Bac 2 Anthropologie
Bac 2 Anthropologie
Bac 2 Anthropologie
Téléphone : +243997123885
COLLABORATEURS :
CT MUSENU NGAZA André, CT KYUNGU NSENGA Justin, CT MUTOMBO MUKONZO Olivier ,CT KYEMBE
MULUMBWA Albert, ASS. KALOBWA MULOMBO.,ASS MUSHOTA MWEWA Jonathan etc. ASS TENDE
MUSABILA Seguin.
INTRODUCTION
I. APPROCHE PEDAGOGIQUE
Chaque séance sera introduite par un exposé magistral du professeur, destiné à ouvrir une
discussion avec les étudiants à partir des textes du codex (il sera disponible la première semaine de
cours. Les débats contradictoires et les discussions critiques des textes sont des éléments essentiels
du séminaire qui comptent pour l’évaluation.
Le support pédagogique principal reste le recueil de textes en lecture obligatoire pour chacune
des séances. Ils peuvent, à l’occasion, être complétés par des documents audiovisuels que nous
visionnerons ensemble.
Vous familiariser avec une approche qui prend de la distance, du recul avec les objets juridiques et
judiciaires pour en faire des objets d’analyse :
vous permettre d’assimiler quelques-unes des grandes approches qui balisent la réflexion en
Anthropologie juridique africaine aux regards croisés entre la culture, le droit et
l’anthropologie de la justice ;
2
vous donnez un aperçu de ce que les travaux de recherche actuels qui portent sur des
questions de l’anthropologie de la justice, la sociologie du droit et de la justice apportent à
la compréhension de la société.
Un premier temps est introductif. Il vise à poser les bases indispensables pour comprendre la suite
(séance introductive ; séance sur le droit dans la régulation sociale ; séance sur les cultures juridiques
et systèmes judiciaires).
Le deuxième temps du cours sera consacré à analyser quatre grandes façons de penser le rôle du droit
dans la société à travers quelques grands auteurs et mouvements qui ont marqué la sociologie du droit
et l’anthropologie de la justice
IV. L’EVALUATION
Des travaux dirigés qui auront lieux tout au long des enseignements à l’auditoire ou à domicile (les
articles et autres textes à lire et synthétisés) des travaux pratiques sous formes d’exposées,
Des recherches personnelles de l’étudiant en rapport avec le cours, d’une épreuve écrite en note et
voisin fermé, de temps limité (2 h) pour l’examen, et Une moyenne générale sera communiquée pour
chaque étudiant avant la passation de l’examen.
V. OBJECTIFS DU COURS
De nos jours, les sciences sociales font face, en Afrique noire, à un défi de taille, celui de réussir
à construire une approche conceptuelle, épistémologique et théorique, méthodologique et appliquée,
capable de réaliser cette synthèse historique.
Le droit africain ne peut plus être « traditionnel » ni « moderne ». Il est droit africain tout
simplement. Et puisque tout corps social « est porteur de droit », il ne se réduit pas à un ordre juridique,
mais se réfère à un ensemble de rapports entre les ordres juridiques, la relevance selon Santi Romano,
comprenant des principes, des directives, des normes et des sanctions. Il faut néanmoins remarquer,
même si on y trouve généralement ces deux dernières catégories, que l'existence de normes et de
sanctions ne constitue pas un mode exclusif de reconnaissance d'un ordre juridique. Certaines
directives ou normes ne sont pas accompagnées de sanctions.
Face à l'absence de Normes, les décisions des cours, en tant que pouvoir et entité, assument
ce rôle de création. Dans le passé, la plupart des chercheurs, qui ont étudié le droit et les structures
juridiques en Afrique noire, ont mené leurs recherches dans une perspective ethnocentrique, en
utilisant un vocabulaire et une terminologie propres à leurs cultures et à leurs expériences de vie.
RESUME
I. Définition du concept
1. DEFINITION
Science qui a pour objet « l’étude du groupe humain considéré– dans son ensemble, dans ses détails
et dans ses rapports avec le reste de la nature1. »
2. LA DÉMARCHE ANTHROPOLOGIQUE
– Chaque culture juridique est nourrie par sa propre histoire et non par celle des autres.
– les pratiques et les discours juridiques révèlent des systèmes de représentations différents du Droit.
2. Une institution n'a de sens que par rapport à l'univers dans lequel on l'observe.
3. « Qui veut comprendre la forme et le sens des institutions juridiques d'une société a donc intérêt à
les rapporter non aux institutions de sa propre société - le rapprochement serait superficiel - mais à
l'univers de celle dans laquelle il les observe.»
4. « La loi n'a ni la même expression ni la même signification en Chine, en Afrique noire, en pays d'Islam
ou en France ; « on pourrait dire la même chose
– ou aux richesses,
– de la parenté et
– de tous les actes qui, tels le vol, l'adultère ou le meurtre, sont ici des délits et là des devoirs.»
4
« L’anthropologie aide à faire apparaître cette diversité, du moins lorsqu'elle postule que chaque
société construit son propre univers. » .
6. La condition de ce peuple est étonnante, et ses mœurs sont bizarres. Quant aux hommes, ils ne sont
nullement jaloux de leurs épouses ; aucun d’eux ne se nomme d’après son père ; mais chacun rattache
sa généalogie à son oncle maternel. L’héritage est recueilli par les fils de la sœur du décédé, à l’exclusion
de ses propres enfants.
Qu’est-ce qui explique que dans certaines sociétés ce soit le père qui transmette son nom son enfant
tandis que dans d’autres sociétés l’enfant porte le nom de famille de sa mère ;La réalité biologique est
la même dans les deux cas : c’est la femme qui a porté l’enfant et en a accouché
La différence de normes n’est donc pas à rechercher dans le biologique mais dans le culture
Une vision plus claire des intérêts et des réalités sociales qui se cachent derrière les règles de droit =
l’envers du « décor juridique ».
«… par exemple les luttes et les consensus qui lient ceux qui sont à la tête de l'Etat, hauts fonctionnaires
et politiques, et les corps, les partis ou les syndicats auxquels ils appartiennent,
ou bien les luttes et les consensus qui, entre gens d'un même village, aboutissent à traiter les
problèmes et régler les conflits hors de toute intervention étatique.
Occultés par le droit officiel, absents de nos manuels, ces phénomènes ne peuvent être évacués d'une
science du droit. »
Les enjeux de l’anthropologie juridique« Le droit comme un édifice cohérent, complet et achevé
(même s'il est susceptible de quelques améliorations par aménagements internes) constitue l'une des
manifestations occidentales du phénomène juridique. Elle a des parallèles ailleurs, en Islam par
exemple. »
« L’anthropologie du droit met à nu les modèles sociaux qu'on peut entrevoir derrière le droit ou son
application. ».Ces modèles sociaux sont notamment : La distinction entre, d’un côté les sociétés dont
les membres se prennent totalement en charge et, de l’autre, les sociétés dont les membres s’en
remettent à une autorité supérieure ;
L’anthropologie du droit permet également d’identifier les normes et les institutions qui sont des
éléments d’emprunt ou d’acculturation. Un emprunt à un système juridique étranger de certaines de
ses règles et institutions juridiques peut se faire mais sans que la greffe ne prenne, c’est-à-dire sans
que les populations les acceptent.
5
L’acculturation est un] phénomène plus actif de la part des gouvernés qui s'approprient des
techniques juridiques qui servent leurs objectifs et leurs intérêts. « Il a des conséquences sur la
perception et l'acceptation qu'on a du droit dans la société où l'on vit.
« La légitimité du droit est un facteur essentiel pour la viabilité de la vie en société, tout
simplement parce qu'elle induit non pas un sentiment d'obéissance subie mais un sentiment actif de
respect des relations juridiques et sociales. »
La littérature sacrée : les mythes, les récits cosmogoniques ; Les livres saints ;
La littérature populaire : les contes et légendes, les romans et pièces de théâtre, les fables, poèmes,
adages, proverbes;
Les objets culturels et culturels, pièces d’artisanat et œuvres d’art ; Les plans d’urbanisation ;
Les règles de droit et leur source (us et coutume, textes parlementaires, jurisprudence, pratiques d’un
groupe donné …)
« Pour toute société, le monde invisible explique le monde visible : il lui donne cohérence et sens.
D'où l'importance : de la parole par laquelle l'invisible se manifeste dans le visible des rites qui
permettent au visible d'agir sur l'invisible.
D'où l'importance aussi de se référer à l'invisible pour comprendre le monde visible non seulement
dans son ensemble mais aussi dans chacune de ses manifestations. »
6. LES MYTHES
1. « monde incréé dans la tradition chinoise, monde créé dans la tradition égyptienne et africaine mais
par une divinité qui ne s'est que progressivement distinguée de lui,
2. Monde, de la tradition du livre, soumis à un Dieu radicalement distinct auquel il doit sa création à
l'origine et à chaque instant de façon continue.
Une telle divergence dans l'explication du monde ne saurait être écartée par quiconque cherche à
comprendre les phénomènes juridiques. » « Le mythe est une fresque, un langage symbolique dont le
décryptage rend compte de l’organisation sociale.
6
Les mythes sont les traces mémorielles des formes sociales des communautés linguistiques où ils sont
transmis. Cela est rappelé par la formule d’ouverture des « contes » wolof dont la signification
essentielle a été redécouverte par A. DIOUF :
« léeboon ; lipoon ; léppoon ; léeb= récit, oon, particule du passé ; léeboon veut dire « le récit du passé
» ; lip = cordon ombilical, oon, particule du passé, lipoon nous donne le cordon ombilical initial ; lépp =
tout, oon, particule du passé, l’expression nous donne : tout du passé ; toute la formule d’ouverture
du mythe nous donne : « le récit de tout le passé.
7. LES ADAGES
Dura lex sed lex (« La loi est dure mais c’est la loi ») adage latin = La justice occidentale repose sur
l’application de la loi, quelle qu’elle soit, même si elle conduit à une solution injuste, inacceptableElle
s’impose donc par la contrainte. Car qui fait la loi ? Sur quoi repose-t-elle (la morale, l’équité, le
consensus ou : le rapport de force, la majorité parlementaire …)?
Atte ? Dëgg ! (« (Comment)Trancher un litige ? (En appliquant) La vérité !) adage wolof = La justice
africaine est fondée sur la recherche et l’application de la vérité = l’équité telle que révélée par les
faits.Si la Justice sert à appliquer la Vérité et si la Vérité est une aiguille alors la Justice, comme l’aiguille,
sert à rassembler les parties déchirées = Réconcilier = source d’harmonie.
Homo homini lupus (« L’homme est un loup pour l’homme ») adage latin = L’homme est un prédateur,
tous les êtres humains plus faibles sont ses proies = la loi du plus fort – Les civilisations esclavagistes /
patriarcales.
« Le grand mérite de Théophile Obenga est d’avoir compris que le chercheur africain n’a pas le droit
de faire l’économie d’une formation technique suffisante qui lui ouvre l’accès aux débats scientifiques
les plus élevés de notre temps, où se scelle l’univers culturel de son pays. (…) En effet, on doit dire aux
générations qui s’ouvrent à la recherche : armez-vous de science jusqu’aux dents et allez arracher,
sans ménagements, des mains des « usurpateurs » le bien culturel de l’Afrique dont nous avons été si
longtemps frustrés… »
Préface dans T. OBENGA, L’Afrique dans l’Antiquité : Égypte pharaonique – Afrique noire, Présence
Africaine, Paris1973, p. IX.
personnes aux assistants du Professeur désignés pour cette éventualité un mois après l’annonce
de ces travaux par le titulaire. Etc …
Les branches de la recherche juridique ne doivent pas être confondues avec les branches du
droit positif. L’identification des branches de la recherche juridique amène à étudier les activités de
ceux qui observent et analysent le droit ; elle repose sur la particularisation de leurs intentions,
méthodes et objets d’étude.
L’identification des branches du droit positif, pour sa part, conduit à étudier les destinataires
et les objets des normes en vigueur. C’est subséquemment à pareil examen qu’il devient possible de
parler de « droit pénal », de « droit civil », de « droit des contrats publics », etc. Les branches de la
recherche juridique sont parfaitement indifférentes aux branches du droit positif et, par exemple, il
est permis d’aborder sous l’angle de l’analyse économique du droit aussi bien le droit pénal que le
droit civil ou que le droit des contrats publics. Et les branches du droit positif sont indépendantes des
branches de la recherche juridique ; le droit des contrats publics, par exemple, peut être envisagé dans
le cadre de la politique juridique autant que dans le cadre de la méthodologie juridique ou que dans le
cadre de la science du droit positif.
1. LA THEORIE DU DROIT.
Elle peut être définie comme l’analyse des instruments logiques dont se sert le raisonnement
juridique ; ou, de manière plus large, comme la « branche de la science du droit qui a pour objet
l’analyse critique de cette discipline à partir d’une perspective interdisciplinaire des divers aspects du
droit et des phénomènes juridiques. Elle peut aussi consister dans l’analyse des théories générales,
des grandes notions ou des principaux instruments utilisés en droit, par exemple le contrat, le sujet de
droit, le service public, la puissance publique, l’acte unilatéral, la hiérarchie des normes, la
qualification, etc.
Le pluralisme du droit est aussi un pluralisme des théories du droit, certaines pouvant être
rapprochées, d’autres étant très éloignées et clairement incompatibles. La concurrence parmi elle est
féroce et a déjà été souligné combien cela occasionne la crise des théories du droit. Or la théorie
syncrétique envisagée par l’auteur de ces lignes ne souhaite guère participer de ces controverses en
venant se placer aux côtés des théories préexistantes et en cherchant à les combattre. Tout au
8
contraire, elle aspire à régler ces difficultés, en partie du moins, en proposant auxdites théories un
terrain d’entente et de conciliation2.
D’aucuns dressent un constat d’échec de la théorie du droit, laquelle serait « éclatée, entrée
dans l’âge de l’éclectisme et du bricolage, ce qui conduit à son affadissement voire à sa mort »3 ; et
d’ajouter : « Le déclin et la crise du droit ne font que traduire le déclin et la crise de la théorie du droit
elle-même. Entre la misère de la réalité et la misère du concept il existe une corrélation absolue4 ».
Pareilles observations sont certainement excessives il faut souvent être excessif pour se faire entendre
2. LA PHILOSOPHIE DU DROIT
Son objet est de répondre aux grandes questions sur le droit comme ensemble de normes, du
type « qu’est-ce que le droit ? » (Ontologie juridique), quelle est la place de la justice dans le droit ? »,
« D’où vient la force du droit ? » Etc. Les auteurs ne sont pas tous d’accord sur sa délimitation et en
particulier sur ses frontières avec la théorie du droit, la méthodologie juridique et l’épistémologie
juridique. Pour certains auteurs, la philosophie du droit inclut ces dernières disciplines, pour d’autres,
il est préférable de les distinguer. Certainement définir est-ce spéculer, dans une certaine mesure du
moins, si bien que des auteurs retiennent que seule la philosophie pourrait définir le mot « droit »5 ;
le philosophe aurait « seul la compétence de dire ce qu’est le droit »6
2
B. BARRAUD, « L’échelle de juridicité : un outil pour mesurer le droit et fonder une théorie
syncrétique (première partie : présentation) », Arch. phil. droit 2013, p. 365 s. ; B. BARRAUD,
Théories du droit et pluralisme juridique – t. II : La théorie syncrétique du droit et la possibilité
du pluralisme juridique, PUAM (Aix-en-Provence), coll. Inter-normes, 2017.
3
J. JIANG, « Quid jus ? Esquisse d’une théorie dialectique de la définition du droit », RRJ
2002, p. 664.
4
Ibid., p. 665
5
6 P. DEUMIER, Introduction générale au droit, 2e éd., LGDJ, coll. Manuel, 2013, p. 13 ;
également, L. FRANÇOIS, Le problème de la définition du droit – Introduction à un cours
d’évolution de la philosophie du droit à l’époque contemporaine, Faculté de droit, d’économie
et de sciences sociales de Liège ,(Liège), 1978
6
A. SÉRIAUX, « Jalons pour la récupération d’une conception métaphysique du droit », Droits
1989, n° 10, p. 85 2 É. LE ROY, « Autonomie du droit, hétéronomie de la juridicité – Généralité
du phénomène et spécificités des ajustements », Séminaire international Le nuove ambizioni
del sapere del guirista : l’antropologia giuridica e la traduttorologia giuridica, Rome, 12 mars
2008.
7
1 J.-L. BERGEL, Théorie générale du droit, 5e éd., Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2012, p.
5.
8
2 J.-L. BERGEL, « Méthodologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire
de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1023.
9
°La philosophie du droit : de la philosophie plus que du droit Les rapports entre le droit et la
morale constituent l’un des problèmes fondateurs de la philosophie du droit9. Dès lors, elle ne saurait
être, tout au plus, qu’à-demi juridique ; à moins de considérer que droit et morale ne constitueraient
pas deux univers distincts mais plutôt une seule et même chose, vision qui, justement, reconduit
directement à la définition philosophique du droit. Partant, il semble que la philosophie du droit soit
une matière juridique pour les philosophes du droit, mais une matière extrajuridique au sens des non-
philosophes du droit.
Quand la théorie du droit décrit le droit, définit ses critères caractéristiques, la science du droit
positif décrit le droit positif, décrit le droit appliqué ou applicable au moyen d’énoncés du type « selon
la règle de droit positif x, il est interdit de faire y », cela à l’échelle d’une branche du droit donnée, d’un
régime juridique donné ou d’un problème de droit donné. La théorie juridique, en sa partie explicative
— qui n’est pas la plus importante —, s’intéresse aussi aux normes ; seulement, elle les aborde en tant
qu’ensembles et non en tant qu’unités positives ; et elle se consacre uniquement à leur forme, aux
systèmes qu’elles constituent, quand la science du droit positif se penche sur leur contenu et leur
portée.
4. L’HISTOIRE DU DROIT
Elle permet d’expliquer la formation des règles de droit et est souvent indispensable pour
comprendre leur Etat actuel.
5. LE DROIT COMPARE
9
O. PFERSMANN, « Morale et droit », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la
culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1040
10
Son objet est de comparer les systèmes juridiques et les règles de droit des différents pays, dans
une finalité théorique, pour mieux les comprendre, et/ou dans une finalité pratique, par exemple pour
suggérer des réformes. Le droit comparé ou comparatisme juridique est la science de la comparaison
des droits et, plus largement, la science étudiant les droits étrangers. Si différentes branches du droit
interne pourraient être comparées (par exemple, droit des contrats privés et droit des contrats
publics), le droit comparé consiste traditionnellement à comparer des droits issus de différentes
cultures juridiques ou, du moins, de différents États.
6. LA SOCIOLOGIE DU DROIT
Fondée par Durkheim, dont les travaux ont eu une grande influence sur Duguit, elle doit beaucoup à
Max Weber. Son objet de l’étude des relations entre les faits sociaux et les règles de droit. Elle donne
lieu à des définitions et à des règles de droit.
Sociologie et juriologie (science du droit), toutes deux branches des sciences humaines et
sociales, entretiennent nécessairement certaines affinités10 dès lors que l’objet d’étude de l’un est une
partie de celui de l’autre et que certains auteurs on cite, par exemple, Emmanuel Lévy11 paraissent ne
pas appartenir ou avoir appartenu à une discipline plus qu’à l’autre. Notamment, toutes deux
entendent être « objective, spécifique, méthodique »12, indépendantes de toute métaphysique et de
toute politique , afin de ne pas se voir traitées comme des « branche[s] de la philosophie générale »
ce qui n’interdit pas que, peut-être, l’une y parvienne mieux que l’autre13 .
La définition de la sociologie du droit est difficile d’accès pour un juriste, ce qui témoigne de
sa complète appartenance à la sociologie. Il s’agit, selon son principal architecte, de « l’étude de la
plénitude de la réalité sociale du droit, qui met les genres, les ordonnancements et les systèmes de
droit, ainsi que ses formes de constatation et d’expression, en corrélations fonctionnelles avec les
types de cadres sociaux appropriés ; elle recherche en même temps les variations de l’importance du
droit, les fluctuations de ses techniques et doctrines, le rôle diversifié des groupes de juristes, enfin les
10
Cf. Th. RAISER, « Les relations entre la sociologie du droit et les sciences juridiques », Dr.
et société 1989, p. 121 s.
11
1 L. M. FRIEDMAN, « La sociologie du droit est-elle vraiment une science ? », Dr. et société
1986, p. 114. Il n’est donc pas possible de retenir que, « avant 1940, on ne peut discerner chez
les spécialistes des sciences sociales un intérêt scientifique pour l’étude du droit » (J.G.
BELLEY, « L’État et la régulation juridique des sociétés globales – Pour une problématique du
pluralisme juridique », Sociologie et sociétés 1986, n° 18, p. 22) puisqu’il existait depuis
longtemps des juristes intéressés par le droit. De même, il n’est pas possible d’opposer « les
juristes, d’une part, et les spécialistes des sciences sociales, d’autre part » (ibid., p. 18). Cf.,
également, É. SERVERIN, Sociologie du droit, La découverte, coll. Repères, 2000
12
É. DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, 2e éd. (1937), Puf, coll. Bibliothèque
de philosophie contemporaine, 1973, p. XII. Cf., également, Dr. et société 2008, n° 69-70, «
Quelles méthodes pour la sociologie du droit et de la justice ? ».
13
Cf. R. HUBERT, « Science du droit, sociologie juridique et philosophie du droit », Arch.
phil. droit 1931, p. 55 s. ; D. TOURET, Introduction à la sociologie et à la philosophie du droit
: la bio-logique du droit, Litec, 1995.
11
régularités tendancielles de la genèse du droit et des facteurs de celle-ci à l’intérieur des structures
sociales globales et partielles14 ».
7. L’ANTHROPOLOGIE DU DROIT
On peut considérer que c’est comme la discipline ayant pour objet l’étude de l’homme par
référence à son milieu social et culturel ; pour fin, la connaissance des formes de civilisation sans
écriture existant actuellement, de leur pensée et de leur activité juridique ; pour méthodes, celles,
conjointes, de l’ethnologie et du droit comparé (cette définition peut s’étendre aux civilisations
connaissant l’écrit, et à « l’étude des fondements et des caractères de la juridicité selon les différentes
traditions culturelles ».
Par ailleurs, il faut préciser dès à présent que, comme la sociologie du droit peut être appelée «
sociologie du droit » plus légitimement que « sociologie juridique », l’anthropologie du droit devrait
être appelée « anthropologie du droit » bien plutôt que « anthropologie juridique », car son objet est
le droit mais elle n’est pas en soi juridique, pas en soi du droit. Elle est une science du droit mais pas
une science juridique. Toutefois, la dénomination « anthropologie juridique » est d’usage très courant
quand la dénomination « anthropologie du droit » est rarement usitée. Il n’est évidemment pas lieu
de considérer que l’anthropologie juridique serait différente de l’anthropologie du droit. Il s’agit d’une
seule et même discipline qui s’inscrit parmi les branches de la recherche juridique.
L’analyse économique du droit, plus rarement appelée « économie du droit17 », est peut-être
la dernière apparue des quatorze branches de la recherche juridique. Sa place parmi elles n’en est pas
14
G. GURVITCH, « Problèmes de sociologie du droit », in Traité de sociologie, t. II, Puf, 1968,
p. 191.
15
1 R. JACOB, « Symbolique du droit et de la justice », in D. ALLAND, S. RIALS, dir.,
Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1459. 2
16
Notamment, E. RUDE-ANTOINE, G. CHRÉTIEN-VERNICOS, dir., Anthropologies et
droits – État des savoirs et orientations contemporaines, Dalloz, 2009 ; N. ROULAND,
L’anthropologie juridique, Puf, coll. Que sais-je ?, 1995 ; J. VANDERLINDEN, Anthropologie
juridique, Dalloz, 1996 ; R. SACCO, Anthropologie juridique – Apport à une macro-histoire
du droit, Dalloz, coll. L’esprit du droit, 2008.
17
G. ROYER, L’efficience en droit pénal économique – Étude de droit positif à la lumière de
l’analyse économique du droit, LGDJ, coll. Droit et économie, 2009 ; G. MAITRE, La
responsabilité civile à l’épreuve de l’analyse économique du droit, LGDJ, coll. Droit et
économie, 2005 ; Th. KIRAT, Économie du droit, La découverte, coll. Repères, 2012 ; M.
FAURE, A. OGUS, Économie du droit : le cas français, Éditions Panthéon-Assas, 2002
12
L’analyse économique du droit est une discipline qui se propose d’expliquer la réalité du droit non
par le droit lui-même ou par quelques phénomènes sociaux ou politiques mais grâce aux techniques
et aux concepts de la science économique22.
9. LA LINGUISTIQUE JURIDIQUE
La linguistique juridique ne saurait être isolée au sein de la recherche juridique, comme peut
l’être, en particulier, la philosophie du droit. Elle se doit d’être au service des autres branches de la
recherche juridique, de la science du droit positif à l’épistémologie juridique. Lorsqu’elle devient
lexicologie, elle peut aller jusqu’à être utile à la théorie du droit, en l’aidant à identifier le(s) signifié(s)
associé(s) aux signifiants « droit » et « juridique .23
La linguistique juridique peut aussi analyser les signes linguistiques qui ne sont pas des mots.
Par exemple, les couleurs verte et rouge revêtent, en droit, des significations bien précises (la
permission et l’interdiction). Des formes géométriques, des figures ou bien des attitudes corporelles
peuvent aussi servir à communiquer le droit : le rond est prohibitif quand l’hexagone est impératif, le
18
M.-A. FRISON-ROCHE, « La recherche juridique en matière économique », in Y. AGUILA
et alii, Quelles perspectives pour la recherche juridique ?, Puf, coll. Droit et justice, 2007, p.
93 s. ; B. DEFFAINS, « L’économie comme instrument de la recherche juridique », in Y.
AGUILA et alii, Quelles perspectives pour la recherche juridique ?, Puf, coll. Droit et justice,
2007, p. 85 s.
19
V. VALENTIN, Les conceptions néolibérales du droit, Economica, 2002 ; T. SACHS, La
raison économique en droit du travail – Contribution à l’étude des rapports entre le droit et
l’économie, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit social, 2013
20
H. MUIR WATT, « Les forces de résistance à l’analyse économique du droit dans le droit
civil », in B. DEFFAINS, dir., L’analyse économique du droit dans les pays de droit civil, Cujas,
2002, p. 37
21
A. BERNARD, « Law and Economics : une science idiote ? », D. 2008, p. 2806
22
Cf., notamment, E. MACKAAY, « La règle juridique observée par le prisme de l’économiste
– Une histoire stylisée du mouvement de l’analyse économique du droit », RIDE 1986, p. 43 s.
; M.-A. FRISON-ROCHE, « Le modèle du marché », Arch. phil. droit 1995, p. 285 s.
23
B. BARRAUD, Théories du droit et pluralisme juridique – t. II : La théorie syncrétique du
droit et la possibilité du pluralisme juridique, PUAM (Aix-en-Provence), coll. Inter-normes,
2017
13
carré indicatif et le triangle préventif. Par ailleurs, il existe un droit du langage ou droit linguistique24
qui exerce une plus ou moins grande emprise sur la langue ordinaire en fonction
Cette discipline ayant pour objet l’étude des méthodes d’analyse du droit-dans les divers sens
évoqués plus haut, et selon des approches variables selon la conception du droit proposé n’est guère
développé en France, alors qu’elle fait l’objet d’enseignements substantiels dans d’autres pays tels que
l’Allemagne ou l’Italie.
En organisant les relations juridiques, en affirmant la solution d’un litige, l’auteur de la règle espère
que cette solution suffira à guider les parties et à éviter le recours du juge. Heureusement pour
l’encombrement des juridictions, la très grande majorité des conflits est réglée de manière non
juridictionnelle. Dans toutes les disciplines, il existe des règles de droit qui sont relatives à la procédure
d’élaboration des normes et des règles relatives au contenu des normes. Le contentieux peut, en
fonction de la compétence du juge, s’appliquer seulement à une partie d’entre elles, ou à toutes ces
règles.
L’épistémologie est donc l’étude critique des connaissances scientifiques produites par une
communauté de savants. Il faut entendre « connaissances scientifiques » comme signifiant «
connaissances spécialisées », comme signifiant « connaissances produites par les spécialistes d’une
matière relativement à cette matière ». Il n’est donc pas lieu de discuter la scientificité des
connaissances produites par les chercheurs en droit ou sur le droit ; pour qu’une épistémologie
juridique soit possible, il suffit de constater qu’il existe un savoir juridique, qu’il existe des chercheurs,
des centres de recherche, des revues, des ouvrages et des manifestations spécialisés dans le domaine
du droit25.
Le droit étant l’instrument du politique, il lui appartient de facto. Toutefois, le monde juridique
se distingue du monde politique du point de vue académique. Si de nombreuses universités
comportent une composante dénommée « faculté de droit et de science politique », cela signifie à la
fois que le droit est différent de la science politique et que le droit est intimement lié à la science
politique.
La séparation est d’ordre intellectuel et académique plus que d’ordre social et institutionnel.
En d’autres termes, un juriste « réaliste », qui aborde les règles et les institutions en tant que faits, qui
appose sur elles un regard pragmatique, peut parfaitement réaliser une étude de science politique. Si
la politique aborde le droit tel qu’il doit être, la science juridique comme la science politique
l’envisagent tel qu’il est. En définitive, ce n’est pas entre le droit et la politique que la frontière est
24
J.-G. TURI, « Le droit linguistique et les droits linguistiques », Les cahiers de droit 1991, p.
641 s. Selon l’auteur, « le droit linguistique, entendu objectivement, est un ensemble de normes
juridiques ayant pour objet le statut et l’utilisation d’une ou de plusieurs langues, nommées et
innommées, dans un contexte politique donné. Il s’agit d’un droit métajuridique en ce que la
langue, qui est le principal outil du droit, devient en l’occurrence à la fois le sujet et l’objet du
droit » (ibid., p. 641).
25
Ch. ATIAS, Épistémologie juridique, Dalloz, coll. Précis, 2002, p. 20.
14
floue et Goethe pouvait, un jour, écrire que « là où commence le pays des juristes s’arrête la politique
»; c’est la limite entre science juridique et science politique qui interroge. En revanche, il ne se trouve,
entre la théorie du droit et la science politique, que des liens indirects et il paraît impossible de les
confondre, bien que certaines théories soient dénoncées en ce qu’elles seraient des théories
politiques26 et nonobstant les œuvres de certains auteurs explicitement intitulées « théorie politique
du droit »27 ou « théorie de droit politique28 ».
13. LA LEGISTIQUE
La légistique connaît un sens étroit et un sens large. Au sens étroit, elle désigne « l’étude des
modes de rédaction et de formulation des lois29 ». C’est là le sens que retiennent différents
professeurs30. Au sens large, qui correspond à la branche de la recherche juridique définie en ce
chapitre, la légistique est l’analyse et la réflexion relatives aux modes de création et d’application du
droit. Elle est alors triplement plus large : en ce qu’elle ne se borne pas à l’étude mais amène à faire
aussi œuvre propositionnelle, œuvre prescriptive, œuvre prospective ; en ce qu’elle inclut dans son
objet non seulement la rédaction des textes mais aussi tous les autres éléments qui participent de la
création du droit ; en ce qu’elle s’intéresse, au-delà de la création de la loi, à toute la création et à
toute l’application du droit31.
26
Notamment, R. ARON, « La théorie politique », RFSP 1961, p. 265 s. ; G. BURDEAU,
Traité de science politique, LGDJ, 1962 ; Ph. BRAUD, La science politique, Puf, coll. Que
sais-je ?, 1990.
27
Par exemple, R. LENOIR, J. LESOURNE, dir., Où va l’État ?, Le Monde éditions, 1993.
28
M. DE LA BIGNE DE VILLENEUVE, Traité général de l’État – Essai d’une théorie réaliste
de droit politique, Sirey, 1929.
29
A.-M. LEROYER, « Légistique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture
juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 922.
30
J.-L. BERGEL, « Méthodologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire
de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1024. Pour le professeur
Jean-Louis Bergel, la légistique serait ainsi la partie de la « science de la législation » consacrée
à la rédaction des lois.
31
En ce sens, Le courrier juridique des finances et de l’industrie juin 2008, « La légistique ou
l’art de rédiger le droit ».
15
On avance parfois que la poésie serait née dans le droit et à cause du droit32 ; et on a pu proposer de
« remplacer les Écoles de Droit par des Écoles de Musique33 ». Sans doute le droit est-il « un art, l’art
de structurer la vie sociale, l’art d’assurer l’ordre et la paix, d’énoncer ce qui est à chacun, d’assurer
l’équilibre social34 ». Cependant, cela vaut quant au droit comme produit d’une action politique mais
non quant au droit en tant que discipline académique.
La politique juridique consiste à affirmer, subjectivement, ce que devraient être les normes
constitutives du droit ou, du moins, constitutives d’un régime juridique donné. Par exemple,
s’inscrivent dans le cadre de la politique juridique celui qui soutient que le taux d’un impôt x devrait
être baissé pour une raison λ ou celui qui s’oppose, pour une autre raison λ, au vote d’une loi dont
l’objet serait d’accorder un droit m à une catégorie de population.
32
En effet, on a pu soutenir que la poésie aurait le droit pour origine : « On ne savait point
encore écrire et on voulut que certaines lois en petit nombre, et fort essentielles à la société,
fussent gravées dans la mémoire des hommes, et d’une manière uniforme et invariable : pour
cela, on s’avisa de ne les exprimer que par des mots assujettis à de certains retours réglés, à de
certains nombres de syllabes » (B. DE FONTENELLE, « Sur la poésie en général », in Œuvres
de Fontenelle, Salmon-Peytieux, 1825, p. 13 (cité par A. LECA, La lyre de Thémis ou la poésie
du droit, PUAM (Aix-en-Provence), 2011, p. 23)). La part de poésie du droit, « science littéraire
», ne fait aucun doute : « Le droit dans son Olympe est nourri d’ambroisie / Il vit de fictions
comme la poésie » (C. THURIET, Proverbes judiciaires, Lechevalier, s. d., p. 2 (cité par A.
LECA, La lyre de Thémis ou la poésie du droit, PUAM (Aix-en-Provence), 2011, p. 19)).
33
J. DE DIEU D’OLIVIER, L’Esprit d’Orphée, ou des influences respectives de la musique,
de la morale et de la législation, Pougens, 1804, p. 60 (cité par A. LECA, La lyre de Thémis ou
la poésie du droit, PUAM (Aix-en-Provence), 2011, p. 59).
34
M. VILLEY, Critique de la pensée juridique moderne, Dalloz, 1976, p. 64.
35
R. JACOB, « Symbolique du droit et de la justice », in D. ALLAND, S. RIALS,
dir., Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche,
2003, p. 1459.
36
Notamment, E. RUDE-ANTOINE, G. CHRÉTIEN-VERNICOS, dir.,
Anthropologies et droits – État des savoirs et orientations contemporaines, Dalloz,
2009 ; N. ROULAND, L’anthropologie juridique, Puf, coll. Que sais-je ?, 1995 ; J.
VANDERLINDEN, Anthropologie juridique, Dalloz, 1996 ; R. SACCO,
Anthropologie juridique – Apport à une macro-histoire du droit, Dalloz, coll.
L’esprit du droit, 2008.
16
signaler ce qui se rapporte à l’ « être humain37 ». La sociologie serait donc l’étude de la société et
l’anthropologie celle de l’homme. Mais, en réalité, les anthropologues — du moins lorsqu’ils se font
anthropologues du droit — étudient plus des hommes formant groupe, i.e. des sociétés, que des
hommes individualisés38. Ils soulignent, en exergue de leurs ouvrages, que « malheur à l’homme seul
»39. Partant, anthropologie du droit et sociologie du droit ne peuvent que se rejoindre en de nombreux
points et présenter diverses caractéristiques communes.
Dans tous les cas, l’ethnologie juridique n’existant que de manière extrêmement confidentielle43 , il
ne sera ici question que de l’anthropologie juridique, celle-ci n’étant pas conçue comme étude de
l’homme en tant qu’homme mais comme étude de l’homme en tant que membre d’un groupe social.
Par ailleurs, il faut préciser dès à présent que, comme la sociologie du droit peut être appelée
« sociologie du droit » plus légitimement que « sociologie juridique », l’anthropologie du droit devrait
être appelée « anthropologie du droit » bien plutôt que « anthropologie juridique », car son objet est
le droit mais elle n’est pas en soi juridique, pas en soi du droit. Elle est une science du droit mais pas
une science juridique. Toutefois, la dénomination « anthropologie juridique » est d’usage très courant
quand la dénomination « anthropologie du droit » est rarement usitée. Il n’est évidemment pas lieu
37
N. ROULAND, « Anthropologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir.,
Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003,
p. 65.
38
Par exemple, L. ASSIER-ANDRIEU, Le droit dans les sociétés humaines, Nathan, 1996.
39
N. ROULAND, L’anthropologie juridique, Puf, coll. Que sais-je ?, 1995, p. 3.
40
M. ALLIOT, « Propos introductifs », Cahiers d’anthropologie du droit 2006, n° HS «
Juridicités », p. 21.
41
J. CLÉMENT, S. HOUDART, « L’ethnologie va vous surprendre », La tête au
carré, France inter, 26 juin 2013.
Par exemple
42
Par exemple, L. J. POSPISIL, Anthropology of Law, 2e éd., Human Relations Area
Files Press (New Haven), 1974 ; L. J. POSPISIL, The Ethnology of Law, Human
Relations Area Files Press (New Haven), 1985.
43
R. LAFARGUE, G. NICOLAU, G. PIGNARRE, Ethnologie juridique – Autour
de trois exercices, Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2007 ; R. MAUNIER, dir.,
Études de sociologie et d’ethnologie juridiques, Domat-Montchrestien, 1931.
17
de considérer que l’anthropologie juridique serait différente de l’anthropologie du droit. Il s’agit d’une
seule et même discipline qui s’inscrit parmi les branches de la recherche juridique
44
C. LÉVI-STRAUSS, Anthropologie structurale (1958), Plon, 1995, p. 413 (cité par Ch.
EBERHARD,
« Penser le pluralisme juridique de manière pluraliste – Défi pour une théorie
interculturelle du droit »,Cahiers d’anthropologie du droit 2003, n° 2, p. 6).
45
N. ROULAND, « Anthropologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir.,
Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003,
p. 65.
46
D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos
poche,
2003, p.
321).
47
l’activité juridique dans les diverses formes de civilisations et de traditions culturelles »48. Elle est ainsi
la discipline qui étudie les droits des sociétés qui n’ont pas un système juridique semblable à celui que
connaissent, à l’ère moderne, les sociétés occidentales49. Elle cherche à décrire la structure et les
spécificités de ces systèmes, non d’un point de vue strictement juridique, mais d’un point de vue social,
culturel et symbolique. Ce n’est que le droit en ce qu’il est « noué à l’histoire des sociétés, à leurs
caractères distinctifs et à la vie concrète de leurs membres »50 qui lui importe. Contrairement à ce que
font les juristes, il s’agit ici de « penser le droit à partir de la société, et non pas le droit à partir du
droit, voire la société à partir du droit »51. Le souci des anthropologues du droit est de « comprendre
et de décrire les sociétés humaines de la planète et d’en définir la part juridique »52. Ils voient donc
dans le droit une dimension explicative de l’ensemble des phénomènes sociaux et culturels. Aussi ne
définissent-ils pas a priori, théoriquement et abstraitement, de grands principes immuables et
uniformes sur lesquels reposerait le droit ; ils procèdent, par une démarche empirique, à la
constatation des « amplitudes différentes du droit dans la vie sociale suivant les temps et les lieux »53.
Évidemment, il est indispensable, pour qu’une anthropologie du droit puisse exister, de s’accorder au
préalable sur le fait que tout système normatif ou institutionnel serait un système juridique et sur le
fait que les systèmes normatifs ou institutionnels occidentaux, reposant sur l’État, ne mériteraient pas
seuls le nom de droit ». Partant, l’anthropologie juridique constitue nécessairement un objet -droit
très différent de l’objet-droit défini par la plupart des juristes, qui amène à interroger la loi du
Parlement et la jurisprudence des tribunaux.
Savigny, au début du XIXe s, défendait la vision d’un droit qui serait fondé sur l’histoire particulière de
chaque peuple54 ; son « École historique du droit », plaçant la coutume au centre de ses
préoccupations, est certainement une première trace d’anthropologie juridique, quoique cette
48
J.-L. BERGEL, Théorie générale du droit, 5e éd., Dalloz, coll. Méthodes du droit,
2012, p. ; également, P. BONTE, M. IZARD, « Juridique (anthropologie) », in
Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Puf, coll. Quadrige, 1991.
49
É. MILLARD, Théorie générale du droit, Dalloz, coll. Connaissance du droit, 2006, p. 54.
50
L. ASSIER-ANDRIEU, « Coutumes et usages », in D. ALLAND, S. RIALS, dir.,
Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003,
p. 317.
51
É. LE ROY, Le jeu des lois – Une anthropologie dynamique du Droit, LGDJ, coll.
Droit et société, 1999, p. 177.
52
L. ASSIER-ANDRIEU, « Coutumes et usages », in D. ALLAND, S. RIALS, dir.,
Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003,
p. 317.
53
N. ROULAND, « Anthropologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir.,
Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003,
p. 65.
54
F. C. VON SAVIGNY, Traité de la possession, 1803 ; F. C. VON SAVIGNY, Du droit de
succession, 1822.
19
appellation ne soit jamais employée dans les écrits de l’époque. Le professeur Norbert Rouland — qui
est peut-être l’auteur ayant le plus contribué au développement de l’anthropologie du droit en France,
ce qui n’empêche pas le succès de cette dernière de demeurer très inférieur à celui de la sociologie du
droit — enseigne que cette discipline est apparue dans les années 186055, spécialement en raison de
la publication d’Ancient Law, ouvrage du juriste-anthropologue britannique Henry Summer-Maine56.
Ce dernier comparait l’histoire du droit indien à celle des droits européens et en tirait des leçons
d’ordre général quant à l’évolution du phénomène juridique. Par la suite, à l’instar de la sociologie du
droit, la matière a été dominée par les auteurs allemands, tandis que, en France, elle est demeurée
pour ainsi dire inconnue. Nulle référence à quelque anthropologie juridique ne se retrouve, par
exemple, dans les œuvres de Duguit et Hauriou, pourtant proches sur nombre d’aspects de la
sociologie du droit.
Les anthropologuesdu droit jettent leur dévolu sur les sociétés « traditionnelles »,
« archaïques », « exotiques » ou, du moins, non occidentales57, parmi lesquelles ce qu’ils appellent «
droit », loin des règles et institutions contraignantes d’un État, se conçoit comme une sorte de paix,
de concorde ou d’équilibre à gagner par la conciliation et la réconciliation58. Là où les juristes
s’attachent à leur propre droit, qui est généralement un droit d’essence étatique, les anthropologues
s’enquièrent des « droits des minorités et des peuples autochtones »59. Ils se penchent également sur
les droits produits, au sein des États occidentaux, par certaines communautés ou minorités
particulières60.
Par ailleurs, initialement cantonnée à l’étude des sociétés traditionnelles, en tant qu’ « archéologie
culturelle et sociale »61, l’anthropologie juridique a étendu au cours des derniers temps son champ en
direction des sociétés modernes62. Le professeur Norbert Rouland peut ainsi noter que «
55
N. ROULAND, « Anthropologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir.,
Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003,
p. 64.
56
H. SUMMER-MAINE, Ancient Law – Its Connection with the Early History of
Society, and Its Relation to Modern Ideas, John Murray (Londres), 1861.
57
Par exemple, W. CAPELLER, T. KITAMURA., Une introduction aux cultures
juridiques non-occidentales – Autour de Masaji Chiba, Bruylant (Bruxelles), 1998.
58
Par exemple, parmi de nombreux autres, R. LAFARGUE, La coutume face à son
destin – Réflexions sur la coutume judiciaire en Nouvelle-Calédonie et la résilience
des ordres juridiques infra-étatiques, LGDJ, coll. Droit et société, 2010.
59
S. PIERRÉ-CAPS, J. POUMARÈDE, N. ROULAND, Droit des minorités et droit
des peuples autochtones, Puf, coll. Droit fondamental, 1996.
60
Par exemple, D. ENGEL, C. GREENHOUSE, B. YNGVESSON, Law and
Community in Three American Towns, Comell University Press (Ithaca), 1994.
61
S. LEBEL-GRENIER, Pour un pluralisme juridique radical, th., Université
McGill de Montréal, 2002, p. 38.
62
Par exemple, M. ALLIOT, Le droit et le service public au miroir de
l’anthropologie, Karthala, 2003 ; Ch. EBERHARD, Le Droit au miroir des cultures
– Pour une autre mondialisation, LGDJ, coll. Droit et société, 2006 ; N.
ROULAND, Aux confins du droit – Anthropologie juridique de la modernité, Odile
Jacob, 1991.
20
l’anthropologie juridique inclut dans ses objets d’étude les droits des pays occidentaux »63. Des
anthropologues, à l’image de Bruno Latour, se focalisent sur le droit contemporain occidental, ce qui
peut donner lieu à des travaux intéressants à propos du droit, qui permettent de le comprendre et de
l’explique64, mais qui ne sont pas des travaux proprement juridiques65
Reste que les anthropologues du droit sont peut-être les « champions » du pluralisme juridique66 et
que les phénomènes d’acculturation juridique sont particulièrement dignes d’intérêt pour qui
recherche le pluralisme juridique (ou le pluralisme dit « juridique ») puisque, par définition, ils
impliquent la coexistence de sources multiples et même antagonistes de « droit ». Le passage d’un
système juridique à un autre ne peut faire l’économie d’un temps de pluralisme juridique au cours
duquel tous deux coexistent67. Mais que les anthropologues du droit présupposent que ces systèmes
soient nécessairement juridiques est problématique — quoiqu’en théorie plus qu’en pratique68.
Pour les anthropologues du droit, la sphère juridique est dynamique et non statique69; elle doit «
admett[re] son caractère culturel, c’est -à-dire relatif et comparable à d’autres dimensions de la culture
humaine », et « s’affranch[ir] de son carcan positiviste »70. Lesdits anthropologues considèrent que «
la juridicité de la condition humaine est aussi universelle que la condition humaine elle-même71 ».
Partant, si dès qu’il y a de l’homme il y a du droit, ce dernier doit -être aussi divers et varié que l’est
l’espèce humaine. L’objet étudié par l’anthropologie juridique, ainsi que ses présupposés les plus
fondamentaux et sa méthode, la conduisent à consacrer un parfait pluralisme « juridique ». A l’instar
de la sociologie du droit, l’anthropologie juridique interroge le droit vivant »72, le droit « tel qu’il
63
N. ROULAND, « Anthropologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir.,
Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003,
p. 65.
64
L. DE SUTTER, S. GUTWIRTH, « Droit et cosmopolitique – Notes sur la
contribution de Bruno Latour à la pensée du droit », Dr. et société 2004, p. 259 s.
65
Par exemple, B. LATOUR, La fabrique du droit – Une ethnographie du Conseil
d’État, La découverte, 2002.
66
M. B. HOOKER, Legal Pluralism – An Introduction to Colonial and Neo-
Colonial Laws, Clarendon Press (Oxford), 1975.
67
Cf. B. BARRAUD, Théories du droit et pluralisme juridique – t. I : Les théories
dogmatiques du droit et la fragilité du pluralisme juridique, PUAM (Aix-en-
Provence), coll. Inter-normes, 2016.
68
É. LE ROY, Le jeu des lois – Une anthropologie dynamique du Droit, LGDJ, coll. Droit et
société, 1999.
69
L. ASSIER-ANDRIEU, « Coutumes et usages », in D. ALLAND, S. RIALS, dir.,
Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003,
p. 317.
70
Ibid., p. 321.
71
L. NADER, The Life of the Law – Anthropological Projects, University of
California Press (Oakland), 2002.
72
L. ASSIER-ANDRIEU, « Coutumes et usages », in D. ALLAND, S. RIALS, dir.,
Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003,
p. 317.
21
émane des rapports concrets entre les hommes, de leurs usages, par-delà les solennités
institutionnelles, les prétoires et les volumes reliés où s’expriment le plus visiblement la loi et la
jurisprudence »73. Et elle critique les penseurs du droit selon lesquels, à côté du droit, il se trouverait
du « non-droit », du « sous-droit » ou du « droit officieux » opposé au « droit officiel » ; pour elle,tout
est « Droit »9. Les théoriciens du droit attachés à son autonomie ontologique s’élèveront à n’en pas
douter contre l’emploi de pareille majuscule de la part des anthropologues du droit. L’un de ces
derniers explique qu’il préfère utiliser le terme juristique » en lieu et place de « droit » car ce dernier
serait « devenu ambigu »1 ; mais il est très incertain que « juristique » soit moins abscons que « droit
», tandis qu’il est contestable que les deux termes puissent désigner strictement le même objet.
La tendance au panjuridisme et à l’extrajuridisme des anthropologues du droit n’a sans doute d’égale
que celle des sociologues du droit. À tout le moins est-il possible d’écrire que, « comme pour la
sociologie du droit, le fait que l’anthropologie juridique traite scientifiquement du droit se discute »74.
La question de la définition du droit et de l’autonomie du droit au sein du social qui en résulte pose à
l’évidence problème sous l’angle de la pertinence juridique stricto sensu de l’anthropologie et de la
sociologie du droit. Une autre branche de la recherche juridique, cette fois très différente de toutes
les branches jusqu’à présent envisagées, consiste en l’analyse économique du droit
Lorsque les sciences sociales ont fait du droit et de la justice en Afrique noire un de leurs objets
d'étude, elles ont été souvent marquées par la circonscription de tels objets aux définitions normatives
et aux appareils formels créés par les États, à l'exception notable des travaux de certains
anthropologues et ethnographes. Ce réductionnisme semble, à première vue, renforcer l'idée qu'en
dehors des mécanismes étatiques, formels et officiels de contrôle social et de résolution de conflits, il
n'y a pas autre chose.
Cela pose un problème épistémologique considérable - le droit, la loi, le crime et la justice étant soumis
à des interminables débats depuis plus d'un siècle - puisqu'une société ne saurait se réduire à l'État ou
aux institutions émanant d'une autorité politique centrale, présentée comme unique, au-dessus des
citoyens et des autres institutions ou corps sociaux. S'il en était ainsi, nous ferions alors face à
l'existence d'un seul ordre, exclusif, auquel tous les autres seraient redevables et réductibles :
Quand donc y a-t-il droit, institution, ordre juridique? Dans " tout être ou corps social ". . . Et donc non
pas seulement dans l'État, considéré depuis l'apparition de l'État moderne comme un corps social
privilégié jusqu'à la sublimation. Fini donc l'exclusivisme étatique. Imputer àl'État la totalité du
phénomène juridique et même plus spécialement l'ensemble des normes juridiques n'est en substance
qu'une fiction, qu'une clôture délibérée du champ d'observation.1
73
J. VANDERLINDEN, « Vers une nouvelle conception du pluralisme juridique », RRJ 1993,
p. 574.
2 74
Phrase célèbre formulée, lors d’une « Conférence générale » de l’Unesco, par
l’écrivain et historien malien A. H. Bâ : « En Afrique, quand un vieillard meurt, c’est
une bibliothèque qui brûle. »
22
Partant de la perspective de Romano2, le droit est plus qu'un ensemble de normes, ses références
étant les notions d'organisation et de structure. Il est donc institution, c'est-à-dire ordre juridique. Et
puisqu'il « habite » tout corps social, l'ordre juridique étatique n'est qu'une entité parmi d'autres. Dans
le cas des sociétés de l'Afrique noire, même si on doit y noter des nuances et des différences locales
propres à la diversité historique du continent, les ordres extra étatiques se présentent de telle façon
qu'il n'est pas possible de les ignorer. Évidemment, il est plus facile et simple d'avoir un modèle
théorique, sorte de « prêt-à-porter », que l'on pose comme étant seul et vrai, quitte précisément à
effacer la multiplicité des ordres juridiques et les reléguer à un rôle secondaire, ou à imposer un ordre
juridique étatique comme hégémonique alors que ses assises sociales sont faibles. Cela serait dû
particulièrement aux problèmes que soulève la formation d'un État moderne » africain depuis les
indépendances, au poids de l'héritage colonial et au manque d'articulation entre les différents ordres
juridiques.
De nos jours, les sciences sociales font face, en Afrique noire, à un défi de taille, celui de réussir à
construire une approche conceptuelle, épistémologique et théorique, méthodologique et appliquée,
capable de réaliser cette synthèse historique.
Selon la tradition paradigmatique positiviste légaliste, le droit (lawyers law) se limite aux normes, aux
procédures et aux institutions qui interagissent à l'intérieur d'un espace sociopolitique déterminé et
légitimé par l'État, ses appareils et ses représentants. Le droit n'existe que lorsque légitimé par des
normes juridiques étatiques. C'est cette perspective, et le modèle qui en dérive, que les États d'Afrique
noire issus de la décolonisation se sont empressés d'adopter. À première vue, il s'agissait d'une étape
importante de leur émergence, mais surtout de leur reconnaissance par la communauté des États, ce
qui n'est pas sans poser des problèmes fondamentaux quant à sa légitimité, celle-ci se situant alors à
l'extérieur des sociétés africaines.
Chaque ordre juridique a un but spécifique, mais le Droit ainsi défini doit se fixer un objectif plus large,
celui de permettre à la société d'atteindre la plus grande et la plus équitable harmonie possible de son
ordre social. Pour cela, on doit commencer par se convaincre qu'il n'est pas éternellement juste ou
encore le meilleur possible. L'État et son ordre juridique ne sont qu'un des nombreux moyens dont on
dispose pour réaliser cet objectif. Selon les conjonctures et les périodes historiques, selon les acteurs
sociaux et leurs intérêts et selon les rapports de forces dans les sociétés, on arrive à des compromis
meilleurs ou pires qui déterminent les formes (contenants), les moyens et les résultats (contenu) de
l'articulation des différents ordres .
23
Une science peut aider tous ceux qu'attire ce voyage : l'anthropologie juridique. Objet et
moyen de ce livre, elle ambitionne d'étudier les systèmes juridiques enfantés par les sociétés
humaines, sans exclusive. Elle postule que toute société connaît le droit, même si le contenu en varie,
et si chacune d'entre elles n'accorde pas la même importance à la régulation juridique. Mais nous
sommes tous nés en quelque endroit : le port d'où nous partons, pour y revenir, changés. D'où les
interrogations de cet ouvrage sur le droit positif, celui actuellement en vigueur en France. Il est, pense-
t-on, enclos dans les codes. Leur aspect est connu, leur contenu beaucoup moins.
A. Le Droit
Le droit appartient à la famille assez étendue des concepts qui ne sont clairs qu’entrevus de loin. Les
juristes75es eux-mêmes avouent en être incapables, les uns par pudeur, parce qu’ils répugnent aux
définitions, les autres par crainte d’explications trop vastes ou trop restrictives2.
En 1787, Kant écrivait dans son fameux ouvrage La critique de la raison pure : « les juristes cherchent
encore une définition pour leur concept du droit ». Le doyen Vedel commença même la sienne par ces
mots : « Voilà des semaines et même des mois que je « sèche » laborieusement sur la question,
pourtant si apparemment innocente: « Qu’est-ce que le droit? ». Cet état déjà peu glorieux, s’aggrave
d’un sentiment de honte.
« Le droit est un phénomène social trop complexe pour se laisser enfermer dans une définition
précise… l’on commencera à comprendre, le droit comme une forme de réaction face évidemment aux
besoins d'une société. »76
Les fondements et les fonctions du droit s'impliquent dans la culture, dans la civilisation dont il n'est
que l'expression normative à une réponse donnée. Il n'est pas par conséquent le fruit de l'imagination
du législateur. Cela signifie qu'il n'existe pas de droit pur compréhensible en dehors du contexte social,
du cadre socio-économique, des idées politiques, de la religion. Cela veut dire également que l'étude
du droit implique la connaissance de son cadre de création, l’on parle de lien de causalité entre le
contexte et le droit77. Ainsi à chaque contexte culturel, son droit. C'est pourquoi, en principe, à la
diversité des contextes socio-économiques, correspond la diversité des systèmes juridiques. C'est dans
ce sens que converge la remarque pertinente de Roger Vigneron : « le droit est en soi un phénomène
historique dont on ne peut saisir la signification ni interpréter les règles au moyen d’une approche
uniquement logique. L’intelligence d’une norme juridique nécessite la connaissance de son origine et
75
Norbert ROULAND, Anthropologie juridique, Paris, PUF, coll. « Que sais-
je ? » n° 2528, 1990, p. 6
76
Jean-François BREGI, Introduction historique au droit, Paris, Ellipses, 2005, p. 5
de son évolution. L’issue de cette évolution, la règle aujourd’hui en vigueur, risque sinon d’apparaître
le plus souvent comme arbitraire et artificielle »78
Le deuxième millénaire s'achève et les juristes ne parviennent toujours pas à s'accorder sur une
définition du droit. Dans les remous d'idées que suscite sa quête 1, certains éléments surnagent, sans
que l'accord sur eux se fasse : règles et pratiques de conduite obligatoires, correspondant à un système
culturel et à une autorité légitime, assurant la production et la reproduction d'une société ou d'un
groupe social, et pouvant être sanctionnées par des contraintes diverses. Ces caractères sont trop
généraux pour constituer vraiment une définition.
À ce compte, on peut mettre dans une trop grande besace des phénomènes que nous qualifions sans
difficulté de juridiques parce qu'ils correspondent à notre idée du droit (obligation de réparer un
préjudice quelconque, paiement d'une pension alimentaire, action en recherche de paternité), et
d'autres qu'il nous paraît exclure, alors que bien des sociétés les y incorporent (obligation de rendre
un culte aux ancêtres, de recourir à la vengeance sanglante, etc.). Dans ces conditions, on peut être
sceptique à l'égard de toute description de l'éveil du droit dans la conscience des hommes qui [p. 37]
ont peuplé l'immensité paléolithique.
Aucune société ne peut exister sans une discipline imposée à ses membres et toute société est
juridique par définition : ubi societas, ibi jus disaient les Romains. Le droit africain n’a pas donné
naissance ne science juridique ; il n’a pas été objet de réflexion, comme il l’a été à Rome, il est resté
très imprégné de sacralité ou d’impératifs sociaux, il n’en reste pas moins un droit. Il faut se garder
aussi de lier existence d’une coutume et existence d’un pouvoir politique ; bien souvent, le territoire
d’une coutume ne coïncide pas avec celui sur lequel s’exerce une autorité politique.
Quant à la seconde question sur la constatation qu’il existe une multitude de coutumes en Afrique que
ces coutumes, en outre mal connues, ne sont pas semblables dans leurs dispositions, certains auteurs
estiment qu’il y’a plusieurs droits africains, sans unité entre eux. Certes, les coutumes étant le reflet
d’une société, il reste évident que les mécanismes et les règles que l’on trouve dans la société Gouro,
par exemple ne sont pas semblables à ceux et à celles que l’on rencontre dans la société fang ou Bété;
le contenu des coutumes est variable et leurs dispositions sont souvent différentes d’une société à
l’autre ; selon que l’économie est pastorale ou agricole, selon que les structures parentales sont
matrilinéaires ou patrilinéaires, selon que ces sociétés ont subi des influences extérieures, selon que
la période à laquelle on se place est antérieure ou postérieure aux influences constatées, selon que la
région coutumière est isolée ou à un carrefour de relations commerciales intenses, etc… les règles
coutumières seront différentes. Ainsi, pour n’en prendre qu’un exemple, il est certain que partout où
s’installe l’islam s’implante aussi le droit coranique ; sur la côte orientale d’Afrique, il a favorisé le
développement urbain et l’établissement d’une véritable propriété citadine. Mais partout aussi les
applications furent élastiques et les survivances coutumières fréquentes. En ce sens, on peut dire en
effet qu’il y a plusieurs droits africains.
Mais lorsqu’on parle de droit africain au singulier, on veut signifier par là qu’il existe partout en Afrique
un certain nombre de principes juridiques communs qui constituent les fondements des coutumes
africaines. Si l’on veut distinguer le droit de la simple technique juridique, si l’on pense qu’il est le reflet
d’une certaine manière d’envisager les rapports entre les individus, entre eux et le monde…, alors le
droit africain, né d’une civilisation originale, est bien commun aux sociétés africaines, est bien en
harmonie avec leurs valeurs communes. Et même si l’on émet des doutes sur ce que sont ces valeurs
communes, cette conception du monde, il reste que le droit africain est la projection d’une situation
économique et sociale, qu’il est commandé par un genre de vie et qu’alors il est le reflet de sociétés
essentiellement rurales.
Enfin nous parlons de droit originel79 ; l’origine des dispositions juridiques africaines est née d’usages
répétés, orale et n’en a pas moins un caractère obligatoire très fort ; ensuite parce que les dispositions
juridiques sont essentiellement l’œuvre du groupe social et son expression concrète ; enfin, et ceci
explique cela, le droit africain est un droit stable.
La stabilité s’explique par le fait que la coutume, expression des ancêtres et appuyée sur la religion,
reste fidèle au passé et répugne aux nouveautés. Il reste cependant qu’on ne saurait en déduire un
quelconque aspect immuable et intangible. Reposant sur un tréfonds ancestral, la coutume africaine
n’en est pas moins capable de s’adapter aux réalités nouvelles, sociales et économiques. La plasticité
du droit traditionnel est un fait et les Africains n’échappent pas à la règle ; chaque fois qu’une règle
devient inadaptée aux nécessités nouvelles, cette règle est tournée ou supprimée. Certes la nature
religieuse de la règle exigera que des précautions soient prises, à l’occasion d’une cérémonie
ingénieuse qui soustraira les populations à son application. Mais la religion n’est pas à elle seule le
fondement des coutumes ni le frein à leur évolution.
Il y a peu de temps, on les qualifiait de « primitives ». Bien des juristes sont encore réticents à y
reconnaître l'existence du droit, tant ils continuent à serrer le nœud entre droit et écriture.
L'anthropologie juridique fait heureusement justice de ces préjugés. Il est aujourd'hui amplement
démontré que les sociétés traditionnelles peuvent, sans n’être nullement gênées par l'oralité,
construire des systèmes juridiques tout aussi achevés que ceux des civilisations de l'écriture. Mais elles
ne sont pas seules à avoir pratiqué l'oralité80.
Nous savons aujourd'hui que les premières espèces humaines sont apparues il y a au moins deux
millions d'années ; la transition néolithique commence vers 9000 av. J.-C. ; l'écriture apparaît au
quatrième millénaire avant notre ère ; des codifications locales naissent en Mésopotamie vers 2500
79
Sous ce vocable on entend droits en vigueur avant la colonisation. Ces droits n’étaient pas écrits, ils
résultaient de la pratique. Durant la colonisation, on en a mis par écrit, dans des ouvrages appelés
coutumiers101 et on a parlé de droit coutumier. Mais on s’est rendu compte plus tard que cette
tentative n’avait fait que déformer ces droits, on a même dit qu’on avait ainsi inventé une nouvelle
catégorie de droit, le droit coutumier. Aussi, aujourd’hui on parle de droits traditionnels ou de droits
originellement africains.
80
Norbert ROULAND, AUX CONFINS DU DROIT. Anthropologie juridique de la
modernité.,Paris : Les Éditions Odile Jacob, 1991, 320 pp.
26
av. J.-C., et le premier Code est celui de Hammourabi (1728-1686 av. J.-C.). C'est dire le poids écrasant
de l'oralité dans l'histoire de l'aventure humaine.
Dès lors, on peut se poser la question suivante : si l'exemple des sociétés traditionnelles montre que
le droit n'est pas lié à l'écriture, peut-on affirmer que les sociétés humaines du paléolithique le
connaissaient déjà ? Si la réponse est positive, alors nous saurons que l'existence du droit, pour
l'essentiel, se confond avec celle de l'homme. Si elle est négative, nous devrons reconnaître qu'il ne
s'agit que d'une conquête récente81.
Le deuxième millénaire s'achève et les juristes ne parviennent toujours pas à s'accorder sur
une définition du droit. Dans les remous d'idées que suscite sa quête 1, certains éléments surnagent,
sans que l'accord sur eux se fasse : règles et pratiques de conduite obligatoires, correspondant à un
système culturel et à une autorité légitime, assurant la production et la reproduction d'une société ou
d'un groupe social, et pouvant être sanctionnées par des contraintes diverses.
Ces caractères sont trop généraux pour constituer vraiment une définition. À ce compte, on peut
mettre dans une trop grande besace des phénomènes que nous qualifions sans difficulté de juridiques
parce qu'ils correspondent à notre idée du droit (obligation de réparer un préjudice quelconque,
paiement d'une pension alimentaire, action en recherche de paternité), et d'autres qu'il nous paraît
exclure, alors que bien des sociétés les y incorporent (obligation de rendre un culte aux ancêtres, de
recourir à la vengeance sanglante, etc.).
L'anthropologie juridique nous montre que d'autres cultures, africaines ou orientales, en ont
avant nous découvert les directions. Encore fallait-il s'intéresser à leurs expériences. Il existe en
principe une discipline juridique consacrée à l'étude des droits étrangers : le droit comparé. En fait,
celui-ci s'attache surtout à comparer ... les systèmes occidentaux entre eux, encore que depuis
quelques années on assiste, pour d'évidentes raisons, à une percée du droit islamique.
L'anthropologie juridique se propose d'étudier les droits des cultures non occidentales, et de revenir
ensuite, avec un regard neuf, à ceux des sociétés occidentales. Car, contrairement à ce que l'on croit,
il n'est pas nécessairement plus facile d'étudier sa propre société que celle des Pygmées ou des
Esquimaux. Nous sommes si immergés dans notre propre culture que bien des façons de penser, bien
des normes et des comportements nous paraissent aller d'eux- mêmes. Leur originalité ou leur
contingence nous échappant, nous ne voyons pas qu'il s'agit d'autant de clefs à tourner dans leurs
verrous. En revanche, nous serons immédiatement saisis par l'étrangeté des compétitions de chants
ou des échanges de femmes chez les Esquimaux, sans parler des mariages avec les morts chez les
Kikuyu82.
Et pourtant, nos baisers et serrements de mains, notre façon de placer les convives autour d'une table,
la circulation dans le métro, le libellé des annonces immobilières 1, l'importance de la détention
carcérale dans l'échelle des peines, notre définition du droit de propriété paraîtraient tout aussi
81
Idm , p.74
82
Norbert ROULAND, AUX CONFINS DU DROIT. Anthropologie juridique de la
modernité.,Paris : Les Éditions Odile Jacob, 1991, p. 61
27
L'anthropologie juridique elle-même n'a pas échappé à cette vision réductrice. On peut lui trouver des
précédents dans l'Antiquité et l'époque moderne, ainsi que chez les auteurs et voyageurs arabes du
Moyen Âge. Mais elle naît véritablement à la fin du XIXe siècle, en plein triomphe technologique et
culturel de l'Occident : la révolution industrielle se propage en Europe, et la colonisation s'étend en
Afrique et en Asie. Les Européens de ce temps croient au progrès, à la civilisation dont ils estiment que
l'Occident représente le stade le plus avancé : l'évolutionnisme domine les idées communes et les
sciences sociales. Le marxisme lui-même, inventé à cette époque, le manifeste bien dans sa conception
d'une histoire marquée par une succession de modes et rapports de production tendue vers
l'instauration de la sociétesans classes83. Les premiers anthropologues du droit postulent que toutes
les sociétés sont soumises à des lois d'évolution plus ou moins rigides, qui conduisent de la sauvagerie
à la civilisation : on passerait ainsi de l'oral à l'écrit, de la famille large à la famille nucléaire, de la
propriété collective à la propriété privée, du statut au contrat, etc.
Le premier auteur de cette lignée est un homme prestigieux, Sir H. Summer-Maine (1822-1888).
Professeur de droit à Cambridge, Oxford et Londres, il est passionné par la culture indienne. Il devient
vice-chancelier de l’Université de Calcutta, conseiller du Gouverneur général de l'Inde, et contribue à
la codification du droit indien entreprise par les Britanniques. En 1861, il publie un ouvrage qui le rend
célèbre, L'Ancien Droit. On est à cette époque fasciné par les Indo-Européens.
Le droit a des histoires : celle de l'Occident le dote d'un système de représentations spécifique.
Comme le Décalogue, le droit vient d'ailleurs, d'une entité supérieure qui le dote de sa toute-
puissance. L'oubli de Dieu provoque sa dépendance accrue vis- à-vis de l'État qui le pare en même
temps de sa majesté. Les différences sont niées au nom de la justice et de l'égalité, l'unité tend à se
confondre avec l'uniformité. Des mythes en témoignent, ceux des Lumières ou l'eschatologie de la
société sans classes : tous font un idéal de la similitude des membres du corps social. La règle moderne
et démocratique de la majorité arithmétique s'y adosse. La minorité, même importante, doit s'y plier,
quitte, dans certains cas, à recourir à la fiction d'un consensus que dément la réalité : sitôt élu, le
président de la République, chef d'une faction durant la campagne, est censé devenir le totem de tous
les Français. Ce processus, lorsqu'il s'emballe, peut conduire à l’État totalitaire, il inspire aussi des
expériences moins extrêmes, telles que l'État dirigiste ou Providence.
83
cf. M. Auge, Un Ethnologue dans le métro (Paris, Hachette, 1986) ; Domaines et Châteaux
(Paris, le Seuil, 1989).
28
L'anthropologie juridique, on le voit, ne donne pas de solutions toutes simples. Outil de connaissance,
elle montre que le droit a des histoires, qui parfois se rejoignent, là où on l'attendait le moins. Mais en
dilatant le champ de notre liberté, elle sublime son exercice.
Parmi les nombreuses pistes de recherche qu'elle suggère, trois me paraissent solliciter de façon plus
pressante l'homme de notre temps. La première question concerne les rapports entre le droit et l'État.
Le droit de l'État est -il bien le meilleur rempart contre la violence ? À quelles mutations le contraint la
reconnaissance du pluralisme juridique ? Puis nous affronterons la question des rapports entre le droit
et les valeurs. Car les médias modernes et l'anthropologie ont en commun de faciliter la confrontation
de cultures autrefois séparées par la distance, et le plus souvent ignorantes les unes des autres. La
construction de l'Homme s'en trouve-t-elle facilitée, quelle part le droit doit-il y prendre, ou ce projet
est-il par avance condamné par une irréductible multiplicité des cultures ? L'anthropologue du droit
ne peut ni ne doit se dérober à la question que de plus en plus on lui posé .
juridique, celle-ci n’étant pas conçue comme étude de l’homme en tant qu’homme mais comme étude
de l’homme en tant que membre d’un groupe social.
Par ailleurs, il faut préciser dès à présent que, comme la sociologie du droit peut être appelée «
sociologie du droit » plus légitimement que « sociologie juridique », l’anthropologie du droit devrait
être appelée « anthropologie du droit » bien plutôt que « anthropologie juridique », car son objet est
le droit mais elle n’est pas en soi juridique, pas en soi du droit. Elle est une science du droit mais pas
une science juridique. Toutefois, la dénomination « anthropologie juridique » est d’usage très courant
quand la dénomination « anthropologie du droit » est rarement usitée. Il n’est évidemment pas lieu
de considérer que l’anthropologie juridique serait différente de l’anthropologie du droit. Il s’agit d’une
seule et même discipline qui s’inscrit parmi les branches de la recherche juridique.
L’ambition de Claude Lévi-Strauss était de « faire avancer la connaissance de l’homme dans sa totalité
à travers la multitude de ses ma nifestations »5. Nul ne doute que le droit est l’une desdites
manifestations et que l’anthropologie du droit, par conséquent, possède a priori toute sa place au sein
du champ des connaissances relatives aux phénomènes juridiques. Si l’anthropologie est « la recherche
des lois universelles de fonctionnement des sociétés humaines »6, le recours à la régulation juridique
peut être l’une d’entre elles. Plus simplement, dès lors que l’anthropologies’intéresse à la culture et
que celle-ci est « ce tout complexe qui comprend la connaissance, la croyance, l’art, la morale, le droit,
la coutume et toutes les autres facultés et habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la
société »1, il paraît indubitable qu’une branche de l’anthropologie soit l’anthropologie du droit.
Étudiant les cultures juridiques, l’anthropologie juridique se rapproche du comparatisme juridique.
Néanmoins, l’une et l’autre disciplines n’envisagent pas les mêmes cultures juridiques : la première
s’intéresse aux cultures marginales et archaïques ; la seconde s’intéresse aux cultures dominantes et
modernes — qui peut-être seules sont véritablement juridiques du point de vue d’un théoricien du
droit rigoureux —.
Le souci des anthropologues du droit est de « comprendre et de décrire les sociétés humaines de la
planète et d’en définir la part juridique »7. Ils voient donc dans le droit une dimension explicative de
l’ensemble des phénomènes sociaux et culturels. Aussi ne définissent-ils pas a priori, théoriquement
et abstraitement, de grands principes immuables et uniformes sur lesquels reposerait le droit ; ils
procèdent, par une démarche empirique, à la constatation des « amplitudes différentes du droit dans
la vie sociale suivant les temps et les lieux »1.
30
Évidemment, il est indispensable, pour qu’une anthropologie du droit puisse exister, de s’accorder au
préalable sur le fait que tout système normatif ou institutionnel serait un système juridique et sur le
fait que les systèmes normatifs ou institutionnels occidentaux, reposant sur l’État, ne mériteraient pas
seuls le nom de droit . Partant, l’anthropologie juridique constitue nécessairement un objet -droit très
différent de l’objet-droit défini par la plupart des juristes, qui amène à interroger la loi du Parlement
et la jurisprudence des tribunaux.
Savigny, au début du XIXe s., défendait la vision d’un droit qui serait fondé sur l’histoire particulière de
chaque peuple2 ; son « École historique du droit », plaçant la coutume au centre de ses préoccupations,
est certainement une première trace d’anthropologie juridique, quoique cette appellation ne soit
jamais employée dans les écrits de l’époque.
Le professeur Norbert Rouland — qui est peut-être l’auteur ayant le plus contribué au développement
de l’anthropologie du droit en France, ce qui n’empêche pas le succès de cette dernière de demeurer
très inférieur à celui de la sociologie du droit — enseigne que cette discipline est apparue dans les
années 18603, spécialement en raison de la publication d’Ancient Law, ouvrage du juriste-
anthropologue britannique Henry Summer-Maine4.
Ce dernier comparait l’histoire du droit indien à celle des droits européens et en tirait des leçons
d’ordre général quant à l’évolution du phénomène juridique. Par la suite, à l’instar de la sociologie du
droit, la matière a été dominée par les auteurs allemands, tandis que, en France, elle est demeurée
pour ainsi dire inconnue. Nulle référence à quelque anthropologie juridique ne se retrouve, par
exemple, dans les œuvres de Duguit et Hauriou, pourtant proches sur nombre d’aspects de la
sociologie du droit.
Après la Première Guerre mondiale, ce sont les auteurs anglo -saxons qui ont entendu faire prospérer
l’anthropologie du droit et, notamment, Malinowski, Bohannan et Pospisil sont souvent cités parmi les
principaux contributeurs à l’affirmation de cette discipline nouvelle. Le professeur Norbert Rouland
observe que « le développement de l’anthropologie juridique dans un pays donné suppose deux
conditions : l’existence d’un terrain permettant des investigations (en général fourni par la colonisation
[…]) ; l’existence d’une École de juristes intéressés par ces problèmes »1. À l’évidence, cette seconde
condition n’a longtemps pas été satisfaite en France ; et peut-être ne l’est-elle pas encore aujourd’hui
tant il se trouve peu d’anthropologues du droit, spécialement en comparaison du nombre de
sociologues du droit. Toutefois — et logiquement —, l’anthropologie du droit nécessite avant tout que
des anthropologues, plutôt que des juristes, se penchent sur la question du droit. Mais, que ce soit
sous l’impulsion des juristes ou sous l’impulsion des anthropologues, l’anthropologie juridique n’a
longtemps pas trouvé droit de cité au sein du champ français des savoirs relatifs au droit. Alors qu’elle
possède, dans certains pays, un passé relativement ancien, et bien que le Laboratoire d’anthropologie
juridique de Paris a été fondé par Michel Alliot en 1963, il semble qu’elle n’existe réellement en France
que depuis les années 1980-19902, spécialement grâce à l’impulsion donnée par le professeur Norbert
Rouland qui a, durant cette période, publié biannuellement une « chronique d’anthropologie juridique
» au sein de la revue Droits.
En outre, ils cherchent à observer et analyser les phénomènes dits d’ « acculturation juridique ». Celle-
ci, qui peut être volontaire ou subie, notamment en période de colonisation, se traduit par la
soumission de certains individus, concomitamment, à plusieurs ordres juridiques et, plus
profondément, à plusieurs cultures juridiques1. Où se confirme combien, si la sociologie du droit est
de la sociologie et non du droit, l’anthropologie du droit est de l’anthropologie et non du droit ; car,
en l’occurrence, il s’agit surtout de se concentrer sur les processus par lesquels des ensembles de
normes tendent à modifier les comportements et représentations d’un groupe humain en favorisant
les contacts et interpénétrations entre cultures et entre sociétés. Le droit — à considérer qu’il s’agisse
bien de droit et non d’autres données socio-culturelles ou socio-politiques — est appréhendé comme
un moyen et non comme la fin des études en cause.
Par ailleurs, initialement cantonnée à l’étude des sociétés traditionnelles, en tant qu’ « archéologie
culturelle et sociale »2, l’anthropologie juridique a étendu au cours des derniers temps son champ en
direction des sociétés modernes3. Le professeur Norbert Rouland peut ainsi noter que «
l’anthropologie juridique inclut dans ses objets d’étude les droits des pays occidentaux »4. Des
anthropologues, à l’image de Bruno Latour, se focalisent sur le droit contemporain occidental, ce qui
peut donner lieu à des travaux intéressants à propos du droit, qui permettent de le comprendre et de
l’expliquer5, mais qui ne sont pas des travaux proprement juridiques6.
Reste que les anthropologues du droit sont peut-être les « champions » du pluralisme juridique84 et
que les phénomènes d’acculturation juridique sont particulièrement dignes d’intérêt pour qui
recherche le pluralisme juridique (ou le pluralisme dit « juridique ») puisque, par définition, ils
impliquent la coexistence de sources multiples et même antagonistes de « droit ». Le passage d’un
système juridique à un autre ne peut faire l’économie d’un temps de pluralisme juridique au cours
duquel tous deux coexistent85. Mais que les anthropologues du droit présupposent que ces systèmes
soient nécessairement juridiques est problématique quoiqu’en théorie plus qu’en pratique86.
Pour les anthropologues du droit, la sphère juridique est dynamique et non statique87; elle doit «
admett[re] son caractère culturel, c’est -à-dire relatif et comparable à d’autres dimensions de la culture
84
Par exemple, parmi beaucoup d’autres, L. CHASSOT, Essai sur le pluralisme juridique –
L’exemple du Vanuatu, PUAM (Aix-en-Provence), coll. Inter-normes, 2014.
85
M. B. HOOKER, Legal Pluralism – An Introduction to Colonial and Neo-
Colonial Laws, Clarendon Press (Oxford), 1975.
86
Cf. B. BARRAUD, Théories du droit et pluralisme juridique – t. I : Les théories
dogmatiques du droit et la fragilité du pluralisme juridique, PUAM (Aix-en-
Provence), coll. Inter-normes, 2016.
87
É. LE ROY, Le jeu des lois – Une anthropologie dynamique du Droit, LGDJ, coll. Droit et
société, 1999.
32
humaine », et « s’affranch[ir] de son carcan positiviste »88. Lesdits anthropologues considèrent que «
la juridicité de la condition humaine est aussi universelle que la condition humaine elle-même »89.
Partant, si dès qu’il y a de l’homme il y a du droit, ce dernier doit -être aussi divers et varié que l’est
l’espèce humaine. L’objet étudié par l’anthropologie juridique, ainsi que ses présupposés les plus
fondamentaux et sa méthode, la conduisent à consacrer un parfait pluralisme « juridique ». À l’instar
de la sociologie du droit, l’anthropologie juridique interroge le droit vivant90, le droit « tel qu’il
émane des rapports concrets entre les hommes, de leurs usages, par-delà les solennités
institutionnelles, les prétoires et les volumes reliés où s’expriment le plus visiblement la loi et la
jurisprudence »91. Et elle critique les penseurs du droit selon lesquels, à côté du droit, il se trouverait
du « non-droit », du « sous-droit » ou du « droit officieux » opposé au « droit officiel » ; pour elle, tout
est « Droit »9. Les théoriciens du droit attachés à son autonomie ontologique s’élèveront à n’en pas
douter contre l’emploi de pareille majuscule de la part des anthropologues du droit. L’un de ces
derniers explique qu’il préfère utiliser le terme juristique en lieu et place de « droit » car ce dernier
serait « devenu ambigu »1 ; mais il est très incertain que « juristique » soit moins abscons que « droit
», tandis qu’il est contestable que les deux termes puissent désigner strictement le même objet.
La tendance au panjuridisme et à l’extrajuridisme des anthropologues du droit n’a sans doute d’égale
que celle des sociologues du droit. À tout le moins est-il possible d’écrire que, « comme pour la
sociologie du droit, le fait que l’anthropologie juridique traite scientifiquement du droit se discute »2.
La question de la définition du droit et de l’autonomie du droit au sein du social qui en résulte pose à
l’évidence problème sous l’angle de la pertinence juridique stricto sensu de l’anthropologie et de la
sociologie du droit. Une autre branche de la recherche juridique, cette fois très différente de toutes
les branches jusqu’à présent envisagées, consiste en l’analyse économique du droit.
Il y a lieu de constater que la plupart des incertitudes provient de l’ambiguïté dans la compréhension
des textes devenues très laconique et permet de constater que de nombreuses infractions sont
vaguement définies. Selon cette perspective, les classes défavorisées ne discréditeraient pas plus
spécifiquement les institutions judiciaires que les institutions hospitalières par exemple. Il est
cependant facile de constater que les congolais essaient de se faire soigner à l'hôpital, quitte à
s'endetter lourdement, alors que, dans une situation où ils estiment avoir subi un préjudice et pensent
légitime de demander réparation, ils répugnent à requérir l'arbitrage de la justice officielle.
88
L. ASSIER-ANDRIEU, « Coutumes et usages », in D. ALLAND, S. RIALS, dir.,
Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003,
p. 317.
89
Id .p.321
90
L. ASSIER-ANDRIEU, « Coutumes et usages », in D. ALLAND, S. RIALS, dir.,
Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003,
p. 317.
91
33
Le terme de tradition ne spécifie pas des comportements obéissant à des logiques et à des règles
héritées de la société antérieure, l'adjectif traditionnel est attribué à toutes sortes de pratiques, dès
lors qu'elles échappent, d'une façon ou d'une autre, aux régulations étatiques (qu'il s'agisse de
mariage, de commerce, d'artisanat, de médecine, etc.).
Toutes ces questions ont leur importance particulièrement dans un pays comme la République
Démocratique du Congo qui regorge plus de quatre cent cinquante ethnies ayant chacune ses
coutumes et partant son droit coutumier. Généralement lorsqu’on envisage une codification c’est pour
éviter « les contestations ». A ce sujet, Emile DURKHEIM a écrit que « quand un droit coutumier passe
a écrit que « quand un droit coutumier asse à l’état de droit écrit et se codifie, c’est que des questions
litigieuses réclament une solution plus définie »92.
Mais le passage à la formulation écrite et les effets d’explication et d’élucidation qui lui sont liés
n’épuisent pas les fonctions de formalisation dévolues au droit. En témoigne le droit pénal qui, a écrit
égard, ne diffère guère de la morale : « gravé dans toutes les consciences », correspondant aux
« sentiments collectifs ». Il n’est pas nécessaire qu’il ait une forme écrie pour que les obligations dont
il sanctionne les violations soient connues. Au contraire, c’est parce qu’elles sont connues qu’elles
n’ont pas besoin d’être écrites.
Mais sont-elles pour autant « nettes », « précises » et « décrites » ? Oui. Ce qui, dans le droit pénal,
satisfait à ces trois critères sont moins les obligations elles-mêmes que les sanctions qui leur
correspondent. Or celles-ci peuvent être précises et définies sans être pour autant écrites (DURKHEIM
E.), cité par Lenoir (R), op. Cite. p.31. C’est que selon DURKHEIM, le droit peut être multiforme,
notamment dans les sociétés où la division du travail est peu développée.
DURKHEIM rappelle que le droit ne se confond pas avec la loi : « La règle : n’est pas seulement la loi.
En dehors de la loi il y a les usages, les coutumes, les proverbes, les adages, les dictions que la loi ne
fait que consacrer » (DURKHEIM, par ailleurs, dans in intéressant article intitulé « ouverture des
mœurs sont-elles solutions dans le droit ? », DENIS ALLANT a écrit que « le droit et les mœurs
entretiennent un commerce subit dont les contours sont indéfiniment redessinés parce que le droit,
comme les mœurs, contraint, change et conserve tout à la fois, parce que le premier (le droit) reflète
et influence les secondes tout autant qu’il peut être déterminé par elles. On a souvent pensé le droit
et les mœurs comme des ordres normatifs concurrents et complémentaires »93.
92
DURKHEIM E. , Division du travail social, Paris, PUF, 1960, p.41. Cité par Lenoir R.,
« Mœurs, morale et droit chez DURKHEIM », in DROITS, Revue française de théorie, de
philosophie et de culture juridique, 19-Droits et mœurs, 1ère Edition, PUF, Paris, 1994, p.30.
93
Allant D., « Ouverture : les mœurs sont-elles solubles dans le droit ? » in Revue française de
théorie juridique, 19, Droit et Mœurs, 1ère édition, PUF, Paris, 2000, p. 3.
34
La situation est presque pareille pour les coutumes. En effet, le législateur congolais fixe le même type
de rapports entre la loi et les coutumes en ce qu’il les assemble, les confronte et les oblige parfois de
travailler ensemble à l’œuvre du juge. La constitution de la République démocratique du Congo, en
son article 153 alinéas 4, dispose à ce sujet que « les cours et tribunaux civils et militaires appliquent
les traités internationaux dûment ratifiés, les lois, les actes réglementaire ainsi que la coutume pour
autant que celle-ci ne soit pas contraire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs ».
Dans le même sens, en matière répressive, le décret du 27 avril 1889, en son article 84, de
l’Administrateur Général de l’Etat Indépendant du Congo, montrait que les coutumes concevraient
force obligatoire même en matière pénale en disant que « l’officier du ministère public pourra
abandonner le prévenu à la juridiction effective du chef local et à l’application des coutumes
indigènes ».
Dans les sociétés traditionnelles était considéré comme crime tout ce qui perturbe les forces vitales
et tout acte qui porte atteinte à la sûreté publique. Comme dans nos sociétés, le crime a une nature
physique, mais et c’est la différence il a également une nature mystique.
« Le crime est à l’origine de tout désordre ontologique. Si un groupe est confronté à une épidémie, à
des inondations, à la foudre, à des maladies, à la sècheresse, et il n’en recherchera pas les causes
naturelles, car rien n’est naturel, rien n’est le fait du hasard. Si tel évènement s’est produit, cela signifie
que telle volonté s’est manifestée. Il y a donc eu crime. Les auteurs de l’acte peuvent être les mânes1,
les génies, les hommes, les sorciers,… peu importe il faut combattre ce désordre. ».
Ainsi parmi les infractions traditionnelles on trouve beaucoup d’atteintes au sacré, Souillure de la terre
(par le sang, violation des interdits) et surtout la sorcellerie. La preuve de celle-ci n’est d’ailleurs pas
logique mais mystique, si on accuse un individu d’être sorcier il accepte avec résignation car il peut
détenir l’organe de sorcellerie sans le savoir. Le caractère sacré se manifeste aussi au stade de la
sanction ; la compensation au groupe de la victime ne suffit pas, il faut aussi procéder à des rites
purificatoires pour s’allier les puissances divines et recouvrer l’équilibre.
94 Cf. M. Bruschi, Le droit et les sciences occultes, Revue de la recherche juridique et droit prospectif, 1 (1991), 183-261 et 2 (1991), 491-530.
C. Brun, L’Irrationnel dans l'entreprise (Paris, Balland, 1989).
35
Les sociétés traditionnelles n'adoptent pas toutes la même attitude par rapport à la violence. Si
certaines la valorisent 2, d'autres, au contraire, font de la paix leur idéal. Pour les Esquimaux du
Labrador ou les Toradja des Célèbes, l'harmonie est le but premier vers lequel doit tendre
l'organisation sociale ; chez les Indiens Zuni (Amérique du Nord) ou les Mbuti (chasseurs-collecteurs
du Congo), l'homme véritable est celui qui sait éviter les querelles. Il en va de même de la vengeance :
Certaines sociétés y sont plus portées que d'autres. Mais toutes la pratiquent en observant une
régulation qui possède les attributs du droit. Y compris celles qui hésitent le moins à verser le sang
pour préserver l'honneur. Je prendrai donc d'abord deux exemples parmi elles.
Réponse : C'est beaucoup mieux dans une conversation avec un Japonais de dire : « Voici mon
problème, essayez de me comprendre » que d'utiliser la méthode des Américains – que je vois avec un
peu de tristesse adoptée aussi par les Européens – à savoir brandir devant vous le gros bâton pour
obtenir satisfaction. Naturellement, lorsqu'on a devant soi un colosse brandissant un gros bâton, on
adopte un comportement en conséquence. Un rapport de forces ne peut être bénéfique pour
personne95. »
La recherche du consensus n'est pas, en effet, conforme aux valeurs des sociétés occidentales
modernes, dominées par l'idéologie de l'individualisme et de la compétition. La médiation, la
conciliation supposent pour réussir une certaine communauté de vie, un partage des mêmes objectifs.
C'est pourquoi le « modèle ethnologique » de l'ordre négocié se trouve plus facilement dans les
sociétés élémentaires, celles qui sont le moins divisées. Dans ces sociétés de face à face, le jugement
contentieux est inexistant, ou restreint à une procédure de dernier recours : il consiste alors dans
l'ostracisme de l'individu jugé irrécupérable.
Les choses changent quand, pour des raisons diverses, démarre le processus de complexification
maximisé par les sociétés modernes. L'accroissement de la densité sociale et démographique favorise
la multiplication des conflits. Ceux-ci changent également de nature : ballotté par la mobilité
géographique, dépouillé des solidarités dont l'entourent les sociétés traditionnelles, l'individu peut se
trouver confronté à de puissants groupes économiques, à l'État, ou à des entreprises nationalisées,
face auxquels il a fort peu de défenses. L'augmentation de la taille des unités sociales (la vie au village
est différente de celle que l'on mène dans une mégalopole ; les relations de travail ne sont pas les
mêmes dans un atelier artisanal ou une multinationale) entraîne la diminution des relations de face à
face, tandis que s'affirme l'individualisme.
95
AUGÉ M., L’anthropologue et le monde global, Armand Colin, 2013
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décisionnel de les y aider. Elles doivent abdiquer leur décision en la remettant dans les mains d'un
juge. Parallèlement s'impose le recours à la normativisation. Si la transaction, le bon vouloir ne
suffisent pas à éteindre un conflit, il faut bien se référer à des principes préétablis, à vocation
impérative : le droit légiféré étend alors son emprise.
L'anthropologie ne témoigne pas forcément du bon vouloir des « sauvages » : nous avons vu que ceux-
ci n'hésitent pas à payer du prix de la guerre la préservation de leurs valeurs, dans la mesure où
beaucoup s'estiment être seuls les véritables Hommes ». Et l'on peut raisonnablement penser que,
même sous des formes plus bénignes, la préservation de l'identité peut difficilement exclure un certain
degré de fermeture vis-à-vis des autres cultures.
Cependant, la plupart des grands anthropologues, depuis Mauss et Malinowski jusqu'à Lévi-Strauss
ont surtout retenu l'échange comme principe structurant et condition de viabilité des sociétés
humaines. Une fois la communication permise par le langage, les hommes se sont mis à échanger des
conjoints et des biens, sans avoir besoin, pendant longtemps et dans de nombreux cas encore actuels,
de ce que nous nommons l'État. Car voici la leçon essentielle pour le sujet qui nous occupe : l'institution
du social peut être réalisée par l'État, mais aussi sans lui, sans qu'on ait à condamner par principe l'un
ou l'autre mode de cette institution. Commençons par la seconde hypothèse.
Il y a une trentaine d'années, R. David, l'un des plus grands spécialistes de droit comparé, fut
appelé en consultation par le gouvernement éthiopien qui lui demanda de rédiger un avant-projet de
Code civil. Pour lui, le couperet devait tomber sur le droit traditionnel. Il fallait bâtir « ... un système
nouveau [...] dont la base serait fournie par des considérations d'ordre économique plus que par
l'observation de données sociologiques : le Code étant conçu comme un instrument politique [p. 191]
destiné à dessiner dans certaines voies le développement du pays, plutôt que comme un recueil
folklorique de coutumes qui souvent entraveraient ce développement [...] Cette coutume [le droit
traditionnel] ne méritait pas le respect ; elle est la cause du sous-développement sous toutes ses
formes».
On reconnaît l'arbre à ses fruits : le Code civil éthiopien n'a pratiquement jamais été appliqué
par les populations, qui ont conservé leurs coutumes. Et la situation est largement similaire dans bien
des pays d'Afrique noire.
En dépit de son immense science, R. David obéissait ici à des préjugés. Très largement partagés à
l'époque, ils ont encore la vie dure : les religions et structures sociales traditionnelles ne seraient que
les sanctuaires de coutumes poussiéreuses faisant obstacle au progrès. Coupons ce vin trop fort de
quelques remarques.
La religion n'est pas plus le sommeil de l'économie qu'elle ne fut l'opium du peuple.
Il est même beaucoup plus développé : au moins quatre-vingt pour cent de la population se
détourne des droits officiels (alors que l'économie informelle regroupe entre trente et cinquante pour
cent des emplois urbains). Car un certain nombre de nouveaux États ont choisi l'uniformité juridique,
qu'elle corresponde à une homogénéité ethnique (elle est rare, mais on peut citer les cas du Rwanda
ou du Burundi) ou à des objectifs politiques d'intégration : les autorités traditionnelles sont remplacées
par des fonctionnaires dans les structures administratives et judiciaires ; le droit pénal et les droits liés
aux affaires s'alignent sur les droits européens. L'identification est souvent moins totale en matière
familiale, dans la mesure où on touche là à l'intimité de la vie et des sentiments. Cependant, elle peut
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exister ... sur le papier : la législation ivoirienne de 1964 imite ainsi notre Code civil, mais bien peu de
familles l'appliquent, continuant à se guider sur les anciennes traditions, surtout en milieu rural,
majoritaire.
Quels que soient le sens et le destin de ces expériences d'authenticité (le fait que l'authenticité
ait été prônée par un régime tel que celui du maréchal-président Mobutu peut inquiéter), on peut en
fin de compte se demander si le secteur informel ne constitue pas le meilleur milieu pour la formation
du droit néo-traditionnel. Car la pénombre comporte des avantages : souplesse et innovation peuvent
y jouer plus librement que sous le feu des projecteurs. La reconnaissance officielle a plus d'éclat. On
peut craindre que ce soit souvent celui des funérailles : ossifié par la rédaction, concurrencé par le
droit moderne dans des domaines où celui-ci est à son avantage (la preuve, la filiation indifférenciée,
la condition de la femme, par exemple), soumis aux desseins du pouvoir, il risque de se dissoudre dans
cette lumière. C'est dans l'obscurité souterraine que s'ancrent les fondations.
Les législateurs africains semblent d'ailleurs redécouvrir après Portalis qu'on ne fait pas à proprement
parler de codes, mais qu'ils se font avec le temps. La loi apparaît de plus en plus souvent comme un
idéal, et non l'instrument de transformation immédiate de l'ordre juridique 2. Ainsi, en 1963, le
législateur malgache a décidé qu'un enfant dans le besoin pourrait recourir aux tribunaux pour obliger
ses père et mère à le secourir. En revanche, tout recours en justice est impossible de la part de l'enfant
vis-à-vis d'autres membres du lignage, qui ne sont tenus envers lui que d'une obligation naturelle : elle
existe, mais on ne peut la faire exécuter en justice. Cette distinction signifie que le législateur a reconnu
simultanément l'existence des familles traditionnelle (le lignage) et moderne (le couple parental), en
créant des conditions plus favorables pour la deuxième. On peut aussi recourir aux lois d'application
différée, dont le texte prévoit qu'elles ne prendront autorité que par étapes. Scandale pour les juristes
occidentaux qui y voient un « droit-fantôme », ces législations constituent des plans de développement
juridique : on fixe des objectifs, en sachant qu'il faudra du temps pour les atteindre, et que la pratique
pourra les modifier. On consacre ainsi le rôle du secteur informel, bien qu'il n'apparaisse pas plus dans
les codes qu'il ne le faisait dans les chiffres du PNB. Car lorsque le législateur crée une loi dont il sait
pertinemment que l'application nécessitera plusieurs décennies, il invite implicitement les
communautés traditionnelles à régler elles-mêmes leur vie juridique, en souhaitant qu'elles le fassent
dans la direction indiquée.
C'est précisément la transformation de la nature par l'homme, et non la nature seule en tant
que telle, qui est le fondement le plus essentiel et le plus direct de la pensée humaine, et l'intelligence
de l'homme a grandi dans la mesure où il a appris à transformer la nature. C'est pourquoi, en soutenant
que c'est exclusivement la nature qui agit sur l'homme, que ce sont exclusivement les conditions
naturelles qui partout conditionnent son développement historique, la conception naturaliste de
l'histoire est unilatérale et elle oublie que l'homme réagit sur la nature, la transforme et se crée des
conditions nouvelles d'existence.
5. La nouvelle alliance
Dans un livre récent, le philosophe M. Serres invite l'humanité à passer un contrat avec la
nature 1. Une nouvelle alliance. Jusqu'ici, le contrat social, conclu seulement entre les hommes,
fondateur de la modernité, avait suffi à ériger, tant bien que mal, des garde-fous contre les entreprises
d'autodestruction du genre humain. Mais l'homme moderne a investi la nature plus puissamment que
dans tout son passé. La forçant, il l'a si bien éveillée qu'il devient nécessaire d'élaborer un pacte avec
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Le respect de la « nature naturelle » contraste ici avec les entreprises évoquées plus haut. La thèse
renvoie une fois de plus au débat entre les Lumières et le Romantisme. La pensée des Lumières réduit
le monde au statut de pur donné : l'homme ne s'institue qu'en s'en séparant et en le maîtrisant. Le
Romantisme contractualise davantage leurs rapports : l'homme spiritualise la nature, la nature le
transcende. Mais la modernité n'a-t-elle pas entraîné des transformations irréversibles, reléguant dans
l'utopie la vision romantique ? Car entre la nature naturelle et nous, la technologie a créé un troisième
monde, celui des artefacts, dont l'ampleur est sans commune mesure avec ce que connaissaient les
sociétés du passé ou celles des ethnologues : la nature à l'état brut n'existe plus guère. N'est-on pas
contraint de lui réserver des « parcs », [p. 264] signe de la distance qui nous en sépare désormais ?
Mais supposons qu'il ne soit pas trop tard. Reste une autre difficulté. Le contrat naturel ne serait-il pas
une simple extension du contrat social ? Car le juriste oppose que la nature ne peut être qu'objet, et
non sujet de droit : le contrat disparaît alors, faute de contractants. On peut sortir par plusieurs voies
de cette contradiction. Mais dans tous les cas, il nous faut cesser de concevoir la nature à la manière
de Bacon, comme notre fille soumise. Comment le droit peut-il lui donner un nouveau visage ?
L'homme doit-il se contenter, selon le mot de Clemenceau, d'avoir un court instant émergé de
l'océan des choses ? La mort pose des questions auxquelles toute société doit fournir des réponses.
Les sociétés traditionnelles et anciennes paraissent à cet égard plus adultes que les modernes : elles
acceptent de la regarder en face, et choisissent d'y voir une des portes ouvrant sur le monde
surnaturel.
Il y a vingt ans débutait en Occident le renouveau des études sur la mort, conduit par des
historiens. Il n'a pas pénétré les mœurs : passage ou impasse, la mort y est toujours ensauvagée, et les
mourants objets de répulsion (les unités de soins palliatifs sont rarissimes dans les hôpitaux). Car notre
civilisation détient un triste privilège : celui de la laïcité face au terme inéluctable. L'exaltation du corps
(du moins sain et jeune), la réhabilitation – nécessaire – de la sexualité procèdent sans doute en partie
de cet aveuglement : il faut jouir du corps pour oublier qu'il est mortel.
Cependant, de multiples signes indiquent que nos sociétés postmodernes sont à la recherche
d'une transcendance, que l'homme refuse de se laisser engloutir par l'océan des choses. Si l'Église
traditionnelle a vu son influence décroître depuis les années cinquante, de nouvelles formes de
spiritualité chrétienne se développent (le Renouveau charismatique compterait en France deux cent
cinquante mille membres). Contrairement à ce que l'on pense souvent, la désaffection envers les
formes traditionnelles de la religion n'a pas entraîné un effondrement des croyances en l'existence
d'un monde surnaturel, même si celui-ci est moins précisément représenté que dans l'imagerie
sulpicienne.
La mort est pour le droit une vieille compagne. Depuis longtemps, il envisage ses conséquences
matérielles en réglementant les successions. La ponction fiscale opérée par l'État marque que le décès
n'est pas un acte purement privé : la société se rappelle aux proches du défunt. Mais le droit n'envisage
pas la mort que sous l'angle patrimonial. Brandissant la menace pénale, il s'efforce de prévenir les
atteintes portées à l'intégrité physique et à la vie. Il condamne l'euthanasie sans faire de la
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prolongation de la vie un devoir absolu pour le corps médical. Certains juristes proposent qu'en cas de
maintien artificiel de la vie biologique non autorisé spécifiquement, on invente une infraction de
profanation de cadavre et élargisse celle de recel de cadavre 4 : le droit doit reconnaître l'inéluctabilité
de la mort. Mais se borne-t-il à ce combat, ou nous en dit-il plus sur elle ? A priori, la mort n'est point
Pour lui un passage, mais seulement la fin de la vie. Déjà, en 1899, le grand juriste Marcel Planiol y
voyait l'anéantissement de la personne. Plus près de nous, le Conseil d’État a admis que la construction
d'un cimetière près d'un immeuble à usage d'habitation en diminuait la valeur vénale, minoration à
compenser par le versement d'une indemnité : c'est un reflet des mentalités. Parallèlement, le principe
de laïcité domine notre droit moderne : le Code civil de 1804 est areligieux, l'État s'est séparé de l'Église
au début du siècle.
Si les mœurs sont décevantes, le droit semble se résigner à voir en la mort ce qu'elle paraît : la
dislocation du vivant.
Banale, cette constatation n'est pourtant avérée que depuis peu, et pas partout. Un grand
nombre des témoignages dont nous disposons sur les sociétés lointaines ou anciennes amarrent au
contraire fermement le droit aux rivages du monde surnaturel par les liens de la religion. Si bien qu'il
faut ajouter un point d'interrogation à cette proposition ; elle constitue une hypothèse ... parmi
d'autres, plus nombreuses.
On admet communément que nos sociétés modernes ont déclenché un processus d'inflation de la
réglementation juridique. Exact si l'on demeure au niveau du monde terrestre. Mais il faut inverser ce
constat quand on dépasse ses frontières. En effet, les sociétés qui considèrent que les interventions
de puissances surnaturelles peuvent les mettre en péril (Antiquité méditerranéenne, Moyen Âge
européen et la plupart des [p. 271] sociétés traditionnelles) contrôlent non seulement les rapports de
leurs membres entre eux, mais leurs relations avec les puissances célestes ou infernales. Les sociétés
européennes modernes s'étant, au cours d'une période qui touche peut-être à sa fin, désintéressées
de ces puissances, leur droit officiel ne contrôle plus que très indirectement les actes de la vie
religieuse. Parallèlement, elles étendent le territoire du droit à d'autres domaines qui retiennent – à
juste titre – leur attention (environnement, biologie, etc.). Comment qualifier ces mouvements de flux
et de reflux du droit ? Pour bien des juristes, fidèles aux théories obsolètes du XIXe, il existe des lois
positives de l'évolution juridique, commandant la différenciation progressive du droit par rapport à la
morale et à la religion. Cette différenciation s'inscrirait dans le sens du Progrès : plus autonome, le
droit acquerrait ainsi la possibilité de donner toute sa mesure. Et ainsi, faudrait-il ajouter, de se livrer
impunément à pas mal d'excès : les législations totalitaires du XXe siècle le montrent suffisamment.
Mais surtout, l'anthropologie juridique montre que la croyance dans le progrès résultant d'une
différenciation du droit ne résulte d'aucune loi de l'histoire, et moins encore de la nature.
Toute société dispose de techniques et moyens variés, aussi bien métaphysiques que physiques, pour
assurer sa cohérence et se perpétuer. L'inventaire de ces moyens dépend du système de valeurs
auquel elle croit, et de son évolution. Quand ces valeurs changent, les frontières des domaines du droit
se modifient aussi, incluant ou non un monde surnaturel, dont l'existence est admise, tolérée, ou niée.
Quand la vie religieuse échappe au droit, ce n'est donc pas sous l'effet d'une quelconque loi d'airain.
Ce retrait signifie seulement que la société qui y procède ne considère plus la vie religieuse comme
indispensable à sa survie. Or cette conviction elle-même n'est pas éternelle : elle peut se modifier,
s'affaiblir, et même s'inverser, comme on le voit dans plusieurs États en cette fin de siècle.
4. Le droit divin
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L'invisible a ses meures, que nous nommons dieux. Ceux-ci vivent entre eux, mais les vivants
entretiennent avec eux des relations variées, allant du profit à la soumission. On sait que souvent les
humains leur sacrifient. Mais les dieux aussi doivent accepter des contraintes. Et notamment consentir
à quelques anthropomorphismes. Les formulations juridiques en font partie. Invisibles, les dieux
s'ancrent dans le monde terrestre en usant du droit de propriété. Ils possèdent des trésors, des
esclaves et de vastes domaines que les prêtres exploitent et font cultiver pour eux : ce sont les « biens
des dieux ». Ils les gèrent en [p. 272] propriétaires attentifs, exigeant des humains le respect de leurs
obligations. Dans la Bible, Dieu se déclare propriétaire de la Terre promise. Mais il l'attribue au peuple
d'Israël à titre précaire, moyennant l'observation du Sabbat : « Yahvé parla à Moïse sur le mont Sinaï,
il dit : Parle aux enfants d'Israël, dis-leur : « Lorsque vous entrerez au pays que je vous donne, la terre
chômera un sabbat pour Yahvé [...] La terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre
m’appartient et vous n'êtes pour moi que des étrangers et des hôtes 1 ». » Les dieux pouvaient
également intervenir dans les transactions foncières entre les hommes. Les limites des propriétés
étaient alors placées sous leur protection spéciale ; ils servaient de témoins vis-à -vis des tiers. En Grèce
antique, Zeus Orios, protecteur des limites, était qualifié de « témoin de l'étranger ».
Quand une mort brutale survient dans un village, les Issongo (Afrique centrale) pensent qu'une
force surnaturelle en est la cause. Un sorcier l'a sollicitée : il faut le trouver et le punir. Le chef de clan
va trouver le devin : celui-ci s'enduit les jambes de poudre rouge. Le rouge est la couleur de la
sorcellerie. Le devin attire ainsi les forces mauvaises pour les capturer. Il entre alors en transes, et dans
une calebasse emplie d'eau, voit se former l'image du sorcier. Il se rend près de lui, l'immobilise par
son pouvoir magique et lui rase le crâne au niveau de la fontanelle antérieure, par où parlent les
ancêtres. Acculé, le sorcier n'a plus qu'une [p. 276] issue : demander l'épreuve du poison. Il va lui-
même déterrer les racines qui serviront à sa confection, et attend qu'un matin l'émissaire du chef de
clan vienne l'avertir que le moment de l'épreuve est arrivé. On fait macérer les racines avec d'autres
produits dans une calebasse. Son oncle maternel lui remet dans la main gauche six ou douze bâtonnets,
noix de palme ou petits cailloux. L'accusé prend ensuite la calebasse et dit : « Si je suis possédé, si j'ai
dans mes entrailles le likoundou, que les forces divines me terrassent. » Puis il tourne en rond devant
la communauté rassemblée en répétant cette formule et en énumérant les fautes dont on l'accuse. À
chaque prononcé de cette phrase, il saisit un bâtonnet avec sa main droite et le jette sur le sol. Un
membre de la famille de la victime le ramasse et déclare : « Si tu as mangé le cœur de mon parent, que
le poison te saisisse, que tu meures ! » Pendant ce temps, le poison commence à faire effet. L'accusé
ruisselle de transpiration, il est pris de convulsions, mais il doit inlassablement répéter le rite. S'il ne
s'écroule pas après avoir jeté les six premiers bâtonnets, il a de grandes chances de sortir vainqueur
de l'épreuve. Les anciens assurent que si l'accusé est coupable et tombe à terre, la force mauvaise qui
l'habitait jaillit du sommet du crâne, à l'endroit de la bouche des ancêtres. Mais il peut résister.
Dans l'Évangile, Jésus donne une description assez approchante du jugement dernier : «
Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, escorté de tous les anges, alors il prendra place sur
son trône de gloire [...] Il placera les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors le Roi dira à ceux
de droite, Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis
la fondation du monde. Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j’ai eu soif, et vous m'avez
donné à boire » [...] à ceux de gauche : « Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé
pour le Diable et ses anges [...] » Et ils s'en iront, ceux-ci à une peine éternelle, et les justes à la vie
éternelle. » L'Apocalypse prophétise : « ... Je vis les morts, grands et petits, debout devant le trône ; on
ouvrit des livres, puis un autre livre, celui de la vie ; alors, les morts furent jugés d'après le contenu des
livres, chacun selon ses œuvres [...] celui qui ne se trouvait pas inscrit dans le livre de la vie, on le jeta
dans l'étang de feu 3. » Déjà, dans l'Ancien Testament, Yahvé promettait qu'il viendrait juger toutes
les nations 4. Toutefois, les enfants d’Abraham ne sont pas seuls à se croire justiciables de ces
tribunaux de l'invisible. Dans l'ancienne Égypte, le Pharaon ressuscité doit passer en jugement devant
Râ, le dieu-soleil, qui rend un arrêt motivé en la forme des sentences terrestres. Plus tard, on mettra à
côté des cadavres un chapitre du Livre des morts précisant les procédures utilisées devant le Tribunal
divin, comprenant autant de juges qu'il y en avait dans les circonscriptions judiciaires de l'Égypte. On
trouve dans Coran, LXIX, 16-32.
Matthieu, 25, 31-46. Apocalypse, 20, 12 ; 20, 15. Joël, 4, 12. Homère mention d'un tribunal qui siège
aux enfers 1, mais sa fonction est différente :il juge plus les litiges survenant entre les âmes des morts
que la vie terrestre.
De nos jours, les témoignages des personnes revenues du coma, dans lequel elles ont connu
des états de conscience modifiés, font souvent allusion à un jugement. Mais le sujet lui -même l'opère
sur sa propre vie, qu'il voit défiler, en présence d'une entité spirituelle bienfaisante et aimante : « Dès
qu'il m'est apparu, l'être de lumière m'a tout de suite demandé : « Montre-moi ce que tu as fait de ta
vie » ou quelque chose d'approchant. Et aussitôt les retours en arrière ont commencé. Je me demandais
ce qui m'arrivait, parce que d'un seul coup je me retrouvais toute petite, et partir de là je me suis mise
à avancer à travers les premiers temps de mon existence, année par année, jusqu'au moment présent
[...] Et durant tout ce temps, il [l'être de lumière] ne manquait [p. 280] pas une occasion de me faire
remarquer l'importance de l'amour [...] Mais rien de tout cela ne ressemblait à une accusation ; même
quand il me rappelait des occasions où j'avais été égoïste, il voulait me montrer que j'en avais
également tiré la leçon. Il insistait aussi beaucoup sur l'importance de la connaissance. Il me signalait
sans arrêt tout ce qui a rapport avec « apprendre » [...] Je crois bien que son but, en me faisant assister
à tout mon passé, était de m'instruire 2. » Après quoi, le sujet peut choisir de retourner à la vie
terrestre, ou ce retour lui est imposé. Les visions qu'ont les Yanomani dans des circonstances similaires
(« ceux qui perdent connaissance, qui ont l'air de mourir et qui ensuite revivent ») font également
allusion à une présence surnaturelle, et au fait que chacun suit dans l'autre monde le destin qu'il s'est
donné dans la vie terrestre : « Après la mort, le Fils du Tonnerre appelle l'ombre : « Viens par ici » [...]
Auprès du Tonnerre vivent tous nos morts : ils sont peints et sont plus beaux que lorsqu'ils habitaient
en ce monde [...] Chacun retrouve là ses morts s'ils ont été bons pendant leur vie. Ils sont tous jeunes,
sans jamais aucune souffrance ni aucune maladie [...] Ceux qui ont été mauvais n'écoutent pas le fils
du Tonnerre qui appelle ; ils s'engagent dans le beau chemin. Lorsqu'ils arrivent au-dessus du précipice
recouvert de belles feuilles, ils tombent dans Chopariwaké sans s'en apercevoir. Ils resteront là pour
toujours, criant sans pouvoir sortir ; et ils ne verront jamais ceux qu'ils aiment 3. »
La mort pourrait donc n'être qu'un passage. Le trépas : les sociétés traditionnelles le
considèrent le plus souvent comme un changement d'existence entraînant non l'anéantissement, mais
42
une modification de statut, la poursuite de l'existence dans le monde des ancêtres, dont des émissaires
viennent accueillir le défunt, si l'on en croit ces visions du seuil de la mort.
Témoignage cité par R. Moody, La Vie après la vie (« J'ai lu », n°, 1984), 77-79. Il est corroboré par de
nombreux récits de personnes ayant vécu ce type d'expérience, et connu une « procédure » similaire
d'auto-jugement. Ce témoignage a été recueilli au milieu de ce siècle par H. Valero, une enfant
européenne enlevée par les Yanomami et élevée parmi eux (cf. E. Biocca, Yanvama [Paris, Plon, 19681,
159-160).
1. Le droit orphelin
La personnalité se perd avec la vie. Les morts ne sont plus des personnes ; ils ne sont plus rien
» : voilà ce qu'écrivait en 1899 le grand juriste Planiol, scellant nos tombes sur le néant.96 Car la
modernité est globalement sceptique quant à l'existence d'un monde surnaturel. Au mieux, le droit se
refuse à le connaître : il est résolument de ce monde. Pourtant nous pouvons encore, dans certains
domaines, apercevoir en creux les traces d'un sacré religieux dont il s'est coupé97.
Pour l'essentiel, notre droit ignore les morts, si ce n'est dans les manifestations de volonté qu'ils ont
manifestées de leur vivant 2. Pour bien des sociétés anciennes et traditionnelles, le commerce avec les
morts fait partie du droit vivant. Les ancêtres ossifient les lignages et jalonnent les réseaux de parenté
; ils cautionnent l'ordre social et collaborent à sa reproduction, au besoin en intervenant dans le monde
des vivants (le mort qui n'est pas vengé revient hanter les siens jusqu'à ce que justice soit faite). Or
l'élaboration de tels mécanismes suppose non seulement que l'on croie à la survie (c'est probablement
chose faite au paléolithique), mais aussi que cette survie soit active et personnelle, et que s'élabore
une codification des relations des défunts avec les vivants. Les diverses formes de culte des ancêtres
en font partie : or leur perfectionnement est inséparable des nouvelles spéculations sur l'univers
apparues dans les sociétés sédentarisées.
Rites et pratiques s'ancrent également dans les cycles saisonniers. Ainsi, la multiplication des
offrandes. Les hommes du paléolithique sacrifiaient aux puissances supérieures et pensaient que le
monde terrestre et l'univers surnaturel étaient unis par des liens de dépendance, voire de réciprocité.
Mais cette dialectique s'accentue au néolithique. L'écart entre le travail de la terre et l'apparition de
ses fruits est toujours générateur d'inquiétude. Pour remercier les dieux d'avoir permis à la vie de
renaître et s'assurer de futures germinations, l'homme multiplie les offrandes. Prémisses : une partie
des récoltes est distraite de la consommation usuelle ; sacrifice : on met à mort des nouveau-nés
d'animaux. S'affirment alors des mécanismes fondamentaux de la pensée juridique, que nous utilisons
encore aujourd'hui.
Le droit des sciences occultes révèle un nombre impressionnant de textes aux termes desquels
nombre de pratiques en relevant pourraient se trouver incriminées. L'article R.34.7° du Code pénal
sanctionne « les gens qui font métier de deviner et pronostiquer, ou d'expliquer les songes ». On se
doute qu'il n'est pas appliqué dans toute sa rigueur, qui obligerait à fermer les cabinets non seulement
96
Cf. P. Geary, Échanges et relations entre les vivants et les morts dans la société du Haut
Moyen Âge, Droit et Cultures, 12 (1986), 3-17.
97
Cf. supra, pp. 247-248.M. Planiol, Traité élémentaire de droit civil (Paris, LGDJ, 1915), 141
(la première édition date de 1899). La phrase sera supprimée au bout de quelques rééditions
43
des consultants en sciences occultes, mais aussi des psychanalystes. Les tribunaux ont en fait plié la
norme, se montrant très indulgents envers l'astrologie, la graphologie, la radiesthésie, l'emploi des
tarots, des boules de cristal et autres accessoires. Ils considèrent que leurs manipulateurs donnent
plus de conseils généraux à leurs clients qu'ils ne leur livrent des descriptions précises de leur avenir
(ce qui n'est pas toujours vrai). Plus menaçant, l'article 405 du Code pénal réprime le délit
d'escroquerie, principale infraction dont puissent être jugées coupables les personnes qui utilisent les
sciences occultes pour obtenir la remise de fonds.
En fait, notre droit désacralise l'irrationnel en y voyant surtout un danger pécuniaire pour le
patrimoine d'honnêtes gens trop crédules. L'article 405 vise ainsi ceux qui emploient « ... des
manœuvres frauduleuses pour persuader de l'existence de fausses entreprises, d'un pouvoir ou d'un
crédit imaginaire, ou pour faire naître l'espérance ou la crainte d'un succès, d'un accident ou de tout
autre événement chimérique ... » On peut rêver, mais pas à n'importe quel prix. Les tribunaux ont ainsi
condamné de nombreuses pratiques : sacrifices d'animaux, ignition d'encens, messes noires, présence
d'instruments censés permettre la communication avec l'au-delà, etc., (mais tout cela dans une
certaine mesure : pour être condamné, il faut outrepasser les usages communément admis dans la
profession98).
Autre signe du scepticisme de notre droit : l'impossibilité de l'infraction surnaturelle. Auteurs savants
et tribunaux se refusent à admettre que jeter des sorts ou envoûter constituent des infractions ... tout
simplement parce qu'ils considèrent que ces pratiques n'ont aucune réalité. Mais il reste que ceux qui
se croient envoûtés subissent un dommage, dont on peut demander compte à l'auteur. Des études
anthropologiques ont d'ailleurs montré qu'il peut fort bien y avoir des ensorcelés ... et pas de sorciers99.
Il y a donc un traitement pénal des sciences occultes. Mais les droits civil et commercial manifestent
aussi leur prévention à leur égard, en s'efforçant de contrôler leur professionnalisation. La divination
est considérée comme contraire à la moralité publique et de ce fait exclue des activités commerciales
: hormis l'exercice clandestin de leurs fonctions, les voyants et autres médiums doivent donc adopter
le statut des professions libérales. Encore leur faut-il se loger, ce qui peut poser des problèmes. La
jurisprudence a en effet estimé incompatible avec toute clause d'habitation bourgeoise l'exercice dans
les lieux loués de la profession de cartomancienne sans l'agrément du bailleur. Il leur sera également
difficile de bénéficier de donations ou de legs de la part de leurs clients : les tribunaux l'interdisent à
ceux qui ont acquis une grande influence sur des malades en état de faiblesse et en grand besoin de
secours. Guérisseurs non médecins, magnétiseurs, sorciers administrant un traitement par
envoûtement appartiennent à cette catégorie.
Cependant cette prévention de notre droit est contrebalancée par une grande tolérance de fait : les
textes ne sont appliqués que lorsque certaines limites sont franchies. Et d'autre part, à côté du droit
des sciences occultes, déjà ancien, semble se former de nos jours un droit à ces mêmes sciences. Le
recours aux sciences occultes est de plus en plus fréquent dans les grandes entreprises, et considéré
comme une modalité d'exercice de la liberté d'embauche de l'employeur. Au nom de la liberté
98
Norbert ROULAND, AUX CONFINS DU DROIT. Anthropologie juridique de la
modernité. ,Paris : Les Éditions Odile Jacob, 1991, p 111
99
CAPELLER W., KITAMURA T., Une introduction aux cultures juridiques non
occidentales : autour de Masaji Chiba, Bruylant (Bruxelles), 1998
44
religieuse, les libertés d'association et de réunion peuvent bénéficier aux milieux favorables à la
protection et à la diffusion des sciences occultes, dans le respect de la législation existante et de l'ordre
public.
Pour résumer, le droit positif ne croit guère au surnaturel ou, à tout le moins, procède au constat de
son incapacité à en rendre compte. À la question « Esprit es-tu là ? », il ne s'estime pas habilité à
répondre, et présumerait plutôt l'absence de l'Esprit. Fort logiquement, il se refuse aussi à parier sur
la possibilité d'une survie après la mort.
6. Le droit et le néant
Pour Planiol, les morts ne sont plus rien 1. Ils ne peuvent juridiquement survivre en ce monde que par
l'intermédiaire de certains vivants exécuteurs testamentaires, proches (membres ou non de la famille,
que le droit hiérarchise), collectivité nationale pour ceux qui ont particulièrement mérité d'elle. Si les
vivants que désigne le droit font défaut à la protection de la mémoire des morts, celle-ci ne sera plus
assurée. Plus encore, même si ces vivants existent et entendent protéger leurs morts, le droit les
contraint à manifester leur volonté dans certains délais. D'une part, les actions pour les morts sont
soumises à certaines prescriptions. D'autre part, l'éloignement des générations leur est fatal : au-delà
de certaines limites
À marquer le mariage par des rites le socialisant, une partie non négligeable des Français
choisit de le revêtir des habits religieux (la foi est un autre problème : nombre de ces mariages ritualisés
sont en fait païens, comme les messes de minuit). Car ses avantages symboliques sont évidents : la
cérémonie religieuse dure plus longtemps que la célébration civile ; elle comprend des musiques, des
prières et des chants qui la solennisent, comme les vastes dimensions des églises (opposées à l'exiguïté
des locaux municipaux).
Le rituel civil est statique, alors que le catholique implique toute une gestuelle des participants
: le curé accueille les futurs époux au seuil de l'église ; revêtue d'un costume particulier, la fiancée
entre dans l'édifice au bras de son père, suivie d'un cortège ; elle offre sa virginité à Marie sous forme
de fleurs, sacralisant ainsi l'acte charnel autour duquel rôde le démon. Le prêtre parle aussi de l'union
100
Norbert ROULAND, AUX CONFINS DU DROIT. Anthropologie juridique de la
modernité.,Paris : Les Éditions Odile Jacob, 1991, p.56
45
des cœurs, alors que l'officier municipal énumère les termes d'un contrat. Le mariage religieux, enfin,
enveloppe les époux dans la protection de leur parenté, qui participe aux rites (le père accompagne sa
fille à l'autel) et à laquelle le prêtre fait souvent allusion. Alors que l'union civile ne considère qu'un
couple solitaire101.
Le mariage semble donc toujours à la recherche d'une transcendance qu'il a perdue, et peut retrouver
dans les formes de l'union religieuse : le rite contraint, il peut aussi libérer, surtout lorsqu'il consacre
un changement de statut.
Le déclin du serment semble plus profond. Dans les premières années de la Révolution, le
législateur lui donna une grande importance en l'imposant souvent dans la vie publique et politique.
Ici encore, il fallait substituer au serment fondé sur la foi chrétienne un rite faisant place à l'idée
nouvelle, nationale et démocratique. L'échec paraît se répéter : aujourd'hui le serment a une
importance quasi-nulle en matière politique, et réduite dans le domaine administratif. En matière
pénale, ni l'inculpé ni la partie civile ne sont admis à prêter serment, signe que, n'ayant plus peur de
dieux imaginaires, les hommes feraient peu de cas de cet engagement par rapport à la défense de leurs
intérêts.
Au civil, on admet que dans toutes les matières où l'ordre public n'est pas concerné, une des
parties peut déférer à l'autre le serment pour établir la vérité d'un fait. Celle-ci peut refuser de jurer ...
et renvoyer la balle dans le camp adverse en référant le serment à l'adversaire. Le serment prêté ou
refusé établit ainsi la vérité de l'existence ou de l'absence de l'événement102. Mais de nos jours très
peu de plaideurs font une telle confiance à la conscience de l'adversaire : également sceptiques, les
juges d'ailleurs ont tendance à écarter ce mode de preuve du fait discuté.
Serait-ce parce que le serment a perdu son noyau dur, la référence formelle à une force supérieure
appartenant au monde surnaturel ? On sait moins qu'auparavant ce qui le sacralise, et ce que le jureur
livre en gage. La sacralisation subsiste cependant, mais elle opère dans le champ des références à
l'humain. Devant les cours d'assises françaises, les jurés jurent de se décider avec « la fermeté qui
convient à un homme probe et libre ». Et il n'est pas dit que, dans tous les cas, cette référence à des
modèles seulement terrestres soit moins opérante que les serments religieux, car l'idée de
dépassement reste présente. Ainsi, les juridictions qui connaissent des conflits du droit international
privé valident des « gentlemen’s agreements » portant souvent sur des intérêts considérables qui,
dans leur conclusion, ne mettent en gage que la dignité des [p. 286] parties en tant que partenaires à
un échange. En droit interne, la jurisprudence donne parfois aux engagements d'honneur une portée
supérieure au contrat. Les cours supérieures admettent même que le serment puisse aller contre
l'ordre public et instituer un partage de clientèle entre médecins, ou fonder la renonciation à réduction
de pension alimentaire.
La négation d'un monde surnaturel n'épuise donc pas l'idée de transcendance et n'abolit pas le sacré.
Il reste qu'orphelin de la religion, le droit positif laisse s'effacer ses empreintes. Mais il ne peut
complètement se détourner des croyances dans le monde surnaturel, dans la mesure où elles ont des
prolongements dans le monde terrestre. Ainsi des sciences occultes, dont il se méfie, tout en les
tolérant 2 : contre la marée de l'occulte de bon et mauvais aloi, il élève des digues, mais elles sont
poreuses.
101
Idem, p,285
102
Cf. supra, p. 286. Sur ce thème, cf. l'excellent ouvrage de P. Berchon, La Condition juridique
des morts (Thèse Droit, Bordeaux I, juin 1984, multigr.) ; X. Labbee, La Condition juridique
du corps humain avant la naissance et après la mort (Presses Universitaires de Lille, 1991)
46
N. Rouland, Les morts et le droit : variations anthropologiques, à par. dans les Mélanges G. Duby.
chronologiques, le préjudice n'existe plus (une action des Bourbons fondée sur l'article 1382 du Code
civil visant à protéger la mémoire de Louis XV des jugements négatifs de certains historiens ne pourrait
aboutir). Les sociétés traditionnelles, elles aussi, finissent par oublier leurs morts. Tout disparu ne
devient pas automatiquement un ancêtre : encore faut -il laisser des survivants pour assurer les
sacrifices (un proverbe bambara dit : « Il n'y a pas de remède à la mort, si ce n'est l'enfant ») . Et même
les ancêtres ne sont pas immortels, au moins dans la mémoire des vivants.
Les Tchaggas (Tanzanie) les classent suivant la date de leur décès. Les morts récents sont
nommés « esprits supérieurs » ou « esprits connus » ; ceux qui ont disparu depuis plus longtemps «
esprits qui se détournent ». Les plus anciens, dont on ne se souvient plus, sont appelés les « dispersés
» : ils n'ont plus de rapports avec les esprits supérieurs, ni avec les hommes. Quant à la société des
morts proches, elle ressemble un peu trop étrangement à celle des vivants ... dont elle cautionne la
hiérarchie.
Seuls les hommes prééminents de ce monde peuvent entretenir des rapports différenciés
directs avec les ancêtres : de part et d'autre du filtre de la mort, deux aristocraties s'appellent et se
répondent. Une preuve a contrario résulte du fait que les individus entreprenants, désireux de brûler
les étapes qui les séparent du pouvoir en ce monde, manipulent les généalogies de façon à légaliser
leurs aspirations en se rapprochant ainsi des ancêtres. Voilà des morts trop vivants pour être honnêtes.
Peut-être vaut-il mieux qu'ils ne puissent revenir, comme le croit notre droit.
Cependant, même s'il se refuse à envisage103r que les morts puissent survivre, il leur réserve une place,
au moins pour un certain temps. Il reconnaît l'existence de « mauvais » morts. Le Code des pensions
militaires d'invalidité des victimes de guerre prévoit que les corps des personnes condamnées pour le
fait de collaboration ou état de dégradation nationale ne seront pas restitués aux familles. L'article 14
du Code pénal (aujourd'hui abrogé) obligeait les familles des suppliciés à faire inhumer leurs corps «
sans aucun appareil ». Au moins n'éprouvons-nous pas comme les sociétés traditionnelles la peur du
retour des morts... encore qu'incite à réfléchir la coutume voulant autrefois que les cendres des grands
criminels soient éparpillées, ou leurs restes inhumés dans un quartier anonyme du cimetière.
Les morts ne reviennent pas, mais ils peuvent se survivre. Grâce à la congélation de leur sperme, ils
peuvent engendrer après leur décès. Certains auteurs ont proposé que les personnes qui se font
congeler peu de temps après leur mort dans l'espoir d'être plus tard rappelées à la vie par les progrès
de la médecine (cryogénisation) soient considérées comme des incapables majeurs sous tutelle, leur
personnalité juridique ne s'éteignant pas. Mais ces cas demeurent encore exceptionnels. Qu'en est-il
du commun des morts ?
Le droit et les juge inexistants, mais organise cependant leur statut. Il leur accorde un sursis, mais leur
influence est limitée aux faits, gestes, paroles et écrits accomplis de leur vivant. Le fait de mourir, qu'il
ait projeté le défunt dans le néant ou dans une autre vie, le condamne pour notre droit au silence
éternel.
103
Norbert ROULAND, AUX CONFINS DU DROIT. Anthropologie juridique de la
modernité.,Paris : Les Éditions Odile Jacob, 1991, p.289
47
L'État ne se détourne pas de la mort : il doit être averti du décès dans les vingt-quatre heures, par
déclaration au maire de la commune (art. 78 s. Code civil), et perçoit des droits de succession,
manifestation sous forme fiscale des droits que possède sur le défunt la société à laquelle il
appartenait. Par ailleurs et surtout, tout notre droit privé se refuse, pour un temps, à anéantir
complètement les morts.
S'ils ne sont plus pour lui des personnes, ils demeurent encore présents aux vivants, de bien des
manières. Mais cette présence est sévèrement limitée : conçue dans l'intérêt des vivants, elle ne se
réfère qu'à la volonté et à l'existence des morts alors qu'ils étaient encore des personnes vivantes, et
n'est de toute façon pas éternelle. Ces limites se manifestent dans tous les cas où les morts
apparaissent dans le droit : mariage posthume (qui sert la plupart du temps à légitimer l'enfant conçu)
; respect, par le biais du testament, de la volonté exprimée par les morts de leur vivant ; protection,
par divers moyens (devoir de gratitude, devoir de piété de certains ayants cause) de la mémoire des
morts, etc. Tout au plus peut-on conclure que si le droit refuse de consacrer le principe d'une vie des
morts en niant la personnalité de ceux-ci, il sanctionne d'un autre côté la présence spirituelle des morts
dans le monde des vivants. Ambiguïté, certes. Mais, plus encore, mystère de la mort.
En fait, comme les sociétés traditionnelles, mais de façon moins prononcée qu'elles, notre droit positif
se refuse à confondre la mort et le mourir. Les défunts restent durant un temps aux côtés des vivants,
mais ils ne peuvent vivre que par le souvenir que ces derniers en ont. Et ce souvenir, c'est celui d'un
corps. D'où le terrible dilemme dans lequel le droit et les vivants se trouvent plongés face au cadavre
: doit-on y voir de simples vestiges, ou au contraire une part indissociable de la personne ?
Autrefois ou ailleurs, on n'hésitait pas à punir le cadavre à la place de l'être décédé. Exposition
des corps et privation de sépulture sont fréquentes, mais on trouve des exemples plus poussés. Dans
la Rome royale, Tarquin faisait crucifier les corps des suicidés. Plus près de nous, M. Foucault a rappelé
le supplice de Massola à Avignon, où la justice fit minutieusement torturer un cadavre. Pendant les
siècles derniers, il arriva qu'on enterre à plat ventre les femmes adultères. Chez les Ashanti (Ghana),
on faisait devant la cour du roi un procès au corps du suicidé, avant de lui couper la tête104.
Notre droit n'a plus de ces outrances. Mais face au cadavre, il se montre plus ambigu que
devant la mort, sans doute parce que le cadavre est sa traduction concrète. Cette inquiétude est déjà
sensible au paléolithique moyen (quatre-vingt mille ans avant notre ère), où apparaissent les
premières inhumations : les soins apportés au cadavre témoignent d'une interrogation devant la mort.
En ce qui concerne l'histoire de l'Occident, le cadavre en état de décomposition surgit dans l'art
funéraire du XIVe siècle. La fresque du Campo Santo de Pise représente trois cavaliers qui se heurtent
à trois sépulcres ouverts, révélant leur cadavre dans l'odeur de la pourriture et découvrant
brusquement aux vivants la vanité du monde.
Regardons aussi la sculpture commandée de son vivant par le cardinal de Lagrange : il montre aux
vivants son cadavre, encore chevelu, mais les os du crâne pointant sous la peau, tandis que les vers
grouillent dans le large trou ouvert sous les côtes. Accordant plus de prix qu'auparavant à la vie
terrestre, l'homme fait moins facilement l'impasse sur le cadavre. Notre droit positif témoigne de ce
104
Norbert ROULAND, AUX CONFINS DU DROIT. Anthropologie juridique de la
modernité.,Paris : Les Éditions Odile Jacob, 1991, p.357
48
mouvement : dans son ambiguïté, le statut qu'il accorde au cadavre dit bien le mal que nous avons à
nous résigner à voir disparaître – et de quelle façon – ceux que nous avons aimés dans leur aspect
corporel.
Ce droit ne parvient pas à distinguer nettement le cadavre de la personne, comme le voudrait pourtant
la logique de l'anéantissement de la personnalité à la mort. Certains arrêts anciens de la Cour de
Cassation affirment expressément que les cadavres inhumés sont des personnes. Le 10 juillet 1976,
présentant sa proposition de loi relative aux dons d'organes, H. Caillavet justifiait la nécessité du
consentement du défunt en se référant au principe « ... du respect de l'intégrité de la personne
humaine, même après la mort ». Mais surtout, le droit positif applique au cadavre les principes
d'indisponibilité et d'intangibilité dont jouit le corps humain tant qu'il est en vie. Illogisme, car si l'on
postule l'anéantissement de la personne avec la mort, la protection de l'intégrité physique du cadavre
ne se justifie plus. La sépulture elle-même bénéficie de certains caractères généraux du domicile : elle
est indispensable, et protégée.
Ultime preuve de l'identification du cadavre à la personne : le cadavre doit être dans un état
de conservation telle qu'on puisse encore y voir un corps humain. Plus précisément, sa forme doit être
celle d'un corps. Quand des restes ne sont plus susceptibles d'identification individuelle (par exemple
en cas d'accident ou d'incendie) mais présentent encore [p. 291] une apparence humaine, ils peuvent
faire l'objet d'une inhumation collective, premier degré de dépersonnalisation de la dépouille mortelle
; sinon, ils ne constituent plus que des décombres, abandonnés sur place ou jetés à la décharge. La
substance humaine est donc infiniment moins protégée par le droit que la forme, car étant donné le
système de perception dont nous a dotés la nature, c'est avant tout par la forme que nous identifions
une personne, dans la mort comme dans la vie. Mais en dehors de ces cas, la sollicitude du droit a de
toute façon ses limites.
La nature montre la voie : le cadavre met entre trois à six ans pour se transformer en squelette.
Celui-ci est assuré d'une longévité beaucoup plus grande, mais les os déposés en terre finissent par se
réduire à une fine poudre de calcium. Le droit positif se refuse à paralyser cette corruption naturelle :
sans l'interdire, il est très réticent à l'égard de l’embaumement, et plus réprobateur encore envers la
cryogénisation, pratiquement illicite. Plus encore, il peut instituer la nécessité de la disparition du
cadavre quand celle-ci correspond à l'intérêt des vivants. Dans des circonstances exceptionnelles :
épidémies, catastrophes.
Mais aussi dans la généralité des cas, comme le prouvent certaines dispositions du Code des
communes. La pratique de la réduction des corps (même si ceux-ci sont ensuite réinhumés) montre
que les restes qui en sont l'objet ont perdu presque tout lien avec la personne pour être réduits à l'état
de choses. Le droit fixe même précisément le délai nécessaire à ce changement de statut : on doit
attendre cinq ans après l'inhumation avant d'ouvrir une bière exhumée, ou avant d'opérer la reprise
administrative aux fins de nouvelle inhumation d'une sépulture affectée en service ordinaire.
Or il est frappant de constater que ce délai est le même que celui nécessité par la réduction du cadavre
à l'état de squelette. Le droit signifie par là que l'inhumation n'a d'autre but que de permettre la
décomposition inexorable, et donc la destruction du cadavre. On observera également que les
sépultures, au-delà d'un certain degré d'ancienneté, perdent en pratique la protection que continue à
leur accorder le droit : sous réserve (en principe) d'autorisations administratives, on peut ouvrir la
sépulture de morts connus ou inconnus au nom d'un intérêt historique ou archéologique. Dans certains
cas (hommes illustres), c'est l'intérêt de la collectivité nationale qui justifie ces pratiques. Mais la
plupart du temps, c'est tout simplement l'oubli : les relations entre le défunt et les vivants n'existant
plus, les égards auxquels il avait droit n'ont plus raison d'être. Notre squelette sera peut-être un jour
49
arraché à la terre, et exposé dans les vitrines d'un musée. Qu'il intervienne dans les rapports de
l'homme avec la nature ou avec les dieux, le droit trouve sans doute un de ses aboutissements dans
cette création du sacré.
6. Le tombeau de Kelsen
Peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l'œuvre dans la pensée mythique et
dans la pensée scientifique, et que l'homme a toujours pensé aussi bien. Celui -ci ne m'a point fait
orphelin de ma propre culture. Car l'anthropologie a deux visages. L'un tourné vers le grand large des
sociétés lointaines, l'autre vers un rivage plus familier. Une anthropologie de fuyards n'est pas la
mienne : si je m'interroge sur les autres sociétés, elles me renvoient constamment à celle dont je viens.
À chacun son chemin de Damas. Il passa pour moi par l'Arctique, et me fit découvrir ce que certains
nommeraient un droit impur105.
1. DEFINITIONS
Pour J. VANDERLINDEN, l’idée du pluralisme juridique africain suppose une « situation où une
personne est en présence de différents ordres juridiques autonomes et selon ses choix, oriente la
solution afin d’avoir un risque de conflit tant en ce qui concerne la juridiction compétente que le Droit
applicable106.
Il poursuit en disant que les langues africaines mettent en branle le pluralisme juridique qui
est, selon son entendement suppose comme « l’existence au sein d’une société déterminée, de
mécanismes juridiques différents s’appliquant à des situations identiques»; ou encore « la soumission
simultanée d'un individu à une multiplicité d'ordonnancements juridiques107 ».
La situation est ici différente de l’Egypte ou du Pakistan par exemple où la constitution énonce
une hiérarchie entre les différents ordres juridiques en vigueur au sein du même système juridique.
Par exemple, l’article 4 de la Constitution du Mozambique du 16 novembre 2004, dans son titre II
intitulé « Pluralisme juridique » dispose que L’État reconnaît les différents systèmes de Droit et de
règlement des différends qui coexistent dans la société Mozambicaine dans la mesure où elles ne
contreviennent pas aux valeurs fondamentales et aux principes de la Constitution.
105
idem
106
VANDERLINDEN, J ., « Vers une nouvelle conception du pluralisme juridique. », in Revue
de la recherche juridique, Droit prospectif, 1993, p. 582.
107
VANDERLINDEN, J., Le pluralisme juridique. Essaie de synthèse, cité par GILSEN J.,
(dir.), Le pluralisme juridique, Bruxelles, éd. de l’Institut de sociologie de l’Université de
Bruxelles. ,1972 .pp.19-56.
50
Tout en reconnaissant à tout groupe social un pouvoir normatif lui permettant de régir ses
rapports internes, cette première tendance se refuse à assimiler ce pouvoir à un système juridique.
Elle estime que les normes particulières à un groupe reproduisent le plus souvent celles d’un Droit
applicable à tous les groupes108 . Il s’agit là de la version faible du pluralisme juridique.
Dans sa version dite forte, le pluralisme part de l’idée que les différents groupes sociaux voient
se croiser en leur sein une multiplicité d’ordres juridiques : le Droit Etatique, mais aussi celui que
produit d’autres groupes, Droits qui peuvent se rapprocher ou diverger.
De manière assez large et théorique, les phénomènes du pluralisme juridique sont d’une
diversité, susceptibles de donner lieu à plusieurs possibilités de classification et J. CARBONNIER110 en
propose trois qui peuvent en plus s’entrecroiser. Les phénomènes du pluralisme peuvent consister
d’abord en des phénomènes collectifs et individuels.
Un groupement particulier peut pratiquer un Droit différent du Droit étatique. Il peut s’agir
d’un groupement organisé, par exemple l’ordre des avocats qui a son Code de déontologie et ses
propres juges ou d’un groupement inorganisé, voire instable, telle la file d’attente devant un guichet
de banque qui met en œuvre spontanément la règle du « premier venu, premier servi ».
Mais le pluralisme peut aussi résider dans la conscience individuelle : l’individu éprouve le
sentiment d’appartenir cumulativement à plusieurs ordres juridiques distincts et se sent dépendant
par exemple quant à son mariage à la fois des règles de sa coutume, du Code de la famille et de son
Eglise. Ce qui, naturellement, peut occasionner de fortes tensions chez l’individu entre les jeux et les
attentes de rôle imposés par ce statut « pluri varié »111.
108
ROULAND, N.,, Anthropologie juridique, coll. « Droit fondamental » Paris, PUF.,1988,
p.84.
109
VANDERLINDEN, J, « Justice et Droits : quels Droits appliquer ? Le juge et la coutume en
Afrique aujourd’hui », in Afrique contemporaine, numéro spécial 156 sur la justice en Afrique
,4ème trimestre 1990, pp.233-235
110
CARBONNIER ,J.I dem, pp. 358 à 365.
111
GRAWITZ,M., Méthodes des sciences sociales, 10ème édition, Dalloz, Paris, 1996, p.45.
51
d’inspiration belge et aux coutumes admises ou non par le Code de la famille ou par d’autres lois de la
République.
Quant aux phénomènes diffus, ils résultent des pratiques dites de marché noir, d’économie
souterraine, de Droit ou d’économie informels. Par exemple, sur les places des marchés à Kinshasa,
Lubumbashi ou ailleurs au Congo, se produisent des normes commerciales et financières nouvelles,
ignorées par le Droit étatique, organisant par exemple l’épargne et le crédit tels le « Likelemba,
Kinkulimba » ou la tontine, le « Kobuaka, cartes » (micro-épargne et microcrédit par l’entremise du
tenancier d’une boutique), ou encore des pratiques contractuelles comme les commissions ou péages
des parkings
Quand on observe les pratiques sociales, on en arrive à des formes de pluralisme juridique qui
se prêtent à des dégradés, à des imitations, des analogies, des approximations donnant lieu à un
système qui n’est plus vraiment juridique pour devenir infra juridique. C’est le lieu notamment de ce
que l’on appelle le Droit folklorique et le Droit vulgaire, où le Droit folklorique se mesure au Droit
savant ou écrit.
En effet, « du folklore en tant que science, science des traditions populaires, une branche
spéciale et dérivée, le folklore juridique » qui a sa littérature et ses chercheurs, une race spécifique
d’antiquaires : les « antiquaires du Droit ». L’objet en est le Droit folklorique : « débris de Droit ancien
(fort ancien souvent ancien) qui survient dans le milieu populaire à l’état de coutumes orales, locales,
sans guère plus de sanctions que satiriques. Droit de survivance et Droit populaire, telle est la double
essence du Droit folklorique ».
Par la, nous voyons clairement qu’il n’appartient pas à l’ordre juridique de l’Etat, que ce n’est
pas un Droit véritable ; mais seulement un ensemble de phénomènes. Il n’est pas toujours facile de
délimiter ce qui relève des phénomènes de Droit, le folklore général et du folklore juridique. En gros,
le folklore juridique, fréquemment semble s’intéresser, bien plus qu’aux institutions juridiques elles-
mêmes, aux fêtes, aux cérémonies, aux rites qui les entourent112 »d’où le « Droit vulgaire » tente de
braver le « Droit savant »
Quant au Droit vulgaire, il résulte de la tendance des milieux non techniciens à se constituer une sorte
de Droit inférieur, combinant usages autonomes et éléments empruntés à l’ordre juridique ; Il
s’oppose au Droit savant avec lequel il est comme en état de guerre permanent, émaillé de quelques
moments de rêve.
112
CARBONNIER, J., Sociologie juridique, Paris, Quadrige, 1994, p. 366.
52
Cet état résulte de ce que le Droit vulgaire a tendance à corrompre ou à frapper d’une sorte de
langueur proche de la désuétude le Droit savant. Ce dernier, à son tour, cherchera à passer à la contre-
offensive, essayant avec plus ou moins de succès de refouler le Droit vulgaire à coup de nullités et de
peines.
D’une autre manière, les pratiques des africains parlant au moins deux langues (vernaculaire
et/ou véhiculaire et officielle), issues des mondes du Droit différent, reposent essentiellement sur la
confrontation et/ou l’interpénétration de deux systèmes juridiques qui fourmillent de dispositifs juri-
linguistiques aux niveaux de l’acculturation juridique et du transfert du Droit113.
L’acculturation juridique, selon ALLIOT114 est une « transformation globale d'un système
juridique due au contact d'un système différent. ». Elle est observable dans la zone de contact ou
interférentielle des systèmes juridiques. Elle produit des juri-signes qui sont, selon KOUAME, des
lexèmes juridiques fondés sur les conditions de différence, de référence et de communicabilité. Parmi
ces juri-signes, on peut distinguer les emprunts et les calques juridiques. L’emprunt juridique est un
lexème tiré du Droit civiliste qui est passé dans l’usage du Droit coutumier. Il intègre le système
phonologique et morphologique de la langue de l’usager.
G. BUAKASA, plus explicite, affirme que « le Droit du Congo-kinshasa est, malgré les transformations
qu’on lui fait subir demeure étranger et étrange. D’abord, non seulement il est écrit en français, langue
qui ne parle pas la majorité de la population de ce pays, mais encore, à l’intérieur du français, il emploie
un langage ésotérique, spécial, parfois avec quelques mots du latin ; là réside la coupure.
Ensuite, ce Droit est resté oppressif avec ses masques d’intimidation, tels l’accoutrement étranger
(toge et chapeau noir) et l’attitude de tigre, de magistrats qui paraissent méchants ou intransigeants,
alors qu’ils sont devenus plus corruptibles …, ce qui est loin de la justice traditionnelle qui est, elle,
plutôt un lien de conciliation115 ».
Face à l’inefficacité et à la dévalorisation de ce Droit étatique dit moderne, il est observé par
contre une effervescence d’autres lieux et modes de régulations sociales, écrites ou non, alternatives,
populaires, pratiques ou informelles.
La démarche post- moderniste offre l’opportunité « de reconnaître le formel dans l’informel et vice
versa ; elle constitue une piste pour « revitaliser » le Droit congolais et africain aujourd’hui « relégué
à une pure forme ectoplasmique, déconnectée de ses enjeux sociaux locaux ».
113KOUVOUAMA, A., Modernité africaine. Les figures du politique et du religieux, Paris, 2002, p. 30.
114ALLIOT,M.,op.cit.p.104
115BUAKASA, G., Réinventer l’Afrique. De la tradition à la modernité au Congo-Zaïre, l’Harmattan, Paris, 1996, p. 73.
53
Il faut dynamiser le Droit congolais coupé de ses racines en raison des « affinités de ce Droit avec le
Droit métropolitain, et de distances savamment orchestrées par rapport aux coutumes et traditions
africaines … qui continuent pourtant à régir la vie en société116 ».
B. L’AMENAGEMENT JURI-LINGUISTIQUE
Le Droit, au cours des siècles, a subi, selon bien des auteurs117, un aménagement juri-
linguistique essentiellement par l’écrit. Car, l’écrit a un rôle de préservation (le système de la peccia),
de publication (gloses, commentaire, journal officiel, factum, plaidoyers d’orateurs, etc.) et de
proclamation (la grosse). L’écrit, bien qu’étant la clé de voûte du Droit officiel, ouvre la voie au savoir
juridique à telle enseigne que le langage de Droit est un langage de fous118.
En Afrique noire, l’écrit est l’apanage des langues coloniales parlées en moyenne par 10 % de
la population africaine. Plus de 90 % des africains utilisent les langues africaines, langues de tradition
orale. L’aménagement juri-linguistique consistera à gérer les rapports Droit-langue tant à l’oral qu’à
l’écrit119, d’une part au niveau onomasiologique (du contenu à l’expression) de manière à restituer
l’ontologie des mondes de Droit ou les systèmes logiques en présence, d’autre part au niveau
sémiologique (de l’expression au contenu) pour cerner la fonction lexicale des termes juridiques.
Selon la voie orale ou écrite, par exemple, on définit cet espace comme «un ensemble de lois attribuant
des fonctions hiérarchisées à chaque type de langues du pays. ». C’est une définition qui semble
cautionner la hiérarchie classique des Droits en Afrique (le Droit officiel dominant les Droits locaux),
discriminer certaines langues africaines selon les fonctions occupées dans la société et créer des
inégalités juridiques à partir de la langue d’un locuteur donné.
Partant du principe ubi societas, Ibi jus, l’aménagement juridique s’en tiendra aux relevés et à la
comparaison des particularismes juridiques et des situations juridiques (pénal, civil, public, privé, des
affaires, etc.) d’une communauté linguistique donnée.
Dans le relevé des particularismes juridiques, EDEMA met en garde en ces termes : « il y a des termes
ou des notions qui ne sont pas transposables tels quels d’un côté comme de l’autre. Ainsi, par exemple,
la notion de demi-frère n’est pas concevable dans la culture négro-africaine. Les termes de beau-père
ou de beau-frère n’ont pas la même étendue en français et dans les langues africaines. Ainsi le mot
116
KANGULUMBA, M., premières journées juridiques africaines de Bruxelles, in introduction, recherches et documentation africaines, 1998.
pp.11.
; MELOT, D., (Dir.), Production et usages de l’écrit juridique en France du Moyen-âge à nos jours, Genève, Droz, 2005 ;BOMBART,M., «Culture
écrite, culture juridique », in Acta Fabula, vol. 1, n°1, 2006,[http:/www.fabula.org/revue/document1161.php], consulté le 10 déc. 2006.
118EDEMA, A-B., op. cit. p, 49.
119DOSSOU, F. C., « Ecriture et oralité dans la transmission du savoir », in HOUNTONDJI, P. (Dir.), Les savoirs endogènes, Paris-Dakar,
Karthala/CODESRIA, 1994, pp. 257-269. Cet auteur rejette la mystification de l’écriture dans la transmission du savoir en général en Afrique.
54
mbanda du lingala peut désigner soit une rivale (dite en français locale coépouse dans un foyer
polygame), soit des belles-sœurs ou des beaux-frères, soit encore des rivaux. ».
L’aménagement linguistique
L’aménagement du statut des langues africaines est fondé sur les fonctions sociolinguistiques.
Selon DIKI-KIDIRI, tous les pays africains possèdent au moins deux types de langue : des langues de
base (vernaculaire) ou de masse (véhiculaire) et une ou deux langue(s) de crête (officielle). Chaque
individu, en réalité, fait face à ces deux types de langues dans ses activités sociales.
Leur utilisation conviviale consacrera la langue officielle comme langue d’ouverture, de Droit moderne
et de relations internationales et la langue de base comme langue d’intégration et d’identité
nationales. Ces deux langues seront alors utilisées dans les situations juridiques diverses pour éviter
l’exclusion arbitraire des citoyens africains et la confiscation de leur liberté d’expression.
L’État, de ce fait, aura à garantir et à assurer l’épanouissement des citoyens africains par
l’usage effectif de ces deux langues. Le multilinguisme convivial d’Etat, ensemble de bilinguismes
conviviaux, doit être applicable dans les pays ayant choisi le multilinguisme officiel . L’aménagement
du corpus s’effectue d’ordinaire selon deux approches: l’approche classique et l’approche moderne ou
récente.
Selon l’approche classique, les langues africaines semblent vivre simultanément deux
révolutions : la révolution scientifique et la révolution graphique. La révolution scientifique consiste à
continuer la description des langues africaines sur les 1600 langues non encore décrites. La révolution
graphique, malgré les situations orthographiques diverses et divergentes, recommande le passage de
l’oral à l’écrit.
Selon l’approche récente, les langues africaines doivent être revisitées par les activités de la
terminologie culturelle et de traduction. La terminologie culturelle se penchera sur la création des
termes culturellement intégrés et utilisables dans des situations juridiques diverses comme le Droit
civil, le Droit pénal, le Droit public, etc.
La traduction, en tant que mode d’appropriation du savoir juridique, aidera à des lectures convergente
et transversale des Droits européens à partir des concepts propres aux langues africaines. Elle facilitera
ainsi l’accès à l’information juridique pour tout citoyen africain.
L’Afrique est obligé d’intégrer les coutumes locales dans sa législation de façon de permettre
à ses citoyens de se soumettre aux lois conformes à leur vécu social, telle est la préoccupation de tous
les pays qui ont opté pour le dualisme juridique ;cette exigence concerne les Etats confrontés à la
coexistence du Droit coutumier et du Droit écrit dont ceux de tradition française pour qui les solutions
sont variables.
Certaines ont conservées les juridictions traditionnelles à titre provisoire (le Cameroun, Niger,
Burkina-Faso) ou définitif (Togo, Tchad, Bénin, République Centra-Africaine). D’autres ont unifié les
juridictions plus ou moins complétement (Sénégal). D’autres enfin, ont choisi une solution
intermédiaire. Dans les Etats anglophones, la tendance à l’unification des juridictions est moins nette
que dans les pays francophones.
On estime que les juridictions traditionnelles sont plus familières et plus proche des
justiciables. En outre, la justice est rendue avec beaucoup de souplesse. Une autre méthode consiste
à concilier les règles existantes de Droit traditionnel, c’est-à-dire à leur donner une forme écrite et à
leur reconnaître une valeur législative.
Certains l’ont fait par voie d’absorption générale et définitive de la coutume dans un Droit
écrit, moderne et technique, très éloigné cependant des données coutumières ( Éthiopie, Rwanda,
Côte-D’ivoire) ; on ne peut pas, aujourd’hui, soutenir que la dernière méthode préconisée a réussi là
où elle a été juridique en soutenant, au passage, leurs avantages et leurs inconvénients, en effet,
lorsque réapparaît aujourd’hui au Rwanda, le « gacaca », au Burundi le « mishangalinthe », comment
ne pas soutenir que l’expérience de l’intégration aura été concluante121.
C’est un travail de longue haleine qui, pour ne pas bâclé en privilégiant une source au
détriment d’une autre, devrait passer par quatre étapes : l’information, la rédaction, la phase
législative et, enfin, l’animation de la loi promulguée. D’ores et déjà, KENGO Wa DONDO
observe « qu’en Droit public, qu’il s’agisse des Droits constitutionnel, administratif, pénal et
international public, la loi a pris très tôt la place dominante, ne laissant guère qu’une place tout à fait
minime à la coutume122.
Néanmoins s’agissant du Droit pénal, s’il y a un travail à entreprendre dans cette branche du
Droit, il se réduirait à codifier certaines infractions dégagées de la coutume dont notamment :
l’escroquerie à la dot, la pratique d’envoûtement ou le charlatanisme, l’emploi des épreuves
superstitieuses non punissables par une autre qualification, l’adultère et sa complicité, l’inceste qui se
dégage des règles de l’exogamie, l’abstention coupable dans l’éducation des enfants de la part des
parents, l’usage frauduleux de la chose d’autrui. Etc…
Le Code pénal n’a pas été enrichi de ces nouvelles infractions qui tireraient leur origine de la
coutume ; les juridictions coutumières continuent à rendre des jugements sur base de ces
incriminations inconnues du Droit pénal écrit. On dirait même que tant que cela ne dérange pas outre
mesure, les recherches à entreprendre en vue d’une harmonie ne devraient donc davantage concerner
que le Droit privé, plus précisément le Droit de la famille, le Droit successoral et le Droit foncier, afin
d’absorber la dichotomie existante entre le Droit écrit et la coutume.
Les représentations juridiques sont la façon dont les citoyens africains issus de langue diverses
pensent leurs Droits, comment ils se situent par rapport aux autres Droits et/ou au Droit des « autres
». Parmi ces représentations, on peut citer à la suite de CALVET123 des déterminants tels que : les
jugements sur le Droit et sa mise en signe, les attitudes sur les discours juridiques et les conduites
linguistiques tendant à mettre le Droit en accord avec les jugements et les attitudes.
Tous ces déterminants se rapportent en général à deux mondes du Droit : le Droit civiliste et
le Droit coutumier. Ces deux mondes stigmatisent des systèmes juridiques ou des univers de
121 ZACHARIE, A., et D’ORPHEE, F.J., L’Afrique centrale dix ans après le génocide, Bruxelles, éd. Labor, 2004, pp.41-44.
122 KENGO WA DONDO, op.cit. p. 125.
123 CALVET, L.-J., Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon, 1999, p. 158.
56
croyance124 où les citoyens africains sont confrontés à l’application stricte ou lâche des règles de nature
orale ou écrite.
PLANÇON125 les définit en terme de décor de la sorte : « […] le décor est le cadre constitué par
ce qui est présenté comme le Droit de telle ou telle société, en terme technique, ce qu'on appelle le
Droit positif ou posé, les lois, les règlements, tous les textes susceptibles d'être appliqués à un moment
donné dans une société humaine. ».
Le Droit coutumier, selon P.TEMPELS, a pour fondement le règlement des problèmes sociaux
d’ordre civil ou criminel par l’entremise des normes sociales en vigueur dans une société donnée. Ce
sont des Droits aux contenus divers que l’anthropologie juridique s’est donné les moyens de connaître.
Or, l’Anthropologie juridique qui a pour objectif, selon N. ROULAND de « […] parvenir à une meilleure
connaissance de l'altérité juridique saisie à la fois dans le passé et dans le présent, dans les sociétés
traditionnelle et industrialisée », ne peut se départir des réalités linguistiques et ontologiques des
citoyens africains. Le langage, en tant que bien symbolique, a une existence institutionnelle qui
n’échappe pas à l’identification de ses rapports avec les fondements du Droit126.
Les communautés linguistiques coexistent donc avec une pluralité de représentations juridiques
jugulée par des juri-signes « pacificateurs » de natures linguistique ou non linguistique tels le tukp (en
langues kru ivoiriennes) « parenté à plaisanterie », l’igname, le cola, etc. Les langues africaines, même
si elles ne décalquent pas les Droits coutumiers, demeurent leurs instruments linguistiques
indéniables.
A côté du pluralisme juridique, la question du transfert occupe une place importante dans les
discussions en anthropologie. En affirmant la consubstantialité entre le Droit et la société, on remet
sur le devant l’épineuse question du transfert de Droit d’une société à l’autre.
En général, ce transfert ne peut s’effectuer sans trop de perturbation dans la société réceptrice
que sous certaines conditions. Il faut soit que la société réceptrice soit engagée dans une mutation qui
rende possible l’adoption d’un Droit nouveau, soit que, par rapport à leurs traits fondamentaux, les
deux sociétés ne soient guère différentes127 .
N. ROULAND définit le transfert de Droit comme « une opération par laquelle, avec ou sans contrainte,
un Droit est transmis d’une société à une autre qui le reçoit ». Cette réception entraîne parfois la
coexistence des deux systèmes : celui qui est reçu par une société et celui d’ « origine ». Dans le cas
de l’Afrique, ce transfert de Droit repose sur la négation de l’existence au sein des sociétés africaines
d’un Droit « véritable ».
Or « […] Chaque peuple a sa propre vision du monde soutenant un Droit dont elle explique l’originalité
et (qu’) aucun Droit, le nôtre [Droit occidental] compris, n’a de titre à l’emporter sur tous les autres128».
Le processus de transfert de Droit d’une société vers une autre entraîne certaines conséquences dont
la plus courante est l’acculturation.
124
MARTIN, R., Langage et croyance, Bruxelles, Mardaga, 1985, p.160
125 PLANÇON, C., « Culture juridique », in BISANWA, J. et TETU, M., Francophonie en Amérique, Actes de colloque, Québec, CIDEF-AFI, 2005,
p. 223.
126 N, ROULAND,op.cit.p.188
127 ROULAND, J., op.cit. p. 1988.
128ALLIOT, M., « Anthropologie et Heuristique sur les conditions d’élaboration d’une Science du droit». , In le droit et le service public au
miroir de l’anthropologie, textes choisis et édités par Camille KUYU. Paris, 2006 b, Karthala., p. 503.
57
Dans le cas des pays africains129, ALLIOT estime que le transfert de Droit repose sur une double illusion :
celle de la supériorité des Droits occidentaux et celle de la possibilité de transférer un Droit en
transférant un texte. Puisqu’illusoire, le transfert entraîne soit la déstructuration du Droit de la société
réceptrice, soit la dénaturation du Droit transféré.
Au moment de leur contact, les deux Droits peuvent en effet s’agencer selon quatre modalités :
la séparation, la coopération, l’incorporation ou le rejet. La séparation est la forme radicale du contact
entre deux Droits. Elle se traduit concrètement par un conflit de lois. La coopération est la situation
dans laquelle les deux Droits s’accordent des zones respectives d’intervention fondées sur certains
critères (territoriaux ou ratione personae ou materiae).
Quant à l’incorporation, il s’opère par une incorporation du Droit autochtone dans le Droit du
colonisateur. Elle s’effectue là où les contradictions entre les deux Droits ne sont pas trop manifestes.
Cela entraîne néanmoins une dénaturation certaine du Droit récepteur surtout lorsque ce sont les
juridictions créées par le colonisateur qui doivent appliquer le Droit récepteur. Le rejet du Droit
récepteur par le colonisateur constitue la modalité la plus radicale de cet agencement130 .
« Pendant des siècles, des millions d’africains ont été régis par des normes et institutions avec
lesquelles ils avaient une relation privilégiée, jusqu’à ce que la colonisation vienne bouleverser les
équilibres anciens. A partir de ce moment commence une période de transfert de Droits et
d’institutions d’inspiration occidentale qui se poursuit jusqu’à nos jours131 ».
En RDC, le contact entre le Droit colonial et le Droit autochtone s’agence sous deux modalités
dont la plus remarquable est la coopération. Entre les juridictions dites coutumières et celles du Droit
occidental avait été institué un partage de compétences en fonction des critères liés à la matière sur
laquelle porte l’intervention de la juridiction ou en fonction de la personne concernée par
l’intervention.
Le dualisme juridique consacré par le colonisateur est en effet l’un des moyens les plus subtils qui a
permis une forme d’acculturation juridique au profit de l’entreprise colonial. Derrière ce dualisme se
cachait en effet un véritable enjeu politique au profit des intérêts coloniaux. Cela se manifeste par
l’emprise que le Droit occidental avait sur les matières jugées sensibles.
Au nom de l’ordre public colonial, dont le fondement est parfois d’ordre moral, le colonisateur
a réussi à opérer au sein des Droits autochtones une sélection reposant davantage sur les exigences
de l’entreprise coloniale que sur celles de la dite morale. Ainsi, quoique moralement problématiques,
certaines situations telles la polygamie, le sororat n’ont pas attiré l’attention du colonisateur tout
simplement parce qu’elles n’affectaient pas ses intérêts133.
129
ALLIOT, M. , Le Droit et le service public au miroir de l’anthropologie. Textes choisis et édités par CAMILLE KUYU, Paris, Karthala, 2003, p.
133.
130N .ROULAND, op.cit , p 348-349.
131KUYU,C.,(dir.),A la recherche du Droit africain du XXIeme siècle, connaissances et Savoirs, Paris,2005, p. 99.
132 ROULAND,N., op.cit., p. 349 6
58
Or, la présence de ce système juridique importé et son imposition n’ont pourtant pas empêché
la survivance du Droit autochtone ; on assiste, au-delà de cette survivance, à une complexification de
la situation se traduisant par les différentes formes d’acculturation juridique. Cette survivance découle
en effet de la volonté même du législateur colonial puis congolais. Voulant au départ ramener le « Droit
coutumier » au niveau d’un « Droit civilisé », le législateur colonial consacre un dualisme juridique.
A ce titre, MATADI NENGA GAMANDA, s’exprime en ces termes : « des insuffisances pour
une appréhension correcte des sociétés indigènes et de leur Droit, le pouvoir colonial en avait
conscience ».
Du rapport colonial rédigé par WALEFFE, on peut lire : « Imprégnés du respect pour le Droit de
l’individu, nos règles juridiques ne répondent pas aux besoins d’une société dont la vie, sous un grand
nombre de ses aspects, ce Droit a plutôt un caractère communautaire, même leurs institutions
essentielles qui se rapprochent des nôtres ont une autre base, un autre cadre, d’autres soutiens.
Aussi appliquées à ces institutions, nos lois n’ont aucune efficacité pour les faire vivre. Le plus
souvent, notre législation est insuffisante, car elle ne prévoit pas tout ce que la coutume prévoit; elle
constitue donc une armature tout à fait inadéquate pour les sociétés indigène, africaine ou noire134».
C’est sans doute pour parler de ces rejets que MBAYA-NGANG écrit : « on dit souvent avec
d’assez bonnes raisons d’ailleurs que le Droit d’un peuple est le reflet de sa vision du monde ; dès lors,
il serait déplorable et même contre-indiqué de devoir appliquer à une société donnée les règles
juridiques qui ne cèderaient pas avec sa personnalité, sa mentalité, ses habitudes et en un mot avec
les valeurs dont elle se réclame.
En effet, c’est un fait bien connu de tous que la résistance de la population à une loi surtout
lorsque ses principes touchent de fort près les traditions de la population en question, aboutit
fatalement à la création de ce que les auteurs appellent « Droit fantaisie ». Au Congo Kinshasa,
l’inobservance du décret du 04 Avril 1950 qui prohibait la polygamie en est une illustration
éloquente »135
Nous venons de le voir, cette consécration n’est qu’une forme qui voile une véritable
entreprise d’acculturation. Il constitue l’un des acquis de l’héritage colonial que le législateur
postcolonial perpétue par l’admission de la cohabitation tant des ordres juridiques distincts que des
institutions destinées à assurer leur existence.
Dans le même esprit que le législateur colonial, la cohabitation est voulue temporaire, la préoccupation
majeure étant de ramener le Droit et les institutions judiciaires coutumières vers un Droit « civilisé ».
C’est dans cette logique civilisatrice que le législateur postcolonial se livre à deux opérations.
D’une part, celle consistant à rapprocher l’ordre juridique autochtone de l’ordre juridique importé,
qu’on observe principalement en matière de Droit privé (les personnes, les biens), d’autre part, celle
visant à remplacer progressivement les institutions coutumières existantes par celles de Droit écrit.
La longue période de régime dictatorial qu’a connue la République Démocratique du Congo et les
turbulences politiques des dix-sept dernières années ont eu un impact sur la stabilité de toutes les
institutions du pays. Ces événements ont eu pour conséquence la déstructuration des institutions de
l’Etat dont l’administration de la justice et viennent à leur tour participer à la complexification de la
134MATADI, G., Question du pouvoir judiciaire en République Démocratique du Congo : contribution à une théorie de la réforme, éd Droit et
idées nouvelles, Kinshasa, 2001, p, 3.
135MBAYA-NGANG KUMABUENGA, « Le problème de la prescription en Droit moderne et traditionnel », in R.J.Z., 1978, n° spécial, 50e
anniversaire, p. 243.
59
situation du Droit et de sa mise en œuvre en RDC. NSi, sur le plan institutionnel, le Droit étatique est
affirmé comme celui présidant au fonctionnement de la société, sur le plan des faits l’on observe la
survivance des pratiques qui témoignent de la résistance du Droit autochtone.
Il poursuivait en observant que, « ayant ainsi délimité notre objet, nous pouvons bâtir nos modèles en
sachant que le consensus obtenu sur le résultat des luttes menées dans une société dépend tout autant
de la vision du monde qui lui est propre que de nécessités logiques qui se retrouvent de l’une à l’autre
».
Sur ces prémisses, M. ALLIOT a proposé une théorie des « archétypes juridiques ». Prenant des
exemples dans l’Égypte ancienne et dans l’Afrique traditionnelle, dans l’univers confucéen, dans
l’univers occidental et dans celui de l’Islam, il distingue trois archétypes juridiques respectivement celui
de la différenciation, celui de l’identification et celui de la soumission.
Dans le premier, inspiré de l’Afrique traditionnelle, le monde est vu comme résultant d’une
harmonie dynamique d’une multitude de forces différenciées (plus de deux) mais complémentaires.
Ce sont les principes de la différentiation et de la complémentarité des différences qui sont au
fondement du lien social. En outre est valorisée l’internationalité. Si la société est structurée par le jeu
de groupes différenciés et interdépendants, les conflits se règlent de préférence au sein du groupe qui
les a vus naître.
Au fil des années, d’autres archétypes se sont ajoutés à cette théorie, tels celui de l’articulation
caractérisant l’Inde et celui de la rationalisation caractérisant plus particulièrement l’évolution
136BRILLON, Y., Ethno -criminologie de l’Afrique noire, Montréal, PUM. .1980, p.153
137«Stratégies de responsabilisation des entreprises à l’heure de la globalisation », in BERNS,T., DOCQUIR,P-F. FRYDMAN,B., HENNEBEL,L.,
et LEWKOWICZ,G., Responsabilités des entreprises et corégulation, Bruxelles, Bruylant, 2007, p.56.
138MICHEL ALLIOT, « Anthropologie et Euristique. Sur les conditions de l’élaboration d’une science du Droit », in Bulletin de liaison du
moderne des sociétés occidentales139. Mais ce sont les trois premiers qui ont permis de s’émanciper
d’une vision unitaire du Droit.
Pour E. LEROY, les travaux de M. ALLIOT ont fourni une base pour tenter de relever le défi
majeur de ne pas tomber dans le piège de penser le pluralisme juridique de manière unitaire.
Cette approche qui ne peut se comprendre que dans le cadre d’une approche dynamique du
Droit telle que la mettent en lumière les citations de M. ALLIOT et de B. FRYDMAN ci-dessus a émergé
de la confrontation à de nombreux terrains, plus particulièrement sous l’angle des transferts de
modèles juridiques dans les ex-colonies françaises et des questions foncières et environnementales
dans le cadre de politiques publiques de développement.
Sa pertinence est aussi de plus en plus attestée pour comprendre et aborder les
recompositions contemporaines de nos paysages juridiques et politiques. Nous n’en sommes qu’aux
balbutiements d’une réinvention des gouvernances contemporaines, mais comprendre le pluralisme
juridique s’avère un enjeu majeur si l’on veut pouvoir mettre en œuvre des démarches véritablement
participatives de notre vivre ensemble141 .
Dans le cadre de son programme « Légitimité et enracinement des pouvoirs », l’IRG s’interroge
sur les fondements mêmes des liens entre État et société par lesquels l’autorité de l’État est justifiée142.
Ici ou ailleurs, de l’Europe aux Amériques, en passant par l’Afrique, l’actualité regorge d’exemples
quotidiens de divorces, plus ou moins violents, entre les populations, les institutions publiques et les
dirigeants.
Le pouvoir officiel et les sociétés sont déconnectés et la régulation étatique ne permet pas de
structurer effectivement l’intérêt à agir, matériel et symbolique, de l’ensemble des acteurs
(institutions publiques, société civile, secteur privé, etc.).Se pose donc la question de « la légitimité »,
cette valeur ajoutée au pouvoir qui fonde son acceptation et son obéissance sur les populations.
139
LEROY, E., Le Jeu des lois. Une anthropologie « dynamique » du Droit, Paris, LGDJ, 1999, p.76.
141EBERHARD , C., (dir.), Enjeux fonciers et environnementaux. Dialogues afro-indiens, Pondichéry, Éditions de l’Institut français de
Pondichéry, 2008, p.108 ; EBERHARD,C. (dir.), Traduire nos responsabilités planétaires. Recomposer nos paysages juridiques, Bruxelles,
Bruylant, 2008 , p.76.
142Le pluralisme juridique et normatif, une voie pour refonder la bonne gouvernance ; Version française du dossier publié en espagnol et
réalisé par ELISE GADEA sous la coordination de Claire LAUNAYGAMA et SEVERINE BELLINA, lima,12 décembre ,2011.
61
consacrent en organisant des rencontres comme celle qui nous réunit à Lima les 12, 13 et 14 décembre
2011. Du local au mondial, les processus de prise de décisions deviennent plus complexes.
En effet, d’autres systèmes de régulation (religion, tradition, violence armée, économie, etc.) agissent
à côté du Droit (situation de pluralisme normatif). Par ailleurs, les Droits autres que l’étatique (Droits
indigènes, traditionnels, religieux, locaux, etc.) interviennent dans la régulation sociale réelle des
sociétés (situation de pluralisme juridique).
L’art et le défi de la gouvernance démocratique légitime résident donc dans la création de nouveaux
outils et processus adaptés à cette complexité croissante de l’exercice du pouvoir politique et à
l’intégration de cette diversité de régulations143.
Le pluralisme juridique est fortement lié au concept de légitimité. Dans beaucoup de pays ayant vécu
des processus d’assimilation forte, la justice occidentale et étatique a coexisté durant des siècles avec
d’autres formes d’application du Droit.
La reconnaissance des différents types de justice présents dans un pays ne peut être comparée
à une forme quelconque de politique de discrimination positive ou de privilèges octroyés aux groupes
exclus. Elle correspond plutôt à l’institutionnalisation des pratiques sociales, culturelles ou juridiques
qui proviennent d’autres manières de penser l’ordre et la société.
De cette manière se réaffirme le lien entre le Droit – en tant qu’instance productrice de normes- et la
société. Le Droit est un des mécanismes de coercition sociale, et en même temps la matrice des
mécanismes sociaux. Le Droit, comme les sociétés, n’est pas un élément fixe.
La réalité est surtout perceptible sur le plan des règles de fonds, en matière foncière. A côté
des règles de Droit écrit qui régissent la terre, le législateur, pour les terres des communautés locales,
143MARION MULLER et Claire LAUNAY-GAMA , Le pluralisme juridique et normatif, une voie pour refonder la gouvernance ? Institut de
recherche et débat sur la gouvernance ( Institute for Research a and Debate on Governance ), Dossier proposé par l’IRG à l’occasion de la
rencontre internationale « Pluralisme juridique dans les sociétés multiculturelles », Lima 12-14 décembre 2011.
144 Idem.
62
prévoit qu’elles sont régies par les coutumes et usages locaux (même si elles le sont provisoirement,
la loi prévoyant que les droits de jouissance régulièrement acquis sur ces terres seront réglés par une
ordonnance du président de la République, qui se fait encore attendre).
Une certaine catégorie des terres est donc régie par le Droit coutumier, il s’agit des terres des
communautés locales, c’est-à-dire, celles qu’elles habitent, cultivent ou exploitent d’une manière
quelconque - individuelle ou collective - conformément aux coutumes et usages locaux. Les tribunaux
de police et les juridictions coutumières ne peuvent donc plus légalement fonctionner dans cet espace
depuis l’installation des tribunaux de paix à BUTEMBO et à BENI.
Cependant devant la multiplicité des conflits fonciers que connaît la région145, on ne peut
s’empêcher de réfléchir sur le fonctionnement de ce pluralisme juridique et juridictionnel, et de cette
pluralité d’instances intervenant dans le règlement des conflits fonciers dans la région en prenant en
considération le Droit applicable auxdits litiges ; à savoir le Droit coutumier nande, dans son contenu
en matière foncière, dans les institutions chargées de gérer la terre, dans les problèmes qu’il pose,
dans les interrogations qu’il suscite, dans les collisions qu’il subit du fait des mutations
socioéconomiques profondes que connaît son environnement, dans son application par les juridictions
de Droit écrit notamment les tribunaux de paix, en prenant en compte la forte concurrence dont ceux-
ci font l’objet de la part des instances informelles notamment les conseils de conciliation146.
L’étude des institutions147 foncières coutumières locales et du règlement des conflits fonciers
dans les territoires de Beni et de Lubero nous permettra en fait d’analyser, dans le contexte des
Territoires de Beni et de Lubero caractérisé par l’escalade et la récurrence des conflits fonciers, les
voies que ceux-ci prennent dans le processus de leur résolution, et de comprendre la manière dont les
acteurs qui y sont impliqués mobilisent les pouvoirs et les instances pour les résoudre. Il est important,
déjà à ce stade, de signaler que le règlement des litiges fonciers individuels et collectifs régis la
coutume est de la compétence matérielle des tribunaux de paix. Les juridictions coutumières
(tribunaux secondaires de groupements, tribunaux principaux de chefferies,…) ont donc formellement
disparu avec l’avènement des tribunaux de paix dans la région.
Mais, sur le plan informel, ces juridictions n’ont pas disparu. Elles continuent à connaître elles
aussi des litiges fonciers régis par la coutume, au niveau des localités (villages), des groupements et
des chefferies, au travers des conseils/chambres de conciliation. Elles offrent leurs conciliations dans
beaucoup de litiges. On constate en effet que la majorité des paysans leur soumet encore leurs
différends relatifs au foncier coutumier.
On constate par ailleurs que d’autres acteurs interviennent eux aussi sur le terrain du
règlement des litiges fonciers régis par la coutume. Il s’agit notamment des ONG qui, depuis quelques
années s’investissent aussi dans cette justice informelle en faveur des membres et des non membres
de leurs organisations. Ainsi, enregistre-t-on une pluralité d’instances qui cohabitent les unes à côté
des autres. Ces instances (formelles et informelles), se font tout le temps de la concurrence, et ne
collaborent qu’exceptionnellement.
Toutes disent appliquer la coutume dans le règlement des conflits qui leur sont soumis. Les
tribunaux de paix appliquent la coutume dans les litiges fonciers régis par la coutume (ce qui est une
exigence légale), les chambres de conciliation (au niveau des groupements, des chefferies, des ONG,
145Leslitiges fonciers occupent donc plus de ¾ des dossiers présentés devant les tribunaux de la région, sans compter ceux qui sont orientés
vers des instances informelles de résolution de ces types de conflits (chefs de quartiers, notables, chefs de villages…).
146MULENDEVU MUKOKOBYA Richard, Pluralisme juridique et règlement des conflits fonciers en République Démocratique du Congo, L’
in Laurent P-J., Mathieu, P., (dir.) Actions locales, enjeux fonciers et gestion de l’environnement au Sahel, Cahiers du CIDEP, n°27, p.54.
63
des Eglises) basent aussi leur conciliation sur la coutume ; à l’occurrence celle du peuple nande, la
région étant encore caractérisée par une certaine homogénéité ethnico-culturelle.
Pareillement, la Charia islamique est caractérisée par l’existence de sources formelles. Les
coutumes indigènes et traditionnelles sont dans la plupart non codifiées. Les systèmes légal et
traditionnel sont souvent considérés comme étant géographiquement et normativement séparés l’un
de l’autre.
Pour la plupart, cependant, leur fonctionnement est modelé par le caractère patrimonial essentiel du
système étatique africain, marqué par un fort degré de pratiques de faveurs personnalisées et la
diminution des notions de Droit sous l’effet des réseaux de pouvoirs et de patronage formels comme
informels. Cette notion de patrimonialité date des origines coloniales des systèmes légaux africains
contemporains, quand l’autorité des élites locales comme les chefs ou autres personnes aux services
des administrateurs colons était limitée au service des intérêts de la population locale dominante.
Le transfert de pouvoir à l’indépendance des « maîtres » blancs aux « maîtres » noirs ne s’est pas
accompagné d’une création de mécanismes assurant des responsabilités locales. A l’indépendance, les
structures de pouvoirs traditionnelles se sont adaptées aux nouvelles dynamiques de pouvoir souvent
remarquablement identiques aux anciennes et par conséquent elles ont gardé leur pertinence.
En Afrique, les infrastructures de la justice doivent être responsable non seulement des
systèmes statutaires et civiques mais également des mécanismes traditionnels et informels. Les
mécanismes formels ou statutaires de rendu de justice comme la police, la bureaucratie de la justice
administrative et du gouvernement, les tribunaux, les avocats et les juges, sont surtout situés dans les
zones urbaines. Ils sont maintenus par des dépenses de taxes publiques et de budget.
En revanche, les dispositifs informels, tels que les chefs traditionnels, les membres de groupe de
défense, les institutions de quartiers, religieuses sont fondées sur les catégories d’âges, sont présents
dans toutes les formes d’implantations humaines en Afrique148.
Cette présentation repose sur un postulat ; une société possède un seul système juridique, qui
régit le comportement de tous ses membres, et deux corollaires : les sous-groupes d’une société (tels
que les associations, les groupes fondés sur la résidence) ne disposent pas d’une autorité juridique ;
les sociétés qui ne disposent pas d’une organisation politique centralisée n’ont pas de Droit149 ». A
partir d’une certaine période, l’on s’est aperçu que ces propositions ne correspondaient pratiquement
pas aux observations ethnographiques.
Les observateurs des sociétés acéphales ont en effet eu du mal à concevoir que ces sociétés
soient sans Droit. Même au sein des sociétés à pouvoir centraliser, on s’est progressivement aperçu
que le Droit ne provenait pas toujours de ce seul pouvoir et qu’au sein de l’Etat, le Droit positif n’est
pas seul mais coexiste avec d’autres systèmes de normes150 ..
« Des groupes organisés existent à la fois au-delà et en deçà de l’Etat, et ces groupes secrètent leur
propre Droit, qui confirme ou infirme le Droit étatique, ou s’écarte de lui. Ils possèdent aussi leurs
propres mécanismes de sanction, leurs « tribunaux ». L’ordre juridique étatique n’est pas seul, comme
on le croit et l’enseigne souvent151 […] ». En Anthropologie du Droit s’ouvre alors une réflexion mettant
l’accent sur les phénomènes d’hétérogénéité qui donnent lieu à l’émergence du pluralisme juridique
et sociologique.
Il est important de préciser que le pluralisme juridique n’est pas une approche homogène. En
effet, si tous les auteurs sont d’accord sur l’existence d’une pluralité de cadres normatifs, ils divergent
quand il s’agit de définir ce qui peut être considéré comme un cadre normatif (ou plus précisément,
comment définir si un cadre normatif peut être considéré comme relevant du Droit). De ce fait, leur
principal point de divergence réside dans la définition qu’ils donnent du terme Droit152.
L’enseignement du Droit repose en effet sur le centralisme juridique selon lequel, au sein
d’une société, il n’existe qu’un seul système juridique régissant le comportement de tous ses membres.
Ce centralisme juridique s’appuie sur le mythe de l’unité du Droit que le pouvoir étatique a réussi à
instaurer au sein des sociétés fortement hétérogènes, c'est-à-dire formée de plusieurs champs sociaux.
Cependant, toutes les approches liées au pluralisme juridique se regroupent dans les aspects
suivants : Selon N. ROULAND153, la réalisation d’une telle entreprise se justifie par le fait que l’Etat a
besoin de nier l’hétérogénéité qui, justement, fait obstacle à son pouvoir. Or, selon lui, « toute société,
traditionnelle ou moderne est plurale 154».
Il existe en effet une distinction entre le Droit et l’Etat. Le Droit ne se confond pas avec l’Etat,
mais il est intimement lié à l’organisation de la société. Celle-ci est de nature plurale, qu’elle est
constituée de plusieurs sous-groupes qui se dotent chacun d’un système juridique relativement
autonome par rapport au Droit de l’Etat. Ce dernier n’assure qu’une régulation des rapports entre
différents ordres juridiques.
En affirmant que la société était constituée d’un ensemble des groupes, les sociologues ont
donc posé le jalon sur lequel est venu reposer le pluralisme juridique ; Celui-ci a une dimension
historique puisqu’il reconnaît souvent des pratiques très anciennes. Ainsi, par la reconnaissance des
pratiques sociales, l’État se rapproche des communautés locales.
149ROULAND, N., Anthropologie juridique, coll. « Droit fondamental » Paris, PUF, 1988, p. 78-79.
150CARBONNIER, J., Flexible Droit. Pour une sociologie du Droit sans rigueur, Paris, L.G.D.J, Paris, 2001, p.45
151ROULAND, N., Aux confins du Droit. Anthropologie juridique de la modernité, Odile Jacob , Paris, 1991, p.102 et s.
152TAMANAHA, B.Z. (2000) “A Non-Essentialist Version of Legal Pluralism” Journal of Law and society, 27(2): 296-321
153ROULAND,E., 1988, op.cit., p. 84.
154 UPREEL, E., Le pluralisme sociologique, fondements scientifiques d’une révision des Institutions, Actualités sociales, Bruxelles, 1945, p.77.
65
Le lien et le contrôle qui existent entre l’État et les acteurs locaux deviennent plus visibles.
Institutionnaliser la justice indigène équivaut à essayer de conformer la loi aux pratiques sociales et
culturelles réelles qui existaient mais de manière cachée. La visualisation des différents types de justice
indigène fait en sorte que ces derniers soient mieux réglementés par l’État.
Rapprocher la loi de la pratique sociale signifie, de manière automatique, avoir le contrôle sur les
actions des acteurs locaux. Si les pratiques n’avaient pas de visibilité, elles manqueraient d’un contrôle.
De ce fait, il conduit également à la remise en question du pouvoir souverain de l’Etat-nation et la
reconnaissance du fait que dans toute société il y a d’autres formes d’imposer des normes et des règles
que l’autorité de l’Etat155 . Cela veut dire que la loi n’est pas seulement la loi de l’Etat et que l’état n’est
pas le seul acteur à pouvoir faire respecter son cadre normatif.
Plus récemment, une autre approche au pluralisme juridique, plus radicale, s'est manifestée.
Selon cette approche, les deux autres postulats classiques, soit le monisme et le positivisme, sont
également suspects. La théorie radicale du pluralisme juridique postule que le Droit est plus un mode
de connaissance, une manière distinctive d'imaginer le réel, qu'un fait social. Elle tient pour acquis que
la connaissance est un processus de création et de maintien du réel.
Les sujets de cette connaissance sont aussi ses objets. Contrairement à la théorie républicaine
et aux approches anthropologiques de la théorie du pluralisme, qui conçoivent le sujet de Droit
uniquement sous un angle passif (soit le sujet sur lequel le Droit agit), la théorie radicale du pluralisme
conçoit le sujet de Droit également comme un acteur moral (le sujet actif qui confectionne le Droit qui
lui est applicable).
Ces trois sources de Droit coexistent toujours mais, suivant le contexte dans lequel on se
trouve, la société donnera plus de poids à l’une ou l’autre de ces sources. Par exemple, la société
occidentale priorise le premier pilier, ce qui est directement lié avec la prédominance de la conception
de centralisme juridique.
Le pluralisme juridique radical nous permet de voir dans quel mesure le sujet de Droit est
effectivement celui qui crée le Droit et celui qui façonne les ordres juridiques. Il révèle également que
c'est le sujet de Droit qui permet à toutes les institutions juridiques, étatiques ou non étatiques, de
fonctionner en leur accordant ou en leur refusant leur légitimité.
Enfin de compte, la perspective pluraliste radicale rejette le postulat des autres théories
pluralistes voulant que la culture, la religion ou l'ethnie peuvent à elles seules déterminer les frontières
du Droit et des ordres juridiques. Tout comme l'État, ces phénomènes sociologiques sont construits.
La pluralité des ordres juridiques reste toujours dans l'imaginaire des sujets, dans la pluralité de leurs
conceptions de leur soi.
155BERMAN, P.S. (2007) “Global Legal Pluralism” Southern California Review, 80(6):1155-1237
66
De plus, c’est le fait qu’une personne appartienne à plusieurs espaces sociaux en même temps,
et dépende ainsi de plusieurs cadres normatifs, qu’il est responsable du fait que le pluralisme juridique
est une réalité quels que soient le contexte, le lieu et le moment dans lesquels on se trouve156.
Cet aspect est clairement présenté par E.LEROY quand il dit que « chaque individu est partie
prenante, dans sa vie familiale, professionnelle ou publique de multiples groupes dont les règles,
règlements, habitudes s’imposent à lui de manière plus ou moins concurrentielle.157 »
Dans la perspective du pluralisme juridique radical, le soi (sujet) est inévitablement multiple;
ni l'une ni l'autre des multiples personnes que nous sommes ne prédomine sur les autres en toute
occasion. Au contraire, notre vécu nous permet précisément d'exprimer l'une ou l'autre de ces
personnes selon les circonstances. Dans nos rapports avec les autres, nous choisissons constamment
laquelle de nos identités nous voulons privilégier, tout comme les autres nous assignent également les
identités qu'ils veulent privilégier.
La plupart des auteurs reconnaissent à ces espaces sociaux les caractéristiques communes
suivantes: Ils ont la capacité de produire et faire respecter des normes de façon autonome ;
Leur capacité à créer et faire respecter des normes est constamment influencée par les normes
et règles des espaces sociaux environnants (c’est pour cela que MOORE158 parle de champs sociaux
semi-autonomes) ; Il n’y pas de hiérarchie entre ces espaces sociaux. En particulier, l’Etat n’est pas, par
nature, un acteur hiérarchiquement supérieur (ce qui ne veut pas dire que l’Etat n’est pas un acteur
important) ; Au sein de chacun de ces espaces sociaux, et entre ces mêmes espaces, il existe une
multiplicité d’acteurs sociaux159. La mise en place d’un cadre normatif et la capacité à le faire respecter
va dépendre directement des relations sociales et des rapports de force entre ces différents acteurs160
tant à l’intérieur de chaque espace comme entre ceux-ci. De ce fait, le point clé dans la mise en place
et le respect de normes réside dans ces rapports sociaux161.
Le sujet juridique est à la fois un être qui s'identifie de multiples façons et qui est identifié par
d'autres de multiples façons. Son appartenance à un ordre juridique quelconque s'établit en fonction
du critère identitaire du jour. Le Droit étatique peut bien le qualifier de citoyen mais à l'intérieur de sa
famille la qualification juridique la plus significative se situe autour des concepts de père, fils, mari,
beau-frère, et ainsi de suite.
La famille peut bien le qualifier de père et fils mais à l'intérieur de l'université où il travaille, par
exemple, ce sont plutôt les concepts de professeur, collègue, et président de comité qui organise ses
rapports juridiques avec les autres.
156MOORE, S.F. (1978) “Law and social change: the semi-autonomous social field as an appropriate subject of study”, in MOORE, S.F. Law
as process, London, Routledge & Kegan Paul: 54-81.
157LE ROY, E. “Les recherches sur le Droit interne des pays en développement - Du Droit du développement à la définition pluraliste de
l'État de Droit”, In CHOQUET,C., DOLLFUS,O., LEROY,E., VERNIERES.E., (eds.) Etat des savoirs sur le développement : trois décennies de
sciences sociales en langue française, Paris, Karthala, 1993, pp.75-86
158MOORE, S.F. (1978), op.cit: 54-81.
159ANDERS, G. (2003) “Legal pluralism in a transnational context: where disciplines converge”, Cahier d'anthropologie du Droit, 2003:113-
128.
160MERLET, M., (2007) , Proposal paper. Land Policies and Agrarian Reforms, Paris, Agter, online available
http://www.agter.asso.fr/article12_es.html (last consulted 24/05/2010)
161BERMAN, P.S., (2007) “Global Legal Pluralism” Southern California Review, 80(6):1155-1237.
67
Instaurer le pluralisme juridique signifie reconnaître que l’équilibre du système officiel n’est
plus conformé par une logique monolithique exclusive mais par plusieurs pratiques locales qui doivent
interagir au sein d’un même système.
ASSANE MBAYE et OUSMANE SY, dans « diversité et gouvernements légitimes en Afrique : l’éloge du
pluralisme », expliquent comment l’histoire a démontré l’échec de la greffe du concept d’État-nation.
Ils soutiennent en effet qu’il est impossible de prétendre voir de l’homogénéité là où il y a du
pluralisme.
Établir un système de Droit pluriel équivaut à rompre avec l’accumulation de pouvoir entre
quelques mains et à intensifier les processus d’interaction entre les différents éléments de la société
et les différentes structures. Le pluralisme juridique ébauche une nouvelle configuration du pouvoir,
nourrie par des sources de légitimité jusqu’alors marginalisées ou simplement invisibles. Les
populations locales marginalisées accèdent à l’espace public national et deviennent des acteurs
sociaux reconnus.
La pluralité juridique ou normative est la remise du pouvoir du peuple à ses autorités, à travers
la soumission au système juridique. Le défi du pluralisme juridique, comme celui de toutes les
politiques interculturelles, est celui d’intégrer et de favoriser l’échange et la participation citoyenne.
En instaurant le pluralisme juridique nous assistons à une rénovation du pouvoir politique qui ne
disparaît pas mais qui accepte de partager et de diversifier les sources de légitimité du pouvoir.
La conception de l’État unique, indivisible et moniste, évolue jusqu’à donner plus de visibilité
au pouvoir local. En effet, TELESPHORE ONDO dans « Constitutions et constitutionnalisme en Afrique
de l’Ouest, australe, de l’Est et du Centre », insiste sur l’importance de changer de constitution quand
on passe d’un modèle présidentiel à un modèle plus démocratique et participatif.
Dans les sociétés occidentales, il est fréquent d’adhérer à une vision du Droit et de l’Etat qui
se rapproche du concept de centralisme juridique et qui implique que le Droit est uniquement
composé de la loi de l’Etat, ou comme le Dit S. GRIFFITHS : “law is and should be the law of the state,
uniform for all persons, exclusive of all other law and administered by a single set of state
institutions163.
162ELISE GADEA est doctorante en anthropologie à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine, IHEAL, de l’université Paris Sorbonne.
163GRIFFITHS, J. (1986; 3) “What is Legal pluralism?” Journal of Legal Pluralism an Unofficial Law (24): 1-
68
idéologiques n'est soutenable aujourd'hui comme hypothèse pour penser le Droit dans les sociétés
multiculturelles.
Par contre, l'hypothèse du pluralisme révèle l'impact de divers ordres juridiques autonomes
et concurrentiels dans nos vies quotidiennes. Elle nous permet de voir dans quelle mesure le sujet de
Droit est effectivement celui qui crée le Droit.
Enfin, cette hypothèse montre que le sujet de Droit est celui qui rend possible le
fonctionnement de toutes les institutions juridiques étatiques ou autres en leur accordant leur
légitimité. Le pluralisme juridique prend le contre-pied de cette vision et reconnaît l’existence
simultanée de plusieurs ordres juridiques ou cadres normatifs et ce, quel que soit la période, le lieu où
le contexte général dans lequel on se trouve.
Il semble que le concept ait été initialement introduit par des anthropologues du Droit qui
étudiaient l’évolution des systèmes juridiques dans des contextes de décolonisation où on pouvait
observer simultanément plusieurs ordres légaux (par exemple, le Droit colonial et le Droit coutumier)
mais il s’est vite répandu comme une approche analytique pour étudier toutes sortes de situations
légales dans toutes sortes de contexte164.
Les tribunaux étaient non seulement présidés par des administrateurs coloniaux, mais les
assesseurs étaient choisis sur des listes de notables établies par les gouverneurs des différents
territoires166 ». Ces assesseurs ne pouvaient être choisis que sur proposition des chefs traditionnels
qui, eux-mêmes, étaient déjà inféodés au pouvoir colonial. Et lorsqu’on connaît la politique générale
menée à l’égard des chefferies traditionnelles, on ne peut que douter de la réelle indépendance de ces
assesseurs vis-à-vis de ce pouvoir167.
Par cette notion dynamique du Droit construit réciproquement par les sujets et les institutions
officielles du Droit, le pluralisme juridique donne une légitimité aux interprétations autres que celles
164 VON BENDA ,K.,- BECKMANN, F., op. cit .,p. 206.
165
CHABAS, J., « La justice indigène en Afrique occidentale française », In Annales africaines, Paris, 1954, p. 101.
166POUMAREDE, J. « Exploitation coloniale et droits traditionnels », in Pouvoirs publics et développement en Afrique, Toulouse, éd. de
ce jour, tout en instituant un ou des tribunaux de paix dans chaque zone rurale et dans chaque ville, prévoit néanmoins dans les dispositions
transitoires que les tribunaux de police et les juridictions coutumières sont maintenues jusqu’à l’installation des tribunaux de paix.
69
des magistrats ou des élites de ces communautés culturelles. Cette perspective pluraliste est
évidemment déstabilisante pour les institutions et les officiers de justice étatique tels que la police, les
fonctionnaires, les magistrats. Elle les oblige à reconnaître que leur rapport avec le Droit et leur
responsabilité envers lui n'est pas uniquement tributaire de normes juridiques étatiques.
Plus encore, leur rapport avec et leur responsabilité envers lui n'est non plus tributaire de leur
propre imagination (leurs croyances) et leurs pratiques (leurs comportements). En effet, selon la
perspective pluraliste, le Droit étatique lui-même n'est que le produit d'une construction réciproque,
une médiation constante entre les sujets du Droit et les sujets qui exercent un rôle institutionnel.
La guerre des Droits, soulève ce qui est sa méthode privilégiée : la controverse. La controverse
en effet peut diviser les juristes, mais ne divise pas le Droit169. Il faut se convaincre que bien peu de
solutions de Droit sont à l’abri de la discussion et, il n’est peut-être pas bon d’avoir l’impression ou de
donner l’impression que le Droit est sûr, déterminé, achevé.
Il faut également avoir conscience que « la fonction propre de la science du Droit est d’imaginer
les hypothèses où telle règle, tel principe, aboutiraient à des solutions injustes et de construire une
« théorie rivale170».
C’est précisément cette rivalité propre à toute activité interprétative du Droit qui expliquent
le fait que deux avocats, défendent dans la même cause des thèses opposées au regard au juge de
faire droit à leurs prétentions et en affirmant qu’ainsi justice sera faite. Le juge dira le Droit qu’il
reconstruira à partir de ces arguments contradictoires, exposés et préalablement discutés
controversés – par les parties.
Il ne s’agit pas non plus de cette conflictualité malsaine – puisque discriminatoire et arbitraire
que produit un Droit fait pour contrarier déloyalement les entreprises des adversaires du prince, tout
en couvrant, voire en bénissant celles similaires de ses proches et amis. Nos sociétés modernes et
complexes connaissent en effet des lois innombrables, instables, souvent incohérentes et mal
rédigées ; tant et si bien que le Droit ne s’enseigne plus comme un enchaînement de certitudes.
La Guerre des Droits comme conséquence du pluralisme juridique, évoque l’idée d’un système
juridique implosé, émiettée en de multiples catégories juridiques obéissant à des rationalités propres
et déconnectées, produisant des modes d’agir individuel ou collectif inédits, développant des
résistances ou au contraire des moyens de pression de contraintes nouveaux confirmant entre elles
des relations tantôt mal définies, tantôt chaotiques. Elle s’inscrit dans le modèle théorique bien connu
du pluralisme juridique.
Ce modèle a été longtemps déconsidéré par les juristes classiques qui font au système
juridique national une présentation moniste résultant du monopole législatif de l’Etat, le Droit serait
un tout homogène, un bloc sans fissure. Des Droits apparemment distincts de ce système ne seraient
en réalité des exceptions confirmant la règle, admises ou tolérées par celle-ci. De sorte que ces
fragments de Droit hors-système n’auraient de force que dérivée, du fait d’une délégation expresse
ou tacite du Droit étatique171.
169 Il n’existe sans doute pas de concept clair de l’unité du droit, surtout que la méthode pour aborder la question de l’unité du droit n’est
pas encore, à notre connaissance, au point. La théorie des systèmes qui semble être la méthode la mieux appropriée à cet égard n’a pas
encore véritablement trouvé ses marques en Droit.
170 ATIAS C.,« Réflexion sur les méthodes du Droit. Exemple de Droit des biens ». In Recueil Dalloz ,Sirey, Paris, s1983, chronique XXVI, p. 148.
171CARBONNIER, J., 1994, op.cit., p.356.
70
Comme l’enseigne MICHEL ALLIOT172, « repenser le Droit africain », c’est mettre en place un
Droit que l’on peut maîtriser et dans lequel on peut se reconnaître, sur la base d’une « réflexion en
profondeur dont il faut faire la théorie » ; Sans doute cette théorie peut-elle-viser à être mondiale, à
condition de ne pas considérer qu’il y a, qu’il peut ou qu’il doit y avoir des institutions, des pratiques
et des mentalités universelles.
Aucune société ne peut prétendre saisir dans sa totalité la vérité ultime de notre monde,
chacune peut en apercevoir un aspect écrivait AKELE ADAU Pierre173. On s’accorde ainsi à voir dans le
juge l’archétype du tiers impartial et désintéressé. Quant à la fonction de juger, elle est définie comme
une « mission d'ensemble qui englobe celle de dire le Droit dans l'exercice de la juridiction
contentieuse (…), les missions de contrôle, liées à l'exercice de la juridiction gracieuse, et les fonctions
associées à l'une ou à l'autre de ces deux compartiments principaux de la fonction juridictionnelle174
».
A ce titre, ALLIOT, M175, s’il ne s’agit pas de faire table rase du système, de ses acteurs et de
ses composantes, il ne s’agit pas non plus de reconduire sur des modèles et les axiomes du passé un
Droit qui serait reformé seulement en surface.
Il s’agit bien au contraire, de repenser ce Droit pour construire un autre avenir en considérant
qu’il y a à la base de cette reconstruction, une véritable génétique de la pensée juridique : « la
cosmogonie influence-t-elle l’image qu’une société se fait d’elle-même et du même coup les
institutions qu’elle se donne ? Ou bien la manière de penser l’univers et celle de se penser sont-elles
prisonnières d’une même logique ? Il suffit ici de constater que tout système juridique répond à une
logique qui le dépasse et le détermine, mais que cette logique permet et en même temps limite
l’intervention.
172ALLIOT, M., Le Droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala, 2001, p. 95.
173AKELE ADAU Pierre , 2009 , op,cit.23
174KOJÈVE , A., ,1981, op .cit. 25.
175ALLIOT, M, ibidem .p. 55.
71
CONCLUSION
Parce que « la pluralité des mondes, c’est aussi la diversité des possibles », la perspective des
regards croisés nous a paru aussi évidente que nécessaire. Convoquer l’histoire, l’anthropologie, et le
droit positif pour nourrir cette réflexion sur les modèles juridiques africains, c’était demeurer fidèle à
la pensée de Guy-A djété Kouassigan et, d’une certaine façon, préparer l’hommage que nous
souhaitions lui rendre.
Quarante ans après la mort de ce grand juriste togolais, le second volet du programme Dikè a
réuni, autour de son épouse et de ses enfants, plusieurs historiens du droit pour évoquer l’homme et
son œuvre. Une œuvre forte, hélas inachevée, qui incarne le dialogue des cultures, et où l’on retrouve,
dans un style limpide, ciselé et profondément émouvant, les trois passions qui ont guidé ses choix et
nourri sa réflexion : l’Homme, l’Afrique et le Droit.
72
BIBLIOGRAPHIE GENERALE
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ALLIOT, M., Le Droit et le service public au miroir de l’anthropologie, Paris, Karthala, 2001
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1989).
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73
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Éditions Odile Jacob, 1991
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