Declaration PDF QR CODE

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 27

Lire les

classiques
OLYMPE DE GOUGES

Déclaration
des droits de la femme
et de la citoyenne
Déclaration des droits de la femme
et de la citoyenne
Le texte est annoté par Sabine Fayon

Conception maquette : Pierre Taillemite


Réalisation : Nord Compo

© BORDAS/SEJER, 2021
ISBN 978‑2-04‑733897‑1
OLYMPE DE GOUGES

Déclaration
des droits de la femme
et de la citoyenne
1791
SOMMAIRE

À la Reine............................................................................................. 7

Les droits de la femme.................................................................. 10

Déclaration des droits de la femme


et de la citoyenne................................................................................... 11
— Préambule............................................................................................ 11
— Articles.................................................................................................. 12
— Postambule.................................................................................... 16
À la Reine1

Madame,
Peu faite au langage que l’on tient aux rois, je n’emploierai
point l’adulation des courtisans pour vous faire hommage de
cette singulière production. Mon but, Madame, est de vous
5 parler franchement ; je n’ai pas attendu, pour m’exprimer ainsi,
l’époque de la liberté : je me suis montrée avec la même éner-
gie dans un temps où l’aveuglement des despotes punissait
une si noble audace.
Lorsque tout l’Empire vous accusait et vous rendait respon-
10 sable de ses calamités2, moi seule, dans un temps de trouble
et d’orage, j’ai eu la force de prendre votre défense. Je n’ai
jamais pu me persuader qu’une princesse, élevée au sein des
grandeurs, eût tous les vices de la bassesse.
Oui, Madame, lorsque j’ai vu le glaive levé sur vous, j’ai
15 jeté mes observations entre ce glaive et la victime ; mais
aujourd’hui que je vois qu’on observe de près la foule de
mutins soudoyée, et qu’elle est retenue par la crainte des
lois, je vous dirai, Madame, ce que je ne vous aurais pas
dit alors.
20 Si l’étranger porte le fer en France, vous n’êtes plus à mes
yeux cette reine faussement inculpée, cette reine intéressante,

1. À la Reine : Gouges a une vision réformatrice de la monarchie, se montrant


en faveur d’une monarchie constitutionnelle. Cela lui vaut les railleries des
ultraconservateurs de l’entourage de la reine puis l’hostilité des montagnards.
2. Devenue reine de France en 1774 par son mariage avec Louis XVI, Marie-
Antoinette perd peu à peu en popularité. On la surnomme « L’Autrichienne »
en raison de ses origines et on lui reproche ses dépenses.
8 Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne

mais une implacable ennemie des Français1. Ah ! Madame,


songez que vous êtes mère et épouse ; employez tout votre
crédit pour le retour des princes. Ce crédit, si sagement appli-
25 qué, raffermit la couronne du père, la conserve au fils, et vous
réconcilie l’amour des Français. Cette digne négociation est
le vrai devoir d’une reine. L’intrigue, la cabale, les projets
sanguinaires précipiteraient votre chute, si l’on pouvait vous
soupçonner capable de semblables desseins.
30 Qu’un plus noble emploi, Madame, vous caractérise,
excite votre ambition, et fixe vos regards. Il n’appartient
qu’à celle que le hasard a élevée à une place éminente, de
donner du poids à l’essor des droits de la femme, et d’en
accélérer les succès. Si vous étiez moins instruite, Madame,
35 je pourrais craindre que vos intérêts particuliers ne l’em-
portassent sur ceux de votre sexe. Vous aimez la gloire :
songez, Madame, que les plus grands crimes s’immortalisent
comme les plus grandes vertus ; mais quelle différence de
célébrité dans les fastes de l’histoire ! l’une est sans cesse
40 prise pour exemple, et l’autre est éternellement l’exécration
du genre humain.
On ne vous fera jamais un crime de travailler à la restau-
ration des mœurs, à donner à votre sexe2 toute la consistance
dont il est susceptible. Cet ouvrage n’est pas le travail d’un
45 jour, malheureusement pour le nouveau régime. Cette révo-
lution ne s’opérera que quand toutes les femmes seront péné-
trées de leur déplorable sort, et des droits qu’elles ont perdus
dans la société. Soutenez, Madame, une si belle cause ; défen-
dez ce sexe malheureux, et vous aurez bientôt pour vous une
50 moitié du royaume, et le tiers au moins de l’autre.
Voilà, Madame, voilà par quels exploits vous devez vous
signaler et employer votre crédit3. Croyez-moi, Madame, notre
vie est bien peu de chose, surtout pour une Reine, quand
cette vie n’est pas embellie par l’amour des peuples, et par
55 les charmes éternels de la bienfaisance.

1. En juin 1791, alors que la famille royale, assignée à résidence aux Tuileries,
tente de fuir le pays pour Varenne, on accuse Marie-Antoinette de comploter
avec l’Autriche contre la France.
2. Votre sexe : l’ensemble des femmes.
3. Crédit : influence, confiance inspirée.
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne 9

S’il est vrai que des Français arment contre leur Patrie
toutes les puissances ; pourquoi ? pour de frivoles préroga-
tives1, pour des chimères. Croyez, Madame, si j’en juge par ce
que je sens, le parti monarchique se détruira de lui-même, qu’il
60 abandonnera tous les tyrans, et tous les cœurs se rallieront
autour de la Patrie pour la défendre.
Voilà, Madame, voilà quels sont mes principes. En vous
parlant de ma patrie, je perds de vue le but de cette dédicace.
C’est ainsi que tout bon citoyen sacrifie sa gloire, ses intérêts,
65 quand il n’a pour objet que ceux de son pays.
Je suis avec le plus profond respect, Madame, votre très
humble et très obéissante servante.

1. Prérogative : avantage.
Les droits de la femme

Homme, es-tu capable d’être juste ? C’est une femme qui


t’en fait la question ; tu ne lui ôteras pas du moins ce droit.
Dis-moi ? qui t’a donné le souverain empire1 d’opprimer
mon sexe ? ta force ? tes talents ? Observe le créateur dans
5 sa sagesse ; parcours la nature dans toute sa grandeur, dont
tu sembles vouloir te rapprocher, et donne-moi, si tu l’oses,
l’exemple de cet empire tyrannique.
Remonte aux animaux, consulte les éléments, étudie les
végétaux, jette enfin un coup d’œil sur toutes les modifications
10 de la matière organisée ; et rends-toi à l’évidence quand je t’en
offre les moyens ; cherche, fouille et distingue, si tu le peux,
les sexes dans l’administration de la nature. Partout tu les
trouveras confondus, partout ils coopèrent avec un ensemble
harmonieux à ce chef-d’œuvre immortel.
15 L’homme seul s’est fagoté2 un principe de cette exception.
Bizarre, aveugle, boursouflé3 de sciences et dégénéré, dans
ce siècle de lumières et de sagacité4, dans l’ignorance la
plus crasse, il veut commander en despote sur un sexe qui
a reçu toutes les facultés intellectuelles ; il prétend jouir5 de
20 la Révolution, et réclamer ses droits à l’égalité, pour ne rien
dire de plus.

1. Empire : domination de quelqu’un, autorité.


2. S’est fagoté : s’est fabriqué à la hâte (péjoratif).
3. Boursouflé : enflé, gonflé.
4. Sagacité : finesse d’esprit.
5. Jouir : bénéficier, profiter de.
Déclaration des droits de la femme
et de la citoyenne

À décréter par l’Assemblée nationale dans ses dernières


séances ou dans celle de la prochaine législature1.

Préambule

Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la nation,


demandent d’être constituées en Assemblée nationale.
5 Considérant que l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits
de la femme sont les seules causes des malheurs publics et
de la corruption des gouvernements, [elles] ont résolu d’expo-
ser dans une déclaration solennelle, les droits naturels2, ina-
liénables3 et sacrés de la femme, afin que cette déclaration
10 constamment présente à tous les membres du corps social,
leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs, afin que
les actes du pouvoir des femmes, et ceux du pouvoir des
hommes pouvant être à chaque instant comparés avec le but
de toute institution politique, en soient plus respectés, afin
15 que les réclamations des citoyennes, fondées désormais sur
des principes simples et incontestables, tournent toujours au

1. Législature : durée du mandat d’une assemblée législative.


2. Droit naturel : ensemble de normes qui tient compte de la nature de l’homme
et de sa finalité dans le monde. Il s’oppose au droit positif qui englobe les règles
juridiques en vigueur dans un État.
3. Inaliénable : qui ne peut être ôté, retiré.
12 Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne

maintien de la Constitution, des bonnes mœurs1, et au bon-


heur de tous.
En conséquence, le sexe2 supérieur en beauté comme en
20 courage dans les souffrances maternelles, reconnaît et déclare,
en présence et sous les auspices de l’Être suprême3, les Droits
suivants de la femme et de la citoyenne.

Article premier.

La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits.


Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’uti-
25 lité commune.

II

Le but de toute association politique est la conservation


des droits naturels et imprescriptibles4 de la femme et de
l’homme : ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et
surtout la résistance à l’oppression.

III

30 Le principe de toute souveraineté5 réside essentiellement


dans la nation, qui n’est que la réunion de la femme et de
l’homme : nul corps, nul individu, ne peut exercer d’autorité
qui n’en émane expressément.

1. Bonnes mœurs : ensemble de règles imposées par la morale.


2. Sexe : ensemble des personne appartenant au même sexe.
3. Sous les auspices de l’Être suprême : sous la protection de Dieu.
4. Imprescriptible : qui ne peut être supprimé.
5. Souveraineté : autorité qui détient le pouvoir suprême.
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne 13

IV

La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appar-


35 tient à autrui ; ainsi l’exercice des droits naturels de la femme
n’a de bornes que la tyrannie perpétuelle que l’homme lui
oppose ; ces bornes doivent être réformées par les lois de la
nature1 et de la raison.

Les lois de la nature et de la raison défendent2 toutes


40 actions nuisibles à la société : tout ce qui n’est pas défendu
par ces lois, sages et divines, ne peut être empêché, et nul ne
peut être contraint à faire ce qu’elles n’ordonnent pas.

VI

La loi doit être l’expression de la volonté générale ; toutes


les citoyennes et [tous les] citoyens doivent concourir per-
45 sonnellement, ou par leurs représentants, à sa formation ; elle
doit être la même pour tous : toutes les citoyennes et tous
les citoyens, étant égaux à ses yeux, doivent être également
admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon
leurs capacités, et sans autres distinctions que celles de leurs
50 vertus et de leurs talents.

VII

Nulle femme n’est exceptée3 ; elle est accusée, arrêtée,


et détenue dans les cas déterminés par la loi. Les femmes
obéissent comme les hommes à cette loi rigoureuse.

1. Lois de la nature : Gouges est une fervente lectrice de Rousseau qui place
la nature au cœur de son œuvre.
2. Défendre : ici, interdire.
3. Exceptée : exclue, dispensée (ici : des peines qui pèsent sur les hommes).
14 Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne

VIII

La loi ne doit établir que des peines strictement et évidem-


55 ment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi
établie et promulguée1 antérieurement au délit et légalement
appliquée aux femmes.

IX

Toute femme étant déclarée coupable, toute rigueur est


exercée par la loi.

60 Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes fonda-


mentales, la femme a le droit de monter sur l’échafaud ; elle doit
avoir également celui de monter à la tribune ; pourvu que ses
manifestations ne troublent pas l’ordre public établi par la loi.

XI

La libre communication des pensées et des opinions est


65 un des droits les plus précieux de la femme, puisque cette
liberté assure la légitimité des pères envers les enfants. Toute
citoyenne peut donc dire librement, je suis mère d’un enfant
qui vous appartient, sans qu’un préjugé barbare la force à dis-
simuler la vérité ; sauf à répondre de l’abus de cette liberté
70 dans les cas déterminés par la loi.

XII

La garantie des droits de la femme et de la citoyenne néces-


site une utilité majeure ; cette garantie doit être instituée pour

1. Promulguer une loi : publier une loi officiellement.


Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne 15

l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de celles


à qui elle est confiée.

XIII

75 Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses


d’administration, les contributions1 de la femme et de l’homme
sont égales ; elle a part à toutes les corvées, à toutes les tâches
pénibles ; elle doit donc avoir de même part à la distribu-
tion des places, des emplois, des charges, des dignités et de
80 l’industrie.

XIV

Les citoyennes et citoyens ont le droit de constater par


eux-mêmes, ou par leurs représentants, la nécessité de la
contribution publique. Les citoyennes ne peuvent y adhérer
que par l’admission2 d’un partage égal, non seulement dans
85 la fortune, mais encore dans l’administration publique, et de
déterminer la quotité3, l’assiette4, le recouvrement5 et la durée
de l’impôt.

XV

La masse des femmes, coalisée6 pour la contribution à celle


des hommes, a le droit de demander compte, à tout agent
90 public, de son administration.

1. Contribution : impôt, taxe.


2. Admission : le fait d’accepter.
3. Quotité : la somme déterminée.
4. Assiette (fiscale) : montant qui sert de base au calcul de l’impôt.
5. Recouvrement : opération par laquelle le Trésor public perçoit ses impôts.
6. Coalisé : lié, associé.
16 Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne

XVI

Toute société, dans laquelle la garantie des droits n’est pas


assurée, ni la séparation des pouvoirs1 déterminée, n’a point de
Constitution ; la Constitution est nulle2, si la majorité des indi-
vidus qui composent la nation, n’a pas coopéré à sa rédaction.

XVII

95 Les propriétés sont à tous les sexes réunis ou séparés ;


elles ont pour chacun un droit inviolable3 et sacré ; nul ne
peut en être privé comme vrai patrimoine de la nature, si
ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée,
l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préa-
100 lable indemnité4.

Postambule

Femme, réveille-toi ; le tocsin5 de la raison se fait entendre


dans tout l’univers ; reconnais tes droits. Le puissant empire
de la nature n’est plus environné de préjugés, de fanatisme, de
superstition et de mensonges. Le flambeau de la vérité a dis-
105 sipé tous les nuages de la sottise et de l’usurpation. L’homme
esclave a multiplié ses forces, a eu besoin de recourir aux
tiennes pour briser ses fers. Devenu libre, il est devenu injuste
envers sa compagne. Ô femmes ! femmes, quand cesserez-
vous d’être aveugles ? Quels sont les avantages que vous
110 avez recueillis dans la Révolution ? Un mépris plus marqué,
un dédain plus signalé. Dans les siècles de corruption vous
n’avez régné que sur la faiblesse des hommes. Votre empire

1. Séparation des pouvoirs : séparation des trois pouvoirs politiques (le légis-
latif, l’exécutif et le judiciaire). Ce principe est formulé par Montesquieu dans
L’Esprit des lois.
2. Nul : inexistant, sans valeur légale.
3. Inviolable : qui est protégé par la loi.
4. Indemnité : somme d’argent accordée en compensation d’un dommage subi.
5. Tocsin : sonnerie de cloche (coups répétés) destinée à donner l’alarme pour
avertir ou pour mobiliser.
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne 17

est détruit ; que vous reste-t-il donc ? la conviction des injus-


tices de l’homme. La réclamation de votre patrimoine, fondée
115 sur les sages décrets de la nature ; qu’auriez-vous à redou-
ter pour une si belle entreprise ? le bon mot du législateur
des noces de Cana1 ? Craignez-vous que nos législateurs
français, correcteurs de cette morale, longtemps accrochée
aux branches de la politique, mais qui n’est plus de saison, ne
120 vous répètent : femmes, qu’y a-t-il de commun entre vous et
nous ? Tout, auriez-vous à répondre. S’ils s’obstinaient, dans
leur faiblesse, à mettre cette inconséquence2 en contradiction
avec leurs principes ; opposez courageusement la force de la
raison aux vaines prétentions de supériorité ; réunissez-vous
125 sous les étendards3 de la philosophie ; déployez toute l’éner-
gie de votre caractère, et vous verrez bientôt ces orgueilleux,
nos serviles adorateurs rampants à vos pieds, mais fiers de
partager avec vous les trésors de l’Être suprême. Quelles que
soient les barrières que l’on vous oppose, il est en votre pou-
130 voir de les affranchir4 ; vous n’avez qu’à le vouloir. Passons
maintenant à l’effroyable tableau de ce que vous avez été dans
la société ; et puisqu’il est question, en ce moment, d’une édu-
cation nationale, voyons si nos sages législateurs penseront
sainement sur l’éducation des femmes.
135 Les femmes ont fait plus de mal que de bien. La contrainte
et la dissimulation ont été leur partage. Ce que la force leur
avait ravi, la ruse leur a rendu ; elles ont eu recours à toutes
les ressources de leurs charmes, et le plus irréprochable ne
leur résistait pas. Le poison, le fer, tout leur était soumis ; elles
140 commandaient au crime comme à la vertu. Le gouvernement
français, surtout, a dépendu, pendant des siècles, de l’adminis-
tration nocturne des femmes ; le cabinet n’avait point de secret
pour leur indiscrétion ; ambassade, commandement, ministère,
présidence, pontificat, cardinalat ; enfin tout ce qui caractérise

1. Le bon mot du législateur des noces de Cana : lors d’un mariage à Cana
(Galilée), Jésus (parfois appelé le législateur des chrétiens) rabroue sa mère,
qui craint que les invités ne manquent de vin, en lui disant : « Femme, que
me veux-tu ? ». Peu après, il accomplit son premier miracle : transformer l’eau
en vin.
2. Inconséquence : manque de logique et de suite dans les idées.
3. Étendard : drapeau servant de signe de ralliement.
4. Affranchir : franchir, sauter par-dessus.
18 Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne

145 la sottise des hommes, profane et sacrée, tout a été soumis


à la cupidité1 et à l’ambition de ce sexe autrefois méprisable
et respecté, et depuis la Révolution, respectable et méprisé.
Dans cette sorte d’antithèse, que de remarques n’ai-je
point à offrir ! je n’ai qu’un moment pour les faire, mais ce
150 moment fixera l’attention de la postérité la plus reculée. Sous
l’ancien régime, tout était vicieux, tout était coupable ; mais
ne pourrait-on pas apercevoir l’amélioration des choses dans
la substance2 même des vices ? Une femme n’avait besoin
que d’être belle ou aimable ; quand elle possédait ces deux
155 avantages, elle voyait cent fortunes à ses pieds. Si elle n’en
profitait pas, elle avait un caractère bizarre, ou une philo­sophie
peu commune, qui la portait aux mépris des richesses ; alors
elle n’était plus considérée que comme une mauvaise tête ; la
plus indécente se faisait respecter avec de l’or ; le ­commerce
160 des femmes était une espèce d’industrie reçue dans la pre-
mière classe, qui, désormais, n’aura plus de crédit3. S’il en avait
encore, la Révolution serait perdue, et sous de nouveaux rap-
ports, nous serions toujours corrompus ; cependant la raison
peut-elle se dissimuler que tout autre chemin à la fortune est
165 fermé à la femme que l’homme achète, comme l’esclave sur les
côtes d’Afrique ? La différence est grande ; on le sait. L’esclave
commande au maître ; mais si le maître lui donne la liberté
sans récompense, et à un âge où l’esclave a perdu tous ses
charmes, que devient cette infortunée ? Le jouet du mépris ;
170 les portes mêmes de la bienfaisance lui sont fermées ; elle
est pauvre et vieille, dit-on ; pourquoi n’a-t-elle pas su faire
fortune ? D’autres exemples encore plus touchants s’offrent
à la raison. Une jeune personne sans expérience, séduite par
un homme qu’elle aime, abandonnera ses parents pour le
175 suivre ; l’ingrat la laissera après quelques années, et plus elle
aura vieilli avec lui, plus son inconstance4 sera inhumaine ;
si elle a des enfants, il l’abandonnera de même. S’il est riche,
il se croira dispensé de partager sa fortune avec ses nobles

1. Cupidité : immense désir de richesse.


2. Substance : nature.
3. Crédit : influence, confiance inspirée.
4. Inconstance : ici, le fait, pour l’homme, de ne plus aimer une femme et de la
quitter.
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne 19

victimes. Si quelque engagement le lie à ses devoirs, il en


180 violera la puissance en espérant tout des lois. S’il est marié,
tout autre engagement perd ses droits. Quelles lois reste-t-il
donc à faire pour extirper1 le vice jusque dans la racine ? Celle
du partage des fortunes entre les hommes et les femmes, et
de l’administration publique. On conçoit aisément que celle
185 qui est née d’une famille riche, gagne beaucoup avec l’égalité
des partages. Mais celle qui est née d’une famille pauvre, avec
du mérite et des vertus, quel est son lot ? La pauvreté et l’op-
probre2. Si elle n’excelle pas précisément en musique ou en
peinture, elle ne peut être admise à aucune fonction publique,
190 quand3 elle en aurait toute la capacité. Je ne veux donner
qu’un aperçu des choses, je les approfondirai dans la nouvelle
édition de tous mes ouvrages politiques que je me propose de
donner au public dans quelques jours, avec des notes.
Je reprends mon texte quant aux mœurs. Le mariage est le
195 tombeau de la confiance et de l’amour. La femme mariée peut
impunément donner des bâtards4 à son mari, et la fortune qui
ne leur appartient pas. Celle qui ne l’est pas, n’a qu’un faible
droit : les lois anciennes et inhumaines lui refusaient ce droit
sur le nom et sur le bien de leur père, pour ses enfants, et l’on
200 n’a pas fait de nouvelles lois sur cette matière. Si tenter de
donner à mon sexe une consistance5 honorable et juste, est
considéré dans ce moment comme un paradoxe6 de ma part,
et comme tenter l’impossible, je laisse aux hommes à venir
la gloire de traiter cette matière ; mais, en attendant, on peut
205 la préparer par l’éducation nationale, par la restauration des
mœurs et par les conventions conjugales.

1. Extirper : arracher, retirer.


2. Opprobre : déshonneur.
3. Quand : quand bien même (même si).
4. Bâtard : enfant dont le père n’est pas l’époux de la mère.
5. Donner une consistance : donner du crédit, un caractère stable, une impor-
tance sociale.
6. Paradoxe : affirmation surprenante et contradictoire.
Forme du contrat social de l’homme
et de la femme

Nous N et N, mus1 par notre propre volonté, nous unissons


pour le terme de notre vie, et pour la durée de nos penchants
mutuels, aux conditions suivantes : Nous entendons et vou-
210 lons mettre nos fortunes en communauté, en nous réservant
cependant le droit de les séparer en faveur de nos enfants, et
de ceux que nous pourrions avoir d’une inclination2 particu-
lière, reconnaissant mutuellement que notre bien appartient
directement à nos enfants, de quelque lit qu’ils sortent, et que
215 tous indistinctement ont le droit de porter le nom des pères et
mères qui les ont avoués3, et nous imposons de souscrire à4
la loi qui punit l’abnégation de son propre sang5. Nous nous
obligeons également, en cas de séparation, de faire le partage
de notre fortune, et de prélever la portion de nos enfants indi-
220 quée par la loi ; et, au cas d’union parfaite, celui qui viendrait à
mourir, se désisterait de6 la moitié de ses propriétés en faveur
de ses enfants ; et si l’un mourrait sans enfants, le survivant
hériterait de droit, à moins que le mourant n’ait disposé de la
moitié du bien commun en faveur de qui il jugerait à propos.
225 Voilà à peu près la formule de l’acte conjugal dont je pro-
pose l’exécution. À la lecture de ce bizarre écrit, je vois s’éle-

1. Mus : agissant.
2. Inclination : penchant amoureux, relation amoureuse.
3. Avouer un enfant : reconnaître officiellement un enfant.
4. Souscrire à : donner son adhésion.
5. Le fait de ne pas reconnaître et d’abandonner ses propres enfants.
6. Se désister de : se défaire de, donner.
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne 21

ver contre moi les tartufes1, les bégueules2, le clergé et toute


la séquelle3 infernale. Mais combien il offrira aux sages de
moyens moraux pour arriver à la perfectibilité4 d’un gouverne-
230 ment heureux ! j’en vais donner en peu de mots la preuve phy-
sique. Le riche Épicurien5 sans enfants, trouve fort bon d’aller
chez son voisin pauvre augmenter sa famille. Lorsqu’il y aura
une loi qui autorisera la femme du pauvre à faire adopter au
riche ses enfants, les liens de la société seront plus resserrés, et
235 les mœurs plus épurées. Cette loi conservera peut-être le bien
de la communauté, et retiendra le désordre qui conduit tant de
victimes dans les hospices de l’opprobre, de la bassesse et de
la dégénération des principes humains, où, depuis longtemps,
gémit la nature. Que les détracteurs6 de la saine philosophie
240 cessent donc de se récrier7 contre les mœurs primitives, ou
qu’ils aillent se perdre dans la source de leurs citations.
Je voudrais encore une loi qui avantageât les veuves et
les demoiselles trompées par les fausses promesses d’un
homme à qui elles se seraient attachées ; je voudrais, dis-je,
245 que cette loi forçât un inconstant à tenir ses engagements,
ou à une indemnité proportionnée à sa fortune. Je voudrais
encore que cette loi fût rigoureuse contre les femmes, du
moins pour celles qui auraient le front de recourir à une loi
qu’elles auraient elles-mêmes enfreinte par leur inconduite8, si
250 la preuve en était faite. Je voudrais, en même temps, comme je
l’ai exposée dans Le Bonheur primitif de l’Homme, en 1788, que
les filles publiques9 fussent placées dans des quartiers dési-
gnés. Ce ne sont pas les femmes publiques qui contribuent
le plus à la dépravation10 des mœurs, ce sont les femmes de la
255 société. En restaurant les dernières, on modifie les premières.

1. Tartufe : hypocrite et faux dévot, terme qui vient du nom d’un célèbre per-
sonnage de Molière.
2. Bégueule : personne d’une pruderie excessive.
3. Séquelle : suite de personnes.
4. Perfectibilité : caractère de ce qui peut se perfectionner, s’améliorer.
5. Épicurien : celui qui s’adonne aux plaisirs de la chair.
6. Détracteur : celui qui dénigre, rabaisse, attaque.
7. Se récrier : s’indigner.
8. Inconduite : conduite qui n’est pas conforme à la morale.
Fille publique : prostituée.
9. 
10. Dépravation : dégradation.
22 Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne

Cette chaîne d’union fraternelle offrira d’abord le désordre,


mais par les suites, elle produira à la fin un ensemble parfait.
J’offre un moyen invincible pour élever l’âme des femmes ;
c’est de les joindre à tous les exercices de l’homme : si l’homme
260 s’obstine à trouver ce moyen impraticable, qu’il partage sa
fortune avec la femme, non à son caprice, mais par la sagesse
des lois. Le préjugé tombe, les mœurs s’épurent, et la nature
reprend tous ses droits. Ajoutez-y le mariage des prêtres1 ; le
Roi, raffermi sur son trône, et le gouvernement français ne
265 saurait plus périr.
Il était bien nécessaire que je dise quelques mots sur les
troubles que cause, dit-on, le décret en faveur des hommes de
couleur, dans nos îles2. C’est là où la nature frémit d’horreur ;
c’est là où la raison et l’humanité, n’ont pas encore touché
270 les âmes endurcies ; c’est là surtout où la division et la dis-
corde3 agitent leurs habitants. Il n’est pas difficile de deviner
les instigateurs4 de ces fermentations5 incendiaires : il y en
a dans le sein même de l’Assemblée nationale : ils allument
en Europe le feu qui doit embraser l’Amérique. Les colons
275 prétendent régner en despotes6 sur des hommes dont ils sont
les pères et les frères ; et méconnaissant les droits de la nature,
ils en poursuivent la source jusque dans la plus petite teinte
de leur sang. Ces colons inhumains disent : notre sang circule
dans leurs veines, mais nous le répandrons tout [entier], s’il
280 le faut, pour assouvir notre cupidité, ou notre aveugle ambi-
tion. C’est dans ces lieux les plus près de la nature, que le
père méconnaît le fils ; sourd aux cris du sang, il en étouffe
tous les charmes ; que peut-on espérer de la résistance qu’on
lui oppose ? la contraindre avec violence, c’est la rendre ter-
285 rible, la laisser encore dans les fers, c’est acheminer toutes les

1. Mariage des prêtres : les prêtres catholiques sont voués au célibat.


2. Référence au décret porté par l’Abbé Grégoire et voté le 15 mai 1791, accordant
à une partie des hommes de couleur libres (ceux nés de parents libres soit
5 % d’entre eux) l’égalité des droits avec les hommes blancs. Les colons et
esclavagistes protestent vigoureusement tandis que des esclaves se soulèvent
dans les îles.
3. Discorde : désaccords pouvant conduire à des affrontements.
4. Instigateur : responsable, celui qui a l’initiative.
5. Fermentation (sens figuré) : agitation sociale et politique.
6. Despote : qui s’arroge une autorité tyrannique.
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne 23

calamités vers l’Amérique. Une main divine semble répandre


partout l’apanage1 de l’homme, la liberté ; la loi seule a le droit
de réprimer cette liberté, si elle dégénère en licence2 ; mais elle
doit être égale pour tous, c’est elle surtout qui doit renfermer
290 l’Assemblée nationale dans son décret, dicté par la prudence
et par la justice. Puisse-t-elle agir de même pour l’État de la
France, et se rendre aussi attentive sur les nouveaux abus,
comme elle l’a été sur les anciens qui deviennent chaque jour
plus effroyables ! Mon opinion serait encore de raccommo-
295 der le pouvoir exécutif avec le pouvoir législatif, car il me
semble que l’un est tout, et que l’autre n’est rien ; d’où naîtra,
malheureusement peut-être, la perte de l’Empire français. Je
considère ces deux pouvoirs, comme l’homme et la femme3
qui doivent être unis, mais égaux en force et en vertu, pour
300 faire un bon ménage.
Il est donc vrai que nul individu ne peut échapper à son
sort ; j’en fais l’expérience aujourd’hui. J’avais résolu et décidé
de ne pas me permettre le plus petit mot pour rire dans cette
production, mais le sort en a décidé autrement. Voici le fait.
305 L’économie n’est point défendue, surtout dans ce temps
de misère. J’habite la campagne. Ce matin à huit heures
je suis partie d’Auteuil, et me suis acheminée vers la route
qui conduit de Paris à Versailles, où l’on trouve souvent ces
fameuses guinguettes qui ramassent les passants à peu de
310 frais. Sans doute une mauvaise étoile me poursuivait dès le
matin. J’arrive à la barrière où je ne trouve pas même le triste
sapin4 aristocrate. Je me repose sur les marches de cet édifice
insolent qui recelait5 des commis6. Neuf heures sonnent, et je
continue mon chemin : une voiture s’offre à mes regards, j’y
315 prends place, et j’arrive à neuf heures un quart, à deux montres
différentes, au Pont-Royal. J’y prends le sapin, et je vole chez
mon imprimeur, rue Christine, car je ne peux aller que là

1. Apanage : ce qui caractérise, qui appartient en propre à.


2. Licence : dérèglement moral qui relève d’une liberté excessive et mal exercée.
3. Cf. le 1er paragraphe des deux Déclarations : Gouges substitue « l’homme »
au « pouvoir exécutif » et « la femme » au « pouvoir législatif ».
4. Sapin (sens vieilli) : voiture à cheval, fiacre.
5. Receler : abriter.
6. Commis : employé chargé de la vente et de tâches manuelles.
24 Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne

si matin : en corrigeant mes épreuves, il me reste toujours


quelque chose à faire, si les pages ne sont pas bien serrées
320 et remplies. Je reste à peu près vingt minutes ; et fatiguée de
marche, de composition et d’impression, je me propose d’aller
prendre un bain dans le quartier du Temple, où j’allais dîner.
J’arrive à onze heures moins un quart à la pendule du bain ;
je devais donc au cocher une heure et demie ; mais, pour ne
325 pas avoir de dispute avec lui, je lui offre 48 sols1 : il exige
plus, comme d’ordinaire, il fait du bruit. Je m’obstine à ne
vouloir plus lui donner que son dû, car l’être équitable aime
mieux être généreux que dupe. Je le menace de la loi, il me
dit qu’il s’en moque, et que je lui payerai deux heures. Nous
330 arrivons chez un commissaire de paix, que j’ai la générosité
de ne pas nommer, quoique l’acte d’autorité qu’il s’est permis
envers moi mérite une dénonciation formelle. Il ignorait sans
doute que la femme qui réclamait sa justice était la femme
auteur de tant de bienfaisance et d’équité. Sans avoir égard
335 à mes raisons, il me condamne impitoyablement à payer au
cocher ce qu’il me demandait. Connaissant mieux la loi que
lui, je lui dis : Monsieur, je m’y refuse, et je vous prie de faire
attention que vous n’êtes pas dans le principe2 de votre charge.
Alors cet homme, ou, pour mieux dire, ce forcené3 s’emporte,
340 me menace de la Force si je ne paye à l’instant, ou de rester
toute la journée dans son bureau. Je lui demande de me faire
conduire au tribunal de département ou à la mairie, ayant à
me plaindre de son coup d’autorité. Le grave magistrat, en
redingote4 poudreuse et dégoûtante comme sa conversation,
345 m’a dit plaisamment : cette affaire ira sans doute à l’Assem-
blée nationale ? Cela se pourrait bien, lui dis-je ; et je m’en fus
moitié furieuse et moitié riant du jugement de ce moderne
Bride-Oison5, en disant : c’est donc là l’espèce d’homme qui
doit juger un peuple éclairé ! On ne voit que cela. Semblables

1. Un sol ou sou : monnaie. Avant la Révolution, une livre (plus tard un franc)
valait 20 sous.
2. Vous ne respectez pas les règles associées à.
3. Forcené (péjoratif par exagération) : fou furieux.
4. Redingote : veste longue.
5. Bride-Oison : référence à Don Gusman Brid’oison, juge du procès qui oppose
Marceline à Figaro (Mariage de Figaro de Beaumarchais), figure sotte et
caricaturale.
Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne 25

350 aventures arrivent indistinctement aux bons patriotes, comme


aux mauvais. Il n’y a qu’un cri sur les désordres des sections
et des tribunaux. La justice ne se rend pas ; la loi est mécon-
nue, et la police se fait, Dieu sait comment. On ne peut plus
retrouver les cochers à qui l’on confie des effets1 ; ils changent
355 les numéros à leur fantaisie, et plusieurs personnes, ainsi que
moi, ont fait des pertes considérables dans les voitures. Sous
l’ancien régime, quel que fût son brigandage, on trouvait la
trace de ses pertes, en faisant un appel nominal des cochers, et
par l’inspection exacte des numéros ; enfin on était en sûreté.
360 Que font ces juges de paix ? que font ces commissaires, ces
inspecteurs du nouveau régime ? Rien que des sottises et des
monopoles2. L’Assemblée nationale doit fixer toute son atten-
tion sur cette partie qui embrasse l’ordre social.

14 septembre 1791

1. Effets : affaires.
2. Monopole : privilège exclusif d’exercer certaines charges.

Vous aimerez peut-être aussi