Ce texte présente les idées de David Hume sur la variété des goûts et des opinions en matière d'esthétique. Hume explique que si les gens s'accordent sur les termes généraux pour décrire le beau et le laid, leurs jugements divergent dans les détails. Il remet également en question l'idée d'une règle universelle du goût.
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Ce texte présente les idées de David Hume sur la variété des goûts et des opinions en matière d'esthétique. Hume explique que si les gens s'accordent sur les termes généraux pour décrire le beau et le laid, leurs jugements divergent dans les détails. Il remet également en question l'idée d'une règle universelle du goût.
Ce texte présente les idées de David Hume sur la variété des goûts et des opinions en matière d'esthétique. Hume explique que si les gens s'accordent sur les termes généraux pour décrire le beau et le laid, leurs jugements divergent dans les détails. Il remet également en question l'idée d'une règle universelle du goût.
Ce texte présente les idées de David Hume sur la variété des goûts et des opinions en matière d'esthétique. Hume explique que si les gens s'accordent sur les termes généraux pour décrire le beau et le laid, leurs jugements divergent dans les détails. Il remet également en question l'idée d'une règle universelle du goût.
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David Hume,
“Essai sur la règle du goût” (1757)
La grande variété des goûts autant que des opinions qui prévalent dans le monde est trop évidente pour ne pas tomber sous l’observation de chacun. Les hommes de la connaissance la plus bornée sont capables de remarquer la différence des goûts dans le cercle étroit de leurs connaissances, même chez des personnes qui ont été éduquées sous le même gouvernement et ont été imprégnées très tôt des mêmes préjugés. Mais ceux qui sont capables d’élargir leurs vues pour contempler les nations distantes et les époques reculées sont encore plus surpris de la grande inconstance et de la grande contrariété des goûts. Nous avons tendance à appeler barbare tout ce qui s’éloigne largement de nos propres goûts et de notre propre compréhension mais c’est pour voir aussitôt le même reproche retourné contre nous avec la même épithète. La plus grande arrogance, la plus grande suffisance finit par s’étonner en observant une égale assurance de tous les côtés et, finalement, hésite, au sein d’un tel conflit de sentiments, à se prononcer positivement en sa propre faveur. De même que cette variété des goûts est évidente aux yeux du chercheur le plus négligent, de même on se rend compte, en l’examinant, qu’elle est en réalité plus grande qu’en apparence. Les sentiments des hommes sur tous les genres de beautés et de laideurs sont souvent différents, même quand leur discours général est le même. Dans chaque langue, il existe certains termes qui expriment le blâme et d’autres qui expriment l’éloge ; et tous les hommes qui utilisent la même langue doivent s’accorder sur l’application de ces termes. Toutes les voix s’unissent pour applaudir dans l’écriture l’élégance, la pertinence, la simplicité et l’esprit et pour blâmer la grandiloquence, l’affectation, la froideur et le faux brillant. Mais quand les critiques en viennent aux détails, cette unanimité apparente s’évanouit et on s’aperçoit qu’ils avaient donné un sens très différent aux expressions qu’ils utilisaient. Dans toutes les matières d’opinions et de sciences, c’est l’inverse : la différence entre les hommes se trouve le plus souvent dans les généralités plutôt que dans les détails, et moins dans la réalité qu’en apparence. Une explication des termes utilisés met généralement fin à la controverse et ceux qui débattaient sont surpris de voir qu’ils se querellaient alors qu’au fond leurs jugements s’accordaient. Ceux qui fondent la moralité sur le sentiment, plutôt que sur la raison, ont tendance à comprendre l’éthique sous la première observation et à soutenir que, dans toutes les questions qui concernent la conduite et les mœurs, la différence entre les hommes est en réalité plus grande qu’elle ne paraît à première vue. En effet, il est évident que les auteurs de toutes les nations et de toutes les époques s’accordent pour louer la justice, l’humanité, la magnanimité, la prudence et la véracité et pour blâmer les qualités contraires. On voit que même les poètes et d’autres auteurs, dont les compositions sont surtout destinées à plaire à l’imagination, d’Homère à Fénelon, inculquent les mêmes préceptes moraux et donnent leurs louanges et leurs blâmes aux mêmes vertus et aux mêmes vices. Cette grande unanimité est habituellement attribuée à l’influence de l’évidence de la raison qui, dans tous les cas, entretient des sentiments identiques chez tous les hommes et prévient les controverses auxquelles les sciences abstraites sont exposées. Pour autant que l’unanimité soit réelle, cette explication peut être admise comme satisfaisante. Mais nous devons reconnaître qu’une certaine part de cette harmonie apparente dans la morale peut être expliquée par la nature même du langage. Le mot vertu, qui est équivalent dans toutes les langues, implique la louange, tout comme le mot vice implique le blâme ; et personne ne peut, sans commettre la plus manifeste et la plus grossière impropriété, donner un sens de reproche à un terme qui, dans son acception générale, est compris dans un sens positif, ou accorder des louanges là où l’idiome exige la désapprobation. Les préceptes généraux d’Homère, quand il en délivre, ne seront jamais controversés mais il est évident que, quand il fait le portrait de mœurs particulières et représente l’héroïsme d’Achille et la prudence d’Ulysse, il mêle au premier un certain degré de férocité et à la seconde un certain degré de ruse et de supercherie que Fénelon n’aurait pas admis. Le sage Ulysse, chez le poète grec, semble apprécier les mensonges et les fictions et il les emploie souvent sans nécessité et même sans en tirer un avantage. Mais son fils, plus scrupuleux chez l’écrivain épique français, s’expose aux dangers les plus redoutables plutôt que de se départir d’une ligne rigoureuse de conduite fondée sur le vrai et la véracité. Les admirateurs et les adeptes du Coran insistent sur les excellents préceptes moraux dispersés dans cet ouvrage insensé et absurde. Mais il faut supposer que les mots arabes qui correspondent aux mots anglais équité, justice, tempérance, douceur et charité sont tels que, dans l’usage constant de cette langue, ils doivent toujours être pris dans un sens positif et ce serait faire preuve de la plus grande ignorance, non de la morale mais de la langue, que de les mentionner avec des épithètes autres que ceux qui signifient louanges et approbation. Mais, si vous voulez savoir si le prétendu prophète a réellement atteint un authentique sentiment moral, accompagnons son récit et nous le verrons bientôt accorder des louanges à des cas de trahison, d’inhumanité, de cruauté, de vengeance et de bigoterie qui sont totalement incompatibles avec une société civilisée. Dans ce livre, on ne se soucie d’aucune règle de droit fixe et toutes les actions ne sont louées ou blâmées que pour autant qu’elles profitent ou nuisent aux vrais croyants. Le mérite que l’on a à donner de véritables préceptes généraux est en vérité très mince. Quiconque recommande des vertus morales ne fait en réalité rien de plus que ce qui est impliqué par les termes eux-mêmes. Ceux qui ont inventé le mot charité et qui l’ont utilisé dans un sens positif ont inculqué plus clairement et beaucoup plus efficacement le précepte Sois charitable qu’un prétendu législateur ou prophète qui insérerait une telle maxime dans ses écrits. De toutes les expressions, celles qui, en même temps que leur autre sens, impliquent un degré soit de blâme, soit d’approbation, sont les moins sujettes à une dénaturation ou une méprise. Il est naturel que nous recherchions une Règle du Goût par laquelle les différents sentiments des hommes puissent être conciliés ou, du moins, qui nous permette de décider qu’on confirme un sentiment et qu’on en condamne un autre. Il y a une sorte de philosophie qui met fin à tout espoir de succès d’une telle entreprise et qui représente l’impossibilité de trouver une règle du goût. La différence, dit cette philosophie, est très importante entre un jugement et un sentiment. Tout sentiment est juste parce qu’un sentiment ne se réfère à aucune chose au-delà de lui-même et il est toujours réel quand on en est conscient. Mais toutes les déterminations de l’entendement ne sont pas justes parce qu’elles se réfèrent à quelque chose d’extérieur à lui, à savoir les choses de fait réelles, et parce qu’elles ne sont pas toujours conformes à ce référent. Parmi mille opinions différentes que des hommes différents peuvent nourrir sur le même sujet, il n’y en a qu’une, et une seule, qui soit juste et vraie, et la seule difficulté est de la déterminer et de l’établir. Au contraire, mille sentiments différents éveillés par le même objet sont tous justes parce qu’aucun sentiment ne représente ce qui est réellement dans l’objet. Il marque seulement une certaine conformité, une certaine relation, entre l’objet et les organes ou facultés de l’esprit, et si cette conformité n’existait pas réellement, le sentiment ne pourrait jamais exister. La beauté n’est pas une qualité qui se trouve dans les choses elles-mêmes, elle n’existe que dans l’esprit qui les contemple et chaque esprit perçoit une beauté différente. Il se peut même qu’une personne perçoive de la laideur là où une autre est sensible à la beauté. Chaque individu doit accepter son propre sentiment sans prétendre régler ceux d’autrui. La recherche de la beauté réelle ou la laideur réelle est une recherche aussi vaine que celle qui prétendrait déterminer la douceur réelle ou l’amertume réelle. Selon la disposition des organes, le même objet peut être en même temps doux et amer et le proverbe a déclaré à juste titre qu’il était vain de disputer des goûts. Il est très naturel, et même tout à fait nécessaire, d’étendre cet axiome au goût mental aussi bien qu’au goût physique et c’est ainsi que le sens commun, qui est si souvent en désaccord avec la philosophie, surtout avec la philosophie sceptique, se trouve, au moins dans un cas, d’accord avec elle pour prononcer le même jugement. Mais, bien que cet axiome, devenu proverbe, semble avoir gagné la sanction du sens commun, il est certain qu’il existe une espèce de sens commun qui s’oppose à lui ou, du moins, qui sert à le modifier et le restreindre. Si quelqu’un affirmait une égalité de génie entre Ogilby et Milton ou entre Bunyan et Addison, on penserait qu’il défend la même extravagance que s’il soutenait qu’une taupinière est aussi haute que Ténériffe ou qu’une mare est aussi étendue que l’océan. Bien que l’on puisse trouver des personnes qui donnent la préférence aux premiers auteurs, personne ne prête attention à un tel goût et nous déclarons sans hésitation que le sentiment de ces prétendus critiques est absurde et ridicule. Le principe de l’égalité naturelle des goûts est alors totalement oublié et, tandis que nous l’admettons dans certaines occasions où les objets semblent presque égaux, il semble un paradoxe extravagant ou, plutôt une grossière absurdité quand des objets aussi disproportionnés sont comparés. Il est évident qu’aucune des règles de la composition n’est fixée par des raisonnements a priori, qu’aucune ne peut être considérée comme une conclusion abstraite de l’entendement qui comparerait les liens et les relations d’idées éternelles et immuables. Le fondement de ces règles est le même que celui de toutes les sciences pratiques, l’expérience. Elles ne sont que des observations générales sur ce qu’on a vu universellement plaire dans tous les pays et à toutes les époques. Bien des beautés de la poésie, et même de l’éloquence, sont fondées sur la fausseté et la fiction, sur des hyperboles, des métaphores, sur un abus ou une déformation de mots détournés de leur sens naturel. Mettre un frein aux saillies de l’imagination et réduire chaque expression à une vérité ou une exactitude géométrique serait le plus contraire aux lois de la critique parce que ce serait produire une œuvre telle que celles qui, par l’expérience universelle, ont été jugées les plus insipides et les plus désagréables. Mais, bien que la poésie ne puisse jamais se soumettre à la stricte vérité, elle doit être contenue par des règles de l’art que découvre l’auteur, que ce soit par son génie ou par son observation. Si certains écrivains négligents, qui n’observent pas les règles, ont plu, ce n’est pas par la transgression des règles ou de l’ordre mais en dépit de cette transgression. Ils possédaient d’autres beautés qui étaient conformes à la juste critique et la force de ces beautés a été capable de triompher de la censure et de donner à l’esprit une satisfaction supérieure au dégoût produit par les défauts. L’Arioste plaît, non par ses fictions monstrueuses et improbables, non par son mélange bizarre du style sérieux et du style comique, non par le défaut de cohérence de ses histoires ou par les interruptions continuelles de son récit. Il charme par la force et la clarté de son expression, par la vivacité et la variété de ses inventions et par sa peinture naturelle des passions, surtout celles du genre gai ou amoureux. Et, même si ses défauts peuvent diminuer notre satisfaction, ils ne sont pas capables de la détruire entièrement. Si notre plaisir venait en réalité des parties de son poème que nous appelons défauts, ce ne serait pas une objection à la critique en général, ce serait seulement une objection aux règles particulières de la critique qui voudraient établir que ces circonstances sont des défauts et qui voudraient les représenter comme universellement blâmables. S’il se trouve qu’elles plaisent, elles ne peuvent être des défauts, même si le plaisir qu’elles produisent est toujours aussi inattendu qu’inexplicable. Mais, bien que les règles générales de l’art soient fondées seulement sur l’expérience et sur l’observation des sentiments qui appartiennent à la nature humaine, nous ne devons pas imaginer que, en toute occasion, les sentiments (feelings) des hommes seront conformes à ces règles. Ces émotions subtiles de l’esprit sont d’une nature très tendre et très délicate et elles requièrent le concours de nombreuses circonstances favorables pour jouer avec facilité et exactitude selon leurs principes généraux et établis. Le moindre obstacle extérieur, le moindre désordre intérieur trouble le mouvement de ces petits ressorts et bloque les opérations de toute la machine. Quand nous voulons faire une expérience de cette nature et éprouver la force d’une beauté ou d’une laideur, nous devons choisir avec soin le moment et le lieu appropriés et placer l’imagination dans la situation et la disposition qui conviennent. Une parfaite sérénité d’esprit, un recueillement de la pensée, une attention adaptée à l’objet : si l’une de ces circonstances vient à manquer, notre expérience sera faussée et nous serons incapables de juger de la beauté catholique et universelle. La relation que la nature a placée entre la forme et le sentiment sera du moins plus obscure et il faudra une plus grande précision pour la trouver et la discerner. Nous serons capables de déterminer son influence, moins par l’opération de chaque beauté particulière que par l’admiration durable qui accompagne ces œuvres qui ont survécu à tous les caprices de ce qui est à la mode et de ce qui est en vogue et à toutes les erreurs de l’ignorance et de la jalousie. Le même Homère, qui plaisait à Athènes et à Rome il y a deux mille ans, est encore admiré à Paris et à Londres. Tous les changements de climat, de gouvernement, de religion ou de langue n’ont pu ternir sa gloire. L’autorité et les préjugés peuvent donner une vogue temporaire à un mauvais poète ou à un mauvais orateur mais sa réputation ne sera jamais durable et universelle. Quand ses compositions sont examinées par la postérité ou par des étrangers, l’enchantement se dissipe et ses défauts apparaissent sous leur vrai jour. Au contraire, pour un réel génie, plus ses œuvres durent, plus largement elles se répandent et plus sincère est l’admiration qu’elles rencontrent. L’envie et la jalousie prennent trop de place dans un cercle étroit et même une relation de familiarité avec la personne du génie peut diminuer les éloges que méritent ses compositions. Mais quand ces obstacles sont ôtés, les beautés, qui, naturellement, sont capables d’éveiller des sentiments agréables, déploient immédiatement leur énergie et, tant que le monde dure, elles conservent leur autorité sur l’esprit des hommes. Il apparaît donc que, au milieu de toute la variété et des caprices du goût, il existe certains principes généraux d’approbation ou de blâme dont l’influence sur toutes les opérations de l’esprit peut être repérée par un œil attentif. Certaines formes ou qualités particulières, par la structure originelle de la constitution interne, sont calculées pour plaire, d’autres pour déplaire. Si, dans un cas particulier, elles manquent de produire leur effet, cela vient de quelque défaut ou de quelque imperfection visible dans l’organe. Un homme qui a la fièvre ne soutiendra pas que son palais est capable de décider des saveurs, celui qui souffre d’une jaunisse ne prétendra pas porter un jugement sur les couleurs. En chaque créature, il y a un état sain et un état défectueux et on suppose que seul le premier peut nous offrir une vraie règle du goût et du sentiment. Si, quand l’organe est dans un état sain, il y a une uniformité totale ou considérable de sentiment chez les hommes, nous pouvons en tirer l’idée d’une beauté parfaite, de la même manière que l’apparence des objets sous la lumière du jour à un homme en bonne santé est appelée leur véritable et réelle couleur, même si l’on admet en même temps qu’elle n’est qu’un phantasme des sens. Nombreux et fréquents sont les défauts des organes internes qui empêchent ou affaiblissent l’influence de ces principes généraux dont dépend notre sentiment de la beauté ou de la laideur. Bien que certains objets, par la structure de l’esprit, soient naturellement calculés pour donner du plaisir, il ne faut pas s’attendre à ce que, en chaque individu, le plaisir soit également ressenti. Des situations particulières et des incidents particuliers interviennent, qui soit projettent une fausse lumière sur les objets, soit empêchent la véritable lumière de communiquer à l’imagination le sentiment et la perception appropriés. Une cause évidente pour laquelle de nombreuses personnes n’éprouvent pas le sentiment de la beauté qui convient est le manque de délicatesse de l’imagination qui est requise pour nous rendre sensibles à ces émotions subtiles. Cette délicatesse, chacun y prétend, chacun en parle et voudrait réduire toutes les sortes de goûts et de sentiments à sa propre règle. Mais, comme notre intention dans cet essai est de mêler certaines lumières de l’entendement avec ce que fait ressentir le sentiment, il serait bon de donner une définition plus précise que celles qui ont été tentées jusqu’ici. Et, pour ne pas tirer notre philosophie d’une source trop profonde, nous aurons recours à une histoire remarquable qui se trouve dans Don Quichotte. Il y a une bonne raison, dit Sancho au chevalier au grand nez, si je prétends être juge en matière de vin car c’est une qualité héréditaire dans notre famille. Deux de mes parents furent un jour appelés à donner leur opinion sur un tonneau de vin qu’on supposait excellent, vu son âge et son bon cru. L’un des deux le goûte, le considère et, après mûre réflexion, déclare que le vin est bon, si ce n’est un léger goût de cuir qu’il perçoit en lui. L’autre, après avoir usé des mêmes précautions, donne aussi son verdict en faveur du vin mais avec cette réserve : un goût de fer qu’il peut aisément distinguer. Vous ne sauriez imaginer comme leurs jugements furent tournés en ridicule. Mais qui fut le dernier à rire ? Quand le vin fut bu, on trouva au fond du tonneau une vieille clef attachée à une lanière de cuir. La grande ressemblance entre le goût mental et le goût corporel nous apprendra aisément à théoriser cette histoire. Bien qu’il soit certain que la beauté et la laideur, encore plus que le doux et l’amer, ne soient pas des qualités qui se trouvent dans les objets mais qu’elles appartiennent au sentiment, interne ou externe, il faut reconnaître qu’il y a certaines qualités des objets qui, par nature, sont propres à produire ces sentiments particuliers. Or, comme ces qualités peuvent se trouver en un petit degré ou être mêlées et confondues les unes avec les autres, il arrive souvent que le goût ne soit pas affecté par ces petites qualités ou ne soit pas capable de distinguer toutes les saveurs particulières au milieu du désordre où elles se présentent. Quand les organes sont si fins qu’ils ne laissent rien échapper et, en même temps, si rigoureux qu’ils perçoivent tous les ingrédients dans une composition, on appelle cela la délicatesse de goût, que ces termes soient employés dans un sens littéral ou dans un sens métaphorique. C’est alors maintenant que les règles de la beauté sont utiles, règles tirées de modèles établis et de l’observation des qualités qui plaisent ou déplaisent quand elles sont présentées séparément et à un haut degré. Et, si les mêmes qualités, dans une composition durable, n’affectent pas les organes d’une personne d’un plaisir ou d’un déplaisir sensible, nous l’excluons de toute prétention à cette délicatesse. Produire ces règles générales ou ces modèles reconnus revient à trouver la clef avec la lanière de cuir qui justifia le verdict des parents de Sancho et confondit les prétendus juges qui les avaient condamnés. Même si le tonneau n’avait jamais été vidé, le goût des uns serait resté aussi délicat et celui des autres aussi fade et sans force ; mais il eût été plus difficile de prouver la supériorité des premiers pour convaincre les spectateurs. De la même manière, même si les beautés de l’écriture n’avaient jamais été codifiées ou réduites à des principes généraux, même si aucun modèle excellent n’avait été reconnu, les différents degrés de goût auraient subsisté et le jugement de l’un aurait été préférable au jugement de l’autre ; mais il n’aurait pas été aussi facile de réduire au silence le mauvais critique qui aurait toujours pu soutenir son sentiment personnel et refuser de se soumettre à son adversaire. Mais, quand nous lui montrons un principe d’art reconnu, quand nous illustrons ce principe par des exemples dont il reconnaît que l’opération, selon son propre goût personnel, se conforme au principe, quand nous prouvons que le même principe peut être appliqué au cas actuel où il ne percevait ni ne sentait son influence, il doit conclure que, dans l’ensemble, la faute se trouve en lui-même et qu’il lui manque la délicatesse qui est requise pour être sensible à toutes les beautés et les laideurs des compositions ou des discours. Il est reconnu que la perfection de tout sens ou de toute faculté, c’est de percevoir avec précision les objets les plus petits sans que rien n’échappe à l’attention et à l’observation. Plus les objets qui deviennent sensibles à l’œil sont petits, plus fin est l’organe et plus élaborées sont sa structure et sa composition. Un bon palais ne se teste pas par de fortes saveurs mais par un mélange de petits ingrédients, quand nous sommes sensibles à chaque partie bien qu’elle soit petite et confondue avec les autres. De la même manière, une perception vive et aiguë de la beauté et de la laideur doit être la perfection de notre goût mental. Aucun homme ne peut être satisfait de lui- même quand il soupçonne qu’il a laissé échapper une excellence ou un défaut dans un discours. Dans ce cas, la perfection de l’homme et la perfection du sentiment sont unies. Le palais très délicat d’un homme, en de nombreuses occasions, peut être un grand inconvénient pour lui-même aussi bien que pour ses amis. Mais un goût délicat en matière d’esprit ou de beauté doit toujours être une qualité désirable parce qu’il est la source de tous les plaisirs les plus subtils et les plus innocents dont la nature humaine soit susceptible. Sur ce jugement, les sentiments de tous les hommes s’accordent. Partout où vous pouvez découvrir une délicatesse de goût, elle est sûre de rencontrer l’approbation, et la meilleure façon de s’en assurer, c’est d’en appeler aux modèles et aux principes qui ont été établis par l’accord et l’expérience uniformes de toutes les nations et de toutes les époques. Mais, bien qu’il y ait naturellement une large différence, du point de vue de la délicatesse, entre une personne et une autre personne, rien ne tend davantage à accroître et améliorer ce talent que la pratique d’un art particulier et le fréquent examen, la fréquente contemplation d’une espèce particulière de beauté. Quand un genre d’objets se présente au regard ou à l’imagination pour la première fois, le sentiment qui les accompagne est obscur et confus et l’esprit, dans une large mesure, est incapable de déclarer leurs mérites et leurs défauts. Le goût n’est pas capable de percevoir les différentes excellences de la réalisation, encore moins de distinguer le caractère particulier de chaque excellence et de déterminer sa qualité et son degré. Qu’on déclare que l’ensemble, en général, est beau ou laid, c’est tout ce que l’on peut attendre et même ce jugement, une personne ayant si peu la pratique de l’objet ne pourra le donner qu’avec une grande hésitation et une grande réserve. Mais laissez-le acquérir l’expérience de ces objets. Son sentiment (feeling) devient plus précis et plus subtil, il perçoit non seulement les beautés et les défauts de chaque partie mais il remarque aussi ce qui distingue spécialement chaque qualité et lui assigne l’éloge ou le blâme qui convient. Un sentiment clair et distinct l’accompagne pendant tout l’examen des objets et il discerne le degré même et le genre d’approbation ou de déplaisir que chaque partie est susceptible de produire naturellement. Le brouillard qui semblait d’abord envelopper l’objet se dissipe, l’organe acquiert une plus grande perfection dans ses opérations et peut déclarer, sans danger de se tromper, quels sont les mérites de chaque réalisation. En un mot, l’adresse et la dextérité que la pratique donne quand on exécute une œuvre s’acquiert aussi, de la même façon, quand on la juge. La pratique profite tant au discernement de la beauté que, avant de donner un jugement sur une œuvre de quelque importance, il faut que chaque œuvre particulière soit lue plus d’une fois et qu’elle soit examinée sous différentes lumières avec attention et délibération. Il y a un emballement, une précipitation de la pensée qui accompagne la première lecture d’un ouvrage et qui trouble le véritable sentiment de la beauté. Les relations entre les parties ne sont pas discernées, les vrais caractères du style sont peu distingués. Les différentes perfections et les différents défauts sont enveloppés dans une espèce de confusion et se présentent sans distinction à l’imagination. Sans mentionner qu’il existe une sorte de beauté fleurie et superficielle qui plaît au premier abord ; mais, comme elle se révèle incompatible avec la juste expression de la raison ou des passions, le goût se lasse bientôt et elle est alors rejetée avec dédain ou, du moins, estimée de moindre valeur. Il est impossible de continuer à pratiquer la contemplation des différents ordres de beauté sans être fréquemment obligé de faire des comparaisons entre les diverses espèces et les divers degrés d’excellence et de juger de leurs rapports. Un homme qui n’a pas eu l’occasion de comparer les différents genres de beauté est, en vérité, entièrement incompétent pour donner une opinion sur un objet qui se présente à lui. C’est par la comparaison seule que nous déterminons les épithètes d’éloge ou de blâme et que nous apprenons à leur assigner le degré qui convient. Le barbouillage le plus grossier contient un certain éclat de couleurs et d’exactitude dans l’imitation qui, loin d’être des beautés, ne feront naître la plus haute admiration que chez un paysan ou un Indien. La ballade la plus vulgaire n’est pas entièrement dénuée d’harmonie ou de naturel mais seule une personne accoutumée à des beautés supérieures déclarera que ses parties sont rudes ou que le récit est sans intérêt. Une beauté très inférieure fait souffrir une personne habituée aux plus grandes excellences du genre et sera pour cette raison considérée comme laide, de même que l’objet le plus accompli que nous connaissons est naturellement supposé avoir atteint le sommet de la perfection et mériter les plus grands éloges. Celui qui est habitué à voir, à examiner et à soupeser les différentes réalisations admirées aux différentes époques et dans les différentes nations peut seul évaluer les mérites d’une œuvre qu’on lui présente et lui assigner un rang parmi les productions de génie. Mais, pour pouvoir le plus pleinement remplir cette tâche, il doit garder son esprit libre de tout préjugé et ne pas permettre qu’entre dans sa considération autre chose que l’objet même qui est soumis à son examen. Nous pouvons remarquer que toute œuvre d’art, pour produire l’effet qui convient sur l’esprit, doit être examinée d’un certain point de vue et elle ne peut être pleinement goûtée par des personnes dont la situation, réelle ou imaginaire, n’est pas conforme à ce que cette œuvre exige. Un orateur qui s’adresse à un auditoire particulier doit tenir compte de son génie particulier, de ses intérêts particuliers, de ses opinions particulières, de ses passions particulières et de ses préjugés particuliers. Sinon, c’est en vain qu’il espère gouverner ses résolutions et enflammer ses affections. Si ses auditeurs sont prévenus contre lui, que ce soit ou non avec raison, il ne doit pas négliger ce désavantage mais, avant d’entrer dans son sujet, il doit s’efforcer de se concilier leurs affections et gagner leurs bonnes grâces. Un critique d’une époque différente ou d’une nation différente qui examinerait ce discours doit avoir toutes ces circonstances devant les yeux et il doit se placer dans la même situation que l’auditoire afin de juger correctement le discours. De la même manière, quand une œuvre s’adresse au public, malgré mon amitié ou mon inimitié pour l’auteur, je dois faire abstraction de cette situation et me considérer comme un homme en général en oubliant, si possible, mon existence et ma situation particulières. Une personne influencée par des préjugés ne se conforme pas à cette condition mais maintient obstinément sa position naturelle sans adopter le point de vue que l’œuvre suppose. Si l’œuvre s’adresse à des personnes d’une autre époque ou d’une autre nation, cette personne ne tient pas compte de leurs vues et de leurs préjugés particuliers mais, imbu des mœurs de son époque et de son pays, condamne durement ce qui semblait admirable aux yeux de ceux à qui seuls le discours était destiné. Si l’œuvre est exécutée pour le public, il n’élargit jamais assez sa compréhension et n’oublie jamais ses intérêts d’ami ou d’ennemi, de rival ou de commentateur. Par là, ses sentiments sont pervertis et les beautés et les défauts n’ont pas sur lui l’influence qu’ils auraient eue si elle avait fait violence à son imagination et si elle s’était oubliée pour un moment. C’est ainsi que son goût s’écarte de la véritable règle et, par conséquent, perd tout crédit et toute autorité. On sait bien que, dans toutes les questions soumises à l’entendement, les préjugés détruisent les jugements sains et pervertissent les opérations des facultés intellectuelles. Tout comme ils sont contraires au bon goût, ils ont une influence pour corrompre notre sentiment de la beauté. Il appartient au bon sens d’empêcher cette influence dans les deux cas et, à cet égard, comme à bien d’autres, la raison, même si elle n’est pas une partie essentielle du goût, est cependant requise pour les opérations de cette dernière faculté. Dans toutes les productions nobles du génie, il y a une relation et une correspondance réciproques des parties et les beautés et les défauts ne peuvent être perçus par celui dont la pensée n’est pas capable de comprendre toutes ces parties et de les comparer les unes avec les autres afin de saisir la cohérence et l’uniformité de l’ensemble. Toute œuvre d’art vise aussi un certain but, une certaine fin à laquelle elle est destinée et on la juge plus ou moins parfaite selon qu’elle est plus ou moins capable d’atteindre cette fin. L’objet de l’éloquence est de persuader, celui de l’histoire d’instruire, celui de la poésie de plaire au moyen des passions et de l’imagination. Ces fins, nous devons constamment les avoir à l’esprit quand nous examinons une réalisation et nous devons être capables de juger dans quelle mesure les moyens employés sont adaptés à leurs fins respectives. En outre, toute sorte de composition, même la plus poétique, n’est rien qu’un enchaînement de propositions et de raisonnements, pas toujours, il est vrai, les plus justes et les plus exacts mais néanmoins plausibles et apparemment corrects, même s’ils sont déguisés sous les couleurs de l’imagination. Les personnages que l’on trouve dans la tragédie et dans la poésie épique doivent être représentés comme raisonnant, jugeant, tirant des conclusions et agissant selon leur caractère et leur situation ; et, si un poète n’a pas autant de jugement que de goût et d’invention, il ne peut jamais espérer voir une entreprise aussi délicate couronnée de succès. Sans mentionner que l’excellence des facultés qui contribuent au progrès de la raison, la clarté de la conception, l’exactitude de la faculté de faire des distinctions et la vivacité de l’appréhension sont essentielles aux opérations du véritable goût et en sont les compagnons inséparables. Il arrive rarement ou n’arrive jamais qu’un homme de bon sens, ayant de l’expérience dans un art quelconque, ne puisse pas juger de ses beautés et il n’est pas moins rare de rencontrer un homme ayant un goût exact sans avoir un entendement sain. Ainsi, bien que les principes du goût soient universels et presque, sinon entièrement, les mêmes chez tous les hommes, rares sont ceux qui sont qualifiés pour porter un jugement sur une œuvre d’art ou pour établir leur sentiment personnel comme norme du goût. Les organes de la sensation interne sont rarement assez parfaits pour permettre aux principes généraux de jouer pleinement et de produire un sentiment (feeling) qui corresponde à ces principes. Soit ils souffrent de quelque défaut, soit ils sont viciés par quelque désordre et, par là, ils éveillent un sentiment qui peut être déclaré erroné. Quand le critique n’a aucune délicatesse, il juge sans aucune distinction et n’est affecté que par les qualités de l’objet les plus visibles et les plus grossières, les traits les plus fins passant inaperçus et étant négligés. Quand il n’est pas aidé par la pratique, son verdict s’accompagne de confusion et d’hésitation. Quand aucune comparaison n’a été employée, les plus frivoles beautés, qui méritent plutôt le nom de défauts, sont l’objet de son admiration. Quand il se trouve sous l’influence d’un préjugé, tous ses sentiments naturels sont pervertis. Quand le bon sens lui fait défaut, il n’est pas qualifié pour discerner les beautés du dessein et du raisonnement qui sont les plus élevées et les plus parfaites. La plupart des hommes souffrent de ces imperfections et c’est pourquoi, dans les beaux-arts, un véritable juge est un personnage si rare, même aux époques les plus raffinées. Un solide bon sens uni à un sentiment délicat amélioré par la pratique, perfectionné par des comparaisons, libre de tout préjugé, peut seul donner aux critiques cette personnalité estimable. Le verdict commun de tels juges, où qu’on les trouve, est la véritable norme du goût et de la beauté. Mais où peut-on trouver de tels critiques ? A quels signes peut-on les reconnaître ? Comment les distinguer des imposteurs ? Ces questions sont embarrassantes et semblent nous replonger dans la même incertitude que celle d’où nous nous efforcions de nous extirper au cours de cet essai. Mais, à bien considérer la chose, ce sont des questions de fait, non de sentiment. Une personne particulière est-elle dotée de bon sens et d’une imagination délicate, est-elle affranchie des préjugés ? On peut souvent disputer de ce sujet et s’engager dans de grandes discussions et de grandes recherches. Mais cette personne est-elle estimable et méritante ? Là, tous les hommes seront d’accord. Quand des doutes se présentent, les hommes ne peuvent rien faire de plus que ce qu’ils font dans les autres sujets de discussion que l’on soumet à l’entendement : ils doivent produire les meilleurs arguments que l’invention leur suggère. Ils doivent reconnaître qu’existe quelque part une norme vraie et décisive, à savoir la réalité, les faits, et ils doivent avoir de l’indulgence pour ceux qui utilisent cette norme différemment. Il nous suffit, pour notre dessein actuel, d’avoir prouvé que les goûts de tous les individus ne sont pas semblables et qu’il faut reconnaître que certains hommes, en général, même s’il est difficile de les désigner en particulier, doivent être préférés aux autres par un sentiment universel. Mais, en réalité, la difficulté qu’il y a à trouver, même chez des particuliers, cette norme du goût, n’est pas si grande qu’on se l’imagine. Même si, quand nous spéculons, nous pouvons volontiers admettre une norme certaine dans les sciences et la refuser dans le sentiment, dans la pratique, il est beaucoup plus difficile d’établir la chose dans le premier cas que dans le second. Les théories de la philosophie abstraite, les systèmes de la profonde théologie prévalent pendant une époque mais elles disparaissent entièrement pendant l’époque suivante. Leur absurdité a été détectée. D’autres théories et d’autres systèmes prennent leur place qui cèdent eux-mêmes leur place à leurs successeurs. On a fait l’expérience que rien n’est plus sujet aux révolutions du hasard et de la mode que les prétendues certitudes de la science. Le cas n’est pas le même avec les beautés de l’éloquence et de la poésie. Les justes expressions de la passion et de la nature sont certaines, avec un peu de temps, de gagner des éloges qu’elles conserveront pour toujours. Aristote, Platon, Epicure et Descartes peuvent bien s’incliner successivement les uns devant les autres mais Térence et Virgile conservent un empire universel et incontesté sur les esprits des hommes. La philosophie abstraite de Cicéron a perdu son crédit mais la véhémence de son éloquence est encore l’objet de notre admiration. Bien que les hommes d’un goût délicat soient rares, on peut facilement les distinguer en société par la solidité de leur entendement et la supériorité de leurs facultés sur celles des autres hommes. L’ascendant qu’ils acquièrent donne la prévalence à la vive approbation avec laquelle ils reçoivent les productions du génie et la rend généralement prédominante. Nombreux sont les hommes qui, laissés à eux-mêmes, n’ont qu’une perception faible et incertaine de la beauté et qui sont cependant capables de goûter un beau trait qui leur est désigné. Tous ceux qui se convertissent à l’admiration d’un véritable poète ou d’un véritable orateur provoquent de nouvelles conversions et, bien que les préjugés puissent prévaloir pour un temps, ils ne s’unissent jamais pour célébrer un rival du véritable génie mais finissent par céder devant la force de la nature et la justesse du sentiment. Ainsi, bien qu’une nation civilisée puisse se tromper dans le choix de son philosophe préféré, on ne la voit jamais se tromper longtemps dans l’affection qu’elle manifeste pour l’auteur épique ou tragique dont elle fait son favori. Mais, en dépit de tous nos efforts pour fixer une norme du goût et réconcilier les opinions discordantes des hommes, il reste encore deux sources de variation qui, en vérité, ne sont pas suffisantes pour confondre toutes les limites de la beauté et de la laideur mais qui peuvent souvent servir à produire une différence de degrés dans notre approbation ou notre blâme. D’une part la différence d’humeur des individus, d’autre part les mœurs et les opinions propres à une époque ou une nation. Les principes généraux du goût sont uniformes dans la nature humaine. Quand les hommes varient dans leurs jugements, on peut communément remarquer un défaut ou une perversion des facultés qui provient des préjugés ou d’un manque de pratique ou de délicatesse ; et il y a une juste raison d’approuver un goût et d’en condamner un autre. Mais, quand une telle diversité se trouve dans la constitution intérieure ou dans la situation extérieure de telle façon qu’on ne puisse absolument pas blâmer l’un ou l’autre et qu’il n’y ait pas lieu de préférer l’un à l’autre, dans ce cas, un certain degré de diversité dans le jugement est inévitable et c’est en vain que nous chercherions une norme par laquelle nous pourrions réconcilier des sentiments contraires. Un jeune homme, dans la chaleur de ses passions, sera plus sensiblement touché par des images d’amour et de tendresse qu’un homme plus avancé en âge qui prend plaisir à des réflexions sages et philosophiques sur la conduite de la vie et la modération des passions. A vingt ans, Ovide peut être l’auteur préféré, à quarante, ce sera Horace et à cinquante, Tacite. Dans ce cas, c’est en vain que nous tenterions d’entrer dans les sentiments d’autrui et de nous détacher de ces penchants qui nous sont naturels. Nous choisissons notre auteur favori comme nous choisissons notre ami, à cause d’une conformité d’humeur et de disposition. La gaieté ou la passion, le sentiment ou la réflexion : ce qui prédomine dans notre tempérament nous donne une sympathie particulière pour l’auteur qui nous ressemble. Une personne se plaît davantage au sublime, une autre au tendre, un troisième à la raillerie. L’un est très sensible aux défauts et se soucie beaucoup de l’exactitude ; un autre sent plus vivement les beautés et pardonne vingt absurdités et défauts pour un trait élevé ou pathétique. L’oreille de cet homme se tourne entièrement vers la concision et l’énergie. Cet autre aime les expressions abondantes, riches et harmonieuses. La simplicité est appréciée par l’un, les ornements par l’autre. La comédie, la tragédie, la satire et les odes ont chacune leurs partisans qui préfèrent ce genre particulier d’écrits à tous les autres. C’est manifestement une erreur pour un critique de limiter son approbation à un genre de style ou d’écrit et de condamner tout le reste. Mais il est presque impossible de ne pas éprouver une prédilection pour ce qui s’accorde avec notre disposition et notre tour particulier d’esprit. De telles préférences sont innocentes et inévitables et elles ne peuvent jamais être raisonnablement des objets de dispute parce qu’il n’y a aucun critère qui puisse nous permettre de décider de la chose. Pour une raison semblable, nous aimons davantage, au cours de nos lectures, des tableaux et des caractères qui ressemblent aux choses que nous trouvons à notre époque et dans notre pays. Ce n’est pas sans quelque effort que nous nous réconcilions avec la simplicité des mœurs anciennes et que nous voyons des princesses puiser de l’eau à la fontaine et des rois et des héros préparer eux- mêmes leurs repas. Nous pouvons admettre, en général, que la représentation de ces mœurs n’est ni une faute de l’auteur, ni une laideur de la pièce mais nous ne sommes pas aussi sensiblement touchés par elles. C’est pour cette raison que la comédie ne se transfère pas facilement d’une époque à une autre et d’une nation à une autre. Un Anglais ou un Français n’apprécie pas l’Andrienne de Térence ou Clizia de Machiavel, où la belle dame autour de qui tourne la pièce n’apparaît pas une seule fois au spectateur et demeure dans la coulisse, conformément à l’humeur réservée des anciens Grecs et des Italiens modernes. Un homme de savoir et de réflexion peut faire preuve d’indulgence pour ces mœurs particulières mais le public commun ne saurait jamais se débarrasser suffisamment de ses idées et de ses sentiments habituels pour goûter des tableaux qui ne lui ressemblent en aucune façon. C’est ici que vient une réflexion qui peut sans doute être utile pour examiner la controverse célèbre sur les anciens et les modernes, controverse où l’un des camps, souvent, excuse des absurdités apparentes des anciens par les mœurs de l’époque et où l’autre refuse d’admettre cette excuse ou, du moins, l’accepte pour l’auteur mais pas pour l’œuvre. Selon moi, les limites qui conviennent à ce sujet n’ont guère été fixées par les partis qui s’affrontent. Quand des mœurs particulières sont représentées, tels que celles mentionnées ci-dessus, celui qui est choqué par elles donne une preuve évidente de la fausseté de sa délicatesse et de son raffinement. Le monument plus durable que l’airain du poète [Horace] doit s’écrouler sur le sol comme de la vulgaire brique ou de la vulgaire argile si les hommes ne doivent pas admettre les révolutions continuelles des mœurs et des coutumes et refusent tout ce qui ne se conforme pas à la mode qui prévaut. Devrons- nous rejeter les portraits de nos ancêtres à cause de leurs fraises et de leurs vertugadins ? Mais, quand les idées de la moralité et de la décence changent d’une époque à une autre et quand des mœurs vicieuses sont décrites sans être marquées des caractères de blâme et de désapprobation qui conviennent, cela doit défigurer le poème et produire une laideur réelle. Je ne saurais – et il ne conviendrait pas que je le fasse – partager de tels sentiments et, même si je puis excuser le poète en raison des mœurs de son époque, je ne saurais goûter cette composition. Le manque d’humanité et de décence, si visible chez les personnages peints par divers poètes anciens, parfois même par Homère et les tragédiens grecs, diminue considérablement le mérite de leurs nobles créations et donne aux auteurs modernes un avantage sur eux. Nous ne parvenons pas à nous intéresser aux sentiments et au sort de ces héros brutaux ; nous n’aimons pas voir les limites du vice et de la vertu confondues à ce point ; et, quelque indulgence que nous puissions avoir pour l’auteur du fait de ses préjugés, nous ne pouvons nous forcer à partager ses sentiments ou à donner de l’affection à des personnages qui se montrent à nous si manifestement blâmables. Le cas n’est pas le même avec les principes moraux qu’avec les opinions spéculatives de tout genre. Ces dernières sont dans une révolution et un flux permanents. Le fils embrasse un système différent de celui du père. Mieux, il n’existe guère un homme qui puisse se vanter d’une grande constance et d’une grande uniformité sur ce point. Quelles que soient les erreurs spéculatives que l’on puisse trouver dans les écrits raffinés, elles ne déprécient que peu la valeur de ces compositions. Il n’est besoin que d’un certain tour d’esprit ou d’imagination pour nous faire entrer dans toutes les opinions qui prévalurent alors et pour nous faire goûter les sentiments ou les conclusions qui en dérivent. Mais il faut un effort très violent pour changement nos jugements moraux et faire naître en nous des sentiments d’approbation ou de blâme, d’amour ou de haine, différents de ceux avec lesquels l’esprit a été familiarisé par une longue accoutumance. Et, quand un homme a confiance en la rectitude de la norme morale par laquelle il juge, il en est à juste titre jaloux et il ne pervertira pas les sentiments de son cœur, même pour un moment, par complaisance envers un auteur, quel qu’il soit. De toutes les erreurs spéculatives, celles qui concernent la religion dans les compositions de génie sont les plus excusables et il n’est jamais permis de juger de la civilité ou de la sagesse d’un peuple, ou même de simples personnes, par la grossièreté ou le raffinement de ses principes théologiques. Le bon sens qui dirige les hommes dans les situations ordinaires de la vie n’est plus écouté dans les matières religieuses qu’on suppose être entièrement placées au-delà de la connaissance de la raison humaine. Pour cette raison, toutes les absurdités du système théologique des païens doivent être négligées par tout critique qui aurait la prétention de se former une idée juste de l’ancienne poésie ; et notre postérité, à son tour, devra avoir la même indulgence à l’égard de ses ancêtres. Les principes religieux ne peuvent être imputés comme une faute à un poète tant que ces principes demeurent simplement des principes et ne prennent pas puissamment possession de son cœur au point de le faire tomber sous l’accusation de bigoterie ou de superstition. Quand cela arrive, ces principes troublent les sentiments moraux et modifient les frontières naturelles du vice et de la vertu. Ce sont dans ce cas des défauts éternels, selon le principe mentionné ci-dessus et les préjugés et les fausses opinions d’une époque ne suffisent pas à les justifier. Il est de la nature de la religion catholique d’inspirer de la haine violente contre tous les autres cultes et de les représenter tous, païens, mahométans et hérétiques, comme les objets de la colère et de la vengeance divines. Ces sentiments, bien qu’ils soient en réalité très blâmables, sont considérés comme des vertus par les zélateurs de cette communion et sont représentés dans leurs tragédies et leurs poèmes épiques comme une sorte d’héroïsme divin. Cette bigoterie a défiguré deux très belles tragédies du théâtre français, Polyeucte et Athalie. Un zèle excessif pour des types particuliers de cultes y est montré avec toute la pompe imaginable et il forme le caractère prédominant des héros. « Qu’est-ce, dit le Sublime Joad à Josabet quand il trouve sa soeur en discussion avec Mathan, le prêtre de Baal ? La sœur de David parle-t-elle avec ce traître ? Ne craignez-vous pas que la terre ne s’ouvre et ne crache ses flammes pour vous dévorer tous les deux ou que ces murs sacrés ne s’écroulent et ne vous écrasent ensemble ? Quel est son but ? Pourquoi cet ennemi de Dieu vient-il ici empoisonner l’air que nous respirons par son horrible présence ? » De tels sentiments sont reçus avec de grands applaudissements sur les scènes françaises. Mais, à Londres, les spectateurs aimeraient autant entendre Achille dire à Agamemnon qu’il est un chien dans sa tête et un cerf dans son cœur ou Jupiter menacer Junon d’une bonne raclée si elle ne reste pas tranquille. Les principes religieux sont aussi un défaut des compositions raffinées quand ils s’élèvent jusqu’à la superstition et pénètrent tous les sentiments, si éloignés soient-ils de la religion. Le poète ne peut pas s’excuser en prétendant que les coutumes de son pays ont accablé la vie par tant de cérémonies et d’observances religieuses que rien n’est exempt de ce joug. Pétrarque sera toujours jugé ridicule quand il compare sa maîtresse Laure avec Jésus-Christ et Boccace, cet agréable libertin, n’est pas moins ridicule quand, très sérieusement, il remercie Dieu Tout-Puissant et les dames de l’avoir aidé à se défendre contre ses ennemis.