Agroecologie Solution
Agroecologie Solution
Agroecologie Solution
Numéro 103
Bimestriel
octobre, novembre 2011
L’agroécologie, une solution ?
ne paraît pas en janvier
défis sud
Rue aux Laines, 4
1000 Bruxelles
Bureau de dépôt
Bruxelles X
N° d’agrément : P307409
Corne de l’Afrique
Que fait l’Europe ?
Somma i r e
Crise alimentaire p 4-7
La réponse de l’Union européenne à la crise alimentaire dans la Corne de l’Afrique est-
elle à la hauteur des enjeux ? Les systèmes d’alerte fonctionnent-ils ? Sont-ils cap-
tés à temps ? Ces questions sont entre autres posées à Jean Feyder, le représentant
permanent du Grand-Duché du Luxembourg auprès des Organisations internationales
à Genève.
Dossier p 8-23
L’agroécologie, une solution ?
L’agroécologie est multidimensionnelle, car elle correspond à la fois à une discipline
scientifique, à un ensemble de pratiques et à un mouvement social de contestation.
Mais il serait erroné d’affirmer que tous les avis sont unanimes à propos de l’agro
écologie. Ce dossier croise les analyses de plusieurs experts, d’acteurs du Sud et du
Nord, concernés pas cette agriculture à la fois ancienne et nouvelle, qui a l’ambition
d’apporter de vraies solutions pour l’avenir de la planète.
© Jean-Jacques Grodent
« Seule, elle ne pourra pas tout régler » 17-18
La vie changée des paysans de Thiès 19-20
Une révolution agroécologique est-elle en marche ? 21
Les ONG à l’avant-garde de l’agroécologie 22-23
Le statu quo …
le début de la fin ?
L’éditorial de Freddy Destrait Secrétaire général de SOS Faim Belgique
et de Thierry Defense Directeur de SOS Faim Luxembourg
Corne de l’Afrique
Crise alimentaire :
la réponse européenne
Un article de François Misser interdisaient l’accès aux convois huma-
nitaires et interdisent aux habitants de
Loin d’être terminée, la crise alimentaire dans la Corne de les quitter, alors que l’influence du gou-
l’Afrique a suscité une réponse massive de l’UE. Pas toujours à la vernement fédéral de transition, soutenu
par la Communauté internationale, ne
hauteur des enjeux. Les systèmes d’alerte ont fonctionné, mais dépasse pas les limites de la capitale
n’ont pas été captés à temps par tout le monde. Mogadiscio. On n’est pas sorti de l’au-
berge. « La crise va s’aggraver au cours
des prochaines mois, même en cas de
Près de 14 millions de personnes étaient pluies abondantes », a averti fin août la
affectées par la crise alimentaire dans la commissaire européenne à l’aide huma-
Corne de l’Afrique, estimait fin septembre nitaire, Kristalina Georgieva. Et la crise
Cees Wittebrood, chef d’unité Afrique est en train de gagner un nouveau pays :
Orientale, Australe et Océan Indien à le Sud-Soudan, qui a célébré son indé-
l’Office d’aide humanitaire européen pendance le 9 juillet dernier.
(Echo). Parmi elles, 750 000 couraient Les systèmes d’alertes
le risque de succomber incessamment. ont fonctionné mais…
En Somalie, la moitié de la population,
soit 4 millions de personnes était affec- Face à ces défis, Echo a accru son aide de
tée, dont 2,2 millions dans la région 97 à 158 millions d’euros en 2011, en plus
François Misser Centre-Sud contrôlée par les milices Al des 440 millions des États membres, pour
est correspondant à Bruxelles de Shabaab, réputées proches d’Al-Qaïda. fournir de la nourriture, de l’eau potable
BBC-Afrique. Il suit l’actualité On comptait également un 1,5 million de et des équipements sanitaires. Dans
africaine depuis 1983 et plus déplacés intérieurs et 875 000 réfugiés en l’ensemble, « les systèmes d’alerte pré-
particulièrement les thématiques Éthiopie, au Kenya et au Yémen. à quoi coce ont bien fonctionné », affirme Cees
intéressant l’économie et la s’ajoutaient 3 à 4 millions de personnes Wittebrood, « mais ces signaux n’ont pas
conflictualité dans la région au Kenya et à Djibouti et un minimum de été captés par tout le monde ».
des Grands-Lacs. Il est l’auteur 6 à 7 autres millions en Éthiopie.
de plusieurs ouvrages, dont
« Géopolitique du Congo (RDC) » Ces chiffres n’incluent pas l’Érythrée,
L’agriculture
(Complexe, 2006), écrit avec Marie- « trou noir » statistique, où les travail- en Afrique de l’Est
France Cros et « Les gemmocraties, leurs humanitaires étrangers sont jugés n’a pas été la priorité des
l’économie politique du diamant indésirables. Echo a tenté en février dirigeants.
africain » (Desclée de Brouwer, 1997), 2011 de négocier un accès au pays pour
écrit avec Olivier Vallée. l’aide humanitaire. Mais le gouverne-
ment a refusé catégoriquement, pré- La Corne de l’Afrique dispose d’un sys-
tendant distribuer les vivres lui-même. tème unique d’alerte, créé par la Food
Hors de question pour la Commission, qui and Agriculture Organisation (FAO), qui
le soupçonne de destiner les vivres aux collecte des données sur la production
militaires. Tragique ironie : en Somalie, agricole, la pluviométrie et les cours des
les régions affectées sont les plus fer- denrées. Dès octobre 2010, Echo savait
tiles, les vallées de Shebelle et de Juba, qu’une crise sérieuse était en gestation.
preuve que les conflits interclaniques et « Au début 2011, nous fûmes les premiers
l’absence de structures de gouvernement à mobiliser de l’aide additionnelle pour
ont exacerbé l’impact de la sécheresse. les partenaires et nous avons augmen-
Ces zones sont contrôlées par les milices té le volume de nos opérations (…) Le
Al-Shabaab. Jusqu’en juillet 2011, elles conflit en Somalie a entraîné le déplace-
Jean Feyder :
« L’Europe peut faire mieux »
Jean Feyder est, depuis 2005, le représentant permanent du lué, à Genève, la présentation du rapport
Grand-Duché de Luxembourg auprès des Organisations interna- de la Banque mondiale, mais j’ai précisé
que le volet commercial restait faible. Le
tionales à Genève. Après avoir été directeur de la Coopération consensus de Washington n’est toujours
au développement du Luxembourg (1998-2005), il a présidé, pas fondamentalement remis en cause.
Comment peut-on espérer voir les pays
entre autres, le Comité pour les pays les moins avancés auprès de en développement relancer l’agriculture
l’Organisation mondiale du commerce (2006–2011). Il vient de si leurs petits producteurs doivent conti-
nuer à faire face à la concurrence inter-
publier un ouvrage intitulé « La faim tue », aux éditions L’Har- nationale ?
mattan. Défis Sud lui a demandé ce qu’il pense des réactions de
l’Union européenne aux crises alimentaires. Il faut corriger cette
inégalité, cette politique
Jean Feyder : La « task force » des Na- contradictoire.
tions unies, qui a été créée en 2008 pour
faire face à la crise alimentaire, a estimé
que, chaque année, entre 20 et 40 mil- Les différences de productivité entre
liards d’euros d’investissements étaient l’agriculture du Sud et du Nord sont si
nécessaires, au profit de la petite pay- énormes qu’il est indispensable que l’on
sannerie notamment. Au sommet de mette en place une régulation des mar-
l’Aquila, en 2009, les grandes puissances chés agricoles. Cela implique également
se sont engagées à débloquer 20 mil- une augmentation, parfois considérable,
liards sur 3 ans. Si l’on regarde ce qui a des tarifs douaniers, pour que les pro-
effectivement été fait, nous restons très ducteurs nationaux puissent avoir une
loin du compte. La Facilité alimentaire chance de faire face à la concurrence
de l’Union européenne, c’était 1 milliard internationale.
sur 2 ans. Comme contribution globale de
l’UE et de ses États membres, des efforts Je plaide pour le même modèle de déve-
beaucoup plus sérieux et substantiels loppement que celui que nous avons ap-
devraient être réalisés pour arriver à pliqué dans l’Union européenne avec des
concrétiser les investissements néces- taxations souvent très élevées (de 60 %
saires. La Belgique a pris la décision et plus) appliquées aux céréales, à la
courageuse, je tiens à le dire, de réserver viande, aux produits laitiers. Les pays de
10 % de son aide publique au développe- l’Union économique et monétaire ouest-
ment de l’agriculture et d’arriver à terme africaine (Uemoa) ont un plafond tari-
à 15 %. Je pense que c’est un bon exemple faire de 20 %. Il faut corriger cette iné-
pour les autres états membres de l’Union. galité, cette politique contradictoire, il
Un article sur le livre de Jean Feyder est faut introduire une cohérence dans notre
publié sur : www.sosfaim.org
politique européenne et promouvoir le
Parmi les évolutions positives, il faut même degré de sécurité alimentaire que
noter que la Banque mondiale a eu le celui que nous avons appliqué pour nous-
mérite de publier, en 2008, un rapport mêmes.
substantiel sur l’agriculture. Elle n’avait Propos recueillis par Pierre Coopman
plus publié sur le sujet depuis 1982. Pen-
dant une trentaine d’années, elle avait
laissé de côté le problème agricole. Cette
négligence vis-à-vis de l’agriculture, on
pouvait la reprocher également aux or-
ganisations des Nations unies et aux ins- Entretien complet sur
wwww.sosfaim.org
titutions européennes. En 2008, j’ai sa-
Introduction
Ce pourrait être l’objet d’une question de jeu télévisé ou de Tri- l’époque, les premiers impacts de cette
agriculture sur la santé et l’environne-
vial Pursuit : qu’est-ce que l’agroécologie ? Question difficile, ment – contamination par les pesticides,
qui risque de vous faire rater le camembert tant convoité. Car disparition de la biodiversité, obésité
croissante…etc. – commencent à sensi-
malgré une popularité croissante, l’agroécologie reste une no- biliser une partie de la population amé-
tion relativement peu connue et difficile à cerner. ricaine, dans la lignée du succès de l’ou-
vrage Silent Spring de Rachel Carlson3. Ces
scientifiques questionnent également le
Comme le précise un collectif de scien- modèle prévalent de conservation de la
tifiques du FNRS1 tout récemment formé, nature, consistant à séparer production
l’agroécologie est en fait multidimen- alimentaire et protection de la biodiver-
sionnelle, car elle correspond à la fois à sité, et proposent en lieu et place d’in-
une discipline scientifique, un ensemble tégrer au métier d’agriculteur des com-
de pratiques et un mouvement social de pétences en gestion de la biodiversité.
contestation. Si l’on tape le terme sur in- En Europe, l’agroécologie s’est dévelop-
ternet, un site nous indique que M. Altieri, pée plus tard mais également comme
l’un des pères fondateurs de l’agroécolo- (inter)discipline alliant écologie et
Patrick Veillard gie, la définit comme « l’emploi de prin- sciences agronomiques, autour des
cipes et de concepts écologiques pour questions de production, de conser-
Ingénieur de formation, avec
étudier, concevoir et gérer des agroéco- vation et de gestion de la biodiversité
une spécialité en sciences des
systèmes durables »2. L’intégration de ainsi que de l’écologie des paysages4.
aliments, Patrick Veillard a étudié
l’écologie et de l’agriculture ? Une rapide D’abord limité à l’échelle de la parcelle,
le journalisme à l’IDJ (Institut de
analyse historique permet d’aller au-de- le concept d’agroécologie va ensuite
journalisme de Bruxelles). Il est
là de cette définition quelque peu vague. être étendu aux agroécosystèmes puis à
actuellement chercheur au Centre
l’ensemble du système alimentaire, ra-
de recherche et d’information des
Une discipline scientifique en devenir joutant au champ du système productif
organisations de consommateurs
Même si le terme agroécologie a été uti- per se les dimensions d’organisation de
(Crioc), traitant principalement de
lisé pour la première fois dans les années filière et de consommation 2.
problématiques liées à l’agriculture
et l’alimentation. 30, la discipline scientifique a réellement Un ensemble de pratiques
commencé à émerger dans le courant
des années 70-80, avec les publications L’agroécologie peut également être
de quelques auteurs américains tels qu’ abordée au travers d’une série de pra-
Altieri, Gliessman, Francis... Ces auteurs tiques, ce qui facilite grandement sa
proposent alors l’agroécologie comme compréhension. En s’appuyant sur des
alternative au modèle dominant d’agri- savoirs traditionnels et indigènes ou
culture industrielle, basé sur l’utilisa- des valeurs sociales, culturelles et poli-
tion intensive d’intrants, l’irrigation, la tiques, ces pratiques ont ainsi grande-
mécanisation et la sélection variétale. à
3 : Wezel A., Bellon S., Doré T., Francis C., Vallod D., David C.
1 : Fonds Belge de la Recherche Scientifique, http ://web. Janvier 2009. Agroecology as a science, a movement and a
me.com/philogene/Agroecologie.be/Home.html. practice. A review. Agron. Sustain. Dev. 29 : 503–515.
2 : Stassart P.M., Baret P., Grégoire J.C., Hance T., Mormont, 4 : Stassart P., Claes C. 2010. Agroécologie : le chainon man-
Reheul D., Stilmant D., Vanloqueren G., Visser M. Août 2011. quant. Rôle de consommateurs et d’ONG dans les processus
Qu’est-ce que l’agroécologie ? Positionnement pour un cadre émergeants d’apprentissages. Innovation et développement
de référence du Groupe de Contact Agroécologie FNRS – durable dans l’agriculture et l’agro-alimentaire. www.
Belgique. isda2010.net.
L’agroécologie
est un concept Expérience de compostage agroécologique au Kivu, en RDC.
systémique, intensif en
connaissances. Une solution aux défis de l’alimentation cultures de céréales telles que le riz, le
Le principal avantage des pratiques agro- blé ou le maïs ont contribué à des défi-
Certaines de ces méthodes peuvent
individuellement et/ou spontanément écologiques est qu’elles sont peu coû- ciences nutritionnelles dans de nom-
être utilisées dans l’agriculture conven- teuses et donc facilement applicables à breux pays en développement. L’inté-
tionnelle, mais c’est leur articulation et l’agriculture familiale. Comme le résume gration du bétail aux céréales, arbres
leur intégration qui donnent à l’agro- M. De Schutter dans son rapport de mars fruitiers, légumineuses, tubercules…
écologie toute sa spécificité concrète. 2011 pour l’ONU8, « les intrants sont rem- sont des moyens de fertiliser les sols,
Il faut à ce titre distinguer l’agroéco- placés par le savoir ». Selon lui, l’agro- mais aussi et surtout, des sources consi-
logie de l’agriculture biologique. Cette écologie se révèle comme « un moyen dérables de protéines et de vitamines.
dernière reprend nombre de méthodes peu onéreux de se fournir en engrais, à Les méthodes agroécologiques, en ren-
agroécologiques mais est davantage l’aide des effluents d’élevage, de culture forçant la résilience des écosystèmes
centrée sur l’élimination des intrants de ou au travers de la plantation d’arbres, agraires, pourraient également être un
synthèse, en particulier les engrais et véritables usines de captation d’azote » bon moyen d’atténuer les effets négatifs
les pesticides, ainsi que l’interdiction et « diminue ainsi la dépendance des du réchauffement climatique, caractéri-
des organismes génétiquement modifiés agriculteurs à l’égard des intrants ex-
ternes et des subventions de l’État ». sé par l’augmentation du nombre d’évé-
(OGM). Surtout, l’agriculture biologique nements météorologiques extrêmes tels
implique une certification et des labels, M. De Schutter insiste largement dans
son rapport sur cette notion d’agroé- que sécheresses et inondations.
correspondant à des spécifications tech-
niques précises (normes) et garantis par cologie comme solution : solution à la
pauvreté rurale, mais aussi à la malnu- M. De Schutter cite à ce titre l’exemple du
des organismes de contrôle7. Nicaragua, où l’utilisation de méthodes
trition, au changement climatique ou à
la perte de biodiversité. Le rapporteur agroécologiques simples (entre autres
5 : Brandenburg A. 2008. Mouvement agroécologique au
fait ainsi remarquer combien les mono- diguettes de pierre, rigoles, arbres,
Brésil : trajectoire, contradictions et perspectives. Natures
Sciences Sociétés. 16 : 142-147. labour dans le sens de la pente, haies
6 : Rabhi P. L’agroécologie expliquée en dix points. http :// vives, culture sans labour) ont entre
www.passerelleco.info/article.php ?id_article=484. 8 : De Schutter O. 20 décembre 2010. Rapport du
7 : Cirad. 2010. http ://agroecologie.cirad.fr/layout/set/ Rapporteur spécial sur le droit à l’alimentation. As- autres permis de diminuer l’érosion liée
print/dossiers/l_agriculture_biologique. semblée générale des Nations Unies. aux ouragans.
Un mouvement social technique telles que l’Emater5. Dans En Europe, l’agroécologie comme mou-
On le voit, l’agroécologie est un concept d’autres pays, des raisons historiques vement social s’est relativement peu dé-
systémique, intensif en connaissances comme à Cuba (arrêt du soutien de veloppée, absorbée par la proéminence
et basé sur la durabilité qui remet forte- l’URSS) ou politiques comme en Bolivie, et l’institutionnalisation de l’agriculture
ment en question le modèle agronomique au Venezuela ou en équateur (bascule- biologique. D’après P. Stassart4, agro-
dominant – intensif, industrialisé et ‘gé- ment des gouvernements à gauche) ont écologue de l’Université de Liège, « la
nétifié’. Elle était donc destinée à être facilité l’adoption de l’agroécologie par mobilisation de la société civile se fait
récupérée par les mouvements sociaux, à les mouvements sociaux. aujourd’hui principalement autour de
la recherche de solutions face aux effets systèmes agroalimentaires alternatifs,
de la modernisation agricole et de l’éco- tels que les semences fermières ou les
nomie de marché mondialisée. Cette ap- Les monocultures systèmes de garantie participative ». La
propriation a d’abord eu lieu en Amérique ont contribué question des semences est intimement
Latine, autour de la critique des première liée aux OGM, véritable ‘verrouillage du
à des déficiences vivant’ par quelques sociétés de bio-
et seconde révolutions vertes, de par les
liens étroits existant entre les universi- nutritionnelles. technologie. L’idée ici est de se réappro-
taires nord-américains et les acteurs so- prier biodiversité, particularité gustative
L’agroécologie a ainsi servi à défendre et autonomie, en prenant en compte les
ciaux, notamment les communautés indi- un modèle de développement alternatif
gènes, les ONG et les syndicats paysans 2. consommateurs et leurs critères de choix.
à l’agriculture industrielle d’exporta- Les systèmes de garantie participatifs se
Au Brésil par exemple, les fortes inéga- tion, en la rapprochant des concepts de
lités agraires et l’exclusion sociale de développent quant à eux depuis 2004 sur
souveraineté et d’autonomie alimen- les marchés locaux et régionaux de pro-
millions de petits agriculteurs ont faci- taires et en s’appuyant sur divers rap-
lité l’adoption de pratiques agroécolo- ports scientifiques tels que l’IAASTD9.
giques à l’aide d’associations, d’ONG et Science and Technology for Development.
d’organisations publiques d’assistance 9 : International Assessment of Agricultural Knowledge, http ://www.agassessment.org/
duits biologiques et consistent à redéfi- Selon eux, « l’émergence d’un champ serait, d’après lui, « la mieux à même
nir les normes (semences, labels), entre de recherche et d’enseignement agro- d’être acceptée et diffusée au sein des
producteurs et consommateurs et avec écologique comme alternative crédible réseaux existants d’agriculteurs ».
l’appui d’ONG. D’après M. Stassart4, tout au champ de recherche majoritaire est Des auteurs tels que M. Stassart4 vont
l’enjeu ici est « la maîtrise et le déve- un enjeu majeur de la transition socio- encore plus loin, en prônant des ap-
loppement d’un modèle agroécologique, écologique des systèmes alimentaires ». proches de conception des filières agro-
afin de résister aux multiples facettes de C’est d’autant plus crucial que l’agro- écologiques en collaboration avec les
la globalisation par le marché ». écologie, comme on l’a vu, est très in- consommateurs. Dans cette vision,
tense en connaissances, et qu’il existe les consommateurs ne sont plus seu-
Un outil de construction de bien commun donc, au-delà même de sa structuration lement choisisseurs, comme le veut la
en tant que discipline scientifique, un vision libérale actuelle, mais également
Malgré ces différentes initiatives, l’agro- énorme besoin en formation et en vulga- des citoyens alimentaires, qui aident à
écologie reste clairement minoritaire, à risation8. concevoir des systèmes agroalimentaires
la fois comme science et comme mou- innovants, au travers notamment de ca-
vement social. D’après le collectif belge hiers des charges, de règlements…etc.
de chercheurs du FNRS, le principal défi Dans les recommandations finales de D’après M. Stassart, de telles formes de
auquel la discipline est confrontée est son rapport 8, M. De Schutter parle ainsi dialogue constituent un véritable « outil
le « verrouillage actuel du régime de en majorité de « politiques publiques de construction de bien commun, inté-
production de connaissances », l’ensei- centrées sur les services de vulgarisa- grant équité, environnement, autonomie
gnement dans les universités ou dans tion » et sur « la recherche agricole », et solidarité ».
les centres de recherche agronomiques en s’appuyant le plus possible sur la
étant toujours largement dominé par coconstruction. Cette forme de « re-
l’agriculture productiviste et intensive. cherche participative décentralisée »
Un trompe-l’œil ?
Entretien avec le professeur Bernard Bodson bien faite ? Parce que, soit les gens n’ont
pas les compétences, soit ils font fi d’un
Il serait erroné d’affirmer que tous les avis sont unanimes autour certain nombre de contraintes qu’ils de-
de l’agroécologie, de ses méthodes et principes, de ses bienfaits vraient respecter. Quelle que soit l’agri-
culture, il faut veiller à ce qu’elle soit,
et apports. Bernard Bodson, professeur à Gembloux, remet forte- premièrement, adaptée aux conditions
ment en question les fondements scientifiques de l’agroécologie. du milieu où elle est réalisée ; et, deu-
xièmement, il faut que soit respecté un
certain nombre de règles. Le but est évi-
Défis Sud : Si vous deviez établir une demment de veiller à ce que la culture,
définition de l’agroécologie par rapport au cours de son cycle de développement,
à d’autres types d’agriculture, quelle se- dispose de l’entièreté des éléments nu-
rait-elle ? De quoi parle-t-on quand on tritifs, du soleil et de l’eau nécessaires
parle d’agroécologie ? Quelle est la dis- pour qu’elle atteigne le meilleur poten-
tinction avec l’agriculture biologique ? tiel de rendement (que permet le milieu
Bernard Bodson dans lequel elle pousse).
Bernard Bodson : La première chose im-
professeur à Gembloux Agro- portante à dire, selon moi, est qu’on ne Ces règles peuvent se résumer de la sorte :
Bio Tech. Il dirige l’Unité de peut pas qualifier une agriculture de bio- fournir de l’eau en suffisance et « faire
phytotechnie des régions tempérées. logique, d’écologique, etc. Je me refuse travailler » le sol et les plantes correcte-
à ce type de séparation entre les agri- ment. Pour l’eau, il faut, en priorité, pro-
cultures. Il y a de l’agriculture qui est fiter des précipitations et des réserves
bien faite et de l’agriculture qui n’est contenues dans le sol et, le cas échéant,
pas bien faite. Et pourquoi n’est-elle pas si celles-ci sont trop faibles, apporter un
complément par de l’irrigation. Ceci doit gique, refusent l’utilisation d’un certain BB : Oui, mais certains concepts défen-
évidemment se faire de manière parci- nombre d’intrants parce qu’ils sont de dus en agroécologie ne sont pas néces-
monieuse, la plante ayant besoin d’eau confection industrielle, mais parfois la sairement plus écologiques que ceux
en petites quantités et régulièrement. Le limite est extrêmement floue ! De toute de l’agriculture classique et, en plus, il
deuxième élément est d’assurer et pré- façon, la plante ne voit absolument s’agit souvent de techniques et de prin-
server la fertilité des sols : pour que la pas la différence entre une molécule de cipes qui ne sont pas nouveaux ! Des
plante atteigne son meilleur rendement, nitrate qui vient d’un engrais et celle, principes qui sont déjà mis en pratique
il faut qu’elle puisse trouver dans le sol identique, produite directement par la par beaucoup d’agriculteurs dans le
les éléments nutritifs en suffisance. En- minéralisation des matières organiques monde et même dans les agricultures que
fin, la protection des plantes m’apparaît présentes dans le sol. certains appellent intensives.
comme nécessaire car, dans une culture,
il y a des parasites, des ravageurs et
d’autres types d’agents vecteurs de Prenons, par exemple, la lutte contre les
maladies qui peuvent compromettre le « Il faut une agriculture pucerons dans la culture de céréales :
potentiel de rendement. raisonnée basée sur la dans l’agriculture conventionnelle, l’ex-
connaissance. » ploitant protège sa culture des puce-
Voilà ce que j’appelle de la bonne agri- rons à l’aide d’un insecticide tout à fait
culture. Cela dit, les choix et les moyens Bernard Bodson. respectueux des insectes auxiliaires
mis en place pour y parvenir peuvent va- (coccinelles, syrphes, etc.) tandis qu’en
rier : dans l’agriculture conventionnelle, agriculture biologique, on va utiliser un
on utilise à la fois des intrants naturels DS : Donc, s’il y a une différence entre insecticide naturel comme le pyrèthre,
et des produits de synthèse. D’autres certains types d’agriculture, elle se situe un produit qui va tuer indistinctement
méthodes, comme l’agriculture biolo- dans les techniques ? tous les insectes…
Donc, en fait, tout dépend des pratiques sée et développée actuellement. Toute- de produire plus, qu’ils doivent être dé-
de chacun. Pour moi, il y a autant d’agri- fois, beaucoup préfèrent voir en l’agro- veloppés partout. L’agroforesterie, par
cultures que d’agriculteurs ! Il n’y a pas écologie une rupture. Sans doute parce exemple, est pratiquée depuis toujours
une agriculture biologique, ni une agro- qu’ils ne prennent pas suffisamment en dans les régions tropicales et méditerra-
écologie, ni une agriculture intensive… compte l’évolution considérable qu’a néennes. Aujourd’hui, elle est présentée
Il y a des agricultures bien adaptées à connue l’agriculture au cours de la der- par Monsieur De Schutter, entre autres,
leur milieu écologique et à leur contexte nière décennie. comme une solution miracle qui va révo-
socioéconomique et d’autres qui ne le lutionner l’agriculture mondiale. Mal-
sont pas. Pour vous donner un autre Les médias se sont emparés de ce nou- heureusement, elle n’est possible que là
exemple : dans nos régions, en agricul- veau concept d’autant plus facile- où il y a suffisamment d’eau et surtout
ture biologique, on utilise uniquement ment qu’il a été repris par le rapporteur d’intensité de rayonnement lumineux. Il
de la matière organique pour la fertili- des Nations unies Olivier De Schutter est mensonger d’affirmer que l’on peut
sation des sols. Il s’agit principalement qui en fait un éloge trop peu critique faire de l’agroforesterie partout. Cepen-
des déjections des bovins (sachez que à mon sens. Il y a dans les milieux uni- dant, parmi les gens qui développent
80 % des superficies en agriculture bio- versitaires des cours d’agroécologie et diffusent ce genre de théories, il y a
logique sont des prairies destinées aux qui apparaissent mais, bien souvent, il beaucoup de personnes qui n’ont pas de
animaux) qui sont récupérées, compos- s’agit simplement de cours d’agriculture formation agronomique, qui reprennent
tées et répandues sur les 20 % de terres rebaptisés ! Dans d’autres cas, ce sont le récit de certaines expériences réus-
de cultures. Le principe est excellent d’un parfois des rassemblements d’idées qui sies et voudraient les voir généralisées
point de vue écologique mais il faut donc circulent, pas toujours exactes parce que partout. Mais l’agriculture est beaucoup
se rendre compte que la grande majorité les personnes qui les développent n’ont plus complexe et doit prendre en compte
de ce qui est produit sur ces superficies pas une connaissance suffisante des des contraintes très variées, inconnues
agricoles, ce sont des produits laitiers et bases de l’agronomie et des réalités de de la majorité de la population.
de la viande bovine que, paradoxalement l’agriculture… L’idée des fermes-écoles,
au nom de l’écologie, certains, par- par exemple, est symptomatique de cet DS : Que préconisez-vous pour éviter les
fois fervents partisans de l’agriculture état d’esprit. Partout dans le monde, il malentendus ?
biologique, voudraient bannir de notre y a des écoles d’agriculture et, pendant
consommation. Il y a là, à mes yeux, une longtemps, on n’a pas mis suffisam- BB : Il faut une agriculture raisonnée ba-
contradiction flagrante. ment leur rôle primordial en évidence. sée sur la connaissance : analyser dans
Aujourd’hui, on sort le besoin de forma- chacune des situations ce qui est possible
DS : Qu’est-ce que c’est, au final, l’agro- tion en agriculture comme s’il s’agissait de produire, comment on peut utiliser au
écologie ? d’une nouveauté révolutionnaire alors mieux l’eau qui est disponible, les carac-
que ces écoles existent depuis toujours. téristiques du sol, la capacité qu’ont
BB : L’agroécologie, ce sont des principes Il en est de même pour la vulgarisation les plantes à pouvoir grandir convena-
(tout à fait généraux) grâce auxquels auprès des agriculteurs et des éleveurs : blement. à partir de ces données, on va
on vise à maximiser les apports fournis elle doit seulement être revalorisée. mettre en œuvre des techniques néces-
par des mécanismes présents naturel- saires et appropriées : le travail des sols
lement dans les écosystèmes agricoles. s’il y a besoin, les restitutions minimales
Ce ne sont pas des méthodes particu- « Certains concepts de matières organiques et ou d’engrais,
lières, ce sont des pratiques qui, la plu- de l’agroécologie la protection des cultures.
part du temps, ont déjà cours en agri-
culture classique mais qui sont mises en ne sont pas Ainsi, une gestion équilibrée de la matière
exergue par des « spécialistes ». Il s’agit écologiques. » organique des sols est très importante.
d’une notion véhiculée par une très pe- Bernard Bodson. En effet, vous n’êtes pas sans savoir que
tite quantité de personnes (des milieux tous les sols (qu’ils soient cultivés de fa-
proches des ONG, des inconditionnels de çon intensive ou biologique) abritent une
l’agriculture biologique, etc.) et mise en DS : Que reprochez-vous aux théoriciens vie microbienne qui se nourrit de la ma-
évidence alors que personne n’en a de de l’agroécologie ? tière organique et qui, de la sorte, émet
définition claire. C’est un concept qui est du CO2. Tous les sols sont donc soumis à
présenté comme solution globale, révo- BB : Voyez, le problème réside principale- des pertes de carbone organique aux-
lutionnaire, aisée à mettre en place avec ment dans les amalgames qui sont faits quelles il faut remédier en laissant des
une large garantie de succès. entre agriculture biologique, agrofores- résidus de cultures ou en réimportant un
terie, rejet des productions animales, minimum de matière organique. La resti-
Pour moi, c’est, avant tout, le début etc. On formule des généralisations plus tution est nécessaire et, dans certaines
d’une prise de conscience par notre so- que hâtives et hasardeuses : on voudrait zones en agriculture intensive, il existait
ciété de la nécessité d’une agriculture étendre quelques exemples donnés à différents systèmes où elle n’était pas
en tout point performante mais qui n’est toute la planète. Ce n’est pas parce que, prise en compte, ce qui a causé une dé-
pas fondamentalement différente de dans des situations locales bien précises, gradation de la fertilité. à l’inverse, dans
l’agriculture raisonnée qui est préconi- certains modes d’agriculture permettent des systèmes où l’on apporte toute la
L’arme idéale
contre la faim au Sahel ?
Un article de Inoussa Maïga dogo, directeur fondateur de l’Associa-
tion pour la recherche et formation en
Produire plus et mieux en préservant mieux l’environnement ! agroécologie (Arfa).
C’est la perspective que propose l’agroécologie. Dans les pays
Loin d’être opposés, chercheurs et vulga-
du Sahel, des chercheurs et des vulgarisateurs travaillent à la risateurs se veulent complémentaires. Ils
réalisation d’un environnement sain et productif, sur base des fondent tous leur action sur les pratiques
paysannes observées sur le terrain. « Les
principes de l’agroécologie, indépendamment de toute considé- paysans développent eux-mêmes de
ration idéologique. bonnes pratiques agricoles. Nous par-
tons de ces pratiques que nous essayons
d’améliorer », explique Mathieu Sawa-
Pour les chercheurs, l’agroécologie est dogo. « On observe les pratiques pay-
une discipline scientifique qui utilise les sannes, on essaie de les expliquer et on
principes écologiques pour concevoir voit comment les optimiser, comment les
des systèmes de culture, les tester, les rendre plus efficientes, plus rentables
évaluer. « Nous cherchons à optimiser pour le sol et pour l’agriculteur », ajoute
Inoussa Maïga la production agricole par des méthodes Rabah Lahmar. « Sur ces questions-là, en
est journaliste et chargé de
différentes de ce qui était jusqu’à pré- tant que scientifiques, nous apprenons
programme chez Jade productions
sent promu », explique Alain Ratnadass, beaucoup des pratiques paysannes »,
(Burkina Faso)
chercheur au Centre de coopération in- reconnaît-il.
http ://www.jadeproductions.info/
ternationale en recherche agronomique
(Cirad) à Montpellier. « L’agroécologie, Des opportunités
c’est mettre de l’écologie dans l’agricul- pour l’agriculture au Sahel…
ture. Il s’agit d’explorer les possibilités
des processus écologiques et de les uti- Chercheurs et vulgarisateurs s’accordent
liser dans la gestion des ressources », également pour reconnaître les opportu-
ajoute son collègue Rabah Lahmar, en nités que les pratiques agroécologiques
poste au Burkina. offrent à l’agriculture dans le Sahel.
«Nous avons longtemps été obnubilés
Pour les vulgarisateurs, l’agroécologie par la question de la pauvreté des pay-
est avant tout une boîte à outils, un en- sans. Nous nous demandions pourquoi les
semble de techniques et de pratiques sur engrais sont chers, pourquoi les États ne
le terrain, dans les champs. « Il y a plu- subventionnent pas, pourquoi les États se
sieurs façons d’améliorer la production désengagent de l’agriculture, etc. Ce sont
et les rendements, mais c’est l’impact sur des problèmes réels, mais je pense qu’il y
l’environnement qui fait la différence. a des solutions ailleurs, dans l’agroéco-
L’agroécologie permet d’améliorer la fer- logie », soutient Rabah Lahmar.
tilité des sols, de lutter contre les eaux
de ruissellement et contre l’érosion »,
avance Assane Bokoume de l’Association « Le plus important c’est
pour la gestion de l’environnement et du l’appui des techniciens et
développement (Aged). des vulgarisateurs. »
Assane Bokoum.
« C’est une réflexion commune que nous
menons avec les paysans pour les aider
à chercher les voies et moyens pour pro- Les systèmes de production inspirés des
duire suffisamment sur leurs terres sans principes de l’agroécologie reposent en
les détériorer », renchérit Mathieu Sawa- partie sur l’apport de matières orga-
Pour Alain Ratnadass, il faut des inci- « ce serait bien que les pouvoirs publics écologie dans le monde paysan. « Les
tations financières, car l’adoption des subventionnent ce genre de système », pratiques agroécologiques ne sont pas
systèmes agroécologiques nécessite une préconise-t-il. encore suffisamment encouragées et
prise de risque par les paysans durant les financées.
premières années. « Par exemple, pour la Ces subventions sont nécessaires et
culture du riz pluvial dans des systèmes justes, car les pratiques agroécologiques C’est vrai que l’État intervient déjà dans
avec couverture végétale, la production rendent des services écologiques aux la promotion de l’utilisation des ma-
sera moins forte la première année que communautés entières. Rabah Lahmar, tières organiques et la production des
dans un système avec labour. Au bout lui, s’attarde sur le rôle de la vulgarisa- plants. Mais ces interventions ont besoin
de la deuxième ou de la troisième année, tion de l’agroécologie, qu’il souhaite voir d’être organisées dans un cadre plus glo-
on arrive à l’équilibre et, après plusieurs intégrée dans les programmes de forma- bal, plus cohérent », dit-il. Car « actuel-
années, la production avec couverture tion des écoles d’agriculture au Sahel. lement il y a des gens qui peuvent inté-
végétale dépassera largement celle sur grer une partie de l’agroécologie et juste
labour », explique le chercheur. Les pay- Pour Mathieu Sawadogo, il faut travail- à côté ils mènent des actions tout à fait
sans du Sahel n’ayant pas d’assurance, ler à renforcer la confiance dans l’agro- contraires à ce qu’elle préconise. »
sées. Pour Marjolein Visser, il est nor- Pour Marjolein Visser, les agronomes ont volonté de reproduire chez eux ce qui est
mal, voire intuitif, de considérer qu’une du mal à accepter le fait qu’ils sont sub- pratiqué au Nord. Ce que la scientifique a
agriculture à petite échelle, appuyée par jectifs dans leurs recherches. Selon elle, vu en Afrique de soi-disant « agriculture
de la main-d’œuvre familiale est poten- s’ils arrivaient à assumer leur côté poli- moderne » l’a toujours frappée par son
tiellement plus productive à l’hectare tique, ils communiqueraient beaucoup amalgame entre introductions occiden-
qu’une agriculture industrielle à grande mieux entre eux, au-delà du sempiternel tales et pratiques locales, en plus de son
échelle : on est beaucoup plus attentif à reproche lancé à tue-tête : « ce que vous caractère mal raisonné. Ainsi, aux Phi-
« notre » petite superficie, on sait mieux affirmez n’est pas scientifique ». lippines, elle a été confrontée à des pay-
la gérer et anticiper les problèmes et, sans dont les cultures étaient totalement
surtout, on sera plus attentif aux rende- L’agriculture manuelles, qui utilisaient des semences de
ments à l’hectare. En effet, selon Marjo- ne résout pas le problème de la faim maïs OGM et du Roundup sur leurs cultures
lein Visser, un tractoriste qui entretient Lorsqu’on évoque la souveraineté ali- en pente raide : un non-sens économique
mille hectares d’une seule culture et qui mentaire, on insiste trop souvent sur la et écologique.
est payé deux dollars par jour quels que production de nourriture. On ne parle
soient ses résultats, n’apportera pas la jamais de la consommation, de la façon Selon Marjolein Visser, une question
même attention à son champ qu’un petit inégale de la distribuer (800 millions de toujours en suspens est de comprendre
producteur local ... personnes souffrent de malnutrition et les raisons pour lesquelles le Nord a
presque autant d’obésité) ou des pertes une agriculture si « avancée » : pour-
Dès lors, pourquoi beaucoup continuent- (un sixième de la production est perdu quoi utilise-t-on autant de machines et
ils de penser qu’une agriculture profite avant ou pendant la transformation) et d’intrants industriels alors qu’au Sud,
de l’économie d’échelle comme toute des gaspillages (un sixième est jeté par avant la colonisation des terres, le sys-
autre activité économique ? Parce que la grande distribution et un autre sixième tème agraire en était à un stade qui cor-
bien souvent, par unité de main-d’œuvre est gaspillé par les ménages) au cours respondait à une agriculture de l’aube de
et grâce à l’abondance de pétrole pas de la chaîne. Toutes ces questions dé- nos régions ?
cher, on arrive à produire des matières passent bel et bien la sphère de l’agricul-
premières pas chères mais, dès qu’on ture mais elles sont liées et essentielles, Pour elle, l’agriculture consiste, avant
intègre les intrants en termes énergé- affirme Marjolein Visser, et c’est en cela tout, en l’art de gérer des compro-
tiques, comme le fait l’agroécologie, que l’agroécologie s’inscrit aussi comme mis. Concernant la mécanisation, par
on se rend compte que le rendement un mouvement social et politique por- exemple, celle-ci est nécessaire partout
énergétique d’une agriculture à grande tant des revendications nouvelles sur la mais elle doit être à la fois adaptée à
échelle est en dessous de 1 (ce qui signi- scène internationale. l’homme, à ses moyens économiques et
fie qu’elle produit moins d’énergie que ce aux exigences écologiques. Enfin, der-
qu’elle n’a consommé). à ce niveau, Marjolein Visser dénonce les nier exemple, celui de l’agroforesterie :
effets de la colonisation qui ont énormé- l’agriculture conventionnelle condamne
ment dégradé certaines pratiques agri- cette pratique car la plantation d’arbres
« L’agroécologie ne se coles au Sud, mais aussi des politiques au milieu des champs gênerait la méca-
agricoles et alimentaires qui restent très nisation. Toutefois, le problème, tou-
limite pas à dresser un inappropriées, voire inexistantes : l’achat jours abordé à sens unique, devrait être
cahier des charges. » d’engrais inadaptés et de très mauvaise pris dans l’autre sens : si l’on accepte que
Marjolein Visser. qualité (les « restes » du marché occi- la présence d’arbres peut être bénéfique
dental) n’en est qu’un exemple. En effet, pour la culture, pourquoi ne pas conce-
les aberrations qu’elle a pu relever de sa voir des machines qui tiendraient compte
Pour Marjolein Visser, même les agro- propre expérience sont légion. Pour elle, de ces arbres dans le champ ?
nomes qui n’ont jamais eu de cours d’éco- les pays en voie de développement fonc-
logie en ont conscience mais, tant que tionnent au travers d’une agriculture de Il s’agirait d’une toute autre façon de
ces aspects ne seront pas pris en consi- subsistance que l’on a voulu et qu’on concevoir le génie rural et, plus large-
dération par tous, les scientifiques conti- voudrait moderniser à l’aide d’intrants ment, l’agriculture. Mais, pour Marjolein
nueront d’engager un dialogue de sourds chimiques et de machines très sophisti- Visser, le chemin est encore long avant
en ne débattant, en fait, pas des mêmes quées et coûteuses alors que l’agriculture que ce genre d’idées fleurissent dans la
choses. Enfin, on sait que les agricultures et les techniques pratiquées au Nord ne tête des agronomes de tous bords…
primitives avaient un bien meilleur rende- peuvent se transposer au Sud. Marjolein
ment énergétique mais qu’effectivement, Visser y voit un déterminisme géogra-
leur rendement à l’hectare était moindre. phique : le climat et les sols des régions
La question est donc : de quel rendement intertropicales se prêtent beaucoup moins Propos recueillis par Charline Cauchie
parle-t-on au final ? On peut étendre ce bien à l’utilisation d’engrais chimiques, de
questionnement au rendement du travail pesticides et de machines lourdes. Pour-
par rapport au rendement du capital : tant, les étudiants agronomes africains
qu’est-ce qui importe finalement le plus arrivent en Europe avec une conception
dans une perspective de durabilité ? du développement agricole biaisée et la
Agroécologie au Sénégal
La vie changée
des paysans de Thiès
Un article de Mohamed Gueye variétés agricoles à très grand rende-
ment, comme le niébé fourrager. Cette
à la différence de l’agriculture biologique pratiquée pour les be- variété, largement répandue dans la zone
soins d’une clientèle dite aisée, achetant des légumes labellisés d’intervention d’Infoclim, est aujourd’hui
fort demandée dans d’autres parties du
bio, l’agroécologie est appliquée par des paysans sénégalais or- pays. »
dinaires, qui produisent pour nourrir leurs familles, à des coûts
La collaboration entre chercheurs, tech-
relativement supportables pour tous. niciens agricoles et scientifiques, ne
s’est pas limitée au niébé fourrager. Paul
La réussite des expériences d’agroécolo- Thiao explique : «Du fait de nombreux
gie dans le département de Thiès a attiré programmes agricoles spéciaux initiés
l’attention des pouvoirs publics. Dans ces dernières années par le gouverne-
un pays où les objectifs officiels sont de ment, nous avons reçu de mauvaises se-
réaliser l’autosuffisance alimentaire par mences de manioc. Une des conséquences
tous les moyens et dans les délais les plus a été le développement de diverses mala-
brefs, la volonté de certains producteurs dies du manioc dans la région. Mais avant
de montrer que l’agroécologie préserve de se lancer dans des spéculations sur
les ressources de la terre est suivie avec les causes et les origines des problèmes
intérêt. notés, les paysans se sont concertés avec
les chercheurs, pour comprendre le phé-
Le docteur Assize Touré, directeur du nomène. Ensemble, ils ont effectué la
Mohamed Gueye traçabilité des boutures réceptionnées.
Centre de suivi écologique de Dakar
est le chef du « desk » économie (Cse), estime que l’agroécologie est un Et c’est ainsi que nous avons pu éradiquer
au journal sénégalais Le Quotidien. domaine transversal, dont la réussite un mal qui menaçait de détruire toute
Il est le correspondant de Défis dépend de la stratégie mise en place pour la production de manioc dans la zone de
Sud au Sénégal depuis quatre ans. ralentir et freiner la détérioration des Notto et, qui sait, de gagner d’autres par-
L’ensemble des articles rédigés par ressources et des zones de production. Le ties du pays. »
Mohamed Gueye est accessible sur projet « Infoclim » qui a été initié par son
www.sosfaim.org Centre, en partenariat avec la Fédération Et pour faire face à la raréfaction de la
des ONG paysannes du Sénégal (Fongs), pluie, les paysans ont sollicité les cher-
a obtenu des résultats que les paysans cheurs afin qu’ils mettent à leur disposi-
continuent à vanter. tion des semences de mil et d’arachide à
cycle court. Dans la communauté rurale
à Notto, à environ 90 km de Dakar, des de Fandène, à une dizaine de kilomètres
paysans racontent que grâce au projet de Thiès, commencent à se développer
Infoclim, ils ont maintenant une nouvelle des expériences de culture au goutte-à-
manière d’appréhender leur activité éco- goutte.
nomique, qui s’intègre mieux à leur envi-
ronnement. Préserver les arbres
La synergie créée par Infoclim entre les
Adaptation et collaboration différents acteurs de la région de Thiès
Ibrahima Paul Thiao, de la Fongs, a été la a apporté des réponses satisfaisantes
cheville ouvrière du projet : «Par un dia- à la dégradation des certains terroirs
logue fécond entre les producteurs agri- traditionnels. Dans le département de
coles, les techniciens et les chercheurs, Notto, connu pour les dégâts causés par
nous avons pu disséminer de nouvelles l’érosion pluviale, une nouvelle percep-
1 : Commission européenne, Accord de partenariat ACP-CE, 2 : Voir encadré page 26, pour les simulations de pertes liées
Communautés européennes, 2007, p.39 à l’APE pour le cas du Cameroun.
Conséquence de l’érosion
des solidarités historiques
L’APE est le premier accord de coopéra-
2e CARREFOUR PAYSAN
Kinshasa, Kabinda Center, du 20 au 22 octobre 2011