil Bruno nous conduisit, Christian et moi,
rue des Cevennes, nous nous attendions a trouver un
gauchiste un peu plus age que nous, semblable a ces
ex-trotskistes ou vieux surrealistes que nous avions pris
l'habitude de rencontrer dans Jes amphis de Censier.
Nous trouvames Honore de Balzac. Le physique, la
faconde, tout y etait, sans oublier le cadre, constitue,
pour le plus gros, de joumaux empiles et de factures
impayees. L'entretien fut un veritable reve eveille.
Entendre un revolutionnaire parler de politique sur un
autre mode que la mobilisation du masochisme et des
passions tristes, ce n'etait deja pas banal pour qui avait
!'impression d'etre en liberte provisoire apres une eva-
sion due a l'incendie de la prison. L'analyse surtout, si
differente du ressassement habituel du petit bolcho
illustre, me frappa par sa coherence et sa reference
perpetuelle au concret. Vieux militant du parti, en sym-
biose stupefiante avec la sensibilite ouvriere, Daniel
Anselme nous affirmait, avec des arguments troublants,
que jamais ii n'avait connu une situation si favorable
(c'est-a-dire, traduisons-nous immediatement pour nous-
memes, meme pas en 1945) au developpement de ce
qu'il appelait « le courant revolutionnaire dans la classe
ouvriere ». Sans forcer Jes choses dans le sens de la litte-
rature. je me dis que Marx dirigeant la premiere Inter-
nationale de son taudis londonien, ce ne devait pas
etre si different ; et le maolsme, la ligne de masses, le
primal de l'enquete, j'en comprenais enfin le sens.
J'aurais besoin d'un volume entier pour parler conve-
nablement de mon passage aux « Cahiers >. Non pas
que j'y dcployais une activite militante particuliercment
remarquable, mais j'y ai tout de meme appris davan-
tage sur la realite populaire de mon pays qu'en dix ans
de vagabondage dans Ia gauche etudiante. Les chefs
INTRODUCTION 45

historiques de cette demiere vinrent d'ailleurs rejoindre


l'equipe du journal a la meme epoque. Finalement, au
debut de 1969, une concentration de forces particulie-
rement representative de l'ancienne « gauche indepen-
dante » de l'U.E.C.-U.N.E.F. se retrouvait dans l'equipe
parisienne des « Cahiers » qui se reunissait alors le
plus souvent dans le coin que nous nous etions fait
amenager dans l'imprimerie Beresniak a la Republique,
malgre l'ardoise monstrueuse qui grossissait de mois
en mois. Peninou, Lichtenberger, Bouguereau, Quey-
sanne, Malrieu, Marie-Noelle Thibault, Dolle, Henri
Fournie le menuisier-philosophe de Nanterre etaient
parmi Jes plus assidus aux reunions du journal et assu-
raient vaille que vaille avec une nouvelle vague de
militants plus jeunes ou plus ages (Fournie nous avait
amene un certain nombre de militants ouvriers, cege-
tistes en general, ce qui bouleversait aussi notre gau-
chisme simpliste) Jes enquetes sur Jes greves de l'apres-
mai et la vie du journal, toujours a la recherche de
mecenes pour pallier une gestion surrealiste...
J'interromps a Ce Stade le recit de mes tribulations
qui sombrerait dans la trivialite. Beaucoup d'autres ont
vecu le renfermement du marxisme a l'Universite,
!'erosion du gauchisme en extreme-gauche, plus telle-
ment extra-parlementaire que 9a... Qu 'ii me suffise de
noter qu'ayant vecu de pres l'incroyable retablissement
opere par Jes deux grands partis de gauche traditionnels
dont nous croyions en 1970 encore l'un - le P.S. -
touche a mort, rejete aux poubelles de l'histoire, et
l'autre - le P.C. - entre dans une periode de declin
irreversible au profit, bien sur, des « vrais revolution-
naires », j'ai ete amene a me poser comme beaucoup
d'autres la question du marxisme comme outil poli-
tique. En effet, s'il reste aveuglant que le modele sovie-
tique est repulsif pour tout etre humain normalement
46 LE MARXISME INTROUVABLE

constitue et tous Jes dirigeants communistes occiden-


taux I'admettent en prive, est-on pour autant autorise
a en rejeter I'opprobre sur Jes seuls « revisionnistes >,
sur le « stalinisme », dont Althusser affirme, en 1973,
cinquante ans apres Bordiga ! qu"il s"agit d'une devia-
tion ... economiste ! En appeler au contre-modcle chi-
nois, a « Gramsci-Lenine de !"Occident > n'est pas a
la verite plus serieux que la mythologie trotskiste, la
« bonne origine », le para dis bolchevique perdu un jour
de 1923, dont nous avons fait tant de gorges chaudes.
La Chine est certainement une des experiences sociales
Jes plus passionnantes de tous Jes temps, mais ce qu"elle
doit au marxisme au sens traditionnel apparait de moins
en moins clair, si on ne se laissc pas aller a Ia projection
sur elle de nos desirs et de nos frustrations politiques.
Gramsci est un grand penseur, mais qui risque de deve-
nir le Nietzsche du marxisme. On Jui fera dire ce qu "on
veut a partir de formulations aphoristiques ou mutil6es
par force.
Quoi qu'il en soil de ces ultimcs tentatives pour rafis-
toler une orthodoxie (sans se poser vraiment la ques-
tion de la faillite de la troisieme Internationale et de
ses divers succedanes) je constatc quc pour qui vcut
aujourd'hui penser le statut du marxisme dans noire
monde, la tache n'est pas facile. Que constate-t-on?
Sur le plan du discours universitaire, jamais la situa-
tion n'a ete si « bonne » ; on peut meme penser qu"un
certain materialisme historique se reel am ant d' Althus-
ser est en train d'evincer dans de nombreux secteurs
de rechcrche (le cas est particulierement patent en
sociologie urbaine) et dans J"enseignement (du franc;ais
et de la philosophie au niveau secondaire) la sociologie
americaine ou Jes vieux spiritualismes expirants. Vin-
cennes dans cette perspective est le plus efficace des
laboratoires du « changemcnt ». Pourtant, mcme si on
INTRODUCTION 47
peut penser (c'est mon cas) qu'a tout prendre ii vaut
mieux des enseignants frottes de marxisme que des
thurerifaires de la libre-entreprise dresses par Parsons,
ii reste qu 'un marxisme universitaire commis au renou-
vellement des sciences sociales est aussi derisoire qu'une
arquebuse dans un salon bourgeois. Meme dans l'espace
du savoir pur, des limites tres precises sont fixees par
le systeme a !'expansion du marxisme savant'.
Les nouveaux theoriciens de la Vie (ou du Desir,
ou de Ia Fete ... ) ne viennent pas cette fois-ci de droite,
bien au contraire (au mains jusqu'a nouvel ordre). Ils
sont Jes enfants de Mai 1968, peuvent meme en reven-
diquer jusqu'a un certain point sans forfanterie la
paternite intellectuelle, a travers Socialisme OU Barbarie,
le courant de pedagogie et de psychotherapie institu-
tionnelle, !'Internationale situationniste et autres « mar-
ginaux » des annees 1960. Ils ont pris acte du desastre
stalinicn, qu'ils ne croient pas possible d'exorciser
en quelques reformulations conceptuelles. A partir
de cette position de bon sens, ils semblent donner une
couverture metaphysique (pour la plus grande part
empruntee aux modernes lectures de Nietzsche et peut-
etre aussi a un certain refoule « naturaliste » de la
philosophie fran~aise, de Diderot a Cournot en passant
par Cabanis) a l'echec politique (mais aussi a la reusiste
sociale - a taus !es sens du mot) du « gauchisme ».
Suivant une pente dont Ia declivite a ete eprouvee a
maintes reprises dans l'histoire moderne des intellec-

I. Je propose en eflet de distinguer tout au long de leur


histoire deux forces de diffusion du marxisme en France (ou
deux reseaux pour parler comme Baudelot-Establet ; le rappro-
chement n'a ricn de fortuit. .. ): Je 1narxisnze savant des intel-
lectucls de haute volee et le marxisme ordinaire des organi-
sationo;; ouvrieres. Comme les paralleles d'Euclidc, ils ne se
rencontrcnt jamais.
48 LE MARXISME INTROUVABLE

tuels ', le « marxisme critique » s'est rapidement trans-


mue en une critique radicale du marxisme mettant en
cause ses deux elements fondamentaux : theorie ration-
nelle de l'histoire et role dirigeant du proletariat. Or
ii ne s'agit evidemment pas de jouer une metaphysique
contre une autre comme une «mode» chasse rautre.
Le snobisme, que Jes snobs sont Jes premiers a dauber,
a bon dos, car ii se joue la rien moins que la mise en
place d"un nouveau dispositif politique au sein des
« deux France». D'une part neo-liberalisme giscardien-
reformateur versus gaullisme, de l'autre nouveau
travaillisme « auto-gestionnaire » contre le P.C.F. et
son ideologie, le marxisme ordinaire 2 •
Done double constat d'echec pour la « Reforme >
althusserienne du marxisme. Elle voulait convaincre
Jes intellectuels franqais de la <lignite philosophique du
materialisme historique : elle a simplement contribue a
l'aggiornamento des programmes scolaires. Meme Jes
allies d'autrefois (Sartre) s'eloignent. Fiasco encore plus
grand si !'on considere la situation du marxisme ordi-
naire, dont les lettres a L' H umanite ne modifient
nullement le caractere positiviste et « la"ique >. L'accul-
turation des ouvriers franqais se fait toujours sur le
mode d'une pe<lagogie <l'ecole primaire superieurc
dominee par le respect de la division sociale du travail
et des «competences». Le parti (c'est la grande « vic-
toire » d'Argenteuil en 1966 et surtout de J'apres-1966)
accepte desormais la reproduction en son sein meme
de la separation entre marxisme savant et ordinaire.
Prenons la psychanalyse et Jes questions sexuelles :
1. Entre autres exemples fameux : Croce, les c marxistes
lcgaux >, la plupart des membres de !'Ecole de Francfort.
2. Voir l'extraordinaire fortune des theses d'Illich dans des
milieux aussi dissemblablcs que Les Temps modernes, Jes
Jeunes Patrons, Esprit, !es amis d'Edgar Faure, etc.
INTRODUCTION 49
aux lettres Lacan, au bas-peuple Muldworf, et Jes
vaches seront bien gardees. La litterature ? Tel Quel et
ses sous-traitants pour Jes uns, 1e Manuel d'Histoire
litteraire de la France pour Jes autres. Dans la revue
Economie et Politique, abondcnt Jes allusions a
Keynes OU a Sraffa, tandis que Jes ecoles federales
enseignent I' « economie marxiste » comme on pou-
vait le faire ii y a cent ans en Allemagne. Quant aux
trotskistes et aux bordiguistes, Jes demiers en dchors
du P.C.F. il se reclamer encore du marxisme, leur
rayonnement reste limite ; ce qui ne surprend guere,
meme si !'on met entre parentheses leur poids sur la
scene politique. En effet ce qu'ils enseignent est un
compromis curieux entre Jes deux formes de marxisme,
pas assez savant pour faire le poids chez !'intelligentsia,
trop esoterique pour une diffusion de masse. Les Ame-
ricains appellent un tel monstre une « middle-range
theory », une theorie « il moyenne portee »...
Reflechissant sur une situation aussi bloquee (si du
mains on ne se resout pas il jeter le manche apres la
cognee), j'ai ete amene il me demander s'il ne fallait
pas en chercher la cle dans I' analyse des fonctions
latentes qu'avaient pu remplir Jes differents types d'incul-
cation du marxisme dans la societe fran~aise. Un phe-
nomene stupefiant me frappa alors : ii y avait eu dans
le domaine du marxisme savant plusieurs meteores
theoriques, plusieurs etoiles filantes qui avaient pousse
assez loin la tentative de greffe du materialisme histo-
rique sur le terreau le plus fecond des sciences et de la
philosophie de leur temps. Deux surtout paraissaient au
plus haut point dignes de !'attention de notre genera-
tion, parce que prenant appui sur un mouvement histo-
rique en rupture revolutionnaire avec le passe : Sorel
pensant du lieu du syndicalisme revolutionnaire, le
groupe de la Revue marxiste pensant du lieu de la
50 LE MARXISME INTROUVABLE

Revolution d'Octobre. Et malgre cela le silence, ou


peu s'en faut. Althusser et son ecole communement
presentes comme un coup de tonnerre dans un ciel
serein, !'an 01 de la rigueur dialectique !
Au contraire, le marxisme ordinaire apparaissait
comme d'un fixisme, d'une rigidite redoutable. Sorti
tout arme du cerveau de Guesde, Lafargue et Deville,
une doctrine aux references equivoques, desavouee par
Jes peres fondateurs, mais cautionnee par J'Intematio-
nale (pourquoi ?) traversait, telle la salamandre, Jes
epoques et Jes formes politiques. depuis bient6t un
siecle, sans perdre ses articles de foi essentiels, malgre
Jes sarcasmes toujours renouveles, mais toujours oublies
du marxisme savant. D'un cote une amnesie repetitive,
!'illusion d'un recommencement perpetuel. De l'autre
l'intemporalite d'un catechisme.
Mais aujourd'hui Jes catechumenes, surtout dans la
jeune generation ouvriere, se font de plus en plus tirer
l'oreille. Les aspirations longtemps comprimees dans
le non-dit se donnent maintenant libre cours d'une greve
a J'autre, liberees par le paradigme fondateur d'un cer-
tain 22 mars. L'archalque vulgate guesdiste, agrementee
d'incrustations jauresiennes et syndicalistes - d'action
directe, grossierement bolchevisee en 1925 et « jaco-
binisee » en 1935-1945 - ne suffit plus a l'O.S. ou au
jeune postier de 197 4. Elle est pour Jui d'une autre
planete. Certains ont, Jes bons ap6tres, une reponse
toute prete a la demande pressante d'un autre type
d'insertion dans le champ politique populaire. Retour
a I' « authentique tradition socialiste frarn;aise >,
disent-ils.
Sans jamais designer nommement le marxisme. c'est
Jui qu'ils remettent en cause. Fort bien, pas d'ic6nes !
Mais ce qu'ils proposent est-ii un pas en avant (du
vieux marxisme « ossifie >) ou un pas en arricre ? La
INTRODUCTION 51

est toute Ia question. Proudhon ou son incarnation


modeme Ivan Illitch peuvent-ils faire merveille Ia oit
Marx pietine ? Question pour le moins ouverte ... Nous
pouvons, en tout etat de cause, essayer de comprendre
I'operation politique qui se dissimule derriere tout ce
tapage.
PREMIERE PARTIE

LES ANNEES 1880


CHAPITRE PREMIER

Le 1narxisn1e
dans le n1ouve1nent ouvrier
Misi:re du marxisme ordinaire : le guesdisme

J parce
Lest des theories qui sont toutes-puissantes, non pas
qu'elles sont vraies », mais parce qu'elles
«
sont. .. debiles. Le paradigme classique, nous le trou-
vons avec la philosophie universitaire frarn;aise, telle
qu'en el!e-meme el!e a tenu le coup pendant plus de
cent ans de creuse rhetorique et de pensee informe.
Or, cette nullite, aujourd'hui si pub!ique qu'elle est
probablement deja devenue un sujet academique de
dissertation, pose depuis toujours un serieux probleme.
Comment une telle nullite n'a-t-elle pas entraine plus
tot la chute de !'edifice? La reponse reside sans doute
dans le paradoxe que cette nullite ait ete en realite une
grande force et non une faiblesse. Le succes des deux
grands courants, spiritualisme et positivisme, qui se
sont succede dans l'universite, et ont meme coexiste,
est un bon exemple pour comprendre !es raisons de la
reussite du guesdisme dans le mouvement ouvrier. Car
le caractere rclativement fade du premier lui permettait
de syncretiser dans un melange incombustible, le tho-
misme, le criticisme de Renouvier, et !'extension suffi-
samment vaste du second, sous son apparente rigidite,
lui rendait possible d'unir a la fois le neo-spinozisme
d'un Renan et le socialisme intellcctuel d'un Durkheim.
Bref, la mol!esse et l'elasticite de ces ideologies !es
56 LE MARXISME INTROUVABLE

rendaient aptes a ouater et a feutrer Jes conflits


sociaux, de meme qu'a Jes renvoyer indefiniment en
dehors.
Leur force etait celle de la force d'inertie, force de
reproduction.
II ne doit guere en aller differemment de cette curio-
site de l'histoire des ideologies qui a nom le « gues-
disme ». Se voiler la face en evoquant !'indigence
theorique de ce mouvement, sa sterilite toute saha-
rienne, cela fait presque partie des bonnes manieres
de l'intellectuel de gauche, a l'instar des allusions
mechantes et rituelles de monsieur Taine. Pourtant
Guesde et ses amis, sans etre des aigles, n'etaient cer-
tainement pas des debiles mentaux et valaient bien
intellectuellement Jes chefs de la social-democratie alle-
mande, par exemple, dont la reputation nous est par-
venue beaucoup moins alteree. Penser qu'ils tentent
de developper la theorie, d'implanter le marxismc,
mais qu'ils n'y parviennent pas serait leur preter par
anachronisme des preoccupations qui pcuvent ctre
celles de 1930 ou de 1965. Les fondateurs du Parti
Ouvrier fram;ais (ou plut6t ceux qui reussissent a pres
1882 a garder pour eux ce sigle attractif) n'ont cure
d'ouvrir un nouveau continent a la connaissance. Nous
reviendrons sur le fait que pour eux le dernier mot du
socialisme scientifique est dit lorsquc sont enoncees : 1°
la Joi d'airain des salaires; 2° la Joi de la revolution auto-
matique, qu'on ne « fait » pas, mais qui • se fait ».
On verra que ces deux axiomes sont empruntes a
Lassalle et non pas a Marx, ni a Blanqui, mais que cela
reste secondaire, car !'organisation d'un parti ouvricr,
au sens ou la III' Rcpublique repose sur un systeme
de parti-groupes de pression, est l'essenticl ct la refe-
rence theorique accessoire. Que procure celle-ci ? Deux
choses importantes : la caution d'un mouvement inter-
LES ANNEES 1880 57

national, par le poids du socialisme allemand, et une


ligne de demarcation commode pour ecraser Jes autres
sectes, « nous sommes Jes seuls a parler au nom de la
Science ... » Mais ii ne s'agit que de moyens pour
atteindre un but qui est de constituer un lobby ouvrier
puissant, capable de defendre !es interets materiels des
travailleurs (d'ou !'expression «le parti du ventre »
qu'on a tant reproche, avec pas ma! de mauvaise foi,
a Guesde).
La pression organisee sur l'Etat est bien le cc:eur
de l'ideologie et de la pratique guesdistes, Jc lieu ou
peuvent se concilier Jes discours Jes plus revolution-
naristes et Jes accommodements quotidiens avec Jes
institutions du Capital. Que le choix pour le meilleur
exercice de ladite pression entre le bulletin de vote
de l'clecteur et le fusil de l'insurge soit affaire de
circonstance, voifa ce qu'on peut accorder au gues-
disme, encore que dans !es faits ii n'ait jamais dirige
la moindre prise d'armes ... Ce n'est pas non plus du
cote de la conscience claire du caractere repressif de
l'Etat qu'il faut chercher Ia petite bete ; fa-dessus
Guesde et Lafargue seront jusqu'au bout intraitables.
Le vrai Iievre git dans la fascination que l'Etat-Nation
exerce sur Jes guesdistes, la conviction qu'une fois Jes
exploiteurs chasses, Ia machine fonctionnera a leur ser-
vice, car elle est bonne par nature, quoique accessoire-
ment pervertie par le parasitisme capitaliste. Le prole-
tariat liberera l'Etat, l'Etat liberera le proletariat.
Nous examinerons done Jes points suivants, qui
appara!tront peut-etre alors moins paradoxaux :
I• Pourquoi le guesdisme, au rebours de tant de
mouvements connus, se nourrit-il d'une defaite populaire
en tant que telle (la Commune) et occulte le legs de
!'A.LT., y compris Jes elements chaudement approuves
par Marx Iui-meme ?
58 LE MARXISME INTROUVABLE

2' Pourquoi la « pedagogie » gucsdiste deploie-t-elle


bien plus d'energie a dissimuler l'reuvre de Marx et d'En-
gels qu'a l'enseigner ?
3' Pourquoi enfin Jes guesdistes ne jouent-ils pres-
que aucun role dans !es dcux seuls succes reels qu'cnre-
gistre le marxisme en France avant 1914 : le passage
des ex-blanquistes (Vaillant) sur ses positions, alors
que Blanqui etait sur le plan de la theorie econo-
mique un proudhonien, la conquete (provisoire) d'un
petit secteur intellectuel, avec !'episode marxiste de
Sorel?
Le noyau dur de l'ideologie guesdiste, ce n'est pas
l'economisme, comme on peut le croire a premiere vue.
Bien qu'ils insistent avec lourdeur sur le « determi-
nisme de Karl Marx», titre d'un ouvrage de Paul
Lafargue, !es guesdistes, a !'exception de Gabriel
Deville, ne s'interessent pas a l'economie politique, ne
lisent pas Le Capital et ne le font pas lire. Les incur-
sions d'un Lafargue dans le domaine des analyses
economiques concretes font sortir Marx de ses gonds 1 ,
meme lorsqu'il traite, un peu temerairement. des trusts
americains. Ses pamphlets, ses discours !es mieux
venus ne doivent rien a son beau-pere, Marx, mais
tout a sa formation proudhonienne puis bakouniniste :
le Droit ii la Paresse, la Religion du Capital, le Socia-
lisme des lnte/lectuels, Jes titres memes pourraient etre
de Kropotkine ou de Jean Grave plutot que d'un
marxiste ; c'est meme sans doute ce qui en fait, aujour-
d'hui encore, le prix, car Lafargue est ici ideologique-
ment en avance sur la theorie productiviste et rcspec-
tueuse des hierarchies proprcs a la deuxieme Intcrnatio-

I. Voir Etudes de Marxo/ogie. n' VI, c Le Socialisme en


France, 1882-1895 >, de N. Mac Innes.
LES ANNEES 1880 59

nale ct en prise avec les aspirations revolutionnaires de


notre temps 1 •
Quant a Guesde lui-meme, ii traite de questions
economiques, on !'a plus d'une fois fait remarquer
(son specialiste universitaire Claude Willard tout le
premier) sur un mode tout a fait lassallien, et point du
tout marxiste ou meme kautskyen.
« J'ai pu et j'ai du constater avec tous Jes econo-
mistes, que le salaire ne pouvait pas s'elever au-dessus
du strict necessaire a la survivance du salariat et a
sa reproduction. Mais, jamais, je n'ai etabli ni tente
d'etablir - parce que cela eftt ete contraire a la fois
aux faits et a ma these - que du fonctionnement de
I' off re et de la demande applique a la m::irchandise
travail put resulter le minimum de garantie que nous
reclamons , . »
Yous venez de lire un expose - entre mille que
comporte l'ceuvre si didactique de Guesde - de la
« loi d'airain des salaires ». Cette loi est etrangere a
la theorie de Marx ', mais elle est rentree dans le
« marxisme de la deuxieme Internationale » grace a
l'infatigable predication de Lassalle.
Elle implique, cette loi, une consequence pratique
de taille : la lutte syndicale est au fond inutile, en tant
qu'elle vise a /'elevation du salaire reel. Tout avantage
gagne par !es travailleurs sera repris par !es patrons.
La seule vraie fonction positive du syndicat est pedago-
1. Des 1964. Jes editions Maspero reeditaient avec grand
succes le Droit a la Paresse, jusque-fa connu seulement par des
publications libertaires a faible tirage.
2. Jules GUESDE, « Lettre a Clemenceau », in Collectivisme
et Revolution, Spartacus, p. 57.
3. Disons exactement qu'il s'agit d'un tbeoreme ricardien
que Marx critique en faisant ressortir 1e poids des « facteurs
moraux et historiques > du prix de ]a force de travail, c'est-:l-
dire !es effets de la Jutte syndicale des ouvriers.
60 LE MARXISME INTROUVABLE

gique. En Jes mettant en face de la Joi d'airain, !'orga-


nisation corporative Ieur indique - en creux -
!'issue, c'est-a-dire Ia Jutte politique pour la conquete
des pouvoirs publics. Mais si le syndical se place
en dehors de l'orbite des politiques, ii degenerc fata-
lement en marchand d'illusions, en instrument aux
mains d'aventuriers. Une nouvelle fois, nous avons ici
la preuve d'une rupture entre I'epoque de !'Association
internationale des travailleurs, ou tout le monde, Marx,
Bakounine, Jes trade-unionistes anglais, Jes proudho-
niens frarn;ais, considere la forme syndicale comme un
mode nature! de groupement ouvrier, jouissant de Ia
meme <lignite que Jes associations politiques et du
meme « avenir socialiste » potentiel (comme dira
Sorel) et le « cours nouveau » des annees quatre-vingt
ou se met en place le fameux triangle partis/syndicats/
cooperatives, avec une division du travail et une sepa-
ration rigoureuse entre ces trois termes. Cette mise en
ordre du champ de !'action ouvriere ne doit evidemment
rien a Ia « penetration du marxisme », puisque : 1• elle
touche des pays aussi allergiques a Ia tendance en
question que I' Angleterre et Jes Etats-Unis et que :
2 • ce faisant elle divise profondement Jes theoriciens,
qu'ils se reclament du marxisme ou de I'anarchisme.
En maniant le gros baton de Ia « theorie > contre le
mouvement ouvrier spontane, Guesde se situe done a
!'avant-garde des partisans de ce qui deviendra, plus
tard, a !ravers de longs dechirements et affrontements,
Ia doctrine de la « courroie de transmission >, affronte-
ments dont Jes moments forts seront Jes Congres inter-
nationaux de 1896 (Landres) et 1907 (Stuttgart). Or
comme Sorel et Michels I'ont affirme et ii n'y a pas de
raison serieuse de revenir la-dessus 1 , Ia scission tran-
1. Bien entendu. on m'opposera certaincmcnt - de tous
cotes - Lenine, et Jes celebres formulations de Que faire?
LES ANNEES 1880 61

chante ainsi operee entre « Iutte politique » et « lutte


economique » n'est que l'effet secondaire de Ia consti-
tution de deux scenes distinctes OU tendent a s'institu-
tionnaliser Jes conflits de classe dans le mode de pro-
duction capitaliste. Le « parti » dans la lange de Marx,
c'est !'ensemble de ceux qui « prennent en consideration
Jes interets generaux du proletariat » selon la definition
du Manifeste communiste. II n'est pas fait Ia reference
a un lieu organisationnel precis. C'est pourquoi ii n'y
a aucune inconsequence a ce qu'un syndicat de base,
ou une federation de metiers, ou un cercle de culture
populaire, fassc partie du « parti ». Aussi Marx n'a+il
que mefiance quand ii voit Lassalle et meme Blanqui
(pour qui ii eprouve pourtant la plus grande admiration
par ailleurs) favoriser ou Iaisser se developper autour
d'eux le culte de !'organisation et du chef inspire.
D'accord avec bcaucoup de travailleurs ', ii rejette Ia
vieille theorie bourgeoise du « heros », filt-il « prole-
tarien ». Le moins qu'on puisse dire, est qu'il n'a pas
ete suivi par ses disciples !es plus immediats. II est vrai
que ces derniers ont ete comme tout le monde temoins,
pendant !es cruciales annees soixante-dix, d'une serie
de desastres proletariens et revolutionnaires. D'abord
Ia Commune, mais aussi Ia deroute de Ia Premiere
Republique espagnole, !es coups de main bakouninistes

sur le c Trade-unionisme >. Qu'il me suffise dans ce cadre de


rappeler que Que faire? ne fut pas le dernier mot de Unine
dans la question effectivement centrale de l' c economisme > ;
tout, a commencer par Lenine lui-meme quinze ou vingt ans
plus tard, concourt a faire penser qu'il en traite dans cet
opuscule de circonstance au lecteur trap respectueux de ses
maitres socialistes allemands.
I. A commencer evidemment par notre compatriote Eugene
Pottier. c II n'est pas de sauveur suprCme, ni Dieu, ni Cesar,.
ni tribun. >
62 LE MARXISME INTROUVABLE

en Halie s'achevant en fiasco, Ia Joi de proscription


bismarckienne contre Jes socialistes mise en vigueur
sans un murmure en Allemagne, sans compter Jes
terribles hecatombes de « terroristes » en Russie
tsariste. La conclusion la plus commune, dans une
ambiance intellectuelle dominee par le scientisme, est
que tout cela est la rarn;on de maladies infantiles qui
ont nom improvisation, utopisme, impreparation,
meconnaissance des Iois de l'economie et de J'histoire.
Le cycle des Juttes qui ont secoue toute l'Europe de
1863 a 1878 apparait comme une nouvelle « Guerre
des Paysans », ou faute d'une conception scientifique
de la revolution, de modcrnes Thomas Miinzer ont
conduit Jes masses a J'abattoir. Or ii est certain qu'en
raisonnant ainsi, on jette le bebe avec l'eau du bain,
Jes pratiques pro!etariennes inaugurant un nouveau
champ politique et Jes survivances des « primitifs de
Ia revolte ». D'ailleurs Jes phenomenes lies a des tradi-
tions de Jutte pre-proletariennes sont-ils pour autant a
traiter avec le mepris global de l'ingenieur agronome
pour Jes procedes de culture « archalques > ? Certes,
ils ont conduit dans bien des cas a des echecs sanglants,
et I'histoire de I'anarchisme, qui Jes privilegie par prin-
cipe, ne brille pas par Jes bilans de victoire. Mais enfin,
un siecle d'experience du « socialisme scientifique >
devrait rendre plus modestes ses partisans. En parti-
culier J'etouffement systematique des formes revolu-
tionnaires deviantes, en Russie, en Espagne (et meme
au Vietnam ... ) n'a pas ete sans doute pour peu de
chose dans I'echec ou rinvolution de ces experiences.
Sans vouloir a tout bout de champ porter le deuil de
Cronstadt 1921 ou de Barcelone 1937, on peut se dire,
par exemple, que l'incapacite des organisations
marxistes-leninistes a penser vraiment Ia question pay-
sanne est une tragedie historique, a Iaquelle Jes Chinois
LES ANNEES 1880 63

ont peut-etre (je dis bien: peut-etre ... ) apporte un debut


de reponse.
Vers la fin de sa vie, Marx semblait bien s'orienter
personnellement vers une « revision dechirante » de son
urbo-centrisme, si je peux me permettre ce neologisme,
qui rend bien compte des prejuges enracines de la plu-
part des revolutionnaires modernes, pour la Ville contre
la Campagne. Apres avoir tant et si legerement parle de
I' « idiotie de la vie paysanne », de « sac de po mm es
de terre » a propos des paysans frarn;ais, ses derniers
ecrits tres fragmentaires malheureusement sur l'Inde,
la Russie et le Maghreb refietaient le debut d'une tout
autre approche. Mais vers 1880, cela allait par trop a
contre-courant pour avoir un effet quelconque sur
l'ideologie des nouveaux marxistes frais emoulus de
l'ex-Internationale anti-autoritaire, Jes Plekhanov, Jes
Guesde, Jes Andrea Costa, Jes Cesar de Paepe, ou des
jeunes intellectuels allemands darwiniens qu'ils allaient
prendre pour guide Karl Kautsky et Eduard Bernstein,
convertis au materialisme historique par la lecture de
l'Anti-Dilhring. Une nouvelle conception du proleta-
riat, classe exemplaire et vertueuse, allait naitre, refou-
lant un lumpen-proletariat aux contours dangereuse-
ment imprecis' dans l'enfer des pratiques infra-
politiques. Quant aux autres classes opprimees de Ia
societe, elles ne forment bien entendu qu'une « masse
reactionnaire » selon une formule lassallienne qui eut
un succes foudroyant.
Ainsi se dessine petit a petit le visage de cette
curieuse position de discours caracteristique de la
1. Ce qui pcrmettait en fait d'y faire figurer selon Jes bcsoins
tout ou partie de la classe ouvriCrc rCelle, comme on peut le
voir en lisant les invectives guesdistes contre 1' «" anarcho-syn-
dicalisme >, kautskyennes contre le bolchevisme et le sparta-
kisme et tutti quanti.
64 LE MARXISME INTROUVABLE

deuxieme Internationale et dont le guesdisme repre-


sente une version plus « grossierement » pratique et
moins embarrassee de fioritures speculatives, ce qui
n'a rien pour etonner au fond un lectcur de la Sainte-
F amille. Marx le constatait en effet des 1844 : iii ou
!'Allemand forme le concept du communisme, le Fran-
c;ais en est deja au communisme pratique, politique,
mais avec un concept debile. Heine fait constamment
des observations semblables. Cela rappele, nous allons
essayer de repondre a plusieurs « banalites de base »
qui ont cours sur le guesdisme, et qui sont, j'en suis
convaincu, un obstacle a la comprehension de notre
champ politique :
I• le guesdisme est un phenomene specifiquement
franc;ais ;
2 • le guesdisme etait une monstruosite theorique ;
mais le marxisme mondial contemporain etait sain et
vigoureux;
3 • le guesdisme est un blanquisme deguise ;
4 • le guesdisme a tout de meme diffuse Jes ceuvres
des classiques ;
5° le guesdisme etait le seul vecteur possible des
idees du materialisme historique ;
6° le guesdisme a Jutte jusqu'au bout contre le
reformisme.
Jeu des sept erreurs, a une pres. Rcprcnons.
Le guesdisme ne differe en rien, quant a ses condi-
tions d'emergence, des mouvements marxistes qui se
constituent un peu partout dans !'Europe des annees
1875-1880, en rapport direct avec Ia deconfiture des
sections bakouninistes de !'Internationale. Un Plekhanov
en Russie, un Andrea Costa en Italie, et bien d'autres
dans des pays plus negligeables pour le destin ulterieur
du marxisme, batissent Ieurs organisations ( « Liberation
du Travail » russe, « Faisceau ouvrier » italien), a
LES ANNEES 1880 65
partir de noyaux de<; us par la sterilite de I' anarchisme,
sous ses formes complementaires putschistes ou peda-
gogistes. La ou le parallele s'interrompt brutalement,
c'est sur la nature meme du marxisme pratique et sa
force de rayonnement : en Russie et en ltalie, le
marxisme devient tres vite l'ideologie theorique non
religieuse dominante. II conquiert comme en Allemagne
un large front d'intellectuels venus du radicalisme petit-
bourgeois et contraint l'universite, dont Jes rangs ne
sont pas insensibles a la theorie proletarienne, a la
defensive. Les contaminations du materialisme histo-
rique par le darwinisme social et le positivisme tres
repandus chez ces memes intellectuels progressistes sont
patentes, mais elles suscitent de vigoureuses mises au
point (Plekhanov, Labriola) qui temoignent d'une vita-
Iite certaine du marxisme dans ces pays comme concep-
tion du monde autonome. En France, ii faut au contraire
dire que c'est le darwinisme social et le positivisme
metaphysique (celui de Comte et non de Spencer) qui
ont subi !'influence de quelques concepts (d'une certaine
terminologie pour ainsi dire) marxistes, pour constituer
Ia thcorie du Parti ouvrier frani;ais. En Italie, I'evolu-
tionnisme geographico-technologique de Loria, surgeon
attarde du materialisme du Siecle des Lumieres, peut
bien « flirter » avec le materialisme historique, et meme
etre confondu avec Jui par un public peu averti des
finesses de Ia theorie ; ii est clairement demarque de Jui
par des polemiques incessantes menees par Jes militants
socialistes italiens au nom de la specificite de Ia concep-
tion materialiste de l'histoire marxiste ; le c loria-
nisme » n'abusera finalement pas grand monde, malgre
Jes efforts frenetiques de son auteur pour devenir le
Diihring italien. Le guesdisme n'aura pas a se poser de
tels problemes, car ii est lui-meme un Iorianisme. La
distinction serait d'ailleurs difficile a faire entre He!-
66 LE MARXISME INTROUVABLE

vetius et Marx, dans la me sure ou le premier, frappe


d'interdit par le spiritualisme universitaire, n'est plus
reedite depuis Jes annees 1840 (comme tout le materia-
lisme du xvm' siecle) et que ses partisans declares
laissent l'ceuvre du second dans Ia penombre Ia plus
complete. La traduction Roy ravit encore cent ans
apres. Comme on est loin du funebre style guesdiste,
de ce prophetisme hargneux et scientiste pour croque-
morts du mouvement proletarien ! Car ii ne faut jamais
oublier, sauf a perdre Ia mesure des choses, que Gucsde
et ses compagnons sont, litteralement, des syndics de
faillite. Si Ia Commune n'avait pas eu lieu, le guesdisme,
ideologie typique de compensation, aurait ete tout a fait
inutile. Quant au marxisme, son developpement etait
de toute fa~on inscrit dans celui de !'Internationale,
avec Ia croissance de I'autonomie ouvriere et le declin
correspondant du « western > bakouniniste. En tout
cas, ii n'est pas tres ardu de montrer que l'attachement
a la conception aufkliiriste du monde est le seul point
commun entre Blanqui et Guesde. Les conclusions
qu'ils tirent de premisses semblables sont differentes,
et meme absolument opposees sur des points politiques
cardinaux. Pour prendre un exemple tout a fait contem-
porain, on peut songer a !'usage tres varie que peuvent
faire d'un meme fonds theorique (le marxisme de Ia
troisieme Internationale) des communistes « ortho-
doxe », des trotskistes d'obcdience ou des maos. Pour
Blanqui Ia theorie materialiste de Ia societe (le primat
des « circonstances ») implique simplement Ia neces-
site de !'education pour le triomphe durable de Ia
revolution ( < Instruction et Communisme vont de
pair»); chez Guesde, la doctrine devient un fatalisme
economiste, c !'alibi theorique de Ia passivite >
(Trotski, a propos des austro-marxistes).
Nous ne pouvons que nous inscrire en faux contre
LES ANNEES 1880 67

!es interpretations qui font du premier guesdisme (le


guesdisme d'avant l'Affaire Dreyfus) « un revolution-
nisme apocalyptique que ses contemporains distin-
guaient difficilement de l'anarchisme d'abord et du
blanquisme ensuite » 1•
C' est accorder trop de credit aux jugements des
contemporains, comme !'inevitable Malon, ou aux
alliances de rencontre telles que le vote commun des
guesdistes et des libertaires au Congres de Marseille
(1879); c'est surtout s'en tenir a la surface des dis-
cours, sans souci des pratiques qui !es produisent. S'il
est vrai « qu'a cette epoque, de nombreux socialistes,
et surtout Guesde, croyaient qu'une revolution etait
imminente en France», ii n'en demeure pas moins
qu'apres son retour en France et sa «conversion» au
marxisme a travers le cercle du Cafe Soufflet (une
conversion, ne nous lassons pas de le repeter, qui a
trait en realite aux principes d'organisation et de stra-
tegie de la social-democratie allemande nouvelle-nee,
un alignement sur le programme de Gotha), Guesde se
ralliera a la ligne de Lassalle, ne serait-ce qu'en raison
de l'effondrement lamentable du bakouninisme en
Europe, Espagne exceptee '. Aussi peut-on maintenant
eclairer d'un jour nouveau Jes formulations citees plus
haut, pour l'anniversaire de la Commune. « Le prole-
tariat conscient organise» existe: c'est la classe
ouvriere allemande, et aussi le proletariat beige, si
irnpressionnant dans Jes annees soixante-dix avec son

I. Neil Mac INNES, article cite, p. 15.


2. Je l'ai deja dit : rien dans la pensee politique de Guesde
ne se rattache serieusement a un hypothCtique « blanquisme ..
Le seul point commun au bakouninisme et au blanquisme est
!'insurrection armCe: Guesde ne l'a jamais prOnfe sCrieusement.
Second pilier du blanquisme : la dictature revolutionnaire pro-
visoire; !es guesdistes n'en souff!cnt jamais mot.
68 LE MARXISME INTROUVABLE

mouvement syndical deja puissant, ses cooperatives,


ses institutions culturelles '. « La suppression des
classes dans !'instrument de travail gratuit et de travail
obligatoire » c'est du pur programme (lassallien plus
qu'aux trois quarts) de Gotha '. C'est le programme des
grands freres precites, mais surtout « c'est affaire de
temps ». Les hommes de la Commune ne l'avaient pas
compris. C'est eux, a n'en pas douter, et plus parti-
culierement !es Communeux survivants de Londres (qui
vivent dans le reve eveille d'un nouveau 18 mars pour
le mois prochain) qui sont vises par Ia « petite
phrase » : « Et jusque-Iil, traitre a lui-meme et a sa
cause, quiconque reculerait par une action prcmaturee,
l'heure de !'action efficace. » Mais ou se situe-t-elle,
alors, !'action efficace ? Dans I' organisation. Guesde
correspond a !'image mythique que beaucoup se font
(specialement en France) de Lenine. C'est « l'homme
de !'organisation'" l'introducteur en France du feti-
chisme de parti, du culte ritualise des chefs et des
emblemes, jusque-Iil inconnus dans le mouvement popu-
Iaire fran~ais. Mais ii n' aura pas I' alibi de I' efficacite.
Willard montre bien que le Conseil national, instance
supreme du P.C.F., n'embraye pas sur Jes groupes de
province qui se plaignent « de sa marche cahotique >.
Parlant au nom de la Theorie sans Ia maitriser, le
guesdisme est aussi une bureaucratic qui se ridiculise
par son amateurisme. L'organisation reste un reve, un
I. Le • miracle beige > aura la vie dure dans le mouvcment
socialiste international; en 1897. Kautsky, dans un c scenario>
ecrit pour la Neue Zeit, fait eclatcr la revolution en Belgique.
d'ou elle se propage it !'Europe entiere ...
2. c L'affranchissement du travail exige la transformation des
instruments de travail en patrimoine commun de la soci6tC, et
la reglementation, par la societe du travail collectif... > (Pro-
gramme de Gotha [1875) dans Critique des programmes de
Gotha et d'Erfurt, editions Sociales. 1966, p. 147).
LES ANNEES 1880 69
fantasme de9u. Mais au moins (c'est li'L ou nous diver-
gerons a nouveau de Willard et des historiens commu-
nistes), ils etaient Jes seuls a « diffuser le marxisme ».
Double erreur. Ils le diffusaient si ma! et si peu. Ils
n'etaient pas Jes seuls.
La representation la plus commune de l'histoire du
marxisme, chez Jes antimarxistes et chez Jes marxistes
eux-memes, comporte Ia description d'un age d'or:
l' Allemagne et la social-democratie triomphante et non
encore vaincue de I'interieur par le cancer revisionniste.
On peut suivre ce theme a travers toute la tradition
guesdiste (qui a toujours tire le plus grand benefice de
!'existence supposee de ce paradis qui cautionnait de
tout son prestige Ia misere theorique de sa filiale fran-
9aise) mais surtout dans la branche S.F.1.0., du moins
jusqu'a une date relativement recente. Le P.C.F. quant
a lui avait trop besoin de la reference radicale a la
« coupure leniniste " et d'un certain antigermanisme
(depuis 1935) pour faire le detail et opposer le « bon"
Kautsky de la Belle Epoque au renegat de 1918. Les
militants communistes retiraient de la formation qu'ils
recevaient et des lectures qu'on leur conseillait, I'idee
d'une traversee du desert entre le vieil Engels et
Lenine 1 scandee seulement par Ia lente emergence du
bolchevisme et !'action de Jaures, toutes deux porteuses
de l'avenir, fllt-ce a des titres differents. C'etaient - en
face - Jes purs et durs gardiens de Ia flamme guesdiste
(Bracke-Desrousseaux) ou !es francs-tireurs du neo-
luxembourgisme (Lefeuvre et ses revues si importantes

I. Je parle pour 1975. Ce n'eut pas ete vrai en 1960, pour


Jes raisons que je vais developper.
2. ldee negativement renforcee par !'absence quasi complete
d'ecrits marxistes allemands aux editions Sociales, y compris
Rosa Luxemburg, jusqu'a la fin des annees soixante.
70 LE MARXISME INTROUVABLE

pour le rnamtlen d'un filon marxiste non autoritaire,


Masses et la toujours vivante Spartacus) qui publiaient
le premier Kaustky, Otto Bauer, Bebe!, et, a des fins
evidernrnent tres variees, Rosa Luxemburg et Karl
Liebknecht. Par hostilite au marxisme sovietique, inde-
niablernent ; mais aussi parce qu'un europeocentrisme
present dans toute l'histoire du rnarxisme classique,
peres fondateurs compris (sauf Marx age, dans une
certaine evolution vers une vision plus mondiale de la
revolution), empechait principalement ces hornrnes de
prendre au serieux une revolution dont !'epicentre ne se
situerait pas en Europe occidentale. Le cruel dementi
des faits, par national-socialisme interpose, puis la fin
de toute reference, meme de fac;ade, des social-demo-
craties germaniques au rnaterialisme historique (Pro-
gramme de Bad-Godesberg, 1959, sanctionnant dans
les textes la victoire de Bernstein acquise depuis si
longtemps sur les terrains de la pratique) reduisit pour
un temps a quelques chapelles etriquees l'interet pour
le « marxisme de la deuxieme Internationale ». Pour Jes
unset les autres, il n'etait plus marxisme que de Russie.
Dans les grises annees cinquante, un Lucien Goldmann,
un Maximilien Rubel poursuivaient leurs travaux eru-
dits dans une indifference polie. L'interlocuteur veri-
table de Sartre, de Merleau-Ponty, d'Aron etait Staline,
non Max Adler! Tout commence a virer vers 1960,
quand la crise du modele sovietique dans Jes dcmo-
craties populaires de !'Europe orientale conduit Jes
philosophes marxistes de ces pays a rouvrir eux-memes
le dossier que Jes theoriciens de Ia social-democratie
avaient dil par force laisser en souffrance quelque vingt
ans plus tot. Jeune Marx, alienation, scientificite et
cthique dans le materialisme historique, dialectique de
la nature, Jes maitres mots d'une discussion nourrie par
ailleurs d'une connaissance beaucoup plus approfondie
LES ANNEES 1880 71

du texte authentique des fondateurs ' reparaissent sous


les plumes Jes plus orthodoxes. (Deja, en avance comme
toujours sur Jes mutations du champ intellectuel, Mau-
rice Merleau-Ponty avait mis en circulation le concept
de « marxisme occidental :o dans ses A ventures de la
Dialectique, des 1955.) Or qu'etait ce fameux marxisme
occidental (expression empruntee, la remarque a son
inten~t, aux theoriciens officiels de la troisieme Inter-
nationale, tel Zinoviev, en Jutte vers 1925 contre Jes
deviations « gauchistes :o de Lukacs et des communistes
allemands) sinon Ia nostalgie reactivee d'une descen-
dance de Marx qui ne conduirait pas forcement a
Staline, ni meme, pourquoi pas, a Lenine ? Bref, la
question de I'histoire intellectuelle du marxisme, long-
temps occultee par Ia seule historiographie, ou plutot
l'hagiographie des organisations s'en reclamant, etait
posee, du fait meme de ce formidable acte manque que
fut le Rapport-attribue-a-Khrouchtchev au XX' Congres
du P.C.U.S. Si l'U.R.S.S. se declarait elle-meme, ne
fftt-ce que I'espace d'un instant, faillible, I'interet se
trouvait reveille pour tous Jes anciens faux pas de la
doctrine, faux pas surmontes, mais toujours renaissants
comme Jes tetes de I'hydre. Depuis la scission de la
Ligue des communistes (1850), quelle hlstoire plus
tourmentee que celle du marxisme organise dans le pays
qui vit ses premiers pas ! Apres le seisme de 1956,
I'histoire du marxisme orthodoxe made in Germany
n'est plus I'apanage de quelques marxologues margi-
naux rescapes d'une Mitteleuropa engloutie par I'hls-
toire ou d'anticommunistes professionnels et savants
(Le Contrat social en fut le representant le plus digne
d'attention, en particulier grace aux contributions de
I. Par exemple, Jes Grundrisse... mis a jour en 1941 par
l'Institut M.E.G.A. de Moscou commencent a ctre connus -
dans une edition est-allemande - a partir de 1953 en Occident.
72 LE MARXISME INTROUVABLE

Kostas Papaioannou), elle devient le terrain d'explo-


ration oblige des intellectuels du Parti. On se souvient
brusquement que Lenine n'est pas apparu tel un fulgu-
rant meteore dans un ciel vide par la disparition du
plus fidele compagnon d'armes du Pere fondateur.
Relisant Que Faire? a la loupe, on s'avise de la place
inexpugnable qu'y tient un certain Karl Kautsky, futur
renegat de son etat. Un cordon ombilical indestructible
reunit Jes enfants dechires du bolchevisme, devenu le
« marxisme de la troisieme Internationale », et la vul-
gate des Herren Professoren de la social-democratie
dont tous !es marxistes d'avant 1914, Lenine compris,
n'eussent jamais songe a remettre en cause filt-ce un
iota'. Jusquc-Ia obscurcie par le chauvinisme grand-
russe, renforce sur notre sol du gallocentrisme revolu-
tionnaire bien enracine (Gesta pro/etariati per Francos
pourrait-on dire, parodiant un dicton feodal celebre),
partiellement exploitee par quelques erudits, comme
Louis Althusser et ses disciples. Pour l'essentiel. ii
s'agissait de montrer que si le marxisme de la tradition
guesdiste, repris a leur compte malgre une bolchevisa-
tion superficielle par Jes ideologues du P.C.F., etait une
caricature. ii existait be! et bien un original valable,
qui avait pu eduquer Lenine et permettre done Jes condi-
tions de son propre depassement. Relisons ces lignes,
qui exalterent tant de jeunes (et de moins jeunes) intel-
lectuels en !'an de grace 1965: « ... Nous en vinmes a
reconnaitre que sous la protection du dogmatisme
regnant une autre tradition negative, frarn;aise celle-la,
I. Voir Jes subtiles arguties par lesquelles Leninc essayc de
faire concorder ii toute force Jes points de vue de plus en plus
malaisement conciliables de la pratique revolutionnaire des
bolcheviks (sur le programme agraire, Jes soviets, rinsurrection
armce) et de rorthodoxie du point de vue de l'Internationale
domince par Jes Allemands reformistes.
LES ANNEES 1880 73

avait prevalu sur la premiere, une autre tradition, ou


plutot ce que nous pourrions appeler en echo a la
" deutsche Misere " de Heine notre " misere fran-
<;aise .. : !'absence tenace d'une reelle culture theorique
dans l'histoire du mouvement ouvrier fran<;ais. Si le
Parti fran<;ais avait pu, a ce point, s'avancer, en don-
nant a la theorie generale des deux sciences la forme
d'une proclamation radicale, s'il avait pu en faire
l'epreuve de son incontestable courage politique, c'est
aussi qu'il vivait sur de maigres reserves theoriques :
celles que lui avaient leguees en heritage tout le passe
du mouvement ouvrier fran<;ais. De fait, hormis !es
utopistes Saint-Simon et Fourier, que Marx aime tant
a evoquer, hormis Proudhon qui n' etait pas marxiste
et Jaures qui l'etait si peu, ou sont nos theoriciens?
L'Allemagne a eu Marx et Engels, et le premier
Kautsky ; la Pologne Rosa Luxemburg ; la Russie
Plckhanov et Lenine ; l'Italie Labriola qui (quand nous
avions Sorel !) correspondait d'egal a egal avec Engels,
puis Gramsci. Ou sont nos theoriciens 1 ? » A presque
dix ans de distance, il apparait que ce passage concentre
un nombre presque incroyable d'a-peu-pres et d'erreurs
manifestes, sous des dehors « rigoureux ». Saint-Simon
et Fourier seuls theoriciens du socialisme <lit utopique ?
C' est evidemment faire bon marche de Ia pleiade des
theoriciens communistes-revolutionnaires des annees
1840, que Marx connaissait bien, de Dezamy a Pillot,
Lahautiere ', etc. Labriola correspondait certes
« d'egal a egal » avec Engels, mais que de mepris
injustific dans Ia petite parenthese « quand nous avions
I. Pour Marx, Maspero, 1965, p. 13-14.
2. Voir a ce sujet le livre de M. LliwY, La theorie de la
Revolution chez le jeune Marx, Maspero, 1970, et le travail
plus ancien de P. MoRA."IGE, Les Sectes communistes de 1840
a 1848, Alcan, 1908.
74 LE MARXISME INTROUVABLE

Sorel» quand il est avere que c'est aussi d'egal a egal,


et meme de maitre a disciple, que Sorel correspondait
avec le susdit Labriola. Quant au « premier :o Kautsky
(c'est-a-dire le Kautsky d'avant 1910, ou 1914, ou
1917 ?) pourquoi le citer, alors qu ·on ignore - entre
autres - un « theoricien » de la trempe de Karl
Korsch? Est-ce parce que ce dernier, hativement rejete,
quelques pages apres, dans l'enfer du « gauchisme theo-
rique », a montre depuis longtemps l'inanite du concept
de « marxisme orthodoxe » qui sous-tend toute la
prosopopee d' Althusser aux theoriciens tragiquement
absents du mouvement communiste frarn;ais ? Korsch
et ses continuateurs ita!iens, L. Colletti, G. Vacca 1,
ont en effet montre avec tout l'appareil philologique
desirable que tout le marxisme posterieur a 1871 est pris
(y compris chez Engels) dans le courant intellectuel
du danvinisme social et des philosophies de la Nature
d'inspiration neo-kantiennes OU positivistes. Arrive a ce
point, une necessite logique implacable conduit bien
entendu a s'interroger sur !es elements positivistes et
darwiniens chez Marx lui-meme (dont Hegel et Feuer-
bach ne sont pas evidemment !es seuls demons, comme
on le croirait en lisant certains « marxologues ,. ).
Korsch avait commence a le faire a la fin de sa vie, et
ii semble bien que !es Italiens d'aujourd'hui prennent
la meme voie. En tout cas ii vaut la peine de resituer
le « mystere ,. de la misere theorique frarn;aise dans les
A ventures de la Dialectique comme disait Merleau-

1. Le choc du XX' Congres du P.C.U.S. a incite Jes philo-


sophes et historiens marxistes italiens a explorer la genealogie
des concepts de c marxisme orthodoxe > et de rCvisionnisme.
Les r~sultats auxquels ils sont parvenus les ont convaincus
retrospectivement de l'interet des recherches de Korsch, aupa-
ravant considere avec legerete commc un disciple du jcune
Lukacs.
LES ANNEES 1880 75

Ponty, dont le Jivre portant ce titre extraordinaire n'est


malheureusement qu'un « topo » de normalien intel-
ligent.
La bonne origine allemande, !'Eden perdu du « pre-
mier Kautsky » est un pur fantasme, dont nous sommes
redevables aux conditions dans lesquelles Lenine a bati
le parti bolchevique. Pour contrer ses adversaires, econo-
mistes « marxistes legaux » et tout ce que le menche-
visme charriait a ses yeux d'amateurisme et de dan-
dysme politique, Vladimir Illich, ne pouvant s'appuyer
sur une tradition marxiste russe indigene, est amene,
comme la bureaucratie tsariste ou !'intelligentsia
« occidentaliste » dans son ensemble, a recourir au
modele allemand. Le parti social-democrate Jui appa-
rait en tant qu'heritier direct de Marx et d'Engels (ce
demier vit encore Jorsqu'il commence en 1893 son
activite militante) et depositaire de leur theorie. Bebe!
et Kautsky, le dirigeant politique et le porte-parole du
rnaterialisme historique, sont bien plus que Plekhanov
ses vrais professeurs. Or Lenine n'aura jamais de
l'Allemagne une connaissance directe (au rebours de la
France OU ii sejoumera de Jongues annees); il idealise
son rnouvernent ouvrier et ne comrnencera a rectifier
son point de vue que vers 1911-1912. Plus que tout
autre, du fait du destin mondial du bolchevisme, ii a
done contribue a la legende du S.P.D., parti
marxiste. A la verite, le parti-guide, ne en 1875 d'une
fusion entre l'A.D.A.V. lassallienne et le « parti d'Eise-
nach > dirige par Bebe! et W. Liebknecht, portera tou-
jours la marque de ce cornprornis initial, dont Marx
stigmatisera les retombees theoriques dans la Critique
du programme de Gotha. L'auteur du Capital avait vu
juste cornme jamais, car toute l'histoire du S.P.D.
unifie allait pouvoir se resumer comme la revanche
posthume de Ferdinand Lassalle. Du culte de l'Etat et
76 LE MARXISME INTROUVABLE

de la Science emprunte a un Fichte vulgarise au


Fiihrerprinzip et a un germanisme chauvin de plus en
plus affirme, toutes !es idees-force du fondateur du
mouvement ouvrier organise en Allemagne deviennent
le bagage ideologique du militant socialiste de base.
Ses petites brochures pedagogiques, Capital et travail,
De /'Essence de la Constitution, seront encore reeditees
dans Jes annees 1920 par le Parti communiste allemand.
La cle de voilte de son systeme est que la revelation
proletarienne (ou plutot, pour reprendre son langage
- qui sera aussi celui de ses disciples guesdistes -
du quatrieme Etat) ne differe en rien par nature de Ia
revolution bourgeoise, mais qu'elle en resout !es contra-
dictions en appliquant integralement son programme,
demeure le bien commun de tous Jes socialistes a1le-
mands, marxistes compris 1 • Autre remarque impor-
tante, le lassallisme, et d'autres ideologies en vogue
dans le mouvement ouvrier allemand comme Jes theo-
ries de Diihring, Haeckel, toucherent aussi bien Jes
masses dans Jes periodes de luttes dures (annees
soixante-dix, 1905-1910) que dans !es epoques de stabi-
lite ou de recul de la Jutte des classes. Citons encore
Korsch: « Au moment meme ou !'orientation pratique
du mouvement etait au plus haut point revolutionnaire
- sous le contrecoup de la periode de crise et de
depressions des annees soixante-dix, sous la poussee de
la reaction politique et sociale qui a suivi la defaite
de la Commune de Paris en 1871, sous l'effet de la
Loi socialiste en Allemagne, de l'ecrasement depuis
1884 de !'agitation socialiste naissante en Autriche, et
de la repression des revendications pour la journee de
huit heures en Amerique en 1886 - Ia theorie du
mouvement, elle, etait surtout democratique au sens du

I. Cf. le livre de Kautsky sur La Revolution sociale.


LES ANNEES 1880 77

« parti populaire », lassallienne, diihringienne, mais


elle n'etait marxiste que de la fa9on la plus spora-
dique 1 . , . Voila pour Jes travailleurs organises, dont
certains parmi Jes plus combatifs (Most, Hassellmann)
etaient de semi-anarchistes, et Jes autres, plus moderes
(Miihlberger, a qui Engels repond dans La Question
du /ogement), des proudhoniens. Quant aux intellectuels,
seuls capables, selon Kautsky (repris mot pour mot par
Althusser dans la preface que nous citions a !'instant),
de redresser la situation, voici ce que Marx et Engels
disaient a leur propos dans leur circulaire de sep-
tembre 1879 ' destinee a Bebe! et aux autres dirigeants
du « groupe de Leipzig ' » :
« ... A en croire ces messieurs, le parti social-demo-
crate ne doit pas etre un parti exlcusivement ouvrier,
mais un parti universe!, ouvert a « tous Jes hommes
remplis d'un veritable amour pour l'humanite ». II le
prouvera avant tout en abandonnant Jes vulgaires pas-
sions proletariennes et en se pla9ant sous la direction
de bourgeois instruits et philanthropes « pour repandre
le bon gout» et «pour apprendre le bon ton »... Bref
la classe ouvriere, par elle-meme, est incapable de
s'affranchir. Elle doit done passer sous la direction de

I. Op. cit., p. 32.


2. Document inedit jusqu'en 1931, date a laquelle ii fut
publie par L'Intermediaire communiste - sans doute dans le
cadre de la tactique classe contre classe, qui impliquait une
denonciation de tous Jes instants du caractere bourgeois, ou
c fasciste > des social-democraties.
3. A cette epoque, de graves deviations opportunistes se
dechainent dans le parti allemand, deja en butte a la repression
etatique. Un riche < mecene > de !'edition socialiste, Karl
Hochberg, propose dans son Jahrbuch... d'abandonner le
caractere ouvrier du parti ; des parlementaires socialistes votent
pour Bismarck, sans etre autrement rappeles a l'ordre par la
direction.
78 LE MARXISME INTROUVABLE

bourgeois « instruits et aises », qui seuls « ont !'occa-


sion et le temps » de se familiariser avec !es intcrets
des ouvriers. Puis, ii ne faut a aucun prix combattre la
bourgeoisie, mais, au contraire, ii faut la gagner par une
propagande energique ... Si le nouvel organe du Parti
prend une attitude qui correspond a !'opinion de ces
messieurs (Hochberg et Cie), devient bourgeois et non
proletarien, ii ne nous reste, aussi penible que cela
puisse nous etre, qu'a nous declarer publiquement
contre et rompre la solidarite, grace a laquelle nous
avons represente le parti allemand face a l'etranger '. >
Texte qui n'est pas seul en son genre a nous con-
vaincre que jamais Marx ni Engels n'ont nourri beau-
coup d'illusions sur le triomphe de leur theorie au sein
du mouvement ouvrier allemand. Pourquoi alors se
montrer plus royaliste que le roi ? Pourtant des gene-
rations « d'historiens du marxisme », soucieux de
donner aux organisations dont ils etaient membres des
certificats de bonne conduite proletarienne, n'ont cesse
de colporter cette legende absurde. II a fallu, par une
ironie de l'histoire, que du S.P .D. allemand ait definiti-
vement « abandonne » le marxisme, ait jete aux orties
!es quelques oripeaux rhetoriques qui pouvaient encore
la relier a un lointain passe, pour que la verite puisse
se faire jour sans provoquer une levee de boucliers
mena<;ante. Des etudes classiques, dues au marxologue
lutherien E. Matthias (Kautsky et le kautskisme) et ii
l'historien socialiste F.J. Steinberg ont depuis 1959,
entiercment donne raison, en apportant a l'appui
de ses theses un materiel empirique irrefutable, a
Karl Korsch. On sait desormais que c'est la crise du
« revisionnisme », crise politique au premier chef
puisque Bernstein etait en fait le porte-parole des syn-
!. Cite d'apres M. LowY, La tht!orie de la Revolution chez
le jerme Marx, Maspero, 1970, p. 180-181.
LES ANNEES 1880 79

dicats reformistes desireux de prendre la direction du


mouvement ouvrier allemand, qui a cristallise le
« marxisme » comme pole de reference politique. Aupa-
ravant c'etait un terme legerement pejoratif, employe
par les partisans de Bakounine. Pour exemple : le
pamphlet de Brousse, Le Marxisme dans l'lnternatio-
nale (1882). Le parti allemand, comme !es guesdistes
ou !es partisans de Turati en Italie, comptait Marx et
Engels parmi une serie de figures tutelaires qui com-
prenait aussi Weitling, Lassalle, Fourier, Owen, l'uto-
piste americain Bellamy. Les donnees que fournit
Hobsbawm 1 concernant !es annees 1890-1905 sont
eloquentes. « Dans !es bibliotheques socialistes, le livre
le plus repandu etait le Pfaffenspiegel (Le Miroir des
Cures) de Corvin, plus populaire encore que le seul
ouvrage social-democrate qui ait reellement penetre
dans les masses, la Femme et le socialisme de Bebe!
(p. 260). » Quelle douche froide pour !es docteurs
es-marxisme ! Les masses allemandes ignoraient done,
au plus fort de la controverse Kautsky-Bernstein, !es
deux protagonistes et leurs reuvres, qui n'etaient
connus que d'un petit nombre de militants.
L'education marxiste de masses ne commence en
Allemagne qu'apres la revolution de 1905, dans le
contexte d'une lutte acharnee entre le revisionnisme
et la « gauche radicale » qui se cherche. C' est a ce
moment seulement que sont creees !es ecoles du Parti,
qui serviront de modele a la troisieme Internationale

1. Dans son article, prometteur d'un ouvrage capital, paru


dans Studi Storici, XV, 1974, n" 2, p. 260, et qui a pour titre:
• La diffusion du marxisme, 1890-1905 >, Georges Haupt, qui
poursuit des recherches tres voisines, fait observer (entretien
personnel, novembre 1974) qu'il vaudrait mieux parler de la
diffusion des marxismes.
80 LE MARXISME INTROUVABLE

(Rosa Luxemburg professe !'Accumulation du capital


a !'Ecole de Berlin).
En France ii n'existe que des « ecoles » socialistes
privees, qui sont des cercles d'etude eclectiques, ou
Marx tient fort peu de place. Nous verrons que le P.C.
n'heritera, de ce fait, d'aucune tradition, sinon nega-
tive. Pas meme d'une tradition « blanquiste ».
Presenter le guesdisme comme un neo-blanquisme
releve de Ia fantaisie. Maurice Dommanget a eu le
meritc de Iiquider, dans Les Jdees po/itiques et sociales
d'Auguste Blanqui ', Ia Iegende d'un Blanqui homme
d'action pur, mais theoricien lamentable. Certes, ii reste
comme tous Jes revolutionnaires de Ia generation de
1830 un homme des Lumieres, profondcment marque
par Vico aussi bien que par !'inevitable couple,
Helvetius-d'Holbach. Remarquons qu'a Ia suite de ces
derniers, ii professe un materialisme intransigeant bien
rare panni Jes socialistes et Jes communistes de l'cpoque,
tous fondateurs de Nouvelles Jerusalem a Ia douzaine.
Et ne rions pas de Ia theorie de I'histoire exposee par
le « simpliste » Blanqui. Elle ressemblc fort a celle
d'un certain Friedrich Nietzsche. qui jouit parait-il
d'une certainc reputation philosophique. Au commen-
cement, non pas le communisme primitif (ici Blanqui
ne vise pas Marx qu'il ne connait guere, mais le vieux
mythe de I' Age d'Or, encore tres vivant dans Jes fan-
tasmes socialistes de son temps) mais Ia violence nue,
« I'individualisme absolu ». Du Hobbes sans retouches.
Que continue Adam Smith, un Adam Smith qui ne dissi-
mulerait pas !'exploitation par des homelies de pasteur
presbyterien: «Le regime de Ia division du travail n'a
du remplacer l'isolement individuel que par une scrie
de transformations, reparties sur une periode immense.

I. Marcel Riviere cditcur, 1957.


LES ANNEES 1880 81

Chaque pas dans cette voie etait applaudi comme une


victoire attendue, desiree, et le changement s'est ainsi
opere peu a peu, a !ravers une longue suite de gene-
rations, sans froissement de mreurs, d'habitudes, ni
meme de prejuges. "
C' etait un progres decisif sans doute ... mais le prix ?
Abandon complet de l'independance personnelle ;
esclavage reciproque sous l'apparence de solidarite ; !es
liens de !'association serres jusqu'au garrottement. Nu!
ne peut desormais pourvoir seul a ses besoins. Son
existence tombe a la merci de ses semblables. II doit
en attendre son pain quotidien, presque toutes !es choses
de Ia vie. Car ii ne peut se livrer qu'a une industrie
unique ... et a mesure que la division du travail s'ac-
centue par Jes perfectionnements de l'outillage, l'homme
se trouve plus etroitement rive a son metier.
On sait ou en sont venues Jes choses aujourd'hui.
Des etres humains passent leur existence a faire des
pointes d'aiguille et des tetes d'epingles ... La societe
des !ors repose sur I'echange. La Joi, qui en regle Jes
conditions, doit etre une loi d'assistance mutuelle, stric-
tement conforme a la justice ... Un intermediaire etait
done indispensable. Les qualites speciales des metaux
precieux ont du !es designer de bonne heure a !'atten-
tion publique... Ce qui nous touche, c' est I'experience,
acquise depuis trop longtemps, que Jes services rendus
par le numeraire ont ete payes bien cher. II a cree
l'usure, !'exploitation et ses filles sinistres, l'inegalite,
la misere. L'idee de Dieu seule Jui dispute Ia palme
du ma! 1 • Dans ces produits des longues meditations
carcerales de I' « Enferme », on trouve Jes rudiments
d'une «critique de l'economie politique » bien supe-
rieure a celles de Pecqueur, Leroux, Buchez, et surtout

1. La Critique Sociale, tome II, p. 107.


82 LE MARXISME INTROUVABLE

de Proudhon 1 • Aucune trace de nostalgie pour !es


communautes agraires et artisanales d'un passe repeint
en riantes et trompeuses couleurs ; Blanqui n'est pas
le philosophe de I' « heureuse mediocrite des fortunes ,.
(Mably). Cinquante ans avant Lenine, ii veut conserver
!es « bons cotes » de Ia tendance du capitalisme a
I'association (socialisation des forces productives en
langage Ieniniste) tout en aneantissant ce qui est incom-
patible avec le communisme en premier lieu, tout
comme chez le fondateur de I'U.R.S.S., le monopole
bourgeois de Ia culture. Ce ne sont pas d'ailleurs !es
seuls points de rencontre du blanquisme et du bolche-
visme, comme l'avaient lourdement fait remarquer
depuis longtemps !es folliculaires sociaux-democrates.
Plus propice a Ia reflexion serieuse, bien que tres parti-
san, le Iivre de l'historien anarchiste Arthur Lehning,
From Buonarrotti to Lenin, apporte maints elements
a ce proccs de paternite, de la theorie de !'insurrection
armee a celle de Ia dictature educative. La qualite des
reuvres de Blanqui est done moins en cause que leur
absence d'impact, due elle-meme aux circonstances
defavorables de I'apres-Commune. L'essentiel des
articles theoriques de Blanqui ne seront publies
qu'apres sa mort, en 1885, sous le titre un peu plat de
Critique sociale et seront edites, fait eminemment
significatif, non pas par une instance lice a !'organi-
sation blanquiste, mais par Felix Akan, l'ancetre
des P.U.F. !
Corn;:u en prison, le blanquisme theorique n'est pas
diffuse par son auteur pendant sa breve Jiberte (1869-
1871, puis 1879-1880), car Jes taches pratiques le
debordent. Puis ses partisans, obsedes par I'attente de
la « prise d'armes :o ou se ralliant peu a peu au marxisme
I. Dont ii se rapproche pourtant par sa conception de la
dialectiquc.
LES ANNEES 1880 83

(Vaillant) ou au positivisme vulgaire, n'ont cure de


relever une doctrine qui convient peu au fond a une
periode de depression revolutionnaire OU le mot meme
de comrnunisme tombe quasi en desuetude. II
faudra attendre le P.C.F., et surtout la Resistance,
pour voir revenir au premier plan la tradition blan-
quiste authentique et l'interet pour l'reuvre de l'En-
ferme, dont temoigne l'etude favorable au grand revo-
lutionnaire publiee par Andre Marty dans Jes Cahiers
du communisme en juin 1952, etude qui Jui sera ulte-
rieurement reprochee.
Blanqui est un des seuls, en France, a avoir denonce
avec vigueur et clarte Jes pseudo-socialismes fram;ais,
tache dont le guesdisme, par contre, se revelera inca-
pable, et pour cause : « Saint-simoniens, fourieristes,
positivistes ont tous declare la guerre a la revolution,
accusee par eux de negativisme incorrigible. Pendant
une trentaine d'annees leurs preches ont annonce a
l'univers Ia fin de !'ere de destruction et l'avenement
de la periode organique, dans la personne de leurs
messies respectifs. Rivales de boutique, Jes trois sectes
ne s'accordaient que dans leurs diatribes contre Jes
revolutionnaires, pecheurs endurcis, refusant d'ouvrir
Jes yeux a la lumiere nouvelle et Jes oreilles a la parole
de la vie ... >
Chose remarquable qui suffit pour etablir la distinc-
tion: Jes communistes n'ont cesse de former l'avant-
garde la plus audacieuse de la democratie et Jes pour-
suivants d'hypotheses ont rivalise de platitudes devant
tous Jes gouvemements retrogrades et mendie leurs
bonnes fois par l'insulte a la Republique. C'est que le
comrnunisme est !'essence, Ia moelle de la revolution,
tandis que Jes nouvelles religions n'en furent jamais
que Jes ennemis tout comme l'ancienne.
Personne n'ignore ce que sont aujourd'hui Jes saint-
84 LE MARXISME INTROUVABLE

simoniens : des piliers de !'Empire. On ne peut certes


pas Jes accuser d'apostasie. Leurs doctrines ont
triomphe: la souverainete du Capital, !'omnipotence
de la banque et de la haute industrie. Ils tronent avec
elles, rien de mieux. Mais dire que ces braves gens ont
ete pris pour de dangereux novateurs !
Les fourieristes, apres avoir fait, dix-huit ans, leur
cour a Louis-Philippe sur le dos des republicains ont
passe a la republique apres la victoire, fort etonnes
bient6t et encore plus deconfits de rencontrer la pros-
cription oil ils avaient cru trouver la puissance. Dispa-
rus dans la tempete avec leur burlesque utopie. Les
debris restent me!es aux rangs democratiques. Ils n'ont
plus d'espoir ailleurs.
Le positivisme, troisieme chimere du siecle, a debute
par la negation de tous Jes cultes, et fini par le systeme
de castes, ente sur une caricature de catholicisme. Du
reste, ii s'est divise. Les orthodoxes disent gravement
la messe comtiste dans la chambre mortuaire du pro-
phete. Les protestants passent leur vie a nier la doctrine
qu'ils prechent ou precher la doctrine qu'ils nient,
comme on voudra. Tous egalement remarquables par
leur crainte des coups, leur respect de la force et leur
soin de fuir le contact des vaincus.
Comte a consacre ses dernieres annees au panegy-
rique de l'empereur Nicolas et au trepignement des
revolutionnaires. II avait imagine Jes castes pour gagner
le cceur de la reaction. La reaction et le tsar n'ont pas
daigne tourner la tete.
Les schismatiques font un certain bruit et possedent
un simulacre d'influence grace aux trembleurs de
l'atheisme qui soot venus s'abriter sous une equivoque.
Passe le peril, cette ombre d'existence s'evanouira, et
Jes positivistes prendront la queue du socialisme ou
emigreront dans le camp conservatem;.
LES ANNEES 1880 85
Le cornmunisme, qui est la revolution meme, doit
se garder des allures de l'utopie et ne se separer jamais
de la politique » (le Communisme, avenir de la societe).
Rien a ajouter a cette analyse, dont la joyeuse terocite
nous ravit. Etrangers au blanquisme, Jes guesdistes sont
egalement eloignes des communards.
Guesde et ses camarades ont tire, comme tous Jes
revolutionnaires de leur temps, des le9ons de la Com-
mune de Paris, le9ons qu'on peut prendre comme point
de depart de leur vision strategique, vision bien diffe-
rente de celle de Marx ! Les guesdistes, en effet, ont
garde sous le boisseau La Guerre civile en France et en
general tous !es textes de Marx-Engels relatifs a !'action
politique dans I'Association intemationale des tra-
vailleurs 1 •
L'historien Jacques Girault a recemment publie et
cornmente des textes peu connus tires des deux Egalite '
qui eclairent d'un jour cru la liaison entre la reflexion
des guesdistes sur la Commune et une nouvelle theorie
du rapport Jutte politique/lutte sociale. Lafargue ecrit
en aofit 1880:
« .. .Jes hommes du Parti ouvrier ne sont pas des
phraseurs ... ils sont des hommes d'action qui pensent
que pour terrasser l'Etat capitaliste, ii ne faut pas
!'ignorer et l'eviter, mais le combattre au jour le jour
et s'en emparer piece a piece. On ne demantele une
forteresse que le jour ou on !'a emportee d'assaut. »
Or ces phrases ecrites en pleine periode de guesdisme

l. Autre symptome de taille : !es guesdistes ne se reclament


pratiquement jamais de la premiere Internationale. Est-ce seu-
lement parce que leurs chefs y avaient Cle bakouninistes ?
Surement pas, l'A.l.T. gene parce qu'elle est la negation en
acte de la scission economique/politique.
2. Dans l'ouvrage collectif: 1871, Jalons pour une histoire
de la Commune, P.U.F., 1973.
86 LE MARXISME INTROUVABLE

« dur » sont extraites d'un article qui traite des causes


de I'echec de Ia Commune. Auparavant, un redacteur
anonyme (Guesde Iui-meme sans doute) avait precise-
ment analyse ces causes dans !'article commemoratif
de Ia Semaine sanglante : « La Jutte des classes que
nous poursuivons pour Ia suppression des classes dans
!'instrument de travail gratuit et de travail obliga-
toire, exige un proletariat conscient, organise ; ce qui
est affaire de temps. Et jusque-Ia, traitre a lui-meme
et a sa cause, quiconque par une actii:Jn prematuree,
reculerait I'heure de !'action efficace ... » (25-26 mai
1880).
Nous avons ici Ia cle de I' « eternel guesdisme », qui
ne se divise pas, quoi qu'on ait dit, en une « bonne »
periode intransigeante mais sectaire et une « mau-
vaise » periode opportuniste avec des retours fugitifs
a Ia rigueur doctrinale. J e me separe ici des historiens
communistes, qui veulent clairement sauver le gues-
disme contre Iui-meme, pour preserver Ia Iegende
d'un P.C.F. continuateur d'une authentique tradition
marxiste ouvriere. Malheureusement, Claude Willard
et Jacques Girault 1 dans Ieur travail montrent le
contraire de ce qu'ils entendent prouver; ii apparait
clairement qu'il y a une continuite sans faille dans Ia
theorie instrumentale de l'Etat qui caracterise !es freres
ennemis du Parti ouvrier qui determine l'ineluctabilite
de Ieurs retrouvailles, apres Ia brouille de quinze ans
(1882-1896, du Congres de Saint-Etienne/Roanne au

!. Ceci vaut d'ailleurs egalement pour des historiens anti-


communistes comme Neil Mac Innes qui soutiennent unc
variante de cette these : un guesdisme apocalyptique et anar-
chisant, suivi d'un rctournement en parti legaliste dans Jes
annees quatre-vingt-dix. Mais a la difference de ses confreres
frarn;ais, Mac Innes met en doute le marxisme du P.0.F., qu'il
a tendance a considCrer corn.me une escroquerie politique.
LES ANNEES 1880 87

Banquet de Saint-Mande). Comme ses maitres ;eunes-


hegeliens - Lassalle et Bakounine - Guesde voit
dans l'Etat et le Droit la « fetichisation », la confisca-
tion par la classe dominante, a son profit, des besoins
objectifs de la societe a un certain stade du develop-
pement de I' « economic », ou de « son concept », ce
qui pour un « hegelien » apparait comme une seule et
meme chose 1 •
A partir de la, deux solutions sont possibles, dans la
question de l'Etat et de la Religion :
1' soit resorber effectivement !'essence politique de
l'homme dans la liberte des communes et autres groupes
naturels : c' est la solution de Bakounine 2 ;
2' so it faire revenir l'Etat du ciel sur la terre en le
mettant au service d'une classe materialiste et anti-
fetichiste par essence, le « quatrieme Etat » ( « Stand ,,
en allemand) ou proletariat.
Pendant son sejour en Suisse, apres les proscriptions
de 1971, !'ex-radical Jules Bazire, <lit Guesde, a
incline vers la premiere these. II en a au moins garde

1. Afin de ne plus revenir sur ce sujet c epistemologique >


3 vrai dire peu excitant, signalons aux specialistes la solution
probable d'une • croix • des etudes guesdistes ; comment pent-on
a la fois Ctre c economiste > et se desintCresser completement
de !'analyse economique concrete de son propre pays. Reponse :
en reduisant l'histoire du monde a l'histoire des • formes de
propriete >, l'une se deduisant logiquement de la precedente,
on n'a plus que deux !aches : denoncer et. .. attendre.
2.• Catechisme revolutionnaire >, dans D. GUERIN, Ni Dieu
ni Maltre... La societe humaine ayant Cte primitivcment un
fait (I, p. 18) nature!, antfaieur a la liberte et au reveil de
l'humaine pensee, devenue plus tard un fait religieux, organise
suivant le principe de l'autorite divine et humaine, doit se
reconstituer aujourd'hui sur la base de la liberte ... L'ordre dans
la societe doit etre la resultante du plus grand developpement
possible des Iibertes locales.
88 LE MARXISME INTROUVABLE

le terme designant dans cette ecole Ia societe future :


le collectivisme '.
La fameuse « introduction-du-marxisme > par Jes
guesdistes du P.O.F. (Parti ouvrier franc;ais) est w1
mythe, au sens strict que Jes anthropologues modemes
donnent a ce terme. Le mythe guesdiste a effectivement
une fonction d'oubli et de transfiguration d'un passe
trop contradictoire, ii permct de penser une histoire
harmonieuse du proletariat franc;ais evoluant teleolo-
giquement vers une « conscience-de-soi » grandissante,
apres le bain de sang purificateur de Ia Commune,
« historiquement necessaire :o pour que le mouvement
ouvrier fram;ais se delivre a jamais de ses vieux demons
« utopistes >. Mais, ce faisant, Ia memoire ouvriere a
subi de graves mutilations, car tout un legs de pratiques
collectives de ruptures avec I'ordre bourgeois se trouve
rejete par Jes instances dirigeantes du mouvement
ouvrier, apres avoir ete sanctionne par le genocide
versaillais contre Ia population parisienne '. Association
de production illegale de travailleurs pour « etre Ieurs
propres maitres », caisse de solidarite permancnte pour
Jes greves d'autres entreprises ou branches, auto-
education permanente, developpement d'une nouvelle
culture populaire par la chanson, l'almanach, la gra-
l. Collectivisme s'oppose a co1nmunis1ne. Pour Bakounine,
d'accord avec Proudhon et Stimer. le communisme est par
essence autoritaire et liC au fCtichisme de l'Etat. Mais ii v aura
apres lui des < anarchistes-communistes > (Kropotkine, ·Mala-
testa, etc.).
2. L'histoire de ces pratiques collectives, qui s'echelonnent
dans le temps sur pres de quatre dccennies (deuxicme et troi-
siCme generation d'ouvriers fran~ais modcrncs) n'a encore CtC
faite que Ires partiellement, malgrc !es travaux irremplacables
des historiens proudhonisants ou personnalistes (Dorleans, Festy,
Duveau, Leroy, Guy-Grand). Aujourd'hui y travaille Jacques
Ranciere.
LES ANNEES 1880 89

vure, invention de formes de vie non familiales, etc.


Le tout culminant dans )'adhesion de millier d'ouvriers
franc;ais a I' Association internationale des travail-
leurs.
L'enigme que pose un pareil dedain des revolution-
naires franc;ais, en particulier des theoriciens profes-
sionnels, pour un passe aussi exceptionnel ne peut se
resoudre qu'en reference a un fait contingent: Marx,
qui vivait en Angleterre, et dont Jes frequentations
fram;aises dans l'exil londonien etaient fort peu repre-
sentatives du mouvement reel en France 1, n'a reconnu
!'importance du cycle proletarien frarn;ais, en marche
vers !'hegemonic. qu'extremement tard: apres le
18 mars 1871 2 • Si on compare Jes projets d'adresse et
!es adresses a !'Internationale aux textes que Marx ecrit
encore sur le comportement politique des ouvriers fran-
c;ais six mois plus tot, on voit immediatement qu'il y a
une reevaluation totale, la decouverte de quelque chose
a cote de quoi ii etait longtemps passe sans le voir.
Et si !'auteur du Capital ecrivait en aout 1870 a
Engels que « !es Franc;ais ont besoin d'une raclee » et
qu'au reste une victoire prussienne « signifierait Ia
suprematie de notre theorie sur celle de Proudhon>,
ii ne reste plus trace en avril de cette curieuse fac;on
de concevoir !es relations internationales du mouve-
ment ouvrier. A !'evidence Marx considere alors que le
proces d'appropriation d'une theorie adequate de la

I. Et de plus, Marx, pris comme ii etait, et non sans graves


raisons, dans la Jutte sans piti<S contre Jes proudhoniens et Jes
bakouninistes, succombait quelque peu a un travers qu"il avait
pourtant denonce chez d'autres : juger les mouvements sociaux
sur leurs affiliations ideo/ogiques proclamees.
2. II s'agit evidemment du nouveau cycle. Marx avail mis
beaucoup d'espoir dans le cycle precedent qu'il avait pu observer
personnellement en 1844-1845 et 1848-1849.
90 LE MARXISME INTROUVABLE

Jutte des classes est engage par le fait meme de l'instau-


ration d'un pouvoir ouvrier a Paris.
L'evolution tres rapide que !'on pressent chez des mili-
tants comme Varlin Jui donne raison. L'ampleur de la
repression vient malheureusement bient6t acaderniser le
debat vers 1880. Le mouvement proletarien fran9ais
retombe a tous points de vue a son degre zero (voir
par exemple la penetration du philanthropisme catho-
lique dans Jes zones industrielles, par J'entremise des
Cercles catholiques ouvriers du comte Albert de Mun,
sur une echelle impensable avant 1870). Les dissen-
sions entre sectes sont sans commune mesure avec l'am-
pleur du desastre. L'ideologue le plus coherent du
bloc anti-guesdiste (rassemblement des militants qui,
au Congres ouvrier de Saint-Etienne [ 1880] refusent
!'adhesion aux theses « collectivistes » et ferment la
« Federation des travailleurs socialistes de France »),
l'ouvrier teinturier Benoit Malen, ancien membre de
!'Internationale et de la Commune, prone le retour au
Socialisme integral ou aux Eco/es socialistes fram;aises
(ce sont Jes titres de deux ouvrages qu'il fait paraitre
ces annees-Ja, de mcme que sa fameusc Troisieme
defaite du proletariat fram;ais). Le propos est clair :
Ia voie de !'insurrection armee vient d'echouer, trois
fois (1834, 1848, 1871), 9a suffit ! II faut done que
Jes travailleurs ne comptent plus sur un hypothetique
« grand soir », mais sur le progres, lent mais sflr, que
peuvent Ieur apporter la diffusion de !'instruction, le
developpement des cooperatives des chambres syndi-
cales dans le cadre du respect des institutions de la
Republique. Le socialisme est surtout une affaire de
morale, et Malen qui a Ju Comte et Spencer sait que le
progres ethique est ineluctable et que rien ne sert de
J'accoucher de force. Mieux vaut gagner par Ia convic-
tion et !'education le maximum de sympathies a la
LES ANNEES 1880 91

cause populaire dans le cadre d'un regime pluraliste, a


l'instar du syndicalisme anglais. Inutile, en revanche,
de suivre l'exemple nefaste de la social-democratie
allemande, que son dogmatisme et son verbalisme revo-
lutionnaire n'ont pas sauve de la proscription, quand
Bismarck !'a mise hors la Joi en 1878 et que Jes masses
ouvrieres sont restees passive devant ce defi. II ne faut
done pas emprunter aux Allemands des theories (celles
de Lassalle et de Marx, que Malon confond allegre-
ment, mais nous verrons qu'il est en bonne compagnie !)
qui ont failli dans leur propre pays. Reprenant curieu-
sement la problematique de Marx en 1870, mais inver-
see, Malon refuse de sanctionner la defaite du socia-
lisme frarn;ais devant son homologue allemand, sous
pretexte qu'il y a eu Sedan et le Traite de Francfort.
Retournant aussi la problematique engelsienne, Malon
definit comme utopie le marxisme politique (la prise du
pouvoir insurrectionnelle, la dictature du proletariat)
et comme science positive le socialisme fran~ais (syn-
these de Fourier, de Louis Blanc, de Cabet, de Prou-
dhon, etc.), art du possible. Avec l'ex-bakouniniste Paul
Brousse, l'ouvrier mecanicien Jules Joffrin et Jean Alle-
manne, Malon anime done cette famille « possibiliste »
du mouvement ouvrier, tres mefiante al'egard de la theo-
rie et des intellectuels et sans laquelle pourtant ni
Lucien Herr, ni Jaures, ni Leon Blum n'auraient
entendu parler de socialisme autrement que comme
concept. Sa parente avec le positivisme, mcme si elle
n'affiche pas ce parrainage bourgeois, est eclatante et
se manifeste dans des conjonctures exemplaires de meme
que !'unite d'action mise en ceuvre avec Jes « oppor-
tunistes » 1 republicains (Gambetta, Ferry) a !'occasion
des lois scolaires et anticlericales.
1. Le parallelisme des deux appellations est frappant et
renvoie a la th6oric dans les deux cas.
92 LE MARXISME INTROUVABLE

La meilleure preuve du desinteret des guesdistes pour


le marxisme nous est donnee par I' absence de tout plan
de diffusion des text es classiques de base. En 18 9 5,
seuls sont traduits :
1' Le premier livre du Capital (traduction Roy),
edite anterieurement a la « conversion ~ de Guesde,
dont ils ont laisse s'accumuler les invendus.
2' La Guerre civi/e en France a connu deux tra-
ductions ; dans Jes memes conditions, les guesdistes ne
la remettront pas en circulation.
3' Le Manifeste communiste, traduit en 1882 par
Laura Lafargue, mais qui ne sera tire en brochure
independante qu'en 1895 (comme extrait de l'Ere
Nouvelle).
4' Les Luttes de classes en France, traduit par l'im-
primerie G. Delory a Lille en 1891.
5' Socialisme utopique et socialisme scienti/ique
d'Engels, traduit par Lafargue en 1880 pour la Revue
socialiste est tire a part a de nombreuses reprises.
On sait par ailleurs que Misere de la philosophie
avait ete ecrit directement par Marx en fram;ais pour
etre accessible aux travailleurs fram;ais. Apparemment,
Jes guesdistes s'en soucient comme d'une guigne, puis-
qu'ils le laisseront moisir dans Jes bibliotheques jusqu'en
1896. A cette date, en effet, le front des traductions
s'anime brusquement. Mais nos collectivistes, trop
occupes a la « conquete des pouvoirs publics >, c'est-a-
dirc des mandats electoraux, n'y sont pas pour grand-
chose. Les traducteurs appartiennent a la nouvelle
generation des E.S. R.I. (Alfred Bonnet, Fortin), au
possibilisme anti-marxiste (Charles Andler et sa celebre
traduction commentee du Manifeste, qui Jui vaudra !'ire
de Mehring), et meme au syndicalisme revolutionnaire
avec Leon Remy, traducteur des Luttes de classes ...
(nouvelle edition) et de la Critique de l' Economie po/i-
LES ANNEES 1880 93

tique (1899). Sont egalement traduits pour la premiere


fois, entre 1895 et 1901, Sa/aires, prix, profit, religion,
philosophie, socialisme (montage de textes d'Engels,
traduits par Lafargue, comprenant des extraits de
Ludwig Feuerbach).
Ensuite, rien d'autre, sinon la reimpression de cer-
tains textes existants. 11 faudra attendre Jes annees vingt
pour que l'editeur Costes (proche de la S.F.1.0.) entre-
prenne la traduction des reuvres de Marx et d'Engels
(en morceaux choisis seulement) et Jes annees trente
pour que s'instaure, sous l'egide du P.C.F. et des
Editions sociales internationales, un effort remarquable
d'edition des classiques de Lenine, effort interrompu
par la guerre, repris en 1945 et toujours en cours
aujourd'hui (depuis 1968 !'edition generale s'y est -
enfin - mise aussi) '. Mais cinquante ans d'incurie ne
se rattrapent pas facilement.
De toutes Jes idees fausses sur le guesdisme, celle
qui veut qu'ils aient ete les seu/s detenteurs d'une
connaissance du marxisme et d'une volonte de le dif-
fuser est la plus enracinee. Pourtant chacune des
sectes socialistes autres que le P .C.F. a possede « son »
marxiste, et pour deux d'entre elles (le P.O.S.R. et les
blanquistes) ce personnage n'etait rien moins que le chef
du mouvement !
Commenc;ons par Jes anarchistes, ces ennemis par
excellence du « marxisme autoritaire ». L'un d'eux,
l'Italien Cafiero, est !'auteur d'un Abrege du Capital
tres repandu et bien superieur a celui de Deville.
Kropotkine et Reclus citent abondamment Marx, etc.
Vaillant est marxiste declare depuis sont exil a Londres.
Son syncretisme, Marx plus Blanqui, la classe plus la
1. Voir L. SEVE : c L'edition des classiques par le P.C.F. >
dans La Penetration des idees lt!ninistes en France. Editions
Sociales, 1973. ·
94 LE MARXISME INTROUVABLE

nation, est d'une autre tenue que le brouet guesdiste, et


prefigure le P.C.F. du Front populaire. Allemanne 1,
leader de !'organisation la plus ouvriere et la plus
ouvrieriste, le P .0.S.R. ', issu par scission des possibi-
listes du F.T.S. en 1891, repute completement etran-
ger au socialisme scientifique, est pourtant un admi-
rateur de Marx, puisqu'il publie une version du Capital
en 1895 et que « le Manifeste communiste est son
Evangile » '.
Chez !es possibilistes, ces autres ennemis jures, on
trouve un Prudent-Dervillers, qui dans le Proletaire,
le journal de Brousse, « peut et doit » selon Dom-
manget • « etre considere comme l'un des introducteurs
du marxisme en France ». Quant aux Independants, ii
y a pour memoire Benoit Malon ' qui donne une place
a Marx dans son pantheon des grands precurseurs ...
de Benoit Malon '.
Et nous n'avons pas cite !es grands intellectuels ger-
manistes, Jaures, Herr, Andler, qui connaissent tous
I. J. ALLEMANNE (1843-1935): cordonnier, membre de la
Commune, entre a la S.F.I.O. avec !'unification, tente une
scission ouvriere (le • parti ouvrier > en 1910). En 1920,
aurait adhere au P.C.F. Le proletariat parisien lui fait en plein
Front populaire des funerailles grandioses.
2. Qui est aussi ne l'oublions pas le parti de C. Herr.
3. Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier fran~ais,
vol. 10, p. 133, citant une intervention d'Allemanne a Japy,
1899.
4. Op. cit., p. 194.
5. Benoit Malan (1841-1893), fils d'ouvriers agricoles du
Forez, berger dans sa jeunesse, devient ouvrier teinturier et
acquiert une vaste culture d'autodidacte. Leader de la premiere
Internationale, membre de la Commune, ii adhere au Parti
de Brousse aprCs son retour d'exil, puis en sort et devient
theoricien de la Revue socialiste et public le Socialisme integral,
1890.
6. Le Socialisme integral, 2 vol., 1890.
LES ANNEES 1880 95

Marx et Ia social-democratie, Allemanne mieux que


tous Jes guesdistes reunis, meme s'ils refusent le
marxisme comme totalite. Mais ils ne melent pas le
socialisme a I' antisemitisme et a la xenophobic, comme
auP.O.F. 1 •
En juillet 1893, un etudiant roumain en medecine,
Georges Diamandy, fonde une revue mensuelle, L'Ere
Nouvelle. La date peut sembler risquee pour le Jance-
ment d'un organe qui se mettait resolument sous le
drapeau du marxisme. On vit alors en pleine terreur
repressive, sous pretexte des bombes anarchistes qui
eclatent <;a et la. En ce meme mois de juillet, Charles
Dupuy, president du conseil et homme a poigne, fait
fermer la Bourse du Travail de Paris apres avoir noye
dans le sang des emeutes etudiantes du quartier Latin,
fruit d'une savante provocation. Des « Jois scelerates »,
restreignant Jes libertes de presse et de reunion peni-
blement acquises sous Ia Republique opportuniste, sont
deja sur Jes bureaux du Parlement. Par ailleurs, le
marxisme semble etre passe de mode. En 1892-1893,
c'est le grand virage reformiste et electoraliste d'un
guesdisme jusque-Ja crispe dans le Refus. Successive-
ment la conquete de municipalites (Commentry, puis
Roubaix, Montlm;on, etc.) et une bonne moisson de
sieges parlementaires aux elections de 1893 donnent en
quelques mois a penser que la fameuse « conquete des
pouvoirs publics » est. pour demain. On peut bien, au
meme instant, subir de serieuses deconvenues du cote
du mouvement syndical, oil Ia jeune Federation des
Bourses du Travail, dirigee par J'ex-guesdiste Pellou-
tier, fait piece a la Federation nationale des Syndicats
de Dormoy et Lavigne, et bientot la disloquera ; on n'en
garde pas moins un moral inebranlable. A preuve : on

I. Cf. WILLARD, op. cit.


96 LE MARXISME INTROUVABLE

fait beaucoup moins de theorie. La production ecrite


des guesdistes qui pour etre ce qu'elle etait dans Jes
annees quatre-vingt, n'en maintenait pas moins un
reseau serre d'initiation au marxisme complete par
quelques traductions de base, s, etiole completement
apres le boulangisme, Iaissant le champ libre aux
tenants du « socialisme integral>. D"un autre cote, Ia
scission des possibilites entre une branche politicienne
et une branche ouvrieriste (le P.O.S.R. d'Allemanne),
jointe au regain de I'anarchisme, qui ne se limite pas
aux Ravachol et aux Caserio, montrait que Jes ouvriers
ne consideraient pas comme allant de soi Ia conver-
sion des chefs du P.O.F. aux vertus des institutions
republicaines, ni leur ralliement, extremement grave
quant a I'avenir theorique et pratique du mouvement,
a Ia defense de Ia petite propriete paysanne (congres
de Nantes). Mieux, le P.0.F. applaudit le drapeau tri-
colore, le nationalisme pur et simple, « pour enlever
aux bourgeois le monopole du patriotisme >. Jules
Guesde Iui-meme prononce sur la question des travail-
leurs immigres de stupefiantes paroles : « C'est a coup
de couteaux que Jes ouvriers califomiens ont accueilli
Jes machines humaines au rabais au moyen desquelles
on a cherche a Jes mettre en coupe reglee. C'est aux
eris de « A bas Jes hommes jaunes ! Dehors John Chi-
naman ! » que le parti socialiste americain est alle aux
urnes. C'est une Joi d'expulsion contre Jes hordes asia-
tiques qu'il a arrachee aux deux chambres du Congres.
Nous estimons qu'il a bien fait... Nous croirions faire
injure a notre proletariat en admettant un instant qu'en
pareille occurrence ii put hesiter a agir de meme 1 • >
Dans ces conditions, ii ne reste qu'une raison a
l'appareil guesdiste de tenir encore a la reference
I. Editorial du Citoyen, intitule... c La vraie Solidarite >,
cite par Michelle Perrot in Les Ouvriers en gri!ve, p. 178.
LES ANNEES 1880 97

marxiste, veritable couteau sans manche dont on vient


d'enlever Ia lame: c'est I'appartenance a la nouvelle
Internationale ouvriere, toute nouvellement fondee a
Paris ', et Jes avantages d'une collaboration avec le
parti de Bebe! et de Liebknecht. Celle-ci permet
(comme plus tard le soutien inconditionnel a !'Union
Sovietique dans le P.C.) de maintenir un semblant
d'internationalisme et d'aura revolutionnaire dans un
parti qui s'enfonce de plus en plus dans Ia « politique »
au pire sens du terme. La caution du parti-guide alle-
mand est le seul critere qui permette de distinguer un
guesdisme entre dans Ia voie des compromis au jour
le jour, d'un possibilisme et d' « un socialisme integral »
qui ont sur Jui I'avantage d'accorder leur theorie a leur
pratique. Et la distinction devient de plus en plus diffi-
cile avec Jes annees. Et ii ne s'agit pas de modele
organisationnel, car de ce cote, l'echec est non dissi-
mulable !
Avec sa taille de mini-parti (17 000 cotisants, ce
qui suppose bien moins de militants au meilleur
moment), des structures tres !aches dans Jes bastions
municipaux, la defaite en rase campagne dans Ia cam-
pagne syndicale ; rien n' autorise Jes guesdistes a se
comparer au geant allemand, avec ses organisations
alignees comme a la parade et ses millions de travail-
leurs touches par Jes organisations de masse de toute
nature (syndicats, cooperatives, sports, Iigues cultu-
relles, anticlericales, feministes, antialcooliques, et tutti
quanti). Si la vocation profonde du guesdisme etait de
constituer une contre-societe (A. Kriegel), ii n'y a guere
reussi que dans un seul departement, le Nord, ou ii
I. En 1889, possibilistes et guesdistes convoquent deux
congres internationaux, en marge de l'Exposition universeIIe.
Grace a l'appui des sociaux-democrates allemands, le P.O.F.
l'cmporte apres maintes peripeties.
98 LE MARXISME INTROUVABLE

beneficie du voisinage du puissant Parti ouvrier beige


(version encore plus accomplie du modele « allemand »
que le S.P.D. lui-mcme !). Et sur le terrain du refor-
misme, certains ont sur Jui des longueurs d'avance.
La rupture de Saint-Etienne, en 1882, s'etait faitc sur
le clivage rcformes immediates/ apocalypse revolution-
naire. Mais toutes Jes scissions n'engagent pas I'avenir.
Les guesdistes n'etaient pas des bolcheviks prenant
date pour I'histoire dans des sous-sols Iondoniens ou
bruxellois.
A examiner en effet Jes grands enjeux de Ia brouille
guesdistes/possibilistes, et a Jes suivre dans le temps,
J'effarement vous saisit: Ia question du marxisme mise
a part, Jes possibilistes obligent Jes guesdistes a s'aligner
sur routes !curs positions. Alors qu'en 1882, Guesde
condamnait severement la theorie broussiste des < ser-
vices publics », empruntee a ce vieux reformiste beige.
Cesar de Paepe ; en 1895, Deville ecrit dans ses Prin-
cipes socialistes : « II faut agir sur l'Etat et non viser
actuellement a I'abolir ... c'est a Ia continuation de ce
mouvement regulier de penetration des hommes et des
idees socialistes dans Jes corps elus, que Jes socialistes
doivent travailler, ce qui implique une propagandc
constante dans la masse ... une infiltration plus ou moins
profonde du socialisme dans I'Etat » (p. 182).
On pourrait multiplier Jes exemples, et tant Willard
que Dommanget et Perrot le font sans peine. Tous
signalent unc resistance du vieil ideal chez Guesde, sur
ce probleme crucial de l'Etat. Mais ii n'y a fa qu'une
simple survivance, impuissante contre lcs contraintes
de Ia pratique reelle, car le reformisme est en fait
inherent a un parti qui ne se pose pas le probleme de
l'hegemonie, qui vise uniquemcnt a organiser une
contre-societe. Comme le dit Claude Willard... !es
cadres syndicaux, Jes dirigeants socialistes, Jes elus
LES ANNEES 1880 99

legislatifs et municipaux, Jes journalistes, a un niveau


inferieur, les employes de mairie « cases », les gerants
de cooperative, de maisons du peuple, meme lorsqu'ils
sont de souche ouvriere, sont parfois enclins a perdre
de leur seve revolutionnaire, a s'installer dans le
« systeme •.
Sur taus Jes points done, on peut dire que les possi-
bilistes de 1882 ont partie gagnee dix, quinze ans plus
tard. Aussi leur role historique etant acheve, n'ont-ils
plus qu'a disparaitre. Ils le font discretement, a la fin
des annees quatre-vingt-dix, oil ils confluent avec Jes
« Independants » dans le Parti socialiste frarn;:ais de
Jaures et Millerand. Depuis plusieurs annees, deja le
« Banquet de Saint-Mande » avait montre qu'il n'y
avait plus entre eux et Jes guesdistes que divergences
tactiques et haines personnelles irreconciliables. Que
s'etait-il done passe dans cette mairie de banlieue.
L 'histoire, point si inactuelle que ~a. vaut d'etre contee.
Apri:s que la scission allemaniste !es eut vides de
leurs meilleurs elements proletariens (et meme d'intel-
lectuels comme Lucien Herr) les possibilistes, ou
« broussistes », disparaissent pratiquement de la place
de Paris, ne conservant que deux maigres positions en
province. Le champ est done libre pour les « lnde-
pendants », jusque-fa simple club d'ideologues (la
Revue socialiste, de Malon) ou d'elus isoles. En 1893
(toujours ces fatidiques annees 1892-1893) est consti-
tuee une Federation republicaine socialiste de la Seine,
avec Viviani, Millerand, Blonde!, vice-president du
Conseil municipal et autres ediles. Albert Orry, qui en
fait l'histoire apologetique quelque vingt ans plus tard 1,
ecrit ces lignes lumineuses pour rendre compte de la
ligne du nouveau regroupement : « Cette nouvelle

1. Les Socialistes lndependants, Paris, 1911, p. 19.


100 LE MARXISME INTROUVABLE

organisation reunit assez rapidement un certain nombre


de comites de quartier et d'arrondissements parisiens,
desireux de participer a une action politique socialiste
en dehors des querelles des organisations existantes,
plus preoccupees de s'entre-dechirer que de repandre
dans Jes masses la doctrine et Jes principes du parti. >
La nouvelle federation se definissait dans un mani-
feste qui declarait : « Elle a pour objet de grouper Jes
socialistes qui ne veulent pas enfermer Ieurs affirma-
tions doctrinales dans une formule dont l'etroitesse ne
pourrait contenir Jes aspirations multiples du monde
moderne en plein essor de developpement economique.
politique, mental et moral 1 • > Pathos bien reconnais-
sable, prose typique du « socialisme integral >. Ce
dernier cesse done d'etre un pur Iaboratoire d'idees, ii
veut agir pratiquement dans le cadre des institutions
republicaines. Le premier pas est typique de toute
demarche politique, en France particulierement : on
fonde un journal. « Millerand, qui revait d'une union
entre tous Jes socialistes, resolut de faire de la Petite
Republique un organe ouvert a toutes /es fractions du
parti (souligne par moi). II y appela Jaures ... Rene
Viviani, Gerault-Richard, A. Zevaes, Fournieres,
Guesde, Gaulle, Vaillant, Paul Brousse, etc. >
« Les militants de toutes Jes fractions socialistes,
- ecrivait Millerand - trouveront ici une tribune pour
y dire, sous leur responsabilite, Jes theories qu 'ils croi-
ront utiles '. » Pluralisme ideologique sous !'hegemonic
de l'aile reformiste, la seule a avoir une strategic
coherente avec son discours, et des realisations pal-
pables a court terme dans son programme. Le dyna-
misme des reformistes consequent, a la difference de

!. Op. cit., p. 19.


2. Op. cit., p. 19-20.
LES ANNEES 1880 101

ces reformistes honteux que sont !es guesdistes, ne se


dementira plus, de Millerand a Defferre, en passant par
le personnage essentiel et encore trop mal connu que
fut Albert Thomas 1. La legislature 1893-1898 en
donne une premiere illustration: « C'est Jaures qui
intervient dans le debat sur !es douanes pour demander
!'organisation d'un service public de l'achat et de la
vente des bles etrangers.
« C'est Viviani qui developpe un projet de trans-
formation de Ia Banque de France en banque nationale.
« C'est Millerand qui intervient en faveur du droit
syndical des cheminots dans le debat qui precipite Ia
demission de Casimir-Perier (mai 1894 '). »
On aura reconnu au passage, plus de quarante ans
avant 1936, certains elements essentiels du programme
de Front populaire ! Et voifa !'episode revelateur: le
passage a l'acte. De 1893, annee des legislatives qui
envoient pour la premiere fois au Parlement une cin-
quantaine d'elus socialistes de toute nuance, a 1896, !es
succes electoraux des socialistes se multiplient. Les
municipales de 1896 donnent aux « rouges ,, !es hotels
de ville de Marseille, Dijon, Montluc;on, Roanne, Tou-
lon, Issoudun, Limoges, Denain, Nouzon, Commentry,
Sete, Calais, Ivry, Roubaix, Lille, Carmaux, etc. et des
minorites consequentes dans une foule d'autres conseils.
Rendons Ia parole a Orry: «Et c'est pour celebrer ces
divers succes (dont une grande part revenait aux socia-

1. A. Thomas (1878-1932), normalien d6couvert par Herr


et Andkr, ministrc de I' Armement pendant la Premiere Guerre
mondiale, theoricien des nationalisations, et un des fondateurs
du Bureau international du travail (B.I.T.); est un des hommes
qui ont le plus contribuc au passage a de nouvelles pratiques
Ctatistes en France, ainsi qu'au renouvellement « technocra-
tique • de la pensee reformiste.
2. M. RIVIERE, op. cit., p. 22-23.
102 LE MARXISME I~TROUVABLE

listes independants) que les comites republicains socia-


listes de la I" circonscription du XIr arrondissement
(Comite Millerand) ... deciderent d'organiser un grand
banquet auquel seraient conviees toutes Jes municipa-
lites socialistes de France.
Cette manifestation eut lieu le 30 mai 1896 dans
Jes vastes salons du restaurant de la Porte Dorce, et a
pris dans l'histoire politique socialiste le nom de
Banq11et de Saint-Mande. Le discours-programme que
Millerand y pronorn;a deviendra le programme de
Saint-Mande.
« Ce fut une manifestation grandiose. A !'exception
des allcmanistes, qui au nom d"une conception outran-
ciere de Ia Jutte des classes, s'abstinrent d'y participer
et refusi:rent d'une maniere generale leur adhesion a
!'Union socialiste que preconisait Millerand et que
representait la Petite Rep11bliq11e, toutes Jes autres
fractions socialistes etaient representees : possibilistes ...
guesdistes ... , blanquistes el socialistes independants 1 • »
Grand jour en verite ! L'unitc, a travers ces vicissi-
tudes, etait lancee sur Jes rails. II y avait bien le refus
allemaniste, qui finira d'ailleurs par se muer en consen-
tement grognon, mais qui annonce le syndicalisme
d'action directe et le rejet ouvrier d'une integration a
la scene politique par le biais douteux de Ia « Repu-
blique des Camarades » ou des « Comites ». Mais une
petite note discordante, meme significative. ne saurait
faire oublier que la verite cclatait enfin. La Jutte inex-
piable entre « marxistes :o ct « possibilistes », entre le
P.O.F. de Guesde et la F.T.S. de Brousse apparait enfin
pour ce qu'elle est: une Jutte d'appareils. Les obser-
vations de Michelle Perrot (dans Jes 011vriers en ~reve)
sur Jes fonctions d"exutoire, de compensation imagi-

I. Op. cit., p. 23-24.


LES ANNEES 1880 103

naire, du langage revolutionnaire violent, jouent ici a


plein. Lenine avait deja fait, en d'autres termes, une
remarque allant dans le meme sens, quand ii designait
Ia « phrase de gauche » comme une des tares conge-
nitales du mouvement fran9ais. Vingt ans de guesdisme
aboutissent a Saint-Mande, exactement comme vingt
ans de possibilisme (mais pour le possibilisme, c'est
tout a fait dans sa ligne, ils ont gagne !). Le scenario
de !'unite definitive, en 1904-1905, est deja esquisse a
Saint-Mande, !'intervention des instances intematio-
nales du socialisme en moins. Retrouvailles de gens
que Ieur pratique unit (le municipalisme, meme si c'est
au nom de Ia Commune « legale ~. !'aversion envers
!'action directe, la confiance dans un sens de l'Histoire
conduisant mecaniquement a l'avenement de Ia Raison)
et que seules des broutilles doctrinales separent, ainsi
que de solides inimities personnelles. Vienne un homme
doue d'un puissant esprit de synthese qu'on acquiert a
l'Universite et d'une generosite reelle de caractere,
et ces demiers obstacles seront !eves.
Cet homme ne sera pas Millerand, esprit trop
mediocre et trop assoiffe d'honneurs - tout comme
ses amis Briand et Viviani. Cet homme sera, on l'a
devine, Jean Jaures. Pourtant ne nous y trompons pas,
tout le jauresisme, comme catalyseur des energies
socialistes dispersees, est deja dans le discours de
Millerand a Saint-Mande, le fameux programme.
Qu'enonce-t-il en effet? Tout d'abord un hommage aux
premiers socialistes, a tous ceux qui, comme Jules
Guesde, Vaillant, Paul Brousse, Benoit Malon ont
depuis vingt ans incarne et incarnent encore !es luttes
et !es esperances du proletariat organise. < Ils ont connu
Jes jours difficiles, Jes rancreurs des insucces, l'amertume
plus cruelle des divisions fratricides. Ils re9oivent
aujourd'hui la juste recompense de leur inlassable
104 LE MARXISME INTROUVABLE

perseverance. Le grain qu'ils ont jete a germe ; la


moisson sera fructueuse. »
Mais !es victoires recentes remportees font au Parti
socialiste le devoir de resserrer ses rangs, de realiser
plus d'union, de faire treve aux querelles d'ecole,
d'oublier Jes dissensions intestines: « Contre l'ennemi
commun, un seul cceur, un seul esprit, une seule
action '. »
Ensuite Millerand peut se payer le luxe d'exposer
en quelques phrases une theorie du salariat generalise
et du collectivisme qu'aucun guesdiste sourcilleux n'au-
rait pu recuser. L'essentiel etait dit : la thforie divise,
la pratique unit. Ce sera la regle dans la S.F.1.0. de
Jaures. Le marxisme comme instrument sera l'une des
sources, mais non exclusive, des doctrines qui oricntent
!'analyse economique du Parti. S'il reste des « marxistes
purs » (!es guesdistes) ils pourront continuer a deve-
lopper leur hobby de maniere privee, dans leur revue
le Socialisme (c'est d'ailleurs exactement, nous l'avons
deja vu, le statut de la Neue Zeit en Allemagne). Les
marxistes miitines de syndicalisme libertaire ont le
Mouvement socialiste, de meme, qu'a !'oppose, les
amis d'Albert Thomas ont la Revue syndicaliste. Tout
cela ne tire guere a consequence, comme les premieres
communions des lilies de dirigeants ouvriers anticleri-
caux. Le destin des guesdistes dans le parti unifie
montrera d'ailleurs a quel point ils representaicnt peu
Ia gauche du mouvement ouvrier. Ils seront Jes plus
colonialistes (propositions Deslinieres de c colonisation
socialiste du Marne> en 1912), !cs plus antisyndica-
listes, allant meme jusqu'a denoncer a la Chambrc Jes
syndicalistes revolutionnaires aux applaudissements
des deputes reactionnaires (Ghesquiere et Compere-

I. A. 0RRY, op. cit., p. 27-28.


LES ANNEES 1880 105

Morel) en 1911. En 1914-1918, ils seront Jes plus belli-


cistes, fanatiques de !'Union sacree ; en 1917 Jes plus
anticommunistes, achames contre Ia Revolution
d'Octobre. Et neanmoins Jes defections de militants,
dans le bastion du Nord par exemple, seront infimes.
Une « gauche marxiste » emerge partout en Europe,
a la veille de la Guerre.
Partout, sauf en France. Le guesdisme etait bien un
marxisme imaginaire.
La cause est entendue. Le guesdisme n'est qu'un
jacobinisme ouvrier, a Ia recherche d'une couverture
doctrinale. Que celle-ci ait ete le marxisme ne veut
pourtant pas dire que le guesdisme soit Ia voie royale
du marxisme entre 1880 et 1914. D'autres l'etudient
et le diffusent, sans pour autant en faire !'alibi de leur
opportunisme politique. Les canaux sont multiples, et
sont loin d'etre encore tous reperes a l'heure actuelle.
La continuation, sans theorisation, des pratiques de la
premiere Internationale (dans le P.O.S.R. et Jes syn-
dicats) est sans doute un phenomene plus important
pour l'avenir du marxisme que Jes brochures du P.O.F.
II reste que jusqu'en 1895, ii manque au marxisme,
pour sortir du ghetto, !'adhesion d'intellectuels bour-
geois : c'est alors qu'apparait Sorel.
CHAPITRE II

(Jn soleil noir ou I' action


Georges Sorel

« LAFrance
theorie marxiste authentique fut connue en
des les premieres annees de quatre-vingt-
dix : authentique parce que distincte des deformations;
marxiste, parce que differente de l'eclectisme des socia-
listes desireux d'incorporer des fragments de marxisme
dans d'autres contextes ; et theorique, parce que loin
des recettes et des slogans electoraux des neo-jacobins.
La doctrine fut en partie introduite par des voies mul-
tiples et anonymes qui favorisent le progres de toute
theorie qui echappe aux sollicitations d'un grand parti
politique et, a vrai dire, ii n'y eut jamais un parti
marxiste en France comme ii y en eut en Allemagne.
Les guesdistes et Lafargue ont, dans une certaine
mesure, prepare la voie, avec les limites et les erreurs,
certes, dont nous avons parle. Mais c'est a la discussion
serieuse sur le marxisme dans Jes pays voisins, particu-
lierement en Allemagne, qu'on doit attribuer !'attention
qu'il provoquait alors en France plutot qu'aux efforts
preliminaires des guesdistes 1 • »
Les annees 1890 furent .le theatre de la mutation

I. Mac INNES, art. cit., p. 30.


108 LE MARXISME !NfROUVABLE

culturelle la plus importante en Occident depuis la


« revolution scientifique » des annees 1620. Pendant
cette decennie, l'reuvre de Marx brise la conspiration
du silence entretenue sur elle depuis un demi-siecle ;
Jes intellectuels de tous Jes pays la lisent et la discutent.
Nietzsche mort-vivant devient le drapeau de toute une
generation. Des quadragenaires qui s'appellent Freud
et Husserl s'appretent a publier des ouvrages sur
lesquels nous vivons encore. La physique fait cclater
ses cadres newtoniens, la mathematique entre dans !'ere
cantorienne, ouvrant la voie a la revolution du transfini
et a la renovation de la logique. Malgre la presence de
quelques esprits avertis (Couturat, Duhem) la France
intellectuelle oppose a tout ce chambardement sans pre-
cedent une resistance de meme nature que le protec-
tionnisme melinien pour la France economique.
C'est dans ce contexte extremement provincial qu'il
faut situer la trajectoire personnelle de Georges Sorel ;
voila un homme qui, parti de Cournot et de Renan,
s'ouvre brusquement a la discussion internationale sur
Marx, qui eclate avec un certain bruit en Autriche-Hon-
grie, en Halie, en Russie apres la mort du vieux patriar-
che Engels, mais que Jes guesdistes frarn;ais, pourtant
tout occupes a leur querelle avec J aures, ignorent super-
bement (voir le chapitre sur Lucien Herr). Voi!a un
polytechnicien qui demissionne des Ponts-et-Chaussees
pour travailler sur I'Avenir des syndicats' et fonder
des revues marxistes. Jes premieres meritant ce
nom en France. Voi!a un homme de science qui
I. Titre du premier essai politique de SOREL (1898), sur le
syndicalisme rcvolutionnaire naissant (Mouvement des Bourses
du Travail. animc par Femand Pelloutier). En 1919. cet essai
sera repris par le SOREL c ICniniste > pour sa somme Matt?riaux
pour une theorie du prolt!tariat, Cditions RiviCre, introuvable
aujourd'hui.
LES ANNEES 1880 109

s'eleve contre le positivisme et le statut privilegie que


cette philosophie officielle de Ia Republique radicale
assigne au « hommes de science », dans I'Industrie et
dans I'Universite.
II faut sauver Georges Sorel de I'oubli, de Ia
calomnie, ou de certains encensements abusifs. Aux
sceptiques, administrons Ia preuve par Jes effets
visibles : en Italie, !'influence avouee sur Labriola et
Gramsci ; pour le marxisme de Jangue allemande, !'im-
pulsion de cette pensee pour Lukacs, Korsch et Ben-
jamin. Excusez du peu ! Si on s'interroge sur une pareille
fortune dans I'histoire du marxisme europeen, peut-
etre pourra-t-on re]ativiser Jes deux OU trois lieux com-
muns ressasses depuis un ban demi-siecle 1 , armes de
premier ordre pour executions sommaires au detour
d'une page, mais pietres arguments politiques, meme s'il
s'agit d'une petite phrase de Lenine' dans Materialisme
et empiriocriticisme, ou de Mussolini. Non, Sorel ne
fut pas I'inspirateur du fascisme italien, et ses anciens
disciples (a supposer qu'une telle trajectoire prouve
jamais quelque chose) ne furent pas Jes seuls ex-mili-
tants revolutionnaires a echouer dans le marecage
politique de Vichy. Arre tons Ia Ia plaidoirie ; tentons
plut6t d'expliquer comment cet ingenieur normand,
issu d'une famille Jegitimiste tout comme Jaures, sa
bete noire, fut certainement le seul penseur franc;:ais a

I. Tout se trouve deja dans !es arguments opposes a Edouard


Berth. fidele gardien de la doctrine du maitre et a l'epoque
compagnon de route du P.C. par Jes autres reacteurs de la
revue Clarie dans une polemique retentissante, a la fin de 1924.
2. En 1910 (Sorel « Hirte > alors avec l'extreme-droite),
Leoine le traite de • brouillon >. Or apres 1914 et plus encore
pendant la constitution de l'I.C. !'appreciation par Leoine de
I' « anarcho-syndica1isme > change tout de meme un peu ; ii
faudrait avoir l'honnctete de le rappeler aussi.
110 LE MARXISME INTROUVABLE

avoir compris quelque chose a la politique de Marx,


et pourquoi ii echoua dans sa tentative de fonder theo-
riquement le mouvement proletarien en France. On
con9oit que si notre hypothese, qui ne semble guere
avoir la faveur des historiens patentes du marxisme, a
quelque force, l'interet de cet echec, que nous n'avons
aucunement depasse aujourd'hui est brulant. II est
hautement instructif, entre autres, que la « rehabilita-
tion » cedetiste 1 du syndicalisme revolutionnaire ait
-du moins jusqu'a present, juillet 1974- « epargne »
non seulement des figures militantes aussi centrales que
Griffuelhes et Pouget, mais aussi Sorel et son ecole.
Remontons done a la source, dont nous savons, quoi
qu'en disent !es nigauds et Jes demi-savants, qu'elle ne
fut jamais tarie.
Par ses origines familiales (le milieu gallican de Cher-
bourg), redoublees par sa formation polytechnicienne,
le jeune Sorel appartenait d'office au courant du libe-
ralisme antijacobin qui tient une si grande place dans
l'histoire intellectuelle fran9aise du xix' siecle. Deux
noms dominent ce courant tres rationaliste. mais
conservateur politiquement: Alexis de Tocqueville et
Ernest Renan. Tous deux ont exerce sur Sorel, le
second surtout, une influence decisive, et a !ravers Jui
sur Croce, Gramsci et le marxisme italien. Chez
Renan surtout, le rationaliste intransigeant, le spino-
ziste, ii trouve une reflexion puissante sur !es grands
bouleversements historiques, centree sur Jes deux
grands evenements que sont pour un Fran9ais de la
fin du xix' siccle, eleve dans le catholicisme. la fin de
!'Empire romain et !es « evcnements > de 1870-1871.
Deux des ceuvres !es plus importantes (et !es plus lues

1. En jargon syndical : qui se rapporte a la C.F.D.T.


LES ANNEES 1880 111

jusqu'a aujourd'hui 1) serviront d'ailleurs de modele


(inconscient ?) a des travaux de l'ingenieur des Ponts
en retraite. La Vie de Jesus sera continuee par de
nombreux articles du jeune Sorel sur les origines chre-
tiennes et surtout a cette Ruine du Monde Antique,
son premier livre, et le temoignage d'un pont possible
entre renanisme et materialisme historique. Quant a la
Reforme intel/ectuel/e et morale, livre ecrit au lende-
main de la Commune pour proposer le plan de recons-
truction d'une hegemonie bourgeoise mieux enracinee
que le cesarisme failli de Napoleon III, on peut dire
que Sorel en suit le plan dans ses reuvres majeures,
A venir socialiste des syndicats ou Reflexions sur la
violence, ou ii assigne la tache regeneratrice au prole-
tariat, mais tout en gardant l'idee d'une restauration
des « vraies valeurs » abandonnees et foulees aux pieds
par une bourgeoisie decadente. Mais comment passe-
t-on du legitimisme au marxisme, des « grands corps »
de l'Etat aux Bourses du Travail, de Renan a Pelloutier,
et - demain - a ... Lenine ?
Dire en guise d'explication que l'ingenieur en chef,
profitant de ses loisirs de retraite, s'est mis a lire
Proudhon paraitra, a juste titre, un peu leger. Pour-
tant, il se peut que ce soit lit une etincelle qui ait
permis de provoquer des reactions en chaine, ne
serait-ce qu'en incitant Sorel a « potasser » Jes autres
theoriciens du socialisme, et Marx parmi eux. D'autre
part l'affinite evidente entre le demier Proudhon (celui
de la Capacite politique des classes ouvrieres) et le
mouvement syndicaliste naissant n'a pas pu ne pas
frapper immediatement un observateur social aussi
1. Ou, fait significatif, elles existent en edition de poche,
alors que le reste est introuvable, ce qui est d'ailleurs un scan-
dale, compte tenu de la place de Renan dans la pensee mon-
diale.
112 LE MARXISME INTROUVABLE

sagace que lui Goriely rappelle le role de Le Play,


autre polytechnicien, autre catholique traditionaliste et
reformateur tout a la fois, dans le gout de Sorel pour
la sociologie concrete, cependant ii en rejeta avec
horreur les relents paternalistes et autoritaires 1 • La
conjonction de lectures approfondies, faites par un
intellectuel de formation scientifique (songeons a l'etat
lamentable des etudes de philosophie au debut de la
III' Republique, qui fait que meme des Jaures, des
Durkheim et des Bergson < bricolent > faute d'une
formation de base suffisante), et d'un mouvement social
a son aurore a permis le < miracle » Sorel. A propos
du rapport Proudhon/Sorel, qui ne se dcmentira
jamais a travers les palinodies politiques du solitaire
de Boulogne-sur-Seine, citons ces excellentes lignes de
Goriely : c ... La decouverte de Proudhon precipitera
incontestablement !'evolution de Sorel. Cette decou-
verte se place toutefois a un moment ou Sorel reste
encore traditionaliste. II voit en lui principalement...
un type acheve du paysan, de !'artisan frarn;ais, un
heros de notre peuple '. >
II retrouve en Jui toutes Jes vertus de l'ancienne
France : attachement a la famille, horreur de la vie pares-
seuse et facile, exaltation du travail dans la pauvrete, de
la pauvrete dans la dignite, du courage, de la guerrc
meme, mais par simple volonte de rester soi-rneme, par
mepris de la mort, par attachement indcfectihle a son
ideal, sans hargne, avec le respect constant de l'adver-
saire et l'horreur de !'oppression ou du pillage; besoin
I. De fait, Le Play et Jes gens de son ecole, qui auraient
voulu etre les ingCnieurs sociaux d'une rnonarchie restaurCe,
furent largement mis a contribution ... par le regime de Vichy.
Ils son( de toute fa~on Jes veritables fondateurs de la socio-
Jogie de travail en France.
2. Materiaux pour une theorie du proletariat, p. 392.
LES ANNEES 1880 113

insatiable de liberte et Jutte contre tout arbitraire


etatique, mais soumission au droit, au champ de liberte
imparti au prochain ; esprit de revolte, mais respect des
traditions historiques acquises a la civilisation.
« Proudhon revela a Sorel que certaines vertus qui
Jui tenaient tant a creur n'etaient pas le privilege exclusif
de la petite elite bourgeoise, de laquelle ii avait rec;u
sa premiere formation. Cette impression se fit de plus
en plus forte chez Jui, a mesure qu'il sentit davantage
la mediocrite morale de la bourgeoisie et le caractere
illusoire du renouveau moral auxquels Jes grands
reformateurs la conviaient. Le caractere trap intellec-
tualiste de leur entreprise l'avait toujours laisse mefiant.
Cette oligarchie avait tendance a considerer qu'elle
monopolisait la comprehension de l'ordre social ; elle
aspirait ainsi a acquerir une direction generale sur Jes
esprits, a la limite de constituer un nouveau clerge, a
l'instar de ce que Sorel denonc;ait avec vehemence chez
Comte et !es saint-simoniens. Proudhon, au contraire,
exprimait des aspirations sorties du fond meme du
peuple 1 • »
Fort bien, dira-t-on, Sorel a retenu de Proudhon Jes
aspects les plus moralisateurs, Jes themes de l' « utopie
patriarcale », dont Marx et Jes marxistes ont fait jus-
tice depuis longtemps. Droit est deja trace le chemin
par lequel tant de proudhoniens, tant d'anciens dis-
ciples de Sorel iront se perdre du cote de chez Petain !
Bien entendu, on aura la partie belle en entonnant cet
air; mais de quoi parle-t-on? D'une essence intempo-
relle du proudhonisme ? Dans ce cas, on prend des
risques, car Proudhon est sans doute un des hommes
qui s'est le plus contredit, car ii charrie un certain
nombre de contradictions non resolues qui tiennent a

I. Op. cit., p. 24.


114 LE MARXJSME INTROUVABLE

sa position charniere entre l'aristocratie des artisans et


la tres petite bourgeoisie, cette position meme dans
son ambigui:te en faisant un temoin irrempla<;able qu'il
ne faut surtout pas juger ii l'aune de la theorie justc
ou fausse. Proudhon ayant <lit beaucoup de choses
sous Ia pression du peuple en mouvement, en 1848-
1849, puis en 1863-1864' (reveiI du mouvement
ouvrier en France, « Candidatures ouvrieres » ), ii se
peut qu'il ait legue aussi une thematique de gauche ii
des hommes comme Varlin et Valles, puis aux allema-
nistes et Iibertaires, futurs organisateurs de chambres
syndicales et Bourses du Travail. Pourquoi Sorel
n'aurait-iI rien retenu de cette thematique-lii? Ouvrons
sa preface a l'ouvrage posthume de Fernand Pelloutier,
Histoire des Bourses du Travail, nous y trouvons, c'est
en tout cas mon avis, que Sorel ne s'est pas voulu prou-
dhonien par sympathie passeiste dans le vague, mais
proudhonien (et marxiste) pour devenir l'intellectuel
organique qui de toute evidence a fait defaut au syndi-
calisme revolutionnaire (bien qu'il yen ait des elements
chez Pouget, Maxime Leroy et d'autres). Pelloutier a
eu le tres grand merite de comprendre qu'il etait pos-
sible de constituer la Federation des Bourses sur un
plan tout different, de realiser un type d'organisation
vraiment neuf et de rompre avec !es imitations de Ia
tradition bourgeoise. II avait peut-etre ete conduit a la
1. Sans vouloir rouvrir ici un dossier qui mCriterait 3 Jui
seul un volume. remarquons que le Proudhon critique par Marx
est celui des Contradictions economiques Ccrit a un moment
OU pas grand monde ne croit a la revolution. et OU le bisontin
essaie de jouer (gauchement) son petit Hegel : que par contre
Jes Memoires sur la prnpriete et d'autres Ccrits, tardifs eux,
ccrits dans une periode d'offensive populaire, ant suscite !'admi-
ration de Marx. Et il n'est pas sfir que Misi!re de la Philosophie
soit exempt de graves defauts « thCoricistes > comme on dit a
present, en tant que discussion, au sein du mouvement ouvrier.
LES ANNEES 1880 115

pratique qu'il a fait adopter en partie par des preoccu-


pations anarchistes, mais bien plutot encore par le
sens remarquable qu'il avail des conditions de la lutte
de classe. Au lieu de chercher a constituer une nouvelle
autorite, ii voulait reduire le Comitc federal a n'etre
qu'un bureau administratif, qui servirait a mettre !es
Bourses en relation entre elles, pour que chacune
d'elles put profiter des idees emises et des experiences
tentees en d'autres endroits.
Que! que soit d'ailleurs le genre d"activite que !'on
considi:re, on se rendra rapidement compte que dans
presque toutes !es villes, Jes Bourses peuvent facilement
devenir des administrations de la Commune ouvriere
en formation, et diriger « l'reuvre d'education morale,
administrative et technique, nccessaire pour rendre
viable une societe d'hommes libres » (F. Pellouticr).
La revolution proletaricnne n'est pas la revolution
bourgcoise ni dans ses buts, ni dans ses methodes. Tel
pourrait etre J"axiome fondamental du philosophe nor-
mand, et !'on comprend que sa lecture ait pu amener
un tel choc chez tous !es futurs penseurs de la future
extreme-gauche marxiste en Europe, chez Lukacs,
Korsch, Walter Benjamin, et bien sur Gramsci, tous
etudiants dans Jes annees 1910. Nous sommes bien loin,
affirmant cela, de !'equation traditionnelle Sorel =
Bernstein. Nous n'en discuterons pas ici, nous conten-
tant de faire remarquer que si Sorel admirait Bernstein
et ecrivit meme dans Ia revue des revisionnistes alle-
mands, Sozialistisclze Monatslzefte, c'etait surtout parce
que Bernstein incarnait l'anti-Kautsky. Sorel ne pouvait
pas souffrir le rnaterialisme historique a Ia Kautsky. Et
certes il n'avait pas tort ! Mais Sorel, cornme beaucoup
d'intellectuels qui ne sont pas inseres dans Ia lutte
politique concrete mais seulernent dans une bataille
d'idces, etait irresponsable quant au choix de ses
116 LE MARXISME INTROUVABLE

alliances ideologiques. Qui est contre mon ennemi est


avec moi ! D'ou Bernstein, le flirt douteux, le « Cercle
Proudhon» ! avec I'Action fran9aise. II n'en reste pas
moins qu'a partir de 1896 environ, c'est-a-dire au
moment meme ou le socialisme fran9ais prend le virage
reformiste, Banquet de Saint-Mande, avec le celebre
discours de Millerand, un obscur polytechnicien demis-
sionnaire prend le parti de considerer que c'est ailleurs,
dans Jes efforts de quelques poignees de syndicalistes
anarchisants pour federer leurs Bourses, leurs syndicats
de metier en dehors du controle des politiciens et des
philanthropes que se trouve J'annonce d'un monde nou-
veau, destine a bouleverser non seulement !'organisa-
tion economique de la Societe, mais aussi a en finir
avec l'Etat, la division du travail manuel/intellectuel,
a produire un nouvel art, une nouvelle philosophie, bref
une revolution culturelle. Et sur qui s'appuie cet
imprudent ? Sur Marx.
Vers 1892-1894, le groupe des Etudiants socialistes
revolutionnaires internationalistes (E.S.R.I.) etait fort
actif au quartier Latin, malgre la terreur policiere
ambiante. Reunissant tous Jes revolutionnaires sans
distinction de sectes, ce groupe de quelques dizaines
de jeunes intellectuels se distinguait par sa volonte
d'ctudier serieusement Ia theorie et en particulier
le Capital. Sorel se joignit a leurs travaux. 11 devint,
au College de France et a la Sorbonne, cct etudiant a
barbc blanche, qui tres vile, par son savoir ct son mor-
dant, toujours entoure de jeunes gens, merita qu'on le
surnomme « le Socrate du quartier Latin 1 :o. Pour don-
ncr un dcbouche a J'energie militante des E.S.R.I. I'un
d'eux, le Roumain Diamandy, fonda unc revue, L'Ere
Nouvelle. Pour la premiere fois Sorel qui jusque-El, si
I. Daniel HALEVY, Sorel, article paru dans Federation,
novembre 1947.
LES ANNEES 1880 117

anticonformiste qu'il fUt, n'avait collabore qu'a des


revues frarn;aises et italiennes parfaitement academi-
ques, allait ecrire pour un organe militant. Et quel
organe puisque L' Ere comptera, durant sa breve exis-
tence, des collaborateurs comme Engels, Kautsky, Berns-
tein, Bebe!, Plekhanov. Rien d'etonnant a cela puisque
L'Ere Nouvelle etait consideree officieusement comme la
N eue Zeit franc,aise. Quant aux guesdistes, rappelons
que s'ils brillaient par leur absence (en inedits en tout
cas) ce n'etait pas l'effet d'un quelconque ostracisme,
mais d'une sterilite qui avait alors affecte jusqu'a leur
capacite d'ecriture.
Justement, un mois avant le lancement de la nouvelle
revue socialiste, Sorel avait publie un curieux article
sur le marxisme dans la Revue philosophique, ou ii se
montrait encore tres reserve envers « la nouvelle meta-
physique de Marx», mais franchement hostile au posi-
tivisme, y compris dans ses tentatives d'infiltration dans
le mouvement socialiste. Ce fut un evenement, car
jamais Jes socialistes n'avaient acces a la revue de
Theodule Ribot, ni a aucune autre du meme genre,
ou le socialisme n'etait cite que pour etre aussitot
refute. Or Sorel osait dire qu'il ne fallait pas traiter le
marxisme a la legere, en deux lignes. « Le marxisme se
presentait comme une science et ii fallait examiner
cette pretention comme on le ferait pour toute doctrine
scientifique, et non l'esquiver par des arguties spe-
cieuses. Bien plus, le marxisme soulevait des problemes
specifiquement philosophiques qu'il fallait affronter
selon Jes regles. II avertit le monde savant qu'en faisant
du marxisme l'objet d'une etude serieuse, ii en vien-
drait a reexaminer l'economie liberale et la philosophie
idealiste qui etaient la croyance officielle de Ia jeune
Republique ... 1 » Les intellectuels socialistes qui
I. N. Mac lNNEs, art. cit., p. 37.
118 LE MARXISME INTROUVABLE

n'avaient pas ete souvent a pareille fete, et qui com-


mern;aient a connaitre le philosophe a travers Jes
E.S.R.I., Jui demanderent de collaborer a leur revue,
ce que Sorel commern;a en effet a faire a dater de la
fin 1893 (a la meme epoque Jaures cherche - vaine-
ment - a collaborer a la Revue socialiste de Malon,
et a L'Ere Nouvelle). Au cours de son passage dans
l'equipe de cette revue, Sorel franchit le pas et devient
marxiste avow~. L'article (publie en 1894) qui a pour
titre l'Ancienne et la nouvelle metap/zysique le signifie
clairement 1 •
«De 1894 a 1897, je consacrai presque tout mon
temps a travailler pour deux revues marxistes, L 'Ere
Nouvelle et le Devenir social, qui curent tres peu de
succes ; Jes sociaJistes parlementaires s'etaient appJiques
fort consciencieusement a Jes boycotter. .. J'etais per-
suade en 1894 que Jes socialistes soucieux de l'avenir
devaient travailler a approfondir le marxismc, et je ne
vois pas encore aujourd'hui que !'on puisse adopter un
autre proccdc pour construire cette ideologie dont a
besoin le mouvement prolctaricn. En 1894, Jes ccrits
des socialistes fran9ais etaient bien loin de donncr l'idce
que le socialisme fUt capable de se conformer (a ce
principe) ... Les jacobins qui prenaient !'etiquette socia-
liste ne desiraient pas que la curiosite philosophique
s'eveillat dans le parti ; de simples electeurs qui auraient
trop ecoute des raisonneurs, auraient pu cesser de
venerer Jes representants du peuple, qui etaient surtout
Jes representants de !'ignorance de comites electoraux.
II etait done bien nature! que la bande de politiciens qui
suivait Millerand vit de tres mauvais reil Jes efforts
deployes par Jes redacteurs de L' Ere Nouvelle et du
Devenir social; Jes articles de Rouanet et de Fourniere
l. Il sera republie en volume chez M. Riviere en 1935, sous
le titre: D'Aristote ii Marx.
LES ANNEES 1880 119

suffisaient amplement a satisfaire leurs besoins intel-


Iectucls ; Ia metaphysique de Marx constituait un breu-
vage trop amer pour ces bonshommes ... ' »
En 1895, Alfred Bonnet, directeur chez Giard et
Briere, ancien secretaire de redaction de /'Ere Nouvelle,
relance une autre revue beaucoup plus importante
dans l'histoire du marxisme. Sorel en sera le dirigeant ...
avec Lafargue et Deville, jusqu'a Ia fin de 1897. C'est
Ia periode du programme de Saint-Mande, de la fonda-
tion de la C.G.T., de l'Affaire Dreyfus. Fin d'une
epoque du marxisme aussi, avec la mort d'Engels,
colncidant avec un boom economique mondial apres
la grande Depression ; tout est pret pour qu'entre en
scene le Revisionnisme et sa formation reactive : le
« marxisme orthodoxe ».
Le Devenir social va permettre la cristallisation du
« marxisme latin », a base surtout italienne, qui aurait
pu presenter une alternative a !'ossification du marxisme
de la social-democratie allemande. Mais Bernstein va
tirer le premier, et le charivari qu'il provoquera entrai-
nera - entre autres mefaits - la dissolution du groupe
du Devenir social. Certains resteront fideles au marxisme
et fonderont une tradition : Antonio Labriola est dans
ce cas. Sorel lui avait permis d'obtenir une audience
internationale et avait preface la premiere edition des
Essais sur la Conception materialiste de l'Histoire '.
Avec lui viennent d'autres rescapes de Ia Critica sociale,
ancien organe de la sociologie radicale (sic) devenue
socialiste dans le sens d'un scientisme de gauche.
Comme !es revues frarn;aises habituelles, ses collabo-
rateurs cherchent a completer le marxisme, a le noyer
dans une aimable mixture des philosophies sociales a la
I. Materiaux pour une theorie ... , p. 249.
2. Cette preface disparaitra des editions suivantes, Sorel et
Labriola s'ctant brouilles.
120 LE MARXISME JNTROUVABLE

mode. La creation du parti ouvrier italien a Genes


(1892) ne modifie pas fondamentalement l'eclectisme
de la revue.
Un dernier mot sur Sorel. En depit des apparences,
ii n'est pas disparu sans posterite. Et, disant cela, je ne
pense pas seulement a sa posterite abusive d'extreme-
droite, de Rene Johannet (Eloge du bourgeois fram;ais)
a Drieu la Rochelle et ses amis de la collaboration. Non,
les veritables continuateurs du philosophe normand
sont a gauche. Mais ils le continuent inconsciemment,
bien mieux, ils n'ont, dans les rares occasions oit ils
l'evoquent, que sarcasmes de convention envers lui. Le
lecteur va probablement sauter au plafond, comme Jes
interesses, si j'enonce que ces heritiers malgre eux sont...
!es althusseriens et Sartre !
Et pourtant ... La parente du marxisme de Sorel (it
l'epoque du Devenir social) et du marxisme formaliste
a la mode de la rue d'Ulm a ete reconnue depuis long·
temps par des observateurs perspicaces. Nicola Bada-
loni, eminent philosophe communiste italien, ecrit :
« ... Dans cette forme definitive de la pensee de Marx
(selon Sorel-D.L.), les rapports de propriete, internes
a la societe civile, contiennent et retiennent la dyna-
mique des forces productives, ce qui a pour effet d'en
restreindre considcrablement !'importance. N'ayant plus
cette impulsion dynamique, ce qui signifie une reduc-
tion de l'economie it une preeminence generique de
fait, ou comme on le <lira plus tard a une surdetermi·
nation, le bloc historique, c'est-a-dire /'interpenetration
du juridique et de l'economique, dans Jes limites de la
sociere civile, ne se meut plus sur un mode lineaire
en direction du progres historique prevu (le socialisme),
mais pcut cngendrcr diverses combinaisons 1 ••• »
I. N. BADALONI, • Gramsci et le problcme de la revolution ..
Dialectiques, numcros 4-5, p. 105.
LES ANNEES 1880 121

L'echec du Devenir social met fin a la periode pure-


ment marxiste de Sorel. Dans la crise « revisionniste »,
il ne se rallie pas a Bernstein, comme on le dit a tort,
mais s'enchante de ce que ses theories revelent enfin
la veritable pratique du socialisme embourgeoise. De
ce point de vue, ii est d'accord avec Croce, quand
celui-ci, sans se retourner encore a 180° contre le
marxisme, refuse d'en faire un « canon » d'interpreta-
tion contraignant. « Debarrasser Ia pensee de Marx
de Ia forme litteraire qu'il Jui a donnee, etudier a nou-
veau et completement Jes questions qu 'ii a posees ; leur
donner des formules nouvelles et plus precises, de nou-
veaux developpements et de nouvelles illustrations '. »
Le programme du prochain Sorel, de l'homme qui
s'identifie de 1897 a 1909 au syndicalisme honni de
tous, est tout entier dans Jes formules du jeune Croce.
D'ou Ia rupture avec Labriola, qui tient a sa reputation
d'orthodoxie. Croce evolue vers le Iiberalisme conserva-
teur, Sorel passe a l'attaque contre le marxisme de Ia
deuxieme Internationale dans des articles au vitriol 2
ou ii ose trailer Kautsky de cuistre. D'ou le renverse-
ment copernicien qui reste son titre de gloire. II ne
faut pas chercher le marxisme vivant dans !es discours
des nouveaux Peres de I'Eglise. Le combat malheureuse-
ment mene par le Mouvement socialiste reste sur le
plan des idees pures (sauf quand ii sert de caisse de
resonances aux pratiques syndicalistes-revolutionnaires :
des que celles-ci s'effritent, apri:s 1908, Ia revue sombre
dans I'eclectisme absolu). Dans ses colonnes paraitront
en 1907 !es Reflexions sur la violence, reponse coura-
1. Materia/isme historique et econon1ie marxiste, trad. fran-
~aise, p. 114.
2. RCunis en italien sous le titre Saggi di critica del marxismo.
En fran~ais, ii publiera en 1908 La decomposition du marxisme
qui reprend !es memes themes.
122 LE MARX!SME INTROUVABLE

geuse de Sorel a la meute antisyndicale, dechalnee par


la « grande peur » de 1906 1 •
Malgre l'ombre regrettable que laissera toujours son
«flirt» irresponsable avec !es intellectuels d'extreme-
droite (le Cercle Proudhon) ses prises de position anti-
semites des annees dix, etc., le vieux Sorel se ressaisit,
en 1917-1919, quand ii se dresse de nouveau face a la
meute et salue Ia Revolution d'Octobre 2 • Courage
insigne (il est tralne dans Ia boue par ses anciens amis)
qui Jui vaudra un article necrologique elogieux dans
L'lnternationale communiste, signe du bolchevik
Matelzky (mars 1923).
Dans le meme temps il condamne avec la derniere
energie le fascisme italien, salue la gestion syndicale
des usines a Turin (dans !es Lettres ii Paul De/essalle),
ce qui ridiculise la legende de Sorel « pere du fascisme »
forgee par Mussolini Iui-meme et reprise depuis par
des legions de publicistes superficiels. Sorel : un echec
pathetique ou le destin du marxisme en France dans
!es pratiques ouvrieres d'action directe. La Nouvelle
ecole syndicaliste, inspiree des principes memes que
Marx approuvait, a l'etat embryonnaire, dans I'Asso-
ciation internationale des Travailleurs, « purgea ainsi
le marxisme traditionnel de tout ce qui n'etait pas spc-
cifiquement marxiste ' ».
N'etaient pas specifiquement marxiste : !es Illusions
du progres ', le culte de l'Etat, Ia croyance naive dans
l'eternite de la culture bourgeoise. Aussi ne peut-on
s'etonner de voir Ia signature de Sorel (et de son fidele
1. Voir sur cette p~riode Clenienceau briseur de grl:ves, de
J. Julliard (Archives-Gallimard).
2. Voir Plaidoyer pour Lenine, postface aux Reflexions pour
la violence (a partir de la rcedition de 1919).
3. Decomposition du Marxisme, p. 59.
4. Titre d'un ouvrage philosophique de Sorel.
LE$ f.'.':Ni:ES J 880 123

Berth) voisiner a cote de celles des syndicalistes connus


(Griffuclhcs, Yvetot) dans la revue de Lagardelle, le
Mouvement socialiste, qui de 1904 a 1910 adopte une
tonalite nettement anti-reformiste et pro-C.G.T. Ce fut,
au demcurant, une des meilleures revues theoriques que
!'extreme-gauche fram;aise ait jamais cue. Publiant aussi
bien Jes marxistes orthodoxes allemands (nombreux
textes de Kautsky; de Bebe!) et fram;ais (C. Bonnier sur
Spinoz::i en 1900 !) que Jes revisionnistes et Jes liber-
taircs. Au contraire de la tres voisine Guerre sociale (de
G. Herve), la reference a Marx en est le seul centre
unificateur; mais Jes effets sur la ligne du P.S. sont
quasi nuls.
Les annees 1880-1900 ont done vu s'opposer deux
usages possibles du marxisme, et deux hommes: Jules
Guesde et Georges Sorel. Le premier est un fondateur
d'Eglise, le second un heretique. Mais tout prouve que,
malgre Jes apparences. la place de Sorel dans I'histoire
du marxisme a ete celle d'un pionnier.
Que Guesde soit legitime par toutes Jes instances du
marxisme international ne change rien au role de frein
qu'il a joue dans le developpement du marxisme en
France. Mais ii n'est pas le seul. Des « anticorps "
autrement puissants sont secretes par l'Universite. II est
vrai que c'est son role. Elle se montre meme capable
de se fabriquer une science : la sociologie, et une ideo-
logie politique : le socialisme universitaire, a cette seule
fin. Cantre un tel cheval de Troie, le genie d'un Sorel
isole ne peut rien.
CHAPITRE III

Les anticorps politiques


Lucien Herr et l'universite radicale-socialiste

gravite de la Crise boulangiste n'a pas ete estimee


L A
a sonexacte mesure, par la plupart des observa-
teurs, sans doute en raison de son denouement rapide
et quasi burlesque. Laissons de cote la question, acces-
soire ici, de savoir si le 27 janvier 1889 est une de
ces « nuits du pouvoir » avortees dont l'histoire des
apprentis-dictateurs est jonchee. Du point de vue
politico-militaire, l'equipee de « Boulange » fut un
echec indiscutable et piteux. Mais l'ebranlement qu'il
donna a un systeme encore peu assure de ses fonde-
ments avait des causes qui ne disparurent pas avec Jui,
tant s'en faut. L'une de ces causes etait la defection
quasi totale des intellectuels superieurs reunis par la
double banniere du radicalisme anarchisant et du natio-
nalisme 1 • L' exaltante entreprise de reconstruction
nationale, entreprise par !es Gambetta et Jes Ferry, ne
compte qu'un vrai succes a son actif, la mise en place
de l'ecole primaire la!que et du reseau des 300 000
instituteurs ruraux, hussards noirs de la Republique.
Pour tous !es autres points du Programme de Belle-

I. La circulation entre ces dcux « families • est tellemcnt


frequente a l'epoque (Rochefort, Barres, Jes symbolistes) que
leurs frontil:res sont imprecises.
126 LE MARXISME INTROUVABLE

ville 1 , on vcrra plus tard, en leur temps, disent la


cohorte des « Jules » de Marianne, affubles pour cela
de !'etiquette infamante d'opportunistcs, par !es fideles
du Programme, Jes « radicaux ». Et ils ont de quoi
nourrir !cur indignation !es radicaux, au premier rang
desquels se distingue un « demagogue » ha! par !es
« honnetes gens », un certain Georges Clemenceau !
L 'ideal jacobin dissimule ma! la toute-puissance des
financiers, le nepotisme (le gendre de Grevy, president
de la Republique, fait trafic de Legions d'honneur), la
mise a l'encan des richesses nationales (le « plan Frey-
cinet » de 1878, qui livre aux interets prives la fruc-
tueuse entreprise de ferroviarisation de la France, Jes
speculations !ouches d'un Rouvier), la « revanche »
sacrifiee a des expeditions coloniales sordides et san-
glantes. De plus, la depression mondiale touche parti-
culierement la France a partir de 1883 et la misere
populaire, la vie chere, le chomage qui ne touche pas,
chose a noter pour notre propos, que Jes travaillcurs
manuels, fait renaitre !'agitation ouvriere. L'armee?
Elle n'est nullement epuree de ses elements bonapar-
tistes ou legitimistes et Jes conditions de vie des
soldats et des grades sont deplorables '. Elle se corrompt
dans le pourrissoir colonialiste. Tous ces arguments,
qui sont repris souvent a l'unisson par Jes presses radi-
cales et monarchistes, font le vide autour de la Rcpu-
blique opportuniste. surtout lorsqu 'un episode desas-
treux de Ia guerre tonkinoise, la chute de Lang-Son,

I. Programme de Gambetta ct des republicains avances pour


]es elections de 1869 : decentralisation, election des magistrats,
suppression du Conseil d'Etat et des prcfets, instruction gratuite,
separation des Eglises et de l'Etat.
2. C'est d'ailleurs le point de depart immediat de Boulanger,
officier general c republicain .. dont la popularitc sera fondee
sur son activitC rCformatrice dans Ies casernes.
LES ANNEES 1880 127

entraine le retrait definitif de Ferry-famine, honni


depuis 1870-1871 par Jes masses parisiennes. Barres
pousse alors ce cri, annonciateur de reglements de
compte : « ... Nous oublierons... les annees ou nous
avons vecu dans !"humiliation et l'isolement, parmi Ia
ronde obscure que menaient les libres penseurs stu-
pides, Jes chefs de bureau et Jes veterinaires ; je souffre
plus que je ne puis dire des grossieres impietes ou se
complaisent nos politiciens, au nom des Voltaire,
Diderot, Victor Hugo, etc. L'ignorance, le mensonge
et !'insolence de ces pauvres illettres sont une insulte
perpetuelle aIa majeste de notre patrimoine intellectuel.
Comment ne pas !es hair, eux qui mille fois ont parle
avec irreverence de la belle France d'autrefois. A Ieurs
sottes plaisanteries ils osent associer le nom divin de
notre grand Michelet !
« Ils insultent nos morts avec leurs hommages et ils
s'acharnent a detruire tout nouvel effort de la pensee
fran~aise. Yous rappelez-vous !'insolence que montra
la bande opportuniste a la generation que nous
sommes ? Avec quel beau mepris ces gens-fa parlaient
du Pessimisme auquel ils opposaient leur vaillance
active, leur gaiete, toute leur grossiere ambition de vie.
Un Dyonis ordinaire nous bouffonnait dans la Revue
Bleue, ayant decidement perdu le sentiment des hierar-
chies intellectuelles. Un Reinach proscrivait les n{\tres
de la Republique franr;aise ' ... » Outre que ce morceau
d'anthologie prouve qu'il n'y a rien de nouveau sous
le soleil parisien en matiere de terrorisme esthetico-
politique, il permet de degager un couple d'oppositions
fondamentales :
0
I basse culture materialiste/haute culture idealiste ;

1. La Re\'Ue indepe11dante, n" 18: M. le geniral Boulanger


et la nouvelle generation.
128 LE MARXISME INTROUVABLE

2° politiciens opportunistes/intellectuels incorrup-


tibles 1 •
L'echec de Boulanger n'arrete pas le mouvement de
desagrcgation du nouveau bloc intellectuel dont le
ciment (l'anticlericalisme) n'avait mcme pas eu le temps
de secher ; coup sur coup, !es scandales de Panama,
la montee des Iuttes ouvrieres (ls mai 1891 sanglant
a Fourmies), de !'agitation etudiante (emeutes de juil-
let 1893 au quartier Latin), !es equipces anarchistes
(attentats de Vaillant, d'Henry, de Ravachol) donnent
des coups de boutoir a l'equipe usee des ferrystes, qui
s'en sortent, ou tentent de le faire, par des mesures
d'exception ( « Iois scelerate » de 1894, atteintes aux
libertes pourtant « conquises » en 1881-1884, Iibertes
d'expression, de reunion, d'association syndicale).
Reponses brutales, provisoires, au coup par coup, qui
ne doivent pas occulter une riposte a beaucoup plus
long terme, articulce en deux entreprises d'enfermement
doree des intellectuels en dissidence larvee: la Nouvelle
universite et la Nouvelle revue fram;aise.
Pent-on en effet s'imaginer renversement de tendance
plus spectaculaire que !'engagement dreyfusard d'une
respectable majorite d'intellectuels 2 en 1898-1900 ?
Barres est cette fois dans le camp des vaincus, et c'est
le jeune Charles Maurras et non lui qui regroupera
!es forces minoritaires pour faire face a l'orage et
I. JI suffit d'intervertir dans la premiere ligne Jes termcs de
materialisme (qui aujourd'hui connote la ha11te culture) et
d'idcalisme pour obtcnir unc description parfaite de bien des
discours polemiques « modcrnes > (Tel Que/, Lyotard). Les
« politiciens opportunistes > etant evidemment maintenant
Marchais et Seguy.
2. Quantitativement comme qualitativement, Jes signatures
recucillies par la c Ligue de la Patrie fran~aise > ne font pas
le poids devant la c Ligue des Droits de !'Homme > et I' c Union
pour la Vente >.
LES ANNEES 1880 129

preparer l'avenir. Se prononcer pour ou contre !'inno-


cence de Dreyfus, c'est d'abord se prononcer sur la
question pour la Republique. Pour le bloc nouveau qui
regroupe l'opportunisme renove par la releve des pro-
gressistes (Poincare, Barthou, J onnard, Leygues, qui
ont une trentaine d'annees a l'epoque ... ) le radicalisme
assagi de Clemenceau ou toujours agressif de C. Pel-
Ietan, et meme le socialisme parlementaire de J aures
ou anarchisant d'Allemanne et S. Faure ; contre avec
le bloc populiste, cimente par l'antisemitisme, des pro-
prietaires fonciers, de leurs intellectuels traditionnels
(l'Eglise) et d'une petite-bourgeoisie precapitaliste, dont
Drumont est le c genie » et Deroulede le heros 1 •
Tant d'aneries ont ete deversees dans Jes decharges
publiques de la « poubellication » ' sur J'archalsme de
l'Universite napoleonienne, paradigme de la bureau-
cratie frarn;aise, cancer par excellence de la « societe
bloquee », foyer inegalitaire d'ou vient tout le ma! ou
presque, que le simple bon sens historique a du ma!
a se frayer un chemin. Je me permettrai done de rappe-
ler quelques « banalites de base » :
1• L'Universite napoleonienne, moribonde depuis
1875 en ce qui concerne l'enseignement superieur ', a
rec;u le coup de grace en 1896.
2° L'Universite radicale • de la fin du xix' siecle
I. Les ambiguites de l'antidreyfusisme < populiste > et
meme • anticapitaliste > vont assez loin pour toucher la classe
ouvriere. Le syndicalisme revolutionnaire gardera longtemps une
coloration antis6mite ...
2. Expression empruntee a Jacques LACAN, L'Ecole de Mai.
3. En desaccord sur ce point avec Baudelot et Establet, nous
p;nsons avec A. Badiou qu'il n"y a pas deux, mais quatre
reseaux.
4. Ce sont des ministres appartenant a ce parti qui ont
applique cette rcforme (ainsi que celle de 1902 concernant le
secondaire) puis ·occupe quasi, sans interruption la rue de
130 LE MARXISME INTROUVABLE

est une institution de pointe pour l'epoque, qui a su


s'adapter aux crises et aux besoins hegemoniques des
classes du bloc-au-pouvoir a !ravers huit decennies
passablement agitees '.
3° La reforme F<)ure n'a absolument pas detruit
cette forme universitaire, mais Jui a permis de passer
un cap difficile en developpant des virtualites inscrites
dans Ia Iogique meme de !'institution.
Cela pose, on pourrait faire maint commentaire sur
Ia politique universitaire des fri~res Giscard (Valery et
Olivier), qui avec beaucoup moins de fracas (et pour
cause !) s'attaquent aujourd'hui aux fondements memes
de I'Universite radicale : tendance a Ia perequation
des rendements compares grandes ecoles/facultes, ten-
dance a Ia gratuite, contr6Ie direct par une hureau-
cratie independante des interets prives, inamovibilite
des enseignants, egalite des dotations. etc. Mais cela
meriterait a soi seul une grande enquete.
En quoi done l'Universite radicale a-t-elle ete une
strategie geniale de l'Etat republicain ? Prenons pour
mieux comprendre un exemple tout a fait contem-
porain dans un domaine tout a fail autre, la paysannerie
Iaborieuse.
Jules Meline, president du Conseil de 1896 a 1898,
et ideologue infatigable du Retour a la terre bien
avant le marechal Petain, est connu vaguement comme
!'auteur d'un tarif protcctionniste qu'on rend en gene-
ral responsable de la stagnation de !'agriculture fran-
c;aise, voire du capitalisme franc;ais dans son ensemble.
Grenelle jusqu'en 1962 (nomination du gaul!istc Christian
Fouche!). Quant aux directions generates (primaire. sccon-
daire, etc.) la longcvite d'hommcs comme F. Buisson et
P.O. Lapie est restee legendaire.
I. Cf. • L'Universite de Jules Ferry est morte >, L'Eco/e de
Mai, 1970.
LES ANNEES 1880 131

Bon. Laissons la discussion, a ma connaissance tou-


jours ouverte, sur Jes effets a long terme de !'accumu-
lation, aux economistes. Le genie politique de
Meline ne souffre pas, lui, discussion. Toujours
comme Petain (et De Gaulle) plus tard il couvre d'un
rideau de fumee passeiste, a la Le Play, la neutrali-
sation des petits paysans par leur integration a un bloc
agrarien dirige par Jes gros fermiers du Bassin pari-
sien. Le syndicalisme agricole en fait une corpo-
ration, un Ordre des agriculteurs, soude Jes exploi-
tants agricoles contre le proletariat agraire, ce grand
oublie des luttes de classe en France, a commencer par
Marx.
Ainsi les luttes paysannes sont detournees (et le sont
encore largement aujourd'hui) par l'institutionnalisa-
tion du conflit entre Etat et Paysannerie organisee (le
soit-disant bloc agrarien). La violence peut se dechai-
ner, elle est un aspect du marchandage qui devient
ainsi le modele triomphant du rapport de l'Etat et
des classes-appuis. Compromis-Violence-Compromis,
tel est le cycle monotone d'un ballet dont toutes Jes
figures sont imposces par les choregraphes ministeriels.
Or que signifie, pour revenir a nos moutons, la
reforme radicale de l'Universite ? Une chose bien
simple : toute contestation, individuelle ou collective,
des intellectuels ' pcut se negocier par une integration
dans l'appareil universitaire ou ses sous-traitants (edi-
tion, recherche, aujourd'hui appareils d'information,
d' « animation culturelle », et tutti quanti). Apres
1'Affaire Dreyfus et le declin des salons aristocratiques
et des appareils controles par l'Eglise en general, la
creation de la N.R.F. autour d'une equipe en majorite

I. Nous entendons ici tout individu qui a ete sco/arise, au


moins au niveau du baccalaurCat.
132 LE MARXISME INTROUVABLE

protestante ou juive 1 (Gide, Schlumberger, Proust),


veritable ministere de la Litterature '. Desormais la
Rcpublique peut faire piece a I' Ancien Regime sur le
marche culture! et detoumer du syndicalisme comme
du nationalisme !es jeunes intellectuels qui « montent »
a Paris. Elle peut meme envisager une prise de partici-
pation, sinon lancer une veritable O.P.A., dans le
bastion/Conseil d' Administration des intellectuels de
l'oligarchie orleaniste, autrement dit !'Academie '.
Toutes ces grandes manceuvres de l'Hegemonie abou-
tissent a des victoires retentissantes ; ii y avail pcut-
etre un danger de voir un grand nombre d'intellectuels
basculer, vers 1900, aux cotes d'un mouvement ouvricr,
qui refuse quant a lui !'integration conflictuellc que lui
propose, a vrai dire sans y mettre vraiment le prix, car
cela bouleverserait toute l'economie du regime, Wal-
deck-Rousseau et Millerand. Les debuts d'un Peguy,
d'un D. Halevy, !es concours que trouvent !es Calziers
de la Quinzaine et le Mouvement socialiste sont signi-
ficatifs a cet egard. J'en parle plus longuement dans le
chapitre que je consacre aux rapports complexes de
Sorel avec le syndicalisme et le marxisme revolution-
naire. Mais justement le coche a etc loupe, et c'est
!'Action fram;:aise et le Sil/on qui ont canalise finale-
ment la revolte contre la III' Republique.
L'Action frarn;aise, justement, dont on peut remar-
1. Exactement comme la • Haute Universite > radicale dont
Jes grands noms (I' Action fran~aise et Jes polemistes integristes
le rappcllent inlassablement) sont Jes Monod, !es Durkheim,
Jes Andler, etc.
2. Sur la N.R.F., cf. la these de Lina MORINO, La Nouvelle
revue franraise, Paris, 1939.
3. Mais Ia conquete de cette institution strategique pour la
formation et la diffusion des ideologies officielles qu'est !'Aca-
demic des Sciences Morales et Politiques fut un fait accompli.
vers 1905 (voir T.N. CLARK, op. cit.).
LES ANNEES 1880 133

quer qu'elle fonctionnait par rapport au « systeme »


tant honni comme un gant retourne, car elle etait tout
a Ia fois Ia contre-Universite (Bainville contre Langlois
et Seignobos, Bremond contre Lanson) et Ia contre-
N.R.F. (le respect d'un Anatole France, entre mille,
pour Maurras poete et critique Iitteraire fut sans par-
tage !). Aussi loin que le Parti socialiste ou la C.G.T.,
« intellectuels collectifs » en puissance, aient pu debor-
der en quoi que ce soit le bloc historique bourgeois,
c'est ce dernier qui Jes investissait ou !es isolait; Jes
historiens, economistes, pedagogues, ingenieurs OU
philosophes, qui s'etaient rapproches du syndicalisme
d'action directe au moment de Ia crise dreyfusienne,
s'en e!oignent souvent quelques annees plus tard pour
virer a l'autre « extreme», ou sombrent dans un neo-
proudhonisme academique '. Tout danger pour la
forteresse des proprietaires du pouvoir est ecarte. La
preuve : Ia guerre de 1914, ou partiront et tomberont
!es antipatriotes, Jes « anars » de la veille, convaincus
tout autant que Jes paysans fanatises par deux gene-
rations d'ecole primaire tricolore de partir pour Ia
Guerre du Droit. Charles Peguy fauche comme Albert
Thierry, l'instituteur syndicaliste, Louis Pergaud le
paysan franc-comtois contestataire et Robert Herz
l'espoir de !'Ecole fram;aise de Sociologie, quel meil-
leur symbole de Ia victoire d'une republique auquel
Charles Maurras lui-meme se voit - pour un temps -
oblige de rendre Jes armes. En 1919-1920, la classe
ouvriere et une partie de Ia paysannerie pourront bien
tenter de jouer Ieur partie dans une Europe en proie
a Ia tempete revolutionnaire. Elles seront battues en
rase campagne, aux applaudissements de 99 % des
1. Quant aux etudiants ils sont briseurs de greve dans
l'enthousiasme, conduisent Ies rames de metro, agressent Ies
piquets de greve et autres gamineries ...
134 LE MARXISME INTROUVABLE

fonctionnaires, des commerc;ants, des ingenieurs, des


profcsseurs, etc. 1 • Les intellectuels, pcrdus pour le
regime trente ans plus tot, ont ete rcconquis, et le
dispositif de neutralisation, bien plus efficace et subtil
que tous Jes plans antisubversions, du monde est rode.
II a encore admirablement fonctionne sous nos yeux
depuis quelque six ans.
L'Etat a done, de 1880 a 1910, neutralise Jes intcl-
lectllels issus des classes moyennes (Jes « couches nou-
velles » de Gambetta) en en faisant des Universitaires.
Mais Jes Universitaires ont en retour, on le sail beau-
coup mains, ou !'on a tendance a l'oublier ', investi
l'Etat. Pensee par des disciples de Comte, de Renan et
de Renouvier, la Republique qui triomphe en 1877-
1879 ne connait pas la distinction chere a M. Weber
du« savant et du politique ~,de la Science et de !'Action.
L'enseignant cumule indissolublement Jes fonctions
strictement pedagogiques, le sacerdoce de la « foi
laique » (F. Buisson') et la vocation aux magistratures
de l'Etat. Des plus humbles (le secretariat de mairie,
ou l'echarpe tout court de maire, pour l'instituteur des
campagnes) aux plus hautes (voir Jes prestigieuses ear-
l. Sur !'importance de ce phenomene pour l'institutionna-
lisation de l'histoire sociale en France, voir !'introduction de
Le Pain et /es roses, de A. KRIEGEL (10-18).
2. Pendant l'Entre-Deux-gucrres, suite aux anciennes cam-
pagnes pcgystes et maurassiennes contre le • Parti intellectuel >,
Ia c Nouvelle Sorbonne >. l'investissement universitaire de
l'Etat est un theme cher a la droite. Voir deux ouvrages a
succes de l'epoque : La Republique des Professeurs, de A. Tm-
BAUDET. et De Jaures a Leon Blum : /'Ecole norma/e et la
politique (1938), de H. BouRGIN, ainsi que ma preface a la
rCimpression de cc dernier livrc, Gordon & Breach Cditions,
1970.
3. Toujours du meme Buisson, J'exorde famcux d'un dis-
cours aux normaliens (primaircs) : c Allez petits missionnaircs
des idces nouvelles! >
LES ANNEES 1880 135
rieres des normaliens, Jaures, Herriot, Blum, Painleve).
A vec le medecin et ses sous-produits, le veterinaire et
le pharmacien, le professeur partage le privilege d'etre
en contact, au nom de la Science, avec toutes !es classes
de la societe. II est membre comme lui d'une corpo-
ration jalouse de ses franchises. Mais a !'inverse de la
profession medicale, dont le recrutement et l'ideologie
deviennent de plus en plus antidemocratiques a la fin du
xix' siecle 1 , le corps enseignant presente apres !es
reformes Ferry-Liard !'image meme de la societe
meritocratique que le regime veut dormer de lui-meme
aux masses rurales et artisanales dont il recherche
l'appui. Un systeme fort bien mene d'ecremage boursier
des intelligences issues de milieux « modestes » joue
dans la France radicale le meme role de « sociodicee »
que le mythe du self-made-man de l'autre cote de
!'Ocean. Tout elevc de cours preparatoire a le baton
de doyen d'universite dans sa gibeciere ! Mais un
doyen, dans la « Republique des professeurs », c'est
aussi un depute en puissance, et par suite un ministre
en herbe, et pas seulement de !'Instruction publique.
11 n'y a pas, en effet, dans ce regime ou !es fonctions de
l'Etat sont si developpees, d'Ecole nationale d'adminis-
tration (elle ne sera fondee qu'en 1945). Quant a
!'Ecole Libre des Sciences politiques, c'est, comme son
nom J'indique, une institution privee, subventionnee par
la Haute Banque pour assurer la formation au plus
haut niveau des inspecteurs des Finances, des prefets
et des diplomates, tous corps qui fournissent fort peu
de politiciens professionnels 2 • Situation nee de leurs
I. Voir !es fails etonnants rappcles par BAUDELOT, ESTABLET
et MALEMORT, dans leur livre, la Petite-bourgeoisie en France,
Maspero, 197 4.
2. Au demeurant, y enseigneront aussi des membres Cminents
de la c Republique des professeurs > comme Elie Halevy.
136 LE MARXISME INTROUVABLE

attaches de classe aristocratique qui en font depuis Ia


chute de Mac-Mahon des republicains tres peu sfirs.
On sait que le choc avec un autre appareil d'Etat
hostile au regime, I'Armee (appuyee sur I'Eglise),
contraindra Ia toute jeune Universite a monter en
premiere Iigne. L' Affaire Dreyfus introduira dans le
vocabulaire politique courant le mot d' « intellectuel ».
Les professeurs Herr, Durkheim, Lavisse, Seignobos,
Monod, Leon se jettent dans Ia melee et fondent Ia
Ligue des Droits de !'Homme. Le bon droit ayant triom-
phe, ils ne reviendront pas tous a Ieurs cheres etudes.
Beaucoup seront deputes, ministres et surtout feront
merveille dans Ia presse politique : on le verra a propos
de L'Humanite premiere maniere, le Journal des
agreges et surtout dans Jes cabinets ministeriels 1 •
La ruee sur Jes places Iaissees vacantes par Ia defaite
des droites aura meme quelque chose d'un peu indecent
que Sorel stigmatise (en tombant d'ailleurs dans l'ex-
ces) dans sa Revolution dreyfusienne et aussi naturel-
Iement Peguy dans Notre jewzesse. L'important c'est
qu'a partir de ce moment !'Ecole normale superieure
devient de fait - au moment meme ou elle perd, par
Ia reforme de I 902, unc partie des privileges qui en
faisaient une exception au regime general de I'Univer-
site - une des principales filieres de recrutement pour
le personnel politique de Ia III" Republique. Cette situa-
tion s'etendra dans Jes annees trente aux nouvelles
fonctions economiques de l'Etat, quand des normaliens
comme Pucheu ou Bichelonne serviront le secteur prive,
puis le regime de Vichy. Mais on entre a ce moment
dans une nouvelle epoque, ou Jes polytechniciens pren-

I. Voir le personnage tout ii fait bien vu de Jerphanion, le


normalien • entre en politique > des Hammes de bonne vo/onte,
de J. Rm.1A1Ns.
LES ANNEES 1880 137

dront une revanche attendue depuis les jours fastes


du saint-simonisme et du second Empire.
Le crepuscule de la « Republique des professeurs »
commence des la crise de 1929 ou l'appel au techni-
cien, a l'ingenieur contre l'homme du discours creux
devient, de gauche a droite, le leitmotiv. Aussi bien
n'y a-t-il plus aujourd'hui de « socialisme universi-
taire », quand l'enseignemcnt de sacerdoce est devenu
un metier, assez place dans l'echelle des valeurs
sociales, comme nous le savons.
La mise en place de cctte Universite radicale, pour
structurelle qu'elle ait ete, n'est pas sortie tout armee
du crane de quelque politique olympien. Elle a ete mise
en place par des hommes qui l'ont construite dificile-
ment, dangereusement, mais finalement avec succes. Ces
hommes sont aujourd'hui oublies. Un nom de rue ici, de
place la, le titre d'un amphitheatre de la Sorbonne, des
rangees de revues ternes et poussiereuses qui s'encrassent
au fond des bibliotheques laissent a peine passer le
soupir de leur nom. Decidement, si elle est bonne mere,
l'universite est mauvaise fille. Qu'on nous pardonne de
deranger cette vilaine habitude en nous plongeant
maintenant, une fois n'est pas coutume, dans quelque
recherche genealogique.
A la mort d' Auguste Comte (1857), le positivisme
continue. Sur le plan international, ii ne fait meme
que naitre. Mais s'agit-il du meme positivisme? La
reponse doit etre nuancee selon qu'il s'agit du groupe
de la Revue Occidentale conduit par Laffite et
Robinet, executeurs de Comte et gardiens sourcilleux
du dogme, ou des partisans d'Emile Littre ' qui repre-
sente dans l'histoire de la culture franc;aise bien autre

I. Groupes autour de la Revue de philosophie positive, 1867-


1881.
138 LE MARXISME INTROUVABLE

chose que !'auteur d'un celebre dictionnaire de la


langue ! Sylvain Perignon, dans un article qui fait
esperer un ouvrage magistral, l'a tres bien situe :
« Littre, bientot academicien et senateur inamovible,
se voit investi de la confiance des intellectuels republi-
cains, qui luttent alors sur deux fronts, contre
.. l'anarchie revolutionnaire.. et contre !'offensive
monarchiste. Cependant que Renan publie sa Reforme
intellectuel/e et morale, bible equivoque du liberalisme
reactionnaire, Littre propose a la generation positive
de chercher son salut et Jes conditions d'un renouveau
dans la sociologie '. » Littre pense en effet que « Comte
a nomme la sociologie, mais ii reste a la faire ' »; ii
se separe du maitre sur des points essentiels : ii refuse
de faire du positivisme une nouvelle Eglise ; il ne
condamne pas l'economie politique, ni l'enseignement
obligatoire d'Etat. Joignant l'acte a la parole ii fonde
avec ses amis la « Socicte frarn;aise de Sociologie >,
en fevrier 1872. Huit mois apres I'ecrasement de la
Commune de Paris, monsieur Thiers faisant fonction
de president de la Republique ... D'ailleurs des le mai
sanglant, Gustave Flaubert ecrivait : < II importe infini-
ment que beaucoup d'hommes comme Renan ou Littre
puissent vivre et soient ecoutes '. > La Societe, dont
!'existence fut ephemere, mais !"influence durable,
reunissait centre quatre-vingts membres, dont deux cor-
respondants etrangers : le celebre philosophe anglais
John Stuart Mill et le russe Eugene de Roberty. Parmi
Jes vice-presidents figuraient Wyroubov le cristallo-
I. c Note sur la sociologie positiviste et le socialisme philo-
sophique au xix• siCcle >, L'Hon1n1e et la SociCte, n° 14,
p. 179.
2. D'apres R. VERRIER, Roberty; le positivisme russe et
la fondation de la sociolo!iie. Alcan, I 934.
3. VERRIER, op. cit., p. 58.
LES ANNEES 1880 139

graphe, et Robin le biologiste. Parmi !es disciples de


ce dernier, tres influent dans Ia jeunesse republicaine
de Ia fin du second Empire, on comptait aussi Leon
Gambetta et Georges Clemenceau. Espinas etait un
des membres !es plus assidus de Ia « Societe » ou ii
trouva !'inspiration de sa these, scandaleuse a l'epoque,
par son « materialisme » sur Jes « Societes animales »
( 1877) dont Ia lecture infiuern;a de maniere decisive la
vocation d'un khagneux nomme Emile Durkheim. Nous
reviendrons sur la filiation Comte-Littre-Espinas-
Durkheim et la suite ... dans notre chapitre traitant de
« l'Ecole fran~aise de Sociologie ». Pour le moment,
braquons nos projecteurs sur le correspondant russe
de !'honorable « societe », le comte Eugene de Roberty
(1843-1915), chainon capital d'une autre genealogie
propre a nous passionner : Comte-Roberty-Lavrov-
Herr-Blum.
Ne dans une famille de haute noblesse russe aux
origines provern;ales et espagnoles, le jeune Eugene,
apres avoir fait ses etudes au « Lycee Alexandre» de
Saint-Petersbourg, devient comme beaucoup de jeunes
intellectuels russes de l'epoque (celle de !'abolition du
servagc et du « bon tsar » Alexandre II) un fervent
lecteur de La Cloche, le journal clandcstin de Herzen,
le revolutionnaire hegelien et saint-simonien refugie a
Londres 1 •
Comme dit son biographe : « Le liberalisme noble ct
le socialisme herzenien n'etaient que des tendances,
mais ils mirent Wyroubov et Roberty en etat de recep-
tivite pour le jour ou ils rencontreraient le positivisme
de gauche, celui de Littre.
« A leur entree en classe superieure, ils trouverent

I. Cf. sur Herzen le chapitre de VENTURI, • Les Intellectuels,


le peuple et la Revolution >, editions Gal!imard, 1972.
140 LE MARXISME INTROUVABLE

E. Pommier dans la chaire de litteraturc frangaise : ii


fut la transition intellectuelle de Herzen a Littre 1 • »
Qu'etait-ce done que ce « positivisme de gauche>
dont le bon monsieur Pommier se faisait le propagan-
diste jusque dans la lointaine Russie des tsars? Avant
tout, une interpretation repub/icaine, jacobine, de la
doctrine du Maitre, celle-lil meme qu'il semblait cau-
tionner par sa pratique avant la rencontre avec Clotilde
de Vaux et la crise de mysticisme qui suivit, relayee
politiquement par un net toumant a droite de Comte 2 •
Littre, issu lui-meme d'une famille a tradition demo-
cratique et anticlericale, a ete proche du groupe du
« National » sous la Monarchie de Juillet, qui regrou-
pait !es republicains moderes. Des 1849, ii reprouve
I' « esprit de systeme » et commence a elaborer une
doctrine de la troisieme voie qui sera la . philosophie
officielle des « opportunistes > constructeurs de la
III' Republique. Doctrine qu'il baptise lui-meme ...
socialisme. Mais, a l'instar des auteurs du Manifeste
communiste, Littre met le lecteur en garde; ii y a socia-
lisme et socialisme : « J' ai contre to us Jes system es,
ainsi qu 'on pcut le pressentir, une fin de non-recevoir
generale. Ils sont entaches de ces deux vices irreme-
diables, d'ailleurs connexes : ils ne partent pas des
conditions actuelles pour Jes developper et ils intro-
duisent, dans une science qui ne Jes comporte pas, des
deductions a perte de vue ... Ainsi, au point de vue de
la methode, ii faut mettre sur le meme plan et le
socialisme communiste des ouvriers et le socialisme
passionnel de Fourier et le socialisme catholico-f6odal

I. R. VERRIER, op. cit., p. 20.


2. II s'agit de son ralliement a !'Empire, Apnel aux conser-
vateurs. Ce Comte-la est celui que Charles Maurras rcverera
toujours comme le prophete de la contre-revolution ...
LES ANNEES 1880 141

d'Auguste Comte'. » Pourtant en 1849, ii declarait:


« Quelques divergences qu'on remarque au sein du
socialisme, on peut Jes ramener sous deux chefs prin-
cipaux, on peut dire qu'il n'y a que deux socialismes.
L'un, disciple de l'economie politique bien qu'il la
maltraite, met au premier rang Jes reformes econo-
miques, organisation du travail, propriete, capital,
impot, et laisse subsister l'appareil theologique et meta-
physique qui enlace encore Jes esprits. L'autre, disciple
de l'histoire, et convaincu qu'il n'y a de reforme radi-
cale dans la chose que quand Jes esprits ont ete
radicalement reformes, veut faire, par rapport au chris-
tianisme, ce que le christianisme fit autrefois par
rapport au paganisme, et construire une doctrine qui,
rempla<;ant toutes Jes notions theologiques par des
notions positives, ait la meme efficacite sociale. C'est
a ce dernier socialisme, inaugure par M. Comte sous
le nom de philosophie positive, que j'appartiens' ».
A ce premier Littre (non encore echaude par le vent
du boulet, tout comme le Renan de l'Avenir de la
Science, de cette meme annee 1849) se rattache le
positivisme progresssite de Roberty et Pierre Lavrov.
Positivisme progressiste qui a surtout eu un succes
foudroyant dans !es annees 1867-1870, alors qu'on
croit, en Russie et en France, a une evolution liberale
des cesarismes en place (Alexandre II, le « liberateur
des serfs », Napoleon III qui accorde le « droit de
coalition» [de greve en fait ... ] aux ouvriers). Or c'est
a ce moment que parait Le Capital, tire a mille exem-
plaires, et pratiquement ignore du monde savant. Sauf,
justement, des jeunes-turcs du positivisme, attentifs a

I. Revue de Philosophie positive, 1870, p. 418.


2. Article du National, repris dans Fragments de philo-
soplzie positive et de sociologie contemporaine, p. 40 I.
142 LE MARXISME INTROUVABLE

tout ce qui pouvait venir contester Ieur theorie poli-


tique sur leur propre terrain : la Science. Roberty
publie done un article dans Ia Revue de Philosophie
politique, en janvier 1868, intitule « L'economie poli-
tique et Ia science sociale », qui est, a !'exception d'un
autre article paru en Russie ', le seul compte rendu
academique du Capital au moment de sa paruiion. On
y trouve une critique qui deviendra classique scion
laquelle Marx, qui se reclame « des methodes rigou-
reuscs de Ia science », s'inspire neanmoins d'une dialec-
tique « metaphysique » ; ii n'applique pas vraiment
Jes canons de la science inductive (c'est-a-dire la logique
de John Stuart Mill !), c'est au fond un disciple de
Proudhon, mais en beaucoup plus Jourd ... D'autre part
ii meconnait le role technique indispensable du capi-
taliste, qui est un cas particulier du... capital intel-
Jectuel, vrai moteur de I'histoire. Une thematique s'an-
nonce, qui par rintermediaire de Lavrov (devenu en
1870, a la mort de Herzen, le chef reconnu des revo-
lutionnaires russes antiterroristes, qui recusent Jes
methodes de Bakounine, de Netchalev, et de la Volante
du Peuple ') va reprendre racine au sein du mouve-
ment ouvrier, et nourrir la resistance au marxisme de
plusieurs generations d'intellectuels fram;ais. Venons-en
au plus important d'entre eux, dont le nom n'est aujour-
d'hui connu que de quelques erudits (ii ne figure pas
dans le Petit Larousse). Et pourtant !
1. L'article de Maurice BLOCK, un intellectuel d'origine alle-
mande qui renseignait Jes Cconomistes franc;ais ignares sur Jes
curieuses doctrines d'Outrc-Rhin. dans le Journal des econo-
mistes, est tardif (1872), ct releve surtout de la psychose d'apres-
Communc contre Marx et l"Internationale don! c ii tire Jes
ficelles >.
2. Sur taus ces problcmcs cruciaux (pour le destin ulterieur
du monde entier), je renvoic une fois de plus a L. Venturi (voir
bibliographie).
LES ANNEES 1880 143

Lucien Herr (1864-1926), comme tant d'autres


personnages essentiels de notre histoire, a disparu de
notre memoire collective, bien qu'il ait plus pese sur
Jes destinees de la III' Republique que Jes politiciens
ou Jes marechaux dont le nom est familier a chacun.
Les lignes qui vont suivre rendent compte, parfois sans
complaisance, de I' action politique et intellectuelle de
Herr, pendant sa longue carriere. Mais qu'on ne s'y
trompe pas ! Herr est un des plus grands personnages
de notre histoire intellectuelle, un homme d'une grande
stature morale. Aune epoque oil le seul fait de s'affirmer
socialiste dans l'universite pouvait etre une cause de
revocation immediate, ii n ·a pas craint de faire de la
Bibliotheque de !'Ecole normale, saint des saints de
l'Universite bourgeoise, un foyer de propagande « sub-
versive». Son role d'eveilleur, incarnation des vertus
Jes plus nobles du professeur de la III' Republique,
pedagogue infatigable des futurs pedagogues, d'un
desinteressement total, force !'admiration, meme si ses
opinions peuvent preter a discussion. On peut s'etonner,
le mot peut-etre n'est pas assez fort, qu'un individu
ayant assume un tel role historique, qui a pratiquement
forme le socialisme franc;ais pour des generations
(Jaures, Blum, Thomas), ne fasse jusqu'a ce jour
l'objet d'aucune recherche serieuse, alors que le
moindre politicien reactionnaire a son biographe.
Rester dans l'ombre, filt-ce de fac;on posthume, est
d'ailleurs dans le droit fil du personnage, dont la
< Carriere » tourne Je dos a J'ideaJ rec;u de l'intellectueJ
universitaire franc;ais. Rec;u (non sans ma!) deuxieme
a l'agregation de philosophie 1 , ii pose sa candidature

1. Toutes Ies c bizarreries >, tous Ies actes masques, les


conduites d'echec manifestes et repetitives. que rapoorte fide-
lement son biographe et ami Charles Andler, meriteraient a
144 LE MARXISME INTROUVABLE

au poste modeste (du moins par Jes emoluments) de


bibliothecaire de l'ecole, apres avoir fait le traditionnel
voyage d'Allemagne (aussi traditionnel a l'epoque que
le voyage aux Etats-Unis pour un polytechnicicn ou un
enarque d'aujourd'hui), mais aussi celui de Russie, qui
!'est deja moins, et dont on verra toute !'importance
pour la biographie intellectuelle de Herr. C'est done
en decembre 1887, apres une annee ou, selon Andler,
ii « disparait » et ne redige sans doute, contrairement
au reglement, aucun rapport sur sa mission, qu'il saisit
une occasion (le depart du bibliothecaire Alfred Rebel-
liau, distingue specialiste de Bossuet pour une chaire
en province) pour ecrire au Directeur de !'Ecole nor-
male, Georges Perrot, cette lettre etonnante que nous
reproduisons ici integralement d'apres Andler:

« Monsieur le Directeur,
« Je suis malheureusement d'une timidite inoule.
Yous me demandiez hier, avec votre infinie bienvcil-
lance, ce que je desire, ce que je reve. Ma v1s1tc
n'avait d'autre objet que de vous le dire, et je ne
vous l'ai pas dit.
« Yous le savicz deja. Je vous J'ai ecrit ii y a plus
de six mois. Tout mon reve, toute mon ambition,
c'est la bibliotheque de I'ecole. Lorsque je prenais
date, comme prctendant, dans une lettrc datce d'Al-
lemagne, je n'ai point obtenu de YOUS de reponse
sur ce point. Je n'ai pas ose insister. II a fallu
M. Boutroux, que j'ai entretenu de mes ambitions,
pour m'encourager a YOUS en repar!er.

elles seules une etude socio-analytique detaillee, tan! elles


semblent caracteriser jusqu·a ce jour un certain type de produit
du systeme universitaire fran~ais.
LES ANNEES 1880 145

« C'est la seule reponse que je desire, mais celle-fa,


je la reve et je la desire depuis des annees. Veuillez
prendre ma demande en consideration avec toute la
bonte que vous n'avez cesse de me temoigner. Je
vous le dit tres nai:vement, vous me feriez une peine
infinie en opposant a ma demande un refus catego-
rique. Si I' esperance n' est pas permise pour un
avenir prochain, laissez-la moi pour plus tard.
J'attendrai tres patiemment.
« J'ai peut-etre quelques titres. M. Rebelliau pour-
rait vous dire que je connais bien la bibliotheque,
et que je l'ai beaucoup pratiquee. Puis, comme je
nc considererais pas cette situation comme transi-
toire, mais bien comme definitive (souligne par
moi, D.L.) du moins pour de longues annees, j'accep-
terais volontiers d'entreprendre le long travail que
serait le remaniement du catalogue - chose que je
sais tres necessaire. Tout mon devouement est, ou
serait acquis d'avance.
~ Exigez-vous d'autres titres que ceux que je puis
avoir ? Si vous voulez absolument que mes theses
soient faites pour le jour ou Ia vacance serait decla-
ree, j'accepte !'engagement d'avance. y a-t-il d'autres
conditions que vous consideriez comme necessaires ?
J'y souscris d'avance ; je suis pret a tout.
« Yous sentez bien, Monsieur le directeur, combien
je desire serieusement Ia chose. Yous ne sauriez
croire le prix que j'y attache. Voila des mois et des
annees que je vis dans cette esperance. Je vous
demande, au nom de toute votre bienveillance a mon
egard, de ne pas me I'oter d'un mot. Je vous demande
de prendre ma demarche en consideration, et de
songer a mes intentions tres sinceres, vous le savez
bien, de travail serieux.
« Je me recommande a vous, avec confiance ; ma is
146 LE MARXJSME INTRO!NABLE

vous ne sauriez imaginer l'etat d'anxiete ou je suis


en attendant votre reponse.
« Veuillez croire, etc. »

Lucien HERR, 11, rue du Val-de-Grace. »

II y aurait beaucoup a dire sur le ton de cette mis-


sive, veritable appel de detresse d'un amoureux qui
tremble de se voir ravir, malgre tous ses efforts,
l'objet de sa Hamme. Simplement, la fiancee se trouve
etre la bibliotheque de !'Ecole. Difficultes a formuler
sa demande devant le « beau-pere », resolution inc-
branlable: « Je suis pret a tout», « J'attendrai >,
angoisse mortelle, tout semble davantage rappeler !es
« Souffrances du jeune Werther» que le «Bulletin
Officiel de !'Education nationale >. Mais la nevrose
du jeune philosophe alsaci~n ne nous interesse ici
que dans la mesure ou elle sera l'aiguillon imperieux
d'un destin Iourd de consequence sur la cristallisation
d'une forme de socialisme propre aux intellectuels fran-
t;:ais, forme qui n'est pas seulement, comme il se doit,
une constellation d'idees, mais aussi et surtout !'arti-
culation d'une certaine position universitaire et d'un
projet propagandiste fonde sur Ia selection d'une elite,
a Ia fac;:on de Lessing et des autres penseurs « mac;:on-
niques » du siecle des Lumieres.
Quoi qu'il en soit d' « un plan preconc;u » comme le
suggere Andler « pour Ia vie entiere > et qui reduirait
le paradoxe d'un homme « prct a tout » pour
« 4 000 francs par an », soit le salaire d'un instituteur
d'alors en fin de carriere, il faut bien admettre qu'en
obtenant le poste 1 Herr mettait la main sur un lieu
strategique tel qu'aucune chaire a la Sorbonne OU au

!. Ce qui une fois de plus faillit d'ailleurs ne pas se realiser ...


LES ANNEES 1880 147

College de France n'aurait pu en tenir lieu. La il put,


quarante ans durant, selectionner et former dans !'elite
deja fort ecremee de !'Ecole normale superieure, une
elite de !'elite, destinee a servir la Science et le Socia-
lisme (qui pour Herr comme tous ses lointains succes-
seurs n'ont jamais fait qu'un), qui dans les positions
de pouvoir intellectuel (chaires, maisons d'edition,
grands joumaux), qui sur la scene politique active 1 •
Le choix d'un tel type d'action ne repondait pas seule-
ment a la « timidite » de Herr, a un mepris stoi:cien
des feux de la rampe et des vaines gloires mondaines.
II etait profondement en accord avec une philosophie
de l'histoire positiviste, fondee sur la mefiance des
masses et la croyance dans la fonction quasi messia-
nique des « savants », au sens de Fichte ou de Saint-
Simon. Ses biographes Andler et plus recemment
G. Lefranc ont sans doute raison de voir fa le resultat
de !'influence exercee sur Jui par Jes populistes russes,
tant du temps de sa mission en Russie qu'a Paris. Mais
Jes theories de Pierre Lavrov (1823-1901), puisqu'il
s'agirait essentiellement de Jui, fonctionnent un peu
comme un souvenir-ecran, tant l'ideologie qu'il est
cense avoir enseigne a Herr plonge ses racines dans
le positivisme bien frarn;ais de Comte et le Littre. Qu'on
en juge d'apres ces extraits des aphorismes sur le « Pro-
gres intellcctuel et l'affranchissement de I'humanite ».
« L'Homme moyen » est « immobilise dans ses idees
et dans ses interets, Iorsqu'il est arrive a maturite » ... II
est « Un gachis illogique de traditions subies, de supers-
!. Sur tous ces points, ii faut lire, malgrc son delire evident,
le • renegat > Hubert BOURG IN, L' Ecole normale et la poli-
tique, reimpression 1970 avec noire preface, et le Socialisme
universitaire, 1942.
2. Dans le chapitre < Lucien Herr > de son Socialisme des
intellectuels, Paris, 1968.
148 LE MARXISME INTROUVABLE

titians dormantes, mais encore presentes et actives, de


volontes incoordonnees, d'aspirations contradictoires,
d'opinions successives, d'idees impuissantes a organiser,
a transformer le contenu confus et desordonne de sa
conscience et de son inconscient »... « L'immense
majorite des hommes se cramponnent aux institutions
existantes parce qu'ils ont peur de l'inconnu. Pendant
longtemps encore, le monde sera mene par un petit
nombre d'hommes ».
« Le progres n'est possible que par !'initiative des
generations plus jeunes, exigeant une adaptation plus
parfaite de la realite sociale a leur desirs nouveaux,
a Ieurs volontes et a leurs idees. »
Des idees neuves et fortes peuvent etre implantees
dans la conscience publique par des personnalites
energiques, orateurs ou theoriciens. Elles n'agiront pas
a « la maniere de premisses conscientes dont Jes
consequences logiques seraient peu a peu detruites par
un effort coherent de pensee ; mais a la fa~on de
centres lumineux, de points de tension, de motifs
impulsifs autour desquels la conduite, c'est-a-dire Jes
sentiments et !es idees, s'agregeront et s'organiseront
graduellement par le processus nature!, vegetatif de la
vie psychologique 1 ».
Voila une « theorie de l'apprentissage > appliquee a
l'humanite qui doit beaucoup a un darwinisme social
alors universellement dominant, jusque dans la social-
democratie « marxiste » allemande. Cependant, sous
le vocabulaire scientiste, on retrouve sans peine la tra-
dition qui de Leibniz a Renan fait de la Reforme intel-
lect11elle et morale la condition d'un progres pacifique
et d'un directoire spirituel plus ou mains occulte, son
instrument. Les ouvriers frarn;ais ne s'etaient gucre

1. Chaix d't!crits cite d'aprcs G. LEFRANC, op. cit., p. 90-91.


LES ANNEES 1880 149

laisse seduire, dans Jes annees 1840, par les multiples


freres precheurs d'un «Nouveau christianisme ».
L'ecrasement de la Commune crea une situation nou-
velle, en tuant pour longtemps avec Jes 35 000 martyrs
la confiance des proletaires dans leur auto-emancipa-
tion, et en les decapitant litteralement, par suppression
physique et par l'exil ou le ralliement aux groupes
republicains, voire nationalistes (le boulangisme ... )
d'une couche d'intellectuels organiques constituee par
quarante ans de luttes. La route est de nouveau libre
pour le « socialisme frarn;ais » des Brousse et des Malon
qui preconise la longue education des consciences
comme prealable a tout changement serieux. Or c'est a
ce parti du possible (!'impossible, le principe de plaisir,
l'assaut du ciel n'a-t-il pas ete tente en 1871 ?), le
parti des « possibilistes » que le jeune Herr adhere
en 1888, a son retour d'Allemagne et de Russie 1 •
Nous savons par ses biographes et par quelques-uns
de ses rares ecrits qu'il a ete de~u par la social-
democratie allemande et seduit au contraire par l'idea-
lisme historique de ces « amis du peuple » russe sur
lesquels un jeune etudiant nomme Oulianov se prepare
a se faire les dents. Aux antipodes des conceptions de
Marx et de la gauche de feu la premiere Internationale
(Varlin, le « Parti d'Eisenach » de Bebe! et Liebknecht,
I. On rappclle souvent, avec une insistance qui laisserait
supposer un paradoxe, que Lucien Herr, J'intellectucl dans sa
tour d'ivoire s'il en fut, a ete membre de la scission de 1891
jusqu'a !'unification socialiste de 1901 du parti « allemaniste.,
le P.O.S.R .. le plus ouvrieriste des groupes socia!istes. L'expli-
cation tient pourtant en un mot : toute la federation parisienne
possibiliste etait passee au P.O.S.R. qui du reste restait thfo-
riquement sur des positions municipalistes plus que revolu-
tionnaires ; de toute fa~on le souci de Herr fut touiours de ne
pas ~ se coup:r des masses ~. matiere indispensable d'un progres
de I Humamte, dont Jes intellectuels sont la force informante.
150 LE MARXISME INTROUVABLE

avant la fusion de 1875 avec !es lassalliens), le jeunc


theoricien de la rue d'Ulm soutient (ct il preche
d'exemple) une rigoureuse division du travail, au sein
meme du mouvement socialiste, entre !cs ouvricrs, qui
menent la lutte sur !es lieux de la production, lutte dont
le couronnement est la greve generale ', et Jes intel-
lectuels qui preparent I' « affranchissement spirituel >,
le seul qui vaille, en bonne doctrine positiviste. Voila
done Herr installe comme suivant un plan muri de
longue date, dans la double position de bibliothecaire
de !'Ecole normale et de militant de base du V' arron-
dissement. Car, et cela vaut que !'on s'y arrete, le jeune
agrege ne semble nullement chercher a compenser la
mediocrite de sa situation universitaire par une ecla-
tante carriere politique. Non. ii est fort assidu aux
reunions du Parti, ii anime des « groupes d'etudes » ou
!es jeunes intellectuels revolutionnaires du quartier
Latin travaillent avec des ouvriers, en se protegeant
par des pscudonymes de la surveillance policiere. Herr
fait d'ailleurs a !'Ecole montre d'une prudence qui nc
renvoie pas seulement a quelque manic du secret et
de la clandestinite. En ces annees ou la Commune est
encore un evenement tres proche, l'Etat ne badine pas
avec ses fonctionnaires convaincus de sympathies trop
actives pour la subversion... Mais !es ambitions du
jeune bibliothecaire sont aussi demesurees, en appa-
rence, que l'obscurite qu'il a deliberement choisie est
totale '. Fidelc en effet a la theorie mcssianiquc des

I. Sur Herr partisan de la grcve generale, cf. Andler, p. 91.


2. « II ne faudrait pas croire que tout cela fut connu des
eleves de !'Ecole. Herr, derrii:re le bureau de sa Bibliotheque,
restait impenetrable. II lallait etre entre tri:s loin dans son
intimitc pour qu'il s'ouvrit a vous de ses opinions politiques
et sociales. II ne le faisait pas sans s'etre assure au prealable
des v6tres ... > (Andler, p. 95).
LES ANNEES 1880 151

« personnalites energiques » extraites de la masse par


une selection impitoyable, ii ne reve pas moins que
« d'amener au socialisme !es chefs republicains !es
plus hardis, et d'abord Clemenceau qu'il admirait ... ' ».
Naivete de clerc coupe des realites politiques ? Ne sou-
rions pas trop vite ; certes Georges Clemenceau n'est
pas entre dans l'histoire comme un parangon du socia-
lisme, mais on peut mettre au credit de Herr une
« conversion » qui au depart n'etait pas plus evidente :
Jean Jaures. Et ce n'est qu'un grand nom parmi beau-
coup d'autres. Etant donne cependant !'importance de
Jaures dans Jes destins du mouvement ouvrier frangais
et dans l'Histoire tout court, nous allons nous arreter
plus qu'allusivemcnt sur les rapports Herr-Jaures qui
sont emblematiques quant a ces deux problemes si
negliges d'ordinaire, sauf par quelques polemistes
d'extreme-droite OU une poignee d'erudits etrangers:
!'Ecole normale dans la politique, l'ideologie positiviste
dans le mouvement socialiste.
Issu d'une famille bourgeoise de « blancs » du Midi
en deconfiture (son pere, apres des tentatives malheu-
reuses pour faire des affaires a Castres, avait fini par
s'installer sur un petit domaine agricole; rien a voir,
comme le rappelle justement G. Lefranc, avec le « fils
de pauvres paysans » de la legende !), Jean Jaurcs etait
de cinq ans l'aine de Herr. Bien plus que ce demier,
dont nous avons pu soup<;onner !es difficultcs a
s'adapter a certaines servitudes du « cloitre de la rue
d'Ulm », il est le normalien-type, adepte enthousiaste
de !'institution qui lui assure des horizons inespcres
dans la mediocrite du college de Castres. II est d'ail-
leurs entre « cacique » de sa promotion en 1878,
promotion qui comprend pourtant dans ses rangs un

I. Op. cit., p. 95.


152 LE MARXISME INTROUVABLE

Henri Bergson... II adresse en qualite de cacique-


general le discours suivant (le l'' janvier 1881) a Fustel
de Coulanges, directeur de !'Ecole, discours qui cons-
titue une veritable quintessence de l'ideologie norma-
lienne, meme si elle ne s'exprime plus depuis avec la
meme candeur ' : « ... L'Ecole est comme une grande
association d'esprits qui, tous ou presque tous, ont leur
forme distincte et leurs gouts particuliers ; par un
commerce quotidien et des comparaisons involontaires,
ils s'eveillent au sentiment d'eux-memes, de leurs ten-
dances propres et de leurs ressources originales, et en
meme temps le besoin nait en eux de se repandre au
dehors, de rallier a leur gout, a leurs idees, a leurs
admirations, a leurs dedains !es autres esprits, c'est
des !ors une Jutte incessante et joyeuse, un travail quoti-
dien de conversion et de conquete ou ii n'y a ni vain-
queur ni vaincu, mais d'ou toutes Jes intelligences
sortent plus larges et comme agrandies des intelligences
voisines. »
Chez ce jeune homme de vingt-six ans, tout est du
reste a l'avenant de ce conformisme que ne semble
effleurer aucun doute : admiration pour Jes grands
hommes tutelaires de la Republique (Gambetta, Ferry),
application a la rhetorique litteraire la plus tradition-
nelle (redaction d'un memoire sur Madame de Sevi-
gne ... ), aspiration a la consecration du hon eleve (ii
songe a postuler !'Ecole d' Athenes). Finalement, ii est
vrai. le jeune agrege de philosophie s'oriente vers
!'action politique, parallelement a la Carriere de profes-
seur qu"il entreprend a Albi. Est-ce it la suite d'une
deception d'ordre prive ', ou plutot une prcuve supple-

I. Vair cependant le livre d"Alain PF.YREFITTE, Rue d'Ulm,


oll I'on retrouve presque littCralement les mt'.:-me<; formule<o.
2. Comme le suggerent plusieurs de ses biographes.
LES ANNEES 1880 153

mentaire d'adhesion a la structure profonde de !'institu-


tion, dont tout conduit a penser qu'elle est avant tout
!'instrument de selection d'un personnel politique de
type nouveau, correspondant aux fameuses « couches
nouvelles » dont Gambetta annom;ait en 1872 l'ave-
nement '. Quoi qu'il en soit, !'engagement politique tel
que Jaures le com;oit vers 1882 n'a rien de tres fracas-
sant : un vague lalcisme qui ne se situe meme pas a
l'aile gauche, alors tres remuante, de la famille poli-
tique radicale, Jui tient lieu de programme, et le projet
de se presenter un jour a la deputation, de perspec-
tive d'action. A la fin de 1883, s'il choisit comme sujet
de these complementaire (en lat in, comme ii se doit...)
Jes « Origines du socialisme allemand », ii ne faut pas
y voir une preuve d'attirance vers l'ideologie « collec-
tiviste ». L'actualite explique surtout l'engouement,
general alors, pour Jes problemes du socialisme d'outre-
Rhin, pourchasse physiquement par Bismarck (la pros-
cription de la social-democratie a dure de 1878 a 1890)
et refute par une foule de publicistes, aussit6t traduits
en France. Dans la preface a une edition de ses dis-
cours parlementaires, !'ex-« charge de cours » a la
Faculte des Lettres de Toulouse decrit ainsi cette pre-
histoire de son evolution intellectuelle : « Pour moi
dans mes premieres annees d'etudes, j'avais ou pressenti
OU penetre tout le socialisme, de Fichte a Marx, et je
ne savais pas qu'il y avait en France des groupements
socialistes, toute une activite de propagande, et de
Guesde a Malon, une rivalite de ferveur sectaire ...
Quand je suis entre au Parlement, a vingt-six ans, je
puis dire que je sortais du College. Car dans notre pays
ou ii n'y a rien de semblable a cette aristocratie anglaise

I. Voir notre introduction a la reimpression du livre de


H. BouRGIN, De Jauri!s cl Blum, Publications Gramma, 1970.
154 LE MARXISME INTROUVABLE

qui propage la culture politique en tous Jes milieux ou


ses fils sont appeles, !'Ecole normale et l'Universite sont
presque un prolongement du College. C'est comme un
internat intellectuel, anime parfois d"une merveilleuse
effervescence d'idees, et d"ou !'esprit se passionne pour
le mouvement du monde, mais ou ii n'est point averti
par le contact immediat des hommes et des choses.
Dans Jes esprits ainsi prepares Jes informations Jes plus
subtiles parfois et Jes plus profondes se juxtaposent
aux plus singulieres ignorances. >
Merveilleuse et lucide phenomenologie de !"ethos
normalien, qui rappelle d'irresistibles associations pour
qui a pratique tant soit peu ce milieu ! De son propre
aveu, l'universitaire anticlerical qui se fait elire en 1885
sur une liste de centre gauche, et commence a ecrire
dans la puissante Depeche de Toulouse, ignore tout du
mouvement ouvrier reel, meme s'il est feru de « socia-
lisme philosophique » comme la plupart des intellectuels
europeens de sa generation. A la chambre, son activite
oratoire n'excede pas alors Jes limites d'un Jiberalisme
eclaire, meme lorsqu"il s'agit de poser la «question
sociale » «au profit du travail». Aux elections de 1889,
la vague boulangiste l'emporte' et ii retourne a ses
cheres etudes, en !'occurrence a la Faculte des Lettres
de Toulouse, ce qui lui donne le loisir de terminer
ses theses (la principale portant sur la « realite du
monde sensible »... ). II continue trois ans durant a
manifester au socialisme organise une nette repulsion,
tout en avouant une sympathie qui ne !'engage pas au
« socialisme frarn;ais » de tradition reformiste : Louis
Blanc, Proudhon. La Revolution fram;aise, pour
laquelle ii aura toute sa vie un culte lyrique, ne

I. Pour plus de details sur la biographic de Jaures, se reporter


au travail exhaustif de H. GOLDBERG, Jaures, A. Fayard, 1971.
LES ANNEES 1880 155

« contient-elle pas > d'ailleurs « le socialisme tout


entier » ? (Depeche de Toulouse, 22 octobre 1890).
Pourtant, davantage que la comptabilite des concepts,
la « realite du monde sensible » va precipiter une reeva-
luation lourde de consequences. La crise boulangiste,
redoutable rcvelateur de Ia misere ideologique en milieu
republicain, voit certains membres de Ia famille radi-
cale se precipiter dans !es plus aventureuses collusions
avec Ia droite nationaliste et antisemite, d'autres se
precipiter aux avenues du pouvoir sous pretexte de
defense republicaine.
Jaures est trouble, ebranle. Est-ce Ia Jes heritiers
de Ia Grande Revolution ? A ce moment decisif inter-
vient notre ermite de Ia rue d'Ulm. En guidant Jes
lectures de Jaures pour l'achevement de sa these (sur
Les Origines du socialisme allemand), ii l'initie au
socialisme, a son socialisme, et rend ainsi une perspec-
tive politique a !'ex-depute dec;u par Ia pusillanimite
des republicains bourgeois. « Durant cette pause cru-
ciale (ete 1889 - juillet 1890), ii se Iia d'amitie avec
Lucien Herr, de cinq ans plus jeune que lui... En 1889
done, Jaures fut entraine a etudier Marx surtout, mais
aussi !es penseurs socialistes en general. Au cours d'une
discussion memorable, qui dura « presque toute une
nuit », Jes deux hommes mirent leurs idees a nu 1 •
Convaincu par Herr, Jaures franchit definitivement
le pas, ii s'affirme socialiste, et du meme coup precise
sa position concernant Marx: « (ce que j'admire) dans
nos camarades socialistes allemands, c'est Ieur attache-
ment a Ia theorie. Ils se sont penetres de Ia pensee de
Marx et de Lassalle... Le socialisme all em and n 'est
done pas une coalition vague de mecontentements et
d'appetits; ii represente une doctrine, une idee, et cette

I. GOLDBERG, op. cit., p. 79.


156 LE MARXISME INTROUVABLE

idee descend dans !es foules » (Depeche de Toulouse,


25 mai 1890). Ace moment done, le jeune professeur,
qui annote !'edition allemande du Capital et semble
fascine par la social-democratie allemande, n'a pas
encore choisi sa voie dans le socialisme, malgre !'in-
fluence determinante de Herr (nouvelle preuve d'ailleurs
de la largeur de vues de ce dernier, qui sait nc pas
rccruter pour sa «boutique », mais pour le Socialisme
en general). Fait peu note 1 , ii penche un moment vers
le P.0.F. de Guesde, dont ii rec;oit !'investiture, lors-
qu'au debut de 1893, ii tente (avec succes) de revenir
au Parlement en se presentant au siege de Carmaux,
Iaisse vacant par le deces du marquis de Solages. En
septembre 1874, ii est au Congres guesdiste de Nantes,
et preside meme le ce!ebre debat sur Ia greve generale
auquel participent Briand et Pelloutier. Comme tant
d'autres, ii sera decourage par le sectarisme du P.0.F.
et passera aux « independants >. Sans pourtant renier
son admiration pour Marx, qu'il tiendra toujours pour
un genial theoricien de !'exploitation capitaliste.
Fidele disciple de Herr, ii recuse en revanchc le
materialisme historiquc clans son ensemble, qu'il
appelle d'ailleurs (comme Lafarguc) « matcrialisme
economique ». II se plaira toujours a souligner que
Marx lui-meme s'enferre dans Ia contradiction : « Mais
pour revenir a la question economique, est-ce que Marx
Iui-meme ne reintroduit pas clans sa conception histo-
rique I'idec, la notion de !'ideal du progres du droit ' ? »
Done, sans rejeter le marxisme, Jaures tente de l'in-
tegrer clans Ia tradition franc;aise. En theorie comme
en politique et en histoire, ii est l'homme de I' « Aufhe-
bung » permanente.
I. Sauf par LEFRANC, op. cit., p. 26.
2. /dealisme et materialisme dans la conception de /'Histoire,
Spartacus editions, p. 18.
LES ANNEES 1880 157

Dans Jes annees qui suivent (nous le retrouverons


sous peu, toujours en compagnie de Herr), ou s'affirme
de Carmaux 1892 a Carmaux 1895 son destin de tribun
populaire, jusqu'a son regne de dix ans (1904-1914)
sur le mouvement socialiste, ii ne cessera Jui qui ne .>e
reclame pas de l'orthodoxie marxiste, de l'etudier dans
son actualite vivante, c'est-a-dire allemande. En 1911,
ii expose devant Ia Chambre des deputes meduses Jes
theses toutes nouvelles de Hilferding sur le Capital
financier: en 1912-1913, annote I' Accumulation du
Capital de Rosa Luxemburg; et ne parlons pas de
sa connaissance de l'reuvre de Kautsky, son grand rival.
Mais !'orientation meme de ces lectures montre que
tout un pan de I' reuvre de Marx Jui est etranger : sa
theorie politique. C'est qu'il n'en a pas besoin. Ne
dispose-t-il pas de !'experience de la Revolution fran-
~aise, dont l'etude tient lieu de toute theorie politique
revolutionnaire. II s'en fera done l'infatigable histo-
rien 1 • Herr est aussi passe par Ia.
« Les jacobins n'ont pas ete assez jacobins. »
Formule cle de la philosophie politique de Herr, qui
est aussi le motto de Jaures. Positiviste d'extreme-
gauche, le bibliothecaire de !'Ecole normale regarde
avec nostalgie vers !'an II, quand Robespierre insti-
tuait de concert Jes decrets de Ventose ' et le culte de
l'Etre Supreme. Le triomphe, meme momentane, de la
volonte d'une poignee d'intellectuels pauvres et « incor-
ruptibles " (Jes jacobins) sur la force des choses l'obsede
visiblement. II partage leur mepris hautain pour !es
contingences economiques et, malgre son admiration
I. L'Histoire socialiste de la Revolution franqaise sera un
moment decisif pour l'historiographie de gauche, de Mathiez a
Soboul en passant par G. Lefebvre.
2. Dccrets visant a repartir entre Jes < indigents > une part
des biens confisques aux emigres.
158 LE MARXISME INTROUVABLE

affichee pour Marx, ii ne depassera jamais le niveau, en


ce domaine, du reformisme autoritaire des Fabiens
anglais, ou, pire, de l'utopie du « produit integral du
travail », due au marginaliste autrichicn Menger. Mais
!es Robespierre et !es Saint-Just ont ete insuffisamment
theoriciens, a Ieur corps defendant. « Ce qui a le plus
manque aux hommes de la Convention, c'est precise-
ment Ia doctrine. Ces J acobins furent insuffisamment
jacobins, vecurent de luttes et d'expedients au jour le
jour, sans intention, sans conduite systematique, sans
avoir jamais le loisir necessaire pour songer a une reor-
ganisation, a un plan. Us n'cn avaient, au reste, ni la
volonte, ni la capacite '. » Voila qui est clair. Que de
nouveaux jacobins se !event pour conduire la Jutte
pour l'Etat avec « doctrine », « intention», « conduite
systematique », qu'ils aient «le loisir necessaire pour
songer a ... un plan », et ii n'y aura pas de nouveau
Thermidor. L'aspect dictatorial, « terroriste > du jaco-
binisme ne fait pas ciller le timide normalien, qui sait a
quoi s'en tenir sur la lenteur du progrcs culture! des
masses. « Longtemps encore, force necessaire parce
que habitudes vigoureuses : le paysan de Tolstoi qui
refuse !es ame!iorations offertes. Longtemps encore peu
de gens devront mener le monde '. > Quand de nou-
veaux jacobins auront effectivement fait la revolution
pour liberer « le paysan de Tolstoi >, beaucoup
d'hommes formes par Herr, sinon Herr lui-meme,
accueillcront l'evenement d'enthousiasmc ', se montrant
consequents avec l'idec qu'ils s'etaicnt forgee de Ia
I. Le Progres intellectue/ et faffranchissement, dans Choix
d'ecrits, tome II. p. 43.
2. Ibid., p. 45.
3. Herr accueillit avec faveur la revolution d'Octobrc, mais
refusa de suivre Jes partisans de la troisicme Internationale et
soutint son disciple L. Blum.
LES ANNEES 1880 159

revolution sociale. Le bolchevisme de beaucoup d'intel-


lectuels frarn;:ais, surtout entre !es deux guerres, doit
beaucoup au neo-jacobinisme de Herr, comme au
robespierrisme d'un Albert Mathiez, lui aussi grand
sovietophile malgre sa formation radicale. 11 faut aussi
signaler, pour en finir avec Jes curiosites piquantes de
l'histoire, que Herr avait appris le russe et jouissait
d'une grande influence chez !es exiles antitsaristes de
Paris. « Les milieux revolutionnaires et progressistes
russes de Paris le connaissaient tous. Pierre Lavroff,
Boris Melikof, Roubanovitch, !es principaux exiles du
Parti socialiste revolutionnaire russe l'ont connu. Pierre
Struve, Milioukoff et d'autres refugies liberaux lui
doivent beaucoup plus qu'on ne croit, et peut-etre qu'ils
ne croient. II se peut bien qu'en ces annees la notoriete
de Herr ait ete beaucoup plus grande en Russie qu'a
Paris meme ... 1 » Herr mentor de Pierre Strouve, le
marxiste legal pourfendu par le jeune Lenine, puis le
ministre reformateur du Tsar, cela fait rever ...
L' Affaire Dreyfus, si elle ne va pas vraiment hisser
Herr aux feux de l'actualite (nous savons que ce ne fut
jamais son desir), va tout de meme le jeter dans la
melee et lui permettre d'exercer ses talents d'eminence
grise du socialisme frarn;ais. Mais auparavant, ii y
aura eu !'episode de la Revue de Paris. La Revue de
Paris, ii l'origine «salon des refuses» de la toute-
puissante et archi-academique Revue des Deux-Mondes,
peut etre consideree a bon droit comme une premiere
ebauche de ce qu'allait devenir, quelque douze ans
plus tard, la Nouvelle revue fram;aise. La Revue de
Paris fit connaitre toute une pleiade d'ecrivains nou-
veaux. Elle consacrait la gloire des plus jeunes acade-
miciens. Maurice Barres fut invite a decrire son auto-

l. ANDI.ER, op. cit., p. 105-106.


160 LE MARXISME INTROUVABLE

biographie dans le roman qui s'est appele /es Deracines;


et ii n'a pas ete sans s'arreter souvent au cabinet du
secretaire qui Jui posait des questions familieres :
« Expliquez-moi ce que vous appelez le nationalisme. >
Romain Rolland, jeune talent d'une fougue contenue,
taciturne et orgueilleuse fut amene par Herr' ... Dans
!'organisation de ce nouveau pouvoir litteraire devoue
a la Republique (et non au Vatican, comme dit Andler),
l' Alsacien d'Ulm occupe, ce qui n'etonnera plus main-
tenant, un poste mineur : Secretaire de redaction. Mais,
on l'aurait parie ... « Herr prit tout de suite a la Revue
une importance bien superieure a ses fonctions 2 >,
« ii y devenait peu a peu une puissance. Aux heures
de difficulte, le Comite des directeurs ne prenait aucune
decision sans que Herr fUt present aux deliberations ... >.
Lavisse a defini noblement, a Ia mort de Paul Calmann,
comment, d'accord avec ce dernier, ii etait entre dans
Ia maison, « non pour faire une affaire, mais pour
realiser une a:uvre ». Pour cette a:uvre, Herr a ete dix
ans son bras droit ; et ii a ete pour nous une garantie
de liberte dans un organe puissant de Ia bourgeoisie 3 • »
Une autre bataille se dessine pour Herr et ses amis
qui, dans l'ete de 1897, acquierent la conviction que la
condamnation, comme espion allemand, du capitaine
Alfred Dreyfus repose sur une monstrueuse machina-
tion antisemite, soutenue par l'etat-major. « Quand
il se trouva en presence de la resistance forcenee de
l'etat-major et de sa presse, nous le vimes dechaine;
et ce fut un beau spectacle. >
L' Affaire Dreyfus est le moment culminant de Ia
vie de Herr, son moment heroique, ou il prouve ce
que peut un puissant esprit, sans moyens materiels, par
I. ANDLER, op. cit., p. 107.
2. Ibid., p. 106.
3. Ibid., p. 109.
LES ANNEES 1880 161

la seule vertu de la verite, apen;;ue par la raison critique,


tenacement defendue par une conscience intraitable, et
par une volonte passionnee. II fallait qu'a !'Ecole nor-
male meme ii fUt taciturne. Au-dehors ii se depensait
d'autant plus febrilement. II n'eut pas de peine a faire
de nous tous des dreyfusards. Nous l'aurions suivi par-
tout. Nous ne savions pas du tout ce qui nous attendait.
Plusieurs d'entre nous etaient deja charges de famille.
La revocation peut-etre nous mena9ait. Les plus jeunes
surtout n'etaient pas surs du Iendemain, si on Jes
frappait ... Herr reunit ainsi la premiere liste de signa-
taires, ou, usant de notre droit constitutionnel de peti-
tion, et nous autorisant, non de noire fonction, mais de
notre simple titre d'agreges, nous demandions aux
Chambres de mettre le gouvernement en demeure ...
Ce qu'il y eut de plus touchant, c'est l'elan des e!eves
de !'Ecole. Ils savaient la gravite de l'heure. Herr ne
les influen<;;ait pas. Jamais il n'a exerce de pression
sur personne. II laissait parler celui qui venait s'ouvrir
a lui, essayait de bien le comprendre. Un ami presen-
tait le nouveau venu, avec des paroles qui signifiaient :
« II a nos idees ... ' »
Dans la tempete, l'idealisme moral de Herr, reincar-
nation etonnante du Voltaire des affaires La Barre,
Calas ... fait done merveille. L'Ecole normale superieure
aussi, comme quartier general de Ia Republique laique,
a l'heure OU tout semble abandonner la <: gueuse ».
Que font alors !es marxistes patentes ? II faut le savoir,
pour saisir a quel point l'antimarxisme fran9ais a pu
se sentir rassure de lui-meme au sortir de ce moment
de verite. Les guesdistes ne veulent pas se meler
d" « une querelle entre deux clans bourgeois >. Bien
mieux verifiant raxiome que « l'antisemitisme est le

I. Op. cit., p. 118-119.


162 LE MARXISME INTROUVABLE

socialisme des imbeciles » (Bebe!), leur presse se


demarque ma! des diatribes drumontesques contre Jes
banquiers juifs. Leurs camarades d'outre-Rhin Ieur
emboitent le pas. « Wilhelm Liebknecht, avec la bruta-
lite inintelligente a laquelle ce vieux lutteur n "etait que
trop sujet, Jes approuvait. Ces socialistes allemands ne
s'apercevaient pas qu'en refusant de nous aider a sauver
Dreyfus, ils se rangeaient du cote de Schlieffen et de
Schwartzkoppen, qui refusaient des eclaircissements
par raison d'etat 1 • » Faillite de la deuxieme Inter-
nationale qui en laisse presager d'autres. Force est
d'admettre que ce sont ici les reforrnistes Herr et
Jaures (pour lui aussi, nous le verrons, r « Affaire »
est le grand toumant de sa carriere) qui ont sauve
l'honneur, en n'oubliant pas le principe de Marx, qui
sera aussi celui de Lenine, qui veut que le proletariat
prenne en charge toute lutte democratique susceptible
d'enfoncer un coin dans l'ordre etabli.
L' Affaire Dreyfus conclue pour l'essentiel, Herr ct
son «plus fidele compagnon <l'armes » d'alors, Charles
Peguy, decident de passer a des formes d'action moins
militaires. Le projet d'un hebdomadaire echoue. II est
pourtant tres instructif de se reporter a Ia Iiste des
collaborateurs pressentis. Citons :
1° Dans le comite de redaction, Andler, Leon Blum,
l'historien Seignobos, !'economiste Simiand et Herr
Jui-meme.
2' Une equipe d'enqueteurs parmi lesquels l'helle-
niste Victor Berard, l'historien Hubert Bourgin, Paul
Dupuy, secretaire general de l'E.N.S., Jes sociologues
Paul Fauconnet, Henri Hubert et Marcel Mauss,
Charles Peguy, etc.
3' Pour la rubrique Litthat11re: Andre Gide,

I. Op. cit., p. 120.


LES ANNEES 1880 163

Bernard Lazare, Levy-Bruh!, Daniel Halevy, le lin-


guiste Ferdinand Brunot, etc.
4" Pour Ia rubrique A rt : Emile Male.
5" Pour Ia rubrique Science: Tannery, Painleve,
Le Dantec, Couturat, etc.
6° Pour la rubrique Geographie: Vidal-Lablache, etc.
Un Gotha semblable de I'Universite et de la Culture
frarn;aisc ne se cornmente pas 1 ! « Nous n'avons pas
de dogmes. Nous, nous pensons que le monde s'ache-
mine a une renovation essentielle, que cette renovation
portera sur Jes bases memes de !'existence sociale, sur
Jes fondements de Ia conscience humaine et nous avons
une foi identique en l'elargissement et l'affranchisse-
ment des consciences, en l'avenement d'une humanite
juste 2 • » Les resonances positivistes et renaniennes
sont manifestes ; mais l'idee selon Iaquelle une
« reforme intellectuelle et morale», une revolution cul-
turelle en somme, doit etre au centre des preoccupa-
tions d'intellectuels socialistes devait influencer pas
ma! de monde, y compris Sorel et Jes syndicalistes
revolutionnaires. Gramsci, grand observateur dans sa
jeunesse universitaire du socialisme fran9ais. cite d'ail-
Ieurs Herr a plusieurs reprises dans ses Cahiers de
Prison. La scandaleuse meconnaissance de Ieur propre
pays par ceux qui pretendaient le changer devait cesser.
C'etait Ia tache pratique prioritaire pour Jes collabora-
teurs de La Semaine (titre de l'hebdo projete). Cela
rappelle furieusement Ia boulimie d'enquetes des jeunes
althussero-maoYstes de 1966-1967. Qu'on en juge:
« L'affaire Dreyfus nous apprenait que le pays le plus

1. En 1939, le P.C.F. realisera le projet de Herr, avec la fon-


dation de La Pensee. Du mains en ce qui concerne !'implan-
tation d'un organe dans l'institution universitaire.
2. Prospectus inaugural, cite par G. LEFRANC, op. cit., p. 98.
164 LE MARXISME JNTROUVABLE

difficile a connaitre, le moins connu, etait Ia France.


Dans Jes mois ou elle venait puissamment a nous, par
sa presse provinciale Ia plus obscure, nous allions deses-
perer. Herr pensait que parmi Jes plus modestes d"entre
nous, petits professeurs, instituteurs, ouvriers, mede-
cins, qui avaient a creur le bien public, on trouverait un
effectif nombreux et devoue d' observateurs romp us
aux bonnes methodes. On pourrait pour la France
decrire I'organisation et la force des partis ; le pouvoi r
du clerge, ses couvents, sa fortune immobiliere, ses
etablissements d'instruction. ses procedes de propa-
gande par Jes journaux et la predication. Le pouvoir
de !'argent, que nous subissions si durement jusque
dans nos tentatives de propagande. on pouvait !'ana-
lyser ; decrire la repartition de la propriete, l'ctat de
la fortune immobiliere, I'immensite de I'hypotheque qui
pesait sur Jes paysans ; Jes conclusions de I'industrie et
du pouvoir politique, la force des syndicats patronaux,
de la speculation financiere, des operations de bourse.
Pour le travail, ii ne fallait pas moins une carte du
cout de la vie et des salaires par regions, un releve des
causes de misere, une description de !'organisation
syndicale, de ]'organisation et de la propagande
ouvrieres... Cet immense programme, Herr le savait
inexecutable. l\fais ii valait mieux y travailler par
fragments que de Jaisser <lurer, parmi Jes jeunes. le
sentiment ancien de leur impuissance ...
« Nous voudrions qu'il y eut bientot en France une
cinquantaine d'hommes jeunes et actifs, directement
associes a notre reuvre ... »
Le grand dessein echoua, d'abord parce que !es fonds
recueillis furent insuffisants (une malheureuse tentative,
due parait-il a Herr Jui-meme. d'arrondir le pccule d'un
mecene en Bourse tourna a la catastrophe !), ensuite
parce qu ·une tare permanente du mouvement revolu-
.ES ANNEES 1880 165

.ionnaire en France est bien, comme le rappelle perti-


1emment Andler, imputable « a cette persistance des
,;ieilles methodes, qui ne savent pas que !'insurrection,
.'affranchissement, c'est d'abord la critique informee 1 • »
Apres !'episode Millerand, ou Herr dut depenser
:oute son intelligence et tout son prestige pour sauver
raures d'un tres mauvais pas', le bibliothecaire infati-
~able se lance dans une nouvelle aventure qui. elle,
iboutira a des resultats concrets. La encore ii aura Peguy
iour principal lieutenant '. Un jour ii (Herr) rencontra
Peguy, qui Jui dit : « Je vous annonce que je me marie.
\fa femme a trente mille francs de dot que j'emploie
t acheter une librairie. » L'oncle d'Amerique, le
necene attendu, depuis Fourier, par tous !es utopistes
!tait enfin materialise. II fallut tout de meme attendre
un peu, le temps que Peguy, malgre Jes paternelles
nises en garde de son maitre, ait mis sa societe au bord
:le la faillite. Peguy accourut chez Herr en disant : « II
faut que vous me sauviez !. .. on trouva done de !'argent,
mais pour fonder la Societe nouvelle de librairie et
~/'edition, 17 rue Cujas.» Un camarade de Peguy
« plein d'admiration pour Jui» consentit a servir de
Jrete-nom pour ce qui allait done entrcr dans l'histoire
;omme la « Librairie Bellais » '.
I. I bid.. p. 140.
2. En 1899 le cabinet de « ddense rcpublicaine > const1tue
par Waldeck-Rousseau comprend, pour la premiere fois en
Europe, un ministre socialiste, ami de Jaures, A. :\iillerand.
Jaures, sans approuver totalement !'attitude de Millerand,
refuse son exclusion, et se voit mi".' en accusation par 1es gues-
distes et blanquiste•.
3. Peguy a rcndu compte de cettc periode de sa vie dans
Notre jeunesse, editions Gailimard, • ldees >, 1967.
4. Voir. pour une version plus malveillante des evenements,
le Socialirme universitaire, de Hubert BouRGIN, dcvenu pt!tai-
nistc, 1942.
166 LE MARXISME INTROUVABLE

Mais une autre influence devait se substituer a celle


de Herr. Peguy se lie avec Georges Sorel, devient
bergsonien, puis neo-catholique, nationaliste.
ll est aujourd'hui de bon ton de parer !"auteur de
Jeanne d'Arc de toutes Jes vertus de gauche, quc
dis-je, gauchistes 1 ! Citons done Peguy, ce malheu-
reux calomnie : « On peut dire que dans le monde
moderne Jes Frarn;ais sont Jes representants eminents et
peut -etre !es seuls de la race chevaleresque ... et que Jes
Allemands sont !es representants eminents et peut-
etre Jes seuls de la race de domination ... Jamais l' Alle-
magne ne referait une France. C"est une question de
race ... Et c'est encore pour cela qu'aucune veritable
philosophie de la liberte, ni meme aucune pensee de la
liberte n'a pu naitre en Allemagne. Ce qu"ils nomment
liberte, c'est une bonne servitude. Comme ce qu'ils
nomment socialiste, c'est ce que nous nommons un
pale centre-gauche. Et ce qu'ils nomment revolution-
naire, c'est ce que nous nommons ici un bon conser-
vateur '. » Voilil pour Jes Allemands, et leur socia-
lisme d'esclaves ; et voici nommement pour le
marxisme : « Autant Jes exces de certains marxismes
ou de certains marxistes sont non avenus dans des
<lomaines reserves, philosophie, art. science, morale,
culture, enseignement. et d'autres, autant la domination
de l'economique est lourdement vraie de tout ce qui
est commun, de tout ce qui est moyen, ou bas. de toutc
la masse, de toute la foule, de presque tout ce que Jes
sous-prefets nomment le peuple 3 • »
I. Vair pour s'en convaincre, l'anthologic, extraor<linaire~
mcnt tendancieuse par sa presentation comme par le choix des
textcs parue en 1973 sous le titre fracassant Pt!guy tel qt/on
/'ignore, • Idees >. Gallimard.
2. Note conjointc sur M. Descartes, N.R.F .. p. 152-153.
3. <Em·res. Plciade, I. p. 1488.
LES ANNEES 1880 167

Qu'ajouter de plus? Toute une tradition de rabais-


sement du marxisme comme doctrine de sous-developpe,
comme philosophia plebeia a done son point de depart
rhetorique chez Peguy, dont Ia rupture avec Herr n'a
pas ce caractere mysterieux que Jui prete Andler. Peguy
~·est l'antimarxisme visceral, raciste, le populisme
chretien dans toute son horreur. Herr est d'un autre
niveau, Ia place du marxisme dans sa W eltanschauung
plus malaisee a ,definir. Pour la saisir correctement, ii
faut revenir a !'interpretation originale qu'il fait de Ia
philosophie de Pierre Lavrov.
Lucien Herr n'a pas ete le seul disciple de Lavrov en
France. 11 faut aussi compter parmi Jes partisans du
philosophe russe Charles Rappoport, dont nous parle-
rons tout a l'heure. Mais Rappoport tente d'integrer
ce qu'il pense etre J'apport specifique de Lavrov. l'indi-
vidu « facteur conscient », au marxisme ; Herr au
contraire tient Jes analyses economiques de Marx
comme le rez-de-chaussee d'un majestueux edifice dont
Ia theorie Iavrovienne de !'action historique forme
I'essentiel. « Tandis que nous poursuivons hardiment,
en rationalistes dedaigneux de Ia tradition, !'application
d'un systeme d'idees nouvelles, nous contentant de
bousculer en passant la realite presente, Jes Allemands,
soucieux de J'histoire jusque dans Ieur critique, s'effor-
l(aient de demontrer par I'histoire la legitimite d'une
nouvelle epoque sociale, et se bornaient a Jui preparer
un terrain libre et ouvert en balayant ce qui existait.
En un mot ce qui est vrai du passe !'est encore du
present : tandis que notre doctrine, devenue positive
et pratique, se developpe et se precise, et qu'elle
s'achemine progressivement vers un avenir clairement
conl(u, en reclamant chaque jour les acquisitions pra-
tiques qui en preparent graduellement la realisation,
Jes Allemands, plus soucieux des negations immediates,
168 LE MARXISME INTROUVABLE

que des conquetes Ientes, mais positives, ne se !assent


point de reprendre et de developper sans cesse Ia
critique savante et achevee que Marx esquissait ii y
a quarante ans et formulait definitivement ii y a plus
de vingt ans '. »
Ce texte qui s·ordonne selon la classique opposition
science positive frarn;aise/ mctaphysique allemande ne
souffle mot de Lavrov, mais est tout impregne de son
esprit. De toute maniere, et Herr le savait bien, Lavrov
n"a pour beaucoup fait qu"adapter a ]a situation parti-
culiere de /'intelligentsia russe, obligee de penser
violence fa ou Jes intellectuels occidentaux peuvent s'en
tenir a la propagande. Pourtant un esprit de J'enver-
gure de Herr ne saurait etre reduit a un heritage intel-
lectuel, au demcurant tres moyen. comme le sujectivismc
de Lavrov '. Le populisme russe a ete pour Herr un
detonateur intellectuel, parce que ce normalien rigou-
reux, possibiliste par inclination politique. ne pouvait
certainement pas se contenter de la bouillie eclectique
fade baptisee « socialisme integral ». Benoit Malon ne
pouvait vraiment pas faire le poids comme maitrc a
penser. Quant aux fabiens anglais, autre reference
possible, si Ieurs realisations impressionnent, Jeur phi-
Iosophie est inexistante, au moins en tant que
« systeme ».
Or Herr, en bon normalien, veut un systeme. La
question se pose evidemment : pourquoi ne l'a-t-il pas
construit Jui-meme, Jui qui en avait, cela ne fait aucun
doute, Jes moyens ? Andler et Lefranc suggerent tous
deux qu'il y renon9a deliberement pour ne pas faire

I. 27 mai 1890, reproduit dans Chaix d'Ecrits, p. 26.


2. C'est justement contre la « sociologie subjective > de;
Mikhallovsk. principal disciple de Lavrov. que Lcnine fait ses1
premieres armes. c Ce que soot Jes amis du people ... >, 1894.
LES ANNEES 1880 169

obstacle a son travail pratique de direction ideologique


quotidienne. Andler etaye cette hypothese par ce frag-
ment de Iettre re9ue en 1902 a propos du « Hegel »
abandonne : < Mon esprit et mon creur ne sont plus la,
je ne m'interesse plus assez aux choses qui sont pure-
ment speculatives, je ne suis plus capable d'interet
passionne que pour ce qui aboutit a de la pratique, a
k J'elargissement intellectuel, et social 1 • » Georges
Lefranc est plus precis : ii suppose que pour des motifs
hautement politiques, le bibliothecaire de !'Ecole nor-
male n'a pas voulu mettre ses fils spirituels Jean Jaures,
mis Leon Blum en position delicate devant Jes tenants
ie l'orthodoxie marxiste (guesdistes ou communistes)
!n publiant un grand ouvrage etablissant Jes droits d'un
;ocialisme a la fram;:aise philosophiquement fonde,
run Humanisme travailliste comme dira plus tard
<\ndler dans une de ces brochures ou ii poursuivait la
Jredication orale de son maitre. L'explication est peut-
!tre un peu trop rationaliste, de ne pas chercher plus
oin. A Ia fin de 1903, on est en plein « combisme »,
Jeriode finalement tres mal connue dont l'anticlerica-
'isme voyant ne doit pas, a J'encontre d'un lieu commun
:enace, etre vu comme une simple « diversion», ni
:omme le seul aspect d'une politique. En realite le
:ombisme, dirige par Jes radicaux Jes plus proches du
Jrogramme democratique-populiste des annees quatre-
vingt, appuye par un Parti socialiste fran9ais qui a
un pied dans le gouvernement (Millerand) et surtout,
avec Jaures, assume la direction de la Delegation des
Gauches, c'est-a-dire d'une majorite parlementaire
'ragile '.

l. Op. cit., p. 314.


2. Fragile parce que reposant finalement sur le vote tou-
jours incertain de rC;>ublicains « dreyfusards >, mais socialement
170 LE MARXISME INTROUVABLE

Situation inedite (nulle part dans le monde d'alors,


si !'on excepte la lointaine Australie, des socialistes
n'exen;aient Jes responsabilites du pouvoir central) et
passablement scandaleuse aux yeux des docteurs de
!'Internationale. Les guesdistes qui ont forme avec
Vaillant le Parti socialiste de France hurlent egale-
ment a la trahison des principes, Jes Bourses du Travail
et la C.G.T. attirent en masse Jes ouvriers qui refusent
visceralement l'hypothese reformiste (desservie ii est
vrai par trop de compromissions politiciennes au regard
de la lenteur des ameliorations concretes a l'atroce
condition des travailleurs). II faut reagir a cet encer-
clement, contre-attaquer. L'instrument de la contre-
attaque: l'Humanite.
Malgre Ia « trahison » de Peguy et le succes tres
relatif des Universites populaires, !'immense effort
in vesti par le solitaire de !'Ecole normale dans la
construction d'une phalange intellectuelle dcvouee au
socialisme idealiste (mais lie aux masses) qu'il n'a
cesse de prcconiser, ne marque pas le pas apres le
tournant du siecle. Bien au contraire. ii va sortir des
eternels preludes pour aborder l'reuvre de sa vie : la
fondation de /'Humanite, !'unification socialiste. Certes
ii est rituel, et non sans motifs, d'associer Jes deux
grands catalyseurs du socialisme fran9ais au debut du
xx' siecle au grand nom de Jaures. Mais Jaures eut-il ·
cte J aures (et plus encore, on y reviendra. Leon Blum
eut-il ete Leon Blum?) sans l'enseignement et !es
conseils avises de Herr ? On peut en douter.

trcs conservateurs (radicaux modercs, Alliance Dcmocratique).


En janvier 1905, le cabinet est contraint a la demission par·
lcur defection irremediable, a la suite de diverses provocations.·.
Sc reporter. a ce sujet, ii la Republique radica/e, de Madeleine.:
REBERJOUX, Points-Histoire, Seuil, 1975.
LES ANNEES 1880 171

« La grande campagne dreyfusiste de Jaures avait


ete menee dans la Petite Republique. Celle-ci etait,
vers 1903, aux mains d'un groupe d'hommes d'affaires,
dont il faut dire que Jes operations attestaient un faible
esprit socialiste... Le Petit Sou, des guesdistes pari-
siens, le Reveil du Nord oil ecrivaient des hommes tres
probes... etaient-ils financierement degages de toute
entrave? On professait que l'independance de l'ecri-
vain est tout, qu'il est responsable de ce qu'il signe ;
que le journal est un mur sur lequel, parmi beaucoup
de reclames malpropres, ii affiche sa prose. Herr et
Leon Blum furent Jes premiers a insister aupres de
Jaures pour qu'il songeat a l'epuration de son ancien
journal. Ce qui le determina, ce furent !es instances
de Pressense, d'Aristide Briand, de Viviani. II fallait
en particulier prendre garde que Briand, dont ]'ambi-
tion n'etait pas mediocre, ne fondat un journal de son
cote, et le premier ; le talent de ce parlementaire en eut
fait un concurrent redoutable '. »
Creer un quotidien socialiste independant des puis-
sances d'argent etait certainement une motivation
noble et sincere du petit groupe qui entourait Herr ;
cependant ii serait temeraire d'oublier Jes buts conjonc-
turels de !'operation, qui n'etait pas seulement un defi a
Mammon. Pour realiser !'unite socialiste dans Jes
conditions souhaitees par Jui, c'est-a-dire en rassem-
blant la plus grande diversite possible dans la famille
socialiste, et sans se couper de masses importantes,
Jaures avait besoin d'un journal ouvert a tous Jes
courants, mais moins compromis dans la politicaille
que la Petite Republique. Andler rapporte : « C'est
Herr qui trouva le beau nom, le nom irrempla9able
que Jes communistes ont pris » (p. 170).

I. ANDLER, p. 169.
172 LE MARXISME INTROUVABLE

Ce fut aussi le dernier grand acte historique du


bibliothecaire de l'E.N.S. L"reuvre de sa vie, un part!
de tous Jes socialistes preservant ce qu'il y avait de
meilleur dans Ia tradition idealiste frarn;aise sans ecarter
Jes apports de Marx a Ia connaissance des mecanismes
sociaux, etait une realite l'annee suivante (1905). 11
devait vivre encore vingt ans. prenant part a Ia vie du
Parti comrne mentor de nouvelles generations d'intel
Iectuels socialistes (dont L. Blum), rnenant campagne
pour Jes democrates russes en 1905, saluant leur vic-
toire en fCvrier 1917, mais refusant totalement la
Revolution d'Octobre, incarnation d'une volonte de
forcer l"histoire qu"il n'avait jamais admise. D'ou egalc-
ment son refus de suivre la majorite a Tours, ou il ne
parut pas, mais exer~a une fois de plus son influence
discrete en faveur de la « vieille maison >. Dans la
Conspiration, Paul Nizan le decrit encore, petit vie;i-
lard lcgendaire, observe par de jeunes normaliens
emus, a la grandiose manifestation pour Ia translation
des cendres de Jaures au Pantheon, en novembre 1924.
Quelques mois plus tard ii meurt. « Quand on sut.
le 18 mai au matin, la mort de Herr. ce fut
un deuil dans runiversite entiere et dans le part!
socialiste '. »
II semble parfois que l'histoire se repete. Le nom
d"un Lucien Herr d'aujourd'hui, qui se bat pour le
marxisme et non contre lui, doit affleurer maintenant
sur !es Ievres de beaucoup de lecteurs qui auront etc
frappes par des similitudes troublantes (!'Ecole normale,
!"effacement volontaire, la difficulte a publier, etc.\
Mais !es paralleles !es plus seduisants ont des limites.
Theme de reflexion : pourquoi le Herr - communiste
- de notre temps n'a+il produit (du moins jusqu'a

I. Op. cit., p. 311.


LES ANNEES 1880 173
nouvel ordre) aucune reforme en profondeur de son
Parti, aucun Jaures ? Ne serait-ce pas parce que la
strategie positiviste, tres operante dans !es conditions
politiques et intel!ectuelles de la Belle Epoque, a
aujourd'hui irrevocablement fait son temps ?
CHAPITRE IV

Les anticorps institutionnels


Durkheim et l'Ecole fram;aise de sociologie

D ESde!orsl'insucces
qu'on essaie de saisir Jes causes profondes
persistant du marxisme en France
ou, ce qui revient au meme, du succes de certaines
varietes de para-marxisme, ii est une formation intel-
Iectuelle, a !'intersection strategique de Ia Science et
de Ia Politique, dont ii est curieux qu'on ne parle
jamais, ou presque. Pourtant !'Ecole fran<;:aise de
sociologie, dite encore durkheimienne, ou encore
« Ecole sociologique » tout court, a exerce, et exerce
encore contrairement aux apparences 1 , !'influence la
plus decisive, non seulement sur le developpement des
sciences « social es » ou « humaines », mais aussi sur
Ia production et Ia reproduction des ideologies de
masses dans lesquelles s'ebroue aujourd'hui toute la
population de ce pays.
Lisons Ia penetrante introduction que Jcan-Claude
Filloux a composee pour l'anthologie de textes poli-
1. Si en effet !'Ecole fran~aise de Sociologie en tant qu'ins-
titution, deja moribonde apres 1918, a disparu corps et biens
avec Ia III' Republique dont elle etait un des piliers, le
durkheimisine continue son petit bonhomme de chemin, aussi
bicn dans Ies sciences sociales e11es-memes, Levi-Strauss, Bour-
dieu, qu'a travers !es ideologies sociologiques a Ia mode,
Bataille et ses innombrables epigones, certains aspects du
marxisme althuss6rien.
176 LE MARXISME INTROUVAB!.E

tiques de Durkheim publiee par Jui sous le titre (un


peu trop academique ... ) de La Science sociale et
l'action. Nous tombons en am~t sur ces lignes sans
ambigulte : «Les temoignages concordent : c'est
entre I 879, date de son entree a vingt et un ans a
!'Ecole normale superieure, et 1883, premiere annee
d'enseignement de la philosophie a Sens, que Durkheim
fut amene a poser, en certains termes, un problerne
dont Ia constitution d'une sociologie ayant statut de
science ctait la solution. II decida alors de se consacrer
a Ia « science sociale ».
Mais ou trouver !es fondements de cette science si
necessaire a la Republique, dont le jeune Durkheim
est - ii ne s'en cache pas - un chaud partisan? Oui,
la France, avec Comte, et aussi certains disciples de
Renouvier (le philosophe de Ia Republique de 1948,
!'influent directeur de la Critique philosophiq11e des
annees soixante-dix) tel Espinas (Les Societes anima/es)
a jete a Ia face du monde des intuitions irremplai;:ables.
Mais, l'orgueil patriotique dut-il en souffrir, Jes Alle-
mands ont bien, et eux seuls, fait lever le grain. Aussi
le « thesard > Durkheim entreprend-il (comme, au
meme moment, un autre Alsacien nomme Lucien Herr)
le pelerinage boursier en Allemagne. C'est Iii qu'il
enquete pour le tout-puissant recteur L. Liard et pour
F. Buisson (respectivement ~econstructeurs de l'Uni-
versite et de l'Enseignement primaire) sur I' < etat des
sciences sociales en Allemagne > et sur I' « education
morale> dans Ia Vo/kssch11/e (ecole c populaire > alle-
mande). Les deux voies scientifiques-militantes de Ia
vie de Durkheim sont deja arrctees dans le double but
de Ia mission de 1886. Elles n'en font d'ailleurs
qu ·une ; Ia consolidation de l'hegemonie hourgeoise
dans le cadre d'un Etat liberal caracterise par une
centralisation extreme, qui culrnine sur le plan cul-
LES ANNEES 1880 177

turel par un totalitarisme pedagogique sans exemple


au monde. Outrc-Rhin egalement, Durkheim entend
parler du marxisme, alors tres offensif dans Jes milieux
intellectuels allemands par un mysterieux « ami fin-
landais ' ».
Ensuite, vient la carriere, difficile, car Jes spiritua-
listes, que runiversite radicale n'evincera jamais tota-
lement, le poursuivent de leur haine, sans parler des
clericaux, pour qui ii est une variete interessante de
l'Antechrist ! Charge de cours en 1887 a Bordeaux,
en pedagogic (ii n'existe pas a l'epoque de dipl6mes
de sociologie), ii ne sera nomme a Paris qu'en 1902,
bien qu'ayant passe des 1893 sa these de Doctorat
d'Etat (La Division du Travail social) ; ii aura fallu
I' Affaire Dreyfus et le triomphe du Bloc des Gauches
(en cette meme annee 1902 qui voit reparer !'injustice
professionnelle dont ii etait victime ... ) pour faire entrer
la Sociologie a la Sorbonne (dans le cadre du certi-
ficat de «Morale et sociologie »... ). En cette meme
annee 1902, Durkheim publie depuis trois ans
I' Annee sociologique, oi:1 ecrivent une gerbe de jeunes
talents scientifiques, qui ont presque tous la double
particularite d'enseigner-chercher a J'E.P.H.E. et d'etre
membres du Parti socialiste de France, le parti de
Jaures, alors membres de la coalition gouvernementale.
Y a-t-il un glissement, une « radicalisation » du dur-
kheimisme chez ces normaliens brillants ? Nullement.
Nous l'avons vu en parlant de L. Herr. Les Mauss,
Simiand, Bougie, Bourgin, Halbwachs sont plus repu-
blicains que socialistes. Ayant parfaitement assimile
l'enseignement politique de leur maitre, ils tiennent
pour essentiel de maintenir le lien entre Jes nouvelles
elites republicaines et le pcuple : d'ou leur engagement

I. M. MAUSS, Introduction au Socialismc, p. VJIT.


178 LE MARXISME INTROUVABLE

massif dans I'aventure des « Universites populaires ».


Si depuis longtemps tous les commentateurs de Max
Weber et de Vilfredo Pareto ont reconnu que Ieur
c:euvre etait avant tout une reponse au marxisme, cette
dimension est loin d'apparaitre quand on compulse
!'immense Iitterature consacree au troisieme des Peres
de la Sociologie Classique, Emile Durkheim. Les
cours de Passeron ou de Bourdieu, qui comportaient
dans les annees soixante une interessante tentative de
rehabilitation des aspects positifs du durkheimisme
contre ses detracteurs idealistes ', meconnaissent cepen-
dant !'importance du combat militant de Durkheim
sur deux fronts : contre l'organicisme catholique (Le
Play, Izoulet), mais aussi contre le socialisme prole-
tarien. A Jes croire, !'auteur des Reg/es de la methode
socio/ogique aurait ete un Galilee des siences sociales,
produisant Jes conditions d'une revolution epistemo-
Iogique. Comment d'ailleurs leur en tenir rigueur,
puisque (et pour cause) Jes althusseriens !cur appor-
taient une caution marxiste et communiaient avec eux
dans Ia foi scicntiste dont Durkheim etait, pour !es uns
comme pour Jes autres, un des prophetes 2 • Or Ia
republication recente des articles de Durkheim epar-
pilles dans des revues ou des recueils de circonstance
(essentiellement par J .-C. Filloux deja cite) et du cours
de Bordeaux sur le « Socialisme » permet de cons-
tater que Marx est un interlocuteur qu'il ne dedaigne

I. Emblematiquc pour l"incroyable violence, qui n'a d'egale


quc sa platitude, de la reaction anti-durkheimienne (ou convcr-
geaicnt commc ii sc doit catholiques de droitc ct phenome-
nologues de gauche) reste le pamphlet de J. MoNNEROT, Les
Fairs Sociaux ne sont pas des choses. Gallimard, 1946.
2. C'est sans doute pour tirer I' c Ecole > de cc pas douteux
quc Baudclot et Establet publicrcnt, en novcmbre 1971 dans
le Monde, un article trcs dur pour Durkheim.
LES ANNEES 1880 179

pas de pourfendrc en toute occasion. Meme si fidele a


une tactique universitaire eprouvee, ii prefere !'ignorer
purement et simplement. Pas de publicite a l'infame !
Emile Durkheim sait ce qu 'ii fait et ou ii met !es pieds.
De la meme generation, presque de la meme pro-
motion a l'E.N.S. que Jean Jaures, ii poursuit a l'origine
le meme dessein que l'illustre tribun : refaire !'unite de
la France derriere le regime republicain, mettre fin a
la guerre civile froide qui continue d'opposer Jes « deux
France » ; pour recreer le consensus le premier voudra
achever !es taches de Ia Revolution de 1789 en rein-
tegrant la classe ouvriere dans la Nation, l'autre s'atel-
Jera a la constitution d'une science sociale exacte, roe
sur Jequel se brisera definitivement l'age theologique et
ses servants obscurantistes. Le socialisme de lutte des
classes fait partie integrante, aux yeux de Durkheim
comme de ses maitres Comte et Espinas, de !'age meta-
physique, au meme titre que Jes fictions de l'economie
politique a l'anglaise. II ne J'envoie pas dire a Lagar-
delle quand celui-ci tente de lui expliquer que Jes
ouvriers ont peut-etre des interets irreductibles a ceux
des patrons (voir plus bas). Mais Marx ne risque-t-il
pas, servi par d'autres coryphees que Jes pesants
« materialistes » d'Allemagne, d'eveiller Ia curiosite
des etudiants, qui pourraient tenter, horresco referens,
de le lire dans le texte, et d'y decouvrir autre chose
que des histoires de moulin a bras et de moulin a eau ?
Personne ne songerait une seconde a reclamer l'ensei-
gnemcnt des idees de Marx en philosophie, en economie
politique, en histoire. Toutes ces disciplines sont bien
gardees, Jes cordons sanitaires n'y Iaissent meme pas
passer un Hegel, un Ricardo. Al ors Marx... Mais la
sociologie est une science neuve, qui n'a pas encore
re9u son visa definitif pour le royaume des Sciences
morales. Elle sent un peu le fagot, quand ce n'est pas
180 LE MARXISME INTROUVABLE

la calotte ! Un maillon faible par consequent ou


rivraie pourrait venir se meler encore au bon grain.
Et Jes ennemis du Progres veillent.
« II se heurtait au reproche de collectivisme que Jui
~!SSenerent, a propos de sa Division du Travail, des
moralistes susceptibles et plusieurs cconomistes clas-
siques ou chretiens. Grace a des bruits de ce genre, on
l'ecartait des chaires parisiennes. D'autre part, parmi
ses propres etudiants, quelques-uns des plus brillants
s'etaient convertis au socialisme, plus specialemcnt
marxiste. Dans un Cercle d'Etudes sociales, quelqucs-
uns commentaient le Capital de Marx, comme ailleurs
ils commentaient Spinoza 1 • » Crayons-en done le tcmoi-
gnage du neveu et du fidele disciple : quand Durkheim
rend compte de Labriola, ii ne fait pas seulemcnt son
metier, qui est de suivre Jes travaux de ses collegues
etrangers 2 , mais donne un coup de semonce a ses dis-
ciples trop bouillants, susceptibles d'aller rejoindre Jes
E.S.R.I. (Etudiants socialistes revolutionnaires intran-
sigeants) ou Jes Etudiants collectivistes. En meme temps
il se demarque aux yeux du clan des conscrvatcurs,
Jes playistes ou « sociologues-intcrnationaux > qui
guettent le moindrc de ses faux pas pour declcncher Ia
chasse aux sorcieres. Qu "importe si Ia « refutation >
est parfois d'une mauvaise foi llagrante. Durkheim sait
bien que ce ne sont pas Jes marxistes fram;ais, a
]'exception peut-etre de Sorel (mais Sorel se brouille
avec Labriola), qui risquent d'aller Jui cherchcr des
pous, tant ils ressemblent - providentiellement pour
I. M. MAUSS. Introduction au Socialisme de Durkheim,
1928. .
2. Antonio Labriola etait en cffet professeur, et un grand!
professeur. un patron universitaire, fait rarissime pour un?
marxistc a l'Cpoque. Imagine-t-on Durkheim c recensant >1
Kautsky, ce publiciste socialiste sans chaire? 1
LES ANNEES 1880 181

un Durkheim - a la caricature qu'on veut donner de


la theorie de Marx. S'il peut ecrire, impavide : « N ul
n·a jamais encore montre sous quelles influences eco-
nomiques le naturisme etait sorti du totemisme, par
suite de quelles modifications dans la technique ii
etait devenu ici le monotheisme abstrait de lahve, lit
le polytheisme greco-latin, et nous doutons fort que
jamais on reussisse dans une pareille entreprise » ; c'est
qu'il se trouve effectivement un Lafargue pour tenter
de pareilles aneries et qu'un « marxisme imaginaire »
aussi providentiel permet d'eviter la confrontation
avec l"a:uvre reelle de Marx, que toute la strategie de
Durkheim consiste justement a eviter. A ce propos.
on peut rever sur ce fait : le cours de Durkheim sur
le « Socialisme » s'arrete a 1848. 11 a toujours ete dit
que la suite devait etre prononcee, mais n'avait pu
l'ctre faute de temps, ou pour des raisons de sante, etc.
Ne serait-ce tout simplement pas (et pas obligatoire-
ment par decision consciente ... ) que !'auteur du Suicide
ait recule devant !'obligation de parler de celui du
Capital? Le parallelisme des attitudes bourgeoises en
France et en Allemagne et des sociologies classiques
respectives de ces deux pays devant la « question
sociale », comme on dit alors, est d'ailleurs eclairant.
Max Weber, comme Bismarck et Jes « socialistes de
la chaire » ne son gent pas un instant a nier I'existence
des classes et singulierement du proletariat. II s' attache
seulernent a montrer, contre Marx envers qui ii recon-
nait volontiers sa dette scientifique, que la dictature
du proletariat n'est nullernent une issue a la Jutte des
classes qui est inscrite dans le conflit permanent entre
cornmunaute et societe, rationalisation et tradition.
Durkheim, au contraire, en fidele artisan de la Repu-
blique radicale, pretend que la III' Republique (offrant
ainsi une curieuse ressemblance avec le cornmunisme
182 LE MARXISME INTROUVABLE

du jeune Marx !) est la Fin de l'Histoire. La solidarite


organiquc a remplace la solidarite mecanique. la Raison
l'emporte, !es classes, simple effet de l'irrationalitc
sociale d'antan, disparaissent.
II est dit quelque part dans le Talmud : « Faites unc
haie autour de la Tora. » En clair, cela signifie que
pour assurer sans aucun risque de transgression. meme
involontaire, le respect des interdits dont la Loi est
tissee, ii faut defendre le tout, Ia ou importe seulement
la partie, comme on le voit dans le detail des lois
alimentaires, dont le formalisme pousse a l'absurde
n'a pour seule finalite que d'inscrire dans le quotidien
la barriere qui separe le Peuple des Nations. Emile
Durkheim semble s'etre souvenu de cette antique stra-
tegie rabbinique en e!aborant une sociologie qui
n'avait de raison d'etre que comme contre-feu a une
economie politique et a une histoire dont le develop-
pement logique etait la conception materialiste de
l'histoire. Elle fut ce contre-feu de deux manieres.
L'une, positive, n'a rien qui fasse probleme. puisqu'clle
s'etalait en toutes lettres dans I'enseignement des ecoles
normales primaires et dans !es constructions ideolo-
giques des hommes politiques (radicaux doctrinaires a
la Leon Bourgeois et socialistes moderes) qui s'ap-
puyaient sur cette nouvelle science eminemment repu-
blicaine. Voila d'ailleurs ce que le maitre en disait Iui-
mcme : « ... Tels sont !es services theoriques que peut
rendre notre science. Mais elle peut de plus avoir sur
Ia pratique une salutaire influence. Nous vivons dans
un pays qui ne reconnait d'autre maitre que !'opinion.
Pour que ce maitre ne devienne pas un despote inintel-
Iigent, ii est necessaire de l'eclairer, et comment. sinon
par Ia science '.
1. Soil dit en passant, ccs lignes rendent visible la continuitc
de la tradition positiviste franr;aise, de Comte ct Littrc ii Aron
et Althusser, via Durkheim.
LES ANNEES 1880 183

« Sous !'influence des causes, qu'il serait trop long


d'analyser ici, l'esprit de collectivite s'est affaibli chez
nous. Chacun de nous a de son moi un sentiment tel-
Iement exorbitant qu'il n'apen;oit plus les Iimites qui
J'enserrent de toutes parts. Se faisant des illusions sur
sa propre puissance, il aspire a se suffire a soi-meme.
C'est pourquoi nous mettons tout notre merite a nous
distinguer le plus possible les uns des autres, et a suivre
chacun notre mouvement propre. 11 faut reagir et de
toutes nos forces contre cette tendance dispersive. II
faut que notre societe reprenne conscience de son unite
organique ... Eh bien messieurs, je crois que Ia socio-
Iogie est, plus que toute autre science, en etat de res-
taurer ces idees. C'est elle qui fera comprendre a
l'individu ce que c'est que Ia societe, comme elle le
complete et combien ii est peu de chose reduit a ses
seules forces... Sans doute ces idees ne deviendront
vraiment efficaces que si elles se repandent dans Jes
couches profondes de Ia population ; mais pour cela,
ii faut d'abord que nous les e!aborions scientifiquement
a J'Universite ' ... »
L'ambition de Ia Republique fondee par Gambetta
et Ferry etait de mettre definitivement fin a Ia « crise
organique » ouverte par Ia revolution de 1789
(I' « anarchie » au sens d'Auguste Comte). Durkheim
transpose cette ambition sur le plan theorique ; ii sera
«pedagogue» parcc que Ia construction d'une Ecole
Ialque est le pivot militant du systemc, et surtout
« sociologue », parce que Ia sociologie « prouve » que
monarchie et socialisme sont !es deux faces d'une meme
maladie infantile des societes : l'indivi<;lualisme (par ce
terme ii faut entendre aussi bien le « culte du Moi »
a Ia fa<;on de Stimer et de Barres que I' « egoi'sme de
I. Le~on d'ouverture du • Cours de science sociale >, Revue
internationale de l'enseignement, XV, 1888, p. 48.
184 LE MARXISME INTROUVABLE

groupe » qui affecte aussi bien Jes classes aristocra-


tiques ... que Jes ouvriers revolutionnaires). Neo-kantien
de formation, Durkheim incarne empiriquement le Je
transcendantal dans la « conscience collective > qu"il
voit aussi bien a l'reuvre a !ravers la religion des Austra-
liens (la religion est pour Jui une « erreur bien fondee >)
que dans l'idee democratique-nationale de ses amis
radicaux, expression de I' « Age positif ».
Sur le refus dukheimien de l'Histoire, lieu d"election
de la doxa, refus qui decoule impeccablement de toutes
ses premisses (et dont nous avons connu une pale resur-
gence avec l'antihistoricisme «structural » des annees
soixante), ii y aurait beaucoup a dire 1 •
Plus complexe, moins connu mais tout aussi massif,
est le rejet-neutralisation de l'economie classique par
cette meme Ecole. On le comprend : elle ruinerait aussi
surement !'edifice, ne serait-ce que par Jes consequences
bien connues de Ia Joi de la valeur-travail. II n'est pas
plus question pour Jes theoriciens radicaux-socialistes
d'accepter scientifiquement le fait de !'exploitation que
de rcconnaitre, meme abstraitement, le caractere tran-
sitoire de leur « meilleure des Republiques ». Quelques
mots sont done necessaires pour montrer qu'il n'y a pas
de symetrie entre le combat des durkheimiens contre
une histoire positiviste solidement implantee (et qui
commence bientot sa mue avec la Rel'ue de Synthese
historique de H. Bcrr) et une economic politique
1. Je renvoie a !'article de Blandine B•RRET-KRIEGEL, c His-
toire et Politique, ou l'histoire, science des cffets >, Anna/es ... ,
novembre-deccmbre 1973. Elle montre bien. citations du durk-
hcimicn Bougie et de Lucien Febvre a l'appui, que !'Ecole socio-
logique. a !'apogee de son c imperialisme > tant denonce par la
suite, tentait de faire de l'histoire unc discipline sccondairc de
son majestueux edifice conceptuel, sans la « dissiper en fumCe .,
pour autant (c'est exactement !'attitude de !'Ecole des Annalcs,
aujourd'hui, devant le marxismc. Sic transit ... ).
LES ANNEES 1880 185

reduite depuis le dernier J.-B. Say a un melange d'apo-


logetique et de recettes a court terme. En realite, le
materialisme historique (comme theorie elargie de la
plus-value) est ici la cible directe (comme on le voit
dans Jes travaux de F. Simiand).
CHAPITRE V

Les a11tico1ps ideologiques


Le detournement des deux sources du marxisme
la lutte contre Hegel et Ricardo

destin fran~ais de l'hege!ianisme comprend trois


L E
etapes bien distinctes, mais qui, n'en deplaise aux
amateurs de « triades », temoignent toutes trois d'un
refoulement methodique. Soit :
1" 1820-1870 : Hegel calomnie et defigure.
2" 1870-1925 : Hegel forclos et interdit de sejour.
3" 1925-?: Hegel travesti, en « existentialiste ».
Hegel defigure - comme le remarque malicieuse-
ment Roberto Salvadori 1 - depuis le rapport de
Koyrc sur I' « etat des etudes hegeliennes en France »
qui date tout de meme de 1931, revient periodiquement
rappel a faire une histoire de l"hege!ianisme en France
- qui jusqu'a ce jour est reste lettre morte. Selon la
formule consacree « ce n'est certainement pas un
hasard ». Pour la periode qui va du vivant de Hegel a
la guerre de 1870, la misere est criante, ne serait un
acticle pionnier de J. d'Hondt « Hegel et Jes Socialistes »
(La Pensee, n" 157) et quelques indications cursives
de R. Serreau et de F. Chatelet dans leurs essais de
vulgarisation.
« Par une consequence naturelle, la soumission
I. Je saisis !'occasion pour dire la dette que je dois a son
stimulant essai, Hegel in Francia, Filosofia e Politica ne/la
cultura francese del Novecento, Bari, 1974.
188 LE MARXISME INTROUVABLE

eclectique transporta dans l'enseignement la double


reaction de l'eclectisme contre la revolution politique
et contre la revolution sociale. La philosophie officielle,
installee a l'Institut et dans l'Universite, s'opposa a la
jonction de rideologie allemande et du socialisme
frarn;ais. »
Ces lignes ont ete ecrites en 1849 par Giuseppe
Ferrari. « patriote :o italien et futur risorgimentiste,
dans un pamphlet contre le spiritualisme universitaire,
intitule Les Philosophes salaries. En 1849. done bien
avant qu'Engels et Kautsky produisent leur celebre
theorie des « trois sources ». Elles resument admira-
blement le rapport de la philosophie « eclectique », au
pouvoir pendant la Monarchie de juillet sous la ferule
du « colonel » Victor Cousin'. Certes l'reuvre de
Ferrari s'inscrit dans toute une lignee contestatrice qui
va de la Refutation de I' ec/ectisme de P. Leroux aux
Philosoplzes fram;ais du XX' siec/e de Taine. en pas-
sant par Cournot et Vacherot. Mais l'Italien est le seul
a poser aussi clairement le probleme politique qui sous-
tend l'incroyable entreprise de fabrication. par dccret,
d"une philosophie d'Etat. II s'agit bien d'elever, tout a
fait comme s'il s'agissait de commerce exterieur. une
barriere douaniere a l'entree de I' « ideologie alle-
mande » (lisons : de l'hegelianisme puisque Schelling
au contraire est mis joyeusement a contribution et que
le regne d'un Kant mutile se profile deja a !'horizon)
tout comme on veille a liquider toute trace de la
philosophie sensualiste et materialiste du xvm' siecle,
a jamais liee aux « funestes evenements > de 1793.
I. Comme le rapporte son disciple Jules Simon dans Ia
bibliographie qu"il Jui a consacree, Cousin considerait le corps
des agrcges de philosophic comme un • regiment > dont ii
assurait rinflexible commandement.
LES ANNEES 1880 189

Mais Jes espoirs de Ferrari sont rapidement de~us, et


le regime issu du 2 decembre emploie contre la « peste
d'outre-Rhin » et la pensee libre en general, des
mesures expeditives aupres desquelles le « protection-
nisme » philosophique des Cousin et consorts fait
presque figure de liberalisme debonnaire '. Un autre
exile italien, Vera, peut bien traduire Hegel en solitaire.
II n'est pas universitaire et qui le lit? Vingt ans aupa-
ravant dans le Paris des sectes communistes et des
premieres grandes greves de metier, l:;t situation etait
beaucoup plus explosive, Hegel plus dangereux pour
I'ordre etabli. Contrairement a une Jegende tenace, le
socialisme dit « utopique » et le positivisme naissant
ne l'ignorent pas.
Jacques d'Hondt !'a bien montre dans son article de
La Pensee 2 • Non seulement Comte connait Hegel - en
qui ii voit a juste titre un rival - mais des penseurs
aussi importants dans le milieu socialiste que Pierre
Leroux et le jeune Proudhon le lisent et tentent d'en
faire une lecture revolutionnaire, tout comme Jes jeunes-
hegeliens allemands et slaves, mais sans peut-etre le
terreau philosophique qui conviendrait. Un buchezien
obscur, A. Ott, publie meme un Hegel, a Ia verite
fort mediocre, en 1844. Coincidence : justement en
1844, deux jeunes intellectuels etrangers, des jeunes
gens fort distingues, arrivent a Paris. Ils se nomment
respectivement Karl Marx et Michel Bakounine.
La revolution de 1848 dispersera aux quatre vents
l'cxceptionnelle rencontre des communistes et des intel-

l. L'agregation de philosophie elle-mcme est supprimee au


debut du second Empire et ne sera retablie qu"en 1867 avcc
Lachclier commc premier major.
2. Numero de juin 1972, aujourd'hui reproduit dans son Iivre
De Hegel a Marx, P.U.F., 1973.
190 LE MARXISME INTROUVABLE

lectuels hegeliens-feuerbachiens de Paris 1 • La critique


des armes ayant comme on le sait fait fiasco sur le
terrain (pendant Jes journees de juin 1848), Jes armes
de la critique vont singulierement faire defaut en
France, dans ce desert culture] que sera le second
Empire, paradis de la censure et de la cretinisation
organisee (un autrc Allemand vicndra de Treves, mais
ii aura nom Offenbach). Nous l'avons rappele, Ia philo-
sophie universitaire, le minable eclectisme devient lui-
meme suspect : plus d'agregation meme, place aux
jesuites et aux « enseignements » de !'Ecole (d'Aristotc
et saint Thomas) comme aux pires jours de la Restau-
ration et des ultras ; un professeur d"Ecole normale,
trop oublie aujourd'hui, Vacherot, ose-t-il dans son
erudite Histoire de /'Ecole d'A/exandrie suggerer que
le christianisme, comme metaphysique, ne serait qu'un
pale sous-produit des speculations neo-platoniciennes
tardives? Exclu, chasse de l'enseignement ! Car le
R.P. Gratry, S.J., ancien saint-simonien devenu chas-
scur de sorcieres, veille. Exclus aussi, pour c atheisme >,
Taine, Quinet, Michelet (ces deux derniers sont des
recidivistes : deja le gouvernement de Louis-Philippe
Jes avait revoques en 1845 pour le « scandale public »
de Ieur cours au College de France). Alors Hegel...
Vacherot, Taine, Renan peuvent bien avoir pour
!'auteur de la Grande logique une reverence egale a
celle qu'ils professent pour Spinoza (autre personnage
dont ii vaut mieux ne pas faire mention dans Jes classes
de philosophic, et meme n'importe ou ailleurs sous
Napoleon-le-Petit) ; quelle importance puisque cela ne
se sait pas, ne se lit qu'entre Jes lignes dans leurs
ecrits, et ne fait done pas de petits? Vera, hegelien
I. Sur toute cette pcriode. je demande au lecteur de se
reporter a la these de M. LOEWY: La tht'orie de la rfro/utiml
chez le jeune Marx, Maspero. 1970, surtout le chapitre 11.
LES ANNEES 1880 191

napolitain egare a Paris, peut done publier ses traduc-


tions dans !'indifference generale. Ceux qui seraient
au niveau pour Jes lire et Jes comprendre se comptent
sur Jes doigts de la main. Au surplus Jes refutations
n'existent-elles pas, qui reglent Jeur compte au dange-
reux « pantheiste », fauteur des affreuses revolutions
de 1848? Et en Allemagne meme, Hegel n'est-il pas
aussi considere, meme en terre « philosophique » par
excellence, comme un « chien creve » (Marx), par une
bourgeoisie qui se contente desormais des « materia-
listes > a la Vogt OU Biichner et de Schopenhauer et
Hartmann, quand elle s'eleve dans J'echelle sociale.
Aprcs !'installation definitive de la Republique, on
se preoccupe en haut lieu de reconstruire une philo-
sophie d'Etat distincte des dogmes de l'Eglise. Des 1864.
!'Empire « liberal» avait retabli l'agregation de philo-
sophie, avec Lachelier (qui allait etre lui-meme presi-
dent du jury de l'agregation et dictateur des etudes
philosophiques en France) comme premier Jaureat.
Philosophic d'Etat, mais d'un Etat devenu plus subtil,
car ayant senti le vent du boulet (en 1870-1871 avec
le peuple, en 1873-1877 avec J'ancienne oligarchie ter-
rienne encore Ires solide). On aura done une fusee a
trois etages, que decrit avec unc saine franchise
Celestin Bougie en 1935, dans « Humanismc, sociologie,
philosophic » 1 • Pour Ia masse, un robuste spiritualisme
scientiste et patriote, diffuse a !ravers Jes instituteurs
nourris dans Jeurs ecoles normales de sociologie
durkheimienne. Pour Jes fractions non intellectuelles de
la bourgeoisie, le bon vieil humanisme greco-latin
complete par quelques poncifs sur Ia « Contingence
des lois de la Nature » et l'ineffabilite de !'Art, dont
Ravaisson et Boutroux sont Jes inepuisables specialistes.

I. In Actualites Scientifiques et lndustrielles.


192 LE MARXISME INTROUYABLE

Pour !es grands intellectue/s, pitiers militants du regime.


c·est une autre affaire: ils continueront la tradition de
Renouvier et de Comte, et defendront le positivisme et
un certain serieux scientifique dans des bastions comme
l'E.P.H.E., le College de France, !'Ecole normale supc-
rieure, les chaires d'histoire, des sciences, de pedagogic,
de sciences sociales (non sans ma!). En 1896, a J'aubc
de I'Affaire Dreyfus, ils auront avec Ia Revue de meta-
physique et de morale, puis en 1899 avec I'Annee socio-
logique leurs organes de combat OU le rcpublicanisme
a preoccupations sociales sc distingue ma! d'un certain
socialisme republicain. Dans tout cet edifice majestucux,
et non sans contradictions mena~antes 1 , ii y a moins
que jamais place pour Hegel.
La pensee universitaire frarn;aise reste accrochee a
Kant (un Kant tire le plus a droite possible par !es
protestants Iibcraux fabricants de manuels) et Jes plus
audacieux, tel Xavier Leon, peuvent a !'extreme rigueur
le tirer a gauche en Jui adjoignant un Fichte prophete ...
de Ia troisieme Republique. Ecartons le cas des esthetes
imbus d' « irrationalisme » gcrmanique et qui font une
place a Hegel, pele-mele confondu avec Schelling.
Schopenhauer, Wagner, Nietzsche. Ces gamineries.
quand elles ont pour auteur un Barres plus tard
grand pourfendeur de • boches », ne tirent guere it
consequence 2 • Le risque est plus serieux quand ii vient
de philosophes qui aggravent leur cas en etant germa-
nistes et surtout... socialistes. Herr. Andler, Jaures.
De ces trois-fa, ii est (abondamment) fait mention dans
le cours du present ouvrage.
I. En particulier pour ce qui a trait au sommet, ou le spiri-
tualisme eclectique ancienne maniCre ne se laissera jamais
d.'pouiller de sa place dominante : temoin les difficultes cxtra-
ordinaires de carriere rencontr~eli par Durkheim et Couturat.
2. Vair encore une fois DIGEON, op. cit. passim.
LES ANNEES 1880 193

Qu 'ii nous suffise de dire que quelle que fut leur


competence (Herr surtout), elle ne fut pas de taille a
percer le mur du silence. La culture fran9aise resistait
a Hegel, de toutes ses forces. Lorsque dans toute
!'Europe se dechaine la « revolte contre le positi-
visme >, on met partout un Hegel « redecouvert », le
jeune-Hegel de Dilthey a contribution. Partout sauf
en France. II y a bien eu des tentatives : G. Noel,
La Logique de Hegel, 1890, le brouillon Hamelin. Elles
sont tombees a plat, car l'Universite, c'est toujours
l'octogenaire Lachelier, Hegel, meme « romantique et
mystique » (G. Della Volpe), fait encore peur, et tant
pis si la France apparait aux yeux du monde, meme
academique, comme philosophiquement sous-develop-
pee!
Certains le deplorent hautement, dans le camp neo-
spiritualiste. Ainsi en 1912 (epoque, le fait est a sou-
ligner, d'intense « rearmement moral » des milieux de
droite, a la veille de la guerre preparee avec ardeur)
un certain P. Rocques, auteur d'un livre intitule
Hegel, sa vie et ses reuvres, pousse ce cri d'alarme:
« Malheureusement la France se laisse depasser dans
la connaissance de l'hegelianisme, non seulement par
I' Allemagne, mais aussi par I'Angleterre, Jes Etats-
Unis et peut-etre l'Italie. » Goutons au passage !'humour
involontaire du « peut-etre » quand on sait qu'en 1912
Benedetto Croce et Giovanni Gentile avaient publie
des essais sur Hegel qui font encore aujourd'hui mon-
dialcment autorite ! Peine perdue. Noel et Rocques
auraient du tirer Jes le9ons du tres interessant debat
qui cut lieu en janvier 1907 a la Societe fran9aise de
philosophie, sur Hegel justement. Parmi !es protago-
nistes de « grands » philosophes confirmes, Boutroux,
Delbos, et un franc-tireur de l'equipe de la Revue de
Metaphysique .. ., Rene Berthelot, cousin du celebre
194 LE MARXISME INTROUVABLE

chimiste. II fut le seul a ne pas dire d'enormes sottises,


a la Boutroux : « Hegel propose une application nou-
velle et ardue de la Jogique aristotelicienne », a n'avoir
pas Jes prudences feutrees d'un Delbos. Mais ii etait
deja un critique aigu des ideologies philosophiques
dominantes dans ses ouvrages fondamentaux, mais
parfaitement inconnus de nos jours (le refoulement a
bien fonctionne, merci !) : Evolutionnisme et plato-
nisme, Le Romantisme utilitaire. II pouvait ecrire dans
le premier de ces ouvrages Jes lignes suivantes sur Jes
causes de l'a-hegelianisme (Hegel/osigkeit) fran<;ais :
« Aujourd'hui la philosophic de Helge! est souvent
interpretee de maniere inexacte, et on en meconnait la
vraie signification, surtout en France ... Pourtant je pense
au contraire que la philosophie de Hegel n'a pas perdu
sa vigueur originale et profonde, et ii m'est apparu
opportun de combattre Jes conceptions erronees qui
ont contribue a la discrediter.
« 1' Tout d'abord Jes spiritualistes eclectiques ct
Renouvier ont considere I'hegelianisme comme un
detenninisme abso/u.
« 2' Puis, toujours chez Jes eclectiques et Renouvier,
ii a ete defini un optimisme integral ...
« 3' Souvent, enfin, on !'a considere comme un
pan/ogisme. Definition que nous trouvons chez
Wundt. »
L'exorde etait sans appel, mais tomba dans le
vide pour encore plus de vingt ans. II n'est pire
sou rd ...
Passons pudiquement sur Ia guerre de I 9 I 4 ou tous
Jes « grands penseurs » se firent pourvoyeurs de tran-
chees, au nom parmi d'autres motifs « spirituels > de
Ia superiorite du cartesianisme sur Ia sulfureuse meta-
physique d'outre-Rhin. « Toutes Jes idees fran<;aises se
sont rangees en bataille ... Tandis que scion Ia profonde
LES ANNEES 1880 195

remarque de Renouvier, le culte de la force et du


destin est le vice profond de la pensee germanique, le
culte de la liberte est l'aboutissement de la pensee
frarn;aise de taus Jes temps '. » Le maitre Boutroux
n'avait-il pas <lit, lui le genial comparatiste des logiques
aristoteliciennes et hegeliennes, qu' « il s'agit pour
nous d'une croisade philosophique ». II est vrai qu'au
meme moment un cure ecrivait a son eveque (anecdote
rapportee par J. Lacroix dans son Kant) qu'il etait
heureux de pouvoir tirer sur le kantisme avec sa
mitrailleuse ! ! ! Done la « guerre du Droit » ayant
ete gagnee par Descartes et Victor Cousin, on pouvait
s'attendre a !'effacement definitif du nom de Hegel en
France. Le contraire se produisit.
Faut-il tenir pour negligeable le role des surrealistes
qui, des le debut des annees vingt, popularisent a nou-
veau le nom de Hegel dans !'intelligentsia ? Personnel-
lement je ne le pense pas ; de meme qu'ils ant contribue
a imposer le nom de Freud meme s'ils faisaient par
ailleurs de graves contresens sur la psychanalyse, leur
insistance sur Hegel et la dialectique a eu un effet
decisif sur toute une generation de jeunes philosophes
degoutes par la Sorbonne (voir ici meme le chapitre III
de la deuxieme partie). II faut en tout cas signaler la
coincidence en 1924 du Premier Manifeste du surrea-
lisme et du premier acte du « rctour a Hegel » en
France universitaire, !'article de Bernard Groethuysen,
La Conception de l'Etat chez Hegel et la philosophie
politique en Allemagne '. 1924 est aussi, cela compte,

I. E. THAMIN. cite par Nizan, op. cit., p. 146.


2. Revue Phi/osophique de la France et de l'etranger, janvier-
fcvrier 1924. Bernard GROETHUYSEN, 1946, disciple neerlandais
de Dilthey et de Marx, etabli en France et fondateur, chez
Gallimard, de la < Bibliotheque des Idees > ; un des hommes
196 LE MARXISME INTROUVABLE

l'annee de la victoire des republicains jacobins aux


elections (le « Cartel des Gauches » ), qui provoque par-
tout un appel d'air. Groethuysen remarque d'ailleurs
dans son article que « surtout chez Jes jeunes on note
un interet toujours plus vif pour Jes idees politiques ».
Cest qu'entre 1914 ct 1924 se situe tout de memc un
evenement de taille, qui ne peut laisser la « philoso-
phie » indifferente : la fondation du Parti communiste
fram;ais.
Nous avons pu constater que chez Jes guesdistes
et Jes soreliens, pour une fois d'accord, Ia filiation Hegel-
Marx, qui nous semble aujourd'hui une evidence,
n'apparait pratiquement jamais. Lafargue et Sorel
affectionnent la genealogie Vico-Marx (pour des rai-
sons d'ailleurs tres differentes), le guesdiste Charles
Bonnier et Rappaport insistent sur le rapport Spinoza-
Marx, tous mettent !'accent sur Ia dette du marxisme
envers le materialisme radical du xvm' siccle (d'Hol-
bach, Helvetius, Diderot) et du xix· (Dezamy). Reci-
proquement Jes socialistes Iecteurs et admirateurs de
Hegel (Herr, Andler) sont justement Jes plus reserves
a I'egard du materialisme historique. Les ecrits de
Engels Jes plus clairs sur ce rapport (Anti-Diihring,
Ludwig Feuerbach ... ) restent inconnus jusqu'aux annees
trente en ce pays, ce qui n'arrange rien. Seuls, curieu-
sement, certains « socialistes integraux », suivant en
cela I'antigcrmanisme rabique des autres intellectuels
frarn;ais, mettent allegrement Hegel et Marx « dans
le meme sac », et incriminent, tout comme Jes mauras-
siens, le premier des forfaits du second. Erasmus
posuit 01•a; Luther eduxit pul/os (Erasme a pondu Jes

qui a le plus fait (avec Koyre et Gurvitch) pour reveler en


France la culture philosophiquc allemande.
LES ANNEES 1880 197

reufs, Luther a couve Jes poussins : dicton des jesuites


au xvi' siecle ... )
Moyennant quoi, tous Jes irreductibles du « socia-
lisme integral » « frarn;ais », « independant », suivent
allegrement... Lassalle, ou Jes « socialistes de Ia
chaire ». II faut croire qu'il y a de bons et de mauvais
allemands. Finalement on en arrive a un tableau
curieusement uniforme du statut de Hegel dans l'Uni-
versite et le mouvement ouvrier franc;:ais en 1914 : un
quasi-inconnu qui a tres mauvaise presse (et encore,
repetons-le, son sort est enviable, si on le compare a
l'anonymat total de l'autre grande source theorique du
marxisme, David Ricardo !). Lenine va un peu bous-
culer tout ce « splendide isolement ». Non pas que
ses travaux de 1915-1916 sur Hegel soient directe-
ment accessibles en France apres la guerre, ii faudra
encore vingt ans avant qu'Henri Lefebvre Jes fasse
connaitre ; mais le fait meme de la rupture de masses
avec I'opportunisme et son ideologie, le marxisme de
la deuxieme Internationale, oblige a tuer le(s) pere(s)
et a s'en trouver d'autres. Apres tout Blanqui est parti
fieur-au-fusil en aout, et Proudhon a travaille au minis-
tere de I'Armement. Le « socialisme franc;:ais » en a pris
un sale coup !
L'irruption de Hegel dans l'Universite s'est faite,
sous nos cieux, en contrebande. Le philosophe maudit
est en effet rentre en France, dans Jes fourgons de
J'existentialisme (tres precisement : de Kierkegaard).
Toute !'operation repose en fait sur Ia redecouverte
par Noh! et Dilthey des Ecrits de jeunesse jusque-Ja
inconnus, et qui ont permis (exactement comme on l'a
fait vingt ans apres pour le « jeune Marx » a partir
des Manuscrits de 1844) une lecture kierkegaardienne
et irrationaliste de l'auteur de Ia Grande logique. Le
classique en la matiere est, bien sur, le Malheur de la
198 LE MARXISME INTROUVABLE

conscience dans la philosophie de Hegel, paru en 1929,


et qui a determine pour quarante ans !'orientation des
ctudes hegeliennes en France. L'interpretation de Hegel
com me un prccurseur de l' existentialisme, l'insistance
symptomale sur la Phenomenologie de /'Esprit au detri-
ment de Ia Logique, l'occultation des sources
fichteennes et schellingiennes, taus ces traits ant de
quoi retenir notre attention, car c'est ainsi qu'on peut
saisir comment !'introduction de Hegel. loin de faciliter
chez nous l'acces au marxisme, le rendra encore plus
problematique. Les phenomenologues russes Koyre et
Kojeve, en mettant en circulation (le second surtout
par ses legendaires cours des Hautes Etudes de 1933
a 1939) une lecture heideggerienne de la Phenomeno-
/ogie de /'Esprit, n'ont pas seulement ouvert la voie aux
trois quarts de la philosophie frarn;aise contemporaine
(Sartre, Merleau-Ponty, Lacan, Bataille). Ils ant ega-
lement donne ses lettres de noblesse au topo appelc
a tant de succes, qui pourrait s"intituler: Marx grand
metaphysicien, « penseur de la Technique», theoricien
de !'Alienation contre le marxisme (ideologie vulgaire,
materialisme infra-philosophique, etc.).
L'elaboration la plus parfaite du topo en question
est certainemcnt le Materialisme et Revolution de
Sartre, mais ii en existe d'innombrables variantes plus
ou mo ins « naives ».
Hegel est done rentre. Mais ii n'est plus la voie
royale au marxisme. Il en est le meilleur verrou.
L ·universite a bien travaille '.

I. Cela ctant. tenter de supprimer le problcme comme le


faisait Althusser vers 1965-1966, en assimilant Hegel a l'irra-
tionalismc (ou en Halie Della Volpe) nc resout rien. Le detour
par Hegel n'est pas cvitable.
LES ANNEES 1880 199

De l'inexistence d'une tradition economique


« classique » en France

Le theme des trois sources 1 constitutives du materia-


lisme historique cher a Engels et Kautsky ', definitivc-
ment codifie par Lenine (Karl Marx, 1913), raffine
encore par Gramsci (II materialismo storico et la filo-
sofia di Benedetto Croce), Korsch (Karl Marx, 1938),
prouve sa fecondite chaque fois qu'il s'agit d'enqueter
sur le rapport historique entre la « philosophic de la
praxis » et la culture dominante d'un grand ensemble
national. Mais pour etre operatoire, la « Joi des trois
sources » (a savoir que le marxisme ne peut devenir
une theorie de masses dans un pays donne, que si, et
seulement si l'economie politique anglaise, la philo-
sophie classique allemande et le socialisme franc;ais y
ont ete, sous une forme ou une autre, assirniles par
de larges couches d'intellectuels) doit etre comprise
autrement que comme une addition de trois corps
conceptuels qui plonges ensemble dans une eprouvette
donne le precipite revolutionnaire attendu ! Cette
naive conception « chimique » de la generation du
materialisme historique occulte particulierement la
place tenue par l'econornie politique anglaise, Ricardo
en tout premier lieu. Gramsci pose le probleme d'une
fac;on lumineuse dans une lettre a sa belle-sceur du
30 mai 1932 : « ... peut-on dire que Ricardo a eu une
importance non seulement dans l'histoire de la science
1. Qui lui-mCme est tres certainement, au d..!part, une rCmi-
niscence du topo de la c triarchie europeenne > (France,
Angleterre, Allemagne), qu"on retrouve sans cesse chez !es
jeunes-hegCliens, les saint-simoniens, etc.
2. Dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, 1888,
et /es Trois sources du marxisme, 1903.
200 LE MARXISME INTROUVABLE

economique, ou il est certes de tout premier ordre,


mais aussi dans l' histoire de la philosophie (souligne
par moi, D.L.). Et peut-on dire que Ricardo a contribue
a inciter les premiers theoriciens de la philosophie de
la praxis a depasser la philosophie hegelienne et a
elaborer un nouvel historicisme, debarrasse de toute
trace de logique speculative... II s'agit de voir comment
et dans quelle mesure l'economie politique anglaise
classique, sous la forme methodologique elaboree par
Ricardo a contribue au developpement ulterieur de la
nouvelle theorie. Que I'economie classique anglaise ait
contribue au developpement de la nouvelle philosophie,
c'est admis communement, mais d'ordinaire on pense
a la theorie ricardienne de la valeur. II me semble qu'il
faut voir plus loin et reconnaitre un apport que j'appel-
lerai synthetique, c'est-a-dire concernant !'intuition
du monde et le mode de pensee, et non seulement un
apport analytique, ffit-il fondamental, conccrnant une
doctrine particuliere '. »
De son cote, Karl Korsch ecrivait, dans un ouvrage
compose sous le coup de la faillite du marxisme de la
troisicme Internationale (faillite que d'aucuns et non
des moindres, s'obstinent encore aujourd'hui a ignorer
superbement ... ) : « ... Marx et Engels n'ont jamais de
leur vie professe cette opinion superficielle selon laquellc
le contcnu nouveau de leur theorie socialiste et com-
muniste put deriver, comme une simple consequence
logique, des theories archi-bourgeoises de Quesnay,
de Smith ct de Ricardo. Chaque fois qu'unc conception
de cc type fut emise (par !es premiers socialistes ricar-
diens de 1820-1830, par !es communistes owcnistes, par
Proudhon, Rodbcrtus ou Lassalle) ils firent savoir qu'ils
la tenaicnt pour une « theorie economiquc fausse >,

I. Lettres, p. 43 ! . editions Gallimard.


LES ANNEES 1880 201

une application c idealiste » de la morale a l'economie,


et une « utopie » reactionnaire dans ses consequences'. :o
Done, on l'a vu, Gramsci et Korsch s'accordent a
penser que rapport de l'economie classique anglaise a
la theorie du proletariat in fieri n'a rien a voir avec
l'epanouissement d'un germe (la theorie de Ia « valeur-
travail >), mais reside plutot dans une « revolution
dans la maniere de penser >, comme on disait au
XVII' siecle a propos de Galilee. Cette revolution que
Gramsci designe de fac;on elliptique par « rapport
synthetique » concerne ici non le Grand livre de la
nature, mais la « forge de Vulcain > de l'Histoire. Plus
encore que l'hegelianisme (dont un certain substitut a
existe avec le comtisme), le ricardianisme ainsi situe a
pese lourdement par son absence de la sce!le intel-
lectuelle franc;aise. Essayons done de reconstruire
cursivement cette chronique curieusement negligee : le
destin franc;ais du « classicisme » economique anglais.
Premiere surprise : l'idce meme d'une economie
politique scientifique, d' « une anatomie de la societe
civile » vient a Adam Smith, theoricien ecossais des
« sentiments moraux », sous le choc immediat des
evenements d' Amerique, cette idee lui vient tout droit ...
de France. Marx ecrit dans Jes Theories sur la plus-
value: « L'analyse du capital a l'interieur de l'ho-
,rizon bourgeois revient essentiellement aux physio-
crates. Ils sont, de ce fait, Jes veritables peres de
I'economie moderne ... Sur ces deux points [!'analyse
des formes du capital dans le proces de travail et
dans "Ia circulation], Adam Smith a recueilli !'heritage
des physiocrates. Sa contribution - de ce point de
vue - se reduit a avoir fixe Jes categories abstraites,

1. Karl Marx, p. 99, editions Champ Libre.


202 LE MARXISME INTROUV ABLE

Jes noms de bapteme definitifs, qu'il assigne aux diffe-


rences analysees par Jes physiocrates 1 • »
Or le pere incontestable de Ia physiocratie, sur le
plan epistcmologique comme du point de vue poli-
tique, est Montesquieu, de I'aveu meme des interesses :
« L'epoque de I'ebranlement general qui a determine
Jes esprits a s'appliquer a I'etude de I'economie poli-
tique, remonte jusqu'a M. de Montesquieu. Ce fut
I'eclair de son genie qui montra a notre nation encore
frivole que I'ctude de I'interet des hommes en societe
pouvait etre preferable aux recherches d'une mcta-
physique abstraite, et meme plus constamment agreable
que Ia lecture des petits romans '. » Pour !'importance
de Montesquieu dans I'histoire des sciences sociales,
nous nous contenterons de renvoyer a l'essai definitif
de L. Althusser.
II existe done dans Ia France des derniers monarques
absolus, tendant sous la conduite de ministres refor-
mateurs vers le « despotisme eclaire :., une tendance
nette vers une « physique sociale » deduite more geo-
metrico de quelques axiomes tout a fait dans Ia ligne
du cartesianisme. Nu! besoin, quand on a Montesquieu,
Quesnay et Ieurs tres nombreux et brillants disciples,
d'importer Adam Smith, dont la Richesse des nations
apparait ii est vrai comme un peu brouillon et theori-
quement fragile, au regard de /'Esprit des lois ou du
Tableau economique. L'autorite scientifique des
physiocrates rencontre d'ailleurs un consensus sans
exemple en dehors des sciences de la nature. Temoin
Jes eloges simultanes d'un Voltaire et d'un Rousseau'.
!. Theorien iiber die Mehrwert, Dietz Verlag, t. I (26), p. 12-
13.
2. Dupont de Nemours, cite par G. WEULERSSE, /es Physio-
crates, Gaston Doin ct Cie editions, 1931.
3. WEULERSSE, op. cit., p. 9-10.
LES ANNEES 1880 203

Mais precisement la theorie de ceux qu'on appelle Jes


< philosophes economistes » n'est-elle pas une science
de la nature, de l'ordre nature!? La Revolution n'inter-
rompt apparemment ni le succes de la doctrine, ni
son hegemonie mondiale : « Peut-etre n' est-ii pas
suffisamment admis aujourd'hui qu'aux environs de
1800 c'etait la France et non l'Angleterre qui posse-
dait une ecole d'economistes: c'etait en France que se
constituait une economie politique, comprise comme la
science des lois de la distribution des richesses. La « loi
naturelle » de Quesnay devient pour Turgot « neces-
site physique», « loi physique» de la « nature» et
Condorcet s'exprimc lui-meme dans son Esquisse ...
avec une precision que ne surpasse pas meme Ricar-
do 1 ». Que se passe-t-il done alors pour qu'une ving-
taine d'annees plus tard, lorsque Sismondi visite le
pays de la revolution industrielle, lui, Suisse d'expres-
sion fran~aise, economie politique anglaise et science
economique tout court (la « dismal science », la science
lugubre de Carlyle) soient devenues synonymes?
Du point de vue politico-institutionnel nous trouvons
- comme pour la philosophie - la lourde main du
cesarisme bonapartiste contre toutes !es composantes
de ce que fut la dictature jacobine. On connait la
demarche: c'est tout ce qui se rattache de pres ou de
loin aux « Lurnieres » qui est rendu collectivement
responsable de 1793, dont le souvenir obsede Jes nou-
veaux possedants, a commencer par Bonaparte, leur
incarnation politique et reconstructeur de l'Etat des
proprietaires. Le livre de Sergio Moravia, II tramonto
dell'illuminismo que nous avons deja eu !'occasion de
citer, montre bien a quelle volonte !'eradication syste-
matique du materialismc ou meme du deisme popu-

I. La formation du radicalisme philosophique, Akan, 190 I.


204 LE MARXISME INTROUVABLE

laire a la Rousseau comme ideologie de masses des


classes populaires correspond le demantelement du
systeme d'enseignement et de propagande scientifique
mis sur pied avec un succes rapide et bien superieur a
ce qu'on laisse entendre d'ordinaire. Dans le programme
des « ecoles centrales », clef de voute de !'edifice (rem-
placees sous !'Empire par Jes lycees) l'economie poli-
tique tenait une place respectable, comme en temoignent
Jes Elements d'ideologie de Destutt de Tracy. Dans
ce manue/ d' enseignement ecrit specialement a !'inten-
tion des nouveaux etablissements, le chef de file des
« Ideologues » consacre un livre, le Traite de la vo/onte
et de ses effets, a reconomie politique et a /'art social.
Mais apres la proclamation de !'Empire (1804) Dcstutt
et ses amis tombent en disgrace, et Jes programmes
des lycees en reviennent au rabachage humaniste des
Colleges jesuites. Le plus doue des jeunes Ideologues
dans la discipline economique, J.-B. Say, s'oriente vers
la pratique des affaires (ii ne reviendra a la theorie que
sous la Restauration). Les derniers physiocrates (comme
Garnier, traducteur d'Adam Smith) interprctent l'eco-
nomie classique franco-anglaise dans un sens ultra-
conservateur. Quand Ricardo apparait en Angleterre,
qui peut l'entendre en France?
« Entin Ricardo vient qui met un frein a la science.
Le fondement, le point de depart de la physiologic du
systeme bourgeois, de la comprehension de son orga-
nisme intime et du processus vital, c'est la determina-
tion de la valeur par le temps de travail. Ricardo part
de fa et force la science a renoncer a sa vieille routine,
a se rendre compte jusqu'a quel point Jes autres cate-
gories qu'elle a developpees ou representees, !es rap-
ports de production et de circulation, correspondent a
ce fondement, a ce point de depart, ou y contrediscnt,
jusqu'a quel point la science qui ne fait que representer
LES ANNEES 1880 205

Jes phenomenes du proces et Jes phenomenes eux-


memes correspondent au fondement sur Jequel repose
la connexion intime, la veritable physiologie de la
societe bourgeoise ou qui en forme le point de depart.
En un mot, ce qu'il en est de cette contradiction entre
le mouvement reel et le mouvement apparent du
systeme. Telle est pour la science la signification histo-
rique de Ricardo. C'est pourquoi Say, a qui il a coupe
l'herbe sous le pied, exhale sa mauvaise humeur en
disant qu'il a jete Ia science dans le vide sous pretexte
de l'elargir. » Marx' repond ainsi, trois quarts de
siecle en avance, a l'hypothese de Gramsci. De plus,
ii fait allusion, de maniere enigmatique, a la « mauvaise
humeur » de Jean-Baptiste Say, roi detrone de l'eco-
nomie politique occidentale. Que! est done l'enjeu de
cette lutte dont la Science est le prix 2 ? Qu'en est-ii
de « !'abstraction» qu'on lui reproche rituellement
depuis Say (mais qui ne faisait pas peur a Hegel qui, il
est vrai, n'etait pas economiste) et Comte? N'y aurait-il
pas une rancune tenace de la bourgeoisie pour un
homme qui ecrit, comme premiere phrase de son
opus maximum: «Les produits de la terre, c'est-a-dire
tout ce qu'on retire de sa surface par Jes efforts com-
bines du travail, des machines et des capitaux, se
partage entre Jes trois classes suivantes de la commu-
naute, savoir : Jes proprietaires fanciers - Jes posses-
seurs de fonds ou des capitaux necessaires pour Ia
culture de Ia terre - Jes travailleurs qui Ia cultivent.
1. Histoire des Doctrines economiques, tome I, p. 8, Cditions
Costes.
2. Lutte qui est loin aujourd'hui d'etre eteinte, temoin Jes
controverses autour de Sraffa, de I' c echange inegal > et du
retour en force de la theorie de la valeur-travail au sein meme
de l'economie politique bourgeoise. En France, ii a fallu un
passage de Foucault, dans Les Mots et /es Choses, pour reveil-
ler Jes economistes de leur sommeil dogmatique.
206 LE MARXISME INTROUVABLE

« Chacune de ces classes aura cependant, selon J'etat


de Ia civilisation, une part tres differente du produit
total de Ia terre sous le nom de rente, de profits du
capital et de salaires, et cette part dependra, a chaque
epoque, de la fertilite des terres, de I'accroissement de
la population, du talent, de l'habilete des cultivateurs,
enfin des instruments employes dans !'agriculture.
« Determiner Jes lois qui reglent cette distribution,
voila le probleme principal en economie politique. Et
cependant, quoique Turgot, Stuart, Smith, Say, Sis-
mondi et d'autres auteurs aient repandu beaucoup de
lumiere sur cette science, leurs ecrits ne renferment
rien de bien satisfaisant sur la marche naturelle des
rentes, des profits et des salaires ' ... »
La cause est entendue, la theorie de la valeur-travail
est certes en premiere ligne dans le proces « L 'intellect
bourgeois contre David Ricardo » ; mais ladite theorie
n'est sur Ia sellette que pour autant qu'elle signifie en
clair tlzeorie de /'exploitation. Certes dans Jes para-
graphes que nous venons de reproduire, ii n'est question
que de !'exploitation de la Terre. Mais Ricardo, suivant
en cela Malthus, montre dans la suite de son ouvrage
que Jes ressources de !'agriculture s'epuisant, c'est sur
le travail humain assiste des machines que Jes trois
classes devront vivre desormais principalement. D'ou
l'anatheme fameux de Manuel du demagogue 2 •
« La periode 1800-1830, en meme temps qu 'elle
marque en France le debut de la revolution industrielle,
voit se dessiner le conflit industriels-proprietaires fon-
I. Principes de Nconomie po/itique et de l'imput, traduction
nouvelle, c Science >, Flammarion, 1971.
2. Sur le destin du ricardianisme dans le mouvement anti-
capitaliste en Angleterrc, voir Jes fondamentales Origines du
radicalisme plu/osophique, de E. HALEVY, et Enstehung des Pro-
letariats, de A. VESTER.
LES ANNEES 1880 207

ciers, sous une fonne nouvelle. Un courant physiocra-


tique toujours vivace tend a legitimer la situation privi-
legice des proprietaires, et lorsque parait la traduction
de l'ouvrage de Smith en France, !es partisans des
physiocrates essayent de tirer a eux, d'exploiter son
succes en attenuant leurs propres principes, et en rap-
prochant Smith de leurs idees. Dupont de Nemours,
dernier representant de la « secte », soutiendra qu'entre
Smith et !es physiocrates, separes par des malentendus,
un accord reel existait. Garnier, premier traducteur de
Smith, lui aussi ramene Smith a la physiocratie ; et
comme Malthus a la meme epoque, ii se fait le porte-
parole des proprietaires 1 • »
Si l'on peut dire que l'economie politique est en
Angleterre « le lieu de !'unification hegemonique de la
classe capitaliste » (Y. Duroux, cours inedit de Vin-
cennes, 1972-1973), ii semble, selon la remarque deja
citee d'E. Halevy, qu'elle ait failli prendre la meme
place en France, sous le Consulat. La lune de miel
continuait alors entre !es Ideologues et le pouvoir
bonapartiste. Partie essentielle de I' « art social 2 », Ia
science economique est une « connaissance fondamen-
tale qui devrait diriger !'instruction universelle » comme
disait I'abbe physiocrate Baudeau des 1767 (!'instruc-
tion universelle des « proprietaires :., des « citoyens
actifs >, bien entendu ; !es physiocrates et leurs succes-
seurs ideologues ne sont pas partisans de I' enseigne-

I. Michel BERNARD, Introduction a une socio/ogie des doc-


trines t!conomiques, Mouton, 1963, p. I 08.
2. Concept strategique de la pensee des ideologues, !'art
social (« art > ayant encore le sens classique de technique)
designe !'ensemble des conditions du gouvernement des hommes,
a la fois sur !es plans cognitif et instrumental. On en trouve
le projet chez !es physiocrates, comme l'abbe Baudeau, voir
M. BERNARD, op. cit., p. 28.
208 LE MARXISME INTROUVABLE

ment populaire). Les controverses entre un Germain


Garnier et Jean-Baptiste Say prefigurent le debat
Malthus-Ricardo posterieur a 1815. C'est precisement
apres cette date que la conjoncture commence a prendre
un autre tour, avec le retour des Bourbons. La restau-
ration fait regresser le debat a un niveau pre-physio-
cratique, et I'histoire devient alors l'arene oil doit se
decider la question prejudicielle : qui est le proprietaire
legitime de la France? Francs ou Gaulois? (Nobles
ou bourgeois ?) Boulainvilliers et Montesquieu, Mably
et Voltaire avaient deja fonde sur ce fantasme des
origines, leurs revendications politiques diametralement
opposees. Sous le regne de Louis XVIII, Jes pretentions
des « ultras » bien illustrees par le vicomte de Mont-
losier (De la monarchie franr;aise ... ) et le marquis de
Bonald (Theorie du pouvoir politique et religicux)
entrainent un changement de terrain pour Jes porte-
parole de la bourgeoisie. Augustin Thierry et Mignet,
Adolphe Thiers et Fran~ois Guizot mettcnt lcs archives
a contribution 1 pour etablir Jes droits de leur classe
depuis Jes temps des Communes. L'economie politiquc
change de cible : c'est (definitivement apres la Revo-
lution de juillet) le proletariat qui est vise. Le souci
de moralisation des « classes dangereuses > et d'apo-
logie de la propriete devient exclusif dans une discipline
qui n'est plus qu'un sous-produit de l'eclectisme philo-
sophique dominant 2. Le fail s'est substitue au droit,

I. Archives que tout !'effort du xvm· siecle savant (Aca-


demies, intendants, physiocrates, frcudistes de la c reaction
nobiliaire >, bCnCdictins) avait cu pour finalitC d"engranger. Yoir
la these (a paraitre) de Blandine BARRET-KRIEGEL sur ce sujet.
2. L'economic socia/e (denomination qui tend a supplanter,
vers 1820, celle d'cconomie politique qui remontait pourtant
au debut du xvn· siccle, Montchrestien) a pour objet le Bien.
comme !'art le Beau et la mctaphysique le Vrai.
LES ANNEES 1880 209
l'histoire romantique a Ia theorie. La petite-bourgeoisie
repond bientot avec ses Quinet et sos Michelet, l'aristo-
cratie avec ses Tocqueville et ses Gobineau, Ia classe
ouvriere enfin avec Leroux et Proudhon. Tous acceptent
le cadre hegemonique de I'empirisme historique. La
boucle sera bouclee quand Taine, Renan et Sainte-
Beuve opereront Ia revolution epistemologique positi-
viste sur le domaine de I'histoire, devenue histoire-
science. L' Allemagne, autre terre classique de l'histori-
cisme, sera « rattrapee 1 » et le regne republicain de
Langlois et Seignobos pourra commencer. Mais a cette
date aura commence une tentative grandiose - mais
qui n'aboutira pas - de construire une nouvelle hege-
monie autour de Ia sociologie, reprenant Ia visee de
Comte. Nous en parlons a propos du durkheimisme,
sentinelle de l'antimaterialisme historique.
Elie Halevy a ecrit ces Iignes tres importantes dans
ses Origines ... « II y a une opposition diametrale chez
Ricardo entre Jes principes fondamentaux de Ia statique
et de Ia dynamique economique 2 • " « Entre le principe
de l'identite naturelle des interets qui resume chez
Ricardo Ia theorie de J'equilibre economique et le prin-
cipe de Ia divergence naturelle des interets qui resume
sa theorie du progres et de Ia distribution des richesses,
ii n'apparait pas qu'une conciliation Jogique soit
possible 3 • » Appliquant le vieux principe des talmu-
distes de rejeter le tout pour eviter Ia partie, Jes econo-
mistes fram;ais de Ia Monarchie de juillet rejetteront
Ricardo tout entier hors de Ia sphere culturelle qu'ils
controlent (par l'enseignement, l'Academie des Sciences
I. Sur l'histoire dans la culture du XIX' siccle, voir The Logic
of Humanities, d'Ernst CASSIRER, malheureusement non traduit
en frarn;ais, Yale, 1960.
2. Tome III. p. 27.
3. Ibid., p. 45.
210 LE MARXISME INTROUVABLE

morales et politiques, !es revues professionnelles, etc.)


bien avant que leurs confreres anglais, suisses ou
autrichiens tentent de reconstruire la theorie econo-
mique sur des bases non ricardiennes. De plus, comme
son nom l'indique, la theorie neo-classique de ces pays
ne rejette pas Ricardo en enfer, mais disloque son
systeme en en retenant quelques elements. En France
Ricardo reste inconnu et caricature, comme en
temoigne !'absence quasi totale d'etudes sur son
Cl!Uvre. Pour la statique, ii suffit d'Adam Smith (dont
on efface soigneusement !es aspects cyniques qu'il tenait
de Hume et de Mandeville : « vices prives, vertus
publiques »). Quant a la dynamique, elle est de l'ordre
de la raison pratique. Sartre de nos jours ne pense
pas autrement.
Le refoulcment du ricardianisme a exerce des conse-
quences tellement incalculables sur la pensee domi-
nante en France (et par voie de consequence sur la
pensee dominee) qu'il vaut la peine de suivre pas a pas
!es etapes qui ont rendu ce refoulement irreversible 1 •
Etapes qui se confondent avec l'histoire de I'economic
politique en France, de Say en Dunoyer, de Bastiat
en Leon Say et Leroy-Beaulieu, de Molinari en
Levasseur.
Terry N. Clark, suivant Henri Hauser et son precieux
ouvrage de reference L'enseignement des sciences
sociales, ecrit : « Trois chaires extra-universitaires
d'economie politique furent creees dans la premiere
moitie du xrx' siecle : en 1819 au Conservatoire national
des Arts et Metiers (avec l'intitule economie indus-
l. Du mains sur une tres Iongue periode historique (1920-
1960) ; ii ne manque pas d'indices pour supposer qu'aujour-
d'hui Ricardo est en passe de conquerir l'enseignement officiel
et Ia recherche economique en France, ce qui est une excel-
Iente chose.
LES ANNEES 1880 211

trielle et occupee d'abord par J.-B. Say), en 1830 au


College de France (egalement occupee par Say), et
en 1846 a l'Ecole des Ponts-et-Chaussees (occupee par
Garnier). Des cours individuels furent crees aux
Facultes de Droit de Paris et Toulouse en 1864, et un
troisieme a Lyon en 1875. Puis, un peu apres 1877,
quand une partie de la licence en droit eut ete consacree
a l'economie politique, des cours furent faits dans la
plupart des Facultes de Droit. Beaucoup de ces cours
devinrent des chaires, mais !'integration tres poussee
de l'enseignement dans Jes Facultes de Droit et le
recrutement pour toutes Jes chaires via la meme agre-
gation, conduisit cette cconomie politique a l'emphase
sur Jes elements· institutionnels et juridiques. Cette
« deformation » de I' economie politique par I' entree
dans Jes facultes de Droit fut critiquee par Jes quelques
economistes frarn;ais de J'epoque, dont la plupart etaient
theoriquement plus proches de Jeurs homologues
anglais. La scission devint particulierement evidente
en 1887 quand les cconomistes institutionnels des
facultes de Droit creerent la Revue d' economie poli-
tique pour faire piece au vieux Journal des economistes.
Aussi, bien que le nombre de chaires d'economie poli-
tique allat en augmentant vers la fin du siecle, Jeurs
titulaires s'appuyaient rarement sur la theorie econo-
mique classique, pas plus qu 'ils ne faisaient usage de
l'analyse quantitative systcmatique 1 • »
On aura remarque que dans un premier temps
(Restauration et Monarchie de juillet) l'enseignement
de J'cconomie est reserve aux futurs entrepreneurs OU
aux futurs servants de l'Etat, et en aucune fa~on a la
culture gencrale du bourgeois moyen. Les projets de
Destutt de Tracy visant a reserver une place a I' « art

I. Op. cit., p. 142-143.


212 LE MARXISME INTROUVABLE

social » dans Jes « ecol es centrales 1 ~ ( enseignement


secondaire) sont bien oublies. Mais n"est-ce pas precise-
ment Destutt, ce Royer-Collard de l'econornie poli-
tique, qui prepare Ia voie a la restauration d"une
« econornie politique du rentier » subjectiviste en
France, en expulsant Smith et Jes physiocrates au profit
de Condillac ? Cournot et Walras se sentiront ainsi
justifies de rebatir, contre l' « economie industrielle >
ou « sociale » des philanthropes ou des ideologues de
l'oligarchie financiere, une economie c mathematique >
rigoureuse sur Jes postulats anthropologiques de Ben-
tham et de Condorcet (ce sont d'ailleurs Jes mcmes
postulats qui servent a Fourier, mais ii en tire pour
son compte une arithmetique des passions, car ii hait
l'economie politiquc en tant que science materialiste
et egolste). Economic politique du desir, beneficiant de
Ia tradition mathematique franc;aise, et qui foumira
longtemps Jes cadres de la sociologie spontanee des
philosophes. II n'est que de retire Ia Critique de la
raison dialectique de Sartre (son analyse des processus
economiques a partir de Ia « rarete >, sa theorie des
« besoins >) pour s' en convaincre. On le voit aussi dans
Ia resurgence des theories subjectivistes de Ia valeur
jusqu'au sein de Ia pensee avant-gardiste d'aujourd'hui
(Baudrillart, Lyotard) dont Ia sophistication ne doit
pas faire illusion quant a l'archalsme de !cur outillage
conceptuel. Au fond ii s'agit toujours d'opposcr
Condillac a Marx. Dans ces conditions, on comprendra
que Jes economistes marxistes franc;ais en soient tout
juste a jouer Ricardo (en fait surtout le neo-ricardia-
nisme de Sraffa) contre Keynes et ses epigones Iocaux,

1. II avail dans cette intention reserve a I'economie politique .


la quatrieme partie de ses Elements d'ideo/ogie (rcimpression,
Vrin editions, 1972) : le Traite de la \'Olonte et de ses e!fets.
LES ANNEES 1880 213

exactement comme Jes philosophes marxistes sont


entres dans la foulee du neo-hegelianisme. L'enseigne-
ment de l'economie politique ne s'est-il d'ailleurs lui-
meme degage des etudes juridiques (le foyer de la
reaction universitaire) que depuis fort peu de temps
(licence d'economie politique : 1954). Cela est impor-
tant, car le marxisme en France a bien (comme le
proudhonisme, ce « socialisme frarn;ais » par excel-
lence) une teinture plus « juridique » qu' « econo-
miste ». On y a toujours beaucoup plus denonce Jes
« inegalites », le « gaspillage ,. ou le « vol » que
I' exploitation, beaucoup plus raisonne en termes de
< rapport de propriete » que de « rapport de produc-
tion». Voila pourquoi Jes exploites de ce pays ont tant
de ma! a trouver, comme disait Pelloutier, « Ia science
de leur malheur ».
DEUXIEME PARTIE

LES ANNEES 1920


CHAPITRE PREMIER

Le n1arxisme
et le 111ouven1ent ouvrier
De nouveau Jes cometes - !'action de R. Lefebvre

adversaires s'accordent aujourd'hui a


P penser queet Lenine
ARTISANS
a opere une revolution dans la
Politique, la plus importante sans doute depuis Machia-
vel. Pour leur plus grand malheur, Jes partis commu-
nistc qui se reclament de Jui n'en ont - dans leur
immense majorite - guere tire profit. A commencer
par le parti sovietique, OU, a !'exception (partiellement)
de Boukharine, aucun des dialogues ne fait preuve de
la moindre comprehension pratique du leninisme. Ce
n'est pas faute pourtant d'avoir cherche a reduire Jes
enseignements d'Illich aux dimensions d"un vade-
mecum theorique susceptible d'etre assimilable par Jes
militants du monde entier. Seulement voi!a : vulgari-
sation n'est pas raison. Zinoviev et Staline peuvent
bien tenter de formaliser le leninisme ; ils prouvent
par le projet meme qu'ils n'ont pas compris ce qui
s'y avance comme le plus novateur: un savoir de la
conjoncture singuliere, « surdeterminee » comme dira
plus tard Althusser dans une de ses meilleures
pages. Or precisement un tel savoir ne s'apprend pas
en quelques theoremes tires de !'experience des revo-
lutions russes (comme si elles avaient epuise la combi-
natoire de toutes les situations et strategies revolution-
naires possibles), mais sans doute par une reflexion
218 LE MARXISME INTROUVABLE

approfondie sur toutes Jes donnees de l'histoire, de


J'economie et de la culture nationalc ct mondiale 1 •
D'ailleurs ce qui est vrai pour le leninisme etait deja
vrai pour le marxisme de Marx-Engels; comme proba-
blement pour le freudisme ; a savoir que ces « theories »
revolutionnaires sont investies dans une pratiquc, ou ne
sont pas. Chercher a « axiomatiser » OU a « pedago-
giser » ce qui par nature ne peut J'etre conduit inevi-
tablement a produire des monstres.
Ainsi en a-t-il ete, et continue-t-il a en etre des
tentatives pour tirer de Lenine une sociologie politique
(voir le caractere peu concluant de cinquante ans de
variations sur Jes themes reformisme = ideologie de
l'aristocratie ouvriere, gauchisme = ideologie de la
petite-bourgeoisie « enragee », etc.), une theorie du
parti proletarien, voire une « theorie de la connais-
sance », ce qui est vraiment le comble (cf. Jes acro-
batics de D. Lecourt apres tant de Deborine et tant
de Sauerland 1 des annecs vingt et trente!).
Dans le cas du communisme frarn;ais, ii se trouve
que le moment de l'axiomatisation est venu avec un
retard considerable, et qu'il est plut6t un epipheno-
mene du marxisme universitaire qu'un produit intel-
lectuel des organisations ouvrieres. Par contre la peda-
gogisation du leninisme a connu, dans un contextc a
vrai dire bien plus resistant et hostile quc !'Europe
centrale ou l'Italie, des sornrnets inegales partout

I. On saccordera ineluctablement car ii faudra l>ien recon-


naitre un jour, nonobstant le jugement qu'on peut porter sur
ses elfets, que le leninisme est rune des grandes theories poli-
tique• du xx< siecle.
2. Auteurs rc,pectivement - le premier sovietiquc et le
second allemand - d'un Lenine commc pcn<e11r ct d'un .\1ate-
rialiime dialectique qui firent autorite •ur le • front philoso-
phique >.
LES ANNEES 1920 219

ailleurs. La France est Iargement, vers 1920, « pays


de mission » pour le marxisme. Les flambees des annees
quatre-vingt (en milieu ouvrier) et quatre-vingt-dix (en
milieu intellectuel) etant restees sans lendemain, le
Parti socialiste ayant diffuse apres 1900 une synthese
cclectique corn;ue a la maniere d'une combinaison
ministcrielle ou Marx aurait rec;u le portefeuille de
l'Economie et des Finances, si !'on tient compte au
surplus des longues annees d'Union sacree ou Jes
socialistes ont !argue diccretement Jes amarres d'avec
une doctrine « boche », et last but 11011 least de
l'atheoricisme fondamental des syndicalistes, ii n'y a
plus de paradoxe a admettre ce fait elementaire. 1920-
1924 : sous la direction paterne de la « droite », la
S.F.l.C. continue la S.F.1.0. d'avant-guerre, Moscou
ayant simplement relaye Berlin pour le supplement
<l'ame internationaliste. Tout comme au bon vieux
temps, des revues d'intellectuels, sans liens formels
avec le Parti, le Bulletin commu11iste, la Revue com-
muniste, et surtout Clarte propagent l'idee du commu-
nisme dans Jes milieux lettres, ce qui veut dire pour
l'essentiel parmi Jes instituteurs et Jes membres progres-
sistes des professions liberales. Que! que soit leur
mordant revolutionnaire, !es revues susnommees ne
sortaicnt guere du cercle de famille. Leurs animateurs
n"ont que peu de liens, fussent-ils pedagogiques, avec
la classe ouvriere reelle. Ils sont plutot lies par un
contrat moral a la Revolution russe, qui leur parait
realiser dans l'empirie la negation absolue de la France
du Bloc-national 1 •

1. Le regime de Bloc-national, des radicaux a l'extreme-


droite, sous la direction de Poincare, Millerand et Briand. n'est
pas en effet un simple • gouvernement de droite >. L'hegemonie
ideologique relayce par des appuis efficaces dans l'Armee et
220 LE MARXJSME INTROUVABLE

Le proletariat reste pour eux (sauf peut-etre pour


ceux qui ont participe a la Vie ouvriere d'avant
guerre) un « continent noir ». Vienne l'hcure des
dechirements entre Jes orphelins de Lenine, et Jes
Souvarine, Jes Guilbeaux, Jes Loriot, Jes Fourier
seront rejetes, sans un murmure populaire, dans le
purgatoire qui deviendra vite un enfer du « trotskisme >.
C'est qu'entre 1921 et 1924, Ia revolution < immi-
nente » s'est evanouie comme un mirage, au point qu'il
nous est aujourd'hui difficile de concevoir qu'il y a eu
en 1918-1919 des Soviets. des Conseils d'ouvriers et
de soldats aux portes de la France, a Strasbourg, a
Turin, a Zurich 1 •
En 1924, Ia perspective immediate c'est le Cartel
des Gauches, entente parlementaire parfaitement clas-
sique des radicaux et des socialistes, et la « bolchevi-
sation » du Parti communiste, que demande une Inter-
nationale en train de devenir un appendice de J'Etat
sovietique. La revolution redevient le « grand soir >
rejete a Ia fin des temps. La diaspora des intellectuels
va commencer, et en menera certains. loin, tres loin a
droite '. Comment Jes choses s'etaient-elles nouees
pour eux?

la Police y appartient, comme Eugen \Vchcr l'a montre de


fa~on concluante, ii l'Action Fran\aise.
I. A. Kriegel rapporte que des < Soviets > furent meme
crees... a Paris par des syndicalistes (en fait ii s'agissait de
simples comites de grove. mais le fait est symptomatique).
2. D'autrcs seront Jes premiers • gauchistes > avant la lettre.
Vair le passionnant ouvrage de J. RABAUT, Tout est possible!
Denae!, 1974.
CHAPITRE II

Le 111arxis1ne
et le 111ouve1nent ouvrier
La bolchevisation du P.C.F.

faillite de la deuxieme Internationale ne fut nulle


L A
part aussi eclatante et irremediable qu'en France.
En Allemagne, malgre le « social-imperialisme », on
assista rapidement aux gestes exemplaires de Liebknecht
et de Rilhle, a des greves, des mutineries, des 1915
dans la marine, a Hambourg, et petit a petit a la
constitution d'un vaste front antiguerre dans la social-
democratie, allant de Rosa Luxemburg a... Eduard
Bernstein, en passant par Kautsky lui-meme. En Russie,
le parti bolchevique, renforce des mencheviques-
internationalistes, ne ceda jamais a l'hysterie chauvine.
En Ita!ie, I' « interventionnisme » ne reussit jamais
malgre quelques defections sensationnelles (Mussolini ... )
a entrainer !'adhesion massive des socialistes. Le parti
serbe, representant pourtant un pays manifestement
victime d'une agression, ne se crut pourtant jamais
autorise a sombrer pour autant dans le social-patrio-
tisme. Mais en France, I' « Union sacree » ne connut
aucune bavure importante jusqu'au printemps 1917,
ou le reveil vint de l'exterieur des organisations ouvrieres
patentees, de Russie et aussi des mutineries de soldats
sur le front. Alors une certaine tendance se degagea
dans la S.F.I.O., surtout dans Jes departements paysans
du Centre, pour une ligne non jusqu'au-boutiste, rejoi-
222 LE MARXISME INTROUVABLE

gnant Jes efforts de queques syndicalistes isoles depuis


le debut de la guerre 1 • II n'empeche que la seule scis-
sion en 1918 fut celle des « sociaux-imperialistes » a
la frarn;aise, groupes autour de Charles Andler et du
journal la France Libre. Ainsi se verifiait une fois de
plus la vieille Joi qui veut que la contestation la plus
dynamique au sein de la social-democratie frarn;aise
vienne toujours de la droite. La petite extreme-gauche,
la Vague de Brizon, quelques rescapes de l'herveisme
premiere manicre et du « socialisme ouvrier >, se perd
en palabres impuissantes, quant a la tendance « lon-
guettiste » (du nom de son leader Jean Longuet,
petit-fils de Marx, mais plutot proudhonien en fait),
son opposition a la politique de Clemenceau ne se
differencie pas beaucoup de la campagne d'hommes
politiques bourgeois comme Caillaux ou Malvy, et son
contenu de classe est peu apparent ; pis elle ne remet
pas en cause Jes dogmes du social-patriotisme : culpa-
bilite unilaterale de l'Allemagne, done impossibilite
de reconstitucr !'Internationale avant un Canossa des
sociaux-democrates allemands.
Tout cela explique surabondamment la vague de
colere et de degout partie de la base, de cette nouvelle
base sans passe politique, mais portee par le « ras-le-
bol » de quatre ans de boucherie et de terreur anti-
populaire qui adhere massivement en 1917-1919 dans
le contexte ouvert par l'octobre petrogradois. On sait
que cette vague vengeresse est a l'origine du renverse-
ment spectaculaire de majorite enrcgistre au Congres
de Tours, renversement de la S.F.I.0. en S.F.I.C.
(Section frarn;aise de l'internationale Communiste).

I. Vair le temoignage irrempla~able sur toute cette cpoque,


la correspondance de RosMER et MONATTE publiee sous le titre
Syndicalisme revo/utionnaire et Communisme, Maspero, 1968. I
LES ANNEES 1920 223

Passons sur le fait surprenant que d'aucuns considerent


aujourd'hui ce renversement comme un « accident »
qui aurait pu etre evite si la malchance historique ne
s'en etait malignement melee 1 ! Penchons-nous plutot
sur un fait particulier a Ia France : a aucun moment,
ou presque, Ia fidelite au marxisme ne joue un role,
dans quelque camp que ce soit, dans l'affrontement qui
conduit a la bi-partition du mouvement ouvrier. En
Allemagne, une enorme Jitterature avait eu comme
theme unique pendant des annees Marx et Ia question
nationale, le marxisme et Ia guerre, materialisme histo-
rique et lutte de nations, etc. Ne parlons pas bien sur
de Ia Russie, ou Lenine et ses camarades Juttent
« contre le courant », le courant des « marxistes-de-
guerre » (on dit en effet en allcmand : Kriegsmarxismus).
En France, c'est par rapport au Droit, a Ia Justice, a
l'Idee de paix qu'on se definit. Le principal organe
de Jutte s'appelle « Comite pour la Reprise des Rela-
tions internationales ». Bel indice de socialisme juri-
dique ! Le mot « classe » dont on fera une telle
consommation quelque temps apres n'apparait guere.
Proudhon et Malon regnent partout ; c'est l'etiage du

I. Dans Ia conception accidentelle de la naissance du P.C.F.,


deux positions, en effet, peuvent etre invoquees. La premiCrc
a laquelle je me range consiste seulement a attribuer aux eve-
nements historiques conjoncturels dus au hasard, Ia seule force
d'inscription a I'etat civil de l'histoire, et a ne comprendre la
rationalite d'un phenomcne historique qu'a partir de ses effets.
Malhcureusement, on argue souvent d'une seconde interpre-
tation concernant la naissance evenementielle du P.C.F. • Je
suis tombe parterre, c'est la faute a Voltaire,., air connu. Une
telle position, qui cache ma! la rancune hargneuse contre
c l'enfant non desire >, a pour dCfaut de laisser inexpliquCe
c la raison des effets >, a savoir, pourquoi en France, le phCno-
mCne a c pris >, en France et dans les autres pays latins, par
exemple.
224 LE MARXISME INTROUVABLE

marxisme en France. La revolution d'Octobre va-t-elle


sonner I'heure de la seconde chance ?
La chronique de naissance du communisme en
France est suffisamment connue pour que nous nous
contentions de renvoyer (pour la periode 1917-1920
et le Congres de Tours) aux ouvrages d'Annie Kriegel,
Le Congres de Tours, Archives-Gallimard, et Aux
origines du communisme fran{'ais, Mouton, 1964).
Transportons-nous done a ce moment oil un parti
se reclamant du marxisme-leninisme (et d'un effectif
theorique de 110 000 membres, beaucoup plus que la
S.F.I.O. de 1914) apparait sur la scene.
Dans la S.F.I.C. de 1921 (Section fram;aise de
!'Internationale communiste), tout n'est que projet en
pointille, une fois le geste irreversible de la scission
accompli. La base ouvriere est a trouver. Ce sera le
role de la C.G.T.U. organisation de syndicalistes revo-
lutionnaires gagnes au lcninisme (Montmousseau, Fra-
chon, Semard), avec des hauts et surtout des bas,
jusqu'en 1934, annee de la seconde (et veritable) nais-
sance du P.C.F. Les bases theoriques ne sont pas moins
en filigrane, on n'y revicndra jamais assez: dans Jes
tout debuts, avec la direction Frossard et la predomi-
nance de la « boheme journalistique > (Trotski dixit).
L'adhesion a Ia troisieme Internationale charrie avec
elle des guesdistcs ' bon teint (Cachin, vicux militant
du P.O.F.), une foule de jauressiens et d'herveistcs,
ct aussi quantite de nouveaux vcnus sans education
idcologique particuliere (paysans du Centre et du Midi,

I. Dant je pense avoir suffisamment montre que le gues-


disme est une variCte exceptionne11ement grossiCre, mais pas
du tout grossierement exceptionnelle. Entre Bebel et Guesde.
entre Lafargue et Kautsky. ii n'y a pas d'abirne, tout au plus
des nuances dans la connaissance des textes.
LES ANNEES 1920 225

ouvriers de la region parisienne), qui vomissent !es


socialistes-de-guerre et croient, sur la lancee des grandes
luttes de 1919-1920 et des revolutions russes, hon-
groises et allemandes, le Grand Soir a la porte. La
grande chance historique est que ces nouveaux venus
sont vierges justement de toute « memoire » marxiste
(qui n'aurait pu etre que le guesdisme) et riches de
toute une memoire de luttes populaires.
Quels sont !es educateurs potentiels des nouvelles
armees de militants dans la voie d'un marxisme revolu-
tionnaire ? Contrairement a une opinion aujourd'hui
repandue, ils ne sont pas inexistants, quoique disperses.
et manquant de toute evidence d'un centre lie a une
grande concentration proletarienne, du type de
l'Ordine Nuovo a Turin. II y a d'abord le Bulletin
communiste, publie depuis 1919 par le « Comite fran-
<;ais pour la troisieme Internationale », que dirige
Boris Souvarine, et qui est jusqu'en 1924, date de la
fondation des Cahiers du Bo/chevisme, le seul organe
communiste fran<;ais publiant regulierement Jes textes
des bolcheviks russes et des communistes allemands.
Avec des collaborateurs comme Loriot, instituteur.
membre des « comites syndicalistes revolutionnaires »,
qui ont anime la resistance a la collaboration de classes
dans la C.G.T., ou Dunois. ancien « insurrectionnel »
du parti socialiste. Souvarine tcnte de faire passer ce
qu'il y a de radicalement nouveau dans le bolchevisme
en tant que marxisme non economiste. D'ou, !'ambiance
sorelienne aidant, et sans doute a l'insu des redacteurs.
la revue devient beaucoup plus bogdanovienne que
leniniste, publiant beaucoup d'articles de critique cul-
turelle, de manifestes du Proletkult russe et interna-
tional, ct finalement tres pcu de chose sur la formation
sociale fran<;aise. On pcut en dire autant de I' « Ecole
marxiste-communisme » ou « Ecole du propagandiste »
226 LE MARXISME INTROUVABLE

dirigee par Charles Rappoport 1 , qui reste une « Uni-


versite populaire » de type ancien. On y apprend
surtout a par/er sur le programme du Parti, a refuter
ses adversaires 1 • de fa9on tres intellectualiste. Beau-
coup de cours sur l'histoire de la pensee socialiste (de
Platon a Unine!) et peu de chose sur Ia pratiquc
communiste de Ia politique. Comme !es ecoles d'avant
guerre de la S.F.1.0. (et Jes revues qui y sont toujours
associees) !'Ecole du propagandiste cchappe au
controle de la direction politique du Parti. La theorie
reste une affaire privee. Comme le caractere theoriciste
de l'enseignement rebute !es rares travailleurs qui fre-
quentent !'Ecole, la Jeunesse communiste canalise leur
revolte, qui est un des aspects du « ras-le-bol » general
vers 1923 contre Jes vieux bonzes francs-ma9ons qui
dirigent le Parti comme si rien n'etait arrive depuis
1917. Leur eviction, l'arrivee a la barre d'elements plus
lies au bolchevisme (Treint, Suzanne Girault), d'e!e-
ments ouvriers (le cheminot Pierre Scmard). Jes c syn-
dicalistes > Monatte et Rosmer, va permettre un
changement de cap conforme aux vreux des jeunes
communistes. Du moins le pensent-ils, par la voix de
J. Doriot (futur chef fasciste et collaborateur. mais a
l'epoque un militant communiste courageux et devoue),
qui s'adresse. afin de mettre sur pied une ecole de
I. Charles Rappoport (1865-1941 ), juif russe d'origine,
d'abord c populiste > en Russie, exile en France. devient jau-
ressien. puis guesdiste, joue un r61e d'interccsscur cntrc la
S.F.1.0. et le monde socialiste international. Se rallie au P.CF.
a Tours. En 1929, ii est un des fondateurs de la Revue marxiste.
Inquiet de !'evolution stalinienne du Parti. ii fait partie du
groupe c Que Faire >. avec A. Ferrat. Exclu. ii mourra dans
Ia plus complete misere. Theoricien fertile. mais brouillon, ii
fut un infatigablc conkrencier et rcdacteur de brochures. Le
type mCme du marxiste c cosmopolitc > en marge du mouve-
ment frarn;ais. Harvey Goldberg en prepare une biographic.
LES ANNEES 1920 227

cadres (et non plus de « propagandistes ») a Hoemle


et Schuller de !'Internationale communiste des Jeunes
(I.C.J.). II tombe a point nomme. Le parti russe et
!'Internationale, entres sous la direction de Zinoviev
dans l'apres-Lenine, sont en train d'assigner comme
tachc prioritaire aux P.C. leur bolchevisation, c'est-a-
dire leur strict modelage sur le parti russe. La bolche-
visation sera le centre du v· Congres de !'LC., qui
se reunit a Moscou en juillet 1924.
Avant pourtant que de rapporter quelques traits
significatifs de Ia bolchevisation ideologique en France,
autour du moment fort des ecoles de Bobigny et de
Clichy (1924-1925 et 1925-1926), ii faut reflechir sur
le grand absent du drame, I'intellectuel sympathisant
OU membre du P.C. La tentative de Rappoport etait
ce qu'elle etait, mais elle avait le merite d'exister, avec
toutes ses Jimites. Par contre en 1923, 1924, 1925,
ou sont Jes intellectuels qui font si grand tapage autour
de leur engagement aux cotes d'octobre, des Soviets?
Reponse : ils discutent dans leurs revues (Clarte, Bul-
letin cornrnuniste, la Lutte des classes, etc.) de Trotski,
d'Anatole France, de la litterature revolutionnaire, bref
de leurs petites affaires, suivant pour la plupart la
pente d'un mandarinisme invetere que le jeune
P. Naville fustigera avec talent dans son pamphlet
La Revolution et /es intellectuels (1927). Aucun
soup~on ici de I' education rnutuel/e ouvriers/intellec-
tuels qui avait commence a se faire jour dans I' Alle-
magne et J'ltalie des Conseils et qui porte ses fruits
dans Jes annees vingt (Brecht. Gramsci). Demission
des intellectuels, que ceux-ci paicront lorsque devenus
oppositionnels, « trotskistes )>, ils appelleront Jes
masses a leur secours. L'echo sera maigre ...
A. Kurella, A. Bernard dans Jes Cahiers du Bolche-
visrne. jeune communiste allemand specialement pre-
228 LE MARXISME INTROUVABLE

pose, comme le Polonais Victor Bur, a la bolchevisation


ideologique du parti fram;ais, ecrit ce qui suit : « Les
ecoles centrales doivent necessairement avoir a l'heure
actuelle un autre caractere que celui des ecoles ana-
logues des anciens partis sociaux-democrates, non
seulement du point de vue de leur contenu ideologique
et de leurs programmes d'enseignement, mais aussi en
ce qui concerne Jes taches immediates qui se posent
pour ces ecoles dans le cadre general de l'activite des
partis. La plupart de nos partis se trouvent dans un
stade exceptionnel de transition » (I nternationa/e
communiste, novembre 1926 1 ).
On peut utilement completer cette analyse par une
autre, tiree elle des Cahiers du bolchevisme (novembre
1924 ), selon laquelle l'ideologie du parti comprendrait
« 20 % de jauressisme, 10 % de marxisme, 20 % de
leninisme, 20 % de trotskisme, ... et 30 % de confu-
s10nmsme ».
A la rentree de 1924, on va done enseigner azttre
chose (la politique, et non une philosophie sociale),
autrement (sur la base du moment actuel leniniste) et a
un public militant defini (en majorite des syndicalistes
de la C.G.T.U.). Mais quel contenu pour actualiser
toutes ces exigences ?
Lisons le programme des cours de Bobigny pour la
periode de decembre 1924 a avril 1925 (annexe de
!'article de D. Tartakowsky). Nous y trouvons beau-
coup d'elements sur la deuxieme Internationale, l'his-
toire du parti bolchevique, la bolchevisation, l'histoirc
de la Revolution d'octobrc. Du point de vue theorique.

1. J'cmprunte cettc citation, ain~i que de nombreuses infor-


mations de ce chapitrc, a l'cxccllent article de Danielle TARTA-
KOWSKY : « 1924-1926 : !es premieres ccoles centrales du
P.C.F. >, a paraitrc dan< le Mo11vemenr social. en 1975.
LES ANNEES 1920 229

grande insistance sur la theorie leniniste du parti,


l'Imperialisme, la question coloniale, Jes monopoles,
le role de I' Amerique. Par contre on constate une
carence sur le mouvement ouvrier frarn;:ais (rien sur
la Commune, la social-democratie frarn;:aise, le syndi-
calisme ), ma is une abondance de themes « concrets »
tres generaux (la vie chere, la conquete des masses,
le bloc ouvrier et paysan) qui semblent une explication
des derniers mots d'ordre de !'Internationale. Peut-
etre des sujets plus « historiques » etaient-ils prevus?
On peut encore en discuter, car en avril, la police fait
une descente et arrete enseignants et eleves (le gouver-
nement radical de Herriot ayant besoin de rassurer
Jes « honnetes gens »).
Au nom de quoi ? du marxisme-leninisme, repondra-
t-on, pardi ! Pas si sur. Plus du leninisme que du
marxisme, apparemment. « Analysant Jes lectures des
eleves de l'ecole, Kurella constate que « dans leur
majorite, ils ont Ju plus d'ouvrages de Lenine que de
Marx et Engels'. Voici d'ailleurs Jes lectures conseillees
par Kurella dans sa brochure Pour devenir /eniniste :

Marx (ou Marx resume par Deville ... ) 7 textes


Boukharine 3
Engels 2
Le nine 2
Plekhanov 2
Zorine I
Guesde 1
R. Luxemburg I
Adoratsky I

I. Art. cit .. p. 26.


230 LE MARXISME INTROUVABLE

Conclusion evidente : beaucoup plus de bolche-


chevisme 1 que de !eninisme! Et le gucsdisme a bien
resiste (le manuel-resume de Deville reste d'un usage
courant a l'ecole!). II resistc dans une ambiance gene-
rale ouvrieriste (contrepartie logique de la demission
des intellectuels que nous avons evoquee), et une deva-
lorisation assez demagogique de la theorie, succedant
a I'intellectualisme debride de l'ecole Rappaport ; « ii
ne s'agit pas de faire des eleves des rats de biblio-
theque », dit Kurella. Pourquoi d'ailleurs chercher dans
Jes bibliotheques. puisque le leninisme est un corpus
complet de reponses a toutes Jes situations politiques
possi b !es '?
Les ecoles de 1924-1925 (!'experience ne sera pas
poursuivie, faute de forces, par le « groupe » Barbe-
Celor (la direction « gauchiste » de la troisieme
Periode, centree autour du mot d'ordre de social-
fascisme) ne representent done pas, on !'aura compris,
une mue qualitative du « marxisme ordinaire >. Elles
n'ont favorise que sa systematisation. Par ailleurs (et
cela est aussi vrai du nouveau systeme d'ecoles qui se
met en place a partir de 1936 ', elles temoignent de
J'effet de !'illusion pedagogique sur le mouvement
ouvrier. Ces bolcheviks fran9ais raisonnent comme Jes
Ideologues du Directoire. Faites-nous de bonnes ecoles ...

1. Au 'ens du collage bigarre de theoriciens du parti bol-


chevioue, sans unite autrc qu'une tht!orie du parti.
2. On comprend dans ces conditions que le Que faire? soil
le texte canoniquc d'un bolche,·isme qui pa;se par contre sous
silence l'E!at et la Rc!\!o!ution. Que faire? mais c'eo.;t trCs
simple : construisons un parti. 011 c cammcnt j'ai appris a
devenir r€volutionnairc S3.TIS vr~iment me fatiguci ... >.
3. Entre-temps, c'est l'Ecole des cadres du Komintern a
Moscou qui y supplee. Parmi !cs eli:ves : Waldeck-Rochel.
L' elan reton1be
(Nizan, Lefebvre, Politzer)

des traits rapprochent en effet la generation


B de jeunes
!EN
philosophes des annees dites « Foiles »
( 1920-1925) des theologiens ou juristes, qui essayent
apres 1830 en Allemagne de secouer le joug du pietisme
officiel, d'abord avec Hegel, bientot contre lui. A ceci
pres que le Hegel de la France « bleu-horizon » ou
« cartelliste » 1 c'est Bergson. Exageration quant a la
stature respective des deux philosophes ? Nullement si
on veut bien songer a !'influence exercee par !'auteur
de /'Evolution creatrice sur Heidegger et Jaspers,
sur certains courants de la philosophie americaine, et
sur !'ensemble des courants antipositivistes de gauche
comme de droite - voir le chapitre consacre a Georges
Sorel ici meme - dans le monde entier. Jean Hippolyte
et Henri Lefebvre divergent apparemment du tout au
tout pour dire la situation du bergsonisme dans le milieu
des jeunes philosophes. « De Bergson, je dirai peu.
S'il y avait un penseur pour qui en cette periode, nous
(Jes jeunes philosophes avec lesquels je me liai) nous
professions le plus total mepris, c'etait Bergson ... La
I. En 1919 Jes elections legislatives donnent une Chambre
chauvine et ultra-rCactionnaire. <lite c: blcu-horizon >, d'aprf:s
la couleur de l'uniforme frarn;ais d'alors ; en 1924, par contre,
c'est le Cartel des Gauches (radicoux et socialistes).
LE MARXISME INTROUVABLE

condamnation de Bergson etait pour nous irrefutable,


definitive, absolue. Sans besoin d'argumenter longue-
ment. Par postulat, par decret, disait Politzer '. »
« En face de la tradition universitaire qui avait assi-
mile Kant, la philosophie nouvelle qui dominait en
1925. quand je faisais mes etudes a la Sorbonne, etait
celle de Bergson ... ' »
En realite ii est clair que le « mepris total > de
Lefebvre et de ses jeunes amis gauchistes exprimait
inconsciemment la meme emprise. la meme fascina-
tion dans le cas d'un Politzer ', que la reverence avouee
des condisciples plus sages d"Hyppolyte. L'ensemblc des
efforts philosophiques et extra-philosophiques qui
poussent Jes intellectuels de la generation d'Entre-Deux-
guerres « vers le concrct ' », nc se comprend quc sur
le fond d'une forte impregnation de concepts bergso-
niens. Cette impregnation continue d'ailleurs de nos
jours, puisqu'il est maintenant bicn ctabli qu'il n'y a
pas solution de continuite entre bergsonisme et exis-
tentialisme ', pas plus qu'il n'y en a entre bergsonisme
existentiel a la Sartre OU a la Merleau-Ponty ct divcrscs
ideologies qui defrayent aujourd'hui, en 1974, la chro-
nique, de l'antipsychiatrie it !'ecologic, en passant par
le maolsme style Liberation. Bergson est le perc fonda-

I. La Somme et le Reste, p. 41-42.


2. Figures de la pensee philosophique, p. 232.
3. Auteur en 1929 d"un pamphlet anti-bergsonien tres vio-
lent: La fin d'une parade p/ii/osopiiique: le bergsonisme, sous
le pseudonyme d'AROUET; Voltairc-Politzer executcur de
Leibniz-Bergson au nom de Locke-Marx?
4. Titre d"un article ctmbre de Jean Wahl dans Jes Recher-
ches philosophiques.
5. Voir !"article d"HYPPOLITE • Du bergsonisme a rexisten-
tialismc > dans Figures de la pensee phi/osophique, tome I.
p. 443, et Les Phi/osophes franrais d'aujo11rd'h11i de P. TRo-
TIGNON.
LES ANNEES 1920 233

teur de l'ideologie fram;aise du xx· siecle, et son regnc


ne semble guere pres de s'achever. Ne fournissait-il
pas, avec un certain genie de !'anticipation historique,
Jes instruments paratheoriques propres a equiper Jes
divers groupes intellectuels d'une societe fram;aise en
crise? Comme le rappelle !'article deja cite d'Hyppolyte,
Ia grande these du demier grand ouvrage de Bergson,
Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, paru
en 1932, consiste a enoncer que « ... Mecanique et Mys-
tique sont Jes grands moyens de liberation de l'homme ...
d'abord Ia mystique appelle la mecanique car l'homme
ne se soulevera au-dessus de la terre que si un outil-
lage puissant Jui foumit un point d'appui. II devra
peser sur la matiere s'il veut se detacher d'elle ... »
Mais d'autre part la mecanique appe/le la mystique
aussi bien... « cette mecanique ne rendra des services
proportionncs a sa puissance que si l'humanite qu'elle
a courbee encore davantage vers la terre arrive par
elle a Se redresser, Cl a regarder le ciel I ».
Le general De Gaulle, grand lecteur de Bergson, a
souvent module dans ses discours cette dialectique du
mystique et du mecanique, comme son compagnon
Andre Malraux, dont le discours de mars 1969 sur Ia
« crise de civilisation » (mai 1968. evidemment) est
une pure et simple paraphrase des analyses bergso-
niennes. Mais encore une fois le gaullisme et Ia droite
technocratique en general ne sont pas Jes heritiers
exclusifs de !'auteur de Matiere et Memoire. Toute une
tradition, gauchiste depuis Sorel, reformiste-chretienne
depuis Peguy, se nourrit des distinctions entre « societe
close» et « societe ouverte », et veut soumettre Ia
« science > abstraite, morcelee, dont la seule justifi-
cation est !'intervention dans la pratique ( « I'intelli-

I. Op. cit., p. 465-466.


234 LE MARXISME INTROUVABLE

gence fabricatrice ») a I' « intuition » de ¢ la continuite


vraie, la mobilite reelle, la compenetration reciproque,
et pour tout dire, cette evolution creatrice qui est la
vie » (Evolution creatrice, p. 17 5). Toute une pole-
mique, dont nous ne discuterons pas ici le bien-fonde,
menee depuis des annees contre Jes organisations de la
classe ouvriere prises en bloc, s'appuie inconditionnel-
lement sur la « base » au nom de la « mobilite reelle »,
de la « continuite vraie » contre la « bureaucratie »,
incarnation d' « un systcme de negations ». La critique
du rationalisme scientifique a arricre-plan totalitaire (la
raison instrumenta/e dans le langage de !'Ecole de
Francfort) se rattache evidemment au vitalisme bergso-
nien dcvenu un element de base de notre koine philo-
sophique.
« Dans un temps qui nous semble livre a resclavage
sous toutes ses formes, nous avons fonde Philosophies
pour la defense de l'Esprit, du Mysticisme, et de la
Liberte. Notre premier effort, c'est la renaissance de
la philosophie et la formation d'une poesie epique. Pour
nous la pensee est une des actions. > Ainsi ecrit le
jeune normalien Paul Nizan a sa fiancee, d'Aden-
Arabie, en 1927. Le futur auteur des Chiens de garde
fait en effet partie de ce « trust de la foi > qui entoure
le « proph~te » Pierre Morhange, et dont font aussi
partie Henri Lefebvre (qui a decrit toute l'aventure
avec beaucoup de verve dans la Somme et le Reste),
Georges Politzer, Norbert Guterman et Georges Fried-
mann. Tres rapidement la pacotille mystique (!res
bergsonienne evidemment, malgre Jes denegations de
Lefebvre, dont !'argument - nous meprisions Bergson
plus que tout au monde - est freudiennement tres
risible!) laisse place a un rapprochement avec la gauche
surrealiste et le groupe C/arte. Les trois tendances
signent ensemble des manifestes contre la guerre du
LES ANNEES 1920 235

Marne. Le ton reste d'un idealisme echevele : « Nous


sommes Ia revolte de !'esprit; nous considerons la
Revolution sanglante comme la vengeance ineluctable
de !'esprit humilie par vos ceuvres. » Mais deja
Morhange et Politzer declarent que « !es communistes
sont !es seuls vrais revolutionnaires ». Le pas sera
franchi definitivement en 1929, lorsque devenus
membres du Parti ou compagnons de route, !es ex-
actionnaires du ¢ trust de la foi )) " apres divers episodes
transitoires, Ia collaboration a Ia revue de luxe Bifur,
Ia tentative lefebvrienne de reconstruire une metaphy-
sique apartir de Schelling - premiere ebauche, assure-
t-il, de ce qui sera l'ontologie sartrienne - , la « fuite »
de Nizan a Aden, I' essai de Politzer pour fonder une
psychologie « concrete», le marxisme devient l'enjeu
central, avcc une revue qui s'appellera justement
La Revue marxiste (1929-1930).
A Ia base de l'entreprise, nous retrouvons l'infati-
gable Rappoport, que nous avions Iaisse avec Ia decon-
fiture de son « ecole du propagandiste ». II s'agit, une
fois de plus, d'une entreprise qui n'est pas officiellement
controlee par le Parti (!es fonds viennent d'un myste-
rieux mecene, agent provocateur pcut-etre "), mais pas
non plus desavouee au depart. Dans le premier numero,
l'equipe Nizan, Friedmann, Morhange, Lefebvre,
Politzer, done tous !es anciens de Philosophies, un
editorial intitule : « Ce que nous voulons », annonce la
coulcur. A bas Ia bourgeoisie « qui aprcs avoir
engendre des geants comme Spinoza, Voltaire, Diderot,
Rousseau, ne met plus maintenant au monde que des

1. Qui avaient aussi projete, nous rapporte Le!Cbvre, d'aller


fonder ensemble une cite ideale, 1'1/e de la Sagesse (projection
en style platonicien de la Communautc normalienne ?).
2. Voir LEFEBVRE, op. cit.
236 LE MARXISME INTROUVABLE

nains raffines comme Bergson, Sombart, Keyserling >,


vive le materialisme historique et dialectique, a bas le
« mouvement retrograde de revisionnisme qui marque
un retour reactionnaire aux ideologies depassees par !es
fondateurs du socialisme scientifique > ; ergo, ii faut
« devenir l'organe de tous Jes travailleurs qui cherchent
a developper leurs connaissances du marxisme et du
leninisme ».
Programme stupefiant, car ii fait eclater I'amnesie
propre a tout « marxisme savant » en France. Comme
le monde chez Descartes ii est cree a chaque secon<le.
Et Nizan peut ainsi, dans un de ses articles, liicher un
mot meprisant sur Sorel avec qui ii a pourtant beau-
coup en commun. Mais ii ne le sait pas parce que
l"intellectuel marxiste est en France comme le plus
miserable des paysans de Bretagne ou d"Occitanie : on
lui a vole sa memoire historique, detruite a chaque
generation, methodiquement par tous !es niveaux de
scolarisation : « La culture est ce qui reste quand on a
tout oublie. » Ce mot de Herriot est plus qu"un bon mot.
Ainsi, a Ieur maniere, Jes adorateurs de I' « Esprit »
rejoignait le « concret ». Pour Levi-Strauss, c'etait
l'Amazonie, pour Artaud le Mexique, pour Malraux
!"Orient et l'aventure revolutionnaire, pour Leiris et
Griaule, « I' Afrique fan tome », pour Lacan Jes profon-
deurs de J'Inconscient, pour Bataille et Caillois !es
mysteres de Ia Fete et du Sacre, pour Brasillach et
Drieu le « fascisme immense et rouge >, bref chez tous
un point commun : echapper a Ia cage doree de l"intel-
Iectuel frarn;ais en 1930, rejoindre le monde reel.
La solution des jeunes-hegeliens de Philosophies est
la seule qui conduise au marxisme de parti, ou ils
rejoignent certains de Jeurs cousins surrealistes (Aragon,
Unik, Creve!, Eluard). Ils y Iaisseront tous un grand
nom, aureole pour deux <l'entre eux (Nizan, Politzer)
LES ANNEES 1920 237

d'un tragique destin et d'une legende. Mais leur ambi-


tion de « devenir l'organe de tous les travailleurs »
etaient restee lettre morte ; le parti avait su maintenir
!es cloisons et supprime rapidement la Revue marxiste,
gadget encombrant. Mais l'a:uvre de Politzer, de Nizan,
et de Lefebvre, dans le domaine du marxisme, apres
1935, quand triomphe l'ideologie des « Lumieres »
dans le Parti (voir les innombrables variations sur le
Front populaire de /'Esprit, !es Droits de /'Intelligence)
ne sont guere d'un niveau superieur au reste de la
production du style A la lumiere du marxisme, qui est
affligeante. Le marxisme savant ne verra dans ces
sombres annees son honneur sauve que par quelques
trotskistes marginaux comme P. Naville, ou des
marxistes institutionnels, ou comme le Hollandais
B. Groethuysen, un des conseillers !es plus ecoutes de
la N.R.F.
Le leninisme a done ete methodiquement diffuse en
France a partir de 1924. Mais quel leninisme ? Celui
du bolchevisme tout simplement, c'est-a-dire de la
theorie du parti, de la conception de militants profes-
sionnels qui ne consacrent pas seulement leurs soirees,
mais toute leur vie, a la revolution, et dont la discipline
permet de forger, avec !'organisation centralisee,
J'arme du combat politique. Le leninisme pratique et
institutionnel en somme a, sans conteste, reussi. Mais
cette reussite a passe par le refoulement d'un autre
aspect du leninisme, le leninisme theorique : celui de
"!'analyse concrete d'une situation concrete », dont
Lenine disait qu'elle etait « l'ame vivante du marxisme »
et qui lui permit de fonder la science de la conjonc-
ture. par quoi il figure comme l'un des plus grands
theoriciens de la politiquc, totalement ignores aussi,
dans le programme d'education, Jes caracteres origi-
naux du capitalisme frarn;ais, de l'histoire frarn;aise,
238 LE MARXISME INTROUVABLE

du mouvement ouvrier frarn;ais. Autrement dit, encore


une fois, Ia construction politique, edification du parti,
s'est payee d'un refoulement ideologique, le leninisme
theorique, seul lien du reste avec le marxisme.
Encore une fois, sont restees sans echos Jes protes-
tations de quelques redacteurs des Cahiers du bolche-
visme, qui, tel Ollivier, denorn;aient la carence de Ia
diffusion et de Ia traduction des reuvres de Marx, dans
le mouvement ouvrier frarn;ais.
Dans !es annees 1910, le bolchevisme a ete au
Ieninisme ce que fut dans Jes annees 1880 le
marxisme ordinaire au marxisme savant ou, pour
s'exprimer autrcment, de remonter du processus
secondaire (ou se lit la compulsion de repetition au
morcellement), a un processus primaire. Je ferais
volontiers I"hypothese que tout se joue dans le rapport
qui se noue a !'age classique entre I'Etat absolutiste,
Jes masses populaires et Jes intellectuels organiqucs
de la bourgeoisie montante. La strategie de l'Etat
est, des le xvn" siecle, de faire des intellcctuels ses
clients, en leur confiant la gestion d'apparcils specia-
lises dans l'ideologie, dont le nombrc de multiplie en
fonction de la conjoncture. Les intellectuels ont tou-
jours, de fait, accepte le marche, qui comporte unc
marge de liberte considerable en ce qui concerne la
critique de tel ou tel aspect de la politique de l'Etat.
Cette ambivalence a l'egard de l'Etat, a la fois dcteste
et objet d'une demande, se retrouve dans Ia tradition
politique revolutionnaire, OU Jes intellectuels bourgeois
<leclasses ont toujours joue un grand role, depuis !es
Jacobins. 1793, 1871, 1944, dans une certaine mesure
1968, ont montre Jes effets d'une telle ambivalence
dans Jes moments forts de la Jutte revolutionnaire.
Le destin du marxisme frarn;ais est done affecte des
sa naissance (l'apres-Commune) par la fas:ination de
LES ANNEES 1920 239

l'Etat, qui joue sur lui a la fois dans son economie


comme fixation a l'Aufkliirung, et qui fixe d'avance !es
limites de son rayonnement. On peut en effet degager
une constante de tout ce que nous avons passe en
revue : le marxisme en France a ete fort quand ii a
collabore d'une fa9on a l'Etat, quand ii s'identifie avec
Jui (Front populaire, Resistance). Le succes recent de
l'althusserisme n'est sans doute pas etranger au service
qu'il peut rendre, peut-etre a son corps defendant, a
!'institution universitaire decadente.
Mais ii y aurait grande naivete il faire de l'Universite
la seule institution de neutralisation en direction de
!'intelligentsia. N'oublions pas !'edition, appareil plus
discret, mais d'une efficacite redoutable. Sartre et ses
proches, qui se sont toujours fait une gloire justifiee
de leur dedain des honneurs academiques, regnent
depuis des annees, ii ne faut pas I'oublier, il la N.R.F.
Fait qui n'est lui-meme qu'une retombee des « vaccins »
que nous avons vu se mettre en place dans Jes labora-
toires secrets de l'avant-guerre ( « dissidents du surrea-
lisme de la phenom"'1ologie », College de Sociologie,
cours de Kojeve, le Minotaure de Bataille, etc.).
Conlcusion
Le marxisme morcele

cette fatalite du morcellement, cet eternel


P OURQUOI
retour d'un marxisme en miettes ? Pour le com-
prendre. il s'agirait de mettre au jour un impense
fondamental de l'histoire franc;aise.
La bolchevisation, puis le Front populaire ont
indiscutablement permis au Parti communiste de s'en-
raciner dans la vie franc;aise, sans perdre pour autant
son caractere ouvrier. Mais le prix a payer pour une
reussite politique aussi cherement acquise a ete tres
lourd du point de vue de l'independance ideo/ogique.
Reintegre, de haute Jutte, dans la Nation, le P.C.F.
s'est identifie aux Jacobins de 1793, comme l'invitait
d'ailleurs a le faire une tradition tombee en desherence,
du mouvement populaire franc;ais, le blanquisme.
Reactivant le blanquisme, nourri comme Jui des sou-
venirs de la Grande Revolution. Jes communistes sont
tout naturellement conduits a monter en epingle tout
ce qui, dans le marxisme-leninisme, concorde avec la
philosophie des Lumieres ', et a laisser dans I'ombre
tout ce qui fait la « nouveaute radicale de la philosophie
de la praxis » (Gramsci).

I. Comme l'avait deja fait, en son temps, le grand dirigeant


socialiste (blanquiste et marxiste) Edouard Vaillant.
242 LE MARXIS~IE INTROUVABLE

Les intellectuels qui, dans Jes annees vingt, cher-


chaient leur voie vers le leninisme vont done se trouver
entre deux feux. Face aux nouveaux vaccins secretes
par des instances marginales, par Kojeve aux Hautes
Eludes, par le College de sociologie ', par la Nouvelle
Histoire, Jes penseurs marxistes (Nizan, Politzer,
Lefebvre) sont desarmes. La priorite absolue donnee
aux !aches antifascistes entrnine une regression sen-
sible de leurs problematiques au nivcau du simple
combat pour la Raison '. Si certains, comme Henri
Lefebvre, poursuivent parallelement une recherche spe-
cifiquement marxiste, c'est sur le mode de la speculation
la plus traditionnelle. Le Materialisme dialectique, qui
parait en 1938, est une reflexion importante sur Hegel
et Marx, mais qui n"est pas porte par un debat de
rnasse sur ce theme. Les membra disjecta du marxismc
fran<;ais sont done bel et bien revenus a leur dispersion
premiere. D'un cote un marxisme ordinaire aussi
desseche qu'en 1890. dont Jes Elements de philosoplzie
de Politzer sont le breviaire, de l'autre un hermetisme
pour inities. La structure initiatique est, remarquons-le
au passage, constitutive du marxisme savant, du socia-
lisme universitaire en general. de Herr a Althusser, en
passant par Philosophies.
On ne peut se satisfaire d'observer Jes effets toujours
renouveles de l'etrange topique du marxisme en France,
I. Le college de sociologie, anime par Bataillc et Callois. ne
peut se comprendre en dehors d'une histoire de la dissidence
communiste qui partirait de ]a Critique sociale de Souvatrine,
publiee en 1931-1934 (organe du Ccrclc Communistc Der.io-
cratique), non sans liens avec Ie marxisme allcmand hCt~rodoxe.
Cette histoirc reste a faire. Elle cclairerait Jes raoports caches
cntre le rcnouveau de Hegel. de Nietzsche, de Kierkegaard et
un certain projet politique • gauchiste • avant la lettre.
2. La Pensee. fondee par Colemon ct Politzer en 1939. portc
toujours en sous-titre : Revue du. rationalisme moderne.
CONCLUSION 243

qui Jui donne !'aspect d'un corps ecartele entre la bana-


lite pedagogique et la sophistication baroque, ecarte!e-
ment qui peut affecter un individu, le meilleur exemple
etant Politzer, passant de la critique de Freud au
catechisme materialiste vulgaire.

Le marx1sme encore

Que retenir au terme d'une telle enquete, seulement


esquissee ici sur quelques points, laquelle souleve
probablement beaucoup plus de probl(:mes qu'elle n'en
resout?
Avant tout, la necessite d'aborder au fond la question
de l'actualite du marxisme. Le marxisme est-ii depasse?
A cette question, posee a toutes !es generations depuis
la fin du siecle dernier, je reponds personnellement :
non, tout en etant bien conscient que le marxisme a des
/acunes graves qui en menacent l'efficacite ct le rayon-
nement. L'echec de toutes les formes de bolchevisme
en Occident est la pour nous le rappeler. Intenable est
par ailleurs la position « platonicienne » qui se r6fere-
rait a une bonne « essence » du discours marxiste, ma!
incarnee dans l'histoire empirique.
Le marxisme et son histoire ne font qu'un, ou alors,
mieux vaut ne plus en parler ! Parmi !es lacunes !es
plus criantes des marxismes classiques, on peut souli-
gner la meconnaissance de l'inconscient (individuel et
historique), qui entraine inevitablement Jes phenomenes
catastrophiques de refoulement (des realites libidinales
nationales, culturelles, etc.). W. Reich a ecrit la-dessus
des pages definitives 1 •
I. Vair !'introduction a la Psyclw/ogie de Masses du fas-
cisnze, Payot, 1972.
244 LE MARXISME INTROUVABLE

Autre grave carence : rincapacite apenser de maniere


materialiste I'histoire des pratiques populaires - et
sa propre histoire - toujours pensee en termes fina-
listes, selon des schemas d'evolution Iineaire. Exemple :
I' « Utopie » et la « Science » chez Engels, historicn
du socialisme. Declarer vouloir faire r « histoirc
marxiste du marxisme » me semblait, quand j'ai entre-
pris d'ecrire ce livre, une issue acceptable. Mais
n'etait-ce pas, comme me !'a fait observer mon amie
Blandine Barret-Kriegel, avec qui j'ai eu tout au long
de ce travail des discussions precieuses et des desac-
cords ffconds, reconduire Ia demarche kantienne de
« correction de la Raison pure par elle-meme » ? Ne
rejoindrait-on pas - en paroles - le materialisme
pour retomber de fait dans un idealisme aussi grand
que precedemment? C'est la raison pour Jaquellc
ii m'a semble qu'appliquer au marxisme !es instru-
ments de demontage ideologique qu'il emploie ordi-
nairement a la demystification des ideologies rivales
pouvait avoir une valeur heuristique considerable,
ne serait-ce qu'en raison de l'inquietantc etrangete
produite.
C'est pourquoi aussi, irreversiblement, j'ai ete amene
a utiliser des instruments <l'analyse nouveaux ou inha-
bituels dans une recherche historique de ce type : rela-
tion explicite a !'experience vecue, ecoute implicite-
ment analytique, lesquels reclament sans conteste des
verifications ulterieures et systematiques (dont on pour-
rait trouver peut-etre la theorie ou le mo<le d'emploi
dans le seminaire de Lacan sur L' envers de la psyclza-
nalyse (incdit, 1969-1970).
Cela etant. qu'on Sache que je nc veux pas scparer
!cs passages <lu Jivre de « defense du marxisme » de
ceux qui ont le ton de la « sociologie culturelle » ou
de la « gencalogie ».
CONCLUSION 245

Si en cffet le marxismc est incomplet, insatisfai-


sant, l'antimarxismc, meme avec une fa9ade de gauche,
est toujours !'alibi des pires conservatismes. On
n'echangc pas un cheval borgnc contre une rosse
aveugle.
BIBLIOGRAPHIE

Calmann-Lévy | « L'Ordre des choses »

1975 | pages 247 à 248


ISBN 9782702100240
DOI 10.3917/cale.linde.1975.01.0247
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https://www.cairn.info/le-marxisme-introuvable---page-247.htm
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Bibliographie

C. ANDLER, Vie de Lucien Herr, Rieder, 1932.


B. BERUSTEIN, The beginning of marxian socialism in France, N. Y.
1965.
D. CA UTE, Le communisme et /es intellectuels franrais, Gallimard,
1967.
M. DoMMANGET, L'introduction du n1arxisnie en France, :Editions
Rencontre, I 967. Le meilleur ouvrage historique sur la ques-
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T. N. CLARK, Prophets and Patrons, Harvard University Press,
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J. JULLIARD, Pel/outier et /es origines du syndicalisme d'Action
Directe. Le Seuil, 1971.
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H. GOLDBERG, Jean Jaures, Fayard, 1971.
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M. PERROT, Les ouvriers en greve, Mouton, 1974.
R. SALVADOR!, Hegel in Francia, De Donato, 1974.
Claude WILLARD, Les Guesdistes, Editions Sociales. 1965.
Table des n1atieres

INTRODUCTION • . . • . . • • • • . . . . . • • • • • . • • • • • • • • • • • • • • • • • 7

PR£Mll:RE PARTIE
LES ANNEES 1880

C'HAPITRE PREMIER. - Le .\Jarxisme dons le 111ouvement


ouvrier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . • . . . . . . . 55
Misere du marxi&me ordinaire : le guesdisme.
11. Un soleil noir ou /'action: Georges Sorel......... 107
111. Les Anticorps politiques....................... 125
Lucien Herr et 1'universite radicale-socialiste.
IV. Les anticorps institutionnels.................... 175
Durkheim et !'Ecole francaise de sociologie.
v. Les anticorps ideo/ogiques..................... 187
Le dCtournement des deux sources du marxisme :
la Jutte contrc Hegel et Ricardo.

D[UXIE~tE PARTIE
LES ANNEES 1920

CHAPITRE PREf\.tlER. - Le J.larxisme et le 111ouven1ent ouvrier. . 217


De nouveau Jes cometes, !"action de R. Lefebvre.
250 LE MARXISME JNTROUVABLE

11. Le Marxisrne et le n1ouvement ouvrier. . . . . . . . . . . . 221


La bolchevisation du P.C.F.
Ill. L'<i!an retombe (Nizan, H. Lefebvre, Politzer) .. 231

CONCLUSION : Le 1narxisme morcete . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241


Le marxis1ne encore . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243

B!BLIOGRAPHIE • • • • • . • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 247
LA COMPOSITION, L 'IMPRESSION ET LE BROCHAGE DE CE LIVRE
ONT f.Tf. EFFECTUf:S PAR FIRMIN-DIDOT S.A.
POUR LE COMPTE DES EDITIONS CALMANN-Lt VY
ACHEV[ o'r\fl>RIMER LE 10 MAR'i 1975

Depot legal: Jrrtrimei;trc 1975


N" d'O:d1t1on · 10286 - N° d 1mprcss1on 6592

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