La Violence A L'inde
La Violence A L'inde
La Violence A L'inde
INTRODUCTION
2. VIOLENCE ET ALIÉNATION
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Selon Jean-Louis Joubert, « le mythe lémurien offre, à la place d’un passé historique
douloureux et de généalogies décevantes, le prestige d’ancêtres surhumains et civilisateurs.
[…] Le mythe lémurien ne dit rien d’autre que le désir d’autochtonie. » (1991 : p. 145-
146)
au centre de cette histoire. » (2007 : 171) Du haut de ses dix ans, Raj
comprend l’horreur de cet exil forcé après le passage du cyclone : « cette
prison de Beau-Bassin où étaient enfermés des Juifs refoulés de Palestine
ressemblait à ce qu’elle était vraiment : une chose monstrueuse. »
(2007 : 108) La violence réside ici dans l’ignorance du lieu,
l’incompréhension face à l’enfermement et l’attente indéfinie du retour.
La violence, symbolique, se situe aussi dans le silence des textes
d’histoires qui ont choisi d’ignorer leur présence dans l’île. Et lorsque
Raj s’enhardit à en parler dans la classe d’histoire, on lui rit au nez pour
sa naïveté et son imagination débordante. Il lui faudra attendre 28 ans
pour qu’un journal en parle ! L’on constate ainsi la place accordée, dans
les textes, à cette voix du narrateur-témoin qui s’élève contre le silence et
l’oubli. De la même manière, le roman de Patel, Le Silence des Chagos,
renvoie, lui aussi, au lourd silence sur la tractation des îles chagossiennes
entre Maurice et les États-Unis 47. Le récit de mémoire des déportés
chagossiens dans le livre est entrecoupé de notes officielles qui jettent la
lumière sur le drame humain derrière l’accession à l’indépendance de
Maurice en 1968, tel cet extrait d’une note évoquant les Chagos et
envoyée par le Bureau Colonial de Londres en 1966 : « il y a quelques
Tarzans et Vendredis, aux origines obscures qui seront probablement
expédiés à Maurice. » (2005 : 39) Maurice a joué la carte du
néocolonialisme pour se libérer du joug du colonialisme. Voilà toute
l’hypocrisie, toute l’ironie de l’histoire ! Patel retranscrit les souvenirs
des Chagossiens de la vie dans leurs îles (le grand séga du samedi soir
par exemple) afin de transmettre le déchirement vécu lorsque, après
avoir été embarqués de force sur un bateau, ils apprennent que leur pays
leur était à jamais fermé.
La mémoire des traumatismes ne se transmet pas uniquement par
les narrateurs-témoins mais elle s’inscrit aussi dans le corps des victimes
qui la lèguent à leurs descendants. Ainsi, la mémoire des Chagos
perdure chez ses habitants des années après leur expulsion. Ce que
Shenaz Patel rappelle, dans son roman, c’est « l’autre terre. La vraie.
Celle qui s’étend dans sa tête et dans son cœur, dans son ventre et ses
entrailles, toutes les nuits. La terre d’avant. » (2005 : 87). La mémoire
de violence de l’esclavage se traduit, quant à elle, par un refus de la terre.
C’est ce que nous pouvons lire dans Soupir : « toutes les terres défrichées
par des esclaves portent en elles la dureté de la pierre ? […] Leur cœur
47
L’américain David Vine dans son ouvrage Island of Shame (2009) revient sur
l’abominable récit de l’expulsion et de la déportation des Chagossiens à Maurice.
refusait ces terres, et ils y ont semé leur rage » (2002 : 115) ainsi que
par une haine viscérale qui ronge le cœur de Noëlla, de Marivonne ou
encore de Corinne dans le roman d’Ananda Devi. Soupir décrit des
personnages qui ont du mal à se libérer des chaînes de l’asservissement
dans lesquelles ils trouvent un réconfort pervers, n’ayant rien d’autre à
espérer de la vie et de leur île-prison. Les engagés indiens dans Les
Rochers de Poudre d’Or sont aussi marqués jusque dans leur corps
courbés devant le maître et la canne, courbaturés par la dureté des
tâches et fissurés par tant de souffrances subies. C’est aussi la résignation
face au destin qu’ils légueront à leurs enfants. Quant à Raj, il porte le
souvenir de David et de ses compagnons juifs dans ses entrailles et
chaque tentative de le faire naître au grand jour s’avère une expérience
douloureuse : « j’essayais de lire à voix haute et ce chuintement, sortant
de ma bouche, frappait contre ma mémoire et cela m’a été
insupportable. » (2007 : 173)
Le rêve se veut aussi un lieu de mémoire car il se nourrit du
souvenir. L’espace du rêve permet d’oublier les violences subies et de
vivre dans un monde parallèle. Il recrée ainsi le Paradis perdu (les îles
des Chagos pour les Chagossiens) ou encore le Paradis rêvé (l’Eretz
pour les réfugiés juifs, le port de Maurice pour les engagés indiens) et
un autre Soupir / Rodrigues, non plus aride mais fertile. Grâce au rêve,
les personnages arrivent à s’échapper de l’enfer d’ICI pour un LÀ-BAS
édénique. Ils rêvent pour mieux se souvenir ou encore ils se souviennent
pour mieux rêver. On le voit chez les prisonniers Juifs qui s’accrochent à
leur rêve comme à leur Eretz chaque matin, chez les premiers
immigrants indiens qui rêvent de la terre promise pour oublier les
souffrances du fond de la cale du bateau chez Nathacha Appanah-
Mouriquand, et chez Charlesia, Raymonde et Mimose, personnages de
Patel, dont les yeux sont remplis du rêve-souvenance. Si le rêve peut
réaliser l’irréalisable, il permet une réconciliation avec certains éléments
obscurs et difficiles du passé, réconciliation nécessaire à tout
avancement. Ainsi, Le Dernier frère s’ouvre sur le rêve de Raj qui
déclenche le souvenir douloureux de l’été 1945, et se termine par le
devoir de mémoire lorsque le narrateur se promet de raconter l’histoire
de David à son fils « pour que lui aussi se souvienne » (2007 : 211). La
transmission s’avère importante pour que perdure la mémoire collective
d’un peuple. Raj trouve dans le rêve l’absolution : celui-ci l’amène à faire
face à son passé. De plus, en se remémorant les événements de l’été
1945 et en acceptant de mettre des mots sur ce qui s’est passé, il
parvient à faire enfin la paix avec ce qui est arrivé. Il est en effet
important d’exorciser le passé pour pouvoir construire l’avenir. Sinon
on restera toute sa vie des déracinés, des « lepasan » (de passage) comme
le souligne Patrice L’Éclairé, personnage-narrateur de Soupir, qui dit
aussi :
Mais je rêvais surtout de la folle. Je me suis rappelé qu’elle chantait tout le
temps. Parfois, c’étaient des chansons dans des langues inconnues dont
personne ne se souvenait, car nous étions une race sans mémoire. […] Les
vieux qui avaient gardé un peu de cette trace de chaînes au cœur étaient
partis depuis longtemps. Nous, nous étions des gens du présent, puisque
nous ne savions rien du passé et que nous n’avions pas de futur. / Tout ce
que nous savions, nous, c’était faire la fête. (2002 : 19)
Les personnages de Soupir souffrent à la fois d’amnésie et sont hantés
par des fantômes de leur passé. Ils ont oublié d’où ils viennent et
comment leurs ancêtres ont fui l’esclavage pour une vie meilleure. Ils
font fi de cette liberté chèrement payée et choisissent de s’enchaîner de
nouveau dans l’alcool, le désœuvrement et le violent commerce du sexe.
Ils font aussi perdurer les préjugés et stéréotypes 48 associés aux esclaves
et à leurs descendants, notamment les clichés du paresseux, du jouisseur,
du bon à rien, de l’alcoolique, etc.
48
Voir Romaine, Alain et Ng Tat Chung, Serge, Les Créoles des idées reçues. Origine du
racisme antiafricain à l’île Maurice, Maurice, Édition Maryé-Piké, 2010.
que nous avons parlé très lentement, pendant des heures, dans la lumière
déclinante de l’après-midi. (2007 : 80-81)
Avec le temps, la violence de la mémoire se traduit aussi par les lacunes
provoquées par le passage du temps. Les souvenirs sont tantôt injustes,
tantôt fragmentaires. Aussi, les trois écrivaines ont recours à des
éléments divers dans les textes pour assurer cette transmission. Dans Le
Silence des Chagos, le personnage de Nordvaer est lui aussi dépositaire de
la mémoire de la déportation dans la mesure où il porte le nom du
bateau l’ayant transporté des îles Chagos à Maurice : son identité est du
coup complètement rattachée à cet épisode. Par ailleurs, pour rendre
encore plus violente cette reconstitution de la mémoire à Maurice,
l’auteur juxtapose à ces scènes, des épisodes de la vie à Diego ou aux
Chagos, espace idéalisé, pur, vierge. Elle a également recours, pour
renforcer cette démarche, à des mises en relation, tantôt géographiques
entre Maurice, Chagos, l’Australie, l’Angleterre les États-Unis, Djibouti,
etc., tantôt intertextuelles entre les épigraphes, les dédicaces et autres
citations provenant de documents officiels ou de poèmes, insérés entre
les chapitres. Toutes ces stratégies s’organisent comme des moyens de
compléter la mémoire tout en la rendant protéiforme. Dans Les Rochers
de Poudre d’Or, ce sont des récits de vie croisés et parcellaires, comme
des morceaux à recoller, des bribes à rassembler, qui traduisent la
violence de la reconstitution mémorielle, par rapport à l’épisode de
l’engagisme.
Du coup, le plus important dans cette démarche, c’est bien l’idée
d’empêcher le silence puisque ce dernier s’impose comme un des traits
de la condition subalterne. Raj, dans Le Dernier frère, insiste justement
sur cette nécessité du dire, même si la mémoire est imparfaite.
L’expérience subjective devient du coup aussi importante que la
mémoire officielle :
Il faut me pardonner. Ces choses-là, surtout celles qui vont suivre, sont
restées en moi si longtemps. Elles ont macéré parmi d’autres souvenirs et
c’est maintenant ou jamais le moment de les dire, je ne peux pas encore
une fois me dérober, j’ai peur, j’ai soixante-dix ans et j’ai peur de ma
mémoire ! (2007 : 171)
En effet, si le silence condamne la victime et la réduit symboliquement à
un état d’objet, la peur de la mémoire en fait autant, d’où le rôle d’une
littérature-témoignage dans cette tentative de restitution historique.
Évidemment, il sera impossible de parler de la violence de la
mémoire sans évoquer la place symbolique de cette écriture de la
déportation dans la production littéraire mauricienne. On pourrait en
CONCLUSION
libérer doit passer par une laideur reconvertie et donner à d’autres mots
qui sont réputés choquants la force du refus et la puissance du regard. »
(2003 : 268)
Cette urgence de revisiter le passé et de reconstituer une part de la
mémoire occultée, voire niée, s’inscrit aussi dans la construction
identitaire de l’île, problématique qui intéresse depuis des années
auteurs et critiques, la question de l’identité nationale se posant toujours
à Maurice. Comme le rappelle Valérie Magdelaine dans un article
intitulé « Le ‘désancrage’ et la déréalisation de l’écriture chez trois
écrivains mauriciens : Ananda Devi, Carl de Souza, Barlen
Pyamootoo » : « le texte francophone, voire “néofrancophone” se donne
comme offrant la possibilité de construire la confluence des origines, des
lieux, des références mythiques, littéraires, religieuses, imaginaires, pour
élaborer une hypothétique “mauricianité”. » (2004 : 67-68)
Par ailleurs, les tentatives de se réconcilier avec les épisodes
douloureux de l’histoire de Maurice ne relèvent pas uniquement de faits
littéraires mais aussi politiques et culturels. On comptera parmi ceux-là
l’inscription de l’Aapravasi Ghat et de la montagne du Morne au
Patrimoine Mondial par l’UNESCO en 2006 et 2008 respectivement.
De plus, le premier février et le deux novembre sont jours fériés à
Maurice et commémorent respectivement la mémoire de l’abolition de
l’esclavage et de l’arrivée des engagés indiens dans l’île respectivement ;
quant au trois novembre 49, il a été décrété journée de la
commémoration de la déportation des Chagossiens. L’on peut citer
aussi d’autres initiatives s’inscrivant dans cette même démarche de
reconstitution de la mémoire, notamment la sortie en DVD, entre 2007
et 2010, d’une collection de quatre films-documentaires sur
l’immigration indienne, africaine, européenne et chinoise (« Venus
d’ailleurs »), réalisée par Alain Gordon-Gentil et David Constantin.
Toutes ces initiatives traduisent en quelque sorte la quête de Soi et de
l’Autre dont l’une des conditions essentielles demeure la relecture de
l’histoire, et ce à travers des expressions et des modes de communication
variés. Comme le souligne Cheikh Mouhamadou Diop, « il s’agit plutôt
d’un engagement vis-à-vis d’une mémoire historique qui n’a pas été
complètement réhabilitée. Et dans cette réhabilitation, les outils de
communication modernes sont d’un grand secours pour la fiction. »
(2008 : 294).
49
Le trois novembre 2000 rappelle le jugement de la Cour de Londres qui reconnaît que
le droit des Chagossiens a été bafoué.
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Ouvrages cités