Androgye de Tahar Part 4
Androgye de Tahar Part 4
Androgye de Tahar Part 4
recours des dieux au jugement de Tirésias n'en est pas moins un acte de reconnaissance
consacrant le pouvoir d'un savoir spécifique, le savoir érotique en l'occurrence, dont
seul l'androgyne semble pouvoir rendre compte. L'élection de Tirésias pour ce rôle
vient de son expérience personnelle somme toute unique. Un jour, alors qu'il se
promène en forêt, Tirésias surprend deux serpents en train de s'accoupler. En les
séparant de leur étreinte, il subit une prodigieuse métamorphose: il se transforme en
femme 23 . De cette expérience métamorphique qui a duré huit ans avant le recouvrement
de son état initial, Tirésias semble tirer l'avantage d'être le pourvoyeur d'un savoir
spécifique apparemment ignoré des deux divinités. Le mythe ajoute à ce pouvoir de la
sapience érotique celui de la divination acquis à la suite d'une autre transgression: en
surprenant Héra dans sa nudité, il perd la vue en même temps qu'il acquiert le pouvoir
de prédire l'avenir. C'est du reste Tirésias qui, à l'instar d'une Cassandre, annoncera à
la déesse Liriopé, enceinte, le destin tragique qui attend son futur rejeton, Narcisse 24 .
Il est aisé de relever la différence entre cette expérience privilégiée placée sous
le signe de l'androgynat et celle de l'androgyne profane marquée du sceau du rejet. La
dissemblance est de taille. L'expérience androgynique de Tirésias semble en effet
découler d'une prémisse mythique et non d'une matrice humaine comme chez le
second, malgré la nature humaine du personnage. De plus elle est diachronique, car
l'avènement de l'élément féminin succède voire annule l'élément masculin. Il est utile
d'ajouter que chez Tirésias l'androgynie est une essence et, en tant que telle, elle se
perçoit plutôt comme une force qui ressortit à la thaumaturgie. Par ailleurs, en
accumulant les deux pouvoirs, celui de la connaissance et celui d'une sexualité
dédoublée, l'expérience de Tirésias peut être assimilée à certaines pratiques
chamanistes25 . Il est en effet aisé de relever un ensemble de liens entre les deux. On
notera à cet égard que chez le chaman, la communication avec les forces supérieures
passe par des pratiques rituelles de déguisement. La nature de ces pratiques est
23 Ovide, Les Métamorphoses, Traduction de Joseph Chamonard, Paris, Gf Flammarion, 1966, p. 98.
24 Ibid.
25 Jean Libis, Ibid., p.122.
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rapportée par Mircéa Eliade quand il remarque que « dans le chamanisme sibérien, il
arrive au chaman de cumuler symboliquement les deux sexes: son costume est orné des
symboles féminins, et dans certains cas le chaman s'efforce d'imiter le comportement
des femmes [... ] Cette bisexualité - ou asexualité - rituelle est censée être à la fois un
signe de spiritualité, de commerce avec les dieux et les esprits, et une source de
puissance sacrée 26 ». Mieux encore il apparaît que cette bisexualité est une condition
indispensable au dépassement de la condition de l'homme profane. L'exemple de
Tirésias le démontre assez clairement. Dans son errance il cultive autant l'androgynie
qu'une connaissance supérieure; de surcroît, il peut vivre plusieurs centaines d'années,
sortant ainsi du cadre conditionné de son être premier pour accéder à un stade
supérieur. Il n'est pas douteux que l'état bisexuel et la lucidité exemplaire entretiennent
entre eux certaines corrélations. Il semble que l'androgynie rituelle confère à celui qui
la possède une aptitude d'être supérieur. Jean Libis apporte une explication beaucoup
plus rationnelle au phénomène non dénuée d'intérêt. Selon lui la puissance de
l'androgyne vient du fait que celui-ci « échappe aux vicissitudes du désir qui se jouent
habituellement chez l'être monosexué ; par là même, il échappe à un certain gaspillage
d'énergie, ce qui le rend davantage disponible à la connaissance 27 ». Cette articulation
entre connaissance, pouvoirs et rites androgyniques, réitère dans une certaine mesure ce
que la mythologie elle-même nous enseigne. Elle montre que les divinités, notamment
celles de l'Olympe, sont aisément protéiformes et que cette tendance se manifeste en
l'occurrence dans le sens d'un changement de sexe ou au moins, d'une ambiguïté
sexuelle. Parfois le dieu, ou le héros, use lui-même clairement d'un travestissement
vestimentaire. C'est le cas par exemple d'Héraclès ou de Dionysos28.