La Violence A L'inde

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 19

___________________________________

L’écriture de la déportation chez les


écrivaines mauriciennes contemporaines :
entre mémoire de la violence et violence
de la mémoire

Emmanuel Bruno Jean-François


Mauritius Institute of Education, Île Maurice
Evelyn Kee Mew
Mauritius Institute of Education, Île Maurice

L’histoire de l’Océan Indien est marquée par des épisodes de


migration, de déportation, de déracinement, qui en ont fait le théâtre de
circulations humaines, souvent caractérisées par l’exploitation et la
violence. Si depuis quelques années maintenant, grâce à une série de
recherches menées dans différents domaines, les problématiques liées
aux phénomènes de déportation sont relativement claires, les
romancières mauriciennes contemporaines participent aussi de cette
démarche de reconstitution des mémoires de peuples issus de terres
différentes. Ces mémoires, mises en relation, contribuent à une
meilleure compréhension des situations historiques ayant amené la
situation présente. Cet article se propose d’analyser le retour opéré par
les romans de trois écrivaines mauriciennes (Ananda Devi, Shenaz Patel
et Nathacha Appanah) sur les épisodes douloureux de l’histoire de l’île :
l’esclavage, l’engagisme indien, et des formes plus récentes de
déportation comme celle des Juifs et des Chagossiens.

INTRODUCTION

Vu d’une perspective historique, l’Océan Indien est un espace


marqué par des épisodes de migration, de déplacement, voire de
déportation. En ce sens, des déracinements et des exils tels qu’en ont
entraînés la colonisation, l’esclavage et l’engagisme, par exemple, en ont

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
104 E.B.JEAN-FRANÇOIS, E.KEE MEW

fait le théâtre de mobilités humaines, souvent caractérisées par


l’exploitation et la violence. Dans son article intitulé « Littératures
indiaocéaniques », Carpanin Marimoutou souligne en effet cette
« inscription particulière dans l’histoire de l’exploitation des femmes et
des hommes » (2006 : 134) et rappelle « la longue pratique de l’oubli
ou de la mise en inconscience » (ibid.) de toutes ces expériences résultant
du déplacement lors de l’élaboration ou de la constitution des sociétés
contemporaines de l’Océan Indien, notamment des sociétés insulaires.
Par ailleurs, si depuis quelques années maintenant, grâce à une
série de recherches menées dans différents domaines sur les formes
d’exploitation humaine ayant eu lieu dans l’Océan Indien, les
problématiques liées aux phénomènes de déportation sont relativement
claires, ce qui manque sans doute aux discours socio-historiques ayant
pour sujet les expériences de déplacement et de migrations effectuées
sous la contrainte, c’est une compréhension plus fine de la dimension
symbolique de ces événements, compréhension à laquelle participent
généralement de manière significative les expressions culturelles et
artistiques. Du coup, si l’on peut, grâce à ces recherches historiques,
savoir comment ont eu lieu ces événements dans le détail, ces derniers
seront appréhendés de manière beaucoup plus affective, sous un regard
sans doute moins clinique, dans les expressions créatives.
Ceci dit, dans la mesure où le cas de Maurice peut être envisagé
comme un échantillon d’étude de ces phénomènes de déportation ayant
eu lieu dans l’Océan Indien, il s’agira pour nous de considérer comment
les écrivaines francophones contemporaines, en se tournant vers le
passé, s’engagent dans une expression historique et ethnographique du
territoire insulaire. En effet, Maurice est une petite société connue et
reconnue pour son multiculturalisme – résultat direct d’une histoire du
peuplement abritant des expériences de déracinement et de violence, les
unes plus douloureuses que les autres. Par ailleurs, si depuis l’avènement
du roman mauricien contemporain, que l’on fait remonter généralement
à la publication d’À l’autre bout de moi de Marie-Thérèse Humbert
(1979), les productions littéraires mauriciennes ont beaucoup
problématisé la question de l’identité nationale et de la construction du
concept d’État-nation, depuis quelques années maintenant – peut-être
aussi à cause des avancées dans le domaine de la recherche historique et
ethno/anthropologique – l’on constate aussi que les romancières de la
période post-indépendance et postcoloniale se sont engagées dans une
relecture des événements historiques liés à la déportation et au

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
L’ÉCRITURE DE LA DÉPORTATION 105

déplacement. Ce faisant, elles accomplissent un devoir de mémoire qui


réinvestit l’imaginaire littéraire insulaire et participent à revisiter
l’histoire. En effet, comme le rappelle Valérie Magdelaine,
souvent, »mémoire aussi bien qu’histoire sont lacunaires, ponctuelles et
morcelées » (2006 : 197) et ce, en particulier quand il s’agit de mémoire
traumatique, c'est-à-dire de mémoire de la violence. De plus, en
revenant sur certains de ces épisodes de l’histoire, les écrivaines
contemporaines exposent des expériences et des mémoires qui, mises en
commun, contribuent à une meilleure compréhension des situations
historiques ayant participé à la situation présente. Si l’histoire de
Maurice est directement liée à ces épisodes de déplacement mais aussi
d’exploitation et de déracinement humains, ceux-ci prennent des formes
diverses dans les textes. Bien sûr il est question d’épisodes de la période
coloniale – l’esclavage, l’engagisme indien, mais la littérature
contemporaine s’intéresse aussi à des formes plus récentes de violence
comme le déracinement des Chagossiens ou encore la déportation et
l’emprisonnement des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale à la
prison de Beau-Bassin. Toutes ces expériences réhabilitées par la
littérature offrent une nouvelle vision de l’île Maurice, petit espace rêvé
et idéalisé, leurre du multiculturel et de l’harmonie ethnique.
Ce que notre article tentera d’analyser, c’est ce retour qu’opèrent
les écrivaines mauriciennes contemporaines sur un certain nombre
d’épisodes douloureux de l’histoire de l’île en insistant sur les possibilités
de mise en relation de ces différentes mémoires (celles de l’esclavage, de
l’engagisme, de la déportation des Juifs et des Chagossiens) mais surtout
en soulignant la démarche auto-ethnographique dans laquelle elles
s’engagent. Ceci étant, nous pouvons estimer que la littérature
contemporaine post-traumatique participe d’une historiographie de
l’espace insulaire mauricien, dans la mesure où, précisément, pour
reprendre les termes de Christine Dousset, « l’historiographie contribue
dès l’origine à ce processus de construction de la mémoire. » (2004 :
147) Pour cela, nous nous attacherons à souligner les parallèles entre ces
quatre formes de déportation telles qu’elles sont représentées dans les
textes, à travers une possible mise en relation du point de vue de la
mémoire de la violence. Il s’agira notamment de la mémoire de
l’esclavage dans Soupir d’Ananda Devi ; de celle de la traversée des
engagés indiens, généralement appelés les coolies, dans Les Rochers de
Poudre d’Or de Nathacha Appanah-Mouriquand ; de celle de la
déportation des Juifs dans Le Dernier frère du même auteur ; et enfin de

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
106 E.B.JEAN-FRANÇOIS, E.KEE MEW

celle du déracinement des Chagossiens dans Le Silence des Chagos de


Shenaz Patel. Aussi, chacun de ces épisodes de l’histoire de l’île pose,
pour reprendre ces mots de Jacques-Philippe Tsala Tsala, « le problème
de la domination et du déséquilibre des rapports entre les êtres humains,
les peuples et les cultures. » (2005 : 244) Ce déséquilibre est justement
ce qui « anime le débat sur une mémoire que la réalité contemporaine
ne cesse d’entretenir et de réveiller » (ibid.), dans la mesure où toutes ces
mémoires conjuguées disent ensemble l’île Maurice violemment plurielle
du présent.

1. L’EXPÉRIENCE DU DÉRACINEMENT ET DU VOYAGE

La traversée des eaux met en relation les expériences du


déracinement vécues sous différentes formes et à différents moments de
l’histoire de Maurice. Le déracinement mène souvent à une perte
graduelle de repères, à la folie ou encore à la mort car une fois sur le
bateau, les passagers sont dépossédés de leur identité et de leur culture.
Entre autres, les coolies dans Les Rochers de Poudre d’Or sont amenés à
jeter par-dessus bord leurs morts au lieu de leur offrir un digne bûcher,
sacrifiant ainsi leurs rites et pratiques culturels. Contraints à toucher des
excréments, ils tombent dans l’interdiction et la transgression de la
piété : « Certains se sont plaints à l’assistant cuisinier que laver la merde
des autres était considéré comme un péché. » (2003 : 66) Ils sont aussi
réduits à l’état d’animaux entassés les uns sur les autres dans la cale,
nourris avec de la nourriture bonne pour les chiens et vivant au milieu
des rats et de la crasse : « Les Indiens n’étaient pas entassés. Ils étaient
les uns sur les autres, en grappes. La cale sentait le corps rance, la pisse,
la crasse. » (2003 : 78) Des années après, nous retrouvons, chez Patel,
des scènes de cale identiques durant la déportation des Chagossiens sur
le Nordvaer. Le voyage marque aussi le début de l’oubli, les passagers
préférant faire le vide des horreurs qu’ils y ont vécues.
Le bateau est à la fois un symbole de liberté et un espace carcéral.
Ainsi, dans Les Rochers de Poudre d’Or, les engagés indiens, en quête
d’une vie meilleure pour eux comme pour leur famille, bravent la
malédiction du kala pani (les eaux noires) en prenant le bateau vers ce
qu’ils croient être la terre promise. Mais L’Atlas se révèlera un
prolongement du négrier qui les conduit vers une nouvelle forme
d’esclavage. Ce qui se passe lors de la traversée est en fait annonciateur
des conditions de vie déshumanisantes qui les attendent à Maurice. De

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
L’ÉCRITURE DE LA DÉPORTATION 107

plus, toute fuite s’avère impossible et la seule délivrance envisageable


reste la mort. De même, dans Le Dernier frère, pour fuir le nazisme, les
Juifs s’embarquent sur un bateau qui promet de les conduire en terre
promise ; mais celui-ci va les déporter vers une prison mauricienne.
Toutefois l’espoir de s’embarquer de nouveau leur permet de s’accrocher
encore à la vie. Nous lisons en effet dans ce roman de Nathacha
Appanah que « tous les malades parlaient de bateau, c’était leur
obsession constante. […] ils demandaient sans cesse quand repartait le
bateau pour Eretz. » (2007 : 86). Quant à Charlesia dans Le Silence des
Chagos, elle fixe inlassablement l’horizon en attente du bateau qui
ramènera les Chagossiens vers leurs îles natales. Le bateau nourricier qui
leur apportait régulièrement des vivres, s’était aussi transformé en
négrier, durant la déportation. Au lieu de la cargaison de victuailles
habituelle, il avait porté une cargaison humaine qu’il allait ensuite
déverser dans le port mauricien. Le Nordvaer, personnifié à un certain
moment dans le roman de Patel, revient sur sa trahison qui lui fait honte
au point de vouloir « mourir » à son tour : « Ils résonnent en lui, les cris
silencieux que ces hommes et ces femmes ont étouffés au fond de leur
gorge, tellement fort qu’ils ont coulé de leurs yeux en longues traînées
salées. / C’est ce jour-là qu’il a commencé à rouiller de l’intérieur. »
(2005 : 138)
Dans Le Silence des Chagos, le cas de Désiré, né sur le bateau et
privé de tout ancrage en mer comme sur la terre, symbolise cette perte
de repères dont les passagers font la triste expérience, dépossédés de leur
maison, de leur pays, de leur culture, de leur identité, ne sachant pas de
quoi demain serait fait ni de quoi ils vivraient : « Mauricien ? Il avait
toujours vécu ici, mais n’en avait pas la nationalité. Seychellois ? Il
n’avait jamais vu ce pays. Britannique ? On voudrait encore moins de lui
là-bas. Chagossien ? Il ne connaissait pas ces îles où il aurait dû voir le
jour. » (2005 : 131) L’arrivée même des Chagossiens à Maurice rappelle
un accouchement douloureux : « le bateau les repoussait de toutes ses
forces, se comprimait autour d’eux pour les expulser. Il finit par les
déglutir sur ce quai de Port-Louis, par un après-midi pluvieux. »
(2005 : 111) L’expérience traumatisante de la déportation donne ainsi
naissance à des identités diasporiques qui vivent dans le rêve d’un retour
et maintiennent de ce fait vivantes la culture et les traditions de leur pays
d’origine. Arjun Appadurai dans Modernity at large. Cultural dimensions
of globalization (1996) explique comment les diasporas créent ainsi de

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
108 E.B.JEAN-FRANÇOIS, E.KEE MEW

nouveaux « ethnoscapes », de petites nations en dehors des mondes de


localisation liés à l’État-nation.

2. VIOLENCE ET ALIÉNATION

L’expérience de la déportation telle que représentée dans les textes


étudiés est non seulement liée à la douleur de la traversée, mais
également à celles de la violence du lieu et de la perte graduelle
d’identité provoquée par celui-ci en situation d’enfermement,
d’exploitation, voire de déshumanisation, une fois cette traversée
terminée. Le déplacement géographique entraîne ainsi un certain
nombre de situations complètement aliénantes pour le déporté.
La première forme d’aliénation est évidemment géographique.
Tantôt poussé à quitter sa terre natale dans l’espoir de trouver mieux
ailleurs, tantôt déraciné dans la violence, le déporté est jeté sur un
territoire étranger où il se retrouve en situation de dominé. L’espace
insulaire, qui dans l’imaginaire collectif est celui de la séduction et de la
vie de calme, devient rapidement l’espace prison, celui de la
(con)damnation, de la perte d’humanité. La valeur symbolique de cette
représentation spatiale rendue possible par l’expression littéraire renvoie
au caractère éloigné de l’île, à son isolement et à l’impossibilité de s’en
échapper. Dans Les Rochers de Poudre d’Or, les personnages, travailleurs
engagés, sont très vite confrontés à la désillusion et à la réalité de
l’exploitation dans un système servile et économique soumis à un régime
colonial déshumanisant. Aussi, ils ne trouveront pas d’or sous les
pierres :
Quand ils virent les rochers, ils sautèrent de joie ! Enfin ! Tout n’était pas
faux… Mais ils avaient beau soulever, beau fouiller la terre jusqu’à s’en
décoller les ongles, jamais, jamais ils ne trouvèrent la moindre pièce d’or.
Pendant des mois, ils gardèrent espoir, pendant des mois, dès qu’ils
voyaient un rocher noir, ils lui sautaient dessus. Mais en dessous ne
grouillaient que des vers… (2003 : 121)
Au final, ce qui attend ces personnages, c’est une vie de souffrance,
marquée par la dureté du travail, la réalité de l’exploitation, l’expérience
de la violence et l’absence des êtres aimés. Certains romans amplifient le
procédé, en resserrant l’enfermement insulaire de manière concentrique
et en situant le personnage du déporté dans des espaces doublement
carcéraux. Aussi, dans Le Dernier frère, les Juifs sont faits prisonniers sur
l’île. La déportation de cette communauté de victimes durant la Seconde
Guerre mondiale correspondrait donc à des strates diverses

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
L’ÉCRITURE DE LA DÉPORTATION 109

d’enfermement et de claustration. Dans Le Silence des Chagos, c’est aussi


dans des espaces marginaux, des faubourgs de Port-Louis que seront
parqués les déportés chagossiens victimes de l’échange colonial. Quant à
la montagne de Soupir, dans le roman éponyme, elle s’avère être aussi
complètement aliénante : ce lieu maudit et isolé, vers lequel va migrer
une petite communauté de personnages errants et désemparés, se fait au
fil du texte gardien de la mémoire de l’esclavage. L’on comprend très
vite la douleur de cet espace où, fatalement, les identités humaines vont
s’effacer pour donner lieu aux pires formes de violence et de barbarie.
Ce constat nous amène à une deuxième forme d’aliénation
résultant des expériences de migrations forcées : celle des situations
d’errances, d’écrasements, voire de démantèlements, identitaires. Aussi
se posera pour le déporté arrivé sur une terre qui n’est pas la sienne, la
question de l’identification, de l’altérité et de son rapport à celle-ci, un
rapport qui se caractérise souvent par la violence. En effet, l’on sait que
dans la gestion de l’altérité, l’étranger est souvent perçu comme celui qui
doit être dominé, exploité, privé de son humanité. À son arrivée sur le
sol mauricien, il est donc doublement aliéné puisque ramené à un statut
de sous-humain. C’est précisément cette aliénation qui est exprimée
dans le vécu de Vythee dans Les Rochers de Poudre d’Or :
Mais cette nuit-là, il se rendit compte de ce qu’il était devenu. Un coolie
sur une terre étrangère, loin des siens. Il était le numéro 455890 et sa
photo sur le laissez-passer montrait un homme au teint cendre, fatigué et
les yeux fermés à cause du flash. On aurait dit le cliché d’un mort. (2003 :
159)
Ou encore, dans Le Silence des Chagos, les déportés vers Maurice ne sont-
ils pas comparés aux esclaves, ignorés et rejetés de la société mauricienne
après avoir été déracinés de leurs îles ? :
Plus d’un siècle après l’abolition officielle de l’esclavage, les Chagossiens
n’ont-ils pas été traités ainsi, entassés dans une cale, débarqués sur un
quai, mis à l’écart sans plus y penser, dans l’espoir qu’ils finissent par se
réduire en une poussière brune qu’une légère brise de mer balaiera au
loin ? (2005 : 132)
Cette comparaison à l’esclavage est également reprise dans Le Dernier
frère, à travers la référence aux marrons qui dit bien la fuite, mais
également la désillusion, la marginalisation et le rejet :
Et par trois fois, nous renaissions d’un espoir fou en découvrant une lisière
proche et par trois fois, nous claquait au visage le chemin terrible, lisse et
si propre qui menait à la prison. Et à chaque fois, la même vérité : nous
étions des mArrOns et désormais, notre place était bien ici. (2007 : 151)

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
110 E.B.JEAN-FRANÇOIS, E.KEE MEW

Du coup, ce que la littérature met en scène, c’est le traumatisme de ces


personnages arrivés à différents moments de l’histoire sur le sol
mauricien. Entre désillusion, rejet, viol, et exploitation, les écrivaines
contemporaines réhabilitent dans l’imaginaire de l’île des violences
humaines à la fois physiques et psychiques mais aussi des formes
d’aliénation identitaire, voire d’extranéisation, notamment à travers la
réduction totale du déporté à la condition de subalterne, de colonisé, de
marron.
Cette relecture des épisodes de l’histoire, longtemps refoulés dans
l’inconscient littéraire mauricien, se fait donc symptomatique des
violences et des aliénations sous-jacentes qui persistent dans l’île et qui,
de temps à autre, se manifestent dans le contemporain. Les romancières
à l’étude adoptent donc le parti pris d’une rupture à la fois éthique et
esthétique en usant de procédés cathartiques dans la représentation de
l’expérience de la déportation qui poussent le lecteur à l’identification
avec les victimes. Par ailleurs, à travers des expériences qui allient
victimisation et pathos, cette écriture de violence vise aussi à réhabiliter
des faits de l’histoire dans une littérature qui connaît une légitimation et
une reconnaissance de plus en plus importantes. Comme le dit Valérie
Magdelaine, souvent dans ces tentatives de reconstitution de la mémoire
en littérature, « la distorsion fictionnelle participe pleinement de la
recherche du pathos et de la connivence. Elle ne peut être évitée du fait
même de la nature du récit mémoriel, toujours friable. » (2009 : 53) En
effet, il semblerait que la reconstruction identitaire et la réhabilitation de
l’histoire occultée, qui passent par cette réconciliation avec les vécus
antérieurs dans la violence, aient ici tout leur poids symbolique. Dans
son roman, Le Dernier frère, Nathacha Appanah insiste d’ailleurs sur
cette dimension d’occultation : « C’est une tranche de l’histoire
mondiale qui est, à ce jour, encore méconnue. En effet, malgré son
éloignement de l’Europe, l’île Maurice a joué un rôle lors de la Seconde
Guerre mondiale. » (2007 : 209) Aussi, une lecture postcoloniale des
souffrances de peuples déportés telles que représentées dans les romans
nous permettent de comprendre qu’il s’agit, dans le symbolique, de dire
enfin la part de violences infligées à ces groupes victimes tantôt de
l’exclusion, tantôt de l’exploitation et dont les identités ont été
fortement marginalisées.

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
L’ÉCRITURE DE LA DÉPORTATION 111

3. LES LIEUX DE MÉMOIRE

Les expériences de violence et d’aliénation sont restées pendant


longtemps enfouies au fond de la mémoire des déportés. Conscients de
ces lourds silences, les trois écrivaines mauriciennes choisissent de prêter
leur plume à ces dépositaires de la mémoire, de raconter le passé, de dire
l’indicible, de nommer l’innommable. Le devoir de mémoire est
primordial pour l’unification d’un peuple, la mémoire permettant de
restituer une identité aux déracinés de l’histoire. Rappelons que Maurice
est dépourvue de population autochtone et qu’elle a été peuplée par des
gens venus d’ailleurs (les colons français et britanniques, les esclaves
africains, malgaches et mozambicains, les engagés indiens, etc.).
Françoise Florentin-Smyth, s’interrogeant sur le thème de la recréation
dans l’exil, écrit ceci : »lorsqu’un peuple et une cité se constituent sinon
de toutes pièces en tout cas de beaucoup de pièces hors frontières, quel
mythe viendra rendre compte d’un rite fondateur qui a l’allure d’un récit
mémorisé ? » (1999 : 61) D’où l’urgence ressentie par la littérature
contemporaine de donner au peuple mauricien des mythes créateurs (le
mythe de la Lémurie 46) ou encore une mémoire collective afin que
s’enracinent ces gens qui se voulaient, à l’origine, de passage dans l’île,
mais dont les descendants s’interrogent toujours sur leur identité. C’est,
pour reprendre ces expressions de Lindeperg et Wieviorka, cette
démarche de transformer « le souvenir en monument », « la mémoire en
mémorial » (2008 : 64-65) qu’accomplissent les quatre romans de notre
corpus en levant le voile sur des événements mais aussi sur des lieux
historiques longtemps méconnus car passés sous silence dans le discours
historique officiel et n’existant que dans le seul souvenir de quelques
locaux.
Les romans étudiés ici sont des récits-témoignages ayant une
portée ethnographique car ils cherchent à combler les blancs de l’histoire
insulaire en rassemblant les pièces manquantes d’une mémoire collective
dispersée à partir de la narration de personnages mis en scène. Les
immigrants indiens dans Les Rochers de Poudre d’Or racontent ainsi leur
arrivée dans ce dépôt de Port-Louis un soir (leur premier contact avec
l’île rêvée et le début des désillusions) et leur répartition dans les

46
Selon Jean-Louis Joubert, « le mythe lémurien offre, à la place d’un passé historique
douloureux et de généalogies décevantes, le prestige d’ancêtres surhumains et civilisateurs.
[…] Le mythe lémurien ne dit rien d’autre que le désir d’autochtonie. » (1991 : p. 145-
146)

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
112 E.B.JEAN-FRANÇOIS, E.KEE MEW

domaines sucriers le lendemain, ce qui ressemble étrangement au


marché des esclaves avec « les Français [qui] se jettent littéralement sur
les plus beaux spécimens » (2003 : 107). Ils racontent aussi la vie dans
les camps sucriers : la dureté du travail et des conditions de vie, les
bouchées de nourriture qu’il fallait mériter, les coups de fouets, le
domaine-prison, le viol. Nathacha Appanah-Mouriquand revient aussi
sur le marronnage des engagés indiens et des rapports conflictuels entre
esclaves libres et coolies indiens. L’esclave libre n’hésite pas ainsi à
dénoncer contre paiement (à « vendre » comme l’ont fait avant lui ses
« frères » africains) l’un de ses « frères » indiens en difficulté sous
prétexte que ces derniers ont choisi une condition servile dont eux se
sont affranchis. Ceci fait dire à Valérie Magdelaine que
les traumatismes de l’histoire se trouvent ainsi mis en commun. Cela
pourrait banaliser l’esclavage, le spolier de sa dimension absolue et unique.
Mais cela permet avant tout la constitution d’un récit qui met en place un
nouveau lien social. Tous ont partagé une violence inaugurale, ce qui rend
inutile le discours de la victimisation, et aide à la construction d’une
mémoire exemplaire. (2006 : 210)
Quant à Soupir, il met en scène les séquelles de l’esclavage dans le monde
moderne : l’errance, la dépossession, la misère, l’exploitation sexuelle, le
vide existentiel, etc. Il est intéressant de noter que le personnage qui
transmet la mémoire ancestrale de Rodrigues n’est autre que celui de la
folle par le biais de Ferblanc puis de Patrice L’Éclairé. En effet,
Constance invite un groupe de personnes à s’exiler dans sa demeure
excentrée du monde, tels des marrons s’enfuyant dans la
montagne, pour le confronter aux souffrances atroces et aux révoltes
non abouties des esclaves jetés dans l’île Rodrigues. Leur arrivée à
Soupir rappelle à leur mémoire l’arrivée des premiers esclaves dans l’île :
Comme les premiers esclaves, ce que nous avons d’abord vu était un lieu
hors du monde. Venus de nulle part, surchargés de cassures, recourbés de
peurs, il nous faudrait arracher l’herbe avec nos dents, apprendre nos
chaînes aux chevilles et désapprendre notre humanité. Dès le premier pas,
l’usure s’est installée en nous. Ce que nous avons compris, c’était l’absence
de liberté. (2002 : 152)
Le Dernier frère revient sur le rôle méconnu de geôlier joué par
Maurice durant la Seconde Guerre mondiale. C’est par le biais de Raj,
narrateur-témoin qui se souvient, que nous découvrons le séjour des
Juifs dans l’île et leur quotidien, cachés du regard de la population
locale, vivant en pestiférés et n’ayant pas le droit de sortir des limites de
la prison : « je voudrais dire l’important, je voudrais le mettre, enfin, lui,

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
L’ÉCRITURE DE LA DÉPORTATION 113

au centre de cette histoire. » (2007 : 171) Du haut de ses dix ans, Raj
comprend l’horreur de cet exil forcé après le passage du cyclone : « cette
prison de Beau-Bassin où étaient enfermés des Juifs refoulés de Palestine
ressemblait à ce qu’elle était vraiment : une chose monstrueuse. »
(2007 : 108) La violence réside ici dans l’ignorance du lieu,
l’incompréhension face à l’enfermement et l’attente indéfinie du retour.
La violence, symbolique, se situe aussi dans le silence des textes
d’histoires qui ont choisi d’ignorer leur présence dans l’île. Et lorsque
Raj s’enhardit à en parler dans la classe d’histoire, on lui rit au nez pour
sa naïveté et son imagination débordante. Il lui faudra attendre 28 ans
pour qu’un journal en parle ! L’on constate ainsi la place accordée, dans
les textes, à cette voix du narrateur-témoin qui s’élève contre le silence et
l’oubli. De la même manière, le roman de Patel, Le Silence des Chagos,
renvoie, lui aussi, au lourd silence sur la tractation des îles chagossiennes
entre Maurice et les États-Unis 47. Le récit de mémoire des déportés
chagossiens dans le livre est entrecoupé de notes officielles qui jettent la
lumière sur le drame humain derrière l’accession à l’indépendance de
Maurice en 1968, tel cet extrait d’une note évoquant les Chagos et
envoyée par le Bureau Colonial de Londres en 1966 : « il y a quelques
Tarzans et Vendredis, aux origines obscures qui seront probablement
expédiés à Maurice. » (2005 : 39) Maurice a joué la carte du
néocolonialisme pour se libérer du joug du colonialisme. Voilà toute
l’hypocrisie, toute l’ironie de l’histoire ! Patel retranscrit les souvenirs
des Chagossiens de la vie dans leurs îles (le grand séga du samedi soir
par exemple) afin de transmettre le déchirement vécu lorsque, après
avoir été embarqués de force sur un bateau, ils apprennent que leur pays
leur était à jamais fermé.
La mémoire des traumatismes ne se transmet pas uniquement par
les narrateurs-témoins mais elle s’inscrit aussi dans le corps des victimes
qui la lèguent à leurs descendants. Ainsi, la mémoire des Chagos
perdure chez ses habitants des années après leur expulsion. Ce que
Shenaz Patel rappelle, dans son roman, c’est « l’autre terre. La vraie.
Celle qui s’étend dans sa tête et dans son cœur, dans son ventre et ses
entrailles, toutes les nuits. La terre d’avant. » (2005 : 87). La mémoire
de violence de l’esclavage se traduit, quant à elle, par un refus de la terre.
C’est ce que nous pouvons lire dans Soupir : « toutes les terres défrichées
par des esclaves portent en elles la dureté de la pierre ? […] Leur cœur

47
L’américain David Vine dans son ouvrage Island of Shame (2009) revient sur
l’abominable récit de l’expulsion et de la déportation des Chagossiens à Maurice.

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
114 E.B.JEAN-FRANÇOIS, E.KEE MEW

refusait ces terres, et ils y ont semé leur rage » (2002 : 115) ainsi que
par une haine viscérale qui ronge le cœur de Noëlla, de Marivonne ou
encore de Corinne dans le roman d’Ananda Devi. Soupir décrit des
personnages qui ont du mal à se libérer des chaînes de l’asservissement
dans lesquelles ils trouvent un réconfort pervers, n’ayant rien d’autre à
espérer de la vie et de leur île-prison. Les engagés indiens dans Les
Rochers de Poudre d’Or sont aussi marqués jusque dans leur corps
courbés devant le maître et la canne, courbaturés par la dureté des
tâches et fissurés par tant de souffrances subies. C’est aussi la résignation
face au destin qu’ils légueront à leurs enfants. Quant à Raj, il porte le
souvenir de David et de ses compagnons juifs dans ses entrailles et
chaque tentative de le faire naître au grand jour s’avère une expérience
douloureuse : « j’essayais de lire à voix haute et ce chuintement, sortant
de ma bouche, frappait contre ma mémoire et cela m’a été
insupportable. » (2007 : 173)
Le rêve se veut aussi un lieu de mémoire car il se nourrit du
souvenir. L’espace du rêve permet d’oublier les violences subies et de
vivre dans un monde parallèle. Il recrée ainsi le Paradis perdu (les îles
des Chagos pour les Chagossiens) ou encore le Paradis rêvé (l’Eretz
pour les réfugiés juifs, le port de Maurice pour les engagés indiens) et
un autre Soupir / Rodrigues, non plus aride mais fertile. Grâce au rêve,
les personnages arrivent à s’échapper de l’enfer d’ICI pour un LÀ-BAS
édénique. Ils rêvent pour mieux se souvenir ou encore ils se souviennent
pour mieux rêver. On le voit chez les prisonniers Juifs qui s’accrochent à
leur rêve comme à leur Eretz chaque matin, chez les premiers
immigrants indiens qui rêvent de la terre promise pour oublier les
souffrances du fond de la cale du bateau chez Nathacha Appanah-
Mouriquand, et chez Charlesia, Raymonde et Mimose, personnages de
Patel, dont les yeux sont remplis du rêve-souvenance. Si le rêve peut
réaliser l’irréalisable, il permet une réconciliation avec certains éléments
obscurs et difficiles du passé, réconciliation nécessaire à tout
avancement. Ainsi, Le Dernier frère s’ouvre sur le rêve de Raj qui
déclenche le souvenir douloureux de l’été 1945, et se termine par le
devoir de mémoire lorsque le narrateur se promet de raconter l’histoire
de David à son fils « pour que lui aussi se souvienne » (2007 : 211). La
transmission s’avère importante pour que perdure la mémoire collective
d’un peuple. Raj trouve dans le rêve l’absolution : celui-ci l’amène à faire
face à son passé. De plus, en se remémorant les événements de l’été
1945 et en acceptant de mettre des mots sur ce qui s’est passé, il

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
L’ÉCRITURE DE LA DÉPORTATION 115

parvient à faire enfin la paix avec ce qui est arrivé. Il est en effet
important d’exorciser le passé pour pouvoir construire l’avenir. Sinon
on restera toute sa vie des déracinés, des « lepasan » (de passage) comme
le souligne Patrice L’Éclairé, personnage-narrateur de Soupir, qui dit
aussi :
Mais je rêvais surtout de la folle. Je me suis rappelé qu’elle chantait tout le
temps. Parfois, c’étaient des chansons dans des langues inconnues dont
personne ne se souvenait, car nous étions une race sans mémoire. […] Les
vieux qui avaient gardé un peu de cette trace de chaînes au cœur étaient
partis depuis longtemps. Nous, nous étions des gens du présent, puisque
nous ne savions rien du passé et que nous n’avions pas de futur. / Tout ce
que nous savions, nous, c’était faire la fête. (2002 : 19)
Les personnages de Soupir souffrent à la fois d’amnésie et sont hantés
par des fantômes de leur passé. Ils ont oublié d’où ils viennent et
comment leurs ancêtres ont fui l’esclavage pour une vie meilleure. Ils
font fi de cette liberté chèrement payée et choisissent de s’enchaîner de
nouveau dans l’alcool, le désœuvrement et le violent commerce du sexe.
Ils font aussi perdurer les préjugés et stéréotypes 48 associés aux esclaves
et à leurs descendants, notamment les clichés du paresseux, du jouisseur,
du bon à rien, de l’alcoolique, etc.

4. MÉMOIRE DE LA VIOLENCE, VIOLENCE DE LA


MÉMOIRE

L’écriture de la mémoire, comme nous l’avons déjà mentionné,


passe ici par le biais de la relecture fictionnelle et littéraire des
événements ou épisodes historiques. Bien que définie par l’action
créative, cette démarche en soi a une valeur symbolique importante
puisqu’elle renvoie à une réappropriation de l’histoire et donc de
l’identité du pays. Dans son ouvrage intitulé La Situation postcoloniale,
Marie-Claude Smouts souligne clairement la valeur de l’acte de
revendication historique :
Il y a là un événement qui est une affirmation politique, mais d’abord
culturelle et historique. On se réapproprie son histoire. On reprend le
droit de parler pour soi, et soi-même de ne pas parler en aligné. Et puis,
avec cette liberté et ce droit de parole retrouvés, on se donne le devoir et
le projet de redevenir présent sur la scène mondiale. (2007 : 17)

48
Voir Romaine, Alain et Ng Tat Chung, Serge, Les Créoles des idées reçues. Origine du
racisme antiafricain à l’île Maurice, Maurice, Édition Maryé-Piké, 2010.

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
116 E.B.JEAN-FRANÇOIS, E.KEE MEW

Toutefois cette réappropriation de la mémoire de la violence n’est pas


une opération qui se fait sans douleur. À travers les récits de
déportation, les romans des trois Mauriciennes nous poussent à une
relecture auto-ethnographique de l’île et nous rappellent que la quête de
la mémoire de la violence engage aussi une entrée dans la violence de la
mémoire elle-même. En effet, au cœur du discours sur la mémoire de la
violence historique se situe la question de la justesse de cette mémoire,
de sa construction, de la présence du non-dit ou encore de l’indicible.
Dans cette tentative de reconstitution, voire de reconstruction, se
manifestent évidemment des espaces blancs, des interrogations, des
‘peut-être’ et des ‘si’ qui traduisent toute l’incompréhension et l’absence
d’objectivité des récits, et qui ne peuvent que représenter (dans le sens
de présenter de nouveau) une démarche créative qui ne s’inscrit pas
toujours dans la positivité de la science.
Se rappeler est une entreprise difficile et douloureuse, surtout
lorsqu’il s’agit de dire la déportation et le déracinement. Le personnage
de Charlesia, dans Le Silence des Chagos, exprime bien cette difficulté :
Le souvenir, c’est un hameçon qui se fiche sous la peau. Plus tu tires
dessus, plus il te cisaille les tissus et s’enfonce profondément. Impossible
de le faire sortir sans inciser la chair. Et la cicatrice qui restera sera
toujours là pour te rappeler la crudité de cette douleur. Mais tu n’arrêteras
pas pour autant d’y revenir. Sans cesse. Car c’est là que pulse toute ta vie.
Vois-tu, petit, c’est plus vivant encore que le souvenir. On appelle ça la
souvenance. (2005 : 149-150)
Le maintien de la mémoire à travers le souvenir serait donc
fondamentalement une douleur pour ces personnages ayant vécu la
déportation dans la mesure où l’expérience mémorielle rappelle, ressasse
et reproduit la violence ; et qu’à son tour la quête de la mémoire est elle-
même une violence. Aussi, le caractère viscéral de cette condition nous
amène à nous poser la question du statut du témoin, voire de la victime
de la violence qui en devient le témoin. En effet, ce personnage de Patel,
qui existe d’ailleurs vraiment, est porteur de la mémoire, mais sa
situation n’en est que doublement violente. On note cette même
difficulté chez Raj dans Le Dernier frère. Atteint de vieillesse, ce
personnage livrera ceci :
Je crois que c’est comme cela que ça s’est passé. Après toutes ces années, je
gratte et je fouille dans mon souvenir et il faut me pardonner car parfois
c’est plus difficile que je ne le pensais. Il est possible que ce ne soit pas
dans cet ordre-là qu’il m’ait dit les choses, il est probable que mon esprit
arrange un peu les souvenirs mais ce que je sais très certainement, c’est

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
L’ÉCRITURE DE LA DÉPORTATION 117

que nous avons parlé très lentement, pendant des heures, dans la lumière
déclinante de l’après-midi. (2007 : 80-81)
Avec le temps, la violence de la mémoire se traduit aussi par les lacunes
provoquées par le passage du temps. Les souvenirs sont tantôt injustes,
tantôt fragmentaires. Aussi, les trois écrivaines ont recours à des
éléments divers dans les textes pour assurer cette transmission. Dans Le
Silence des Chagos, le personnage de Nordvaer est lui aussi dépositaire de
la mémoire de la déportation dans la mesure où il porte le nom du
bateau l’ayant transporté des îles Chagos à Maurice : son identité est du
coup complètement rattachée à cet épisode. Par ailleurs, pour rendre
encore plus violente cette reconstitution de la mémoire à Maurice,
l’auteur juxtapose à ces scènes, des épisodes de la vie à Diego ou aux
Chagos, espace idéalisé, pur, vierge. Elle a également recours, pour
renforcer cette démarche, à des mises en relation, tantôt géographiques
entre Maurice, Chagos, l’Australie, l’Angleterre les États-Unis, Djibouti,
etc., tantôt intertextuelles entre les épigraphes, les dédicaces et autres
citations provenant de documents officiels ou de poèmes, insérés entre
les chapitres. Toutes ces stratégies s’organisent comme des moyens de
compléter la mémoire tout en la rendant protéiforme. Dans Les Rochers
de Poudre d’Or, ce sont des récits de vie croisés et parcellaires, comme
des morceaux à recoller, des bribes à rassembler, qui traduisent la
violence de la reconstitution mémorielle, par rapport à l’épisode de
l’engagisme.
Du coup, le plus important dans cette démarche, c’est bien l’idée
d’empêcher le silence puisque ce dernier s’impose comme un des traits
de la condition subalterne. Raj, dans Le Dernier frère, insiste justement
sur cette nécessité du dire, même si la mémoire est imparfaite.
L’expérience subjective devient du coup aussi importante que la
mémoire officielle :
Il faut me pardonner. Ces choses-là, surtout celles qui vont suivre, sont
restées en moi si longtemps. Elles ont macéré parmi d’autres souvenirs et
c’est maintenant ou jamais le moment de les dire, je ne peux pas encore
une fois me dérober, j’ai peur, j’ai soixante-dix ans et j’ai peur de ma
mémoire ! (2007 : 171)
En effet, si le silence condamne la victime et la réduit symboliquement à
un état d’objet, la peur de la mémoire en fait autant, d’où le rôle d’une
littérature-témoignage dans cette tentative de restitution historique.
Évidemment, il sera impossible de parler de la violence de la
mémoire sans évoquer la place symbolique de cette écriture de la
déportation dans la production littéraire mauricienne. On pourrait en

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
118 E.B.JEAN-FRANÇOIS, E.KEE MEW

effet qualifier cette démarche littéraire de post-exotique dans la mesure


où Maurice, souvent représentée, par la nouvelle génération d’écrivains,
dans une démarche anti-exotique, comme une île victime (de la
violence, de la mondialisation, du développement et de l’urbanisation,
etc.), connaît une troisième phase de représentation : celle d’une île-
bourreau hostile qui broie, à son tour, les étrangers, les déportés et les
immigrants. Cette représentation qui se fait à travers une tentative
littéraire de reconquête historique, constitue aussi une étape importante
dans la reconquête de soi et participe du coup à cette démarche auto-
ethnographique dans laquelle est engagée la littérature mauricienne
contemporaine. C’est là une lecture que nous empruntons à Françoise
Lionnet et qu’elle a développée dans son ouvrage Autobiographical
voices : Race, Gender, Self-Portraiture. Il s’agirait donc de redire les
origines et l’histoire pour mieux se dire aujourd’hui. C’est d’ailleurs tout
à fait ce que l’on voit dans cette tentative d’apprivoisement de
l’ancestralité que propose Ananda Devi dans Soupir. Le récit des
esclaves, loin d’être une simple digression par rapport à l’histoire de
cette communauté montée à Soupir, renvoie bien au vide et à l’errance
de leur existence, à ce sentiment de non-appartenance qui éveille chez
eux les formes les plus atroces de violence. Du coup, pour reprendre
l’interrogation de Valérie Magdelaine, « en disant les origines à travers
une ancestralité revenue dans le présent, le récit mémoriel, chevillé à
l’histoire, assure-t-il la légitimité de la société créole et sa réconciliation
avec sa créolisation ou bien verse-t-il dans le ‘trop plein’ de la
revendication identitaire ? » (2006 : 197)

CONCLUSION

Si la littérature des femmes de l’île Maurice contemporaine vient


remettre en question sans doute l’historiographie officielle, elle vise
surtout à la compléter en y apportant l’autre perspective, celle des
déportés. Ces derniers, victimes de l’histoire, ne sont plus des visages
anonymes mais des noms, des voix qui nous racontent l’expérience de la
déportation et les souffrances qui en découlent. Les romans d’Ananda
Devi, de Nathacha Appanah et de Shenaz Patel mettent ainsi en relation
les différentes mémoires de la déportation marquées par une violence
qui entre du coup dans l’imaginaire de l’ancestralité. Elles font ainsi,
pour reprendre ces mots de Jean-Christophe Delmeule, l’expérience
d’une « écriture du dévoilement et du déchirement. Écriture qui pour se

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
L’ÉCRITURE DE LA DÉPORTATION 119

libérer doit passer par une laideur reconvertie et donner à d’autres mots
qui sont réputés choquants la force du refus et la puissance du regard. »
(2003 : 268)
Cette urgence de revisiter le passé et de reconstituer une part de la
mémoire occultée, voire niée, s’inscrit aussi dans la construction
identitaire de l’île, problématique qui intéresse depuis des années
auteurs et critiques, la question de l’identité nationale se posant toujours
à Maurice. Comme le rappelle Valérie Magdelaine dans un article
intitulé « Le ‘désancrage’ et la déréalisation de l’écriture chez trois
écrivains mauriciens : Ananda Devi, Carl de Souza, Barlen
Pyamootoo » : « le texte francophone, voire “néofrancophone” se donne
comme offrant la possibilité de construire la confluence des origines, des
lieux, des références mythiques, littéraires, religieuses, imaginaires, pour
élaborer une hypothétique “mauricianité”. » (2004 : 67-68)
Par ailleurs, les tentatives de se réconcilier avec les épisodes
douloureux de l’histoire de Maurice ne relèvent pas uniquement de faits
littéraires mais aussi politiques et culturels. On comptera parmi ceux-là
l’inscription de l’Aapravasi Ghat et de la montagne du Morne au
Patrimoine Mondial par l’UNESCO en 2006 et 2008 respectivement.
De plus, le premier février et le deux novembre sont jours fériés à
Maurice et commémorent respectivement la mémoire de l’abolition de
l’esclavage et de l’arrivée des engagés indiens dans l’île respectivement ;
quant au trois novembre 49, il a été décrété journée de la
commémoration de la déportation des Chagossiens. L’on peut citer
aussi d’autres initiatives s’inscrivant dans cette même démarche de
reconstitution de la mémoire, notamment la sortie en DVD, entre 2007
et 2010, d’une collection de quatre films-documentaires sur
l’immigration indienne, africaine, européenne et chinoise (« Venus
d’ailleurs »), réalisée par Alain Gordon-Gentil et David Constantin.
Toutes ces initiatives traduisent en quelque sorte la quête de Soi et de
l’Autre dont l’une des conditions essentielles demeure la relecture de
l’histoire, et ce à travers des expressions et des modes de communication
variés. Comme le souligne Cheikh Mouhamadou Diop, « il s’agit plutôt
d’un engagement vis-à-vis d’une mémoire historique qui n’a pas été
complètement réhabilitée. Et dans cette réhabilitation, les outils de
communication modernes sont d’un grand secours pour la fiction. »
(2008 : 294).

49
Le trois novembre 2000 rappelle le jugement de la Cour de Londres qui reconnaît que
le droit des Chagossiens a été bafoué.

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
120 E.B.JEAN-FRANÇOIS, E.KEE MEW

___________________________________

Ouvrages cités

APPADURAI, Arjun. 1996. Modernity at large. Cultural dimensions of


globalization. Minneapolis : University of Minnesota Press.
APPANAH, Nathacha. 2007. Le Dernier frère. Paris : « Points », Éditions
de l’Olivier.
APPANAH-MOURIQUAND, Nathacha. 2003. Les Rochers de Poudre d’Or.
Paris : « Continents Noirs », Éditions Gallimard.
DELMEULE, Jean-Christophe. « Trois littératures de l’océan Indien. Les
violences poétiques d’Ananda Devi, d’Abdourahman Waberi et de
Jean-Luc Raharimanana ». D’Hulst, Lieven et Moura Jean-Marc
(éds.) 2003. Actes du colloque organisé par les Universités de Meuven,
Koryrijk et de Lille 3-4 mai 2002. Lille : Presses Universitaires de
Lille 3, 261-272.
DEVI, Ananda. 2002. Soupir. Paris : « Continents Noirs », Éditions
Gallimard.
DIOP, Cheikh Mouhamadou. 2008. Fondements et représentations
identitaires chez Ahmadou Kourouma, Tahar Ben Jelloun et
Abdourahman Waberi. Paris : « Critiques Littéraires », Éditions
L’Harmattan.
DOUSSET, Christine. « Entre tolérance et violence : la Révolution
française et la question religieuse ». Bertrand, Michel et Cabanel,
Patrick (éds.) 2004. Religions, pouvoir et violence, Toulouse-Le
Mirail : Presses Universitaires du Mirail, 137-150.
FLORENTIN-SMYTH, Françoise. « La Bible, mythe fondateur ».
Détienne, Marcel (éd.) 1999. Tracés de fondation, Louvain-Paris :
Peeters, 59-66.
HUMBERT, Marie-Thérése. 1979. À l’autre bout de moi. Paris : Éditions
Stock.
JOUBERT, Jean-Louis et RAMIANDRASOA, Jean-Irénée. 1991. Histoire
littéraire de la Francophonie. Littératures de l’Océan Indien. Vanves :
EDICEF.
LINDEPERG, Sylvie et WIEVIORKA, Annette. 2008. Univers
concentrationnaire et génocide. Voir, savoir, comprendre. Paris :
Éditions Mille et une nuits.

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012
L’ÉCRITURE DE LA DÉPORTATION 121

LIONNET, Françoise. 1989. Autobiographical Voices : Race, Gender, Self-


Portraiture. Ithaca/London : Cornell University Press.
MAGDELAINE-ANDRIANJAFITRIMO, Valérie. 2009. « Les ‘déportés’ de
la Creuse : le dévoilement d’une histoire oubliée », Bonnet,
Véronique, Bridet, Guillaume et Parisot, Yolaine (éds.). Caraïbes
et Océan Indien. Questions d’histoire. Paris : « Itinéraires.
Littératures, textes, cultures », Éditions L’Harmattan, 47-63.
-----. 2006. Histoire et mémoire : variations autour de l’ancestralité et
de la filiation dans les romans francophones réunionnais et
mauriciens. Revue de littérature comparée 2, 195-212.
-----. 2004. « Le ‘désancrage’ et la déréalisation de l’écriture chez trois
écrivains mauriciens : Ananda Devi, Carl de Souza, Barlen
Pyamootoo », Mathieu-Job, Martine (éd.). L’entre-dire
francophone. Pessac : Presses Universitaires de Bordeaux, 67-100.
MARIMOUTOU, Carpanin. 2006. Introduction : les littératures
indiaocéaniques. Revue de littérature comparée 2, 131-140.
PATEL, Shenaz. 2005. Le Silence des Chagos. Paris : Éditions de l’Olivier/
Éditions du Seuil.
PODDAR, Namrata, « La Poétique du bateau dans la fiction
mauricienne », Bonnet, Véronique, Bridet, Guillaume et Parisot,
Yolaine (éds.) 2009. Caraïbes et Océan Indien. Questions d’histoire.
Paris : « Itinéraires. Littératures, textes, cultures », Éditions
L’Harmattan, 77-91.
ROMAINE, Alain et Ng Tat Chung, Serge. 2010. Les Créoles des idées
reçues. Origine du racisme antiafricain à l’île Maurice. Maurice :
Édition Maryé-Piké.
SMOUTS, Marie-Claude. 2007. La Situation postcoloniale. Paris :
« Science Po/Mondes/ Références ».
TSALA TSALA, Jacques-Philippe. « Esclavage et colonisation : la
mémoire historique au service de la violence contemporaine »,
Pewzner, Evelyne (éd.) 2005. Temps et espaces de la violence. Chilly-
Mazarin : Sciences en Situation, 243-268.
VINE, David. 2009. Island of Shame. Princeton : Princeton University
Press.

© Les Cahiers du GRELCEF. www.uwo.ca/french/grelcef/cahiers_intro.htm


No 3. Les écrits contemporains de femmes de l’Océan Indien et des Caraïbes. Mai 2012

Vous aimerez peut-être aussi