MarxenAfriquefrancophone
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Françoise Blum
AUX ORIGINES
Prolongeant cette première lecture, Senghor vulgarisera plus tard son rapport intellectuel
aux pères fondateurs dans un petit texte publié sous le titre Pour une relecture africaine de
Marx et d’Engels [Senghor, 1976]. Il y récuse certains concepts marxistes, dont le premier est
la lutte des classes, pour revendiquer son remplacement théorique par celle opposant
« peuples nantis et peuples prolétaires » : « … le problème majeur du socialisme, c’est moins
de supprimer les inégalités de classes au sein d’une même nation que celles qui existent entre
« pays développés » et « pays en développement » [Senghor, 1976, p. 24].
Le problème que pose le marxisme à nombre de lecteurs africains est l’athéisme. Soit
on fera l’impasse sur cet aspect du marxisme, soit on tentera d’y réintroduire Dieu, d’une
manière ou d’une autre. Senghor, lui, développe sa lecture de Marx à la lumière de celle du
Père Teilhard de Chardin. Il réintroduit la religion en disant qu’« en réalité la protestation de
Marx contre l’aliénation religieuse est celle-là même qui pourrait être formulée dans "une
réaction d’origine chrétienne contre les déviations des chrétientés historiques" qui "a entamé
d’autant moins l’essence même de la religion que l’idée d’aliénation est d’essence
religieuse" » [Diagne, 2013, p. 51].
Soulignons que l’articulation de Marx et de Teilhard n’est pas le seul fait du futur
président du Sénégal. On la trouve par exemple chez le co-fondateur du Rassemblement
Démocratique Africain (RDA), Gabriel d’Arboussier [D’Arboussier, 1967] ou chez le
démocrate-chrétien rwandais Grégoire Kayibanda [Saur, à paraître]. Toujours est-il que si le
lien avec le Parti communiste perdure après-guerre – jusqu’en 1950, le RDA est apparenté au
Parti communiste –, et de nombreuses adhésions individuelles sont enregistrées, les années
1945-50 voient aussi les étudiants africains réaliser un vrai travail de lecture, d’appropriation
spécifique ou d’hybridation de la pensée marxiste, et ce parallèlement à l’édition d’une série
de textes par les Éditions sociales. Ces lectures réflexives sont l’enjeu premier du Groupement
africain de recherches économiques et politiques (GAREP), où les sénégalais Abdoulaye Ly
et Ahmadou Mokhtar Mbow, la dahoméenne Solange Faladé et quelques autres discutent
Marx, mais aussi Lénine, Karl Kautsky ou Rosa Luxembourg. Ils traduisent en français
Towards colonial freedom [Nkrumah, 1962] du leader ghanéen Kwameh Nkrumah qui, dans
son œuvre théorique majeure, Consciencism [Nkrumah, 1964], a lui aussi – timidement –
réintroduit Dieu au sein du socialisme scientifique. Abdoulaye Ly publie une sorte de
condensé des thèses du GAREP sous le titre Les Masses africaines et l’actuelle condition
humaine, qui est « une critique de la conception de l’impérialisme héritée de Lénine par
Kwame Nkrumah » . « Certes, écrit Ly, on n’ignore pas le marxisme impunément, on ne le
condamne pas valablement, on le comprend ; on le situe en tant que phénomène historique »
[Ly, 1956, p.19].
Le Sénégalais Cheikh Anta Diop aussi a sa lecture de Marx. L’œuvre de celui qui fut
une sorte de maître-à-penser pour des générations d’intellectuels africains est plutôt frappée
au sceau du culturalisme. Mais Cheikh Anta Diop n’a jamais rejeté le marxisme et, en prélude
à son œuvre maîtresse Nations nègres et cultures, il critique « l’intellectuel qui a oublié sa
formation marxiste ou celui qui a étudié rapidement le marxisme dans l’absolu sans en avoir
jamais envisagé l’application au cas particulier qu’est la réalité sociale de son pays » [Cheikh
Anta Diop, 1954, p.11]. Il s’agit là de lectures de Marx qui n’ont rien de dogmatique, sont
réflexives et ouvertes.
On ne peut ignorer non plus la très grande influence d’Aimé Césaire, bien qu’il ne soit
pas lui-même africain, chez les étudiants d’Afrique. Tous ont lu la Lettre à Maurice Thorez
[Césaire, 1956] par laquelle il rompt avec le PCF, tout en dévoluant un rôle au marxisme et en
appelant de ses vœux « une forme d’organisation où les marxistes seraient non pas noyés,
mais où ils joueraient leur rôle de levain, d’inspirateur, d’orienteur et non celui qu’à présent
ils jouent objectivement, de diviseurs des forces populaires ».
Parallèlement, sur le sol africain, l’introduction à Marx se fait par différents canaux.
Le principal est sans doute constitué par les Groupes d’Études Communistes (GEC) mis en
place, de 1943 à 1951, sous la responsabilité du communiste Raymond Barbé. Les GEC qui,
d’un bout à l’autre de l’Afrique francophone, en particulier au Sénégal, Soudan français, Côte
d’Ivoire, Congo, réunissent Européens et Africains sont des lieux de conférences
d’introduction au marxisme, conçu comme une sorte de philosophie de la libération. Une
circulaire de Raymond Barbé, datée du 20 juillet 1948 et adressée aux GEC pose les bases de
la doctrine marxiste – et/ou communiste - appliquée à l’Afrique noire, à grand renfort de
citations de Staline : « Pour les pays qui ne possèdent pas ou presque pas de prolétariat propre
et ne sont point du tout développés sous le rapport industriel… Pour les pays où la
bourgeoisie n’a pas encore lieu de se scinder en partie révolutionnaire et conciliateur, la tâche
des éléments communistes est de prendre toutes les mesures pour créer un front national
unique contre l’impérialisme » [Suret-Canale, 1994, p.138].
Amady Aly Dieng, qui fut président de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France
(FEANF) en 1961-1962, a dressé le portrait de la bibliothèque du militant [Dieng, 2009, p.
155], composée de livres puisés aux catalogues des Éditions sociales, des Éditions du Progrès,
des Éditions de Pékin ou, à partir de 1959, des Éditions Maspero. Il n’y figure aucun ouvrage
de Marx, alors même qu’il faut noter que les Éditions sociales publient le Capital en 1954
(Livre 1) et 1959 (Livre 2), le rendant ainsi facile d’accès. Ce sont surtout Lénine, Staline et
Mao qui sont à l’honneur : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme et Que faire ? de
Lénine ; Les principes du léninisme ou Le marxisme et la question coloniale et nationale de
Staline ; Grève de masse, partis et syndicats et L’accumulation du capital de Rosa
Luxemburg ; De la Contradiction, De la pratique et La démocratie nouvelle de Mao Tsé-
Toung. On lisait aussi Les principes fondamentaux de philosophie de Politzer. Les étudiants
africains partageaient ces lectures avec les étudiants communistes français mais avaient une
tendresse particulière pour le Staline de la Question nationale et coloniale ou pour les écrits
de Mao-Tse-Toung. Amady Aly Dieng lui-même anime un cercle de lecture du Capital, qu’il
fera perdurer une fois rentré à Dakar. Les cercles d’études marxistes ne sont pas rares, comme
celui que constitue à Toulouse le congolais Joseph Van Den Reysen (1934). Il y a donc un
véritable travail étudiant sur l’œuvre de Marx et Engels, mais aussi sur les textes de Lénine,
Staline et Mao, au gré des publications en français, qui se multiplient alors.
[Un parti marxiste africain]
Au Sénégal, une étape est franchie avec la création, en 1957, du Parti Africain de
l’Indépendance (PAI), premier parti marxiste d’Afrique de l’Ouest, qui va avoir des sections
dans tous les pays d’Afrique occidentale française, avant d’être dans la plupart des cas,
interdit: « Le parti africain de l’indépendance, parti de type nouveau, parti armé de la théorie
du socialisme scientifique, parti de la lutte pour l’indépendance et la souveraineté nationale ,
parti de la construction de la société socialiste africaine ». [Manifeste, Camara, 2013]. Il faut
souligner le rôle moteur dévolu par le PAI au prolétariat dans une Afrique où ce dernier reste
largement minoritaire. On touche là à un point nodal, qui est aussi une ligne de fracture : tous
les marxistes africains, ou auto-déclarés tels, ne reconnaissent pas l’existence de classes en
Afrique. La question des classes, et de la lutte des classes est au cœur du débat quand il s’agit
de l’invention d’un marxisme africain, et n’est pas un objet consensuel. Les positions
théoriques adoptées par quelques leaders joueront un rôle quand il s’agira de définir la
structure et vocation du parti unique, instrument de construction nationale mis en place après
les indépendances dans tous les pays du continent. Le parti sera-t-il un parti de masse, tel
celui établi sous la férule de Sékou Touré en Guinée (Sékou Touré a d’ailleurs lui-même
théorisé le « peuple-classe ») ? Sera-t-il au contraire un parti minoritaire et d’avant-garde aux
mains d’une élite (ou classe) conscientisée ? Ce qui change avec le PAI, c’est le rôle assigné
au socialisme scientifique. Le marxisme devient un outil de subversion du monde colonial et
de construction d’un futur État socialiste, et donc de gouvernement.
Après les indépendances, le marxisme reste un langage de contestation, sous des formes
plus ou moins élaborées. A Madagascar, le journal Andry Pilier entreprend par exemple une
malgachisation des concepts marxistes : le ʺpetit peupleʺ y remplace le prolétariat comme
agent historique. Mais il devient aussi programme de gouvernement. Au Congo-Brazzaville,
la révolution de 1963 dite des « Trois Glorieuses » porte au pouvoir une jeunesse qui décrète
le socialisme-scientifique doctrine officielle de gouvernement. De même le marxisme-
léninisme est déclarée la doctrine officielle, au Dahomey, du régime issu du coup d’état
d’octobre 1972 qui a porté au pouvoir Mathieu Kérékou. Dans le discours du 30 novembre
1975, celui-ci en consacre l’adoption comme principe de gouvernement. Ne pas se proclamer
officiellement « marxiste-léniniste » n’exclut pas, par ailleurs, l’appel à des experts marxistes,
en particulier en matière de planification, comme ce fut le cas pour l’économiste français
Charles Bettelheim qui travailla au Mali et en Guinée [Denord, Zunigo, 2005].
Hors la voie royale de l’étatisation, les chemins du marxisme restent multiples dans
l’Afrique des indépendances. Des actions de formation sont mises en place, telle l’université
ouvrière de Guinée [Blum, 2013, p.661-691], qui prétend former des cadres et est organisée
par la Fédération Syndicale Mondiale (FSM). Il est difficile de mesurer l’impact de ces
formations mais elles contribuent à diffuser une vulgate édulcorée du marxisme – avec en
particulier l’accent mis sur les stades de développement de l’humanité – par ailleurs largement
partagée à l’échelle planétaire. On peut citer aussi, dans un autre registre, l’enseignement du
marxisme-léninisme délivré aux étudiants africains en URSS et dans les démocraties
populaires – bien que ce type de formation se soit, semble-t-il, avéré plutôt contre-productif
[Katsakioris, 2015].
Beaucoup plus théoriquement sérieuses sont les tentatives d’intellectuels africains pour
adapter, ou traduire le marxisme dans des termes spécifiquement africains.
Samir Amin a exercé une forte influence en Afrique francophone. Or toute son œuvre
consiste à déseuropéaniser le marxisme en tentant prendre en compte ce qui, chez Marx, lui
paraît insuffisamment traité : la « polarisation et la destruction des peuples conquis par le
capitalisme », en d’autres termes le caractère global du capitalisme. Proche de Samir Amin,
Amady Aly Dieng se définit comme «….un étudiant qui est un pur produit tropical de la
Renaissance, du Siècle des Lumières et du XXe siècle dominé par la pensée de Marx »
[Dieng, 2011, p.144]. Dans Hegel, Marx, Engels et les problèmes de l’Afrique noire [Dieng,
1978] et Le Marxisme et l’Afrique noire : bilan d’un débat sur l’universalité du marxisme
[Dieng,1985], il pose clairement la question de l’utilité ou de la nécessaire adaptation du
marxisme à un continent où la classe ouvrière est très peu développée. Mais, contrairement à
Samir Amin, s’il cite abondamment Le Capital, c’est pour montrer que la grande œuvre de
Marx, fondée sur l’analyse du capitalisme en Europe et Amérique du Nord, ne concerne guère
l’Afrique. [Dieng, 1978]. Un autre sénégalais, Babacar Sine, conteste au contraire la thèse de
« l’européanité radicale du marxisme » et du Capital.
En France, à la même époque, l’analyse marxienne connaît son heure de gloire dans les
sciences africanistes, avec Jean Suret-Canale, Claude Meillassoux, Emmanuel Terray, Jean
Copans, Catherine Coquery-Vidrovitch et quelques autres, dont les recherches ont eu comme
apport principal « la reconnaissance de l’autonomie des processus historiques africains »
[Jewiesiwicki, 1985]. Cette historiographie africaniste a certes l’Europe et non l’Afrique
comme lieu de production, mais elle est lue en Afrique. Néanmoins très rares sont les
universitaires d’Afrique francophone à s’afficher marxistes, pour des raisons qui, parfois,
relèvent de la prudence.
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