La Place Des Femmes Dans Des Textes Nationalistes de La Période Coloniale: Une Présence Manquante
La Place Des Femmes Dans Des Textes Nationalistes de La Période Coloniale: Une Présence Manquante
La Place Des Femmes Dans Des Textes Nationalistes de La Période Coloniale: Une Présence Manquante
Introduction
La place des femmes dans l’histoire marocaine, notamment durant le
protectorat, reste très peu visible. Les quelques écrits1 qui y sont consacrés ont
conclu à l’absence de reconnaissance du rôle des femmes dans la lutte anticoloniale
aussi bien par l’histoire que par la mémoire nationalistes. Lorsqu’elles sont
mentionnées dans les écrits des nationalistes hommes qui ont laissé des traces,
les femmes sont le plus souvent anonymes. Dans ces récits des nationalistes,
les femmes sont représentées d’abord comme objet d’interdiction (interdire aux
femmes la visite des Saints, par exemple). Il s’agit là du discours réformiste
salafiste. Elles sont ensuite considérées comme objet de réflexion autour de la
nation, et ce en relation avec la question de l’éducation des femmes dont dépend
l’éducation des enfants de la nation.
Ce type de discours sera analysé à travers des écrits publiés durant la
période coloniale, aussi bien dans la zone du protectorat français que dans la zone
d’influence espagnole. Les textes regroupés et analysés ici (documents collectifs
1. Voir à titre d’exemple: Assia Benadada, “Les femmes dans le mouvement nationaliste marocain,”
Clio. Histoire‚ femmes et sociétés 9 (1999); Alison Baker, Voices of Resistance; Oral Histories of
Moroccan Women (Albany: State University of New York Press, 1998); Karima Ilarzeg, Les femmes
dans l’historiographie de la résistance marocaine (Rabat: Editions & Impressions Bouregreg, 2017).
6. Hakima Naji, “Une élite et un mouvement féminins. Au nord du Maroc colonial. 1917-1955,” (2017):
13. https://www.researchgate.net/publication/318543343_Une_elite_et_un_mouvement_feminins_ Au_
nord_du_Maroc_colonial_1917-1955.
7. Michel De Certeau, L’absent de l’histoire (Tours: Mame, 1973).
8. De Certeau, L’absent, 9.
9. Ibid.
10. Jacques Berque, Maghreb histoire et sociétés (Alger: Société nationale d’édition et de diffusion,
1974), 176-9.
11. D’après l’Encyclopédie de l’Islam, la ḥisba désigne “le terme par lequel l’usage désigne, d’une
part le devoir de tout musulman d’ordonner le bien et d’interdire le mal, d’autre part la fonction du
personnage effectivement chargé en ville de l’application de cette règle à la police des mœurs et
plus particulièrement à celle du marché.” Citation consultée sur: https://books.openedition.org/
iremam/263?lang=fr#ftn3.
174 Fadma Aït Mous
partir des années 1940, sous l’impulsion des jeunes nationalistes, des politiques
coloniales et symboliquement sous la caution du Sultan.
Saïd Hajji: éduquer la mère éducatrice, reproductrice de la nation
Saïd Hajji est un jeune nationaliste de la ville de Salé. Dans un rapport
adressé, de Damas où il continuait ses études, au 3ème congrès de l’Association
des Etudiants Musulmans d’Afrique du Nord, réuni le 26 décembre 1933 à
Paris, Hajji a présenté la condition de la femme au Maroc comme document de
travail aux participants.18 Ce texte exprime la conception de son auteur quant à la
situation de la femme au Maroc à l’époque et reflète également une conception
collégiale dominante. Ce document est publié, par la suite, dans les textes de
l’auteur, devenu journaliste, par son neveu Abderraouf Hajji, et est disponible
en ligne.19 J’utilise ici sa version française. Je vais en présenter le cheminement
des arguments et idées qu’il développe dans ce texte que je lierai par la suite
aux idées discutées et débattues par d’autres auteurs et articles de l’époque,
notamment l’idée de la scolarisation des filles.
Parce qu’il s’adresse à des jeunes nationalistes, Hajji débute son rapport par
la mise en avant de l’identité des jeunes nationalistes et leur mission “Lʼavenir
est à nous, les jeunes” et dont la mission est de “contribuer efficacement au
processus de redressement national”20 dans leurs pays respectifs. Il les exhorte
à agir en tant que soldats pour combattre le fléau de l’analphabétisme et surtout
auprès de “cette autre moitié du corps social confinée dans ses quatre murs, plus
près de la mort que de la vie, et en prenant soin de la sauver des griffes de
la misère et de la dépravation des mœurs.”21 Il continue sa description de “la
situation peu enviable de la femme marocaine […une situation qui rend triste et
fait mal], alors que nous lui devons de nous avoir élevés et d’avoir été pour nous
la pièce maîtresse de notre éducation de base. Comme je suis peiné de voir la
femme marocaine dans cet état, alors quʼelle ne porte pas seulement un enfant,
mais toute une nation.”22 Hajji résume ainsi une conception essentialisée de la
femme en tant que reproductrice de la nation: “La première école de la vie est
le gîte familial, et le premier maître la mère éducatrice.”23 Et cette production
physique et éducative devrait justement être accompagnée par des efforts pour
l’aider à mieux accomplir ce rôle d’éducatrice.
18. Ce Congrès devait se tenir à Fès en septembre 1933, mais il a été interdit par les autorités du
protectorat français au Maroc. Il a finalement eu lieu le 26 décembre 1933 à Paris. La question de
l’enseignement au Maroc et ses problèmes était à l’ordre du jour. C’est de Damas, où il était retenu
pour études que Saïd Hajji a adressé ce texte sur la condition de la femme au Maroc afin qu’il serve de
document de travail aux participants. Abderraouf Hajji précise que seule l’introduction du document “a
survécu aux caprices du temps.”
19. https://said.hajji.org/fr/ecrits-litteraires-politiques-et-journalistiques/questions-estudiantines/le-
role-de-la-femme-dans-la-societe-marocaine (page consultée le 22 mai 2019).
20. Ibid.
21. Ibid.
22. Ibid.
23. Ibid.
176 Fadma Aït Mous
24. Ibid.
25. Ibid.
26. Ibid.
27. Ibid.
28. Ibid.
29. Ibid.
La place des femmes dans des textes nationalistes de la période coloniale 177
30. Ibid.
31. Ibid.
32. Ibid.
33. Ibid.
34. Ibid.
35. En choisissant, en 1930, lors de l’épisode des manifestations contre le dahir dit “berbère,”
d’investir les mosquées pour y réciter le laṭif (prière réservée aux périodes de grande détresse), les
jeunes nationalistes ont alors acquis l’adhésion de leurs aînés. Voir Fadma Aït Mous, “The Moroccan
Nationalist Movement: From Local to National Networks,” The Journal of North African Studies 18
(5) (2013): 737-52.
178 Fadma Aït Mous
bien dans la zone du protectorat français que dans la zone d’influence espagnole,
ce système est conditionné par des objectifs de contrôle et de discrimination
à l’égard des nationaux.40 En parallèle, l’éducation coranique traditionnelle
continuait à exister: destinée également aux seuls garçons. Le protectorat
a négligé l’éducation des “jeunes musulmanes” ‒ terme utilisé à l’époque; la
Direction générale de l’instruction publique, des beaux-arts et des antiquités,
institution établie par le Général Lyautey, 1er Résident Général de la République
Française au Maroc, avançait la “réticence des parents” comme justification.
À partir de 1915, à Salé, une école est créée destinée aux filles mais dont
la formation était essentiellement domestique visant plus à former une main
d’œuvre (travaux manuels, couture, broderie, tapis, etc.) qu’à scolariser un esprit.
D’autres centres de formation du même type suivront incluant des séances de
formation à l’hygiène et à la gestion domestique.
Du côté marocain, l’attitude vis-à-vis de l’éducation des filles est passée
du rejet, à la réticence puis à la décision d’éduquer les filles et d’en faire une
revendication fondamentale. L’idée de scolariser les filles était très complexe
pour les pères car elle impliquait beaucoup de risques: sortir de la sphère privée
et la peur d’être libérée via le contact avec des Européennes. C’est la crainte
que l’école soit potentiellement susceptible de contribuer à l’émancipation des
femmes qui est avancée comme argument pour refuser l’éducation des filles.
L’histoire retient la réaction des notables de Fès, lorsqu’en 1926, Paul Marty leur
propose la création d’une école pour les filles: ils ont répondu qu’ils ne pouvaient
pas contrôler leurs femmes alors qu’elles sont ignorantes, qu’en serait-il si elles
étaient éduquées et éclairées?41
Plusieurs facteurs ont contribué à changer progressivement les mentalités en
faveur de la scolarisation des filles. La demande dʼéduquer les filles a été portée
par deux catégories de Marocains. Certains lettrés aînés baignés dans les idées
du salafisme de la Nahda42 et des jeunes ayant fréquenté les écoles du protectorat.
Parmi les clercs pionniers de l’éducation des femmes, citons Mohamed Ben
Hassan Hajoui,43 alem et ministre de l’éducation à l’époque dans le makhzen
chérifien, qui ‒ à travers une série de conférences ‒ défend l’éducation des filles;
40. Ahmed Zouggari, “Le système d’enseignement sous le protectorat français et espagnol,” Rapport
thématique-50 ans de développement humain au Maroc et perspectives 2025, (2005): 453-69. http://
www.rdh50.ma/fr/pdf/contributions/GT4-12.pdf.
41.Mohamed Hassan Ouazzani, Moudhakirāt Ḥayāt wa Jihād (Fès: Fondation Mohamed Hassan
Ouazzani, 1982).
42. Le terme salafisme renvoie aux “pieux ancêtres” (al-salaf al-ṣāliḥ), avancés comme des modèles
à imiter. Le salafisme de l’époque, à distinguer du salafisme politique actuel appelle à un retour aux
prescriptions coraniques et aux dits, faits et gestes du Prophète, en prenant soin de les “purifier” des
impuretés accolées tout au long de l’histoire.
43. Mohamed El-Hajoui, ““ta‘līm al-banāte” (scolarisation des filles),” Majalat al-Maghrib,
(septembre-août 1935): 2-6. Tout le dossier est consacré à la question de la scolarisation des filles, sous
le titre “la femme marocaine et le problème de scolarisation des filles” et dans lequel les arguments déjà
avancés par Saïd Hajji retrouvent écho.
180 Fadma Aït Mous
en salafiste éclairé, il prône que rien en Islam n’interdit l’éducation des filles.
Hajoui précise:
“Il faut les éduquer et les doter d’un enseignement digne de notre
religion, et utile pour l’avenir de nos enfants et qui leur permettra de devenir
des membres utiles de notre société. Nous n’avons pas d’autre choix que de
les aider à éduquer les hommes de l’avenir, autour desquels tourne la vie de
notre pays. Leur enseigner les règles de l’éducation, de l’ordre domestique,
les règles de la santé, de la religion, l’apprentissage du Coran (totalement
ou partiellement), le calcul, la géographie, l’arabe, la vraie littérature et non
fictive, et tout ce qui peut les aider à réaliser leurs fonctions, et leur éclairer
la voie.”44
D’un autre côté, les jeunes hommes marocains commençaient à opérer des
comparaisons entre les Marocaines et les femmes européennes et ont constaté
la différence en matière d’éducation des enfants et de préservation de la santé.
La question du choix de la bonne épouse pour des hommes instruits se posait
également, ce qui les poussa vers la direction de prôner l’éducation de la femme
marocaine sans pour autant prendre la femme européenne comme modèle.
Mohamed Belhassan Ouazzani a rapporté cet argument dans ses mémoires
lorsqu’il décrit “La renaissance de la femme et la scolarisation des filles au
Maroc,”45 il pointe l’apparition d’un problème social qui guettait les jeunes
marocains scolarisés à l’époque, soit à l’école coloniale ou à l’école nationaliste,
à savoir ce qu’il nomme la crise du mariage: ces jeunes ne pouvaient plus se
contenter d’un mariage traditionnel, épouser des filles ignorantes. Toutes les
solutions ont été débattues: s’abstenir de se marier, se marier à une étrangère,
voire chercher une femme instruite dans un pays arabo-musulman.46 Aucune
de ces solutions ne semblaient satisfaire les jeunes marocains qui ont trouvé
là l’occasion d’appeler à la scolarisation de la fille marocaine, future épouse
instruite. On remarque que l’on est encore dans une conception “naturaliste” de
la femme et de ses rôles, la scolariser pour son rôle d’épouse.
Une fois que l’idée a commencé à faire son chemin, aussi bien les autorités
coloniales que les jeunes nationalistes vont l’inscrire dans leur programme
politique où les filles sont conçues comme des catégories d’intervention. Du côté
colonial, après consultation des parents, les autorités ont préparé des programmes
dispensés aux filles axés sur l’enseignement domestique et moral, “dans le but de
préparer les élèves à leur futur rôle d’épouse et de mère, et pouvant être modelés
selon les volontés des pères de famille.”47 Là aussi, il y a une distinction sociale
séparant des écoles pour les filles du peuple et des écoles réservées aux filles de
notables. En 1930, la Direction Générale de l’Instruction Publique avançait le
chiffre de 7 écoles pour filles de notables avec un effectif de 2000 fillettes et 8
écoles pour le reste des couches sociales.
Dans le texte collectif de revendications nationalistes, intitulé le “Plan
de réformes Marocaines,” adressé par le Comité d’action marocaine en 1934
au Président de la République française et au Sultan Moulay Youssef, les dix
signataires y dénonçaient le protectorat et formulaient des réformes dans les
domaines politique, juridique, social dont notamment d’accessibilité et le contenu
de l’éducation. Les revendications concernaient un enseignement élémentaire
obligatoire, moderne et généralisé pour garçons et filles (de 6 à 12 ans) de tous
les milieux sociaux. Le document comprenait quelques six points relatifs à
l’éducation des filles, dans une conception différentialiste: à part l’apprentissage
du Coran, de l’Islam et de la langue arabe, exigé pour tous et toutes, les garçons
étaient privilégiés par des cours sur l’histoire et la géographie alors que pour
les filles ce sont des notions “d’arithmétique, d’hygiène, de puériculture, d’art
ménager et de couture” qui sont revendiquées.48 Pour l’éducation secondaire
et supérieure, la même approche différentialiste prône puisque pour les filles,
les revendications concernaient des formations d’institutrice, d’infirmière et de
sage-femme. De même, les auteurs du Plan de Réformes Marocaines exigeaient
d’“accorder aux parents un droit de regard sur les écoles de filles.”49
Ce texte résume la doctrine paternaliste derrière l’éducation des filles,
portée par des hommes: préparer les futures épouses/mères des enfants de la
nation. Les prolongements vont s’opérer sur le terrain, avec la pression du
mouvement nationaliste, y compris de rares femmes comme Malika El Fassi
et Zhour Lazrak par exemple, et surtout du Palais. En effet, ce qui va consacrer
et légitimer le droit des femmes à l’éducation fut l’adoption du Sultan pour
la cause50 et la position de la princesse Lalla Aïcha, considérée comme figure
de proue de l’émancipation féminine et un modèle de liberté pour les familles
marocaines, particulièrement après la visite de Tanger en 1947.51 Elle jouera un
rôle considérable dans la promotion de l’instruction des filles par l’inauguration
de plusieurs écoles dont certaines allaient porter son nom. Et le nombre de filles
48. Comité d’Action Marocaine, Plan de réformes marocaines; Élaboré et présenté à S.M. le sultan,
au gouvernement de la République française et à la Résidence générale au Maroc (Le Caire: [s.n.],
1934). http://mohamedhassanouazzani.org/plan-de-reformes-marocaines/.
49. Ibid.
50. À partir des années 1943, il prend position publiquement pour l’instruction moderne des filles, et
surtout il va appuyer une revendication de jeunes femmes nationalistes souhaitant intégrer l’université
Qaraouiyine, en 1947. Voir Malika El Fassi et Zhour Zarqa, “Athār al-Qaraouiyīne fī al-waṣṣat al-
Nisswi (Influence de la Qaraouiyine sur le milieu féministe),” in La Qaraouiyine dans son 1100
mémorial (Mohammadia: Imprimerie Fedala, 1960), 104-6.
51. En 1947, pendant sa visite historique à Tanger, le Sultan est accompagné de sa fille aînée habillée
à l’occidentale. Dévoilée, celle-ci prononce un discours en public.
182 Fadma Aït Mous
Année Effectif
1945 10 057
1946 12 887
1947 16 583
1948 16 986
1949 19 250
Tableau: Evolution des effectifs des filles scolarisées pendant le protectorat français53
Des femmes qui s’expriment
Parmi les premières femmes ayant bénéficié de l’enseignement durant la
période coloniale, certaines individualités ont émergé comme des pionnières qui
vont prendre parole dans l’arène publique pour promouvoir la scolarisation des
filles. C’est le nom de Malika El Fassi qui revient le plus souvent dans ce sens
pour la zone du protectorat français. Appartenant à une famille nationaliste de
lettrés, elle a bénéficié d’une éducation élémentaire à Dār al-Faqiha et auprès
des membres de sa famille. Elle est considérée comme la 1ère femme journaliste
puisqu’elle a publié des articles dans la revue arabophone déjà citée, Al-Maghrib,
pour défendre le droit des Marocaines à l’instruction. Elle ne signait pas encore
ses articles par son vrai nom, mais usait du pseudonyme de “Fatāt al-Ḥādira”
(fille de la cité). Elle a intégré le mouvement nationaliste en 1937, dans la zone du
protectorat français, où elle “assura la liaison entre les nationalistes et le palais.
C’est elle qui rédigea ou transcrivit tous les documents que les nationalistes
voulaient faire parvenir au sultan Mohammed ben Youssef.”54 D’autres
femmes militantes émergent aussi à partir des années 1940 pour revendiquer
l’enseignement des filles, comme une composante de la lutte anticoloniale.
Citons ici un article comme exemple de la plume et de la pensée de Fatāt al-
Ḥādira, intitulé “al-zawāj al-moubakkir” (le mariage précoce), publié en 1952.55
Le texte est publié dans une rubrique “rissālat al-mar’a” (lettre de la femme).
Malika El-Fassi commence par remarquer comment le Maroc a entamé plusieurs
réformes et s’inscrit dans la modernisation sauf en ce qui concerne le point qu’elle
entend soulever et qu’elle qualifie de dégât social, à savoir la persistance de cette
coutume archaïque du mariage précoce: “marier nos filles à un âge précoce, à
partir de 14 ou 15ans souvent, et des fois bien même avant cet âge et cela sans
52. Zouggari, “Le système,” 458. http://www.rdh50.ma/fr/pdf/contributions/GT4-12.pdf.
53. Ibid.
54. Benadada, “Les femmes,” 9.
55. Fatāt al-Ḥādira, ““al-zawāj al-moubakkir” (le mariage précoce),” Rissālat al-Maghrib, 141
(1952): 36-40.
La place des femmes dans des textes nationalistes de la période coloniale 183
qu’aucun ne s’en offusque vu que c’est perçu comme une chose normalisée.”56
Elle décrit ensuite les dégâts sociaux engendrés par le mariage de la petite fille:
des maris qui se plaignent des lacunes de gestion domestique de leurs épouses,
du désintérêt de celles-ci des tâches ménagères ou leur non accomplissement
comme “elles devraient l’être,” de leur dépenses et gaspillage, et surtout de leur
manque de soin d’elles-mêmes en tant qu’épouses. Ceci impacte négativement
la relation de mariage et rend la vie conjugale un “enfer” au lieu qu’elle soit un
“paradis.”
Elle considère que le danger de ce phénomène social est devenu plus grand
à un moment où les filles sont scolarisées, et que l’idée de leur scolarisation est
devenue communément admise. Elle ne manque pas d’anticiper la réaction d’un
lectorat qui serait étonné de sa position ici: “Oui, c’est drôle de ma part, moi qui
a longtemps et je continue à militer pour la scolarisation de la fille, de dire que:
l’éducation de la fille lui a paradoxalement posé un problème.”57 Dans les pages
suivantes, elle explicite cette position et présente la solution qu’elle préconise au
problème du mariage précoce. Elle rappelle les problèmes de ces jeunes épouses
précoces (enfantements douloureux, difficulté de gestion domestique et élevage
des enfants, problèmes de santé physique et mentale, etc.) et explique que ce
sont là des tâches que la jeune petite fille mariée précocement n’avait pas eu le
temps d’apprendre, d’autant plus qu’elle était occupée par les exigences de sa
scolarisation.
À partir de ses observations de la société marocaine, Malika El Fassi
constate l’augmentation de la demande, sur le marché matrimonial, pour des
filles scolarisées et instruites. Elles y sont désormais largement valorisées, à telle
point que la fille est fiancée très tôt et on la marie dès l’obtention de son certificat
primaire.58 Or, El Fassi déplore cette situation puisqu’elle considère que la “pauvre
jeune fille se retrouve doublement victime de deux catastrophes: son abandon
d’école et son incompétence et méconnaissance de la gestion domestique. Car
son temps était largement pris par les devoirs scolaires et elle n’avait pas le temps
d’apprendre, comme dans le passé, les devoirs domestiques. Et elle est sujette à
des problèmes psychiques et incapacité à accomplir ses tâches d’épouse.”59 Par
conséquent, une rumeur a commencé à se répandre, timidement dit-elle, qui
frappe les filles des écoles incapables d’être de bonnes épouses. El Fassi attire
l’attention sur la corrélation que cette rumeur tente de faire entre l’incapacité des
jeunes épouses à jouer leurs rôles d’épouses et le fait qu’elles soient scolarisées.
Elle précise que ce n’est pas la faute à l’école, mais à l’âge précoce du mariage.
Elle rappelle les bienfaits de la connaissance et de l’instruction pour tout être
humain, y compris la femme: “la femme instruite a toute l’expertise complète
une cinquantaine d’articles ayant pour objet la femme et les rapports sociaux entre
femmes et hommes, avec des rubriques explicitement dédiées comme rokn al-
mar’a (le coin de la femme) ou renaissance de la femme. La revue encourageait
ainsi les femmes à l’écriture, recevait des articles de Salé, de Tanger, de Fès, et
surtout de Tétouan. Naji précise que seulement neuf de ces 50 articles sont signés
par des femmes (avec leurs noms, des pseudonymes ou initiales). Les principales
thématiques traitées par ces plumes féminines concernent le droit des femmes
à l’éducation, la lutte contre les coutumes archaïques et la superstition, le droit
des femmes à la liberté, etc. Si les deux premières thématiques sont largement
partagées, aussi bien par les hommes que par les femmes, la dernière thématique
sur la liberté des femmes divise. En effet, les débats de l’époque se résument
à trois positions que Hakima Naji résume ainsi: “On trouvait les partisans de
la liberté et l’émancipation des femmes, ses adversaires, ainsi qu’une troisième
position dite modérée, restreignant cette liberté aux préceptes islamiques.”64 Pour
cette troisième position, elle cite un extrait d’article signé par un pseudonyme
(dont on ne peut distinguer le genre):
“Nous n’aimons pas dévier vers les deux extrêmes, l’excès ou
l’exagération (en liberté), la négligence, ou la restriction, mais nous tendons
vers la modération. Nous ne disons pas comme les nihilistes que la femme
n’a aucun droit, pas non plus comme les anarchistes qui la veulent en proie
à un libertinage subversif et destructeur de la nation sous prétexte de la
défendre. Il va sans dire que la femme musulmane a besoin d’une réforme
globale en vue de la sauver de son état et l’appuyer pour qu’elle jouisse de
son droit légitime. Il n’y a aucun moyen sauf l’Islam…”65
Pour mieux saisir la parole des femmes qui s’expriment sur les colonnes de la
revue al-Aniss, citons l’exemple de Rouqia El Gherrich, qui est présentée comme
lauréate de l’école caritative islamique des filles. Dans un article intitulé “al-
Oum wa al-tarbiya” (la mère et l’éducation),66 elle parle de l’important rôle joué
par la mère dans l’éducation, une conception qui rappelle ce que préconisait Saïd
Hajji, déjà en 1933. Elle interpelle les pères qui, privant leur fille d’éducation,
la responsabilisent paradoxalement pour le manque d’éducation de ses enfants.
Elle leur parle ainsi:
“Jusqu’à quand allez-vous continuer, messieurs les pères, à priver
votre fille de l’éducation et à la considérer futile pour elle? Et quand elle
grandit et éduque mal ses enfants, vous venez pour la blâmer… Vous savez
bien que vous lui avez fait rater son éducation. Est-il possible d’espérer du
bien de cette fille ?”67
Dans une conception qui lie là aussi mère éducatrice et nation, elle exhorte
les pères:
“Éduquez votre fille et dotez-la d’une bonne éducation, pour qu’elle
puisse jouer pleinement son rôle quand elle deviendra mère, pour qu’elle
apporte à sa nation une génération bien élevée, heureuse… Une mère
éduquée qui a fait ses études rend une nation heureuse.”68
Conclusion
Les différents textes-archives présentés ici sont traités comme des prétextes
pour essayer de montrer comment on a pensé la femme, comment on a écrit
sur la femme et enfin comment la femme elle-même a écrit sur soi. Ce qui
ressort de ce premier survol, qu’il s’agira de compléter et d’approfondir, c’est le
long cheminement de la pensée sur la femme comme catégorie essentialisée et
pensée par les hommes, coloniaux, nationalistes, réformistes, avant qu’elle ne se
pense par elle-même. Si, pour les autorités coloniales, elle constitue un passage
privilégié permettant d’infiltrer la famille marocaine,69 elle est tout aussi conçue
par les nationalistes comme reproductrice de la nation. En appelant à l’instruction
des filles, c’est par une sorte de pragmatisme nationaliste, qui lient la nation à la
mère, la mère-patrie, et l’épouse à la femme reproductrice de la nation, que les
nationalistes marocains ont poussé vers la scolarisation des filles.
Dans un second stade, les femmes prennent, timidement, la parole dans
l’arène publique pour revendiquer les mêmes droits à l’éducation que les
hommes leurs ont déjà consentis. Précisons que ces femmes appartiennent à
l’élite de l’époque. Les différents exemples cités de ces plumes de femmes ne
font finalement que reprendre des discours énoncés par les hommes salafistes/
nationalistes sur le droit de la femme à l’éducation. Elles reprennent également
les mêmes arguments, sauf que cette fois-ci, elles se les approprient, à savoir, la
liaison entre Islam/droit des femmes à l’éducation, l’idée de chercher des femmes
icônes dans l’histoire du Maroc et l’histoire musulmane en général. Ou encore,
la conciliation des rôles entre école/apprentissage des tâches domestiques pour
la future épouse comme présentée par Malika el Fassi. Même si ces positions
semblent aujourd’hui timides, il faut les comprendre dans leur contexte où ce
n’est pas tout à fait le contenu qui importait, mais cette présence publique qui
visibilise les femmes qui écrivent pour rendre audible leur voix. Margot Badran70
décrit un processus semblable en Egypte: “alors même que la presse féminine
qui commence à voir le jour à partir des années 1890, n’était pas radicale dans
ses contenus, son existence même l’était. En écrivant pour être publiées, les
femmes transcendaient leur enfermement domestique, commençaient à acquérir
une “présence publique” et, en faisant entendre leurs voix et en clamant leurs
noms, prenaient la responsabilité d’elles-mêmes et acceptaient de devoir rendre
des comptes.”71
Au Maroc, le point problématique reste cependant la question autour de
la liberté des femmes. Il faudra attendre d’autres prolongements, l’apparition
des sections féminines des partis politiques, notamment l’association Akhawāt
aṣ-ṣafa et d’autres mutations sociopolitiques, pour oser revendiquer des libertés
politiques par et pour les femmes.
Les textes qui ont composé le corpus d’archives analysé ici sont à prendre
comme des prétextes pour poser une hypothèse de travail que je souhaite
prolonger dans un travail ultérieur, à savoir: décrire et analyser comment les
femmes sont progressivement passées de catégorie de pensée par les hommes,
comme un objet de politique coloniale et de politique nationaliste, à un sujet/
acteur doté d’une conscience politique.
70. Margot Badran, Feminists, Islam and Nation. Gender and the making of Modern Egypt (Princeton:
Princeton University Press, 1994).
71. Cité par Alain Roussillon et Fatima-Zahra Zryouil, Être femme en Egypte, au Maroc et en
Jordanie, (Le Caire: CEDEJ-Égypte/Soudan, Centre Jacques Berque, Aux lieux dʼêtre, 2006), 16.
Publication en ligne 2017; https://books.openedition.org/cedej/1710?lang=fr.
La place des femmes dans des textes nationalistes de la période coloniale 187
Bibliographie
Aït Mous, Fadma. “The Moroccan Nationalist Movement: From Local to National Networks.”
The Journal of North African Studies 18 (5) (2013): 737-52.
Badran, Margot. Feminists, Islam and Nation. Gender and the Making of Modern Egypt.
Princeton: Princeton University Press, 1994.
Baker, Alison. Voices of Resistance: Oral Histories of Moroccan Women. Albany: State
University of New York Press, 1998.
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188 Fadma Aït Mous
Titre: La place des femmes dans des textes nationalistes de la période coloniale:
une présence manquante
Résumé: Au Maroc, la participation des femmes au mouvement nationaliste est très peu
visible. De même pour les diverses théorisations du phénomène nationaliste, la participation
féminine est souvent occultée au profit d’un rôle idéologiquement assigné de reproduction
de la nation. Cet article entend analyser les discours produits durant la période coloniale
à partir d’un corpus composite qui comprend principalement des textes sur les femmes
ou sur la femme comme catégorie essentialisée, rédigés par des hommes. Mais il contient
aussi des textes de femmes, ou des plumes féminines qui commençaient à investir l’écriture
journalistique et l’espace public/politique à l’époque. Il s’agira d’interroger ce corpus comme
des archives, des lieux d’énonciation qui produisent un discours sur les femmes, leurs images
et comment elles sont perçues dans ces documents. Il s’agit plus particulièrement d’analyser
la “présence manquante” des femmes dans l’histoire du nationalisme marocain en prêtant
attention aussi bien à ce qui est énoncé qu’au non-dit.
Mots-clés: Femmes, Archives, Nation, Reproduction, Scolarisation des filles.