La Laïcité Falsifiée (Jean Baubérot

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La laïcité falsifiée
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DU MÊME AUTEUR
Autres ouvrages sur la laïcité

Laïcités sans frontières (avec M. MILOT), Le Seuil, Paris, 2011.


Sacrée Médecine. Histoire et devenir d’un sanctuaire de la raison (avec R.
LIOGIER, Entrelacs, Paris, 2010.
Une laïcité interculturelle. Le Québec avenir de la France ?, L’Aube, La
Tour d’Aigues, 2008.
La Laïcité expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours, Albin
Michel, Paris, 2008.
Relations Églises et autorités Outre-mer de 1945 à nos jours (dir. avec J.-
M. REGNAULT), Les Indes savantes, Paris, 2008.
Les Laïcités dans le monde, PUF, 2007 (3e éd. 2010).
Laïcité et séparation des Églises et de l’État (dir. avec M. ESTIVALÈZES),
Presses Universitaires de Limoges, Limoges, 2006.
L’Intégrisme républicain contre la laïcité, L’Aube, La Tour d’Aigues, 2006.
Émile Combes et la princesse carmélite. Improbable amour, L’Aube, La
Tour d’Aigues, 2005 (rééd. L’Aube poche, 2007).
De la séparation des Églises et de l’État à l’avenir de la laïcité (dir. avec M.
WIEVIORKA), L’Aube, La Tour d’Aigues, 2005.
Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Le Seuil, Paris, 2004.
La Laïcité à l’épreuve. Religions et libertés dans le monde (dir.),
Universalis, Paris, 2004.
Le Voile. Que cache-t-il ? (avec D. BOUZAR et J. COSTA-LASCOUX), L’Atelier,
Paris, 2004.
Religion, modernité et culture au Royaume-Uni et en France. 1800-1914
(avec S. MATHIEU), Le Seuil, Paris, 2002.
Histoire de la laïcité en France, PUF, Paris, 2000 (5e éd. 2010).
Une haine oubliée. L’Antiprotestantisme avant le pacte laïque (1870-
1905) (avec V. ZUBER), Albin Michel, Paris, 2000 (ouvrage couronné par
l’Académie française).
La Morale laïque contre l’ordre moral (1882-1914), Le Seuil, Paris, 1997
(rééd. Archives Karéline, 2009).
Religions et laïcité dans l’Europe des douze (dir.), Syros, Paris, 1994.
Pluralisme et minorités religieuses (dir.), Peeters, Louvain, 1991.
Vers un nouveau pacte laïque, Le Seuil, Paris, 1990.

Le blog de Jean Baubérot


<http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-bauberot>
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Jean Baubérot

La laïcité falsifiée

Postface inédite de l’auteur


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Cet ouvrage a été précédemment publié en 2012 aux Éditions La Découverte dans
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ISBN 978-2-7071-8217-3

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du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue des
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grale ou partielle, est également interdite sans autorisation de l’éditeur.

© Éditions La Découverte, Paris, 2012, 2014.


Aux Trois Grâces
Qui embellissent la vie du GSRL.
Affectueusement.
Introduction

L a gauche laïque se trouve mise à rude


épreuve. La laïcité, qui semblait consti-
tuer un élément essentiel de son identité, est aujourd’hui
brandie comme une oriflamme par la droite dure et par
l’extrême droite. Cela provoque malaise et confusion,
quand ne s’opèrent pas des rapprochements qui semblent
contre nature. De nombreux laïques, qu’ils soient de gauche
ou simplement républicains, expriment une grande per-
plexité, demandent des clarifications.
Qu’arrive-t-il à la laïcité ? Quelles dérives ont rendu
possible la situation présente ? Comment reprendre l’offen-
sive ? Ces questions me sont posées de façon récurrente par
des personnes très diverses. Mes interlocuteurs s’adressent à
l’historien-sociologue et aussi au citoyen. Ce livre tente
effectivement de répondre à ces deux niveaux : diagnosti-
quer et analyser l’instrumentalisation actuelle de la laïcité ;
émettre des propositions pour refonder une dynamique
laïque. Dans les deux cas, cet ouvrage veut donner des
8 La laïcité falsifiée

éléments de connaissance vulgarisée, des outils de réflexion


et d’action.
Je reviens dans les deux premiers chapitres sur les évé-
nements qui, de l’hiver 2010 à l’automne 2011, ont montré
que la donne de la laïcité en France a profondément changé.
Marine Le Pen s’est autoproclamée championne de la laï-
cité et prétend voler au secours de la loi de 1905 séparant les
religions et l’État. Le rappel des faits montre comment la
leader frontiste a réussi à occuper effectivement le terrain
médiatique sur le thème de la laïcité et à produire des
croyances sociales, manifestement fausses, qui lui servent
de piédestal. Je l’évoquerai dans le chapitre 1.
L’UMP, de son côté, a organisé un « débat sur la laï-
cité », en réalité dirigé contre l’islam. En apparence, ce débat
fut un échec car il a divisé la droite elle-même. Mais une telle
« débâcle » (selon le mot d’une journaliste) n’empêche
pourtant pas cette initiative d’avoir eu des conséquences
très nocives. De plus, elle constitue l’aboutissement d’un
processus marqué notamment par un rapport, fondamental
bien que relativement méconnu, dans lequel François
Baroin prône une « nouvelle laïcité » jusqu’à un certain
point « incompatible » avec les droits de l’homme. Il en sera
question dans le chapitre 2.
L’expression de « nouvelle laïcité » est très significa-
tive. Les divergences entre la laïcité ainsi falsifiée et la laï-
cité historique, celle de 1905 dont on se réclame à tort, sont
importantes. J’examinerai dans le chapitre 3 les deux laï-
cités comme réalité politique essentielle d’une société
démocratique. Comment chaque laïcité façonne-t-elle les
rapports entre l’État, la société civile et le citoyen ? Entre-
tiennent-elles, ou non, des liens avec le bonapartisme et le
Introduction 9

jacobinisme, courants que Jules Ferry considérait comme les


deux dangers principaux pour la République française ?
La laïcité de 1905 est issue d’une longue histoire où les
conflits politico-religieux ont été récurrents et ont
engendré, sous la Révolution française et au XIXe siècle, le
« conflit des deux France ». Mais elle n’a guère été appli-
quée dans les colonies, notamment en Algérie. Aujourd’hui,
la mise en avant d’un « devoir de mémoire » s’accompagne,
paradoxalement mais de façon révélatrice, d’historiques fal-
lacieux, multipliant omissions et contrevérités. Deux
exemples sont donnés à partir de discours de Nicolas Sar-
kozy et d’une reconstitution historique, aberrante mais
d’autant plus éclairante de la confusion actuelle, produite
par le Haut conseil à l’intégration. La laïcité, jusqu’alors ins-
trument politique, ne deviendrait-elle pas chez certains la
marque et l’alibi d’un repli identitaire ? Au nom de la laïcité,
la droite dure et l’extrême droite ne reprendraient-elles pas
des stéréotypes contre les étrangers qui, jusqu’alors, étaient
le fait d’adversaires de la laïcité ? C’est ce que je chercherai à
éclaircir dans le chapitre 4.
Mais, peut-on répliquer, au moins la laïcité aujourd’hui
se trouve engagée dans un combat essentiel : celui de l’éga-
lité des sexes. Or qu’en est-il réellement ? Je traiterai de front
cette question dans le chapitre 5, en parlant aussi bien des
musulmans que de celles et ceux qui prétendent s’élever
contre le sexisme quand il est question de l’islam mais cau-
tionnent par ailleurs un mépris des femmes au cœur de la
société politique.
La référence à la laïcité a constitué un point central d’un
programme républicain, elle était profondément liée à un
projet de société. Son instrumentalisation aujourd’hui permet
de cautionner un ordre symbolique établi, typiquement de
10 La laïcité falsifiée

droite même si certains, qui s’affirment de gauche, y adhè-


rent sans distance. L’intellectuel italien Raffaele Simone
appelle ce nouveau système social le « monstre doux » et on
peut également le qualifier de « douceur totalitaire ». Comme
je le montrerai dans le chapitre 6, le combat pour la laïcité va
de pair avec une critique de la société dominante, une contes-
tation de l’ultracapitalisme.
Il s’agit donc moins de « défendre » la laïcité que de la
promouvoir. La laïcité est un mouvement qui articule débat
et combat, elle implique de démasquer des dominations
puissantes et permanentes. Une politique refondatrice de la
laïcité proposera des lois pour de nouvelles libertés laïques
et prendra diverses mesures pour assurer l’égalité des
diverses familles de pensée de la société civile. On trouvera
dans le chapitre 7 un ensemble de propositions concrètes
pour mettre fin au dévoiement actuel de la laïcité. Il ne s’agit
donc pas de proposer la laïcité historique comme un modèle
immuable et indépassable a. Dans la fidélité à ses principes, à
l’esprit de la loi de 1905, la laïcité peut être une force dyna-
mique, inventive, pour relever les défis du XXIe siècle.
Le combat laïque implique des militants laïques, de
divers horizons spirituels, capables de donner sens à leur vie
par l’exercice régulier de ce que l’historien de la République
Claude Nicolet a appelé la « laïcité intérieure ». Après avoir
exploré la riche signification de cette expression, c’est par
un appel, dans le chapitre 8, à se montrer « ni pute ni
soumis » face aux cléricalismes d’hier et d’aujourd’hui, héré-
tique face aux idées dominantes et résistant à l’encontre des
aliénations sociales que se terminera cet ouvrage.

a Comme certains me reprochent de le faire.


Introduction 11

La Laïcité falsifiée comporte, en outre, trois annexes. La


première est une réponse, signée Mouloud Baubérot, à un
article de Nicolas Sarkozy paru dans Le Monde du 9 décembre
2009 dans lequel il s’adressait à ses « compatriotes
musulmans », demandant aux « nouveaux arrivants » de se
« garder de toute ostentation et de toute provocation ». En
deuxième annexe, on trouvera le contenu de mon audition
devant la Mission parlementaire sur le voile intégral, qui a
eu lieu le 21 octobre 2009 a. Une note synthétique sur la loi
de 1905 séparant les Églises et l’État constitue la troisième
annexe. Dans le débat social sur la laïcité, cette loi est citée
continuellement, et on lui fait bien souvent dire le contraire
de ce qu’elle a énoncé en réalité. En effet, désavouant une
conception absolutiste de la laïcité qui la transforme en
autre chose que ce qu’elle est, la loi de 1905 s’avère une loi
d’équilibre, articulant les diverses libertés et les divers droits
des citoyens d’une société démocratique.

a J’y explicite, notamment, la distinction entre l’« irréversible » et le « réver-


sible ».
1
Quand la « laïcité »
se trouve lepénisée

L e 10 décembre 2010, Marine Le Pen


anime une réunion publique à Lyon. Elle
s’exprime dans le cadre de la campagne interne au Front
national pour l’élection d’un nouveau leader. Elle se trouve
sur les terres de Bruno Gollnisch, son concurrent.
Jusqu’alors, effectuant une opération de séduction média-
tique, elle a tenu des propos que certains militants du FN
ont jugés trop modérés. Elle veut leur plaire, les conquérir,
tout en accentuant son emprise sur l’opinion publique. Un
difficile coup double : il lui faut continuer de paraître se
recentrer, tout en doublant son rival sur sa droite. Cette mis-
sion impossible sera cependant remplie, grâce à l’emprunt
d’un masque : celui de la laïcité.
Dans son discours, Marine Le Pen, après s’être référée à
la Seconde Guerre mondiale, compare les prières dans la rue
des musulmans, qui ont lieu dans quelques grandes villes
(Paris et Marseille essentiellement), à une « occupation » :
« Il y a dix ou quinze endroits où, de manière régulière, un
certain nombre de personnes viennent pour accaparer les
14 La laïcité falsifiée

territoires. C’est une occupation de pans de territoire, des


quartiers dans lesquels la loi religieuse s’applique. Certes y
a pas de blindés, y a pas de soldats, mais c’est une occupa-
tion tout de même. » Les mots utilisés sont judicieusement
choisis pour suggérer l’idée que des « pans » entiers du terri-
toire français sont soustraits à l’ordre républicain, et
désormais soumis à la « loi religieuse », la charia, tels l’Iran,
l’Arabie saoudite…

Marine Le Pen, nouvelle championne


de la laïcité

Naturellement, de tels propos provoquent un


tollé à gauche comme à droite. À gauche, le porte-parole du
PS, Benoît Hamon, réagit : « Marseille a été libérée par les
Algériens. Marine Le Pen juge que les petits-enfants des libé-
rateurs de Marseille sont des occupants quand sa famille
politique, l’extrême droite française, était du côté de la Col-
laboration 1 a . » Cécile Duflot, secrétaire nationale
d’Europe Écologie-Les Verts, trouve de tels propos « désespé-
rants de médiocrité et, comme d’habitude, très inquié-
tants » car ils suscitent un « irrationnel haineux et la crainte
de l’invasion » 2.
La droite n’est pas en reste. Jean-François Copé, depuis
peu nouveau patron de l’UMP, estime que Marine Le Pen,
« c’est exactement la même personnalité que celle de son
père […], les mêmes techniques, les mêmes amalgames, les
mêmes propos 3 ». Le porte-parole du gouvernement,
François Baroin, affirme que cette déclaration constitue une

a Les notes de références ont été renvoyées en fin d’ouvrage, page 193.
Quand la « laïcité » se trouve lepénisée 15

« illustration supplémentaire » de la différence entre natio-


nalistes et patriotes : « Les patriotes, c’est l’amour des siens
alors que les nationalistes, c’est la haine des autres 4. »
On comprend l’indignation générale mais, en même
temps, il ne faut pas se leurrer, les réactions sont celles aux-
quelles Marine Le Pen s’attendait et qu’elle souhaitait. C’est
ainsi depuis longtemps avec le FN ! Cela montre la
complexité du problème. Seul Patrick Mennucci, secrétaire
national du PS, tranche avec ces répliques prévisibles en
expliquant que « ceux qui sont amenés à prier dans la rue y
sont contraints par l’exiguïté des salles de prière 5 ».
Face à ces ripostes, comme son père il y a peu, Marine
Le Pen pratique un apparent rétropédalage qui confirme, en
fait, ses premiers propos tout en déplaçant le centre de la
polémique. Elle précise : « J’aurais pu aussi a parler de l’occu-
pation des Anglais à l’époque de Jeanne d’Arc 6. » Implicite-
ment, cela renforce l’idée que des pans entiers de la France
seraient devenus des territoires occupés par des ennemis
qu’une moderne Jeanne d’Arc aurait pour mission de bouter
hors du royaume, pardon hors de la République ! Elle
conclut : « Énormément de musulmans […] condamnent ce
type de comportements. Ils sont à mes côtés pour défendre
la laïcité. »
« Laïcité », le terme magique qui permet d’escamoter
l’aspect honteux, inacceptable des propos tenus, surtout si
on le marie avec celui de « communautarisme » ! Le
19 décembre, invitée de l’émission radiotélévisée Le Grand
Jury RTL-Le Figaro-LCI, Marine Le Pen martèle, d’un ton
grave, que « le principe de laïcité est essentiel ». Quand le
directeur de la rédaction du Figaro, Étienne Mougeotte,

a Admirez le « aussi » !
16 La laïcité falsifiée

remarque lui aussi que si des musulmans prient dans la rue,


c’est qu’il n’existe pas assez de place dans les mosquées, la
leader frontiste réplique aussitôt : « Là, vous défendez le
communautarisme. » Et elle ajoute : « Ceux qui n’ont pas de
place dans la mosquée n’ont qu’à prier chez eux. » On est en
contradiction avec la loi de 1905, qui comporte la garantie
par la République du libre exercice du culte (article 1) et son
aspect public (article 25). Mais qu’importe, puisque, dans le
discours actuel sur la laïcité, on prétend souvent que celle-ci
confine la religion dans la sphère intime !
Le même jour, tenant le dernier meeting de la cam-
pagne interne pour la présidence du FN, Marine Le Pen cite,
dans cet ordre, les « véritables thèmes de la future cam-
pagne présidentielle » : la laïcité, l’immigration, l’insécu-
rité, l’économie et la sortie de l’euro. La défense de la laïcité
prend donc le pas sur la comparaison faite avec l’occupa-
tion. Et, comme cela fonctionne, elle enfoncera le clou à
plusieurs reprises. Ainsi, le 3 avril 2011, sur BFMTV, elle
s’insurge contre « les violations de la laïcité [qui] sont effec-
tuées par un certain nombre de groupes politico-religieux
musulmans, qui cherchent à imposer des lois religieuses au
détriment des lois de la République ». « C’est pour cela que
la laïcité s’affaisse », conclut-elle. Et, au retour des vacances,
elle reprend le refrain en affirmant dans Le Figaro que le
« domaine public » doit être vide d’aspect religieux
(musulman !) et en déclarant : « Où est la loi de 1905 ? […]
De quel droit le pouvoir bafoue-t-il ainsi la laïcité 7 ? »
Quand la « laïcité » se trouve lepénisée 17

Les prières dans la rue :


de l’occupation à la laïcité

Marine Le Pen a soutenu que son propos sur


l’occupation n’était nullement un dérapage. Effectivement,
elle est très consciente ce qu’elle fait et, de son point de vue,
elle le fait de façon efficace. Dans un premier temps, elle a
provoqué de vives réactions, ce qui lui a permis de
s’« extrême-droitiser », de contrer l’accusation de son rival
d’être la candidate du système. Mais, très vite, sans se désa-
vouer en aucune manière, en mettant en sourdine le thème
initial de l’occupation, elle a opéré un renversement de
situation à son profit. Renversement d’autant plus efficace
qu’il n’a pas été vraiment décrypté. Ses propos, d’abord
considérés comme indignes, se sont trouvés transformés,
grâce à ce tour de passe-passe (l’invocation de la laïcité), en
propos légitimement aptes à focaliser le débat public. Un
débat qu’elle va ensuite prétendre avoir, elle et elle seule,
permis de lancer, face à la cécité chronique et dangereuse de
la classe politique.
Pendant plusieurs semaines, ce débat s’est en effet
réduit à la question suivante : « Au nom de la laïcité, ne
faut-il pas condamner les prières dans la rue ? » Deux mois
durant, j’ai reçu des coups de téléphone de divers journa-
listes me demandant si, la France étant laïque, on ne devait
pas interdire de telles prières. Et quand je tentai de rappeler
la comparaison qui fut à l’origine de l’intérêt médiatique, on
me fit comprendre que ce n’était plus le problème : il fallait
prendre position sur les prières dans la rue elles-mêmes.
N’étaient-elles pas « inacceptables » ?
Une opinion tranchée était réclamée. Je répondais
généralement que la question, complexe, des prières dans
18 La laïcité falsifiée

les rues, avait déjà été abordée, avant Marine Le Pen, par des
élus concernés, comme l’ancien ministre PS de l’Intérieur
Daniel Vaillant à Paris, que les musulmans qui s’y adon-
nent dans la froideur de l’hiver préféreraient avoir des lieux
de culte en nombre suffisant, que des solutions allaient pro-
gressivement être trouvées, notamment grâce à la construc-
tion de deux mosquées dans l’arrondissement de Vaillant,
mais que cela prendrait un certain temps… Mais une telle
phrase était manifestement déjà beaucoup trop longue pour
la majorité de mes interlocuteurs a !
Et pourtant, j’en suis persuadé, ces journalistes sont per-
sonnellement hostiles au discours de Marine Le Pen. La
xénophobie, le racisme leur font horreur. Je suis aussi per-
suadé, par ailleurs, que le droit à l’information fait partie de
la démocratie et pense que la loi sur la liberté de la presse
de 1881 est une des lois fondamentales de la République.
Mais, et nous en reparlerons, il existe une forte ambiva-
lence du système de communication de masse dont il n’est
pas facile de rendre compte.
D’ailleurs, même quand mes propos sont repris, ou que
l’on me donne directement la parole, mes mots ne sont
apparemment jamais assez tranchants pour impressionner
celui que j’appelle le « médiaspectateur moyen ». Pourtant,
de nombreux journalistes ont enquêté avec sérieux sur la
question, et produit des articles de qualité. Libération, par
exemple, a consacré le 22 décembre 2010 sa une et trois

a J’aurais voulu systématiquement écrire « interlocuteurs et interlocutrices »,


« ceux et celles », car l’emploi du masculin comme neutre peut être un instru-
ment de domination. Malheureusement, cela rendait mon texte illisible. J’y
ai renoncé et demande à l’avance à mes lectrices et lecteurs d’avoir l’esprit en
éveil sur ce problème.
Quand la « laïcité » se trouve lepénisée 19

pages à une contre-enquête sur les prières dans les


rues. Celle-ci montrait qu’il s’agissait de rassemblements
peu nombreux et paisibles, d’une heure le vendredi, très
loin du fantasme de « milices religieuses » occupant des por-
tions du territoire français 8. Mais, et c’est paradoxal, à partir
du moment où le discours médiatique a amalgamé « occu-
pation » et « prières dans la rue – laïcité », même les repor-
tages qui ont cherché à rétablir la véracité des faits ont
contribué à donner de l’importance à ce qui est devenu une
« affaire ».
Et puisque l’affaire a pris une importance médiatique,
les politiques se mettent de la partie. Le 16 février, recevant
les députés de l’UMP à l’Élysée, Nicolas Sarkozy déclare :
« Quelles sont les limites que nous mettons à l’islam ? Il
n’est pas question d’avoir une société française qui subirait
un islam en France. Nous sommes une société laïque. […].
Nous devons avoir un débat sur la prière dans la rue. Dans
un pays laïque, il ne doit pas y avoir d’appel à la prière. »
Volontairement ou non, le Président effectue un amalgame
entre les prières dans la rue et l’appel à la prière lancé du
haut des minarets dans des pays à majorité musulmane. S’il
existe certaines mosquées avec des minarets en France
(environ une vingtaine), en revanche il n’y a pas d’appel à la
prière.
La veille, Benoît Hamon, sur BFMTV, avait estimé que
les prières dans la rue « ne sont pas tolérables beaucoup plus
longtemps ». Certes, il a proposé « une négociation avec un
échéancier pour trouver des solutions ». Cependant, il a
surtout insisté sur l’atteinte à la laïcité constituée par ces
prières dans la rue : « Il n’y a aucune raison que la laïcité ne
soit pas garantie. […] Par conviction laïque, il me paraît
inacceptable qu’on se retrouve dans cette situation. » Ainsi,
20 La laïcité falsifiée

en trois mois on est passé de l’indignation à un apparent


consensus.
Chacun évoque la « laïcité », incitant à faire croire
d’abord qu’il suffit d’employer le même mot pour dire la
même chose, ensuite qu’on doit discourir sur la laïcité pour
la défendre et non pour la promouvoir, enfin qu’en cet hiver
2010-2011, la plus grave atteinte à la laïcité (puisque c’est
celle dont on parle le plus) provient, une fois encore, des
musulmans avec leurs prières dans la rue.

La production d’une fausse


croyance collective

Résultat des courses : en mai, l’institut Harris


Interactive effectue un sondage a. À la question ouverte :
« Selon vous, combien y a-t-il en France de rues dans les-
quelles les musulmans prient le vendredi ? », le chiffre
moyen donné par les sondés est… cent quatre-vingt-cinq !
Cent quatre-vingt-cinq lieux de prière : un chiffre qui non
seulement n’a rien à voir avec la réalité, mais même avec ce
que Marine Le Pen elle-même a prétendu. Rappelez-vous,
elle a parlé de « dix ou quinze endroits ». On peut compter
sur elle pour avoir plutôt surestimé que sous-estimé leur
nombre. Le Conseil français du culte musulman (CFCM)
l’évalue, pour sa part, à « moins d’une dizaine ». Les chiffres
sont comparables : habilement, la leader frontiste n’a pas

a Enquête auprès de 1 005 individus représentatifs de la population française,


âgés de dix-huit ans et plus, réalisée par la méthode des quotas pour l’Union
des étudiants juifs de France et SOS-Racisme.
Quand la « laïcité » se trouve lepénisée 21

voulu qu’une exagération outrancière vienne rendre liti-


gieuse la teneur même de son propos.
Si elle avait mentionné quatre-vingt-dix ou cent dix
lieux de prière dans la rue, alors les journalistes, les
commentateurs politiques et autres personnalités auraient
immédiatement réagi en dénonçant une grossière calomnie.
Ils auraient insisté sur le fait qu’il ne s’agissait que de
quelques cas isolés, ce qui aurait dégonflé le propos : celui-ci
n’aurait pu être que beaucoup plus difficilement à l’origine
d’une telle enflure médiatique. Mais Marine Le Pen s’en est
tenue à une fourchette plausible. Et jamais personne n’a
avancé un chiffre aussi énorme et manifestement faux que
cent quatre-vingt-cinq cas de prières dans la rue !
Pourtant, c’est bien ce chiffre aberrant sur lequel repose
désormais la croyance moyenne des Français sur la ques-
tion ! Et il n’est obtenu que parce que les « 65 ans et plus »
donnent le nombre moyen de soixante-quatorze (ce qui est
déjà cinq à sept fois plus que ce qu’a indiqué Marine Le Pen).
Pour les « 18-24 ans », sans doute plus sensibles à la caisse
de résonance médiatique, le chiffre s’élève carrément à trois
cent vingt ! Et l’appartenance à une classe supérieure n’est
pas une garantie contre les purs fantasmes, puisque le
chiffre moyen donné par les cadres et professions libérales
est de deux cents !
Voilà donc une croyance totalement fausse qui façonne
l’imaginaire social à l’encontre des musulmans sans être
décryptée et combattue puisqu’elle est totalement impli-
cite. Elle s’enracine dans une idée simple : si on nous parle
tant de cette affaire, c’est qu’elle n’est pas limitée à quelques
cas isolés. L’info passe en boucle et donc il s’agit d’un réel
problème, d’une multiplicité de cas. Dans le même sondage,
l’estimation moyenne des mosquées possédant un minaret
22 La laïcité falsifiée

en France est de cent quatre-vingt-onze, ce qui est largement


aussi irréel : il existe actuellement environ quatre-vingt-dix
mosquées, dont les trois-quarts n’ont pas de minaret a. Les
autres lieux de culte musulmans sont de simples salles de
prières b.
Personne, pas même à l’extrême droite, n’est directe-
ment responsable d’une aussi effrayante inflation, puisque
personne ne s’aventurerait à lancer des chiffres aussi faux.
Marine Le Pen sait pratiquer l’art du jeu de billard. Elle n’est
pas seulement crue, elle arrive également à fabriquer des
croyances qui vont bien au-delà de ce qu’elle énonce (de dix
ou quinze à cent quatre-vingt-cinq !). Cette réussite n’est
pas que de son fait, bien sûr. Nous avons vu la part prise par
le débat médiatique. Et s’en prendre surtout à certains jour-
nalistes, même s’ils ont leur part de responsabilité, serait se
rassurer à bon compte.

« Ce qui me fait peur,


c’est qu’on puisse jouer
avec nos peurs »

On ne peut parler de contrainte média-


tique sans expliquer qu’il s’agit d’une contrainte sociale qui

a Et d’ailleurs, qu’importe, car, contrairement aux prières dans les rues qui peu-
vent être gênantes pour les musulmans eux-mêmes et pour les voisins, les
minarets ne dérangent que les islamophobes. Dans les années 1920 la grande
mosquée de Paris a été construite avec un minaret et en bénéficiant de fonds
publics (voir p. 165 sq.).
b Quatre-vingt-dix mosquées et 1 962 salles de prière, soit un total de
2 052 lieux de culte en métropole (2 368 si on inclut l’Outre-mer). à titre de
comparaison, il existe en France environ 45 000 églises catholiques et
3 000 lieux de culte protestants (dont environ 1 800 salles de prière).
Quand la « laïcité » se trouve lepénisée 23

met en jeu ce que l’on appelle, en langue sociologique,


des interactions entre les différents acteurs. De multiples
acteurs. C’est tout un ensemble qui se trouve en cause.
Les politiques, bien sûr, nous venons de le constater. Mais
pas seulement. Les lecteurs, auditeurs, téléspectateurs sont
eux aussi impliqués dans la construction d’un système
contraignant de communication de masse en gonflant
l’audimat proportionnellement au sensationnalisme mis en
scène. Ils ont du pouvoir (celui d’adhérer ou de déserter)
dans ce système, même s’ils n’ont évidemment pas tous les
pouvoirs. En fait, il s’agit d’un système de culture de masse
que l’on peut qualifier, nous le verrons, de « monstre
doux ».
Évoquons le succès des films et des séries télé qui font
peur, actualisation moderne des contes de fées : ils sont eux
aussi fondés sur le plaisir ressenti à avoir peur. Et chacun
peut très facilement passer de la peur-plaisir à la peur-effroi :
il suffit que l’imaginaire, la fiction (créatrice de peur-plaisir)
prenne des allures de réalité pour susciter une crainte à vif,
encore plus émotionnelle que le plaisir que l’on peut res-
sentir, bien assis dans son fauteuil, à la lecture d’un conte
de fées ou au visionnage d’une série télé. Il suffit de se dire
que l’on pourrait, si peu que ce soit, être concerné par ce qui
nous est présenté. Or le système de la communication de
masse mélange de plus en plus fiction et réalité. Il euphé-
mise, parfois même abolit la frontière entre les deux. D’où le
développement d’une zone trouble où le jeu devient parti-
culièrement dangereux.
À la Gay Pride de juin 2011 étaient diffusés des tracts
représentant un petit bonhomme transpercé de multiples
aiguilles, accompagné du slogan suivant : « Ce qui me fait
peur, c’est qu’on puisse jouer avec nos peurs. » Ceux qui ont
24 La laïcité falsifiée

tenté de lutter contre ce jeu avec les peurs, face aux


musulmans, se sont trouvés accusés de verser dans
l’angélisme, de nier la réalité, de tenir pour négligeable le
« danger de l’islamisme radical ». Pourtant, l’enjeu prin-
cipal est ailleurs, comme le montre l’amplification gigan-
tesque dans la croyance commune du nombre de prières
dans la rue (et de minarets). Enflure qui sert cet islamisme
radical en tendant à séparer les musulmans du reste de la
société et en risquant de rendre attirantes les dénonciations
de l’Occident auprès de ceux qui sont victimes de telles
représentations sociales.
De multiples autres exemples pourraient être donnés.
On se rappelle notamment que le massacre perpétré, en
juillet 2011, sur l’île d’Utoya en Norvège a été précédé par
une explosion meurtrière dans le quartier des ministères
d’Oslo. L’hypothèse initialement avancée d’un accident de
gaz s’est très vite transformée dans le discours des médias en
attentat terroriste. Certains experts ont immédiatement
déclaré – il y aurait beaucoup à dire sur cette contrainte de la
réaction immédiate, et ses conséquences sociales ! – que cet
attentat comportait une marque islamiste.
Dans Le Monde, une femme musulmane rapporte avoir
entendu à la radio un de ces « experts » donner cette soi-
disant information alors qu’elle se trouvait dans un taxi. Elle
raconte comment le comportement de la femme chauffeur
de taxi s’est alors soudainement transformé : « Je voyais son
regard accusateur dans le rétroviseur. Elle a refusé de me
parler. J’étais très mal à l’aise. Je me suis dit : “Ça ne va pas
être vivable pour nous ici” 9. »
Avec le massacre de l’île d’Utoya, la réalité de ce double
attentat est bien pire encore. Mais voilà, son auteur s’appelle
Anders Behring Breivig, et il est « norvégien d’apparence
Quand la « laïcité » se trouve lepénisée 25

norvégienne 10 ». La chauffeuse de taxi va-t-elle désormais se


considérer comme coresponsable de cet assassinat, et
craindre chaque grand blond qu’elle prendra dans son taxi ?
Bien sûr que non ! Le problème est là, dans le regard
communautariste porté sur ceux-là mêmes que l’on accuse
si facilement de communautarisme, et dans la négation de
l’individualité de ceux dont les appartenances réelles ou
supposées ne sont pas les mêmes que les nôtres.

Pourquoi Marine Le Pen


est-elle crédible ?

L’« OPA sur la laïcité » de Marine Le Pen est


emplie de contradictions, Caroline Fourest et Fiammetta
Venner n’ont eu aucun mal à le montrer 11. Mais ce qu’elles
n’expliquent pas, c’est pourquoi et comment cette OPA
s’avère crédible, se montre socialement et politiquement
efficace. Tenter de décrypter cette efficacité nécessite
d’effectuer une réflexion critique sur la laïcité dominante
aujourd’hui, c’est-à-dire sur les représentations dominantes
de la laïcité qui sont socialement et politiquement
construites. Et cette réflexion va bien au-delà de la seule
dénonciation de Marine Le Pen. C’est ce que l’on aimerait
leur voir entreprendre.
On a changé de laïcité ! La laïcité historique, jamais la
leader frontiste n’aurait pu s’en réclamer. Si elle invoque
aussi facilement la loi de 1905, c’est que celle-ci est mésin-
terprétée. Dans un même mouvement, on la sacralise et on
la méprise, on lui fait dire souvent le contraire de ce qu’elle
a dit – sorte de viol symbolique ! Je préciserai par la suite
comment et pourquoi. Cela me semble d’autant plus
26 La laïcité falsifiée

important que cette histoire n’est pratiquement plus ensei-


gnée. Quand elle l’est un peu, dans des lieux où sont formés
des professeurs, certains inspecteurs généraux de l’Éduca-
tion nationale réclament de la voir disparaître !
En témoigne le rapport Obin 12 qui ne voit pas « en quoi
savoir comment se sont conclus il y a un siècle les conflits
qui ont opposé la République et l’Église catholique peut
aider [les jeunes professeurs] à traiter les problèmes » liés à
l’influence actuelle de groupes religieux que ces inspecteurs
estiment dangereux a. Nous verrons, au contraire qu’il est
essentiel de connaître la laïcité historique et, en particulier,
comment le « conflit des deux France » a pu être dépassé,
pour pouvoir décrypter la situation d’aujourd’hui.
Pour le moment, une petite réflexion sur le langage est
opportune en conclusion de ce premier chapitre. Le lan-
gage constitue une réalité symbolique fondamentale :
quand on est privé de mots, on n’a guère de prise sur la
réalité matérielle et concrète. Mais les mots peuvent
être dévoyés. Et, souvent, l’inflation dans l’utilisation
de certains termes constitue un indice paradoxal de
ce dévoiement. Ironie de l’histoire, le texte de la loi de 1905
ne comporte pas le vocable « laïcité », et pourtant cette
loi est toujours aujourd’hui la loi fondamentale en
la matière. Marine Le Pen se réclame explicitement de la

a Ils recommandent de remplacer l’enseignement de l’histoire de la laïcité par


des « apports de connaissance qui ne sont pas inutiles » (sic) sur ces groupes.
Il faut donc être considéré comme nuisible pour faire l’objet d’un enseigne-
ment ! On n’étudiera en classe que les groupes religieux considérés comme
nuisibles sans chercher à savoir comment on a réussi, dans le passé, à sur-
monter des conflits virulents. L’enseignement universitaire se confond alors
avec le spectaculaire médiatique : nos inspecteurs sont dans la logique du
« monstre doux » (voir p. 103 sq.).
Quand la « laïcité » se trouve lepénisée 27

laïcité, ce mot lui vient volontiers à la bouche, mais c’est


une laïcité falsifiée… Il existe des rapports de forces dans
l’usage des mots, comme dans l’usage de la propriété, des
armes, du pouvoir.
2
La laïcité stigmatisante
de l’UMP

L a falsification de la laïcité ne serait pas


une réussite sociale et politique si elle
était uniquement due au FN. Le débat de l’UMP, au prin-
temps 2011, s’emboîte sur cette lepénisation de la laïcité. En
2009-2010, le calamiteux « débat sur l’identité nationale »
s’était révélé être un fiasco pour le gouvernement. La leçon
aurait dû être retenue car il semble stupide de s’entêter dans
une faute contreproductive ! Pourtant le décollage de
Marine Le Pen dans les sondages affole le président de la
République qui avait cru, en 2007, capter durablement une
partie des voix frontistes.
En réalité, début 2011, il les a perdues depuis long-
temps. L’explication en est simple : pendant la campagne
électorale, Nicolas Sarkozy avait réussi à faire croire à son
volontarisme pour changer les choses. Mais, comme l’affir-
mait un autre président, les promesses n’engagent que ceux
qui les croient ! Leur non-réalisation et la politique suivie
ont engendré des réactions d’amoureux déçus dans son élec-
torat.
30 La laïcité falsifiée

L’échéance présidentielle approche, Sarkozy se lance


donc dans une tentative de reconquête électorale et
s’« enflamme sur l’islam ». Il « veut un “islam de France” et
des imams parlant français. Il ne veut plus entendre parler
de prières dans la rue ni de minarets. Il y revient en toutes
circonstances », peut-on lire dans Libération 1. Et il n’est pas
le seul : bien des membres de son parti, l’UMP, sont au dia-
pason. Le même article donne la raison de cette idée fixe :
« Si le sujet obsède les élus de la majorité, c’est que leurs élec-
teurs sont de plus en plus nombreux à dénoncer une “isla-
misation” de la société. “Ils nous en parlent comme si les
musulmans étaient à leur porte. Il y a une montée terrible
de l’islamophobie”, constate Jérôme Brignon, député de la
Somme. »

Un débat sur l’islam


qui devient un débat sur la laïcité…

Un débat est alors annoncé par le secrétaire


général de l’UMP, Jean-François Copé. Il doit porter sur
l’islam et la République. Les remous, même à droite, sont
immédiats. « Si on se lance sur ce sujet, attention à l’atterris-
sage 2 ! », prévient Alain Juppé, numéro deux du gouverne-
ment. D’autres personnalités de droite comme Rama Yade
ou Bernard Accoyer font eux aussi part de leurs réserves.
Ce débat est alors rebaptisé « Débat sur la laïcité ».
Le terme est de nouveau utilisé comme mot magique,
à même de transformer une initiative très critiquée en
initiative incontestable. Mais il s’agit toujours de la même
antienne. La convention annoncée comprendra « une pre-
mière [partie] sur les cultes religieux en France et leur
La laïcité stigmatisante de l’UMP 31

compatibilité avec les lois de la République a et une


deuxième partie sur la question de l’islam de France ». Le
truquage est assez apparent. Au même moment se dérou-
lent des révoltes démocratiques dans différents pays à majo-
rité musulmane. Ce contraste va sans doute aider à ce que
l’annonce d’un tel débat soit plus que la grosse goutte d’eau
qui fait déborder le vase !
Le 4 mars, le Conseil français du culte musulman
(CFCM) fait part de son inquiétude et, rapidement, le ton
monte chez les musulmans : un aumônier des hôpitaux,
Adballah Zekri, déchire sa carte de l’UMP et appelle les
musulmans membres de ce parti à faire de même. J’ai pu
constater que cet appel n’est pas resté sans écho chez
certains gaullistes de cette religion. Le conseiller technique
de l’Élysée en charge de la diversité, Abderahmane
Dahmane, affirme : « L’UMP de Copé, c’est la peste pour les
musulmans 3. » Il est démis de son poste. À la mi-mars, des
représentants du CFCM sont reçus par le ministre de l’Inté-
rieur, Claude Guéant. Celui-ci leur affirme que ce débat leur
permettra « de se sentir plus à l’aise dans l’exercice de leur
culte » (sic).
Cela n’empêchera pas le même Guéant d’affirmer peu
après sur Europe 1 : « Les Français, à force d’immigration
incontrôlée, ont parfois le sentiment de ne plus être chez
eux, ou ils ont le sentiment de voir des pratiques qui s’impo-
sent à eux et qui ne correspondent pas aux règles de notre
vie sociale 4. » Et pour ceux qui n’auraient pas compris, le
ministre précise, à Nantes, au sujet de l’islam : « Cet accrois-
sement du nombre de fidèles et d’un certain nombre de

a Tout le monde a compris qu’il ne s’agit pas, pour autant, de discuter du


catholicisme !
32 La laïcité falsifiée

comportements pose problème 5 . » Une personne que


j’interviewe me dit alors : « Guéant a raison, c’est pourquoi
je vais voter FN aux régionales. » Marine Le Pen ne s’y
trompe pas, d’ailleurs : elle déclare Guéant « membre d’hon-
neur du FN 6 ».
Le CFCM a indiqué à Guéant qu’il ne participera pas au
débat de l’UMP. Son président, Mohammed Moussaoui, lui
fait part de son « incompréhension face à ce traitement dis-
proportionné des questions liées à la pratique religieuse
musulmane, questions [qui] ne sont pas les plus prioritaires
pour les Français 7 ». Il rappelle que, contrairement à ce qui
est souvent indiqué, les musulmans « ne demandent pas de
financement de leurs lieux de culte » et il dément une
volonté d’imposer des menus hallal dans les cantines sco-
laires, plaidant seulement pour que l’on offre la possibilité
de « repas sans viande ». Secrétaire général du CFCM,
Anouar Kbilech affirme de son côté : « Les musulmans de
France en ont marre d’être les boucs émissaires des pro-
blèmes de la société […]. Ils veulent être traités comme des
citoyens à part entière, non comme des citoyens entière-
ment à part 8. »

… mais reste un débat


qui stigmatise

Au même moment, Mgr Bernard Podvin,


porte-parole des évêques de France, indique le refus de
l’Église catholique de prendre part à ce débat : « Attention à
toute démarche qui serait provoquée par la stigmatisation
d’une communauté 9 », prévient-il. Ce terme de « stigmati-
sation » va revenir ensuite comme un leitmotiv et sa
La laïcité stigmatisante de l’UMP 33

répétition, par des personnalités de milieux très divers, va


délégitimer moralement l’entreprise de l’UMP.
De son côté, dans une interview au Monde 10, Le grand
rabbin de France, Gilles Bernheim, affirme : « Quand une
société en est à chercher des boucs émissaires, c’est qu’elle
est très malade. » Interrogé sur l’observance des rites reli-
gieux, il note que « notre calendrier prétendument laïque
est calé sur les fêtes chrétiennes : un enfant n’aura jamais à
manquer l’école pour pouvoir fêter Noël ».
Le 30 mars 2011, le quotidien La Croix publie une tri-
bune signée – c’est une première – par les responsables des
six grandes religions présentes en France, catholique, pro-
testante, orthodoxe, musulmane, juive, bouddhiste. Les
autorités religieuses estiment « capital, pendant cette
période préélectorale » d’éviter « amalgames et risques de
stigmatisation ». Elles se demandent si « un parti politique,
fût-il majoritaire », constitue « la bonne instance » pour
conduire seul un débat de ce type et font la leçon à l’UMP
en écrivant : « La laïcité est un des piliers de notre pacte
républicain, […] veillons à ne pas dilapider ce précieux
acquis. » Il est, diplomatiquement mais clairement, signifié
que le débat se sert de la laïcité à d’autres fins. Au final, seul
le grand rabbin répondra à l’invitation faite aux autorités
religieuses. Les autres se contenteront d’envoyer des obser-
vateurs.
Significativement, les responsables d’organismes
laïques n’ont pas été invités. Mais, naturellement, ils pren-
nent quand même position. Un Manifeste des associations
et organisations laïques est signé le 31 mars par vingt-six
d’entre elles, dont sept obédience maçonnique. Le ton est
direct : « Les faux débats lancés sur l’islam et la laïcité […]
instrumentalisent des peurs et stigmatisent des citoyens »,
34 La laïcité falsifiée

est-il indiqué dès l’abord. Et de conclure : « Il n’y a pas de


faux débats à ouvrir sur la Laïcité, mais à faire appliquer la
loi de 1905, toute la loi de 1905, rien que la loi de 1905. »
Entre ces deux affirmations, les auteurs déclarent : « Les
manquements graves aux principes de Laïcité […] sont la
conséquence des compromissions, des transgressions qui se
sont succédé depuis de longues années, et des atteintes aux
droits économiques et sociaux. Les partis républicains doi-
vent prendre leurs responsabilités. »
Les partis de gauche ont d’ailleurs, eux aussi, récusé ce
débat qui, pour le PS, « alimente les peurs 11 ». Mais ce parti
paraît hésitant sur la conduite à tenir : Martine Aubry et Lau-
rent Fabius signent la pétition « Non au débat-procès sur
l’islam » de Respect Mag-Le Nouvel Observateur, puis se reti-
rent parce que le philosophe musulman Tariq Ramadan
figure parmi les signataires. Le Parti communiste et le Parti
radical de gauche organisent, quant à eux, deux contre-
débats.
Malgré le tour de passe-passe du changement de titre,
le débat continue de provoquer des remous au sein de l’UMP
elle-même. La remontée du FN et la défaite aux cantonales
avivent la guerre des chefs. « Ça bastonne à droite », titre
Libération le 29 mars 2011. François Fillon maintient sa déci-
sion de ne pas participer à la convention et Jean-François
Copé l’accuse, sur Canal Plus 12, de « ne pas jouer collectif ».
Une vive explication entre les deux hommes s’ensuit à
l’Élysée. La position de Fillon est partagée par le président
du Sénat, Gérard Larcher, qui explique sur Europe 1 qu’un
« débat qui stigmatise, c’est le contraire du principe de laï-
cité. Voilà pourquoi un débat sur telle ou telle religion n’est
pas la bonne approche 13 ». On ne saurait être plus clair !
La laïcité stigmatisante de l’UMP 35

Un « débat-débâcle »

Réduite, le 5 avril, à une convention qui


commence après seize heures et se termine avant vingt
heures, l’initiative tourne au « débat-débâcle », comme le
remarque Anna Cabana, grand reporter au Point, sur
France Inter. Elle raconte : « Deux cents journalistes et trois
cents élus et militants se sont retrouvés dans la salle de
conférences surchauffée d’un hôtel parisien pour écouter
des intervenants pérorer sans vraiment débattre. Il est vrai
que Jean-François Copé avait dès la veille bouclé les
vingt-six propositions de l’UMP. Les conclusions étant éta-
blies avant même la tenue du débat, rien de ce qui a pu être
dit dans cette enceinte n’avait vraiment d’importance. Il n’y
a même pas eu de dérapage […]. Claude Guéant […] a eu
l’excellente idée de rester silencieux. Bref, rien d’horrifiant.
Rien de stigmatisant. Tout le monde a sagement exprimé le
souhait, policé, de bien vivre ensemble 14 ». Deux cents jour-
nalistes, tout de même ! Mais trois cents élus et militants,
pour le parti au pouvoir, quelle maigre mobilisation !
Le débat sur la laïcité s’avère donc un fiasco pour l’UMP
et son secrétaire général. Celui-ci a bien tenté de faire diver-
sion, usant de divers artifices. Il a par exemple fait placer à
ses côtés, de manière à ce qu’on les voie bien ensemble à
l’image, l’aumônier des parlementaires a, le père Mathieu
Rougé, simple observateur de l’Église catholique. Ainsi, à la
télévision et sur les photos de presse figurent Copé et… un
prêtre en col romain. Et, bien sûr, l’important est ce signe
vestimentaire, et qu’il soit le plus ostensible possible ! Un
ecclésiastique en civil n’aurait présenté que peu d’intérêt

a Cette fonction existe sans que l’on crie à l’atteinte à la laïcité !


36 La laïcité falsifiée

alors que la chasse aux signes religieux musulmans est


ouverte.
L’objectif était de faire croire à l’opinion publique que
l’Église catholique s’était mouillée dans l’affaire. Il fallait
aussi signifier aux catholiques qu’ils n’avaient rien à
craindre de la laïcité UMP. Que seuls les musulmans… D’ail-
leurs, après une première table ronde, très générale, pour
donner le change – « La laïcité au XXIe siècle : un modèle
français ? » –, la seconde table ronde reste, comme prévu,
centrée sur l’islam. À ce moment-là, la plupart des députés et
de ministres sont, comme par hasard, partis.
Ce fiasco ne signifie pas l’absence de conséquences
lourdes pour la France. L’effet inflationniste du débat sur les
prières dans la rue (dont le nombre, rappelons-le, est passé
de dix à cent quatre-vingt-cinq !) s’est très vraisemblable-
ment reproduit. Une fois de plus, et ce n’est ni la première ni
la dernière, le débat politique et social s’est focalisé, pen-
dant plusieurs semaines, sur la mise en cause de l’islam et
des musulmans. Comme pour les prières dans les rues, il
était impossible de ne pas récuser un tel débat mais, et c’est
paradoxal, en le récusant on contribuait à lui donner de
l’ampleur. C’est comme les livres : il en existe d’excellents
qui ne suscitent pas des débats passionnés (ils sont sérieux
et les comptes rendus des médias sont également sérieux !)
et ne se vendent guère. Il en est d’autres qui, par leurs
outrances et leurs erreurs, donnent matière à controverse.
Plus on les réfute, plus ils se vendent. Bernard-Henry Lévy a
bâti sa célébrité sur ce paradoxe et sur ses belles chemises
blanches au col entrouvert.
La laïcité stigmatisante de l’UMP 37

Une laïcité répressive distinguée


de la liberté religieuse

Lors de sa convention, Jean-François Copé


affirme qu’elle est utile car « un problème en moins, c’est un
argument électoral en moins pour madame Le Pen ». Nous
venons de le voir, c’est le contraire qui est exact : en hyper-
trophiant un « problème », on façonne la lepénisation de la
société, d’autant qu’au final, de ce que l’on a fait une mon-
tagne, on semble accoucher d’une souris. Les vingt-six pro-
positions de l’UMP paraissent finalement anodines à
beaucoup, même si elles impliquent en fait plusieurs lois
nouvelles. Certaines personnes de gauche que j’interviewe
me confient, embarrassées et à titre confidentiel, qu’elles
sont globalement d’accord. L’une d’elles me demande de lui
fournir un argumentaire sur ce qui donnerait matière à cri-
tique. Grande organisation laïque depuis sa création au
XIXe siècle, La Ligue de l’enseignement se charge de le faire.
La Ligue critique la manière dont l’UPM utilise deux
concepts différents, mis « sur le même plan » : la laïcité et la
liberté religieuse. Elle rappelle que la laïcité inclut la liberté
de conscience, elle-même plus large que la seule liberté reli-
gieuse, puisqu’elle « assure [les droits] des citoyens »
(croyants, athées, agnostiques) et « garantit le libre exercice
des cultes » 15. Autrement dit, l’UMP commet deux fautes
importantes : réduire la liberté de conscience à la seule
liberté religieuse, exfiltrer cette liberté de la laïcité. Ces
falsifications, nécessaires dans la perspective de ce parti,
fonctionnent dans les débats actuels sur la laïcité et les pol-
luent.
De l’art de jouer avec les mots ! La mention de la liberté
religieuse permet de rassurer les catholiques : la laïcité
38 La laïcité falsifiée

répressive est dirigée contre un certain islam et non contre


eux. Ensuite, l’optique de l’UMP est davantage néogalli-
cane a que laïque (au sens de 1905). Elle vise à instaurer un
nouveau système de protection-contrôle. La protection est
symbolisée par le terme de « liberté religieuse » (terme qui
n’exclut pas une certaine réofficialisation de la religion) qui
pourrait englober également un islam devenu « islam de
France », acceptant un certain contrôle de l’État. Le terme
« laïcité » signifie alors, en fait, contrôle sur la religion et
répression de ce qui échappe au contrôle. C’est aussi pour-
quoi cette laïcité-là concerne surtout l’islam. Stéphanie
Le Bars le constate avec pertinence, la laïcité dominante
d’aujourd’hui, tel Janus, possède deux faces, d’un côté la
« laïcité positive » et de l’autre la « laïcité restrictive » 16.
Les propositions de l’UMP, indique la Ligue, prônent
« des mesures de contrôle, notamment dans les entre-
prises », et ses « prises de position sur les collaborateurs
occasionnels du service public ou sur le libre choix de son
médecin tendent à aller au-delà de la législation exis-
tante ». Pour ce dernier cas, on peut prendre comme
exemple la proposition 10, qui vise à empêcher une femme
de pouvoir choisir, à l’hôpital public, une gynécologue
femme.
Voilà un exemple type de falsification. Dans le dis-
cours social dominant, il est question, communément, de
femmes musulmanes qui refuseraient, ou que leurs maris
empêcheraient, de se dévêtir pour être examinées par des
soignants masculins. Mais quand des sociologues effectuent
une longue enquête dans cinq hôpitaux dits sensibles 17, ce

a Très sommairement le gallicanisme est une protection-contrôle de l’État sur


une religion ainsi francisée. Voir p. 53 et 179 sq.
La laïcité stigmatisante de l’UMP 39

problème apparaît tout à fait mineur. En revanche, chacun


sait à quel point la diminution du nombre de postes et la
politique générale de santé dégradent l’hôpital public 18. On
se sert de la laïcité comme d’un leurre pour détourner
l’attention de graves problèmes.
La Ligue examine également les propositions 8, 9 et 14
qui veulent « étendre les exigences de neutralité et de laï-
cité » (confondue avec un contrôle de la religion) à des sec-
teurs non concernés jusqu’alors. Les femmes portant un
foulard sont visées : elles se trouveraient désocialisées (inter-
diction pour les mères d’accompagner les sorties scolaires)
et en partie exclues du marché du travail (interdiction de
travailler dans des « structures privées […] chargées d’une
mission de service public ou d’intérêt général », possibilité
d’un « règlement intérieur » qui les exclut des entreprises).
On voudrait réduire ces femmes au discours que l’on tient
sur elles (personnes non autonomes), qu’on n’agirait pas
autrement !
Autre critique de la Ligue de l’enseignement : « Des
questions fondamentales comme celles des modalités du
financement public des établissements d’enseignement
privés et du régime des cultes d’Alsace-Moselle ont été tota-
lement évacuées. » Rappelons que l’application de la loi
Debré par la droite pose périodiquement problème. Rap-
pelons aussi que l’Alsace est la seule région, dirigée par
l’UMP, où ni la loi de 1882 laïcisant l’école publique ni la
loi de 1905 séparant les Églises et l’État ne s’appliquent. Pas-
teurs, prêtres et rabbins sont payés par l’État. Lors d’un
débat télévisé où Valérie Rosso Debord, députée UMP
chargée d’animer la convention, intervenait au téléphone,
j’ai tenté de l’interpeller sur ce sujet. Mais le journaliste-
modérateur m’a coupé la parole : il ne comprenait pas de
40 La laïcité falsifiée

quoi je parlais, ignorant totalement la situation en Alsace-


Moselle !
Enfin, dernière critique, la Ligue note que les « quelques
propositions intéressantes » portent sur ce qui existe déjà.
C’est le cas d’un recueil des textes « relatifs au principe de la
laïcité » (proposition 2) : des juristes catholiques et la Ligue
elle-même ont déjà publié ce genre de recueils !

Une nouvelle laïcité


contre les droits de l’homme

Le grand écart de la convention UMP – une laï-


cité douce pour le catholicisme, dure pour l’islam – est-il
possible ? Pas jusqu’au bout a, mais voilà en tout cas le projet
du parti de Sarkozy. Ironie de l’histoire, ce dessein prend
sens dans le cadre d’une « nouvelle laïcité », proposée par
François Baroin qui, pourtant, en 2011, a voulu se distancer
du débat-débâcle : sur France Info, le 28 mars 2011, Baroin
affirme qu’il faut « mettre un terme » à ce débat et « s’écarter
de tout ce qui peut donner l’impression de stigmatiser »
pour « se concentrer sur l’emploi [et les] déficits ». De tels
propos, dans la bouche de celui qui est porte-parole du gou-
vernement, font désordre et Jean-François Copé l’obligera à
intervenir en premier lors de la fameuse convention.
Fils d’un haut fonctionnaire qui a été grand maître du
Grand Orient (1977-1978), Baroin a rédigé, en mai 2003

a Certains, en effet, répliquent sur le même terrain : pour ne pas défavoriser


l’islam ni réofficialiser la religion, ils ont une conception de la laïcité où
toutes les religions seraient réduites à la « sphère intime ». Si l’intention est
juste, on aboutit, in fine, à une représentation contraire à la loi de 1905, voir
p. 49.
La laïcité stigmatisante de l’UMP 41

(vingt mois après le 11 Septembre), à la demande du Pre-


mier ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin, un rapport
significativement intitulé « Pour une nouvelle laïcité ». Ce
rapport est fondamental si on veut comprendre ce qui arrive
aujourd’hui à la laïcité. Certes, il ne manque pas d’intelli-
gence dans ses analyses. Baroin explique que le voile « est
une façon de dire “J’existe en tant que moi” », que l’isla-
misme « apparaît aussi comme une réaction à l’humilia-
tion », une « idéologie de substitution au capitalisme
occidental ». Il note « le sentiment d’abandon du corps
enseignant » face aux « difficultés rencontrées sur le ter-
rain » ; il estime qu’est notamment en jeu « la capacité des
institutions […] à transmettre des valeurs ». Il relève égale-
ment qu’« une nette majorité » de Français pense que « le
clivage entre deux France, l’une catholique et l’autre laïque,
n’[est] plus pertinent ».
À partir de ce dernier diagnostic, François Baroin éla-
bore le projet d’une « nouvelle laïcité » qui « pourrait
devenir une valeur de la “droite de mai” ». Certains appe-
laient ainsi de leurs vœux un renouveau de la droite après
la large victoire de Jacques Chirac sur Jean-Marie Le Pen au
second tour de l’élection présidentielle de 2002. L’appro-
priation par la droite du « thème de la laïcité » constitue,
pour le député UMP, un élément fort de réponse au « choc
du 21 avril » (l’expression revient en leitmotiv), dû à la qua-
lification de Le Pen pour ce second tour.
Cette idée peut sembler étrange car la laïcité est classi-
quement considérée comme une valeur de gauche. Mais,
explique Baroin, la laïcité « fait consensus », apparaît même
comme « un peu mythique » (il est donc politiquement
intéressant de s’en emparer !). D’autre part, précisément, il
s’agit d’une « nouvelle laïcité » issue d’un « déplacement des
42 La laïcité falsifiée

enjeux » vers le « culturel et l’identitaire », et du fait que ce


n’est plus le catholicisme, mais « l’islam qui est aujourd’hui
au centre des préoccupations ». Seize propositions sont
faites, certaines répressives, d’autres non, mais dont on peut
se demander si elles ne sont pas de la poudre aux yeux tant
elles restent, aujourd’hui encore, inappliquées (« Aug-
menter le nombre des élus issus de l’immigration », par
exemple).
Pour François Baroin, cette « nouvelle laïcité » sera apte
à contrer le FN (on n’imagine pas alors que ce mouvement
puisse se réclamer de la laïcité et, pourtant, cela deviendra
possible précisément à cause de la « nouvelle laïcité »). Elle
permettra également de mieux combattre la gauche. Cette
dernière, affirme-t-il, « n’a pas su répondre au défi du
communautarisme ». Elle a « mauvaise conscience vis-à-vis
de l’héritage colonial » et se montre favorable à la « promo-
tion des droits de l’homme ». Or, « à un certain point, la laï-
cité et les droits de l’homme sont incompatibles ».
Vous avez bien lu ! Cette phrase est diaboliquement
intelligente. À deux titres. D’abord, il paraît nettement plus
« républicain » d’affirmer que l’on est pour la laïcité que de
reconnaître que l’on est contre les droits de l’homme. La laï-
cité peut donc fournir l’habillage républicain d’une poli-
tique comportant des discriminations. Ensuite, il ne s’agit
pas, bien sûr, de combattre les droits de tous les humains.
Uniquement de ceux qui font partie de l’héritage colonial,
ceux qui étaient sujets et non citoyens au temps de la colo-
nisation, et qui deviennent les sujets de la « nouvelle laï-
cité ».
La phrase « À un certain point, la laïcité et les droits de
l’homme sont incompatibles » n’a pas été relevée à
l’époque. Elle est pourtant celle qui différencie le plus la
La laïcité stigmatisante de l’UMP 43

nouvelle laïcité « culturelle et identitaire » de la laïcité histo-


rique, politique et démocratique. La première définition for-
malisée de la laïcité a été donnée, en 1883, par le philosophe
Ferdinand Buisson, adjoint de Jules Ferry. Il décrit un long
processus historique de laïcisation et estime que le seuil
décisif a été la Déclaration des droits de l’homme de 1789
qui a « fait apparaître […] dans sa netteté entière l’idée de
l’État laïque », porteur pour ses citoyens d’« égalité et de
liberté » 19. Les principes de l’une sont le contraire des prin-
cipes de l’autre a !

a N’idéalisons pas la laïcité historique : comme je l’ai indiqué dans Laïcité


1905-2005, entre passion et raison (Le Seuil, 2004) ou dans Laïcités sans fron-
tières (Le Seuil, 2011, avec M. Milot), quelques-uns de ses adeptes ont dérogé
à certains droits humains, notamment dans les premières années du
XXe siècle. Mais cette attitude a provoqué un conflit interne et, en 1905, les
partisans d’une laïcité respectueuse des droits l’ont emporté (voir annexe 3).
3
Au cœur du politique,
laïcité et démocratie

L a conception UMPénisée a de la laïcité se


situe donc dans la filiation d’une muta-
tion programmée dès 2003 par un brillant idéologue de la
droite, dépassé ensuite par sa créature. La « nouvelle laï-
cité » a comme première caractéristique de ne pas être
portée par les forces sociales et politiques qui ont été les
garants de la laïcité historique : elle a viré de gauche à droite.
Pas au centre droit, non, à la droite dure (la droite populaire,
courant de l’UMP) et à l’extrême droite (Marine Le Pen).
Cette droitisation de la laïcité a sidéré car chacun était
habitué à ce que la laïcité soit l’apanage de la gauche, puis
des « républicains » (autre terme dont l’utilisation peut être
ambivalente). Les mises en garde n’ont pourtant pas
manqué.

a Cette expression rend compte d’une représentation de la laïcité où la direc-


tion de l’UMP et une partie du gouvernement (Guéant, par exemple) chas-
sent sur les terres du Front national pour capter une part de son électorat. Elle
sera utilisée à différentes reprises. À noter que la tendance dominante du
Haut conseil à l’intégration (HCI) se situe également dans cette perspective.
46 La laïcité falsifiée

Mais, accentuant des mutations plus anciennes, la


« nouvelle laïcité » est devenue le discours politique et social
dominant, contaminant une partie de la gauche (l’évolu-
tion du groupe Riposte laïque, de l’extrême gauche à un flirt
avec l’extrême droite est emblématique). D’autre part, la
gauche et la droite républicaine sont sur la défensive, leur
malaise est visible. Affirmer que les musulmans sont stigma-
tisés est nécessaire, en rester là s’avère totalement insuffi-
sant. Face à des stéréotypes tenaces, des croyances fausses
sur l’histoire de la France, il est nécessaire de clarifier les dif-
férences structurelles de la laïcité UMPénisée avec la laïcité
qui a historiquement existé. D’où ce livre où je me sers du
savoir scientifique, acquis par la lecture de nombreux tra-
vaux et par mes propres recherches historiques et sociolo-
giques 1, pour démasquer cette dérive a. Cet ouvrage vise à
aider celles et ceux qui ont l’intuition, la conviction que la
laïcité est falsifiée, à comprendre pourquoi et comment, à
lutter contre les « chauffards de la laïcité » qui voudraient
poursuivre en toute impunité leur conduite dangereuse.

Deux laïcités mêlées


dans la réalité concrète

En sociologie, on qualifie d’« idéaux-types »


des portraits robots qui ne se trouvent pas de façon isolée
dans la réalité concrète. Les deux types de laïcité sont idéal-
typiques ; ils existent étroitement mêlés l’un à l’autre. Si la

a Cet ouvrage est fondé sur une communication traitant des différences entre
laïcité historique et « nouvelle laïcité », donnée à un colloque organisé par la
Princeton University et le Collège de France. Le contenu a été développé, vul-
garisé et le style sensiblement adapté.
Au cœur du politique, laïcité et démocratie 47

laïcité UMPénisée n’apparaît pas toujours pour ce qu’elle


est, dans sa dureté et ses contradictions avec les principes
laïques, si elle peut invoquer des valeurs qu’elle contredit,
c’est parce que la laïcité historique continue d’imprégner la
juridiction et une partie de la culture. Les aspects répressifs
de la « nouvelle laïcité » coexistent avec certains aspects
accommodants de la laïcité historique. L’islam peut d’ail-
leurs en être lui-même bénéficiaire.
Mais on connaît la phrase du fils de Jean le Bon : « Père,
gardez-vous à gauche ; père, gardez-vous à droite. » De mau-
vaises interprétations de la laïcité pourraient conduire à une
réofficialisation feutrée des religions, ou du moins de cer-
taines d’entre elles. La « nouvelle laïcité » est volontiers gal-
licane, retissant des liens entre État et religion. C’est
pourquoi la clarification doit être constante et la démarche
dialectique.
Par ailleurs, la laïcité historique, pour être libérale et
rationnelle, a dû vaincre ses propres démons, des éléments
identitaires qui l’auraient rapprochée, dans une certaine
mesure, de la « nouvelle laïcité », par l’adoption d’une « reli-
gion civile » implicite a. Aujourd’hui, certaines personnes

a Dans Le Contrat social, Rousseau distingue les religions explicites, dont


l’appartenance relève d’un choix volontaire, et la « religion civile » imposée
par l’État, dont les « dogmes » doivent être obligatoires car ils informent un
« sentiment de sociabilité ». Le culte de l’Être suprême, prôné par Robes-
pierre, est un exemple de « religion civile », et la laïcité américaine comporte
une religion civile. Olivier Ihl, dans La Fête républicaine (Gallimard, 1996,
p. 44 sq.), montre qu’existent plusieurs sortes de religions civiles car, écrit-il,
« le contenu en l’espèce importe moins que la fonction. Il s’agit de sacraliser
l’être ensemble collectif, les fondements ultimes de l’ordre social » et d’établir
ainsi « un substitut au dispositif religieux ». Pour Ihl, le problème de la reli-
gion civile taraude la IIIe République, même si le terme n’est pas utilisé (voir
aussi mon ouvrage Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, op. cit.,
p. 163-186). Le fait que les « affaires » se focalisent le plus souvent sur le vête-
48 La laïcité falsifiée

qui se prétendent de gauche se situent davantage dans la


logique de ces démons que dans leur maîtrise. Il ne s’agit
donc pas d’idéaliser la réalité historique de la laïcité. Elle a
eu ses tâtonnements, ses tensions internes, ses grandeurs et
ses faiblesses. J’en ai déjà rendu compte 2. Mais, au bout du
compte, c’est une laïcité de liberté et de raison qui s’est poli-
tiquement imposée en 1905.
S’en servir aujourd’hui pour masquer ses turpitudes est
aussi indigne que l’impudeur de ceux qui bénéficient de
revenus exorbitants quand d’autres n’ont pas le minimum
vital. L’imposture symbolique est aussi grave que l’impos-
ture économique et financière. Cependant, elle est moins
visible. Il faut une certaine connaissance historique et socio-
logique pour pouvoir la démasquer. Il s’agit ici de réagir
contre cette falsification, qui conduit à qualifier de laïcité ce
qui n’est pas elle et à exfiltrer de la laïcité ce qui la concerne,
à utiliser le terme de laïcité à tort et à travers et à en dévoyer
le sens.
Une partie du malaise s’explique par une équivoque :
une formule commode met au cœur de la laïcité l’idée que la
religion serait « affaire privée ». Cette affirmation est à la fois
exacte et fausse, car elle revêt deux sens divergents.
Premier sens : La religion n’est pas affaire d’État, elle
doit en tout point être distincte de la puissance publique.
L’option en matière de religion et de conviction est un
choix privé, c’est-à-dire un choix personnel, volontaire et
libre. En conséquence, la religion ne doit pas être une insti-
tution publique. C’est le sens de la loi de 1905 qui abolit
tout caractère officiel de la religion.

ment et la nourriture, éléments typiques de la sociabilité, constitue un indice


parmi d’autres de la présence, en arrière-fond, d’une religion civile.
Au cœur du politique, laïcité et démocratie 49

Second sens : la religion doit être réduite à une réalité


confinée à la « sphère intime », ne pouvant pas s’exprimer
dans l’espace public. Cela est contraire à la loi de 1905, qui
augmente la liberté de conscience, le libre exercice des cultes
et la possibilité de « ses manifestations extérieures sur la voie
publique ».
Quand quelqu’un parle de sphère privée, il faut donc
toujours se demander de quoi il est question. Devant la Mis-
sion parlementaire sur le voile intégral, la Fédération natio-
nale de la libre pensée affirme : « Interdire le port de la burqa,
dans […] la sphère privée a, est attentatoire aux libertés indi-
viduelles et démocratiques. Cela s’inscrirait dans la logique
actuelle [où] la population se trouve toujours davantage sur-
veillée, contrôlée, fichée. […] La laïcité s’applique aux insti-
tutions, non aux individus 3. » On est là dans le premier
sens, dans la filiation de la loi de 1905. La laïcité répressive
donne en revanche la prévalence du second sens sur le pre-
mier. On voit à quel point il est important de toujours se
poser la question : de quel type de laïcité s’agit-il ? Des
termes identiques peuvent être utilisés. Mais les mots peu-
vent changer de sens, et les sens de mots.

a Raisonnant dans une dichotomie sphère publique étatique/sphère privée


personnelle, la Libre pensée inclut l’espace public de la société civile dans la
sphère privée. Sa position diverge donc complètement de celle qui sépare
sphère privée et espace public.
50 La laïcité falsifiée

La laïcité historique :
l’État laïque permet la liberté
du citoyen

La laïcité apparaît dans les médias dans la


rubrique « Religion ». C’est oublier qu’il s’agit d’abord d’un
mode du politique. C’est pourquoi la première clarification
entre les deux laïcités a concerné les forces politiques et
sociales porteuses de l’idée de laïcité. Il faut maintenant se
demander, complémentairement, quel est son rapport à
l’État et au citoyen. Buisson définit la laïcité comme « l’État
neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés,
dégagé de toute conception théologique », ce qui permet
« l’égalité de tous les Français devant la loi, la liberté de tous
les cultes ».
La laïcité historique, en tout cas celle de 1882 et de 1905 a,
a initié un mouvement d’affranchissement de l’État d’une
domination de la religion sur lui-même et sur ses institu-
tions. Il faut rappeler qu’avant 1882 et la laïcisation de l’école
publique, le cours de morale religieuse était au centre de cette
école et c’étaient les « cultes reconnus », dans la plupart des
cas l’Église catholique, qui en fixaient le programme. L’aboli-
tion des cultes reconnus constitue un élément essentiel de la
loi de 1905, ce qui implique le non-financement (article 2).

a La tendance qui visait (comme elle l’indiquait elle-même) une « laïcité inté-
grale » a toujours plus ou moins existé dans ce que j’appelle la laïcité histo-
rique, mais, en général, elle ne l’a pas emporté sauf après l’affaire Dreyfus,
entre 1901 et 1904. La loi de 1905 et ses suites a induit une jurisprudence
qui va dans un tout autre sens (voir mes ouvrages Laïcité 1905-2005 et,
avec M. Milot, Laïcités sans frontières, op. cit.). Or certains, même à gauche,
se situent en fait de façon dominante dans la filiation de la laïcité intégrale
et font dire à la loi de Séparation le contraire de ce qu’elle énonce
(voir p. 183 sq.).
Au cœur du politique, laïcité et démocratie 51

Or, insidieusement, certains parlementaires, et même une


Commission parlementaire en 1995, utilisent aujourd’hui
l’expression de « religions reconnues ». Les tentatives de réof-
ficialisation feutrée existent bel et bien !
L’État laïque s’affranchit de la domination religieuse
pour mieux établir l’égalité et la liberté. Jules Ferry indique
qu’à partir du moment où l’instruction est obligatoire,
l’école publique se doit d’être religieusement neutre par res-
pect pour la liberté de conscience : « La liberté de
conscience, dût-elle n’être offensée que dans une seule
conscience, [cela] mérite qu’on fasse une loi pour empêcher
cette offense 4. » Or il existait alors des membres de cultes
non reconnus, et des libres-penseurs.
Mais, contre des laïques intransigeants, Ferry estime
aussi que ce respect de la liberté de conscience oblige l’école
laïque à tenir compte de la liberté religieuse. D’où sa
« vacance » le jeudi (le mercredi ensuite) pour faciliter la
tenue du catéchisme. L’indépendance de l’école publique à
l’égard de la religion et ses devoirs envers la liberté de
conscience, incluant la liberté religieuse, constituent
ensemble la laïcité scolaire. L’État « assure la liberté de
conscience et garantit le libre exercice des cultes » dans les
seules limites d’un « ordre public » démocratique affirme
l’article 1 de la loi de 1905. La souveraineté du politique
s’articule ainsi avec la liberté des citoyens.
La loi de 1905 est la dernière des grandes lois politique-
ment libérales de la IIIe République. La série commence en
juillet 1881, avec la loi sur la liberté de la presse (la presse
catholique opposée à la République sera très libre), et se
poursuit avec d’autres lois : liberté de colportage, de réu-
nion, élection des maires, liberté syndicale (création de
syndicats chrétiens) liberté – laïque – du divorce, liberté
52 La laïcité falsifiée

d’association (cette dernière étant très profitable à la reli-


gion qui peut créer des associations multiples, et restrictive
sur un point, celui des congrégations).
Ces lois ont renforcé les libertés des citoyens, favorisé
le développement de la société civile et sa libre expression.
Le lien avec l’État étant rompu, la religion s’est trouvée
déplacée vers l’espace de la société civile, sans pour autant
que sa position s’en soit trouvée réduite a. Oui, la laïcité his-
torique a été conflictuelle, et elle a supprimé tout aspect offi-
ciel du catholicisme (article 2 de la loi de 1905), mais c’était
pour pouvoir assurer la liberté des citoyens, établir les
libertés laïques qui comprennent la liberté de conscience et
de culte (article 1).
Les catholiques l’ont progressivement compris. Au
milieu du XXe siècle, l’un d’entre eux, l’historien Adrien Dan-
sette, énumère les libertés apportées par la séparation :
« Liberté de réunion [conciles nationaux, synodes diocé-
sains deviennent possibles] ; liberté de la plume et de la
parole […] ; liberté de choix des dignitaires […] ; liberté de
modification des circonscriptions ecclésiastiques 5 », toutes
choses soumises au contrôle du gouvernement avant 1905.
C’est « l’Église libre dans l’État libre » selon l’expression de
Cavour, et non l’Église libre et l’État libre : il n’existe nulle-
ment cette sorte de cosouveraineté du spirituel et du tem-
porel que cherche la direction romaine de l’Église
catholique et d’autres autorités religieuses. En revanche, les
religions font partie de la société civile, lieu de liberté.
Le refus du pluralisme juridique s’accompagne, dans la
laïcité historique, de l’acceptation accommodante de la

a Même si ce déplacement impliquait de combattre les prétentions hégémo-


niques du catholicisme de l’époque.
Au cœur du politique, laïcité et démocratie 53

pluralité des règles (l’article 4 de la loi de 1905 respecte les


règles propres à chaque culte) et crée « une situation iné-
dite dans l’histoire de France » : « l’enterrement républicain
de tout gallicanisme 6 ». Le terme de gallicanisme rend
compte de la politique des rois de France depuis Philippe Le
Bel et marque la très forte « intrication » entre le politique
et le religieux 7. Il comporte trois aspects : d’abord un droit
d’intervention et de contrôle du pouvoir politique (roi, Par-
lement a ) dans les affaires ecclésiastiques (supprimé par
l’article 1 de la loi) ; ensuite, pour ce même pouvoir, un
devoir de protection du catholicisme, se traduisant d’abord
par sa reconnaissance comme le premier Ordre de la nation,
seule autorisée à tenir des assemblées pour gérer ses affaires,
ensuite par la répression de l’« hérésie ». Le pouvoir tem-
porel est le bras armé du pouvoir spirituel (ce qu’il en res-
tait, le caractère de « culte reconnu » de certains cultes, est
supprimé par l’article 2) b ; enfin une autonomie de l’Église
catholique en France par rapport à Rome : ce sont les
« libertés de l’Église gallicane » qui n’ont de correspondant
dans aucun autre pays (aspect supprimé par l’article 4).

a Ainsi, pour être reçues, transmises aux fidèles et exécutées en France, les déci-
sions des papes et des conciles devaient être enregistrées par le Parlement. Ce
ne fut pas le cas de beaucoup d’encycliques et de certains décrets du concile
de Trente.
b Gallicanisme et laïcité divergent donc totalement, malgré ce que veut nous
faire croire le Haut conseil à l’intégration (voir p. 68 sq.). L’annexe 3 donne
une vue plus complète de la rupture d’avec le gallicanisme opérée par la loi de
1905.
54 La laïcité falsifiée

La laïcité UMPénisée :
bloquée pour l’État,
restrictive pour le citoyen

La laïcité UMPénisée effectue le mouvement


inverse de celle de 1905 : bloquée au niveau de l’État, elle
restreint la liberté de conscience de certains citoyens.
Depuis la fin du XXe siècle, l’État laïque, créateur de liberté
citoyenne, est en panne. Concernant la bioéthique, l’eutha-
nasie, le mariage entre personnes de même sexe, aussi bien
Marine Le Pen que la direction de l’UMP prétendent qu’il ne
s’agit pas de questions liées à la laïcité, mais de problèmes de
civilisation, d’ordre symbolique ou anthropologique.
Or la laïcité signifie aussi qu’il n’existe pas d’ordre
anthropologique immuable, qu’il est de la responsabilité de
la société politique de décider, à chaque époque, des choix
anthropologiques à effectuer. À ceux qui ont peur d’une laï-
cité trop ouverte aux religions, la réplique est facile :
combattez, plus que vous ne le faites, pour de nouvelles
libertés laïques, même si ce combat dérange certaines auto-
rités religieuses. Actuellement, on aboutit à un paradoxe :
l’Angleterre, où existe une Église officielle, autorise la
recherche sur les cellules souches et le mariage entre per-
sonnes de même sexe. Pas la France. Cherchez l’erreur !
En revanche, l’État répressif des libertés se porte bien,
merci pour lui ! Depuis son arrivée au pouvoir, Sarkozy n’a
eu de cesse de diminuer les libertés et de s’attaquer à la jus-
tice. La « nouvelle laïcité » va dans le même sens. En
2009-2010, la Mission parlementaire sur le voile intégral en
constitue un bon exemple. La question n’est pas le voile
intégral en tant que tel. Il s’agit de savoir si, comme
Au cœur du politique, laïcité et démocratie 55

l’indiquait Briand en 1905 face au Jacobin Maurice Allard,


on combat des manifestations « obscurantistes » par « la
seule puissance de la raison et de la vérité » ou si on « somme
[l’État] de commettre », au service d’une pensée éclairée, « la
même faute qu’il a commise au service de l’Église » et que les
laïcisateurs n’ont « jamais cessé de lui reprocher » 8.
Une partie de la Mission penchait pour la seconde solu-
tion et voulait une loi d’interdiction qui, dans son esprit,
était une « loi de laïcité ». Les juristes auditionnés ont tous
déclaré que cela était impossible. Rémy Schwartz, rappor-
teur de la Commission Stasi, récuse le parallèle avec la loi de
2004 sur les signes ostensibles à l’école publique et déclare :
« Dans l’espace public […] la liberté est le principe et la res-
triction, sans parler de l’interdiction, est l’exception. » Guy
Carcassonne ajoute : « La laïcité n’est pas un fondement
imaginable [pour une loi]. La République peut se fixer des
règles procédant de la notion de neutralité, mais elle ne peut
y soumettre les consciences 9. »
On le voit, la laïcité historique génère toujours l’essen-
tiel de la juridiction laïque. Mais si la Mission n’a pas abouti
à une loi, Copé (toujours lui !) a imposé à la majorité parle-
mentaire de la voter, malgré l’avis négatif du Conseil d’État.
Cette loi évite soigneusement toute référence à la laïcité. Il
n’empêche, elle est maintenant classée sous cette rubrique
par les médias. Si la laïcité juridique reste principalement
liée à la laïcité historique, les médias font souvent de la
« nouvelle laïcité » la laïcité tout court. De même, ils
confondent « laïcité » (régulation politique) et « sécularisa-
tion » (ou rapport distancié aux normes religieuses), œuvre
de la dynamique sociale a. Cette confusion est également

a Voir p. 129 sq.


56 La laïcité falsifiée

faite par le Haut conseil à l’intégration qui veut imposer, au


nom de la laïcité, des comportements conformes à « une
société profondément sécularisée 10 ». Cela fait glisser la laï-
cité vers un système autoritaire et peu démocratique.
Vouloir imposer la sécularisation par la laïcité a est aussi
contreproductif que vouloir imposer la démocratie par la
guerre et l’invasion. Or, comme le remarque la Ligue des
droits de l’homme, en France, parmi les « jeunes filles issues
de l’immigration […], le pourcentage de filles qui font des
études longues augmente, de même que le pourcentage de
femmes qui sont autonomes financièrement. Enfin, la
fécondité des femmes diminue ». Tous ces facteurs favori-
sent la sécularisation. Le port du voile intégral témoigne
alors avant tout d’un « mouvement de crispation face à la
sécularisation 11 ».

La laïcité contre le jacobinisme


et le bonapartisme

La « nouvelle laïcité » tente, bien à tort, de


créer de la continuité historique en invoquant la tradition
jacobine de la France. Lors de tables rondes, je suis souvent
confronté à des personnes qui se réclament du « caractère
jacobin » de l’école laïque créée par Jules Ferry. Contre-
vérité historique : Ferry estime que le jacobinisme, « secte
[…] dogmatique et intolérante », constitue un « péril » pour
la démocratie. Selon lui, la « religion jacobine » est aussi

a Cela va au contraire de la laïcité historique. Ainsi, si le clergé catholique a lar-


gement abandonné la soutane à la suite de Vatican II, la loi de 1905 avait
refusé de le lui imposer. Voir p. 185 sq.
Au cœur du politique, laïcité et démocratie 57

néfaste pour la République que la « religion bonapartiste ».


Les deux « Églises » partagent d’ailleurs la même logique et
« les Jacobins furent les meilleurs préfets de l’Empire » 12.
Ferry a plus d’affinités avec les Girondins, tout en affir-
mant : « La vérité, c’est que toutes les grandes choses [de la
Révolution] ne furent faites ni par la Montagne ni par la
Gironde, mais par la France. » On trouve le même état
d’esprit dans l’enseignement de la morale laïque : un net
refus du jacobinisme, une certaine proximité avec la
Gironde et une mise en valeur du peuple français. La Révo-
lution a connu des dérives, le rôle de la démocratie consiste
à prendre le meilleur : la liberté, l’équilibre des droits et des
devoirs 13…
Deux solutions ont d’abord été avancées pour tenter de
résoudre les conflits politico-religieux : la solution jacobine
sous la Révolution, la solution bonapartiste avec le système
Concordat-cultes reconnus. Aucune de ces deux solutions
ne s’est avérée satisfaisante et la France fut traversée par le
conflit des deux France. La laïcité s’est construite dans le
dépassement de ce conflit et le rejet des deux solutions pré-
cédentes.
Contrairement à une croyance tenace, Ferry n’a nulle-
ment fondé une école gratuite, laïque et obligatoire. L’ins-
truction est obligatoire, l’école publique est gratuite et
laïque, ce qui est bien différent. Que cela plaise ou non,
Ferry est partisan de la liberté de l’enseignement. Selon lui,
la « concurrence » des « établissements libres » – pas forcé-
ment confessionnels – est nécessaire au plan pratique : ils
« courent des aventures », font des « expériences » que l’État
ne peut se permettre ; et, au plan des principes, il ne faut pas
aboutir « à une sorte de religion laïque d’État », ni « imposer
aux consciences une foi philosophique 14 ». Certains laïques
58 La laïcité falsifiée

tenteront d’établir un monopole jacobin de l’enseignement


d’État. Ils n’y parviendront jamais.
Les tendances centralisatrices de l’école publique ont
commencé dans le cadre de la construction de l’Université
(qui allait de l’enseignement élémentaire à l’enseignement
supérieur) créée par Napoléon (il en est toujours resté
quelque chose) et l’école républicaine n’a pas assez rompu
avec cette origine : elle a eu, c’est exact, « son sottisier
jacobin » (« Le breton doit disparaître a »). Mais l’école
laïque « n’a pas eu la rigueur dogmatique qu’on lui a
prêtée » ; ses « instituteurs ont souvent été des passeurs
entre deux cultures 15 ».
Ce fut alors « une pratique républicaine tissée de
compromis et d’accommodements, et fort éloignée du
modèle [républicain] intégriste qu’on s’est remis
aujourd’hui à vanter ». Les hussards noirs de l’école laïque
ont fait preuve d’« équilibre entre le souci de l’individu et les
besoins du collectif, l’universalité et la particularité, la
grande et la petite patrie », écrit Mona Ozouf à partir des tra-
vaux de Jean-François Chanet 16, qui ont bousculé les nom-
breux stéréotypes qui fleurissent sur cette question. Quant
aux nombreux banquets républicains qui, lors de la
IIIe République, constituaient un élément incontournable et
rituel de la sociabilité républicaine, ils ont exalté la Répu-
blique française… en servant exclusivement de la cuisine

a Même sur ce sujet, où la laïcité historique n’a pas rompu avec la politique
menée depuis la Révolution, gardons-nous de trop généraliser : certaines
langues régionales ont été traitées avec une relative tolérance (l’occitan, par
exemple), d’autres beaucoup plus durement (le breton, le basque), comme le
montre Jean-François Chanet dans L’École républicaine et les petites patries
(Aubier, 1996).
Au cœur du politique, laïcité et démocratie 59

régionale, très différente suivant l’endroit où ils se


tenaient !
Les disputes ont fait rage entre Jacobins et républicains
démocrates. Ainsi, dans les débats parlementaires sur la loi
concernant la liberté de la presse, il est question d’établir un
délit portant sur les atteintes à la République. Clemenceau
s’élève contre ce projet, affirmant avec force que la Répu-
blique doit être un régime de liberté. Il l’emporte. Vingt-
deux ans plus tard, il récuse la lutte anticongréganiste, issue
des clauses restrictives de la loi sur les associations votée
après l’affaire Dreyfus (1901) : « Pour éviter la congréga-
tion, nous faisons de la France une immense congréga-
tion 17. » Il dénonce la dérive jacobine par laquelle « nous
avons guillotiné le roi [et crié] Vive l’État-roi ! ». Clemen-
ceau est un des artisans du tournant qui permettra en 1905
le triomphe d’une laïcité de liberté.
Naturellement la culture jacobine exaltait (comme
aujourd’hui un certain républicanisme) la République
comme régime émancipateur. Et, en définitive, on magni-
fiait tant la liberté qu’on ne pouvait paradoxalement que la
fouler aux pieds. Pourquoi ? Précisément parce qu’une
République ainsi idéalisée ne peut être que trompeuse. On
peut rétorquer, en citant Clemenceau, à celles et ceux qui,
volontiers critiques à l’égard de la République française, se
mettent à la parer de toutes les vertus quand il s’agit
d’opposer République et un certain islam : « Vous rêvez
l’État idéal ! Cet État, dans les livres, vous le faites aussi beau
qu’il peut vous plaire » mais, « aux prises avec la réalité »,
qui veut faire l’ange, fait la bête ! Et Clemenceau de récuser
une République qui multiplie les « dogmes » 18.
Comme l’indique le Conseil d’État 19, la loi de 1905 se
situe dans la filiation de la théorie politique de John Locke.
60 La laïcité falsifiée

Briand, ancien anarcho-syndicaliste, est lui aussi anti-


jacobin et membre, en 1905, au parti socialiste. Il lutte
contre des opposants, imprégnés de culture jacobine et/ou
bonapartiste qui voudraient maintenir des rouages de
contrôle en situation de séparation, les accusant d’être
« trop épris d’immixtion administrative, d’ingérence de
l’État ». Il martèle que « la séparation, c’est la disparition
de la religion officielle [et] aussi pour l’Église une heure de
liberté plus large et plus complète » (séance du 21 avril). En
définitive, il est possible, contre un tenace stéréotype, de
définir avec Isabelle Agier-Cabannes la laïcité comme une
« exception libérale dans le modèle [jacobin !] français 20 ».
La « nouvelle laïcité », on le sait, confond le plus sou-
vent jacobinisme et laïcité et applique ce dernier terme à des
limitations de liberté et de mesure de contrôle au nom d’une
République absolue (du moins quand il s’agit de certains
Français, considérés, de fait, comme des citoyens à part).
L’opposition facilement faite, d’ailleurs, depuis le bicente-
naire de la Révolution française, entre républicains et démo-
crates, les premiers étant seuls réellement laïques, va dans le
même sens. On cache derrière l’étendard de la République ce
qui n’est qu’une tentative de jacobiniser la laïcité française,
à rebours de ce qu’ont voulu ses fondateurs.
Car la tradition républicaine n’est pas seulement jaco-
bine, ni d’ailleurs française : il existe une « grande tradition
italienne, européenne et américaine du républicanisme ».
On peut promouvoir « une conception du républicanisme
extrêmement éloignée de celle qui, autour de Debray et de
Gallo notamment, a marqué le paysage idéologique français
dans un sens nationaliste 21 ».
Cette « nouvelle laïcité » a aussi des aspects bonapar-
tistes : le processus qui a abouti à la création du CFCM a été
Au cœur du politique, laïcité et démocratie 61

ambigu puisque l’État y intervenait. Mais sa finalité pouvait


consister à pouvoir mettre les musulmans au bénéfice de la
loi de 1905. Cela a été partiellement le cas (notamment avec
la création progressive et encore incomplète d’une aumô-
nerie musulmane, conformément à l’article 2 de la loi). Mais
les réflexes bonapartistes jouent toujours et l’État tente de
se servir du CFCM à son profit, cherchant à l’utiliser quand
cela l’arrange, négligeant ses avis à d’autres occasions. Une
fois encore, la réalité concrète mêle deux laïcités antago-
nistes, celle de 1905 et la « nouvelle laïcité ».
L’application par le ministre de l’Intérieur, Claude
Guéant, des propositions issues du « débat-débâcle » de
l’UMP s’effectue dans la perspective implicite de ce couple
jacobinisme-bonapartisme. L’élément jacobin est présent
notamment dans la volonté d’accentuer les exigences de
neutralité pour l’ensemble des collaborateurs (réguliers et
occasionnels, directs et indirects) du service public. Le
résultat concret, nous l’avons vu, sera principalement de
désocialiser et d’exclure d’une bonne partie du marché du
travail certaines femmes musulmanes a. On leur reprochera
ensuite de ne pas être assez « intégrées ». Cette politique est
contreproductive, sauf à vouloir, précisément, se trouver en
position d’effectuer de tels reproches et ainsi alimenter des
peurs.
L’élément bonapartiste se traduit par la création, dans
chaque préfecture départementale, d’un « correspondant
laïcité » et d’une « commission départementale de la liberté
religieuse b ». Malgré les critiques faites, l’expression

a Voir p. 39.
b Circulaire du 21 avril 2011(disponible sur <http://circulaires.gouv.fr>). Ce
dispositif commence à être mis en place à l’automne 2011.
62 La laïcité falsifiée

« liberté religieuse », réductrice par rapport à la liberté de


conscience, reste utilisée et séparée de la laïcité. Certes, ces
commissions peuvent s’avérer utiles si elles permettent de
régler certains problèmes en amont, avant qu’ils ne devien-
nent des « affaires » fortement médiatisées. Cependant,
telles qu’elles sont conçues, elles semblent bien s’inscrire
dans une logique néogallicane qui privilégie certaines reli-
gions par rapport à d’autres familles de pensée et entretien-
nent des rapports spécifiques avec l’État. En effet, leur cahier
des charges concerne des problèmes spécifiques (lieux de
culte, aumôneries) et aussi « tout sujet d’intérêt local », ce
qui ouvre la voie à des collaborations officieuses discrètes.
L’ensemble du dispositif fait donc craindre un contrôle
accru de l’État (rôle des « correspondants laïcité » puisque ce
terme est ainsi déconnecté de la liberté de conscience
réduite à la liberté religieuse) et une réofficialisation feutrée
de certains cultes. Une telle politique risque de réduire la laï-
cité à une interprétation très extensive de la neutralité alors
que les trois autres principes laïques (séparation, liberté de
conscience et égalité de droits) seront atrophiés.
4
D’une laïcité politique
à une laïcité identitaire

P renant acte de la fin du conflit des deux


France, François Baroin a expliqué en
2003 que les enjeux de la laïcité se sont déplacés. Ils ne
concernent plus la « sphère religieuse » (et, significative-
ment, il désigne par là le catholicisme) mais la « sphère
culturelle et identitaire ». Contestée, affirme-t-il, par le
« monde musulman » et « certaines populations immi-
grées », la laïcité peut devenir une valeur de la droite, face
aux droits de l’homme, valeur de la gauche.
Cette politique a été mise en œuvre. L’année suivante,
le Parlement ne retient qu’une des vingt-six propositions de
la Commission Stasi : l’interdiction du port de signes osten-
sibles a par les élèves dans les écoles publiques. Une autre
proposition phare de la commission, celle d’inclure une fête
juive et une fête musulmane dans le calendrier scolaire (où
les fêtes d’ordre religieux sont toutes catholiques), est

a La Commission Stasi avait proposé l’interdiction des signes ostensibles poli-


tiques et religieux. Le Parlement n’a retenu que les signes religieux. Glisse-
ment significatif.
64 La laïcité falsifiée

rejetée sans débat. Cependant, élu face à Jean-Marie Le Pen


(la droite de mai !), Jacques Chirac crée également la Halde
(Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour
l’égalité) qui, un temps, a contenu la loi de 2004 dans les
limites où elle a été votée.
Aujourd’hui, la Halde, après avoir été soumise au « laï-
quement correct » de l’UMP, se trouve engloutie dans un
ensemble géré par un Défenseur des droits qui risque de
donner raison au proverbe : « Qui trop embrasse, mal
étreint. » D’ailleurs, dès 2006-2007, le gouvernement Vil-
lepin confie au Haut conseil à l’intégration (et non à la
Halde) le soin d’élaborer des propositions en matière de laï-
cité. C’est signifier que, dans la suite du rapport Baroin et en
accentuant sa logique, on estime que la laïcité ne concerne
pas tous les Français, mais essentiellement les immigrés,
leurs descendants et les musulmans. Il s’agit là d’une diffé-
rence fondamentale entre la réalité historique de la laïcité et
la « nouvelle laïcité » qui tend pourtant aujourd’hui à
imprégner la culture commune.

L’idyllique passé franchouillard


de Nicolas Sarkozy

Une falsification idéologique a toujours besoin


de fausser l’histoire. La « nouvelle laïcité » n’échappe pas à
cette règle et multiplie les récits historiques erronés. Deux
exemples sont particulièrement parlants : le traitement de
l’histoire par Nicolas Sarkozy et l’historique donné par le
Haut conseil à l’intégration en préambule de sa charte de la
laïcité en 2007.
D’une laïcité politique à une laïcité identitaire 65

Nicolas Sarkozy est fâché avec l’histoire. Huit mois


après son élection à la présidence, il prononce un calami-
teux discours au Latran, dans lequel il malmène déjà très
fortement la réalité historique de la laïcité pour promouvoir
une « laïcité positive » dont il serait l’initiateur 1. Le débat
sur la laïcité de l’UMP lui donne l’occasion d’une nouvelle
intervention, le 3 mars 2011, au Puy-en-Velay.
Cherchant à tenir compte des critiques que son dis-
cours au Latran n’a pas manqué de déchaîner, il tente alors
de ne plus se cantonner aux « racines chrétiennes » qu’il
magnifie à nouveau. Il évoque ainsi des racines juives, l’héri-
tage de la Rome antique, celui des Lumières et même, en ce
temps de luttes arabo-musulmanes pour la démocratie, les
inscriptions en « langue soufique » a de la cathédrale du Puy-
en-Velay. Une racine principale donc, et quelques racines
annexes. Remarquons que la « nouvelle laïcité » privilégie
les « racines » alors que la laïcité historique se réclamait, elle,
du « progrès » !
De plus, le pluralisme (déséquilibré) des racines ainsi
évoquées est trompeur. Dans le « magnifique héritage de
civilisation » légué à la France, essentiellement par la « chré-
tienté », conflits, persécutions, discriminations, liés à la
société de chrétienté et au gallicanisme, sont totalement
absents. Dans ce récit tronqué, il est question des racines
juives, mais nul pogrom contre les juifs au Moyen Âge, nulle
expulsion des juifs au XIVe siècle ne sont jamais évoqués. Les
rapports avec l’islam se réduisent à quelques inscriptions,
rien n’est dit sur les croisades et l’Empire colonial, sur le fait

a Cette prétendue langue n’existe pas : le Président confond langue et calligra-


phie !
66 La laïcité falsifiée

qu’être musulman constituait alors une catégorie juridi-


que a qui faisait de vous un sujet français et non un citoyen.
Par ailleurs, les guerres de religion, la révocation de l’Édit de
Nantes sont expurgées de l’histoire. Le chef de l’État a bien
raison d’affirmer qu’il est « toujours dangereux d’amputer
sa mémoire ».
Cette vision idyllique du passé a deux conséquences.
D’abord les conflits politico-religieux séculaires ont abouti,
à partir de la Révolution, au conflit des deux France, signifi-
cativement lui aussi passé sous silence b . C’est dans cet
ensemble historique que la construction de la laïcité fran-
çaise prend sens. Évacuer les persécutions gallicanes et les
conflits rend incompréhensible la nécessité de produire
politiquement la laïcité. La laïcité historique est donc vidée
de toute signification positive.
Ensuite, le projet énoncé par Baroin se trouve réalisé
bien au-delà de ce que ce dernier aurait lui-même pu pré-
voir. La « nouvelle laïcité » n’est plus la solution politique
inventée pour résoudre des antagonismes induits par une
domination politico-religieuse, elle transforme la laïcité en
marqueur culturel actuel d’une identité française séculaire :
la laïcité positive se situe en étroite continuité avec l’action
civilisatrice – et dominatrice – de la chrétienté : c’est une
« catho-laïcité ».
Le débat sur la laïcité de l’UMP s’emboîte donc logique-
ment sur le débat concernant l’identité nationale.

a On pouvait être musulman chrétien selon la cour d’appel d’Alger en 1903.


b Depuis, Nicolas Sarkozy, président et candidat, a prononcé le 4 octobre 2011
à Alès un discours visant un public protestant et rendant hommage à la lutte
des Camisards pour la liberté de conscience. Mais il n’a nullement situé ce
combat dans l’histoire de la construction de la laïcité, jamais citée dans son
propos.
D’une laïcité politique à une laïcité identitaire 67

L’amputation complète des discriminations historiques


envers les minorités permet, de façon subliminale, de déli-
vrer ce doux message : comme nous vivions bien en France
(métropolitaine !) avant que l’islam ne devienne la seconde
religion de notre pays ! L’identité, celle donnée par certaines
racines et non par un devenir commun doit, pour le Prési-
dent, englober toute diversité : « Sans identité, il n’y a pas de
diversité 2. »
Le « premier devoir » étant pour Nicolas Sarkozy de
« conserver » (et non renouveler) cet héritage, la laïcité qui
doit être imposée aux musulmans exige beaucoup plus que
le respect des lois laïques : elle réclame l’assimilation à une
identité patrimoniale, non conflictuelle et donc totalement
imaginaire. Tâche impossible : le HCI ou d’autres instances
auront beau proposer mesure sur mesure visant des citoyens
(ainsi mis à part), et non l’État laïque (comme lors de la laï-
cité historique), les musulmans et l’islam apparaîtront tou-
jours en déficit de laïcité. Et, effet non voulu mais
inévitable, cette vision de la laïcité offre un boulevard à
Marine Le Pen : la championne de la laïcité, c’est elle ! Pas la
Ligue des droits de l’homme, que François Baroin a d’ail-
leurs déjà implicitement exfiltrée de la « nouvelle laïcité ».

Un autre historique franchouillard,


et faux, celui du Haut conseil
à l’intégration

À l’inverse de Sarkozy, le Haut conseil à l’inté-


gration raconte l’histoire de la laïcité française 3. Il manifeste
également une conception idyllique du passé qui cumule les
68 La laïcité falsifiée

contrevérités. Celles-ci ne sont pas dues au hasard. La


Charte de la laïcité que le HCI propose ensuite se trouve
dans la ligne de ses truquages historiques : en partie autori-
taire et gallicane alors qu’elle prétend respecter la liberté.
Sans réfuter en détail toutes les erreurs commises, dégageons
l’optique d’ensemble d’un historique qui aborde l’Ancien
Régime comme le ferait un historien stalinien louant l’URSS
pour son respect de la liberté de conscience !
Le HCI cible les immigrés et leurs descendants. Il veut
leur faire croire que la laïcité est d’origine chrétienne, que
ses « racines » remontent au « Rendez à César ce qui est à
César et à Dieu ce qui est à Dieu », sans expliquer pourquoi
elle a dû alors combattre la chrétienté a. Ensuite, la laïcité est
associée à la « tradition gallicane », née en France « dès le
XIVe siècle », liée à l’« indépendance de l’État et de l’espace
public à l’égard de la religion », et ensuite à l’« Église galli-
cane » de Bossuet au XVIIe siècle, « dont le principe fonda-
mental est la séparation de la puissance temporelle et de la
puissance spirituelle ». Sous l’Ancien Régime auraient déjà
existé « le principe fondamental [de] séparation » et, nous
allons le voir, l’affirmation de la « liberté de conscience ».
On sourit à l’évocation d’un espace public areligieux au
XIVe siècle. L’affirmation de l’indépendance de l’État serait
plus sérieuse si était mentionné le fait que, dans ce système
théologico-politique, le roi est l’« Oint de Dieu » ; et il doit à
ce titre intervenir dans les affaires ecclésiastiques et réprimer

a Que les Églises chrétiennes d’aujourd’hui légitiment théologiquement la laï-


cité par cette citation du Nouveau Testament est une chose, en faire l’origine
de la laïcité en est une autre, qui fait fi de la réalité historique de la chrétienté
et du gallicanisme, et du fait que seules des minorités chrétiennes ont parti-
cipé à sa construction.
D’une laïcité politique à une laïcité identitaire 69

l’hérésie a : la séparation opérée par l’Église gallicane de Bos-


suet n’est en rien laïque, elle n’est que le signe de la prise de
distance d’avec Rome, typique du gallicanisme. Étroite-
ment liée au processus de révocation de l’Édit de Nantes, elle
fait partie d’un « grand dessein » de Louis XIV : imposer à
l’Europe « une monarchie universelle et une religion uni-
forme ». Il y a plus d’un demi-siècle que cette démonstra-
tion a été faite par Jean Orcibal 4 et elle fait partie du savoir
historique acquis b. « Une foi, une loi, un roi », telle était la
devise de la monarchie gallicane 5 alors que la laïcité induit,
à l’inverse, la séparation de la foi et de la loi.
Mais le HCI veut faire croire que le protestantisme, qui,
avant l’islam, a longtemps été la deuxième religion de
France, a mieux été traité qu’aucune minorité religieuse en
Europe. Il se trouve, naturellement, à l’aise pour magnifier
les penseurs du parti des politiques et la « solution origi-
nale » de l’Édit de Nantes (1598). Cependant, il doit cacher
par une condamnation moraliste rapide son absence d’ana-
lyse sur la signification politico-religieuse de sa révocation
(1685). Il ne va pas jusqu’à effacer cette révocation de l’his-
toire. Non, il la mentionne dans deux très brèves incises,
incluses dans deux phrases qui magnifient la liberté reli-
gieuse à la française !
Plusieurs contrevérités grossières sont alors énoncées :
le HCI prétend d’abord que, jusqu’en 1685, s’affirme la neu-
tralité, l’« indifférentisme de l’État à l’égard de la religion » ;
il allègue ensuite que la « liberté des cultes pour les

a Voir p. 179.
b Dans cette optique, le gallicanisme permet la « réunion des chrétiens »
puisqu’il affranchit le catholicisme de l’influence du pape au profit d’un
catholicisme francisé (donc forcément éclairé !), auquel les protestants
(croit-on) n’auraient pas de difficulté à se rallier.
70 La laïcité falsifiée

protestants » a été rétablie sous l’Ancien Régime ; enfin il


généralise un accès tardif aux « charges publiques » de
quelques individus, sans dire un seul mot du maintien
jusqu’aux années 1760-1770, en pleine période des
Lumières, de la persécution de protestants et de libres-pen-
seurs (comme le Chevalier de La Barre), devenue incongrue
pour le reste de l’Europe. Les propos fallacieux sur les protes-
tants se poursuivent avec d’autres erreurs : le HCI prétend
ainsi que Jules Ferry était protestant (ce qui constitue la
reprise, dans un sens laudatif, d’une calomnie énoncée par
des antisémites au moment de l’affaire Dreyfus !). Et ainsi de
suite.
Contre toute vraisemblance historique, le HCI voudrait
donc prouver que « l’idée de laïcité existait sous l’Ancien
régime » : « La France est allée plus loin […] qu’aucun autre
pays en Europe dans [le] domaine […] de la liberté de
conscience » ; « déjà sous l’Ancien Régime […], la France a
donné à ses francs sujets et quelle que soit leur confession,
l’accès à l’espace public et à ses responsabilités, un accès qui
n’avait pas d’équivalent en Europe a. » Son optique confond
pratiquement laïcité et gallicanisme. Les attaques galli-
canes contre Briand et Jaurès en 1905 sont, naturellement,
ignorées. Cette vision de l’histoire minore complètement la
rupture révolutionnaire et pratique volontiers le court-cir-
cuit historique (on précise que la laïcité du XIX e siècle

a Le HCI mentionne Turenne alors que ce protestant a abjuré sa foi en 1668,


converti au catholicisme… par Bossuet, précisément ! À partir de 1620,
contrairement aux affirmations du HCI, « nombre de gentilshommes ralliè-
rent la religion du roi », en partie par loyalisme, en partie pour conserver la
faveur royale. Voir l’ouvrage d’Élisabeth Labrousse, « Une foi, une loi, un roi ? »
La Révocation de l’Édit de Nantes (Payot, 1985), p. 34.
D’une laïcité politique à une laïcité identitaire 71

français est « une formule de tolérance » différente de la paix


d’Augsbourg de 1555 !).

Le Haut conseil à l’intégration :


en 1859, la séparation au Mexique…
a imité la loi de 1905 !

La laïcité est ainsi selon le HCI « la fameuse


“exception française” a » et, « objet d’étonnement pour
le monde », la loi de Séparation de 1905 a été imitée par
le Mexique. Belle envolée qui laisse de côté un détail :
dans ce pays, la séparation a eu lieu dès 1859 ! En 2009,
lors du cent cinquantième anniversaire de cette séparation,
le HCI a été glorieusement cité à Mexico, non sans ironie,
pour montrer que les Mexicains sont le peuple le plus intel-
ligent du monde. En effet, « en 1859, ils se sont dit,
imaginons ce que les Français vont faire en 1905, et imi-
tons-les » !
Ajoutons qu’à l’inverse des affabulations du HCI,
Briand insiste longuement, dans le rapport de la Commis-
sion parlementaire, sur la séparation mexicaine, qu’il pré-
sente, et il est loin d’être le seul, comme un modèle à suivre
pour la laïcité française. En effet, pour ceux qui veulent

a L’utilisation permanente et grandiloquente de l’expression « exception fran-


çaise » favorise le développement d’une idéologie nationaliste. La démarche
historienne actuelle tourne le dos à la perspective de l’exceptionnalité natio-
nale. Même pour la Révolution française, Annie Jourdan, dans son livre La
Révolution, une exception française ? (Flammarion, 2004), tord le cou au
« mythe de l’exception française » et montre que la France n’a pas fait vrai-
ment exception, mais a bénéficié d’influences anglaise, hollandaise, et sur-
tout américaine.
72 La laïcité falsifiée

réussir une séparation libérale et apaiser les inquiétudes du


catholicisme français, le Mexique constitue la preuve que la
séparation peut réussir dans un pays catholique – et qui reste
catholique. Cependant, Briand cite également d’autres pays
« déjà laïques » : tout comme d’autres artisans de la laïcité
historique, il n’avait pas la conception nationaliste de la
« laïcité – exception française », expression qui n’est
apparue qu’en 1989.
Cet historique fallacieux m’ayant laissé pantois, j’ai
tenté de comprendre ce qui avait pu pousser ses auteurs à
écrire cette suite de contrevérités. Je me suis raccroché alors
au seul passage pertinent du texte : celui qui rend compte
de la volonté du pouvoir et de certains légistes (comme Jean
Bodin), lors des guerres de religion, de développer une
conception méritocratique du service de l’État, capable de
faire abstraction des origines confessionnelles. Même si le
régime de tolérance de l’Édit de Nantes est plus limité que
leur récit ne le prétend 6, on peut effectivement affirmer que
la France d’alors est en avance sur le reste de l’Europe. Mais
cette politique a ensuite échoué alors que le HCI, de façon
aberrante, voudrait faire croire qu’elle a été une grande réus-
site !
À partir de 1661, la France s’engage en effet sur la voie
d’une intolérance qui va à l’encontre du processus général
européen et va la situer loin derrière l’Europe du Nord et du
Centre. Cette intolérance oblige d’abord ceux qui veulent
rester en place à abjurer leur religion, puis contraint tous les
Français à faire profession de catholicisme (1685). La
monarchie française gallicane campe sur cette position au
XVIIIe siècle et c’est seulement en 1787 qu’on accorde à ceux
qui sont restés clandestinement protestants le droit à un
D’une laïcité politique à une laïcité identitaire 73

mariage civil a (et pas du tout la liberté religieuse, malgré ce


qui est prétendu). Le projet de « dépassement des divisions
religieuses 7 » a été et reste complètement occulté car, au
contraire du « despotisme éclairé » de princes-philosophes,
on croit, depuis Louis XIII en fait b, que la conception d’un
État fort nécessite l’uniformité en matière de religion.
S’ils n’avaient pas été aveuglés par leur idéologie, les
auteurs auraient compris que si Louis XVI accorde le
mariage civil, qui met fin à la multiplication des « bâtards »,
c’est précisément pour ne pas reconnaître les mariages reli-
gieux célébrés clandestinement par les pasteurs, pour ne pas
accorder la liberté de conscience. Un soupçon de laïcité est
accordé à des minoritaires, mais c’est une concession a
minima qui permet de ne pas admettre véritablement les
droits des « non-catholiques » (selon l’expression de
l’époque). Le premier usage de la laïcité est donc une instru-
mentalisation de la laïcité. Voilà qui nous entraîne sur le
chemin épineux de la réflexion, chemin bien trop risqué
pour le HCI !
La Révolution se montre très ambivalente : elle énonce,
entre 1789 et 1791, de véritables principes laïques, mais elle
cherche à les mettre en application tout en accentuant le
gallicanisme (Constitution civile du clergé, 1790). L’échec
de cette politique, qui garde l’étatisme unitaire de l’Ancien
Régime, joint à la déification de la Raison et de la Liberté,

a Les enfants de ceux qui n’étaient pas mariés à l’église étaient considérés
comme bâtards et ne pouvaient hériter. Il s’agit donc avant tout d’une
mesure d’ordre et d’une concession à la bourgeoisie protestante.
b Dès les années 1630, les droits des prétendus réformés sont rognés de façon
discrète et des tentatives d’intimidation se développent. Mais Richelieu a
besoin des princes protestants d’Allemagne et de la protestante Suède pour sa
politique étrangère, ce qui limite les atteintes portées à l’Édit de Nantes et
empêche que l’on envisage de le supprimer.
74 La laïcité falsifiée

induisent une répression généralisée des religions, et du


catholicisme en particulier. Bonaparte va conserver des élé-
ments de laïcité (Code civil) tout en réinstaurant une poli-
tique gallicane de protection-contrôle, élargie à des
minorités religieuses (pluralisme des cultes reconnus) et
accompagnée d’un accord avec le pape (Concordat).
Au moment de la séparation de 1905, certains républi-
cains (Combes notamment, mais pas seulement) la conce-
vaient bien davantage dans une optique gallicane de
séparation du catholicisme et de Rome que comme la fin de
ce système gallican de protection-contrôle de la religion par
l’État 8. Ce fut le génie de Briand de faire triompher une
conception réellement séparatiste et de signer l’« acte de
décès du gallicanisme historique 9 » a. Ce fut l’intelligence de
Jaurès d’appuyer Briand après avoir été un fidèle soutien de
Combes.
On l’aura compris, le HCI dévoie ostensiblement l’his-
toire et refuse de prendre en compte les difficultés récur-
rentes de la France avec la liberté de conscience b – histoire
qui pèse encore aujourd’hui –, afin de pouvoir prôner une
laïcité imprégnée de gallicanisme. C’est ici que la contre-
vérité sur la séparation au Mexique prend tout son sens : en
effet, en 1917, une révolution engendre dans ce pays une
laïcité autoritaire qui provoque ensuite une guerre civile.
Le HCI raye de l’histoire la séparation mexicaine de 1859,
car il est incapable de concevoir la laïcité autrement

a On trouvera dans l’annexe 3 des données plus précises sur la rupture


qu’effectue la loi de 1905 par rapport au gallicanisme.
b Qui émerge pleinement, au contraire, avec la loi de 1905 où « la liberté de
conscience est la liberté de manifester sa croyance par des actes extérieurs, qui
s’inscrivent dans le libre exercice des cultes » (Isabelle AGIER-CABANNES, « La
laïcité, exception libérale dans le modèle français », Cosmopolitiques, nº 16,
novembre 2007, p. 138). Voir annexe 3.
D’une laïcité politique à une laïcité identitaire 75

qu’autoritaire. Il prétend d’ailleurs également que la laïcité


autoritaire d’Atatürk serait une « imitation » de la loi de
1905, alors que certains aspects de cette laïcité turque la rap-
prochent du gallicanisme combiste.

Le trou noir de la laïcité :


la colonisation

L’historique du HCI néglige totalement le rap-


port colonisation-laïcité. Cet oubli ne doit rien au hasard.
Nous avons déjà abordé ailleurs l’ambivalence de la rela-
tion laïcité-colonisation 10. Bornons-nous ici à l’Algérie,
laboratoire de la politique coloniale. En 1892, une commis-
sion sénatoriale, étudiée par Charles-Robert Ageron 11, se
rend dans ce pays. Jules Ferry, qui la préside, est atterré – ce
qui nuance son image de chantre de la colonisation : « Nous
les avons vues, ces tribus lamentables, que la colonisation
refoule, que le séquestre écrase, que le régime forestier pour-
chasse et appauvrit. […] Il nous a semblé qu’il se passait là
quelque chose qui n’est pas digne de la France, qui n’est ni
de bonne justice ni de politique prévoyante 12. »
Mais les « réclamations légitimes » que Ferry énonce
dans son rapport échoueront devant la détermination des
colons. Ces derniers – représentants exclusifs de l’Algérie au
Parlement français – empêchent toute réforme du système
et, notamment, du Code de l’indigénat, établi en 1881. Cet
ensemble législatif et réglementaire, répressif et discrétion-
naire institutionnalise, dans les colonies, la distinction
entre « sujet » et « citoyen ».
Être musulman, c’est être sujet et non citoyen. La
France laïque « racialise » le sens du terme « musulman »
76 La laïcité falsifiée

pour ne pas être tenue d’accorder la citoyenneté à ceux qui


se convertiraient au christianisme. Ainsi la cour d’appel
d’Alger affirme, en 1903, que le terme de musulman « n’a
pas un sens purement confessionnel, mais […] désigne au
contraire l’ensemble des individus d’origine musulmane
[…] sans qu’il y ait lieu de distinguer s’ils appartiennent ou
non au culte mahométan 13 ». Autrement dit, il existe des
musulmans chrétiens !
Tout cela est à l’origine d’incompréhensions tenaces :
j’ai récemment tenté d’expliquer à une petite-fille
d’immigré qu’un Code de la laïcité pouvait consister simple-
ment en une synthèse du dispositif juridique laïque exis-
tant ; elle m’a répliqué que « cela lui rappelait trop le Code
de l’indigénat » pour qu’elle l’accepte. Sa réponse est très
compréhensible dans une situation où la laïcité est principa-
lement invoquée de façon répressive, et dirigée contre
l’islam.
Autre membre de la Commission, Émile Combes,
déclare que la France « demande à ses instituteurs français
ou indigènes, de montrer le plus grand respect pour les
croyances des élèves et de leurs parents, de s’abstenir scru-
puleusement de la moindre critique à l’égard du Coran 14 ».
Mais Combes est un gallican et il se montrera par la suite
hostile à une application de la loi de Séparation en Algérie.
Anna Bozzo 15 indique que le décret de septembre 1907
permet de continuer à privilégier, vis-à-vis de l’islam,
« une approche sécuritaire [remontant] aux temps de la
conquête » : on crée « trois associations cultuelles musul-
manes, au niveau des trois préfectures [algériennes], sous
l’égide du préfet ». Celles-ci continuent « à recevoir les
sommes inscrites au budget pour le culte musulman », privé
de ressources par le séquestre des biens habous qui, jusqu’à la
D’une laïcité politique à une laïcité identitaire 77

colonisation, permettaient d’entretenir les mosquées et de


pourvoir à la gestion du culte.
La création d’associations cultuelles fictives – celle
d’Alger est dirigée par le secrétaire de la préfecture ! – est un
des moyens pour l’administration coloniale de continuer
d’exercer une surveillance étroite, de garder une optique gal-
licane qui prive l’islam de la liberté dont jouissent désormais
les autres cultes. L’adage « On fait dire à l’imam, le contraire
de ce que veut l’islam » apparaît à ce moment-là. Et la laï-
cité algérienne est réduite au « rôle d’une marque identitaire
[d’Européens d’Algérie], qui en fait une sorte de quatrième
religion aux yeux des musulmans 16 ».
Des musulmans vont réclamer l’application à l’Algérie
de la loi de 1905. Le premier est l’émir Khaled, petit-fils de
l’émir Abdelkader, en 1924. Quelques années plus tard, dans
les années 1930, le mouvement réformiste musulman de
Ben Badis inscrit dans son programme la séparation du culte
musulman et de l’État. En août 1944, le gouverneur nommé
par le général de Gaulle s’engage à la faire appliquer.
Le thème de la séparation devient récurrent. L’Union
démocratique du manifeste algérien, de Ferhat Abbas,
rédige un argumentaire fourni : « La laïcité de l’État a
contribué à la paix religieuse en France et a constitué un
énorme progrès. […] Ce qui fut un progrès pour la France ne
peut pas ne pas l’être en Algérie. On comprend pourquoi le
colonialisme a cherché et réussi à violer la loi de 1905, on
comprend aussi pourquoi nous sommes plus que jamais
attachés à la laïcité 17. »
Après le vote d’une motion en ce sens par le congrès des
ouléma, en mars 1947, le cheikh Brahimi réclame en leur
nom au ministre de l’Intérieur, Édouard Depreux, « l’appli-
cation effective de la loi sur la séparation du culte et de
78 La laïcité falsifiée

l’État ». Depreux répercute cette revendication devant le


Parlement français : « Très légitimement, ce que nous
demandent les croyants là-bas, c’est que la République fran-
çaise, pleinement laïque et pleinement démocratique, ne
fasse dans l’application de la loi aucune différence. » Il est
applaudi « sur quelques bancs à l’extrême gauche 18 » !
Les colons vont continuer à bloquer l’affaire et, en
1954, la guerre d’Algérie commence. Après 1958, c’est-
à-dire bien trop tard, la France tente une politique dite de
« discrimination positive » validée alors par le Conseil
constitutionnel comme respectant l’« égalité de tous devant
la loi 19 ». Cela montre que, quand elle perçoit que ses
intérêts vitaux se trouvent en jeu, la France n’hésite pas à
prendre des distances avec le sacro-saint principe du
« citoyen abstrait ».
Cependant, sur le long terme, comme l’écrit la
Commission Stasi, « l’énonciation de principes républi-
cains laïques et leur application dérogatoire sur un territoire
donné sont révélatrices d’une contradiction propre à l’État
colonial français 20 ».

Face à l’immigration,
des préjugés récurrents

S’il passe sous silence que l’Empire français


a fonctionné avec d’autres règles que la République laïque,
l’historique du HCI consacre une dizaine de lignes à
l’immigration des « Polonais, Italiens, Espagnols et Por-
tugais ». Leur « différence religieuse » est moindre que
« leurs différences ethniques », est-il affirmé, et ces dernières
sont « rapidement dépassées par la scolarité obligatoire qui
D’une laïcité politique à une laïcité identitaire 79

étend la notion d’égalité des droits aux origines elles-


mêmes ».
Là encore, le propos est idyllique. Si « l’école
[contribue] ardemment à l’assimilation des nouveaux arri-
vants », des réactions de rejet sont récurrentes, même si elles
ne sont pas le fait de tous les Français. Or des mémoires
légendaires actuelles prétendent que l’intégration des
migrants européens n’aurait pas véritablement posé de pro-
blèmes, précisément à cause de leur origine religieuse. L’his-
torique du HCI masque de graves difficultés en mettant en
avant l’exemple de deux Français, issus de l’immigration ita-
lienne, devenus présidents du Conseil : Gambetta et
Viviani. Deux arbres ne doivent pas cacher la forêt : Patrick
Weil montre que des discriminations récurrentes ont existé
envers les immigrés 21 . Mais le HCI de 2007 ne veut pas
retenir cette part d’ombre de l’histoire de France. Il y a
pourtant eu des drames, et Gérard Noiriel a rappelé récem-
ment le massacre des travailleurs migrants italiens à Aigues-
Mortes en août 1893 22.
Différence de religion ou pas, les accusations portées à
l’encontre des migrants se ressemblent, même si leur
contenu change. Citons, avec Ralph Schor 23, quelques-uns
des clichés qui circulent dans les années 1920 : les migrants
de plusieurs pays représenteraient un « péril étranger » ; la
main-d’œuvre allemande fourmillerait d’espions ; les
émigrés de Russie seraient des fainéants qui auraient dila-
pidé des fortunes gagnées sur le dos du prolétariat, ou des
agents bolcheviques, c’est selon ; les Polonais refuseraient
toute assimilation ; les Américains importeraient de la
musique de sauvages (le jazz) ; les couturiers étran-
gers encourageraient la « femme française à l’indécence ».
La liste est longue. Et la crainte est grande que la France « ne
80 La laïcité falsifiée

[perde] ses richesses matérielles et son identité culturelle »,


qu’elle ne mette sa « personnalité morale en péril ».
Dans les années 1920, comme d’ailleurs aujourd’hui,
on exploitait la peur. « Tout étranger, quelle que fût sa
nationalité, était jugé dangereux : le travailleur immigré qui
concurrençait les ouvriers français, les démobilisés, les chô-
meurs ; le capitaliste allogène qui lésait les intérêts des
industriels, des commerçants et qui accaparait les richesses
nationales […] ; le délinquant qui minait la société fran-
çaise […] ; le “métèque” que fustigeait l’extrême droite. » Et,
face à cela, une gauche « peu unie ». Malgré leur tradition
internationaliste, socialistes et communistes ne voulaient
pas « choquer leurs troupes qu’influençait le climat général ;
gênés parfois, ils ne pouvaient avouer qu’ils étaient eux-
mêmes contaminés. Ils laissèrent ainsi leurs adversaires les
plus vociférants occuper le terrain 24 ». Syndicats et associa-
tions se montrèrent souvent plus vigilants, quitte à subir
eux aussi la suspicion et la calomnie.
J’ai volontairement choisi d’évoquer les années 1920
car on se figure parfois à tort cette période comme relative-
ment tranquille, encore épargnée par la xénophobie qui se
renforcera ensuite avec la crise économique, l’arrivée de
réfugiés espagnols et de juifs allemands. Il faut rappeler,
cependant, à quel point les lois antijuives de Vichy se sont
inscrites dans un climat où l’argumentaire antisémite, qui
avait faibli les décennies précédentes, s’était déjà nettement
revigoré. Ralph Schor montre que l’antisémitisme prend
alors des visages très divers 25. Certains reprennent le vieux
slogan de Drumont : « La France aux Français ! » Ainsi,
Joseph Santo écrit : « Nous en avons assez d’être domes-
tiqués, colonisés, volés, trahis et salis par tous les youpins
des bas-fonds des ghettos de l’Europe… La France aux
D’une laïcité politique à une laïcité identitaire 81

Français d’abord 26 ! » D’autres, comme Charles Maurras,


insistent sur le fait que la biologie n’a pas à entrer en ligne
de compte et veulent distinguer antisémitisme et racisme 27.
Souvent, les antisémites cherchent à convaincre en présen-
tant une argumentation « apparemment dépassionnée »,
s’affirmant au départ « compréhensifs et bien disposés à
l’égard des juifs ». Leurs positions semblent « mesurées »,
« exemptes de fanatisme » accumulant les exemples, utili-
sant aussi parfois la dérision pour montrer que « les israélites
n’appartenaient pas à la communauté nationale 28 ». Cela
vous évoque peut-être quelque chose !

Les deux laïcités et l’immigration

Jusqu’à la « nouvelle laïcité », la xénophobie


cependant ne prend guère le masque de la laïcité. Et pour-
tant les prétextes n’auraient pas manqué. Après la laïcisa-
tion de l’école publique en 1882, dans de nombreux villages
et villes du Nord, beaucoup d’« ouvriers belges flamands
montraient une certaine “fidélité” au catholicisme ». La laï-
cité se montre alors accommodante : les fonctionnaires de
l’Académie « tolèrent le maintien des crucifix et des prières
dans les classes [de l’école laïque], et l’accompagnement [par
les instituteurs] des enfants à la messe. Même si le caté-
chisme est récité [à l’école laïque], ils s’abstiennent de
sévir 29 ». La situation évolue seulement au tournant du
siècle avec le développement du socialisme et le change-
ment de mentalité des immigrés. Donner du temps au
temps, respecter le rythme de chacun, compter sur la dyna-
mique sociale, c’est ce que la « nouvelle laïcité » ne veut et
ne sait pas faire. Manque d’intelligence pour certains,
82 La laïcité falsifiée

hostilité consciente ou non à l’étranger pour d’autres. Un


peu des deux pour beaucoup.
Sur la longue durée de l’immigration européenne en
France, les migrants de divers pays catholiques créent leurs
propres paroisses, font venir des curés originaires de leurs
pays, défilent en procession, chantent les cantiques de leur
enfance, forment des associations catholiques autonomes.
La sensibilité est souvent conservatrice. De même, les
immigrés juifs s’installent dans des quartiers spécifiques,
différents selon qu’ils sont ashkénazes ou sépharades, où ils
développent une vie communautaire. Ils y vivront plus tard
leurs heures les plus sombres sous le régime de Vichy 30.
Pourtant, nulle accusation de communautarisme : dans le
vocabulaire de la laïcité historique, ce mot n’existe pas. Il
fleurira avec l’idée nationaliste d’une « laïcité-exception
française ». À moyen terme, c’est en partie par une socialisa-
tion communautaire, en partie par l’insertion dans la
culture globale française, que l’intégration, tant vantée
aujourd’hui, a pris corps.
Le refus de l’altérité et des minorités provient alors le
plus souvent de la France qui refuse les valeurs de 1789. En
juillet 2011, lors d’un colloque sur l’affaire Dreyfus, Steven
Erlander, chef du bureau de Paris du New York Times, a mis
en parallèle l’antisémitisme au moment de l’Affaire et l’anti-
islam d’aujourd’hui. Selon lui, Marine Le Pen et d’autres
« couvrent les juifs par les musulmans », le nationalisme est
moins dissimulé par des valeurs religieuses et « davantage
par des valeurs laïques ».
On prétend que ces minorités réclament des droits dif-
férents, en fait, ce qu’on leur reproche, c’est essentiellement
une différence de sociabilité, qui se manifeste par le vête-
ment et la nourriture. Depuis quelque temps fleurissent ici
D’une laïcité politique à une laïcité identitaire 83

et là des « apéritifs saucisson-pinard » organisés par des


groupes d’extrême droite comme le Front national Jeunesse
ou le Bloc identitaire et clairement dirigés contre ceux qui
ne mangent pas de porc et ne boivent pas de vin.
L’initiative a été reprise par les parlementaires du cou-
rant de l’UMP, la droite populaire. Ceux-ci ont convié la
presse à « fêter dignement » (sic) le 14 Juillet autour d’un
« apéritif saucisson-vin rouge », le 12 juillet 2011, à l’Assem-
blée nationale. Là même où se rassemblent les représen-
tants de la société politique, et pour célébrer la fête
nationale : le symbole est fort ! On affirme ainsi, indirecte-
ment mais clairement, que les musulmans ne sont pas de
vrais Français. Même si en réalité, et sans doute les grands
intellectuels de la droite populaire n’y ont-ils pas songé, les
juifs sont tout autant visés que les musulmans par cette
exclusion de l’identité nationale, qui prend la suite des
reproches adressés à Léon Blum et Pierre Mendès France en
matière de boisson 31.
Au contraire de la laïcité historique, la laïcité UMPé-
nisée ne supporte pas la diversité religieuse et discrimine les
minorités. Plus largement encore, cette attitude se situe
dans la logique d’une laïcité néogallicane. La réfutation de
l’historique du HCI m’a amené à relire l’ouvrage d’Élisa-
beth Labrousse sur la Révocation 32 : l’auteure y explique que
l’Édit de Nantes donnait aux protestants le droit de prati-
quer leur religion avec une sociabilité relativement diffé-
rente de celle des catholiques a et que cela les rendait au

a Les protestants étaient dispensés de décorer la façade de leur maison quand la


procession de la Fête-Dieu devait passer devant chez eux et cette abstention
était « ressentie par les majoritaires comme une espèce d’agression, d’où de
nombreux conflits un peu partout, quand avait eu lieu ce témoignage sou-
84 La laïcité falsifiée

XVIIesiècle suspects aux yeux de certains. Elle évoque une


« situation comparable à ce qui se produit de nos jours
quand, par exemple, un travailleur immigré refuse une
tournée offerte par des camarades français, parce qu’il s’abs-
tient d’alcool par fidélité aux injonctions du Coran 33 ».
Prenons garde à ne pas nous trouver nous-mêmes
imprégnés d’une mentalité gallicane discriminante, tout en
étant persuadés d’être de « bons laïques » !

dain de rupture du consensus social » (Élisabeth LABROUSSE, « Une foi, une loi,
un roi ? » La Révocation de l’Édit de Nantes, op. cit., p. 36).
5
Les deux laïcités
et l’égalité des sexes

J ’ai montré dans le chapitre 4 que la « nou-


velle laïcité » privilégie les racines, la conti-
nuité. Elle veut « normaliser » les immigrés et leurs
descendants, selon une reconstruction historique imagi-
naire. Façonnée par la crainte des flux migratoires et d’un
islam politique transnational, elle est a contrario le fruit
d’histoires dont elle ne parle pas, ou très peu : l’histoire de
la colonisation ou celle de l’immigration. Le projet poli-
tique de la laïcité historique consistait, au contraire, à
dépasser le conflit séculaire des deux France pour faire entrer
la France dans la modernité politique démocratique. La
Révolution constituait la rupture nécessaire mais insuffi-
sante pour atteindre cet objectif.
Ce sentiment que beaucoup restait à faire pour devenir
un pays démocratique et moderne explique que la laïcité
historique ait eu un idéal universaliste, qu’elle n’ait pas
craint d’invoquer des exemples étrangers, alors que la « nou-
velle laïcité » se veut « franco-française » et identitaire. Mais
l’universel dominant de cette époque comportait sa part
86 La laïcité falsifiée

d’ombre. La laïcité n’a pas été appliquée en Algérie car l’on


tendait à « réserver » les droits de l’homme aux populations
occidentales. De même, l’ambivalence de ce mot,
« homme », désignant à la fois l’être humain et l’être mas-
culin, a favorisé la domination masculine sous couvert
d’universalisme. La « nouvelle laïcité » invoque, au
contraire, l’égalité homme-femme comme une valeur
suprême ; son but premier consisterait à la défendre.
Combat féministe et combat laïque se recouperaient absolu-
ment ? Cela mérite considération.

Universalisme abstrait,
code civil et sexisme ordinaire

L’universalisme abstrait a été (et est toujours)


sexiste. Démonstration en a été faite sous la Révolution par
Olympe de Gouges qui, en 1791, a rédigé la Déclaration de
1789 au féminin. « La femme naît libre et demeure égale à
l’homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être
fondées que sur l’utilité commune », énonce son article 1.
Logiquement, cet article devrait seulement expliciter le
début de la Déclaration de 1789 (« Les hommes naissent
libres et égaux en droits »). Mais, l’abstraction prétendue du
mot « homme » permet un double jeu. Le texte d’Olympe de
Gouges matérialise alors le passage d’une Déclaration des
droits particulariste (sous couvert d’abstraction) à une affir-
mation réellement universelle des droits (en explicitant la
différence, l’altérité). L’ensemble de cette Déclaration de
1791 est écrit selon ce principe. L’article 10 énonce : « Une
femme a le droit de monter à l’échafaud, elle doit également
avoir le droit de monter à la tribune. »
Les deux laïcités et l’égalité des sexes 87

Le double jeu est permanent : les minorités a n’existent


pas, prétend l’universalisme abstrait, leur accorder des droits
irait dans le sens du communautarisme ajouterait-on
aujourd’hui. Chacun a les mêmes devoirs et reçoit les
mêmes sanctions : comme un homme, « une femme a le
droit b de monter à l’échafaud ». Mais les minorités existent
bel et bien, elles ne disposent pas des mêmes droits et doi-
vent les acquérir : une femme doit obtenir le « droit de
monter à la tribune ». Olympe de Gouges elle-même ne put
monter à la tribune, mais elle fut guillotinée en
novembre 1793 !
Grand texte laïque, qui stabilise l’affranchissement de
la loi civile vis-à-vis des normes religieuses, mis en place par
la Révolution, le code civil de 1804 impose néanmoins aux
femmes un statut de totale incapacité civile, le même que
pour les mineurs, les délinquants ou les aliénés. La plupart
des activités professionnelles leur sont d’accès difficile. Le
code civil marque ainsi une régression de la situation des
femmes.
En revanche, l’acquis révolutionnaire a favorisé une
classe moyenne rurale qui souhaite bénéficier de la ritualisa-
tion religieuse des grands moments de la vie sans forcément
adhérer aux dogmes et obéir aux normes morales prônées
par l’encadrement clérical. Ainsi, pour éviter de morceler à
l’extrême les propriétés, on pratique – avec les moyens de
l’époque – le contrôle des naissances malgré la condamna-
tion de l’Église catholique. Le rapport au catholicisme est
ainsi fait de proximité et de distance, et la répartition des

a Ce terme est aussi qualitatif : dans la mesure où elles sont dominées, les
femmes constituent une « minorité » car elles sont minorées.
b Notons l’ironie du terme !
88 La laïcité falsifiée

rôles recoupe une division par genre : aux femmes de gérer


la proximité, aux hommes d’établir la distance. Ce partage
sexué va de pair avec une représentation où « femme et reli-
gion […] sont décrites à travers les mêmes catégories : celles
du sentiment, de la passion, de la sensibilité, et dans la ver-
sion la plus anticléricale : celle de l’abus de pouvoir, de
l’occulte 1 ».

Le stéréotype anticlérical
de la « femme soumise »

Excepté pour quelques individualités, l’anti-


cléricalisme va être antiféministe. La femme apparaît
comme le relais social du prêtre, à qui elle est censée tout
dire dans le secret du confessionnal. L’« adultère moral »
que constituerait la confession est une « pratique qui ne
laisse au mari que le corps de sa femme » alors que son « âme
appartient à un autre qui y règne sans partage 2 ». Certains
socialistes partagent ces préjugés : « Nos femmes, fascinées
par ces hommes de mensonge […], à notre insu, trahissent
tous les secrets de notre vie 3 », peut-on lire en 1899 dans La
Voix des travailleurs.
Dans les faits, les prêtres doivent se montrer accommo-
dants face aux « funestes pratiques de l’amour à semence
perdue ». S’ils sont trop indiscrets ou rigoristes, ils risquent
de voir les femmes (ni soumises ni passives) déserter le
confessionnal. Mais, pour les « esprits éclairés », la femme
est considérée comme incapable d’avoir son propre point de
vue. Quand certaines réclament de pouvoir devenir
médecin pour que les femmes aient la possibilité de se faire
examiner par d’autres femmes, les médecins rétorquent que
Les deux laïcités et l’égalité des sexes 89

les femmes ne cherchent pas à sauvegarder leur pudeur :


c’est la jalousie des maris qui pose problème 4.
Le stéréotype de l’homme émancipé et de la femme sou-
mise à la religion est un des lieux communs courants de
l’anticléricalisme français. C’est un prétexte commode pour
ne pas critiquer la société établie, la condition inférieure des
femmes liée au code civil et à la culture commune. Un des
principaux arguments est l’important développement des
congrégations féminines au XIXe siècle. Or, précisément, ces
congrégations permettent alors une relative émancipation
des femmes, confinées dans une infériorité tant sur le plan
juridique que dans la sphère privée. Des responsabilités
sociales sont exercées par les congréganistes : sociabilité,
enseignements, soins 5. Seule une critique de cette société
sexuellement inégalitaire aurait permis de comprendre la
raison de l’extension de congrégations jugées dangereuses.
Mais la plupart de ces « hommes éclairés », qui profitent des
privilèges masculins, se gardent bien de se lancer dans une
telle critique, tout comme aujourd’hui l’indispensable cri-
tique de la société dominante est fort peu entreprise.
Ces religieuses en cornette ne ressemblent d’ailleurs pas
forcément à l’image que l’on s’en fait. Elles peuvent être à
l’avant-garde : ainsi elles font, en moyenne, meilleur accueil
que les institutrices laïques aux novations pédagogiques de
Pierre Larousse 6. Bien des médecins les accusent de freiner
la médicalisation ; les historiens d’aujourd’hui pensent au
contraire que, de façon originale, elles ont joué un rôle dans
l’acculturation de la médecine moderne 7. Finalement, on
prétend paradoxalement que la femme est soumise parce
qu’elle ne se soumet pas aux injonctions qui lui sont faites,
parce qu’elle est autre que ce que l’on voudrait qu’elle soit.
90 La laïcité falsifiée

Dès l’arrivée au pouvoir des républicains laïques,


ceux-ci prennent des mesures en faveur de l’instruction des
femmes. Cependant, il ne s’agit pas de mesures féministes.
La femme est un enjeu plus qu’un sujet. Jules Ferry l’indique
clairement : « Les évêques le savent bien : celui qui tient la
femme, celui-là tient tout, d’abord parce qu’il tient l’enfant,
ensuite parce qu’il tient le mari. […] Il faut choisir, citoyens :
il faut que la femme appartienne à la Science, ou qu’elle
appartienne à l’Église 8. »
Ferry n’envisage pas que les femmes puissent s’appar-
tenir à elles-mêmes. Pourtant, il entretient une relation
assez égalitaire avec sa propre épouse. Mais il pense selon les
schèmes dominants de l’époque : la femme règne dans
l’espace privé, où elle exerce son pouvoir sur ses enfants,
ainsi que sur son mari. Elle est la « maîtresse de maison ».
Les hommes, eux, ont le pouvoir dans les espaces publics,
institutionnel, politique a. Or ce qui se passe dans la sphère
privée influence le reste. C’est à cause de ce pouvoir privé
qu’il faut arracher les femmes au cléricalisme.
Pour que la femme appartienne à la Science, il faut
l’éduquer, mais pas trop : près d’un demi-siècle sépare la
création des lycées et collèges de filles (1880) de l’unicité des
programmes du baccalauréat masculin et féminin (1924). Et
le chemin sera encore long avant que ce soit la Science qui
appartienne aux femmes et non l’inverse, et que les femmes
acquièrent des droits civils ! Et que dire des droits poli-
tiques ? Il a fallu attendre en France quatre-vingt-seize ans

a Cette façon de raisonner imprègne aujourd’hui encore la culture commune.


Ainsi les opérateurs effectuant des enquêtes d’opinion vous parlent-ils, au
téléphone, de « maîtresse de maison » et de « chef de famille ».
Les deux laïcités et l’égalité des sexes 91

– un record mondial ! – entre le suffrage masculin a (1848)


et le suffrage universel (1944). Selon les politiciens radicaux
anticléricaux la femme était toujours trop soumise au clergé
pour pouvoir voter !
Dans la Grande Encyclopédie, monument républicain du
début du XXe siècle, on prétend en outre que, chez l’homme,
les lobes frontaux du cerveau, où se trouve l’« organe des
opérations intellectuelles » sont prépondérants. Chez la
femme prévaudraient les lobes occipitaux, lieu des « centres
émotifs et sensitifs 9 ». Cinquante ans plus tôt, le Grand Dic-
tionnaire universel de Pierre Larousse était nettement moins
dépréciatif. Mais entre-temps les femmes ont commencé à
concurrencer professionnellement les hommes. La radicali-
sation du discours antiféministe s’est nourrie de la peur de
bien des hommes que les femmes, déjà maîtresses de
l’espace privé, deviennent leurs égales dans les autres
espaces. Déjà qu’on n’a jamais la certitude d’être le véritable
père de ses enfants !

Un antisexisme alibi

Là encore, la laïcité de 1905 a tranché avec les


impensés anticléricaux. Lors des débats parlementaires,
Aristide Briand insiste sur le fait que les femmes seront élec-
trices et éligibles dans le cadre des futures associations
cultuelles, ce que l’abbé Gayraud qualifie alors de « plaisan-
terie » ! Mais l’interdiction faite aux catholiques par le pape

a Qualifié de « suffrage universel », ce qui montre bien comment la prétention


universaliste du républicanisme peut parfois être un masque pour cacher des
dominations et délégitimer leurs contestations.
92 La laïcité falsifiée

de fonder de telles associations rend cette initiative sans


effet, sauf pour les minorités religieuses.
Dans les années 1970 et 1980, la militance laïque se
focalise avant tout sur la question des subventions
publiques aux écoles privées sous contrat et se montre relati-
vement divisée sur le droit des femmes à la contraception et
à l’avortement. La laïcité est peu invoquée dans les débats
sur ces libertés. La sociabilité laïque est, depuis l’établisse-
ment de la laïcité, une sociabilité essentiellement mascu-
line, bénéficiant de la multiplication des troquets. Par
ailleurs, les femmes étaient il y a quelques années encore
exclues du Grand Orient, et cela aussi a joué. L’invocation
de l’égalité homme-femme comme un élément central de la
laïcité apparaît donc comme un heureux et soudain change-
ment.
En y regardant de plus près, on est cependant moins
satisfait. C’est en 1989, lors de la première « affaire du fou-
lard » que ce lien s’établit, à partir de la reprise du thème
anticlérical de la femme soumise au pouvoir religieux. Les
laïques antiféministes, surtout quand ils n’ont pas
conscience de l’être, y trouvent donc leur marque. Il suffit
juste de remplacer « la femme catholique qui va au confes-
sionnal » par « la femme musulmane qui porte un foulard ».
La référence à l’égalité des sexes vient à la laïcité dominante
quand un certain islam se trouve en jeu. « Bizarre, comme
c’est bizarre », dirait Louis Jouvet !
Progressivement, cette référence devient quasi obses-
sionnelle, mais dans cette étroite limite. De plus en plus, la
droite fait chorus. Pour le rapport Baroin, l’« égalité, en par-
ticulier entre hommes et femmes », l’« identité française » et
l’« humanisme » constituent les valeurs laïques menacées.
L’extensivité de l’interprétation rend parfois le propos
Les deux laïcités et l’égalité des sexes 93

franchement cocasse : « le refus d’embrasser quelqu’un du


sexe opposé sur la joue » est considéré comme une atteinte à
cette égalité laïque a !
Aujourd’hui, les membres de la droite populaire et
Marine Le Pen se présentent comme les hérauts de la cause
féministe et laïque. Pourtant, quand il est question
d’aborder le thème de la construction sociale du genre dans
les manuels de lycée, c’est la même droite populaire qui
monte au créneau pour dire, entre autres stupidités, que l’on
risquerait ainsi de favoriser « à terme la pédophilie, voire la
zoophilie b » !
Sans être beaucoup écoutées, certaines féministes
dénoncent cet antisexisme-alibi. « Le sexisme ? Ah, oui ! les
cent cinquante mille viols – mais mille neuf cents condam-
nations – par an ! […] Ah, oui ! la discrimination et les sous-
salaires ; ah oui ! les pensions alimentaires non payées ; ah,
oui ! les femmes battues ! Quel travail en perspective ! N’y
aurait-il pas une solution moins coûteuse, quelque chose à
trouver qui permette de ne rien faire ? Si. En s’insurgeant
contre les signes d’un sexisme “étranger”, notre société ne
fait-elle pas la preuve qu’elle ne supporte pas le sexisme ?
Donc qu’elle ne saurait être sexiste ? » Voilà comment, en
restant au seul niveau du discours, « on fait d’une pierre
deux coups : l’altérité des autres, sexistes, est confirmée,
tandis que notre absence de sexisme est prouvée par l’alté-
rité des sexistes. C.Q.F.D. », écrit Christine Delphy dans son
livre Un universalisme si particulier 10.

a Un peu d’humour : toutes mes amies vous le diront, je suis, là, un laïque irré-
prochable !
b C’est ce qu’a affirmé Lionel Lucas dans une interview accordée à M6 (vidéo
consultable sur <http://tetu.com>).
94 La laïcité falsifiée

Le court-circuit opéré entre égalité des sexes et laïcité


réduit la laïcité au seul islam, alors qu’elle devrait être
d’abord le combat pour de nouvelles libertés laïques, et
permet de masquer le sexisme quotidien, structurel de la
société tout entière. Il faut le coup de tonnerre de l’« affaire
DSK » pour qu’un temps, la dénonciation de cette violence
franchisse le mur de verre qui, habituellement, la réduit au
silence. Même Florence Parisot, présidente du Medef,
« pousse un coup de gueule contre le sexisme dans la société
française 11 » !

Pour une nouvelle Journée de la jupe

Feu de paille ou élément déclencheur d’une


mutation irréversible ? Pour que le second cas l’emporte, il
ne faut pas oublier ce qui s’est révélé alors 12. Prenons la des-
cription faite par Le Parisien du « machisme ordinaire à
l’Assemblée nationale 13 ». De nombreux cas sont cités. Cer-
tains concernent le vêtement et la sexualité : un député
UMP des Yvelines déclare à l’attention d’une collègue PS :
« Habillée comme ça, faut pas s’étonner de se faire vio-
ler a ! » ; une élue UMP, quittant la séance quelques minutes
avant la fin, s’entend dire : « Avec qui tu vas tirer un coup ? »
Et quand elle demande qu’on lui passe un document, on lui
répond : « Je te le donne si tu baises avec moi ! » Ces
comportements individuels sont très révélateurs d’un
climat : « La ministre Chantal Jouanno ne peut, de son

a Tendanciellement, les femmes sont soit trop vêtues, soit pas assez vêtues ;
c’est sans doute cela ce que l’on appelle le combat pour la liberté de la
femme !
Les deux laïcités et l’égalité des sexes 95

propre aveu, porter une jupe dans l’hémicycle sans entendre


dans son dos des remarques salaces. »
D’autres exemples concernent le travail parlementaire.
Le « président d’une importante commission de l’Assem-
blée […] pratique une inégalité de traitement systématique
et notoire selon qu’il donne la parole à un homme ou à une
femme ». Sandrine Mazelier, députée PS de Paris, affirme :
« À l’Assemblée règne une forme de paternalisme, d’infanti-
lisation des femmes que je n’avais jamais rencontrée aupara-
vant. C’est une manière de ne pas prendre en compte la
parole des femmes. »
Une grande promotion morale s’est faite autour du film
La Journée de la jupe, avec l’actrice Isabelle Adjani. Immanqua-
blement, le comportement de jeunes des cités a été mis en
cause. Mais, pour aller jusqu’au bout de sa démarche, pour ne
pas se montrer injuste, Isabelle Adjani devrait organiser une
Journée de la jupe à l’Assemblée nationale ! En visant les
seules banlieues, ne fait-elle fait pas preuve, comme bien
d’autres stars, d’un féminisme « poudre aux yeux » qui relève
avant tout de la bonne conscience a ? Quant aux envolées
lyriques des députés de la Mission sur le voile intégral (2010)
sur la dignité des femmes et l’égalité des sexes, tant qu’elles
ne donneront pas lieu à un beau rapport qui pourrait s’inti-
tuler « Machisme parlementaire : le refus de la République b »,
elles nous feront rire ou pleurer, c’est selon !
Marchant dans le chemin balisé par le « débat-
débâcle » de l’UMP, le Haut conseil à l’intégration émet, en
septembre 2011, un avis visant à modifier le droit français. Il

a Ces stars participent à la domination du « monstre doux » (voir p. 103 sq.)


par des engagements pseudo-humanitaires. Et dire que l’on se moque de la
philanthropie des dames patronnesses d’autrefois !
b Leur rapport s’intitule en effet « Voile intégral. Le refus de la République » !
96 La laïcité falsifiée

s’agirait d’insérer, dans le code du travail, un article autori-


sant l’interdiction des « signes religieux » dans les entre-
prises, ce qui est actuellement considéré, sauf restrictions
motivées, comme discriminatoire. Pour parler clairement, il
s’agit d’exclure de ces entreprises les femmes qui portent un
foulard. L’argument du HCI est la « paix sociale interne ».
Dans le mouvement de l’affaire DSK, Libération fait sa
une du 11 juin 2011 sur le titre suivant : « Harcèlement
sexuel. Pourquoi la France ferme les yeux ». « Inadaptée, la
législation limite les plaintes des femmes victimes de vio-
lences sexuelles dans le monde du travail », lit-on en sous-
titre. Croyez-vous que de telles questions préoccupent le
HCI ? Bien sûr que non ! Peu importe que les femmes
« s’intègrent » dans une société où le sexisme est quotidien,
pourvu qu’elles le fassent sans foulard !
L’intégration, chez Durkheim, concernait tout le
monde, y compris la société globale. Pour le HCI, les immi-
grées, leurs filles et leurs petites-filles doivent s’assimiler à
une société sur laquelle il ne porte pas le moindre regard cri-
tique. En revanche, si l’avis du HCI est suivi d’effet, les
femmes qui portent le foulard seront exclues de pans entiers
du marché du travail. Or, on le sait, le fait de travailler à
l’extérieur de chez soi constitue un élément essentiel de
l’autonomie des femmes. Le HCI veut-il que les femmes qui
portent un foulard ne puissent pas être des femmes auto-
nomes pour pouvoir ensuite le leur reprocher ? Voilà, en
tout cas, la logique de son action !
Soyons un peu optimiste. Imaginons que dans plusieurs
années, la Tunisie ait réussi sa transition démocratique a.

a Cela peut prendre dix ou vingt ans, en France cela a pris les quatre cin-
quièmes du XIXe siècle !
Les deux laïcités et l’égalité des sexes 97

Qu’elle jouisse, contrairement à la France, d’une véritable


parité à l’Assemblée nationale. Que de nombreuses femmes
députées s’y expriment librement, avec ou sans foulard. Que
nulle remarque déplacée ne fuse à leur encontre… Qui sera
alors ridicule, sinon les partisans de la laïcité UMPénisée, et
ceux qui à gauche leur ont emboîté le pas ?
Tous accusent leurs adversaires d’angélisme à l’égard
des descendants d’immigrés et/ou des musulmans. Mais
qu’y a-t-il d’angélique à estimer qu’un double discours
outrancier discrimine ceux qui prospèrent dans la société et
ceux qui sont à ses marges ? Ce double discours est ana-
logue, sur le plan des représentations sociales, aux inégalités
extrêmes engendrées par l’ultracapitalisme. Dans le meil-
leur des cas, dans les dénonciations faites, c’est la réparti-
tion dite du « pâté de cheval et d’alouette » ! Ce qui est alors
d’abord en jeu, c’est l’écœurant conformisme de ceux qui
passent leur temps à fustiger les minoritaires et les exclus,
mais ne sont que bassesse et obséquiosité à l’égard des domi-
nants.

Des musulmans, du sexisme


et du féminisme

Dounia Bouzar aime à le dire : « Monsieur


Islam n’existe pas 14. » Ce que cette phrase énonce, c’est que,
comme pour les autres religions, une approche essentia-
liste, figeant un islam immuable à travers le temps et les
sociétés, est une démarche antiscientifique. Empirique-
ment, ce sont les musulmans qui existent et, dans leurs dis-
cours, leurs comportements, à diverses époques et en
différents lieux, ils interprètent l’islam, le vivent à leur
98 La laïcité falsifiée

manière. Comme tout être humain, ils le font en lien avec


des déterminations multiples.
Nous l’avons vu, un processus d’autonomisation est en
marche, pour les femmes de culture et/ou de religion musul-
mane : elles font davantage d’études que leur mère ; elles se
marient plus tard ; à âge égal elles ont moins d’enfants ; elles
sont davantage présentes sur le marché du travail (sauf
quand elles s’en trouvent exclues !). Les hommes
musulmans ne sont pas différents des autres humains et cela
provoque chez certains des crispations antiféministes. Bien
sûr, étant donné l’ancienneté de l’islam, ils peuvent s’abriter
derrière des textes du Coran que d’autres, et notamment les
musulmanes féministes, interprètent de façon différente a.
Bien sûr encore, dans les cas de contrainte, il faut faire
preuve d’intransigeance. Mais que l’hôpital ne se moque pas
de la charité : j’ai rencontré tant de francs-maçons soi-disant
très féministes, prônant furieusement la mixité quand il
s’agissait de l’islam, mais considérant que, non, des femmes
dans leur loge, décidément ce n’était vraiment pas possi-
ble b ! Et, dernièrement, je participais à la table ronde d’une
grande organisation laïque. Certains orateurs magnifiaient
la mixité, mais le matin comme l’après-midi, orateurs,
modérateurs et présidents de séance étaient tous des
hommes !
Quand j’interviewe des femmes musulmanes, ce
qu’elles me confient des réactions sexistes auxquelles elles

a Sur le féminisme musulman, voir les textes suivants : M. BADRAN, « Où en est


le féminisme islamique ? », Critique internationale, nº 46 ; B. DU CHAFFAUT,
« Les requêtes féministes islamiques », Projet, nº 314 ; ISLAM ET LAÏCITÉ, Existe-
t-il un féminisme musulman ?, L’Harmattan, 2007.
b Le rapport entre mixité et égalité des sexes mériterait d’ailleurs une réflexion
sereine et approfondie. Une interférence existe certes entre les deux, mais
l’équivalence est-elle totale ?
Les deux laïcités et l’égalité des sexes 99

sont confrontées me rappelle « mes » laïques républicains


d’il y a un siècle, paniqués par la fin de la différenciation
sexuée des espaces, et par les nouveaux rôles investis par les
femmes. J’irais même jusqu’à penser que les laïques républi-
cains étaient « pires », car l’évolution de la culture
commune a également de l’influence sur ces hommes
musulmans temporairement déstabilisés par de nouvelles
façons de vivre.
Progressivement, parfois dans la douleur, de nouveaux
équilibres se cherchent. Certains imams, plutôt orthodoxes
quant à la doctrine, recherchent des compromis, tentent de
faire accepter des changements tout en veillant à ce que
ceux-ci ne provoquent pas d’irrémédiables cassures au sein
de leur communauté. De là un cheminement un peu tor-
tueux, fait d’embûches et d’hésitations, très analogue à
beaucoup d’autres cas de figure rencontrés dans mon tra-
vail de sociologue et d’historien. Plus d’une fois, ce qu’un
imam m’a raconté sur son rôle de médiateur m’a fait penser
à des transactions faites par des instituteurs de la IIIe Répu-
blique. Quand, par ailleurs, je m’intéresse à ce qui s’est passé
en Iran ces dernières années, il me semble que les islamistes
ont ouvert l’université aux jeunes femmes un peu à la
manière des laïcisateurs français : en les considérant comme
un enjeu essentiel. Mais la jeunesse éduquée des deux sexes
leur a idéologiquement échappé, même si elle n’a pas
encore politiquement gagné.
Ce qui m’étonne dans le féminisme dominant français,
c’est la façon dont il prend pour cible, de façon virulente,
d’autres femmes. J’ai rencontré des femmes musulmanes
qui luttent pour le droit à l’avortement, les droits des homo-
sexuels, la fin de l’inégalité sexuée des salaires, plus de jus-
tice sociale, et pour la fin de la séparation des sexes à la
100 La laïcité falsifiée

mosquée. Or, par le simple fait qu’elles portent un foulard,


elles se trouvent complètement rejetées par ce féminisme
dominant. Leur individualité, la complexité de leur être, les
combats qu’elles peuvent mener, tout cela se trouve, pour
cette seule raison, réduit à néant, par la croyance que
« l’habit fait le moine » !
Cette focalisation sur l’habit et l’apparence n’est-elle
pas abusive ? « Il fut un temps où certaines féministes invi-
taient leurs sœurs à abandonner leur maquillage et leurs
vêtements moulants sous prétexte qu’elles se mettaient
[alors] au service d’une idéologie représentant les femmes
comme objets sexuels 15 », rappelle Daniel Weinstock. Mais,
poursuit le philosophe, « la plupart des féministes » ont
estimé, « sans doute à juste titre », qu’une femme avait le
droit de s’habiller comme elle le souhaitait, y compris d’une
façon que certains considèrent « comme un assujettisse-
ment à des normes accordant une priorité aux préférences
sexuelles des hommes ».
J’ai longuement écouté les adeptes de ce féminisme
dominant. Deux aspects me semblent se dégager. D’abord,
un groupe de pression très actif est constitué par des fémi-
nistes de culture musulmane. Beaucoup ont vécu, vivent
parfois encore, des souffrances, et ce sont aussi ces souf-
frances-là qui font toute la complexité très respectable de
leur vie. Mais ce sont les plus doctrinaires qui, comme par
hasard, se trouvent propulsées sur le devant de la scène
médiatique et sociale. Leur radicalité n’en fait pas de bonnes
stratèges. Selon le propos que m’a tenu l’une des plus
célèbres d’entre elles, Dounia Bouzar serait « pire » que les
filles voilées puisqu’elle ne porte pas le voile mais défend
dans une certaine mesure celles qui le portent. Selon cette
personne, il ne faudrait donc surtout pas lire les livres de
Les deux laïcités et l’égalité des sexes 101

Bouzar ni même engager le dialogue avec elle ! De même,


des descendants d’immigrants russes m’expliquaient, il y a
vingt-cinq ans, que les réformes engagées par Gorbatchev
étaient autant de ruses ; que l’Occident devait le combattre
et non l’aider.
Ensuite, un des principaux arguments avancés est celui
du « retour en arrière ». Mais cette peur panique est large-
ment un fantasme. On ne reviendra pas plus à l’époque
antérieure aux moyens modernes de contraception qu’à
celle des diligences. Exemple fondamental car il marque, à
lui seul, un avant et un après dans la liberté des femmes. Il
faut dépasser l’alternative désastreuse entre « retour en
arrière » et voie unique de « libération ». Il y a plusieurs
façons de se libérer, et chacun doit pouvoir le faire à son
rythme.
Enfin, beaucoup d’autres féministes comprennent mal
le féminisme musulman, qui compte dans ses rangs aussi
bien des femmes voilées que non voilées. J’ai constaté une
méconnaissance profonde du contexte dans lequel le fémi-
nisme musulman agit. De ce fait, soit il est parfaitement
ignoré, négligé, soit il est traité en ennemi. Il existe une véri-
table crispation sur le sujet. Le féminisme peut pourtant
prendre des formes multiples. Un peu de confiance de
femmes à femmes s’avérerait plus productif.
6
La laïcité, du politique
au médiatique :
le « monstre doux »

L a façon dont sont conjuguées actuelle-


ment égalité des sexes et laïcité est
donc ambiguë, surtout quand on invoque davantage cette
égalité au sujet de l’habit des femmes qu’à propos des
salaires. Certaines femmes musulmanes estiment qu’elles
doivent porter un foulard, et certaines femmes juives une
perruque, pour obéir à un commandement divin de pudeur.
Le sociologue tendra à contextualiser ce comportement, à
remarquer qu’il se développe dans une situation mise en
lumière par les analyses de Raffaele Simone dans son livre Le
Monstre doux 1.
L’intellectuel italien considère deux aspects des choses.
Il étudie d’abord la façon dont un ensemble, mêlant l’amu-
sement superficiel, l’anecdotique et le spectaculaire, est
venu structurellement dominer les sociétés occidentales,
chosifiant les contenus et les sens, soumettant leur expres-
sion publique aux lois de la communication de masse, déri-
sion de la réalité : « Il n’existe, écrit-il, aucun espace, qui ne
104 La laïcité falsifiée

soit pénétré par un facteur de fun a spectaculaire […]. Une


grande partie de la vie de l’Occident est fondée sur le fun. Un
système de représentation s’est créé autour de lui ; il
concerne le temps, les relations entre les personnes, la mora-
lité, l’argent, la ville et les autorités publiques, la politique,
l’apprentissage et les activités intellectuelles ainsi que divers
autres nœuds de la vie collective 2. »
Le second aspect dépend du premier (précision impor-
tante pour ne pas avoir l’air de tomber dans le moralisme) :
puisque le fun est au pouvoir « l’évocation sexuelle, plus ou
moins nuancée, et indirecte, est une sorte d’icône des
médias modernes ». Les professionnels des médias parlent,
et c’est significatif, d’une « information sexy » pour dési-
gner une information qu’on juge digne de l’attention
médiatique. En Occident, constate Raffaele Simone, le
« corps féminin est l’emblème des choses à voir. Ce n’est pas
un hasard si son exhibition continue et sans retenue
constitue l’un des pivots de la modernité du monstre doux,
[…] paradigme de la culture de masse de la droite nou-
velle 3 ». Le signe ostensible serait alors une réponse à une
exhibition ostentatoire ? Simone le pense. Plus générale-
ment, il attire l’attention sur l’importance sociale du sys-
tème de la communication de masse. La laïcité n’en sort pas

a Fun : on aura reconnu le terme anglais que l’on peut ici définir comme la
conjonction d’amusant et de superficiel. Ce n’est pas le fun en lui-même qui
est critiquable, c’est sa suprématie. Raffaele Simone la définit dans Le Monstre
doux (Gallimard, 2010) comme une spirale où se retrouvent assimilés diffé-
rents facteurs « qui affectent plusieurs dimensions de la vie individuelle et
collective : la publicité, le produit, le marketing, le crédit facile pour la petite
consommation, […] une aspiration vague à une vie abondante et désinvolte,
un saupoudrage de spiritualité religieuse et de pathos ». Les citoyens sont
alors transformés en clients fidélisés, « rendus captifs de la volonté du ven-
deur » (p. 81 sq.).
La laïcité, du politique au médiatique : le « monstre doux » 105

indemne : elle est tendanciellement passée du politique au


médiatique. La « nouvelle laïcité » est un des produits du
monstre doux.

La première affaire :
l’affaire Dreyfus

La construction sociale des représentations de


la laïcité est donc différente hier et aujourd’hui. La laïcité
historique correspondait avant tout à des programmes poli-
tiques (tel le « programme de Belleville » des républicains en
1869), à des débats parlementaires autour de projets et de
propositions de loi (comme la loi Ferry, laïcisant l’école
publique, et la loi de séparation des Églises et de l’État). Pro-
grammes et débats étaient ensuite répercutés par la presse,
libéralisée par la loi de 1881 et qui s’est alors développée. Il
y a cinquante ans encore, les quotidiens donnaient, par
colonnes entières, de très larges échos aux débats du Parle-
ment. L’hégémonie de la télévision a remplacé cela par les
« petites phrases », les incidents de séance et les interven-
tions directes des politiques dans les médias. Les éléments
de langage, la « com’ », l’emportent sur l’expression d’une
pensée, le développement d’une argumentation, contri-
buant à l’effacement social du sens.
Depuis un quart de siècle, la conception de la laïcité se
fonde sur des « affaires » médiatiquement construites. Les
politiques n’interviennent, en général, que dans un second
temps, en se trouvant constamment exposés face aux
médias. Certains « surfent » sur ces affaires, les exploitent ;
d’autres n’osent pas aller contre des émotions et des peurs
liées à la représentation médiatique dominante de la réalité.
106 La laïcité falsifiée

Certains commentateurs affirment que les marchés surréa-


gissent en accentuant la crise financière, de même les
médias surréagissent sur certains thèmes de façon
constante, provoquant de l’inflation idéologique et atro-
phiant beaucoup d’autres réalités. Il n’est pas anodin que
Nicolas Sarkozy soit le premier Président qui soit à ce point
immergé dans la culture télévisuelle, même s’il cherche sou-
vent, dans un effort involontairement comique, à prouver le
contraire.
La façon dont j’ai schématisé la différence entre laïcité
historique et « nouvelle laïcité » souffre, cependant, d’une
exception de taille : l’affaire Dreyfus (1894-1906). La dimen-
sion médiatique a déjà joué à l’époque, avec la presse, un
rôle chronologiquement antérieur et prédominant par rap-
port au politique. L’Affaire concerne la laïcité. D’abord
parce que la montée de l’antisémitisme (ainsi que de l’anti-
protestantisme et de l’antimaçonnisme) a été une consé-
quence paradoxale du ralliement des catholiques à la
République. Les « ralliés » n’ont plus dénoncé la Répu-
blique elle-même, mais les minorités accusées de la per-
vertir. Ils voulaient la République sans la laïcité. Ensuite,
parce que l’Affaire a provoqué entre 1900 et 1904 un durcis-
sement laïque. Cette période très conflictuelle a été privilé-
giée par la mémoire catholique et par la mémoire laïque, à
un point tel que cette « laïcité intégrale » (selon l’expres-
sion de l’époque) a été confondue avec la loi de 1905. On
retrouve d’ailleurs ce court-circuit dans quelques-uns des
discours de Nicolas Sarkozy 4.
La condamnation de Dreyfus est à l’époque traitée de
deux façons bien différentes par la presse. Pour certains jour-
naux, un individu nommé Dreyfus est coupable (rien alors
ne permet de penser le contraire : Dreyfus a été condamné et
La laïcité, du politique au médiatique : le « monstre doux » 107

les journaux ne disposent pas d’informations leur permet-


tant de mettre en doute le verdict de culpabilité) ; d’autres
insistent sur le fait que, dans la mesure où Dreyfus est juif,
il ne faut pas s’étonner qu’il soit un espion à la solde de
l’ennemi ! Au moment où les premiers doutes commencent
à poindre, la presse dominante maintient ses positions anti-
dreyfusardes, alors que Le Figaro, jouant les francs-tireurs,
répercute les soupçons. Dès lors, ses ventes s’effondrent, les
bénéfices s’écroulent. L’Aurore prend alors le relais. C’est un
journal prospère et indépendant. Le 13 janvier 1898, il
publie le « J’accuse… ! » de Zola, miroir grossissant d’un tra-
vail minutieux qui va marquer un tournant et entraîner la
mobilisation d’autres journaux. Cette presse va jouer un
véritable rôle de médiation en relayant les doutes d’intellec-
tuels et de savants qui appliquent à l’Affaire les méthodes de
vérification rationnelles qu’ils mettent en œuvre par ail-
leurs dans leurs travaux 5. C’est l’époque où, avec l’instruc-
tion obligatoire, le texte devient roi. L’affaire Dreyfus fait
alors à la fois le déshonneur et l’honneur de la presse, mais,
au bout du compte, c’est l’honneur qui l’a emporté.

Le monstre doux
ou la douceur totalitaire

Il existe bien entendu toujours aujourd’hui des


organes de presse et des sites d’information de qualité, qui
ont le souci du travail bien fait. Cependant, la bataille prin-
cipale ne se joue plus tant autour du texte qu’autour de l’ico-
nographie : les enjeux les plus forts reposent souvent sur
une image produite à la chaîne et qui fonctionne surtout sur
108 La laïcité falsifiée

l’émotionnel préfabriqué. C’est l’image, passée en boucle,


qui impressionne a, qui fabrique une mémoire.
La mémoire repose sur un principe sélectif : on retient
avant tout ce qui crée un choc, ce qui apparaît comme spec-
taculaire ; on tend à oublier ce qui a fait appel à la rationa-
lité, à la réflexion. Quand je passe à la télévision, telle ou
telle personne me dit ensuite qu’elle m’a « vu à la télé », et
non qu’elle m’a « écouté ». Je ne suis pourtant pas manne-
quin ! On voudrait aujourd’hui que tout soit spectacle… On
m’a d’ailleurs récemment dit sans détour au moment où
j’entrais sur le plateau d’une émission sur la laïcité pourtant
considérée comme sérieuse : « N’oubliez pas que la télévi-
sion est avant tout un spectacle ! »
La télévision a imposé sa logique à toute la culture de
masse. Certes, Internet a favorisé un certain retour du texte,
ce qui est précieux ; mais les « buzz » sur Internet partent
presque toujours d’images, de photographies, de courtes
vidéos. Nous vivons dans la société du médiaspectacle
et nous sommes devenus des médiaspectacteurs. « Le spec-
tacle est l’idéologie par excellence 6 », affirmait Guy Debord.
Raffaele Simone écrit quant à lui : « Le réel se déréalise de
plus en plus en une sorte de […] jeu vidéo généralisé 7. »
Parfois – comme avec l’affaire DSK –, la réalité se met franche-
ment à ressembler à une série télévisée à rebondissements,
qui passerait en même temps sur toutes les chaînes.
Un fondement de la rationalité, la capacité de distin-
guer réalité et fiction, s’altère. « Les guerres ou d’autres
catastrophes peuvent être “vues” comme des spectacles,
c’est-à-dire de pures fictions. Elles tuent […] ceux qui s’y
trouvent, mais elles ne font pas de mal à celui qui les

a Au sens de « qui crée des impressions dominantes ».


La laïcité, du politique au médiatique : le « monstre doux » 109

regarde », remarque encore Simone. Il qualifie cette culture


globale de « monstre doux », reprenant une intuition de
Tocqueville sur un possible « despotisme du futur ». Ce des-
potisme « démocratique » serait « plus étendu et plus doux
[que celui des tyrans], et dégraderait les hommes sans les
tourmenter 8 ».
Le philosophe du XIXe siècle décrit une cité à venir où,
derrière chaque être humain, « s’élève un pouvoir immense
et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de
veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, pré-
voyant et doux ». Ce pouvoir pourrait avoir une dimension
paternelle s’il préparait les humains à l’âge adulte, mais il ne
cherche, au contraire, qu’à les fixer « irrévocablement dans
l’enfance […]. Il ne brise pas les volontés, mais il les amollit,
les plie et les dirige ; […] il réduit enfin chaque nation à
n’être qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux ».
Restons critique face à la critique elle-même : l’intui-
tion de Tocqueville et les analyses de Simone ne rendent pas
compte de toutes les facettes de la réalité. La « techno-
vision » offre des possibilités neuves, des regards inédits.
Simone note : « L’ordinateur ne se limite pas à représenter
des objets réels mais crée des objets (visuels et auditifs) soit
en manipulant des représentations des choses réelles, soit en
créant des choses inexistantes (qui semblent vraies). Il s’agit
donc de représentations techniquement fausses, mais qui
nous sont désormais si familières que nous les traitons
comme si elles étaient vraies et réelles sans percevoir aucun
écart 9. » Mais Simone devrait insister davantage sur le fait
qu’il ne s’agit pas de vivre dans la nostalgie d’un temps où
l’ordinateur n’existait pas encore. Il s’agit de refuser d’être
dupé par cette familiarité, de percevoir l’écart. Tout en se
servant des possibilités offertes par les technologies
110 La laïcité falsifiée

actuelles, il faut ne jamais oublier que des liens existent


entre les technologies d’information et de communication
(TIC) et les imaginaires sociaux 10.
Les analyses de Raffaele Simone (et d’autres qui lui sont
proches, comme celle de Denis Collin sur la crise de la
liberté 11) sont fondamentales pour pouvoir vivre sans être
trop domestiqué par ce qui prédomine aujourd’hui. Car le
risque de l’anticléricalisme classique consiste à attaquer les
systèmes d’emprise de façon d’autant plus virulente qu’ils
déclinent.
Parce qu’il a compris cela, Jaurès n’est plus le même en
1905 qu’en 1902. En 1902, il avait applaudi le programme
anticlérical du bloc des gauches dirigé par Combes : le
catholicisme devait payer son attitude pendant l’affaire
Dreyfus, il fallait réduire drastiquement son influence. Trois
ans plus tard, Jaurès s’est rendu compte que la priorité
donnée à ce combat s’était faite au détriment des réformes
sociales et au profit du capitalisme, bien plus puissant que
l’Église catholique ! Face à cette dernière, il parie dès lors sur
une laïcité qui privilégie la liberté. En 1936, Léon Blum ne
dérogera pas de cette ligne. L’anticléricalisme d’aujourd’hui
consiste d’abord à se libérer des dominations puissantes et
en expansion, de ce que Simone qualifie d’« ultracapita-
lisme ». Il doit se montrer attentif au dispositif matériel,
technique, car celui-ci prend toujours une forme qui lui est,
au départ, donnée par les dominants.
La laïcité, du politique au médiatique : le « monstre doux » 111

La réalité-fiction
de la laïcité télévisuelle

Dès que le mot « laïcité » est prononcé, la plu-


part des gens ont immédiatement à l’esprit des images
d’affaires inscrites dans leur mémoire par la « techno-
vision » que leur en a donnée la télévision. C’est si vrai
que quand j’interviewe des militants laïques alsaciens-
mosellans, certains d’entre eux déplorent, certes, que les lois
fondamentales de la laïcité française (lois Ferry sur l’école,
loi de 1905) ne s’appliquent pas chez eux. Mais ils ne tar-
dent cependant pas à me dire : « Il n’existe pas, chez nous,
beaucoup d’atteintes à la laïcité. » L’« atteinte à la laïcité »
n’est plus la situation générale, permanente dans laquelle ils
vivent. Elle équivaut aux affaires médiatiques qui, bien sûr,
concernent les musulmans a.
De façon plus générale, les interdictions des recherches
sur les cellules souches, du mariage entre personnes de
même sexe ou du droit, pour chaque individu, de mourir
dans ce qu’il estime être conforme à la dignité ne sont
pas spontanément considérées comme des atteintes
(constantes) à la laïcité : la télévision ne les traite pas comme
telles et l’on s’est habitué à « penser télé », à rendre quoti-
diennement son cerveau « disponible » au gavage télévi-
suel b.

a Dans les trois départements de l’Est, les musulmans n’ont, eux, pas de cours
de religion à l’école publique et ils se rattachent à un culte séparé de l’État.
b Patrick Lelay, l’ancien président de TF1, avait affirmé en 2004 : « Ce que nous
vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau disponible. »
112 La laïcité falsifiée

En revanche, l’effet grossissant, que nous avons


constaté pour les prières dans les rues a, fonctionne de façon
globale. Moins on a la possibilité de relativiser en faisant
appel à son expérience personnelle, ou à des sources plus
confidentielles (mais plus sérieuses) d’information, plus cet
effet grossissant vous assujettit. Que l’on ne s’étonne pas,
ensuite, des lourdes conséquences politiques !
La « nouvelle laïcité » est au pouvoir parce que les gens,
élites comprises, pensent majoritairement la laïcité dans le
cadre d’une culture télévisuelle. Et le paradoxe, c’est que
cette situation est en partie le résultat de l’action de philo-
sophes dits républicains qui estiment être les derniers
hérauts des humanités classiques contre un pseudo-déclin
de la culture moderne (qui a aussi ses génies francs-tireurs).
La « nouvelle laïcité » est d’abord une construction télé-
visuelle de la laïcité : télé-visuelle et non pas télé-auditive !
Voici, en deux mots, comment les choses se passent : une
jeune femme b à la voix agréable vous téléphone un jour
pour vous annoncer que monsieur X (un présentateur
vedette dont le nom est censé vous impressionner) est en
pleine préparation de sa prochaine émission, consacrée à la
laïcité. Si on vous invite sur le plateau, poursuit-elle, qu’y
direz-vous ? Ainsi interrompu de façon inopinée en plein
travail, vous tentez de répondre du mieux possible. Trois cas
de figure sont alors possibles.

a Que les sondés, rappelons-le, évaluent en France au nombre de cent quatre-


vingt-cinq alors que Marine Le Pen elle-même ne parle que d’une dizaine de
lieux de prière !
b Notez bien que le journaliste/animateur est presque toujours un homme,
l’assistante, presque toujours une femme.
La laïcité, du politique au médiatique : le « monstre doux » 113

Premier cas : vous déclinez l’invitation car le ton de


l’émission en question vous déplaît, ou simplement parce
que vous avez d’autres projets.
Deuxième cas : vous seriez prêt à participer, mais on
estime que ce que vous avez annoncé n’entre pas dans le scé-
nario bien tranché que le présentateur avait envisagé pour
son émission : bien trop dialectique ! On ne vous rappelle
pas.
Troisième cas : vous êtes effectivement convoqué sur le
plateau. On vous avait annoncé que vous « disposeriez de
temps pour vous exprimer ». Dans les faits, les invités sont
plus nombreux que prévu et, pour des questions de
« rythme », le débat est sans cesse interrompu : on diffuse ici
et là des reportages ad hoc, on fait intervenir au téléphone
parlementaires et personnalités publiques… Ces petits
reportages sont, en réalité, surtout destinés à asseoir le pou-
voir du journaliste vedette. Ils sont construits selon les
besoins de la cause. On braque le projecteur sur un petit
nombre de cas censés rendre compte d’une réalité globale.
Mais, en réalité, on montre ce que l’on veut. Par d’habiles
procédés de montage, on fait dire à de « vrais gens » ce que
l’on a décidé de leur faire dire, les interventions qui ne
cadrent pas avec le scénario préétabli étant systématique-
ment coupées. Au bout du compte, ces reportages ressem-
blent plus à de petits scénarios qu’à la réalité dont ils
prétendent être le reflet.
Nous sommes bien ici en présence du « monstre doux »
tel que l’a présenté Raffaele Simone : un objet construit de
toutes pièces, qui brouille la distinction entre réalité et fic-
tion, un spectacle, une « scène destinée à être regardée ». Les
interactions multiples qui façonnent toute réalité sociale,
l’étroite relation avec un contexte, tout cela a disparu. On a
114 La laïcité falsifiée

fabriqué du réel-fiction, généralement pour illustrer la


« montée des intégrismes qui menacent la République ».
Un exemple : vous êtes sollicité pour réagir « à chaud »
à un reportage sur une association musulmane de banlieue,
qui, quelques jours plus tôt, lors d’un match sportif, a séparé
spectateurs et spectatrices en deux travées différentes. Natu-
rellement, telles que les choses sont présentées dans le
reportage, vous ne pouvez que vous indigner. Ayant alors
une connaissance relativement incomplète de cette affaire,
fort récente, vous aimeriez pouvoir prendre le temps de
mieux décrypter les choses… Mais la temporalité de la
recherche n’est pas du tout celle de ce type de journalisme !
Interpréter les choses, les mettre en perspective, paraît tou-
jours trop long, ennuyeux. Le reportage en question repose
bien entendu sur des éléments de réalité, mais il est égale-
ment factice, tordant comme un nez de cire les faits pré-
sentés. Dans un tel contexte de pression médiatique, à peine
pouvez-vous rétorquer qu’une fois encore, on parle des
trains qui arrivent en retard, jamais du travail de ceux qui
font que la majorité des trains arrivent à l’heure (dans ce cas
précis : toutes les personnes qui se démènent dans les quar-
tiers difficiles pour construire du lien social) ; que certes, il
faut appliquer lois et règlements, mais que, heureusement,
la République est assez solide pour s’en remettre. Mais c’est
s’exposer presque à chaque fois à être traité de naïf, et même
de complice, conscient ou non, de l’intégrisme islamiste ! Et
si vous commencez à vous défendre (car invité en tant
qu’expert, vous êtes devenu accusé), le journaliste/anima-
teur vous coupe la parole. Cela ne se passe pas toujours ainsi,
mais c’est le scénario dominant.
Même quand le matériau se fait rare, le show doit conti-
nuer. C’est pourquoi, pour ne jamais cesser de produire de
La laïcité, du politique au médiatique : le « monstre doux » 115

l’émotion, pour ne jamais « tomber en panne », le système


du monstre doux doit périodiquement transformer de
simples incidents conjoncturels en « affaires » médiatiques.

Contester le monstre doux


de l’intérieur

Telle est la « liberté d’expression » de la France


« toute cathodique a » qui, avec l’égalité des sexes, est la
valeur suprême que la « nouvelle laïcité » prétend défendre.
Rappelez-vous cette déclaration de Nicolas Sarkozy à propos
des caricatures de Mahomet : « Je préfère l’excès de liberté
d’expression à l’absence de liberté d’expression. » C’est sans
doute pour cette raison qu’il s’est réservé le droit de nommer
les directeurs des chaînes publiques !
On pourrait m’objecter qu’après tout, personne ne
m’oblige à aller sur les plateaux de télévision. C’est exact et
c’est précisément l’espace de liberté qui distingue un
monstre doux d’un monstre tout court. La différence est
importante, mais l’affaire est complexe. L’invitation peut
être le fruit du travail de l’attachée – avec un e – de presse
d’un de mes éditeurs. Elle est au courant que je refuse a priori
de participer à telle ou telle émission où la dérision règne
sans partage (ce sont en général les programmes qui font les
meilleures audiences), mais je ne peux pas non plus tout
décliner… Et puis, quand on « passe à la télé », on a tous
quelque chose de Claudia Schiffer ou de Lady Gaga (douceur

a Cette expression fait référence au titre d’un ouvrage du premier philosophe


français des Lumières, Pierre Bayle : Ce que c’est que la France toute catholique
sous le règne de Louis le Grand (Vrin, 1973).
116 La laïcité falsifiée

du monstre doux) ! C’est de l’intérieur que je critique et que


je combats la société du spectacle, j’accepte de ne pas être
totalement insensible au fun télévisuel. Je ne voudrais pas
adopter la posture du misanthrope, devenir l’adepte d’une
sorte de secte religieuse ou politique qui croirait pouvoir
récuser le « monde mauvais » ! Plus fondamentalement, je
ne voudrais pas laisser le monopole de la parole aux défen-
seurs de la société dominante, et je garde l’espoir que cer-
tains téléspectateurs seront également des auditeurs
intéressés par mon point de vue (ce qui arrive parfois).
Il faut ruser avec le monstre doux. Il ne faut pas croire
pouvoir vivre en dehors de sa logique, mais il faut refuser de
se laisser duper par elle, s’y soumettre le moins possible.
C’est peut-être cela, nous le verrons, la « laïcité intérieure ».
Pour le moment, l’essentiel consiste à inciter chacun à faire
preuve d’esprit critique face au discours des médias, alors
même que l’on reproche aux intégristes, et autres fonda-
mentalistes, de ne pas en faire assez preuve par rapport à leur
religion. La perte fondamentale de rationalité est là : dans
l’adéquation qui est mise entre un produit télévisuel et la
réalité politique et sociale, dans la croyance que la télévision
reflète la réalité.
Ainsi, on peut avoir des opinions divergentes sur le port
du foulard, comme on peut en avoir sur les conséquences,
pour la République française, du fait que ses dirigeants sor-
tent pratiquement tous de l’Éna. On peut encore débattre
sur le rôle de l’industrie chimique dans le maintien, sur le
marché, de produits hautement toxiques 12. Mais il est égale-
ment essentiel de s’interroger sur la différence du traitement
médiatique réservé à ces trois problèmes.
Or un des fondements de la nouvelle laïcité a été la
construction médiatique de la première affaire du foulard.
La laïcité, du politique au médiatique : le « monstre doux » 117

Thomas Deltombe l’a minutieusement décrite dans son


livre L’Islam imaginaire 13. Le 5 octobre 1989, le journal télé-
visé d’Antenne 2, chaîne du service public, diffuse un repor-
tage réalisé à Creil, dans l’Oise, sur l’expulsion du collège,
deux semaines plus tôt, de trois jeunes filles qui avaient
refusé d’enlever leur foulard en classe. Ce reportage est une
accroche pour faire la promotion du programme qui suit la
messe du 20 heures, une émission sobrement intitulée :
« Faut-il avoir peur des croyants ? »
Dans la bataille de l’audimat, ce système d’accroche est
assez courant : il s’agit de susciter la curiosité du téléspecta-
teur afin d’éviter qu’il ne change de chaîne après le journal.
Il est donc donné à cet incident un écho maximal. « La
classe politique est embarrassée, signale Deltombe. La
gauche, qui a toujours placé l’antiracisme et la laïcité au
cœur de son identité, est mal à l’aise face à une laïcité
orientée principalement contre les “musulmans”. La droite,
traditionnellement plus prompte à stigmatiser les
“immigrés”, est quant à elle gênée par l’aspect “laïque” de
l’affaire. […] Les responsables politiques réagissent en ordre
dispersé. » La laïcité dominante devient transversale, en
attendant de virer à droite.
Antenne 2 continue, les jours suivants, à aborder ce qui
devient une affaire. TF1 dénonce dans un premier temps la
surmédiatisation de l’incident, avant de s’en faire elle aussi
le relais. L’écho dans le public est incontestable. Pour plu-
sieurs raisons. Le processus de décomposition du commu-
nisme soviétique s’achève alors (le mur de Berlin tombe le
9 novembre), mettant fin au conflit frontal entre l’Est et
l’Ouest. Or, en février, la condamnation à mort de Salman
Rushdie par une fatwa lancée par l’imam Khomeiny a scan-
dalisé beaucoup de journalistes et d’enseignants, avivant la
118 La laïcité falsifiée

crainte d’une « menace islamiste ». En juillet, le bicente-


naire de la Révolution française remet à l’honneur les
« valeurs républicaines », non sous la forme de la IIIe Répu-
blique, mais dans leur radicalisme jacobin (universalisme
abstrait), alors même que le droit français conjugue univer-
salisme et différencialisme 14. Enfin, la guerre d’Algérie a
laissé des séquelles : pendant des lustres, on a dit aux
Français que l’Algérie était française, puis on leur a demandé
de voter pour son indépendance. En interview, j’ai souvent
entendu dire à propos des immigrés : « On leur a donné leur
indépendance, maintenant qu’ils restent chez eux ! »
J’ai traité ailleurs plus en détail cette première affaire du
foulard 15. Je retiendrai simplement ici deux de ses consé-
quences. D’abord, cette affaire a suscité dans la presse (et
même à la télévision) un incontestable et riche débat
d’idées. Et les partisans de la tolérance du port du foulard à
l’école publique ne l’ont pas perdu. D’ailleurs, juridique-
ment, pendant les quinze ans qui suivront, ce port ne sera
pas considéré en soi comme « incompatible avec la laï-
cité » a. En revanche, ce que les partisans de la tolérance ont
perdu, c’est la bataille iconographique.
À la télévision, et même dans la plupart des journaux,
les images choisies devaient créer un choc, susciter la peur.
On en revient toujours au règne d’une certaine image, pro-
duite par la « caméra ubiquiste », qui sectorise et recons-
truit la réalité pour produire une vision commune en lien
avec des intérêts sociaux. D’autre part, contrairement au

a Il le devenait si le foulard était porté de façon ostentatoire, perturbant la dis-


cipline scolaire ou s’il s’accompagnait d’un certain prosélytisme. Autrement
dit, c’était le comportement qui pouvait devenir délictueux.
La laïcité, du politique au médiatique : le « monstre doux » 119

dénouement juridique, les médias ont, de façon dominante,


mis en opposition, dès 1989, foulard et laïcité.
Les années suivantes, puisque cette affaire s’était
révélée médiatiquement très « rentable », de nombreux
autres incidents concernant des musulmans ont été mis en
avant, élevés aux aussi au rang d’« affaires ». Chaque jour,
des milliers d’incidents se produisent pourtant dans la vie
sociale sans faire l’objet du moindre traitement médiatique.
Mais à la suite de l’affaire du foulard, tout ce qui a touché de
près ou de loin les musulmans a pris un intérêt médiatique
tout particulier. Ce principe sélectif était déjà à l’œuvre, à la
fin du XIXe siècle, dans une certaine presse à propos des juifs.
Je ne dis pas qu’il faille nier les problèmes. J’affirme seule-
ment qu’il faut savoir les hiérarchiser a et dégonfler les bau-
druches.
L’actualité telle qu’elle est présentée dans les médias est
loin d’être le reflet fidèle de la réalité car elle obéit bien plus
aux lois de la « chose à voir » qu’à celles du réel. Le téléspec-
tateur moyen doit se poser le moins de questions possible
pour que les équilibres de l’audimat soient préservés. La
construction médiatique des « affaires » vise à nous trans-
former en « animaux timides et industrieux », en chiens de
Pavlov, en pigeons, en moutons de Panurge b. Elle constitue
une nouvelle domination, qui ne surplombe pas les
humains de façon verticale, sacrale, mais, pour reprendre
l’expression de Tocqueville, se place « à côté de chacun
d’eux pour le régenter et le conduire 16 ». La « nouvelle

a On pourrait d’ailleurs imaginer des associations qui seraient chargées d’exa-


miner la manière dont les médias trient et hiérarchisent les informations
qu’ils délivrent, un peu comme les associations de consommateurs infor-
ment sur la qualité des produits mis en vente.
b On relira avec profit, à ce sujet, la fable de La Fontaine, Le Loup et le chien.
120 La laïcité falsifiée

laïcité » est à la fois le produit et l’agent d’émotions ou


d’indignations standardisées, liée à la confection de réalités-
fictions simplistes.
Il n’est pas étonnant que l’extrême droite et plus large-
ment tous les extrémismes (dont ceux qui relèvent du repli
identitaire) tirent les marrons du feu. Car, au bout du
compte, c’est une société en grande partie factice qui se
trouve continuellement présentée à nos yeux. La mise en
avant multiforme du superficiel, qu’il soit amusant ou non
d’ailleurs, dissout socialement le sens. Cela s’avère invivable
pour le sujet, et d’autant plus qu’il se trouve lui-même, par
manque d’argent ou de reconnaissance (il est révélateur que
les médias parlent de plus en plus d’« anonymes »), relégué
au rôle de figurant et non d’acteur de la société du specta-
cle a. Alors ceux qui proposent un sens durci, un sens rigide
(et des boucs émissaires) deviennent attirants, et peut-être
d’autant plus attirants qu’ils sont fustigés par le « médiati-
quement correct ». Il est grand temps d’en finir avec cet
engrenage infernal et de réagir avant que le monstre doux
ne se transforme en monstre tout court.

a La sociologie utilise fréquemment la métaphore de l’acteur (qui est souvent


un personnage collectif). Elle devrait établir une distinction entre acteurs et
figurants pour décrypter la société actuelle et analyser les diverses stratégies
permettant de passer du rôle de figurant à celui d’acteur.
7
Un programme républicain
pour refonder la laïcité

L a « nouvelle laïcité » constitue un élé-


ment du monstre doux. « La gauche n’a
rien vu venir 1 », écrit Raffaele Simone, car elle considère la
culture de masse comme une superstructure de l’écono-
mique et du politique. Mais le culturel forme une structure
sociale fondamentale, en constante interrelation avec les
deux autres : « la politique, l’économie et même la guerre se
font aujourd’hui précisément à travers la culture de masse,
gouvernant les goûts, les consommations, les plaisirs, les
désirs et les passe-temps, les concepts et les représentations,
les passions et le mode d’imagination des gens, bien avant
leurs idées politiques. Le vote suivra ». Raffaele Simone pré-
fère utiliser le terme d’« ultracapitalisme » à celui d’« ultrali-
béralisme », pour montrer qu’il s’agit d’un système global et
pas seulement d’une oppression due à la dérégulation éco-
nomique.
Il existe aujourd’hui deux profils types de partisans
déclarés de la laïcité. Le premier se situe dans l’actualisation,
plus ou moins réfléchie, d’une culture laïque historique.
122 La laïcité falsifiée

Pour le second, l’attachement proclamé à la laïcité est en


réalité proportionnel à une hostilité à l’égard de l’islam et
des immigrés. C’est cette dernière représentation de la laï-
cité, à la fois réduite et hypertrophiée, qui, véhiculée par la
culture de masse, semble s’être imposée de manière domi-
nante.
La gauche est mal à l’aise car elle oscille parfois elle-
même entre ces deux types de représentations de la laïcité.
Globalement, elle reste attachée à des éléments de la culture
laïque historique, mais elle est également en partie conta-
minée par les structures mentales du monstre doux. Elle n’a
pas pris la mesure de cet ultracapitalisme, elle n’a pas effectué
une démarche claire de distanciation à son égard. Marine
Le Pen et Jean-François Copé lui auront rendu service en
épousant le profil type de la « nouvelle laïcité », mais encore
faut-il qu’elle sache saisir cette opportunité et redresser le tir.
La laïcité UMPénisée a rencontré l’opposition du centre
et provoqué un clivage au sein même de la droite. Inscrite
dans la Constitution depuis 1946, la laïcité est officielle-
ment le bien commun de tous. Cependant, dans les années
1950-1980, la tendance à réduire l’usage social du terme au
conflit lié au subventionnement public d’écoles privées sous
contrat, a maintenu de fait la laïcité comme un marqueur
d’une identité de gauche. Ensuite, l’abus de l’expression
« laïcité républicaine » au profit exclusif d’une vision parti-
culière, dans laquelle la laïcité serait une pseudo-exception
française, a limité son emploi.
Dans la conjoncture actuelle, cette situation doit être
dépassée. Un large « Front républicain a » peut s’opposer à

a Cette expression est courante dans la politique française : en France, histori-


quement, la démocratie est advenue avec la (IIIe) République. Mais les monar-
Un programme républicain pour refonder la laïcité 123

ceux qui falsifient la laïcité, s’en servent comme un masque


stigmatisant. Ce Front peut aller du NPA au centre droit mal
à l’aise face au « débat-débâcle » de l’UMP, de l’extrême
gauche à la droite gaulliste et antixénophobe, et la gauche
doit en être le fer de lance. Examinons d’abord quel-
ques-unes des conditions à réunir pour qu’un tel Front
puisse se montrer dynamique, ensuite ce qui pourrait être
mis en place en cas de succès.

Première condition :
articuler le combat et le débat

Après deux occasions ratées, un des facteurs


qui ont fortifié la République en France a été l’alliance en
tension entre Jaurès et les radicaux. Ils avaient pourtant des
« oppositions idéologiques et des divergences philoso-
phiques de fond » : les radicaux étaient individualistes,
défenseurs de la propriété privée, leur référence philoso-
phique était le positivisme… Jaurès, lui, accordait beaucoup
d’importance à l’action collective, il souhaitait la collectivi-
sation des moyens de production, ne cachait pas ses réfé-
rences à Marx… Pourtant, malgré les difficultés, « jamais les
dissensions ne pouvaient atteindre l’irrémédiable ». Il exis-
tait, au contraire, des « accords », des « combats conduits en
commun » où chacun, d’ailleurs, gardait « le souci de reven-
diquer la part qu’il considérait comme devant lui revenir 2 ».

chies constitutionnelles sont aussi des démocraties, parfois plus avancées que
la France en matière de laïcité des mœurs. Idéalement, l’expression de « Front
démocratique » serait plus adéquate.
124 La laïcité falsifiée

En 1989, la gauche a été elle-même surprise de sa divi-


sion profonde, lors de la première affaire du foulard. Des
militants qui partageaient les mêmes combats depuis des
années se sont retrouvés dans deux camps opposés. Il n’est
rien de pire que les frères ennemis, et les invectives n’ont pas
tardé à pleuvoir. La gauche s’est étrillée comme si, la laïcité
étant son bien propre, elle était seule en piste et que la droite
occupait, au mieux, un strapontin sur le côté de la scène.
Résultat : aujourd’hui la droite dure, l’extrême droite ont
capté le sens socialement dominant du terme « laïcité ».
Cela doit inciter à changer d’attitude. Il faut articuler deux
éléments complémentaires : d’une part un débat interne à
la gauche et plus largement aux républicains, et d’autre part
le combat contre l’exclusion et la xénophobie, même quand
elles se parent des plumes de la laïcité.
Je ne prétends pas me trouver au-dessus de la mêlée.
Depuis des années, j’ai essuyé pas mal de noms d’oiseaux,
fait l’objet d’accusations diverses. J’ai été étiqueté « partisan
de la laïcité ouverte », malgré ma critique de celle-ci a 3. J’ai
tenté de me montrer plus dialectique envers les laïques
orthodoxes. Dans L’Intégrisme républicain contre la laïcité 4,
j’ai cherché à décrypter un discours type sans « englober qui
que ce soit par son discours » et « étouffer ainsi son indivi-
dualité ». J’affirmais, au contraire, espérer que ceux qui

a La querelle dite de la « laïcité sans adjectif » est selon moi l’exemple type
d’une fausse querelle : prétendre, comme Henri Peña-Ruiz dans Libération
(23-24 avril 2011), que qualifier la laïcité par un adjectif serait « une insulte à
la laïcité » témoigne d’une orthodoxie laïque qui veut interdire toute autre
conception de la laïcité que la sienne. La Constitution attribue quatre
adjectifs à la République (« démocratique », « laïque », « indivisible » et
« sociale ») sans l’insulter pour autant. Néanmoins, pour chaque adjectif uti-
lisé, il faut examiner quelle orientation il donne à la laïcité et évaluer sa per-
tinence.
Un programme républicain pour refonder la laïcité 125

tentent de monopoliser l’adjectif « républicain », au profit


de propos stéréotypés, sont plus complexes, ont une vie plus
riche que les mots « répétitifs qui peuvent sortir de leur
bouche le laissent entendre. Que lorsqu’ils vivent une rela-
tion amoureuse, ils parlent vraiment, inventent des phrases
merveilleuses […]. Que, sur des tas de sujets, ils tiennent des
propos passionnants. ». Et j’ajoutais être sûr « qu’il leur
arrive, entre des oukases insupportables », d’« énoncer des
choses justes ».
Ce que je souhaiterais, c’est assister à un véritable débat
entre différentes conceptions de la laïcité, sans que per-
sonne ne renonce à ses convictions propres. Mais se tromper
d’adversaire fait le jeu des véritables ennemis. Je risque d’ail-
leurs d’en décevoir certains, mais les dispositions de la loi de
2004 sur l’interdiction des « signes ostensibles » à l’école
publique font à mon sens partie du débat interne à ce Front
républicain, et non d’un préalable pour en faire partie.
Non que j’aie changé de position depuis mon absten-
tion a lors de la Commission Stasi. Je pense, au contraire, que
la réussite de la loi, vantée par certains, n’est que la face
émergée de l’iceberg. Mais il faut savoir affronter les faits
désagréables : se focaliser sur ce sujet aujourd’hui serait le
plus sûr moyen de faire gagner la laïcité UMPénisée. L’heure
est à une large alliance entre ceux qui se sont opposés à cette

a Membre de la Commission Stasi, j’ai voté le rapport d’ensemble et me suis


abstenu sur la proposition d’interdire à l’école publique « les tenues et signes
manifestant une appartenance religieuse ou politique » (il y avait trois abs-
tentions quand nous avons voté, et deux membres de la commission sont
revenus sur leur vote). Sur ma position lors de la Commission et mon point
de vue sur les effets de la loi, je renvoie le lecteur à mon texte « L’acteur et le
sociologue. La Commission Stasi » (in D. NAUDIER et M. SIMONET [dir.], Des
sociologues sans qualités ? Pratiques de recherches et engagements, La Découverte,
2011, p. 101-116).
126 La laïcité falsifiée

loi et ceux qui la perçoivent comme une dérogation néces-


saire, dans l’institution scolaire, à une liberté qui doit rester
la règle générale a. Encore une fois, personne ne renonce à
ses convictions pour autant. Ce qu’on doit exiger est la pos-
sibilité d’un véritable débat, où laïcité et république ne
soient pas, dès l’abord, appauvries par la récitation obliga-
toire et stéréotypée d’un petit catéchisme provenant d’une
orthodoxie républicaine étriquée.

Deuxième condition :
démasquer prioritairement
des dominations puissantes
et permanentes

Certes, à la périphérie de la société française


existent des extrémismes qu’il faut combattre (ailleurs, ils
peuvent constituer un élément central, mais il faut d’abord
« balayer devant sa porte »). Cependant, qu’en est-il du cœur
même de la société, de ses structures dominantes ? Cette
question a fondé historiquement la culture de la gauche, y
compris son anticléricalisme au XIXe siècle : le catholicisme
faisait alors partie des structures verticales dominantes. Mais,
nous l’avons vu, au début du XXe siècle, la majorité des socia-
listes ont prôné une laïcité plus accommodante que d’autres
(qui se situaient moins à gauche), en se rendant compte
qu’en absolutisant la lutte anticléricale, on amoindrissait le
combat contre des structures sociales injustes. Finalement,

a Cela, dans l’esprit de la commission elle-même qui a proposé cette mesure en


précisant, page 128 de son rapport, qu’il s’agissait de « jeunes filles
mineures » et qu’à ses yeux, l’« ordre public » à l’école se trouvait en jeu.
Un programme républicain pour refonder la laïcité 127

l’anticléricalisme devenait très ambigu car il servait aussi le


renforcement d’une domination de classe et le report systé-
matique de réformes structurelles (notamment sur l’impôt
sur le revenu ou les retraites ouvrières).
La leçon vaut toujours. Au-delà même des chantres de la
« nouvelle laïcité », laïcité et République se trouvent parfois
exaltées de façon trop polie pour être honnête. On s’en sert
comme de mots-masques pour cacher des renoncements ; on
attaque d’autant plus durement la périphérie que l’on fait
silence sur le noyau central. Le titre complet de l’ouvrage de
Raffaele Simone est significatif : Le Monstre doux. L’Occident
vire-t-il à droite ? Prolongeant et articulant un ensemble
d’études spécialisées, l’auteur invite à ne pas se tromper
d’époque. La droite dure et l’extrême droite progressent, une
droite nouvelle devient « globale et planétaire », la gauche
recule, « s’édulcore avant de fondre », parce qu’elle n’a pas
pris la mesure de la mutation des dominations. Elle ne livre
pas les combats majeurs qui devraient être les siens.
Certes, il existe toujours des hiérarchies verticales, des
dominations dues à des traditions, des institutions, des
leaders charismatiques. Cependant, de plus en plus, ces
dominations se trouvent surdéterminées par une domina-
tion d’un type nouveau (en tout cas dans son aspect totali-
sant) : la domination du « mimétisme social 5 ». Dounia
Bouzar a vu dans cette domination mimétique une caracté-
ristique de l’extrémisme islamiste 6. Mais si, précisément, le
premier mimétisme s’effectuait entre l’ultracapitalisme de la
société mondialisée et les intégrismes a qui, après la faillite

a Utilisons ce terme avec prudence, car son emploi, comme celui d’autres mots
valises, crée souvent un effet de connivence qui permet d’éviter analyse et
clarification. J’ai tenté dans L’Intégrisme républicain contre la laïcité (L’Aube,
2006, p. 23) de formaliser ce mot en donnant un idéal-type de l’intégrisme :
128 La laïcité falsifiée

des communismes, constituent les contestations en appa-


rence les plus radicales de cette société 7 ?
Ces deux mondes se ressemblent dans leurs formes,
tout en s’opposant sur le fond. Ils veulent imposer aux indi-
vidus de vivre dans le premier degré, d’exister dans le degré
zéro de l’herméneutique. Un mimétisme obligatoire du fun,
du light, où chacun est pris au piège de marques, de sys-
tèmes de services, de multinationales opérant sur
l’ensemble de la planète. Une évacuation du sens par une
sorte d’« ostéoporose ontologique 8 », d’un côté ; de l’autre,
un mimétisme obligatoire moralo-religieux, l’imposition à
tous d’un sens durci et figé, d’une morale totalisante, d’un
comportement également formaté.
Les frères ennemis se ressemblent : quand une person-
nalité politique se préoccupe de savoir si ses concitoyens
embrassent sur la joue des personnes du sexe opposé a, ne
nous rapprochons-nous pas un peu d’une police des mœurs
à l’iranienne ? Ne faut-il pas considérer le débat sur le voile
intégral comme typique de ce mimétisme croisé : d’un côté,
des personnes prospérant dans le paradigme de la « caméra
ubiquiste », « l’exacerbation du voir, la multiplication des
écrans, la spectaculaire dilatation de la vison », les faits pro-
duits « à la seule fin de les faire voir 9 » ; de l’autre une appa-
rente opposition radicale : « Vous montrez tout ; eh bien
avec mon nicab ou ma burqa, je cache tout ! » Mais ces

un discours où une cause se trouve absolutisée et coupée de ses interférences


avec les autres aspects de la réalité sociale. Les partisans de cette cause, leur
combat, leurs objectifs sont fortement idéalisés. Les positions différentes sont
diabolisées. Tout compromis devient intolérable compromission. Les par-
tisans de la laïcité ne sont pas plus à l’abri de cette dérive que les autres.
a Voir p. 93.
Un programme républicain pour refonder la laïcité 129

femmes disent également : « Je vois sans être vue », ce qui est


typique d’une certaine pratique de l’Internet.
La critique de la société globale est un préalable indis-
pensable pour que l’opposition aux extrémismes ne se
réduise pas à une indignation moraliste de nantis satisfaits,
volontiers soumis à l’ordre du marketing et du médiaspec-
tacle et qui veulent l’imposer à tous. Un Front républicain
ne cédera pas au gargarisme de l’invocation des « valeurs de
la République » comme paravent de la domination des
valeurs marchandes, soumettant impitoyablement à de
cruelles lois les valeurs de sens et d’usage. Quand la péri-
phérie se montre brutale dans sa réactivité, cela s’avère sou-
vent en interaction avec cette domination totalisante. Il faut
alors, avec rigueur et constance, tenir les deux bouts de la
chaîne.

Troisième condition :
ne pas confondre laïcité
et sécularisation

La « nouvelle laïcité » prospère grâce à la


confusion entre ces deux notions. Marine Le Pen et la droite
dure en jouent continuellement, tout en plaçant le catholi-
cisme dans l’identitaire, ce qui permet d’extraire cette reli-
gion des obligations sécularisantes demandées, sous couvert
de laïcité, à des juifs et à des musulmans. Mais des tenants,
longtemps considérés comme « de gauche », d’une laïcité
qui se croit stricte ont aussi joué ce jeu-là. Ainsi, un Max
Gallo a multiplié une « référence à la République, de plus en
plus centrée sur l’identité nationale et catholique de la
France 10 ». Et une des principales raisons du malaise actuel
130 La laïcité falsifiée

réside dans le fait que la culture de masse elle-même véhi-


cule, à qui mieux mieux, la confusion implicite entre laïcité
et sécularisation.
On peut illustrer la différence entre les deux concepts
en revenant un instant sur les deux sens divergents de
l’expression « religion affaire privée ». La laïcité correspond
au premier sens de cette expression : la religion n’est pas une
affaire d’État, ni une institution publique ou un pouvoir qui
peut réprimer et punir. À chacun de se déterminer, de se rat-
tacher à une religion ou à une conviction comme il le sou-
haite, de la manière dont il le veut. L’État laïque est le garant
d’un choix volontaire et libre.
Affirmer, en revanche, que la religion ne peut se vivre
que dans la sphère privée, au sens de « sphère intime »,
refuser le droit de manifester ses convictions religieuses
dans l’espace public, vouloir neutraliser cet espace de toute
expression religieuse, c’est opérer un court-circuit entre laï-
cité et sécularisation : on est plus ou moins sécularisé sui-
vant que l’on a un rapport proche ou éloigné de la religion,
que l’on « en prend et on en laisse », selon l’expression
populaire. La laïcité est de l’ordre du politique, et même
quand la culture y a sa part, il s’agit d’une culture politique.
La sécularisation est de l’ordre du socioculturel. Elle est liée à
une dynamique sociale a.
La laïcité permet le choix. Elle donne donc la possibi-
lité d’avoir des rapports très divers avec la sécularisation,
rapports qui sont les conséquences du choix. La laïcité

a Naturellement, je résume ici un problème très complexe, objet de débats


entre sociologues depuis cinquante ans, et je privilégie, là, la dimension indi-
viduelle de la sécularisation : c’est elle qui se trouve confondue avec la laïcité.
Pour une approche beaucoup plus complète et problématisée, voir Laïcités
sans frontières, op. cit.
Un programme républicain pour refonder la laïcité 131

n’impose rien en la matière, pour peu que l’on pratique sa


religion de façon tranquille, dans le respect des droits
d’autrui : ce serait déroger à ses principes de séparation, de
neutralité arbitrale de l’État, de liberté de conscience et
d’égalité des citoyens.
Très souvent, il existe un processus de sécularisation
interne des religions et celles-ci se situent elles-mêmes dans
une double dialectique de proximité et de distance à l’égard
de ce qu’elles considèrent comme des commandements
divins, ou ce qu’elles ont érigé en dogmes. Dialectique que,
bien souvent, agnostiques et athées ne prennent pas en
compte. Paradoxalement mais logiquement, la volonté de
témoignage, voire de prosélytisme, peut contribuer à ce pro-
cessus.
Ainsi, les mouvements d’action catholique, qui se sont
développés après 1905 dans un climat de liberté laïque,
avaient pour mot d’ordre : « Refaire chrétiens nos frères. » Ils
appartenaient à ce que les historiens nomment le « catholi-
cisme intransigeant ». Les contacts avec des milieux sécula-
risés, la participation au champ social – en vue d’une
reconquête – les ont fait évoluer 11. Au bout du compte, ils
ont pris part au mouvement qui a conduit à la sécularisation
interne de Vatican II 12.
D’une certaine façon, les ONG caritatives islamiques se
trouvent aujourd’hui dans une situation analogue. Les
débats internes existent, les tensions sont nombreuses en
leur sein. On ne comprend pas (entre autres) la révolution
égyptienne, le renversement de Moubarak, si l’on ne tient
pas compte de ces données et si on fait de la mouvance dite
« islamiste » un bloc unique. Lors des révoltes du printemps
2011, une « interaction pluraliste [avec d’autres secteurs de
la société] contraint les islamistes à accepter leur propre
132 La laïcité falsifiée

diversité 13 ». Plus globalement, un processus d’ensemble de


sécularisation se trouve à l’œuvre dans les pays d’Afrique du
Nord et du Moyen-Orient 14. Ce processus est à moyen et
long terme et tel ou tel élément de l’actualité pourra sembler
le démentir. Mais ne nous y laissons pas prendre : le présen-
tisme, le regard incapable de saisir, au-delà de l’instantané,
la temporalité de l’histoire, est une des causes d’abêtisse-
ment social. Un laïque doit être capable d’une autre vision.
Cela nécessite un minimum de sang-froid.
Libre à chacun de lutter pour une religion sécularisée,
ou de combattre la religion et ses manifestations. Mais ne
cherchons pas à mettre la force de l’État au service de ce
combat ! C’est ce qu’exprime la Fédération nationale de la
libre-pensée devant la Mission parlementaire 15 : elle estime
que le port de la burqa, du nicab, de la soutane, de la robe de
bure, de la cornette, du schtreimel, du spodik ou du caftan
sont des « symboles de l’oppression » ; mais elle ajoute que
« les dictatures ont toujours voulu imposer des modes vesti-
mentaires » et elle s’oppose à l’interdiction de ces vêtements
dans la rue.
La tentation d’imposer autoritairement la sécularisa-
tion, sous couvert de laïcité, est forte car, en Occident en
tout cas, la sécularisation semble en partie désenchantée. En
effet, sa progression s’est historiquement accompagnée
d’une idéologie magnifiant le « progrès ». On entendait par
là principalement les changements sociaux issus de l’inno-
vation technologique et du développement de la produc-
tion. L’augmentation des inégalités et les menaces
écologiques suscitent aujourd’hui la critique de cet état
d’esprit : tout progrès technique n’est pas forcément bon à
prendre. On invoque souvent un « principe de précaution »
Un programme républicain pour refonder la laïcité 133

(parfois même de façon abusive). On doit surtout apprendre


à faire le tri.
Dans cette conjoncture 16, se produit un certain renou-
veau des croyances. C’est bien à tort qu’il a été qualifié de
« retour du religieux ». Il s’agit d’une situation nouvelle où,
conséquence de la sécularisation, les croyances se sont large-
ment individualisées, personnalisées. Elles sont devenues
éclatées, mobiles, en partie religieuses, en partie non reli-
gieuses. Dès lors qu’elles ne troublent pas un ordre public
démocratique, vouloir les régenter politiquement par la
laïcité est un combat (perdu d’avance) qui permet de se dis-
penser d’une réflexion intellectuelle. La question primor-
diale est la suivante : dans ce nouveau contexte culturel, le
politique est-il encore capable de permettre aux citoyens de
se projeter dans l’avenir ? Est-il apte à proposer une espé-
rance raisonnable ? Ne masquons pas notre manque de
détermination et la faiblesse de notre pensée par de pares-
seux discours dénonciateurs et des mesures contreproduc-
tives.

Une politique refondatrice


de la laïcité a : des lois
pour des libertés laïques…

L’esprit général de cette politique corres-


pondra à ce qui a été déjà indiqué. D’abord recentrer la

a Je n’ignore pas que les différents partis de gauche ont fait, ces dernières
années, des propositions en matière de laïcité (parfois même des propositions
de loi). Certaines peuvent en partie recouper celles qui sont présentées dans
ce chapitre, et qui sont une contribution au débat. On les trouvera commodé-
ment sur le site de la Ligue de l’enseignement : <www.laicite-laligue.org.>
134 La laïcité falsifiée

laïcité sur l’État laïque. Ensuite, veiller à ce que les mêmes


règles régissent les différentes religions et convictions. Troi-
sièmement, redonner à la laïcité son véritable sens : aucune
officialité religieuse ou convictionnelle, mais un épanouis-
sement des libertés laïques pour tous. Enfin, tendre à un
équilibre entre les finalités de la laïcité (liberté de conscience
et égalité des droits) et ses moyens (séparation et neutralité
arbitrale), et bien relier les moyens aux finalités.
La première série de mesures consistera à remettre au
cœur de la laïcité de nouvelles « libertés laïques a », liées à la
séparation de la loi civile avec des normes religieuses et
morales particulières. Ce type de libertés a fait partie de la
laïcité historique, comme en témoigne, en 1884, la loi auto-
risant le divorce. Ces libertés ont été exfiltrées de la laïcité
par les tenants de « nouvelle laïcité ». La possibilité du
mariage entre personnes de même sexe, l’autorisation de la
recherche sur les cellules souches, et plus généralement des
avancées en matière de bioéthique, le droit de mourir dans
la dignité par la possibilité de choisir l’euthanasie en consti-
tuent aujourd’hui les principaux points.
Bien sûr, ces lois obligeront certaines religions à
admettre des libertés nouvelles qui peuvent les choquer.
Mais c’est précisément sur le terrain de la liberté que la laï-
cité s’impose aux religions, non sur celui d’une répression
ciblée ou générale. La laïcité signifie qu’il n’existe pas
d’ordre symbolique éternel, intangible. À chaque époque de
construire sa propre vision des limites.

a Pour faire référence à « Libertades Laicas », l’important réseau latino-améri-


cain, mis en place à l’initiative du sociologue mexicain Roberto Blancarte :
<www.libertadeslaicas.org.mx>.
Un programme républicain pour refonder la laïcité 135

Ainsi, on peut dire que l’Association pour le droit de


mourir dans la dignité (ADMD), créée en 1980 a, mène un
nouveau combat pour la liberté de conscience. Il s’agit d’une
lutte très analogue à celle revendiquant le droit de mourir
sans enterrement religieux, qui a constitué un des grands
combats laïques du XIXe siècle.
Le président de l’ADMD, Jean-Luc Romero, respecte
ceux pour qui l’« agonie dans la souffrance » fait partie
de leur « chemin de vie » 17 . Il souhaite une « clause de
conscience » pour les soignants dont les convictions sont
opposées à toute forme d’euthanasie, même indirecte, ana-
logue à la clause de conscience de la loi Veil sur l’avorte-
ment. Il met en cause une domination médico-religieuse
imposée par le politique. L’anticléricalisme, s’il ne veut pas
devenir dépassé, ne doit pas se limiter aux dominations reli-
gieuses b ! La laïcité n’est pas seulement la sortie de la domi-
nation de la religion, elle est également le refus d’un
transfert sacral vers d’autres institutions 18. Il faut sortir du
pouvoir mandarinal d’une « religiosité médicale » pour aller
« vers une médecine laïque » 19.
Une autre initiative importante consistera à transférer
le Bureau des cultes du ministère de l’Intérieur vers le minis-
tère de la Justice. Cela ne signifie nullement que le Bureau
des cultes ait démérité. Au contraire, face à certains parle-
mentaires un peu excités, il a représenté souvent une voix
plus rationnelle. Mais Claude Guéant a montré jusqu’à la
caricature ce que pouvait donner le rattachement des

a Une association similaire existe en Grande-Bretagne depuis… 1935 !


b Jean-Luc Romero, dans Les Voleurs de liberté (Florent Massot, 2009, p. 159),
remarque avec justesse que « les médecins de l’Assemblée nationale – et de
tout bord ! – confisquent tous les débats sur la santé, comme s’il fallait abso-
lument être médecin pour parler de santé ».
136 La laïcité falsifiée

« questions religieuses » au ministère de l’Intérieur. Et, plus


structurellement, il n’est pas opportun que le Bureau des
cultes, qui au départ ne devait survivre que provisoirement à
la loi de 1905, soit inclus dans un ministère dont la pre-
mière responsabilité est la sécurité des Français. Cela incline
vers une vision sécuritaire de la religion. Le Bureau des
cultes, qui deviendra le « Bureau de la laïcité », constitue-
rait plus logiquement un département du ministère de la
Justice. Produite par le politique, la laïcité s’exerce par un
dispositif juridique et c’est sur ce terrain que la neutralité
arbitrale de l’État doit d’abord se manifester.

… et des mesures pour l’égalité

Une mesure complémentaire consisterait à


décharger le Haut conseil à l’intégration de la responsabilité
d’émettre des propositions en matière de laïcité. Nous avons
déjà vu le calamiteux exposé historique dont il a été l’auteur
en 2007. Or le HCI a en partie récidivé en 2010 20. Pour pou-
voir proposer des entraves à la liberté d’expression reli-
gieuse dans l’espace public (qu’il rebaptise « espace civil »),
sa direction prétend que la question n’a pas été abordée lors
de la loi de 1905 21. C’est un exemple typique des nom-
breuses références actuelles à la loi de 1905 qui ignorent ce
qu’a été réellement cette loi.
Un des débats parlementaires, qui ont lieu alors, porte
sur « les cérémonies, processions et autres manifestations
extérieures d’un culte sur la voie publique ». Au départ, on
ne l’envisageait pas plus pour les manifestations religieuses
que pour les manifestations politiques. Estimant que « le
respect de la liberté de conscience conduit au respect mutuel
Un programme républicain pour refonder la laïcité 137

des croyances, mais non à la prohibition des manifesta-


tions extérieures du culte », un député dépose un amen-
dement. Celui-ci allait au-delà de la possibilité de
manifestations religieuses dans l’espace public sous le sys-
tème Concordat-cultes reconnus, remarque alors le ministre
des Cultes. Il est adopté par deux cent quatre-vingt-quatorze
voix contre deux cent cinquante-cinq. Les députés refusent,
en revanche, par trois cent quatre-vingt-onze voix contre
cent quatre-vingt-quatre, l’amendement interdisant le port
de la soutane dans l’espace public. La soutane était consi-
dérée comme un vêtement plus politique que religieux,
un signe de soumission, un acte ostensible de prosélytisme,
une tenue dont beaucoup de prêtres souhaitaient être
« libérés » a.
Ses trop nombreuses erreurs historiques orientées mon-
trent que le HCI, dans sa tendance dominante, n’est pas
compétent, ou trop idéologue pour être vraiment honnête.
Beaucoup plus fondamentalement, l’idée même de confier
les propositions sur la laïcité au HCI ne peut s’admettre
que dans l’optique de la « nouvelle laïcité », où celle-ci
s’applique essentiellement aux immigrés et à leurs descen-
dants. Voilà une logique profondément discriminatoire. Le
fait même qu’elle soit tacitement acceptée prouve à quel
point la contamination est grande. Il ne suffit pas alors de
s’insurger quand Marine Le Pen se prétend la championne
de la laïcité. Une telle falsification est l’aboutissement d’un
processus où se récolte ce qui a été semé.
Le Bureau des cultes, devenu Bureau de la laïcité, exer-
cera ses responsabilités. Mais, dans un premier temps, il
faudra apurer le passif de l’héritage d’une laïcité UMPénisée.

a Voir annexe 3.
138 La laïcité falsifiée

La Commission Stasi expliquait déjà que la laïcité n’est légi-


time « que si les pouvoirs publics et l’ensemble de la société
luttent contre les pratiques discriminatoires et conduisent
une politique en faveur de l’égalité des chances 22 ». Elle pro-
posait dix mesures en vue de « la suppression des pratiques
publiques discriminantes 23 ». Cette voie n’a nullement été
suivie. Il faut la réactiver. Le Bureau de la laïcité collaborera
dans ce but avec la Commission consultative des droits de
l’homme et la Haute autorité de lutte contre les discrimina-
tions et pour l’égalité (Halde), qu’un Front républicain devra
recréer avec des moyens plus conséquents.
On ne pourra plus, enfin, faire silence sur les déroga-
tions concernant la laïcité qui existent en Alsace-Moselle. Il
ne s’agit pas de normaliser autoritairement et du jour au len-
demain les trois départements de l’Est, mais plutôt d’initier
un processus, en concertation avec les populations
concernées. L’échéance pourrait en être fixée à 2019, année
du centenaire du « retour » à la France des « provinces
perdues » en 1871. Des solutions imaginatives peuvent être
trouvées. Ainsi, il existe actuellement, dans ces départe-
ments, des cours confessionnels de religion à l’école
publique. Je suis partisan de les supprimer. Mais rien
n’empêche d’utiliser le créneau horaire ainsi libéré pour
expérimenter un nouveau cours. Depuis de nombreuses
années, il existe un débat sur l’enseignement du « fait reli-
gieux » à l’école laïque. Je souhaite plutôt que soient étudiés
les divers systèmes symboliques, religieux et non religieux,
analysant comment les êtres humains ont donné sens à leur
vie. L’ignorance, dans ce domaine comme dans les autres,
génère l’incompréhension, l’intolérance et aussi l’absence
d’esprit critique.
Un programme républicain pour refonder la laïcité 139

Une laïcité accommodante et égalitaire


pour toutes les familles de pensée

Pour promouvoir l’égalité réelle, il faut lutter


contre des discriminations directes et indirectes. Cela néces-
site un débat sérieux sur les « accommodements raison-
nables », désavoués par l’UMP en préambule de ses vingt-six
propositions. La domination actuelle de la « nouvelle laï-
cité » a donné un sens péjoratif à l’expression même
d’« accommodement raisonnable », qui fleurerait bon le
communautarisme et le multiculturalisme, allégrement
confondus.
Encore que le multiculturalisme libéral a du Canada se
porte plutôt bien, et favorise au bout du compte l’intégra-
tion, il ne s’agit pas forcément de calquer la France sur le dis-
positif juridique canadien b. Il s’agit avant tout de s’inscrire
dans la filiation de la laïcité française historique. Celle-ci a
su tempérer les exigences de la neutralité « par les “accom-
modements raisonnables” permettant à chacun d’exercer sa
liberté religieuse », comme l’a noté la Commission Stasi 24.
Un seul exemple : lors de la rentrée scolaire suivant la
loi laïcisant l’école publique, des crucifix sont enlevés illico
presto de salles de classe. La circulaire du 2 novembre 1882

a Secret bien gardé : le Canada allie libéralisme politique et multiculturalisme.


Voir l’ouvrage de Will Kymlicka, La Citoyenneté multiculturelle. Une théorie
libérale du droit des minorités (Boréal/La Découverte, 2001) et ma propre
enquête au Québec (Une laïcité interculturelle. Le Québec avenir de la France ?,
L’Aube, 2008).
b Contrairement à ce que l’on croit souvent en France, l’aspect « raisonnable »
de l’accommodement raisonnable limite réellement celui-ci : il ne peut sou-
mettre l’organisme qui l’effectue à une contrainte excessive, il ne peut
remettre en question les finalités de l’État ou l’ordre public, aller contre les
droits et les libertés garantis par la Charte canadienne de 1982. De plus, il est
toujours accordé à un individu, jamais à un groupe ou une collectivité.
140 La laïcité falsifiée

désavoue ces initiatives : il faut enlever le crucifix avec res-


pect quand un consensus existe, ou alors attendre le
moment « qu’il est impossible de préciser, [où] tous les
hommes de bonne foi reconnaîtront […] que la place du
crucifix est à l’église ». La circulaire justifie ainsi cet accroc à
la neutralité : « La loi de laïcité n’est pas une loi de combat
[mais] une de ces grandes lois organiques qui sont destinées
à vivre avec le pays, à entrer dans ses mœurs, à faire partie
de son patrimoine. » Il faut éviter le risque de « porter le
trouble dans les familles ou dans les écoles ». On ne saurait
être plus accommodant ! Or cette laïcité roseau, qui plie
mais ne rompt pas, va réussir à braver les tempêtes et à s’éta-
blir.
La conception du patrimoine et de la laïcité prônée par
la circulaire est inclusive. Il ne s’agit pas de dresser une
France contre une autre, au contraire de ce que fait la laïcité
UMPénisée. À une vision restrictive des « racines », il faut
substituer une vision élargie du patrimoine français : il faut,
notamment, « assurer un enseignement complet de notre
histoire en y intégrant l’esclavage, la colonisation, la décolo-
nisation et l’immigration 25 ». Il ne s’agit pas de substituer
une légende noire à la légende dorée, mais de rendre l’ensei-
gnement de l’histoire plus scientifique.
La question des accommodements déborde celle de la
laïcité. Michel Crozier a montré que le meilleur moyen de
bloquer une société consiste à appliquer, à la lettre et sans
aucun discernement, lois et règlements 26. C’est pourquoi,
en général, on n’agit pas ainsi. Une laïcité sans accommode-
ment serait comme un code de la route devenu fou, qui obli-
gerait les automobilistes à rouler toujours à la même vitesse,
sans tenir compte de la largeur de la route et de la configu-
ration du terrain.
Un programme républicain pour refonder la laïcité 141

J’ai recueilli des témoignages d’agents de collectivités


territoriales. Ils montrent, qu’en plusieurs lieux, on se
trouve actuellement dans une situation structurelle de
double jeu. Certains élus locaux tiennent un discours abso-
lutiste sur la laïcité, clamant qu’aucun accommodement
n’est possible, et ils ont une tout autre pratique car leurs
propos sont complètement inapplicables dans la réalité
sociale quotidienne. Cela peut même les conduire à l’excès
inverse : déléguer la construction de la paix sociale à des
autorités religieuses. Un interviewé m’a affirmé : « La démis-
sion dans la pratique peut être d’autant plus forte que le dis-
cours a été stigmatisant. » D’autres accommodent au petit
bonheur la chance ou à leur humeur du moment. Des
repères existent pourtant. On peut ainsi s’inspirer du tra-
vail de Dounia Bouzar 27, portant sur quarante-deux études
de cas réalisées au sein d’entreprises privées et de services
publics. L’auteure, qui s’appuie sur les possibilités offertes
par la législation et la réglementation actuelles, propose des
solutions concrètes pour permettre aux différents acteurs
– professeurs, directeurs d’entreprise, employés, éducateurs,
fonctionnaires – d’agir au mieux sur la question de la laïcité
dans la vie quotidienne. Voilà un instrument de travail pour
un nécessaire débat.
Quant à ceux qui insistent sur le fait que les accommo-
dements raisonnables doivent être réciproques, et se focali-
sent, une fois encore, sur les musulmans, je leur conseille
l’enquête de John Bowen, L’Islam à la française 28 . On y
découvre comment des acteurs islamiques – éducateurs,
savants, imams – « jettent des ponts depuis l’univers isla-
mique vers la loi et la société françaises, afin de façonner un
islam à la française ».
142 La laïcité falsifiée

L’accommodation doit jouer pour toutes les familles de


pensée, ce qui est le plus sûr moyen pour qu’elle ne tourne
pas à des privilèges. Plusieurs initiatives sont à retenir pour
que les convictions philosophiques non religieuses soient
traitées à égalité avec les religions. Paradoxalement, cela
n’est souvent pas le cas en France, le succès d’une requête
de l’Union des athées auprès de la Cour européenne des
droits de l’homme l’a rappelé 29 . Ainsi, on diffuse le
dimanche matin à la télévision des émissions religieuses sur
le service public, mais (contrairement à la radio) jamais
aucune émission pour les convictions non religieuses. Voilà
qui est anormal.
De même, la liberté laïque n’est pas complète tant que
des conseillers humanistes ne sont pas mis à la disposition
de ceux qui veulent bénéficier d’un vis-à-vis, pour réfléchir
au sens de la vie en dehors des traditions religieuses, dans
les hôpitaux, les prisons, l’armée, les internats des écoles. La
partie de l’article 2 de la loi de 1905 sur les aumôneries doit
s’élargir aux convictions non religieuses.
Régulièrement des municipalités subventionnent des
expositions bibliques, organisées par des groupes œcumé-
niques, arguant que la Bible fait partie du patrimoine
culturel. Cela suppose que ces mêmes municipalités soient
prêtes à subventionner également une exposition préparée
par la Fédération nationale de la libre-pensée sur la critique
de la religion : cette critique fait tout autant partie du patri-
moine culturel. Le 19 juillet 2011, le Conseil d’État a déclaré
licite la mise à disposition d’un local à une association
cultuelle, à condition qu’elle ne soit pas « pérenne et exclu-
sive ». J’ajoute qu’il serait bon de mettre à disposition, dans
les mêmes conditions, un local à un groupe de l’Union
Un programme républicain pour refonder la laïcité 143

rationaliste pour mener une réflexion sur « le rationalisme


d’hier à demain » 30.
Aucune famille de pensée ne doit être officielle, toutes
doivent bénéficier d’une liberté concrète égalitaire. La
société a d’ailleurs culturellement intérêt à l’existence de
multiples expressions qui relèvent d’une autre logique que
celle des valeurs marchandes et de la dilution du sens.

Un renouveau de la laïcité française serait


également important pour les deux rives de la Méditerranée.
À la suite des révolutions arabes de 2011 s’ouvre, dans plu-
sieurs pays, une ère nouvelle, pleine d’incertitudes et de pro-
messes. On sait qu’un des obstacles à la construction d’États
laïques est la signification souvent donnée au terme « laï-
cité » au sud de la Méditerranée. On en fait presque un syno-
nyme d’« athéisme d’État ». Si la réalité de la laïcité est
structurellement différente, certaines décisions prises par la
« nouvelle laïcité » cherchent à rendre l’espace public asep-
tisé quant à l’expression religieuse. Elles peuvent donc
prêter à confusion, alors même que, comme nous l’avons
vu, elles s’accompagnent de tentatives de réofficialisation
feutrée d’autorités religieuses. Les mesures d’interdiction ici
peuvent donner prétexte à des mesures d’obligation là-bas.
Une laïcité remise sur les rails des libertés laïques et de l’éga-
lité de toutes les convictions, religieuses et non religieuses
sera la meilleure façon de contribuer à une évolution laïci-
sante des pays arabo-musulmans. Cela bien davantage que
des discours dénonciateurs, stigmatisants, à travers lesquels
on se donne très facilement bonne conscience.
Les diverses propositions exposées dans ce chapitre ne
sont naturellement pas limitatives. Elles veulent montrer
que de multiples perspectives existent pour une refondation
144 La laïcité falsifiée

de la laïcité. La France n’est pas condamnée à subir une laï-


cité de plus en plus UMPénisée. Que mille fleurs s’épanouis-
sent, que chacun fasse des suggestions, prenne des
initiatives, que les personnalités politiques exercent leurs
responsabilités, et bientôt, cette « nouvelle laïcité » stigma-
tisante peut ne plus être qu’un mauvais souvenir.
8
Ni pute ni soumise.
La laïcité intérieure

L a laïcité est de l’ordre du politique. En


séparant les diverses croyances et l’État,
en mettant celui-ci en position de neutralité arbitrale, elle
vise à permettre la liberté de conscience de chacun et l’éga-
lité des droits et de devoirs de tous devant la loi. C’est une
forme de régulation politique, d’ordonnancement de la
société démocratique. En France, son inscription dans la
Constitution (accompagnée de cette précision : « La Répu-
blique […] respecte toutes les croyances ») rend visible le fait
qu’elle est le bien commun de tous, et que tous doivent pou-
voir en bénéficier.
Distincts, le politique et le culturel se trouvent néan-
moins en interaction. Une société démocratique se porte
d’autant mieux qu’elle est soutenue par une culture poli-
tique démocratique. Pour pouvoir s’exercer le plus harmo-
nieusement possible, la démocratie implique non
seulement des règles démocratiques, mais aussi qu’existent
des militants de la démocratie. Il s’agit de ceux qui, dans des
sociétés où le changement social est continuel, réfléchissent
146 La laïcité falsifiée

aux transformations, aux nouveautés comme aux combats


permanents, qu’implique le maintien d’une démocratie
vivante. Il s’agit aussi de ceux qui envisagent de nouvelles
formes de démocratie à promouvoir, et qui s’engagent en
conséquence.
Depuis l’affaire Dreyfus, les membres de la Ligue des
droits de l’homme militent ainsi pour les droits humains.
Cette militance s’est incarnée dans des combats très divers
suivant les périodes. Et de nouvelles formes de militance
démocratique sont apparues depuis un siècle : luttes spécia-
lisées contre les racismes, le sexisme, la torture, l’exclusion,
pour le droit au logement, pour la défense du consomma-
teur, recherches de différentes formes de démocratie partici-
pative,…
Idéalement, tous devraient partager cet ethos démocra-
tique. En même temps, l’engagement démocratique est de
la responsabilité de chacun. Volontaire, il est donc inégale-
ment partagé, même si certaines circonstances peuvent
amener tout citoyen à devenir un militant des valeurs
démocratiques. Les paysans du Chambon-sur-Lignon ne se
doutaient pas, six mois avant de le faire, qu’ils allaient ris-
quer leur vie en cachant et en sauvant des juifs pourchassés.
Et ce qui est valable pour la militance démocratique
l’est également pour la militance laïque. Le demos, ou peuple
qui s’organise en société politique, est en étroite relation
avec le laos, ensemble de la population visée par la mise en
place des institutions et des pratiques politiques, et qui doit
s’affranchir des « liturgies » et mises en scène obligatoire de
tous ordres, œuvre du clerc – klericos 1.
Ni pute ni soumise. La laïcité intérieure 147

Le tout et la partie : la laïcité politique


et la laïcité comme militance

La vitalité de la laïcité, à un moment donné et


dans un espace donné, dépend du dispositif dans lequel ses
principes s’incarnent, et aussi de la « qualité » des militants
laïques et du terreau associatif qu’ils forment. Alors que la
laïcité devrait idéalement être l’affaire de tous, dans la réa-
lité sociale, il existe des « laïques a ».
On croit souvent, à tort, que si la laïcité est l’affaire de
tous, l’action militante laïque concerne exclusivement les
athées et les agnostiques. Dans le discours commun, la
confusion est presque banale. Des phrases comme : « Je suis
parfaitement laïque, je ne suis même pas baptisé » ou :
« C’est un laïque, il ne croit en rien » sont courantes, et véhi-
culent insidieusement l’idée que moins l’on a une pratique
ou des croyances religieuses, plus on est laïque.
Cette confusion est entretenue par l’impression large-
ment partagée qu’il existe des dissensions entre la laïcité et
les doctrines officielles des religions. C’est exact, du moins
si, et quand, les religions veulent imposer leurs règles à la
société globale. Ainsi en est-il lorsque des autorités reli-
gieuses luttent contre des lois autorisant l’avortement,
l’euthanasie ou le mariage homosexuel au nom d’une
« morale naturelle » dont elles seraient le garant.
Cependant, il n’est pas en soi contraire à la laïcité que
des religions demandent à leurs membres de ne pas adopter
ces styles de vie, à partir du moment ou elles ne cherchent pas

a Contrairement à une erreur courante, un partisan actif de la laïcité s’ortho-


graphie ainsi : « un laïque » ; en revanche, « un laïc » désigne un adepte d’une
religion qui n’est pas membre de son clergé.
148 La laïcité falsifiée

à les faire interdire pour l’ensemble de la société. D’autre part,


l’expérience soviétique et les prises de position de certains
athées en France a nous rappellent aussi que, sous couvert de
laïcité, on a parfois cherché à imposer un athéisme d’État.
Un militant laïque peut être incroyant ou croyant b. Le
premier État qui a instauré la Séparation et établi la liberté
de conscience, au XVIIe siècle, le Rhode Island, était dirigé par
un pasteur baptiste, Roger Williams, inventeur de la for-
mule du « mur de séparation » entre la religion et l’État 2. La
capacité d’une personne à promouvoir la laïcité est peut-
être moins liée à son rapport personnel à la religion qu’à sa
disposition à une certaine « gymnastique intellectuelle » lui
permettant de dissocier ses propres convictions, ce qu’elle
considère comme étant le vrai et le bien dans l’ordre du spi-
rituel et/ou du philosophique, et l’ordonnancement poli-
tique de ce qui peut être juste dans la société. Son « aptitude
laïque » se mesure également à son adresse à articuler les
quatre principes qui constituent la laïcité, sans hypertro-
phier l’un d’entre eux ni atrophier les autres. En définitive,
être militant laïque suppose de cultiver une « laïcité inté-
rieure ».

La « laïcité intérieure »

On doit cette expression à l’historien Claude


Nicolet. Celui-ci remarque qu’« un État a-religieux et

a Par exemple celle de Maurice Allard en 1905. Voir p. 55.


b Au sens où on utilise socialement ces termes. Sociologiquement, tout un
chacun vit en ayant des croyances, qu’elles soient de type religieux ou irréli-
gieux. Il existe de nombreux travaux sur ce sujet (par exemple, en France ceux
de Raymond Boudon ou de Gérald Bronner).
Ni pute ni soumise. La laïcité intérieure 149

anticlérical peut être, à son tour, dogmatique et totalitaire ;


alors il n’est pas laïque [car] il prétend diriger les esprits
autrement que par la liberté elle-même 3 » (n’est-ce pas une
façon prémonitoire de décrire la laïcité UMPénisée ?). Pour
éviter cette dérive, « la laïcité doit pénétrer les esprits et
débusquer les dogmatismes jusqu’au cœur de chaque indi-
vidu par une discipline permanente ». Ainsi comprise, la laï-
cité est « à la fois une institution collective [c’est-à-dire une
organisation de l’État] et une ascèse individuelle, une
conquête de soi sur soi-même ». Il faut lutter, « au plus
intime de la conscience », contre tout ce qui incite au
« renoncement à avoir une opinion à soi […] pour se fier à
une vérité toute faite ».
Dix ans plus tard, Nicolet précise sa pensée sur la laïcité
intérieure : « En chacun sommeille, toujours prêt à s’éveiller,
le petit “monarque”, le petit “prêtre”, le petit “important”,
le petit “expert” qui prétendra s’imposer aux autres et à lui-
même par la contrainte, la fausse raison, ou tout simple-
ment la paresse et la sottise. » Personne ne se trouve à l’abri
de ce cléricalisme interne et l’« esprit laïque » consiste, « par
un effort difficile mais quotidien [à] essayer de s’en pré-
server ». Nicolet va même jusqu’à conclure : « La laïcité, tout
compte fait, est un exercice spirituel 4. »
« Discipline permanente », « ascèse individuelle »,
« conquête de soi sur soi-même », « lutte contre la paresse et
la sottise », « exercice spirituel » : les termes utilisés par
Nicolet dénotent un esprit de résistance à la dictature sociale
du fun (que nous avons défini comme le mélange de l’amu-
sement et de la superficialité). Ils correspondent, pour
chaque membre du laos, à la nécessité d’une lutte démocra-
tique collective prioritaire contre les dominations puis-
santes et permanentes de l’ultracapitalisme.
150 La laïcité falsifiée

Nicolet confirme que c’est bien l’affaire de la laïcité car,


au bout du compte, ce cléricalisme menace gravement la
liberté de penser. Mais ne soyons pas dupes des mots. Si un
sportif de haut niveau s’entraîne durement, cela ne
l’empêche pas de se divertir. De même, si la laïcité intérieure
exige un travail quotidien, elle n’implique nul renonce-
ment à l’amusement ni même à la superficialité a. Elle néces-
site seulement de ne jamais devenir esclave de cette
superficialité, de ne pas se soumettre au « Consomme et tais-
toi », de ne pas accepter de croire que les idées les plus
répandues sont les meilleures, que les plus grands penseurs
sont ceux qui vendent le plus d’ouvrages ou portent de
belles chemises entrouvertes.
La laïcité intérieure alterne éveil et sommeil, et – tels les
chats – ceux qui la cultivent ne dorment jamais que d’un
œil. Ils sont prêts à réagir à la moindre alerte. La critique la
plus pertinente est, d’ailleurs, celle qui sait allier la distance
et la proximité. Ceux qui ne savent pas mettre une part de
fun dans leur vie risquent fort de sombrer dans une dénon-
ciation moraliste du monstre doux sans se montrer capables
d’en analyser ses multiples aspects, parfois contradictoires b.
La tension interne contenue dans l’expression « monstre
doux » incite d’ailleurs à cette dialectique de la proximité et
de la distance.

a Aspect absent chez Nicolet, pourtant complémentaire. Là encore, dialec-


tisons, camarades !
b Selon moi, il y a moralisme chaque fois que l’émotion ou l’indignation
morale dispense d’une analyse froide, qui tente d’intégrer le plus possible
l’ensemble des interactions qui ont conduit à la situation qui est la source de
l’émotion indignée. La communication de masse contribue grandement à
rendre notre époque extrêmement moraliste, alors que, dans sa grande naï-
veté, la société dominante croit combattre le moralisme.
Ni pute ni soumise. La laïcité intérieure 151

En réalité, presque tout le monde lutte peu ou prou, à


titre personnel et de façon multiforme, à certains moments
de sa vie, contre ce système qui voudrait faire de chacun un
espace de « cerveau disponible ». Mais cela ne signifie nulle-
ment que l’on arrive vraiment à se libérer de l’assujettisse-
ment au monstre doux. Les propos de ceux qui veulent
« émanciper » les autres – les musulmans en particulier –, en
croyant naïvement qu’ils sont eux-mêmes libres, seraient
simplement grotesques s’ils ne les transformaient pas en
petits soldats de cette douceur totalitaire.
L’insistance de Nicolet sur la permanence de l’effort ne
doit rien au hasard : il n’existe aucun lieu où l’on pourrait
vivre dans la quiétude d’une liberté définitivement acquise.
Se libérer est un mouvement, non un état, l’« effort diffi-
cile » doit être quotidien, la conquête de soi sur le soi-
même asservi est une conquête perpétuelle. Et s’il existe des
domaines où l’on s’applique à se libérer du mimétisme
social, il en est d’autres où l’on y cède volontiers.
Alors, pour ne pas avoir à se mettre en question, on vou-
drait qu’il en soit de même de tout un chacun et l’on n’a pas
de mots trop durs pour fustiger ceux qui prennent leurs dis-
tances à l’égard de la douceur totalitaire. Prenons garde,
l’usage intempestif du terme d’« intégrisme » sert aussi à
cela, quand il permet de disqualifier des hérétiques de tous
ordres. Et méfions-nous des indignations formatées et
immédiatement unanimes a.

a Le mouvement des Indignés, entre autres, montre qu’il est possible de mani-
fester d’autres formes d’indignations, individuelles ou collectives.
152 La laïcité falsifiée

Laïcité intérieure et agnosticisme

Si l’on prend les termes de « croyant », « agnos-


tique », « athée » dans leur sens social, la laïcité n’est reliée
de façon privilégiée à aucun d’entre eux. Cependant, la
gymnastique intellectuelle que demande la laïcité inté-
rieure se trouve en affinité avec deux formes d’agnosticisme
qui diffèrent du sens social courant de ce terme : d’une part,
l’agnosticisme méthodologique, d’autre part, l’agnosti-
cisme (relatif, mais nécessaire) sur les sujets où l’on ne peut
acquérir une pensée personnelle.
« Agnosticisme méthodologique », « neutralité axiolo-
gique » : ces expressions signifient qu’une démarche de
connaissance implique de mettre autant que possible entre
parenthèses les jugements de valeur. Cela temporairement.
Un médecin peut être membre d’une association contre la
violence routière, d’autant plus militant que son expé-
rience professionnelle lui donne une compétence et une
expérience en la matière. Cependant, quand il examine un
blessé de la route, il doit le faire avec le même soin qu’il
s’agisse d’une victime ou du responsable de l’accident, à
partir d’un diagnostic en lien avec son savoir et non avec ses
valeurs. La bonne pratique de son métier implique nécessai-
rement qu’il mette entre parenthèses les sentiments moraux
qu’il pourrait éprouver. Selon les moments de son exis-
tence, il est ainsi tantôt engagé, tantôt dégagé, pris dans
une gymnastique intellectuelle analogue à celle que
demande la laïcité intérieure. De la même manière, pour
prétendre à la scientificité, un travail d’historien ou de
sociologue, qu’il porte sur le gaullisme, le christianisme, ou
sur la laïcité, doit s’affranchir de toute notion de « valeur »
morale religieuse. L’étude de la laïcité obéit également à des
Ni pute ni soumise. La laïcité intérieure 153

règles d’objectivité : Micheline Milot a ainsi montré, à


propos du Québec, que des laïcités implicites consistantes
pouvaient exister 5. Il est parfois salutaire d’affronter des
« faits désagréables » – c’est pour Max Weber le point de
départ de l’objectivation. Dans la réalité concrète, « plus de
démocratie ne veut pas forcément dire plus de laïcité, et a
contrario, plus de laïcité n’est pas la garantie d’une plus
grande démocratie 6 ». Il arrive même que la laïcité prenne
une dimension autoritaire ou gallicane, et chercher à faire
abstraction de cette réalité n’y changerait pas grand-chose.
Car l’objectivation ne consiste pas à partager les idées
communes, mais implique, au contraire, de s’en distancer.
Ainsi Weber, chantre de la « neutralité axiologique », prit
parti pour l’élection d’un anarchiste à une chaire d’une
faculté de droit. Selon lui, la mise en cause de la « validité
du droit comme tel », le « fait de se situer en dehors des
conventions et des présuppositions communes » peuvent
permettre de découvrir des perspectives implicites qui
échappent « à tous ceux pour lesquels elles sont par trop évi-
dentes ». Weber conclut : « Le doute le plus radical est le
père de la connaissance 7 . » On se trouve là au cœur de
l’agnosticisme méthodologique.
On aurait tort de croire que cette pratique de l’agnosti-
cisme doive se limiter au travail professionnel du chercheur.
Écoutez le discours social qui circule quotidiennement, vous
constaterez qu’il charrie des propos d’ordre historique ou
parasociologique bardés de certitudes, dont il faut douter si
l’on veut se libérer de la bêtise sociale. En France, la produc-
tion jacobine et bonapartiste des élites par le système des
grandes écoles favorise cet état des choses. On y apprend
fort bien à rédiger des fiches de synthèse qui résument un
154 La laïcité falsifiée

savoir clos établi, mais guère à cultiver la perplexité, le


soupçon a.
De son côté, la communication de masse produit en
permanence de pseudo-vérités par la méthode du passage en
boucle. Tout cela génère un terrible cléricalisme de la pensée
auquel on tend d’autant plus facilement à se soumettre que
le contenu véhiculé est séduisant, percutant. La pratique de
l’agnosticisme méthodologique relie le « laïque » au « laïc »
(c’est-à-dire le non-clerc).
La seconde forme d’agnosticisme s’emboîte sur la pre-
mière. Elle prend sens face à un paradoxe démocratique :
choisir et contrôler les élus suppose d’avoir un point de vue
sur les différents sujets d’intérêt général, de croire que l’on
est au courant d’à peu près tout ce qui est important pour la
vie de la cité.
À cela s’ajoute le fait que l’on se croit membre d’une
société surinformée, sous prétexte que chaque jour, prati-
quement à chaque minute, les nouvelles de l’actualité pla-
nétaire vous parviennent sur des sujets des plus variés, des
frasques de personnalités publiques aux crises financières,
en passant par les résultats des épreuves sportives. Et d’ail-
leurs, si vous ne vous tenez pas au courant de ces événe-
ments, vous vous désocialisez. De toute façon, vous êtes
cernés : « Les Français pensent que… », affirment péremp-
toirement des commentateurs, parce que six cent douze
personnes sur les neuf cent soixante-dix-huit interrogées
ont répondu « oui » à une question volontiers orientée.

a C’est ainsi qu’on ancre solidement dans les esprits un savoir sélectif et
déformé, et que certains ne prennent même plus la peine de vérifier leurs
sources, d’opérer les vérifications minimales relatives aux informations qu’ils
véhiculent. Comment expliquer autrement l’historique spécieux du HCI ?
Ni pute ni soumise. La laïcité intérieure 155

Je refuse bien souvent de me prononcer sur des ques-


tions que je n’ai pas « pensées ». Penser demande du temps,
du travail, une capacité à transpercer les stéréotypes qui cir-
culent socialement sur le sujet en cause. Il ne s’agit pas de
combler un vide de connaissances, plutôt de trouer un
pseudo-savoir, un trop-plein d’idées reçues, de discours
dominants véhiculés, entre autres, par des ouvrages inter-
changeables, produits de consommation de masse, que l’on
croit vite oubliés mais qui, en réalité, façonnent dangereu-
sement les esprits.
Justes au départ, les valeurs communes, parfois bap-
tisées en France « valeurs républicaines », se trouvent dans
leur répétition indéfinie dogmatisées à outrance, quand
elles ne sont pas prises comme alibi d’autres causes moins
reluisantes, ou n’interdisent pas toute pensée propre. Il en
est de même des « gros mots » tels que « intégrisme », ou
« communautarisme », dont on se sert pour transformer
l’interlocuteur en chien de Pavlov, réagissant au réflexe
conditionné et n’écoutant surtout pas ceux qui ont mené de
véritables analyses sur les questions abordées.
Là encore, un cléricalisme de la pensée fabrique de la
crédulité à haute dose. La meilleure réponse consiste à
choisir un problème sur lequel on creuse son sillon, on tra-
vaille suffisamment pour acquérir une pensée un peu per-
sonnelle et débusquer les pièges du « socialement correct ».
On obtient ainsi un levier qui permet de démasquer des
leurres analogues sur d’autres sujets. Pour le reste, une
bonne dose d’agnosticisme est nécessaire. Un peu de luci-
dité induit à penser que son opinion est trop déterminée
pour avoir une quelconque valeur.
156 La laïcité falsifiée

Ni pute ni soumis,
soyez hérétique et résistant

Cette gymnastique intellectuelle, cet effort


d’affrontement avec le trop-plein social de certitudes, pour
pouvoir acquérir de la véritable connaissance et savoir vivre
dans le doute, permet aussi de s’orienter sur les sujets dont
on est loin d’être spécialiste. Car, dans les différents
domaines de la vie en société, la construction sociale de
l’ignorance et celle de la bêtise présentent de nettes ana-
logies. Ainsi, je ne suis guère familiarisé avec le système de
la finance, et les commentateurs des médias, qui se répè-
tent les uns les autres, ne m’aident en rien à le décrypter.
Pourtant, quand je lis les écrits de certains chercheurs
comme Christian Walter, qui montre comment « la finance
a été contaminée par un virus de la pensée qui l’a rendue
immunodéficiente face au risque réel 8 », je comprends
mieux comment les choses fonctionnent car ma propre
réflexion sur la production de l’ignorance et de la bêtise en
matière de laïcité fait que je me retrouve, en bonne part, en
terrain connu. Parallèlement, une lecture attentive de son
texte augmente ma capacité à décrypter comment prospè-
rent des représentations sociales incapables de maîtriser les
défis laïques d’aujourd’hui. C’est ainsi que j’alimente ma
propre compétence sur mon sujet de prédilection.
Et vous, ami lecteur, ne prétendez pas être incapable
d’une démarche de ce type. On vous voudrait « pute »
envers la société dominante : à certains moments, vous indi-
gnant sur ordre, et dans une communion consensuelle ; à
d’autres, au contraire, partageant l’indifférence générale.
On vous voudrait « soumis » à des stéréotypes, intériorisant
et véhiculant quotidiennement les clichés les plus grossiers.
Ni pute ni soumise. La laïcité intérieure 157

De fait, vous vous prêtez souvent au jeu, un peu malgré


vous. Mais il arrive un moment où les vérités trop vite éta-
blies vous apparaissent pour ce qu’elles sont : défigurées,
souillées. Sans l’avoir vraiment voulu, vous devenez plus ou
moins hérétique à l’égard de dogmes socialement obliga-
toires, votre laïcité intérieure vous pousse à sortir des
chemins balisés des doctrines cléricales de tous ordres, pour
débroussailler de nouveaux espaces de pensée et d’art de
vivre.
Karl Marx, dans sa préface de Critique de l’économie poli-
tique, affirme que « l’humanité ne se pose jamais que des
problèmes qu’elle peut résoudre ». C’est assez exact, en tout
cas, des questions dominantes, des questions qui bénéfi-
cient d’une forte visibilité sociale, des questions au pouvoir.
On pourrait même penser que la société ne se pose que les
questions auxquelles elle peut fournir des réponses qui lui
plaisent, ou qui, en tout cas, ne la remettent pas en cause.
Mais, jusqu’à présent, la grandeur de l’humanité a
reposé sur ceux, individus ou groupes, qui ont osé se poser
des questions sans réponses, ceux qui ont pris la liberté (et
eu le courage) de s’aventurer dans des univers plus incer-
tains, et en ont bien souvent payé le prix.
Sans prétendre à l’héroïsme, au moins ne soyons pas
dupes. N’intériorisons pas l’univers mental du monstre
doux. Cultivons la laïcité intérieure. Ne nous laissons pas
duper. Résistons !
Annexes
1 Lettre ouverte de Mouloud Baubérot
à Nicolas Sarkozy

2 Audition de Jean Baubérot


devant la Mission parlementaire
sur le voile intégral
(21 octobre 2009)

3 Sur la loi de 1905


1
Lettre ouverte de Mouloud Baubérot
à Nicolas Sarkozy

(Publiée sur mon blog le 14 décembre 2009)

C
her Nicolas, Mon cher compatriote a,
Tu as écrit une tribune dans Le Monde (9 décembre) qui a
retenu toute mon attention. En effet, tu t’adresses à tes « compa-
triotes musulmans », et c’est mon cas, moi, Mouloud Baubérot,
frère siamois de celui qui tient ce blog.
Comme une lettre ne doit pas rester sans réponse, alors j’ai
décidé, à mon tour de t’écrire. Après tout, toi aussi tu es mon
« compatriote ». Et puis, comme je suis professeur d’histoire en ter-
minale, j’ai l’habitude de corriger des copies.
Nous allons le voir, il y a plein de belles idées dans ta lettre, et
je vais pouvoir te citer souvent.
Mais tu as commis une légère erreur de perspective, qui gâche
un peu ton propos. Et comme cela vous concerne en particulier,
ton frère siamois et toi, permets-moi de la rectifier.

a « Citoyens » pour quelques-uns ou « sujets » pour la plupart, les habitants des


colonies étaient de nationalité française, même s’il s’agissait d’une « nationa-
lité dénaturée », selon l’expression de Pierre Weill (Liberté, Égalité, Discrimina-
tions. L’Identité nationale au regard de l’histoire, Gallimard, 2008, p. 95). J’ai
déjà parlé à plusieurs reprises de cette dualité sujet-citoyen sur mon blog,
notamment dans les notes consacrées au livre de Todd Shepard sur l’Algérie
(1962. Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Payot, 2008).
Cette note ne pouvait pas reprendre tous les problèmes et ne prétendait nul-
lement à une exemplarité de la conduite de la France. Au contraire, la posi-
tion de Sarkozy prend place dans une longue histoire que la France n’a pas
encore affrontée de face.
162 La laïcité falsifiée

Avant, par politesse, il faut que je me présente très briève-


ment. Ma famille provient de Constantine, ville française depuis
1837 et chef-lieu d’un département français depuis 1848. Nous
sommes donc d’anciens Français.
D’autres nous ont rejoints peu de temps après et sont devenus
Français, en 1860, tel les Niçois et les Savoyards a. Nous avons
intégré volontiers ces « nouveaux arrivants » et avons ajouté la
pizza à nos coutumes alimentaires. Et, au siècle suivant, bien
d’autres encore sont venus, puisqu’il paraît qu’un quart des
Français ont au moins un grand-parent « étranger ».
Certains « arrivaient » de l’Europe centrale, bien différente de
notre civilisation méditerranéenne. Mais, comme tu l’écris très
bien, nous sommes très « accueillants », nous autres.
Alors nous avons donc accueilli parmi eux, un certain Paul
Sarkozy de Nagy-Bosca, qui fuyait l’avancée de l’Armée rouge en
1944. Nous sommes tellement « accueillants » que nous avons fait
de son fils, ton frère siamois, immigré de la seconde génération, un
président de notre belle République.
Comment être plus accueillants ? Mais faudrait quand même
pas tout confondre : entre lui et moi, vois-tu, c’est moi qui
accueille, et lui qui est accueilli. Ne l’oublie pas.
Ceci précisé, je suis tout à fait d’accord avec ce que tu écris :
Moi, Mouloud, l’accueillant, j’offre à ton frère siamois et à toi-
même « la reconnaissance de ce que l’autre peut lui apporter ».
Mais je demande, à « celui qui arrive, le respect de ce qui était là
avant vous ».
Et, je vais y revenir, quand les Sarkozy sont devenus français,
le ciel de Paris s’ornait d’une grande mosquée, avec un beau
minaret.
Je suis d’accord, moi Mouloud qui t’accueille, je dois te faire
« l’offre de partager [mon] héritage, [mon] histoire [y compris en

a Un Savoyard m’a d’ailleurs écrit pour me dire qu’il ne manquait jamais de


signaler qu’il était français depuis moins longtemps que les Algériens.
Lettre ouverte de Mouloud Baubérot à Nicolas Sarkozy 163

classe de terminale], [ma] civilisation, [mon] art de vivre ». Tiens, je


t’invite volontiers à venir manger un couscous avec moi !
Mais, naturellement, toi « qui arrives », ou toi dont c’est juste
le père qui est arrivé, je te demande, comme tu l’écris toi-même,
d’avoir « la volonté de [t]’inscrire sans brutalité, comme naturelle-
ment, dans cette société que [tu vas] contribuer à transformer, dans
cette histoire que [tu vas] désormais contribuer à écrire ».
« Sans brutalité » : tu as bien raison, c’est important ça.
Nous, anciens Français, nous ne jouons pas aux matamores,
aux « tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire » ; nous
n’aimons pas trop tout ce qui est « bling-bling ».
Nous aimons, tu le soulignes, l’« humble discrétion » et nous
comptons sur toi pour être exemplaire dans ce domaine. Nous
comptons sur toi, pour, comme tu affirmes que cela doit être le cas
des « nouveaux arrivants », te « garder de toute ostentation et de
toute provocation ».
Car, toi dont le père a fui le totalitarisme, tu dois être bien
« conscient de la chance que [tu as] de vivre sur une terre de
liberté ». Et cela te donne le devoir de n’en supprimer aucune. Or
quand j’apprends certaines de tes décisions, je suis inquiet à ce
sujet.
Contrairement à moi, puisque tu n’es en France que depuis
une seule génération, tu as encore beaucoup de choses à apprendre
quant aux « valeurs de la République [qui] sont partie intégrante de
notre identité nationale ».
Vu ta fonction, il faut que tu l’apprennes vite car « tout ce qui
pourrait apparaître comme un défi lancé à cet héritage et à ces
valeurs condamnerait à l’échec ».
Mais, je ne suis pas inquiet : tu es très doué.
Donc, il suffit que je te précise un peu les choses, notamment
sur la laïcité dont je parle souvent à mes élèves dans mes cours de
terminale, et tu obtiendras une brillante note.
D’abord, la laïcité, ce n’est nullement la « séparation du tem-
porel et du spirituel », comme tu l’écris.
164 La laïcité falsifiée

Cette expression, elle fleure le Moyen Âge, la société de chré-


tienté, bref, l’exact contraire de la société laïque. Comme tu as
publié ta tribune le 9 décembre, jour anniversaire de la « séparation
des Églises et de l’État », ta formule est particulièrement malheu-
reuse.
Le « spirituel » et le « temporel », ce sont des notions théolo-
giques, et cela connotait des pouvoirs. La lutte de l’empereur et du
pape, c’était la lutte du « pouvoir temporel » pour s’imposer face au
« pouvoir spirituel ». Deux souverainetés.
En laïcité, seul le « peuple » est souverain et, en conséquence,
le seul « pouvoir » est le pouvoir politique qui émane de lui. Le
pouvoir, écrit Max Weber, a « le monopole de la violence légi-
time » : il peut réprimer par la loi.
La religion n’est pas sur le même plan. Et peut avoir, elle,
autorité, si l’on est convaincu de sa validité. Mais elle ne doit pas
disposer de pouvoir.

Bon, la première leçon étant apprise, passons à la seconde.


Elle concerne aussi la laïcité.
Tu fais preuve d’une curieuse obsession des minarets et tu
sembles assez ignorant à ce sujet.
Pour être concret, je vais te raconter l’histoire de France en la
reliant à ma propre histoire d’ancien Français, du temps où toi, tu
ne l’étais pas encore.
Pendant la guerre 1914-1918, mon arrière-grand-père est
mort au front, comme, malheureusement, beaucoup de Français,
de diverses régions : Algérie, Savoie, ou Limousin, « petite patrie »
de mon frère siamois.
Mais si je te raconte cela, ce n’est pas pour me cantonner dans
la petite histoire, celle de ma famille, c’est pour rappeler l’Histoire
tout court.
Car nous avons été environ cent mille, oui cent mille,
musulmans à mourir ou à être blessés au combat pour la France.
Lettre ouverte de Mouloud Baubérot à Nicolas Sarkozy 165

Nous étions déjà tellement « arrivés » en France, que nous y


sommes morts ! Et que les « tirailleurs maghrébins […] se forgèrent
lors de cette guerre la réputation de troupe d’assaut par excel-
lence 1 ».
Ces combats avaient lieu dans cette partie de la France appelée
« métropole ». Ma famille y était venue, à cette occasion, et elle y
est restée. À Paris, précisément.
Comme nous commencions à être assez nombreux, et prove-
nant, outre la France, de différents pays, la République laïque a eu
une très bonne idée : construire une mosquée, avec un beau
minaret, bien sûr.
Elle avait décidé, en 1905, de « garantir le libre exercice du
culte » (article 1 de la loi de Séparation). « Garantir », c’est plus que
respecter. C’est prendre les dispositions nécessaires pour assurer
son bon fonctionnement.
Pourquoi passes-tu tant de temps, dans ton texte, à nous
parler des minarets ? Cela n’a vraiment pas été un problème. Bien
au contraire.
Et pourtant, ils étaient très laïques, tu sais, plus laïques que
toi, mon cher chanoine, les rad’soc (radicaux-socialistes), les
Édouard Herriot, ou Léon Bourgeois (un des « pères » de la morale
laïque) qui ont pris la décision de consacrer des fonds publics à la
construction de cette mosquée, de ce minaret.
Tu sais, j’aime bien fréquenter les bibliothèques. J’y ai trouvé
un ouvrage d’un historien qui retrace l’histoire de cette construc-
tion. Et c’est fort intéressant.
« Il est à remarquer, écrit son auteur, Alain Boyer, que per-
sonne n’a soulevé à l’époque le problème de la compatibilité de
cette subvention avec l’article 2 de la loi de 1905, concernant la
séparation des Églises et de l’État qui dispose que la République ne
reconnaît ni ne subventionne aucun culte ; il aurait pu d’ailleurs
être répondu que l’État ne finançait que la partie culturelle, l’ins-
titut, et non pas la mosquée proprement dite, c’est-à-dire le lieu de
culte 2. »
166 La laïcité falsifiée

« Il aurait pu être répondu » : Donc c’est plus tard que l’on a


justifié ainsi les subventions de l’État et de la Ville de Paris. Sur le
moment, on s’est contenté de trouver cette construction nulle-
ment incompatible avec la loi de Séparation.
Tellement peu incompatible que non seulement elle n’a pas
été évoquée, mais que le rapport de la Commission des finances
présenté par Herriot (en 1920) évoque explicitement la mosquée
en même temps que la bibliothèque et la salle de conférences.
« Le financement d’un lieu de culte par la République, pré-
cise l’historien Michel Renard, fut donc voté en toute conscience,
malgré la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. On
parla surtout de la reconnaissance de la France pour l’indéfectible
loyauté de ses fils musulmans 3. »
Comment conciliait-on cela avec la loi de 1905 ? On en est
réduit à des suppositions.
Une me semble fort plausible, on a raisonné par analogie : en
effet la conséquence de l’article 1 de la loi de 1905, de sa garantie
du libre exercice des cultes avait été double : d’une part la mise à
disposition gracieuse (donc manque à gagner par absence de
loyer !) des édifices du culte existants en 1905 et propriété publique
(des milliers et des milliers !), mise à disposition aux religions cor-
respondantes à ces édifices (et on y a ajouté presque tout de suite
le droit de faire des réparations sur fonds publics) ; d’autre part, la
possibilité (prévue dans l’article 2 lui-même) de payer des aumô-
niers pour garantir le libre exercice du culte dans les lieux clos :
hôpitaux, prisons, armée, internats des lycées…
On s’est dit : étant donné tout ce que l’on consent financiè-
rement pour garantir l’exercice des cultes catholique, juif, protes-
tant, c’est bien le moins de donner des subventions publiques pour
une grande mosquée et son minaret !
D’ailleurs le père de la loi de 1905, Aristide Briand, avait dit à
son propos : « En cas de silence des textes ou de doute sur leur
portée, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la
pensée du législateur. »
Lettre ouverte de Mouloud Baubérot à Nicolas Sarkozy 167

De plus, et je vais t’étonner, Nicolas, les laïques, ils aimaient


bien les minarets. Lors de la détermination de la qibla (direction de
La Mecque), en mars 1922, de la grande mosquée, le représentant
du gouvernement, Maurice Colrat, a prononcé un très beau dis-
cours. Il a déclaré notamment : « Quand s’érigera, au-dessus des
toits de la ville, le minaret que vous allez construire, il montera vers
le beau ciel de l’Île-de-France qu’une prière de plus, dont les tours
catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses. »
Et tous les dirigeants et militants laïques présents l’ont cha-
leureusement applaudi. Ils étaient comme cela, les laïques : ils assu-
maient, mais ne voulaient pas « valoriser » les « racines chrétiennes
de la France ».
Ils estimaient, au contraire, que le pluralisme religieux faisait
partie de son histoire, de son identité nationale laïque. Et plus il y
avait de prières différentes, plus ils étaient contents.
Le 15 juillet 1926, la grande mosquée a été inaugurée en pré-
sence de ton prédécesseur, Gaston Doumergue, le président de la
République.

J’ai plein d’autres choses à t’écrire à propos de ton discours.


Mais la bonne pédagogie veut que l’on ne cherche pas à en dire
trop en une seule fois.
Pour le moment, assimile bien ces deux premières leçons.
Écris-nous vite une seconde tribune qui rectifie le tir. Et on
reviendra ensuite sur le « communautarisme » notamment, car là
(en un seul mot ?), il y a aussi quelques petites choses à reprendre.

Ton cher compatriote,


Mouloud Baubérot (PCC : Jean Baubérot).
2
Audition de Jean Baubérot
devant la Mission parlementaire
sur le voile intégral

(21 octobre 2009)

M esdames, Messieurs les membres de la Mission


d’information,

Je voudrais d’abord vous remercier de m’avoir invité à


m’exprimer devant vous. Comme vous avez pu le lire sur mon cur-
riculum vitae, je suis historien et sociologue de la laïcité et, préci-
sion qui ne figure pas sur le CV, j’ai fondé la première (et à ce jour
unique) chaire de l’enseignement supérieur consacrée à ce sujet.
Cela me conduit à étudier, entre autres, les relations entre
politique et religion, les représentations sociales et leurs significa-
tions symboliques, dans une perspective sociologique et histo-
rique. L’histoire n’étant pas seulement l’étude du passé, mais de
l’historicité d’une société, des traces historiques présentes dans
l’aujourd’hui et des changements qui s’opèrent dans le temps.
L’historien s’intéresse aussi au devenir social.

Mon propos consistera donc à vous donner une position


citoyenne, fondée sur un savoir universitaire, malheureusement
forcément très allusif dans le temps imparti.
Votre Commission travaille sur un sujet complexe, qui met en
jeu de nombreux éléments. Le savoir disponible sur le voile inté-
gral montre que celles qui le choisissent le relient à une
170 La laïcité falsifiée

contestation, une prise de distance maximale, un refus de la


société. Une société qui refuserait d’être critiquée ne serait plus
démocratique, pour autant le voile intégral n’est certainement pas
la bonne manière de mener une mise en question.
Partons d’un constat : le port du voile intégral provient de
plusieurs raisons, conjointes ou non :
– Il peut signifier, explicitement ou implicitement, que la
société est ressentie comme une menace, dont il faut se protéger au
maximum.
– Il peut constituer une façon d’affirmer, avec une visibilité
hypertrophiée, une identité radicale face à ce qui est perçu comme
une uniformisation sociale, un primat de la logique de l’équiva-
lence sur des valeurs morales et religieuses.
– Il peut manifester une volonté de « retour aux origines »,
liée à une lecture littéraliste de textes sacrés, séparer le « pur », c’est-
à-dire ceux qui seraient les vrais croyants, et l’« impur », l’ensemble
de la société.
– Il peut également être une manière extrême de retourner un
stigmate face à des discriminations ressenties.
– Enfin, puisque le voile intégral est un vêtement de femmes
(des hommes ayant d’autres signes distinctifs), ce voile intégral
conteste le fait que, dans les sociétés démocratiques modernes, les
rôles masculins et féminins doivent être interchangeables.
– D’autre part, il refuse radicalement ce qui apparaît comme
l’hypersexualisation de la femme liée à la communication de
masse, à l’importance de la marchandisation dans les sociétés
modernes.
Ces dernières raisons sont sans doute encore plus importantes
quand le voile intégral est subi.
Mais, même choisi, le voile intégral se fourvoie.
Ainsi, un refus du risque d’uniformisation sociale conduit, là,
à porter un uniforme intégral. Cela est fort différent du fait de
manifester son identité par tel ou tel signe : par le port du voile
intégral, on englobe sa personne dans une seule identité, on
Audition de Jean Baubérot devant la Mission parlementaire sur le voile… 171

gomme, autant que faire se peut, ses autres caractéristiques person-


nelles, on efface son individualité.
Plusieurs personnes que vous avez auditionnées ont insisté, à
juste titre, sur l’importance du visage, le visage est une présenta-
tion de soi à autrui, une façon de conjuguer l’appartenance à la
société, la relation à l’autre et l’individualité. Pour autant, le voile
intégral n’est pas la seule dérive allant dans ce sens, ainsi l’addic-
tion au virtuel peut être considérée de manière assez analogue. De
même l’hypertrophie accordée par certains aux « racines » permet
une séparation symbolique avec d’autres peuples engagés avec
nous dans la construction de l’avenir.
Par ailleurs, le souci de la pureté se manifeste aujourd’hui de
façons multiples, dans diverses croyances religieuses et non reli-
gieuses. Une certaine façon de mettre en avant la laïcité participe
même de cette logique. Et, vous le savez, le refus d’accorder aux
femmes les mêmes possibilités de rôles sociaux qu’aux hommes,
est l’objet de nombreuses stratégies souvent implicites et subtiles,
d’autant plus efficaces.
La recherche souvent exacerbée de l’identité, le désir parfois
quasi obsessionnel de purification sont des réponses, qui aboutis-
sent à des impasses, voire à des caricatures de ce que l’on prétend
combattre.
Il s’agit donc de fausses réponses à des difficultés, voire des
souffrances réelles rencontrées par beaucoup de personnes dans la
société d’aujourd’hui. Le voile intégral en est un signe particulière-
ment visible, mais très minoritaire.

La laïcité est régulièrement invoquée face au voile intégral.


Les exigences de laïcité sont, en fait, très différentes suivant les sec-
teurs de la société. Permettez-moi d’effectuer brièvement quelques
rappels qui, indirectement ou directement, concernent notre sujet.
La première et la plus forte exigence de laïcité concerne la
République elle-même, qui doit être indépendante des « religions
et des convictions » philosophiques particulières, n’en officialiser
172 La laïcité falsifiée

aucune, assurer la liberté de conscience et l’égalité dans l’exercice


du culte.
L’application de ces principes connaît toutefois, en France,
certaines dérogations. Ainsi, en Alsace-Moselle, malgré l’article 2
de la loi de 1905, il existe trois « cultes reconnus » : catholicisme,
judaïsme, protestantisme. Les lois de séparation elles-mêmes,
votées de 1905 à 1908, prévoient une mise en pratique accommo-
dante, puisque (entre autres) elles autorisent la mise à disposition
gratuite et l’entretien d’édifices du culte existant alors.
Mais l’islam n’était pas présent dans l’Hexagone. Et, sans
intention discriminatrice, la République peine pourtant à réaliser
l’égalité entre religions, au détriment de l’islam.
Malgré certains progrès, elle est encore loin d’y parvenir.
La deuxième exigence de laïcité concerne les institutions où
des actes de prosélytisme ne sont pas autorisés. Dans son Avis de
1989, le Conseil d’État interdisait un port ostentatoire de signes
religieux à l’école publique qui serait lié à des manifestations de
prosélytisme, mais tolérait un port ne s’accompagnant pas de
comportements perturbateurs.
La loi de mars 2004 est allée plus loin, pour l’enseignement
primaire et secondaire, mais – et c’est révélateur – pas pour l’Uni-
versité où les personnes sont majeures. Elle a donc introduit une
dérogation, dont les effets se sont avérés ambivalents puisque cela
a notamment induit un processus de création d’écoles privées à
« caractère propre » musulman.
On peut être attaché à la liberté (républicaine) de l’enseigne-
ment et s’interroger sur les conséquences paradoxales d’une loi
« de laïcité » dont un des effets consiste à favoriser l’enseignement
privé confessionnel. Cela montre en tout cas que les conséquences
d’une loi ne sont jamais univoques et que certaines n’ont pas été,
sur le moment, forcément totalement prévues.
Un troisième secteur de la société est l’espace public de
la société civile, qui est à la fois un prolongement de la sphère
privée et un lieu de débat, de pluralisme, de grande diversité
Audition de Jean Baubérot devant la Mission parlementaire sur le voile… 173

d’expressions. Là, l’exigence principale de la laïcité consiste à


assurer la liberté. Liberté et pluralisme dont nous avons une
conception plus large qu’il y a cinquante ans.

Est-ce à dire, pour autant qu’il n’y ait aucune exigence de laï-
cité dans cet espace public de la société civile, et dans la sphère
privée ? Je ne le pense pas. Le Préambule de la Constitution donne
les principes qui forment l’idéal de notre République, parmi les-
quels l’égalité des sexes.
Chacun sait bien qu’il y a une distance entre réalité idéale et
réalité empirique. L’objectif consiste à agir sans cesse pour réduire
cette distance. Comment le faire ? Il est nécessaire d’opérer une dis-
tinction entre l’irréversible et le réversible.
L’irréversible atteint l’individu dans sa chair, dans son être
même. Il induit une sorte de destin. La puissance publique doit
empêcher, autant que faire se peut, l’irréversible de se produire
pour que les individus qui le subiraient ne se trouvent pas marqués
à vie, pour qu’ils puissent avoir librement des choix personnels.
L’excision constitue un exemple type d’irréversible. La loi peut
contraindre et réprimer.
Pour le réversible, le respect de la liberté individuelle est une
priorité, priorité limitée seulement par un trouble manifeste à
l’ordre public démocratique ou par une atteinte fondamentale aux
droits d’autrui.
Le réversible concerne l’extérieur de la personne : ainsi,
quelque couverte ou découverte qu’elle soit, il s’agit non pas d’elle-
même mais d’une image qu’elle donne à voir à un moment précis.
Les vêtements, on les met et on les ôte, ils ne vous collent pas à la
peau. On peut changer d’avis et décider de se vêtir autrement si
l’on est convaincu que ce changement est souhaitable.

Depuis longtemps, la sagesse des nations a émis un constat


d’une portée sociologique indéniable : « L’habit ne fait pas le
moine. » Cela nous invite à ne pas nous montrer mimétiques : ce
174 La laïcité falsifiée

n’est pas parce qu’une personne s’enferme dans un uniforme inté-


gral, qu’il s’agisse d’une carmélite ou d’une musulmane, qu’il faut
porter sur elle un regard identique, un regard qui dissoudrait son
individualité dans son uniforme, sa tenue.
Il faut, au contraire, séparer son être et son paraître. Il faut agir
avec la conviction que, comme toute personne humaine, elle pos-
sède de multiples facettes, et peut activer celles que, pour une
raison ou une autre, elle met actuellement sous le boisseau. Et,
comme au billard, cet objectif ne s’atteint pas en ligne droite.
Entre le permis et l’interdit, existe le toléré, où l’on combat
par la conviction et l’exemplarité, où l’on agit au cas par cas, pour
veiller à ne pas être à terme contreproductif. Pour ce qui est réver-
sible, réglementer, quand certaines nécessités de la vie publique
l’exigent, est beaucoup plus approprié que légiférer.
Améliorer le dispositif social pour lutter contre des tenues
subies est également important.
Mais une loi qui conduirait celles qui subissent le port du voile
intégral à ne plus pouvoir se déplacer dans l’espace public induirait
une situation pire que la situation actuelle. Et, pour le voile intégral
choisi, contraindre irait le plus souvent à l’encontre de convaincre,
or il s’agit essentiellement de convaincre.
Pour ceux qui veulent convaincre et sont bien placés pour le
faire, je pense notamment à l’immense majorité de nos conci-
toyens musulmans opposés au voile intégral, le pouvoir coercitif
de la loi risquerait fort de se révéler un allié désastreux. N’étant pas
comprise, s’ajoutant à une situation la plupart du temps difficile,
cette coercition augmenterait fortement un ressenti victimaire,
dont nous savons qu’il a, par ailleurs, ses raisons.
Ce ressenti victimaire, et c’est là une raison fondamentale
d’être à la fois résolument contre le voile intégral et contre une loi,
dépasserait très largement le petit nombre de celles et ceux qui sont
favorables au port de cette tenue. Il faut se montrer très attentif au
fait qu’une éventuelle loi serait la seconde loi qui, au niveau du
Audition de Jean Baubérot devant la Mission parlementaire sur le voile… 175

symbolique, quoique l’on en dise, semblerait viser l’islam, même si


ce n’est pas du tout ce que vous souhaitez faire.
Une telle dynamique législative créerait un engrenage dont il
serait très difficile ensuite de se défaire. L’idée fausse qu’une société
laïque est « antimusulmane » se renforcerait auprès de beaucoup
de musulmans, et notamment de musulmanes aujourd’hui
opposées au port du voile intégral. Inversement, les éléments anti-
musulmans de la société française ne se priveraient pas d’y voir un
encouragement et de donner une interprétation extensive de cette
nouvelle loi, comme certains l’ont déjà fait, malheureusement,
pour la loi de 2004.
La spirale infernale de la stigmatisation, des discriminations
au prénom ou au faciès, et de la radicalisation manifesterait que
rien n’est résolu, au contraire. Une troisième loi apparaîtrait à ce
moment indispensable à certains. Mais cela ne ferait qu’empirer les
choses. Alors une quatrième loi serait réclamée…

Un tel scénario catastrophe n’a rien d’invraisemblable. Il s’est


déjà produit, juste après l’affaire Dreyfus, avec la lutte anticongré-
ganiste. Radicalisant les positions en présence, chaque mesure en
appelait une autre, plus forte. Ce combat se prévalait des valeurs
de la République, de la défense de la liberté, de l’émancipation
citoyenne.
Les colloques qui ont eu lieu cent ans après ces événements
montrent que le jugement des historiens, quelles que soient leurs
orientations par ailleurs, est tout à fait différent. Ce désir de « laï-
cité intégrale », c’est ainsi qu’on la nommait à l’époque, risquait
d’entraîner la République à sa perte et ne pouvait avoir des résultats
émancipateurs. Et les historiens ont loué Aristide Briand d’avoir
changé le cap, d’avoir rétabli une laïcité « de sang-froid ».
La « laïcité roseau » est plus solide qu’il n’y paraît, plus apte à
affronter des tempêtes qu’une pseudo-« laïcité chêne », qui séduira
par son aspect massif, alors que cet aspect constitue précisément sa
faiblesse.
176 La laïcité falsifiée

Déjà, d’après le travail de terrain que j’ai pu effectuer, la nomi-


nation d’une Commission, dont le titre cible uniquement le pro-
blème du voile intégral, a rendu plus difficile son désaveu par des
musulmans. Elle a engendré un effet systémique où se manifeste
parfois une solidarité entre victimes. Elle a, enfin, alimenté des
craintes de rejet.
Certes, votre Commission aura sans doute à cœur de pro-
poser des mesures plus générales mais le précédent de la Commis-
sion Stasi, et la déception de certains de ses membres face à la suite
unilatérale qui lui a été donnée, peuvent faire redouter une
fâcheuse répétition.
Certains ne manqueront pas de dire qu’il aurait été plus utile
de rechercher la réalisation des propositions de la Commission
Stasi que de les oublier et de se focaliser sur la seule question du
voile intégral.
Pour renforcer la relation de confiance qui doit exister entre
la République et ses citoyens musulmans, pour isoler l’extrémisme
et, ainsi mieux le combattre, il me semble que vous devriez, dès
maintenant, prendre l’initiative audacieuse de transformer votre
Commission en commission de réflexion sur l’ensemble des pro-
blèmes liés à la diversité de la société française.
Si cette diversité n’est pas un fait totalement nouveau, son
ampleur est le signe d’une mutation de notre société, comme d’ail-
leurs d’autres sociétés démocratiques modernes, dans un contexte
international troublé. Il n’est pas surprenant que cela s’accom-
pagne de tensions, de tâtonnements, d’incertitudes et même de
craintes.
Aux représentants de la nation de tracer des voies d’avenir.

Je vous remercie de votre attention.


3
Sur la loi de 1905

Q uand on invoque la laïcité en France, la réfé-


rence (et la révérence) à la loi de 1905 est devenue rituelle depuis
la célébration de son centenaire. Cela constitue un progrès car, de
1989 à la veille de 2005, la laïcité française a été plutôt référée à la
Révolution française, dans le mouvement des célébrations du
bicentenaire, et en lien avec l’idéologie de ceux qui se sont
nommés « philosophes républicains ». Or c’était commettre une
double erreur.
D’abord si la Révolution a proclamé des principes laïques (ce
qui est très important), et instauré un certain nombre de mesures
laïques, elle n’a pas réussi à rompre la collusion entre politique et
religion. Ses diverses politiques religieuses ont été autant d’échecs,
y compris la séparation de 1795, qui a coexisté avec le maintien de
cultes révolutionnaires plus ou moins officiels, et n’a pas empêché
une reprise de la persécution à partir de 1797. La Fédération natio-
nale de la libre-pensée a réédité l’étude du grand historien Albert
Mathiez 1 montrant que les révolutionnaires « eurent la passion de
l’unité, passion romaine et catholique ». Il n’y avait « pas de place
dans une telle société pour l’État laïque et neutre. […] Si la Révolu-
tion française en a préparé l’avènement, ce fut de très loin et par
voie de conséquence indirecte ». On ne saurait mieux dire.
Ensuite, la référence à la Révolution a mis souvent au centre
de son propos la figure emblématique de Condorcet. Celui-ci
178 La laïcité falsifiée

mérite, certes, de figurer parmi les précurseurs de la laïcité. Mais en


l’invoquant, on a oublié deux faits. Le premier est que Condorcet
était Girondin et antijacobin. Or la référence à Condorcet s’est
étroitement mêlée à une exaltation des valeurs jacobines, sans que
l’on nous explique comment on effectue une articulation aussi
contradictoire. La seconde, c’est que, victime de la révolution elle-
même, Condorcet n’a jamais pu appliquer ses idées, qui n’ont
donc pas été confrontées à l’épreuve du réel 2.

Une loi « plus célèbre que connue »

Il est donc plus solide de se référer à la loi de 1905


qu’à la Révolution. À condition de connaître un minimum cette loi
et de ne pas lui faire dire n’importe quoi. Or la loi de 1905 est plus
célèbre que véritablement connue. Je me demande si beaucoup de
ceux qui l’invoquent de façon incantatoire seraient capables de
donner le contenu ne serait-ce que de dix de ses quarante-quatre
articles. Certains concernent des problèmes techniques qui se sont
posés avec la fin du régime Concordat-cultes reconnus. Son auteur
principal, Aristide Briand (1862-1932), la modifie d’ailleurs, dès
janvier 1907, dans une autre loi, ce qui montre qu’il ne la considère
pas comme un dogme. Elle a subi ensuite plusieurs modifications,
si bien que, quand on la reproduit, il faut toujours se demander s’il
s’agit de la loi originelle ou bien de la loi avec ses modifications, et
telle qu’elle s’applique aujourd’hui.
Autre précision, la loi est bien celle de séparation « des Églises
et de l’État », et non « de l’Église et de l’État », comme cela est sou-
vent dit ou écrit par des journalistes et des personnalités politiques.
Le pluriel est important. Le terme « Église » au singulier (et encore
plus l’expression l’« Église de France », que l’on trouve sous cer-
taines plumes) met à part l’Église catholique. Dans la conscience
collective, on tend souvent à faire du catholicisme le critère de légi-
timité en matière religieuse.
Sur la loi de 1905 179

Il faut aussi noter que le terme « Églises » est pris dans un sens
générique d’organisation religieuse, puisque la loi sépare le culte
israélite de l’État, tout comme les cultes protestants luthérien et
réformé et le culte catholique. Il aurait été plus juste de parler de
la séparation des « cultes » et de l’État. Dans la loi elle-même, il est
question des « cultes », et non des « Églises ». Depuis la Révolu-
tion française, le terme de « cultes » est utilisé pour désigner les
« religions » (au pluriel). En effet, sous l’Ancien Régime, « religion »
renvoyait exclusivement au catholicisme (même pendant l’Édit de
Nantes, on parlait de « la RPR », la religion prétendue réformée).
Ce qui importe le plus, c’est la philosophie politique de la loi,
et notamment la manière dont elle rompt avec le gallicanisme, sys-
tème politico-religieux progressivement mis en place par la
royauté française et, d’une certaine manière, pérennisé, avec des
inflexions nouvelles, par la Révolution et par Napoléon Bonaparte.

Gallicanisme et conflit des deux France

Nous l’avons vu a, le gallicanisme comporte classi-


quement trois aspects.
D’abord, et fondamentalement, la doctrine gallicane donne le
droit au politique (le roi, le Parlement d’Ancien Régime…) d’inter-
venir dans les affaires de l’Église catholique en France.
Ensuite, ce droit implique de limiter le plus possible l’ingé-
rence du Saint-Siège dans la vie du catholicisme français.
Enfin, ce droit d’intervention se complète par un devoir de
protection : les clercs jouissent de privilèges et le pouvoir poli-
tique doit réprimer l’« hérésie », la contestation ad intra ou ad extra
du pouvoir ecclésiastique. Il constitue le bras armé de l’Église.
Ce dernier devoir, suspendu un temps à la suite de l’Édit de
Nantes (1598) qui accorde certains droits aux protestants réformés

a Voir p. 53.
180 La laïcité falsifiée

français, reprend de plus belle avec la déstructuration progressive


de cet Édit, puis sa révocation complète en 1685. Entrecoupée
d’arrêts, la persécution des protestants se perpétue jusque dans les
années 1760-1770, malgré la mutation culturelle que représente le
développement des Lumières. On sait que Voltaire écrit en 1763
son Traité de la tolérance pour protester contre l’« affaire Calas »,
du nom d’un homme mis à mort, victime d’un déni de justice
parce que protestant. Un libre-penseur, le Chevalier de La Barre est
également exécuté pour avoir refusé de s’incliner devant le Saint
Sacrement. Les jansénistes catholiques sont, de leur côté, pour-
chassés.
La Révolution française accentue les deux premiers aspects de
ce gallicanisme séculaire avec la Constitution civile du clergé
(1790), par laquelle le politique réorganise l’Église catholique et
change son ecclésiologie sans consulter le pape et malgré l’opposi-
tion de l’épiscopat. Mais elle rompt avec le troisième en procla-
mant la « liberté de culte » (Constitution de 1791 alors que la
Déclaration de 1789 ne parlait que de la liberté des « opinions
mêmes religieuses »). Cependant, rapidement toutes les religions
sont réprimées (1793), dénoncées comme sources de « fanatisme »
et de « superstition » (ce qui est une manière de les considérer
comme des « hérésies ») et des cultes révolutionnaires officiels
émergent. Il vient d’être question de la tentative de séparation de
l’Église et de l’État en 1795, qui échoue également.
Ces échecs engendrent ce que l’on appelle le conflit des deux
France que Napoléon Bonaparte tente de dépasser. Sa politique
religieuse complexe mêle :
– un accord avec le pape (Concordat de 1801) ;
– la mise en place d’un système pluraliste fermé de « cultes
reconnus » (1802-1808) où, outre le catholicisme, les protestan-
tismes luthérien et réformé et le culte israélite se trouvent à la fois,
selon l’optique gallicane, protégés et contrôlés par l’État. Cette pro-
tection se manifeste de deux manières : l’atteinte aux cultes
Sur la loi de 1905 181

reconnus peut constituer un délit a et le clergé de ces cultes est


salarié par l’État ; ce système élargit donc à plusieurs religions le
maintien d’une emprise gallicane du pouvoir politique (Articles
organiques de 1802). Le contrôle exercé implique le loyalisme du
clergé des cultes reconnus envers le gouvernement et la limitation
de leur liberté. Une autorisation était ainsi par exemple nécessaire
pour circuler hors de son espace pastoral ou pour tenir des réu-
nions ;
– enfin, un certain désengagement de l’État à l’égard de la
religion : en 1804, le code civil des Français sépare la loi civile et
les normes catholiques. Les religions assurent une socialisation
morale mais la loi est déjà, pour l’essentiel, laïcisée.
Cette politique religieuse nécessite un pouvoir fort, or en
soixante ans, de 1815 à 1875, la France connaît successivement
cinq régimes politiques. Dans ce contexte, le conflit des deux
France, s’il n’est pas physiquement violent comme sous la Révolu-
tion, rebondit, au plan idéologique, entre une France anticléricale
se réclamant des valeurs de 1789, et une France cléricale, pour qui
le catholicisme constitue l’« âme » de la nation. Les deux forces en
présence se trouvent en affinité avec deux visions politiques diver-
gentes, républicaine et monarchique.
L’instauration du « suffrage universel » (en fait masculin), en
1848, radicalise l’enjeu. Ce conflit politico-religieux atteint une
intensité particulière dans les années 1870. Dès lors, l’installation
au pouvoir des républicains au tournant des années 1870-1880,
consacre le triomphe de la France anticléricale sur la France cléri-
cale. Pour que cette réussite soit stable et que la République soit
définitivement établie en France, l’emprise politico-sociale du
catholicisme doit être fortement diminuée.

a Ainsi, la propagation de la Bible par des colporteurs protestants pouvait être


considérée comme une atteinte au culte reconnu catholique (à l’époque, un
laïc catholique devait, en principe, avoir l’aval de son évêque pour pouvoir
lire la Bible, et il était tenu de la lire dans une édition catholique).
182 La laïcité falsifiée

Les mesures prises sont anticléricales sans être antireligieuses


pour autant. Elles favorisent, au contraire, la liberté de ceux qui ne
partagent pas les vues officielles de l’Église catholique. Ainsi la dis-
tribution de la Bible par des sociétés protestantes ne risque plus
d’être réprimée. Les « cultes non reconnus », qui ont encore vu cer-
tains de leurs offices interdits sous le Second Empire et au début
des années 1870, peuvent tenir tranquillement leurs cérémonies
religieuses. Le rétablissement du divorce, en 1884, constitue une
liberté nouvelle pour les protestants, les juifs, les libres-penseurs,
ainsi que pour les nombreux catholiques qui ne partagent pas for-
cément les vues de leur hiérarchie sur ce point. De même, des lois
sur les cimetières permettent aux libres-penseurs de pouvoir se
soustraire, au moment de leur mort, au rituel des derniers sacre-
ments, et aux personnes converties au protestantisme, excommu-
niées, ou considérées comme « de mauvaise vie », de ne plus être
enterrées dans la partie du cimetière appelée « terre maudite ».
Dans bien des cas, l’affaiblissement du pouvoir de l’Église catho-
lique équivaut donc à un élargissement des libertés.
Enfin, comme cela a été indiqué a, l’Église catholique elle-
même profite largement des lois sur les libertés de la presse, de réu-
nion, syndicale et même (hormis les congrégations) d’association.
En fait, plus qu’à une véritable diminution de l’influence du catho-
licisme, on assiste alors à un déplacement de son espace social :
même si le système concordataire n’est pas encore rompu, le lien
entre l’État et l’Église catholique se relâche ; en revanche, le catho-
licisme constitue alors une part importante de la société civile, qui
s’épanouit grâce aux libertés nouvelles.

a Voir p. 51 sq.
Sur la loi de 1905 183

La loi de 1905 ; rupture


avec le gallicanisme

Après l’épisode de la recherche d’une « laïcité inté-


grale » (1900-1904), qui suit l’affaire Dreyfus a, un tournant est pris
et la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905
rompt avec les trois aspects du gallicanisme.
L’article 1 de la loi indique : « La République assure la liberté
de conscience » et « garantit le libre exercice des cultes » sous les
seules restrictions, indiquées par la loi elle-même, d’un « ordre
public » démocratique. Le droit d’intervention et de contrôle du
pouvoir politique sur la religion est donc supprimé. La religion
rentre, pour l’essentiel, dans le droit commun d’une société démo-
cratique.
L’article 2 indique : « La République ne reconnaît, ne salarie
et ne subventionne aucun culte. » C’est la fin de ce qui restait du
devoir de protection de l’État envers la religion, concrétisée depuis
1802 par l’existence de « cultes reconnus » (d’où cette expression
technique : « la République ne reconnaît aucun culte »). Mais si
l’État n’a plus de devoirs envers la religion, il s’impose, en
revanche, des devoirs envers la liberté religieuse : l’article 2 lui-
même précise que la puissance publique peut engager des
« dépenses relatives à des services d’aumônerie […] destinées à
assurer le libre exercice des cultes dans des établissements publics
tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prison ». On
ajoutera bientôt l’armée. En outre, les articles 12 à 17, qui régis-
sent l’attribution des édifices religieux, propriétés publiques depuis
la Révolution, ou construits au XIXe siècle avec l’argent public (la
plupart des églises catholiques, environ la moitié des temples et un
tiers des synagogues), vont dans le même sens. Ces édifices de culte
sont, en effet, dévolus gratuitement aux « associations cultuelles »
(c’est-à-dire aux associations chargées d’assurer l’exercice du culte)

a Qui était une religion civile implicite : voir p. 47.


184 La laïcité falsifiée

qui se créeront en conformité avec la loi. Un amendement qui pro-


posait un prix de location fut repoussé par 475 voix contre 98.
L’article 4 indique que ces associations se formeront « en se
conformant aux règles d’organisation générale de l’exercice du
culte dont elles se proposent d’assurer l’exercice ». La formulation
est un peu technique, l’enjeu est cependant essentiel, et cet article
provoque de vives tensions entre républicains laïques. Avec
l’article 4, la fin de l’intervention du pouvoir politique entraîne la
renonciation à un « catholicisme éclairé » français disposant d’une
relative autonomie à l’égard du Saint-Siège, ce que désiraient pour-
tant certains catholiques eux-mêmes. Autrement dit, si la majorité
d’une paroisse catholique ou un curé souhaitent se détacher de la
hiérarchie, leur association cultuelle ne peut bénéficier du bâti-
ment église ; celui-ci revient à un curé resté « fidèle à Rome ». La loi
de Séparation marque la fin des espoirs d’un catholicisme gallican
et républicain autonome à l’égard de la papauté.
D’autres aspects de cette loi montrent aussi qu’elle est politi-
quement libérale et religieusement accommodante. Ainsi un
amendement visant à supprimer la référence religieuse de certains
jours fériés est repoussé par 466 voix contre 60 ; de même, un
amendement rendant obligatoire le fait d’être français pour pou-
voir accéder à la fonction de ministre du Culte ne recueille que
63 voix ; 460 députés s’y opposent. L’interdiction pour les Églises
d’acquérir la personnalité civile (qu’elles n’avaient pas) et d’agir en
justice, y compris contre l’État, est refusée par 425 voix contre 155.
Cette disposition est importante : elle montre bien que les organi-
sations religieuses font désormais partie de la société civile et que
celle-ci possède des droits face à l’État.
Nous avons abordé l’attitude des parlementaires à l’égard des
« cérémonies, processions et autres manifestations extérieures
d’un culte sur la voie publique » a. Je n’y reviens donc pas, sauf
pour rappeler la distinction entre ce qui concerne des

a Voir p. 136 sq.


Sur la loi de 1905 185

manifestations relieuses volontaires qui sont permises (article 27)


et le marquage religieux de l’espace public, qui est désormais
interdit : sauf pour les édifices cultuels, les sépultures ou monu-
ments funéraires, les musées ou les expositions, il ne doit pas y
avoir de signe religieux sur les monuments publics ou les emplace-
ments publics (cette dernière disposition n’est pas toujours res-
pectée !), énonce l’article 28. La différence faite est moins entre le
public et le privé qu’entre ce qui est, en matière de religion, socia-
lement facultatif (donc autorisé) et ce qui socialement s’imposerait
à tous (donc défendu). C’est d’ailleurs pour cela que le religieux ne
peut se lier à la puissance publique (car il serait alors plus ou moins
socialement obligatoire), alors même que celle-ci a des obligations
en matière de liberté de conscience, et donc de liberté de religion.
Tous les propos affirmant que la loi de 1905 instaure la neu-
tralité de l’espace public, ou que la loi de 1905 réduit la religion à la
sphère privée (si cette sphère privée équivaut à la sphère intime et
n’inclut pas l’espace public), ou encore que la loi de 1905 ne s’est
pas préoccupée de l’espace public, sont faux car ils négligent cette
distinction. Ces propos ont pour but de faire croire que les mesures
restrictives de la « nouvelle laïcité » ne se trouvent pas en contra-
diction avec la loi de 1905.

La loi de 1905 et les tenues religieuses

Il en est de même de la focalisation de la laïcité


dominante sur les « tenues et signes » religieux.
Ceux-ci ne sont, bien sûr, en rien socialement obligatoires, ils
s’exposent publiquement et constituent un élément important de
sociabilité. Avec la nourriture, il s’agit donc d’un point focal pour
percevoir la différence entre une laïcité gallicane et autoritaire et
une laïcité séparatiste et libérale.
Adoptée au XVIIIe siècle, interdite par la Révolution et encore
par Bonaparte en 1802, la soutane fut progressivement réinvestie
186 La laïcité falsifiée

par les prêtres au cours du XIXe siècle. Pour beaucoup d’anticléri-


caux, elle constituait un « insigne provocateur » et un élément de
domination des prêtres sur les femmes 3. Elle donnait prestige et
autorité à celui qui la portait, elle le désexualisait en apparence, lui
conférait un statut de personnage sacré. Lors des débats parlemen-
taires de 1905, le député radical-socialiste de la Drôme, Charles
Chabert, dépose l’amendement suivant : « Les ministres des diffé-
rents cultes ne pourront porter un costume ecclésiastique que pen-
dant l’exercice de leur fonction. » C’est la reprise d’une disposition
de 1792 et de la séparation de 1795 et le port de la soutane est,
implicitement mais bien directement, visé. Plusieurs arguments
sont développés par Chabert :
1) La soutane n’est nullement une obligation pour les ecclé-
siastiques : à certaines périodes de l’histoire et dans certains pays
où le culte s’exerce librement, ceux-ci ne la portent pas.
2) La soutane est donc une tenue plus cléricale que reli-
gieuse : la Révolution l’a interdite, le Concordat en a limité le port,
son usage généralisé s’est répandu avec la montée de l’« ultramon-
tanisme » (c’est-à-dire un catholicisme étranger, fanatique, intolé-
rant, à l’opposé du catholicisme gallican).
3) La soutane constitue « un acte permanent de prosély-
tisme » sur la voie publique. Elle induit des « manifestations
diverses », hostiles ou favorables, qui portent atteinte à l’ordre
public.
4) La soutane fait croire que les prêtres sont « autre chose et
plus que des hommes », elle les retranche de la commune huma-
nité.
5) La soutane rend le prêtre triplement prisonnier (« de sa
longue formation cléricale », « de son milieu étroit », « de sa propre
ignorance »). Elle modifie « sa démarche, son allure, son attitude et
par suite son état d’âme et sa pensée ».
6) La soutane est un signe de soumission, « d’obéissance […]
directement opposé à la dignité humaine ». Ensoutanés, les prêtres
ne peuvent « échapper à la surveillance de leurs supérieurs » et il
Sur la loi de 1905 187

existe « une barrière infranchissable entre eux et la société laïque ».


Elle fait subir aux prêtres une « tyrannie monstrueuse de tous les
instants ».
7) Un « grand nombre » de prêtres attendent « cette loi qui les
rendra libres » en leur interdisant de porter « la robe sous laquelle
ils se sentent mal à l’aise ». Chabert affirme qu’il a reçu des « confi-
dences intimes » des « plus intelligents » et des « plus instruits »
d’entre eux.
Interdire la soutane en dehors des lieux de culte est donc
« une œuvre de paix, d’union, d’honnêteté, de logique, d’huma-
nité ». Cette œuvre est indispensable si on est « soucieux de la
liberté et de la dignité humaines » : si vous « ôtez sa robe » au
prêtre, vous lui permettez de « respirer, lever la tête, causer avec
n’importe qui ». C’est ainsi « que vous libérerez son cerveau ». Et
Chabert de conclure : En « l’habillant comme tout le monde »,
faisons de « cet adversaire des idées modernes, […] un serviteur du
progrès. De ce serf, de cet esclave, faisons un homme ». On a là une
tentative d’imposer une relative sécularisation au nom de la laïcité.
Mais ces propos vont totalement à l’encontre de la philoso-
phie politique de la loi qu’Aristide Briand promeut. Celui-ci les rap-
pelle brièvement et affirme que ce serait encourir le reproche
d’« intolérance » que de vouloir, par une loi qui va instaurer « un
régime de liberté », imposer aux prêtres de « modifier la coupe de
leurs vêtements ». En « régime de séparation », la question de
l’habit ecclésiastique ne se pose plus : « Ce costume n’existe plus
[…] avec son caractère officiel. […] La soutane devient, dès le len-
demain de la séparation, un vêtement comme les autres, acces-
sible à tous les citoyens, prêtres ou non. » En conséquence, on ne
peut « l’interdire à personne, pas même aux ministres du Culte »,
commente, ironiquement, Jacqueline Lalouette 4 !
L’amendement Chabert est, en effet, massivement repoussé
par 391 voix contre 184. On voit bien là que c’est l’opposition offi-
ciel/facultatif qui est pertinente dans la loi de 1905 et non une relé-
gation de la religion dans l’espace privé comme certains le
188 La laïcité falsifiée

prétendent. On peut même dire que ce débat est typique d’une


opposition entre deux laïcités.
Chez Chabert, par une sorte de transsubstantiation laïque, un
changement d’habit « libère le cerveau ». S’habiller comme tout le
monde amène un individu – le prêtre, en l’occurrence – à se trans-
former complètement : d’adversaire des idées modernes (peut-être
même voulant valoriser des « racines chrétiennes » !), il devient un
partisan du progrès. L’habit est surchargé de signification. L’espace
public doit être homogène et la laïcité suppose une certaine sécula-
risation des individus. Chez Briand, le changement laïque est
essentiellement politique : c’est le remplacement d’un régime
d’officialité religieuse par un régime de liberté. L’espace public est
pluraliste sans drame ni atteinte à la République. Chacun s’habille
selon son bon plaisir et les différences de vêtement ne sont plus
signifiantes : chaque habit particulier est devenu un vêtement
comme un autre. La laïcité n’implique pas la sécularisation des
individus ; elle constitue la régulation politique d’individus qui
entretiennent des rapports différents à la sécularisation.
Toute similitude avec des faits récents serait, bien sûr, totale-
ment fortuite ! Rappelons seulement que, sous la IVe République le
chanoine Kir ou l’abbé Pierre viendront à la Chambre des députés,
vêtus de leur soutane, sans que l’on y voie une atteinte à la laïcité.
C’est avec le concile Vatican II que la plupart des prêtres abandon-
neront la soutane. Certains se différencient aujourd’hui par le col
romain… très prisé, nous l’avons vu, par J.-F. Copé a !

1905, l’égalité… et les dérogations

Il faut signaler également le souci des parlemen-


taires d’alors de mettre à égalité les atteintes à la liberté de religion
et celles à la liberté de « non-religion ». Des peines identiques sont

a Voir p. 35 sq.
Sur la loi de 1905 189

prévues, par l’article 31, pour « ceux qui, soit par voies de fait, vio-
lences ou menaces contre un individu, soit en lui faisant craindre
de perdre son emploi ou d’exposer à un dommage sa personne, sa
famille, ou sa fortune, l’auront déterminé à exercer ou à s’abstenir
d’exercer un culte, à faire partie ou à cesser de faire partie d’une
association cultuelle, à contribuer ou à s’abstenir de contribuer aux
frais d’un culte ». Et l’article 32 ajoute : « Seront punis des mêmes
peines ceux qui auront empêché, retardé ou interrompu les exer-
cices d’un culte par des troubles ou désordres causés dans le local
servant à ces exercices. » Ce genre de délits et de troubles exis-
taient alors, et il faut sans doute voir dans leur disparition ulté-
rieure une des plus grandes victoires de la laïcité : après 1905, ce
type de comportement est devenu tellement incongru que
l’article 32 n’a pratiquement jamais eu à s’appliquer.
Sur le plan de la laïcité scolaire, la loi de 1905 se borne,
semble-t-il, à rappeler les lois existantes. Mais ce « non-événe-
ment » rappelle l’importance qu’accorde Sherlock Holmes, dans
une de ses enquêtes, au « chien qui n’a pas aboyé pendant la
nuit » a. En effet, l’article 2 de la loi maintient la possibilité d’aumô-
neries dans les établissements scolaires rétribuées sur fonds publics
en situation de séparation. Les débats concernant l’article 30
voient s’affronter deux conceptions de la loi Ferry de 1882 : l’une
affirme que l’« instruction religieuse » ne peut être donnée « qu’en
dehors des jours de classe » et l’autre qu’elle ne peut être donnée,
« qu’en dehors des heures de classe ». Interprétation à la rigueur et
interprétation à la douceur : ce fut la seconde qui l’emporte.
L’article 38, enfin, rappelle la loi du 7 juillet 1904 (votée par la

a S’attacher, comme le fait Holmes, au « chien qui n’a pas aboyé pendant la
nuit » peut être une saine philosophie de vie. Holmes sait fort bien décrypter
la réalité derrière les apparences ; il est en ce sens un exemple pour la pratique
de la laïcité intérieure. Il porte par ailleurs une estime particulière au docteur
Watson, qui lui, tout savant qu’il est, se laisse duper par les apparences et les
lieux communs. Loin de dédaigner le conformisme de son ami, Holmes s’en
sert comme d’un levier pour comprendre ce qui est faux-semblant et débus-
quer les pièges. Sans Watson, Holmes serait moins intelligent.
190 La laïcité falsifiée

même assemblée !) interdisant l’enseignement aux congrégations.


Mais, dans le délai d’un an existant entre le vote de la loi et son
application, une amnistie « pleine et entière » est accordée « à tous
les délits et contraventions prévus » par cette loi de juillet 1904 et
Briand, devenu ministre, facilite le transfert d’anciennes écoles
congréganistes en écoles privées catholiques 5. En 1914, avec le
début de la guerre, la loi de 1904 sera suspendue.
La loi de 1905 ne rend pas compte de la totalité de la ques-
tion de la laïcité. Ainsi elle ne dit rien de la laïcité des mœurs,
abordée auparavant par la loi de 1884 rétablissant le divorce. Il faut
donc veiller à ne pas réduire la laïcité en France à la loi de 1905, si
importante soit-elle. La loi Veil (1975) sur l’interruption volontaire
de grossesse est une loi laïque typique. Aujourd’hui, en France, la
laïcité serait à promouvoir dans ce domaine. Ainsi Philippe Portier
le rappelle à propos de la bioéthique : « Alors même qu’elles ont
été adoptées dans le cadre d’un régime “confessionnaliste”, les lois
danoise ou britannique accordent en la matière bien davantage à
l’autonomie du sujet que le système français 6. »
Il faut signaler, enfin, deux dérogations importantes à la loi
de 1905. La première est inscrite dans la loi elle-même. L’article 43
indique : « Des règlements d’administration publique détermine-
ront les conditions dans lesquelles la présente loi sera applicable à
l’Algérie et aux colonies. » De fait, l’application de la loi dans
l’Empire colonial français sera à géométrie très variable 7 . En
Algérie, une politique gallicane sera maintenue, malgré les
demandes répétées de certains Algériens a. Un demi-siècle après la
décolonisation, certains appliquent une gestion gallicane et néo-
coloniale des immigrés des anciens territoires de l’Empire français
et de leurs descendants.
La seconde date de 1919 : quand l’Alsace et la Moselle, qui
étaient devenues allemandes en 1871, après la défaite de la France
face à la Prusse, redeviennent françaises, la loi Ferry laïcisant l’école

a Voir p. 76 sq.
Sur la loi de 1905 191

publique et la loi de 1905 ne leur sont pas appliquées. Cette non-


application devait être temporaire. Elle dure encore aujourd’hui.
En fait, les « cultes reconnus », dans les trois départements de l’Est
de la France, bénéficient, pour l’essentiel, des libertés liées à la loi
de 1905, mais leur clergé est toujours salarié par l’État et des cours
de religion sont dispensés dans les écoles publiques.
Briand a affirmé, à plusieurs reprises, que, en cas de doute,
l’article 1 devait constituer la règle d’interprétation de l’ensemble
de la loi de 1905. En général, la jurisprudence a confirmé cette
façon de faire. Raison de plus pour ne pas tomber dans le piège
idéologico-politique dans lequel cherchent à nous entraîner la
droite dure et l’extrême droite en dévoyant la philosophie poli-
tique de la loi de 1905 ! Certains leur emboîtent le pas pour faire
croire qu’ils sont de gauche, alors qu’ils ne tentent nullement (ou si
peu !) de lutter contre l’ultracapitalisme.
Notes

Notes du chapitre 1 11 C. F OUREST et F. V ENNER , Marine


Le Pen, Grasset, Paris, 2011,
1 « Islam et Occupation : Marine Le p. 225 sq.
Pen provoque un tollé », <http:// 12 COLLECTIF [RAPPORT OBIN], L’École face
lefigaro.fr>, 12 décembre 2010. à l’obscurantisme religieux, Max
2 Idem. Milo, Paris, 2006, p. 368.
3 « Marine Le Pen sous le feu des cri-
tiques », <http://nouvelobs.com>,
12 décembre 2010. Notes du chapitre 2
4 « Marine Le Pen compare les “prières
1 Libération, 18 février 2011.
de rue” des musulmans à une “occu-
2 Propos tenus le 15 février à l’Élysée,
pation” », <http://lemonde.fr>,
lors de la réunion hebdomadaire
13 décembre 2010, avec AFP et
des cadres de l’UMP. Cité par
Reuters.
Nicolas C O R I et Alain A U F F R A Y ,
5 Cité par R. PEGENEL, « Les politiques
« Nicolas Sarkozy s’enflamme sur
dans le piège de Marine Le Pen »,
l’islam », Libération, 18 février 2011.
<http://marianne2.fr>,
3 « Les musulmans appelés à quitter
13 décembre 2010.
l’UMP », <http://lexpress.fr>, 11
6 « Marine Le Pen compare les “prières mars 2011.
de rue” des musulmans à une “occu- 4 « Les dérapages du ministre
pation” », <http://lemonde.fr>, Guéant », <http://europe1.fr>, 24
13 décembre 2010, avec AFP et mars 2011.
Reuters. 5 Cité par J. W AINTRAUB dans « Les
7 Le Figaro, 2 septembre 2011. propositions de l’UMP pour
8 Marine Le Pen sur Europe 1, défendre la laïcité », <http://lefi-
14 décembre 2010. garo.fr>, 5 avril 2011.
9 Le Monde, 29 juillet 2011. 6 « Marine Le Pen ironise sur Claude
10 France Inter, 23 juillet 2011. Guéant “membre d’honneur du
194 La laïcité falsifiée

FN” », <http://lepoint.fr>, d’après J. BAUBÉROT, La Morale laïque contre


Reuters, 17 mars 2011. l’ordre moral, Le Seuil, Paris, 1997 ;
7 « Débat sur la laïcité : “les J. BAUBÉROT, Histoire de la laïcité en
musulmans en ont marre d’être les France, PUF, Paris, 2000 ; J. BAU-
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8 Idem. J. B AUBÉROT et R. L IOGIER , Sacrée
9 Cité par I. D E G A U L M Y N , « Les médecine. Histoire et devenir d’un
évêques refusent à ce jour de sanctuaire de la raison, op. cit. ;
prendre position à propos de la laï- J. BAUBÉROT et M. MILOT, Laïcités sans
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15 Communiqué de la Ligue de l’ensei- rion, Paris, 1951, p. 449 sq.
gnement, 7 avril 2011. 6 É. P O U L A T , avec le concours de
16 Le Monde, 16 avril 2011. M. GELBARD, Scruter la loi de 1905. La
17 Voir C. BERTOSSI et D. PRUDHOMME, République française et la religion,
La Diversité à l’hôpital. Identités Fayard, Paris, 2010, p. 259.
sociales et discriminations raciales 7 Ibid., p. 262.
dans une institution française, Étude 8 Y. B RULEY , 1905. La Séparation des
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neté de l’IFRI, Paris, 2012, à teurs, Perrin, Paris, 2004, p. 292.
paraître. 9 MISSION D’INFORMATION PARLEMEN-
18 Voir J. BAUBÉROT et R. LIOGIER, Sacrée TAIRE , Voile intégral. Le Refus de la
Médecine. Histoire et devenir d’un République, op. cit., p. 386, 554.
sanctuaire de la raison, Entrelacs, 10 Le Monde, 10 septembre 2011.
Paris, 2010. 11 MISSION D’INFORMATION PARLEMEN-
19 Voir G. GAUTHIER et C. NICOLET, La TAIRE , Voile intégral. Le Refus de la
Laïcité en mémoire, Édilig, Paris, République, op. cit., p. 379.
1987, p. 203 sq. 12 J.-M. GAILLARD, Jules Ferry, Fayard,
Paris, 1989, p. 123 sq.
13 Voir J. B AUBÉROT , La Morale laïque
Notes du chapitre 3 contre l’ordre moral, op. cit.
14 O. RUDELLE, Jules Ferry. La République
1 Voir J. B AUBÉROT , Vers un nouveau des citoyens, I, Imprimerie nationale,
pacte laïque ?, Le Seuil, Paris, 1990 ; Paris, 1996, p. 456 sq.
Notes 195

15 M. OZOUF, « Préface », in 8 J. BAUBÉROT, Vers un nouveau pacte


J.-F. CHANET, L’École républicaine et laïque ?, op. cit.
les petites patries, Aubier, Paris, 9 É. P OULAT (avec le concours de
1996, p. 5 sq. M. GELBARD), Scruter la loi de 1905.
16 Ibid. La République française et la religion,
17 Y. B RULEY , 1905. La Séparation des op. cit., p. 265.
Églises et de l’État, op. cit., p. 118. 10 J. BAUBÉROT, L’Intégrisme républicain
18 Ibid., p. 119 sq. contre la laïcité, L’Aube, La Tour
19 CONSEIL D’ÉTAT, Un siècle de laïcité, La d’Aigues, p. 58 sq.
Documentation française, Paris, 11 Voir C.-R. A GERON , Les Algériens
2004, p. 393. musulmans et la France (1871-1919),
20 I. A G I E R -C A B A N N E S , « La laïcité, I, PUF, Paris, 1968, p. 447 sq., et
exception libérale dans le modèle
C.-R. AGERON, L’« Algérie algérienne »
français », Cosmopolitiques, nº 16,
de Napoléon III à de Gaulle, Sindbad,
novembre 2007, p. 133-143.
Paris, 1980, p. 72 sq.
21 S. AUDIER, « Postface », in M. VIROLI,
12 C.-R. A G E R O N , Les Algériens
Républicanisme, Le Bord de l’eau,
musulmans et la France (1871-1919),
Latresne, 2011, p. 136.
op. cit., p. 451.
13 P. WEIL, Liberté, Égalité, Discrimina-
tions. L’Identité nationale au regard de
Notes du chapitre 4 l’histoire, Gallimard, Paris, 2008,
p. 96.
14 V. D IMIER , 2001, « La laïcité. Un
1 Voir J. BAUBÉROT, La Laïcité expliquée produit d’exportation ? Le cas du
à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses
rapport Combes (1892) sur l’ensei-
discours, Albin Michel, Paris, 2008.
gnement primaire indigène en
2 Discours du président de la
Algérie », in P. PORTIER, La Laïcité,
République au Puy-en-velay le
une valeur d’aujourd’hui ?, PUR,
3 mars 2011, consultable sur
Rennes, 2001, p. 70.
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15 A. B OZZO , « 1905 et le paradoxe
3 HAUT CONSEIL À L’INTÉGRATION, Charte
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5 Voir É. LABROUSSE, « Une foi, une loi, Algérie sous la IIIe République », in
un roi ? » La Révocation de l’Édit de P.-J. L UIZARD , Le Choc colonial et
Nantes, Payot, Paris, 1985. l’islam, La Découverte, Paris, 2006.
6 Voir M. G RANDJEAN et B. R OUSSEL 16 A. BOZZO, « Islam et citoyenneté… »,
(dir.), Coexister dans l’intolérance. loc. cit., p. 200.
L’Édit de Nantes, Labor et Fides, 17 S. S E L L A M , La France et ses
Genève, 1998. musulmans. Un siècle de politique
7 HAUT CONSEIL À L’INTÉGRATION, Charte musulmane 1895-2005, Fayard,
de la laïcité dans les services publics et Paris, 2006, p. 210 sq.
autres avis, op. cit., p. 192. 18 Ibid., p. 216.
196 La laïcité falsifiée

19 T. SHEPARD, 1962. Comment l’indé- réflexion historique », Archives de


pendance algérienne a transformé la philosophie du droit, nº 48, 2005,
France, Payot, Paris, 2008, p. 72. p. 98.
20 COMMISSION STASI, Laïcité et Répu- 2 J. L ALOUETTE , La Libre Pensée en
blique, La Documentation française, France, 1848- 1940, Albin Michel,
Paris, 2004, p. 28. Paris, 1997, p. 230 sq.
21 P. WEIL, Liberté, Égalité, Discrimina- 3 J. FAURY, Cléricalisme et anticlérica-
tions. L’Identité nationale au regard de lisme dans le Tarn, Publications de
l’histoire, op. cit. l’université Toulouse-Le-Mirail,
22 G. NOIRIEL, Le Massacre des Italiens. Toulouse, 1985, p. 271.
Aigues-Mortes, 17 août 1893, Fayard, 4 Voir J. BAUBÉROT et R. LIOGIER, Sacrée
Paris, 2010. Médecine. Histoire et devenir d’un
23 Voir la thèse, peu connue, de R. sanctuaire de la raison, op. cit.
S CHOR , L’Opinion française et les 5 Voir C. LANGLOIS, Le Catholicisme au
étrangers. 1919-1939, Publications féminin. Les Congrégations à supé-
de la Sorbonne, Paris, 1985. rieure générale, Le Cerf, Paris, 1984.
24 Ibid., p. 89 sq. 6 Voir J. B AUBÉROT , La Morale laïque
25 Voir R. S CHOR , L’Antisémitisme en contre l’ordre moral, op. cit.
France dans l’entre-deux-guerres, 7 Voir J. BAUBÉROT et R. LIOGIER, Sacrée
Complexe, Bruxelles, 2005. Médecine. Histoire et devenir d’un
26 R. SCHOR, ibid., p. 59. sanctuaire de la raison, op. cit.
27 Ibid., p. 76. 8 O. RUDELLE, Jules Ferry. La République
28 Ibid., p. 51 sq. des citoyens, I, op. cit., p. 74 sq.
29 K. DATÉ, La Morale laïque scolaire à 9 J. BAUBÉROT, Laïcité 1905-2005, entre
travers le département du Nord, passion et raison, op. cit., p. 199.
mémoire de DEA, université Lille- 10 C. DELPHY, Un universalisme si parti-
III, 2003, p. 54 sq. culier. Féminisme et exception fran-
30 Voir J. LALOUM, « Des juifs d’Afrique çaise (1980-2010), Syllepse, Paris,
du Nord au Pletzl ? Une présence 2010, p. 233.
méconnue et des épreuves oubliées 11 Le Parisien, 27 juin 2011.
(1920-1945) », Archives juives, vol. 12 Voir C. DELPHY (dir.), Un troussage de
38/2, 2005, p. 47-83. domestique, Syllepse, Paris, 2011.
31 Voir P. BIRNBAUM, Un mythe poli- 13 Le Parisien, 30 mai 2011.
tique : la « République juive » de Léon 14 D. BOUZAR, Monsieur Islam n’existe
Blum à Pierre Mendès France, Fayard, pas. Pour une désislamisation des
Paris, 1988. débats, Hachette, Paris, 2004.
32 É. LABROUSSE , « Une foi, une loi, un 15 D. WEINSTOCK, Le Québec en quête de
roi ? » La Révocation de l’Édit de laïcité, Écosociété, Montréal, 2011,
Nantes, op. cit. p. 40.
33 Ibid, p. 36.

Notes du chapitre 6
Notes du chapitre 5
1 R. SIMONE, Le Monstre doux. L’Occi-
1 F. ROCHEFORT, « Laïcité et droits des dent vire-t-il à droite ?, Gallimard,
femmes. Quelques jalons pour une Paris, 2010.
Notes 197

2 Ibid., p. 109. Notes du chapitre 7


3 Ibid., p. 141 sq.
4 Voir J. BAUBÉROT, La Laïcité expliquée
à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses
1 R. SIMONE, Le Monstre doux. L’Occi-
discours, op. cit.
dent vire-t-il à droite ?, op. cit., p. 103.
5 Voir V. DUCLERT et P. SIMON-NAHUM,
2 J.-M. DUCOMTE et R. PECH, Jean Jaurès
Les Événements fondateurs. L’affaire
et les radicaux. Une dispute sans rup-
Dreyfus, Armand Colin, Paris, 2009.
ture, Privat, Toulouse, 2011, p. 8.
6 G. DEBORD, La Société du spectacle,
3 Voir J. BAUBÉROT, L’Intégrisme répu-
Gallimard, Paris, 1992, p. 205.
blicain contre la laïcité, op. cit.,
7 R. SIMONE, Le Monstre doux. L’Occident
p. 268 sq. ; J. B AUBÉROT , La Laïcité
vire-t-il à droite ?, op. cit., p. 137 sq.
expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui
8 A. TOCQUEVILLE, Œuvres. De la Démo-
écrivent ses discours, op. cit., p. 232 sq.
cratie en Amérique, Gallimard, Paris,
4 J. BAUBÉROT, L’Intégrisme républicain
1992, p. 836 sq.
contre la laïcité, op. cit., p. 24.
9 R. SIMONE, Le Monstre doux. L’Occi-
5 R. SIMONE, Le Monstre doux. L’Occi-
dent vire-t-il à droite ?, op. cit., p. 120.
dent vire-t-il à droite ?, op. cit.
10 Voir A. L AKEL , F. M ASSIT -F OLLÉA et
6 Voir D. BOUZAR, L’Intégrisme, l’islam
P. ROBERT, Imaginaire(s) des techno-
et nous : on a tout faux, Plon, Paris,
logies d’information et de communica-
2007.
tion, Éditions de la Maison
7 Voir I. BURUMA et A. MARGALIT, Occi-
des sciences de l’Homme, Paris,
dentalism. The West in the Eyes of the
2009.
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11 D. COLLIN, La Longueur de la chaîne.
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Essai sur la liberté au XXIe siècle, Max
8 R. SIMONE, Le Monstre doux. L’Occi-
Milo, Paris, 2011.
dent vire-t-il à droite ?, op. cit.,
12 Voir M.-M. ROBIN, Notre poison quoti-
p. 137 sq.
dien. La Responsabilité de l’industrie
9 Ibid.
chimique dans l’épidémie des maladies
10 S. AUDIER, « Postface », in M. VIROLI,
chroniques, La Découverte/Arte édi-
Républicanisme, op. cit., p. 127.
tion, Paris, 2011.
11 Voir D. HERVIEU-LÉGER, Catholicisme,
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la fin d’un monde, Bayard, Mon-
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trouge, 2003.
phobie en France 1975-2005, La
12 Voir J. BAUBÉROT et M. MILOT, Laïcités
Découverte, Paris, 2007, p. 98 sq.
sans frontières, op. cit.
14 Voir O. B UI -X UAN , Le Droit public
13 J.-P. FILIU, La Révolution arabe. Dix
français entre universalisme et diffé-
leçons sur le soulèvement démocra-
rencialisme, Economica, Paris, 2004.
tique, Fayard, Paris, 2011, p. 155.
15 Voir J. BAUBÉROT et M. MILOT, Laïcités
14 Voir Y. C O U R B A G E et É. T O D D ,
sans frontières, op. cit.
Le Rendez-vous des civilisations,
16 A. TOCQUEVILLE, Œuvres. De la démo-
Le Seuil, Paris, 2007.
cratie en Amérique, op. cit., p. 836 sq.
15 MISSION D’INFORMATION PARLEMEN-
TAIRE , Voile intégral. Le refus de la
République, op. cit., p. 343.
16 Voir J. BAUBÉROT et M. MILOT, Laïcités
sans frontières, op. cit., p. 236-252.
198 La laïcité falsifiée

17 J.-L. ROMERO, Les Voleurs de liberté. critique, Gallimard, Paris, 1982,


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20 Voir l’« Avis relatif à l’expression Brepols, Turnhout, 2003, p. 164.
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31 août 2010. 8 C. WALTER, « Le sida de la finance »,
21 Voir Le Figaro, 17 mars 2010. Cité, nº 41, 2010, p. 89.
22 COMMISSION STASI, Laïcité et Répu-
blique, op. cit., p. 111, 115 sq.
23 Ibid., p. 147 sq.
Notes de l’annexe 1
24 Ibid., p. 54.
25 Ibid., p. 148.
26 Voir M. CROZIER, La Société bloquée, 1 B. RECHAM, « Les musulmans dans
Le Seuil, Paris, 1970. l’armée française. 1900-1945 », in
27 D. B OUZAR , Laïcité, mode d’emploi. M. ARKOUN, Histoire de l’islam et des
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28 J. B OWEN J., L’Islam à la française, 2 A. BOYER, L’Institut musulman de la
Steinkis, Issy-les-Moulineaux, 2011. mosquée de Paris, CREAM, Paris,
29 CEDH, « Rapport », 6 juillet 1994, 1992, p. 26.
Union des athées contre France, 3 M. RENARD, « Les débuts de la pré-
p. 79. sence musulmane en France et son
30 Voir UNION RATIONALISTE, Le Rationa- encadrement », in M. ARKOUN, His-
lisme d’hier à demain, Nouvelles édi- toire de l’islam et des musulmans
tions rationalistes, Paris, 2011. en France du Moyen Âge à nos jours,
op. cit., p. 722.

Notes du chapitre 8 Notes de l’annexe 3

1 Voir D. C OLLIN , La Longueur de la 1 A. M ATHIEZ , « La séparation des


chaîne. Essai sur la liberté au Églises et de l’État a-t-elle existé
XXIe siècle, op. cit. réellement sous la Révolution fran-
2 Voir J. BAUBÉROT et M. MILOT, Laïcités çaise ? », in S CHIAPPA J.-M. (dir.),
sans frontières, op. cit. 1905 ! La Loi de séparation des Églises
3 C. N ICOLET , L’Idée républicaine en et de l’État, Syllepse, Paris, 2005,
France (1789-1924). Essai d’histoire p. 15-25.
Notes 199

2 Voir J. BAUBÉROT et M. MILOT, Laïcités 6 P. PORTIER, « L’essence religieuse de


sans frontières, op. cit. la modernité politique. Éléments
3 Voir J. LALOUETTE, La Libre Pensée en pour un renouvellement de la
France, 1848- 1940, op. cit., p. 320. théorie de la laïcité » in J. L AGRÉE ,
4 J. L ALOUETTE , La Libre Pensée en P. PORTIER (dir.), La Modernité contre
France, 1848-1940, op. cit., p. 322. la religion ? Pour une nouvelle
5 Voir B. DELPAL, « L’application des approche de la laïcité, PUR, Rennes,
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Postface à l’édition de 2014
La laïcité et la gauche

L a première édition de cet ouvrage a été


publiée il y a un peu plus de deux ans, à
la fin des « années Sarkozy ». Quel accueil a-t-il reçu ? Quel
rapide bilan peut-on faire de l’action de la gauche en
matière de laïcité ? Est-il possible de proposer une perspec-
tive d’avenir ?

Articuler une approche scientifique


et citoyenne de la laïcité

L’accueil a, globalement, correspondu à mon


attente en ceci que l’ouvrage a alimenté réflexions et débats.
Parmi les demandes d’explicitation, la plus courante a porté
sur les rapports entre les aspects « savants » et les aspects
« citoyens » du livre. Son titre même, La Laïcité falsifiée, ne
signifiait-il pas qu’il se voulait, avant tout, une publication
engagée ? Cette interrogation rejoignait mon propre ques-
tionnement, une réflexion que j’ai menée durant toute ma
210 La laïcité falsifiée

vie professionnelle sur les rapports entre recherche et mili-


tance. Je m’en suis expliqué à deux reprises : d’abord en
répondant à une enquête de Pascal Boniface sur le rôle,
j’oserai écrire la mission, de l’intellectuel a ; ensuite en retra-
çant mon itinéraire, de ma révolte adolescente contre la
guerre d’Algérie et les injustices sociales à l’époque dite des
« Trente Glorieuses », de ma participation aux contestations
des années 1960 et 1970, à mon choix de devenir universi-
taire et à la façon dont j’ai cherché à mener ma « carrière » b.
Ce choix de vie, décidé après d’enrichissantes ren-
contres avec l’anthropologue Maxime Rodinson, a été fondé
sur la conviction qu’une démarche de connaissance est
indispensable à un engagement de gauche. Pour pouvoir
« transformer le monde », il faut, entre autres, savoir
l’« interpréter » le plus rigoureusement possible. Les deux
démarches sont conjointes. Et comme changer les choses est
toujours œuvre collective, j’ai conçu mon apport personnel
comme la poursuite d’un travail historique et sociologique
le plus sérieux possible. Ainsi, quand j’étudie les discours des
uns et des autres sur la laïcité, mon premier souci concerne
la véracité de leurs propos : trichent-ils avec la réalité socio-
historique telle que la « science », qui n’est pas une doc-
trine infaillible mais le savoir le plus rigoureux possible à un
moment donné, peut nous la faire connaître ? Si beaucoup
de mes contradicteurs dégagent en touche, je n’ai ren-
contré personne qui mette fondamentalement en cause la
cohérence de la démarche. Ceux dont le discours public sur
la laïcité est socialement influent, voire dominant,

a Cf. « Jean Baubérot ou la laïcité caustique », in Pascal BONIFACE, Les Intellectuels


intègres, Jean-Claude Gawsewitch, Paris, 2013, p. 47-79.
b Jean BAUBÉROT, Une si vive révolte, L’Atelier, Paris, 2014.
Postface à l’édition de 2014 211

affirment « combattre l’obscurantisme », se réclament des


« Lumières ». Il est, alors, insupportable que les mêmes per-
sonnes dénaturent les faits, énoncent des contrevérités. Il
s’agit, dans ce cas, d’un double obscurantisme, souvent arro-
gant de surcroît.
Voici un exemple parmi d’autres, que je reprends du
livre lui-même : j’y ai montré que l’historique de la laïcité
rédigé par le Haut Conseil à l’intégration, instance officielle
rattachée au Premier ministre, accumule les erreurs, les
contrevérités, les contresens historiques et, par ailleurs, fait
silence sur des aspects essentiels a. J’ai d’ailleurs réitéré cette
position devant le HCI lui-même et aucun membre n’a
réfuté le bien-fondé de mes accusations et de mes rectifica-
tions b. Mais ces pages de mon livre, on a voulu les ignorer.
De façon générale, c’est comme si elles n’existaient pas. Le
discours manichéen (« Nous sommes les héritiers des
Lumières combattant l’obscurantisme »), rempli d’erreurs et
d’ignorance historique et sociologique, a continué tel quel.
On comprendra alors que celles/ceux qui se situent
dans cette perspective et moi-même n’ayons pas les mêmes
« valeurs ». On comprendra qu’une invocation, prétendu-
ment consensuelle, des « valeurs de la République » m’appa-
raisse comme une mystification. Fort heureusement, je ne
suis pas le seul à effectuer ce travail de déconstruction.
Gardons le même exemple : dans une récente étude sociolo-
gique, Julien Beaujé et Abdellali Hajjat rendent compte de

a La Laïcité falsifiée, p. 67-81.


b On m’a simplement précisé que cet historique, rédigé par une partie du HCI,
avait été adopté sans faire l’objet d’un vote (ce qui semblait exonérer cet orga-
nisme de toute responsabilité en la matière !). De plus, des déclarations plus
récentes du HCI ont énoncé d’autres contrevérités historiques (cf. La Laïcité
falsifiée, p. 136 et sq.).
212 La laïcité falsifiée

façon très significative de l’évolution du HCI, de 1989 à


2012 a. Ils montrent que cet organisme, à ses débuts, s’est
appuyé sur des analyses, des travaux universitaires et,
ensuite, a privilégié des témoignages, souvent à sensation b,
et des sources médiatiques dominantes, allant d’une
démarche de connaissance à l’adoption de « principes
médiatiques de vision et de division du monde social ».
La démonstration vaut de façon plus générale : la dégrada-
tion intellectuelle du discours sur la « laïcité » des vingt der-
nières années va de pair avec le fait que l’émotion et le
témoignage supplantent le rationnel et l’analyse. Là encore,
on se prétend héritier des Lumières tout en leur tournant le
dos.
Cette transformation des références correspond à un
changement profond d’orientation à l’égard de l’immigra-
tion en général, et des « musulmans » et de l’« islam » en par-
ticulier. Il est clair qu’erreurs et contrevérités du HCI – et de
bien d’autres (l’ensemble de mon ouvrage cherche à
démonter les diverses falsifications opérées) – ne sont pas
idéologiquement « innocentes ». Au contraire, leur but
consiste à mettre hors d’atteinte du débat démocratique une
certaine vision de la laïcité, celle que j’ai qualifiée de « laï-
cité falsifiée ». « Falsifiée », voilà un jugement de valeur non
scientifique, m’a-t-on dit. Oui et non. Oui, car j’assume
l’aspect engagé de ce livre, écrit pour servir d’instrument à
celles et ceux qui, à gauche, veulent se réapproprier la laïcité.
Non, car j’effectue le constat sociohistorique d’une double

a Julien BEAUGÉ et Abdellali HAJJAT, « Élites françaises et construction du “pro-


blème musulman”. Le cas du Haut Conseil à l’intégration (1989-2012) »,
Sociologie, vol. 5, nº 1, 2014, p. 31-59.
b Les témoignages sont à prendre au sérieux, mais pas pour argent comptant ;
ils doivent faire l’objet d’un travail critique et d’une mise en perspective.
Postface à l’édition de 2014 213

falsification : la première consiste à se réclamer de la « laïcité


sans adjectif », alors que je montre qu’il s’agit, globalement,
d’une « nouvelle laïcité », dans la ligne de celle prônée par
le député UMP François Baroin en 2003 ; la seconde est de
prétendre se situer dans la filiation de la loi de 1905. De
façon différente, la Fédération nationale de la libre pensée,
la Ligue de l’enseignement, la Ligue des droits de l’Homme
peuvent se réclamer de cette filiation. En revanche, les par-
tisans d’une laïcité autoritaire, répressive, à géométrie
variable, que cette laïcité soit gallicane ou identitaire, se
situent eux dans l’optique des parlementaires dont les pro-
positions ont été refusées au cours de l’élaboration de la loi,
ou même dans celle des adversaires de la séparation des
Églises et de l’État a. Or ce sont ces dernières représentations,
où la laïcité se trouve à la fois réduite et hypertrophiée, qui
sont devenues progressivement dominantes en ce début de
XXIe siècle, pendant l’époque de la droite au pouvoir.

Rapide bilan de la laïcité


sous la gauche au pouvoir

La Laïcité falsifiée est paru au moment de la cam-


pagne présidentielle de 2012. Un chapitre du livre est consacré
à la proposition d’un « programme républicain pour refonder
la laïcité » et la sortir des ornières des années Sarkozy b. Deux
ans après le changement de président, sans entrer dans des

a Cf. mon ouvrage en préparation : Le Modèle français de laïcité n’existe pas, où je


typifie six représentations différentes de la laïcité en France dont deux se
situent dans la filiation de 1905 (à paraître aux éditions de la FMSH).
b Cf. La Laïcité falsifiée, p. 121-144.
214 La laïcité falsifiée

précisions sur les différents événements a, quel bilan provi-


soire peut-il être effectué ? Sur le plan factuel, certaines
mesures ont été prises. Cependant, dans ma perspective, il
reste encore beaucoup à faire. Par ailleurs, du flou et des confu-
sions demeurent et les propos inquiétants n’ont pas disparu.
Globalement, je souhaitais le renouveau d’une dyna-
mique séparatiste en mettant au cœur de la laïcité de « nou-
velles libertés laïques », liées à la séparation de la loi civile
avec des normes religieuses et morales. La première mesure
réclamée était une loi établissant la « possibilité du mariage
de personnes de même sexe ». C’est chose faite, même si
tous les droits des couples mariés n’ont pas été élargis au
« mariage pour tous » (il faudra donc en arriver à une nou-
velle étape). On le sait, cette loi a donné lieu à un vif affron-
tement, sur lequel je reviendrai.
La deuxième mesure consistait en des « avancées en
matière de bioéthique ». Renouvelé en partie en 2013,
comme le veut la loi, le Conseil consultatif national de
bioéthique, va peut-être se montrer moins conservateur.
Espérons… La troisième mesure portait sur une loi établis-
sant le « droit de mourir dans la dignité ». Le rapport Sicard
de la Mission présidentielle de réflexion sur la fin de vie
(décembre 2012) n’a pas fermé la porte à l’acceptation du
suicide assisté (et, surtout, a effectué une nette critique du
pouvoir médical) ; l’avis émis par la Conférence de citoyens
sur la fin de vie s’est prononcé pour le suicide assisté, dont il
a donné une définition extensive b. Cet avis est satisfaisant

a J’ai rendu compte des principaux événements concernant la laïcité dans :


<http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-bauberot>.
b « Le suicide médicalement assisté existe dès lors que la volonté de mourir a
été exprimée par la personne, qu’il soit effectué par le malade ou par un
tiers. »
Postface à l’édition de 2014 215

et on ne s’est jamais trouvé aussi près d’une loi autorisant


une euthanasie encadrée. Cependant, le gouvernement de
Manuel Valls affirmant vouloir rechercher un certain
consensus sur les questions dites « sociétales », la vigilance
et la mobilisation restent donc nécessaires.
D’autres suggestions concernaient des mesures consa-
crant une laïcité égale pour tous. Ainsi je prônais une réorga-
nisation du dispositif gouvernemental sur la laïcité :
suppression de la logique discriminatoire attribuant au Haut
Conseil à l’intégration l’énonciation d’avis officiels portant
sur la laïcité, ce qui signifiait implicitement que celle-ci
s’appliquait essentiellement aux immigrés ; transformation
du Bureau des cultes en Bureau de la laïcité, dépendant non
plus du ministère de l’Intérieur (conception sécuritaire de la
laïcité) mais du ministère de la Justice (la laïcité étant un dis-
positif juridique et politique) ; renforcement du poids de la
Commission consultative des droits de l’homme (lien entre
la laïcité et les droits humains a) ; refondation de la Haute
Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’éga-
lité, créée par Jacques Chirac, normalisée puis supprimée
par Nicolas Sarkozy.
La gauche a effectivement enlevé le dossier « laïcité » au
HCI pour le confier à un Observatoire de la laïcité, orga-
nisme jusqu’à présent beaucoup plus sérieux dans ses
énoncés et dont le titre même indique que la laïcité
concerne tous les Français (non les seuls immigrés et descen-
dants). C’est, avec la loi établissant le mariage pour tous, le

a Dans un ouvrage important sur Le Culte des droits de l’homme (Gallimard,


Paris, 2014), Valentine Zuber constate, avec justesse, qu’après le bicentenaire
de 1989 une laïcité de « combat [dit] républicain » a « concurrencé, d’un
point de vue à la fois médiatique et symbolique […] les droits de l’homme »
(p. 360).
216 La laïcité falsifiée

changement le plus important effectué jusqu’à présent par


la gauche. Mais, et cela indique bien la façon timorée dont
procédait le gouvernement Ayrault, si le HCI fut informé
qu’il se trouvait dessaisi à partir du 1er janvier 2013, une telle
mesure n’avait pas été rendue publique. Le HCI en a profité
et a publié, en août 2013, un avis préconisant (à l’inverse de
la commission Stasi) d’étendre l’interdiction des « signes
religieux ostensibles » (en clair, le fameux foulard) à l’uni-
versité. Nouvel exemple de la façon dont cet organisme
fonctionnait : la position sur la question de la Conférence
des présidents d’université se trouvait déformée… Par ail-
leurs, le travail de la CCDH se trouve maintenant pris en
compte par l’Observatoire, ce qui est positif. Mais le Bureau
des cultes reste rattaché au ministère de l’Intérieur et, sur-
tout, la HALDE n’est pas redevenue un organisme spéci-
fique et indépendant. L’attitude de la gauche à l’égard de la
HALDE manifeste sa timidité à sortir de la grande noirceur
des années Sarkozy et le fait que, malheureusement, la lutte
contre les discriminations ne semble pas, jusqu’à présent,
constituer un de ses objectifs prioritaires.
J’avais suggéré d’autres mesures pour établir une laïcité
plus égalitaire : mise en route d’un processus de concertation
pour changer le statut spécifique de l’Alsace-Moselle a devant
aboutir au plus tard en 2019 (centenaire du « retour » de ce
territoire à la France) ; mise à égalité des convictions philoso-
phiques non religieuses avec les religions (émissions du
dimanche matin sur France 2, conseillers humanistes à côté
des aumôniers dans le cadre de l’article 2 de la loi de 1905,

a Ou, rappelons-le, par suite de la non-application de la loi de 1882 laïcisant


l’école publique et de la loi de 1905 séparant les Églises et l’État, il existe tou-
jours des cours confessionnels de religion dans les écoles publiques et le
clergé catholique, protestant (luthéro-réformé) et juif est payé par l’État.
Postface à l’édition de 2014 217

subvention d’expositions culturelles portant sur la critique de


la religion au même titre que le subventionnement d’exposi-
tions consacrées à la Bible…). Au printemps 2014, il était
question que l’Observatoire de la laïcité se saisisse de la ques-
tion de l’Alsace-Moselle a. Pour le reste, ce n’était pas à l’ordre
du jour. Cependant, un projet d’enseignement de la morale
laïque a été mis en chantier. Le rapport de la mission
commanditée par le ministre de l’Éducation nationale a été
publié (avril 2013). S’il n’est pas détourné de son but b, s’il est
mis en œuvre de façon dynamique, il peut contribuer à
redonner un élan à la laïcité.
Par ailleurs, à une séparation tronquée correspondait
une neutralité hypertrophiée, puisque la droite (comme
l’extrême droite) voulait l’étendre à la neutralisation de cer-
tains secteurs de l’espace public, alors que, dans la logique
de 1905, elle s’applique à la puissance publique et aux ser-
vices publics. Cette neutralisation est profondément réac-
tionnaire car, sous couvert de réserver l’espace public à
l’« universalité civique », elle le livre en fait à l’« universa-
lisme marchand » c. De plus, elle obéit à une logique répres-
sive alors que la logique séparatiste est, elle, une logique de
liberté.
D’une certaine manière, ce dernier diagnostic a été
effectué par des organismes officiels. Le rapport de la Mis-
sion sur l’enseignement laïque de la morale met en cause

a Une décision du Conseil constitutionnel de février 2013, statuant sur le paie-


ment des pasteurs sur fonds publics, l’a déclaré non contradictoire avec la
Constitution. Mais cela n’en fait pas une obligation et n’interdit pas tout
changement.
b Ce rapport indique clairement que l’enseignement laïque de la morale est
inséparable d’un regard critique sur la société.
c Étienne BALIBAR, Saeculum. Culture, religion, idéologie, Galilée, Paris, 2013,
p. 112.
218 La laïcité falsifiée

une « évolution qui, depuis la loi du 15 mars 2004, a vu


insensiblement glisser la laïcité du côté des devoirs des
élèves », et non de la garantie de leurs droits. Ce propos est
d’autant plus remarquable qu’un des trois signataires du
rapport est Rémi Schwartz, le rapporteur de la commission
Stasi. De son côté, dans l’introduction du « point d’étape »
de l’Observatoire de la laïcité (juin 2013), le président de cet
Observatoire, Jean-Louis Bianco, indique : « La laïcité appa-
raît trop souvent, depuis une vingtaine d’années, comme un
principe d’interdits et de restriction aux libertés, ce qu’elle
n’est pas. » Voilà des déclarations qui tentent de remettre la
laïcité sur ses rails. On peut regretter qu’elles n’aient guère
retenu l’attention des médias, qu’elles n’aient pas été plus
nombreuses, plus officielles et, plus encore, que d’autres
déclarations aient continué à se situer dans la logique d’une
laïcité répressive a . La pression pour de nouvelles lois,
notamment une loi allant à l’encontre des dispositions du
Code du travail sur la liberté de conscience, ne s’est pas relâ-
chée.
C’est, en effet, au niveau de la réflexion et de l’explici-
tation de ce qu’est la laïcité que le déficit a, jusqu’à présent,
été le plus grand, malgré les efforts de clarification du prési-
dent de l’Observatoire. Et tant que ce travail ne sera pas
effectué, on restera à la merci d’un maintien, voire d’un ren-
forcement d’une « nouvelle laïcité » à la Sarkozy et à la Jean-
François Copé, cette vision étant partagée par certaines
personnalités dites de gauche. Par ailleurs, Marine Le Pen
pourra continuer de se réclamer de la « laïcité ». Ainsi, au
moment des débats liés au projet de loi sur le mariage pour

a Notamment la contestation de la décision de la Cour de cassation du 19 mars


2013 sur l’« affaire Baby-Loup ».
Postface à l’édition de 2014 219

tous, François Hollande aurait pu fixer le cap, refonder


solennellement la laïcité assurant la liberté de conscience et
garantissant le libre exercice des cultes (loi de 1905). Il aurait
pu expliquer que la laïcité n’est pas la répression des reli-
gions, mais qu’elle leur impose la liberté de tous. Il aurait pu
resituer la laïcité dans l’histoire même du mariage (sépara-
tion du mariage civil et du mariage religieux dès 1792) et
dans la grande marche pour l’obtention des libertés laïques,
jalonnée (notamment) par les lois sur le divorce (1884), la
contraception (1967) et l’IVG (1975).
Là encore, l’histoire est largement méconnue, ce qui
entraîne des erreurs de jugement. Des interlocuteurs à qui
j’expliquais que la nouvelle loi concernant le « mariage pour
tous » continuait le mouvement de séparation de la légalité
civile avec les normes de certaines morales religieuses, répli-
quaient en parlant de « rupture anthropologique inédite ».
C’est ignorer les longues luttes du passé. Le mariage civil,
établissant la possibilité du divorce en 1792, constituait déjà
une « rupture anthropologique » avec le sacrement catho-
lique du mariage. Le conflit a été très dur. Le retour du cléri-
calisme, avec la Restauration, entraîna la fin du droit au
divorce (1816). Celui-ci ne fut rétabli qu’environ vingt ans
après la laïcisation du divorce au Royaume-Uni a. La morale
laïque dut enseigner que, « mariés à la mairie, les époux se
trouvaient réellement mariés ». Nombre d’évêques et de
prêtres de l’Église catholique affirmaient, eux, que « le
mariage civil n’est pas un mariage » et, donc, que « l’on ne
reçoit pas un couple civil là où on ne recevrait pas un

a Sur la question des mœurs, malgré l’existence de religions établies en Angle-


terre et en Écosse, le Royaume-Uni s’est souvent montré plus laïque que la
France.
220 La laïcité falsifiée

homme accompagné de sa maîtresse ». Jules Ferry en fit


l’expérience : le nonce lui fit savoir qu’il serait inconvenant
de lui présenter sa femme, à qui il ne pourrait serrer la main,
étant donné que leur mariage n’avait pas été célébré « à
l’église » a . Quant à la loi de 1884 autorisant le divorce,
comme son promoteur, Alfred Nacquet, était un libre-pen-
seur d’origine juive, des autorités catholiques (comme le
député-évêque Mgr Charles-Émile Freppel) dénoncèrent un
« complot sémitique » contre la religion chrétienne b .
Encore en 1945, certains milieux catholiques demandaient
l’établissement de deux sortes de mariages, un mariage irré-
versible et un autre mariage comportant la possibilité du
divorce !
La laïcité implique que la société politique, à chaque
époque, définisse des repères anthropologiques, cela contre
la référence à une anthropologie anhistorique, fixiste, idée
démentie par les études des anthropologues. Cela établi, la
laïcité n’empêche personne de vivre selon ses propres
croyances anthropologiques. Elle veille seulement à ce que
de telles croyances ne soient pas imposées à l’ensemble de
la société. C’est ce combat qui trace la frontière entre ceux
qui se situent dans la filiation de la laïcité historique et les
partisans d’une « nouvelle laïcité », essentiellement
« laïques » quand il s’agit de restreindre la liberté de
conscience des musulmans, d’aboutir à des restrictions pro-
fessionnelles (donc à une perte d’autonomie) de femmes

a Sur la question du combat de la morale laïque pour faire reconnaître la légiti-


mité du mariage civil, cf. Jean BAUBÉROT, La Morale laïque contre l’ordre moral
sous la IIIe République, Seuil, Paris, 1997 (Archives Karéline, 2009), p. 85-90.
À rapprocher des débats actuels sur l’enseignement vulgarisé des études de
genre (qualifiées faussement de « théorie du genre ») à l’école.
b Cf. Francis RONSIN, Les Divorciaires. Affrontements politiques et conceptions du
mariage dans la France du XIXe siècle, Aubier, Paris, 1992.
Postface à l’édition de 2014 221

musulmanes et de développer des fantasmes à l’égard d’une


prétendue « islamisation » de la France a.
Il faut lire Claude Askolovitch racontant comment il
s’est fait débarquer d’un hebdomadaire influent quand il a
prouvé que « la dame Le Pen disait des bêtises » sur la viande
halal, d’après elle imposée au consommateur à son insu. Le
rédacteur en chef d’Askolovitch, faute de pouvoir réfuter
son enquête, monte alors en généralité : « La République a
le droit de se défendre b… », même, sans doute, en caution-
nant une leader d’extrême droite quand elle affirme des
choses fausses. Mais tous les coups semblent permis puisque
Le Figaro a annoncé, en 1985, que la France, victime
d’« invasions » de musulmans, ne serait plus la France d’ici
trente ans, soit en 2015 c, autrement dit demain !

Tous unis contre la « laïcité »


de Marine Le Pen

Cette postface est écrite juste après la déroute


du PS aux élections municipales de mars 2014 ; après la

a Raphaël LIOGIER, Le Mythe de l’islamisation. Essai sur une obsession collective,


Seuil, Paris, 2012 ; et John R. BOWEN, L’Islam, un ennemi idéal, Albin Michel,
Paris, 2014, démontent bien de tels fantasmes.
b Claude ASKOLOVITCH, Nos mal-aimés. Ces musulmans dont la France ne veut pas,
Grasset, Paris, 2013. Pour une analyse sociologique générale de ce méca-
nisme, cf. l’important ouvrage d’Abdellali HAJJAT et Marwan MOHAMMED, Isla-
mophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La
Découverte, Paris, 2013.
c La couverture du nº du 26 octobre 1985 du Figaro-Magazine montrait une
statue de Marianne voilée avec comme titre : « Serons-nous encore français
dans trente ans ? » L’article, signé Jean Raspail, indiquait que « quatre cents
millions de musulmans […] sont prêts à toutes les invasions » et que « le raz
de marée arabe est pour demain ».
222 La laïcité falsifiée

déclaration subséquente de Marine Le Pen, affirmant que les


municipalités FN allaient « rétablir la laïcité » en mettant
des menus avec viande de porc dans les cantines a, mon-
trant qu’elle va profiter de la falsification de la laïcité pour
se battre sur ce terrain ; et après la formation d’un nouveau
gouvernement, dirigé par Manuel Valls. Sur ce dernier
point, on sait que l’ancien ministre de l’Intérieur a, dans ses
précédentes fonctions, énoncé des propos inquiétants en
matière de laïcité. Le nouveau Premier ministre sera jugé à
ses actes : cédera-t-il à la tentation de détourner l’attention
d’une politique socioéconomique difficile, discutable, par
une invocation incantatoire de la « laïcité », justifiant des
mesures répressives contre des boucs émissaires ? L’avenir
nous le dira. Si c’était le cas, son action publique serait le
contraire de celle de Jaurès qui, se rendant compte que la
maximalisation du combat anticlérical s’effectuait aux
dépens d’une politique sociale, a prôné, à partir de 1904,
une pacification laïque pour, écrivait-il, que la « démocratie
puisse se donner tout entière à l’œuvre immense et difficile
de réforme sociale et de solidarité humaine b ». Ces propos
et ses prises de position dans les débats pour faire de la loi de
1905 une « loi de liberté » (Aristide Briand) ont fait qualifier
Jaurès de « bourgeois de Calais » capitulant devant le pape
(quelques années plus tard, on l’aurait sans doute traité

a Ce que Mme Le Pen vise, plutôt, ce sont les « menus alternatifs » proposés
aux élèves, menus comportant d’autres viandes que le porc ou les menus
végétariens. Je rappelle que sous la présidence du Conseil d’Émile Combes
(mai 1902-janvier 1905), c’est-à-dire à l’époque où la laïcité française a été la
plus dure, les cantines de l’école publique donnaient du poisson aux élèves le
vendredi, en rapport avec l’interdiction catholique de manger de la viande ce
jour-là.
b Jean JAURÈS, La Dépêche du Midi, 15 août 1904.
Postface à l’édition de 2014 223

d’« idiot utile » !). Pourtant, sa laïcité restait une laïcité de


combat, oui, de combat social, et de combat pour la liberté.
Qu’il existe des débats entre laïques, quoi de plus
normal : je ne reviens pas sur ce que j’indique très claire-
ment dans ce livre à ce sujet a. Mais je rappelle le titre de son
premier chapitre : « Quand la “laïcité” se trouve lepé-
nisée ». Depuis 2010, Marine Le Pen et le FN ont pu s’appro-
prier la laïcité. Quiconque aurait annoncé cela en 2005, au
moment de la célébration du centenaire de la loi, se serait
fait traiter de « fou » ! Or ce danger, je viens de le men-
tionner, n’a fait que croître depuis 2010. Il faut donc, de
façon urgente, arrêter de pratiquer une politique de
l’autruche où l’on se contente de propos indignés, mora-
listes, sans efficacité sociale. Au-delà de nos légitimes diffé-
rences, de nos débats qui vont continuer bien sûr, il faut
nous donner un grand objectif commun : tout faire pour
qu’en 2017 la manière dont Marine Le Pen se réclame de la
laïcité ne soit plus du tout socialement crédible. Cela nous
oblige, individuellement et collectivement, à nous montrer
capables d’expliquer en quoi la laïcité que nous défendons
est à l’opposé de celle que Marine Le Pen prétend incarner,
en quoi sa « laïcité » n’en est pas une, et en quoi consiste la
nôtre. Pour réussir cet objectif, rien de tel que tenir bon sur
les principes de la loi de 1905.
14 avril 2014.

a La Laïcité falsifiée, p. 123-126.


Table

Introduction 7

1. Quand la « laïcité » se trouve lepénisée 13

Marine Le Pen, nouvelle championne


de la laïcité 14
Les prières dans la rue : de l’occupation
à la laïcité 17
La production d’une fausse croyance collective 20
« Ce qui me fait peur, c’est qu’on puisse jouer
avec nos peurs » 22
Pourquoi Marine Le Pen est-elle crédible ? 25

2. La laïcité stigmatisante de l’UMP 29

Un débat sur l’islam qui devient un débat


sur la laïcité… 30
… mais reste un débat qui stigmatise 32
Un « débat-débâcle » 35
226 La laïcité falsifiée

Une laïcité répressive distinguée


de la liberté religieuse 37
Une nouvelle laïcité contre les droits
de l’homme 40

3. Au cœur du politique, laïcité


et démocratie 45

Deux laïcités mêlées dans la réalité concrète 46


La laïcité historique : l’État laïque permet
la liberté du citoyen 50
La laïcité UMPénisée : bloquée pour l’État,
restrictive pour le citoyen 54
La laïcité contre le jacobinisme
et le bonapartisme 56

4. D’une laïcité politique


à une laïcité identitaire 63

L’idyllique passé franchouillard


de Nicolas Sarkozy 64
Un autre historique franchouillard, et faux,
celui du Haut conseil à l’intégration 67
Le Haut conseil à l’intégration : en 1859,
la séparation au Mexique…
a imité la loi de 1905 ! 71
Le trou noir de la laïcité : la colonisation 75
Face à l’immigration, des préjugés récurrents 78
Les deux laïcités et l’immigration 81
Table 227

5. Les deux laïcités et l’égalité des sexes 85

Universalisme abstrait,
code civil et sexisme ordinaire 86
Le stéréotype anticlérical de la « femme soumise » 88
Un antisexisme alibi 91
Pour une nouvelle Journée de la jupe 94
Des musulmans, du sexisme et du féminisme 97

6. La laïcité, du politique au médiatique :


le « monstre doux » 103

La première affaire : l’affaire Dreyfus 105


Le monstre doux ou la douceur totalitaire 107
La réalité-fiction de la laïcité télévisuelle 111
Contester le monstre doux de l’intérieur 115

7. Un programme républicain pour refonder


la laïcité 121

Première condition : articuler le combat


et le débat 123
Deuxième condition : démasquer prioritairement
des dominations puissantes et permanentes 126
Troisième condition : ne pas confondre laïcité
et sécularisation 129
Une politique refondatrice de la laïcité :
des lois pour des libertés laïques… 133
… et des mesures pour l’égalité 136
Une laïcité accommodante et égalitaire
pour toutes les familles de pensée 139
228 La laïcité falsifiée

8. Ni pute ni soumise. La laïcité intérieure 145

Le tout et la partie : la laïcité politique


et la laïcité comme militance 147
La « laïcité intérieure » 148
Laïcité intérieure et agnosticisme 152
Ni pute ni soumis, soyez hérétique
et résistant 156

Annexes

1. Lettre ouverte de Mouloud Baubérot


à Nicolas Sarkozy 161

2 Audition de Jean Baubérot devant


la Mission parlementaire
sur le voile intégral 169

3 Sur la loi de 1905 177

Notes 193

Éléments bibliographiques 201

Postface. La laïcité et la gauche 209

Articuler une approche scientifique


et citoyenne de la laïcité 209
Rapide bilan de la laïcité sous la gauche
au pouvoir 213
Tous unis contre la « laïcité »
de Marine Le Pen 221

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