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Marx en Afrique francophone

Françoise Blum

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Françoise Blum. Marx en Afrique francophone. Ducange Jean-Numa; Burlaud Antony. Marx : une
passion française, La Découverte, 2018, �10.3917/dec.numa.2018.01.0320�. �halshs-01787664�

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MARX EN AFRIQUE FRANCOPHONE
1) FRANÇOISE BLUM

AUX ORIGINES

La réception et diffusion de Marx et du marxisme par les Africains francophones – et


ressortissants de l’Empire français d’Afrique ou de l’Union française jusqu’en 1958 (Guinée)
et 1960 – est un objet d’études relativement récent. Or la découverte puis l’appropriation
spécifiquement africaine de Marx et du marxisme a d’abord été le fait d’Africains résidant en
France, intellectuels et/ou étudiants, – qui étaient parfois, tel Léopold Sédar Senghor,
citoyens français –, avant d’acquérir une vie autonome sur le sol d’Afrique. Le Parti
communiste français, dès sa création, et dans son soutien ambigu aux peuples colonisés, a été
un des vecteurs de transmission, avec l’École coloniale, le Centre d’études et de recherches
marxiste (CERM) et l’Université nouvelle et, sur le sol africain, la création des Groupes
d’études communistes sous l’impulsion de Raymond Barbé. Les Éditions sociales, à côté des
Éditions de Moscou ou de Pékin, diffusées en France, ont permis à des générations
d’Africains de prendre connaissance des grands textes (ou des digests) marxistes et, ainsi, de
faire du marxisme, doctrine de progrès, l’outil théorique de leur libération.
Il est donc difficile de séparer l’étude de la réception de Marx en Afrique de celle de Marx
en France, car les connexions sont nombreuses. La réception de Marx en France est, aussi,
celle de Marx en Afrique. C’est ce que nous allons tenter de montrer dans ces lignes.
Dès la fondation de l’Internationale communiste (IC), la promulgation des 21 conditions
(et en particulier de la 8e sur les peuples opprimés), et le congrès de 1924 qui affirme le
soutien de l’IC aux mouvements indépendantistes et, pour le cas français, dès la fondation du
Parti communiste au congrès de Tours, des liens se forgent entre communistes et peuples
colonisés. En atteste la création en 1921 de l’Union intercoloniale puis de la Ligue contre
l’impérialisme, qui tient son premier congrès à Bruxelles en février 1927. Les leaders de ce
que l’on appelle les « mouvements nègres » [Dewitte, 1985], le sénégalais Lamine Senghor
[Murphy, 2015, p. 55-72] ou le malien Tiémoko Garan Kouyaté, flirtent avec le monde
communiste, en une relation souvent ambigüe, faite d’alliances conjoncturelles, de
compromissions, d’entente plus ou moins stratégique, et parfois de ruptures, comme c’est le
cas pour Kouyaté, exclu en 1933 du Parti communiste et de l’Union des travailleurs nègres.
Dans cette relation, l’attrait le dispute souvent à l’insatisfaction. En effet, ce qu’écrit David
Murphy pour Lamine Senghor est valable pour bien d’autres figures africaines : « L’évolution
de la pensée politique de Lamine Senghor exprime une frustration envers les limites d’un
communisme censé être global mais qui est principalement centré sur les intérêts de
l’Europe » [Murphy, 2015, 72]. Ce type de relations va perdurer, avec des hauts et des bas,
jusqu’aux indépendances. Elle est la toile de fond sur laquelle se construit le rapport au
marxisme des intellectuels africains.

DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE AUX INDEPENDANCES

[Premières lectures africaines de Marx]


Les premiers étudiants africains en France, en particulier les intellectuels de la négritude,
lisent Marx et en élaborent une critique constructive dès les années 30. Mais ce n’est qu’après
la seconde guerre mondiale que paraissent les textes fondateurs d’une lecture africaine de
Marx. Le plus célèbre est sans doute l’article de Léopold Sédar Senghor publié en 1948 dans
la Revue socialiste, « Marxisme et humanisme » [Senghor, 1971, p. 29-44]. Le futur président
du Sénégal y pose les fondements de sa doctrine du socialisme africain, opposant
l’humanisme du jeune Marx à la doctrine économiste de la maturité, et s’appuyant pour ce
faire sur des textes publiés en 1927-1938 aux Éditions Costes ou en 1946 aux Éditions
sociales. « Le Marx qu’adopte Senghor et sur lequel fera fond son socialisme spiritualiste est
précisément le philosophe de l’aliénation, non l’économiste de la plus-value » [Diagne, 2013,
p.45]. C’est ainsi que Senghor écrit : « …quel profit à retirer de ces œuvres de jeunesse !
Aussi bien celles-ci renferment-elles les principes de l’éthique de Marx, qui nous propose
comme objet de notre activité pratique, la libération totale de l’homme. Il faut citer ici : 1844 :
Contribution à la question juive ; 1845 : La Sainte Famille ou la Critique de la critique (en
collaboration avec Engels) ; 1847 [sic - Les thèses sur Feueurbach sont parues en 1846] : XI
thèses sur Feueurbach ; 1844 : Economie politique et philosophie, dont il faut rapprocher le
manuscrit publié dans la Revue Socialiste (février 1947) sous le titre de Le Travail aliéné et
l’idéologie allemande (1845, 1846, en collaboration avec Engels) ».

Prolongeant cette première lecture, Senghor vulgarisera plus tard son rapport intellectuel
aux pères fondateurs dans un petit texte publié sous le titre Pour une relecture africaine de
Marx et d’Engels [Senghor, 1976]. Il y récuse certains concepts marxistes, dont le premier est
la lutte des classes, pour revendiquer son remplacement théorique par celle opposant
« peuples nantis et peuples prolétaires » : « … le problème majeur du socialisme, c’est moins
de supprimer les inégalités de classes au sein d’une même nation que celles qui existent entre
« pays développés » et « pays en développement » [Senghor, 1976, p. 24].

Le problème que pose le marxisme à nombre de lecteurs africains est l’athéisme. Soit
on fera l’impasse sur cet aspect du marxisme, soit on tentera d’y réintroduire Dieu, d’une
manière ou d’une autre. Senghor, lui, développe sa lecture de Marx à la lumière de celle du
Père Teilhard de Chardin. Il réintroduit la religion en disant qu’« en réalité la protestation de
Marx contre l’aliénation religieuse est celle-là même qui pourrait être formulée dans "une
réaction d’origine chrétienne contre les déviations des chrétientés historiques" qui "a entamé
d’autant moins l’essence même de la religion que l’idée d’aliénation est d’essence
religieuse" » [Diagne, 2013, p. 51].

Soulignons que l’articulation de Marx et de Teilhard n’est pas le seul fait du futur
président du Sénégal. On la trouve par exemple chez le co-fondateur du Rassemblement
Démocratique Africain (RDA), Gabriel d’Arboussier [D’Arboussier, 1967] ou chez le
démocrate-chrétien rwandais Grégoire Kayibanda [Saur, à paraître]. Toujours est-il que si le
lien avec le Parti communiste perdure après-guerre – jusqu’en 1950, le RDA est apparenté au
Parti communiste –, et de nombreuses adhésions individuelles sont enregistrées, les années
1945-50 voient aussi les étudiants africains réaliser un vrai travail de lecture, d’appropriation
spécifique ou d’hybridation de la pensée marxiste, et ce parallèlement à l’édition d’une série
de textes par les Éditions sociales. Ces lectures réflexives sont l’enjeu premier du Groupement
africain de recherches économiques et politiques (GAREP), où les sénégalais Abdoulaye Ly
et Ahmadou Mokhtar Mbow, la dahoméenne Solange Faladé et quelques autres discutent
Marx, mais aussi Lénine, Karl Kautsky ou Rosa Luxembourg. Ils traduisent en français
Towards colonial freedom [Nkrumah, 1962] du leader ghanéen Kwameh Nkrumah qui, dans
son œuvre théorique majeure, Consciencism [Nkrumah, 1964], a lui aussi – timidement –
réintroduit Dieu au sein du socialisme scientifique. Abdoulaye Ly publie une sorte de
condensé des thèses du GAREP sous le titre Les Masses africaines et l’actuelle condition
humaine, qui est « une critique de la conception de l’impérialisme héritée de Lénine par
Kwame Nkrumah » . « Certes, écrit Ly, on n’ignore pas le marxisme impunément, on ne le
condamne pas valablement, on le comprend ; on le situe en tant que phénomène historique »
[Ly, 1956, p.19].
Le Sénégalais Cheikh Anta Diop aussi a sa lecture de Marx. L’œuvre de celui qui fut
une sorte de maître-à-penser pour des générations d’intellectuels africains est plutôt frappée
au sceau du culturalisme. Mais Cheikh Anta Diop n’a jamais rejeté le marxisme et, en prélude
à son œuvre maîtresse Nations nègres et cultures, il critique « l’intellectuel qui a oublié sa
formation marxiste ou celui qui a étudié rapidement le marxisme dans l’absolu sans en avoir
jamais envisagé l’application au cas particulier qu’est la réalité sociale de son pays » [Cheikh
Anta Diop, 1954, p.11]. Il s’agit là de lectures de Marx qui n’ont rien de dogmatique, sont
réflexives et ouvertes.

On ne peut ignorer non plus la très grande influence d’Aimé Césaire, bien qu’il ne soit
pas lui-même africain, chez les étudiants d’Afrique. Tous ont lu la Lettre à Maurice Thorez
[Césaire, 1956] par laquelle il rompt avec le PCF, tout en dévoluant un rôle au marxisme et en
appelant de ses vœux « une forme d’organisation où les marxistes seraient non pas noyés,
mais où ils joueraient leur rôle de levain, d’inspirateur, d’orienteur et non celui qu’à présent
ils jouent objectivement, de diviseurs des forces populaires ».

[Voies d’accès à Marx sur


le continent africain]

Parallèlement, sur le sol africain, l’introduction à Marx se fait par différents canaux.
Le principal est sans doute constitué par les Groupes d’Études Communistes (GEC) mis en
place, de 1943 à 1951, sous la responsabilité du communiste Raymond Barbé. Les GEC qui,
d’un bout à l’autre de l’Afrique francophone, en particulier au Sénégal, Soudan français, Côte
d’Ivoire, Congo, réunissent Européens et Africains sont des lieux de conférences
d’introduction au marxisme, conçu comme une sorte de philosophie de la libération. Une
circulaire de Raymond Barbé, datée du 20 juillet 1948 et adressée aux GEC pose les bases de
la doctrine marxiste – et/ou communiste - appliquée à l’Afrique noire, à grand renfort de
citations de Staline : « Pour les pays qui ne possèdent pas ou presque pas de prolétariat propre
et ne sont point du tout développés sous le rapport industriel… Pour les pays où la
bourgeoisie n’a pas encore lieu de se scinder en partie révolutionnaire et conciliateur, la tâche
des éléments communistes est de prendre toutes les mesures pour créer un front national
unique contre l’impérialisme » [Suret-Canale, 1994, p.138].

Amady Aly Dieng, qui fut président de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire en France
(FEANF) en 1961-1962, a dressé le portrait de la bibliothèque du militant [Dieng, 2009, p.
155], composée de livres puisés aux catalogues des Éditions sociales, des Éditions du Progrès,
des Éditions de Pékin ou, à partir de 1959, des Éditions Maspero. Il n’y figure aucun ouvrage
de Marx, alors même qu’il faut noter que les Éditions sociales publient le Capital en 1954
(Livre 1) et 1959 (Livre 2), le rendant ainsi facile d’accès. Ce sont surtout Lénine, Staline et
Mao qui sont à l’honneur : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme et Que faire ? de
Lénine ; Les principes du léninisme ou Le marxisme et la question coloniale et nationale de
Staline ; Grève de masse, partis et syndicats et L’accumulation du capital de Rosa
Luxemburg ; De la Contradiction, De la pratique et La démocratie nouvelle de Mao Tsé-
Toung. On lisait aussi Les principes fondamentaux de philosophie de Politzer. Les étudiants
africains partageaient ces lectures avec les étudiants communistes français mais avaient une
tendresse particulière pour le Staline de la Question nationale et coloniale ou pour les écrits
de Mao-Tse-Toung. Amady Aly Dieng lui-même anime un cercle de lecture du Capital, qu’il
fera perdurer une fois rentré à Dakar. Les cercles d’études marxistes ne sont pas rares, comme
celui que constitue à Toulouse le congolais Joseph Van Den Reysen (1934). Il y a donc un
véritable travail étudiant sur l’œuvre de Marx et Engels, mais aussi sur les textes de Lénine,
Staline et Mao, au gré des publications en français, qui se multiplient alors.
[Un parti marxiste africain]

Au Sénégal, une étape est franchie avec la création, en 1957, du Parti Africain de
l’Indépendance (PAI), premier parti marxiste d’Afrique de l’Ouest, qui va avoir des sections
dans tous les pays d’Afrique occidentale française, avant d’être dans la plupart des cas,
interdit: « Le parti africain de l’indépendance, parti de type nouveau, parti armé de la théorie
du socialisme scientifique, parti de la lutte pour l’indépendance et la souveraineté nationale ,
parti de la construction de la société socialiste africaine ». [Manifeste, Camara, 2013]. Il faut
souligner le rôle moteur dévolu par le PAI au prolétariat dans une Afrique où ce dernier reste
largement minoritaire. On touche là à un point nodal, qui est aussi une ligne de fracture : tous
les marxistes africains, ou auto-déclarés tels, ne reconnaissent pas l’existence de classes en
Afrique. La question des classes, et de la lutte des classes est au cœur du débat quand il s’agit
de l’invention d’un marxisme africain, et n’est pas un objet consensuel. Les positions
théoriques adoptées par quelques leaders joueront un rôle quand il s’agira de définir la
structure et vocation du parti unique, instrument de construction nationale mis en place après
les indépendances dans tous les pays du continent. Le parti sera-t-il un parti de masse, tel
celui établi sous la férule de Sékou Touré en Guinée (Sékou Touré a d’ailleurs lui-même
théorisé le « peuple-classe ») ? Sera-t-il au contraire un parti minoritaire et d’avant-garde aux
mains d’une élite (ou classe) conscientisée ? Ce qui change avec le PAI, c’est le rôle assigné
au socialisme scientifique. Le marxisme devient un outil de subversion du monde colonial et
de construction d’un futur État socialiste, et donc de gouvernement.

APRES LES INDEPENDANCES

[du discours critique au discours officiel]

Après les indépendances, le marxisme reste un langage de contestation, sous des formes
plus ou moins élaborées. A Madagascar, le journal Andry Pilier entreprend par exemple une
malgachisation des concepts marxistes : le ʺpetit peupleʺ y remplace le prolétariat comme
agent historique. Mais il devient aussi programme de gouvernement. Au Congo-Brazzaville,
la révolution de 1963 dite des « Trois Glorieuses » porte au pouvoir une jeunesse qui décrète
le socialisme-scientifique doctrine officielle de gouvernement. De même le marxisme-
léninisme est déclarée la doctrine officielle, au Dahomey, du régime issu du coup d’état
d’octobre 1972 qui a porté au pouvoir Mathieu Kérékou. Dans le discours du 30 novembre
1975, celui-ci en consacre l’adoption comme principe de gouvernement. Ne pas se proclamer
officiellement « marxiste-léniniste » n’exclut pas, par ailleurs, l’appel à des experts marxistes,
en particulier en matière de planification, comme ce fut le cas pour l’économiste français
Charles Bettelheim qui travailla au Mali et en Guinée [Denord, Zunigo, 2005].

Hors la voie royale de l’étatisation, les chemins du marxisme restent multiples dans
l’Afrique des indépendances. Des actions de formation sont mises en place, telle l’université
ouvrière de Guinée [Blum, 2013, p.661-691], qui prétend former des cadres et est organisée
par la Fédération Syndicale Mondiale (FSM). Il est difficile de mesurer l’impact de ces
formations mais elles contribuent à diffuser une vulgate édulcorée du marxisme – avec en
particulier l’accent mis sur les stades de développement de l’humanité – par ailleurs largement
partagée à l’échelle planétaire. On peut citer aussi, dans un autre registre, l’enseignement du
marxisme-léninisme délivré aux étudiants africains en URSS et dans les démocraties
populaires – bien que ce type de formation se soit, semble-t-il, avéré plutôt contre-productif
[Katsakioris, 2015].

[produire un marxisme africain]

Beaucoup plus théoriquement sérieuses sont les tentatives d’intellectuels africains pour
adapter, ou traduire le marxisme dans des termes spécifiquement africains.
Samir Amin a exercé une forte influence en Afrique francophone. Or toute son œuvre
consiste à déseuropéaniser le marxisme en tentant prendre en compte ce qui, chez Marx, lui
paraît insuffisamment traité : la « polarisation et la destruction des peuples conquis par le
capitalisme », en d’autres termes le caractère global du capitalisme. Proche de Samir Amin,
Amady Aly Dieng se définit comme «….un étudiant qui est un pur produit tropical de la
Renaissance, du Siècle des Lumières et du XXe siècle dominé par la pensée de Marx »
[Dieng, 2011, p.144]. Dans Hegel, Marx, Engels et les problèmes de l’Afrique noire [Dieng,
1978] et Le Marxisme et l’Afrique noire : bilan d’un débat sur l’universalité du marxisme
[Dieng,1985], il pose clairement la question de l’utilité ou de la nécessaire adaptation du
marxisme à un continent où la classe ouvrière est très peu développée. Mais, contrairement à
Samir Amin, s’il cite abondamment Le Capital, c’est pour montrer que la grande œuvre de
Marx, fondée sur l’analyse du capitalisme en Europe et Amérique du Nord, ne concerne guère
l’Afrique. [Dieng, 1978]. Un autre sénégalais, Babacar Sine, conteste au contraire la thèse de
« l’européanité radicale du marxisme » et du Capital.

En France, à la même époque, l’analyse marxienne connaît son heure de gloire dans les
sciences africanistes, avec Jean Suret-Canale, Claude Meillassoux, Emmanuel Terray, Jean
Copans, Catherine Coquery-Vidrovitch et quelques autres, dont les recherches ont eu comme
apport principal « la reconnaissance de l’autonomie des processus historiques africains »
[Jewiesiwicki, 1985]. Cette historiographie africaniste a certes l’Europe et non l’Afrique
comme lieu de production, mais elle est lue en Afrique. Néanmoins très rares sont les
universitaires d’Afrique francophone à s’afficher marxistes, pour des raisons qui, parfois,
relèvent de la prudence.

[Une bibliothèque marxiste]

Pour comprendre ce qu’a été la diffusion du marxisme en Afrique, il est important de


savoir à quelle littérature les individus pouvaient avoir accès sur le continent africain. Nous
avons la chance de disposer de l’inventaire de la bibliothèque d’un militant malien : Amadou
Seydou Traoré, compagnon de Modibo Keita. Cet inventaire a été réalisé sur place par
l’historienne Ophélie Rillon. Amadou Traoré, décédé en 2016, se disait marxiste. Il avait, dès
avant l’indépendance, fondé une librairie, l’Etoile noire, dont il fit don au régime de Modibo
Keita, qui lui confia la responsabilité de trois sociétés d’Etat : la Librairie populaire, les
Éditions Imprimeries du Mali et l’Office cinématographique national du Mali (OCINAM).
Ces fonctions de libraire-éditeur expliquent l’importance d’une bibliothèque conservée
jusqu’à nos jours malgré les aléas politiques. Elle regroupe plus de 1000 volumes. En tant que
libraire-éditeur, en tant que militant socialiste, Amadou Traoré était le récipiendaire de toute
une littérature diffusée par les réseaux actifs dans le monde communiste, de toute la littérature
marxiste ou apparentée diffusée via ces derniers. On trouve sans surprise des volumes des
Éditions sociales (Paris), des Éditions du Progrès (Moscou) et des Éditions en langue
étrangère de Moscou et de Pékin, des Éditions de l’agence de presse Novosti. Ce ne sont pas
Marx et Engels qui se taillent la part du lion, mais bien plutôt Lénine et Mao. Néanmoins on
trouve une édition du volume 1 du Capital paru aux Éditions sociales en 1960 et les volumes
1 et 2 parus aux mêmes éditions en 1983-1984 . Il n’y a curieusement qu’un exemplaire du
Manifeste, en allemand. En revanche, la bibliothèque contient 18 volumes des œuvres de
Lénine publiées aux Éditions sociales entre 1958 et 1977, ainsi que quelques autres textes
émanant des éditions du Progrès, des Éditions de Moscou en langue étrangère ou de l’agence
de presse Novosti parus entre 1954 et 1984. Mao-Tse-Toung est bien représenté également
avec 4 volumes d’œuvres choisies parus aux Éditions sociales entre 1955 et 1959 et 14
volumes émanant, sans surprise, des Éditions de Pékin en langues étrangères de 1955 à
1967. L’incontournable texte de Staline, Le marxisme et la question nationale et coloniale,
paru aux Éditions sociales en 1949 voisine avec deux autres ouvrages du même auteur. Enfin,
on trouve dans cette bibliothèque les œuvres complètes de Kim-Il-Sung, venant directement
des Éditions de Pyongyang en langue étrangère (1975-1984), un volume des œuvres choisies
de Trotsky, quelques textes d’Ho-Chi-Minh et Dimitrov. Traoré n’était pas un simple militant
: il était aussi, en tant que libraire et éditeur/imprimeur, un passeur. Cette librairie-
bibliothèque était largement ouverte et toute personne le souhaitant pouvait s’y informer, et y
emprunter les ouvrages rassemblés. Les livres d’Amadou Traoré n’étaient pas destinés à son
seul usage et si, à Bamako, on s’intéressait au corpus marxiste, c’est chez Amadou qu’il fallait
venir. Aucune publication marxiste en langue africaine ne figure dans les rayons d’Amadou
Traoré. Si éditions en question il y avait eu, elles n’auraient d’ailleurs pas trouvé leur lectorat.
Si l’on se fie au catalogue de la bibliothèque de l’ancien Institut marxiste-léniniste de
Moscou , des traductions de Marx ont été faites très largement en arabe, mais assez peu dans
les langues africaines : le manifeste a cependant été traduit en malgache, en amharique, en
haoussa, en swahili. De ces langues, seul le haoussa est parlé en Afrique de l’Ouest. Mais le
swahili l’est en Afrique centrale et le malgache peut trouver un lectorat.

L’histoire du marxisme en Afrique ou des marxismes africains, c’est peut-être d’abord


celle, paradoxale, de l’emprunt à la culture des colonisateurs des armes théoriques suscep-
tibles de combattre la colonisation. Les Africains rebelles trouvèrent dans cette culture euro-
péenne, dont fait initialement partie le marxisme, une théorie de la libération. Mais cela
n’empêcha point le développement d’une lecture spécifiquement africaine de Marx, visant à
en combler les lacunes, à en penser les angles morts, à en gommer les aspects trop européo-
centristes, en en produisant une lecture critique, tout en l’inscrivant dans la modernité du XXe
siècle et la confrontation Nord-Sud. Marx inspira tant les oppositions que les programmes de
gouvernement. Pour résumer, on pourrait dire que l’histoire du marxisme en Afrique est celle
de la réception, traduction - ou hybridation - des cultures. C’est aussi celle des combats anti-
coloniaux et des espoirs en un monde meilleur. Et c’est quelque fois, comme ça l’a été sur
d’autres continents, celle des répressions et des autoritarismes.

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