Favier - Jean - Paris - Deux Mille Ans D'histoire
Favier - Jean - Paris - Deux Mille Ans D'histoire
Favier - Jean - Paris - Deux Mille Ans D'histoire
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Dédicace
Avant-propos
DES ÎLES
DES ARBRES
LA BATAILLE DE LUTÈCE
DE LUTÈCE À PARIS
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE II - Les Parisiens
ESTIMATIONS
MORTALITÉS
BILANS DÉMOGRAPHIQUES
DES PROVINCIAUX
ABANDONS D'ENFANT
ÉTRANGERS
PREMIÈRES ENCEINTES
CHARLES V
LES JUSTICES
LES PAROISSES
QUARTIERS ET ARRONDISSEMENTS
DES LIEUX-DITS
LE QUARTIER
LES BEAUX QUARTIERS
LA VOGUE DE L'OUEST
L'ESPACE ÉCONOMIQUE
INTELLECTUELS ET ARTISTES
L'URBANISME ROMAIN
LE SOUCI DE L'URBANISME
LE DÉCOR DE LA VILLE
DESTRUCTIONS
RAMBUTEAU
HAUSSMANN
VOIRIE ET SALUBRITÉ
LE CARREFOUR
LA MONNAIE
LES PORTS
FOIRES ET HALLES
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE IX - La capitale
LE RETOUR DU ROI
LE SYSTÈME DE VERSAILLES
LE SIÈGE DU POUVOIR
INTERMÈDES
LE PANTHÉON
CHAPITRE X - Centralisation
CONCENTRATION D'HOMMES
LE LUXE
CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
RELATIONS RADIALES
DÉCENTRALISATION
CHAPITRE XI - La fête
LE CYCLE ANNUEL
NOCES ET OBSÈQUES
LA FÊTE RÉVOLUTIONNAIRE
LE SACRE DE NAPOLÉON
LE MONDE ET LE DEMI-MONDE
LES ORIGINES
LE SIÈGE
LES ABBAYES
LA RÉFORME
LA CRISE JANSÉNISTE
LE LIVRE
L'ÉDITION
LA PRESSE
LIBRAIRIES ET BIBLIOTHÈQUES
NAISSANCE DU MILIEU LITTÉRAIRE
LA MUSIQUE
L'ARCHITECTURE
REMODÈLEMENT DE LA SOCIÉTÉ
APPARITION DU RENTIER
L'INDUSTRIE LOURDE
LES AFFAIRES
MOUVEMENTS SOCIAUX
MAÎTRES ET ÉTUDIANTS
TOURISME
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE XVII - L'administration de la ville
LE CHÂTELET
L'HÔTEL DE VILLE
LE RÉGIME PRÉFECTORAL
DÉLINQUANCE ET MARGINALITÉ
L'ORDRE PUBLIC
ÉCLAIRAGE URBAIN
LE FEU
ORDURES
NOURRIR PARIS
LE PAIN ET LE VIN
LA VIANDE ET LE POISSON
L'EAU
DE LA TAVERNE AU RESTAURANT
DE L'AUBERGE À L'HÔTEL
LA DISTRIBUTION
L'ARTISANAT
L'ÉNERGIE
CHAPITRE XIX - Services publics
TRANSPORTS URBAINS
LA CIRCULATION AUTOMOBILE
LES GARES
LE MÉTRO
LA POSTE
L'ENSEIGNEMENT
BAINS
HÔPITAUX
CIMETIÈRES
LA MAISON.
L'HÔTEL PARTICULIER
PAVILLONS ET CITÉS
ENSEIGNES ET NUMÉROS
LE CONFORT BOURGEOIS
LOYERS
SÉGRÉGATIONS
LE TEMPS DU PARISIEN
LE BADAUD
LA PROMENADE
DE LA GUINGUETTE AUX VACANCES
PROSTITUTION
JEUX ET SPORTS
LE THÉÂTRE
DE NOUVEAUX SPECTACLES
QUATRIÈME PARTIE
CHAPITRE XXIII - Le Moyen Âge
LES MAILLOTINS
ARMAGNACS ET BOURGUIGNONS
LES ANGLAIS
LA RÉFORME
LA SAINT-BARTHÉLEMY
LA LIGUE
PRODROMES
LA PRISE DE LA BASTILLE
RETOURS À PARIS
LA CHUTE DE LA MONARCHIE
LA TERREUR
BRUMAIRE
LE SECOND EMPIRE
LE SIÈGE ET LA COMMUNE
BOULANGER
LES SCANDALES
DREYFUS
LA GRANDE GUERRE
LA LIBÉRATION
Annexes
Bibliographie
© Librairie Arthème Fayard, 1997
978-2-213-63972-7
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Les Archives (PUF, 1959; 4e édition, 1985).
Toute Histoire de Paris est une gageure. La France est ainsi faite, depuis
ces vingt siècles, que nombre de moments décisifs de l'histoire de France se
sont déroulés sur les rives de la Seine. «Paris vaut bien une messe. » «Paris
brûle-t-il ?» Henri IV et Hitler ont tout résumé, comme les cloches de la
libération de Paris sonnant à Rio en même temps qu'à Beyrouth. Tout cela
annonçait le difficile choix de l'historien qui veut écrire l'histoire d'une ville
d'exception sans écrire pour autant une nouvelle Histoire de France. J'ai
donc renvoyé en une quatrième partie, « Quand l'histoire de France se fait
à Paris », le récit événementiel de l'histoire politique que jalonnent les
coups d'État, les révolutions et les sièges, les humiliations et les heures de
gloire. Il m'a semblé souhaitable de proposer d'abord une analyse des
positions de la ville, de son peuplement, de ses forces et de ses faiblesses,
de ses originalités, de ses structures spatiales, de ses dynamismes sociaux
et économiques. J'espère que le lecteur adhérera à cette vue d'une Histoire
de Paris et des Parisiens où j'ai cherché à comprendre et faire comprendre
la ville avant de la conter. je n'ai pas renoncé pour autant à la conter.
J'aimerais dire ici ma gratitude envers les collègues et amis dont la
passion pour l'histoire de Paris a accompagné la mienne pendant trente ans.
Je pense tout Particulièrement à Jean-Pierre Babelon, Jean Dérens, Michel
Fleury, Yvonne-Hélène Le Maresquier, Michel Le Moël et Denis Maraval
ainsi qu'à tant de mes étudiants.
J. F.
Note: Il m'a semblé que lecteur aimerait se retrouver dans l'espace des
différents moments de l'histoire. Pour cette raison, j'ai indiqué entre
parenthèses - sans écrire à chaque fois «aujourd'hui» - les noms actuels des
places et rues mentionnées avec leur nom de l'époque. Je n'ai pu, pour des
raisons de place, évoquer les cinq ou dix noms que certaines ont portés de
siècle en siècle. Mon propos n'est là que d'aider le lecteur à situer l'histoire
dans un espace aujourd'hui connu.
CHAPITRE PREMIER
Les bases
LA SEINE
La première crue connue est celle de 583, que cite Grégoire de Tours.
Depuis, on ne peut les compter. La crue de 1196 menace à ce point la Cité
que Philippe Auguste se réfugie chez l'abbé de Sainte-Geneviève pendant
que l'évêque Maurice de Sully va cantonner à Saint-Victor; on fait alors
cesser la crue en portant en procession les reliques de la Passion venues à
cette fin de Saint-Denis. La crue de 1206 emporte trois arches du Petit-Pont.
Celle de 1281 envahit l'ancien lit de la Seine et contraint les Parisiens à
ramer pour sortir de la ville vers le nord. Le fleuve sort à nouveau de son lit
dans l'hiver 1296-1297. En 1393, la Seine emporte le Petit-Pont. En 1408,
c'est la débâcle qui emporte les deux ponts du petit bras et isole la rive
gauche pendant plusieurs semaines. La crue de 1432, qui bloque tout le
quartier de Grève et atteint même la place Maubert, désorganise pendant six
semaines la vie de la capitale de Bedford. Celle de 1499 emporte le pont
Notre-Dame. Celle de 1526 rend à ce point spongieux le sol de l'ancien
méandre qu'une maison proche du marché aux Pourceaux, vers le bas de
l'actuelle avenue de l'Opéra, s'écroule en tuant ses habitants. Les affluents
s'en mêlent, naturellement, et même la maigre Bièvre envahit en 1625 le
faubourg Saint-Marcel.
Les hauteurs de l'eau sont notées depuis 1651. Elle atteint alors 7,83 m.
Le plus haut niveau jamais atteint est celui de 1658 : 8,81 m. La moitié de
la ville est sous l'eau. En janvier 1665, l'inondation qu'a annoncée une
comète apparue dans la nuit de Noël met sous les eaux le cloître Notre-
Dame, les cours du Palais et la plupart des rues du quartier de l'Université.
En mars 1709, on n'atteint plus les ponts et la coupure de la ville aggrave la
crise d'approvisionnement qui ajoute les morts de faim aux morts de froid.
Non contente de s'attaquer de temps à autre aux ponts, la Seine s'en prend
aussi aux rives: en janvier 1721, c'est le quai des Orfèvres qui s'effondre. En
1740, l'île Louvier est totalement submergée. En 1764, l'eau atteint 8,09 m
La crue de décembre 1802 et janvier 1803 atteint le 3 janvier 7,45 m au
pont de la Tournelle, et l'eau couvre aussi bien l'esplanade des Invalides que
le bas des Champs-Elysées. En 1807, ce sont de nouveau les hautes eaux.
Les inondations se succèdent. On mesure 7, 20 m en décembre 1836, quand
le Palais de Justice doit être atteint en barque. En 1861, le Jardin des Plantes
est sous l'eau, et Bercy ressemble à Venise. Une forte crue, en mars 1876,
atteint encore 7,40 m. Quatre ans plus tard, la Seine emporte le pont des
Invalides.
Rendue célèbre par la presse et par les cartes postales alors qu'elle atteint
le 29 janvier le niveau exceptionnel de 8,62 m et qu'elle s'étend sur 473
hectares, la crue de janvier 1910 oblige les Parisiens à circuler en barque;
ils en marqueront le niveau sur leurs façades. Certains y voient l'effet de la
colère divine, cinq ans après la séparation de l'Église et de l'État. D'autres
parlent de l'Apocalypse et de la fin du monde. Il faut noter que la crue de
1910 est la première depuis la vulgarisation de la photographie d'amateur.
Bien des Parisiens en profitent pour photographier un Paris insolite.
L'eau noie les Tuileries aussi bien que les abords des Halles, de même
que la plaine de Grenelle ou les environs de la gare d'Austerlitz. Le Champ-
de-Mars, l'esplanade des Invalides et le Jardin des Plantes sont sous l'eau, et
l'on se félicite du système de compensation hydraulique inventé par Eiffel
pour sa tour, système sans lequel celle-ci aurait basculé dans le sol
spongieux. Naturellement, les îles ont disparu : le fleuve est continu, de la
rue de Rivoli au boulevard Saint-Germain. Sur la rive droite, la Seine
revient occuper une partie de son ancien méandre, de la Concorde à la
Trinité, à la gare Saint-Lazare et au faubourg Poissonnière d'un côté, de
Bercy au boulevard Voltaire de l'autre. Les maisons baignent dans l'eau. Il y
en a un mètre dans les Galeries Lafayette.
Hors quelques jours par an et quelques semaines plusieurs fois par siècle,
la Seine a donc toujours été navigable. Elle l'est même dès le Moyen Âge
jusqu'assez en amont, jusqu'à Nogent sur la Seine, jusqu'à Auxerre sur
l'Yonne. L'Oise est largement navigable jusqu'à Compiègne et Pont-
l'Évêque, l'Aisne l'est jusqu'à Neufchâtel. N'exagérons cependant pas cette
navigabilité. Les méandres de la Seine et de la Marne allongent
sérieusement la route. Même lorsque la guerre ou un accident n'a pas
embarrassé le chenal de navires coulés, la navigation suppose une parfaite
connaissance des courants, des pertuis et des ponts. Quant aux chemins de
halage, le moindre défaut d'entretien les rend impraticables.
La médaille a son revers: l'humidité règne. Les berges sont inondables et,
surtout, les zones proches sont, sur l'une comme sur l'autre rive, faites
d'alluvions marécageuses qui retarderont quelque temps l'urbanisation des
parties basses de la rive gauche et plus longtemps encore celle de certains
secteurs de la rive droite. Il en va de même des zones basses qui
représentent l'ancien méandre du fleuve, au pied des escarpements de
Chaillot, de Montmartre et de Belleville, Ménilmontant et Charonne. Il y a
là, pour longtemps, un marécage continu dont les eaux croupissantes et les
terrains spongieux sont d'abord une protection pour la ville - les textes
médiévaux donnent parfois à cette zone en arc de cercle le nom de Tutelle,
autrement dit protection - mais seront ensuite une limite à l'expansion. Par
temps de crue, les marais sont inaccessibles de la porte Saint-Martin à la
porte Saint-Antoine. Les deux régions les plus aptes à l'urbanisation sont
donc, de part et d'autre de l'île, la Montagne Sainte-Geneviève et les
émergences des actuels quartiers de l'Hôtel de Ville et du Temple. Tout le
problème de la topographie parisienne sera de conquérir les espaces
marécageux de la rive gauche pour faire d'une ville à trois sites une ville
unique et ceux de la rive droite pour en faire d'abord des terres cultivables,
les «coutures», puis faire d'une ville enfermée une ville ouverte.
Marécages mis à part, et hors des temps de crue, la Seine est un fleuve
large, dont les berges sont sous l'eau jusqu'à l'aplomb des actuelles maisons
des quais. Le chenal navigable se complète donc d'une zone de gravois que
les Parisiens ne tiennent pas à voir enlever car ils protègent les rives des
chocs provoqués une fois par an par la débâcle et de temps à autre par un
bateau désemparé. Lorsqu'en 1462 on autorise un affineur d'or et d'argent à
«laver» » les gravois, non pour y trouver des pépites mais pour y récupérer
les pièces de monnaie tombées du pont au Change et emportées par le flot,
le prévôt des marchands précise bien que l'affineur devra remettre les
gravois dans l'état où il les aura trouvés.
L'eau de la Bièvre sera fort utile à bien des artisans que leur activité
polluante écarte de la ville : tanneurs, teinturiers, bouchers. La teinturerie en
fera la célébrité. On l'appellera la rivière des Gobelins. Mais ce sera aussi,
jusqu'au XVIIIe siècle, la rivière des brasseurs, et les guinguettes se
multiplieront sur ses bords. De simples ruisseaux irriguent aussi la rive
gauche, comme ceux qui, nés à Montrouge, rejoignent la Seine l'un en aval
du Pont Neuf, l'autre près du pont Mirabeau. Sur la rive droite, le Fécan est
un véritable affluent, qui réunit les eaux des ruisseaux de Montreuil et des
Orgueilleux pour confluer dans le marécage de Bercy. Deux faux affluents
sont les collecteurs naturels des marécages de l'ancien méandre: ils
déversent dans la Seine leur faible flot, l'un sur l'actuel tracé du canal et du
port Saint-Martin, l'autre sur celui de la Concorde. N'oublions pas les
rigoles qui, sans constituer un ruisseau, ravinent à chaque pluie les pentes
des monceaux et des collines. Il en restera à Belleville des «Rigoues», et
aujourd'hui une rue des Rigoles.
Au début du XVIIe siècle encore, c'est ce carrefour qui frappera ceux qui
tenteront, comme le président de la Cour des monnaies Claude Fauchet, de
définir la position de Paris : «aidée de dix-sept rivières portant bateau et se
rendant en Seine», Paris se peut «aider de toutes les commodités de la
France».
DES ÎLES
C'est au XVIIe siècle que la montée du prix des terrains conduit à mettre
en œuvre des espaces fâcheusement déserts au cœur d'une ville où l'on
chasse le terrain à bâtir. La plus grosse opération est celle qui, en 1614,
constitue l'île Saint-Louis en comblant, à grand renfort de gravois et de
terres apportées, l'étroit chenal qui, à l'emplacement de la future rue
Poulletier, séparait l'île Notre-Dame et l'île aux Vaches. Celles-ci étaient
précédées de l'île basse dite île aux Javiaux, rebaptisée île Louvier au XVIe
siècle et occupée par des dépôts de bois. C'est seulement vers 1840 que l'on
comble à son tour le chenal qui la séparait de la rive droite : en résultera
l'îlot aujourd'hui compris entre le quai Henri IV et un boulevard Morland
qui occupe l'emplacement de l'ancien bras septentrional de la Seine. Le
cœur de Paris ne comprend plus que deux îles.
Le petit bras d'eau qui coulait entre l'île des Cygnes et la rive gauche
s'ensablait. On le comble en 1773, agrandissant ainsi le quartier du Gros-
Caillou d'un espace qu'occupent maintenant le port de la Bourdonnais et le
quai Branly.
Une opération en sens inverse est conduite en 1825. Une langue de terre
qui affleure au milieu de la Seine entre Chaillot et la plaine de Grenelle est
aménagée en allée, reliée aux rives par le pont de Grenelle, alors en cours
d'achèvement. En souvenir de l'île disparue, on l'appellera officiellement
l'allée des Cygnes, et les Parisiens parleront de nouveau de l'île aux Cygnes.
Il s'agissait d'aménager un port; le résultat sera une promenade.
Entre l'Oise et la Marne, il est donc sur la Seine d'autres îles que la Cité.
Celle qui voit s'élever l'agglomération de huttes qu'on appelle Lutèce offre
l'avantage d'une étendue relativement importante. Le franchissement du
fleuve y est aisé, l'installation possible et la sécurité assurée: c'est l'île la
plus grande et la plus ferme, la future Cité.
Le sol de cette île, notons-le, est alors à quelque sept mètres sous le
niveau actuel, qui résulte des remblais accumulés pendant deux mille ans.
C'est une île basse, qu'envahit la moindre crue et que ronge en tout temps
l'érosion. En temps normal, sa superficie est de neuf hectares : à peu près la
moitié de l'île actuelle (17 ha), constituée par le rattachement à l'île
principale des cinq îlots qui la côtoyaient et forment aujourd'hui le quai des
Orfèvres et les côtés de la place Dauphine.
DES ARBRES
Si le site de Paris ne paraît pas avoir été jamais boisé, il est entouré d'une
forte ceinture forestière. À l'époque gauloise, elle environne Lutèce de
toutes parts. Vers l'an mil, elle est encore particulièrement dense vers l'ouest
et le sud-ouest, entre le Gâtinais et la Laye, plus divisée par des vallées sur
le reste du pourtour, avec les grosses forêts de Bière, de Brie et de Senlis.
Les défrichements des XIIe et XIIIe siècles entament sérieusement ce
manteau forestier, dont subsistent à la fin du Moyen Âge quelques bois de
chasse et d'exploitation. L'essentiel du bois de chauffage viendra alors des
régions de l'Oise et de l'Aisne. Aux temps modernes, les espaces boisés sont
devenus secondaires par rapport aux villes, et on cesse de parler de la Laye,
de la Bière et de l'Yveline pour parler des «forêts» » de Saint-Germain, de
Fontainebleau et de Rambouillet. Plus proche de Paris, la forêt de Rouvray
devient le bois de Boulogne.
En ville, les plantations ont toujours fait appel, pour les jardins et les
voies pourvues d'arbres, à quelques essences bien adaptées au climat,
l'orme, le tilleul, voire le sycomore et l'érable. Sont ensuite apparus le
robinier et le marronnier au XVIIe siècle, l'érable et le platane anglais au
XIXe. Victimes de maladies, le vernis du Japon et l'orme ont pratiquement
disparu à la fin du XXe siècle. Mais les espèces exotiques sont apparues,
comme le chêne rouge d'Amérique, le poirier de Chine, le noisetier de
Byzance, le ginko biloba, le liquidambar ou le micocoulier de Provence. On
compte aujourd'hui 49 espèces, avant tout le platane et le marronnier.
L'arbre fruitier de Paris, c'est par excellence le cerisier. Mais le prunier, le
noyer et l'amandier viennent bien, on rencontre des figuiers, et la vigne se
plaît, même après le refroidissement des XIVe et XVe siècles. On la trouve
sur tout le pourtour de Paris, aux portes de la ville comme au Pré-aux-
Clercs aussi bien que sur les hauteurs du voisinage comme Montmartre ou
Chaillot, Suresnes et Meudon. On la trouve même dans les zones peu
favorisées par le relief et le sol, à Ivry, à Vitry, à Montreuil-sous-Bois. Elle
atteint les abords de la ville, où la «ville Saint-Marceau», disons le faubourg
Saint Marcel, est encore au XVIe siècle un gros bourg de vignerons. Des
clos de vigne occupent même toujours, au XVe siècle, d'importants espaces
de la rive gauche. Quant aux zones inondables, elles sont faites d'alluvions
fertiles qui favoriseront les cultures maraîchères. La ville pourra vivre de sa
proche banlieue.
L'homme est apparu tôt dans la région. Venus de l'Europe centrale, les
hommes du néolithique sont là au début du Ve millénaire. On retrouvera sur
le site du Louvre des vestiges appartenant au faciès danubien. L'île qui sera
la Cité est alors habitée. On chasse, à preuve ces os de mammouths, de
cervidés et de rennes trouvés en 1866 dans une sablière du quartier
Beaugrenelle, et l'occupation humaine est confirmée par les restes d'habitat
rural et de sépultures d'époque néolithique dégagés dans la cour Napoléon
et la cour du Carrousel du Louvre. Des silex taillés retrouvés en 1912 place
du Châtelet laissent penser qu'un atelier préhistorique avait eu place sur la
rive droite. C'est également sur la rive droite, à l'emplacement des entrepôts
de Bercy en cours de démolition, que l'on a retrouvé en 1991-1992 des
pieux de construction, des pierres polies du néolithique moyen, des outils
d'os et de bois de cerf, de petits objets de bronze, des céramiques et, plus
étonnant encore, cinq pirogues de chêne, jadis longues de quelque cinq
mètres, datables de l'époque chasséenne, entre 4200 et 3400 avant notre ère.
Bref, le site de la future Lutèce a bien été occupé au cours du Ve et même
au début du IVe millénaire, et il n'a cessé de l'être jusqu'au début de l'âge du
fer, jusqu'à l'époque de Hallstatt, vers 800 ou 700 av. J.-C.
Sans doute, pour réelle qu'elle fût, la navigation sur la Seine était-elle
encore secondaire dans le choix du site : l'habitat principal des Parisiens du
néolithique n'était pas dans l'une des îles au milieu du fleuve mais sur un
éperon rocheux de la rive gauche, entre les emplacements actuels de la
Salpêtrière et de Villejuif. De là, on surveillait mieux le site.
Les objets de l'âge du bronze, armes, outils et bijoux, que l'on a trouvés
dans le lit de la Seine attestent en revanche une navigation commerciale
active dès le IIe millénaire. Entre 1800 et 800, l'âge du bronze avait vu
d'autres populations occuper l'île : on y a retrouvé des outils et des pièces
d'armement, ainsi que les traces d'une installation de fonte du métal.
Sans doute est-ce dans ces décennies qui précèdent l'arrivée des légions
romaines que Lutèce annexe pour une part la rive gauche. On retrouvera en
1994 sous le boulevard Saint-Michel une route damée de silex, qui pourrait
témoigner d'une circulation de chariots vers la grève de la rive gauche, donc
vers un port situé en aval du Petit Pont.
LA BATAILLE DE LUTÈCE
Le temps travaille pour les Gaulois. César est en train d'échouer devant
Gergovie, et ses ennemis se multiplient. Labiénus ne pense plus qu'à
dégager son armée d'une entreprise excessivement éloignée de ses bases.
Mais dégager signifie livrer combat, car une retraite que harcèleraient les
Parisii, en attendant les Sénons, serait vouée à la catastrophe. Labiénus
tente donc une manoeuvre subtile et complexe. Il va prendre les Gaulois à
revers.
En pleine nuit, les bateaux descendent le fleuve en silence. Ils gagnent les
berges de la plaine de Grenelle et, là, attendent les trois légions qui, ayant
passé la Bièvre à gué, coupent en ligne droite à travers la Montagne Sainte-
Geneviève. Cinquante bateaux font passer les légions sur la rive droite en
quelques quarts d'heure.
Quoi qu'il en soit du site, le combat qui s'engage est inégal. Camulogène
ne dispose pas de tous ses hommes, une troupe étant allé occuper
Montmartre pour disposer d'un observatoire. Avant que les renforts gaulois
ne reviennent vers le champ de bataille, les Romains ont fait un carnage.
Camulogène est parmi les morts. Les survivants s'enfuient. Les observateurs
sont délogés de Montmartre. Au soir, Labiénus est maître d'une Lutèce
incendiée, mais maître d'une position qui a gardé tous ses avantages. Rome
peut contrôler le bassin de la Seine moyenne. Il ne sera que de rétablir les
ponts.
Sur l'instant, les Romains s'en vont, mais ils reviennent vite, et nul ne
s'oppose plus à eux après l'affaire d'Alésia à laquelle participent largement
les Parisii, avec un contingent envoyé en renfort à Vercingétorix (septembre
52) et l'écrasement du soulèvement tardif des Bellovaques de Beauvais (51).
Des Romains s'installent à Lutèce. Les Gaulois y demeurent.
De la Lutèce gauloise, il subsiste alors peu de chose. L'oppidum a été
ruiné. Les Parisii frappent encore de la monnaie, mais de bronze. Pour
reconstruire les habitations de l'île, on arase ce qui reste de ruines calcinées.
Les fouilles de 1965-1972 retrouveront ce sol brûlé, à sept mètres au-
dessous du sol actuel. Surtout, une ville nouvelle s'élève rapidement sur la
rive gauche, profitant de la hauteur qui sera pour l'histoire la Montagne
Sainte-Geneviève.
DE LUTÈCE À PARIS
Les nautes ne sont pas moins sûrs de leur place dans la Cité quand, au
tournant des IIe et IIIe siècles, ils offrent à leurs compatriotes tout ou partie
des grands thermes du nord (auj. Musée de Cluny) et marquent le
monument en plaçant aux retombées des amples voûtes de la salle froide ce
qui est une véritable signature : des consoles ornées des proues, sans
éperon, de navires marchands chargés d'armes que l'on voit, entassées, au-
dessus des bordages qui portent les rames. Lutèce est la ville des nautes, la
ville du fleuve. Le port, probablement établi dans l'île, sur la rive nord-est
où sera plus tard le port Saint-Landry, mais peut-être déjà doublé par la
grève de la rive droite qui donnera son nom à la principale place de la ville,
voit passer les armes produites par les ateliers du Nord et de l'Est.
Ville ouverte qui n'a jamais obtenu le statut de colonie romaine, Lutèce
est de fait une cité lorsqu'en 212 l'édit de Caracalla donne à tous les
habitants de l'empire la citoyenneté romaine. Lors de l'organisation
administrative de la Gaule romaine, la cité des Parisii est intégrée dans la
province de Quatrième Lyonnaise, dont la capitale est Sens. De ce fait, la
carte ecclésiastique s'étant modelée sur la carte administrative, Paris sera
jusqu'au XVIIe siècle un évêché suffragant de l'archevêque de Sens. Il
faudra l'ambition et l'entregent de l'évêque Jean-François de Gondi pour
obtenir en 1622 du pape Grégoire XV l'érection du siège de Paris en
archevêché.
C'est la fin de la ville romaine ouverte sur la rive gauche. Elle est, à
l'évidence, indéfendable. On se replie sur l'île. Pis encore, on détruit les
monuments de la rive pour récupérer les beaux blocs de pierre de taille dont
on se sert pour rétablir et renforcer l'enceinte de la Cité. Ainsi des bas-
reliefs provenant des thermes ou du forum seront-ils retrouvés, lors des cinq
campagnes de fouilles menées de 1847 à 1971, dans le sous-sol des abords
de Notre-Dame ou du Palais de Justice. Certes, tout le monde ne trouve pas
place dans une Cité déjà encombrée d'un palais, d'un temple, d'une église et
d'une basilique civile, et que ses berges inondables font sensiblement plus
étroite que l'île actuelle : les vestiges du mur d'enceinte retrouvés à l'aplomb
du flanc sud de Notre-Dame et de la rue Chanoinesse reportent de cinquante
à quatre-vingts mètres en arrière du quai actuel les limites de la Cité
romaine. Les quartiers de la rive gauche sont cependant encore habités,
surtout entre les périodes d'insécurité, et l'on va jusqu'à faire au IVe siècle
du forum une petite place forte. Il n'est pas exclu que le Paris des
Mérovingiens compte encore quelques milliers d'habitants hors de l'île, et
les fondations religieuses qui se multiplient aux VIe et VIIe siècles sur la
rive gauche semblent témoigner, sinon pour une population dans la ville
romaine, du moins contre la concentration de toutes les activités dans la
Cité.
Structures
CHAPITRE II
Les Parisiens
Les choses ont changé après 1945. De 1936 à 1939, les congés payés
n'ont pas eu le temps de bouleverser, à raison d'une ou deux semaines par
an, des mentalités fortement ancrées. La guerre interrompt brutalement
l'évolution, et crée de nouvelles attitudes : il est des Parisiens pour avoir
reçu de la campagne des colis de vivres hebdomadaires, et il en est pour se
rappeler que la campagne n'a manqué de rien pendant qu'on faisait des
heures de queue à Paris pour une livre de carottes. En captivité, Parisiens et
provinciaux se sont retrouvés solidaires. Après la guerre, congés, transports
rapides et résidences secondaires introduisent une mutation dans le rapport
du Parisien à la province, et plus précisément à la campagne, où il se fait
plus fréquent. Qu'il ait un jardin en banlieue ou une maison dans un village,
il distingue une bêche d'une pelle, et cesse de prendre du blé pour de
l'herbe. On ne le connaît plus seulement pour le 75 qui orne sa voiture, et
qui est d'ailleurs plus souvent depuis 1964 un 94 ou un 78. Le prix des
logements parisiens lui fait envisager une retraite rurale à laquelle son
grand-père né à la campagne n'aurait jamais songé. Il fait donc un effort
d'insertion, que favorise l'intérêt nouveau pour l'écologie.
Dans le même temps, le paysan qui n'allait jamais à Paris s'est mué en un
agriculteur moderne qui fréquente les salons professionnels, suit la vie du
monde dans la presse et à la télévision, gère son exploitation à l'ordinateur.
Le Parisien au panama méprisait le paysan en sabots. Il n'a plus l'idée de
mépriser le paysan qui travaille en bluejeans et lave sa vaisselle à la
machine. Le paysan qui charriait les gerbes à bout de bras trouvait que le
Parisien gagnait sa vie sans se fatiguer. Le conducteur d'une moissonneuse-
batteuse ou d'une faucheuse-botteleuse ne croit pas, comme la Parisienne
Mme de Sévigné, que faner soit batifoler dans une prairie, mais il ne croit
pas non plus que le travail du Parisien soit reposant.
«Il n'est bon bec que de Paris», dit avec François Villon le provincial
échoué à Paris. Au vrai, c'est penser cela qui fait le Parisien. Faut-il
s'étonner, dans ces conditions, que la langue parisienne soit dans son
vocabulaire le fruit d'une juxtaposition d'apports et dans sa prononciation
celui d'une neutralisation de chaque apport par les autres? Un certain parler
s'est longtemps transmis dans le petit peuple. Le trait le plus marquant en
était l'extrême ouverture du e dans les sons el et er. Villon en témoigne déjà,
qui fait rimer Merle et Marle. Au temps de Louis XIV, un dialogue comique
met en scène un nommé Piarot. Du côté de Belleville ou de Ménilmontant,
dans ces quartiers populaires où s'installent après 1860 bien des ouvriers
chassés du centre par les grandes opérations d'urbanisme, on dira longtemps
conciarge ou Piarrot. L'écoute de la radio et de la télévision auront eu raison
de ce dernier vestige de la langue des crocheteurs.
ESTIMATIONS
Les massacres de 1413 ont fait fuir les partisans du duc d'Orléans. La
terreur armagnacque a banni bien des Parisiens connus pour être
Bourguignons de cœur. Les événements de 1418 font partir ceux qui
craignent pour leur vie, mais aussi ceux que la ruine de la place d'affaires
conduit à chercher ailleurs un meilleur établissement. En général, ceux qui
partent ainsi sont des notables. Les étrangers qui ont échappé aux vagues de
xénophobie sont parmi les partants. L'isolement du Paris anglo-bourguignon
détermine à son tour le départ de gens modestes, qui fuient les disettes, les
bas salaires d'une ville asphyxiée, les dettes qu'ils ne pourront jamais
rembourser et la cherté des loyers qui suit les remuements monétaires
incohérents auxquels procède le gouvernement de Bedford. Le pauvre
peuple rêve de manger à la campagne, sinon bien, du moins un peu plus
qu'en ville. Quand on en est à manger des orties sans graisse, les bords de
route sont mieux pourvus que les rues parisiennes. Bien sûr, il y a en sens
contraire l'arrivée de réfugiés, de ces gens du plat pays voisin qui pensent
trouver en ville une sécurité que leur refuse dans les villages la divagation
des bandes armées. Certains arrivent même avec leur bétail. Bien peu
demeurent plus de quelques semaines, mais le Parisien voit deux choses : le
désordre et la hausse des prix alimentaires. À vrai dire, la hausse des prix
tient aux mêmes causes que l'exode rural : l'insécurité à la campagne
compromet la production. Pour autant qu'on puisse tirer quelques
estimations des rôles fiscaux conservés pour les années 1421-1423, Paris ne
compte plus en ces années-là que quelque 80 000 ou 100 000 habitants : la
capitale a au moins perdu un habitant sur deux, ce que confirme la place
prise dans le tissu urbain par les terrains vagues et les bâtisses délabrées.
Une chose est sûre. Paris est toujours la plus grande ville d'Occident, et
de loin. Au XVIe siècle, Rouen dépasse à peine les 50 000 habitants, Lyon
va vers les 100 000, Venise dépasse quelque peu les 150 000 et Milan en a
environ 180 000.
Dans les limites du Paris actuel, on compte de 550 000 à 600 000
habitants en 1801, 700 000 en 1817, près de 800 000 en 1831. Le million
est sans doute atteint vers 1845, la densité du centre ne cessant de croître.
La croissance s'accélère sous le Second Empire : 1 280 000 en 1851, 1 850
000 à la chute de l'Empire en 1870, soit une augmentation de 48 % en vingt
ans, explicable par l'urbanisation des quartiers périphériques et par
l'annexion des villages voisins en 1860. Mais le mouvement continue après
le Siège et la Commune. Les deux millions sont atteints en 1877. Le
recensement de 1881 fait apparaître 2 270 000 Parisiens. Après un
ralentissement dans les années 1880, la croissance reprend dès la fin de la
crise, vers 1896. En 1899, il y a 2 500 000 Parisiens. Le mouvement
s'accélère au XXe siècle. On compte 3 800 000 Parisiens en 1906. Ils seront
4 150 000 en 1914.
MORTALITÉS
Rien d'étonnant à ce que, dans une ville qui est depuis le XIIe siècle un
monstre démographique et où l'entassement engendre la promiscuité, les
épidémies prennent rapidement un caractère dramatique. Il faut ajouter ces
saignées à celles que produisent les accidents climatiques et leur incidence
sur la mortalité. En bien des cas, d'ailleurs, l'affaiblissement de la
population par une trop longue période de malnutrition favorise, à Paris
comme ailleurs, la propagation et l'aggravation des maladies.
Car on meurt de faim à Paris, et pas seulement les misérables. Trois étés
pourris en 1314-1316, et l'on charrie les morts à pleines charrettes. Dans les
années 1430, le journal d ûn Bourgeois de Paris fait état de plusieurs
famines. À la fin du XVIe siècle, le siège de 1590 provoque une extrême
misère dans une population que grossissent les réfugiés de la campagne
voisine. Là encore, on meurt de faim : le siège fait de vingt à trente mille
victimes. Sous Louis XIV, les famines de 1662 et 1692-1693 restent
longtemps dans les mémoires. Il suffit d'un été diluvien, en 1708, pour
donner lieu à un accaparement spéculatif et donc à un enchérissement des
blés. Ajoutons la crue de 1709, qui interdit pendant quatre mois toute
navigation, donc l'arrivée des bateaux de grain, et la vague de froid de
janvier-mars, qui frappe naturellement les pauvres plus que les riches. Celui
qui ne peut payer son pain n'achète pas davantage la bûche. Morts de froid,
morts de faim, c'est la même chose, et l'on compte par dizaines de milliers –
peut-être trente mille – les victimes de ce terrible hiver. L'été qui suit n'est
pas meilleur : le gel de l'hiver prolongé – il gèle encore à la mi-mai – a
achevé de ruiner la récolte, et les blés sont de plus en plus chers. Les
mesures de charité publique prises par d'Argenson ne suffisent pas : le pain
bis manque pour les distributions aux pauvres. Une autre famine frappe
Paris en 1715. On reviendra sur le rôle de la disette dans les prodromes de
la Révolution. La dernière grande famine, si l'on met à part celle du siège de
1871, est celle des années 1845-1848 : le prix du pain flambe et le marché
des autres denrées alimentaires s'essouffle.
Les épidémies sont rares entre l'an mil et le début du XIVe. C'est la grave
crise frumentaire consécutive à trois années de récoltes pourries qui donne à
la mortalité de 1314-1316 son caractère dramatique. On avait cru que ce
genre d'accident appartenait au passé. La Peste noire survient brutalement,
mais sur une population sous-alimentée par l'effet de plusieurs mauvaises
récoltes. Des galées génoises l'apportent de Crimée à Marseille. Elle frappe
toute la France du Midi. Des navires de Bordeaux contaminent la
Normandie. Paris est atteint à la fin d'août 1348. Les couches modestes de
la population paient le plus dur tribut, les gens aisés ayant parfois jugé
opportun de s'isoler dans leurs propriétés de la campagne voisine. Du
bourgeois au chanoine, on se protège. On compte quand même parmi les
morts l'évêque de Paris, Foulque de Chanac. La peste ne cessera qu'au début
de 1350.
BILANS DÉMOGRAPHIQUES
Un autre phénomène doit être noté : les départs pour la province à l'âge
de la retraite - aujourd'hui 115 000 départs pour 29 000 arrivées dans la
tranche d'âge des plus de 55 ans - font de la population francilienne une
population relativement jeune et donc plus féconde que la moyenne
nationale. On y compte 144 000 naissances pour 84 000 décès en 1962, et
170 000 naissances pour 82 000 décès en 1990 : en trente ans, le solde
positif est passé de 60 000 à 90 000. Ce mouvement, qui tient pour
l'essentiel à l'inadaptation des revenus du retraité à la hausse du coût du
logement, mais qui procède aussi de la recherche de loisirs jusque-là
réservés aux temps de vacances (jardinage, pêche, chasse), a d'étonnantes
conséquences statistiques : Paris est l'une des villes où l'on meurt le moins.
Comme les femmes seules sont moins portées au départ que les ménages, il
en résulte un déséquilibre des sexes au-delà de 75 ans : 218 femmes pour
100 hommes. Il ne faut pas en sous-estimer les conséquences sur la
structure des familles : ainsi l'éloignement des grands-parents au moment
où leur présence pourrait être utile aux jeunes ménages chargés d'enfants.
Encore faut-il rappeler que le domestique, s'il perd une part de son
indépendance sociale et de son droit à une vie familiale, est souvent assuré
d'un logement : un sur deux, au XVIIIe siècle, est logé gratis, alors que la
proportion est de un sur vingt chez les salariés du commerce ou de
l'artisanat. Il est normalement certain d'une nourriture qui, bien sûr, compte
dans la négociation de son embauche mais qui a le mérite d'être garantie.
Alors que le pouvoir d'achat du salarié ne cesse de se dégrader entre 1720 et
1790, ces deux «avantages en nature » ne laissent personne indifférent. On
compte alors quarante mille domestiques assez aisés pour payer la
capitation. Beaucoup finissent par fonder une famille, et laisseront quelques
rentes à leurs héritiers. Entre-temps, ils ne se seront pas privés de parler
haut à leurs maîtres, non plus que d'être fouettés pour cela ou autre chose.
La fortune de la bourgeoisie multiplie au XIXe siècle les fonctions
domestiques. Le plus modeste bourgeois ne saurait se passer d'une «bonne à
tout faire», à la fois cuisinière et femme de chambre, et le financier brille
par ses laquais en livrée autant que par la réputation de son cuisinier et la
vigueur de son cocher. Vers 1840, on compte 67 500 domestiques : 7 % de
la population, inégalement répartis entre les beaux quartiers de l'ouest - de
la Concorde au Roule – et les quartiers populaires où les seuls domestiques
sont ceux de quelques patrons artisans. Parmi ces domestiques, les femmes
sont largement majoritaires : 2,5 femmes pour un homme.
DES PROVINCIAUX
En 1833, il n'y a toujours qu'un Parisien sur deux pour être né à Paris. Un
sur vingt-cinq est né à l'étranger. Il en vient des régions voisines, Île-de-
France, Champagne, Bourgogne, Normandie, Picardie, Nord. A part les
Auvergnats, peu de Parisiens proviennent du Midi ou de la Bretagne,
régions encore lointaines jusqu'au chemin de fer. Et Balzac de dauber : « Il
y a plus d'étrangers et de provinciaux que de Parisiens. Qui est né à Paris
peut rarement dire que ses parents et ses grands-parents ne sont pas venus
de province.
Mais l'immigration conduit souvent vers Paris des provinciaux qui n'y
trouvent guère l'activité attendue. Les moins déçus ont longtemps été ceux
qui venaient se placer comme domestiques : les gages étaient réellement le
double de ce qu'on trouvait en province. La ville n'est pas seulement
l'aboutisement de toutes les ambitions, elle est aussi celui de toutes les
illusions et de toutes les misères. Sous la Monarchie de Juillet, Paris se
peuple de marginaux, et les premiers arrivés manifestent volontiers leur
mépris à l'égard des derniers. À les entendre, la capitale devient une ville de
nomades, de vagabonds, de barbares. C'est aussi, tout simplement, une ville
de chômeurs. À la fin du Second Empire, l'Assistance publique a en charge
130 000 indigents, soit deux fois plus qu'en 1850 : le quasi-doublement de
la population s'accompagne d'un réel doublement du peuple misérable. Un
Parisien sur seize n'a donc pas les moyens de vivre, et il faut y ajouter un
nombre égal de travailleurs aux lendemains incertains, capables de tomber
du jour au lendemain dans l'indigence. Cette immigration de pauvres gens
en quête d'emploi à faible spécialisation présente tous les effets d'un
mouvement à dominante masculine. Sans être un malandrin, le nouveau
Parisien est un client tout trouvé pour les taverniers et pour les prostituées.
L'importance de ces deux professions leur doit beaucoup.
Ceux qui ont chanté Paris sont plus souvent des amoureux de la ville que
des enfants de celle-ci. S'il s'est trouvé de vrais Parisiens pour se dire,
comme le poète Léon-Paul Fargue, le «piéton de Paris », ou pour donner à
la ville, comme Haussmann, un nouveau visage, faut-il rappeler que
François Villon était un Bourbonnais, Offenbach un Rhénan de Cologne,
Toulouse-Lautrec un Albigeois, Eiffel un Bourguignon, Francis Carco un
Corse né à Nouméa?
Si l'on excepte le monde diplomatique et les étrangers de passage, le
Paris de 1900 est surtout constitué par des populations d'origine française. Il
en résulte une unité de langue. Au reste, la possibilité de «monter à Paris»
et d'y trouver un emploi dans les services publics comme dans le commerce
ou l'industrie est alors l'un des arguments forts de la lutte menée par les
instituteurs ruraux contre les parlers locaux globalement dénommés patois.
Les accents régionaux demeurent, mais la rareté des retours dans les régions
d'origine - il n'y a ni congés payés ni résidences secondaires - ne les laisse
que peu dépasser la première génération. La deuxième prend l'accent de
Paris. Jusqu'à l'installation d'une forte population musulmane après 1960,
Paris est une ville largement catholique. On compte vers 1830 quelque
quinze à vingt mille protestants et six à dix mille juifs. Ils demeurent
minoritaires, même après l'apport consécutif à la perte de l'Alsace. Après
1871, il y a à Paris une quarantaine de milliers de réformés et vingt-cinq
mille juifs. Même si leur place dans la société est sans relation avec les
proportions démographiques, Paris est une ville catholique. Les enfants sont
baptisés et font leur Première Communion. On se marie à l'église. On y
célèbre les services funèbres. La pratique, en revanche, n'est pas unanime.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale comme au milieu du XIXe
siècle, en ville, dix pour cent de la population qui se dit catholique
fréquente l'église le dimanche. Dans les banlieues ouvrières, malgré les
efforts de l'Action catholique ouvrière et notamment de la Jeunesse
chrétienne ouvrière (la JOC, fondée en 1927), le pourcentage est
insignifiant, la déchristianisation des ruraux transplantés à la ville étant le
plus souvent immédiate. C'était vrai avant la révolution industrielle. Ce l'est
encore plus après.
ABANDONS D'ENFANT
Les juifs sont présents, sinon nombreux, à Paris dès le VIe siècle.
Grégoire de Tours mentionne leur présence. Les conciles de Paris (614),
Clichy (626) et Paris (846) leur interdisent les fonctions publiques. Tout le
monde se félicite en revanche de les voir commerçants ou artisans. Louis le
Pieux les prend sous sa protection, mais le mouvement se dessine déjà qui
conduit bien des juifs du nord de la France vers des terres plus accueillantes
du Midi ou de l'Est.
Louis VIII amorce en 1223 le refus d'encadrer avec la caution royale une
activité, l'usure, interdite aux chrétiens. Saint Louis va plus loin. En 1240,
alors que l'Inquisition commence de mêler la lutte contre le judaïsme et la
lutte contre l'hérésie cathare en taxant d'hérésie un Talmud accusé de
détourner les juifs de la Bible, la justice royale fait brûler à Paris sur ordre
du pape Grégoire IX vingt-quatre charrettes pleines de manuscrits
talmudiques, ce qui détruit l'essentiel de la production des écoles
talmudiques et condamne souvent les nouveaux commentateurs, les
tossafistes du XIVe siècle, à travailler de mémoire. L'école de Paris
demeure cependant active.
C'est alors que prend place un épisode qui pèsera lourd dans les
mentalités antisémites de Paris : l'affaire de Jonathas. En 1290, une vieille
femme vient se plaindre de l'usurier qui aurait exigé, pour lui rendre ses
hardes mises en gage, qu'elle lui remette l'hostie consacrée qu'elle recevrait
à la messe de Pâques à Saint-Merry. Le juif a, dit-elle, profané l'hostie.
Poignardée, celle-ci a saigné. Bouillie, elle a rougi l'eau. Elle s'est enfin
envolée. Jonathas sera brûlé vif, et sa maison confisquée. On construira à
l'emplacement de celle-ci une chapelle, puis une maison hospitalière, plus
tard dite couvent des Billettes (rue des Archives). On y conservera comme
une précieuse relique un petit couteau, le «canivet» du crime.
Le retour autorisé par Charles V n'a d'autre raison que fiscale. Accordée
en 1359 lorsqu'on sait qu'il va falloir payer les conséquences de la défaite,
la permission de s'établir est renouvelée jusqu'en 1394. Mais le prix à payer
est assez élevé pour que, seuls, les juifs aisés en profitent, y trouvant malgré
tout un intérêt pour leurs affaires. Tous sont alors réputés juifs du roi, et
soumis à la juridiction d'un garde, choisi parmi les princes. Ce sont ces
hommes d'affaires juifs que frappe surtout le non-renouvellement de la
tolérance en 1394. Entre-temps, la Juiverie du quartier Saint-Bon a retrouvé
vie. Après 1394, c'en est fini. On ne trouve plus à Paris que des juifs isolés,
tolérés pour des raisons individuelles. Il n'en reviendra en nombre qu'au
début du XVIIIe siècle.
ÉTRANGERS
C'est au XIIIe siècle que les Lombards, qui fréquentaient les foires de
Champagne, s'établissent à Paris. Siennois, Florentins et Lucquois sont déjà
nombreux à la fin du règne de saint Louis, et les grandes compagnies
commerciales et bancaires sont présentes, à côté de quelques marchands
individuels. Sous Philippe le Bel, on les trouve groupés autour de la Croisée
de Paris, vers Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Saint-Merry et Sainte-
Opportune, ainsi qu'autour des Halles. Ils sont rue de la Vieille-Monnaie,
rue des Arcis et surtout dans cette Buffeterie qui devient vers 1320 la rue
des Lombards. Boccace entretiendra lui-même la légende selon laquelle il y
serait né.
Ils vont devoir supporter des vagues de xénophobie. Les Parisiens aisés
sont jaloux, les pauvres confondent dans une même haine de l'usurier les
Lombards et les juifs, et le roi est tenté de percevoir des rançons, voire de
saisir les biens. En 1291, Philippe le Bel expulse les Lombards. Mais les
Toscans Biche et Mouche s'emploient à faire revenir leurs compatriotes. En
1347, c'est Philippe VI qui chasse les usuriers lombards. Les grandes
compagnies n'en continuent pas moins à tenir la place. À la fin du siècle, les
Lucquois dominent le marché bancaire. Mais la xénophobie reparaît à
chaque mouvement social. On brûle les maisons des Lombards pendant
l'affaire des Maillotins, pendant les manifestations cabochiennes, pendant la
terreur armagnacque. Vers 1420, la confiance s'étant érodée et la sécurité
des créances étant compromise, les Lombards ont pratiquement déserté la
capitale. On en reverra quelques-uns après 1450, et souvent parce que
devenus étrangers au milieu des affaires. Raoul Spifame, cet avocat
contemporain de Henri II qui publie des arrêts imaginaires, a bien oublié les
origines bancaires des Lucquois Spiefami.
Épouse au XIe siècle de Henri Ier, Anne de Kiev ne paraît pas avoir
amené grand entourage de Russes ou d'Ukrainiens. Quelques brodeurs
d'Europe centrale semblent avoir profité de la venue d'Isabeau de Bavière
pour s'établir à la fin du XIVe siècle. On ne saurait en dire autant de
Catherine de Médicis : c'est toute une cour italienne qu'elle fait ou laisse
venir à Paris, au point de susciter chez les Français une réaction xénophobe.
Déjà implanté à Lyon, le banquier florentin Antonio de Gondi vient servir la
reine à Paris où sa postérité comptera des évêques de Paris (le cardinal-
évêque Pierre de Gondi, l'archevêque Jean-François de Gondi et le célèbre
Jean-François de Gondi, le coadjuteur de la Fronde, futur cardinal de Retz),
un maréchal de France (le maréchal Albert de Gondi, duc de Retz) et un
général des galères (Philippe-Emmanuel de Gondi). Autre client de la reine,
le Milanais Renato Biragha est chancelier de France après Michel de
L'Hôpital. Veuf, il entre dans les ordres et devient cardinal. Germain Pilon
fera son tombeau à Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers. Son frère Charles
est conseiller du roi.
Pour temporaire que soit le plus souvent leur séjour à Paris, il ne faut pas
oublier les étudiants. S'il est impossible de les dénombrer exactement dans
la diversité de leurs inscriptions, on compte actuellement à la Cité
universitaire cent vingt-quatre nationalités. Quant aux diplomates,
accrédités auprès de la République française ou d'une organisation
internationale, ils représentent environ cent quatre-vingts pays.
À peine Labiénus a-t-il mis la main sur le chef-lieu des Parisii que la petite ville
est reconstruite dans l'île, autour d'une rue transversale qui joint les deux ponts. Déjà,
on bâtit à la manière romaine, avec des maisons de pierres jointes au mortier. Les
ponts sont fortifiés à leur débouché sur les rives. Un palais s'élève à la pointe
occidentale de l'île, là où s'étendra le palais royal, l'actuel Palais de Justice. À l'est,
un sanctuaire marque probablement l'emplacement de ce qui sera la cathédrale. On
pourrait s'en tenir là.
La paix romaine procure vite une autre possibilité. Dès lors que la position cesse
d'être défensive, plus n'est besoin de s'entasser dans une île exiguë - alors 9 hectares -
où trouveraient malaisément place, avec les maisons d'habitation, l'appareil
monumental sans lequel les Romains ne conçoivent pas une ville. La Cité demeure le
cœur administratif de la ville, et c'est là que s'élève le palais qu'occuperont les
gouverneurs et quelques empereurs. Elle reste le centre commercial. On a retrouvé
au sud de l'actuel parvis les vestiges d'un port romain. Mais, dès les dernières
décennies avant notre ère, la Lutèce gallo-romaine s'établit sur la rive gauche.
Délaissant les espaces marécageux des bords du fleuve, une ville nouvelle au tissu
aéré s'organise sur la pente nord-ouest de la future Montagne Sainte-Geneviève, la
hauteur la plus proche du site primitif de l'île : Montmartre et les Buttes-Chaumont
sont quatre fois plus éloignés que la Montagne Sainte-Geneviève : la topographie
privilégie la rive gauche.
La Cité n'étant pas extensible, c'est là que va se développer la ville romaine, dans
une aire d'environ 1800 mètres du nord au sud, dans l'axe du cardo qui sera plus tard
la rue SaintJacques, et sur 1400 mètres d'ouest en est. Cette ville se prolonge par un
habitat périphérique de bois et de torchis, amorce de futurs villages. Sur la rive
droite, quelques villas, un petit temple et une nécropole sur les pentes de Montmartre
ne sont l'amorce d'aucune agglomération à caractère urbain.
Le choix des Romains a sacrifié la rive droite, dès lors que la paix lui enlevait son
principal avantage, qui avait été de former une sorte d'île protégée par un arc de
marécages. Les « monceaux » que l'on mettra plus tard sous le vocable de saint
Gervais et de saint Jacques ressemblent à des villages en vue de la ville plus qu'à des
quartiers de celle-ci. Quelques artisans y travaillent cependant pour les habitants de
Lutèce. Les objets gallo-romains trouvés au XVIIIe siècle au marché Saint-Jean, en
1991 sous le carrefour Rivoli-Saint-Martin et en 1993 sur le site de la place
Baudoyer ne permettent pas de nier une occupation de la rive droite dès le IVe siècle.
Le cardo de la rive gauche a bien, dès cette époque, son prolongement sous la partie
méridionale de la rue Saint-Martin. Une rue romaine trouvée sous l'actuelle rue
François Miron pourrait être un decumanus, qui suffirait à prouver que la Lutèce du
IVe siècle n'est pas seulement, sur la rive droite, formée de quelques maisons le long
de la route qui va vers le nord. Lutèce est alors largement ouverte sur la campagne.
Le Paris des Mérovingiens s'étend sur les deux rives. On y trouve des abbayes, de
plus modestes sanctuaires aussi, généralement nés d'un cimetière. On compte alors
neuf fondations religieuses sur la rive gauche, deux sur la rive droite. La ville
romaine de la rive gauche était encore occupée, dans les ruines et à côté de celles-ci,
par un habitat modeste et non protégé. Sur la rive droite, une très petite
agglomération se perpétue sur les monceaux à l'est du pont, et celle-ci s'est pourvue
au IXe siècle d'une palissade et d'un fossé. Tout cela paraît sombrer en 885-886. Les
Normands incendient ce qui n'est pas la Cité. Le Paris de Charles le Gros retrouve
pour un temps l'exiguïté de la Lutèce gauloise. Mais le rôle politique joué par le
comte de Paris, roi de France en 888, donne une impulsion inattendue au dynamisme
de l'ancienne capitale mérovingienne. Paris renaît rapidement, et dans une
configuration nouvelle. Il n'y a plus de ville sur les rives, et la Cité est, comme aux
temps romains, trop petite. L'espace est libre.
Le port est sur la rive droite, au lieu même qui restera le cœur de la ville
portuaire : la Grève. Peu avant l'an mil, l'écolâtre puis abbé de Fleury-sur-Loire,
Abbon, le tiendra pour le plus beau port qu'il connaisse. C'est donc sur la rive droite
que, sans tenir compte d'un héritage gallo-romain alors obsolète, les Parisiens de la
fin du IXe siècle commencent de s'établir. Ils y trouvent des lieux de culte qu'il s'agit
de restaurer. Dans les premiers temps, il n'est que de relever l'enceinte : même si bien
des pieux ont brûlé, le fossé est toujours là. La fin de la menace normande en fera un
accident topographique, et non plus une défense. Au XIIe siècle, des masures s'y
élèvent à l'abri du vent. Déjà fort occupée par le palais du comte, puis du roi, et par
la cathédrale, avec tout ce que ces deux pôles d'activité supposent de voisinage, la
Cité carolingienne est une ville de clercs et de notables du service royal. La rive
gauche, que dominent des ruines romaines plus étranges qu'utiles, n'est occupée que
par quelques églises fondées par et pour des religieux. Encore ces églises se dressent-
elles, délabrées, au milieu d'un champ de ruines quand un acte de Henri Ier décrit,
vers 1045, la région d'outre-Petit-Pont comme un lieu de solitude. Sans être un
désert, la future Université est au XIe siècle une suite de terrains vagues entre des
ruines. Peuplée de marchands et d'artisans, systématiquement réurbanisée dans les
années 1060 qui voient se reconstruire des églises comme Saint-Martin-des-Champs
laissées en ruine depuis le IXe siècle, la rive droite devient au contraire la Ville par
excellence. C'est le nom qu'elle gardera jusqu'aux temps modernes.
Les premiers points vitaux de cette rive droite sont, en arrière du port en Grève, à
l'est de la rue méridienne qui part du Grand-Pont, les deux agglomérations
constituées sur les monceaux Saint-Gervais et Saint-Jacques. Autour de lieux de
culte établis à la fin de l'époque romaine hors la ville sur des sites sacrés d'époque
celtique et au centre de cimetières d'origine gauloise longtemps conservés, ce sont
les premiers bourgs du Paris médiéval. Ils commencent de s'étendre au-delà du fossé
carolingien. Un autre bourg s'organise vers le Xe siècle autour de l'église qui devient
alors Saint-Germain-l'Auxerrois et surtout à l'est de celle-ci, en direction du Grand-
Pont. C'est là que les Normands avaient en 885 établi leur campement. Il en subsiste
l'enceinte de pierre et de bois, et le fossé. Nous y retrouvons au Moyen Âge le
deuxième port de la rive droite, dit de l'École-Saint-Germain.
Lorsque Louis VII décide de donner à Paris l'infrastructure d'un commerce alors
en plein essor, c'est aux Champeaux qu'il pense tout naturellement : ce seront les
halles en Champeaux. Les Halles y resteront jusqu'au milieu du XXe siècle. Dès le
XIIe, elles font naître de nouveaux quartiers de résidence et d'activité
professionnelle. Des rues sont tracées pour relier les Halles et au grand axe de la rue
Saint-Denis. Au-delà des Halles, l'église Saint-Eustache devient une paroisse vers
1212.
L'espace parisien est alors cohérent sur la rive droite : c'est un large demi-cercle
dont le foyer est le débouché du Grand-Pont. Incluant les deux monceaux, le bourg
Saint-Germain et une partie des Champeaux, il dessinera à la fin du XIIe siècle le
Paris de Philippe Auguste. Au-delà, des bourgs se sont constitués sur les terres qu'un
drainage de plusieurs siècles a conquis sur le marécage et qui constituent autant de
cultures, comme la Couture l'Evêque au nord-ouest ou la Couture du Temple au
nord-est. Ces bourgs ont laissé des souvenirs dans la toponymie. On trouve au nord
le bourg Aubry-le-Boucher entre les rues Saint-Denis et Saint-Martin, et plus loin le
bourg l'Abbé autour de Saint-Magloire, sur l'ouverture de la route de Saint-Denis (le
nom est passé au XIXe siècle, après le percement du boulevard de Sébastopol, à une
rue située plus à l'est). Le Beau-Bourg se constitue au XIe siècle à l'est de la rue
Saint-Martin sur les terres saisies par Henri Ier et données par lui à Saint-Martin-des-
Champs. Plus au nord, le bourg Saint-Martin s'est développé depuis le XIe siècle
autour du monastères - et de son enceinte fortifiée dans les années 1130 - au point de
constituer au XIIe une paroisse, Saint-Nicolas-des-Champs, avec pour église une
ancienne chapelle, construite vers le début du XIIe siècle et reconstruite un siècle
plus tard. Plus proche, à l'est, le bourg Thibout s'étend sur la pente extérieure du
monceau Saint-Gervais et porte le nom d'un riche bourgeois du XIIe siècle.
Il faut en finir avec les marais qui cernent la ville et que les routes franchissent par
des «ponceaux». Dès le XIIe siècle, on assèche ceux qui s'étendent sur la rive droite
du côté ouest, entre les sites actuels de la Concorde et du Grand-Palais. On s'attaque
ensuite à ceux qui cernent la ville au nord, sur le tracé actuel des grands boulevards.
Sillonnés de fossés de drainage qui se déversent depuis le XIIIe siècle dans un fossé
du roi devenu par la suite le grand collecteur des égouts, les uns et les autres
deviennent d'abord des terrains de pâture, puis des terres en culture. Il faudra encore
quelques siècles avant que l'on ose y construire, d'abord sur pilotis, puis sur
fondations profondes.
C'est le transfert des activités universitaires qui donne le branle, vers 1200, à
l'urbanisation d'une rive gauche bien négligée depuis les temps mérovingiens. On a
vu abandonner le deuxième cardo, cette voie qui préfigurait le boulevard Saint-
Michel et unissait les abords du forum romain à la grève de l'actuelle place Saint-
Michel. Dès le IVe siècle, on ne craint pas d'ensevelir un corps en plein milieu de ce
qui était l'une des rues de Lutèce. Tout le passage repose maintenant sur l'axe du
Petit-Pont et de la rue Saint-Jacques, l'ancien cardo principal, et la rue de la Harpe
s'infléchit à sa partie basse pour rattraper l'axe de la rue Saint-Jacques.
Comme à l'époque romaine, c'est le sommet de la pente qui est occupé en premier,
et le tracé paradoxal de certaines rues montre bien les réticences de la population de
la rive gauche devant les parties inférieures, toujours humides et inondables.
Contrairement à la logique habituelle, qui dessine des rues concentriques autour du
centre de la ville, c'est autour du centre qu'est pour la rive la Montagne Sainte-
Geneviève que se dessinent des voies nouvelles, indépendantes de l'ancien tracé
rectiligne de la ville romaine dont, avec la rue Saint-Jacques, subsiste le cardo. Les
deux voies transversales, les rues de la Harpe et de la Montagne-Sainte-Geneviève à
mi-hauteur, la rue Saint-André-des-Arts plus bas, suivent en réalité les courbes de
niveau. Le premier centre de la rive gauche, c'est la Montagne, ce n'est pas le Petit-
Pont.
PREMIÈRES ENCEINTES
C'est de l'apparition des Normands sur la Seine et des sièges qui précèdent celui de
885-886 que part l'histoire des enceintes comme celle des ponts. Les Normands ont à
plusieurs reprises incendié la ville. Ils sèment la terreur dans les autres places de
Charles le Chauve. En 877, celui-ci ordonne dans tout son royaume la restauration ou
la construction d'enceintes propres à retenir les envahisseurs. L'expérience a montré
que ceux-ci savent mal prendre une place bien enclose. C'est alors que l'on construit
en amont du grand pont romain la digue qui sera plus tard le Grand-Pont et qui
s'oppose à la remontée des bateaux scandinaves. On relève l'enceinte de la Cité. Sur
la rive droite, où l'habitat s'est développé sur les deux monceaux Saint-Gervais et
Saint-Jacques, les habitants décident eux-mêmes de la construction d'une forte
palissade précédée d'un fossé.
Mais les bourgs s'étendent largement au-delà des espaces protégés des abbayes.
On compte 121 maisons dans le bourg Saint-Germain-des-Prés à la fin du XIIe
siècle. Il y en a plus de 200 à la fin du XIIIe. Le bourg est devenu un village, avec ses
rues, rayonnant autour du carrefour de la Croix-Rouge, et avec ses équipements
collectifs, comme les halles qui accueillent la foire (auj. marché Saint-Germain) ou
le four banal qui a donné son nom à la rue du Four. Le bourg domine le Pré-aux-
Clercs où les étudiants ont pris, dès le XIIIe siècle, leurs habitudes au mépris des
droits de l'abbé. Après cent cinquante ans de querelles, un accommodement est enfin
trouvé en 1368 : pour compenser l'extension de ses emprises sur le Pré-aux-Clercs,
l'abbé cède à l'Université un Petit-Pré-aux-Clercs situé entre l'enceinte de Philippe
Auguste et, au-delà du chemin de la Petite-Seine (rue Bonaparte), ce qui devient le
Grand-Pré-aux-Clercs, étendu jusqu'à l'actuelle rue de Solférino.
C'est donc une ville ouverte qui forme le cœur du domaine royal dans le temps où
le Capétien affronte des rivaux - le duc de Normandie ou le comte de Champagne -
sur des frontières à peine distantes d'une journée de cheval. Au moment même où il
fait de Paris une véritable capitale, Philippe Auguste va assurer la sécurité d'une ville
qui ne cesse de s'étendre et qu'il ne souhaite pas laisser sans défense alors qu'il quitte
la France pour la croisade.
En 1190 donc, il ordonne aux bourgeois de construire une enceinte qui englobe les
quartiers urbanisés au cours du dernier siècle. On comptait 7 hectares dans la Cité et
20 dans la médiocre enceinte du IXe siècle. La ville que va protéger l'enceinte de
Philippe Auguste comptera 272 hectares, dont de larges espaces encore vides comme
les Champeaux sur la rive droite ou l'essentiel du Pré-aux-Clercs sur la rive gauche,
voire des zones encore agricoles : le Capétien voit loin et n'entend pas retrouver le
souci d'une capitale qui déborde sa muraille. Les travaux commencent
immédiatement sur la rive droite. La rive gauche suit. L'enceinte est achevée vers
1212. Le roi en a payé une large part : plus de 7 000 livres parisis pour la seule rive
gauche. Pour forte que soit la somme, il ne faut pas se leurrer : rapidement
construite, l'enceinte est bâtie à l'économie. Ce mur n'est pas à lui seul une défense. Il
est défendable.
Cette enceinte de Philippe Auguste est avant tout une forte muraille de 2,6 mètres
à la base, haute d'une douzaine de mètres, allongée sur quelque 2 500 mètres sur la
rive gauche, 2 600 mètres sur la rive droite. Outre les portes fortifiées à deux tours,
elle est flanquée sur la rive droite de trente-sept tours et sur la rive gauche de trente-
trois tours, ouvertes à la gorge, larges de quelque cinq ou six mètres. Le mur est
sommé de parapets de bois et de créneaux de pierre. La fortification ne comprend ni
fossé ni levée de terre. Le Paris contemporain a gardé peu de vestiges de l'enceinte
du XIIe siècle, celle-ci ayant été largement noyée dans les constructions ultérieures
qui ont utilisé les murs de la ville pour appuyer des maisons de tout genre. Les rues
ont en revanche, et parfois jusqu'à nos jours, conservé le tracé des fossés creusés à
l'extérieur en 1358 ou celui du chemin de ronde intérieur.
L'enceinte s'appuie, sur la rive gauche, sur deux forteresses, la Tournelle en amont,
face à l'île Notre-Dame (partie occidentale de l'actuelle île Saint-Louis), la tour de
Nesle en aval, face au Louvre (à l'emplacement du pavillon oriental de l'Institut). On
compte, sur la même rive, neuf portes : la porte Saint-Bernard, la porte Saint-Victor
(carrefour de la rue du Cardinal-Lemoine et de la rue des Écoles), la porte Saint-
Marcel ou Bordelle (au dessus de la Contrescarpe), la porte Papale ou Sainte-
Geneviève, la porte Saint-Jacques (carrefour de la rue Saint-Jacques et de la rue
Soufflot), la porte Saint-Michel, la porte Saint-Germain (carrefour de l'Odéon) et
celle qu'on appellera au XIVe siècle la porte Bucy. Une porte de Nesle sera intégrée
au XIVe siècle dans le dispositif de la tour. L'abbaye de Sainte-Geneviève est prise
dans l'enceinte, non Saint-Germain-des-Prés et Saint-Victor. Le tracé est aujourd'hui
rappelé en amont par les rues des Fossés-Saint-Bernard, des Fossés-Saint-Victor (du
Cardinal-Lemoine), en aval par les rues des Fossés-Saint-Jacques (Monsieur-le-
Prince et des Fossés-Saint-Jacques), des Fossés-Saint-Germain (de l'Ancienne-
Comédie) et des Fossés de Nesle (Mazarine).
Sur la rive droite, l'enceinte s'appuie en amont sur la tour Barbeau, en aval sur la
tour du Coin, au débouché de l'actuel pont des Arts. On y compte sept portes : la
porte Baudet ou Baudoyer qui deviendra la porte Saint-Antoine, la porte Barbette sur
la rue Vieille-du-Temple, la porte du Temple, la porte Saint-Martin, la porte Saint-
Denis, la porte Montmartre et la porte Saint-Honoré. Elle laisse hors les murs le
Louvre qui s'édifie alors. Elle coupe en deux les Champeaux, n'en prenant que la
partie orientale où sont désormais les Halles. Le tracé se retrouve par la suite en
amont dans les rues des Jardins-Saint-Paul et de Sévigné, puis dans la rue Étienne-
Marcel, et en aval dans la rue de l'Oratoire.
La fortification des portes est soignée : un fortin, deux tours autour de lourds
vantaux et d'une herse de fer. Le creusement du fossé obligera, sur la rive gauche, en
1358, à la mise en place de ponts-levis et de barbacanes sur la contrescarpe.
Aucune fortification n'est établie sur le pourtour de la Cité. Au plus pourra-t-on,
en temps de guerre, tendre des chaînes entre la tour du Coin et la tour de Nesle. Cette
pratique ne paraît pas remonter au-delà du xive siècle. Mais deux forteresses
protègent l'accès aux deux ponts qui sont alors le seul accès à l'île : les Châtelets, à la
fois défenses et prisons, mais surtout sièges des deux prévôts-baillis qui sont les
représentants locaux du roi dans sa capitale. Élevé vers le milieu du XIIe siècle, le
Grand Châtelet est sur la rive droite un fort donjon carré cantonné de tourelles, à
l'angle d'une enceinte quadrangulaire que complète une grosse tour ronde et que
franchit par un passage voûté la circulation vers la Grande Boucherie et la rue Saint-
Denis. Le Petit Châtelet est sur la rive gauche une massive construction rectangulaire
aux angles incurvés en tours. Les maisons du Petit-Pont s'appuient sur lui.
Crécy sonne en 1346 le glas de la sécurité. Dix années sont nécessaires pour que
Paris comprenne que le temps n'est plus où l'on pouvait laisser la ville s'agrandir hors
de toute protection. Le roi ayant, avant son départ en campagne, ordonné la
destruction de maisons dangereusement accotées au mur d'enceinte, on a vu des
bourgeois défendre leur bien les armes à la main. Après Crécy, on sent le danger,
mais on s'accommode vite de le voir s'éloigner. Lorsque à Poitiers le malheur frappe
de nouveau le royaume en 1356, Paris réagit enfin. Sur la rive gauche, on creuse en
1358 devant le mur de Philippe Auguste un fossé sec qui donnera leur nom à bien
des rues. Sur la rive droite, une nouvelle enceinte est alors entreprise, capable de
protéger les espaces récemment urbanisés. Prévôt des marchands depuis 1355,
Étienne Marcel fait aménager en 1358, sur une longueur que nous ignorons, faute
d'en avoir trouvé autre chose que le tronçon dégagé en 1989-1990 dans la cour du
Louvre, un fossé et un rempart dont les travaux sont assez peu avancés lorsqu'il
meurt le 31 juillet 1358. Malgré le risque d'une nouvelle menace anglaise, risque que
rappelle dès 1359 la vaine chevauchée d'Édouard III à travers l'Artois, la Champagne
et la Bourgogne, les travaux de l'enceinte demeurent interrompus : la France doit se
saigner pour payer la rançon de Jean le Bon.
Sur la Seine, elle s'appuie en amont à la tour de Billy, en aval à la tour de Bois, ce
qui inclut le Louvre et tout le quartier qui s'est développé alentour, hors la porte
Saint-Honoré, dans les années 1300. Sont également compris dans l'enceinte le bourg
Saint-Martin et l'enclos du Temple. Aux 272 hectares du Paris de Philippe Auguste,
elle ajoute 167 hectares de la seule rive droite. Le Paris enclos atteint maintenant 439
hectares. Le tracé en est perceptible dans celui des rues actuelles : après avoir
traversé la cour du Carrousel, la place du Théâtre-Français, le jardin du Palais-Royal
et la cour de la Banque de France, il suit sur son côté sud-est la rue d'Aboukir, puis -
un peu au sud des boulevards Saint-Denis et Saint-Martin - la rue Sainte-Apolline et
la rue Meslay, les boulevards entre la République et la Bastille, le boulevard Bourdon
jusqu'à la Seine, et enfin sur leur côté nord le boulevard Morland et le quai des
Célestins jusqu'à l'aplomb de la rue Saint-Paul. Sept portes sont aménagées. Si l'on
compare la longueur de la nouvelle muraille à l'ancienne - ou à celle de la rive
gauche, qui s'ouvre par huit portes -, ce nombre signifie que la ville de Charles V est
plus sévèrement enfermée que celle de Philippe Auguste. Une nouvelle forteresse
équilibre à l'est le dispositif de défense : la bastide Saint-Antoine, que l'on appelle
aussi le château Saint-Antoine et, très vite, la Bastille.
La réplique à cette aggravation des menaces est une enceinte d'un type tout à fait
nouveau. La défense de Charles V va jouer de la distance. Les fouilles faites en
1989-1990 dans la cour du Louvre permettent de connaître le dispositif, du moins
entre la tour de Bois et les abords de la porte Saint-Honoré. Un large fossé en eau
(large de 28 m, profond de 5 à 6 m) peut-être recoupé en deux fossés, suffit, avec 1,5
mètre d'eau, à écarter les sapeurs et les escaladeurs. Un petit fossé sec, de moindre
profondeur (2 m) et de faible largeur (3 m), rend impossible l'approche rapide d'une
artillerie dont il faut tirer les pièces à bras d'homme dans des caissons. Quelques
archers se feraient un jeu, depuis le rempart, d'empêcher la manœuvre. Les bouches à
feu atteignent au mieux leur objectif à trente mètres en tir tendu, à quatre-vingts
mètres en tir courbe. En les tenant à distance d'une petite centaine de mètres, le
système des fossés secs, peu onéreux à creuser, met la fortification à l'abri. Dès lors,
la hauteur devient secondaire : le mur de Charles V ne s'élèvera que de quelques
mètres au-dessus de l'épais rempart de terre (large de 25 m, haut de 2,2 m sur le site
fouillé) qui domine le fossé en eau et amortit enfin de course les boulets des pièces à
longue portée. Le mur n'abrite plus la ville, il protège les archers et les arbalétriers.
Il faut tenir compte des progrès de l'artillerie, rapides dans la seconde moitié du
XIVe siècle. Le dispositif est donc complété sous Charles VI par un deuxième fossé
sec, large de 3,7 m, profond de 2,4 m, dont rien n'assure qu'il ait été réalisé sur tout le
pourtour de la ville. Il est comblé entre 1410 et 1420, et le premier fossé est alors
remplacé par une levée. Le complexe défensif s'étend alors sur 90 m, distance
qu'aucun projectile n'atteint encore.
Surtout, et encore plus lorsque la guerre prend au XVe siècle des allures de guerre
civile, avec dans chaque ville et plus qu'ailleurs dans Paris la présence possible de
partisans de l'assaillant, la capitale est à la merci de la «surprise» autrement dit du
parti de « traîtres » qui ouvre subrepticement la porte après avoir, de l'intérieur,
séduit, enivré ou neutralisé la garde. Ce sont des Parisiens qui ouvrent les portes le
29 mai 1418 aux hommes du duc de Bourgogne, le 13 avril 1436 aux soldats de
Richemont. Et c'est en refusant de les leur ouvrir en juillet 1465 que les Parisiens
ruinent les espoirs de la Ligue du Bien public. Mais, tout au long de ce siècle et demi
de guerres, Paris aura vécu dans une psychose permanente de complots et de
trahisons. On comprend que le prévôt de Paris ait en 1405 fermé toutes les portes
sauf quatre et changé les serrures, et que le prévôt des marchands ait à plusieurs
reprises, entre 1413 et 1440, «fermé au plâtre» bien des portes : les portes
Montmartre, Saint-Bernard, Saint-Germain et Bucy restèrent murées plus de trente
ans, et même les portes Saint-Denis et Saint-Jacques furent une fois fermées au
plâtre, l'une en 1417, l'autre en 1418. À la même époque, on pourvoit d'un pont-levis
les portes que l'on pense laisser ouvrables. Faute de bois, on abat à la porte Saint-
Denis les lourds vantaux pour en faire le pont-levis. On rétablira ensuite les vantaux.
C'est probablement à cette époque qu'un mur est élevé en bordure de Seine entre la
tour de Bois de Charles V et la tour du Coin de Philippe Auguste.
L'enceinte de Charles V sera plusieurs fois restaurée. Les habitants du quartier
ayant exigé la réouverture de la porte Saint-Martin, on en rétablit en 1425 les
fortifications déjà délabrées. On renforce le dispositif en 1429 à la nouvelle de la
victoire de Jeanne d'Arc à Orléans : les tours sont consolidées, des futailles pleines
de pierres y sont disposées, on redresse l'escarpe des fossés. Le tout subit une
dernière modification dans les années 1515. Le fossé en eau est élargi (30 m) et
approfondi (7 m). C'est alors que, l'escarpe et la contrescarpe sont maçonnées.
En 1465, face à la Ligue du Bien public, on s'en tient à des mesures d'urgence. On
mure des portes, on aménage des boulevards, on aplanit les décharges qui forment au
large des portes des monticules hauts comme les murs, fort propres à accueillir des
canons braqués sur la ville. Un canonnier bourguignon ne se vante-t-il pas de placer
là une bombarde qui atteindrait la ville en plein. Passé l'alarme, on recommence, et
l'on voit, vingt ans plus tard, depuis la décharge de la porte Saint-Antoine ce qui se
passe à huit cents mètres de là dans les cours de l'hôtel des Tournelles.
Amorcé dès les années 1440, le repeuplement de Paris se traduit lentement dans
l'espace. Jusque vers 1480, les Parisiens ne font que reconquérir la ville qui avait été
pleine au temps de Charles VI. Les quartiers périphériques, cependant, commencent
de montrer un certain surpeuplement. Au nord-ouest des Halles, l'église Sainte-
Agnès devenue en 1212 Saint-Eustache et déjà agrandie en 1434, est à ce point
insuffisante pour la population d'un quartier en pleine expansion qu'en 1495 la
paroisse achète un terrain contigu, sur la rue Montmartre, en vue d'une reconstruction
dont on fait les plans en 1519 sans se refuser de voir grand, et qui commence
effectivement en 1532.
Au début du XVIe siècle, Paris ressent les premières atteintes d'une crise du
logement. Malgré les tentatives faites par le gouvernement royal pour endiguer la
venue des provinciaux et la croissance des faubourgs qui s'ensuit, la ville ne cesse de
s'étendre. Au sud-est, c'est la première urbanisation des rives de la Bièvre. Au nord,
le tissu urbain se fait continu au-delà des portes Saint-Denis et Montmartre. On parle
de villes-neuves de tous les côtés : Ville-Neuve de la porte Saint-Denis, Ville-Neuve-
sur-Gravois (boulevard Bonne-Nouvelle), Ville-Neuve du clos d'Orléans (faubourg
Saint-Marcel), Ville-Neuve Saint-René (rue du Puits-de-l'Ermite, près de la place
Monge). Dès ce moment, la croissance de la capitale prend place parmi les
préoccupations des gouvernants, et elle y demeurera au premier plan jusqu'à nos
jours.
Moins huppés, les autres faubourgs s'étendent également. Les règlements des
métiers poussent hors de la ville bien des artisans, soucieux d'échapper aux
contraintes collectives. Le bas prix des loyers et le prix du vin qui y échappe à
l'impôt attirent de même dans les faubourgs les tavernes, les établissements de jeu,
les maisons de prostitution. Sur la rive gauche, où l'on atteint vite les faubourgs sans
s'éloigner vraiment du centre et des ponts, la bourgeoisie et le menu peuple
s'installent au-delà des portes Saint-Victor, Saint-Jacques et Saint-Michel. Sur la rive
droite, le faubourg Saint-Denis s'élargit jusqu'à la porte Montmartre. Les anciens
chemins ruraux deviennent des rues. De nouvelles maisons s'élèvent sur les dernières
coutures, celle du Temple, celle de Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers. On ouvre
des rues à peu près rectilignes. Sur les remparts, on élève des moulins à vent. Des
cordiers louent des tronçons de talus pour tordre leurs cordes.
Pour éviter de trop faciles sapes, Du Guesclin avait multiplié les brûlis au pied des
murs. On reprend cette pratique qui a fait ses preuves. En 1545, Henri II interdit
toute construction à moins de deux cents toises (400 mètres) de la muraille de
Charles V. La mesure est d'ailleurs incohérente et dénonce son prétexte : ceux qui ont
déjà bâti doivent détruire ou payer une amende, amende dont on voit mal comment
elle assurerait la sécurité. Tout aussi vaine est la défense, vingt fois réitérée, de
déposer des gravats et des immondices contre l'enceinte : les « dos-d'âne » atteignent
parfois la hauteur du mur, et certains n'hésitent pas à construire des baraques sur les
dos d'âne. On ouvre en 1540 une rue, à seize mètres au-dessus du sol normal, sur la
«butte aux Gravois» : c'est aujourd'hui la rue de la Ville-Neuve. Quant à la butte de
gravats qui borde l'enceinte au nord de la porte Saint-Honoré, elle porte le nom
significatif de butte des Moulins. Le Paris de Henri II n'a plus de protection.
L'invasion n'en menace pas moins, et le temps n'est plus à retaper une muraille
dont le tracé ne correspond plus aux réalités de la ville. Les habitants des faubourgs
sont les premiers demandeurs : ils ne sont pas protégés du tout. En 1550, ceux de la
rive gauche pétitionnent. Sur ordre du roi, on en débat à l'Hôtel de Ville. On parle
d'une nouvelle enceinte sur la rive gauche, puis on améliore sur la rive droite les
fossés de Charles V. Quelques bastions apparaissent de part et d'autre de la Bastille.
On ne peut faire mieux : l'argent manque.
La crainte d'une invasion impériale, en 1544, conduit à s'interroger une nouvelle
fois. Benvenuto Cellini est chargé d'élaborer un projet. En attendant l'enceinte, on
rase quelques maisons, trop proches de la porte Saint-Denis. En cas de siège, on
sacrifierait les faubourgs. Les mettre en état de défense paraît encore trop onéreux.
On retape la vieille enceinte, on recreuse les fossés, on restaure le mur. En avant de
la tour de Bois, on édifie en 1537, pour barrer le chemin en contrebas de la galerie du
Bord-de-l'Eau, une nouvelle porte, la porte Neuve, que l'on double en 1583, au bout
du quai des Tuileries, d'une porte plus tard nommée porte de la Conférence en
souvenir des négociations entre le roi et la Ligue, porte qui sera détruite en 1730.
Après avoir vainement interdit en 1548 toute nouvelle construction dans les
faubourgs, ce que le Parlement appliquera même aux maisons en cours d'édification,
Henri II ordonne en 1550 de les enclore et charge son ingénieur, le Siennois
Girolamo Bellarmato, de concevoir un plan global d'aménagement des espaces déjà
urbanisés et de ceux qui le seront à brève échéance. La Ville, pendant ce temps, fait
travailler le peintre Charles Dorigny à un nouveau «portrait» de Paris. Pour la
première fois depuis longtemps, on se préoccupe de la rive gauche : l'enceinte de
Philippe Auguste n'y répond évidemment plus au besoin de sécurité des espaces
largement urbanisés hors la ville.
Nul ne sait encore qui paiera une enceinte de quatre kilomètres, laquelle ne saurait
être, avec les progrès de l'artillerie, que fort large, donc dévoreuse de marais fertiles
qui approvisionnent la capitale et de vignobles qui sont plus souvent la propriété des
bourgeois que des habitants des faubourgs. En définitive, on se contente de planter
en 1553 quelques pieux pour marquer un futur tracé - lequel suit de près celui de
Charles V - et de pratiquer quelques levées de terre entre les Célestins et la porte
Saint-Antoine. La mauvaise volonté des riverains a raison de cette velléité : les
habitants des maisons que l'on va démolir manifestent leur mécontentement en
élevant des potences près du chantier. Lorsqu'en août 1557 les Espagnols seront à
trois jours de Paris, la population saura qu'elle n'a aucune protection. Ce sera la
panique. Beaucoup quitteront précipitamment la ville.
C'est dans les années 1601-1630 que l'on se décide enfin à détruire ce qui reste de
l'enceinte de Charles V. Les remparts et les levées sont arasés, les fossés comblés.
Reste le médiocre mur des Fossés jaunes, que Particelli d'Émery ne prétend guère
protéger lorsqu'en 1644, huit ans après l'alerte aux Espagnols, il ressuscite
l'interdiction de construire sur ses abords et fait toiser les bâtisses élevées malgré
l'ordonnance de 1545, à seule fin de les taxer. Mal construite - le Parisien ironise sur
les « murs de crotte sèche » qui ne montent pas jusqu'au nombril - et militairement
insuffisante, l'enceinte de Charles IX est finalement abandonnée vers 1670, époque à
laquelle les terrains et les pans de muraille sont vendus à des particuliers qui y
bâtissent. Des boulevards - du boulevard de la Madeleine au boulevard Bourdon -
sont tracés sur l'emplacement de fossés de la rive droite qui servaient depuis
longtemps de dépotoirs. De toutes les fortifications médiévales, il ne subsiste
paradoxalement que quelques pans du mur de Philippe Auguste. Rien n'est fait à ce
moment sur la rive gauche.
C'est à cette occasion que le mot « boulevard perd son sens d'élément tactique d'un
système défensif pour signifier une large voie ouverte à la promenade, une
promenade, d'abord suburbaine et surtout chère aux habitants des faubourgs démunis
de jardins même publics. C'est seulement au XIXe siècle que la bonne bourgeoisie
prendra l'habitude de fréquenter des boulevards alors complètement intégrés dans la
ville et devenus de grandes artères.
Le Paris de Louis XIV est désormais une ville ouverte. La Fronde a enseigné au
roi les inconvénients d'une capitale fortifiée. On a moins peur d'une invasion
étrangère, mais on a surtout en mémoire l'artillerie de la Grande Mademoiselle.
Vauban a beau souligner le risque quand il propose de fortifier Paris avec une
véritable enceinte à bastions, le Roi-Soleil assure la paix en réduisant en domesticité
une noblesse trop heureuse d'être admise à Versailles et en guerroyant aux frontières.
Depuis l'année de Corbie et l'ultime assaut espagnol en direction de Paris (1636),
Paris n'est plus guère menacé. La chose est encore plus assurée après l'annexion de
Cambrai en 1677. Tout propos tendant à fortifier Paris se heurte désormais à l'idée
suivant laquelle la sûreté de la capitale se joue avec celle de la France entière, aux
frontières. Ce sera la base de la réflexion stratégique de Napoléon, et ce sera encore
la raison d'être de la ligne Maginot.
L'extension de la capitale peut dès lors être planifiée hors de toute considération
défensive. Les limites de la ville n'ont plus à se confondre avec un mur. Un arrêt du
Conseil du roi les fixe, le 2 avril 1674, à une ligne jalonnée seulement de trente-cinq
bornes et offrant une circonférence de dix mille toises, soit cinq lieues. Ces bornes
sont figurées en 1675 sur le plan de Jouvin de Rochefort. Paris est alors une ville de
1104 hectares.
Pour ses grandes constructions, Louis XIV ne s'en tient plus à l'espace urbanisé. Il
y a de la place hors la ville, et elle est bonne à occuper. Dans les mêmes années 1670,
la Salpêtrière se dresse au faubourg Saint-Marcel sur le promontoire de la rive
gauche entre la Seine et la Bièvre pendant que les Invalides s'élèvent au-delà du
faubourg Saint-Germain dans la plaine de Grenelle.
Si l'initiative des pouvoirs publics et celle des propriétaires en tant que futurs
habitants se combinent tout au long des siècles pour organiser les extensions et les
remodèlements du tissu urbain, les entrepreneurs qui voient là une spéculation
rapidement fructueuse se succèdent aussi pour mener des opérations de lotissement
fondées sur des concessions de terrains à bâtir obtenues à bon compte. Le système du
lotissement par un concessionnaire bien placé commence dès le XVIe siècle, quand
le roi provoque la rénovation du quartier en lotissant les terrains dégagés par la
destruction de l'hôtel des Tournelles. La place des Vosges est le meilleur exemple
d'un lotissement organisé. Henri IV favorise de même l'entreprise privée quand en
1607 il cède à peu de frais au premier président de Harlay le Jardin du roi sur lequel
Harlay fera édifier la place Dauphine pour relier le Pont-Neuf à la vieille Cité. Le
bail stipule une ordonnance architecturale, sur un plan triangulaire imposé par la
topographie. Avocats et financiers se partagent l'honneur d'y construire. La création
de l'île Saint-Louis est semblablement organisée à partir de 1614 par Christophe
Marie, entrepreneur général des ponts du royaume et chargé à ce titre de réunir l'île à
la rive droite par le pont qui portera son nom, puis menée à bien par un lotissement
que conduisent jusqu'au milieu du siècle Marie, son associé François Le Regrattier et
le financier Le Poulletier. La spéculation est des plus simples : les entrepreneurs
construisent le pont, on leur laisse les terrains. Le tracé des rues, une rue
longitudinale et quatre rues perpendiculaires, rend bien compte d'un lotissement
systématique. La démolition des Fossés jaunes est une autre occasion de spéculer.
Richelieu cède à son ami Le Barbier les terrains sur lesquels celui-ci fait construire le
quartier autour des rues des Petits-Champs et Sainte-Anne.
Louis XIV imite son grand-père pour la place Vendôme : le roi achète les terrains
de l'hôtel de Vendôme et du couvent des Capucines, garde l'espace nécessaire au vide
de la place rectangulaire à pans coupés, et revend par parcelles le contour sur lequel,
derrière des façades uniformes dessinées par Jules Hardouin-Mansart, s'élèveront les
nouveaux hôtels. On aura du reste quelque mal à placer les lots. Dans le voisinage,
les couvents déjà installés tiennent une grande place dans le paysage : il y a vers le
nord-ouest les Capucines, vers le sud les Capucins et les Feuillants, à l'est les
Jacobins.
Les gouvernants ne cessent pas pour autant d'être inquiets devant la croissance
d'une ville difficilement contrôlable. La capitale se densifie, elle s'étend, elle va
s'étendre. En 1724-1728, puis en 1740, des déclarations royales et des ordonnances
tentent d'enrayer la croissance en interdisant de construire hors de limites dont les
propriétaires de terrains n'ont plus une claire vision. On pose des bornes, on dresse
des plans, on réitère des interdits que l'on n'a pas les moyens de faire respecter. Après
une pause, dans les années 1740-1765, que suffit à expliquer la crise économique due
à la guerre, l'urbanisation spontanée du pourtour parisien reprend. Le roi cède en
1765, autorisant les constructions nouvelles dans les rues déjà ouvertes et
maisonnées, mais non dans leur prolongement. Un an plus tard, on précise que
l'interdiction ne s'étend pas aux villages existants. De quoi se plaint-on? demandent
les propriétaires, puisque la ville n'est pas menacée.
Aussi bien le « mur des Fermiers généraux» » a-t-il un tout autre propos que
défensif. C'est aux limites de Paris que se perçoit l'octroi, dont le roi touche les deux
tiers et la ville le tiers. Mais que sont les limites d'une ville ouverte? L'interdiction de
construire dans les faubourgs est violée chaque jour, le tissu urbain se fait lâche à la
périphérie, de nouveaux quartiers proprement urbains remplacent certains faubourgs.
Nul ne penserait plus que le faubourg Saint-Germain ou le faubourg Saint-Honoré,
résidences de l'aristocratie, sont hors la ville. On y construit avec ardeur, tout au long
du XVIIIe siècle, mais on y dispose de l'espace qui permet les beaux hôtels et les
jardins. Quant aux quartiers populaires qui prolifèrent sur le pourtour, tout le monde
sait qu'il fait bon y vivre parce que la vie y est moins chère dès lors que la farine, le
bétail ou le vin y sont exempts de l'octroi. En 1784, le ministre Anne-Robert Turgot,
fils de l'ancien prévôt des marchands Michel Turgot, décide d'enclore une nouvelle
fois Paris, en repoussant sensiblement les barrières d'octroi : c'est ainsi que la
barrière passe du flanc oriental de l'esplanade des Invalides à l'actuel boulevard de
Grenelle et de l'actuelle place Saint-Augustin au boulevard de Courcelles. C'est le
fermier général Lavoisier qui prend l'affaire en main. Le chantier sera rapidement
mené : l'enceinte est achevée pour l'essentiel en 1787 et pour le tout en 1790. La
nouvelle enceinte mesure vingt-trois kilomètres et enclôt 3 370 hectares, très
inégalement urbanisés. On est loin des 439 hectares du Paris de Charles V. En deux
siècles, l'espace enclos que représente la capitale a quadruplé.
La nouvelle enceinte n'est qu'un mur de trois à cinq mètres de haut. Nul besoin,
pour percevoir l'octroi, de fossés et de tours. Il y faut en revanche des pavillons pour
établir les bureaux d'octroi aux points de passage des voitures. L'architecte Claude-
Nicolas Ledoux en fait cinquante-quatre monuments différents, surtout dans le grand
style néoclassique passablement babylonien qu'il a déjà adopté dix ans plus tôt aux
salines d'Arc-et-Senans. La plupart brûleront le 12 juillet 1789. D'autres seront
démolis avec l'enceinte elle-même sous Napoléon III. Ceux de la barrière de Neuilly
le seront parmi les derniers, pour laisser place aux hôtels de la place de l'Étoile. En
subsistent encore quelques-uns, comme la rotonde de la barrière Monceau, celle de la
Villette ou les pavillons symétriques de la barrière d'Enfer, qu'un jeu de mots fera
rebaptiser en 1879 du nom du défenseur de Belfort, le colonel Denfert-Rochereau.
Le mur qui « murant Paris rend Paris murmurant » s'élève sur un tracé aujourd'hui
connu pour ses tronçons occupés par le métro aérien. Sur la rive gauche, il
correspond aux tracés actuels du boulevard de la Gare, de la rue Pinel et des
boulevards de l'Hôpital, Auguste-Blanqui, Saint-Jacques, Raspail, Edgar-Quinet, de
Vaugirard, Pasteur, Garibaldi et de Grenelle. Sur la rive droite, ce sont les avenues et
boulevards Ledru-Rollin, Daumesnil, de Reuilly, de Picpus, de Charonne, de
Ménilmontant, de Belleville, de la Villette, de la Chapelle, de Rochechouart, de
Clichy, des Batignolles, de Courcelles, de Wagram et Kléber, et la rue Franklin.
La ville que définit le mur des Fermiers généraux n'a pas encore perdu, à la
périphérie, ses espaces disponibles des anciens faubourgs. Marchés et abattoirs
forment une étonnante couronne. Au sud, les moulins à vent sont encore nombreux
sur la colline que domine la barrière d'Italie. Ce qui s'appellera place Pinel s'appelle
encore place des Moulins et la future rue Jenner est encore la rue des Deux-Moulins.
Sur le boulevard de l'Hôpital, on trouve à droite en descendant l'abattoir de Villejuif,
à gauche un grand marché aux chevaux sur l'emplacement du futur boulevard Saint-
Marcel. À l'est, l'immense cimetière du Père-Lachaise est hors la ville, mais en ville
le marché Popincourt flanque la rue de Ménilmontant, l'abattoir de Ménilmontant se
dresse sur le côté d'une rue des Amandiers qui justifie encore son nom, et le marché
au charbon donne dans la rue de la Roquette à deux pas de la place de la Bastille. On
trouve de grands magasins à fourrage sur le quai de la Rapée comme sur la rue du
Faubourg-Saint-Antoine. Au nord, à l'intérieur de la barrière des Martyrs que
dominent vers le nord les nombreux moulins de Montmartre, le gigantesque abattoir
Montmartre occupe encore l'espace sur lequel s'élèvera le lycée Jacques-Decour.
D'un simple point de vue fiscal, l'enceinte est largement tournée. Les industries
s'établissent hors du mur, et les Parisiens s'entendent à se fournir à l'extérieur sans
payer l'octroi. Bien des ménagères franchissent deux fois par jour les barrières pour
acheter hors octroi la chopine qu'elles ont le droit de transporter pour la table
familiale. Et l'on est parfois étonné, si l'on fait enlever son chapeau à un promeneur,
d'y trouver une pièce de bœuf ou de mouton. Naturellement, quand on veut aller
boire un pot à la taverne, on choisit comme par hasard une guinguette hors de
l'enceinte.
Dès les lendemains de l'Empire, l'idée se fait jour d'une nouvelle extension de
l'espace parisien. En 1819, le hameau des Deux-Moulins, dénommé d'Austerlitz
depuis 1806, est rattaché à Paris, aux dépens de la commune d'Ivry. L'octroi est
déplacé en conséquence.
Le XIXe siècle est le temps des grandes spéculations sur les espaces en cours
d'urbanisation. Elles touchent en premier les quartiers du nord-ouest, ceux qui, au-
delà du Roule, se créent à travers la plaine Monceau. Fortunée Hamelin, l'ornement
de bien des salons sous le Directoire, achète en 1825, sur les conseils du banquier
Ouvrard et de l'architecte Rougevin, le parc du banquier Nicolas Beaujon dans la
plaine du Roule et le revend par lots à des constructeurs. Le banquier Jonas
Hagerman et l'entrepreneur Sylvain Mignon achètent pièce par pièce en 1821-1824
la plaine des Errancis et les jardins de Tivoli. Les banquiers André et Laffitte
organisent dans le même temps le quartier Poissonnière. Mais la rive gauche est
également en cause. C'est l'époque où, profitant de sa position au conseil municipal
de Vaugirard, l'entrepreneur Léonard Violet fait naître, en 1824, le quartier de
Beaugrenelle, érigé en 1829 en une commune dont le nom est officiellement réduit à
celui de l'ancien hameau voisin, Grenelle.
Dans les décennies suivantes, la spéculation devient affaire d'État, ou plutôt affaire
préfectorale. Le remodèlement du centre par Haussmann est l'occasion de gros
profits, affectés, il faut bien le dire, aux opérations d'urbanisme elles-mêmes. Mais la
spéculation privée ne cesse pas, avec l'aide de la Ville. C'est ainsi que Pereire se fait
attribuer par Haussmann une notable partie du parc Monceau pour y édifier les
résidences de luxe qui confèrent son caractère au quartier.
Même restauré peu avant 1830 par le préfet Chabrol qui en comble les lacunes et
rétablit les pavillons inachevés ou ruinés, le mur des Fermiers généraux n'assure pas
la sécurité de la capitale. Il n'a d'ailleurs pas été conçu pour défendre la ville. En
1814, les coalisés ont piétiné devant Vincennes parce qu'ils voulaient mettre la main
sur l'arsenal et non le détruire, mais ils sont entrés dans Paris sans coup férir. En
1833, Adolphe Thiers propose de fortifier la ville, mais doit renoncer devant
l'hostilité générale. Les polytechniciens protestent qu'on veut enfermer la ville pour
mieux la contrôler, non la défendre contre un ennemi qui n'existe pas. Vers 1840,
alors que les rivalités franco-anglaises au Proche-Orient font craindre de nouvelles
hostilités en Europe, Thiers reprend son propos : protéger la ville comme elle ne l'est
plus depuis le XVIe siècle. Malgré un discours enflammé de Lamartine, la Chambre
vote le principe le 1er février 1841.
Ce que l'on construit entre 1841 et 1844 est une fortification - on dira vite «les
fortifs » - d'un type nouveau. Depuis le dernier mur défensif, celui de Charles IX,
l'artillerie a fait des progrès. Comme jadis au temps de Charles V, il faut gagner en
éloignement. L'enceinte qui s'élève autour de Paris, de quatre communes suburbaines
et d'une partie de vingt-quatre autres, c'est une vaste circonvallation de 39 km de
long. Un grand fossé, une forte levée de terre, un petit mur de protection pour
l'artillerie, quatre-vingt-quatorze bastions, cinquante-deux portes et poternes
fortifiées, le tout sur une profondeur d'environ 130 mètres, voilà pour les
fortifications proprement dites. S'y ajoute une large « zone » de servitude militaire
partiellement ou totalement inconstructible. Sur 250 mètres, toute construction est
interdite. Sur 237 autres mètres, seules sont admises les constructions de terre ou de
bois, à l'exclusion de la pierre et de la brique. À ces 487 mètres s'ajoutent 437 autres
mètres où toute construction doit être autorisée par le Génie. Ces 974 mètres
constituent cette «zone» qui sera longtemps occupée par des jardinets ouvriers et où
le bourgeois qui s'aventure peu. Cette défense que l'on aménage entre 1841 et 1844
sera celle de 1870-1871. On aménage, dans les années 1860, des boulevards sur le
tracé de la « rue militaire» qui longeait l'enceinte. Les Parisiens les appellent vite
«boulevards extérieurs» parce qu'ils le sont pour la ville alors qu'ils sont à l'intérieur
des fortifications. Sur ces boulevards, qui portent depuis 1864 les noms de plusieurs
maréchaux, on construira des immeubles locatifs de la Ville de Paris, voire après
1920 la Cité universitaire.
Une défense avancée complète les fortifications. Le propos est à l'évidence celui
d'une défense contre l'invasion. Rien n'empêche cependant les Parisiens de croire et
de dire que le gouvernement de Louis-Philippe se donne là les moyens de bombarder
Paris en cas d'insurrection. Dénoncé par la presse et caricaturé par Le Charivari, un
premier projet, en 1833, est repoussé par la Chambre. Huit ans plus tard, on reprend
l'idée. Construits de 1841 à 1846, ce sont quinze forts polygonaux à quatre ou cinq
bastions, pourvus d'une artillerie à l'air libre - la fumée des canons aurait tôt fait
d'asphyxier les artilleurs dans une casemate close - et d'une garnison de plusieurs
centaines d'hommes, et trente-six redoutes, batteries fortifiées et autres ouvrages
secondaires. Le tout constitue, appuyée sur les plateaux et les buttes chaque fois que
faire se peut, une première ceinture d'ouvrages défensifs établis à portée d'artillerie
des fortifications : de deux à quatre ou cinq kilomètres, ce qui est largement suffisant
pour interdire l'approche des fortifications et l'usage des hauteurs à une armée
d'invasion dont l'artillerie ne porterait avec précision qu'à quelque six cents mètres.
Ce sont, entre autres, les forts de l'Est à Saint-Denis, d'Aubervilliers, de Romainville,
de Noisy-le-Sec, de Rosny-sous-Bois, de Nogent-sur-Marne, de Vincennes (le «fort
Neuf»), de Charenton, de Bicêtre, de Montrouge, de Vanves, du Mont-Valérien. Cette
couronne laisse dégarni le côté nord-ouest de la capitale : le méandre de
Gennevilliers passe pour suffisante protection.
D'aucuns proposent déjà de supprimer une défense qui n'a pas fait ses preuves, qui
ne correspond plus à l'artillerie contemporaine et qui prive la ville de quelque 1 300
hectares - Paris en compte 7 802, voirie, fleuve et cimetières déduits - dont on ferait
un meilleur usage en y construisant des logements. On en parle dès 1880. La
banlieue surenchérit, que la zone coupe de manière dramatique de la capitale
proprement dite. Étudié dès 1912, le déclassement des fortifications et de la zone ne
sera prononcé que par la loi du 19 avril 1919. Il permettra la construction
d'immeubles locatifs sur le front extérieur des boulevards, offrant ainsi aux Parisiens
40 000 logements nouveaux. Demeurera jusqu'aux lendemains de la Seconde Guerre
mondiale une large zone de terrains vagues, sur lesquels sera aménagé entre 1960 et
1972, sur une longueur de 35 km, le boulevard «périphérique». Quant aux forts, ils
ne sont déclassés qu'en 1926 pour la première couronne, en 1954 pour la seconde.
Ces déclassements offrent 470 hectares supplémentaires à la ville de Paris et 830
hectares aux communes de banlieue. Avec l'annexion des bois de Boulogne (846 ha)
et de Vincennes (995 ha), celle des espaces périphériques fait passer, sans doute
définitivement, la superficie de la capitale à 10 539 hectares.
C'est un décret du 26 mai et une loi des 6 et 16 juin 1859 qui étendent, à compter
du 1er janvier 1860, les limites de Paris «jusqu'au pied du glacis de l'enceinte fortifiée
». Paris double ainsi en étendue : 7 088 hectares maintenant. On passe d'un million à
1,7 million de Parisiens. Sans aucun doute, Haussmann a voulu supprimer la
banlieue. Cela signifie l'annexion de Passy, Auteuil, Batignolles-Monceau,
Montmartre, La Chapelle, La Villette, Belleville, Charonne, Bercy, Vaugirard et
Grenelle, ainsi que de portions plus ou moins vastes des communes de Neuilly,
Clichy, Saint-Ouen, Aubervillers, Pantin, Saint-Mandé, Bagnolet, Ivry, Gentilly,
Montrouge, Vanves et Issy et du Pré-Saint-Gervais. Les communes de Boulogne et
Charenton y gagnent de récupérer les parties non réunies de leurs voisines. Clichy,
Saint-Ouen, Aubervilliers et Bagnolet ont de la même manière des compensations
hors des fortifications. Montrouge n'aura rien, pour la raison que le Petit-Montrouge
est depuis longtemps un très lointain écart du centre paroissial. Ajoutons que la
nouvelle urbanisation raye de la carte certains villages qui, comme Les Ternes, sont
lotis et complètement restructurés.
La banlieue prend après 1860 une autre signification. Haussmann avait cru la
supprimer en l'annexant. L'opération de 1860 n'a à cet égard pour effet que de
développer une nouvelle banlieue, au-delà des fortifications de Thiers. Hors Paris, le
département de la Seine passe de 250 000 habitants en 1861 à 370 000 en 1872, à un
million en 1906.
Bien des fonctions qui avaient été évacuées de la ville vont désormais s'y trouver
englobées, au détriment de la future urbanisation. Le nouveau Paris compte trop
d'abattoirs, trop de cimetières, trop d'usines à gaz. Leur déplacement sera l'une des
conditions de la transformation des villages en quartiers. Le lycée Buffon s'élèvera
en 1887 sur les vestiges du vieux cimetière parisien de Vaugirard et l'usine à gaz de
Vaugirard, construite en 1835, cédera la place en 1935 au square Saint-Lambert.
La ville est donc d'abord circonscrite. L'urbanisation des nouveaux espaces enclos
ne se fait pas attendre. Vers 1900, il ne reste plus grand chose de la campagne à
l'intérieur des fortifications. Maraîchers et éleveurs gagnent la banlieue. Subsistent
quelques fermes pour le lait, quelques marchands d'issues et de fourrage pour les
chevaux des fiacres et des carrioles. On peut encore faire ferrer un cheval. Les
jardins sont encore nombreux. Ils sont rarement potagers. Jusqu'aux boulevards
extérieurs, ce sont maintenant des maisons à cinq étages que l'on construit sur
l'emplacement des anciens champs, avec deux ou trois appartements par étage,
concierge à l'entrée et gaz à tous les étages. Mais les maisons villageoises demeurent.
Elles ne disparaîtront l'une après l'autre qu'après 1950.
Dans les quartiers périphériques, des usines s'implantent pour profiter de terrains
disponibles encore vastes. L'automobile et l'industrie chimique occupent au sud-
ouest les bords de Seine dans la plaine de Javel. À l'est et au nord, la métallurgie
domine, et notamment les fabrications de matériel ferroviaire. Le canal de l'Ourcq
approvisionne les usines à gaz. À l'arrière-plan, on construit des logements ouvriers.
Haussmann a prévu des espaces verts. On commence par user des deux bois de
Vincennes et Boulogne, qui sont redessinés, avec lacs et pelouses. Ancien parc du
duc d'Orléans, le parc de Monceau - réduit des deux tiers par le lotissement de luxe
organisé par Pereire, puis par l'ouverture du boulevard Malesherbes - est acquis par
la Ville et restauré. Sont également réaménagés les grands jardins des Tuileries, des
Champs-Elysées et du Luxembourg. L'annexion des communes périphériques
procure des espaces en ville. Un site insalubre où régnaient les équarisseurs est
transformé de 1862 à 1867 en un vaste parc à l'anglaise, avec rochers, grottes, lac et
île : les Buttes-Chaumont. On aménage ensuite, de 1867 à 1878, le parc Montsouris,
dont le sol vallonné favorise une certaine variété des points de vue sur la ville. Un lac
et une cascade l'agrémentent. L'Exposition de 1867 ayant laissé à Paris une copie du
palais beylical du Bardo, celle-ci est remontée à titre de curiosité dans le parc
Montsouris, puis affectée en 1872 à un observatoire météorologique récemment
incendié.
Si les villages englobés s'urbanisent, les mêmes raisons qui poussaient bien des
gens ayant à Paris leur activité à résider hors la ville poussent désormais à l'exode
vers les villages non annexés. L'implantation industrielle et le peuplement
s'accélèrent à Saint-Denis, à Bagnolet, à Vitry, à Issy. À leur tour, ces communes
perdent leur caractère de villages et se transforment en une banlieue. Dans une
tentative précoce de futurologie, Albert Robida écrit en 1883 qu'en 1950 le 37e
arrondissement de Paris sera Chatou. Il ne peut alors deviner que l'on ne changera
plus les limites de la ville.
Les dernières activités de type rural ne disparaissent que très lentement. L'une des
fermes de Vaugirard subsiste jusque vers 1950 avec son unique vache dans une
étable. On voit encore dix ans plus tard des plantations de pommes de terre à
Bagnolet et des cultures florales à Châtillon-sous-Bagneux. Les étroits jardins
concédés à leurs employés par les compagnies ferroviaires sont encore en 1960, avec
leurs cabanes à outils, l'un des traits caractéristiques de plusieurs communes de
banlieue.
Au XXe siècle, la Ville empêche toute spéculation sur les terrains libérés par la
destruction des fortifications de Thiers en s'y faisant elle-même constructeur et
loueur : c'est la ceinture d'immeubles de la Régie immobilière de la Ville de Paris. La
spéculation ne reprend vraiment qu'avec les grandes opérations de construction en
banlieue. On voit, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, des terrains
maintenus en friche en l'attente d'une urbanisation. L'État met fin à cette spéculation
en taxant le terrain constructible. Par la suite, les sociétés d'économie mixte prennent
en charge, sous le contrôle de l'État, de la Région et de la Ville, les opérations
d'envergure, que ce soit en banlieue (Gennevilliers, Créteil, etc.) ou en plein Paris
(quartier des Halles, quartier Masséna-Tolbiac).
C'est dans le même temps que naissent en banlieue et parfois en plein Paris des
complexes d'un type nouveau. La création par les pouvoirs publics de «Zones à
urbaniser en priorité » ou ZUP (1958), puis de «Zones d'aménagement concerté» ou
ZAC (1969) permet d'éviter les initiatives discordantes et anarchiques des
promoteurs et de concevoir un aménagement rationnel de l'espace constructible. En
ville, on parle de «quartiers», même s'ils se distinguent du quartier traditionnel par
leur caractère artificiel (quartier de l'Horloge). Leur particularité est d'unir une
résidence de bon niveau et un ensemble de commerces et de services qui donnent au
quartier son unité et pour une part son autonomie. Hors la ville, on parle de «grands
ensembles », et tous les niveaux de confort ou d'inconfort se rencontrent dans ces
réalisations capables de constituer des villes nouvelles (Créteil, Gennevilliers).
Différent est le cas de la Défense. Situé dans l'axe des Champs-Élysées au-delà de
la Seine, sur le site du carrefour où s'élevait le monument à la gloire de la Défense
nationale de 1870-1871, c'est un complexe d'affaires et de résidence à l'urbanisation
systématique que veut organiser le gouvernement quand, en 1956, il crée un
Établissement public pour l'aménagement de la Défense. On officialise en quelque
sorte l'extension de la ville vers l'ouest, et on anticipe sur celle-ci, comme jadis
Catherine de Médicis. Le premier point fort en est en 1958, avec son audacieux voile
de béton, le Centre national des industries et des techniques (CNIT).
Un espace organisé
Le cens n'est pas la seule charge qui pèse sur le «fonds de terre ». Le
seigneur perçoit également un droit de «ventes» sur toute transaction,
qu'elle porte sur le bien ou sur une rente constituée. Le taux tourne autour
de 8 %, ce qui n'a rien de négligeable.
L'usage parisien fait payer le cens annuel à quatre termes : Pâques, Saint-
Jean, Saint-Remi, Noël. L'affaiblissement du cens, invariable malgré
l'inflation, rend dérisoire dès le XIIIe siècle cette perception fractionnée
d'aussi petites sommes. On saute volontiers un terme, sans que le seigneur
proteste. Au XVe siècle, l'habitude est de payer la totalité du cens annuel à
la Saint-Remi.
Dès le début du XIe siècle, alors que la ville a repris son expansion et
qu'elle commence de s'étendre au-delà du Grand-Pont, l'évêque revendique
et se fait plus ou moins reconnaître, grâce à de faux documents carolingiens
forgés à cette fin, la propriété des îles - la Cité, mais aussi l'île Notre-Dame
- et de la moitié occidentale de la rive droite, entre la rue Saint-Denis et le
marécage de l'ancien méandre, autrement dit sur les Champeaux et le bourg
Saint-Germain-l'Auxerrois. De même, usant encore d'un faux, l'évêque
parvient à transférer sur le pont né de la chaussée de Charles le Chauve les
droits que ce roi avait explicitement donnés à l'évêque Énée sur le vieux
pont romain qui demeurait alors le seul pont véritable.
Le comté de Paris ayant été repris par le roi et la vicomté n'étant plus
qu'une division administrative du domaine royal, restent dans le Paris du
XIe siècle un certain nombre de fiefs, tous tenus du roi mais tenus par des
seigneurs dont le roi n'entend pas qu'ils exercent une autorité réelle sur la
ville qui redevient la capitale. De ces féodaux laïcs qui ont également leur
fief dans le périmètre de Paris, le plus gênant pour le roi est certainement le
comte de Meulan, qui tient de l'évêque le monceau Saint-Gervais et y
entretient des prévôts chargés de lever le cens des tenanciers. On parle aussi
de la «terre de Grève », ce qui dit la position centrale du fief du Monceau.
La présence du comte de Meulan est d'autant moins tolérable pour le roi que
le comte fait partie de ces seigneurs qui battent en brèche aux portes mêmes
de Paris l'autorité du Capétien. En 1111, Louis VI doit passer la Seine à gué,
le comte de Meulan ayant fait une incursion dans la Cité, saccagé le Palais
et endommagé les ponts. Le fief du monceau Saint-Gervais passe au XIIe
siècle à Robert de Dreux, frère de Louis VII, puis à Gautier le Chambellan.
Philippe Auguste finit par l'acquérir en 1216.
Un autre fief était tenu au XIIe siècle de l'évêque par Jean de Montreuil.
Il passa à son frère Adam, évêque de Thérouanne en 1213, et en garda le
nom de fief de Thérouanne. C'était la bordure occidentale de la rue Saint-
Denis, au-delà de la rue du Feurre. La naissance des Halles et la
construction de l'enceinte qui en faisait pour une part une zone urbaine
conduisirent Philippe Auguste à y affirmer ses droits, mais c'est seulement à
la fin du XIIIe siècle que le roi put acquérir la suzeraineté de l'évêque. En
1331, Philippe VI parvint à acheter le fief, mettant ainsi fin à cette enclave
féodale dans une rive droite en plein développement.
C'est donc le roi qui, par l'héritage des comtes de Paris comme par des
empiétements successifs, se trouve être dès le XIIIe siècle le maître de la
plus importante censive de la capitale. Cent cinq rues sont, en tout ou en
partie, dans la censive du roi; l'évêque n'apparaît que dans cinquante-neuf
rues. N'oublions pas la censive de la Ville, ou plutôt de la Marchandise de
l'eau. Formée par des acquisitions, elle équivaut presque à celle de l'évêque.
Il est des fiefs de très petite taille, et ce jusque dans le centre urbain où ils
ne sont plus guère, après le XIIIe siècle, que des souvenirs inscrits dans la
toponymie. Le fief de Harenc occupe le monceau de la Saunerie, à l'est de
la rue du Pont-au-Change. Le fief de la Crosse n'est fait que de quelques
parcelles de la Mégisserie. Rue d'Autriche, le fief de Thibaud de la Chapelle
semble bien, vers 1250, ne comprendre qu'une maison. Appartenant à Saint-
Martin-des-Champs, le fief de la Rapée est au XIIIe siècle fait de quelques
maisons de la rue des Juifs, près des Halles. Le fief Popin est hors la ville, à
l'emplacement du milieu de l'actuelle rue de Richelieu. Le fief de Coquatrix
appartient, dans la Cité même, à la famille de ce nom, et il s'appuie sur un
fief des Marmousets attesté bien avant que le populaire donne ce sobriquet
aux vieux conseillers de Charles V. L'hôpital Saint-Jean-de-Latran possède
le fief de l'Oursine ou de Lourcine, proche de la rue Mouffetard, que lui
donne en 1182 un bourgeois. Le fief des Tombes est une minuscule
seigneurie en haut de la rue Saint-Jacques. Il est même un fief constitué
d'une maison et de son jardin, le fief d'Hellebic, ainsi nommé du nom de
son titulaire au XIIe siècle. Saint Louis l'achètera pour en faire la halle aux
poissons, futur « parquet de la Marée ». Au XVIIIe siècle encore, on tiendra
compte du fief de la Trinité, à l'ouest de Saint-Martin-des-Champs. Quant
au fief des Barrés, derrière Saint-Gervais, il est à la Grande Confrérie de
Notre-Dame, ce qui lui confère la pérennité, sinon un réel intérêt financier.
Nous ne parlons ici que des censives qui constituent l'un des éléments de
définition de l'espace parisien jusqu'à la Révolution. Mais chaque église a,
hors la ville, des seigneuries qui font parfois d'elle, comme pour Saint-
Germain-des-Prés, l'un des principaux propriétaires fonciers de la région.
LES JUSTICES
La carte des justices n'est pas moins compliquée que celle des censives.
À l'origine, il arrive que la censive, qui est la seigneurie, et la justice
coïncident parce que le fondateur d'un établissement ecclésiastique a en
même temps donné la terre et la justice. Les donations ultérieures font voler
en éclats cette coïncidence. Dans les années 1300, alors que l'on compte
cent cinquante-cinq seigneuries ayant censive, il n'en est que vingt-quatre à
joindre censive et justice.
De la haute justice qui connaît des crimes de sang à la basse justice qui
est celle des contraventions courantes à l'ordre public, de la justice réelle sur
les terres à la justice personnelle sur les clercs ou sur les métiers, la
complication du système ne permet pas de dresser une carte comme on peut
le faire pour les censives dont, malgré les incertitudes, chacun comprend
que l'imbrication s'établit dans la hiérarchie simple du système seigneurial.
Chaque terre n'a qu'un seigneur immédiat, même si celui-ci a lui-même un
seigneur. Plusieurs justices peuvent, au contraire, s'exercer en un même
lieu, ou sur une même personne. Heureusement, le cas est assez rare dans la
pratique. Les justiciers énoncent dans leurs titres les trois justices qu'ils ont,
afin de montrer qu'ils ne partagent rien de leur seigneurie. Il est peu de lieux
où le haut justicier n'est pas en même temps moyen et bas justicier.
C'est avec l'évêque que surgissent le plus souvent les conflits. Au fil des
siècles, ils ont alimenté la chronique, mais aussi l'activité des faussaires, car
les évêques ne se sont pas privés de faire confectionner titres et privilèges.
La rapide urbanisation de la rive gauche à partir de l'installation des maîtres
et des étudiants fait surgir des inconvénients nouveaux. Dans la Cité, où les
limites des justices étaient anciennement connues, les choses étaient claires
à défaut d'être simples. Dans ce qui va s'appeler l'Université et qui était, peu
auparavant, une zone tranquille de petites maisons entourées de jardins, la
mémoire collective est moins précise. C'est au sujet des droits du roi sur le
Clos Bruneau, nouveau centre des études juridiques, que s'ouvre en 1221
une procédure contre l'évêque qui va conduire à un compromis. Dans un
premier temps, l'évêque Guillaume de Seignelay, déjà échaudé dans son
évêché d'Auxerre par les prétentions royales, refuse de reconnaître la
juridiction du roi. Les juristes de Philippe Auguste portent alors l'affaire sur
la rive droite et font faire par des prudhommes choisis parmi les notables de
la bourgeoisie – a priori peu favorable à l'évêque – une enquête sur les
droits du roi dans la petite seigneurie du Bourg-l'Évêque que l'on commence
d'appeler le bourg Saint-Germain-l'Auxerrois. Parmi les enquêteurs, il y a
d'anciens prévôts. Ils se souviennent d'avoir procédé dans le Bourg-l'Évêque
à des arrestations au nom du roi. Naturellement, tout le monde est d'accord
pour attester la justice du roi sur les routes qui franchissent les portes de la
ville. Lorsque les régions situées au long de ces routes hors de l'enceinte
s'urbanisent à leur tour, il est aisé d'en déduire que le roi y a la justice.
LES PAROISSES
En pleine ville, des paroisses naissent sur les rives : Saint-Merry est peut-
être dès le IXe siècle une succursale de Notre-Dame, que desservent les
chanoines eux-mêmes. et l'on en fait par la suite une paroisse pour la partie
occidentale du bourg auquel ne suffit déjà plus l'unique paroisse de Saint-
Gervais. La mutation est achevée au XIIe siècle. En 1080, on prend
quelques territoires à Saint-Germain et à Saint-Merry pour en faire une
nouvelle paroisse Saint-Jacques – on la dira au XIIIe siècle « de la
Boucherie » pour la distinguer de l'église des Dominicains - dont le
territoire est le premier à ne tenir compte que de la topographie proprement
urbaine : les limites en sont les deux grandes rues de la rive droite, Saint-
Denis et Saint-Martin. Il s'agit bien de créer une paroisse pour ce qui
devient le centre de la ville. Vers la même date, la paroisse Saint-Paul est
créée aux dépens de Saint-Gervais : la ville s'étend maintenant, au long de
la Seine, bien au-delà de la Grève et du monceau Saint-Gervais.
La rive gauche voit au XIe siècle se muer en centres de vie pastorale les
cinq églises mérovingiennes de la route d'Orléans dont le concile de 845
avait fait les « titres cardinalices » des prêtres dénommés cardinaux de Paris
à l'image des curés romains qui devenaient les cardinaux de l'Eglise. Là
encore, il ne s'agit au Xe siècle, après les invasions normandes, que de
succursales de la cathédrale. Au XIe, ce sont des paroisses, vite ramenées à
trois par l'extension de Saint-Séverin aux dépens de Saint-Julien et celle de
Saint-Benoît aux dépens de Saint-Etienne.
Un premier bilan peut être tenté autour de 1300. Il est alors douze
paroisses dans la Cité, outre la cathédrale, Saint Jean-le-Rond, qui est la
paroisse du cloître, et la Sainte-Chapelle, qui est maintenant celle du Palais.
Il en est sept sur la rive gauche, treize sur la rive droite. Les plus petites
sont celles du centre urbain. Les plus vastes sont celles du pourtour en cours
d'urbanisation : Saint-Eustache, Saint-Nicolas-des-Champs, Saint-Sulpice,
Saint-Étienne-du-Mont, Saint-Nicolas-du-Chardonnet.
Les élargissements du territoire parisien et la construction de nouvelles
enceintes ne font que transformer en paroisses parisiennes des paroisses
rurales constituées autour des bourgs et des villages - c'est le cas de Sainte-
Madeleine de la Ville-l'Évêque, qui deviendra «la Madeleine» – ou de
simples chapelles, jusque-là succursales de paroisses anciennes. Après la
stabilité des XIVe et XVe siècles, voici donc au XVIe de nouvelles
paroisses. Ainsi s'élève au faubourg Saint-Honoré une chapelle privée
consacrée aux Cinq Plaies du Sauveur (1521), reconstruite en 1584-1587
comme annexe de Saint-Germain-l'Auxerrois sous le nom de Saint-Roch,
érigée en paroisse en 1633 et finalement reconstruite entre 1653 et 1723. De
même la chapelle de l'hôpital Saint-Jacques-du-Haut-Pas devient-elle en
1567 succursale paroissiale pour les habitants des faubourgs Saint-Jacques
et Notre-Dame-des-Champs qui se jugeaient trop éloignés de Saint-Benoît-
le-Bétourné, de Saint-Hippolyte ou de Saint-Médard; elle est érigée, dans
une nouvelle église, en paroisse de plein exercice quand en 1572 Catherine
de Médicis transfère à Saint-Jacques les religieux de Saint-Magloire. Inutile
de dire que l'autonomie de ce qui a été la succursale commune de trois
paroisses provoquera de longues contestations de limites. Naissent ensuite
Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle en 1673, Saint-Philippe-du-Roule en
1699, Sainte-Marguerite en 1712, Saint-Denis-du-Pas en 1748, Notre-
Dame-de-Bonne-Délivrance en 1776. Les simples chapelles nées du besoin
des Parisiens de la périphérie sont parfois rattachées à de très lointaines
paroisses : Belleville n'a jusqu'en 1635 qu'une chapelle construite en 1548
comme annexe de Saint-Merry, l'une des paroisses les plus centrales de la
ville. N'oublions pas, en plein centre, Saint-Louis-en-l'Île qui traduit en
1623 l'urbanisation de la nouvelle île.
QUARTIERS ET ARRONDISSEMENTS
L'espace de vie du Parisien est tout autre que foncier, fiscal ou judiciaire :
il se traduit par l'identification progressive de quartiers, d'abord simples
cadres de la vie sociale, puis à partir du XVe siècle circonscriptions
administratives de la ville. C'est la force du quartier qui contraint l'autorité
administrative et financière à recourir à ce cadre qu'elle n'a pas créé mais
dans lequel les habitants se reconnaissent aisément.
Le Paris du XVe siècle est déjà divisé en seize quartiers, dont deux
encore pour la rive gauche. C'est la rive droite qui, avec l'enceinte de
Charles V, est passée de six à treize quartiers. Chacun n'est encore
dénommé que par le nom de son quartenier. Un nom topographique
n'apparaît qu'en 1588. Ces quartiers se définissent aussi par le lieu de
rassemblement prévu, place ou cimetière.
Quartier Rassemblement
Cité:
Notre-Dame Marché Neuf
Rive gauche :
Sainte-Geneviève Place Maubert
Saint-Séverin Place Saint-Michel
Rive droite :
Saint-Esprit ou Grève Place de Grève
Saint-Jean Place de Grève
Saint-Gervais Place de Grève
Saint-Antoine Parc des Tournelles
Temple Cimetière Saint-Jean
Saint-Martin Cimetière Saint-Nicolas
Sépulcre Halles
Saint-Jacques-de-1'Hôpital Halles
Saint-Eustache Halles
Saint-Honoré Croix du Trahoir
Saint-Germain-l'Auxerrois Châtelet
Saint Jacques-de-la-Boucherie Châtelet
Saint-Innocents Cimetière des Innocents
Lieux de vie
Outre des rues, des boulevards, des avenues et naturellement des places,
Paris compte des carrefours (Odéon, Croix-Rouge), des ronds-points, un
parvis, une esplanade, un champ (de-Mars), un plateau (de la Reynie), des
quais, des carrés, des cours qui sont avenues (cours la Reine, cours de
Vincennes), quais supérieurs (cours-Albert-ler@ cours-la-Reine) ou voies
privées, des ruelles, des chemins, des sentiers, des sentes, des passages, des
galeries, des péristyles, des couloirs, des chaussées, des allées, des villas,
des squares, des hameaux et des impasses naguère appelées culs-de-sac ou
« ruelles sans chief ». Sous ce nom ou sous un autre, les culs-de-sac seront
nombreux jusqu'au XIXe siècle, étant la desserte normale des maisons
construites en période de surpeuplement dans les anciens jardins intérieurs
d'un îlot. La même nécessité fait naître aux XIXe et XXe siècles des «cités»
qui sont ici des ensembles immobiliers avec voie privée. Quelques
redondances à noter : la chaussée d'Antin est inutilement devenue la rue de
la Chaussée-d'Antin, cependant que le parvis Notre-Dame devenait la place
du Parvis-Notre-Dame. Quant à l'Étoile, l'ancienne toponymie parisienne en
faisait un nom commun, allusif au croisement de cinq chemins : c'était au
XVIIIe siècle l'étoile de Chaillot, que l'on abrégea en Étoile. Les ports sont
parfois de véritables accostages, mais souvent de simples quais inférieurs
(ports de la Concorde, des Tuileries, de l'Hôtel-de-Ville). Les cheminements
non carrossables constitués par des escaliers (à Montmartre comme à
Chaillot ou Passy) portent le nom de rue, ce qui conduit à des méprises dans
l'interprétation des plans. Deux particularités du vocabulaire parisien : une
villa n'est pas une maison mais une rue privée, et un square – le nom est
emprunté, comme la chose, à l'Angleterre au temps de Napoléon III - peut
être aussi bien un jardin public de quartier qu'une voie privée. Les derniers
ajouts à la toponymie parisienne sont le « périphérique » et tout bonnement
la voie (voie express Georges-Pompidou) . Au fil des siècles, Paris a en
revanche perdu ses clos.
Les noms que portent les rues sont jusqu'au XVIIe siècle du seul domaine
de l'usage. La même rue peut donc porter, presque dans le même temps,
deux ou trois noms, cependant que le même nom apparaît dans des quartiers
différents pour des rues qui n'ont en commun que la raison même de ce
nom. On connaît avant la Révolution huit rues Pavée, sept rues de la Muette
et deux rues des Parcheminiers. L'hôpital des Pauvres-Écoliers ayant dès le
XIIIe siècle pris le surnom des Bons-Enfants, le nom passe à un chemin
jadis rural qui s'appelait « le chemin qui va à Clichy ». Cette rue des Bons-
Enfants, qui donne toujours dans la rue Saint-Honoré, et que complète au
XVIIe siècle une rue Neuve-des-Bons-Enfants (depuis Neuve-des-Petits-
Champs et aujourd'hui de La Vrillière), n'empêche pas que, près de la place
de Grève, un cul-de-sac porte dès le Moyen Age le nom des Bons-Enfants.
Et, lorsque François Ier crée l'hôpital des Enfant-Rouges, la rue Portefoin,
près du Temple, ainsi nommée du nom d'un propriétaire appelé Portefin,
devient rue des Enfants-Rouges, puis rue des Bons-Enfants, avant de
redevenir la rue Portefoin. Chacun, à chaque époque, s'y retrouve en
précisant la paroisse ou le quartier.
Il est de même une rue du Plâtre près de Sainte-Avoie, une rue Plâtrière
près de la rue Montmartre (Jean-Jacques-Rousseau) et une rue de la
Plâtrière au quartier Saint-Martin, sans oublier une rue des Plâtriers sur la
rive gauche et une rue des Plâtrières à Ménilmontant. Parce qu'il est un four
banal dans la couture de l'évêque et une autre dans la seigneurie de l'abbé,
on connaît une rue du Four près de Saint-Eustache (Vauvilliers) et une autre
dans le bourg Saint-Germain-des-Prés (du Four). Il est une rue de Grenelle
sur la rive gauche - elle conduit à la plaine de Grenelle - et une autre sur la
rive droite, qui tient son nom d'un propriétaire nommé Guernelles.
Bien des rues qui portent le nom d'une église sont d'abord le chemin qui
conduit à cette église. C'est même vrai de cette « grand-rue» de la rive
gauche qui porte toutes sortes de noms jusqu'à ce qu'elle prenne au XIIIe
siècle celui de l'église des Dominicains : Saint-Jacques. Ce l'est aussi de la
rue qui conduit au prieuré de Saint-Martin-des-Champs ou de celle par
laquelle on va à Saint-Denis. La rue Sainte-Geneviève conduit à l'abbaye, la
rue du Temple à la commanderie. Il en va de même des noms de
propriétaires : la rue Barbette est d'abord, jusqu'au XIVe siècle, le chemin
du courtil des Barbette. En 1643 encore, c'est un couvent qui vaut son nom
à la rue Saint-Dominique. Quelques villages du voisinage donnent leur nom
dès le XIIIe siècle à une route et à une porte dont découlera le nom d'une
rue : ainsi Montmartre ou Saint-Antoine. L'usage s'étendra au XVIIe siècle
quand on donnera aux routes en cours d'urbanisation le nom des villages
auxquels ces routes conduisent : la route ou le chemin de Vaugirard, de
Grenelle, de Charonne ou de Longchamp se mue alors en une rue du même
nom. Le XIXe siècle suivra l'exemple pour l'avenue d'Orléans, qui ouvre par
la porte du même nom sur la route d'Orléans. La rue de Flandre, l'avenue
d'Italie et la rue d'Allemagne (devenue en 1914 avenue Jean-Jaurès) seront
nommées suivant le même principe, qui fera également donner des noms de
villes ou de régions aux rues voisines des gares (Le Havre près de Saint-
Lazare, le Maine près de Montparnasse, Lyon près de la gare de Lyon),
mais les rues de Normandie, de Bretagne, de Poitou et de Saintonge, en
plein Marais, doivent leur nom au projet, avorté, d'une place de France
voulue par Henri IV, à laquelle devaient faire cortège des rues portant les
noms des provinces. La minuscule rue de Marseille près de la République et
la rue de Toulouse près de la porte de Pantin, non plus que la rue de Lille
dans le faubourg Saint-Germain, ne répondent pas à la même logique.
Jusqu'au XVIIIe siècle, les noms ont parfois changé dans l'usage, non par
décision autoritaire. L'autorité ne commence d'intervenir qu'au XVIe siècle
pour les rues nouvelles. La dénomination des rues n'est officielle qu'au
XVIIIe siècle. Les victoires impériales sont immédiatement consacrées par
des plaques : la rue d'Ulm et le quai d'Austerlitz en 1806, les ponts
d'Austerlitz et d'Iéna en 1807, Haussmann donne à ses nouvelles percées
des noms historiques : Wagram, Rivoli, Pyramides, Marengo, sans oublier
le plus récent Alma. Malgré une légende tenace, le pont d'Arcole doit bien
son nom au souvenir de la victoire de 1796, non à celui d'un insurgé nommé
Arcole et tombé là pendant les Glorieuses de 1830. C'est la République qui,
en haine du Prussien, donne en 1885 son nom à l'avenue d'Eylau. Le XXe
siècle poursuit dans ce recours aux noms de victoires : Verdun et la Marne,
Stalingrad et Bir-Hakeim.
Une curiosité : on avait songé à une place Louis XVI. On n'eut pas le
temps de la réaliser : cela supposait la destruction préalable de la Bastille !
Le Cours-la-Reine doit son nom à Marie de Médicis qui l'a fait planter.
Quant à la rue de Médicis, c'est très indirectement qu'elle doit en 1860 son
appellation à cette même Marie de Médicis : le voisinage du palais du
Luxembourg et de la fontaine sont là déterminants. Indirect est également
l'hommage rendu à Anne d'Autriche avec une rue Sainte-Anne. N'oublions
pas une rue Thérèse qui n'ose pas dire son nom, celui de la reine Marie-
Thérèse, une rue de Provence dédiée au frère de Louis XVI et une rue
Monsieur parce qu'ouverte par lui pour desservir ses écuries, une rue
Madame qui doit son nom à l'épouse du même Monsieur, une rue d'Artois
en l'honneur de l'autre frère de Louis XVI, le futur Charles X, une rue de
Berry en l'honneur du duc de Berry, fils de ce comte d'Artois, une rue
Mademoiselle parce que la fille du duc de Berry l'a traversée en 1827 pour
poser la première pierre de l'église Saint-Jean-Baptiste-de-Grenelle et une
rue Monsieur-le-Prince en l'honneur du prince de Condé qui avait là son
hôtel.
L'usage de l'Ancien Régime ne réserve pas les noms de rue aux princes.
Il est, dès leur temps, des rues Richelieu, Mazarin ou Colbert.
Significatif est le fait que, la rue Napoléon ouverte en 1806 étant devenue
dès 1814 la rue de la Paix, le pont Napoléon devenu en 1870 le pont
National et l'avenue Napoléon en 1873 l'avenue de l'Opéra, Paris ne compte
plus qu'une rue Bonaparte, ainsi nommée en 1852. Cet ostracisme, qui est
surtout un reflet du rejet de Napoléon III après 1870, n'empêcha cependant
pas de garder les noms des maréchaux donnés en 1864 au pourtour de la
ville et ceux de plusieurs victoires impériales tout à fait postérieures au
Consulat, donc à la République, comme Friedland, Wagram et Iéna, donnés
au même moment aux avenues qui forment l'Etoile, Austerlitz ayant déjà
servi à dénommer un quai et un pont, en attendant une gare. Notons qu'on
en profite alors pour honorer des généraux morts avant l'Empire comme
Marceau et Kléber : leurs noms remplacent ceux de Joséphine et du Roi de
Rome.
DES LIEUX-DITS
Les ponts déterminent un abord qui, dans l'usage parlé mais bien souvent
dans les actes écrits, porte le nom du pont quoique constitué d'une rue. Au
Moyen Age, on habite ou on travaille «en Petit-Pont» au point que le bas de
la rue Saint-Jacques porte encore aujourd'hui le nom de rue du Petit-Pont.
De l'autre côté du pont, le marché de la Cité s'appelle de même le marché
du Petit-Pont. Semblable glissement touche les habitants de l'extrémité de la
porte Bordelle, au haut de la rue Bordelle, au sud de Sainte-Geneviève: le
nom leur paraissant peu reluisant, certains se disent à Saint-Marcel, alors
que le bourg de ce nom est situé de l'autre côté de la porte.
Très vite, les Parisiens ont donné un nom à ces croisements inévitables
dans la circulation quotidienne. Il en va de même pour les anciennes portes
de l'enceinte carolingienne qui, comme la porte Paris et la porte Baudoyer,
sont demeurées points de passage même lorsque la palissade qui
contraignait à les emprunter n'est plus qu'un souvenir. Comme pour les
ponts, l'usage élargit l'appellation aux premières maisons sises dans les rues
qui convergent là. C'est surtout le cas de la place Maubert, le seul carrefour
du Paris médiéval qui, constitué par la rencontre de trois rues, forme une
place suffisamment dégagée. Sur quelques dizaines de mètres, les maisons
des rues Galande, Saint-Victor et de la Montagne Sainte-Geneviève sont
dites «en la place Maubert». On nomme également porte Paris les rues qui,
dans un rayon d'une cinquantaine de mètres, convergent au carrefour et qui,
constituant un vaste marché, représentent vraiment une unité de la
topographie sociale. L'élargissement de la place au lieu-dit se perpétuera : la
place Vendôme comprend encore très officiellement aujourd'hui les proches
tronçons de la rue de la Paix.
La place de Grève n'a rien d'un lieu de passage. Largement ouverte sur le
fleuve, elle n'est que mal reliée par de petites rues aux axes principaux de la
circulation. Si tout le monde s'y retrouve, c'est d'abord parce que beaucoup
de Parisiens y ont tout ou partie de leur activité professionnelle, ensuite
parce que toute ville portuaire connaît l'usage de la promenade au port,
enfin parce que le siège de la Hanse des marchands de l'eau, la Maison aux
Piliers, finit par jouer le rôle d'un Hôtel de Ville. Il est dès lors impossible
au Parisien d'ignorer que c'est en Grève qu'il rencontrera les hommes et les
occasions. Le compagnon sans embauche le sait bien, qui s'y rend pour en
trouver. On dira qu'il est en Grève. Dans le parler ancien, cela ne signifie
pas qu'il refuse de travailler mais qu'il cherche un patron. Mais travailler en
Grève n'est précisément pas travailler sur la place même.
On a déjà dit ce qu'avait été le passage du nom de lieu au nom de rue et,
en d'autres cas, du nom de rue au nom de lieu. C'est ici la fonction
économique dominante qui dénomme l'espace en le définissant. Pour
médiéval que fût l'usage, il n'a pas disparu. Les Halles et la Bourse sont à la
fois des références monumentales et des lieux-dits professionnels. Le parler
moderne préfère le mot «quartier», pris en son sens le plus vague.
Il est des lieux-dits qui doivent leur nom à un épisode. C'est ainsi que le
Point-du-Jour doit le sien à un duel, conséquence d'une partie de cartes, qui
s'y déroula en mars 1748. Chevauchant depuis Versailles, les deux
adversaires s'étaient arrêtés pour se battre au lever du jour.
Le lieu de rassemblement peut être un arbre, pourvu qu'il ait, plus qu'une
histoire, une signification mystérieuse qui s'impose à l'imaginaire parisien.
C'est le cas de l'orme, plusieurs fois renouvelé au cours des siècles, qui
s'élève devant Saint-Gervais. Dès le XIIIe siècle, donc bien avant que la
franc-maçonnerie fasse de l'orme un symbole public, on s'y retrouve, on s'y
assemble, on y passe des contrats, on y paie des rentes. Il devient l'«arbre
Saint-Gervais ». Il figure sur la bannière de la paroisse. Les révolutionnaires
le feront abattre et brûler en 1794 comme symbole du fanatisme. Dans
l'usage des amoureux parisiens, les horloges publiques jouent à partir du
XIXe siècle ce rôle de point de rendez-vous. On en fait des objets de
comédie. On les retrouve dans les dessins humoristiques. On n'ira jamais
jusqu'à les sacraliser.
LE QUARTIER
Il est significatif que l'usage ait gardé le nom de «quartier» pour une
réalité plus étroite, à l'échelle de la vie quotidienne et du voisinage vécu.
L'espace de vie que le Parisien perçoit comme son quartier, c'est celui que
caractérisent aussi bien la situation (les Buttes-Chaumont) que les activités
(le Sentier avec ses métiers du textile, le faubourg Saint-Antoine avec ses
artisanats du meuble, le quartier Latin avec ses étudiants), quand ce n'est
pas l'histoire et le patrimoine bâti (le Marais ou le faubourg Saint-Germain)
. Ce peut-être, autour d'un accident topographique encore perceptible
(Montmartre) ou gommé par les constructions mais pérennisé par un nom
de rue (Montparnasse), une tradition d'art relayée par le folklore et le
tourisme. Le charme, le pittoresque ou la littérature ont aussi créé des
quartiers, que ce soit la rue Mouffetard - la « Mouffe » - ou Saint-Germain-
des-Prés. C'est aussi l'environnement d'activités qui tirent parti d'une
adresse prestigieuse (l'Étoile) ou qui s'identifient par un lieu-dit : à côté du
quartier très normalement nommé de l'Alma, puisqu'il entoure la place de ce
nom, pensons à l'étonnant quartier dit « Sèvres-Babylone ». En bref, le
quartier est l'aire topographique dont la conscience collective des ayants
droit - habitants ou usagers - ressent une unité que reconnaissent les autres.
Parce qu'il tient une longue place dans la vie du Parisien, le métro suffit à
créer des microquartiers, analogues à ce que fait naître chez les parents la
conduite des enfants à l'école ou chez les vieillards la fréquentation d'un
square. N'oublions pas la commodité qui fait tenir pour un quartier le
voisinage des gares. Longtemps, jusqu'à la crise du logement qui interdit de
trouver sur-le-champ à se loger, et jusqu'à l'installation en banlieue d'une
forte majorité de provinciaux récemment arrivés dans la capitale, ces
quartiers de gare se distinguaient par la présence d'hôtels et de restaurants,
mais aussi par une forte population déterminée par les aboutissements du
réseau ferroviaire : Bretons près de Montparnasse, Alsaciens près de la gare
de l'Est.
Plutôt qu'un palais comme l'était celui de la Cité, la royauté a là, on, l'a
vu, un siège symbolique de sa place dans la hiérarchie féodale. Tout
naturellement, l'aristocratie se loge donc hors du Louvre, mais près du roi.
Certains ont anticipé, le quartier qui s'appelle déjà le Louvre étant encore au
XIIe siècle riche de terrains assez vastes pour qu'on y constitue des hôtels
d'une certaine envergure qui se trouvent, à la fin du siècle, protégé par la
nouvelle enceinte. L'archevêque de Reims avait au XIIe siècle sa demeure
dans le quartier du futur Louvre, et l'archevêque Henri, troisième fils de
Louis VI, y aménageait une chapelle. L'évêque d'Auxerre y faisait choix
d'une maison. À partir des années 1200, les exemples se multiplient.
Alphonse de Poitiers, frère de saint Louis, a son hôtel rue d'Autriche. Vers
1250, il l'agrandit. Le comte de Périgord lui succède, puis Pierre d'Alençon,
fils de saint Louis. Dès le milieu du siècle, les remembrements commencent
de bouleverser le parcellaire. Vers 1300, tous ceux qui ont affaire avec la
cour cherchent le voisinage du Louvre. L'aristocratie multiplie là les hôtels,
entre l'enceinte et Saint-Germain-l'Auxerrois. Au XIIIe siècle, cependant
que Robert II d'Artois est près de la porte Montmartre, où les ducs de
Bourgogne succéderont au XVe siècle aux comtes d'Artois, Charles d'Anjou
est au Marais, où lui succédera un temps Charles de Valois, mais celui-ci
s'installe vite non loin du Louvre, à l'hôtel de Nesle de la rue Coquillière.
Autre frère de roi, Louis d'Évreux est rue d'Autriche. Robert de Clermont,
le dernier fils survivant de saint Louis, a construit rue d'Autriche cette
demeure avec vue sur la Seine qui prendra, agrandi par son fils, le futur duc
de Bourbon, le nom d'hôtel de Bourbon. Le puissant chambellan Enguerran
de Marigny achète plusieurs parcelles pour en démolir les maisons et se
faire construire une opulente résidence entre la rue d'Autriche et la rue des
Poulies. Les autres familiers de l'Hôtel royal, les gens de la Chambre, de la
Paneterie, de la Cuisine, de l'Écurie, de l'Échansonnerie, dont la plupart
n'ont au Louvre que leur activité, font de même, chacun à son niveau. Les
chefs sont propriétaires, les valets locataires.
Le duc de Bourgogne avait depuis le XIIIe siècle son hôtel sur la pente de
la Montagne Sainte-Geneviève. En 1402, Philippe le Hardi laisse cet hôtel
de la rive gauche à son troisième fils, Philippe de Nevers, et fait de l'hôtel
d'Artois, qui lui vient de sa femme Marguerite de Flandre et qui s'élève au
nord-ouest de la ville, rue Mauconseil, le nouvel hôtel de Bourgogne. Son
fils Jean sans Peur le pourvoit d'une tour rectangulaire (rue Étienne-
Marcel). Philippe le Bon y résidera ordinairement pendant ses séjours
parisiens. Echu de même au duc de Bourgogne par sa femme, l'hôtel de
Flandre, qui est voisin, va à un autre frère du duc Jean, Antoine de Brabant.
Le duc d'Orléans, pendant tout le XVe siècle, a sa résidence principale non
loin de là, à l'ancien hôtel de Nesle de la rue Coquillière, qui a été celui des
premiers Valois, puis un temps celui de Jean de Luxembourg.
Les hôtels de l'est parisien ne sont plus que des souvenirs. Il n'est pas
question de ressusciter l'hôtel Saint-Paul, en ruine lorsqu'en 1516 le grand
maître de l'artillerie Jacques de Genouillac l'achète pour le reconstruire.
L'hôtel de la Reine, encore dit de la Pissotte, est également en ruine. Quant
aux Tournelles, c'est encore sous Henri II la résidence théorique du roi à
Paris : Philibert de l'Orme y construit une salle de banquet en bois avec
portiques et statues de bronze, et il y aménage de nouvelles écuries. Mais
Louise de Savoie récuse déjà l'hôtel des Tournelles comme humide et
nauséabond. Après la mort de Henri II, on abandonnera définitivement la
vieille résidence royale.
Le déclin de l'est parisien offre aussi des espaces libres pour des
fonctions que nul ne tient à voir établies dans les quartiers résidentiels. C'est
en premier lieu le cas des arsenaux, des fonderies de canons - avec leurs
entrepôts de métaux – et des magasins de poudre. Le bon sens veut qu'on
les place à proximité d'un port, non au milieu des hôtels aristocratiques. La
fonderie du XVe siècle était au Louvre. Les «granges de l'artillerie»
qu'organisent Louis XII et François Ier sont aux Célestins. La foudre ayant
fait exploser en 1538 la poudre conservée dans la tour de Billy, le tout est
regroupé entre les Célestins et la Bastille : ce sera l'Arsenal. Sully y
construira l'hôtel du grand maître de l'Artillerie.
Comme on ne saurait jeter dehors les cours et les administrations qui ont
occupé en trois siècles toutes les parties du Palais de la Cité, force est au roi
de songer à autre chose. Le vieux Louvre n'est peut-être pas au goût du jour,
mais il tient debout, et l'espace n'y est pas trop mesuré. François Ier décide
donc de le réaménager. Pour commencer, on change l'orientation d'une
forteresse dont la caractéristique était au XIIe siècle de tourner le dos à la
ville : la fonction défensive oubliée, car le Louvre est maintenant en pleine
ville, c'est vers la capitale qu'ouvrira la résidence du roi. La porte du sud
sera celle de la promenade : on clôt le jardin qui s'étend en bordure de
Seine. La grande porte sera, sur la rue d'Autriche, celle de l'est, celle qui fait
face à l'hôtel du Petit-Bourbon.
Plus à l'est, et plus tard face au Louvre, la rue des Poulies, qui borde
Saint-Germain l'Auxerrois, présente entre la rue Saint-Honoré et le quai
plusieurs hôtels. Le principal est l'ancien hôtel d'Alençon. Complètement
remanié, il devient l'hôtel de Villeroy, qu'achète en 1568 le futur Henri III.
Acquis en 1578 par le maréchal de Retz, il est en partie vendu à la duchesse
de Longueville. Louis XIV achètera l'hôtel de Longueville du duc Henri en
1665 pour agrandir la place du Louvre. Entre-temps, l'autre partie, sur la rue
d'Autriche, face à l'hôtel de Clèves, sera devenue l'hôtel de la Force.
LA VOGUE DE L'OUEST
Non contente des Tuileries, dont les jardins ouvrent sur la campagne,
Catherine fait construire en 1583 une maison avec jardins en terrasses sur la
pente de Chaillot, face à la Seine (emplacement du palais de Chaillot),
maison que, pour la vue qu'elle offre, elle baptise Beauregard.
Jusqu'au XVIIe siècle, il est donc des quartiers plus ou moins recherchés
par tel ou tel type de résidence ou d'activité. Le voisinage du roi, celui des
grandes institutions, celui de l'Université sont autant d'attractions qui se
combinent avec les espaces disponibles pour les opérations immobilières.
Le poids des traditions n'est pas niable : sous Louis XIV encore, les trois
quarts des banquiers parisiens résident dans les quartiers du centre, entre le
pont au Change et Saint-Eustache, ceux où l'on trouvait leurs prédécesseurs
du XIVe siècle et que boude toujours la noblesse, dédaigneuse des rues
marchandes et peu sensible, désormais, au voisinage d'un Louvre délaissé
par le roi.
Les rues situées entre le Louvre et les Tuileries prennent aussi une
importance accrue. Au sud des Quinze-Vingts, dans cette rue Saint-
Thomas-du-Louvre qui conduit du Palais-Royal à la galerie du Bord-de-
l'Eau, le marquis de Rambouillet occupe et embellit, pour remplacer le vieil
hôtel de Rambouillet sur les ruines duquel Richelieu avait construit le
Palais-Royal, l'hôtel de son beau-père dont il fait un nouvel hôtel de
Rambouillet : animé par Catherine de Vivonne, à la ville marquise de
Rambouillet et en son salon Arthénice, la reine des Précieuses, l'hôtel de
Rambouillet fera de ce quartier l'un des centres de la vie mondaine et
littéraire. Le voisin, en allant vers la Seine, est le connétable Charles
d'Albert, duc de Luynes, dont les jardins s'étendent jusqu'à la rue Saint-
Nicaise. La veuve du connétable, Marie de Rohan, s'étant remariée en 1622
avec le duc de Chevreuse, c'est comme hôtel de Chevreuse qu'il devient l'un
des sièges de l'opposition à Richelieu, puis à la régente Anne d'Autriche et à
Mazarin. Autour de la duchesse de Chevreuse et de sa fille, maîtresse du
futur cardinal de Retz, qui dira sa beauté mais la jugera «sotte jusqu'au
ridicule », on y conspire fort au temps de la Fronde.
À la fin du siècle, les financiers achèteront avec avidité les terrains et les
façades qui forment le pourtour de la place Louis le Grand (Vendôme). On
y trouvera les trésoriers, les fermiers généraux, les banquiers. L'architecte
de la place, Jules Hardouin-Mansart, s'y logera lui-même. L'arrivée des
financiers dans les quartiers du Palais-Royal et de la place des Victoires est
significative : un sur dix y demeure en 1650, deux sur trois sous Louis XV,
trois sur quatre à la veille de la Révolution.
L'ESPACE ÉCONOMIQUE
INTELLECTUELS ET ARTISTES
Comme il est des quartiers préférés des écrivains, il en est pour attirer les
artistes. Certains sont l'effet d'une tradition, et le voisinage de l'École des
Beaux-Arts est une attraction qui dure. D'autres n'ont qu'un temps. Les
guinguettes et les cabarets ont souvent attiré, comme à Montmartre à partir
des années 1880. Utrillo fera du Sacré-Cœur et des rues de la Butte le motif
de bien des toiles. Toulouse-Lautrec préfère le cabaret où il croque la
Goulue. Quelques années plus tard, Van Dongen, Picasso et Apollinaire font
entrer dans l'histoire une ancienne guinguette, le Poirier sans pareil
devenue le Bateau-Lavoir, une sorte de baraquement divisé en logements à
bon marché. La place Pigalle devient une «foire aux modèles», le boulevard
de Clichy le «boulevard des artistes». Bien des musiciens gagnent quelque
argent en jouant dans les cabarets, tels Erik Satie au Chat Noir vers 1890.
On trouve aussi des musiciens établis à Montmartre. Darius Milhaud (en
1924) et Arthur Honegger y demeurent, attirant chez eux leurs amis du
groupe des Six. On y voit donc Francis Poulenc, Germaine Tailleferre,
Georges Auric et Louis Durey, mais aussi Henri Sauguet, Jacques Ibert,
Gustave Charpentier. André Jolivet, lui, y est né. D'autres musiciens ont à
Montmartre leur point d'attache, comme le pianiste Robert Casadesus. Pour
un temps, on y connaît Olivier Messiaen et Arthur Rubinstein.
Naissance de l'urbanisme
L'URBANISME ROMAIN
L'urbanisation romaine est autre chose qu'une extension de la ville ancienne, de l'île,
au-delà du pont rétabli vers la rive gauche, extension qui semble attestée, par quelques
maisons de torchis et de chaume, dans les premières années de l'occupation romaine mais
paraît avoir été rapidement abandonnée. C'est par le haut de la pente de la future
Montagne Sainte-Geneviève que l'on commence, à cinq cents mètres de la Seine, sur les
affleurements du solide calcaire lutétien. Car les temps de la paix romaine ne sont plus à
la fortification. Tant qu'à urbaniser une rive, mieux valent les hauteurs de la rive gauche
que les marécages de la rive droite. De surcroît, c'est par la rive gauche que passe
l'essentiel du trafic routier avec le reste de la Gaule. C'est peu à peu, entre le Ier et le IIIe
siècle, que la ville gagne vers le bas, touchant enfin aux bords de la zone marécageuse où
sera marquée une limite durable : un front de Seine monumental dont l'élément le plus
prestigieux sera, sur cent mètres de long, la façade des grands thermes du nord.
D'emblée, Paris est donc une ville double. À son apogée, la ville des Parisii comprend
deux ensembles pratiquement autonomes : l'île, non extensible et aisément fortifiable,
avec ses huit ou neuf hectares non inondables et donc bâtis, ce qui sera appréciable alors
que reviendra l'insécurité, et la rive gauche, surtout extensible vers l'est, avec les 44
hectares de sa plus grande étendue. Pour autant qu'on puisse risquer une estimation,
Lutèce compte alors au moins huit mille habitants, peut-être le double.
Un premier forum est établi, comme il se doit, au cœur de la ville ancienne. Ce forum
de la Cité se révèle vite insuffisant, eu égard aux ambitions des Parisii devenus romains
et de l'afflux de peuple qui appelle des espaces de réunion publique et privée. Sur le côté
ouest du cardo de la rive gauche, un nouveau forum est construit au IIe siècle, à
l'emplacement des actuelles rues Soufflot et Cujas, en un lieu dégagé où se réunissaient
déjà les habitants de la rive gauche et où l'on avait élevé un petit temple circulaire. Cœur
monumental et politique de Lutèce, ce grand forum fermé sur trois côtés est une place
rectangulaire (160 x 100 m) dont le grand côté suit la pente vers l'ouest, où se trouve
l'entrée. On y trouve du côté inférieur le temple de Rome et d'Auguste qui s'impose dans
toute ville soucieuse de manifester son attachement à la Ville mère. La partie haute est
occupée par une basilique propre aux assemblées officielles et aux réunions de tout ordre.
Autour, des boutiques s'ouvrent sous les portiques. Des ruines de ce forum seront
longtemps visibles, avec leur appareil de pierre chaîné de rangées horizontales de
briques, appareil caractéristique du IIe siècle. Le Moyen Age leur donnera un nom
inattendu : le château Hautefeuille.
D'autres temples s'élèvent à travers la ville. On en trouve un dans l'île. Au loin, vers le
nord, s'élève sur une hauteur un temple de Mercure. César écrit dans ses Commentaires
que Mercure est pour les Gaulois le maître des routes et du commerce. Il est en Gaule le
premier des dieux. De sa colline, il veille sur les activités du carrefour parisien. La
christianisation fera du mont de Mercure le mont des Martyrs : Montmartre.
Pour la commodité des habitants, pour l'hygiène mais aussi pour la rencontre et la
conversation, il y a les thermes. Ils sont le luxe d'une ville romaine. On les multiplie donc
pour les rapprocher de la population. De petits thermes sont au-delà du forum, vers le
sommet de la côte (rue Gay-Lussac). À l'est du cardo, de vastes thermes s'étendent au IIe
siècle sous l'actuel Collège de France. Les plus importants s'élèvent à la fin du IIe siècle
ou au début du IIIe sur les terrains encore non urbanisés à la limite des alluvions
inondables : on en voit des vestiges architecturaux – notamment la salle froide, voûtée,
offerte par les nautes - dans l'enceinte de l'hôtel de Cluny. Visibles de la Seine et de la
Cité, ils constituent, avec leurs baies ouvertes vers le nord, le front monumental de la
ville du IIIe siècle. Lorsqu'au IVe les thermes du nord auront souffert des invasions, on
restaurera ceux de l'est, preuve d'une volonté encore marquée de garder sur la rive les
moyens d'une vie normale.
L'écoulement des eaux des thermes de Cluny est assuré vers la Seine par un égout,
dont les structures ont été retrouvées au long de la partie inférieure du boulevard Saint-
Michel.
Une tradition forgée au XVIe siècle a longtemps donné aux thermes du nord le nom
illusoire de palais de Julien. En réalité, l'empereur Julien, comme tous ceux qui ont eu à
Lutèce le siège de leur autorité ou de leur commandement, réside dans un palais au cœur
de la ville fortifiée, autrement dit de la Cité. C'est certainement là qu'il est proclamé
empereur, en 360, par une armée rebelle à l'empereur Constance II qui lui ordonne d'aller
au secours de l'empire d'Orient alors qu'en Gaule même la menace des Alamans
s'accentue. Ses troupes cantonnent sur la rive gauche.
Malgré leur nombre - on a compté quatre-vingts puits gallo-romains sur le seul site du
jardin du Luxembourg - et leur qualité, les puits ne suffisent plus à une pareille
consommation d'eau. Les thermes et les fontaines publiques sont alimentés dès la fin du
IIe siècle par un aqueduc qui, long de 16 km, conduit à Lutèce l'eau captée à Arcueil et
rassemblée dans le bassin de captation de Wissous. Cet aqueduc est porté sur des arcades
en campagne - celles du pont de trois cents mètres sur la Bièvre donneront son nom au
village d'Arcueil - et enterré dans la traversée de la ville. D'importants vestiges en ont été
retrouvés en 1996 au voisinage du parc Montsouris. Il a pour régulateur un bassin, une
sorte de château d'eau, établi près du forum. Des conduites de terre cuite ou de plomb
assurent la distribution.
et de la région : on peut y donner place à quinze mille spectateurs, aussi bien pour des
représentations théâtrales que pour des jeux. Ce sont les «arènes» de la rue Monge. Un
«clos des Arènes» en gardera encore le souvenir quinze siècles plus tard. Un petit théâtre
est ensuite aménagé dans le quartier occidental (angle du boulevard Saint-Michel et de la
rue Racine). Il ne paraît pas que ces lieux de culture et de divertissement aient servi pour
la persécution des chrétiens. Un cirque pour les jeux de chars a probablement occupé
l'emplacement de la future halle aux vins.
Hors de l'espace bâti, comme le veut l'usage romain, un cimetière flanque la route
d'Orléans (de la rue Pierre-Nicole au jardin du Luxembourg). On y enterrera jusque vers
275. Bien des tombes serviront, l'insécurité revenue, à consolider l'enceinte de l'île, et
c'est là qu'on les retrouvera aux XIXe et XXe siècles. Il semble bien, cependant, que les
Parisii rebelles à la trop rapide implantation des usages romains aient continué de se faire
enterrer dans le vieux cimetière gaulois, sur la rive droite.
Voilà pour l'héritage gallo-romain. Il va, jusqu'à nos jours, peser sur l'urbanisme
parisien.
Les embarras sont aussi anciens qu'une ville dont la configuration est caractérisée par
l'absence de croisée simple. Au Moyen Age, rares sont les rues larges de plus de trois ou
quatre mètres. Bien des ruelles n'ont qu'un ou deux mètres de large. La rue du Paon-
Blanc, qui descend de la Mortellerie vers le quai des Ormes, en amont de la place de
Grève, n'a pas un mètre. Les «grandes rues» ont de cinq à huit mètres. La rue Saint-
Denis, que l'on appelle en 1310 la «grande rue de Paris» n'a que six mètres. La rue Saint-
Jacques et la rue Saint-Martin en ont huit ou neuf. La rue Saint-Antoine, où se donnent
au XVIe siècle les tournois, n'a vingt mètres qu'à son point le plus large, au débouché de
la rue du Petit-Musc.
Encore faudrait-il que les rues fussent libres d'obstacles ajoutés. Or on se cogne dans
les auvents, on bute sur les éventaires, on doit contourner les reposoirs élevés autour
d'une statue ou d'une image peinte. La circulation des piétons et des cavaliers est
compliquée par les chariots et charrettes nécessaires à l'approvisionnement. Dans le
centre, se promener en groupe est chose impossible. On se perd de vue. Un poète raconte,
au XVe siècle, qu'il a perdu sa femme dans une rue de la Cité. D'ailleurs, la presse se
révèle dissuasive : un brave paysan passablement apeuré attend en vain, au XIIIe siècle,
toute une journée de samedi pour oser s'engager sur le Petit-Pont. Boileau a brossé le
tableau de ces embarras qui s'aggravent au XVIIe siècle quand se multiplient les voitures.
Pour une personne transportée, la voiture occupe la place de plusieurs chevaux. Au XIXe
siècle, c'est parfois le blocage complet. À la fin du siècle, il arrive qu'une voiture reste
plusieurs heures sans avancer dans ce qu'on commence d'appeler un embouteillage.
Le piéton, lui, risque sa vie à rivaliser avec les voitures pour l'usage de la chaussée. Il
faudra attendre les trottoirs, généralisés au XIXe siècle, pour que le piéton ne prenne plus
de risques qu'aux intersections. Encore doit-il compter avec l'étroitesse des trottoirs. Des
bornes, tout au long des trottoirs, interdisent aux voitures de serrer de trop près les murs,
protégeant les maisons de l'atteinte des essieux et offrant un refuge aux piétons. Mais
cette même étroitesse oblige souvent le passant à descendre pour croiser : Pierre Curie,
en 1906, mourra écrasé par une voiture à cheval pour être imprudemment descendu d'un
étroit trottoir de la rive gauche. Le trottoir est complété au XXe siècle par des passages
permettant la traversée de la chaussée aux intersections. Ces passages sont d'abord
marqués par des clous de métal; «emprunter les clous » ou «prendre les clous» sont alors
des locutions courantes. Ces clous furent, vers 1935, l'objet d'une mystification, lorsque
des étudiants firent interrompre par un agent passablement crédule la circulation sur le
boulevard de la Madeleine à seule fin d'astiquer les clous. Les clous furent remplacés
après 1960 par des lignes blanches. Les passages à niveau pour piétons sont complétés
par quelques passages souterrains, en général méprisés parce qu'ils impliquent une
fatigue supplémentaire et parce que trop souvent malsains.
C'est à la fois pour limiter les collisions entre véhicules et les accidents de piétons que
l'on imagine en 1912 le passage alternatif. Au «carrefour des écrasés » formé de la rue et
du boulevard Montmartre, un sergent de ville manipule des disques blanc et rouge.
L'expérience tournera court. Mises en place à partir de 1922 pour réduire le nombre des
accidents de voitures et multipliées en même temps que les sens uniques à partir des
années 1950, les signalisations lumineuses seront plus efficaces, mais ne seront jamais
tenues par les piétons parisiens comme s'imposant à eux. La première, à l'angle des
boulevards Sébastopol et Saint-Denis, ne comportait qu'un feu rouge, assorti d'une
sonnette qu'actionnait l'agent de service. Malgré l'introduction successive des feux verts,
puis orange, le langage courant continuera de ne considérer que la fonction
contraignante : on ne parle que du « feu rouge », voire des « feux ». Nul ne dira qu'il faut
tourner au feu vert.
L'un des grands bouleversements que connaît la circulation parisienne au XXe siècle
est l'institution des sens uniques. Le premier, en 1910, était une curiosité. Leur
multiplication à partir de 1950 a certainement donné plus de fluidité au trafic, mais a
obligé les Parisiens à un effort de mémoire et d'adaptation, non sans rendre la locomotion
malaisée pour le provincial ou l'étranger, voire pour le Parisien sorti de ses trajets
habituels. Le système a été complété en 1990 par l'interdiction absolue du stationnement
dans certaines voies, dites «axe rouge».
La circulation ayant posé à Paris les problèmes les plus ardus de manière précoce, c'est
souvent d'une décision locale qu'ont procédé les règles de circulation généralisées par la
suite. C'est à Paris que le préfet Haussmann impose la circulation à droite et le préfet
Lépine une priorité à droite qui alimentera longtemps des polémiques.
D'abord, il faut franchir la Seine. De part et d'autre de la Cité, un grand bras au nord
s'oppose à un petit bras au sud. Notons que cette terminologie s'applique mal de part et
d'autre des îles qui formeront l'île Saint-Louis : le grand bras est ici au sud, ce qui conduit
la navigation à passer d'un bras à l'autre. La circulation fluviale n'est donc guère plus
commode que le transit entre les rives.
Lutèce se caractérise par deux ponts, le grand et le petit. Le petit pont, dont
l'appellation a traversé les millénaires, reliera longtemps seul l'île en son tiers oriental à la
rive gauche. C'est lui qui détermine l'axe principal de la ville gallo-romaine. Le grand
pont des Gaulois, le pont de bois que Camulogène fait incendier et que les Romains
s'empressent de reconstruire en pierre entre l'île et la rive droite, est approximativement
situé dans l'axe de l'actuelle rue Saint-Martin. Il est donc, notons-le car cette disposition
logique ne se perpétuera pas, dans le prolongement du petit pont.
Ces deux ponts sur l'axe du cardo romain sont encore en usage, mais bien fatigués et
mal défendables, lorsque se précise au IXe siècle la menace normande. Au moins autant
que des ponts proprement dits, c'est des fortins qui les gardent sur les deux rives qu'il
s'agit quand en 854 Charles le Chauve ordonne des travaux de restauration. Vers la rive
gauche, le petit pont est toujours de bois. Les incursions normandes se multipliant,
Charles fait édifier en 877 une sorte de digue défensive, faite de piles de pierre et d'un
tablier de bois, sur le grand bras de la Seine en aval du grand pont romain, sur
l'emplacement de l'actuel Pont-au-Change. Cette digue comprend deux fortifications,
l'une sur la rive, l'autre sur l'île. Mais elle ne conduit que fort mal à l'île puisqu'il n'y a en
face nulle porte dans l'enceinte de la Cité. Le vrai pont de circulation demeure le
L'Ile de la Cité vers 1600
pont de pierre romain. Sans doute dans le courant du Xe siècle, une chaussée pavée est
aménagée au pied de l'enceinte de l'île, entre la porte et le pont de Charles le Chauve.
Il a pour premier mérite d'être proche du Palais royal, donc du centre. Il est de surcroît
favorisé par l'intensité nouvelle du trafic de la rue Saint-Denis, lié au développement
économique de la Normandie et à la fréquentation des grandes foires du Lendit qui se
tiennent dans la plaine de Saint-Denis. Tout cela provoque une extension vers l'ouest de
l'urbanisation de la rive droite, longtemps limitée aux monceaux Saint-Gervais et Saint-
Jacques et à leur environnement proche. De la place de Grève, le centre commercial
s'élargit lorsque le roi établit en Champeaux les Halles. Vers 1130, le nouveau
déploiement des fonctions parisiennes dans l'espace conduit à la décision qui va marquer
la topographie de la capitale pour des siècles : on ouvre une nouvelle porte dans
l'enceinte de la Cité, face au pont de pierre et de bois qui a, depuis le IXe siècle, pris
place dans l'usage des habitants. La commodité du Palais et celle de l'accès au pont
poussent également à l'aménagement dans la Cité de nouvelles circulations. Une
deuxième rue nord-sud est ouverte devant la façade du Palais, parallèlement à la Juiverie.
La logique voudrait alors que ce deuxième axe soit complété par un deuxième pont sur le
petit bras.
La logique sera déçue : on en reste là. On établit simplement des voies transversales
entre l'axe constitué par le pont de Charles le Chauve et la rue Saint-Martin sur la rive
droite, et le vieux cardo toujours vivant sur la rive gauche dans l'axe de la rue Saint-
Jacques, du Petit-Pont et de la Juiverie. Une rue de la Pelleterie succède au chemin de la
berge. Une rue de la Vieille-Draperie joint en leur milieu les deux axes. Du milieu du
XIIe à la fin du XVe siècle le centre de Paris va demeurer sous l'emprise d'un axe brisé.
Dès le XIIIe siècle, les encombrements de la Cité sont à la mesure de cette incohérence.
Et la large rue Neuve-Notre-Dame ouverte vers 1153 par Louis VII pour relier la Juiverie
au parvis de la cathédrale n'améliore en rien les relations entre les rives et entre les axes.
Au mieux facilite-t-elle les processions entre le Palais et la cathédrale.
Mis à mal en 1111, le vieux pont romain finit de s'écrouler. Il en reste les piles. C'est
sur ces piles de pierre que s'établit en ce début du XIIe siècle un semblant de pont. Entre
celui qui est devenu le Grand-Pont et la place de Grève, ces «planches Mibrai» sont une
passerelle légère qui ne s'avance guère au-delà du milieu du grand bras et donne accès
aux bateaux-moulins amarrés dans le courant. Raoul de Presles, au XIVe siècle, fera de
Mibrai un toponyme signifiant «mi-bras». La chose n'est pas impossible.
Le Paris du XIIIe siècle n'a donc que deux ponts. À peine le Petit-Pont est-il emporté
par la crue de décembre 1206 qu'on le rétablit à l'identique. Le Grand-Pont s'étant écroulé
par l'effet des crues de 1280 et 1296, il est à chaque fois reconstruit sur place : les piles
de Charles le Chauve ont tenu bon, et les Parisiens s'empressent de jeter quelques
planches entre ces piles où s'accrochent des moulins : on parlera du pont aux Meuniers.
Mais cette restauration sommaire ne saurait suffire à la circulation, et c'est un pont tout
entier de bois que le roi fait édifier d'urgence au printemps de 1296 une dizaine de mètres
en amont du pont de Charles le Chauve et légèrement en biais. Ainsi le nouveau pont ne
se substitue-t-il à l'ancien que dans la pratique. Dans le droit foncier, il n'est pas l'ancien,
qui appartenait à l'évêque puisque l'aboutissement s'en trouvait dans sa censive, non plus
que le pont romain, qui était au chapitre de Notre-Dame. Le nouveau Grand-Pont est au
roi, et c'est à celui-ci que vont les profits. Comme on y trouvera bientôt des changeurs, on
l'appellera le Pont-au-Change. Quand les deux ponts brûleront en 1621, on retrouvera
dans les fondations des piles du pont aux Meuniers quelques vestiges peut-être
carolingiens.
Deux ponts ne suffisent pas - même si l'un est double - à la vie d'une place qui se
développe sur les deux rives. Hors Paris, il n'y a rien en aval avant le pont de Saint-
Cloud, en amont avant celui de Charenton, deux ponts dont l'importance stratégique sera
grande pour qui voudra encercler Paris. Toute la circulation régionale liée au nœud
routier de Paris passe par le Petit et par le Grand-Pont. À la fin du XIVe siècle, on juge
nécessaire de dédoubler cette traversée de la Seine. C'est le prévôt Hugues Aubriot qui
prend en 1378 la première initiative : le Petit-Pont-Neuf, achevé en 1387, double le Petit-
Pont. Emporté par la débâcle le 31 janvier 1408, il est reconstruit en 1416 et dénommé en
1424 pont Saint-Michel. Il porte alors dix-sept maisons. Un bateau l'ayant heurté, le 9
décembre 1547, neuf maisons s'écroulent du côté amont, celui qui reçoit de plein fouet la
violence des crues et des débâcles. On reconstruit alors le pont Saint-Michel, presque
intégralement, en bois mais avec des maisons de pierre et de brique dessinées par
Philibert de l'Orme dans le goût du jour. De nouveau, le 30 janvier 1616, il est emporté
par une crue. C'est alors seulement qu'on le reconstruit en pierre, avec trente-deux
maisons qui seront détruites par souci d'urbanisme entre 1786 et 1809. Haussmann le fera
reconstruire, pour l'élargir, en 1857.
Le XVIe siècle voit s'ouvrir à la circulation les rives de la Seine. Jusque-là, on n'a
guère pavé que, en 1370, le quai de la Mortellerie où Charles V a planté des ormes (plus
tard quai des Ormes, puis de l'Hôtel-de-Ville). L'expansion de la ville vers l'ouest
suppose maintenant un réaménagement de la circulation. Au pied de la tour de Bois, on
transforme en 1530 le chemin de halage qui contourne le Louvre en un quai pavé
jusqu'aux Tuileries et on ouvre en 1537 dans la vieille enceinte une porte Neuve. Dans le
même temps, on pave le Pont-au-Change et le quai entre celui-ci et le Louvre. Elargi à
vingt toises, l'ancien chemin devient ainsi le quai de la Mégisserie, façade urbaine sur le
fleuve et nouvelle grande rue. Plus que jamais, le Louvre s'intègre dans la ville à laquelle
il tournait le dos.
Henri II poursuit vers 1550 l'aménagement des quais, dont la plupart n'étaient que de
simples grèves ponctuées d'abreuvoirs à chevaux. On en maçonne et pave un entre le port
au Foin (rue Geoffroy-l'Asnier) et le port Saint-Paul (quais de l'Hôtel-de-Ville et des
Célestins), et deux autres sur la rive gauche, de part et d'autre du pont Saint-Michel, vers
l'est jusqu'au port des Bernardins (quai de Montebello) et vers l'ouest jusqu'à la poterne
de Nesle (quai des Augustins), puis jusqu'au port de Mal-Acquest, ainsi nommé en raison
d'une contestation sur son acquisition (quai Malaquais). Des quais viennent aussi border
la Cité : le premier est aménagé vers 1566 autour du Marché Neuf qui groupe les halles
aux poissons et les nouvelles boucheries. Tous ces quais, qui ouvrent les rives à la
circulation, bouleversent les accès à la Seine, qui sont le principal moyen de faire boire
les chevaux et, éventuellement, de puiser l'eau. Au bout de plusieurs rues, des arches sont
construites; elles permettent de passer sous le quai pavé pour atteindre les anciens
abreuvoirs, qui n'étaient au vrai que des descentes. Notons que subsistent en contrebas
des quais des grèves où l'on continue de faire atterrir les bateaux. Le quai ne tue pas le
port.
C'est en 1577 que l'on reprend l'idée d'un cinquième pont, après avoir vers 1550 mis en
place un bac entre le Louvre et le port de Nesle. On élimine d'abord le propos, soutenu
par les milieux d'affaires et l'Hôtel de Ville, de deux ponts de part et d'autre de l'île aux
Vaches, la partie orientale de la future île Saint-Louis, dont l'isolement au centre de
l'espace urbain paraît déraisonnable alors que la ville ne cesse de s'étendre. Le projet
retenu est donc celui d'un pont double, établi sur une pointe occidentale de la Cité enfin
consolidée, un pont qui desservira à la fois la Cité, le quartier du Louvre et celui du
faubourg Saint-Germain. Se manifeste là comme en d'autres cas la préférence donnée à
l'expansion vers l'ouest.
Après un premier projet de type Renaissance à l'antique, avec arcs de triomphe aux
aboutissements et passage sous l'arche d'un pavillon palladien au centre, c'est finalement
une architecture simple qui l'emporte. Les plans du pont de Valois, qui sera le Pont-Neuf,
sont dressés par Baptiste Androuet du Cerceau, alors architecte du Louvre. Commencée
en 1578, la construction n'est achevée qu'en 1606, après de nombreuses interruptions
dues aussi bien aux vicissitudes politiques qu'au manque d'argent. Car il s'agit du plus
long pont de Paris (278 m) et du plus large (28 m). Plusieurs architectes – dont Pierre
Chambiges - s'y seront employés, dans une parfaite continuité du parti. Une statue de
Henri IV orne en 1614 le nouveau pont en son milieu. On reprend ainsi à Paris la
tradition antique de la grande statue équestre. Au vrai, alors que le gouvernement de
Marie de Médicis encourt l'impopularité, fortifier le souvenir de Henri IV n'a rien
d'innocent.
Le Pont-Neuf présente deux traits originaux : il est pourvu de trottoirs et il n'est pas
maisonné, exception faite des boutiques maçonnées qui occupent à l'origine les demi-
lunes. C'est donc à la fois un passage et une promenade. La vue que l'on a sur le nouveau
Louvre depuis le pont et depuis la place publique aménagée au centre sur l'ancien verger
du roi n'est pas étrangère à ce parti. Pour la première fois, un pont offre aux Parisiens un
panorama sur la ville, et c'est par cette vue sur le Louvre que le roi justifie son refus à
l'Hôtel de Ville qui demande en 1601 à construire sur le pont des maisons et des
boutiques. Il faudra encore guerroyer en 1657 contre les échoppes de planches qui
surgissent de temps à autre.
Si le Pont-Neuf dessert deux nouveaux quartiers, il les dessert mal. Au nord, la rue de
la Monnaie offre un médiocre débouché vers les Halles, au sud les Grands Augustins
barrent la route. L'ouverture de la rue Dauphine, en 1607, se fera au prix d'une difficile
négociation avec le couvent, peu désireux de sacrifier une partie de son jardin pour
perdre sa tranquillité. On sait qu'aujourd'hui encore ces médiocres débouchés du Pont-
Neuf pèsent sur la circulation entre les deux rives. Ouvert en 1608 et incendié en 1621,
un pont Marchant - du nom de l'entrepreneur de maçonnerie Guillaume Marchant, qui a
déjà œuvré au Pont-Neuf - reliait encore plus mal le Palais au quai de la Mégisserie sur le
tracé de l'ancien pont aux Meuniers. On ne le reconstruira pas.
Un pont de bois est construit en 1627-1634 entre les îles de la Cité et Saint-Louis. Son
tracé est oblique, pour ne pas offenser les chanoines qui refusent de le voir déboucher en
face du cloître Notre-Dame. Ébranlé par une débâcle en 1709, il est reconstruit en 1717.
Comme il est peint, on l'appelle alors le pont Rouge, ce qui avait été le surnom du pont
emporté en 1684 et remplacé par le pont Royal. De nouveau emporté par une crue, il est
démoli en 1795 et reconstruit, en pierre, perpendiculaire aux berges, en 1804. On
l'appelle alors le pont de la Cité. Il est restauré en 1842, puis reconstruit en fonte en 1861.
Il prend alors le nom de pont Saint-Louis. S'étant effondré en 1939 après le choc de deux
péniches, il sera remplacé par une passerelle métallique, elle-même remplacée en 1966
par l'actuel pont de pierre.
Entre-temps, le Pont-Neuf a fait école. C'est en 1786 que Louis XVI ordonne la
destruction des maisons établies sur la plupart d'entre eux. Entre quais et ponts, la Seine
devient à elle seule un panorama et un spectacle.
Quand Rambuteau devient préfet en 1833, Paris compte vingt et un ponts dans l'espace
défini par l'enceinte des Fermiers généraux. Il y en aura vingt-deux à l'arrivée de
Haussmann. De part et d'autre des deux îles centrales, dix ponts les reliant aux rives
donneraient une certaine aisance à la circulation dans le cœur de Paris s'ils ne
provoquaient l'encombrement d'une Cité aux rues encore étroites. Ces dix ponts datent de
l'Ancien Régime : pont Marie (1614-1630) et pont de la Tournelle (1654-1656) de part et
d'autre de l'île Saint-Louis, Pont-au-Double (1626), pont Notre-Dame (1501-1512), Petit-
Pont (1718), Pont-au-Change (1639-1647), pont Saint-Michel (1549) et le double Pont-
Neuf (1578-1607) autour de la Cité. Ajoutons-y le pont Rouge entre les deux îles. Le
pont Marie marque le tournant entre deux conceptions du pont, le pont-rue et le pont-
point de vue : encore maisonné dans sa moitié nord, vers la rive droite, il ne l'est pas dans
la moitié qui touche à l'île Saint-Louis. Datent également d'avant la Révolution deux
ponts de pierre en aval, le pont Royal (1685-1689), dû pour l'essentiel à Jacques IV et
son fils Jacques V Gabriel et, encore en cours d'achèvement bien qu'envisagé par Ange-
Jacques Gabriel dès les premiers
Les ponts de Paris du Iers. ap. J.-C. au XVIIes.
travaux de la place Louis XV dans les années 1753-1757, le pont Louis XVI, futur
pont de la Concorde (1787-1791), œuvre de Perronet, que la Restauration chargera de
manière inutile et onéreuse de douze statues colossales, enlevées en 1837. Dans le même
temps, Perronet a construit le nouveau pont de Neuilly, inauguré par le roi en 1772.
Remplaçant un pont de bois qui datait de 1638, ce superbe pont de pierre fera beaucoup
pour une nouvelle extension de l'agglomération parisienne vers l'ouest.
L'Empire a laissé en amont le pont d'Austerlitz (1807), en aval les ponts des Arts
(1804) et d'Iéna (1813). Il en coûte un sou pour franchir le pont des Arts. La Restauration
vient de construire la passerelle d'Antin (1826, remplacée dès 1827 par un pont de fer
suspendu, dit des Invalides), le pont de Grenelle (1827), le pont de l'Archevêché (1828)
et la passerelle de Grève, futur pont d'Arcole (1828). S'achèvent en 1832 la construction
du pont de la Rapée (futur pont de Bercy) et en 1834 celle du pont du Carrousel.
Voulant améliorer la desserte des vieux quartiers du centre-est qu'il rénove, Rambuteau
s'attaque au franchissement de la Seine à travers l'île Saint-Louis. En aval, il relie la
pointe des deux îles à la rive droite par un pont en filin métallique, lancé en oblique, qui
touche à peine la pointe occidentale de l'île Saint-Louis et atteint la Cité quelques mètres
au nord du pont de la Cité. Ouvert en 1834 et à péage jusqu'en 1848, il est
successivement le pont Louis-Philippe et le pont de la Réforme. Très abîmé, il est
remplacé en 1861 par un pont de pierre tracé perpendiculairement à la rive droite pour la
seule desserte de l'île Saint-Louis, mais formant un cul-de-sac, faute de pont analogue sur
le bras méridional de la Seine. En amont, Rambuteau construit en 1836 une double
passerelle, dite de Constantine et de Damiette. Elle sera remplacée en 1877 par le pont
Sully.
Cette répartition illustre bien la faveur dont jouit depuis le XVIe siècle l'ouest parisien,
faveur qui se renforce au XIXe. Le déséquilibre est flagrant. On trouve autour des îles dix
ponts en 1789, douze en 1833, treize en 1848. On en trouve en aval des îles, avant le pont
de Saint-Cloud, un seul en 1789, sept en 1833 et en 1848. En amont, on n'en trouve,
avant le pont de Charenton, aucun en 1789 et il n'en est que deux en 1833 et en 1848.
Outre le fait qu'il remplace en 1854 le pont des Invalides, qui était de fer, par un pont
de pierre, le Second Empire laisse trois ponts nouveaux. Deux ont pour objet le passage
du chemin de fer de Petite Ceinture; ils deviennent ensuite le passage des boulevards des
Maréchaux, et toute trace du chemin de fer y est effacée après la Seconde Guerre
mondiale. À l'est, c'est le pont Napoléon, ouvert en 1852 (pont National en 1870). À
l'ouest, c'est le viaduc d'Auteuil (pont du Garigliano en 1966). À l'occasion de
l'Exposition universelle de 1855, on construit le pont de l'Alma, ouvert en 1856. Ses
statues de soldats deviennent rapidement populaires, et le Parisien prend l'habitude de
mesurer la hauteur des crues en regardant l'immersion du zouave, ultime souvenir de la
guerre de Crimée. Une réfection presque totale en 1972, supprimera une arche et ne
laissera en place que le zouave, désormais surélevé et privé par là de son rôle
traditionnel.
En même temps qu'il construit, Haussmann rénove les anciens ponts des Invalides
(1854), d'Arcole (1855), des Arts (1857) et de Bercy (1864). À la fin de l'Empire, on
continue cependant de devoir dans les quartiers périphériques franchir la Seine en barque
ou emprunter des bacs comme celui de Bercy.
Le recours à la fonte moulée procure alors quatre ponts : en 1858-1859, le pont de
Solférino, en 1874-1877 un pont Sully qui remplace les passerelles, en 1882 un pont au
Double qui remplace celui du XVIIe siècle, en 1874 un pont de Grenelle qui remplace le
pont de bois de 1827. La nouvelle technique passe pour une hardiesse, mais la fonte
moulée montrera vite sa fragilité : il faudra reconstruire le pont au Double et remplacer le
pont de Solférino par une simple passerelle, un pont carrossable ne s'imposant pas alors
qu'il ne déboucherait que sur le jardin des Tuileries.
C'est en vue de l'Exposition de 1900 que l'on construit un pont d'une architecture
audacieuse, à une seule arche de fer surbaissée, d'une portée de 107,5 m, appuyée sur
deux petites arches de pierre sur les rives. Il est large de 40 mètres. Le tsar Nicolas II en
pose la première pierre le 7 octobre 1896 : c'est le pont Alexandre III. On en parlait déjà
en 1824.
détruite en 1993, sera reconstruit dans les dernières années du XXe siècle. De
nouveaux franchissements sont enfin ouverts à l'est de Paris par le pont Charles de
Gaulle et par la double passerelle Simone de Beauvoir.
LE SOUCI DE L'URBANISME
L'idée est en l'air quand, vingt ans plus tard, François Ier fait redresser l'alignement de
la rue d'Autriche afin de donner une nouvelle monumentalité au front urbain qui s'élève
en face de l'entrée orientale du Louvre : une rue doit être rectiligne, large et uniforme. En
1564, Charles IX exige des lotisseurs de l'hôtel des Tournelles qu'ils dressent, sur une
nouvelle rue large de vingt pieds, une suite de façades identiques. Semblablement
rectilignes sont les nouvelles rues de ce quartier en plein remodèlement (rues Charles-V
ou de Sévigné). La voie droite, avec son caractère triomphal que renforce la perspective,
devient l'idéal de ce premier urbanisme. On va pourchasser les goulots, les chicanes, les
ruptures d'axe, et supprimer les auvents et les échoppes qui empiètent sur la façade des
maisons.
Le XVIe siècle voit donc tout naturellement se manifester le besoin d'une description
et d'une représentation figurée de la ville. On n'en est pas encore aux plans de repérage
que multiplieront les nécessités de la gestion domaniale ou fiscale et dont l'aboutissement
sera le cadastre, voire celles de la circulation qui feront naître à notre siècle les guides et
plans de poche. Au XIXe siècle encore, c'est en demandant sa route que l'on se déplace
en ville. Les premiers plans de Paris se présentent au contraire, à partir des années 1520,
comme des «portraits». Truschet et Hoyau, en 1550, qualifient le leur de «vrai portrait
naturel de la ville ». À l'évidence, les gouvernants veulent savoir à quoi ressemble la
capitale en son ensemble. Il n'est pas étonnant que dessinateurs et graveurs, sur
commande, privilégient la vue cavalière, le plan en perspective «à vol d'oiseau», qui
traduit une vue aérienne que l'on n'aura réellement qu'avec les montgolfières et les avions
mais qui intègre à la représentation géométrique de l'espace horizontal une figuration des
monuments et des façades, fussent celles des maisons les plus simples, donc une image
de ce que voit le passant. Ce souci est particulièrement évident vers 1535 pour le plan de
la Gouache, dont les reliefs ombrés mettent en valeur les curiosités architecturales. Dès le
temps de François Ier, comme encore au temps du prévôt des marchands Michel Turgot,
le plan de Paris est la base d'une réflexion sur l'organisation spatiale de la ville.
Les plans ne sont souvent que l'illustration d'un éloge de la ville en tant qu'oeuvre d'art.
On n'en est plus au jeu verbal que procurait déjà vers 1300 le Dit des rues de Guillot de
Paris et que renouvelle vers 1498 le livre Des rues et églises de Paris publié par
l'imprimeur Pierre Le Caron. Sous François Ier, c'est la beauté de la ville que l'on chante.
Lorsque Gilles Corrozet remanie en 1543 sa Fleur des antiquités de la ville et cité de
Paris, en enrichissant la version de 1532 qui n'était qu'une série de sentences et
d'épitaphes, il ne conçoit véritablement qu'un guide touristique de la capitale. Lorsque le
même Corrozet publie en 1550 Les Antiquités, histoires et singularités de Paris, livre
qu'il accompagne d'un tirage du plan de Truschet et Hoyau, c'est une première histoire
critique de la ville qu'il procure, en même temps qu'un éloge digne de la tradition : la
«louange de Paris » qui accompagne le plan est empruntée aux Antiquités.
LE DÉCOR DE LA VILLE
Jusqu'au XVe siècle, le décor urbain était fait des monuments, des églises comme des
palais et des hôtels aristocratiques. Le XVIe invente de décorer la rue pour elle-même, de
pourvoir d'un décor les édifices utilitaires, les boucheries comme les fontaines. Le XVIIe
passe à l'étape suivante, celle d'un paysagisme délibéré, dont les places architecturales et
les grands jardins royaux sont à la fois moyen et témoignage. Les fontaines et les bassins
y ont encore leur place.
Les XVIIe et XVIIIe siècles font de la fontaine l'un des types monumentaux qui
soulignent la richesse d'un quartier. On en compte trente-cinq vers 1670, date à laquelle
une deuxième pompe entre en service sur la Seine, sous le pont Notre-Dame. Il en est
cinquante vers 1750. Quant à la Samaritaine, cette pompe établie en 1608 sous la
deuxième arche du Pont-Neuf du côté du Louvre et fortement restaurée en 1712, on
continue d'en admirer, sous le fronton orné de la scène évangélique qui lui donne son
nom, l'horloge hydraulique et son carillon que complète un baromètre à cadran. La
fontaine devient par excellence l'ornement d'une rue ou d'un carrefour. Pour celle des
Quatre-Saisons, que l'on voit encore rue de Grenelle, Edme Bouchardon conçoit en 1736
une ordonnance qui ne déparerait pas l'une des portes de la capitale : une grande façade
de deux étages à deux ailes en hémicycle à l'italienne, avec de hautes statues des Saisons
et un fronton sur colonnes abritant la statue de la ville de Paris entre les deux nymphes
allongées qui sont la Seine et la Marne. Plus modestes, des fontaines à édicules, frontons
et niches apparaissent aux carrefours ou dans les encoignures. De simples regards
branchés sur les canalisations font le bonheur des quartiers les moins favorisés. Plusieurs
rues du Regard en ont gardé le souvenir.
La fontaine est aussi l'une des parures du jardin public. Elle tient une place de choix
dans les grands jardins à la française du XVIIe siècle comme les Tuileries, le
Luxembourg (fontaine Médicis, construite en 1620 par Salomon de Brosse au nord de
l'emplacement actuel, où elle est réaménagée en 1860) ou le Jardin du roi. On la
retrouvera, pourvues de rocailles, dans les parcs à l'anglaise du XIXe comme le parc
Monceau, les Buttes-Chaumont ou le parc Montsouris. Certains squares de quartier en
seront pourvus.
Le XIXe siècle voit la fontaine à écoulement continu devenir l'ornement central des
grandes places et l'accessoire marginal des petites et des rues. Quinze fontaines sont
aménagées sous l'Empire, comme celle du Palmier place du Châtelet ou celle de la Paix,
des Arts, du Commerce et de l'Industrie dans l'allée du Séminaire près de Saint-Sulpice.
Rambuteau poursuit l'équipement de la capitale sous la Monarchie de Juillet : treize
nouvelles fontaines. On pose aussi des bornes-fontaines à travers toute la ville. Il en est
146 en 1830, 1840 en 1848. L'eau n'y coule qu'à la demande. Il est plus de deux cents
fontaines à écoulement continu à la fin du Second Empire.
L'avènement de l'eau courante dans les maisons met fin à la fonction principale des
fontaines : on ne vient plus s'y approvisionner. La fontaine est là pour sa sculpture, pour
son jeu d'eau, pour son bruissement. Cela n'interdit pas au passant d'y boire, ou d'y faire
boire les chevaux, mais les porteurs d'eau, encore actifs vers 1850, disparaissent
pratiquement sous le Second Empire. Louis-Philippe profite de ces nouvelles adductions
d'eau pour multiplier les fontaines décoratives : en 1831 les sept fontaines du rond-point
des Champs-Élysées (la fontaine centrale sera enlevée en 1854) et en 1836 les deux
fontaines de Jacques Hittorff à la Concorde.
Le XXe siècle n'est pas en reste. En 1928, ce sont les fontaines de la porte de Saint-
Cloud. Le dernier grand équipement de la sorte est constitué par l'ensemble de bassins et
de jeux d'eau verticaux et obliques qui forment en 1937 le parterre du Palais de Chaillot
vers la Seine. C'est la première fontaine dont l'illumination ait été conçu en même temps
que les jeux d'eau. S'y ajoutent depuis des fontaines à l'ombre de Saint-Merry, place de
Catalogne et place Saint-Germain-des-Prés.
Encore la fontaine a-t-elle son utilité. L'urbanisme incite aussi à concevoir des décors
sans fonction, car la perspective appelle un décor : on orne les portes de la ville, on élève
des arcs de triomphe, on dresse des colonnes. Des arcs par lesquels s'ouvre au XVIe
siècle le pont Notre-Dame à la Grande Arche de la Défense de 1989 en passant par les
portes du Pont-Neuf, par les arcs louis-quatorziens, par le Carrousel et par l'Étoile, l'arc
de triomphe aura une longue vie dans la capitale, et l'on ne saurait compter les arcs de
bois et de toile peinte qui ont en tout temps servi de décor à la fête.
Au temps de François Ier, on dresse un arc de bois peint en 1515 pour l'entrée du roi,
puis deux arcs au pont Notre-Dame en 1531 pour saluer la nouvelle reine, Éléonore de
Habsbourg. Un autre métamorphose en 1540 la porte Saint-Antoine pour l'entrée de
Charles Quint. En 1573, pour celle du duc d'Anjou, nouveau roi de Pologne et futur
Henri III, Germain Pilon y décore de reliefs un arc de pierre que la Ville fait agrandir en
1584.
Louis XIV reprendra le propos, faisant élever en 1672-1674 par les architectes Pierre
Bullet et François Blondel les arcs de triomphe que sont les portes Saint-Denis et Saint-
Martin, qui célèbrent le passage du Rhin et la conquête de la Franche-Comté. Il y a deux
arches à la porte Saint-Bernard, trois à la porte Saint-Antoine. Un autre arc à trois
grandes arches est construit à partir de 1670 par Claude Perrault au débouché du cours de
Vincennes, place du Trône. Inachevé, il sera détruit en 1716.
Napoléon fait sienne l'idée d'une capitale ponctuée d'arcs de triomphe. Il en veut
quatre. Pour commencer, il fait construire par Percier et Fontaine, en 1806-1808, un arc
de Marengo qui sera tout simplement la porte, côté cour, du palais des Tuileries. C'est
l'arc du Carrousel. Deux autres, à la Bastille et au Châtelet, resteront à l'état de projet.
Quant à la perspective des Champs-Élysées et à celles de l'Etoile dessinées par la
confluence des avenues d'un Paris qui s'étend vers l'ouest, elles auront alimenté toutes les
imaginations. On a songé en 1758 à orner la colline de Chaillot d'un éléphant portant la
statue de Louis XV, propos remplacé par celui d'un obélisque ou d'une colonne. Un projet
d'horloge monumentale échoue en 1799. C'est Napoléon qui, après un rapide retour à
l'idée de l'éléphant, décide en 1806 d'un arc de triomphe qui sera celui d'Austerlitz.
Préfiguré en bois et toile peinte pour l'entrée de Marie-Louise en 1810, l'arc de triomphe
de l'Étoile l'est de nouveau sur l'ordre de Louis XVIII pour le retour de l'armée d'Espagne
en 1823. Il ne sera achevé que par un Louis-Philippe désireux de se concilier les
survivants de l'épopée impériale. Des équipes de sculpteurs ont réalisé les hauts-reliefs
des quatre piliers, celle de François Rude pour un Départ des volontaires romantique qui
sera plus tard dénommé la Marseillaise, celle de Jean-Pierre Cortot pour un Triomphe
néoclassique, celle d'Antoine Étex pour les allégories de la Résistance et de la Paix Des
tableaux en bas-relief illustrent les victoires impériales, d'Aboukir à Austerlitz. L'Arc est
finalement inauguré par le roi des Français le 29 juillet 1836, au petit matin, sans grand
tapage. Et, le 15 décembre 1840, les cendres de Napoléon font sous l'Arc de Triomphe
leur entrée solennelle dans Paris. La place, complétée sous Napoléon III par sept
nouvelles avenues et par les douze hôtels dits des Maréchaux, ne prendra son aspect
définitif et son nom officiel qu'après 1860.
N'oublions pas les obélisques chers aux architectes de la Renaissance qui les
empruntent également à Rome, en attendant celui de Louksor, offert par Méhémet-Ali en
1831 et érigé en 1836 place de la Concorde après avoir attendu trois ans sur son bateau
amarré près du pont d'Austerlitz. À la même époque, la double perspective de la
Concorde, longtemps négligée, se complète autour de l'obélisque : entreprise en 1806 et
achevée en 1841, la façade monumentale plaquée sur le Palais-Bourbon comme un
temple des Lois répond, avec son péristyle et son fronton, à l'église de la Madeleine, dont
les premières constructions, datant de 1763, devaient servir de fond à la rue Royale et
dont la nouvelle église, entreprise en 1806 comme temple de la Gloire mais longtemps
laissée à l'état de chantier délabré, est reprise en 1824 et presque achevée vers 1830. La
Madeleine avait été, sous Louis XV, un projet d'une singulière importance : pour la pose
de la première pierre, le 6 septembre 1764, on avait dressé devant la foule une maquette
de la façade, en toile peinte, de grandeur nature.
La place est parfois cédée à la grande statue, la statue équestre ou en pied, qui
magnifie un homme. Le Moyen Age mettait les statues aux façades. La Renaissance les a
gardées, en des niches ou sous des frontons. Directement empruntée aux villes italiennes
de la Renaissance, la tradition romaine de la statue équestre du prince ou du héros est
reprise en 1614 pour Henri IV au Pont-Neuf. Fondue en Italie, la statue était de Jean
Bologne et Pietro Tacca. Quatre prisonniers dus à Pierre de Franqueville, élève de Jean
Bologne, encadraient le roi à cheval. La statue équestre de Louis XIII sur la place Royale
(des Vosges) doit plus encore à l'Italie : le cheval est celui qu'a fait exécuter à Rome
Catherine de Médicis par un élève de Michel-Ange pour Henri II, cheval que Richelieu
fait venir d'Italie en 1622 pour y placer un Louis XIII de Pierre Biard trop grand pour le
cheval. Jetée à bas en 1792, elle sera remplacée à la Restauration par un Louis XIII de
marbre,
Certes, le maréchal de la Feuillade a fait dresser en 1686 place des Victoires une statue
du roi debout et en costume de sacre, foulant un cerbère à trois têtes qui représente la
Triple Alliance, statue en marbre de Martin Van den Bogaert dit Desjardins. Brisée en
1792, elle sera remplacée en 1810 par une statue de Desaix, représenté nu à l'antique,
elle-même fondue en 1815. Le bronze sert alors pour le nouveau Henri IV du Pont-Neuf,
mis en place en 1818. On remplacera Desaix, en 1822, par une statue équestre de Louis
XIV due à François Bosio.
Car l'idée de la statue équestre semble naturelle pour Louis XIV. Celle que réalise
Girardon s'élève en 1699 place Vendôme. Antoine Coysevox est à son tour, en 1689, pour
la cour de l'Hôtel de Ville l'auteur d'une statue du Roi-Soleil en empereur romain (auj., au
musée Carnavalet). Louis XV aura la sienne en 1763, due à Edme Bouchardon, sur la
place Louis XV (la Concorde). Les grandes statues équestres ne disparaissent pas avec la
monarchie. La Troisième République place Étienne Marcel sur le flanc de l'Hôtel de Ville
et Charlemagne au Parvis-Notre-Dame, puis le maréchal Joffre devant l'École militaire.
La dernière statue équestre sera, inaugurée en 1951, celle du maréchal Foch place du
Trocadéro. Œuvre d'imagination, un Centaure de César prendra place à la Croix-Rouge.
Un ultime avatar de la statue équestre est l'installation dans la cour Napoléon du Louvre,
à côté des pyramides de Peï, du moulage d'une statue de Louis XIV par le Bernin, statue
commandée pour Versailles et récusée en 1685 par le roi.
Notons que l'on a vu, sous le Premier Empire, les chevaux de bronze doré pris à la
façade de Saint-Marc de Venise orner les piliers de la cour orientale des Tuileries; ils
seront en 1809 incorporés dans un quadrige placés sur l'arc de triomphe du Carrousel,
puis rendus à Venise en 1815 et remplacés en 1828 par un quadrige de Bosio.
L'effacement du cheval dans les manifestations triomphales fera surgir des statues en
pied, de celle de Clemenceau aux Champs-Élysées à celles des maréchaux de la Seconde
Guerre mondiale et à celle de Georges Pompidou dans le jardin des Champs-Élysées.
Proliférant aux carrefours et dans les jardins publics, les bustes de bronze ou de pierre
n'en seront que la version économique. Rappelons ici que, l'occupant ayant besoin de
métaux non ferreux, bien des statues et bustes de la sorte ont été fondus entre 1942 et
1944.
Cas d'exception de la statue conçue comme pivot d'une étoile et ornement d'une
perspective, le Lion de Belfort dû au sculpteur Bartholdi - l'auteur de la Liberté de New
York - symbolise depuis 1880, place Denfert-Rochereau, la Défense nationale de 1870.
Nul ne sait s'il a été sauvé de la fonte par le respect de l'ancien ennemi ou par la
médiocrité de son métal, plusieurs fois repeint couleur bronze.
Les habitants n'y sont pas moins sensibles que le roi ou les notables de l'Hôtel de Ville.
Lorsqu'en 1498 les habitants de la rue Montorgueil et les poissonniers des Halles
demandent qu'on élargisse la «poterne au comte d'Artois » dont l'étroitesse bloque la
circulation et ralentit l'arrivée du poisson de mer, c'est le souci de la marée qu'ils mettent
en avant, avec le risque d'embuscades lié à tout resserrement du passage. Mais, lorsque
ceux de la rue Saint-Martin pétitionnent en 1530 pour qu'on démolisse la vieille porte de
l'enceinte de Philippe Auguste, c'est d'esthétique qu'ils parlent, autant que de circulation :
la porte n'est pas dans l'axe de la rue et gêne donc la perspective autant que le passage. La
porte abattue, on verra, disent-ils, depuis Saint-Séverin sur la rive gauche jusqu'au mur
de Charles V sur la rive droite, et ce sera «fort triomphant». François Ier entend ce
langage : à partir de 1533, on abat les «fausses portes» qui subsistaient sur la rive droite
de l'enceinte de Philippe Auguste.
On s'avise que l'étroitesse des rues, déjà coupable de favoriser la propagation des
incendies, nuit aussi à l'aération et favorise la stagnation d'un air souvent pestilentiel.
L'ennemi, c'est maintenant l'encorbellement. Il fait la rue obscure, et il empêche de la
voir. Dès 1508, le Parlement interdit la construction de nouveaux encorbellements. Peu
après, le roi ordonne la destruction des anciens. Henri II en 1554, puis Charles IX en
1560 renouvellent l'ordre. Autant dire que les propriétaires n'ont pas obtempéré. Il y a des
dérogations, des tolérances. Jean de Vignolles est autorisé, en 1533, à construire une
tourelle à l'angle de son hôtel de la rue Saint-Denis à la condition que la base en soit à
douze pieds du sol. En 1565, Charles IX ordonne le remplacement des façades à
colombages par des façades de pierre ou de moellons maçonnés sans encorbellement.
Henri IV, en 1607, et Louis XIV, en 1667, devront se contenter d'interdire de nouvelles
constructions en encorbellement. Pour les anciennes, on attend qu'elles s'écroulent.
N'oublions pas cette saillie que constituent les perches tendues aux fenêtres par les
ménagères qui font sécher leur linge. Pour légère que soit la charge, elle assombrit la rue.
C'est en vain que l'on prescrit en 1539 d'étendre la lessive ailleurs qu'aux fenêtres.
Cette interdiction des saillies ne va pas sans mal. Force est à bien des propriétaires
d'abattre leur façade, quand ils ne sont pas obligés par là de reconstruire toute la maison.
Certains inversent la proposition : au lieu d'abattre les étages en saillie, ils agrandissent le
rez-de-chaussée, tirant argument des constructions adventices qui ont proliféré sous les
saillies et que l'on pérennise en jouant sur les mots. Échoppes et encoignures engendrent
des façades en avant de l'ancien mur. Henri II condamne cette pratique en 1554, mais en
1563 Charles IX en est encore à menacer ceux qui ne se mettraient pas en règle d'ici à un
an. Le 29 décembre 1564, il donne aux propriétaires un délai de huit jours. À l'évidence,
les saillies ont la vie aussi dure que les encoignures. Le roi laisse passer un mois, puis
tente l'épreuve de force : en février 1565, il ordonne au prévôt de Paris de faire abattre
d'autorité les saillies qui subsistent. Les métiers du bâtiment connaissent alors une
embellie. les prix des matériaux flambent, et avec eux les salaires. Mais les bourgeois
font observer que nul ne saura où loger les habitants des maisons ainsi privées de façade,
et que les murs mis à bas vont rendre la circulation impossible dans toutes les rues. Le roi
recule, donne un nouveau délai : tout doit être achevé à la Toussaint. Il en profite pour
exiger que les nouvelles façades soient en pierre.
Un siècle et demi plus tard, les choses ne se sont pas arrangées. C'est en vain qu'en
1660 La Reynie a tenté de limiter l'avancée des auvents et la taille des enseignes. Mais en
1725 la Ville y parvient : elle limite à deux pieds et demi les auvents, à huit pouces les
seuils et perrons, à deux pouces les abattants fixes. Les étalages et éventaires doivent être
mobiles. Et en 1783 le roi fixe à trente pieds (9,74 m) la largeur des nouvelles rues.
On s'inquiète aussi dès le XVIe siècle du nombre de culs-de-sac qui sont autant de
repaires pour les malandrins et de dépôts pour les immondices. La plupart seront encore
une préoccupation pour la police au XIXe siècle. Haussmann en supprimera la plus
grande partie dans le centre, mais il faudra attendre les opérations d'urbanisme de la
seconde moitié du XXe siècle pour voir disparaître ceux des anciens faubourgs devenus
quartiers périphériques.
Les espaces verts ont, au fil des siècles, reflété la conjoncture démographique. Le Paris
remembré de la seconde moitié du XVe siècle est ainsi plus vert que le Paris encombré du
siècle précédent, où baraques et masures occupaient derrière les maisons l'espace des
anciens jardins. Tout surpeuplement se traduit par une densité accrue de l'habitat, donc
par une place plus exiguë laissée à la végétation naturelle ou organisée. Mais au XVIe
siècle le souci du jardin s'intègre dans les vues d'urbanisme. C'est entre le XVIe et le
XIXe siècle que naissent les grands espaces verts de la capitale, ces jardins publics qui
sont à la fois promenade et poumon, voire terrain de jeu et lieu de rendez-vous.
Fondé en 1635 par le médecin et botaniste Guy de la Brosse, le Jardin du roi reprend
un vieux projet, peut-être esquissé du temps de Henri IV et assurément formé dès 1626
par Hérouard. Le «Jardin royal des plantes médicinales» s'étend sur sept hectares au nord
de la rue du faubourg Saint-Victor, sur la rive gauche de la Bièvre. Les collections
d'histoire naturelle sont conservées dans l'hôtel de Vauvré. Si le jardin botanique est
réservé aux maîtres et aux étudiants, le jardin central est ouvert au public et, seul espace
vert accessible dans ce quartier, devient rapidement une agréable promenade. Il ne cesse
ensuite de s'agrandir. Au XVIIIe siècle, son intendant, Georges-Louis de Buffon, annexe
les champs et les chantiers qui permettent de l'étendre jusqu'à la Seine. C'est Bernardin
de Saint-Pierre, directeur en 1792, qui y établit une ménagerie pour accueillir les
animaux confisqués sur les montreurs d'ours, singes, léopards et autres bêtes dressées.
Cette ménagerie se développera en un véritable parc zoologique.
La fin de l'Ancien Régime voit reparaître un urbanisme fondé sur la multiplication des
monuments. On lance de grands projets comme ceux des nouvelles églises de la
Madeleine et de Sainte-Geneviève. La Révolution fera de cette dernière le Panthéon. Les
architectes visionnaires élaborent de grandioses architectures. Étienne-Louis Boullée
propose en 1785 de reconstruire sur place la Bibliothèque royale sous la forme d'une
immense halle, une basilique à la romaine qui superposerait quatre étages de rayonnages,
une colonnade monumentale et une vaste voûte à caissons ouverte à la lumière en son
sommet. Faute d'argent, on n'en parlera guère.
Les espaces libres s'offrent : on détruit peu. L'aménagement de la place des Victoires
par le maréchal de la Feuillade ne nécessite en 1685, sur le dessin qu'en propose Jules-
Hardouin Mansart, dit Hardouin-Mansart, que la mise à bas des hôtels de la Ferté-
Senneterre et d'Hémery, ainsi que de quelques maisons. La place des Conquêtes, devenue
Louis le Grand (Vendôme), voulue par Louvois pour ne pas laisser à la seule initiative
privée l'aménagement d'une nouvelle place, ne suppose en 1685 que la destruction de
l'hôtel de Vendôme, dont le jardin était assez vaste pour qu'on y taillât une place. Lorsque
Louis XIV ordonne en 1670 de tracer de nouveaux boulevards, c'est sur l'emplacement
du fossé de l'ancienne enceinte : ainsi naissent après 1676 les «boulevards du Nord» (des
Capucines, des Italiens, Montmartre, Poissonnière, Bonne-Nouvelle, Saint-Denis, Saint-
Martin, du Temple, des Filles-du-Calvaire, Beaumarchais et de la Bastille) et après 1704
les «boulevards du Midi» (de l'Hôpital, Auguste-Blanqui, Saint-Jacques, Raspail et des
Invalides). Ces boulevards à la quadruple rangée d'arbres cernent la ville ouverte, ils
n'entament pas le tissu urbain. Les «portes» qui les ornent ne sont que des arcs de
triomphe. Et le cours de Vincennes planté d'ormes n'est qu'une promenade ouverte sur la
perspective triomphale qui conduit au château de Vincennes.
Il en va de même lorsqu'en 1749 Louis XV choisit l'espace entre le jardin des Tuileries
et les Ghamps-Élysées pour en faire une place. Autour de la statue qu'offre la Ville au roi,
la place - que l'on a d'abord songé à aménager sur le quai de la rive gauche, à
l'emplacement de l'hôtel de Conti, un emplacement qu'occupera finalement l'hôtel des
Monnaies - sera la place Louis XV (la Concorde), reliée au jardin par un pont tournant
réalisé par le moine ingénieur Augustin Bourgeois. D'après un dessin de Boffrand, elle
sera réalisée par Ange-Jacques Gabriel dont le projet propre, qui plaçait des pavillons en
bordure de Seine, avait été écarté. Le propos de Boffrand était de créer une place non
fermée, ouverte sur la Seine comme sur les Champs-Élysées. Boffrand étant mort,
Gabriel put au moins dessiner à son gré les deux pavillons opposés à la Seine.
On regarde encore vers les espaces libres de l'ouest parisien quand en 1770-1772, le
marquis de Marigny poursuit la perspective des Champs-Élysées au-delà du sommet de
la colline de Chaillot et jusqu'à la Seine, sur laquelle Perronet, l'architecte du pont Louis
XVI (de la Concorde), lance le pont de Neuilly. Quant aux avenues qui doivent rayonner
à partir du dôme des Invalides, elles sont tracées entre le règne de Louis XIV et celui de
Louis XVI, mais elles ne seront encore, à la veille de la Révolution, que des allées à
travers un espace champêtre.
Quelques opérations qui réutilisent des espaces libres ne changent que l'aspect d'un
étroit quartier. Ainsi l'ouverture des rues en éventail créées en 1779 à travers les jardins
de l'hôtel de Condé pour fournir un environnement à la façade de ce qui sera le théâtre de
l'Odéon.
On parle toujours de l'aération des rues. Une ordonnance du 25 août 1784 innove
heureusement en définissant un gabarit de construction déterminé par la largeur des
voies. Elle fixe à 17,5 mètres la hauteur tolérée pour les maisons des rues larges - plus de
9,75 m. - et impose un gabarit de 10 ou 14 mètres aux nouvelles rues de la capitale, mais
cela n'embarrasse que les constructeurs et le principal résultat est de procurer à bien des
voies un tracé en créneaux.
DESTRUCTIONS
Pour la plupart, les destructions des XVIIe et XVIIIe siècles procèdent d'une intention
compréhensible : faciliter la circulation dans un centre urbain dont les rues étroites et
rarement rectilignes ne sont plus à la mesure d'une ville d'un demi-million d'habitants.
Saint-Leufroi est démolie en 1684, Saint-Bon en 1692. À la veille de la Révolution, en
1788, on démolit les Innocents. Saint-Jacques-de-la-Boucherie, qui passera souvent pour
victime de Haussmann, tombe sous les coups des démolisseurs en 1797, alors que l'on
s'emploie à oublier la Terreur et que Haussmann n'est pas né. Sainte-Opportune et Saint-
Jean-en-Grève disparaissent peu après. L'abbaye de Saint-Germain-des-Prés est en 1802
privée sa chapelle de la Vierge, qu'avait déjà ébranlée en août 1794 l'explosion de la
poudre entreposée dans le réfectoire. Celle de Sainte-Geneviève perd son église et la
plupart de ses bâtiments conventuels en 1806, parce qu'on veut ouvrir une liaison entre la
rue Descartes et le Panthéon. Quant au Grand-Châtelet, c'est à partir de 1802 qu'il est
détruit pour faire place à un carrefour nécessaire, à la Croisée de Paris, depuis le XIIIe
siècle. Napoléon ne cache pas son intention. S'il en avait eu le temps, il le dira à Sainte-
Hélène, on eût «vainement cherché l'ancien Paris».
Si le Temple est démoli dès 1808 pour éviter que les royalistes en fassent un lieu de
pèlerinage, le Vieux Temple qui n'évoque rien d'autre que les premiers templiers disparaît
en 1843 dans un curetage du quartier de Grève. On détruit aussi de simples maisons.
Sous la Restauration, donc avant Rambuteau et avant Haussmann, on détruit 687
maisons, dont 404 parce qu'elles sont vétustes et 283 parce qu'elles s'opposent à des plans
d'aménagement de la ville. Peut-être faut-il noter ici que les destructions délibérées n'ont
pas cessé avec le départ de Haussmann. C'est en 1882 que la Chambre vote la destruction
d'un palais des Tuileries dont l'incendie de 1871 n'avait brûlé que le toit et les planchers,
c'est en 1965 que l'on démolit l'architecture extérieure de la station de métro Bastille, due
à Guimard, et c'est entre 1971 et 1976 que l'on détruit les Halles de Baltard.
CHAPITRE VII
Un Paris nouveau
Les destructions opérées jusqu'au milieu du XIXe siècle n'ont pas, pour
l'essentiel, remodelé l'espace. Des monuments ont disparu, remplacés par de
nouvelles constructions. Le tracé des rues n'a guère changé, dans le centre, entre
Philippe Auguste et Louis-Philippe. Louis XIV et Napoléon ont en leur temps
poussé à des opérations qui concernaient les quartiers alors nouveaux.
L'empereur se soucie d'une capitale en forme de triomphe plus que d'une ville
habitable, mais il ne néglige nullement celle-ci. Les points forts d'un grand projet
qu'il n'aura pas le temps de mener à bien sont l'adduction des eaux de l'Ourcq, la
rénovation des Halles, l'aménagement d'abattoirs à la périphérie, le déplacement de
la halle aux Vins. Le meilleur de son œuvre d'urbaniste est la construction de quatre
ponts.
Après 1815, c'est vers l'ouest et le nord que la spéculation tire profit de larges
espaces pour faire éclore des quartiers neufs. On commence de planifier
l'expansion. Banquiers, agents de change, hommes d'affaires en tout genre et
femmes du monde s'installent à la Chaussée d'Antin, dans le nouveau quartier
Poissonnière ou dans celui de l'Europe. Les grands boulevards deviennent l'un des
hauts-lieux de l'activité parisienne.
C'est une autre carte qui se dessine dans la première moitié du XIXe siècle. L'est
et le centre historique de la ville sont abandonnés aux couches laborieuses. Sur la
rive gauche, les quartiers de la place Maubert, du faubourg Saint-Victor, du
faubourg Saint-Marcel et de la barrière d'Italie sont peuplés de «misérables». La
Cité ne vaut pas mieux, et les habitants s'y plaignent de la concentration de forçats
libérés. L'ouest attire davantage les Parisiens aisés, et les commerces florissants se
déplacent. Le clivage est amorcé avant l'industrialisation. Celle-ci ne fait, avec ses
fumées rabattues par les vents d'ouest, qu'aggraver la défaveur de l'est. Passy, la
plaine Monceau et le faubourg Saint-Germain l'emportent sur la barrière du Trône
ou la rue Mouffetard. Dans l'espace, le vrai centre de la ville est au Louvre. Pour ce
qui est de la population, il est à la place des Victoires. Dans le vécu, il est autour de
la Madeleine, entre la Concorde et la Chaussée d'Antin.
Arrêtons-nous à ce moment où le tissu urbain du Paris ancien est pratiquement
constitué, sans grande rupture de continuité. On connaît mal la densité de la
population avant le XVe siècle. Les plus fortes densités sont atteintes dans l'espace
jadis défini par l'enceinte de Philippe Auguste, notamment dans la Cité, sur la rive
gauche autour de Saint-Séverin et sur la rive droite entre le port en Grève et les
Halles, autour de la croisée de Paris. C'est là que l'on voit, avant 1400 comme après
1450, s'édifier des maisons à étages multiples et des bâtiments secondaires dans les
cours et jardins. Les extensions de l'espace bâti aux XVIe et XVIIe siècles font
naturellement croître les densités des nouveaux quartiers, comme au XVIe siècle
celui du Temple et au XVIIe ceux du Nord-Ouest. On connaît mieux les densités
comparées des sections révolutionnaires de 1792. Les plus fortes se rencontrent
autour des Innocents et Saint-Jacques-de-la-Boucherie : autour de 1 500 habitants à
l'hectare. On atteint encore un bon millier à l'hectare autour de l'Oratoire du Louvre
et de la rue des Lombards.
Si le Paris de Balzac n'est plus celui des Fermiers généraux, c'est qu'il s'étend à
ces vastes espaces du nord et de l'ouest qu'a urbanisés une spéculation favorisée
dans les années 1820 par le préfet Chabrol. Pendant que l'aristocratie d'Ancien
Régime continue de régner sans éclat sur le faubourg Saint-Germain, d'où elle
s'absente plusieurs mois par an pour vivre plus économiquement à la campagne, et
que les lignages en déclin achèvent de laisser se dégrader le Marais, les nouvelles
fortunes préfèrent le quartier Saint-Honoré et ses prolongements vers l'ouest et le
nord. La spéculation s'y donne libre cours. Ainsi naissent les quartiers de l'Europe,
Poissonnière, François Ier, Saint-Georges et de la Chaussée d'Antin, sans oublier la
Nouvelle Athènes. Soixante-cinq rues sont ouvertes entre 1816 et 1828. Ces
opérations de promotion immobilière n'ont guère touché au centre urbain déjà
structuré. Aux marges, quelques nouvelles artères s'ouvrent, comme la rue Charles
X (La Fayette).
Tout cela bouleverse les équilibres. Le centre de la ville est maintenant du côté de
la Madeleine. Napoléon ne s'y trompe pas, qui imagine une capitale étendue jusqu'à
Saint-Cloud, souhaite la voie symétrique aux Grands Boulevards qui sera le
boulevard Malesherbes et voudrait porter jusqu'à la hauteur de Montmartre l'axe
nord-sud ébauché entre le pont de la Concorde et la Madeleine,
RAMBUTEAU
La voirie ne cesse de s'améliorer. On achève les quais vers l'amont jusqu'au pont
de Bercy. Les berges de la rive droite deviennent ainsi une voie continue et
carrossable. Sur la rive gauche, c'est le quai Saint-Bernard qui fait l'objet d'une
entière réfection. Une large rue (d'Arcole) est ouverte en 1837 à l'aplomb de la
façade de Notre-Dame. La rue de Constantine (de Lutèce) remplace l'étroite rue de
la Vieille-Draperie et ouvre en 1838 une voie longitudinale face au Palais de Justice.
Demandée par les habitants du quartier dès 1834 et décidée par ordonnance en
1838, une rue «de grande communication» qui sera la rue Rambuteau joint dès 1843
les Halles au Marais : large de treize mètres, elle réalise entre la rue des Francs-
Bourgeois et la Pointe-Saint-Eustache un premier désenclavement du Marais,
auquel concourent également deux nouvelles artères (rue du Pont-Louis-Philippe et
boulevard Morland) . Face à la gare de l'Est, le premier tronçon du boulevard de
Strasbourg amorce ce qui sera, complété par Haussmann avec le boulevard de
Sébastopol, l'un des éléments essentiels de la nouvelle croisée de Paris. La rue
Soufflot est percée sur la rive gauche.
C'est alors que reparaît le grand projet de Henri IV pour le Louvre. Un bâtiment
en équerre commence de fermer l'espace sur le côté nord, permettant d'entreprendre
la reconstitution d'un jardin privé devant la façade orientale des Tuileries, celles-ci
étant toujours séparées du Louvre par un lacis de ruelles.
Dans le même temps, l'idée fait son chemin d'une suppression de ce fossé
bourbeux qu'est devenue la Bièvre. Dès 1828, on entreprend d'en recouvrir le cours
dans la ville. À partir de 1840, on tente de la draguer pour l'assainir et si possible de
la canaliser. Le recouvrement ne sera achevé qu'en 1910, avec détournement des
eaux par le collecteur d'égout.
Certains trouvent cette politique bien timide. La Monarchie de Juillet voit aussi
l'éclosion d'utopismes tous plus ou moins issus du saint-simonisme. Les naïvetés du
Père Enfantin ne doivent pas cacher la profonde imprégnation saint-simonienne des
philosophes qui, comme Auguste Comte, préconisent déjà une nouvelle
organisation de la société de progrès, celle des financiers qui, tels les frères Pereire,
vont financer l'urbanisation de l'ouest parisien et soutenir l'aventure des chemins de
fer, celle des ingénieurs qui, comme Michel Chevalier, directeur du Globe,
suggèrent un remodèlement complet du tissu parisien par le percement de voies
adaptées aux besoins du monde moderne, et plus précisément aux nécessités d'une
capitale où l'on compte déjà quinze mille voitures. Or celui dont va dépendre le
choix de politique, Napoléon III, demeurera longtemps sous l'emprise des idées
sociales de Saint-Simon.
HAUSSMANN
L'opération menée par Rambuteau est donc reprise avec une autre ampleur par
Napoléon III. Car c'est bien lui qui lance les projets, qui commence les travaux des
Halles et de la rue de Rivoli bien avant qu'apparaisse celui qui sera le maître de
l'affaire, Georges-Eugène Haussmann, que l'Empereur nomme préfet de la Seine le
29 juin 1853 pour le récompenser d'avoir, le premier, fait crier «Vive l'Empereur!» à
Bordeaux sur le passage du Prince-Président. Notons que le «baron Haussmann»
n'acceptera pas d'être fait baron, par crainte de susciter les rires si le Moniteur
publiait une nomination à un titre qu'il a pris de lui-même par anticipation. Étranger
à la capitale où il est cependant né en 1809, soutenu par un empereur non moins
détaché d'une ville qu'il a quittée dans l'enfance mais dont la rénovation lui paraît la
condition d'un développement économique, entouré d'hommes nouveaux comme
l'ingénieur des Ponts et Chaussées Jean-Charles Alphand, l'horticulteur Pierre
Barillet-Deschamps, l'hygiéniste Eugène Belgrand, l'architecte Victor Baltard ou
l'architecte et sculpteur Gabriel Davioud, Haussmann n'est retenu par aucun
attachement sentimental envers l'ancienne ville qu'il va totalement remodeler avec
cohérence, modernisant la ville des notables et faisant apparaître un réseau de
communications tout à fait nouveau. Tout cela suppose des destructions d'ensemble,
rendues possibles par le décret-loi du 25 mars 1852 et le sénatus-consulte du 25
décembre 1852 qui permettent et régissent l'expropriation d'intérêt public.
Alors que l'on n'avait guère usé de la loi de 1807, que la loi de 1841 n'avait
permis que de tracer les lignes de chemin de fer, et que le décret du 25 mars 1852
subordonne au vote d'une loi chaque expropriation d'une parcelle, le sénatus-
consulte du 25 décembre 1852 ne soumet plus qu'à la sanction d'un décret simple
l'expropriation d'une parcelle et autorise la Ville à revendre la part des parcelles
expropriées qui ne sert pas à élargir la rue. Autrement dit, on touche enfin au vieux
parcellaire, dont on sait quel émiettement le caractérisait dans le centre.
Dans la Cité, ne subsisteront que les rues situées au nord de la cathédrale : pour le
reste, l'ancien lacis laisse la place à un parvis, à un nouvel Hôtel-Dieu, à une caserne
qui sera la Préfecture de police et à un Palais de Justice sensiblement agrandi. La
Cité se vide de ses habitants : de 15 000 avant 1850, la population tombe à 5 000
habitants. Dans l'opération, ont disparu seize églises.
Haussmann est attentif à l'aspect social de son projet. Il n'aura pas les moyens de
le mener à bien. Hors des quartiers qu'il rase et des nouveaux quartiers qui
surgissent à l'ouest et au nord-ouest, c'est une façade sur rue qu'il édifie en
élargissant la rue et en la rectifiant. À l'arrière-plan des beaux immeubles du centre
urbain, demeure dans le pâté de maisons un enchevêtrement d'habitations plus ou
moins salubres. Au vieux clivage par l'étage se substitue donc souvent un clivage
par la façade et la profondeur. Les quartiers du centre sont toujours de ceux que
peuplent des Parisiens de tous les niveaux sociaux. On voit en revanche se
distinguer des quartiers entièrement bourgeois, ceux où l'on a conçu les arrières en
même temps que les façades. Il faudra cependant attendre l'ascenseur pour que
l'appartenance à un quartier l'emporte sur l'installation à un étage.
Haussmann est en effet aux abois. Les annexions de 1860 font à la capitale un
devoir de doter les nouveaux arrondissements des mêmes commodités que l'ancien
espace municipal : éclairage public, égouts, eau de nettoyage, tout cela coûtera
quelque 150 millions, qui s'ajoutent au coût des grandes opérations d'urbanisme,
Même s'il rapporte maintenant 70 millions par an, l'octroi ne suffit pas au
financement. On reprend la vieille technique des rentes sur la Ville. Le préfet
emprunte 60 millions à 3 % en 1853. Entre 1858 et 1860, il emprunte 360 millions.
C'est à 4 % qu'il emprunte 300 millions en 1868. Des banques privées complètent le
financement, mais à de plus forts taux. Les contribuables parisiens porteront le
poids de la dette jusqu'à ce que l'inflation liée à la guerre de 1914 l'efface
pratiquement. Dès 1865, dans le Journal des Débats, Léon Say dénonce les
montages financiers du préfet. Dans le public comme à la Bourse, on brocarde ce
que Jules Ferry appelle, dans le Temps, «Les comptes fantastiques d'Haussmann».
Tout Paris connaît les Contes fantastiques d'Ernst Hoffmann, dont Offenbach tirera
quinze ans plus tard l'argument de sa dernière œuvre. La transformation de Paris
aura coûté deux milliards et demi de francs-or. Haussmann quitte la Préfecture dans
l'amertume, le 5 janvier 1870. Un obscur Henri Chevreau lui succède, qui tombera
huit mois plus tard avec l'Empire.
La fin du siècle voit se multiplier les projets utopiques. Alors que l'on célèbre
l'invention industrielle, l'imagination fait déferler les projets ingénieux ou
fantaisistes sur les bureaux ministériels. L'un propose d'agiter l'eau de la Seine avec
des battoirs géants pour la simple raison que l'eau de mer doit sa pureté à l'agitation
des vagues, l'autre propose de dessaler l'eau de mer après l'avoir conduite à Paris en
de gigantesques aqueducs, un autre veut faire de la capitale un port de mer. Les
humoristes se mêlent au concert, proposant de supprimer les maisons pour faciliter
la vue de la ville ou de prolonger le boulevard Saint-Michel jusqu'à la mer pour
améliorer l'air de Paris. Certains vont, avec sérieux, jusqu'à proposer de tout détruire
pour reconstruire une ville au tracé géométrique. Au vrai, la seule chose sérieuse en
ces dernières années du siècle, c'est le métro.
Un autre type d'architecture se développe à partir des années 1860: celui des
sièges sociaux des grandes banques de dépôt, dont la large clientèle appelle autre
chose que les bureaux confidentiels des banques d'affaires. Le siège central du
Crédit lyonnais, boulevard des Italiens, plusieurs fois modifié et agrandi de 1876 à
1913, aura été un bon exemple de ces vastes espaces d'accueil à haute verrière et
nombreux guichets, dont la façade affirme la solidité et la pérennité. Zola ironisera
facilement sur le «luxe étalé» d'une architecture dont le premier propos est
d'inspirer confiance.
VOIRIE ET SALUBRITÉ
Au XIIe siècle encore, piétons et chevaux ne foulent que la terre battue, largement
complétée des immondices que chacun jette devant son huis ou devant celui du
voisin. La divagation des animaux, et notamment des porcs de Saint-Antoine, seuls
autorisés à paître dans la rue, n'améliore pas la salubrité. La pluie et les écoulements
domestiques transforment ce sol en une infâme boue qui conduit à se déchausser
immédiatement celui qui rentre chez lui autrement qu'à cheval. Le Ménagier de
Paris le dira sans façons au XIVe siècle : le premier devoir de la femme
attentionnée est de laver les pieds de son mari quand il rentre à la maison. Quant
aux animaux dits domestiques, ils se multiplient au point que la ville organise
l'abattage des chiens errants.
Malgré la présence dans ces rues de quelques vestiges de pavés faits de calcaire
d'Île-de-France, c'est de grès que furent pavés les tronçons que la Ville put
régulièrement entretenir. Au XVe siècle, des fournisseurs de Meaux, de La Ferté-
sous-Jouarre, de Lisy-sur-Ourcq, de Samois et de la région de Corbeil acheminaient
chaque année vers le port en Grève quelques cents de pavés de grès. On renonça
vite aux grosses dalles de trois à quatre pieds de large et d'un tiers de pied
d'épaisseur, au profit de pavés carrés de six à sept pouces de côté (1501), puis sept à
huit pouces (1567). Les mêmes carrières fournissaient les «œillards» c'est-à-dire les
bouches d'égout, les pierres de meule et, parfois, les tombes. Le soin de la voirie
était confié à un voyer du roi, assisté d'un visiteur du pavé, chargé de vérifier en
permanence l'état des pavés et de veiller au remplacement des pierres usées.
Au XVe siècle encore, la plus grande part des eaux sales s'engloutit dans les
cloaques que constituent les parties basses de la voirie. On y jette les ordures, le
sang des boucheries s'y accumule et bloque en caillant les écoulements. Ces puits
perdus ont un surnom qui dit la pestilence dont souffre le voisinage : ce sont les
«trous punais». Seule une partie des eaux usées va au «grand égout» constitué
autour de la rive droite par la dispersion des ruisseaux de Ménilmontant, Belleville
et Montmartre qui se déversent dans le grand égout périphérique du méandre
marécageux, sur l'actuel tracé des rues Montmartre, de Provence et La Boétie, pour
se jeter dans la Seine au pied de la colline de Chaillot, vers l'actuelle place de
l'Alma. Au fil des siècles, quelques tronçons ont été ouverts à l'air libre, comme
celui qui, en 1350, évacue les eaux usées depuis la porte Baudoyer vers le fossé
extérieur, et que les plaintes des riverains feront couvrir, du moins en partie, dès
1370, puis détourner vers le nord en 1417 pour éviter le voisinage de l'hôtel Saint-
Paul. On en construira ensuite qui seront couverts et voûtés, notamment au passage
des rues, ce qui porte alors le nom de ponceau.
L'ennui est que tout se déverse finalement dans la Seine. Dès le Moyen Âge, la
pollution du fleuve est l'un des maux dont on se plaint. Non seulement la Seine
reçoit en aval et en amont les grands collecteurs d'eaux sales et d'eaux usées de
l'ancien marécage, mais elle est tout au long des rives urbanisées le dépotoir de la
ville. Les boucheries et les triperies y jettent leurs déchets tout près du Pont-au-
Change. Le sang à demi caillé des abattoirs s'écoule dans les rues jusqu'au fleuve.
Ce qui était logique au XIIe siècle quand la ville était en amont du pont, et quand la
Seine emportait donc loin du centre le ruissellement fétide, ne l'est plus au XIIIe
quand les maisons s'alignent le long du fleuve jusqu'au Louvre. Les artisanats du
cuir et de la laine ne font pas mieux, qui renvoient aux abords de la planche de
Mibrai, puis du pont Notre-Dame, l'eau rendue infecte par leur activité: tanneurs,
foulons, teinturiers sont les principaux pollueurs, mais on ne peut sous-estimer le
résultat de l'activité des dégraisseurs de laine, des blanchisseurs de toiles, des
corroyeurs de cuirs.
Les règlements prennent en compte ces nuisances. Il est interdit aux bouchers
d'abattre en pleine ville. Des artisanats sont délibérément repoussés hors les murs,
mais le résultat n'est pas toujours fameux : lorsque vers 1450 Jean Gobelin installe
sur la Bièvre sa nouvelle teinturerie, cela n'empêche ni la Bièvre de se déverser dans
la Seine en amont de la Cité, ni d'autres teinturiers de maintenir leurs ateliers sur la
rive même de la Cité, près de Saint-Denis-de-la-Chartre, donc en face de la place de
Grève. Et bien des tanneurs subsistent encore au XIVe siècle en la rue de la
Tannerie qui longe le fleuve en plein centre.
Restent les pollutions dues aux habitants eux-mêmes. Bien des incendies partent
des cheminées domestiques. Nombreuses sont les maisons dont les cabinets
d'aisances ne sont raccordés à aucune fosse, en sorte qu'on les vide dans la rue avec
les eaux grasses des cuisines. Les ordures ménagères s'entassent devant les maisons.
Lorsque François Ier projette d'aller du Louvre à Notre-Dame, force est d'enlever la
fange et les immondices à la pelle avant son passage.
Ajoutons, pour parfaire le tableau, la boue naturelle d'une ville dont quelques rues
seulement sont pavées. Enrichie ou non d'ordures, la boue est le produit des pluies,
mais aussi celui de l'écoulement des eaux domestiques. Les déjections des animaux
domestiques et des bêtes de boucherie – celles que l'on élève à Paris et celles que
l'on conduit à la boucherie - ne font qu'ajouter la pestilence à la saleté. C'est pour y
remédier que l'on déplace dès le XIIIe siècle vers la porte Saint-Honoré le marché
aux porcs et aux chevaux qui se tenait depuis un siècle au sud du cimetière des
Innocents: au temps de saint Louis, on y est en pleine ville. On n'empêchera
cependant pas les chevaux que montent les Parisiens de laisser leur crottin dans la
rue et le Parisien d'envoyer se repaître des eaux de la rue le porc qu'il élève dans son
jardin.
C'est donc une opération de grande envergure mais d'absolue nécessité que
l'établissement, à partir de 1805, d'un réseau d'égouts collecteurs qui reproduit sous
la ville le réseau des rues. Il est complété par l'adduction d'eau - en provenance du
canal de l'Ourcq – au long des chaussées. Les égouts se déversent finalement dans
la Seine, mais en aval du pont d'Asnières. On compte sur la nature pour rendre au
fleuve quelque pureté avant la traversée des villes d'aval, à l'évidence sacrifiées à la
salubrité de la capitale. Il y a 26 km d'égouts en 1805, 40 en 1830, 135 en 1850, 155
en 1855. C'est ce «vieil égout» qui fournit un décor à la fuite de Jean Valjean dans
Les Misérables (1864). Il comporte en particulier un grand collecteur sous la rue de
Rivoli, pour déverser les eaux sales en aval de la Concorde et non plus au fil des
descentes du centre.
Les pavés de bois enduits de bitume apparaissent en 1881, après quelques essais
infructueux depuis 1842. Presque aussi résistants à l'usure que les pavés de grès, ils
offrent l'avantage d'un réel confort pour les riverains: on entend à peine le pas des
chevaux et le bruit des roues ferrées. Par temps de pluie, ils sont glissants; le
spectacle du cheval et de la voiture versés est habituel dans Paris jusque dans les
années 1950. On juge alors commode de recouvrir les pavés de bois d'une couche
de macadam, quand on ne les enlève pas pour les vendre à des fournisseurs de bois
de chauffage.
Réinventés à la fin du XVIe siècle pour le Pont-Neuf, maçonnés sur les quais et
dans quelques rues - rue de l'Odéon, rue Louvois – à la fin du XVIIIe siècle, tenus
pour souhaitables alors que les voyageurs louent l'efficacité de ceux de Londres,
mais à peine entrepris par Chaptal sous l'Empire, les trottoirs sont aménagés dans
les principales rues à partir de 1823, et surtout à partir du moment où Rambuteau
prend l'affaire en main. La généralisation est décidée en 1846. On passe ainsi de 267
mètres de trottoirs en 1820 à 20 km en 1830 et 195 km en 1848. Haussmann vient
ensuite, qui systématise le trottoir dans des rues élargies. Resteront toujours les rues
étroites du centre, où un trottoir théorique ne dissuadera jamais les piétons de
marcher au milieu de la chaussée. À l'opposé, les rues larges voient immédiatement
leurs trottoirs embarrassés de terrasses et d'éventaires, ce qui conduit également le
piéton à emprunter la chaussée.
Longtemps, le Parisien circulant en ville n'a pu se soulager qu'en urinant sur les
murs, dans les encoignures et contre les portes cochères. En plein XVIIIe siècle, la
rangée d'ifs de la terrasse des Tuileries est peuplée de gens accroupis. Quelques
latrines publiques apparaissent de temps à autre, comme celles que l'on aménage
vers 1568 au Marché Neuf, sur le côté sud de la Cité. Quelques édicules à deux sous
apparaissent sous Louis XVI. Mais c'est dans les années 1830 que l'établissement de
«pissotières» ou «vespasiennes» à évacuation commence de limiter l'insalubrité. Le
préfet les a voulues: on les appelle des rambuteaux. En 1834, le plan de Perrot en
indique déjà un certain nombre. Il en est 468 en 1843. Comportant plusieurs places,
ouvertes à tous les vents, elles sont pourvues de l'eau courante. Vers 1860, on
commence de penser aux femmes, notamment sur les lieux de promenade. Au début
du XXe siècle, on compte 1 600 édicules pour hommes, 112 pour femmes. Des
«lavatories» - l'anglicisme est à la mode - sont établis en souterrain à partir de 1905.
Sur les promenades et dans les parcs, on trouve des «chalets de nécessité ». Les uns
et les autres font apparaître un nouveau personnage: la «dame pipi». Dans
l'ensemble, les édicules sont nauséabonds. En 1960, on parle de les détruire.
L'implantation de «sanisettes» fermées a donné depuis 1980 satisfaction aux
Parisiennes et fait disparaître l'odeur souvent insupportable de ces équipements,
mais le fait qu'il faille payer un modeste droit d'accès a renvoyé nombre de passants
vers les encoignures.
La collecte des ordures ayant gagné en efficacité et les boues se faisant rares,
même dans le caniveau, depuis que le revêtement uniforme a remplacé les pavés,
c'est la multiplication des chiens domestiques qui crée sur les trottoirs une nuisance
de type médiéval à laquelle aucune campagne de sensibilisation n'a encore porté
remède.
Une attention particulière est portée aux espaces verts, tant de la part des
pouvoirs publics que des habitants, qui pétitionnent à l'envi dès qu'on parle d'abattre
un arbre. C'est après 1980 que l'on voit se dresser des massifs floraux le long des
voies express urbaines et que l'on crée le nouveau parc de Bercy. Cent trente-quatre
jardins (118 ha) sont créés entre 1977 et 1995, date à laquelle on compte à Paris 484
hectares de jardins publics, outre les bois de Boulogne (846 ha) et de Vincennes
(995 ha), les espaces verts que sont les cimetières et les alignements ou
groupements de plantes et d'arbres que sont les places et les boulevards. Sans
compter les deux bois, la ville est riche de plus de 150 000 arbres, ce qui la place à
cet égard loin devant les autres métropoles européennes si l'on exclut, comme les
bois de Boulogne et de Vincennes, le Tiergarten de Berlin et Hyde Park à Londres.
Dans le même temps, Paris a gagné en hauteur. La hauteur tolérée passe en 1958
à 31 m dans le centre et 37 dans les arrondissements périphériques. Les dérogations
sont nombreuses. Georges Pompidou privilégie délibérément la hauteur sur
l'étalement. La tour de la Maison de la Radio ouvre la série en 1964. En 1970, Paris
discute l'esthétique de la nouvelle Faculté des sciences de Jussieu et de sa «tour
Zamanski». En 1973, la tour Maine-Montparnasse provoque une polémique.
L'ironie l'emporte : de la tour, dit-on, on ne voit pas la tour. Dans les années 1990,
ce sont les tours de la Bibliothèque nationale de France qui alimentent une longue
querelle, au point qu'on devra amputer de deux étages l'édifice en cours de
construction. Dans le même temps, le Parisien s'accommode mieux des tours de la
Défense et de celle du Palais des congrès de la porte Maillot, puis de celles des
quartiers périphériques (13e, 18e, 19e et 20e arrondissement) et de la banlieue. Il
semble cependant que l'on renonce maintenant à multiplier les tours, et que Paris ne
soit pas près de voir des gratte-ciel à l'américaine. Dans le centre de la ville, des
rénovations changent le paysage mais n'altèrent pas le panorama, comme celles du
quartier des Halles, des alentours de la gare Montparnasse ou de la frange orientale
du 15e arrondissement. Inauguré en 1979, le Forum des Halles, que certains
continuent d'appeler le «trou des Halles» comme au temps où ce n'était qu'un
chantier, est l'exemple même d'un aménagement conçu pour ne pas prendre place
dans le panorama.
Le XXe siècle a bouleversé bien des données, en faisant passer au premier plan le
temps de transport. La gamme est alors ouverte entre les quartiers commodément
reliés au centre (la Défense en est le modèle) et les zones mal desservies avec
rupture entre le train de banlieue et le métro. Autant que par le niveau de confort ou
d'inconfort, les quartiers et communes-dortoirs mesurent leur faveur en temps
d'embouteillage sur les autoroutes.
D'autres actions sont entreprises sur l'espace bâti. Dans le centre, on amorce la
rénovation du vaste ensemble du forum des Halles et, pour la périphérie, on
réfléchit à la révision des normes de hauteur et à la construction de tours, seule
réplique à la densité de l'occupation du sol en ville et à l'élargissement sans fin de
l'urbanisation en région parisienne.
Un paradoxe doit être noté: alors que les gouvernements multiplient les efforts
pour inciter ou contraindre les administrations et les entreprises à s'établir en
province, c'est bien dans la capitale que, par la volonté délibérée des chefs de l'État,
sont érigés ou rénovés les grand équipements nationaux. De la Maison de la Radio
et des aéroports internationaux voulus par le général de Gaulle à la Bibliothèque
nationale de France voulue par François Mitterrand en passant par le bâtiment
universitaire de Jussieu, le Centre Georges Pompidou, le Musée d'Orsay, le nouveau
Ministère des finances, la Grande Arche, l'Opéra-Bastille, la Cité de la Villette et le
Grand Louvre, tout a été mis en œuvre pour perpétuer dans Paris ou alentour la
tradition huit fois centenaire d'une création monumentale qui rend perceptible à l'œil
la centralisation et la fonction capitale de Paris.
LE CARREFOUR
C'est entre le XIIe et le XIIIe siècle que Paris cesse d'être ce simple
carrefour. Tout y contribue, l'émergence de la fonction de capitale, la
croissance démographique, le développement de l'opulence bourgeoise, et
jusqu'à l'essor des foires de Champagne vers lesquels afflue, de la Flandre à
l'Italie, toute l'Europe marchande et bientôt financière. On sait ce que sont
ces six foires, réparties en quatre villes, Provins, Lagny, Troyes et Bar-sur-
Aube, qui constituent, sous la protection royale, un centre de transactions
quasi permanent et remarquablement organisé. Au XIIIe siècle, alors que les
foires de Champagne sont à leur apogée, nul n'y peut ignorer la grande ville
voisine, et la confluence de l'information sur les foires comme dans la
capitale constitue un atout pour qui négocie à grande échelle les
marchandises et le crédit. Nul doute que, pendant ce temps, les foires
parisiennes, y compris le Lendit de Saint-Denis, ne souffrent de la trop
grande force d'attraction du cycle champenois. Les hommes d'affaires
savent jouer de la complémentarité de ce cycle qui fournit les échéances
multiples permettant le crédit et de la place permanente où se rencontre une
clientèle qui ne se déplace pas aux foires. Ils ont besoin des deux, non d'un
troisième système que fourniraient les foires parisiennes. Celles-ci
demeurent d'intérêt régional. Même si le Lendit tient un rôle dans les
approvisionnements, il n'en a guère dans les trafics bancaires.
À la fin du XIIIe siècle, c'est Paris qui l'emporte. À quoi bon déménager
six fois dans l'année quand tous les acteurs du jeu économique peuvent se
rencontrer en un centre permanent riche de toutes les opportunités? Encore
vivantes vers 1300, les foires de Champagne s'étiolent ensuite rapidement.
La capitale les a mises à mal, et en recueille l'héritage.
Dès le XIIe siècle, Paris a tiré de nouveaux profits de son carrefour. Ses
ports deviennent le point de passage de tous les trafics d'approvisionnement
qui recourent au moins onéreux des transports dès lors qu'on véhicule des
pondéreux. On y approvisionne Paris, mais aussi tous les pays du bassin
fluvial, parfois relayé par les routes terrestres vers le Nord, vers la
Bourgogne et vers la Loire. Les pays de la basse Seine procurent du poisson
de mer, du bois, du foin, du sel, des fruits, du fer. On comprend l'intérêt que
présente pour la ville des Capétiens l'effondrement de la quasi-
indépendance de la Normandie du Plantagenêt. Par l'Oise et l'Aisne, c'est le
bois qui arrive, pour la construction comme pour le chauffage. Les pays
d'amont font surtout descendre du vin.
C'est à la fin du XIe siècle que les marchands parisiens qui usent de la
voie fluviale pour trafiquer avec l'ensemble du bassin de la Seine ont
commencé de s'organiser pour lutter contre la concurrence, et avant tout
contre celle des Rouennais. Dès le milieu du XIIe, ces grands marchands
parisiens, ceux qui tirent profit du port et prennent le nom de «marchands
de l'eau» sont reconnus par le roi. En 1134, Louis VI parle de la
«communauté des bourgeois de Paris», comme si Paris avait une
personnalité juridique que, pourtant, la royauté ne songe pas à lui donner.
En 1142, Louis VII reconnaît l'usage de la place de Grève à ses «bourgeois
de Grève et du Monceau». En bref, Paris n'est pas une commune mais les
bourgeois sont des bourgeois. Ils gèrent alors leurs affaires communes, soit
spontanément comme lorsqu'ils décident d'aménager une maladrerie, soit à
l'intiative du roi comme lorsque Philippe Auguste les charge du pavage et
de la construction de l'enceinte.
Que sont ces droits reconnus à la Hanse et tenus au XVe siècle pour
«privilèges de la Ville de Paris»? Dès 1134, les bourgeois sont habilités à se
prêter mutuellement aide pour saisir eux-mêmes les biens de leurs
débiteurs. En 1171, Louis VII confirme les privilèges de la Hanse et le
monopole des «marchands de l'eau» sur tout le trafic fluvial entre Paris et
Mantes. Il reconnaît la compétence de leur juridiction pour les affaires liées
à cette navigation. Peu à peu, les «détroits» de la Marchandise de l'eau
s'étendent. Ils atteindront en amont Nogent-sur-Seine. Mais en 1207,
soucieux de se concilier la Normandie qu'il vient de conquérir, Philippe
Auguste accorde aux Rouennais les mêmes avantages sur la basse Seine.
Pour franchir Paris, il faut s'associer avec un Parisien, pour franchir Rouen
il faut faire compagnie avec un Rouennais. La capitale normande perdra ce
privilège après l'émeute de 1292, le retrouvera en 1309 grâce à l'entregent
du Normand Enguerran de Marigny, le perdra définitivement en 1315 lors
de la disgrâce de Marigny. Paris devra s'incliner après l'affaire des
Maillotins et un arrêt du Parlement rendra aux Rouennais leurs privilèges,
mais un ultime arrêt, en 1398, consacrera le triomphe de la capitale. Paris
sera alors libre de son trafic sur la Seine jusqu'à la mer.
LA MONNAIE
Dès les temps carolingiens, Paris émet dans son atelier des monnaies
reconnaissables comme parisis. Sous les Capétiens, la monnaie parisis est
délibérément tenue à un haut niveau pour des raisons politiques. Frappé à
200 pièces au marc, d'alliage à 5/12 d'argent fin, le denier parisis de
Philippe Auguste pèse en argent fin 5/4 du tournois, qui est frappé à 192
pièces au marc d'alliage à 3,75/12. La supériorité n'a rien d'économique.
Elle est tactique. La monnaie de la capitale doit être une forte pièce. Quatre
parisis valent cinq tournois.
C'est l'alignement par saint Louis des nouvelles espèces qui annonce à
terme l'effacement du parisis en tant que monnaie de compte : le gros de
saint Louis vaut en 1266 un sou tournois, l'écu vaut une livre tournois.
Après l'émission en 1350 des derniers doubles parisis de Philippe VI, on
cesse de frapper des espèces parisis. L'atelier monétaire de Paris continue
de frapper, mais la valeur des pièces est officiellement spécifiée en sous et
deniers tournois. Dès le XIVe siècle, il n'y a plus de place pour le parisis
dans les mentalités comptables du reste de la France, mais on continuera
encore pendant un bon siècle de compter à Paris en parisis. Cela n'empêche
pas le gouvernement de Bedford de donner en tournois le cours de ses
espèces, alors même que Tours est à Charles VII.
Du change manuel - celui qui consiste à échanger une pièce contre une
autre et à approvisionner en métal l'atelier royal de la Monnaie - au crédit à
court terme, il semble n'y avoir qu'un pas. En fait, les deux activités n'ont
rien de commun. Le crédit à long terme est fait de la constitution de rentes à
laquelle participe toute la société. Le crédit à moyen terme est une retombée
du commerce, qui engendre des créances négociables; il sera toujours le
domaine par excellence des grands marchands et des sociétés d'affaires
ayant sur les autres places des correspondants capables d'accepter le trafic
des changes tirés, c'est-à-dire des effets à terme. Quant au crédit à court
terme, il est l'affaire des usuriers, juifs, lombards ou cahorsins, puisque l'on
affuble collectivement de ce surnom toutes sortes de chrétiens français,
originaires de Cahors ou d'ailleurs, qui rivalisent avec les juifs pour prêter
quelques sous en prenant en gage des hardes ou des pièces de vaisselle
qu'ils revendent en bric-à-brac quand l'emprunteur ne peut les dégager. Les
grands marchands ne dédaignent cependant pas de pratiquer
secondairement l'usure. Ils traitent les affaires dans leur hôtel et font traiter
l'usure à leur auvent. Le Parisien fera rapidement une assimilation abusive
et bien des crises de xénophobie ou d'antisémitisme ne seront que la
revanche du pauvre contre qui lui a pris sa houppelande pour trois sous.
LES PORTS
Le port en Grève, c'est d'abord une grève de sables alluviaux que l'eau
couvre plus ou moins haut. Autant dire que l'on peut tirer les bateaux. Le
port n'est longtemps qu'une plage sur laquelle glissent des barques. Très tôt,
cependant, un peu de police et un minimum d'infrastructure se révèlent
nécessaires pour faire face à l'encombrement. La Hanse des marchands de
l'eau fait construire des pontons, perpendiculaires à la berge. Les premiers
sont au droit de la place. En les multipliant, on atteindra vers l'amont les
abords de l'enceinte de Philippe Auguste. C'est ce roi qui, d'ailleurs,
favorise cet aménagement essentiel en accordant à la Hanse un droit sur les
trafics pour financer les travaux propres à faire d'une grève un port.
Le premier de ces ports qui sont des pontons, c'est le port au vin. Les
deux pontons au vin de Bourgogne et au vin de France se complètent du
marché en gros qui se tient sur la place de Grève. Le vin qui parvient en
Grève peut aussi bien prendre le chemin de la Flandre que celui d'une
taverne parisienne ou du cellier d'un bourgeois. Il arrive que l'on décharge
le vin : c'est le travail des «avaleurs», gens qui mettent les fûts aval, donc en
bas du bateau. Il arrive aussi que la transaction se fasse en place de Grève
mais que le vin soit simplement transféré, «rachié», d'un bateau en l'autre.
En allant de la Grève vers l'enceinte, on rencontre ensuite le port au blé,
où relâchent les bateaux chargés en Brie et en Beauce. Le port Saint-
Gervais est un port au foin, aux bûches et aux fagots, alimenté par les forêts
de la haute Seine et de ses affluents. Règnent là les crocheteurs, le crochet
étant une sorte d'armature de bois qui se porte au dos et sur laquelle le
portefaix empile le bois ou le foin. Un port aux Bouticles reçoit les envois
de poisson des pêcheries de cette même région. Un port au charbon de bois
est voisin, où l'on voit aussi au XVIIIe siècle du charbon de terre. Vient
ensuite un port à l'Archevêque qui accueille les trafics avec la ville
archiépiscopale de Sens. Au-delà de la tour Barbeau qui borde l'enceinte de
Philippe Auguste, le port des Barrés et le port des Célestins reçoivent aussi
bien du vin en transit que du blé et du bois. Aux abords de la tour de Billy,
qui ferme sur la rive l'enceinte de Charles V, le port de la tour de Billy voit
surtout passer à partir du XVe siècle les pierres de taille, les pavés de grès,
les meules et les fûts de plâtre qu'on ne décharge pas tout bonnement en
plein port au vin. N'oublions pas le port particulier qu'ont établi les
templiers à la hauteur de Saint-Gervais. Au XVe siècle, tout cela forme le
port en Grève.
Pour pallier l'inconvénient d'une remontée sous les ponts, il était tentant
d'établir un port en aval. Dès le XIe siècle, la rive droite dispose d'un
deuxième port. Les habitants du bourg Saint-Germain-l'Auxerrois ont en
effet aménagé un port, qui les dispense d'aller jusqu'en Grève pour faire
accoster leurs bateaux chargés de vin ou de bois. Cette grève portera dans
l'histoire parisienne un nom étrange : l'École Saint-Germain, ou plus
brièvement le port de l'École. Au vrai, cette École n'a rien à voir avec les
études. Dans le latin du XIe siècle, scala désignait la pente d'un accostage :
un port sans quai. L'usage a longtemps fait nommer Échelles les ports du
Levant. Du même mot, le marin a fait « escale » et le Parisien du Moyen
Âge a fait École.
Le port de l'École est le préféré des marchands qui organisent vers Paris
des trafics d'aval mal encadrés par les règlements de la Marchandise de
l'eau. On y trouve le poisson de mer, le bois des forêts de l'Oise et de
l'Aisne, les fagots de Sèvres et de Saint-Germain, le cidre de Normandie, le
foin de la basse Seine. Le vin de Suresnes, de Chaillot ou de Meudon arrive
également à l'École, quand les Parisiens ne jugent pas plus commode d'y
faire également venir le vin de Beaune ou de l'Auxerrois destiné à leurs
celliers. S'il faut bien en passer par les exigences des intermédiaires établis
au port en Grève dès lors qu'il s'agit de revendre le vin importé, on peut les
ignorer pour approvisionner les hôtels des quartiers du Louvre ou des
Halles : il est malgré tout plus aisé de passer sous le pont vers l'aval que
d'acheminer des fûts en chariots depuis le port en Grève à travers les rues
étroites de la Croisée de Paris.
Les quais ne seront aménagés qu'à partir du XVIe siècle. C'est entre 1673
et 1675 que le prévôt des marchands Claude Le Pelletier - futur contrôleur
général - construit un quai maçonné et aménage en Grève un véritable port,
séparé par un muret de la place proprement dite. La maçonnerie, cependant,
n'a pas que des avantages. Avec des quais surélevés, il n'est plus question de
halage. La remontée du courant devient difficile, et ce d'autant plus que la
multiplication des ponts fait de la Seine, au XVIIIe siècle, une succession de
goulets à fort courant et à remous. Le treuil devient indispensable; En 1745,
un système mécanique de remontée est mis en place du pont Royal au Pont-
au-Change.
Les ports modernes naissent donc au long de la Seine dans une ville en
extension entre l'Empire et la Monarchie de Juillet. Le 29 mars 1816, les
Parisiens se pressent pour voir le premier navire à vapeur qui ait jamais
remonté la Seine. Deux ans plus tard, un vapeur se montre capable de tirer
deux péniches chargées. En 1824, on compte plus de 15 000 bateaux et 4
500 trains de bois dans les ports parisiens, qui accueillent déjà vingt-deux
vapeurs. Le trafic parisien est alors le double de celui de tous les ports de
mer français, et l'idée germe d'un port de mer à Paris, relié à Dieppe ou
Rouen par un large canal. La courbe ne sera inversée qu'à la renaissance du
trafic colonial. Dans les années 1835-1840, on aménage le port Saint-Paul
et on crée le port Henri IV sur l'espace formé par le rattachement à la rive
de l'île Louvier. Les ports parisiens sont alors en tête de tous les ports
français pour un trafic qui équivaut à ceux, réunis, de Nantes, Bordeaux, le
Havre et Marseille. Mais les ports de la ville ne sauraient suffire. On gagne
la banlieue. Claude Monet peindra en 1875 (Musée d'Orsay) les
déchargeurs de charbon qui, marchant sur des passerelles faites d'une
planche, portent sur leurs épaules les hottes remplies sur les péniches qui
stationnent sur deux rangs tout au long du quai qui avoisine le pont
d'Asnières.
Les quais ne suffisent plus. C'est sous la Monarchie de Juillet que l'on
creuse dans la plaine de Clichy un nouveau port de grande capacité. Il ne
s'agit plus de simples pontons dans le lit du fleuve, permettant seulement
l'accostage et le déchargement rapide. Le port de Clichy est un véritable
port à bassins, avec son accompagnement d'entrepôts et de relations
terrestres. Dans le même temps, on aménage les entrepôts de la Douane, à
la Villette, puis les docks de Saint-Ouen.
Le trafic des ports parisiens, ceux des canaux comme celui du fleuve,
dans la ville et surtout aux abords de celle-ci, ne cesse de croître. Il est de
500 000 tonnes à la veille de la Révolution, de 2,5 millions de tonnes sous
le Second Empire, de 9 millions de tonnes au début du XXe siècle, de 22
millions de tonnes aujourd'hui, dont 3 millions pour le trafic international,
ce qui fait de Paris le deuxième port fluvial d'Europe après Duisbourg.
FOIRES ET HALLES
La Cité est approvisionné au XIIe siècle par un marché, situé près du
Petit-Pont. Toujours dans la Cité, un marché au grain se tient en la Juiverie,
la rue qui prolonge le Petit-Pont. Un marché se tient tout naturellement sur
le port en Grève, mais la batellerie et le trafic en gros l'emportent ici sur le
commerce de détail. Sur les rives, c'est surtout dans les cimetières de la rive
droite que, profitant de l'espace libre et de l'asile juridique, les marchands se
retrouvent pour procurer aux Parisiens les produits de l'agriculture
régionale. Le cimetière des Innocents n'échappe pas à cette fonction
secondaire, et le vaste espace situé à l'ouest des tombes dans la plaine des
Champeaux aurait accueilli de toute antiquité, selon le moine Rigord qui
l'évoque à la fin du XIIe siècle, un marché fort actif. Le roi et l'évêque
s'entendent en 1137 pour y développer un centre permanent de transactions
qui puisse donner à Paris sa place sur la carte des échanges internationaux.
Plus central et bien adapté à la fonction locale d'un marché où l'on vend des
fruits et des légumes, des œufs et des poulets, le marché du cimetière Saint-
Jean, qui devient le marché de la porte Baudoyer, derrière la place de
Grève, est trop exigu pour un propos plus ambitieux. Il écoule en bonne
partie la production agricole d'un Marais où les potagers seront nombreux
jusqu'au XVIIe siècle.
À Paris comme dans les bourgs alentour, ces foires sont à la fois le lieu et
le moment où l'on s'approvisionne en gros et en détail, et l'occasion de
rencontres, de réjouissances, de spectacles même, car le jongleur y vient
aussi naturellement que le badaud. On le sent bien lorsque, la foire Saint-
Germain étant suspendue en 1611 en signe de deuil après l'assassinat de
Henri IV, on imagine de transporter les marchands dans le jardin des
Tuileries: en quelques jours, le Parisien y retrouve, à la lueur de milliers de
flambeaux, ses amusements habituels.
Pour les affaires, les foires parisiennes ont l'inconvénient de ne pas offrir,
comme les foires de Champagne, de Flandre ou de Languedoc, un cycle
régulier constituant, entre plusieurs villes, un centre presque permanent. On
peut vendre une fois par an des draps ou du vin, non constituer une place
financière si elle ne fonctionne que de manière épisodique. A la fin du XIIe
siècle, la réalité que sera une foire de change ne se laisse qu'entrevoir, mais
on sait ce que sont les échéances de paiement, et il y faut une autre
régularité que celle d'une réunion annuelle. Même Saint-Denis, avec ses
deux foires qui laissent neuf mois sans activité commerciale, ne saurait
rivaliser avec les six foires des quatre villes champenoises. Tel qui a conclu
une affaire avec un marchand venu d'ailleurs sait qu'il ne retrouvera son
partenaire que neuf mois ou un an plus tard. Organiser à Paris un cycle de
foires eût été possible un siècle plus tôt, mais cela relèverait de la gageure
au milieu du XIIe siècle, alors que les foires de Champagne touchent à leur
apogée, et que Lagny, Provins, Troyes ou Bar-sur-Aube sont à une ou deux
journées de route de la capitale. Les marchands italiens et flamands y ont
leurs habitudes, leurs rendez-vous. Vouloir bouleverser cela serait courir à
l'échec. Au mieux certains considèrent-ils le Lendit comme une septième
foire du cycle, une foire de juin qui prend place entre la foire Saint-Quiriace
de Provins qui se tient en mai et la foire «chaude» de Troyes qui commence
à la Saint-Jean.
L'espace semblait vaste. Il est vite étroit pour toutes les activités qui
trouvent avantage à l'afflux des clients en un même lieu. Les maisons des
rues alentour présentent des encorbellements sur piliers qui abritent des
poissonniers au nord-est, des tonneliers à l'ouest. Les potiers d'étain
prennent leurs habitudes en face de la halle des fripiers. Sur la place voisine
de la Marée, on vend le fourrage. Les chaudronniers et les ferrons
s'installent dans la rue qui dessert, au sud, les Halles comme le cimetière
des Innocents. On vend du foin dans la rue du Feurre, de la volaille rôtie et
de la charcuterie - traduisons: de la chair de porc cuite - chez les rôtisseurs
et les saucissiers de la Cossonnerie et de la toute voisine rue aux Ours, des
cordes dans la rue de la Chanvrerie. De grands marchands qui préfèrent
gérer leurs affaires dans leur hôtel choisissent d'établir celui-ci dans les rues
qui joignent les Halles aux abords de Saint-Germain-l'Auxerrois : la rue des
Bourdonnais, la rue de la Monnaie. C'est là que nous trouvons, à la fin du
XIIIe siècle comme au xve, les changeurs qui spéculent sur tout, les
merciers qui fournissent à l'opulence bourgeoise, les épiciers qui
approvisionnent les tables des Parisiens aisés.
À tous égards, Paris apparaît donc jusqu'à la Révolution comme une ville
où les activités sont étroitement réglementées et qui se conforte d'un
protectionnisme, voire d'un malthusianisme, que le voisinage du monde des
offices ne fait que contaminer pour les exacerber.
Dès le xve siècle, et plus encore à partir du XVIIe, la maîtrise est réservée
en fait aux fils de maître. Ceux-ci sont au XVIIIe favorisés par un
apprentissage plus court, de moindres frais de réception, voire une
exemption du chef-d'œuvre. Pour protéger la clientèle, le Châtelet doit
intervenir contre ces maîtrises au rabais. En 1746, interdiction est faite aux
fils de cordonniers reçus maîtres d'exercer comme tels avant l'âge de
quatorze ans. Sensibles à l'exigence d'un talent personnel, les orfèvres sont
les seuls à conserver une maîtrise sur deux pour des apprentis qui ne sont
pas fils de maître: plus qu'ailleurs, la clientèle sait comparer les productions,
et laisser hors du marché des artistes de qualité pourrait faire le jeu de
l'importation contre la production proprement parisienne.
Le roi s'est toujours réservé le droit de créer des maîtres. Il en use peu, et
Charles IX a même, en 1565, révoqué toutes les maîtrises par lettres, c'est-
à-dire sans chef-d'œuvre. Dans le même temps où, vérifiant les titres, il
vend en fait le droit à porter des armes pour renflouer le Trésor, Louis XIV
multiplie les lettres de maîtrise. Les métiers tentent d'enrayer l'inflation en
achetant pour eux-mêmes ces lettres, mais ils ne peuvent empêcher, dans les
années 1690, la prolifération des charges héréditaires vendues par le roi:
cent offices de barbier, cent cinquante offices de limonadier, cent trente
offices de garde de bateaux sur la Seine, cinquante offices d'inspecteur de
veaux achèvent de ridiculiser le système. Dans le même temps, le roi vend
les charges de jurés: les métiers sont totalement dans sa main.
Les métiers ont leurs jurés, leurs règlements sur les modalités du travail
et sur la qualité de la production, leurs organes de solidarité devant la
maladie ou la mort. Mais ces métiers jurés, qui se transforment en
corporations, sont surtout l'affaire des maîtres. Ils sont le plus sûr moyen
d'une protection contre les nouveaux venus, donc contre la promotion
sociale. Les compagnons y sont inégalement admis. Certains métiers leur
font une petite place. D'autres les rejettent. On voit donc les compagnons
former dès le XVe siècle des organisations parallèles. Dans ces
compagnonnages, ils mettent en œuvre leurs moyens propres de solidarité.
Ceux-ci entrent dans un processus d'initiation, qui tourne lui-même à
l'élitisme par la transmission des tours de main comme par la sélection des
compagnons reçus et admis au tour de France. N'est pas reçu compagnon
qui veut. Dès le XVIIe siècle, une aristocratie se dégage ainsi au sein du
monde du travail. Ces compagnonnages sont souvent des groupes de
pression à peine discrets, et leur poids pèse sur le marché du travail. Plus
enviables sont à la même époque les ouvriers des manufactures royales.
L'arbitraire s'y fait moins sentir que dans l'atelier artisanal ou dans la
boutique. Et les salaires sont régulièrement payés.
La procédure est aussi mal tolérée que le poids financier. Les pavillons
élevés aux barrières de l'enceinte des Fermiers généraux sont, autant que
des bureaux de gestion, des lieux de déchargement et d'inspection. On jauge
les fûts, on sonde les charrettes de foin et les sacs de grain pour avoir la
certitude que des denrées de valeur n'y sont pas dissimulées, on compte et
recompte les denrées vendues à la pièce.
La capitale
Dire que Paris est la capitale de Clovis serait forcer la réalité. Ce n'en est
pas moins dès 486 sa résidence préférée, son «siège», et c'est là qu'il se fait
enterrer en 511 auprès du corps de sainte Geneviève, dans cette basilique
qu'il a construite au sommet de la rive gauche et qui portera le nom de la
sainte, morte octogénaire vers 502. Bien que morte à Tours, Clotilde l'y
rejoindra en 545. Paris n'est pas la capitale romaine des Gaules, ou même de
la province, mais Clovis s'en moque. Ce qui lui importe, c'est que Paris est
la ville de Geneviève et que le site est stratégique entre le vieux pays franc
du Nord et les nouvelles conquêtes du Centre et du Midi aquitain.
Pourvu en 511 d'un royaume qui comprend les pays de la future Neustrie
et de l'Armorique, d'Amiens à Quimper, ainsi que d'une partie de
l'Aquitaine récemment conquise sur les Visigoths, avec Bordeaux et
Saintes, l'aîné des fils de Clovis et de Clotilde, Childebert Ier, prend Paris
pour capitale. Il y élève une nouvelle cathédrale, Saint-Étienne. La ville
n'est pas choisie pour une position centrale qu'elle n'a pas dans un tel
royaume mais pour sa proximité des autres sièges royaux: les frères de
Childebert ont les leurs à Reims, Orléans et Soissons. Il ne s'agit pas d'une
capitale d'où l'on gouverne commodément le royaume de Childebert mais
d'une capitale qui concourt à préserver, malgré l'inévitable partage d'une
royauté patrimoniale, l'unité du royaume franc. Ce rôle demeure lorsque
l'effondrement du royaume burgonde donne à Childebert des terres
éloignées de Paris, jusqu'à Lyon, Vienne, Genève et la Tarentaise.
L'abandon des Ostrogoths aggrave encore, en 537, l'excentricité
géographique de la capitale : Childebert met la main sur Marseille, Toulon,
Antibes et Nice. Mais c'est dans un monastère de Sainte-Croix qu'il a fondé
vers 543 aux portes de Paris que le roi dépose, à son retour d'une campagne
contre les Visigoths, la précieuse relique de saint Vincent rapportée de
Saragosse: le monastère sera Saint-Germain-des-Prés. On y enterre
Childebert en 558.
Plutôt qu'en ville, le roi se tient volontiers dans l'un ou l'autre de ses fiscs,
ces domaines impériaux passés au roi franc. C'est dans leur fisc de Clichy
que Clotaire II en 614 et Dagobert en 637 réunissent un concile de l'Eglise
franque. C'est encore à Clichy qu'est célébré en 625 le mariage de Dagobert.
C'est là, dans un palais plus vaste que l'étroite résidence de la Cité, qu'il
peut tenir une cour aux dimensions de son royaume : il y reçoit le roi des
Bretons, venu conclure une paix avec les Francs. Dès ce moment-là, on voit
se séparer deux notions qui vont se perpétuer dans l'histoire de la France
jusqu'au moment où Louis XVI quittera Versailles : le roi préfère pour sa
résidence les larges espaces et les possibilités de chasse qu'offre tel ou tel de
ses domaines, mais un domaine rural, fût-il dénommé palais comme l'est
déjà Clichy, ne saurait être une capitale. Que le roi y réside principalement
ou non, un village ne peut être une capitale. Il y faut une ville, une cité.
Le destin de Paris change avec l'arrivée des Normands et avec les comtes
neustriens chargés d'organiser la défense. De l'est où la situaient les
combats des Francs contre les peuples demeurés en Germanie, puis les
affrontements des rois francs, la zone névralgique du royaume passe à
l'ouest. Le péril est désormais sur l'Escaut, sur la Somme, sur la Seine, sur
la Loire. Le carrefour parisien redevient un enjeu. De 845 à 888, Paris
connaît les incursions des Normands, leur menace permanente, leurs sièges
épisodiques. Le résultat politique en sera l'impopularité d'un pouvoir
carolingien incapable d'assumer efficacement la défense, et la popularité du
comte de Paris qui prend en main cette défense. Charles le Chauve tente
encore de protéger la ville en imaginant des infrastructures défensives.
Charles le Gros préfère payer rançon aux envahisseurs. Mais le comte de
Paris, Conrad, joue un rôle de premier plan - avec l'abbé de Saint-Germain-
des-Prés, Gozlin - dans la tentative de dévolution au Germanique Louis le
Jeune de la royauté vacante par la mort de Louis II le Bègue (879). Le 29
février 888, ayant appris la mort du Carolingien, les grands élisent roi le
sauveur de Paris, le comte Eudes.
Reste que la royauté affaiblit le comte de Paris. Même alors que les
comtés se transmettent déjà de père en fils, nul n'a oublié en 888 qu'un
comte est un agent du roi. On ne saurait être à la fois comte et roi. Le
domaine royal, c'est l'ensemble des fiscs. Ce ne peut être un ensemble de
comtés. Eudes doit se dessaisir de ce qui faisait une bonne part de sa force :
il remet ses comtés à son frère Robert. Paris, qui n'avait plus grand-chose
d'une capitale, manque ainsi de redevenir le point fort de la royauté
occidentale. Quand, à la mort d'Eudes, la Couronne revient au Carolingien
Charles le Simple, c'est une parenthèse qui se referme pour Paris.
Le bref règne du frère d'Eudes, le roi Robert Ier (922-923) ne change rien
à la situation. Et ce n'est pas le règne de son beau-frère Raoul de Bourgogne
qui peut rétablir la position politique de Paris.
Paris fait déjà figure de symbole, comme dans l'Empire carolingien Aix-
la-Chapelle. Quand l'attaque intempestive déclanchée en 978 par l'empereur
germanique Otton II en réplique à l'entreprise du Carolingien Lothaire
contre Aix-la-Chapelle se brise devant Paris, le fait ne peut que frapper les
esprits. De Montmartre, l'Allemand a aperçu les toits de Paris. Il s'est
avancé jusqu'aux portes de la ville, a fiché sa lance dans un vantail et s'est
retiré. Beaucoup plus que vaincu, il est ridicule. La crue de l'Aisne gênera
sa retraite. Lothaire le rattrapera et le battra. Plus que le souvenir d'un roi de
France vainqueur, l'affaire laisse à Paris la réputation d'une ville protégée
par Dieu.
Parce que le comte y est duc, les vicomtes mis en place par le comte dans
ses comtés se prennent d'ambition. À Blois, à Tours, à Sens, le vicomte se
fait comte. Il en va de même à Paris, où Teudon, vicomte en 925, se dit
comte en 942. Fils d'Hugues le Grand et roi en 987, Hugues Capet ne peut
faire autrement que de confier ce comté de Paris à l'un de ses fidèles et
principaux conseillers, le comte de Vendôme Bouchard le Vénérable. Au
reste, c'est à Noyon qu'Hugues Capet a été sacré après une élection
survenue à Senlis. Lorsque meurt en 1007 le comte Bouchard, le comté de
Paris passe à son fils Renaud. C'est à la mort de Renaud en 1016 que le
Capétien Robert II se sent assez fort pour rompre avec l'ancien usage. Le
comte n'est plus un agent royal, c'est désormais un grand baron, et le comté
n'est plus une circonscription d'administration et de défense : c'est un fief,
donc une terre inféodée. Nul n'est obligé d'inféoder une terre. Le Capétien
peut garder dans son domaine royal ce qui lui convient. Il garde Paris.
Renaud n'aura pas de successeur. Il n'y aura plus à Paris que des vicomtes,
puis des prévôts. En gagnant définitivement un comte, Tours perd sa chance
d'être, avec la chape de saint Martin, la nouvelle capitale de la France. En
perdant son comte, Paris voit se rétablir sa place d'exception, que conforte
le voisinage de Saint-Denis.
Orléans est l'autre point fort du domaine des premiers Capétiens, mais les
deux ensembles territoriaux ne sont pas jointifs. Orléans n'a qu'un passé
épisodique de capitale, et la ville est trop éloignée de ce qui commence
d'être la frontière préoccupante pour le roi, celle de la Normandie. Quant
aux évêchés royaux que le Capétien hérite du Capétien, ils forment un
héritage essentiel, mais ils constituent une couronne vers l'est plus que des
rivaux pour Paris. À Reims comme à Laon ou à Châlons, le souvenir
carolingien est trop fort. À Paris, le roi de France est définitivement chez
lui.
On voit peu Henri Ier ou Philippe Ier en ville, mais, pour faible qu'il soit,
Philippe Ier continue d'assurer l'environnement politique et militaire qui fera
la force de Paris. L'alliance avec le comte d'Anjou lui rapporte en 1068 cette
pièce essentielle de la construction qu'est le Gâtinais : le roi de France a
désormais un chemin sur ses terres entre Paris et Orléans. Encore faut-il
pouvoir l'emprunter sans risque, et ce n'est pas encore le cas : les petits
barons qui contrôlent cette route sont assez turbulents pour dissuader
Philippe Ier d'un pareil voyage. Vers l'ouest, le roi acquiert en 1074 le Vexin.
Vers le sud, il achète en 1101 la vicomté de Bourges.
C'est Louis VI, roi de 1108 à 1137, qui règle définitivement le problème
de la relation entre la Seine et la Loire : il met au pas les brigands que sont
les seigneurs de Montlhéry, de Chevreuse, du Puiset, de Moret, de Marle.
Hugues IV du Puiset ne cesse de razzier les villages beaucerons. On le voit
menacer Chartres, Orléans et même Blois. Il faut, pour établir l'ordre dans
la région parisienne, trente années de combats longtemps vains. Trois fois,
le Capétien doit entrer en campagne pour aller raser le repaire de Hugues du
Puiset. Prisonnier en 1108, Hugues cède au roi Corbeil pour prix de sa
liberté, puis se retourne immédiatement vers le comte de Blois pour une
alliance dont l'unique adversaire est le Capétien. Seule la défection de
Thibaut de Blois permettra au roi de reprendre efficacement la lutte. En
1128, Hugues abandonne le combat, laisse ses terres à son fils et part pour
la Terre sainte. Quant au fils du sire de Coucy Enguerran de la Fère, le
terrible Thomas de Marle, il faut en 1114 prêcher contre lui la croisade pour
réunir l'armée qui va tenter de le mettre au pas. Thomas de Marle ne se
rendra qu'en 1130.
C'est elle qui apparaît le plus souvent parmi ces familiers du roi, ces
châtelains et chevaliers dont les souscriptions - les noms - figurent au bas
des actes royaux comme ceux des témoins privilégiés de la volonté royale.
Ce Louvre de Philippe Auguste est surtout occupé par une garnison et par
un prisonnier de marque, le comte de Flandre Ferrand de Portugal, celui des
vaincus de Bouvines qui paie de sa liberté une coalition qui était une
hostilité de la part d'un empereur et d'un roi d'Angleterre mais une pure et
simple félonie de la part d'un vassal. Ferrand restera au Louvre. À
l'occasion, on y met en sûreté la vaisselle précieuse et une partie du Trésor.
Le roi y réside peu, et les grands n'y ont place que pour venir faire leur
service de cour.
Très vite, les institutions logées au Palais prennent la place que s'était
réservée le roi. Ce qui va être le Parlement juge dans la salle à manger, les
princes et les conseillers délibèrent dans la chambre du roi. La Chambre aux
deniers s'installe dans le vieux donjon. Le souverain n'est plus chez lui, et
les gens du roi sont à l'étroit : les gens du Parlement conservent leurs
archives à leur domicile. Philippe le Bel décide d'agrandir le Palais.
Précédée d'une longue opération de remembrement foncier amorcée dès
1298, la construction est hâtivement menée de 1297 à 1313 sous la direction
du chambellan et maître des finances qu'est Enguerran de Marigny.
Le Palais est remanié sous Jean le Bon. On améliore le logis royal par la
construction de nouveaux bâtiments pour les services domestiques, et
notamment de nouvelles cuisines. C'est alors que l'on construit à l'angle
nord-est une tour carrée, qui prendra son nom définitif de tour de l'Horloge
sous Henri III quand celui-ci fera installer sur le mur oriental une horloge
publique. Mais l'extension des services administratifs se poursuit. La Cour
des monnaies occupe un bâtiment contigu à la Chambre des comptes. Celle-
ci s'agrandit sous Charles V, se complète sous Charles VI d'une Chambre
des sénéchaussées pour la reddition des comptes de la France du Midi. À la
même époque, en 1390, la Cour des aides s'établit dans une tour adjacente à
la Chambre des monnaies. Tout l'appareil financier de la royauté est enfin
réuni.
Dès les années 1360, Charles V tire les conséquences d'une évolution
irréversible. Il abandonne le Palais, préférant rénover le Louvre et, surtout,
se doter d'une résidence agréable avec l'hôtel Saint-Paul. C'en est fini de la
résidence royale dans la Cité. On y voit encore le jeune roi en 1364 pour les
fêtes qui suivent son retour de Reims, et en 1378 pour les fêtes données en
l'honneur de l'empereur Charles IV. Au temps de la maladie de Charles VI,
le Conseil se tiendra parfois dans la Chambre Verte, pour éviter le voisinage
du roi fou. C'est tout. Le Palais est définitivement la chose des gens du roi.
Il ne sera jamais plus la résidence royale qu'avait voulue saint Louis.
Charles V tente de mettre au goût du jour la sévère forteresse du Louvre. Il
ne l'habitera guère, mais il entend que le logis soit agréable. Il y place son
trésor et, dans la tour de la Fauconnerie au nord-ouest, sa librairie. Il y fait
donc d'importants travaux. Des fenêtres sont ouvertes dans l'épaisse
muraille du donjon. Sur les côtés nord et est, de nouveaux bâtiments
s'élèvent à l'intérieur de l'enceinte de Philippe Auguste, cependant que sont
remodelés les intérieurs des corps de bâtiment du sud et de l'ouest. Charles
V, qui aménage dans le même temps les jardins de l'hôtel Saint-Paul, fait
établir un jardin à l'ouest du Louvre, et il ouvre un passage, pourvu d'un
pont-levis, afin de permettre l'accès aujardin depuis la forteresse.
La cour n'a pas cessé d'être itinérante. Le roi parcourt son domaine, il
impose sa présence, il chasse. D'autres châteaux prennent pour un temps les
allures d'une résidence royale. C'est en particulier le cas de Fontainebleau.
On y voit beaucoup Philippe Auguste et Louis VIII. Philippe le Bel y est né.
Il y meurt. La capitale n'en est pas moins à Paris. Même si Philippe le Bel
ne réside à Paris que trois à quatre mois par an, les rouages permanents de
l'État y sont à demeure.
Jean le Bon amorce l'affaire dès son retour à Paris en nommant Jean
Goupil payeur des œuvres de Vincennes. On commence les travaux en
1361. Charles V confirme la mission de Goupil, et la construction du
donjon et de l'enceinte à neuf tours est activement menée entre 1365 et
1371. Le tout est achevé à la mort du roi en 1380. C'est alors que l'on
entreprend de doter Vincennes d'une chapelle, longtemps dépourvue de
couverture et achevée seulement en 1552 par Philibert de l'Orme. À l'instar
de celle du Palais de la Cité, elle prendra plus tard le nom de Sainte-
Chapelle. Nul ne s'y trompe, une Sainte-Chapelle n'est pas une chapelle de
château, c'est la chapelle du Palais royal. Vincennes a pris place parmi les
palais. Et les nouvelles constructions en ont fait un véritable château.
Le nouveau donjon, contre l'une des faces de l'enceinte, est conçu comme
élément essentiel de la première défense et non ultime refuge en cas de
prise de l'enceinte par des assiégeants. Ce sera le dernier donjon de ce type
rendu nécessaire par les progrès de l'artillerie mécanique et non moins
dépassé par ceux de l'artillerie à feu. Alors que l'on étend en profondeur une
défense basse autour de la capitale, on construit encore à Vincennes suivant
les principes éprouvés depuis le XIe siècle : une haute tour, de hautes
courtines.
Vincennes, dès lors, met le souverain à l'abri des Parisiens. Hors des
temps de crise, le roi y trouve le calme favorable à un bon gouvernement. Il
y tient sa cour, y réunit des assemblées, il reçoit les visiteurs de marque.
C'est là qu'en 1382 le gouvernement de Charles VI peut négocier en
position de force avec les meneurs de l'affaire des Maillotins. La rivalité des
princes, qui occupe la scène politique à partir de 1392, rend à Paris tout son
rôle de résidence du pouvoir. Chaque prince y compte ses partisans, et ne
songe pas à s'en écarter. Mais Henri V, épisodique roi de France et
d'Angleterre, se tient à distance d'une population parisienne qu'il sait
acquise à Bourgogne, non à l'Anglais. C'est à Vincennes qu'il vit, et qu'il
meurt en 1422. Le château est ensuite délaissé par des rois qui se méfient
toujours de Paris mais ont pris goût au Val de Loire. Vincennes n'a de raison
d'être que par rapport à Paris. Vincennes retrouve quelque vogue au XVIe
siècle. C'est là que rend l'âme, le 30 mai 1574, un Charles IX que sa mère
fait porter mourant au bon air du « Bois ».
Encore faut-il protéger le libre accès à Vincennes. Tout tient à la porte
Saint-Antoine. Car on ne contourne pas Paris. Pour aller de Paris à
Vincennes, il faut prendre la route qui s'ouvre à la porte Saint-Antoine.
Sortir par une autre porte et gagner ensuite la route de Vincennes serait une
opération difficile à travers champs et marais. On comprend, dans ces
conditions, que la Bastille, qui protège la porte, soit en arrière de celle-ci,
dans la ville : il ne s'agit pas de protéger la porte d'une agression extérieure,
et l'on se demanderait pourquoi protéger plus spécialement cette porte que
telle autre, la porte Saint-Denis ou la porte Saint-Jacques, qui sont d'un
semblable intérêt stratégique en cas d'attaque contre Paris. La Bastille
protège bien la porte contre une tentative de sortie des Parisiens. C'est
Vincennes qui est ici l'enjeu de la défense, non la capitale.
Vient le temps d'une capitale sans roi. Vincennes portait déjà un coup au
rôle de Paris. Les événements de 1413-1420 sont autrement décisifs. Le roi
anglais n'est pas plus présent. On lui eût pardonné d'être un enfant, non
d'être absent.
Les temps sont durs pour tout le monde. Quelques piécettes aux enfants
de chœur et rien au peuple pour le sacre de Henri V en 1431. Les tailles se
succèdent, Paris vit dans la tristesse la fin de la guerre de Cent Ans. En
1438, le Bourgeois de Paris note avec amertume qu'on ne voit plus ni le roi
ni les seigneurs : c'est comme s'ils étaient à Jérusalem. Charles VII a dans la
capitale trop de mauvais souvenirs d'une enfance gâchée par les troubles et
par la guerre civile. Il fait le 12 novembre 1436 son entrée solennelle, mais
il quitte Paris le 3 décembre. Le Parisien opine qu'il n'est venu que pour
voir la ville. Louis XI, sur ce point, ne dément pas l'attitude de son père.
Lorsqu'il fait son entrée solennelle en 1461, il loge aux Porcherons chez
Jean Bureau. On restaurera quelque peu les Tournelles, où il séjournera
entre décembre 1474 et avril 1475. Mais, l'année suivante, il loge chez un
riche épicier. Si la capitale demeure à Paris, le siège de la royauté est
maintenant à Tours.
Charles VIII ébauche un retour à Paris, loge quelque peu aux Tournelles,
réside surtout à Vincennes et préfère finalement la Loire à la Seine. Ses
exigences financières le brouilleront définitivement, en 1496, avec des
Parisiens peu portés à financer l'expédition d'Italie. Pour homme du roi qu'il
soit comme correcteur à la Chambre des comptes, le prévôt des marchands
Nicolas Violle ne peut qu'interpréter la détermination des bourgeois. Le roi
repart en déclarant qu'il ne remettra pas les pieds à Paris.
Paris devient une ville d'officiers, on dira plus tard une ville de
fonctionnaires. Lors de la revue de 1467, qui ne compte ni les clercs ni les
sans-métier, les gens du service public, officiers de tout rang aussi bien
qu'avocats et procureurs, sont aussi nombreux que les artisans et les
marchands.
Comme chaque fois que l'on veut effacer les divisions du passé, le même
problème se pose. Henri IV confirme dans leurs offices les membres du
Parlement qui ont pourtant, tout au long de la Ligue, entériné les édits de
Mayenne et validé les décisions du gouvernement populaire des Seize. Le
plus souvent partisans de la paix et favorables aux solutions négociées, les
parlementaires ont été au premier rang de ces « Politiques » qui, sans se
rallier à un prétendant huguenot, ont favorisé l'évolution des esprits qui rend
possible en 1594 l'avènement d'un converti contre lequel Paris s'est si
longtemps et si violemment dressé. Henri IV est à Paris le 22 mars. Dès le
matin, il fait publier qu'il entend que « toutes les choses passées soient
oubliées». Le 28, il rétablit dans toutes leurs prérogatives les Cours
souveraines du Paris ligueur. Un seul, le président Étienne de Neuilly, sera
exclu de la clémence royale.
LE RETOUR DU ROI
Les temps ont passé. Paris a refusé de s'allier aux princes insurgés de la
Praguerie, du Bien public ou de la Guerre folle. Bon gré mal gré, la Ville a
répondu aux demandes d'appui financier de rois en peine de financer qui
une armée qui une flotte. Peu à peu, la confiance revient. Et l'on finit par
comprendre que gouverner des bords de Loire dans le séjour agréable des
châteaux à jardins quand la machine administrative et judiciaire travaille à
longueur d'année à Paris consiste à prendre le risque de voir des affaires
majeures traitées sans le roi. On ne peut, d'ailleurs, se priver du
consentement parisien aux grandes décisions politiques. Paris intervient en
1506 dans le choix que fait Louis XII de marier sa fille à celui qui apparaît
déjà comme l'héritier de la Couronne, le futur François Ier. Paris cautionne
en 1525 le traité avec l'Angleterre, puis en 1526 le traité avec l'Espagne.
Brève est l'idylle du roi et de Paris. Les besoins d'argent liés à la reprise
de la guerre avec le Habsbourg ramènent à des négociations où Paris
manifeste sa lassitude. Pour faire face à des exigences qui ne cessent de
croître, Paris aggrave sa dette publique. François Ier menace en 1544
d'imposer la Ville sans lui demander son avis. Il menace le prévôt des
marchands de le faire réfléchir à la Bastille. François Ier, qui avait tant
voulu donner à Paris une place de choix dans son système politique, meurt à
Rambouillet. Les choses ne s'améliorent pas avec Henri II, dont les
exigences financières se font méprisantes, même si les contributions de la
ville revêtent l'apparence de prêts. Autant que les emprunts forcés, on prend
mal, à l'Hôtel de Ville, de devoir entretenir aux frais des Parisiens le
dromadaire, le jaguar et le lion du roi. Certes, le roi maintient le propos de
son père et fait avancer les travaux du Louvre. Mais le temps de la méfiance
est revenu, et avec lui le temps des châteaux sur la Loire.
On a donc connu sous Charles VII le royaume de Bourges, sous Louis XI
le royaume de Tours, sous Henri III le royaume de Blois, derechef sous
Henri IV le royaume de Tours. Louis XIV gardera de son enfance une
méfiance envers Paris qui fera de Versailles autre chose qu'une simple
résidence royale. Henri IV, au contraire, qui a tant lutté pour s'assurer de
Paris, s'emploie à se montrer bon Parisien. La ville a représenté pour lui,
pendant sa longue marche vers le trône, un tel enjeu qu'il ne peut
s'empêcher de la chérir.
Ce Louvre que trouve Henri IV quand à son tour il décide de fixer à Paris
sa résidence habituelle est donc un hybride inconfortable. Le vieux Louvre
est hors d'usage, et les constructions des derniers Valois demeurent
inachevées. Henri IV a besoin d'un vrai palais dans sa capitale, ce qui ne
l'empêche pas de se donner à Fontainebleau et à Saint-Germain-en-Laye les
châteaux de son plaisir. Dès son arrivée à Paris, il commande un plan. Il en
demande un autre peu après 1600. Le propos est simple : quadrupler la cour
prévue par Pierre Lescot et supprimer pour cela tout ce qui subsiste du
vieux Louvre. Une longue galerie joindra sur la rive le Louvre aux
Tuileries, mais il ne peut être pour autant question de concevoir un
ensemble monumental unique : un quartier s'est constitué au-delà du
Louvre, et l'on peut au mieux le contourner par le sud. Entre les deux palais,
subsistera jusqu'au début du XIXe siècle le lacis des rues Fromenteau,
Saint-Thomas-du-Louvre, Saint-Nicaise et du Carrousel, qui interdit de voir
les Tuileries depuis le Louvre. On doit avoir cela en tête lorsqu'on constate
la brisure aux Tuileries de l'axe Étoile-Louvre.
Le retour du roi signifie une plus grande osmose entre la cour et la ville.
Le bourgeois s'était déshabitué de copier la cour. Il s'y reprend. L'évolution
des mœurs, en ce temps de paix intérieure, porte à plus de délicatesse, à
plus de subtilité. La cour s'inspire de l'Italie et la ville de la cour. Les
comportements s'en ressentent. Dans les rues comme dans les salons, on se
salue chapeau bas. Dans les fêtes, on baise la main des dames. On ne
cherche plus à paraître à l'aise, on veut être élégant. Les couches
dominantes de la marchandise vivent à l'heure du Louvre, comme
l'aristocratie qui retrouve son rôle dans la civilisation urbaine.
Faute de construire pour lui, Mazarin construit pour sa gloire. Sur la rive
gauche, juste en face du Louvre, il établit les religieux théatins qu'il fait
venir de Rome afin de raviver les souvenirs de sa jeunesse italienne, mais
aussi de faire pièce aux avancées des jésuites. C'est pour eux qu'en
hommage à la reine il entreprend la construction d'une église nommée
Sainte-Anne-la-Royale. Quelques années plus tard, il donne au collège des
Quatre Nations, pour mettre sa marque dans le paysage parisien, une
coupole aussi prestigieuse que celles dont Anne d'Autriche a pourvu le Val-
de-Grâce et l'Hospice général (la Salpêtrière) : c'est aujourd'hui la coupole
de l'Institut.
Au vrai, Louis XIV accumule les raisons de n'aimer point Paris. Les
souvenirs de la Fronde sont la base d'une méfiance que rien n'atténue. Le roi
n'oublie pas que le peuple l'a défié. Il attendra 1687 pour faire enlever de la
cour de l'Hôtel de Ville le groupe sculpté de Gilles Guérin représentant le
roi terrassant la rébellion qu'il a fait placer là en 1654. Il a d'autre part toutes
raisons de penser que le Parlement n'attend que l'occasion pour jouer de
nouveau un rôle politique, lequel rôle ne saurait être que de balancer
l'absolutisme royal. En s'éloignant, le roi mettra un fossé entre la robe
parisienne et la cour. L'ancrage du jansénisme dans la société parisienne ne
fait que creuser un autre fossé entre le roi, qui ouvre le conflit en 1660, et
une bourgeoisie où les sympathies jansénistes sont plus fortes que
l'adhésion de la majorité aux doctrines officielles de l'Église. Derrière les
Arnauld et derrière les solitaires de Port-Royal-des-Champs, il y a à Paris
même bien des notables. Quand, en août 1664, les religieuses rebelles sont
expulsées de Port-Royal par la troupe aux ordres de l'archevêque Hardouin
de Péréfixe, Paris gronde. Le retournement de l'opinion en faveur de
Foucquet y ajoute entre 1662 et 1664. D'abord tenu pour un prévaricateur
trop vite enrichi, le surintendant des Finances passe maintenant pour une
victime de l'ambition d'un autre parvenu, Colbert. La robe parisienne et la
petite aristocratie n'aiment pas Colbert. Foucquet déchu, elles prennent son
parti. Des libelles circulent sous le manteau. On s'apitoie dans les salons sur
le sort du prisonnier, gardé d'abord à Vincennes, puis à la Bastille. Même le
petit peuple se réjouit quand Foucquet sauve sa tête. Bien sûr, nul ne met en
cause le roi. La nouvelle fronde vise ceux qui gouvernent en son nom. La
Fronde n'avait pour cible que Mazarin, mais le roi sait qu'il lui a fallu fuir
alors sa capitale.
À mesure que l'on avance dans le règne, la fronde parisienne se fait plus
insistante. Les libelles hostiles au roi circulent au Palais-Royal comme aux
Tuileries. Le public manifeste au théâtre et à l'Opéra, où les scènes à la
louange du souverain provoquent un rire appuyé. On y entend des quolibets.
Bref, à partir de 1667, le roi n'est plus à Paris que deux mois par an. Le
printemps venu, il est à Saint-Germain-en-Laye, à Fontainebleau, à
Versailles, à Chambord. En mai 1682, il transfère la cour à Versailles. Les
Parisiens se lamentent. Qu'en est-il d'une capitale sans son roi? Nul ne se
fait d'illusions à ce sujet : on devra en 1683 enterrer Colbert en catimini, et
on fera de même en 1715 pour le roi lui-même. La charge fiscale, le coût
des guerres et celui des constructions y seront pour beaucoup. La vexation
n'y sera pas pour rien.
Les grandes institutions de l'État avaient pour la plupart gardé leur siège
parisien, quitte à déplacer vers le Val de Loire des délégations temporaires
et à contraindre certains dignitaires, comme le chancelier, à d'incessants va-
et-vient entre le roi et ses juges ou administrateurs. D'autres institutions
renforcent leur implantation à Paris dès lors que le roi y a repris sa place.
C'est le cas en 1570 de la Bibliothèque royale, dont on reparlera.
C'est aussi celui de la Monnaie. L'atelier parisien était actif depuis les
temps carolingiens, et il avait donné son nom au denier parisis. D'abord
établi près du Palais de la Cité, puis dans une rue voisine de la rue des
Lombards qui portera par la suite le nom de rue de la Vieille-Monnaie,
l'atelier royal est transféré dès le XIIIe siècle dans un hôtel de la rue du
Cerf, proche du Louvre (auj. de la Monnaie). On sait, d'autre part,
l'importance des forges d'orfèvres et de changeurs établies sur le Grand-
Pont pour l'approvisionnement en métaux précieux de l'atelier royal. Henri
II tient compte de ces deux traditions quand, en 1553, la Monnaie étant à
l'étroit près du Louvre, il installe une grosse forge monétaire sur la rive
gauche, dans les bâtiments du Petit-Nesle où son père avait logé divers
orfèvres et notamment Benvenuto Cellini. Cet atelier est la première forme
de cette Monnaie de Paris dont le bâtiment définitif sera construit de 1771 à
1777 à la place du Petit-Nesle, où l'on avait un temps pensé édifier un
nouvel Hôtel de Ville. Il faut noter l'étrangeté du choix qui place, pour la
première fois, une institution royale sur la rive gauche.
Il est une institution qui n'a guère marqué Paris : les États généraux. La
capitale n'a pas de salle pour recevoir cette réunion épisodique, et il est
évident que le roi ne souhaite pas l'accueillir chez lui, ni dans la grande salle
du Palais, ni dans celle du Louvre. Au vrai, on a gardé mauvais souvenir
des États réunis à Paris sous les premiers Valois, de Philippe VI à Charles
VI. Ils avaient siégé aux Mathurins comme le faisait l'Université depuis le
XIIIe siècle et comme elle le fit jusqu'en 1764. Les États du XVIe siècle se
tiennent dans le Val de Loire. Lorsque Marie de Médicis ne peut faire
autrement que de les réunir de nouveau en 1614, on les divise dans
l'espace : le clergé aux Grands-Augustins, la noblesse au Petit-Bourbon, le
Tiers à l'Hôtel de Ville. Les trois États ne travailleront ensemble que le 27
juin 1789, à Versailles.
LE SYSTÈME DE VERSAILLES
Le jeu est ici complexe, car on est maître chez soi, non chez le roi. L'état
récapitulatif de la fortune de Colbert reflète bien cette disparité de la
résidence parisienne et de la résidence versaillaise. La fortune immobilière,
estimée à 916 000 livres, est à Paris. Rien à Versailles. Composé des deux
hôtels achetés de Guillaume de Bautru et de Claude Vanel à l'angle des rues
Neuve-des-Petits-Champs et Vivienne, l'hôtel parisien est bien la principale
résidence du ministre, qui loge de surcroît sa famille alentour. Les
collections – tapisseries, tableaux, vaisselle précieuse, joyaux, bibliothèque
- sont pour l'essentiel à Paris, pour une part à Sceaux. Le mobilier meublant
de Versailles vaut 11 331 livres, celui du château de Sceaux 35 589 livres,
celui de Paris 62 921 livres. Il serait imprudent de faire à Versailles étalage
d'une fortune.
Le système de Versailles est donc ambigu. Vauban ne s'y trompe pas, qui
tient Paris pour « le vrai cœur du royaume, la mère commune des Français
et l'abrégé de la France ». Mais s'il se croit obligé d'insister, n'est-ce pas
parce que cette affirmation ne va plus de soi? Pour plaire au roi, les princes
eux-mêmes ne vont plus à Paris, et l'usage s'établit selon lequel il y faut
l'autorisation royale. Tout cela n'empêche d'ailleurs pas le Roi-Soleil de
vouloir une capitale à son image, et de veiller - ou de laisser veiller par
Colbert, que désespère Versailles – à la grandeur de la ville. Il n'est pas
nécessaire d'aimer y résider pour faire de Paris la nouvelle Rome. Le grand
urbanisme louis-quatorzien ne tient pas à un amour pour les Parisiens.
Le seul que l'on voit, parce que Versailles ne lui fait pas place suffisante,
c'est le duc d'Orléans, à qui Louis XIV a donné en 1661 le Palais-Royal à
l'occasion de son mariage avec Henriette d'Angleterre. Le roi trouve
commode de laisser à son frère une fonction de représentation. Déjà, les
notables parisiens se font, par intérêt, orléanistes. On fréquente chez
Orléans. Bientôt on y conspirera, et on dira du maître du Palais-Royal qu'il
est le «prince de Paris ».
La mort de Louis XIV (1er septembre 1715) semble rendre pour un temps
à Paris son double rôle de capitale et de résidence royale. À la nouvelle de
la fin du Roi-Soleil, Paris est demeuré silencieux. Et le Parlement ne s'est
pas fait prier pour casser le testament du monarque de Versailles. Dès le 30
décembre 1715, le jeune Louis XV est aux Tuileries. Le Régent, lui, est au
Palais-Royal. Philippe-Égalité et le futur Louis-Philippe y seront encore
chez eux. Mais Louis XV ne se plaît pas aux Tuileries. Le 15 juin 1722, il
quitte Paris pour Versailles. On ne le reverra guère qu'à l'Opéra, pour un
spectacle ou pour un bal.
C'est ainsi qu'en 1500 Louis XII loge les ambassadeurs de l'Empereur à la
maison de l'Ange, rue de la Huchette. On y retrouve en 1552 l'ambassadeur
du «roi d'Argos », en 1559 les ambassadeurs vénitiens. Louis XIII logera
non loin de là une ambassade anglaise rue de Seine, à l'hôtel de la Reine-
Marguerite.
Quelques hôtes sont logés en plein centre, mais sans grand ménagement :
en 1602, Henri IV loge les Suisses dans la plus fameuse hôtellerie de la rue
Saint-Denis, la Croix de Fer. Ce n'est quand même qu'une auberge. On
transférera les Suisses à l'hôtel de Longueville, proche du Louvre. Quant à
l'ambassadeur polonais survenu en 1636 dans le même temps qu'un
Anglais, on le conduit rue Saint-Denis à l'hôtel de Chaumont.
LE SIÈGE DU POUVOIR
Une tentative fait long feu, en avril 1848, pour mettre le gouvernement à
l'abri des mouvements parisiens. Provinciale en majorité, la nouvelle
Assemblée se verrait bien siéger en province. On en parlera quelques jours,
mais on y pensera longtemps : le peuple de la capitale abuse de sa situation.
Napoléon III prend volontiers ses quartiers d'été à Saint-Cloud, mais tient
souvent sa cour à Compiègne. On y danse, on y donne le théâtre ou le
concert. Rien de tout cela ne ressemble a ce qu'a été Versailles. Il n'y a plus
de menace planant sur Paris capitale.
Il avait fallu loger les institutions nées des constitutions de l'an III et de
l'an VIII. Le Directoire s'étant établi au Luxembourg, les Tuileries ont
accueilli les Anciens et les fonctionnaires. Les Cinq-Cents sont au Palais-
Bourbon, confisqué sur le prince de Condé. Le Luxembourg, à la fin du
Directoire, est le symbole d'un régime déconsidéré. Avec le Consulat, le
Sénat est allé au Luxembourg, le Corps législatif au Palais-Bourbon et le
Tribunat au Palais-Royal. Les administrations, elles, ont occupé les palais et
hôtels aristocratiques procurés par la nationalisation des biens du clergé et
la saisie des biens des émigrés. Les restitutions de 1814-1815 ont ensuite
conduit l'État à acheter certains immeubles, et bien des institutions à
déménager plusieurs fois avant de trouver un établissement définitif.
Créé par la constitution de l'an VIII, le Conseil d'État siège d'abord aux
Tuileries, comme les consuls. Il est en 1814 à la Chancellerie, place
Vendôme, en 1824 au Louvre, en 1832 boulevard Saint-Germain à l'hôtel de
Roquelaure, en 1842 au palais d'Orsay, en 1872 rue de Grenelle à l'hôtel de
Rothelin. Il trouve son siège définitif en 1875 dans l'ancienne résidence des
Orléans qu'est le Palais-Royal. Le Conseil constitutionnel l'y rejoindra en
1959.
La Cour des comptes créée en 1807 est établie au Palais de Justice, dans
le bâtiment reconstruit de l'ancienne Chambre des comptes. Elle s'installe
en 1842 au Palais d'Orsay. Celui-ci ayant été incendié pendant la Commune,
la Cour émigre de 1871 à 1910 au Palais-Royal, puis occupe l'immeuble
construit à cette fin rue Cambon.
C'est une séquelle des événements de février 1934 qui fait de l'hôtel des
Goyon-Matignon, construit à partir de 1721 pour un fils du maréchal de
Luxembourg et qui a été un temps la résidence du prince de Monaco, puis
de Talleyrand, et même l'ambassade d'Autriche, le siège de la Présidence du
Conseil. Jusque-là, en effet, le président du Conseil, qui n'a pas d'existence
constitutionnelle, n'est que l'un des ministres chargé de présider, non le
Conseil des ministres, mais les conseils de cabinet qui réunissent tout ou
partie du gouvernement en l'absence du président de la République. Le
président du Conseil est donc, jusqu'à Gaston Doumergue, établi dans son
ministère. Mais on a vu en février 1934 que le président du Conseil avait
une responsabilité propre suffisamment lourde pour justifier un emploi à
plein temps. Doumergue ne prend pas de portefeuille. Quelques mois plus
tard, son successeur Pierre-Étienne Flandin choisit l'hôtel de Matignon pour
en faire le siège d'une Présidence du Conseil enfin matérialisée. Mais, mis à
part Léon Blum en 1936, il faudra attendre la constitution de 1946 pour que
le président du Conseil soit juridiquement autre chose qu'un ministre.
C'est du Premier Empire que date la première tentative faite pour fermer
le quadrilatère du Louvre et des Tuileries. De 1806 à 1812, Percier et
Fontaine construisent une aile en retour des Tuileries le long de la rue de
Rivoli, que Louis XVIII fait terminer par le pavillon de Rohan, face au
Carrousel. Entre ce pavillon, plus tard percé de guichets pour la circulation,
et le carré de Louis XIV, il reste un vide. Le roi est aux Tuileries, et n'a
aucun besoin du Louvre. On reparle du projet sous la Deuxième
République, et dès le temps du gouvernement provisoire qui songe à en
faire le Palais du Peuple. Un décret du 3 mai 1848 prévoit déjà les
expropriations nécessaires autour du Carrousel. C'est finalement Napoléon
III qui achève le quadrilatère en faisant élever par Lefuel et Visconti la
grande galerie sur la rue de Rivoli, puis les deux corps avancés qui doublent
le Louvre entre l'ancien carré et la cour du Carrousel.
INTERMÈDES
LE PANTHÉON
Les symboles de l'État qui font la capitale sont nombreux : le siège des
pouvoirs y a le premier rang. Mais on a vu que le transfert provisoire de ce
siège ne prive pas Paris de son titre. Il est un autre symbole, qui tient à
l'histoire mais non aux institutions qu'hébergent les monuments mais dont
ils ne sont pas constitutifs. Ni l'Élysée ni le Palais-Bourbon ne sont des
édifices constitutifs de la capitale. Le Panthéon l'est.
Cette affectation sera revue au fil des temps. Mais on ne cesse pas
d'établir des sépultures dans les temps où l'édifice est rendu au culte,
comme c'est le cas sous l'Empire et pendant la Restauration, puis pendant le
Second Empire et jusqu'en 1885. Les tombeaux n'ont jamais étonné dans
une église. Le Panthéon apparaît alors le plus souvent comme la nécropole
officielle de la France nouvelle, et notamment de la France des Lumières,
puis de la France républicaine. Le transfert de «cendres» au Panthéon est
l'occasion de cérémonies, de processions, de cortèges, de discours.
Mêlant les hommes politiques, les écrivains, les savants et les héros, le
Panthéon a pris la valeur d'un symbole de la mémoire nationale. Il n'y
manque que des artistes et, pour l'essentiel, les chefs de guerre. Car d'autres
nécropoles ont donné lieu à d'imposantes cérémonies. Ainsi Napoléon est-il
aux Invalides depuis 1840, rejoignant là Turenne, le cœur de Vauban et des
maréchaux de l'Empire, et peut-être à l'emplacement que Louis XIV se
destinait à lui-même. C'est aux Invalides que l'on transfère Rouget Lisle le
14 juillet 1915, et par la suite plusieurs maréchaux de France comme
Gallieni, Foch, Joffre, Leclerc et Juin. Notons enfin le choix de l'Arc de
Triomphe de l'Étoile pour le Soldat inconnu de la Grande Guerre, inhumé le
28 janvier 1921.
Centralisation
CONCENTRATION D'HOMMES
Pendant ces mêmes quatre siècles, les gouvernements ont manifesté plus
que de la méfiance envers une capitale qu'ils traitent avec d'ostensibles
précautions. Non seulement Paris n'a pas de maire, mais Bonaparte préfère
y voir deux préfets plutôt qu'un. Les traitements d'exception se rencontrent
de toute part : alors qu'il y a depuis 1854 dix-sept recteurs d'académie en
province, Paris n'a jusqu'en 1920 qu'un vice-recteur.
LE LUXE
Au XIIIe siècle, les orfèvres parisiens ont déjà grande réputation, et ils
occupent, à égalité avec les changeurs, ce lieu de prestige et de présentation
par excellence qu'est le Grand-Pont. Ils sont aussi dans la Cité, autour de
Saint-Éloi, et au débouché du Grand-Pont, autour de Saint-jacques-de-la-
Boucherie. L'orfèvrerie se développe au XIVe siècle. Les émaux parisiens
sont célèbres sous Philippe le Bel. Ils le seront encore à la fin du XIVe
siècle, dans les grandes compositions de perles et d'émail blanc qui parent
les tables et les chapelles de Charles VI et de ses oncles. Car le mécénat des
princes multiplie les commandes, dans lesquelles trouvent place les
statuettes de vermeil ou argent doré ornées d'émaux, de perles et de grenats
comme la Vierge de Jeanne d'Évreux (entre 1324 et 1339, Louvre) aussi
bien que les pièces de vaisselle comme la coupe d'or émaillé, la Coupe de
Sainte-Agnès, offerte à Charles VI par son oncle Jean de Berry (vers 1370-
1380, Londres, British Museum). Les orfèvres constituent un métier juré,
gouverné par quelques familles. Il a ses statuts en 1355. Le poinçon
apparaît. En 1506, le roi fixe le poinçon de Paris : une fleur de lys
couronnée, sous laquelle l'orfèvre place ses initiales ou son symbole. Au
XVIe, l'orfèvrerie bénéficie du retour de la Cour et de la venue en France
d'artistes italiens. Henri II limite le nombre des maîtres à trois cents. En fait,
un millier de Parisiens travaillent alors le métal précieux, l'or à 22 carats,
l'argent à 11 1/2 deniers, les titres les plus élevés d'Europe. Paris est alors le
plus grand centre d'orfèvrerie, loin devant Anvers, Londres et Augsbourg.
Benvenuto Cellini cisèle la Salière de François Ier (Vienne), mais il n'est
pas le seul Italien à s'établir pour un temps à Paris, et le métier des orfèvres
occupe alors une main-d'œuvre considérable, parisienne pour l'essentiel : on
voit cent quatre forges d'orfèvres sur le Grand-Pont, et l'on recense plus de
1 400 orfèvres et compagnons orfèvres en quarante ans, de 1547 à 1589.
Les publications de mode, qui sont apparues vers 1670 et ont connu la
fortune au XVIIIe siècle, se multiplient au XIXe, des gravures à l'unité qui
soutiennent la création à Paris comme en province aux véritables
périodiques comme La Mode, devenue Revue du monde élégant et enfin
Mode nouvelle (1829-1862), où l'on trouve la signature de Balzac, de Jules
Janin, de Charles Nodier et d'Eugène Sue, Le Follet qui paraîtra de 1829 à
1871 et bénéficiera d'éditions anglaise, américaine et italienne, Figaro qui
paraît tous les jours (1826-1834), Le Colifichet (1838-1843), le Journal des
tailleurs (1830-1856) et L'Élégant (1835-1881). La mode a sa place dans
les publications d'intérêt général, comme l'Illustration (à partir de 1881). La
chromolithographie permet déjà des pages en couleurs. Les comptes rendus
de réceptions et de fêtes commencent de mentionner le faiseur d'une robe
ou d'un chapeau. Quelques couturiers émergent de l'artisanat : Maurice
Beauvais impose ses créations jusqu'en Russie, et Mme Gardette se dit
«couturière de la Chaussée-d'Antin et de l'aristocratie ». Certains imaginent
des modèles extravagants, que reproduit Le Follet mais que nulle femme ne
portera vraiment : ils donnent sa ligne à la mode d'une année. Les hauts
lieux de la mode changent : le Palais-Royal est dépassé, on ne jure que par
la Chaussée-d'Antin.
La Révolution et l'Empire ont porté toute une clientèle chez les tailleurs
et les brodeurs. Certes, Paris compte plus de sans-culottes que de
représentants en mission, mais ceux-ci, comme par la suite les membres des
assemblées, les préfets, les membres de l'Institut, les magistrats, les avocats,
les notaires, les corps constitués, portent maintenant la toge, l'habit brodé,
les chapeaux à plume qui font la fortune des artisans parisiens. Le Second
Empire surenchérit sur le Premier. Quiconque a un rang dans l'appareil de
l'État est tenu à deux costumes, l'un de cérémonie, l'autre de ville. On brode
cent mille habits en 1852, dont un grand nombre – et les plus chers – à
Paris. Pour les réceptions à la Cour, les dames sont tenues au manteau brodé
à longue traîne. Inspirée de l'Angleterre, la crinoline donne de l'ampleur
jusqu'à ce que Worth crée la robe Princesse aux ampleurs rétrécies et à
l'ourlet parfois monté jusqu'au milieu de la cheville. Hors des Tuileries, on
ne peut guère faire moins. La broderie et la passementerie triomphent aux
mariages mondains et aux réceptions de contrat qui les précèdent. En
province, ce sont les manufacturiers qui en profitent, et notamment les
soyeux de Lyon. À Paris, ce sont les tailleurs et les couturiers.
En sens inverse, naît la haute couture, qui devient rapidement l'un des
porte-drapeau du rayonnement parisien. Elle doit tout, avant 1914, à
quelques créateurs originaux comme Worth, établi rue de la Paix en 1858,
Poiret, Callot, Jeanne Lanvin ou «Coco» Chanel, auxquels se joignent après
1919 - les «années folles » - Jean Patou, Maggy Rouff, Marcel Rochas,
Lucien Lelong, Robert Piguet, Grès, Balenciaga, Schiaparelli et Molyneux.
Ils font déjà de la nouvelle mode un événement saisonnier aux fortes
retombées économiques. D'autres noms surgissent après 1945, comme
Jacques Fath, Pierre Balmain ou Christian Dior avec son new look qui est
d'abord, en 1947, une réaction contre la persistance des modes d'avant-
guerre et les contraintes économiques de l'après-guerre. La Chaussée-
d'Antin a perdu de son lustre. Les hauts lieux de la mode sont désormais les
alentours de la place Vendôme, le faubourg Saint-Honoré et l'avenue
Montaigne, voire les alentours de Saint-Sulpice et de Saint-Germain-des-
Prés, où florissaient naguère les magasins de vêtements ecclésiastiques et
d'objets du culte.
CENTRALISATION ADMINISTRATIVE
RELATIONS RADIALES
Le coche d'eau prend à partir du XVIe siècle une importance réelle pour
les relations avec les villes du bassin navigable de la Seine. Le coche
transporte les personnes et les bagages. Grâce au canal de Briare, la
première voie d'eau à double pente depuis l'Antiquité romaine, un coche
atteint la Loire en 1642. Au XIXe siècle, les coches ont pris de l'ampleur.
Halés par des chevaux même à la descente, ils transportent jusqu'à quatre
cents passagers, soit en cabines particulières, soit en salle commune. On
prend ses repas à bord. Militaires et nourrices paient demi-tarif. Ces coches
portent des noms empruntés à leur destination : si le Mélinois et le
Montrelais vont en une journée à Melun et à Montereau, c'est le Corbeillard
ou Corbillard qui dessert Corbeil. Il ne brille pas par le confort. Le mot en
viendra à désigner un méchant véhicule, tout juste bon à porter les morts
sans fortune. Naturellement, on couche à bord : il faut trois jours pour aller
à Auxerre. Le port principal est, en amont du Jardin des Plantes, sur la rive
que dominera plus tard la gare d'Austerlitz. Jusque vers le milieu du XIXe
siècle, la voie fluviale reste essentielle pour les approvisionnements de
Paris. La mise en œuvre de bateaux à vapeur, dans les années 1820, permet
d'envisager une intensification de ces relations qui profitent de la
navigabilité de la Seine et de ses affluents, mais aussi d'un système de
canaux particulièrement développé sous la Restauration. Dès 1825, sur la
haute Seine, deux navires à vapeur offrent salon et restaurant.
En 1950 encore, la carte routière est à peu de chose près celle de l'Ancien
Régime. Les revêtements ont changé, non les tracés. L'étoile autour de Paris
domine toujours. La voie routière connaît un nouvel essor avec la
construction des autoroutes. En 1934, on en prévoit cinq, toutes en étoile
autour de Paris. La première, commencée en 1936, ne comportait encore à
la guerre qu'un tunnel sous la colline de Saint-Cloud et huit kilomètres de
voie inutilisable. Elle atteint Orgeval en 1946, Rocquencourt en 1950. C'est
à partir de 1950 que le réseau se constitue, atteignant Fontainebleau en
1960, Mantes et Lille en 1967, Lyon en 1971, Marseille en 1974, Metz en
1976, Caen en 1977. En trente ans, une nouvelle étoile se constitue, reliant
la capitale à la plupart des métropoles régionales. Mais il faut attendre 1982
pour qu'une autoroute transversale (Bordeaux-Narbonne) vienne rompre la
centralisation systématique du réseau routier. Des rocades encore
incomplètes favorisent les relations inter-régionales qui supposeraient sans
cela la traversée de Paris. Elle rendent surtout service à la capitale, à
laquelle elles épargnent un engorgement par le trafic nord-sud.
Nul ne voit qu'il s'agit là d'une erreur économique, et plus encore d'une
erreur stratégique : le réseau ferroviaire met l'ensemble de la France à la
merci d'une mainmise ennemie sur la capitale. C'est là la principale raison
de l'arrêt des combats en 1870, arrêt qui préserve pour un temps le contrôle
de la rocade de communication entre les lignes radiales constituée par la
Grande Ceinture. On vérifiera, en sens inverse, le risque lorsque l'occupant
aura en 1940, grâce à Paris, le contrôle de presque toutes les relations
ferroviaires.
L'entrée en scène des médias n'est pas à négliger parmi les facteurs d'une
centralisation accrue à partir des années 1930. La radio, puis la télévision
sont à leurs débuts le moyen d'une diffusion rapide et fortement ramifiée
des idées et des modes de Paris. Les premiers émetteurs sont parisiens. Il est
vrai que la radio profite d'une antenne hors du commun : la tour Eiffel, qui
servait déjà d'antenne en 1898 à Eugène Ducretet pour sa relation
radiophonique avec le Panthéon et autour de laquelle Gustave Ferrié tendait
dès 1903 des fils métalliques accrochés l'un à l'une des tours du Trocadéro
et l'autre à un arbre de l'avenue de Suffren. La tour Eiffel sera encore, en
1935, l'antenne des premières émissions télévisées.
Les programmes sont de ce fait parisiens, même s'ils font intervenir bien
des talents de province. Là encore, Paris gouverne la France, mais les
provinciaux gouvernent à Paris. Les initiatives locales, qui se développent à
partir de 1925, demeurent donc limitées. Treize postes privés régionaux
sont autorisés en 1928, dont quatre à Paris, et le journal Le Petit Parisien en
profite pour lancer le Poste Parisien. La guerre accentue le monopole
parisien. Dans la zone nord, le trop célèbre Radio-Paris - «Radio-Paris
ment, Radio-Paris est allemand», scande la radio de Londres - devient le
principal moyen de propagande de la collaboration. Son occupation et sa
transformation en Radiodiffusion de la Nation française au soir du 24 août
1944 seront l'un des signes les plus éclatants de la Libération.
DÉCENTRALISATION
Une autre réaction est celle des constituants de 1789, qui, en dessinant la
carte des nouveaux départements, ont réduit Paris et son département de la
Seine à la portion congrue : il faut réduire Paris, diront les Girondins, « à
son quatre-vingt-quatrième d'influence ». On a vu que le département a
semblablement touché les grandes métropoles régionales. Les événements
dépasseront le vouloir des députés des petites villes. La Révolution se fera à
Paris. Et la France du XIXe siècle, largement conduite par des provinciaux,
le sera de Paris.
Encore faut-il noter que bien des décentralisations ne vont guère plus loin
que la région Ile-de-France. La Cité scientifique d'Île-de-France (Saint-
Quentin-en-Yvelines, Massy, Melun-Sénart) regroupe 43 % des laboratoires
français et 60 % des grandes écoles scientifiques. Un grand pôle
scientifique s'est implanté sur le plateau de Saclay. D'autres moyens de
recherche sont établis autour de Marne-la-Vallée et de Bry-sur-Marne, ainsi
qu'à Évry.
La fête
LE CYCLE ANNUEL
Le cycle annuel est d'abord dominé par le retour des fêtes religieuses, les
grandes fêtes du Christ et de la Vierge, celles des apôtres, celles, moins
notables et parfois purement locales, de saints particulièrement honorés à
Paris, ceux qui ont tenu une place dans l'histoire de la ville ou ceux dont on
conserve des reliques insignes, tel ce pied de saint Victor qui fait l'honneur
de l'abbaye parisienne de ce nom, le corps de l'évêque breton Magloire ou
les reliques de saint Vincent rapportées de Saragosse par le roi Childebert et
confiées par lui à la future abbaye de Saint-Germain-des-Prés. On fête donc
les évêques et moines gallo-romains et mérovingiens comme les évêques de
Paris Denis, Germain, Marcel, Céran et Landry, les évêques de Noyon Éloi
et Médard, le moine parisien Séverin, l'évêque de Bourges Sulpice, l'évêque
de Beauvais Lucien, l'évêque d'Amiens Honoré, les évêques de Dol Turian
et Samson, les abbés Merry, Leufroy et Doctrovée, les martyrs parisiens
Agoard, Agilbert et Justin, le martyr marseillais Victor, les vierges Aure et
Geneviève, les reines Clotilde, Radegonde et Bathilde, et plus tard la sœur
de saint Louis Isabelle. Une véritable Toussaint parisienne est la fête, le 20
juin, de tous les saints évêques et de tous les saints patrons et autres saints
du diocèse.
L'année s'ouvre donc le 1er janvier par la messe des chevaliers du Saint-
Esprit. Le 3, c'est la fête de sainte Geneviève. On promène dans les rues la
châsse de la sainte patronne de Paris. Jusqu'en 1671, le roi suit la
procession.
Les sergents du Châtelet défilent au Mardi Gras, et ils sont l'objet des
quolibets du spectateur. Henri II, en 1558, reporte au lendemain de la
Trinité ce défilé, à seule fin de limiter les offenses à l'autorité. Le défilé
s'achèvera par un banquet offert à tous les gens du Châtelet. Au moins la
foule n'aura-t-elle plus part à la réjouissance.
Célébrée le jeudi qui suit la Trinité, donc dix jours après la Pentecôte, la
Fête-Dieu est par excellence une procession, la plus remarquable de l'année.
Le cérémonial est déjà fixé au XIVe siècle. Sous un dais que précède le
clergé et qu'escortent les corps de métier, les corps constitués et les
étudiants des collèges, le Saint-Sacrement porté par l'évêque parcourt la
ville. Comme l'ostensoir d'orfèvrerie est lourd et qu'il faut ménager des
temps d'arrêt, on dresse aux carrefours des reposoirs, chapelles provisoires
abondamment fleuries et garnies de la vaisselle précieuse qu'y ont placée les
notables du quartier. On porte des cierges. Chaque halte est occasion de
cantiques, avant une bénédiction du Saint-Sacrement. Au XVIIe siècle, la
procession part de la paroisse royale, Saint-Germain-l'Auxerrois, et s'achève
au pied du nouveau Louvre, où est dressé un grand reposoir sur fond de
tapisseries prêtées par le roi. Celui-ci suit le Saint-Sacrement, tête nue,
accompagné des princes et de la cour. Le peuple regarde passer,
s'agenouille, chante à l'unisson du clergé. On est en juin. Il fait chaud. Pour
bien des Parisiens, la Fête-Dieu s'achève dans les tavernes. C'est au soir de
la Fête-Dieu de 1455 qu'éclate rue Saint-Jacques la rixe qui fait de François
Villon un meurtrier.
La Saint-Jean, nous y reviendrons, est plus une fête de l'été qu'une fête de
l'Apôtre. On célèbre en bien des églises la fête des innombrables confréries
placées sous son patronage, mais l'essentiel est dans la grande fête de la
Ville qu'est, en place de Grève, le feu de la Saint-Jean.
Des personnalités que l'on veut honorer allument le feu. En 1438, c'est
Richemont, celui qui, deux ans plus tôt, a repris Paris pour Charles VII.
Marie, fille du roi, allume de l'autre côté, toute religieuse qu'elle soit à
Poissy. En 1471, c'est Louis XI. En 1528, François Ier allume le bûcher avec
une torche enguirlandée de velours rouge, cependant que l'on fait retentir
l'artillerie. En 1531, ce sont ses trois fils. En 1572, c'est Henri III. En 1598,
Henri IV allume le feu avec Gabrielle d'Estrées. Le jeune Louis XIV
remplit l'office en 1648. Louis XV enfant fait de même en 1719. Si le roi
n'est pas là, le gouverneur le remplace. Le plus souvent, le rôle revient au
prévôt des marchands.
Tout autre est l'histoire du 1er mai laïc. Dès 1906, le Conseil municipal
demandait que la journée fût fériée. À l'initiative des organisations
syndicales, elle devient journée de revendications. Elle prend de l'ampleur
en 1919, année où elle se solde par un mort et des centaines de blessés. Elle
ne devient «fête du Travail» qu'en 1947. Encore s'agit-il plus souvent d'une
journée de manifestations que d'une véritable fête.
Cela, ce sont les fêtes que connaît toute ville. La capitale, elle, a ses fêtes
propres, qui sont à la fois le fruit de la volonté politique et celui d'un afflux
de peuple lié à la présence de l'État. La fête à Paris, ce n'est pas seulement
la fête d'une ville de deux cent mille habitants ou de deux millions, c'est la
fête d'une ville où l'appareil de l'État tient sa place au vu de tous, et où la
fête est plus qu'ailleurs un moyen d'expression politique.
Il est aussi l'impitoyable censeur de cette fête. Plus que d'autres avant le
règne des médias, il est le témoin d'une réjouissance qui se conjugue mal
avec la misère des temps. Il accepte mal les bals d'Isabeau de Bavière ou
ceux de Bedford, les soirées du Régent et les folies du Directoire. Le bon
bourgeois dont le luxe est un chapeau de castor se scandalise d'une fantaisie
dont le goût lui paraît douteux, comme lorsqu'on déguise Charles VI en
homme sauvage pour le bal tragique - le «bal des Ardents» - qui transforme
en torches plusieurs danseurs, ou lorsque le duc d'Anjou, futur Henri III,
porte de telles boucles d'oreilles que son frère Charles IX fait, pour n'être
pas en reste, perforer les oreilles des gentilshommes de sa suite. Le badaud
n'est pas moins critique, et fort injustement, devant l'exotisme quand il sort
de son cadre. Il se gausse en août 1573 de la coiffure et de l'accoutrement
des seigneurs polonais venus notifier au duc d'Anjou son élection comme
roi de Pologne. La Cour, elle, ne rira pas quand les Polonais parleront
plusieurs langues et s'exprimeront en latin.
Le bourgeois s'en tient là. Il a la plante des pieds tannée. Il est exténué.
Seul le clergé continuera de processionner. Le 13 juillet encore, on porte à
Sainte-Catherine la relique de la Vraie Croix et le chef de saint Louis. Les
fidèles, maintenant, regardent passer les cortèges. Il va de soi que, pendant
trois semaines, personne à Paris n'a rigoureusement rien fait, ni travail ni
études.
Le roi est sacré à Reims, mais la reine l'est au gré des circonstances. Sauf
si elle accède au trône en même temps que son mari,
on ne lui impose pas un voyage à Reims. Elle pourrait donc être tout
aussi bien sacrée à Paris. Il n'en est rien. Notre-Dame ne joue qu'un rôle
mineur dans la transmission de la légitimité par l'onction sacrée. La reine ne
bénéficie pas de la Sainte-Ampoule de Reims, mais il faut quand même un
symbole, et c'est le rôle ici dévolu à Saint-Denis. La nécropole dynastique
accueille la nouvelle reine, si souvent étrangère, dans la «race» des rois de
France qui y ont leur sépulture. C'est bien à Saint-Denis que l'on conserve
les couronnes. La capitale n'a pas charge du charisme royal.
L'affaire a une suite. Le 25, le roi fait célébrer une messe de Requiem
pour le connétable d'Armagnac, tué le 12 juin 1418 dans la bataille pour le
Palais. Le revirement des Parisiens en faveur de Charles VII est plus un
rejet des Anglais qu'une adhésion franche au parti armagnac. On se souvient
d'un Bernard d'Armagnac dont le pouvoir avait signifié la terreur. Ceux qui
viennent à l'office - peut-être quatre mille personnes - ne sont donc guère,
l'entourage royal et les revenants mis à part, que des gens modestes qui
comptent bien sur la distribution d'argent aux assistants. Quand on constate
que la cérémonie s'achève sans « donnée », les Armagnacs les plus sincères
se disent que le connétable n'a pas sa place au Paradis. Il est vrai qu'en 1431
les enfants de chœur de Notre-Dame avaient trouvé maigre l'offrande de
Henri VI.
C'est pour Louis XI que l'on emploie pour la première fois un mot
antique promis à un grand avenir, celui de « triomphe ». L'entrée solennelle
se rattache ainsi à l'entrée dans Rome du général vainqueur ou de
l'empereur. Mais il ne s'agit pas ici de guerre. Les Parisiens ont choisi les
symboles du spectacle. À Saint-Lazare, cinq dames illustrent Paix, Amour,
Raison, Joie et Sûreté dont les initiales forment le nom de la capitale. À la
porte Saint-Denis, une nef rappelle les armes de la Ville. Au Ponceau, des
sauvages simulent un combat et trois jeunes filles nues figurent les sirènes.
À l'ancienne porte Saint-Denis, un tableau allégorique utilise les cinq lettres
du mot France. Au Pont-au-Change, on représente le baptême de Clovis.
Cette fois, les Parisiens ne seront pas méprisés : le banquet sera superbe.
Pour l'entrée de Louis XII le 2 juillet 1498, les symboles vivants sont
Noblesse, Humanité, Richesse, Libéralité, Puissance, Fidélité. Ils sont aussi,
pour saluer celui qui sera le «père du peuple», Bon Temps, Paix,
Réjouissance et surtout Peuple français et Bon Pasteur. C'est la première
fois que le Peuple apparaît comme personnage symbolique et constituant de
la monarchie. On sait que le roi a pour emblème personnel le porc-épic : un
gigantesque porc-épic paré d'un camail d'or bordé d'argent est mené à sa
rencontre, devant les Filles-Dieu, par deux Maures. On donne des joutes
dans la grande rue Saint-Antoine. En 1515, pour François Ier, on dresse un
arc de triomphe et on joue des mystères. La Ville fait au roi un présent
somptueux : un Saint-François monumental en or massif.
On voit aussi parader les Enfants de Paris. Ces cent vingt jeunes gens, fils
de la haute bourgeoisie commerçante, forment une cavalerie de luxe qui
caracole devant le roi. Ils sont, avec leurs pourpoints de velours rehaussé de
pierreries, la revanche de la bourgeoisie sur l'arrogante aristocratie des
familles déjà anoblies. Le roi, lui, porte une cuirasse d'argent, et l'on voit
étinceler un énorme diamant à son chapeau de satin blanc.
Charles IX est roi depuis dix ans lorsqu'il épouse en novembre 1570 la
jeune Elisabeth d'Autriche, fille de l'empereur Maximilien II. Le mariage
est célébré à Mézières, donc loin de la foule. L'entrée solennelle des deux
époux dans leur capitale aura dès lors à la fois, en mars 1571, la valeur d'un
symbole et celle d'une reconnaissance publique. On y dépensera plus d'un
million de livres. Pour la première fois, la fête est mise en scène. Jusque-là,
c'était l'initiative de chaque quartier, de chaque corps, de chaque métier qui
multipliait sur le parcours royal les arcs de triomphe de bois découpé et les
tableaux vivants. Chacun imaginait son décor, ses allégories mythologiques,
ses allusions historiques. Les artisans peignaient le décor. Les demoiselles
du quartier jouaient les nymphes ou les saintes. Cette fois, Catherine de
Médicis se souvient des fêtes florentines. Trois fins lettrés sont chargés de
concevoir un programme : le poète Pierre de Ronsard, l'humaniste Jean
Dorat et le précepteur du duc d'Anjou, le latiniste Guy du Faur de Pibrac.
La peinture est confiée à un élève du Primatice, Nicolo del Abbate, la
sculpture à Germain Pilon. Alternant l'histoire et la mythologie, tout le
parcours célébrera la renommée de la Couronne de France pour l'entrée du
roi, la rencontre de la France et de la Germanie pour celle de la reine.
Pour le roi, qui fait à cheval son entrée le 6 mars, on voit Pharamond à la
porte Saint-Denis, Catherine de Médicis en déesse antique à la fontaine du
Ponceau, Junon en allégorie des vertus maternelles devant le Saint-
Sépulcre, Hyménée aux Innocents, Castor et Pollux au pont Notre-Dame.
La Ville illustre sa grandeur par l'union de la Seine et de la Marne, sommée
du vaisseau qui flotte sans sombrer. La prospérité de la France accompagne
le cortège à travers la Cité d'un décor de fleurs et de fruits présentés par des
naïades. Trois semaines plus tard, quand la reine, sacrée à Saint-Denis le 25,
fait le 29 son entrée en litière découverte, la porte s'orne de Pépin le Bref et
de Charlemagne, tenus pour ancêtres des deux dynasties. Au ponceau, il y a
maintenant deux statues puisqu'il y a deux reines en France : Elisabeth
reçoit de sa belle-mère une couronne de fleurs de lis. Saturne a remplacé
Hyménée. Sur le pont, c'est le voeu d'un enfant royal qui exprime en une
allégorie le fruit attendu de cette rencontre des deux Couronnes. On
reparlera de cette future naissance lorsqu'au banquet de l'Hôtel de Ville on
servira des architectures de sucre.
Dans tout cela, le Parisien a cessé pendant un mois toute autre activité
que d'approvisionnement. Il a regardé se construire le décor, il a patienté sur
le parcours pour être bien placé, il a admiré la couronne et l'hermine de la
reine, il a crié très fort, il a bu gratis aux fontaines qui laissaient couler du
vin vermeil, il a dansé aux carrefours. Le petit peuple a trouvé grand plaisir
à la chose. Le bourgeois établi a pensé aux trois cent mille livres de
l'emprunt forcé qu'il en coûtait à la Ville.
Napoléon III sait qu'il irait trop loin en se faisant sacrer, et il ne peut être
question d'une entrée solennelle autre qu'un cortège convenablement
encadré. Quelques arcs en forme de dais l'attendent le 2 décembre 1852 à
l'entrée des perspectives. La foule, aux Champs-Élysées, acclame le nouvel
empereur qui caracole à la tête de ses troupes. C'est tout. Le souverain
attendra que des occasions se présentent : ce sont à Notre-Dame le 30
janvier 1853 son mariage avec Eugénie de Montijo et le 14 juin 1856 le
baptême du Prince impérial. On a tiré cent un coups de canon pour la
naissance. Le pape est parrain. La légitimité est réaffirmée. Par la suite,
l'empereur transformera en pompes d'État l'inauguration des nombreuses
voies que l'on ouvre dans Paris. Pour le boulevard Sébastopol, en 1858, on
ménage même un effet de théâtre : tendu entre deux hauts piliers au niveau
du boulevard Saint-Denis, un large rideau masque la perspective de la gare
de l'Est jusqu'à ce qu'il s'ouvre devant l'empereur sous les applaudissements.
Hors des «premières entrées», restent les petites entrées. Lorsque Charles
VI regagne Paris le 17 mars 1409, la Ville le fait précéder de trompettes et
le bourgeois moyen prend son bassin pour tambouriner. On crie Noël, on
jette des fleurs. Les petites entrées ne perdront leur lustre qu'avec la
banalisation des déplacements. Il n'en restera au XXe siècle que l'obligation
faite au gouvernement et au corps diplomatique d'aller au grand complet
saluer le président de la République lorsqu'il atterrit après un voyage à
l'étranger, et au gouvernement de faire de même pour le retour d'un
déplacement officiel en province.
Parce que capitale, Paris bénéficie plus que toute ville de cette fête qu'est
la visite d'un grand personnage étranger. La fête est pour l'invité. En réalité,
c'est le badaud qui en profite le plus.
On ne compte plus les venues et les séjours des souverains anglais. Henri
II Plantagenêt retrouve avec plaisir en 1158 une ville où il a vécu comme
comte d'Anjou, et où il a noué avec la reine Aliénor l'intrigue amoureuse
qui devait avoir de si lourdes conséquences. Henri II loge alors à ce qui sera
le Vieux-Temple, à côté de Saint-jean-en-Grève. L'Anglais, qui s'est fait
précéder d'une somptueuse ambassade menée par son chancelier, le futur
archevêque Thomas Becket, vient avec un train magnifique demander à
Louis VII la main de sa troisième fille Marguerite pour son fils aîné Henri
le Jeune. On reverra Becket à Paris, mais cette fois comme réfugié. C'est
encore au Temple que s'installe en 1254 l'Anglais Henri III, cependant que
son entourage occupe plusieurs maisons voisines de la Grève.
Fête bien particulière que celle dont, à la Pentecôte 1313, Paris est le
théâtre pour l'inauguration du Palais : en présence du roi d'Angleterre son
gendre, Philippe le Bel adoube deux cents chevaliers, dont son fils le roi de
Navarre et le futur Philippe VI de Valois. Chacun offre son banquet : il y a
ceux du roi le samedi et le dimanche, celui du roi de Navarre le lundi, celui
du roi d'Angleterre et celui que donnent aux dames les reines de Navarre et
d'Angleterre le mardi, ceux de Louis d'Évreux et de Charles de Valois,
frères du roi, le mercredi et le jeudi. La ville a pris toutes ses parures. Les
tapisseries sont aux fenêtres. Des milliers de torches brûlent dans les rues en
plein jour. Aux carrefours, les bourgeois ont mis en scène des tableaux
vivants, et l'on y voit la Vierge à l'Enfant, mais aussi Renart médecin. Un
pont de bois a été hâtivement jeté entre la Cité et l'île Notre-Dame où les
invités du comte d'Évreux ont pu aller se promener en attendant le festin. Le
lendemain, les Parisiens en profitent. Les métiers défilent devant le Palais.
On danse sur les places. Le légat Nicolas de Fréauville prêche la Croisade
dans un enthousiasme général qui sera sans suite. La fête s'achève, du
vendredi au dimanche de la Trinité, par trois nuits d'illuminations. Le vin
coule d'une fontaine. On danse, on chante, on lutine.
Le 1er mars 1416, c'est le roi des Romains - titre de l'empereur avant son
couronnement à Rome – Sigismond de Luxembourg, que tout le monde
appelle encore le roi de Hongrie, qui fait à Paris une visite diplomatique : il
négocie la libération de chevaliers pris à Azincourt. Malgré les
circonstances, car on est en pleine terreur armagnacque, Paris lui réserve un
accueil solennel. Entré en ville par la porte Saint-Jacques, il va loger au
Louvre. Il donne un somptueux dîner à l'hôtel de Bourbon, et offre des
bijoux aux femmes notables de la bourgeoisie. Mais les bijoux sont de
pacotille, et à la messe, à Notre-Dame, Sigismond oublie de donner quelque
chose à l'offrande. À la sortie, il ne laisse qu'un écu pour les enfants de
chœur. L'assistance juge sévèrement une telle économie. Tout cela avant
que le futur empereur aille à Cantorbéry conclure une alliance avec
l'Anglais. Le Parisien gardera rancœur de la visite.
À la fin de 1536, c'est le roi d'Écosse Jacques V qui est en visite à Paris.
Son mariage avec Madeleine de Valois, fille de François Ier, va resserrer la
vieille alliance franco-écossaise qui date de Philippe le Bel.
Dans les années 1890, la France républicaine est encore isolée en Europe.
La rivalité coloniale la sépare gravement de l'Angleterre - l'incident de
Fachoda est de 1898 - et l'on cherche une alliance de revers contre
l'Allemagne. On la trouve dans une Russie désireuse de capitaux et de
technologies occidentales. Trois conventions, signées entre 1891 et 1893,
mettent en forme cette alliance, mais ce sont des visites officielles qui la
manifestent. En juillet 1891, l'escadre française du Nord est à Cronstadt, où
elle reçoit un accueil triomphal. Le nom de Cronstadt sera donné dès 1897 à
une rue du 15e arrondissement. Quelques jours plus tard, le grand-duc
Alexis est à Paris, en même temps que le roi de Serbie. En octobre 1893, les
Russes rendent la visite : l'escadre russe est à Toulon. Conduite par l'amiral
Avellan, une délégation gagne Paris, où elle est accueillie en gare de Lyon
le 17 octobre. Pendant une semaine, la capitale va vivre sa première grande
fête depuis Sedan et la Commune, la nouvelle amitié franco-russe se
doublant d'une manifestation patriotique : on entrevoit enfin la «revanche».
On chante le Te Deum en l'église russe de la rue Daru, les Russes sont reçus
à l'Élysée par Sadi Carnot, ils vont au Sénat, à la Chambre, à l'archevêché.
Ils participent, le 22 octobre, aux obsèques de Mac-Mahon. Mais c'est place
de l'Hôtel-de-Ville que la fête prend ses proportions populaires. Le 19
octobre, la Ville offre un grand dîner dans une cour, couverte d'une vaste
tente, de cet Hôtel de Ville dont la reconstruction est symbole de
résurrection politique. Une gigantesque galère orne la place illuminée de
lampions d'où partira, en fin de soirée, une retraite aux flambeaux à laquelle
participe, jusqu'à la Concorde, Sadi Carnot lui-même. Le 20, les Russes
parcourent en cortège la rue de la Paix, les Grands Boulevards et le
boulevard Saint-Germain. Aux Halles, le syndicat des marchands leur
réserve une réception qui renoue avec la tradition de l'ancienne Prévôté des
marchands. Le 23, trois mille six cents invités dînent au Champ-de-Mars
dans la galerie des Trente Mètres. Les Russes ne repartiront, après une
visite de Versailles et un gala à l'Opéra, que le 25 octobre pour Lyon et
Marseille. Ils seront le 27 à Toulon, où Sadi Carnot viendra lui-même en
visite à bord du cuirassé Imperator Nicolaï I et présidera au départ de
l'escadre.
L'ambassade a une première fin, qui est politique. Elle a pour objet non
secondaire de manifester l'opulence de celui qui l'envoie. La capitale se doit
en revanche d'offrir un accueil qui manifeste la grandeur de la France. Pour
les Parisiens, c'est une affaire de tapisseries aux façades. Pour le roi et pour
l'Hôtel de Ville, il s'agit de proportionner banquets et présents d'orfèvrerie à
l'importance que l'on accorde à l'ambassade. S'il le faut, douze cents torches
illuminent les murs de la Bastille. On envoie des fifres et des tambours sous
les fenêtres de l'hôte. On lui fait porter du vin et des épices, voire des
dragées et des confitures. Henri II fait tirer l'artillerie pour les Suisses en
1549. En 1556 le cardinal Carlo Caraffa, en 1557 le cardinal Antonio
Trivulzio et en 1572 le cardinal Flavio Orsini font des entrées remarquées.
À des Suisses encore, en 1602, la Ville de Paris fait porter des bouteilles
d'hypocras, du vin clairet, du jambon de Mayence, des pâtes de fruits et des
flambeaux de cire jaune. À chaque occasion, le prévôt des marchands
prononce une harangue.
Plus lourde de sous-entendus est la venue du cardinal Chigi, légat en
1664 pour son oncle le pape Alexandre VII, lequel se voit obligé de faire
présenter les excuses du Saint-Siège pour l'injure faite à Rome à
l'ambassadeur français, le duc de Créqui. Reçu par Louis XIV à
Fontainebleau le 29 juillet, le légat fait dans Paris une entrée solennelle sous
un dais, chevauchant, son grand chapeau rouge en tête, entre le prince de
Condé et son fils Enghien. Le propos politique est ici inversé : il s'agit que
les Parisiens n'ignorent rien de l'humiliation du pape. Sur huit almanachs
publiés l'année suivante, six font de la scène leur principal ornement.
NOCES ET OBSÈQUES
Les noces des grands ont longtemps été occasion de fête. Les souverains
associent normalement le peuple à la liesse de la cour. Honte à qui
oublierait de faire couler le vin et d'offrir le spectacle. On parle de
«triomphe» en 1528 pour les fêtes du mariage de la fille de Louis XII,
Renée, avec Hercule d'Este, fils aîné du duc de Ferrare. Mais la bousculade,
parfois, l'emporte sur le protocole. Lorsque Louis XII épouse en 1514 Marie
d'Angleterre, la reine doit gagner la salle du banquet en passant par
l'escalier de service. La noce est parfois l'occasion d'inaugurer un lieu de
fête : ainsi en 1558 pour le mariage du futur François II avec Marie Stuart,
dont le banquet permet d'admirer la nouvelle salle de bal du Louvre.
Les fêtes, dès lors, sont surtout à Versailles. C'est là que brillent de tout
leur éclat les mariages du futur Louis XVI en 1770, du comte de Provence
en 1771, du comte d'Artois en 1773. La Ville, il est vrai, prend le relais du
roi. Toute occasion sera bonne, et l'on célébrera à grand renfort de Te Deum
et de feux d'artifice les mariages, de même que les naissances, mais on le
fera sans le roi. Celui-ci ne s'intéresse guère qu'aux occasions données au
peuple de célébrer sa fortune sur les champs de bataille. Les canons font
écho aux feux d'artifice. On porte à Notre-Dame les drapeaux pris à
l'ennemi. Le badaud en compte quarante en 1672 après la reddition des
villes de Flandre. On chante le Te Deum dans la cathédrale, on danse sur les
places. De même donne-t-on des fêtes grandioses en janvier 1687 pour la
guérison du roi, récemment opéré de sa fistule. On allume des bûchers, le
vin coule aux fontaines publiques, on remercie Dieu à Notre-Dame, l'Hôtel
de Ville offre un somptueux festin : 22 grands potages, 21 grandes entrées,
64 petits potages, 64 petits hors-d'œuvre, 22 grands rôts, 21 entremets, 64
petits entremets. On sert des vins, des liqueurs et, à la nouvelle mode, du
café. Le roi et les princes sont là. La foule les acclame à la sortie. Après le
départ du roi, qui passe voir sa toute neuve statue de la place des Victoires
avant de regagner Versailles, il y a pour le peuple un feu d'artifice. Pour les
notables, le prévôt des marchands donne le bal.
Les mariages sont une fête pour l'œil. Les pompes funèbres en sont une
autre, surtout lorsque le mort n'est pas de ceux que pleure le bourgeois. En
bref, le Parisien participe au deuil, soit par émotion, soit par obligation,
toujours par curiosité.
Lorsque Henri III enterre son frère Hercule, que l'on appelait François
depuis la mort de François II et Monsieur depuis qu'il était le seul frère
survivant du roi, c'est avec une pompe digne d'un souverain. Celui qui avait
été le duc d'Alençon, puis le duc d'Anjou, est exposé à Saint-Magloire. Le
roi s'y rend vêtu de violet, huit gentilshommes portant sa traîne. Les Suisses
battent les tambours. Quand, le 25 juin 1584, le corps traverse Paris, ordre
est donné aux bourgeois de placer une torche sur chaque maison.
Les colporteurs auront fait de bonnes affaires. Des pipes et des tabatières
à l'effigie de Napoléon aux images d'Épinal, tout s'est vendu. Les seuls
exclus de la « fête des Cendres » sont les ambassadeurs étrangers. Certains
étaient indésirables. Tous ont pris le parti de passer la journée ensemble à
l'ambassade d'Angleterre, dûment protégée par des troupes en armes.
Depuis les obsèques de Paul Doumer en 1932, aucun chef de l'Etat n'a
souhaité que ses obsèques soient célébrées solennellement. Ce fut même le
cas pour Georges Pompidou, mort en fonctions : la messe de Requiem eut
lieu à Saint-Louis-en-l'Île. Il en est résulté la pratique d'une cérémonie
officielle à Notre-Dame, en présence des chefs d'État et de gouvernement
étrangers et des corps constitués, cependant que les obsèques avaient lieu au
Havre (Coty), à Muret (Auriol), à Colombey-les-Deux-Églises (De Gaulle)
ou à Jarnac (Mitterrand). Une cérémonie a été organisée dans la cour du
Palais-Bourbon à la mort de Pierre Mendès France.
LA FÊTE RÉVOLUTIONNAIRE
L'affaire commence mal : il pleut. Les parapluies gênent la vue que l'on
devrait avoir depuis les tribunes dressées tout autour du Champ-de-Mars.
Au centre, sur un haut podium à trois niveaux, l'autel est balayé par la pluie.
Les délégations de fédérés, c'est-à-dire de représentants des villes et des
campagnes, atteignent le Champ-de-Mars par la rive droite et franchissent
la Seine par un pont de bateau sur l'emplacement du futur pont d'Iéna. Elles
passent en cortège sous un arc de triomphe élevé pour la circonstance et
prennent place autour de l'autel. Encore évêque d'Autun, Charles-Maurice
de Talleyrand-Périgord célèbre la messe, assisté de La Fayette, qui prête
serment au nom de la Garde nationale. On racontera que l'évêque aurait dit
à son servant d'un jour : « Surtout, ne me faites pas rire! » Le roi prête un
serment patriotique. Les délégations suivent. La foule acclame Louis XVI.
Ce n'est pas ce qu'espéraient les Constituants.
Une autre fête, le 29 juin dans le jardin des Tuileries, fait participer le
peuple de Paris à la joie de la victoire des armées de la Révolution à
Fleurus. On y présente à la parade les drapeaux pris à l'ennemi.
LE SACRE DE NAPOLÉON
Le protocole est précis, mais il n'empêche pas la pagaille. Venus très tôt
par curiosité, les invités déambulent cependant que les ouvriers achèvent de
monter les tribunes autour du chœur. Après quelques heures d'anarchie et de
vacarme, chacun gagne sa place. La plupart des cardinaux et des évêques
français entrent en procession. Depuis l'aube, on entend les cloches et le
canon. Aux ordres du grand maréchal du Palais Duroc, l'infanterie fait la
haie depuis les Tuileries, au long des rues Saint-Nicaise et Saint-Honoré, du
Pont-Neuf, du quai des Orfèvres et de la rue du Marché-Neuf. Sur le
parcours, les Parisiens ont mis aux façades des tentures et des guirlandes de
fleurs en papier.
Le pape quitte les Tuileries à neuf heures. Huit chevaux gris pommelé
tirent le carrosse que surmonte une tiare. Monté sur la mule blanche du
pape, le chapelain, Mgr Speroni, porte la croix devant le carrosse. Un
colonel caracole à la portière du pape. La foule rit franchement de la mule,
mais beaucoup font le signe de croix au passage du pontife. Deux régiments
de dragons encadrent le cortège. Pie VII attendra une heure, à l'Archevêché,
l'arrivée de l'empereur. Quand on annonce celui-ci, le cortège pontifical
pénètre dans Notre-Dame. Lesueur dirige le Tu es Petrus. On chante tierce.
Le pape est sur son trône, à gauche de l'autel. L'empereur a le sien, sous
un arc de triomphe de bois décoré, au sommet d'une estrade deux fois haute
comme celle du pape, face à l'autel. La famille occupe une tribune à droite,
le corps diplomatique une autre, à gauche. Jusqu'au couronnement,
Napoléon et Joséphine sont au petit trône, fait de deux fauteuils et deux
prie-Dieu placés devant l'autel. La famille et les dignitaires restent debout à
leurs côtés.
Il est un peu plus de onze heures. Le pape gagne l'autel et entonne le Veni
Creator. L'empereur et l'impératrice quittent leurs lourds manteaux à traîne.
La cérémonie va durer cinq longues heures. Même dans le chœur et dans les
tribunes, on bavardera beaucoup. Les grands du nouveau régime n'ont pas
l'habitude des cérémonies religieuses. Kellermann fait exprès de laisser son
épée cogner partout bruyamment. De la nef et des bas-côtés on ne voit rien,
puisque l'estrade du trône ferme le chœur sur toute sa largeur.
Revenu à son trône, Pie VII entonne le Te Deum. Cette fois, c'est de
nouveau la musique de Paisiello. Puis on reprend la messe à l'Évangile. On
enlève les couronnes pendant l'élévation. Comme convenu, on ne donne pas
la communion.
Des ballons s'envolent, on danse dans les rues, des fontaines distribuent
du vin. Le soir, on illumine Paris. On n'avait pas vu semblable spectacle
depuis le temps de l'Être suprême. Des milliers de lumignons brûlent sur les
façades. Les théâtres affichent des pièces de circonstance. Le Théâtre-
Français joue un Cyrus de Marie-Joseph Chénier où l'on couronne un roi
qui fait le bonheur de son peuple. Les Parisiens rentreront tard à la maison.
Le lendemain, on supputera la dépense.
Il est des signes obligés de la fête. Le premier, ce sont les cloches. Elles
participent du rythme quotidien ou annuel de la liturgie. Dans les grands
moments, elles annoncent la nouvelle ou appellent à la fête. Elles ont sonné
pour les naissances princières, pour les victoires, pour la paix. On connaît
les sonneries spontanées de la soirée du 24 août 1944. Elles sonnent aussi le
glas des décès.
Le tournoi est par excellence, depuis le cœur du Moyen Âge, le jeu par
excellence qui permet à la chevalerie de montrer sa vaillance et aux
bourgeois d'en profiter. Le bourgeois n'assiste guère aux bals de la cour, et
le prince ne descend guère dans la rue pour danser avec les chambrières.
Pour le tournoi, la cour est à la tribune et la population aux fenêtres. On
dresse les lices, entourées de barrières doubles - les valets sont entre les
deux, pour secourir les cavaliers désarçonnés ou blessés, en tout cas
empêtrés dans leurs armures - et divisées par une barre dont le premier
emploi est d'éviter les chocs frontaux. Ce que cherche le chevalier, c'est
normalement à rompre des lances de bois léger qui éclatent en choquant
l'écu, et à désarçonner ainsi l'adversaire.
C'est le carrousel donné par Louis XIV les 5 et 6 juin 1662 pour fêter la
naissance du Dauphin, le 1er novembre précédent, qui donnera son nom à la
place délimitée par le palais des Tuileries et la galerie du Bord-de-l'Eau, sur
l'emplacement de l'enceinte de Charles V enfin détruite et remplacée par le
parterre de Mademoiselle, la fille de Gaston d'Orléans - la Grande
Mademoiselle - ayant habité les Tuileries jusqu'en 1652. Ce qui restera «le
Carrousel» est précédé d'un défilé des six cent cinquante cavaliers qui,
depuis le Marché aux chevaux, gagne les Tuileries par la rue Saint-
Augustin, la rue de Richelieu et la rue Saint-Nicaise. Suivant les musiciens
que les gravures d'Israël Silvestre qualifient de tympanistae et de tubicines,
et les figures mythologiques de satyres et de faunes, précédés de leurs
chevaliers, de leurs écuyers et de leurs pages, viennent le duc de Guise à la
tête d'une troupe déguisée en Indiens d'Amérique, puis le duc d'Orléans,
frère du roi, conduisant une armée déguisée à la mode persane, et le duc
d'Enghien, fils aîné du prince de Condé, suivi de ses pseudo-Indiens d'Inde.
C'est alors le roi, en empereur de l'armée romaine. Tout le monde, dans ce
qui devient la «Nouvelle Rome», comprend l'allusion. Le cortège s'achève
avec l'armée des Turcs que mène le prince de Condé. La musique des
régiments du roi ferme la marche. Dans la cour, que domine la haute tribune
dressée sur la façade des Tuileries, se succèdent des figures équestres, des
quadrilles, des courses de têtes et de bagues. Le roi lui-même, costumé en
empereur antique, commande une quadrille - ce nom ne deviendra masculin
qu'au XIXe siècle - de cent cavaliers déguisés en Romains. Empanachés de
cimiers hauts de plus d'un pied, les princes - Orléans, Guise, Condé,
Enghien - paradent à la tête de quadrilles de Persans, de sauvages
d'Amérique, de Turcs et d'Indiens. L'exotisme, on le voit, concourt à la
splendeur de la monarchie. Le prix est remis par la reine Marie-Thérèse au
marquis de Bellefonds, chevalier de la quadrille de Monsieur : c'est un
portrait du roi, enserré dans un coffret serti de diamants. Le vainqueur de la
course de bagues, le comte de Tavannes, reçoit son prix des mains d'Anne
d'Autriche. Les deux reines sont assises sur deux trônes, sous le dais. Le roi
est debout, en empereur romain.
Le carrousel va passer de mode. Subsistera, avec le feu d'artifice qui
réjouit tout le monde, la joute nautique qui offre un spectacle peu cher pour
la joie du bon bourgeois. Ce que l'on attend, c'est de voir les concurrents
tomber à l'eau. Les fenêtres des maisons élevées sur les ponts sont très
recherchées.
Avec le carrousel, la mode est, dès le XVIe siècle, aux défilés de chars.
Une somptueuse architecture de bois peint et doré porte un décor d'animaux
fantastiques, de fleurs et de feuillages que domine sur un trône une figure
emblématique, une jeune fille figurant, selon le thème du défilé, une déesse,
une ville, une vertu.
Ce sont les victoires du XXe siècle qui font renaître le défilé, dans un
contexte politique changé : le gouvernement ne craint aucun coup de force
de la part des « poilus ». Peu célébré en 1919 par un gouvernement qui
craint maintenant les débordements des anciens combattants, le 11
Novembre se joint à partir de 1920 aux célébrations de la République,
parallèlement au 14 Juillet mais avec la nuance qu'apporte le souvenir de
milliers de morts.
Quel que soit le type de fête, et la raison de la fête, le petit commerce des
vendeurs ambulants et le plus souvent improvisés ne perd pas ses droits. On
vend l'image du héros du jour, du souverain en visite ou du personnage que
l'on enterre. L'usage ne fera que substituer la photo à la gravure et le
magazine à la carte postale. Les fleuristes font des affaires vers 1850 devant
les grilles qui entourent la colonne de Juillet et son caveau où les morts de
février 1848 ont rejoint ceux de juillet 1830. Aux obsèques de Victor Hugo,
on vend des lorgnettes en os d'un petit centimètre de long : à l'intérieur, on
voit le patriarche avec ses petits-enfants. Les grands défilés font naître la
vente de périscopes en carton. De pleins paniers de cocardes surgissent au
lendemain des victoires. Lorsque le 2 avril 1945 Paris reçoit la croix de la
Libération, on vend des reproductions en carton vert et noir de la
décoration, et tous les Parisiens de l'arborer jusqu'au soir.
Les victoires se fêtent aussi en rebaptisant les ponts et les rues. Austerlitz
et Iéna deviennent dès 1807 des noms de pont. Il faudra en 1815 changer le
pont d'Iéna en pont des Invalides pour le sauver de la colère de Blücher. La
victoire sur l'Espagne fait en 1824 de la colline de Chaillot une colline du
Trocadéro. Le Second Empire usera largement du procédé pour récupérer la
gloire du Premier. La République sera parcimonieuse : le quai de la Marne
ne sera qu'une rive du canal de l'Ourcq et l'avenue de Verdun une impasse.
Les derniers changements de la sorte seront en 1949 la transformation du
pont de Passy en pont de Bir-Hakeim et en 1966 la dénomination du
nouveau pont du Garigliano.
LE MONDE ET LE DEMI-MONDE
Notons à ce propos que les banquets qu'offrent dans la capitale les grands
de ce monde souffrent longtemps d'un manque de femmes. Jusqu'au XIXe
siècle, les délégations, les ambassades, les suites princières, les états-majors
comprennent une majorité d'hommes seuls. Il appartient donc à l'hôte de
compléter ses tables en faisant appel non à des femmes du même monde,
dont les maris toléreraient mal de n'être pas invités, mais à des bourgeoises
dont les maris n'auront qu'à se sentir honorés par épouse ou fille interposée.
De là naît cette étonnante catégorie sociale : les dames et demoiselles de la
Ville. Femmes ou filles de notables, d'échevins ou de bourgeois aisés, elles
apportent aux banquets le charme de leur présence et de leurs plus beaux
atours. Naturellement, certaines se laissent séduire. La bourgeoise devient
ainsi la maîtresse d'un grand seigneur. L'affaire finit souvent mal. Le
seigneur n'a pas cru à une liaison éternelle, et le bourgeois campe sur sa
fureur. On vit en 1468 la femme d'un marchand abandonner son mari pour
rejoindre à Blois le comte de Foix Gaston IV, passer avec lui trois
merveilleuses journées, se retrouver l'un des ornements de la cour de Louis
XI et s'entendre finalement prier d'aller faire retraite à Fontevraud.
Dans les hôtels particuliers, le bal est un rite. C'est aussi une
manifestation d'opulence : on y montre ses salons, ses robes et ses bijoux,
son argenterie et ses cristaux, sa domesticité même. Le bal donne la mesure
des fortunes et des cercles de relations. Qui l'on y voit est plus important
que ce qu'on y danse. C'est enfin un lieu de rencontres choisies : ainsi
marie-t-on ses filles. Le bal tient une place de choix au XVIIIe siècle dans
les relations sociales de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie. Cette place
ne fait que croître après Thermidor. Le Directoire danse beaucoup, et bien
des femmes doivent une fluxion de poitrine à la robe légère « à la grecque »
qui ne protège certainement pas du froid. Le bal déguisé fait fureur. Le bon
goût est parfois oublié par une société qui a eu trop peur. Au « Bal des
victimes » réservé aux familles des guillotinés, les hommes sont coiffés « à
la bourreau » et les femmes ont un fil rouge autour du cou. On danse
d'abondance au XIXe, quand rivalisent l'ancienne et la nouvelle aristocratie,
les anciennes fortunes et celles des nouveaux financiers, les dames du
monde et celles du demi-monde. Alors qu'en province les bals de préfecture
ont pour objet la lutte contre les réceptions de château, à Paris les Tuileries
accueillent la même société qui, au gré des affinités politiques ou sociales,
se retrouve dans les hôtels du faubourg Saint-Germain ou ceux de la plaine
Monceau.
Les grandes écoles prennent leur place dans le cycle des bals de société.
Ces «bals d'étudiants» échappent à tout contrôle familial. On y trouve en
revanche une certaine unité de fréquentation. Ils s'accompagnent
généralement d'une fête, avec spectacle et tombola.
La première est sans doute cette fin du XIVe siècle où l'on croit finis la
guerre et les troubles sociaux. À partir des années 1385, Paris est le cadre
d'une fête qui doit tout aux princes, à la jeune reine Isabeau de Bavière
comme à son beau-frère Louis d'Orléans. Le Parisien renâcle quelque peu
devant la dépense, que porte le contribuable. Mais il cultivera, trente ans
plus tard, le souvenir nostalgique d'un temps où l'on ne s'égorgeait pas dans
les rues, où les portes de la ville n'étaient pas murées, où les ports étaient
fréquentés et les boutiques achalandées.
De quoi est faite cette Belle Epoque? D'une fête quotidienne à laquelle ne
participe qu'une société fortunée où se côtoient les aristocraties de la
noblesse titrée et de la finance, mais dont la diffusion d'une presse illustrée
procure au petit peuple un certain écho. La Parisienne suit et commente
l'évolution de la mode, le talent des couturiers, la fantaisie des chapeaux et
la richesse des bijoux. Le demi-monde a largement sa place dans la Belle
Epoque. Fait nouveau, les grandes cocottes envahissent les restaurants à la
mode. Le badaud les voit passer dans les calèches. 1914 interrompra tout
cela.
LES ORIGINES
C'est vers le milieu du IIIe siècle qu'arrive chez les Parisii le premier
évêque, en qui la tradition voit Denis. Cette venue représente alors l'une des
avancées les plus notables du christianisme vers le nord. Denis meurt
martyr entre 251 et 258, mais son œuvre demeure. Au siècle suivant, la ville
apparaît comme un centre d'évangélisation. La communauté chrétienne est
suffisamment active pour se doter d'un cimetière propre. Dominé par
l'évêque Hilaire de Poitiers, un concile convoqué contre l'arianisme se tient
à Paris en 360. À la fin du IVe siècle, l'organisation de l'Église, calquée sur
celle des provinces romaines, fait de l'évêque de Paris un suffragant de
l'évêque métropolitain de Sens.
LE SIÈGE
LES ABBAYES
Très tôt, Lutèce a donc pris rang parmi les cités dont la christianisation
assure la réputation. Si la cathédrale - ou plutôt l'ensemble cathédral-reste
jusqu'au XIe siècle l'unique église séculière, la seule qui soit normalement
constituée pour le culte à l'intention des fidèles, le dynamisme des clercs et
la ferveur des laïcs fait surgir dès les premiers temps de la paix religieuse,
c'est-à-dire dès le IVe siècle, des édifices religieux dont le statut ne sera
précisé que plus tard. Dans la Cité comme sur les rives, les sanctuaires
apparaissent, souvent sur l'emplacement de lieux de culte protohistoriques
que les premiers évangélisateurs ont détournés faute de les faire oublier. Au
cœur de cimetières gaulois, on voit ainsi surgir de nouveaux sanctuaires, qui
maintiennent en vie des sites religieux hérités du plus ancien paganisme.
Lutèce reçoit dès la fin du IVe siècle des reliques des saints milanais
Gervais et Protais, et leur fait tout de suite un succès. Un sanctuaire s'élève
en leur honneur sur un monceau de la rive droite, sur un lieu de culte
celtique dont témoignera jusqu'au XVe siècle la pierre levée du Pet-au-
Diable. Célébrée le 19 juin, la fête des deux saints participe de la
célébration du solstice, juste avant la Saint-Jean. L'orme de Saint-Gervais
perpétuera jusqu'à la Révolution la valeur surnaturelle et affective du lieu.
Un cimetière est aménagé au VIIe siècle sur la rive droite, face à la pointe
occidentale de la Cité. L'évêque Landry fait construire là en rase campagne
une église, où il sera enterré en 657. Sans doute reconstruite à l'époque
carolingienne, c'est un bel édifice sur plan central lorsqu'elle doit supporter
les violences des Normands. Après avoir été quelque temps Saint-Germain-
le-Neuf, elle devint Saint-Germain-le-Rond, ces noms la distinguant de
l'église située dans la Cité, Saint-Germain-le-Vieux, et du monastère de
Saint-Germain-des-Prés. C'est sans doute à l'évêque Anchery (886-910), qui
a été abbé de Saint-Germain d'Auxerre avant de succéder à Paris au
défenseur de la capitale contre les Normands, Gozlin, que l'on doit la
clarification par un changement de nom : l'église devient Saint-Germain-
l'Auxerrois. Au XVIIIe siècle, elle sera l'une des premières églises
paroissiales de Paris.
C'est encore un cimetière qui donne naissance vers 700 à une église
Saint-Martin, le long de la route qui prolonge sur la rive droite le grand
cardo romain, au-delà d'un oratoire de branchages, construit au VIe siècle à
l'extérieur de la porte nord de la ville sur le lieu d'un miracle de saint
Martin, oratoire dont elle prendra le nom. C'est Saint-Martin-des-Champs.
Dès 1217, les premiers frères prêcheurs, venus de Toulouse, sont à Paris,
provisoirement établis en la Cité. Ils occupent en 1220 un ancien hospice
pour pèlerins dénommé Saint-Jacques à cause de Compostelle. Leur
notoriété fera passer le nom de la maison à la rue, et les religieux
deviendront les jacobins. Saint Louis financera quelques années plus tard la
construction de l'église à deux nefs. C'est seulement en 1611 qu'ils ouvriront
une maison sur la rive droite : ce couvent de la rue Saint-Honoré donnera
son nom au club des Jacobins.
Sur les traces des dominicains, les franciscains, qui étaient à Saint-Denis
depuis 1217, sont à Paris avant 1224 et s'installent en 1234 entre la porte
Saint-Michel et la porte Saint-Germain, contre l'enceinte de la rive gauche :
ce sera le couvent des cordeliers, ainsi nommés en raison de la corde qui
leur sert de ceinture et symbolise leur pauvreté. Leur église est consacrée en
1262. En subsiste le réfectoire (rue de l'École-de-Médecine).
Une chartreuse est fondée par saint Louis, hors les murs, au sud du bourg
Saint-Germain-des-Prés. C'est, en 1257, la chartreuse de Vauvert. Avant
même l'arrivée des chartreux, le lieu était connu pour ses apparitions du
diable : on enverra les importuns «au diable Vauvert», puis «au diable vert».
Il n'est à l'origine qu'un seul clergé séculier, celui qui, autour de l'évêque
et dans sa cathédrale, forme le chapitre. Bien sûr, les fidèles vont prier au
monastère, s'il est plus proche, mais on ne saurait y recevoir les sacrements.
C'est pour rapprocher le culte des fidèles sans les faire échapper à l'autorité
morale de l'évêque que l'on en vient, au XIe siècle, à l'érection d'églises
paroissiales, à l'instar de ce qui se fait depuis longtemps dans les villages.
Des chapelles sont ainsi promues, en attendant d'être reconstruites en plus
grand. De nouvelles églises s'élèvent. Des paroisses sont définies, avec un
territoire. Lorsque le peuplement s'accentue, on démembre une trop vaste
paroisse. Ainsi se crée, entre le XIe et le XIIIe siècle un réseau d'églises
séculières pourvues de desservants, les curés. Les plus anciens portent le
titre de prêtres cardinaux, comme à Rome. Le concile de 845 a dressé la
liste de ces « titres cardinalices » qui, toujours à l'instar de Rome, devaient
servir de stations de Carême à l'évêque. Ce sont Saint Julien-le-Pauvre,
Saint-Séverin, Saint-Benoît qui sera plus tard le Bétourné et Saint-Étienne-
des-Grés. Au XIe siècle, la carte s'élargit : l'abbé de Saint-Victor, le prieur
de Notre-Dame-des-Champs et le curé de Charonne prennent place parmi
les prêtres cardinaux.
Bien que les deux phénomènes ne soient liés qu'a posteriori, cette
multiplication des lieux de culte prend une nouvelle résonance dans la vie
spirituelle de la capitale après les réformes liturgiques qui suivent le concile
de Vatican II. L'attachement à la paroisse était favorisé par l'uniformité des
rites et des prières. Seule, la réputation d'un prédicateur attirait les Parisiens
du XVe siècle aux sermons de Jean Gerson à Saint-Jean-en-Grève, ceux du
XXe aux sermons de Mgr Chevrot, ancien prédicateur du Carême à Notre-
Dame, dans sa paroisse Saint-François-Xavier. La diversification des
célébrations conduisit, dans les années 1960, au choix par les fidèles de
l'église qui convenait à l'idée qu'ils se faisaient du culte. À la faveur d'une
circulation aisée le dimanche matin, on vit le Parisien prendre sa voiture
pour aller à la messe de son goût, l'un étant porté vers le grégorien, l'autre
vers la guitare. La vogue des résidences secondaires ne fit que renforcer le
mouvement : bien des Parisiens se firent paroissiens d'une église de
campagne. Mariages et enterrements se transférèrent également, pour une
large part, vers ces lieux de résidence secondaire.
Alors qu'à la fin du XIIe siècle l'école de Saint-Victor est toujours fort
renommée, c'est de l'école cathédrale que part le mouvement
d'indépendance qui va conduire à la création de l'Université. Les écoliers
sont remuants, les chanoines supportent mal leur présence à l'ombre de
Notre-Dame et les maîtres acceptent mal la tutelle trop proche du chancelier
de l'évêché, même si on le choisit parmi les maîtres. C'est lui qui exerce la
juridiction de l'évêque sur les maîtres et les écoliers. La fonction est
prestigieuse. Elle est également rémunératrice : malgré toutes les
interdictions, le chancelier continue de percevoir un droit pour la collation
des grades. C'est dire qu'il est impopulaire.
Dans les années 1200, nombreux sont les maîtres portés à entendre
l'appel de l'abbé de Sainte-Geneviève qui, sur les pentes de la Montagne,
offre à la fois plus de liberté et des espaces. Le prestige de ces maîtres attire
les étudiants. Tout ce monde s'organise, et l'on voit naître les premiers
collèges. Il faudra cependant attendre 1227 pour qu'avec l'autorisation du
pape les enseignements de théologie quittent enfin le voisinage de Notre-
Dame.
Les quatre nations des Arts élisent, vers 1245, un recteur chargé de
représenter leurs intérêts. Ce recteur peut être régnicole ou étranger. Il
passera très vite pour le chef de toute l'Université, cette prérogative étant
limitée par la durée de son mandat électif : trois mois. L'Université entend
bien n'avoir aucun maître.
Dès les origines, Paris est une ville de collèges. Un collège, c'est une
fondation pieuse pour l'entretien d'étudiants pauvres. C'est donc d'abord un
ensemble de bourses, pour lesquelles le fondateur et ceux qui ont continué
ses générosités ont donné des rentes, et c'est une maison pour loger les
étudiants ainsi pourvus. La maison ne saurait se passer d'un patrimoine qui
en supporte l'entretien. Fondé en 1171 dans l'Hôtel-Dieu pour abriter dix-
huit élèves de l'école de Notre-Dame, le collège des Dix-huit apparaît
comme une préfiguration. Mais les fondations vont se succéder et, dès le
milieu du XIIIe siècle, le collège est l'un des cadres, non encore de la vie
universitaire, mais de la vie des universitaires.
Le transfert des enseignements sur la rive gauche fait que c'est, au XIIIe
siècle, celle-ci qui se peuple de collèges. Dès sa fondation en 1220, le
couvent des dominicains de la future rue Saint-Jacques est un établissement
d'enseignement autant que d'hébergement pour les jeunes de l'ordre : il y a
quarante étudiants en 1223, soixante et un en 1229. Les cordeliers en 1230,
puis les cisterciens en 1246 (collège des Bernardins), les prémontrés en
1252 et les clunisiens en 1261 font de même. Autant dire que les réguliers
sont bien établis, alors que les maîtres séculiers en sont à enseigner chez
eux et que l'Université n'a pas un local pour ses réunions. Rapidement, les
particuliers imitent les ordres : fonder un collège devient la bonne œuvre à
la mode, comme naguère fonder à la campagne un prieuré. C'est ce que font
en 1254 avec l'aide du roi le chapelain de saint Louis Robert de Sorbon,
entre 1280 et 1311 le chanoine Raoul d'Harcourt et son frère l'évêque
Robert d'Harcourt, en 1292 les exécuteurs testamentaires du cardinal Jean
Cholet, en 1302 le cardinal Jean Lemoine, en 1304 la reine Jeanne de
Navarre, vers 1317 et en 1329 le secrétaire royal Geoffroy du Plessis, qui en
fonde deux : le collège du Plessis et le collège de Marmoutiers. La tradition
est encore vivante à la fin du XIVe siècle : l'archidiacre Michel de Dainville
fonde en 1380 pour des écoliers d'Arras et de Noyon le collège qui portera
son nom.
Il est des collèges pour tous. Les premiers accueillaient les jeunes
écoliers de la Faculté des arts. Sorbon, le premier, fondait son collège pour
les étudiants des facultés supérieures, en l'occurrence celle de théologie. Il
est aussi des collèges de toutes tailles. Le collège des Écossais accueille
quatre étudiants alors que le collège de Sorbon est déjà riche en 1274, à la
mort de son fondateur, de quelque soixante-deux maisons, et que celui de
Navarre, qui accueille peu de Navarrais, quelques Champenois et beaucoup
de Français, compte au XIVe siècle vingt théologiens, trente philosophes et
trente grammairiens, sans compter les auditeur libres. Au total, vers 1460,
on compte à Paris une quarantaine de collèges, entretenant quelque quatre
cents étudiants boursiers. À la fin du XVIe siècle, il est soixante-cinq
collèges, et six cents boursiers. Il convient d'ajouter à ceux-ci les moines
qui, dans les conditions de la vie monastique adaptée aux obligations de
l'étudiant, viennent pour quelques années dans les collèges de Cluny, de
Vézelay, de Prémontré, des Augustins, des Jacobins ou des Cordeliers.
Entre-temps, les autres facultés se sont dotées d'un siège. La Faculté des
arts, la plus nombreuse, tient ses assises aux Mathurins, et c'est là que se
réunit, depuis le XIIIe siècle, l'assemblée générale de l'Université. Elle y
sera jusqu'à son transfert, en 1764, au collège Louis le Grand, confisqué sur
les jésuites. Pour ses leçons et exercices, la Faculté des arts trouve des
locaux dans la plupart des collèges et dans de petites écoles louées par les
maîtres. La Faculté de décret, c'est-à-dire de droit, fait construire en 1415 au
clos Bruneau, sur le flanc oriental de la rue Saint-Jacques. La Faculté de
médecine, la plus petite, s'établit en 1472 dans l'ancien collège de
Bourgogne, sur le côté occidental de la rue de la Harpe, face aux Cordeliers.
C'est là que s'élèvera en 1774 le premier bâtiment construit pour la
formation des médecins parisiens. Une Faculté de chirurgie se développe au
XVIIe siècle en face, autour du collège où l'on enseignait déjà l'anatomie et
la chirurgie dans le cadre de la confrérie des Saints-Côme-et-Damien qui
groupait les chirurgiens.
L'histoire des jésuites n'a pas cessé d'être troublée. En 1594, Henri IV les
a expulsés de France. Par l'édit de Rouen, il les a réintroduits en 1603, et la
Compagnie a rouvert ses collèges. Bien plus, le roi les a autorisés en 1609 à
enseigner la théologie, provoquant derechef la colère de la Sorbonne. La
crise est plus profonde quand Blaise Pascal, appuyé sur le milieu janséniste
et traduisant la pensée de celui-ci, attaque en 1656 la Compagnie dans ses
Provinciales et met les rieurs de son côté. Cette fois, une bonne partie de
l'intelligentsia parisienne se dresse contre les jésuites pour des raisons
doctrinales. La dernière crise tient à des affrontements intellectuels: après
avoir, en 1761, interdit aux sujets du roi d'entrer dans la Compagnie et dans
ses collèges, le Parlement, après une vigoureuse offensive des parlements,
de l'Université et de l'Assemblée de l'épiscopat, supprime la Compagnie en
1762. Deux ans plus tard, le roi chasse tout simplement les jésuites de son
royaume, et ce à seule fin de sauvegarder la paix dans le pays. L'archevêque
Christophe de Beaumont a vainement tenté de les sauver, persuadé que cette
victoire de l'esprit des Lumières prélude à une attaque générale contre la
religion. Mais en 1773 c'est le pape qui supprime l'ordre. On ne reverra les
jésuites qu'après la reconstitution de l'ordre en 1814. Mais l'enseignement
leur sera de nouveau interdit en France en 1880. Leurs collèges devront dès
lors s'abriter derrière le paravent d'associations de droit commun.
Le jansénisme a, lui aussi, à côté de ce foyer d'étude et de réflexion qu'est
Port-Royal, ses bases d'enseignement. La principale est le collège de
Beauvais. Le dogme le plus orthodoxe règne en revanche aux collèges du
Plessis et de Navarre, où l'on se garde également des jésuites et des
jansénistes.
Peu à peu, s'est donc formé ce que le XIXe siècle appellera le quartier
Latin. Il est en germe lorsque les maîtres et les écoliers s'installent vers
1200 dans la justice de Sainte-Geneviève, sur le versant nord-est de la
Montagne. Les pôles en sont alors la rue du Fouarre pour les artiens, c'est-à-
dire les plus jeunes, le clos Bruneau pour les juristes, la Sorbonne pour les
théologiens. Le centre est la place Maubert. La plupart des collèges qui se
forment au XIIIe siècle sont à l'est de la rue Saint-Jacques, qui est encore
une rue de boutiques et de tavernes. La Sorbonne et les couvent de
mendiants, jacobins et à un moindre degré cordeliers, constituent à l'ouest
des exceptions. La masse est à l'est. Deux siècles plus tard, il n'en est plus
rien. Le monde des étudiants a envahi dès les années 1300 la rue Saint-
Jacques, et il la franchit après 1450. Les nouveaux collèges ont occupé les
anciens hôtels aristocratiques. Toute la rive gauche est devenue une terre de
clercs. Au siècle suivant, les étudiants suivent le mouvement général et
sortent de la vieille ville: en 1530, l'Académie Chéradame s'établit sur le
chemin de la Tuilerie (rue du Cherche-Midi).
Clerc, l'étudiant est, comme le maître, défini par ses privilèges autant que
par sa tonsure. Encore faut-il préciser qu'au fil des temps les privilèges se
sont étendus aux suppôts de l'Université, autrement dit aux libraires, aux
copistes, aux relieurs, aux enlumineurs et même aux bedeaux. Ce sont ces
privilèges que supportent mal les officiers des juridictions laïques, royales
et seigneuriales, et que jalousent les bourgeois. Non seulement l'écolier est
dispensé de participer aux charges militaires, mais il est exempt des aides et
ne paie pas les taxes sur l'entrée des vivres, dès lors qu'ils sont destinés à sa
subsistance. Mesure de charité que celle-ci, en théorie : il s'agit de favoriser
les études des étudiants pauvres. En fait, on voit les fils de famille faire
venir à Paris bien plus que leur nécessaire et revendre avec un réel profit ce
sur quoi ils n'ont pas supporté les charges que connaît le bourgeois.
L'idée que se font les étudiants de leur droit sur la rive gauche se heurte
parfois aux droits de propriétaires qui se font exigeants quand le terrain
prend de la valeur. C'est là toute l'histoire du Pré-aux-Clercs. On appelle
ainsi un vaste espace vide, hors de la porte Saint-Germain, entre le bourg
Saint-Germain et la Seine, où l'abbé de Saint-Germain-des-Prés tolère
depuis le XIVe siècle que les étudiants viennent se divertir. On s'y promène,
on y joue, on y refait le monde. On y est chez soi, loin des sergents du
prévôt comme des bedeaux de l'Université, lesquels manient, dans la ville,
le bâton avec autant de vigueur que des sergents. Comme le terrain ne vaut
rien, personne n'y voit malice, et les autorités sont bien aises que la
bruyante jeunesse s'ébatte ainsi hors de la ville.
Il reste du terrain libre, mais le promeneur doit y éviter les bêtes que font
paître les marchands de chevaux. Il doit aussi enjamber les tas
d'immondices que déversent les habitants du bourg voisin et, grâce aux
portes rouvertes, ceux des quartiers urbains voisins de l'enceinte. Bref, les
clercs voient venir le moment où leur Pré-aux-Clercs ne sera plus qu'un
souvenir. Le monde universitaire s'inquiète.
L'abbé porte plainte. Mal lui en prend : le Parlement est peuplé d'anciens
étudiants qui vont, même si quelques magistrats ont déjà choisi de demeurer
au Pré-aux-Clercs, faire preuve d'une singulière compréhension du malaise.
Par arrêt du 10 juillet, le Parlement donne raison aux étudiants: on va
borner le Pré, dont les contours étaient jusque-là incertains, et on rasera les
maisons indûment construites. Les marchands de chevaux iront ailleurs. Les
ordures aussi.
C'est compter sans l'inertie des bourgeois. Six mois plus tard, les maisons
sont toujours là. L'agitation ne cesse pas, les dévastations se succèdent, le
chahut devient permanent. On affiche des pamphlets contre l'abbé de Saint-
Germain-des-Prés. Mais c'est maintenant le Parlement qui s'en lasse. Les
magistrats ne voient plus là qu'une menace pour l'ordre public. En janvier
1549, un arrêt interdit toute réunion au Pré-aux-Clercs.
Le conflit n'est pas apaisé pour autant. Il faut trancher. Le 14 mai 1551, le
Parlement divise l'espace contesté. Une partie sera affectée aux étudiants,
une autre sera constructible. Les clercs triomphent un peu vite. Le 25 mai,
le Parlement réitère l'interdiction des réunions et prohibe tout port d'armes.
On interdit par la même occasion l'affichage des pamphlets.
À cela, il est, dès la fin du XIIIe siècle, deux conséquences. D'une part,
aux hauts niveaux du service royal, c'est l'arrivée à Paris de quelques grands
légistes formés au droit romain dans les écoles méridionales, anciens élèves
et anciens maîtres de Toulouse, de Montpellier ou d'Avignon. D'autre part,
les gradués de la Faculté des arts qu'attire le droit romain partent pour
Orléans, où l'on enseigne ce droit. Les uns en reviennent pour achever leurs
études à Paris, les autres n'en reviennent que pour monnayer ce qu'ils ont
appris à Orléans. Bref, les maîtres parisiens se trouvent très vite face à un
monde de diplômés qui ne se sentent plus leurs élèves. Même si nombre de
ces anciens étudiants vivent sur la rive gauche de leur jeunesse, ils se
détachent d'une Alma Mater à laquelle ils ne doivent pas leur situation et
qui ne raisonne pas toujours comme eux. S'ils se sont portés à l'aide de
Philippe le Bel dans les années 1300, c'est que Boniface VIII, alors le
cardinal Caetani, les avait proprement insultés, et que les séculiers qu'ils
étaient ne portaient dans leur coeur aucun ordre religieux, pas plus le
Temple que les ordres mendiants. Pour le reste et par la suite, les maîtres ne
se sentent nullement liés aux intérêts du roi et de la royauté. Entre le monde
du Palais ou du Châtelet et celui des collèges, il y a des souvenirs de
jeunesse, mais aucune affinité. Le ton monte parfois, on entend les
philosophes mettre en doute l'intelligence politique de juristes qui n'ont que
de vagues souvenirs d'Aristote, ce qui n'est qu'une réponse au peu de cas
que font des artiens et des théologiens les légistes de l'entourage de Charles
V.
Dès qu'au XIIe siècle les écoles parisiennes, celle de Notre-Dame comme
celle de Saint-Victor, parviennent à la notoriété que reflète l'afflux de
maîtres et d'étudiants, Paris retentit de l'écho des controverses et des
querelles. La première grande controverse est celle qui oppose au sujet des
« universaux » les réalistes qui, comme saint Anselme de Cantorbéry et
Guillaume de Champeaux, voient une réalité dans l'universel – les arbres
sont une réalité, et pas seulement chaque arbre - et les nominalistes qui,
dépassant souvent leur maître Abélard, enseignent que l'universel n'est fait
que d'un nom, sans essence propre, la seule réalité étant celle des individus.
L'affaire va très loin, car elle touche aussi bien la conception de la Sainte-
Trinité que celle de l'intelligence humaine, capable ou non de concevoir la
réalité d'une pluralité. L'échec d'Abélard, d'abord écarté de l'école de Notre-
Dame par Guillaume de Champeaux, provisoirement établi à Saint-Hilaire
en 1136, puis exilé à la suite de ses amours interdites avec son élève
Héloïse, et définitivement écrasé en 1140 par saint Bernard au concile de
Sens, ne peut empêcher qu'un tel bouillonnement des esprits fasse
définitivement de Paris le centre intellectuel qui, à lui seul, prend la relève
des grandes abbayes rurales et des vieilles villes épiscopales comme Reims,
Laon ou Chartres. Un demi-siècle plus tard, la naissance de l'Université
sonnera le glas de ces grands foyers de la pensée philosophique et
théologique.
Au XIIIe siècle, c'est d'une autre querelle dont bruit le monde des
intellectuels. On vient de découvrir la Métaphysique d'Aristote, un Aristote
surtout connu à travers les commentaires qu'en ont donnés les Arabes
Avicenne au XIe siècle et Averroès au XIIe, et les docteurs - comme
d'ailleurs le légat Courçon - s'inquiètent de ce rationalisme capable de
contaminer le dogme. Dès 1210, une assemblée de maîtres condamne tout
ensemble Aristote et Avicenne. On ne les enseignera pas, on pourra les lire
en particulier. Les esprits novateurs que sont les dominicains et franciscains
se sont vite emparés de l'aristotélisme pour tenter une conciliation entre les
données de la révélation et celles de la raison, donc entre la foi et
l'intelligence. Or le rayonnement de la jeune Université attire les étudiants
les plus brillants et les maîtres les plus illustres, des franciscains comme le
Brabançon Siger de Brabant (à Paris des années 1250 à 1270) et les Italiens
Grégoire de Naples et Bonaventure (à Paris de 1248 à 1257), l'Écossais
Duns Scot (à Paris vers 1300) et l'Anglais Roger Bacon (à Paris vers 1280),
des dominicains comme le Rhénan Albert le Grand (à Paris de 1240 à 1248)
et l'Italien Thomas d'Aquin (à Paris de 1245 à 1248 comme étudiant, puis
comme maître de 1252 à 1259 et de 1269 à 1272), sans oublier le Français
Jean de Meung, le continuateur du Roman de la Rose.
L'affaire prend une autre dimension quand s'en mêle le corporatisme, qui
est une forme de la lutte pour la vie. Les maîtres séculiers gagnent leur vie
en enseignant. Ils ont des bénéfices ecclésiastiques, des cures, des
prébendes. Ils se font payer. Les mendiants n'ont ni prébendes ni gages. La
parole de Dieu, la Vérité ne sauraient être, à leurs yeux, que gratuites.
Autant dire qu'ils volent le gagne-pain des séculiers. Capables de se
déplacer puisque n'étant attachés ni à un chapitre ni à une paroisse, ils ont le
prestige de qui parcourt l'Europe pour enseigner. Et, parce qu'ils dépendent
directement du pape, ils se sentent peu impliqués dans les conflits locaux
qui soulèvent de temps à autre l'Université contre le roi ou contre l'évêque.
En 1229-1231, alors que Paris risque de perdre ses étudiants après une
énergique intervention des sergents royaux contre des étudiants coupables
d'une rixe dans un cabaret, en 1253 plus violemment encore alors que les
motifs n'ont plus rien d'anecdotique, les mendiants refusent de s'associer à
la grève des maîtres séculiers. Bien plus, chacun des ordres en profite pour
se faire octroyer par le pape et le roi une chaire. Les séculiers vont
s'employer contre une telle concurrence. Ils trouvent de surcroît l'alliance de
tout le clergé séculier, las de voir – malgré les consignes de discrétion du
général des dominicains Humbert de Romans - la charité des fidèles se
détourner des paroisses et de leurs curés, souvent médiocres, au bénéfice
des couvents mendiants où les attirent une prédication de qualité et une vie
spirituelle intense. Dans son Dit des Cordeliers, le jeune Rutebeuf, qui vient
à peine de finir ses études de grammaire, dénonce avec talent vers 1250 le
manque de solidarité des mendiants. Il reprend le thème en 1255 dans la
Discorde de l'Université et des jacobins : les mendiants se sont présentés à
Paris avec humilité, ils ont été bien accueillis par l'Université, et ils sont
maintenant des ingrats, avides et ambitieux.
Le pape Alexandre IV ayant pris parti pour les mendiants et ordonné par
la bulle Quasi lignum vitae (14 avril 1255) leur réintégration dans
l'Université, les maîtres séculiers s'insurgent. Ils suivent Guillaume de
Saint-Amour, un maître lié à la cour de Savoie et bien pourvu de bénéfices,
dont le traité Des périls des nouveaux temps dénonce violemment les
mendiants et met en doute leur orthodoxie dogmatique, et décident de
dissoudre leur Université, annonçant leur intention de se retrouver ailleurs
en toute liberté. Ils céderont l'année suivante, non sans une durable
amertume. Guillaume de Saint-Amour est condamné par le pape pour ses
écrits en 1256, et notamment pour avoir fortement persiflé - dans une «
question » de Du Mendiant valide, à laquelle réplique vertement
Bonaventure – et soutenu que la mendicité est une faute pour qui est
capable de travailler: il est plus grave, écrit-il, de vendre sa prédication
contre une hospitalité que d'en faire un travail de clerc et de maître, Il se
verra interdire en 1257 de résider à Paris et mourra quinze ans plus tard
dans son village natal. Dès lors, les mendiants pensent triompher: en 1261,
dominicains et franciscains se voient attribuer deux chaires de théologie.
Mais en 1269, au collège de Sorbon, Gérard d'Abbeville prend la relève de
Guillaume de Saint-Amour et attaque de nouveau les mendiants.
Une dernière affaire occupe les maîtres dans les années 1330. Elle touche
surtout les logiciens de la Faculté des arts, alors très portés vers la partie
scientifique de leur enseignement. Les tables des mouvements des planètes
et étoiles, dites Tables alphonsines en hommage au roi de Castille Alphonse
X, sont l'œuvre de mathématiciens parisiens du début du XIVe siècle. Un
franciscain anglais, Guillaume d'Ockam, est à la fois le théoricien d'un
nouveau nominalisme et le praticien d'une recherche scientifique fondée,
fait nouveau, sur l'observation plus que sur les autorités et la spéculation. Il
est condamné par l'Université en 1337. Les maîtres parisiens le
poursuivront jusque devant le pape. Lulle finira sa carrière chez l'empereur
où il servira la cause du pouvoir impérial contre les prétentions pontificales.
Mais, quand Nicole Oresme, maître au collège de Navarre en 1356, y
traduit et commente Aristote, et en conçoit une analyse du système
monétaire qui doit beaucoup à Thomas d'Aquin, nul ne crie à l'aristotélisme.
On ne s'étonne pas davantage quand Oresme traduit Ptolémée et rédige des
traités de cosmographie, puis quand, à la fin du siècle, Pierre d'Ailly écrit sa
Description du monde. Quelques années plus tard, le chanoine parisien Jean
Fusoris écrit des traités de cosmographie, perfectionne l'usage de l'astrolabe
et construit des horloges.
Les tumultes du temps de Jean le Bon agitent tout Paris, qui vit à l'heure
des États généraux et ne parle que de réformes. Les intellectuels ne
manquent pas de participer à l'agitation, au point que le recteur, soucieux de
préserver l'indépendance de l'Université, doit interdire à ses ouailles le port
de tout signe, chaperon ou insigne, d'allégeance à un groupe de pression
politique. Que les clercs soient en majorité derrière Robert Le Coq et donc
derrière le roi de Navarre ne change rien à l'affaire. Quelques-uns se
trouvent même, à titre personnel, dans les commissions désignées en 1356
par les États, et notamment parmi les représentants du clergé, mais aussi des
villes. C'est en février 1358 que, pour la première fois, l'Université prend
l'initiative d'une démarche en corps auprès du dauphin Charles. Après que
le maître général des dominicains, Simon de Langres, a parlé pour ses
collègues, cependant qu'Étienne Marcel parlait pour la Ville, un moine de
Saint-Denis prend la parole pour menacer le dauphin d'une prise de position
collective de l'Université dans le conflit du roi de France et du roi de
Navarre. Les maîtres exigent une négociation et un compromis. Ils
menacent de prendre parti contre celui qui ne l'accepterait pas. Pour la
première fois, donc, l'Université se pose, sinon en pouvoir, du moins en
groupe d'influence et de pression politiques. Et le 2 mai, aux Mathurins, les
maîtres réitèrent: ils proposent de livrer au dauphin les meneurs les plus
compromis, mais si on leur promet au préalable qu'il n'y aura aucune
exécution.
Fondé en 1529 par François Ier, le Collège royal, futur Collège de France,
n'est pas un collège de plus. Soucieux d'un humanisme qui fleurit déjà dans
quelques collèges, Montaigu ou Navarre, il entend lui consacrer un centre
d'enseignement philologique : les premières chaires de ce collège «des trois
langues» sont de grec, d'hébreu et de mathématiques. S'y joignent au fil du
siècle la chirurgie, l'arabe, l'anatomie et la botanique. Au XVIIe siècle on y
ajoutera le syriaque. Il ne s'agit plus là de logique ou de théologie. C'est
bien le premier enseignement supérieur moderne, pour des disciplines
jusque-là marginales puisque théoriquement cantonnées dans
l'enseignement « secondaire » du trivium.
Il est depuis le Moyen Âge des pèlerinages en plein Paris, comme celui
qu'attire la châsse de sainte Geneviève à l'abbaye, puis à Saint-Étienne-du-
Mont. Au XIVe siècle, les écoliers du collège de Hubant font pendant le
temps pascal un pèlerinage aux trente-quatre églises stipulées par leur
fondateur, et ils y vénèrent les statues ou reliquaires de 57 saints, allumant
des cierges - 70 au total - et chantant des cantiques. Cela prend plusieurs
jours. Au terme, chaque enfant reçoit douze deniers pour acheter des
gâteaux.
N'oublions pas ces formes de dévotion auxquelles le clergé n'a guère part,
et qui s'expriment par le choix des noms de baptême, souvent conformes à
la mode ou à l'usage familial, ou par celui des enseignes. Le choix d'une
«image» à placer devant une boutique ou une taverne résulte de
considérations qui demeurent le plus souvent obscures. Toujours est-il qu'il
se traduit par d'innombrables figures de la Vierge et des saints, placées bien
vue dans les rues. S'y ajoutent les statues que les propriétaires font
volontiers installer sur leur façade, généralement aux angles des rues.
LA RÉFORME
On ne l'est pas encore pour une mise en cause du culte et des sacrements.
Nul ne se scandalise quand on brûle en 1491 un prêtre qui, en pleine
cathédrale, a nié la Présence réelle et profané une hostie. C'est avec le
même assentiment populaire que l'on brûle en 1503 un écolier qui a fait
scandale et profané l'hostie pendant une messe du Parlement. Sous François
Ier, cependant, les bûchers se font plus fréquents. Après l'Eucharistie, vient
le tour de la Vierge. En 1523, un augustin a la langue coupée au Marché aux
Pourceaux, puis est brûlé pour avoir nié l'Immaculée Conception. En 1525,
c'est un cardeur qui monte sur le bûcher pour avoir brisé une statue de la
Vierge. L'année suivante, on brûle encore pour outrages à la Vierge.
Quant aux clercs de bonne volonté, ils suivent l'évêque Étienne Poncher
quand celui-ci réforme de force les abbayes, en assainit les statuts, rétablit
les clôtures, évince les religieux et religieuses convaincus d'inconduite,
ravive la vie intellectuelle dans les monastères et les couvents, rappelle aux
curés leurs obligations. Mais cet humaniste tente dans le même temps
d'éviter une condamnation des livres d'Érasme et de Lefèvre d'Etaples par
une Sorbonne qui, comme jadis à l'encontre de Thomas d'Aquin, se montre
volontiers hostile à une pensée nouvelle. De plus audacieux écoutent dès le
début du siècle Guillaume Briçonnet, l'abbé de Saint-Germain-des-Prés qui
ranime la vie intellectuelle comme la vie spirituelle, introduit l'humanisme
dans le monachisme parisien, et entraîne à Meaux, dont il devient évêque en
1516, tout un groupe d'humanistes prêts à faire la réforme dans la
spiritualité comme dans la pratique religieuse sans quitter pour autant
l'Église. Dans le même temps, Lefèvre d'Étaples procure, chez l'imprimeur
Robert Estienne, une édition érudite des Psaumes et une des Épîtres de saint
Paul qui n'ont d'autre propos que de donner des bases sûres aux gloses des
théologiens et à la méditation des fidèles.
En fait, la guerre civile est commencée. Bien des gens qui se sentent
menacés quittent Paris. Des religieux, des maîtres et des étudiants, des
officiers royaux, des artisans, des boutiquiers abandonnent tout sur-le-
champ pour gagner des lieux plus calmes. Clément Marot est de ces
fugitifs. Beaucoup vont retrouver Calvin, réfugié à Bâle, puis à Genève.
Ceux qui sont restés paient cher la confiance qu'ils ont mise en un François
Ier qui ne peut empêcher la condamnation des hommes et celle des livres. Il
devra en 1546 laisser exécuter sur la place Maubert plusieurs imprimeurs et
humanistes, brûlés au milieu de leurs livres: Étienne Dolet, Pierre Chapot,
Michel Vincent, Pierre Gresteau. L'imprimeur Robert Estienne gagnera
Genève en 1551.
Les réformés n'oublient pas que Paris est capitale: des émissaires sont
envoyés en province. Jusqu'à Lyon et à Angers, les églises s'organisent sur
le modèle de Paris. En mai 1559, les calvinistes tiennent au Vicomte. leur
premier synode national. Onze églises sont représentées. On estime à quatre
mille le nombre de protestants vivant alors dans la capitale.
Les années 1560 sont celles d'une relative tolérance. Récemment converti
au calvinisme, l'amiral de Coligny est influent à la cour de François II.
Malgré les Guise, l'amnistie l'emporte. À l'avènement de Charles IX en
décembre 1560, Antoine de Bourbon et Condé imposent au roi une
tolérance qu'approuve le chancelier Michel de L'Hôpital, catholique
convaincu mais non moins convaincu des nécessités de la paix sociale. En
janvier 1561, on ouvre les portes des prisons.
LA CRISE JANSÉNISTE
Une nouvelle crise vient, à partir de 1686, troubler les âmes parisiennes.
C'est l'affaire du quiétisme, cette mystique tenue pour suffisante en soi, les
œuvres n'étant que secondaires en vue du Salut. Propagée par Jeanne
Guyon, favorisée à la cour par Mme de Maintenon, défendue par Fénelon,
cette spiritualité rencontre l'opposition de la majorité des théologiens,
menée par les évêques de Meaux et de Châlons, Jacques-Bénigne Bossuet
et Louis-Antoine de Noailles, ainsi que par le supérieur de Saint-Sulpice,
Louis Tronson. L'affaire se conclut, lors d'un colloque tenu à Issy dans
l'hiver 1694-1695, par un brutal affrontement et une durable inimitié entre
Fénelon et Bossuet, par la promotion de Noailles à l'archevêché de Paris en
1695 et par la condamnation prononcée contre Fénelon par le pape en 1699.
Le jansénisme n'était pas mort. Il allait revenir sous les feux de l'actualité
dès la fin du règne de Louis XIV à la faveur de l'affaiblissement du pouvoir
royal. La crise, alors, sera certes dans les consciences, mais elle sera surtout
un affrontement politique autour de l'idée que le roi, le clergé et le
Parlement se feront de leur droit sur le pouvoir. La réplique du roi est en
1709 l'expulsion des moniales de Port-Royal-des-Champs. Celle du pape est
en 1713 la bulle Unigenitus.
Même si les soutanes s'y font rares, Paris est demeuré une ville de clercs.
Le nombre d'étudiants n'a que rarement cessé de croître depuis cinq siècles,
rapporté à la croissance de l'agglomération car, si l'on sait ce qu'est un
Parisien demeurant intra muros, nul ne saurait opposer aujourd'hui un
étudiant de Sorbonne demeurant à la Cité universitaire d'Antony ou un
élève de Polytechnique demeurant à Palaiseau à un étudiant de Nanterre
habitant le 16e ou un normalien domicilié rue d'Ulm. La cité universitaire
créée en 1920 boulevard Jourdan est très vite saturée, malgré ses trente-sept
fondations établies dans un parc de quarante hectares, et force est d'ouvrir
en banlieue de nouvelles cités, à partir de celle d'Antony. Quoi qu'il en soit,
il y a au XVe siècle, pour 200 000 Parisiens, un millier d'étudiants dans les
facultés supérieures. Cela signifie un étudiant sur deux cents Parisiens. Vers
1900, on compte à Paris quelque 13 000 étudiants pour 3 800 000 Parisiens:
un pour trois cents. Ce chiffre en baisse reflète la croissance des universités
de province, mais surtout l'afflux de population ouvrière au cours du XIXe
siècle. À partir de 1920, la croissance s'accélère: 21 000 en 1920, 53 000 en
1945, 78 000 en 1960, 90 000 en 1962. En 1994, il est 360 000 étudiants
dans les universités et grandes écoles des trois académies de Paris,
Versailles et Créteil, soit un étudiant sur cinquante habitants de
l'agglomération, l'effectif de 200 000 pour les seules universités parisiennes,
qui donnerait un rapport de un à dix sur Paris même, ne pouvant être retenu
en raison de la complexité des résidences.
Le phénomène est encore plus évident si l'on veut bien admettre comme
successeurs des clercs de l'Ancien Régime ceux qui sont les clercs des
temps modernes. Fondamentalement, Paris demeure la ville de clercs qu'elle
était au XIIe siècle, la ville de robins qu'elle était au XVe ou au XVIIIe, la
ville de diplômés, énarques, fonctionnaires, magistrats, avocats,
professeurs, médecins, écrivains, journalistes ou ingénieurs, qu'elle est
devenue au XIXe et au XXe. Sur vingt-six mille avocats que compte la
France, il en est douze mille à Paris intra muros.
CHAPITRE XIII
LE LIVRE
À l'enseigne des Deux Cygnes, Jean du Pré publie un Missel (1481), les
Cent Nouvelles de Boccace (1485), une Vie des saints Pères Ermites (1486),
les Romans de la Table ronde (1488) et la Légende dorée (1489). Il imprime
une affiche, le Grand Pardon de Reims (1482). Il devient la même année
«imprimeur du roi». Antoine Caillaut et Louis Martineau (à partir de 1482)
impriment Horace, Cicéron, saint Augustin, un commentaire des Sentences
et un superbe Psautier. Leur ouvrier Philippe Pigouchet sera, après 1488, un
grand producteur de livres d'heures. Établi au Pélican, puis au Soleil d'or,
Guy Marchant se rend célèbre à partir de 1483 par ses Danses macabres
(1485 et 1490) et son Débat du Corps et de l'Âme; il édite un almanach
populaire enrichi d'un catéchisme, le Calendrier des bergers (1491). Quant
à l'ancien calligraphe Pierre Le Rouge (1487-1493), à la Rose, il imprime
une Mer des Histoires (1488) dont la qualité rappelle la formation première
de l'imprimeur.
D'abord établi sur la rive droite, rue du Temple, puis rue Quincampoix et
rue Saint-Merry, et enfin dans la Cité en la Juiverie, Pierre Le Caron (1489-
1500) publie des œuvres poétiques, un Livre de la chasse, le Triomphe et
Exaltation des Dames et un remarquable Grand Herbier en français avec de
superbes vignettes de plantes et d'animaux. Le Caron est l'inventeur, en
France, de la publication d'actualité. Il imprime des nouvelles des guerres
d'Italie et, en 1498, un programme de la cérémonie funéraire de Charles
VIII ainsi qu'un récit de l'entrée solennelle de Louis XII à Paris avec,
illustrée d'une gravure sur bois, une relation des joutes données à cette
occasion.
L'illustration par des gravures sur bois apparaît dès 1481 dans le Missel
de Jean du Pré. Elle devient habituelle à partir de 1485 pour la plupart des
ouvrages de Jean du Pré, de Jean Bonhomme et de Guy Marchant, dont la
Danse macabre (1485) s'orne de dix-sept gravures d'une grande qualité. Son
Boccace est encore illustré de gravures sur bois, mais le Missel de Verdun
(1482) et les Heures de Jean du Pré (1488) comportent déjà des gravures
sur cuivre. Dans l'illustration de sa Légende dorée, Du Pré mêle bois et
cuivre. L'ouvrage le plus étonnant est la Mer des Histoires de Guy
Marchant, ornée de gravures à pleine page (1488). Pierre Levet illustre avec
des bois empruntés à l'atelier de Bonhomme sa propre édition de César et
orne de bois originaux la première édition de François Villon (1489). Les
bois de Levet se retrouveront dans l'atelier de Pierre Le Caron (1489-1500),
qui travaille pour Antoine Vérard. Ce dernier multiplie les ouvrages
illustrés de bois, dont certains relèvent de l'édition de luxe destinée à
l'aristocratie, comme les Grandes Chroniques (1493), la Bible historiale de
Guiart des Moulins (1494) ou un Boccace de la généalogie des dieux
(1498), mais dont la plupart ne sont que des oeuvres à bon marché,
médiocrement illustrées pour une clientèle bourgeoise peu difficile sur la
qualité artistique et sur l'adéquation de l'image au texte.
À côté de celui des imprimeurs typographes, un nouveau métier apparaît
alors, qui va bouleverser l'édition et permettre les progrès de la philologie:
celui des correcteurs d'imprimerie. D'entrée de jeu, Fichet déclare que c'en
sera fini de cette «peste» qu'est l'ouvrage de copistes qui ajoutent faute sur
faute au point de dénaturer le texte. Publié en 1485 par André Martineau, le
commentaire latin de Bacon sur le Livre des Sentences est revu et corrigé
par les carmes Bertrand Estienne et Jean Marchand, deux bacheliers
tourangeaux qui, à l'évidence, gagnent ainsi de quoi subsister pendant leurs
études.
C'est en 1502 que s'installe Henri Estienne, suivi en 1526 de son fils
Robert. Les Estienne donnent à l'imprimerie parisienne, jusque-là sensible
aux avantages de la quantité, le goût d'une qualité promue au rang de vertu.
Avec eux, la typographie devient un art. Robert Estienne est l'un des
imprimeurs du roi institués dès 1538 par François Ier. Établi rue du Mont-
Saint-Hilaire, l'imprimeur Claude Garamond est déjà connu pour la gravure
de ses caractères. Il ajoute à sa réputation en gravant en 1544, pour le
compte de Robert Estienne, de nouveaux caractères grecs plus fins et plus
liés que ceux de Jean Petit, puis en dessinant, après le Vénitien Alde
Manuce, des caractères italiques d'une grande délicatesse.
Les métiers du livre avaient tenu leur place dans la diffusion de
l'humanisme, mais aussi dans celle de la Réforme. L'évolution politique et
religieuse de Paris leur porte des coups sévères dans la seconde moitié du
XVIe siècle. Les conflits religieux alimentent l'imprimerie en commandes
de pamphlets, non de livres durables. Les siècles suivants voient se rétablir
la primauté de Paris. La capitale l'emporte même, après 1650, sur Anvers
pour les gravures sur cuivre dont la production, développée trop tard pour
faire l'objet d'un encadrement médiéval, jouit d'une heureuse liberté.
L'imprimerie en taille-douce devient l'une des spécialités du marché
parisien. Elle tiendra le rôle essentiel dans la naissance de l'almanach, de la
gravure de circonstance et d'actualité, de la gravure de mode. Le XVIIIe
siècle voit les graveurs rivaliser pour l'invention de nouveaux caractères.
Ceux de Pierre-Simon Fournier et ceux de François Didot sont parmi les
plus réputés.
L'édition est née dès le XVe siècle, lorsque des libraires imaginent de
commanditer l'imprimerie, fournissant à la fois les textes, la clientèle et les
capitaux dont l'achat de papier, le travail et le délai de vente supposent une
forte immobilisation. Elle est au XVIIIe siècle l'un des éléments du
rayonnement de Paris. Avec Montfaucon, les bénédictins de la congrégation
de Saint-Maur inventent vers 1720 l'édition par souscription. De grands
libraires éditent à leurs frais: c'est l'époque de L.- F. Prault, de Jules
Delalain, de Pierre Didot. Denis Diderot est l'éditeur de l'Encyclopédie.
Mais c'est au XIXe siècle que l'édition se détache de la librairie pour
devenir un métier de prospective intellectuelle, d'organisation de la
production et de rayonnement commercial. Le personnage de l'éditeur
apparaît, parfois imprimeur d'origine (Gauthier-Villars, Mame, Auguste
Poulet-Malassis, Henri Plon), plus souvent libraire - au point que quelques
grandes maisons gardent l'appellation de librairie -, rarement écrivain lui-
même mais nécessairement doué d'un réel talent pour choisir ses auteurs et
se les attacher. Quelques grands noms émergent alors: Louis Hachette en
1826, qui invente dans les années 1850 les guides touristiques, l'édition
pour enfants - avec la comtesse de Ségur - et en 1852 les librairies de gare,
Michel Lévy en 1836, qui éditera Balzac, Flaubert, Renan et Nerval et
auquel succédera en 1875 son frère Paul Calmann-Lévy, Auguste Garnier
en 1840, qui diffuse les auteurs classiques et les contemporains, Pierre-Paul
Didier en 1842, qui éditera Casimir Delavigne et Augustin Thierry, Pierre
Larousse en 1852, qui se spécialise vite dans les publications
encyclopédiques, Arthème Fayard en 1855, qui créera un demi-siècle plus
tard le «Livre populaire», Auguste Poulet-Malassis en 1858 (en 1855 à
Alençon), qui sera l'éditeur de Baudelaire, de Barbey d'Aurevilly, de
Leconte de Lisle et de Théophile Gautier, Charles Dunod en 1858, qui
imagine la littérature technique, Pierre-Jules Hetzel qui se fait en 1862
l'éditeur de Jules Verne, Charles Delagrave en 1864 et Armand Colin en
1868, qui touchent vite les milieux scolaires, Pierre-Victor Stock en 1877,
qui se donne à la littérature politique et dont la maison sera le quartier
général du parti dreyfusard, Ernest Flammarion en 1878, qui publiera à la
fois la littérature générale et une littérature scientifique dont le premier
succès est l'Astronomie populaire de Camille Flammarion. Malgré quelques
déconfitures, comme celle de Poulet-Malassis en 1863, les maisons qui
voient le jour dans ces années-là seront durables, souvent au prix de
regroupements financiers et commerciaux à la fin du XXe siècle.
Les revues d'art sont naturellement liées au monde parisien des ateliers,
des galeries et des expositions. Elles bénéficient des technologies de
reproduction et notamment, à partir de 1891, du traitement imprimé de la
photographie. Dès 1907, la photo en couleur apparaît en hors-texte.
L'invention déterminante est ici, en 1912, celle de l'héliogravure. Les revues
musicales sont également sensibles à l'activité parisienne, même si, dans les
années 1960, la vie musicale de la province - opéras, orchestres et festivals -
y prend une juste place et si le disque ouvre la voie à une pratique musicale
décentralisée.
LA PRESSE
La presse naît au début du XVIe siècle lorsqu'on vend aux carrefours des
pièces imprimées relatant les grands événements du temps. Le camp du
Drap d'or, la campagne de Naples, le retour des princes prisonniers après
Pavie, tout cela alimente une production de papiers que l'on vend en ville,
par colportage ou chez le libraire. L' « occasionnel » relate ou commente un
événement, qui peut n'être qu'un fait divers. Puis, illustré d'une gravure,
c'est le «canard», qui se multiplie à partir de 1550, au fil des victoires, des
émeutes ou des assassinats. On n'en est pas encore au périodique. On en
approche en 1611 avec un Mercure français imité de la Hollande, sorte
d'almanach annuel qui récapitule les faits saillants de l'année écoulée.
Richelieu comprend qu'on maîtrise ainsi l'information: il met à sa tête le
père Joseph, puis un homme à lui qui tient un bureau d'adresses et qui voit
passer dans sa boutique toutes sortes de gens, le médecin Théophraste
Renaudot. Ainsi le Cardinal sera-t-il bien informé, et tout le monde saura ce
que le Cardinal veut qu'on sache. On en vient donc au périodique lorsque, le
30 mai 1631, Renaudot obtient du roi le privilège qui lui permet d'imprimer
chaque semaine des gazettes périodiques comportant le récit des
événements survenus dans le royaume. Le même jour, on vend le premier
numéro de La Gazette. Elle devient rapidement une institution. Des
concurrents se manifestent, font un procès à Renaudot. La protection du roi
lui permettra de poursuivre.
Ainsi nommées dès 1651, les «mazarinades» relèvent d'un art fort ancien,
celui de la critique politique mise en vers. On avait la pratique des graffiti,
celle des chansons de cabaret transmises oralement, celle des placards
affichés dans les rues. La mazarinade se colporte. Elle est le fruit de
l'imprimerie et de la gazette. Elle a pour cible un cardinal, un ministre, un
étranger, l'amant de la reine - le Parisien y croit fermement - et un
prévaricateur dont les riches collections passent pour conséquence du
détournement de l'argent public. En moins de dix ans, on en imprime cinq
mille, presque toutes à Paris. La plupart tiennent en une page. Il en est une
de quarante pages. Le genre littéraire aura longue vie. Au temps de la
Régence, on colporte des vers de mirliton contre l'abbé Dubois. Sous la
Troisième République, on vend sur les places les chansons qu'inspire
l'affaire des décorations, celle de Panama ou les tribulations du général
Boulanger. C'est la radio qui, en diffusant les émissions de chansonniers,
mettra fin à la pratique.
Il faut un certain temps à Louis XIV pour museler une presse surtout faite
de petites gazettes où l'on critique plus ou mois ouvertement la cour et le
gouvernement. Colbert s'en plaint, et le lieutenant de police La Reynie se
voit en 1667 chargé de mettre un terme à cette circulation de nouvelles
tendancieuses. Le fouet, le bannissement et les galères en auront raison.
Paris voit s'ouvrir des «bureaux d'adresses», comme celui que fonde en
1630 Renaudot lui-même. Ce sont des boutiques où l'on vient échanger des
informations pratiques et des adresses d'appartements à louer, mais où l'on
ne se prive pas de faire circuler et de commenter l'information politique.
Les principaux faits de l'année précédente demeurent affichés. On lit les
gazettes. On donne là des rendez-vous. Le plus fréquenté à la fin du XVIIe
siècle est celui du quai des Augustins.
À la même époque, les érudits qui fleurissent dans tous les milieux mais
surtout chez les hommes de loi constituent des bibliothèques personnelles
où le manuscrit se fait rare et où l'on rencontre surtout les productions de la
jeune édition parisienne. Cent ou deux cents volumes ne sont pas
l'exception dans la bibliothèque d'un magistrat ou d'un négociant aisé. On
en trouve sept cents en 1550 chez André Baudry, président des Enquêtes du
Parlement.
Dès le XVIe siècle, la Bibliothèque royale est ouverte à tous les savants.
Les simples curieux y ont accès deux fois par semaine à partir de 1692,
mais l'expérience est interrompue en 1706 à la suite d'un vol. Elle reprend,
une fois par semaine, en 1735. Le mouvement sera suivi. S'ouvrent ainsi au
public les bibliothèques de Saint-Germain-des-Prés, de l'Arsenal et de
Sainte-Geneviève. À la veille de la Révolution, on compte une centaine de
lecteurs à la Bibliothèque royale, et certains obtiennent d'emprunter les
livres pour travailler à domicile.
Les locaux sont déjà insuffisants. On parle de mettre les livres au Louvre,
à la Madeleine, à la Monnaie, à la Charité. On reprend en 1828 sur le Trésor
la galerie Mansart. On parle de construire. À la veille de la Révolution,
Boullée imaginait une basilique à la romaine. En 1835, Benjamin Delessert
propose un immense bâtiment en ellipse. C'est Napoléon III qui,
abandonnant un nouveau projet de transfert au Louvre, et après une mission
confiée à l'inspecteur des Monuments historiques Prosper Mérimée, décide
enfin en 1858 d'une vaste opération destinée à moderniser et à adapter les
lieux à leur usage et à leur fréquentation. Déjà connu pour avoir réalisé
l'architecture novatrice de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, l'architecte
Henri Labrouste construit entre 1854 et 1868 la grande salle de lecture des
imprimés, chef-d'œuvre de la nouvelle architecture de fonte et de verre avec
ses neuf coupoles, élève de nouveaux magasins et restaure ce qu'il conserve
de l'héritage des Mazarin et des Tubeuf. En 1881, Jean-Louis Pascal y
ajoute sur le côté nord un nouveau bâtiment pour les manuscrits. Conçue
dès cette époque, la grande salle ovale de lecture des périodiques ne sera
ouverte qu'en 1936.
N'oublions pas, pour la presse, les cafés. Pendant tout le XIXe siècle et
jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, les cafés ont proposé à leur pratique,
sans supplément au prix de la consommation, un choix de quotidiens,
parfois attachés à des baguettes.
Devenus objet de plusieurs productions industrielles, les arts graphiques
sont directement nés de l'activité des «écrivains» qui, au Moyen Âge, vivent
dans le cercle très large des suppôts de l'Université. Aux temps modernes,
trois mondes professionnels, eux-mêmes très ramifiés, se développent
jusqu'à constituer l'une des activités essentielles de la capitale: l'imprimerie,
l'édition, la presse.
Même si les hôtels ont plus souvent fourni un cadre et une protection que
vu naître de réelles vocations, le XVIIe siècle voit éclore quelques écrivains
de premier plan dans l'aristocratie parisienne. Aucun ne fait métier de son
talent, mais, Saint-Simon et Mme de Sévigné exceptés, qui ne se prennent
pas pour des écrivains, aucun ne se prive de publier ses œuvres. L'exemple
est donné par l'avocat général Étienne Pasquier, qui publie à partir de 1560
ses Recherches de la France, et par Jacques-Auguste de Thou dont Robert
Estienne imprime à partir de 1604 l'Histoire de son temps en latin. Par la
suite, Mlle de Scudéry édite en 1661 sa Clélie, La Rochefoucauld en 1665
ses Maximes et Mme de La Fayette en 1678 sa Princesse de Clèves.
La préciosité a affiné les mœurs littéraires et fait naître plus d'un chef-
d'œuvre. Mais elle a en elle-même ses limites, et le genre qui culmine avec
la «Carte du Tendre » de Mlle de Scudéry n'a rien de fécond. De surcroît, la
préciosité conduit le milieu littéraire à élaborer les règles du bon goût
parisien, ce contre quoi s'élèvera Molière en 1659 dans Les Précieuses
ridicules, montrant deux provinciales convaincues qu'il leur faut singer les
intellectuels de qualité que Paris leur propose comme modèles. Avec la
mort de Mme de Rambouillet en 1665, la préciosité passe de mode. Et la
maîtrise de la mode passe de la ville à la cour, ce qui est dire de
l'aristocratie au roi lui-même.
Dans les années 1670, Paris commence d'être agité par la querelle des
Anciens et des Modernes. Ce n'est, il est vrai, que la répétition des querelles
qui ont été celles des universaux, de l'aristotélisme ou de l'humanisme.
Dans le même temps, on connaît celle de la circulation du sang. Le Cid, en
décembre 1636, a provoqué le scandale en violant la règle des trois unités,
mais le public a réservé un accueil triomphal à la pièce, que jouait au
Marais la troupe de Montdory. Richelieu soutenait Corneille. Les Anciens
s'en consolèrent mal. La querelle ne s'ouvre vraiment qu'en janvier 1687
quand Charles Perrault lit à l'Académie un poème dans lequel, pour exalter
le siècle de Louis XIV, il déclare les Modernes aussi grands que les
Anciens. Devant l'opposition de Boileau, de Racine et de Bossuet, Perrault
publiera jusqu'en 1697 quatre volumes d'un Parallèle entre les Anciens et
les Modernes qui développe l'éloge de l'art et des lettres de son temps et
auquel répondent l'Art poétique de Boileau (1674), l'Épître à Huet de La
Fontaine (1687) et le discours de réception de La Bruyère (1693). Le
combat de ceux-ci est cependant sans espoir. Fontenelle a beau jeu de
montrer en 1687 dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes et en 1688
dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes que le renouvellement
des connaissances rend caduque la pensée des Anciens. Dans les années
1700, l'affaire se laisse oublier. Elle aura donné à parler dans les salons
parisiens.
C'est à l'époque de la Régence que la Ville retrouve son rôle dans la vie
littéraire et artistique, un rôle que, malgré les Académies, elle n'avait plus
guère tenu depuis le temps de Mme de Rambouillet, même si l'on s'était
pressé rue des Tournelles dans l'alcôve de Ninon de Lenclos, si Mlle de
Scudéry avait reçu dans son salon jusqu'à sa mort en 1701 et si le théâtre
était demeuré l'une des grandes activités sociales de la capitale. Mais,
depuis le départ de la cour pour Versailles, c'est la cour qui disait le goût.
Sous Louis XV, la cour n'y prétend plus, et le temps vient de ces nouveaux
pôles de formation, de jugement et de diffusion de la pensée que sont les
salons, les cafés, les journaux.
Des savants ont pris l'habitude de se réunir, et parfois avec les écrivains
qu'ils rencontraient déjà chez le P. Mersenne. L'Académie des Sciences naît
en 1666 de cette assemblée que Colbert entend faire concourir à la gloire du
roi. Elle se tient dans le Jardin du roi, face à l'Observatoire. Dans le même
temps, des savants se réunissent autour de Berthollet de Laplace dans une
Société d'Arcueil qui finira par se fondre dans l'Académie des Sciences.
L'École normale supérieure est créée le 30 octobre 1794 pour former les
maîtres qui, dans les départements, formeront à leur tour les instituteurs.
Elle s'appelle alors École normale de Paris. Réorganisée le 17 mars 1808
sous le nom de Pensionnat normal, elle forme cette fois les maîtres de
l'enseignement secondaire, voire les cadres de l'administration. Les élèves
en sont recrutés par un concours national. La centralisation est à son
apogée. Les cours sont ceux que propose, sur une large gamme, la place
universitaire de Paris. En fait, le Pensionnat normal opère une sélection
d'élèves auxquels sont ménagées toutes les facilités. Mais il redevient dès
1810 une École normale, où sont dispensées des conférences qui complètent
les cours de l'Université. Combinant la recherche et l'enseignement, elle
sera dite supérieure en 1843. Dès lors, elle sera ouvertement l'un des
creusets de l'élite nationale.
Une École spéciale de commerce est fondée en 1820 par deux hommes
d'affaires, Brodard et Legret. Elle devient en 1830 l'École supérieure de
commerce. En 1863, à l'initiative de l'industriel Guillaume Denière, la
Chambre de commerce et d'industrie de Paris ouvre avenue Trudaine sa
propre École commerciale. En 1869, elle achète l'École supérieure de
commerce. En 1881, elle crée l'École des Hautes-Études commerciales. Une
École commerciale de la rive gauche double en 1906 à deux pas de la gare
Montparnasse, celle de l'avenue Trudaine. Vient ensuite en 1916 l'École
commerciale de jeunes filles. La même année est fondée l'École des Hautes-
Études commerciales pour jeunes filles, qu'achète en 1924 la Chambre de
commerce et d'industrie.
D'autres académies sont nées, ou recréées, qui ne sont pas intégrées dans
l'Institut mais réunissent les spécialistes dans des domaines assez divers.
L'Académie de Médecine, succédant à la Société royale de médecine fondée
en 1778, est créée en 1820. L'Académie de Marine fait renaître en 1921 une
ancienne section de l'Académie des sciences d'Ancien Régime. L'Académie
des Sciences d'Outre-Mer succède en 1957 à l'Académie des Sciences
coloniales fondée en 1923. L'Académie de Chirurgie est issue en 1935 de
l'Académie de Médecine mais renoue avec une Académie fondée en 1731.
L'Académie celtique, créée en 1805 pour assembler les historiens et
archéologues qui s'intéressent à l'histoire nationale et non seulement à
l'histoire romaine ou à l'archéologie grecque, devient en 1814 la Société
nationale des Antiquaires de France.
L'écrivain est enfin parvenu à une juste rémunération. Dire que beaucoup
vivent de leur plume serait exagéré. Certes, de Hugo à Sartre en passant par
Balzac et Dumas, il est des écrivains pour vivre de leurs droits. Quelques-
uns jouissent d'une fortune familiale : Proust, Gide, Mauriac, Valery
Larbaud, Montherlant. Ce sont des exceptions. D'autres subsistent grâce à
des expédients, des leçons. Paris demeure cependant une ville d'intellectuels
dont un salaire assure la matérielle. Beaucoup sont professeurs, mais il est
des archivistes comme Michelet, des bibliothécaires comme Leconte de
Lisle ou Anatole France. Nombreux sont les lecteurs dans l'édition, les
directeurs de revue ou de collection, les journalistes. Tous les secteurs de la
vie professionnelle procurent leur contingent de talents. Chateaubriand,
Saint-John Perse, Giraudoux, Morand et Claudel sont diplomates, Saint-
Exupéry aviateur. Certains se détachent du métier, comme Stendhal,
Courteline ou Sartre. Beaucoup y demeurent, ne serait-ce que par
prudence : le succès n'est pas forcément durable. Cette situation donne à la
société parisienne un caractère original né de l'entrecroisement des
notoriétés. La robe du magistrat, celle de l'avocat ou celle du professeur ne
cachent pas l'académicien ou le prix Goncourt.
LA MUSIQUE
L'école de Notre-Dame est déjà réputée au XIIe siècle. Allant plus loin
que l'ancien chant accompagné en improvisation, on y cultive une première
polyphonie faite d'un thème principal en valeurs longues et d'ornements en
valeurs brèves. Deux noms font de Paris l'un des principaux centres
musicaux de France. Maître de chapelle de Notre-Dame vers 1180, Léonin
entreprend d'écrire pour deux voix. Lui succédant vers 1200, Pérotin
compose des pièces à trois ou quatre voix. La polyphonie conduit à un
système rythmique que l'on commence de noter. Cette musique, que l'on
appellera plus tard l'Art ancien (Ars antiqua), procure tout au long du XIIIe
siècle et jusque dans les années 1320, un large répertoire de motets
religieux et de chansons profanes. Lui succède, dès les années 1260, un Art
nouveau (Ars nova) où les voix se développent librement, non sans une
nouvelle et subtile recherche de l'harmonie. Les maîtres en sont au XIVe
siècle Guillaume de Machaut, un Champenois que l'on rencontre à la cour
de Charles V, puis au XVe Guillaume du Fay, plus souvent présent à
Cambrai - voire à Rome ou à Rimini – qu'à Paris, mais qui représente bien
la composition musicale au temps de Charles VII.
L'orgue n'a cessé depuis le Moyen Âge de trouver dans l'invention des
facteurs les moyens de son originalité. On connaît quelques noms. Jean
Bourdon, de Laon, reconstruit à Notre-Dame en 1458 un instrument destiné
à remplacer celui - sans doute simple positif - qu'on a vendu pendant la
guerre, Paul Le Tonnelier construit en 1501 l'orgue de Saint-Paul.
Instrument d'accompagnement quand il n'a qu'un clavier, l'orgue devient au
temps de la polyphonie, avec ses claviers multiples et son pédalier,
l'instrument par excellence du dialogue entre des mélodies que caractérise à
l'oreille une sonorité différente. L'orgue se fait à la fois soliste et
accompagnateur. Le XVIe siècle voit toutes les églises se doter d'un orgue
ou agrandir le leur en l'enrichissant de nouveaux jeux. Cinquante églises
paroissiales, collèges, hôpitaux ou couvents ont désormais leur orgue. Dix à
quinze jeux ne sont pas chose rare, non plus que les montres de seize pieds.
Le goût du temps fait apparaître d'étonnantes sonorités. Il y a à Saint-
Eustache un rossignol et deux «soleils avec cymbales». L'orgue de Notre-
Dame compte déjà six cents tuyaux quand Nicolas Dabenet le restaure vers
1564. On construit ou restaure les orgues de Saint-Gervais en 1550, de
Saint-Germain-l'Auxerrois en 1551, de Saint-Eustache en 1565. Les
villages du pourtour parisien ne sont pas en reste : on entend déjà, en 1559,
douze jeux - dont un rossignol et un tambour - à Vaugirard et quinze à
Sarcelles, où un automate joue de la trompette en façade. Les instruments
de salon se multiplient. Le duc de Ventadour a le sien, à un clavier et cinq
jeux, dans son cabinet de musique.
Au XVIIIe siècle, le clavecin est roi à la cour comme dans les salons, et
les facteurs parisiens sont prospères. Nicolas Blanchet et son fils François-
Étienne, Christophe Chiquelier et Jacques-Guillaume Bourdet puis Pascal
Taskin, élève et successeur de Blanchet, et son neveu Pascal II Taskin
travaillent pour la cour, tout comme pour la ville. Tous exportent les
instruments qu'ils construisent dans des ateliers souvent groupés autour de
Saint-Merry, quand ils ne sont pas à Versailles. À côté des Français, des
facteurs d'origine étrangère contribuent à la réputation de la place. Les
Taskin sont liégeois. Guillaume et Jean-Henry Hemsch, Antoine Vater,
Jacques-Joachim Swanen sont allemands. La lutherie parisienne n'est pas
moins vivante, produisant des violons, des gambes et déjà des violoncelles.
La harpe est également demandée. Salomon invente dès 1762 la harpe
chromatique à pédales.
L'art du livre trouve son origine dans les ateliers de copie et d'enluminure
qu'entretiennent les grands établissements ecclésiastiques. Celui de Saint-
Germain-des-Prés est actif dès le milieu du XIe siècle, et l'on connaît déjà
un artiste de grand talent, le moine Ingelard. Mais, si l'on copie beaucoup
dans les monastères parisiens, les grands centres de l'enluminure sont
ailleurs. Le mouvement intellectuel qui anime Paris au XIIe siècle ne
s'accompagne pas d'une symbiose de l'écrit et de la figuration. À la fin du
siècle, la superbe Bible de Manerius est, probablement réalisée à Sainte-
Geneviève, l'œuvre d'un artiste anglais. Et l'on dénote aussi vers 1200 des
influences anglaises dans le Psautier illustré pour la reine Ingeburge
(Chantilly, Musée Condé).
L'école parisienne d'enluminure s'anime dans les années 1230, alors que
le marché aristocratique de l'art se développe à la faveur de la fonction de
capitale qui caractérise maintenant en tout Paris. L'art demeure religieux par
son inspiration, mais il est déjà laïc par sa clientèle. Et la convergence
d'artistes venus de tous les horizons confère à l'enluminure parisienne une
extrême diversité. Le Psautier de Paris et le Psautier de saint Louis (1256)
en sont les témoins.
L'architecture carolingienne n'a rien laissé à Paris. Les textes nous font
cependant connaître quelques édifices d'importance, comme cette église sur
plan circulaire qui donne son nom à Saint-Germain-le-Rond, futur Saint-
Germain-l'Auxerrois.
Si l'on bâtit encore au début du XIVe siècle, alors que s'élève Saint-Leu-
Saint-Gilles, la guerre de Cent Ans fait ensuite marquer une pause. C'est
cependant en pleine occupation anglaise que l'on reconstruit Saint-Laurent
et Saint-Nicolas-des-Champs. La guerre finie, le dynamisme reprend. Saint-
Médard en est l'exemple.
Séduit par l'Italie, Charles VIII en fait venir dès la fin du XVe siècle des
artistes et des artisans. Il y a quelques grands noms, des architectes en
particulier. Il y en a de moins connus, un charpentier de parquets, un
jardinier, des tailleurs, un parfumeur. Longtemps, ces Italiens ne sont à Paris
que par contrecoup de leur venue à Amboise sous Charles VIII, à Blois sous
Louis XII, à Fontainebleau sous François Ier. Il faudra sous ce roi
l'ouverture de quelques grands chantiers parisiens comme celui du nouveau
Louvre, pour que les artistes italiens trouvent sur les bords de la Seine un
marché plus important que celui du Val de Loire. C'est alors que l'on voit à
Paris des architectes comme Domenico da Cortona, dit le Boccador, qui
dessine les plans du nouvel Hôtel de Ville et de plusieurs hôtels particuliers,
ou l'architecte et humaniste franciscain Giovanni da Verona, dit Fra
Giocondo, qui dirige la construction du pont Notre-Dame. Viennent aussi
des sculpteurs comme Guido Paganino, dit Mazzoni, des peintres comme
Matteo dal Nassaro. Sculpteur et orfèvre, Benvenuto Cellini a, de 1540 à
1545, son logement et son atelier dans le vieil hôtel du Petit-Nesle qu'il a
choisi et obtenu de François Ier pour la vue qu'on y a de la Seine. C'est là
qu'il cisèle le décor des grandes tables de la cour et de la ville. Quant à
Paganino, il sculpte à Saint-Denis le tombeau de Charles VIII.
Dans le même temps, les façades et les galeries à arcades des hôtels
particuliers s'ornent de pilastres, de frontons, de guirlandes, de médaillons
de terre cuite à la mode italienne. On voit même, dans des niches, des
statues. Le meilleur exemple conservé est l'hôtel de Ligneris (auj.
Carnavalet). Pour la place Dauphine, Henri IV rendra obligatoires les
lucarnes à fronton.
C'est aux Tuileries que Philibert de l'Orme crée un « ordre français», qui
joint le goût décoratif de Catherine de Médicis à son propre désir de
clarifier la grammaire décorative héritée du temps de François Ier. La
juxtaposition de deux ordonnances architecturales au long de la galerie du
Bord-de-l'eau est une habile réponse au risque de monotonie sur 450
mètres. Jacques Androuet du Cerceau revient après 1580 à un style plus
rude, où le grandiose tient à la simplicité, mais il ne s'interdit pas, comme le
fait aussi Pierre II Chambiges, de rétablir dans le Paris de Henri III un peu
de fantaisie purement ornementale.
Ce qui sera le classicisme apparaît au tournant des XVIe et XVIIe siècles,
avec la sobriété dans les matériaux, la rigueur dans les ordonnances, la
monumentalité dans le décor. Construits vers 1585, le palais abbatial de
Saint-Germain-des-Prés et l'hôtel qui portera le nom de Lamoignon sont –
avec l'hôtel de la reine Catherine, près de Saint-Eustache, dont ne demeure
que la colonne astronomique - parmi les premiers exemples de ce nouvel art
où le grandiose l'emporte sur la subtilité.
Avec de plus ou moins grands moyens, on veut imiter Rome. Paris doit
être la «nouvelle Rome ». C'est à l'imitation de Saint-Pierre de Rome que le
Roi-Soleil fait élever un baldaquin au-dessus de l'autel du Val-de-Grâce et
placer un groupe de grandes statues derrière l'autel de Notre-Dame, c'est à
l'instar des églises romaines que fleurissent les coupoles ornées de fresques,
c'est en empereur romain que Girardon représente le roi au centre de la
place Vendôme, et c'est à la romaine que surgissent les tombeaux
monumentaux dus à Coysevox, à Coustou, à Girardon ou à d'autres dans les
chapelles de Saint-Eustache (Colbert), de Saint-Germain-des-Prés (Jean-
Casimir de Pologne), de Saint-Nicolas-du-Chardonnet (Le Brun), de Saint-
Gervais (Le Tellier), des Invalides (Turenne), voire de la Sorbonne
(Richelieu) ou du collège des Quatre-Nations (Mazarin), comme naguère à
Saint-Denis où l'italianisme a régné pendant tout le XVIe siècle.
C'est en 1754 que Louis XV, accomplissant peut-être un vœu fait pendant
sa grave maladie de 1744, décide la construction d'une nouvelle église
Sainte-Geneviève qui sera surtout son apport au panorama parisien encore
marqué par le dôme des Invalides, c'est-à-dire par l'œuvre de Louis XIV.
Elle deviendra le Panthéon.
L'histoire a souvent été dure pour Viollet-le-Duc. C'est oublier que l'on
partait de rien, et que les monuments menaçaient ruine. On peut regretter le
caractère doctrinaire de l'architecte, délibérément sourd à tout propos qui
n'épousait pas son point de vue. On ne saurait oublier que, dans l'instant, le
risque était de voir Notre-Dame s'effondrer.
François Ier avait créé un Cabinet du roi, qui n'avait cessé de s'enrichir,
notamment grâce au legs des collections de Mazarin et à une judicieuse
politique d'acquisition menée par Colbert. Louis XIV décide en 1681 le
transfert de ces collections au Louvre. Mais celui-ci souffre immédiatement
de la concurrence de Versailles. Les œuvres d'art y sont l'une après l'autre
emportées. Mais l'idée se fait jour dans la seconde moitié du XVIIIe siècle
d'une présentation des collections royales au public. Quelques œuvres sont
exposées de 1750 à 1777 au palais du Luxembourg. Mais on parle surtout
d'une ouverture générale, à laquelle s'attache le comte d'Angiviller,
directeur général des Bâtiments du roi depuis 1774. Les réticences de Louis
XVI retarderont le retour à Paris qui est la condition de cette ouverture. En
mai 1791, l'Assemblée vote la création d'un Muséum central des arts,
devenu Muséum de la République lorsqu'il s'ouvre le 18 novembre 1793. Il
prend vraiment vie en 1802 avec la nomination de Vivant Denon comme
directeur général. Louis XVIII poursuivra l'aménagement du Louvre. Le 21
octobre 1795, naît le Musée des Monuments français, où Lenoir tente de
sauver ce qu'il a pu récupérer de sculptures et de fragments architecturaux
parmi ce que les sectionnaires ont jeté à bas. Louis XVIII le supprimera en
1816, pour en transférer les collections à Saint-Germain-des-Prés.
La place d'affaires
C'est sous Charles VIII que l'on revoit le niveau d'opulence des années
1380. Les taxes perçues sur la circulation des marchandises aux ports de
Neuilly et d'Argenteuil n'atteignent qu'entre 1475 et 1500 la valeur de
l'avant-guerre. Mais la course aux offices et le besoin de paraître ont
devancé la prospérité : dès 1485, Charles VIII doit sévir contre le luxe qui
s'affiche dans les rues de Paris sur le dos des officiers, des bourgeois et
même des valets. Il est inutile de le souligner longuement : cette civilisation
du paraître, qui fait alors la fortune des artistes et les attire à Paris, détourne
vers des investissements stériles les capitaux disponibles.
REMODÈLEMENT DE LA SOCIÉTÉ
Pour le roi, l'affermage d'un revenu est d'abord une avance consentie par
le fermier, qui se rembourse en levant le revenu et se rémunère en levant
plus qu'il n'a payé sa ferme. C'est aussi un moyen de prévision budgétaire,
le roi étant, dès l'adjudication, assuré d'un revenu aléatoire par nature. C'est
vrai de l'impôt direct, qui ne rentre jamais en totalité. Ce l'est encore plus de
l'impôt indirect - aides sur la circulation et la consommation des denrées,
gabelles - et du revenu domanial (cens, taxes, banalités, monnaie) soumis
aux aléas de la conjoncture. Nul ne peut être certain en début d'année de la
production d'un vignoble, de l'affluence à une foire ou d'un nombre de
délinquants. Le fermier prend le risque. Le troisième avantage est le zèle de
qui lève l'impôt ou perçoit la taxe, zèle qui tient à ce que son profit se situe
dans la perception marginale qui dépasse le montant de l'adjudication. Un
collecteur payé au temps passé serait moins acharné.
À Paris plus qu'ailleurs, l'office devient l'un des placements favoris d'une
classe de robins et de financiers. On dote les filles, on achète des offices
pour les fils et les neveux. Et comme des études de droit ne sont pas inutiles
pour l'obtention des lettres patentes qui sanctionnent la transmission, les
études deviennent elles aussi un placement. C'est autant de capitaux qui
manquent à la vie économique de la capitale. La place d'affaires végétera
longtemps parce que l'argent va d'abord aux offices, et ensuite au train de
vie qu'impose la réussite sociale dans le milieu des offices. Les hôtels
particuliers, voire les collections d'oeuvres d'art, sont autant de causes de
stérilisation des capitaux concentrés à Paris. La Bruyère ironise sur ces
enfilades de salons où le maître n'ose même pas habiter lui-même et que
l'on fait visiter : « Tous demandent à voir la maison, et personne à voir
Monsieur. » Même chez les fermiers généraux du XVIIIe siècle, gens fort
occupés à faire valoir leur fortune, l'hôtel et les collections accaparent une
part notable du capital. Marin de La Haye, qui occupe sous Louis XV l'hôtel
Lambert, y accumule les meubles précieux, l'argenterie, les pendules et les
tapisseries. La galerie, dont le plafond est de Lebrun, ne comporte pas
moins de douze sculptures, dont une réplique du Louis XIV équestre de la
place Vendôme. La Pouplinière laisse à sa mort pour 80 000 livres
d'argenterie et de bijoux.
Argent immobilisé que tout cela? Que non. Si les capitaux sont
improductifs, le numéraire circule. Voltaire, dans la Défense du Mondain,
note que le riche, obligé de dépenser pour le luxe de son paraître, donne
ainsi à travailler aux pauvres. Soyons clair : rarement l'artisanat parisien
s'est aussi bien porté que dans les moments où il est une société opulente
pour commander meubles, vaisselle, vêtements brodés et bijoux.
C'est alors que les notables sont prêts à n'importe quoi pour avoir leur
particule. «Et de Monsieur de L'Isle se fit un nom pompeux », ironise La
Fontaine à propos du bourgeois qui a entouré sa terre d'un fossé bourbeux.
On verra des dénominations aberrantes, touchant même les pseudonymes :
M. de Molière en un siècle, M. de Voltaire en un autre. Le snobisme
deviendra inconscient : une gravure de Nicolas Guérard montrera la «rüe
d'Auphine». Louis XIV en tirera parti en faisant payer fort cher au
bourgeois le droit d'enregistrer ses armes.
Taxation fiscale, dots des filles, inventaires après décès, tout s'accorde
pour dessiner les grandes lignes de la hiérarchie économique et sociale. Du
XVe au XVIIe siècle, celle-ci ne varie plus guère. Au sommet, nous
trouvons les présidents et conseillers des cours souveraines, Parlement,
Comptes et Aides, les trésoriers de France et les avocats au Parlement. Au
second rang, ce sont les procureurs au Parlement, les huissiers et les
greffiers du Parlement et de la Chambre des comptes. Quelques changeurs,
pelletiers et libraires se hissent à ce degré. À un moindre niveau sont les
avocats et les procureurs au Châtelet. Les grands marchands, les merciers,
les drapiers, les orfèvres et les épiciers ne viennent qu'ensuite. Le gros du
monde de la boutique et de l'atelier ne vient que loin derrière. Les médecins
ne sont encore qu'à un rang modeste.
APPARITION DU RENTIER
C'est au sortir de la guerre de Cent Ans qu'il fallut pour la première fois
bousculer ce principe. La propriété parisienne était en piètre état, bien des
maisons avaient souffert d'un long défaut d'entretien. Faute de propriétaire
occupant ou connu, des rentes étaient impayées depuis des décennies.
Lorsqu'il fallut reconstituer la propriété bâtie pour accompagner la
renaissance démographique et économique de la capitale, bien des gens
hésitèrent devant l'opacité des situations financières : de quels arrérages
allait se trouver débiteur celui qui se hasarderait à reconstruire une maison?
De même qu'il s'autorise, au mépris de la séparation fondamentale des
domaines de l'intervention publique et du droit privé, à laisser conclure de
nouveaux baux ruraux après seulement quatre publications à la messe
dominicale pour connaître les droits antérieurs, prescrits par abandon,
Charles VII déclare nulles toutes les rentes qui, après quatre « cris », ne
seraient pas revendiquées. Il va sans dire qu'une telle clarification permet la
constitution de nouvelles rentes. La base demeure la même : une
hypothèque sur un bien foncier.
Une nouvelle étape est franchie vers une plus grande souplesse du
système quand, voyant que l'endettement paralyse le marché immobilier et
contraint certains propriétaires trop lourdement grevés à laisser se dégrader
puis s'écrouler leurs maisons à seule fin de ne plus payer les rentes,
François Ier autorise, en 1539, le rachat des rentes par le débiteur. En 1553,
Henri II va plus loin : pour assainir le marché, il rend obligatoire le rachat.
Ainsi les propriétaires incapables de lever les hypothèques pesant sur leurs
maisons n'auront-ils que la ressource de vendre celles-ci, laissant la place à
de moins impécunieux. Les vieilles rentes disparaissent alors, de même que
les cens, également rachetés. En revanche, il n'est pas interdit de constituer
de nouvelles rentes. Les bourgeois n'y manqueront pas.
Les villes ne se privent pas de constituer également des rentes. Depuis le
XIIIe siècle, tous les prétextes sont bons : charges de défense, construction
d'édifices publics, indemnités dues en application d'un traité ou d'une
condamnation, etc. Cet endettement est souvent à l'origine de mouvements
sociaux, les patriciens urbains s'entendant à emprunter au nom de la ville et
à acheter de la rente en leur nom propre : l'endettement profite aux
gouvernants de la ville et pèse sur le menu peuple. On a vu le roi intervenir
pour protéger le peuple en cassant un endettement délibérément excessif.
Dans les mêmes siècles, le roi a recouru d'abondance au crédit des villes.
Pour une somme en fait imposée, le roi emprunte d'une ville et donne en
gage le montant d'un impôt à lever. Il n'y avait pas d'intérêt : ce n'est pas
une rente. La ville prête. Elle s'arrange pour répartir la charge, comme elle
l'eût fait d'un impôt. Ce rôle, naturellement assumé en d'autres villes par la
commune ou le consulat, suffirait à justifier l'attitude de la royauté face à un
Hôtel de Ville parisien qui n'est rien en droit mais se révèle bien commode
en pratique. La Prévôté des marchands prête au roi, et en lève les deniers.
Depuis le temps de Louis XI, ces prêts des villes sont tenus pour signe de
fidélité, et ils sont en réalité la condition d'une faveur qui peut se traduire
par des privilèges économiques. Le bourgeois a vite compris que mieux
vaut prêter une somme, même à fonds perdus, que voir les autres profiter
seuls des exemptions de cette fiscalité sur les transactions qui suffirait à
ruiner une place commerciale. Les emprunts royaux ne seraient que des
anticipations de l'impôt, le roi percevant tout de suite le produit, quitte à ce
que la levée s'étale ensuite sur de longs mois au bénéfice de la ville, s'ils ne
se succédaient à un tel rythme que la position de la ville demeure en
permanence créditrice. Assignés sur un revenu escompté, ces emprunts ne
sont garantis sur rien. Si l'impôt ne rentre pas, la ville attendra longtemps
son remboursement.
Jusque dans les années 1560, la rente jouit de la confiance publique. Les
titres se placent sans difficulté, et ils sont négociables. Le doute s'installe
ensuite quant à la solvabilité d'un État qui paie de moins en moins
régulièrement et dont on pense qu'il finira pas consolider sa dette, c'est-à-
dire l'annuler en tout ou en partie. Le Parisien, dès lors, se méfie. Il ne reste
pour souscrire aux émissions qui se succèdent que les gros «partisans», ces
associés qui ont une « partie » du marché des fermes et que fustigera La
Bruyère. Ils sont alors, pour la plupart italiens. Les Français viendront. Ces
gens comptent sur leur poids, et donc leurs relations, pour éviter une
banqueroute royale. En fait, ils achètent ainsi, par un crédit à haut risque,
les privilèges commerciaux et bancaires qui leur assurent des profits bien
supérieurs à ce qu'ils jouent sur la rente.
Les vieilles rentes étaient négociables, mais chaque rente mettait enjeu
des parties différentes, ce qui interdisait l'organisation d'un marché. Chaque
rente valait ce que valait son débiteur, et nul ne pouvait se targuer de
connaître la solidité de tous les débirentiers, sinon grâce à l'information du
voisinage et de la profession. Les nouvelles rentes ont l'avantage d'être
susceptibles d'un marché ouvert et bien informé. L'évolution des taux de
transaction est, pour chaque émission ancienne, connue au jour le jour.
Investir dans la rente devient donc une spéculation à court comme à long
terme : le capital est, malgré un risque sur le taux de vente, mobilisable à
tout moment. Sûre à l'échelle des générations, la rente devient un placement
de père de famille. Disponible de jour en jour, elle est aussi commode que
les sacs d'or ou d'argent, et elle rapporte de l'intérêt. Le bourgeois parisien
lui trouve donc tous les avantages, y compris celui de percevoir un intérêt
perpétuel payé, en définitive, par les contribuables des régions et des villes
moins favorisées quant à la ponction fiscale.
Dès le XVIIe siècle, tout Parisien un peu aisé possède de la rente. Dans
les années 1700, même les domestiques, les valets et les compagnons ont
quelques titres. Les actifs successoraux des salariés comportent, suivant le
niveau social, de 2 à 80 % de rente, celle-ci étant parfois le moyen qu'ont
trouvé les patrons pour rémunérer en fin d'activité un salaire irrégulièrement
versé pendant des années. C'est alors que la rente privée, la vieille rente
constituée sur des immeubles comme le simple billet à ordre, rejoint dans
les patrimoines les plus modestes la rente publique, celle des titres sur les
aides ou les gabelles, sur l'Hôtel de Ville, sur les églises même. Titre privé
par excellence, la rente viagère prend une place croissante au cours du
XVIIIe siècle.
La rente d'État continue de tenir le premier rang. Chaque fois qu'il est
question de réformer la fiscalité, on conclut au lancement d'un nouvel
emprunt. Le moindre n'est pas celui qu'en mai 1749 émet le contrôleur
général des Finances Machault d'Arnouville en titres au porteur. Cette
innovation, qui met le rentier à l'abri de l'inquisition fiscale, assure le succès
de l'emprunt. Sous Louis XVI, Necker et Calonne accroissent encore la
dette publique en favorisant l'émergence de nouveaux petits porteurs : on en
compte près de 600 000 en France à la veille de la Révolution, et les
Parisiens sont de loin les plus nombreux.
Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que le rôle assez négatif d'un
Paris qui immobilise en vain un tiers des capitaux disponibles en France
porte les milieux d'affaires provinciaux à une hostilité envers la capitale qui
sera l'une des composantes de l'attitude politique des Girondins. Dès le
début du XVIIIe siècle, Descazaux des Hallays écrivait, se faisant l'écho des
sentiments des négociants nantais, que Paris pompait et stérilisait les forces
économiques de la France. Plus tard, Talleyrand qualifiera la capitale de
«ville d'appointements».
La loterie fait alors fureur. C'est le vieux système du jeu à lots, ce mot
signifiant simplement tirage au sort. C'est aux lots que l'on attribuait les
places sur les foires et les marchés. Jusque-là, et depuis l'invention de
l'emprunt à lots sous François Ier, on en usait surtout pour des œuvres
charitables. Au XVIIe siècle, les loteries sont l'un des jeux favoris des petits
parieurs, et les moralistes les dénoncent comme l'une des causes de
paupérisation. L'objet caritatif fortement annoncé - les loteries alimentent le
financement des hôpitaux et autres bonnes œuvres - ne trompent personne :
elles déchargent d'autant le Trésor royal. Des hôpitaux sont réparés ou
entretenus par des loteries, mais on n'ose guère faire appel aux lots pour
grappiller l'épargne privée. Or voici que le contrôleur général Chamillart
organise en 1700 une loterie sans autre but que de proposer un gain
aléatoire au joueur et un profit assuré au Trésor. Et de recommencer en
1704. La Loterie fait vite figure d'institution. Sous Louis XVI, on compte à
Paris cent douze bureaux de la Loterie. À la même époque, on commence
de parier sur les courses de chevaux. Réorganisée par la loi du 9
vendémiaire VI, la Loterie approvisionne le Trésor et laisse le petit peuple
libre de jouer de petites sommes. Sous la Restauration, cent mille Parisiens
jouent autant que toute la province réunie, et le Trésor y gagne sept millions
par an.
La crise qui éclate en 1810 met brutalement fin aux rêves de grandeur
économique et financière, aussi bien qu'à ceux d'un urbanisme monumental
qui eût fait de Paris la nouvelle Rome. La guerre d'Espagne a profité à
l'Angleterre et coûté fort cher à la France. Le blocus continental est tenu en
échec par la contrebande. Comme on avait spéculé sur les titres de Law ou
sur les assignats, on spécule sur le coton, le café et le cacao. Ajoutons que,
comme jadis pour l'Empire carolingien, les annexions en Europe centrale
qui constituent le Grand Empire placent désormais Paris en position
excentrique. On le verra bien pendant la campagne de Russie, lorsque le
gouvernement délibérera à Paris sur des décrets que Napoléon signera après
plusieurs semaines sur le bord de la Moskowa. Les décrets qui, en juillet-
août et octobre 1810, durcissent le blocus achèvent de ruiner les milieux
d'affaires des grands ports, d'Amsterdam, de Lübeck et de Hambourg en
particulier. La banque suit. Cette fois, Paris est touché. Laffitte et Fould
s'effondrent. Les faillites s'enchaînent à l'ombre de la déroute bancaire. Une
récolte céréalière particulièrement mauvaise ne fait alors qu'ajouter le
spectre de la disette. On taxe les blés pour éviter la spéculation : le résultat
est qu'ils disparaissent du marché.
Napoléon raisonne alors en politique : il va ménager la capitale. Tant pis
si le pain est cher en province, il faut que le peuple parisien ne se retrouve
pas dans la rue. Le pain ne dépassera pas les vingt sous. Et on embauche
pour le terrassement de la colline de Chaillot. Paris ne bougera pas. L'ordre
public est sauf sous les fenêtres du gouvernement, mais les affaires sont
asphyxiées. Elles ne reprendront réellement qu'après 1815.
Le Paris du XIIIe siècle passe pour une ville drapante. On y trouve les
artisans de la trentaine d'opérations techniques qui, se succédant du triage
de la laine brute à la teinture, font de la draperie une véritable industrie avec
ses commanditaires et son prolétariat, avec ses infrastructures aussi, comme
les poulies qui sont des tendeurs pour le séchage des draps. La draperie
vivifie même l'économie des campagnes voisines : dans les villages de l'Île-
de-France, on cultive la guède et le genêt d'Espagne dont on tire les
colorants bleu et jaune. Et l'élevage ovin de la région procure la laine au
moins autant que la viande. Dans les années 1300 encore, la production
parisienne rivalise fort bien avec les importations, contribuant ainsi à mettre
à mal les foires de Champagne qui vivent de ces importations. Le déclin
s'amorce dans les années 1330. Au XVe siècle, c'est chose finie. L'industrie
n'a pas réussi à prendre place dans le développement et la diversification
des activités de la ville. À Paris même, le drap local vaut peu de chose. Un
drapier est un marchand de drap, un importateur. Ce n'est pas, comme dans
le Nord, un fabricant qui organise la production. Teinturerie mise à part, les
métiers du drap sont maintenant relégués à l'arrière-plan de l'activité
parisienne. Les teinturiers survivent grâce à la diversité des produits
tinctoriaux de haute qualité que fournit toujours le marché d'une ville en
relations suivies avec les places importatrices, Rouen, Anvers, Lyon,
Marseille et Montpellier, et abondamment pourvu de produits à bas prix par
l'agriculture des régions voisines (racine de noyer, guède).
Un ultime effort en faveur de la soierie est accompli par Henri IV, qui
développe l'élevage du ver, fait venir des artisans lyonnais et milanais, et
soutient en 1603 les financiers qui établissent une manufacture de tissus de
soie, d'or et d'argent qu'il installe sur un vaste terrain, dans le parc des
Tournelles alors à l'abandon. La manufacture deviendra le côté nord de la
place Royale (des Vosges). La soierie du Marais ne survivra pas à la
promotion sociale du quartier : sous Louis XIII, on n'en parle plus. C'est la
soie de Lyon qui l'emporte.
Si le luxe d'une capitale donne matière à des métiers comme celui des
brodeurs, la présence d'une importante population modeste ou pauvre, en
ville ou en banlieue, entretient celui des fripiers. Les boutiques de
vêtements «démarqués» en sont au XXe siècle les lointains successeurs. En
amont des commerces de la sorte sont les chiffonniers, dont l'industrie
s'alimente au contraire, depuis le Moyen Âge, des rebuts d'une société
prompte à jeter des vêtements ou des objets encore utilisables. L'usage des
sacs à ordure fermés mettra fin, dans les années 1980, à la fouille des
poubelles, l'activité des chiffonniers se concentrant alors sur le vidage des
caves et des logements abandonnés.
L'INDUSTRIE LOURDE
LES AFFAIRES
La banque des années 1790-1850 n'opère que dans un marché étroit. Elle
gère des placements, non des dépôts, organise ses investissements,
personnalise son service, spécialise ses interventions. Sous la Monarchie de
Juillet, la banque Seillière n'a guère qu'une trentaine de clients, parmi
lesquels les frères Schneider, qui construisent au Creusot des locomotives et
des bateaux à vapeur. James de Rothschild soutient les entreprises
ferroviaires. Pereire financera bientôt l'urbanisation de l'Ouest parisien.
Le siècle de l'enrichissement s'achève sur une crise non moins grave que
celle qui a préparé la Révolution. Mais cette fois c'est une crise mondiale,
qui ne fait que se répercuter à Paris. Alors que la France prospère du
Second Empire a réussi à couvrir cinq fois l'emprunt lancé pour couvrir
l'indemnité exigée par l'Allemagne victorieuse, l'économie s'effondre
soudain en 1873. Une usine sur quatre ferme. Les industries qui ont fait la
fortune du Paris du XIXe siècle, le textile, l'ameublement, l'imprimerie, la
métallurgie différenciée, sont durement touchées. Plus que d'autres centres,
Paris souffre, car il paie brutalement son remodèlement social. Ce sont les
fruits amers de la politique menée par Haussmann. D'abord encombrée par
les grands travaux d'urbanisme, la capitale a vu s'élever la valeur des
terrains constructibles, donc le coût des implantations industrielles. C'en est
fini, dans un tissu urbain rénové, des ateliers et des entrepôts à bon marché.
Paris devient une ville de sièges sociaux, mais les usines sont ailleurs, en
banlieue ou en province.
La crise dure plus de vingt ans. C'est seulement dans les années 1895 que
l'industrie reprend ses droits. C'est alors le temps de la Villette, de Grenelle,
de Charonne, tous quartiers que favorise le transport des pondéreux par voie
d'eau. La banlieue, surtout, gagne tout à la sortie de la crise. La ville
conserve ses industries traditionnelles, celles du textile et du vêtement. Elle
y joint les industries à haut niveau de technologie. Mais, avec l'automobile
et même la toute jeune aéronautique, l'industrie lourde est en banlieue. Cette
fin du XIXe siècle voit une véritable industrialisation de l'Ouest parisien, où
n'existait pas d'autre tradition artisanale que villageoise, si l'on excepte l'eau
de Javel qui assura en 1777 la notoriété du lieu-dit Javel, sur la rive de
Grenelle : d'abord créée à Epinay-sur-Seine, la fabrique de Jean-Baptiste
Peeters et Léonard Alban - où le comte d'Artois a des intérêts - produit à la
veille de la Révolution de l'acide nitrique, de l'esprit de sel et de l'acide
sulfurique. Des fabriques de colle et de noir animal la rejoignent au XIXe
siècle quai de Javel. Gustave Eiffel établit à Auteuil en 1912 la soufflerie
électrique longue de vingt mètres grâce à laquelle il poursuit les expériences
d'aérodynamique commencées en haut de la tour Eiffel, expériences dont
profitera par la suite l'aéronautique. L'industrie automobile tire parti dès sa
naissance des espaces disponibles sur les rives jusque-là délaissées par la
résidence : Louis Renault développe son entreprise à partir de 1898 autour
de son atelier de Billancourt, André Citroën établit en 1919 ses usines dans
la ville même sur le quai de Javel, qui porte aujourd'hui son nom. Mais
Panhard et Levassor sont à l'est sur le quai de la Gare depuis 1889, où les
avaient précédé la sucrerie Say et les Grands Moulins de Paris. Delahaye les
rejoint en 1898. On y verra ensuite Gnome-et-Rhône. À la veille du XXe
siècle, la carte des activités parisiennes n'a plus grand-chose à voir avec ce
qu'elle était trente ans plus tôt. Mais, dès 1895, les indicateurs économiques
sont de nouveau à la hausse. Ce sera pour beaucoup dans le sentiment que
laissera la «Belle Époque ».
Dès les origines, Paris est l'une des capitales de l'industrie radiophonique,
phonographique et cinématographique. C'est en 1894-1895, alors que les
frères Lumière font leur première projection publique, que Charles Pathé
s'intéresse au phonographe et au kinétoscope. D'abord importateur de
matériels anglais, il s'associe au mécanicien Henri Joly pour fabriquer son
propre matériel. En 1900, l'usine Pathé de Chatou emploie déjà huit cents
ouvriers. En 1905, Pathé est à Joinville. La société produit à la fois des
appareils et des films vierges, de même que des films mis en scène, qu'elle
vend, puis loue (1907). Elle introduit en France, en 1908, le cinéma
d'amateur, qui conduira au lancement, en 1922, du fameux Pathé-Baby.
Cette même année 1908, Paul Laffitte crée Le Film d'art, qui produit
L'Assassinat du duc de Guise. Les deux sociétés s'entendent pendant quatre
ans pour se partager l'activité. Elles commanditent Méliès et créent les
actualités cinématographiques, Pathé-Journal. D'autres sociétés de
production cinématographique sont nées avant 1914. Avec Éclair et Éclipse,
il faut surtout citer celle que fonde Léon Gaumont.
MOUVEMENTS SOCIAUX
Tout tend à rendre Paris plus sensible que d'autres villes aux mouvements
sociaux : l'importance numérique du salariat, le niveau politique des enjeux,
la capacité de répercussions sur la province. On y reviendra en raison de
leurs répercussions politiques.
Rayonnement
MAÎTRES ET ÉTUDIANTS
Paris tient depuis les origines une place de choix parmi les grandes places
de la locomotion aérienne. C'est de Meudon que s'envole sans tapage le
premier ballon des frères Montgolfier. Mais c'est au Champ-de-Mars que
six mille badauds voient, le 27 août 1783, la première ascension publique
d'un ballon chauffé, à la Muette que s'envole le 21 novembre la première
montgolfière portant des aéronautes, en l'occurrence Pilâtre de Rozier et le
marquis d'Arlandes, et deux cent mille Parisiens se pressent aux Tuileries le
1er décembre pour l'envol de Robert Cadet et du physicien Jacques Charles,
plus tard connu comme le mari d'Elvire. Pilâtre de Rozier n'a atteint que la
Butte aux Cailles, et Charles Nesles-la-Vallée. Mais le ballon lancé le 19
septembre 1784 dans le même jardin des Tuileries parcourt deux cents
kilomètres. Il n'y a pas moins foule dans le jardin du Palais-Royal quand
Launoy et Bienvenu font voler en 1784 un hélicoptère miniature. Le ballon
sphérique devient après 1815 une attraction courante dans les parcs de jeu,
et l'on voit en 1823 une demoiselle Garnerin se rendre un temps célèbre en
quittant son ballon en parachute.
TOURISME
Au siècle suivant, Paris est plus souvent encore l'objet même du voyage.
Dès la fin de l'Empire, on voit à Paris des Hollandais, des Belges, des
Anglais et même des Américains. Sous la Restauration, on compte chaque
nuit quelque quarante mille voyageurs en ville et par an de trois à quatre
cent mille nuitées de voyageurs dans les hôtels. Entre 1831 et 1846, le flux
des étrangers est multiplié par quatre. Quelques-uns se fixent, la plupart s'en
vont après quelques semaines. À partir du Second Empire, les grandes
expositions internationales provoquent de surcroît des flux périodiques qui
grossissent dans l'immédiat le mouvement migratoire et sont à long terme,
par les récits qu'ils inspirent, générateurs de nouvelles aspirations au
tourisme. Les artistes et les intellectuels se reprennent à chercher à Paris
une inspiration, des commandes, des conditions de travail et un public. On
voit s'établir pour un temps en 1824 et définitivement en 1853 Rossini, en
1830 Meyerbeer qui sera l'un des compositeurs préférés du public parisien,
en 1831 Frédéric Chopin qui mourra en 1849 place Vendôme, en 1831
encore Henri Heine qui devient vite l'un des héros de la société libérale et
romantique, et qui mourra à Paris en 1856, en 1832 Adam Mickiewicz que
l'on verra souvent par la suite à Paris où il enseignera même au Collège de
France, en 1839-1841 - en 1861, ce sera pour se faire jouer –, Richard
Wagner qui propose en vain en 1840 au théâtre de la Renaissance sa
Défense d'aimer, en 1843 Karl Marx, en 1847, en 1855-1857 et en 1862-
1867 Giuseppe Verdi qui compose sur des textes en français et fait
représenter à l'Opéra quelques-uns de ses principaux opéras. Faut-il
rappeler que la version italienne de Don Carlo n'est qu'un remaniement du
Don Carlos en français? Nombreux sont ceux qui, comme Paganini ou
Liszt, séjournent à plusieurs reprises à Paris. Certes, on ne peut encore
parler d'écoles de Paris. Mais le ciel de Paris, et le public parisien, attirent.
Lorsque Jacques Offenbach se fixe à Paris, il ne s'agit plus de tourisme,
mais son public est largement composé de Parisiens d'occasion.
IMPLANTATIONS INTERNATIONALES
Avant la Révolution, rares sont les traités négociés à Paris. Celui qui, le
10 février 1763, met fin à la guerre de Sept Ans est une exception qui,
hélas, n'ajoute rien au prestige de la France. Il en va de même quand en
1814 les termes du traité de Fontainebleau se négocient à Paris. Paris tire en
revanche un réel prestige du rôle tenu par la France dans l'indépendance des
États-Unis d'Amérique. Dans un premier temps, il ne s'agit que du trafic des
armes destinés aux Insurgents, armes financées par le roi et Vergennes, et
acheminées en 1776-1777 par une société fictive, dite Roderigue Hortalez
et compagnie, inventée pour tromper l'Angleterre sur le rôle de la France et
en réalité animée par Beaumarchais, alors établi rue Vieille-du-Temple à
l'hôtel des Ambassadeurs de Hollande. C'est déjà Beaumarchais, célèbre
depuis le succès du Barbier de Séville à la Comédie-Française le 26 février
1775, qui négocie à titre privé avec Arthur Lee venu quémander des secours
au lendemain de la déclaration d'indépendance. C'est encore vers lui que
Vergennes rabat Silas Deane, envoyé officiel des États-Unis. Outre les
armes, Beaumarchais recrute même pour l'Amérique des officiers d'artillerie
et du génie. Au terme on a pu dire que le nouvel état naissait à Paris. C'est
place Louis XV (future Concorde) en l'hôtel de la marquise de Coislin que,
par le traité du 6 février 1778, la France reconnaît, la première, l'existence
des États-Unis. Cinq ans plus tard, le 5 septembre 1783, c'est rue Jacob dans
un hôtel meublé, l'hôtel d'York, où logeait la délégation anglaise, que
l'Angleterre s'incline.
Par la suite, les traités de Paris se font rares. Les choses changent avec
Napoléon III. En février-mars 1855, c'est au Quai d'Orsay, dans le nouveau
Ministère des Affaires étrangères, que se négocie et se conclut entre la
France, l'Angleterre, l'Italie, la Turquie et la Russie le traité qui met fin à la
guerre de Crimée. La défaite de 1870 interrompt à nouveau l'usage. Mais en
pleine guerre, en mars et juin 1916, c'est au quai d'Orsay que se réunissent
les huit puissances alliées.
La vie au quotidien
CHAPITRE XVII
L'administration de la ville
LE CHÂTELET
On n'administre pas une capitale comme une autre ville, surtout quand
elle tend à devenir un monstre démographique et qu'une centralisation
accentuée avec les siècles en fait le centre nerveux à l'échelle de la France
entière. Les enjeux y ont ceci de particulier qu'ils dépassent la ville. Tenir la
capitale, c'est la priorité de tous les gouvernants, en tous les temps.
Des receveurs sont chargés, les uns des revenus ordinaires du domaine,
les autres - épisodiques jusqu'au début du XVe siècle - des aides, c'est-à-dire
de l'impôt. L'assiette de l'impôt direct, les contentieux liés à la fiscalité
royale et l'adjudication des impôts indirects sur les entrées, les transactions
et la consommation appartiennent depuis 1360 à l'élu de Paris, lequel n'est
d'ailleurs élu, au sens propre, que pendant les premiers mois : c'est ensuite
un officier royal. Le receveur des aides perçoit les fermages.
Pour les problèmes matériels de l'entretien des rues et des lieux publics,
le prévôt se fait aider depuis 1357 par un voyer. Un maître des fontaines a
charge de l'entretien des fontaines et des aqueducs.
Le guet, c'est la sécurité de nuit. Il est organisé par Jean le Bon en 1364.
Successeur du « gardien de la ville » dont la fonction apparaît sous saint
Louis, le chevalier du guet de nuit gouverne cette activité essentielle dans
une ville qui, à tant de reprises, craint l'ouverture subreptice des portes. Il
est assisté par les bourgeois qui assument à tour de rôle, quartier par
quartier, le «guet assis qui consiste à passer la nuit dans les tours de l'une
des portes, et par de plus efficaces sergents qui font un guet «roulant»,
autrement dit la tournée des portes. Un lieutenant de police apparaît en
1526. Il a charge de visiter les carrefours et de parcourir les rues. Vingt
archers sont à sa disposition. Les bourgeois sont alors déchargés du guet.
L'obligation ne sera rétablie que de loin en loin, en temps d'insécurité. Ainsi
débarrassé des interminables audiences, le prévôt de Paris devient un agent
politique. Au XVe siècle, il a souvent le titre de chambellan ou de maître de
l'Hôtel du roi.
Le prévôt perd dès le XIVe siècle toute fonction militaire. Le roi nomme
des capitaines dans les forteresses, et avant tout à la Bastille. Il désigne
parfois un capitaine de Paris. Épisodiquement à partir de Jean le Bon,
régulièrement à partir de Louis XI, il y a un gouverneur de Paris et de l'Île-
de-France, normalement un grand seigneur. Le premier est en 1356 Louis
d'Anjou, fils de Jean le Bon. On trouvera là des Bourbons, des
Montmorency, plus tard des Aumont, des Créquy. La charge étant divisée
en 1528, il y aura pendant six ans un gouverneur de Paris. Redevenu
gouverneur de Paris et de l'Ile-de-France, celui-ci n'aura plus au XVIIe
siècle pour prérogative que d'organiser les manifestations publiques, visites
du roi ou Te Deum. Quand le roi est absent, le gouverneur tient sa place.
Mais ce n'est qu'un fauteuil, même si le gouverneur est, en 1692, élevé au
rang de lieutenant général du roi.
Paris est au XVe siècle le siège d'une généralité de Langue d'Oïl qui
comprend un tiers de la France, en 1542 celui d'une généralité de Paris
étirée en vingt-deux élections - l'élection est le ressort de l'élu - jusqu'au
Vexin et au Nivernais et au Sénonais. Elle englobe Compiègne et Beauvais,
Mantes et Dreux, Tonnerre et Vézelay. Un intendant en prend la tête dès
que cette fonction, jusque-là irrégulière, devient en 1635 une institution
permanente. Comme la plupart des officiers, l'intendant n'a pas de siège
attitré. Ses bureaux sont à son domicile. Paradoxalement, c'est au Marais
l'hôtel qu'a à peine eu le temps d'habiter en 1789 Bertier de Sauvigny avant
d'être massacré le 22 juillet qui portera le nom d'hôtel de l'Intendance : la
première administration départementale s'y installe en 1791.
L'HÔTEL DE VILLE
Le prévôt des marchands et les échevins sont élus par l'assemblée dite
des bourgeois, une assemblée très oligarchique de 77, puis 79 personnes :
les conseillers de la Ville, les quarteniers et deux « mandés » par quartier,
tirés au sort parmi quatre bourgeois élus par les assemblées primaires de
quartier. L'assemblée des bourgeois désigne quatre scrutateurs : un officier
royal, un conseiller de la Ville, un quartenier et un mandé, souvent un
marchand pour lequel cette fonction d'un jour est, jusqu'au milieu du XVIIe
siècle, un marchepied vers l'échevinat. On vote par bulletins, dans un
chaperon aux couleurs de la Ville.
Prévôt et échevins ont un rang officiel dans les cérémonies. Ils ont aussi
un costume, variable suivant les époques. En 1389, Jean Jouvenel montre
qu'il est un vrai prévôt des marchands en portant la robe de soie verte pour
l'entrée solennelle d'Isabeau de Bavière. Ce costume se fixe en 1558 lors du
mariage du dauphin et de la jeune reine d'Écosse Marie Stuart. Le collet
rabattu l'emporte alors sur l'ancien collet droit, et la robe prend les couleurs
définitives du brun et de l'écarlate.
Le prévôt des marchands et ses échevins n'en sont pas moins traités avec
sévérité par le pouvoir royal. Lorsque, mal entretenu, le pont Notre-Dame
s'effondre en 1499, le Parlement fait arrêter tous les notables de l'Hôtel de
Ville.
La maison n'a jusque-là rien d'un édifice public. Le chanoine qui la vend
à Philippe Auguste en 1212 s'appelle Philippe Cluin. C'est une forte bâtisse
à deux pignons sur la place. L'étage en encorbellement est supporté par des
piliers, non par de simples poteaux de bois. Au moins sur deux étages, la
maison est donc dès l'origine un édifice de pierre, non de bois et de torchis
comme tant de maisons bourgeoises. Faite pour devenir une résidence
aristocratique, elle est après 1317 l'hôtel de la reine Clémence de Hongrie,
veuve de Louis X. De 1324 à 1356, elle fait partie du patrimoine parisien du
dauphin de Viennois Humbert II, puis du dauphin Charles, le futur Charles
V. Les armes de Viennois ayant été sculptées sur la façade, l'appellation de
Maison aux Piliers est un temps remplacée par celle de Maison aux
Dauphins. Le dauphin Charles la vend en 1356 au receveur des gabelles
Jean d'Auxerre, qui s'empresse de la revendre. C'est alors qu'intervient
Étienne Marcel. Dès lors, la Maison aux Piliers restera la maison commune
de Paris, troquant lentement son nom de Parloir aux Bourgeois ou de
Maison aux Piliers contre celui d'Hôtel de Ville.
La Maison aux Piliers est bien située, mais elle est exiguë. Deux ans
après l'achat, en 1359, le successeur d'Étienne Marcel, Jean Culdoe,
l'agrandit en achetant la maison voisine. Les piliers sont commodes. La
galerie ouverte qu'ils forment abrite les réunions en plein air, et on ne se
prive pas d'y entreposer des marchandises.
Dans les années 1500, la Prévôté des marchands n'a plus qu'une maison
délabrée. On parle alors de la reconstruire. La Ville en délibère déjà en
1529, et le roi s'en mêle. L'acquisition des maisons voisines va permettre de
voir plus grand que l'ancienne Maison aux Piliers. Boccador présente son
projet en décembre 1532. Le 15 juillet 1533, on pose la première pierre.
Mais les temps sont durs, et le chantier est toujours ouvert en 1549
lorsqu'on décide de voir plus grand. Cette ambition ne fera que retarder
l'achèvement, auquel présidera en 1606 le prévôt des marchands François
Miron. L'Hôtel de Ville est, cette fois, un palais. Ce sera encore, en 1789,
celui de Flesselles, puis celui des maires, de l'élection de Bailly à la
suppression de la municipalité le 11 octobre 1795.
DÉLINQUANCE ET MARGINALITÉ
Il n'est qu'un Villon, mais il est des milliers de garçons à la dérive comme
lui. Il est des filles qui améliorent pour un temps leur revenu en chapardant,
des servantes que l'on a mises à la porte parce qu'elles étaient enceintes, des
prostituées qui ont soulagé de sa bourse leur client, des valets qui n'ont
soudain plus trouvé d'embauche. S'y ajoutent les anciens soldats sans
embauche, les estropiés des campagnes gagnées ou perdues. On voit même
s'insurger les soldats réguliers, quand on oublie, comme en 1536, de les
payer. On mendie à tous les coins de rue, on détrousse, on assassine, aussi.
On vole à la tire dans les foires, sur les ponts où le passant s'attarde à
regarder les boutiques. Des bagarres éclatent dans les cabarets, qui ne sont
faites que pour attirer l'attention et détrousser les clients. Les filles s'en
mêlent, qui attirent les victimes et les occupent.
La ville se défend en incarcérant les bons à rien qui pourraient être des
malandrins, en les punissant, en les expulsant. C'est chose aisée quand ils
sont déjà convaincus de mauvaises actions. C'est plus difficile quand il ne
s'agit que de mendiants, ou quand la délinquance se distingue mal du chahut
d'étudiants. Tant qu'on ne les a pas convaincus d'un délit, on ne peut que
fustiger les marginaux et les prier de déguerpir. Parfois, on leur trouve un
travail forcé. Ils sont bons à curer les fossés et les égouts, à gratter le sol des
rues pour en ôter les tas d'ordures que l'on appelle les dos-d'âne. Pour peu
que l'on soit en train d'élever une nouvelle enceinte, cette main-d'œuvre est
d'abord appréciée, quitte à ce qu'on s'aperçoive vite que ces gens que l'on
conduit enchaînés et que l'on paie d'une piécette travaillent peu et mal. Plus
souvent, on les met au pain sec avant de les reconduire aux portes. Il arrive
qu'on traite les mauvais garçons comme des délinquants avérés, et qu'on les
envoie aux galères. Le procédé est déjà au point au XVIe siècle.
Le Paris du jeune Louis XIV est tout sauf sûr. En 1656, on a pris en vain
les grands moyens. Créé, après l'échec d'un bureau des pauvres, à
l'instigation de saint Vincent de Paul - qui en refuse la direction - et de la
Compagnie du Saint-Sacrement, l'Hôpital général est constitué des maisons
de Bicêtre pour les hommes, de la Salpêtrière pour les femmes et les filles
et de la Pitié pour les jeunes garçons. L'Hôpital général reçoit les pauvres
comme représentants du Christ mais cela permet d'interdire en ville toute
mendicité. On accueille sur-le-champ cinq mille pensionnaires, que l'on
entend conduire à une vie policée et si possible à la piété. Il y en aura le
double à la fin du siècle. À la seule Salpêtrière, on trouve en 1690 huit cents
enfants de moins de douze ans, quarante jeunes filles dissolues et cinq cents
vieilles femmes. Les autres sont les mendiants professionnels, les estropiés,
les truands que l'on n'a pas pris en flagrant délit pour les pendre.
Le clochard couche dans la rue, sous une porte cochère, sous les ponts. «
Coucher sous les ponts » devient au XIXe siècle une locution familière pour
signifier l'aboutissement d'une déchéance. Les bancs des stations de métro,
qui offrent le chauffage pour le prix d'un ticket, sont au XXe siècle un
refuge nouveau, qui n'a que l'inconvénient de fermer le soir. La fin du
siècle, en aménageant des espaces publics couverts (forum des Halles),
procure des possibilités de couchage qui ne sont contrariées que par
d'éventuelles interventions de la police. En fait, le clochard étant incurable,
la police se lasse vite de déloger et d'héberger au poste ceux qu'elle
retrouvera le lendemain en semblable posture.
Des refuges sont organisés par les pouvoirs publics. Sous le Second
Empire, on ouvre des asiles de nuit, les uns pour femmes, les autres pour les
hommes. Dans le Chauffoir du boulevard de la Villette, trois poêles
entretiennent un peu de chaleur gratuite du soir au matin. Le problème n'est
cependant pas résolu, et il ne l'est pas davantage quand, lors du rigoureux
mois de février 1954, l'abbé Pierre en appelle à l'opinion contre le fait que
l'on meurt de froid dans Paris. Diverses actions, dues à l'administration ou à
des organisations caritatives, seront désormais à noter chaque hiver.
Les «sans domicile fixe » des années 1990 ne sont plus la conséquence
d'une contestation de la société et de ses règles. Ils sont le fruit du chômage.
Le Parisien est sensible à de grandes différences avec le clochard : le SDF
est sobre, n'insulte pas les passants, cherche d'abord à se laver pour garder
sa dignité. Alors que le clochard se complaisait dans le vagabondage, le
SDF aimerait en sortir.
L'homme n'est pas la seule menace. Paris connaît jusqu'au XVIIIe siècle
la crainte périodique des loups que les hivers trop rudes poussent à chercher
fortune en ville. Ils arrivent en longeant la Seine, s'introduisent par les
berges basses que n'atteint pas la muraille de l'enceinte. Pendant le dur hiver
de 1438-1439, le Parisien vit dans la terreur. Parfois, une meute attaque la
ville en plein été. En août 1423, les louvetiers en prennent chaque nuit trois
ou quatre, qu'ils portent le lendemain à travers Paris, pendus par les pattes
de derrière à des perches. Les louvetiers gagnent beaucoup d'argent, mais ils
entendent montrer le résultat de leur travail.
L'ORDRE PUBLIC
Dès 1559, les responsables de la police ont compris que la sécurité est
affaire de sergents, non de boutiquiers ou d'artisans. Comme au siècle
précédent devant l'inexpérience militaire des francs-archers, on tire les
leçons de l'inefficacité du guet bourgeois et du guet assis. L'un et l'autre
sont remplacés par une force de 240 archers dont 32 à cheval : c'est le «guet
royal ». Avec lui, même si le guet est de nouveau confié aux bourgeois en
1561, commence vraiment la police publique. La mutation sera entérinée en
1771 par Louis XV. La Compagnie du guet sera alors supprimée. La même
police sera en charge du jour et de la nuit.
Quant à la milice des bourgeois, encadrés par les quarteniers, elle est
disponible pour le cas de mouvements de rue ou de coups de main contre
les portes de la ville. Elle est la principale justification du refus
constamment opposé par les bourgeois à toute implantation d'une garnison
dans la ville, à l'exception des forteresses royales comme le Louvre ou la
Bastille. Mais on tient compte de l'incapacité des bourgeois à exercer
vraiment une activité militaire : en 1562, des capitaines remplacent les
quarteniers dans l'essentiel de leur fonction.
L'armée de ligne vient donc en sus. Délibérément tenue hors de Paris par
l'Ancien Régime, éloignée par la guerre sous l'Empire, elle reprend sa place
sous la Restauration dans les casernes parisiennes. On compte alors quinze
mille soldats dans la capitale. Les casernes sont nombreuses, le système des
billets de logement qui procurait un gîte aux gardes-françaises et aux gardes
suisses ayant été abandonné sous Louis XV pour cause d'impopularité.
L'armée n'ayant cessé de se renforcer pendant le XIXe siècle, il est dans la
ville vers 1900 une quarantaine de casernes, avec quelque trente mille
soldats. Ces casernes fermeront l'une après l'autre, les dernières n'étant plus
que le logement et l'entrepôt des militaires affectés aux services ministériels
et aux états-majors. Après la disparition de la caserne Dupleix en 1985, il ne
subsiste plus à Paris que les casernes de la Garde républicaine, auxquelles il
faut ajouter celles de la brigade des sapeurs-pompiers. Paris a cessé d'être
ville de garnison.
Le Paris du XIVe siècle avait eu des chaînes, que l'on tirait la nuit en
travers des rues. Certaines voies étaient même fermées d'une ou de deux
portes. La relative tranquillité de la seconde moitié du siècle avait laissé ces
chaînes faire le bonheur de qui avait besoin de tirer l'eau du puits. En 1405,
dans le même temps où, devant le risque d'un assaut du parti d'Orléans qui
bat la campagne, on boucle les portes de la ville et où l'on place torches et
seaux d'eau dans les rues, on réquisitionne les forgerons, les maréchaux-
ferrants et les chaudronniers pour forger d'urgence des chaînes. Devenues
l'un des symboles de la domination bourguignonne, ces chaînes seront
enlevées en 1416 par le gouvernement armagnac, mais celui-ci aura la
prudence de les entreposer à la Bastille. On les retrouvera sous Bedford.
ÉCLAIRAGE URBAIN
LE FEU
La prévention des incendies et la lutte contre le feu est l'une des hantises
des gouvernants. Ce sera dans les années 1550 l'une des raisons de
l'interdiction des encorbellements : d'un côté à l'autre de la rue, le feu se
propageait trop aisément. Mais on n'a pas attendu pour prévoir l'extinction.
Dès 1405, lorsqu'on craint la prise de la ville par l'adversaire, donc la mise à
sac qui s'accompagne toujours d'un incendie, ordre est donné aux habitants
de placer sur leur seuil des seaux d'eau. Et n'oublions pas que les maisons
sont, pour l'essentiel, de bois. Quand l'une brûle, c'est le quartier qui est
menacé. Si Paris demeure épargné par la catastrophe générale comme celle
qui détruit Londres en 1666, la hantise de cette forme d'Apocalypse ne
cesse d'occuper l'esprit des Parisiens, et l'accident suffit de temps à autre à
raviver la crainte. C'est ainsi qu'en 1718 une vieille femme ayant lancé dans
la Seine une chandelle dans un sabot en souvenir d'un fils noyé, le feu se
prit à un bateau de foin qui alla s'écraser contre le Petit-Pont : il en coûta
vingt-deux maisons incendiées, outre le Petit Châtelet.
Mieux vaut prévenir. Dès le Moyen Age, on sait de quel risque sont
synonymes les foyers des boulangers, les fours des potiers et des tuiliers, les
forges des forgerons et celles des orfèvres. Certes, on ne saurait interdire
toute activité qui nécessite un feu plus ardent que la cheminée des
particuliers. On tend cependant à les raréfier. Les boulangers sont surtout
des revendeurs du pain importé des villages du pourtour. Les tuiliers sont
établis hors la ville. En 1486, un arrêt du Châtelet exclut de la ville les fours
des potiers.
ORDURES
NOURRIR PARIS
Longtemps, Paris a gardé ses espaces agricoles, et produit une part de son
ravitaillement. Jardins et basses-cours parisiens n'ont cessé d'alimenter les
tables qu'au XXe siècle. Au début du XIXe encore, il est dans la ville 173
hectares de jardins potagers et 35 hectares de vigne. Dans l'espace défini par
les fortifications, le Paris de Napoléon III compte encore 1 400 hectares
labourés, 9 000 agriculteurs, 1 700 chevaux de labour et 2 300 vaches
recensés, non compté les jardins domestiques et les 50 000 chevaux des
voitures, qui seront 98 000 en 1900. Le cheval est présent à toutes les
activités de la ville jusqu'à l'entre-deux-guerres du XXe siècle. Paris sera
gros consommateur de paille, de foin et d'avoine jusqu'à la généralisation de
la traction motorisée.
Les produits exotiques et les primeurs sont dès l'Antiquité une forme du
luxe. Au Moyen Âge, les tables aristocratiques présentent l'esturgeon et le
vin d'Espagne, voire le hareng nouvelet de Boulogne. Au XVIIIe siècle, ce
sont les petits pois de primeur, que Mercier juge « plutôt faits pour l'œil que
pour le palais ». Le chemin de fer, au XIXe, démocratise les primeurs. Le
XXe siècle fera grand cas des fruits tropicaux et des fruits hors saison,
l'avion permettant de se procurer en hiver les productions hâtives ou
tardives des pays chauds, voire les productions d'été de l'hémisphère austral.
Comme les autres prix suivent plus ou moins, cela signifie une difficulté
croissante pour le peuple, qui ne voit pas croître en même proportion les
salaires artisanaux et commerciaux. Pendant le XVIe siècle, le prix du vin
est multiplié par neuf, celui du hareng saur - qui n'est pas mets de riche - par
quatre. Denrée de première nécessité, le sel l'est par huit. Pendant ce temps
les salaires nominaux n'ont guère été multipliés que par quatre, en sorte que
les salaires réels, qui avaient connu une embellie à l'époque de la
reconstruction, entre 1445 et 1470, sont frappés d'une stabilité, puis d'une
baisse qui met, à la fin du XVIe siècle, le pouvoir d'achat de l'ouvrier
parisien au quart de ce qu'il était dans les années 1460.
Les voitures marchent au gaz contenu dans des bouteilles fixées sur le
toit, les camions produisent leur gaz avec des gazogènes à bois accrochés au
flanc. Pour s'éclairer, le fidèle fait la cour au sacristain qui distribue les
écoulements de cierge : dans un fond de boîte, et avec un centimètre de
ficelle de papier, cela fait un lumignon. On glisse des peaux de lapin dans
les chaussures à semelle de bois. Faute de peaux de lapin, on y met du
papier de journal. En 1944, on vend des réchauds à papier, qui permettent
de tiédir de l'eau en brûlant des boulettes de papier humidifié. Les femmes
se teignent les mollets pour faire croire qu'elles portent des bas et dessinent
au crayon une pseudo-couture qui ne trompe personne.
LE PAIN ET LE VIN
Jusqu'au XVe siècle, le pain se vend au prix, non au poids. En août 1427,
Bedford croit remédier à la disette en décourageant la consommation : il
interdit de faire des pains plus gros que ceux d'un et de deux deniers. En
1433, le bourgeois se plaint parce que le pain de quatre deniers tient dans
une main. Le consommateur sait ainsi ce qu'il peut s'offrir, non ce qu'il aura
à manger. En 1439, le système est inversé : on aura désormais des pains
d'une livre ou de deux livres. C'est le prix qui change, selon les
approvisionnements en farine, mais il est vrai que le client marchande
âprement. À l'époque moderne, on distingue le gros pain (plus de trois
livres) et les petits pains. Le gros pain par excellence, c'est le pain à soupe,
un pain sans beaucoup de mie, destiné à être trempé. Ce système subsistera
jusqu'à nos jours, ainsi que la taxation officielle du prix du pain. Le gros
pain vendu coupé au poids et assorti d'une «pesée» pour faire la différence
disparaîtra en pratique à Paris après la levée des restrictions de la Seconde
Guerre mondiale. Le pain fantaisie l'emportera alors, les unités étant le
«pain», la « baguette et ses sous-multiples le «bâtard» et la « ficelle », l'un
étant une demi-baguette en longueur, l'autre une baguette plus fine de
moitié. La baguette sera alors le pain favori du Parisien, mais concurrencée
par les fabrications à caractère écologique, «boule» de campagne, pain
complet et pain de seigle.
Quand la récolte est trop insuffisante et que montent les prix du vin
courant, les pauvres gens se passent de vin. Au XVe siècle, ils boivent de la
cervoise (sans houblon), de la bière (avec houblon), du cidre, du poiré,
voire de l'eau aux herbes fermentées. Hormis la bière, ces boissons de
remplacement ne tiendront jamais une place durable dans la boisson
habituelle du Parisien.
Les taxes perçues aux portes sur le vin font de Paris, jusqu'au XIXe
siècle, une ville où la boisson est chère. Le développement des tavernes
hors les murs tient à ce qu'on boit à moindres frais dans les faubourgs. En
ville, on coupe son vin d'eau.
LA VIANDE ET LE POISSON
L'approvisionnement en viande de boucherie pose des problèmes
spécifiques. L'élevage urbain n'y pourvoit que partiellement, même si les
porcs sont nombreux dans les rues où ils se nourrissent de déchets, si la
volaille est dans bien des jardins et si bien des étables subsistent à Paris
jusqu'à une époque récente. Les difficultés de ravitaillement ont d'ailleurs
ranimé à plusieurs reprises pendant les guerres cet élevage à l'unité, plus
souvent destiné à la production laitière qu'à l'abattage. Entre 1941 et 1945,
on a bu à Paris le lait de quelques vaches parisiennes. On a même élevé des
lapins sur des balcons. Plus normalement, il faut acheminer les animaux
vivants, les abattre, les débiter. Accessoirement, certaines pièces ne
supportant pas l'attente, il faut les utiliser en confectionnant des produits
cuits de longue conservation. C'est à cela que satisfont au Moyen Âge les
nombreux métiers de la préparation, pâtissiers ou saucissiers, auxquels il
faut joindre les rôtisseurs qui se substituent à la ménagère pour les cuisines
supposant une cheminée ou un fourneau dont chaque Parisien ne dispose
pas chez lui. Dans une ville de clercs et plus généralement de célibataires,
ils trouvent sans peine un autre type de clientèle, qui s'accroît à l'époque
contemporaine des nombreux employés empêchés de rentrer chez eux pour
le déjeuner. C'est alors la fortune des charcutiers et traiteurs de tous
niveaux.
C'est une institution curieuse que cette Grande Boucherie. Dès le milieu
du XIIe siècle, les bouchers constituent un métier organisé. Ils sont installés
près de Saint-Jacques, dans une maison qui a appartenu à un changeur et
dont le roi Louis VI fait l'acquisition pour la donner à l'abbaye de
Montmartre : c'est aux religieuses que les bouchers paieront désormais une
rente. Chaque boucher y a son étal. En 1180, les bouchers agrandissent la
maison. En 1210, on y compte vingt-trois étaux, outre quelques vieux étaux
maintenus à l'extérieur, contre les murs. Il y en aura trente et un vers 1400,
trente-huit après 1450.
Après avoir limité à trois cents le nombre des boucheries, Napoléon tente
de mettre un peu d'ordre et d'hygiène dans l'abattage. Les marchés aux
bestiaux sont supprimés en ville : les bêtes s'achètent à Poissy et à Sceaux.
À partir de 1808, on entreprend la construction de cinq abattoirs modernes :
Le Roule, Montmartre, Ménilmontant, Villejuif et Grenelle. Ouverts en
1818, ils permettent la fermeture de tous les autres établissements
d'abattage, exception faite de trois abattoirs privés pour les porcs. Hors la
ville, on trouve les abattoirs villageois des Batignolles, de Belleville, de
Grenelle, des Fourneaux à l'entrée de Vaugirard, de Château-Landon au
faubourg Saint-Martin et de La Villette. L'annexion de 1860 les place dans
la ville. Paris compte alors dix abattoirs. Une nouvelle concentration
devient nécessaire, que réalise la création en 1865 des abattoirs généraux de
la Villette, ouverts en 1867 à côté du marché aux bestiaux créé en 1855.
L'architecte Jauvin en construit, sur des plans de Baltard, la vaste halle. Le
dispositif est complété en 1899, pour la rive gauche, par les abattoirs de
Vaugirard. Les abattoirs généraux laisseront à leur tour la place, l'un en
1982 à un square, l'autre après 1970 aux équipements culturels de la Cité de
la Villette. L'abattage sera alors transféré au Marché national de Rungis.
Le poisson d'eau douce a toujours été abondant grâce aux cours d'eau -
Seine, Yonne, Morins - mais aussi grâce aux fossés du Louvre. La Ville
concède des droits de pêche sur les ponts. On ramasse le poisson lorsqu'on
assèche les fossés pour les faucarder. Ainsi trouve-t-on dans les « bouticles
» des poissonniers spécialisés - on ne mêle pas les deux commerces - des
anguilles, des brochets, des carpes, des tanches.
L'EAU
Du Moyen Âge au XIXe siècle, Paris puise donc l'eau de la Seine, mais
sa pollution précoce par les égouts qui s'y déversent, en ville comme en
amont, la rend assez peu potable, sinon pour les bêtes à l'intention
desquelles on aménage ces descentes sur les rives que l'on appelle des
abreuvoirs. Certes, les Parisiens boivent cette eau du fleuve, que la Ville
prescrit en 1643 de tirer d'un bateau amarré plutôt que de la berge où
règnent les immondices. Pour la boisson, on préfère cependant celle des
innombrables puits que permet la structure géologique : la capitale est au
centre d'une cuvette où les couches imperméables se rencontrent à diverses
profondeurs. La plupart des puits offrent de l'eau à quatre ou cinq mètres
dans les quartiers bas, six ou sept dans les quartiers plus élevés. Sur les
hauteurs, on préfère les sources.
Cette eau des puits est, malgré une forte teneur en calcaire, meilleure que
celle de la Seine. Des centaines de maisons ont un puits, et il est quelques
puits publics, comme le puits d'Amour, ouvert près des Halles dès le XIIIe
siècle, ou le puits Certain, sur la Montagne Sainte-Geneviève. La croissance
de la ville infeste malheureusement très vite les nappes phréatiques
supérieures, celles qu'atteignent les puits. Les fosses d'aisances sont ici les
premières responsables, mais il faut compter avec les voisins qui, par
commodité ou par malveillance, s'ingénient à polluer les puits eux-mêmes.
On y retrouve des ordures, des cadavres d'animaux, quand ce n'est pas le
corps d'un homme assassiné.
C'est dire l'intérêt présenté par la fontaine. L'eau qu'on y vient chercher
par pleins seaux, c'est celle des sources des hauteurs voisines. Dès le XIVe
siècle, les responsabilités sont partagées, le roi s'occupant des aqueducs et
des réservoirs, la Ville des fontaines et de leurs canalisations. Encore les
fontaines ne peuvent-elles débiter que l'eau dont elles sont
approvisionnées : elles sont souvent à sec l'été. Cette contingence explique
la lenteur avec laquelle se développe le système : il ne sert de rien de créer
de nouvelles fontaines si l'on n'a préalablement assuré la collecte des eaux
dans une aire pluviale plus large.
Les eaux de Belleville sont captées dès le XIIe siècle par l'aqueduc des
moines de Saint-Martin-des-Champs, un aqueduc très élaboré avec son
bassin de concentration, ses drains de poterie et son canal étanche qui
traverse les marais avant d'alimenter le monastère et la fontaine publique du
Vertbois, rue Saint-Martin. puis, plus près de la ville, la fontaine Maubuée.
L'eau du Pré-Saint-Gervais est semblablement captée par la léproserie de
Saint-Lazare. C'est une part de cette eau qu'obtient en 1182 Philippe
Auguste pour une fontaine publique. Peu après, on construit un nouvel
aqueduc pour l'alimentation de fontaines en eau de Belleville. Dès lors,
l'approvisionnement de la capitale en eau potable est l'affaire des pouvoirs
publics, Les Parisiens aisés obtiennent alors des concessions, autrement dit
le droit à une dérivation privée pour les fontaines qui se multiplient dans les
cours et jardins des hôtels particuliers. Il en est dix-neuf à la fin du Moyen
Age, vingt-deux un siècle plus tard. Bien que limitée à d'étroits orifices, la
concession est une faveur de prix, réservée à de hauts personnages et
souvent révoquée à l'encontre de leurs descendants. Il est des faveurs
partielles : en 1529, François Ier n'autorise Babou de La Bourdaisière à tenir
fontaine dans son jardin qu'à la condition qu'il fasse dériver un tuyau et un
robinet vers une fontaine publique. En 1554, toutes les concessions sont
révoquées et, à cinq exceptions près, on coupe les canalisations des
particuliers.
Deux autres pompes ont été établies sur la Seine, une double en 1671-
1676 dans les anciens moulins du pont Notre-Dame, l'autre en 1695 au pont
de la Tournelle. Si l'alimentation des quartiers centraux de la rive droite est
ainsi assurée dès le XVIIIe siècle, il n'en va pas de même pour la rive
gauche et pour les nouveaux quartiers de la rive droite. Les nouveaux
quartiers à la mode, la Chaussée d'Antin, les alentours des Invalides,
manquent d'eau. En 1777, les banquiers Perier forment une Compagnie des
Eaux de Paris pour renforcer les captations, purifier l'eau par adjonction de
produits chimiques et généraliser la distribution. On distribue des feuilles de
publicité. La Ville s'associera à l'entreprise en 1788. On s'inspire alors du
réseau en cours de réalisation à Londres. De nouvelles pompes à vapeur
sont établies sur chaque rive, l'une au pied de la colline de Chaillot avec
quatre bassins de décantation, l'autre sur la rive du Gros-Caillou, pompe
double qui sera remplacée sous le Second Empire par celle d'Austerlitz. La
première fontaine payante entre en service à la porte Saint-Honoré en 1782.
En 1784, pour la première fois, l'eau arrive toute seule dans une maison. On
voit apparaître les premières bouches d'incendie. On peut croire le problème
résolu. Il n'en est rien. Les porteurs d'eau se liguent contre l'entreprise, qui
périclite. Et le Parisien moyen dispose, à la veille de la Révolution, d'une
dizaine de litres d'eau par jour. Si les fontaines sont nombreuses, rares sont
celles où l'eau coule librement. La plupart sont pourvues d'un robinet à vis
ou à poussoir.
L'eau courante reste longtemps celle des fontaines. L'adduction dans les
maisons particulières vient tard. C'est en 1784, on l'a dit, que les premières
adductions de la sorte entrent en service. Mais il faut le système de
Belgrand pour que l'adduction aux particuliers puisse se généraliser. En
1884, les deux tiers des maisons sont raccordées. Faut-il rappeler que cette
commodité bouleverse les habitudes d'hygiène? L'eau courante ouvre la
voie à une toilette quotidienne qui dépasse le débarbouillage, à un lavage de
vaisselle plus soigné et même à la baignoire. Dans les couches modestes,
elle permet de laver à la maison une partie du linge, au lieu de tout laver ou
faire laver au lavoir public.
Longtemps, on s'était contenté de laver à la rivière ou à la fontaine. Le
XIXe siècle imagine de rapprocher les moyens du blanchissage de ses
utilisateurs : pour les blanchisseuses professionnelles comme pour les
ménagères, ce sera le lavoir public mais payant. On le reconnaît à son
aération, assurée par des jalousies de bois. Le lavoir est indiqué par un
drapeau tricolore de tôle peinte. Il disparaîtra dans les années 1960,
remplacé par les laveries automatiques.
Même si l'eau parisienne est normalement fraîche, les milieux aisés ont
très tôt su profiter de la glace naturelle pour boire plus frais encore et pour
réaliser des sorbets. Les Parisiens fortunés boivent déjà glacé lorsque, vers
1570, on importe de la glace nordique achetée en Flandre. Encore limitée
aux tables raffinées sous Henri IV, la pratique est courante dans les milieux
aisés au temps de Louis XIV. En 1792, Marie-Antoinette, emprisonnée à la
Conciergerie et encore inconsciente de ce qui l'attend, demande qu'on lui
apporte de la glace de la glacière de Versailles pour s'en faire faire des
sorbets.
L'hiver, on casse des glaçons sur les rivières ou dans les bassins des
fontaines. Les lacs du XIXe siècle, Boulogne, Vincennes, Chaville,
Bobigny, augmentent la ressource. L'été, on importe de la glace. Dès 1830,
il en vient directement de Norvège. Le chemin de fer favorise l'exploitation
des glaciers de montagne français. Les glacières se multiplient, à Saint-
Ouen, à Paris, au bois de Boulogne, pour conserver la glace importée et la
distribuer au fil des mois. En 1878, il se vend jusqu'à deux cent tonnes de
glace certains jours. Les glacières livrent à domicile.
DE LA TAVERNE AU RESTAURANT
Le relais sera pris à la fois par les pouvoirs publics et les entreprises. Les
premières réalisations sont les cantines scolaires. Quelques ministères
ouvrent dans les années 1880 de sordides réfectoires pour leur petit
personnel. Après la Seconde Guerre mondiale, se développent les cantines
des entreprises et des administrations, et les restaurants universitaires,
ébauchés dès 1920. Dans le même temps, et surtout après 1980, se
multiplient les établissements de restauration rapide, voire les distributeurs
de sandwiches, imités des snack-bars américains.
Les indigents sont normalement à la charge des institutions religieuses.
Sous le Second Empire, les capucins de la rue de la Santé distribuent
quotidiennement la soupe aux pauvres. Lorsque survient une crise et que se
multiplient les affamés, la Ville prend les choses en main, comme elle est
bien obligée de les prendre quand il n'y a rien d'autre à faire: sous la
Restauration, 83 % des morts ne laissent pas de quoi payer leur
enterrement. Des initiatives privées relaient son action. Lors du Siège, en
1871, se crée une Œuvre des Fourneaux économiques qui, financée par des
dons et des souscriptions, distribue des repas dans les centres qu'elle ouvre à
travers les quartiers pauvres. Elle poursuivra son action jusque sous la
Troisième République. Les œuvres de cette sorte se multiplieront au XXe
siècle dans les moments de crise économique.
DE L'AUBERGE À L'HÔTEL
L'auberge du XIVe siècle, c'est avant tout un toit. Il en est plus pour louer
une botte de paille que pour proposer un lit. La chambre individuelle est
chose rare. On couche normalement à trois ou quatre par lit, et il y a
souvent plusieurs lits par chambre. Mais c'est aussi, lorsqu'on «loge à
cheval», une écurie, de la paille et du foin. L'aubergiste, parfois dénommé «
maître » de La Pomme de pin ou du Cheval couronné, est un personnage
considérable, que seconde sa femme quand elle n'est pas la vraie patronne.
Pour bien des voyageurs, et en premier lieu pour les marchands de passage,
c'est un correspondant bien informé et un auxiliaire empressé. Il sait les
nouvelles, connaît sa pratique et les correspondants de celle-ci, garde les
colis entre deux voyages. La table d'hôte où tous les clients partagent le
même repas est un lieu d'utile convivialité. On y apprend les hommes, les
choses et les usages.
La taverne, elle, est le lieu de réunion des mal lotis, de ceux auxquels un
logement inconfortable et exigu interdit de manger, boire ou rencontrer des
amis chez eux. On joue, on chante, on lutine les filles. En devenant au XIXe
siècle bar ou café, la taverne ne changera pas de fonction. Si la taverne est
souvent lieu de prostitution, l'auberge du Moyen Âge ne l'est jamais. Le
patron le sait bien: on fermerait sa maison. Cela dit, aucun contrôle
d'identité n'est pratiqué, et le principal obstacle à la « passe », qui fera la
fortune des hôtels du dernier niveau aux temps modernes et surtout au XIXe
siècle, demeure longtemps la pratique de la chambre commune.
Le garni est autre chose. C'est dès le XVIIIe siècle le logement, plus
souvent formé d'une simple chambre que de plusieurs pièces, que le
propriétaire loue meublé, donc garni, mais sans le moindre des services que
l'on trouve à l'hôtel. On y rencontre des artisans, des militaires, des
domestiques, bref toutes sortes de gagne-petit. Au plus bas niveau, la police
y trouve des chenapans.
Lorsque le garni est spécialisé dans l'accueil des étudiants ou des jeunes
provinciaux, il porte le nom ronflant de pension ou de «maison Un Tel», et
le justifie par une salle commune où se prennent les repas. Bien des
particuliers proposent ainsi au XIXe siècle un logis à une population jeune
et temporaire. La place est prise au XXe par des fondations, religieuses ou
non. Le relatif confort offert par ces «maisons d'étudiants» n'a alors plus
rien à voir avec ce que connaissaient les personnages de Hugo ou de
Murger. Le tenancier, qui tient son registre, fournit à la police des garnis la
liste des locataires. C'est le seul moyen qu'ont les pouvoirs publics de
contrôler et de surveiller le flux migratoire qui conduit vers Paris des
impécunieux qui sont parfois des marginaux.
L'hôtel à la nuit est souvent pire. Au quartier Latin, les étudiants de la fin
du XIXe siècle connaissent l'hôtel du Château-Rouge, rue Galande, que, par
dérision, les habitués appellent «le Musée». L'un des dortoirs porte le nom
significatif de «Salle des morts». Pour deux sous, on couche par terre, les
hommes d'un côté et les femmes de l'autre, à condition d'évacuer les lieux a
deux heures du matin. On finit la nuit sous une porte cochère.
Les cités universitaires ont en partie comblé, depuis 1920, cette lacune
qu'était le logement des étudiants.
LA DISTRIBUTION
On a vu comment, aux temps modernes, les Halles ont gagné leur surnom
de «ventre de Paris». Devenues centrales par le développement des
quartiers situés au-delà de la ceinture marécageuse, elles sont le domaine
des maraîchers et des éleveurs, le royaume des poissonniers et des
bouchers, des volaillers et des fromagers. Elles sont l'établissement
quotidien de ceux qui viennent de banlieue à Paris, non de ceux qui
produisent à Paris ou qui importent des pays lointains. Il en naît des métiers
originaux, celui des commissionnaires qui coordonnent les transactions et
assurent en pratique la police interne qu'appellent les usagers, celui des «
forts » qui sont à la boucherie ce que sont aux futailles sur le port en Grève
les «avaleurs». Avec leur grand chapeau, leur verbe puissant et leurs
traditions - l'offrande du muguet au président de la République le 1er Mai -
ils sont jusqu'à la fermeture des Halles des personnages pittoresques du
centre de Paris.
Dès le XIIe siècle, la foule qui se pressait aux Halles attirait les
populaires. Elle profita largement de l'ampleur et de la permanence du
nouveau marché. C'est en bonne partie contre l'installation de prostituées et
de clochards que Philippe Auguste fait enclore le cimetière des Innocents,
fâcheusement transformé en lieu de jeux et de débauche. Les filles quittent
alors le cimetière, non les abords des Halles. Lorsque le percement du
boulevard de Sébastopol fait, sous le Second Empire, des rues Saint-Martin
et Saint-Denis des voies secondaires, la prostitution conquiert rapidement
ces deux rues où elle n'eût que difficilement trouvé sa place à l'époque où le
bourgeois y tenait fièrement son pignon.
Vers 1850 encore, les Halles sont les longues galeries et les places
entourées de galeries ouvertes qu'elles étaient au Moyen Âge. Les piliers
des Halles voient un étonnant entassement de denrées à vendre et
d'invendus à jeter. Malgré quelques reconstructions, comme celle du marché
au poisson ouvert en 1822, l'insalubrité règne, et les rats ont établi là leur
domaine. Le marché aux blés de la rue de la Tonnellerie a émigré dès 1769
vers un espace plus dégagé, jusque-là occupé par l'hôtel de Soissons: ce sera
la halle aux Blés, construite à partir de 1763 avec une vaste salle circulaire,
recouverte en 1782 d'une coupole remplacée en 1811 par une verrière sur
ossature de fer. Elle deviendra en 1887 la Bourse de commerce.
Dès le XIXe siècle, les marchés offrent des produits qui supposent un
commerce de gros. Les bouchers et les poissonniers y ont leur place, qui ne
sont ni éleveurs ni pêcheurs. À côté des maraîchers, des marchands «des
quatre saisons» vendent ce dont ils se sont fournis le matin même aux
Halles. Le marché se pose alors en concurrent de la boutique, laquelle
réplique en ouvrant des éventaires dits «cours des Halles» où l'on trouve
tous les jours ce qu'on trouve à jours fixes sur le marché. Lorsque,
l'urbanisation de la région parisienne mettant fin à une agriculture proche
incompatible avec le prix des terrains, les marchés de quartier ne seront plus
que des lieux de redistribution dans la dépendance des Halles, ils
subsisteront pour la commodité qu'ils offrent aux habitants.
C'est ensuite le cas des marchés couverts qu'un long usage rattache plus
ou moins aux marchés médiévaux et qui occupent des bâtiments plusieurs
fois reconstruits au fil des trois derniers siècles. Leur architecture originale
en fait des enclos à l'intérieur desquels des halles et de véritables rues
regroupent les commerces par genres de produits. On peut citer le marché
Saint-Germain (construit en 1726 et reconstruit en 1813-1817 sur une partie
de l'emplacement de l'ancienne foire Saint-Germain-des-Prés), le marché
Saint-Martin (achevé en 1816), le marché Saint-Honoré (construit de 1795 à
1810 sur une partie de l'emplacement des Jacobins, reconstruit en 1865 et
détruit en 1959), le marché Sainte-Catherine (construit en 1783), le marché
des Blancs-Manteaux (construit en 1813-1819 pour remplacer le marché
Saint-Jean et réaffecté vers 1910), le marché des Carmes (ouvert en 1819)
et le marché Saint-Jacques (achevé en 1824 sur l'emplacement de l'église
Saint-Jacques-de-la-Boucherie). Certains marchés sont spécialisés, dans les
chevaux ou les porcs (tous deux près du Jardin du roi), dans la volaille (aux
Grands-Augustins), dans les huiles (quai Saint-Bernard), voire dans la paille
et le foin comme la porte d'Enfer ou le marché d'Aligre (d'abord dit
Beauvau-Saint-Antoine, construit en 1778 et reconstruit en 1843). Quant au
marché aux fleurs, sur la rive nord de la Cité, il était prévu par Napoléon,
qui l'inaugura en 1809, mais il ne s'ouvrit qu'en 1824. On y trouve le
dimanche, depuis le XVe siècle, un marché aux oiseaux.
Les « cris » de Paris ont longtemps fait partie du bruit qui monte de la
ville. Il y avait tout d'abord les cris des boutiquiers et des vendeurs des
Halles ou des marchés vantant à pleine gorge la qualité de leur étal. Ils
étaient déjà célèbres au Moyen Âge pour leur diversité. Au XVIe siècle, on
en dénombre cent cinquante. Du légume frais aux articles vestimentaires,
tout se crie sur le marché. On crie ce qu'on vend, ou on crie n'importe quoi
pour attirer le chaland. Les artisans ambulants et les colporteurs ajoutaient,
en signalant leur passage, non pour attirer l'attention de chalands venus
acheter comme sur le marché, mais pour faire venir aux fenêtres d'éventuels
clients. Un auteur du XVIIe siècle a noté ces cris, un graveur en a fait une
véritable bande dessinée des petits métiers. On crie le métier: «Écureux de
puits! », «À refaire les vieux seaux, les soufflets! », «À fendre du bois! ».
Le ramoneur piémontais assure qu'il «ramona haut et bas». On crie la
marchandise: «Mes pâtés tout chauds! », «Moutarde da! ». D'aucuns sont
explicites: «Argent de mes gros cotrets secs!», «Argent de mes selles!»,
«Argent de mes planches!», «Achetez mon beau ruban, mes beaux lacets!»,
«Allumettes pour les fusils, achetez des allumettes, et des allumettes! » Le
porteur d'eau hurle: «Qui veut de l'eau?». Certains agrémentent le propos:
«La tendresse, v'là mes raves!». On crie déjà les journaux: «La Gazette
d'Hollande! »
Les offices des crieurs sont uniformisés en février 1415. Le crieur crie
tout, des morts aux chevaux perdus en passant par l'arrivée d'oignons et la
réunion des confréries. Les crieurs forment alors un métier, avec ses
institutions de secours mutuel. Ils cotisent pour la retraite des malades et
des vieillards. En fait, les crieurs demeureront spécialisés, les crieurs de
corps devenant de véritables entrepreneurs d'obsèques. Bien plus, des
spécialités nouvelles apparaîtront avec le temps, comme celle des crieurs de
vieux fers, d'abord simples ferrailleurs, qui achèteront au XVIIIe siècle les
vieilles voitures et les vieux carrosses pour en revendre les fers. On
comptera au XVIIIe siècle un millier de crieuses de vieux chapeaux. Il y
aura même des crieurs de male tache, autrement dit des ramasseurs de
vêtements à dégraisser.
Dix ans plus tard, fortement inspiré par l'organisation interne des grandes
galeries des expositions universelles, le grand magasin prend son aspect
définitif, avec son architecture à grand escalier et balcons, et avec une
diversité de produits jamais égalée. Le principe est simple: l'achat d'une
marchandise donne l'occasion d'en voir d'autres. Plus que la boutique, le
grand magasin pousse à la dépense. Venu chez le chapelier pour acheter un
chapeau, le client ne repartira pas avec deux chapeaux. Il quittera le grand
magasin en ayant acheté de surcroît un parapluie, ou des bottines. Il s'agit
d'attirer une clientèle, faite de la nouvelle classe moyenne, sensible à la
diversité autant qu'aux prix.
L'ARTISANAT
L'ÉNERGIE
Il y a aussi le bois d'œuvre, celui des charpentes et des murs, des plafonds
et des planchers, des palissades et des appentis, des treilles et des échalas de
vigne, de la tonnellerie et de la charronnerie, de la boissellerie et de la
quincaillerie, de la hucherie et de l'ébénisterie. Pour l'essentiel, ce bois
d'œuvre vient des belles forêts du pourtour, et cela par bateaux entiers.
Naturellement, on fait plus volontiers des frais pour le transport de bois
rares, et notamment du bois de construction, que pour celui de bois
communs qui en augmenterait abusivement le coût. Les bois d'aval donnent
leur nom à la Bûcherie de Petit-Pont (rue de la Bûcherie).
Le flottage entre dans l'usage à partir du milieu du XVIe siècle pour les
bois communs. Il y faut quinze jours d'Auxerre à Paris. Le bois flotté est
mis au sec avant d'entrer en ville sur les «chantiers» du port Saint-Bernard
et de l'île Louvier pour ce qui vient d'amont, le Gros-Caillou accueillant les
bateaux d'aval. Le bois sec qui arrive en bateau est déchargé dans les ports
de la ville. D'autres points de dépeçage des trains de bois flottés entrent en
usage à mesure que s'élargit l'espace urbain. Au XIXe siècle, le principal est
à Charenton. Il n'empêche que le bois flotté est livré humide. Les gens aisés
ont une provision suffisante pour attendre que la bûche soit sèche. Les
autres vivent dans la fumée.
C'est par une exposition qu'est présentée aux Parisiens, en 1855, cette
nouvelle forme d'énergie transportable qu'est l'électricité. À cette date, elle
passe encore pour une curiosité, et les possibilités d'un éclairage électrique
rencontrent de sérieux détracteurs. L'équipement au gaz a coûté cher aux
particuliers, qui ne souhaitent pas procéder à un nouvel investissement. La
brutalité de la lumière fournie par des lampes à incandescence qui ne
dépassent cependant pas 25 watts – on dira, jusqu'au milieu du XXe siècle,
25 ou 40 «bougies» - est accusée de ternir le teint des dames. On craint de
s'électrocuter.
Services publics
TRANSPORTS URBAINS
Philippe le Bel, en 1294 déjà, interdit aux bourgeois d'avoir une voiture.
La charrette et le chariot sont un moyen de transport normal pour les
marchandises, et le marchand peut s'y hisser. La voiture à transporter les
personnes, elle, est un signe de rang social. Au XVIe siècle encore, alors
que le noble monte son cheval, le carrosse de la princesse, puis celui de la
dame noble sont autorisés, non la voiture du bourgeois. Mais si l'on en parle
dans les ordonnances, c'est qu'on en voit dans les rues. Il y a d'ailleurs des
exceptions, comme pour le premier président Christophe de Thou, à qui le
roi permet la voiture parce qu'il souffre de la goutte, mais qui a la décence
de n'en point user pour gagner le Palais. Quant à sa femme, elle va
normalement en croupe derrière un domestique. Quelques années plus tard,
Henri IV affecte de n'avoir qu'un coche pour la reine et lui-même. Au vrai,
la voiture est de plus en plus présente dans les rues. Dès ce temps, elle
contribue aux difficultés quotidiennes de la circulation. Elle passe aussi
pour un signe de relâchement moral, et l'archevêque de Bourges le reproche
à la capitale, où les mœurs s'avilissent: à preuve le nombre de carrosses et
de litières qu'on y rencontre. Du XVIIe au XXe siècle, le transport
individuel ne cessera d'être dénoncé comme coupable de ce qu'on appellera
au XXe les embouteillages. Dès le temps de Charles IX, on trouve des
coches à louer. Le même coche sert donc à plusieurs. On peut louer une
voiture et son cocher pour aller à Orléans. Le taxi est né. On invente la
chaise à porteur, moins encombrante. Louis XIII accordera en 1617 à trois
entrepreneurs le monopole du transport des personnes en chaise à porteurs
découverte.
Au fil des siècles, les réactions font long feu. Tantôt on cherche à
favoriser le louage, tantôt on privilégie un transport en commun dont la
nécessité se fait sentir avec la dilatation de l'espace urbain. Henri IV, en
1594, crée une surintendance des coches et carrosses publics. Vers 1630, un
nommé Nicolas Sauvage ouvre rue Saint-Martin à l'enseigne de saint Fiacre
une maison de louage. D'autres l'imitent. Les premiers cochers collent dans
leur voiture l'image de ce carme déchaussé du couvent des Petits-Pères qui
n'a même pas été régulièrement canonisé. Un fiacre sera une voiture de
louage. On appellera même ainsi, au XVIIIe siècle, le cocher. Notons que,
deux siècles plus tard, le mot « taxi » désignera parfois le conducteur lui-
même.
Le fiacre connaît ses dernières faveurs entre les deux guerres mondiales.
À quelques stations bien connues des Parisiens, on les voit attendre le client
cependant que le cheval se restaure, le nez dans un sac d'avoine pendu aux
oreilles. Dès 1900, l'automobile le concurrence. Les touristes font encore un
certain cas du fiacre fermé, mais surtout de la calèche décapotable, qui
laisse voir le paysage. Le fiacre fermé retrouvera une certaine vogue
pendant l'Occupation. Il subsistera encore au rond-point des Champs-
Élysées quelques calèches découvertes à l'usage des touristes jusque dans
les années 1950. La dernière sera celle d'une cochère superbement coiffée
d'un chapeau melon.
Cette même Occupation fait naître un mode de transport emprunté à
l'Extrême-Orient: le vélo-taxi. Des jeunes gens besogneux y gagnent
quelque argent, tirant des carrioles en miniature à une ou rarement deux
places. Notons que d'autres gagnent alors leur salaire en pédalant sur des
génératrices électriques chez les coiffeurs pour dame.
L'idée d'un service régulier de transport urbain par eau sera en revanche
constamment rejetée par les pouvoirs publics aussi bien que par les usagers.
Sillonnée par d'innombrables péniches, voire par des trains de péniches, la
Seine du XIXe siècle paraît assez encombrée pour qu'on n'y ajoute pas le
transport des Parisiens dans Paris. La Compagnie générale des bateaux
parisiens ne fait pas recette et disparaît après 1880, victime de la
généralisation du tramway. Les premiers bateaux omnibus à hélice
naviguent pendant l'Exposition de 1867. Pour celle de 1876, ce sont les
«hirondelles». En 1886, ce sont les «bateaux parisiens», avec une flotte de
102 bateaux. Ainsi va-t-on à travers Paris - on y compte 47 escales entre
Suresnes et Charenton, et certains bateaux desservent Saint-Germain : le
voyage dure quatre heures. Les bateaux font fortune pour la dernière fois
pendant l'Exposition de 1900, où l'on compte 40 millions de personnes
transportées par eau, mais sont vite délaissés par les Parisiens au profit du
métro. Les nouveaux «bateaux-mouches» connaissent un succès touristique
pendant l'Exposition de 1937, mais ils ne concernent guère le trafic
quotidien. Plus populaire chez les visiteurs que chez les riverains, le bateau-
mouche heureusement réinventé après la guerre demeure pour le Parisien
une curiosité. Il faut rappeler ici le canular mis en scène par des étudiants
des Beaux-Arts qui firent inaugurer vers 1950 par un académicien en
grande tenue un buste d'un Jean-Sébastien Mouche imaginaire ce dont la
compagnie se divertit en donnant par la suite ce nom à l'une de ses unités.
Sur un itinéraire régulier - entre l'Hôtel de Ville et la tour Eiffel - la
Compagnie des Bateaux parisiens transporte à la belle saison une centaine
de milliers de passagers par an.
Comme le fiacre, l'omnibus a les roues ferrées. Les douze sabots et les
quatre roues font sur le pavé un bruit d'enfer, que rehaussent les jurons du
cocher. Que le pavé soit glissant, et la chute d'un cheval immobilise la
voiture pendant une bonne heure. De plus, l'omnibus est lent, et l'on peine
dans les montées.
LA CIRCULATION AUTOMOBILE
Tenu pour normal par l'usage malgré la loi qui en fait une occupation
temporaire du domaine public, le stationnement en cours de déplacement
appelle dès 1957 une réglementation. Le principe en est qu'il entrave la
circulation. C'est d'abord la limitation en temps et l'obligation du disque qui
indique l'heure d'arrivée. C'est ensuite en 1971 le stationnement payant,
avec panneaux et horodateurs, dont les Parisiens s'étonnent que les bornes
remplacent parfois les panneaux qui dénonçaient un «stationnement
gênant». Des espaces sans stationnement aucun sont définis. Le contractuel
fait alors son apparition, avec une casquette portée sur un costume civil.
C'est généralement un retraité. Dès 1980, le contractuel est remplacé par des
auxiliaires féminines en tenue, surnommées «aubergines», puis
«pervenches» en raison de la couleur de leur vêtement. Le retour à la
voiture au milieu d'un temps d'activité à seule fin de «tourner le disque»,
puis de «mettre de l'argent dans le compteur » et enfin de «changer le
ticket» entre dans les habitudes du Parisien. Diverses techniques sont mises
en œuvre, depuis le «sabot de Denver», qui pénalise le conducteur lorsqu'il
veut repartir mais a pour premier effet de prolonger légalement une
immobilité illégale, jusqu'à des ballons gonflables et des treuils chargés de
faciliter l'enlèvement. L'intervention de ces moyens spectaculaires seront
pendant quelques années pour le badaud un spectacle de qualité. Une
nouvelle étape est franchie en 1991 quand sont établis des «axes rouges»,
27 km de voies entièrement dégagées de stationnement. Dans le même
temps, les chaussées de quelques rues largement dessinées au XIXe siècle
sont élargies au détriment des trottoirs.
LES GARES
C'est ainsi que l'on voit, après cette gare Saint-Lazare, s'élever en 1840 à
l'angle de l'avenue du Maine et du boulevard de Vaugirard, donc au-delà de
la barrière d'octroi, la gare du train de Versailles par la rive gauche,
remplacée de 1848 à 1852 par une gare ouvrant sur le boulevard du
Montparnasse, elle-même reportée en 1968 sur l'emplacement du premier
embarcadère. On ouvre en 1840 l'embarcadère d'Austerlitz pour la ligne de
Corbeil qui sera trois ans plus tard celle d'Orléans avec un premier
«convoi» de quinze cents voyageurs, mais la position est trop excentrée et
l'on prolonge en 1898-1900 les lignes jusqu'en plein centre de Paris, sur
l'emplacement du palais d'Orsay incendié par la Commune. Cette gare
d'Orsay étant enclavée dans un tissu urbain trop dense, et pourvue de quais
trop courts, le choix sera fait en 1937 de réactiver la halte d'Austerlitz,
pourvue depuis 1867 d'une véritable gare.
Non moins curieux est le sort des gares du Nord et de l'Est. Construite en
1845 comme l'embarcadère de la ligne de Creil, la gare du Nord est
démontée et remontée à Lille en 1863, et remplacée sur place par une vaste
construction, elle-même agrandie en 1898. Quant à l'embarcadère de
Strasbourg, d'abord aménagé en 1849 hors de la barrière des Vertus à La
Chapelle pour une ligne qui desservait Meaux, il est remplacé dès 1850,
avant même que la ligne atteigne Strasbourg, par une gare de l'Est située en
pleine ville à l'aboutissement de la grande percée nord-sud des boulevards
de Sébastopol et de Strasbourg. La dernière née de ces gares est en 1847-
1853 l'embarcadère de Montereau, devenu la gare de Lyon, reconstruite et
agrandie en 1899, puis en 1927. Le haut remblai aménagé dès 1847 pour
protéger les lignes d'éventuelles inondations allait faciliter l'intersection
avec les rues du voisinage. La haute tour (64 mètres) à quatre horloges
témoigne en 1899 de la volonté de faire pièce aux clochers parisiens.
C'est dans les années 1880 que s'amorce une desserte de la banlieue par
les voies de chemin de fer ouvertes à l'origine pour les seules relations avec
la province. Les gares parisiennes sont réaménagées à cette fin.
Apparaissent dans le même temps les gares de banlieue, les trains omnibus
aux fréquences et aux horaires dictés par les mouvements quotidiens des
banlieusards travaillant à Paris, la pratique de l'abonnement. Les trains
assurent 230 millions de transports en 1913, 356 millions en 1930, un
milliard en 1990.
Une ligne de Grande Ceinture est construite entre 1875 et 1883, à de tout
autres fins: il s'agit d'éviter les mouvements de population inutiles dans la
capitale, et notamment les mouvements de troupes allant d'une région à
l'autre. Cette ligne relie donc surtout le réseau national aux camps militaires
et à des gares militaires comme celles de Saint-Cyr, de Drancy, de
Champigny ou de Massy-Palaiseau. Elle est protégée par les forts de la
seconde ceinture fortifiée, celle des années 1874-1882.
LE MÉTRO
Paris a un temps connu puis abandonné le rail, fort apprécié à ses débuts
parce qu'il supprime presque les cahots. Dès 1854, un tramway à chevaux
joignait le Palais-Royal au pont de Sèvres. Le dernier sera retiré du service
en 1907. C'est la traction à vapeur, puis électrique dans les années 1880, qui
donne son développement au transport de surface sur rail, comme plus tard
au métro souterrain. Avec 1 100 kilomètres de voies entièrement électrifiées
en 1914, le tramway prend une place essentielle parmi les transports en
commun. Le nom tient à l'anglomanie ambiante. Le conducteur s'appelle un
wattman. Plusieurs compagnies sont là concurrentes, comme la CGPT ou
les TPDS. Dès ses débuts, le «tram» connaît ses contempteurs. Il est
bruyant, fait vibrer les vitrines des boutiques, produit des étincelles. Les
cyclistes redoutent ses rails, et il y a 165 000 vélos dans le Paris de 1914.
Le maire du 2e arrondissement, Ernest Levallois, accuse le tram de
défigurer la rue. Bien que l'on soit plus rarement écrasé par le tram que par
une voiture, des tracts dénoncent le «tramway criminel». Mais le tram
compte alors 250 millions de voyageurs par an. Il y en aura 700 millions en
1930. Le tram n'en est pas moins condamné.
Naît alors sous le sol et sur les trottoirs un nouveau type d'architecture :
la station de métro. D'un combat entre les architectes - notamment Garnier
qui propose des stations intérieures de marbre et de bronze - et les
ingénieurs, ce sont ces derniers qui sortent vainqueurs: vont dominer l'acier,
la brique et la céramique. Mais Hector Guimard est chargé de concevoir les
ferronneries des «bouches», qu'il charge de rinceaux et de lampadaires tout
en courbes et en verre ocre. On fera ensuite quelques exceptions, comme
pour la station Opéra, confiée en 1904 à Cassien Bernard, qui y imprime la
marque d'un goût classique pour les balustrades de pierre. Innovation
importante : chaque station se signale à l'extérieur par un plan de Paris.
Pourvue d'un plan public tous les cinq cents mètres, la capitale devient la
ville où il le plus difficile de se perdre. L'architecture des voies aériennes
est confiée à l'architecte Formigé. Il y joue d'une étonnante adaptation du
style dorique à la fonte et à l'acier.
Le tracé pose bien des problèmes, car on ne saurait violer le droit des
propriétaires sur le sous-sol de leurs immeubles, et celui des habitants à une
tranquillité non perturbée par les vibrations. Le métro circule sous le
domaine public, donc sous les rues. Certaines lignes y gagneront un
étonnant parcours, comme celui qui dessine un crochet par l'Odéon et le
Châtelet entre Saint-Germain-des-Prés et les Halles: faute d'achèvement de
la rue de Rennes, la ligne droite eût fait vibrer la salle des séances de
l'Académie française. Et c'est encore pour cette affaire de coude que le
nœud principal du réseau, initialement prévu aux Halles près de Saint-
Eustache, sera de l'autre côté, au Châtelet, aggravant ainsi d'un nouvel
engorgement la croisée de Paris.
C'est en 1916 que l'on met en place les premières portes automatiques sur
les voitures du métro. Elles permettent d'économiser le personnel,
insuffisant en ce temps de guerre. Elles feront aussi l'économie de bien des
accidents.
Parmi les mesures prises à partir de 1950 pour dissuader les Parisiens de
circuler en voiture individuelle, le remodèlement de la carte des transports
n'est pas la moindre. La prolongation des lignes étend la dissuasion aux
habitants de la banlieue. Créé en 1970 avec le même programme que la
ligne de Sceaux de 1844 et le chemin de fer de la Bastille de 1859, le
Réseau express régional, le RER, a le même objectif que les allongements
du réseau métropolitain. Sa construction soulève deux types de problèmes:
l'importance des expropriations nécessaires et la lourdeur d'un financement
qui coûte, au kilomètre, seize fois celui d'une ligne de TGV.
Le nouveau réseau est plus attentif que le premier à relier les gares, la
rapidité des liaisons ferroviaires par TGV rendant désormais possibles dans
la journée des relations province-Paris-autre province que les moindres
vitesses d'autrefois mettaient hors de portée de qui ne passait pas la nuit à
Paris. Mais il accentue la charge de la croisée de Paris, toujours représentée
par le Châtelet, où quatre lignes rapides sur cinq ont leur confluence. Et il
ne résout en rien le problème posé depuis longtemps par l'absence d'une
vraie rocade ferroviaire.
LA POSTE
Les numéros sont déjà à cinq chiffres lorsqu'en 1912, pour en faciliter la
mémorisation alors qu'il faut passer à sept chiffres, on remplace les trois
premiers par les premières lettres du nom du central. Le premier est
MARcadet. Il en résultera une notoriété d'exception pour certaines rues:
Littré, Babylone, Archives, Danton, etc. Un nom causera bien des faux
appels: l'annuaire devra rappeler en bas de page que le symbole du central
Pereire n'est pas PEI. Les lettres d'indicatif sont remplacés en 1963 par des
chiffres.
L'ENSEIGNEMENT
Passé le temps des écoles monastiques, le Moyen Âge s'en remet, pour
l'instruction primaire, à des maîtres d'école rémunérés par les parents. C'est
là un débouché non négligeable pour les anciens étudiants qui n'ont pas
persévéré dans les facultés supérieures. Des enfants pauvres sont placés
chez un maître dont ils paient les leçons en servant la messe et en faisant les
courses. Au XVIIIe siècle encore, durant que les études secondaires sont
prises en charge par les collèges, on continue d'envoyer les jeunes enfants
chez un maître qui enseigne et nourrit de dix à vingt élèves. Lecture,
grammaire, écriture, calcul sont ainsi acquis, de même qu'un peu de chant
ou de dessin. Les milieux aisés préfèrent recourir au précepteur à domicile,
clerc ou laïc.
Les bains publics perdent leur faveur au XXe siècle avec la multiplication
des salles de bains dans les appartements. Ils sont alors le sanitaire de la
population modeste, qui va aux bains-douches une fois par semaine parce
qu'elle ne dispose à domicile que de l'évier de la cuisine. Beaucoup ferment
après la Seconde Guerre mondiale.
HÔPITAUX
C'est des aveugles que se préoccupe saint Louis quand il fonde entre
1254 et 1261 au-delà de la porte Saint-Honoré, pour héberger plus que pour
soigner trois cents d'entre eux, l'hospice des Quinze-Vingts. On y trouve en
moyenne de cent à cent cinquante malades au XVIe siècle.
Les enfants trouvés ont leur hospice pour nourrissons - «la Couche » -
dans la Cité, à deux pas de l'Hôtel-Dieu sur le seuil duquel sont souvent
laissés les enfants abandonnés, et au faubourg Saint-Antoine leur hospice
pour enfants revenus de quatre ou cinq années à la campagne chez une
nourrice. C'est pour les enfants trouvés que saint Vincent de Paul crée une
institution qu'il confie aux Dames de la Charité, et que le roi prend en
charge en 1666 pour la rattacher administrativement et financièrement,
quatre ans plus tard, à l'Hôpital général.
Quant aux orphelins, ils sont longtemps pris en charge par l'Église. Là
encore, il faut les nourrir, mais aussi leur apprendre un métier. Le Saint-
Esprit les accueille dès le XIVe siècle. C'est encore François Ier, poussé par
sa sœur la reine de Navarre, Marguerite d'Angoulême, qui prend la première
initiative publique hors de l'Église. En 1535, il crée près du Temple, rue
Portefoin, pour les orphelins de parents étrangers, l'hôpital des Enfants-
Dieu. On y accueillera finalement des orphelins de tout le diocèse. Leur
robe est rouge. Ce seront les «Enfants rouges», que l'on rattachera en 1680 à
l'Hôpital général. En 1624, le président Séguier fonde pour cent pauvres
orphelines l'hôpital de la Miséricorde, encore dit «les Cent-Filles », pour
lequel il achète rue des Vignes (Rataud) le «Petit Séjour d'Orléans», ultime
vestige de ce qui avait été l'hôtel de Louis d'Orléans et des rois de Sicile.
C'est pour accueillir les grands mutilés des campagnes de Louis XIV que
s'élèvent à partir de 1671 les bâtiments de cet hôtel des Invalides que l'on a
choisi de situer dans la plaine de Grenelle, de ce côté de Paris qui se
développe mais où la place n'est pas hors de prix.
Dès ce temps, force est de trouver un espace plus vaste. Les Parisiens le
trouvent à l'ouest de la rue Saint-Denis, en bordure de la plaine des
Champeaux, autour d'une chapelle que vient doubler au XIIe siècle l'église
Saint-Innocent. Le cimetière portera vite le nom des Innocents. On avait
déjà enterré là à l'époque mérovingienne. Au XIIe siècle, les Innocents sont
le cimetière ordinaire des paroisses de la Cité et de celles qui se créent dans
la partie centrale et occidentale de la rive droite. En fait, les Innocents sont
largement ouverts à tous les morts, y compris aux condamnés. Craignant
une extension exagérée dans le secteur désormais affecté aux Halles,
Philippe Auguste décide en 1186 de fermer d'un mur l'espace réservé aux
morts. La clôture protège du cimetière les Halles qui s'élèvent maintenant à
côté, mais elle protège aussi le cimetière d'une promiscuité souvent
scandaleuse : le bon peuple venu aux Halles trouvait commode de s'installer
là à l'écart de la foule pour bavarder, jouer aux dés ou lutiner les filles. On
élève un mur de dix mètres de haut, et on met des clés aux portes. Si l'on
peut encore faire n'importe quoi dans le cimetière en plein jour, c'en est fini
des jeux nocturnes. Les Innocents passent pour être à ce point encombrés
qu'en 1397 le prévôt de Paris doit limiter l'espace concédé à chaque tombe.
Réduits en superficie par l'élargissement de la rue de la Ferronnerie en
1669, ils resteront le principal cimetière de Paris jusqu'à leur fermeture en
1780. On constatera alors que le niveau du sol s'est élevé de six à sept pieds
(quelque 2 m) depuis les origines. La suppression du cimetière impliquera
la destruction de l'église Saint-Innocent.
LA MAISON.
Jusqu'à la fin du Moyen Âge, la maison de pierre est rare. Au XVe siècle,
on recourt volontiers aux moellons, noyés dans le mortier. On use aussi de
la brique, souvent combinée avec la pierre ou avec le bois. Car le bois, le
pisé et le hachis de plâtre mêlé de torchis l'emportent largement, le bois ne
constituant en général que l'ossature du mur. Au mieux le bourgeois aisé
fait-il monter les étages de sa maison sur un muret de pierre. Il faut être
célèbre pour sa fortune, comme Thibout le Riche ou Aubri le Boucher qui
donnent leur nom à un bourg, pour faire édifier dès le XIIe ou le XIIIe siècle
une maison à plusieurs étages de pierre. Lorsqu'un mur est maçonné
jusqu'au haut du pignon, les actes le précisent. La pierre de taille est alors
réservée, et elle le restera au moins jusqu'au XVIIe siècle, aux hôtels des
grands seigneurs, des hauts prélats et des officiers royaux. Pour avoir
prétendu à un hôtel trop voyant, bien des marchands, bien des banquiers,
bien des fermiers de l'impôt ou de la gabelle verront leur patrimoine partir
en fumée à la première émeute.
La même difficulté explique la rareté des maisons qui, ayant leur petit
côté sur la rue, occupent en profondeur une notable partie du terrain. Il est
plus aisé de construire un deuxième bâtiment au fond de la cour, voire un
troisième après une deuxième cour. Ces cours sont desservies par des
couloirs pris sur la largeur du bâtiment de façade, couloirs qui donnent
également accès à l'escalier conduisant aux logements supérieurs. Parfois,
l'escalier est construit en tourelle, contre le mur du côté de la cour.
L'escalier intérieur est le propre de l'hôtel, qu'habitent en totalité une seule
famille et sa domesticité. En ce cas, les bâtiments élevés au-delà de la cour
intérieure ne sont que des communs ou des annexes. L'hôtel aristocratique
comporte parfois une cour antérieure, séparée de la voie publique par un
avant-corps que traverse un passage à voitures.
Au Moyen Âge, les fenêtres sont faites de volets de bois ouvrant sur des
panneaux fixes dont les compartiments, petits pour mieux résister au vent,
sont garnis de parchemin, de papier huilé, de toile cirée. Autant dire qu'on
n'aère guère, sinon par une cheminée que clôt l'été un manteau de bois, et
que la lumière entre dans la maison avec parcimonie. Rares sont les
logements pourvus de plusieurs cheminées. Les étages élevés n'en ont pas
du tout. Au rez-de-chaussée comme dans les étages, le sol des maisons
opulentes est dès le XIVe siècle couvert de carreaux de terre cuite et
souvent vernissée. On y lit parfois les armes ou les emblèmes du maître de
maison, ce qui n'empêche pas les gens aisés d'y placer des jonchées d'herbe
fraîche l'été et des bottes de paille l'hiver. Ailleurs, la terre battue l'emporte
souvent. À l'époque moderne, le plancher est partout, sinon dans les
cuisines, où continue de régner un carrelage des plus communs.
Placement pour les uns, logement pour les autres, l'immeuble de rapport
est déjà fréquent dans le Paris du Moyen Age. Le bourgeois n'est pas rare
qui possède trois ou quatre maisons. Plus souvent, il se réserve un étage et
loue les autres, éventuellement divisés en plusieurs «louages». Au XVIIe
siècle, la condition normale du Parisien même aisé est celle de locataire.
C'est le cas - et jusque dans les années 1960 - pour la quasi-totalité des
salariés.
L'HÔTEL PARTICULIER
Les glaces prennent place, après 1630, sur les murs et notamment sur les
cheminées. Elles triomphent dès 1650. Les maîtres verriers fabriquaient des
glaces pour les croisées. Les miroirs s'achetaient à Venise, et ils étaient de
petite taille. La manufacture des glaces créée par Colbert en 1662, puis celle
de Saint-Gobain après 1695 produisent des glaces murales à tain, qui
reflètent la lumière. À l'instar de Versailles, où la galerie des Glaces est
achevée en 1682, les hôtels parisiens s'en font à la fin du siècle un décor
normal, intégré dans les boiseries, que complètent les miroirs muraux et, au
début du XIXe siècle, des meubles de toilette, des bar-bières et des psychés.
Les miroitiers parisiens font fortune.
N'oublions pas la salle de bains. Il en est, avec cuve de bois, chaudière et
fontaines de cuivre, dès le XVe siècle chez les Parisiens fortunés. Au début
du XIXe siècle, elle est de marbre, avec une robinetterie précieuse et des
glaces. La réalisation la plus achevée est la salle de bains de la reine
Hortense à l'hôtel de Beauharnais : un jeu de glaces et de colonnettes reflète
à l'infini la baigneuse dans un palais de rêve.
L'hôtel sur cour se rencontre encore au XIXe siècle dans les quartiers à la
mode du nord et de l'ouest, mais on y voit, dès la Restauration et surtout à
partir du Second Empire, grâce au remodèlement du parcellaire, se
développer un type nouveau, avec une large façade principale sur rue.
L'aristocratie ancienne ne laissait voir de la rue que son portail et sa
porterie. De hauts murs d'enceinte et de lourds vantaux cachaient pour
l'essentiel le luxe du logis. Le faubourg Saint-Germain, où les familles
d'Ancien Régime et la noblesse impériale tiennent encore le haut du pavé,
reste fidèle à l'ancien éloignement de la rue. On y construit encore ainsi
sous Louis-Philippe. L'aristocratie financière qui prend possession des
nouveaux beaux quartiers ne se prive pas, au contraire, d'afficher sa
réussite. Le passant du Roule, de la plaine Monceau ou de la Chaussée
d'Antin voit les salons brillamment éclairés. Le badaud voit arriver les
calèches.
C'est l'occupation de l'immeuble entier par une seule famille qui fait
maintenant l'hôtel, et c'est le décor intérieur qui fait le luxe. Les petits
meubles envahissent à profusion les salons comme les chambres. Comme
les rideaux de soie ou de dentelle, le décor peint ou sculpté manifeste la
richesse. Sous le Second Empire, on atteint parfois à l'extravagance. Avenue
Montaigne, le prince Jérôme Napoléon fait construire un palais pompéien,
avec un atrium à colonnes, orné de fresques. Les courtisanes et les actrices
rivalisent avec les princes et les banquiers. La Païva fait orner son hôtel des
Champs-Élysées de fresques mythologiques qui illustrent sa propre
ascension et Rachel mêle dans son hôtel proche de la Concorde un escalier
gothique, une coupole à vitraux, une bibliothèque Renaissance et un salon
chinois. De véritables châteaux s'élèvent au milieu des jardins qui bordent
le parc Monceau, comme celui de la princesse Mathilde, cousine de
l'empereur, ou celui du chocolatier Emile Menier. Certains conçoivent leur
hôtel autour de la galerie qui abrite leur collection de tableaux ou
d'antiques : celle du banquier Louis Fould et celle du comte de Pourtalès
sont célèbres.
PAVILLONS ET CITÉS
Mis à part les anciens châteaux et les récentes folies, le pourtour parisien
est constitué de maisons modestes. Dans les villages, les petites maisons à
un étage, souvent jointives, avec un commerce au rez-de-chaussée et un
jardinet par derrière, ne portent guère la marque du voisinage de la capitale,
si ce n'est dans l'importance prise depuis le début des temps modernes par
les rues qui convergent vers Paris. Les fermes et les jardins maraîchers y
sont encore nombreux. Il en va autrement des masures des faubourgs qui
entourent la ville du XIXe siècle. Vétustes après un ou deux siècles d'un
entretien très limité, elles sont encore, quand Victor Hugo décrit la maison
Gorbeau, le domaine d'une misère qui ne peut même pas se comparer aux
galetas du centre urbain. C'est dans ce pourtour immédiat que prolifèrent les
baraques de planches, voire les roulottes. On loge même dans des grottes
comme ces « Carrières d'Amérique » qui sont au vrai les anciennes
plâtrières des Buttes-Chaumont.
C'est la loi du 23 décembre 1912 qui permet, deux ans plus tard, la
création d'un Office public municipal d'habitations à bon marché, reprenant
le projet d'une Société de l'habitat à bon marché lancé en 1894 par Jules
Siegfried et Georges Picot. Ces HBM deviendront les Habitations à loyer
modéré (HLM). Un Office départemental jouera le même rôle hors la ville.
ENSEIGNES ET NUMÉROS
La maison porte au Moyen Âge le nom de celui qui l'occupe.
L'appellation est donc purement coutumière, et deux personnes peuvent
donner deux noms différents à la même maison selon qu'on fait référence à
l'occupant actuel, à un occupant ancien mais non oublié, voire à un
propriétaire qui n'occupe pas. De telles adresses ne sont compréhensibles
que par les gens du quartier. Lorsque les agents de l'administration
domaniale tentent de clarifier la situation pour la consigner dans leurs
comptes, ils ne font le plus souvent que la figer, reproduisant d'année en
année le même nom, ce qui évite les erreurs sur la maison mais ne
correspond pas à l'occupation réelle que connaissent les voisins. Les agents
du fisc, à partir de la fin du XIIIe siècle, évitent de qualifier les maisons et
se bornent à citer les noms des contribuables par îlot, dans un ordre qui doit
être approximativement celui de leur succession dans le «rang», c'est-à-dire
au long des façades. Lorsque le champ des investigations ultérieures
s'annonce trop large, on précise l'appartenance de la maison à telle ou telle
censive, à telle paroisse, et plus souvent sa situation dans une rue ou près
d'un carrefour.
La façade s'orne parfois, à partir du XIXe siècle, d'un décor qui remplace
avantageusement l'enseigne. Les boulangeries y font allusion à la vie
viennoise, les bougnats y représentent un tas de bois. À côté des grilles qui
assurent la ventilation mieux qu'une vitrine, les bouchers font figurer des
bœufs ou des moutons. La mode des boucheries dites hippophagiques fait
apparaître à la fin du XIXe siècle des têtes de cheval dorées. La qualité et
l'originalité de ce décor justifieront parfois, à la fin du XXe siècle, un
classement de la façade comme monument historique, préservant ainsi un
type de paysage urbain malgré les modernisations internes de la maison et
parfois le changement d'activités : c'est ainsi qu'un libraire vend aujourd'hui
ses livres anciens derrière les grilles de la boucherie qui l'a précédé et qu'un
marchand de robes se caractérise par l'annonce de croissants chauds à toute
heure.
LE CONFORT BOURGEOIS
Une différence très nette avec la province : le Parisien modeste est plus
rapidement au fait de la mode, plus sensible à ce qu'il voit chez les riches. Il
en vient plus vite à une certaine recherche dans le décor. Au XVIIe siècle, il
achète pour sa courtepointe ou ses rideaux de lit une serge verte ou une toile
rouge qui imitent les soieries des patrons et des maîtres. Plus ou moins
onéreuse, une tapisserie n'est pas rare sur le mur. Dans la seconde moitié du
XVIIIe, il préfère pour son lit les toiles rayées ou peintes à fleurs. Les
papiers peints du XIXe siècle suivront encore la mode, privilégiant sur les
murs des sujets et des ramages plus ou moins bien dérivés des somptueux
papiers à paysages ou à compositions historiques qui feront l'orgueil des
maisons cossues.
C'est donc une nouveauté que la cuisinière de fonte, qui fait son
apparition vers 1840. Alimentée au bois ou, de plus en plus, au charbon,
elle cuit et elle chauffe en toute saison, ce qui met fin au gaspillage de la
cheminée ouverte, qui chauffait la pièce en été dès lors qu'on y faisait
bouillir la marmite. La cuisinière procure même de l'eau chaude. Dans le
même temps, on multiplie les cheminées dans les chambres, et les poêles
prennent place dans les pièces autres que la cuisine. À partir des années
1860-1880, où il bénéficie à la fois de l'importation de charbons nordiques,
de l'amélioration du système de canaux et du développement des transports
ferroviaires, l'usage domestique du charbon contribue à la multiplication
des poêles. Il faudra cependant attendre le chauffage central pour que, dans
les maisons de petite aisance, les pièces secondaires soient toutes pourvues
d'un chauffage. Pour ce chauffage central, le fuel l'emporte sur le charbon
après la Seconde Guerre mondiale. Expérimenté dès 1928, le chauffage
urbain a déjà plus de 400 clients à la veille de la guerre. Il en a 3 000 en
1975 et tend à se généraliser après 1990.
L'eau courante changera les choses. Encore faut-il noter que l'eau que l'on
verse pour tout envoyer dans la fosse ne fait que nettoyer. Paradoxalement,
c'est l'amélioration du sanitaire qui vient au début du XIXe siècle aggraver
la situation. Les sanitaires à l'anglaise comportent, dans les immeubles
neufs et cossus, un écoulement automatique d'eau propre. L'eau courante,
en favorisant les bains en établissement ou à domicile, accroît la
consommation, donc les écoulements. Les fosses débordent. On ne voit plus
dans les rues que la rotation des vidangeurs. Les inventeurs ont beau
rivaliser d'imagination, rien n'y fait. Les Parisiens rechignent à payer les
fosses amovibles que l'on enlève au lieu des les vider.
C'est au XIXe siècle que l'on organise le nouveau réseau d'égouts. Mais il
n'est d'abord fait que pour l'écoulement des eaux publiques, celles du
ruissellement et celles du nettoiement des abattoirs. Il est longtemps fermé
aux eaux privées. Obligatoire depuis 1852 pour les immeubles nouveaux, le
tout-à-l'égout ne progresse que lentement. Une maison sur dix est raccordée
en 1870. Il faudra l'obstination du préfet Poubelle pour qu'en 1894 le
raccordement de toutes les maisons devienne obligatoire. Il ne sera achevé,
dans certains quartiers périphériques, qu'après la Seconde Guerre mondiale.
Le tout-à-l'égout n'est pas seulement l'acheminement des eaux usées par des
voies fermées. Grâce à l'invention du siphon, il coupe la montée des odeurs,
sépare les eaux sales des eaux propres et interdit aux mouches d'aller et de
venir entre les matières fécales et les pièces d'habitation. Il représente sans
doute le plus efficace moyen mis en œuvre pour la limitation des épidémies.
Au Moyen Âge, le problème des loyers est étroitement lié à celui des
dettes. Locataires et débiteurs se mêlent dans leurs récriminations contre ces
hausses du loyer de l'argent qui procèdent des variations du marché
monétaire. Ils seront les acteurs des mouvements déterminés par des
mutations comprises comme des actes délibérés de gouvernements dominés
par les spéculateurs et non comme des réactions inévitables aux soubresauts
d'un marché conditionné par les équilibres commerciaux.
Le loyer est fixé par le bail, qui couvre rarement moins de neuf ans. C'est
dire que le locataire, comme l'emprunteur à moyen terme, gagne tout à une
inflation qui procède de l'inexorable insuffisance des moyens de paiement
dans une économie en développement. Que survienne un redressement
monétaire, avec renforcement de la monnaie de compte - le loyer est fixé en
livres, sous et deniers - et diminution corrélative de la valeur des espèces en
circulation, et le locataire, qui compte le contenu de sa bourse en pièces et
doit en donner davantage pour payer la même somme, réagit à l'inverse du
propriétaire qui se rongeait les ongles en temps d'inflation. Mais il s'agit
alors du menu peuple, et celui-ci descend facilement dans la rue quand il se
voit confronté à une obligation à laquelle il lui est impossible de satisfaire.
C'est ce qui se produit quand Philippe le Bel tente en 1306 de renforcer sa
monnaie. L'insurrection des locataires est inévitable.
Vers 1700, il en coûte, pour deux pièces sans confort, deux mois de
salaire d'un ouvrier qualifié. La hausse des loyers devient dramatique en ce
XVIIIe siècle où l'inflation et la croissance démographique jouent en sens
inverse sur les loyers des logements modestes et sur les salaires. En cent
ans, les loyers nominaux augmentent de 130 à 140 %. En valeur constante,
compte tenu de l'érosion monétaire et de la faible progression des salaires,
ils ont doublé de poids dans le budget du locataire. C'est alors que le
«terme» devient le drame périodique de la population modeste, souvent
faite de sous-locataires que presse le « locataire principal», lui-même pressé
par son propriétaire. Le huit des mois de janvier, avril, juillet et octobre est
jour noir par excellence. Le non-paiement du terme est notoire dans le
quartier. Le boulanger ne fait plus crédit. La mère vend au perruquier les
cheveux de sa fille. L'homme va chez l'usurier. On saisit des meubles chez
le mauvais payeur. Parfois, celui-ci a préféré déménager « à la cloche de
bois ». Le nombre d'appartements vides ne cesse d'augmenter.
Au XIXe siècle, l'extension de la ville vient d'abord compenser la
croissance démographique et, stabilité monétaire aidant, les loyers
augmentent peu. Le rentier, c'est-à-dire le bourgeois, consacre à son loyer le
dixième de son revenu. L'ouvrier s'en tient généralement là, mais il lui faut
parfois aller jusqu'au tiers.
Il faudra l'ascenseur pour donner à l'altitude son prix. Les étages élevés
seront alors appréciés, surtout dans les rues étroites ou bruyantes, pour le
calme et la lumière qu'ils procurent. C'est alors que commencent de se
ressembler les étages. L'architecte reproduit de haut en bas le même plan.
La hauteur sous plafond est la même. Le chauffage central dispense de
réserver sur la surface des étages élevés le passage des cheminées des
étages inférieurs. La dernière touche de cette égalité des altitudes sera
apportée après 1945 par le vide-ordures.
Le travail et le loisir
LE TEMPS DU PARISIEN
Et puis, il y a les tolérances que les patrons ne peuvent éviter. Dans bien
des métiers, on ne fait rien le lundi. Dans d'autres, le compagnon a droit à
un mois de vacances, non payées certes, mais qui ne donnent pas le droit de
le congédier.
N'oublions pas les étudiants. Le cycle annuel des études n'est pas
indifférent dans une ville où ils sont une part essentielle, toujours visible et
parfois bruyante, de la population. Les écoles monastiques du XIIe siècle
vivent au rythme des fêtes religieuses. Il n'y a pas de vacances au
monastère. Avec la naissance de l'Université, il en va différemment. Les
maîtres sont des intellectuels de profession, qui établissent très vite le
principe d'une année universitaire. Dès le milieu du XIIIe siècle, celle-ci
commence le 1er octobre et finit le 24 juin à la Saint-Jean. En 1800, elle va
du 20 septembre au 31 juillet. C'est seulement au XXe siècle que
l'introduction d'une seconde session d'examens retardera la rentrée, et que
l'on aménagera en cours d'année des vacances, d'abord de Noël et de
Pâques, puis de la Toussaint et «d'hiver».
On dîne vers six ou sept heures. Le petit peuple s'en tient là : collation au
petit déjeuner, repas léger au déjeuner, dîner plus substantiel. Dès que l'on
peut prendre ses repas chez soi, c'est le déjeuner de midi qui l'emporte, le
dîner se ramenant souvent à une soupe et quelques légumes. Le «monde»,
on l'a vu, garde plus longtemps les habitudes de l'Ancien Régime : on prend
un café, un thé ou un chocolat au réveil, on déjeune convenablement vers
huit ou neuf heures de quelques entrées froides et de desserts, on dîne
copieusement vers deux heures au début du XIXe siècle, vers six ou sept à
la fin, et on soupe après le spectacle vers dix ou onze heures. Un dîner prié
comporte, dans la bonne bourgeoisie, un potage, deux entrées, un rôti, des
entremets, plusieurs desserts. Un souper fin y ajoute les poissons et les
volailles.
Les lieux de rencontre ont varié avec les siècles. La place, le marché - et
longtemps la fontaine - ont été et demeurent les lieux naturels des
rencontres non organisées mais prévisibles. Des lieux professionnels s'y
sont joints, selon les époques : ainsi le lavoir. La taverne, puis le bar de
quartier ou le café élégant ont été les plus normalement achalandés d'une
clientèle qui y donne à l'occasion ses rendez-vous ou y a ses habitudes.
Villon est au XVe siècle le témoin de ce genre de société qui se forme
autour d'une enseigne. Le rôle littéraire et politique des cafés est à noter
pour les XVIIIe et XIXe siècles. On y trouve des cartes et des journaux.
Courteline est l'observateur de la fréquentation régulière des cafés par ceux
qui, célibataires ou mal mariés, s'y sentent mieux que chez eux. Quelques
établissements perpétueront jusqu'à nos jours ce rôle, qui pour le monde
politique, qui pour celui de la littérature et de l'art. On sait la place du Café
de Flore dans la mythologie «existentialiste» des années 1945, et celle de
Lipp dans la vie politique de la République.
Le peuple, lui, se répartit entre des cafés où les habitués ont leur table,
leurs habitudes et parfois leur bouteille, et des lieux d'excursion parmi
lesquels il convient de faire une place de choix aux guinguettes. Mais la
convivialité de cercle ne se limite pas à la seule classe dominante. Tout
Paris aspire à constituer des «sociétés», durables ou éphémères, définies par
ses affiliés et par un lieu de réunion. On connaît dès le temps de la
Restauration des «sociétés» dont le double objet est de manger et boire
ensemble, et de chanter chacun son tour. Les Lapins, les Lyriques, les
Joyeux, les Bons Enfants ont leurs assises dans des restaurants sans façons
où l'on peut mener tapage. Il est des sociétés d'étudiants, comme les
Badouillards ou les Bousingots, qui n'ont d'autre ambition que d'assembler
des farceurs. La clientèle habituée d'un café forme pour ses fidèles une sorte
de cercle non déclaré.
LE BADAUD
Le Parisien consacre, de toute ancienneté, une part notable de son temps
à contempler la rue. Le seuil ou la fenêtre ont longtemps été un
observatoire. C'est de là que le Parisien du XVe siècle comme celui des
années 1950 prend le temps de regarder vivre son quartier. En 1430, c'est
sur un banc devant sa porte, où il s'endort après dîner comme, écrit le
Bourgeois de Paris, on fait en été, que le gardien de la Bastille est occis par
un prisonnier élargi qui va en profiter pour lui subtiliser ses clés et libérer
ses amis. Villon est assis sur le seuil de Saint-Benoît-le-Bétourné, rue Saint-
Jacques, quand il a un soir de Fête-Dieu, en 1455, avec le prêtre Philippe
Sermoise l'altercation qui conduira celui-ci au cimetière et le poète à la
marginalité. Cinq siècles plus tard, la chaise devant la porte fait encore
partie du paysage parisien. L'information circule alors de fenêtre en fenêtre.
Là encore, la télévision a sonné le glas de cette convivialité faite d'aération
et de curiosité.
Sous toutes les formes qu'ils peuvent prendre au fil des siècles, le
spectacle de la rue, la devanture des magasins et l'incident quotidien
arrêtent le Parisien dans sa marche. L'attroupement l'attire. «Il ne faut qu'un
regardeur pour amuser le reste», observe au XVIe siècle Noël du Fail. Et
Rabelais de noter que le Parisien est à ce point sot, badaud et inepte que le
premier bateleur venu ou un mulet avec ses cymbales suffisent à attirer plus
de foule qu'un prédicateur. Les vide-gousset le savent bien, qui volent
aisément à la tire, sur le Pont-Neuf ou à la foire Saint-Germain, le bourgeois
qui bâille aux corneilles, qui bade, l'esprit occupé par quelque spectacle. On
s'attarde sur le passage d'un cortège. Jusqu'au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale, un cheval tombé dans ses brancards immobilise les
passants. On regarde longuement l'intervention des pompiers ou de la
police, ou le repêchage d'un noyé. Les années 1960 ajoutent un spectacle
nouveau : l'enlèvement des voitures.
On exécute au moins une fois par semaine, mais le spectacle est d'autant
plus choisi qu'il sort de l'ordinaire. Tout le monde admire le bourreau
Capeluche qui, en 1418, aiguise lui-même la hache et montre à son valet
l'endroit où il faut frapper avant de se laisser décapiter comme s'il s'agissait
d'un autre. Puisqu'on a d'abord décapité, puis dépecé le capitaine Colinet de
Puiseux, coupable d'avoir livré le pont de Saint-Cloud vendu aux
Armagnacs, on pend son tronc dans un sac et on hisse sa tête sur une pique
pendant que des valets vont aux quatre portes principales de la ville pendre
au bout d'une perche qui un bras, qui une jambe. On exposera de même, en
1474, dans quatre bonnes villes du royaume, les membres de Jean Hardi,
coupable d'avoir voulu empoisonner Louis XI.
Tout Paris est sur la place de Grève, le 19 décembre 1475, pour voir
tomber la tête du connétable de Saint-Pol. L'exécution de Beaune de
Semblançay, le 12 août 1527, provoque le même intérêt chez des Parisiens
qui s'amusent de voir au bout d'une corde celui qui les a si longtemps
nargués du haut de sa puissance et qui, sur le chemin de la potence, a salué
de sa charrette les badauds parmi lesquels il apercevait des connaissances.
Certes, le spectacle est alors celui d'une chute retentissante. Mais on se
déplace pour de moindres coupables. Tel, auquel on se contente de couper
une oreille, crie plus longtemps qu'un pendu trop vite étranglé. Le routier
Sauvage de Frémonville que l'on pend en 1427 se débat tellement que le
bourreau manque son nœud et que le supplicié retombe en se brisant les
reins. On le pend de nouveau malgré ses hurlements, et le Bourgeois de
Paris, qui n'est pas un mauvais homme, trouve que c'est bonne justice. Mais
on apprécie le coup de théâtre lorsqu'en 1524 la grâce royale sauve, au pied
de la potence, le sire de Saint-Vallier. Ce n'est pas le roi mais la foule qui, le
5 juillet 1649, délivre de force l'imprimeur Claude Morlot que l'on va
pendre en Grève pour avoir publié des feuilles immorales. Les Parisiens se
pressent le 27 novembre 1674 devant la Bastille pour voir décapiter le
chevalier de Rohan, un comploteur imaginatif qui voulait soulever une
partie du royaume avec l'aide des Espagnols et proclamer la République à
l'image des Pays-Bas. Ils sont également nombreux en place de Grève le 17
juillet 1676 pour voir décapiter - elle était noble - puis brûler la Brinvilliers.
Mme de Sévigné est allée sur le pont Notre-Dame pour voir passer
l'empoisonneuse effondrée sur la paille de la charrette fatale. Quatre ans
plus tard, Paris fait grand cas de l'exécution de la Voisin, brûlée vive le 22
février 1680 sur la même place de Grève. Cette fois, Mme de Sévigné a vu
passer rue Saint-Antoine le sinistre cortège d'une fenêtre de l'hôtel de Sully.
Et ces empoisonneuses donnent de surcroît à parler : les salons bruissent de
leurs méfaits et de leurs clientèles, mais aussi de leurs derniers moments et
de leurs paroles édifiantes à l'article de la mort. Il y a foule en Grève le 27
novembre 1721 pour voir rouer à mort le célèbre Cartouche, comme le 28
mars 1757 pour voir écarteler et déchiqueter Damiens, l'assassin manqué de
Louis XV.
L'échafaud des temps quasi paisibles n'est pas moins regardé que celui
des temps de massacre. Sous la Restauration, pour peu qu'on guillotine
quelqu'un devant l'Hôtel de Ville, il y a du monde sur les toits et jusqu'au
sommet des tours de Notre-Dame. On se bouscule pour voir, le 7 juin 1820,
guillotiner Louvel, l'assassin du duc de Berry. Un condamné est-il gracié au
pied de l'échafaud, et le bon peuple récrimine : on lui a fait perdre son
temps. Les choses n'auront que peu changé au XXe siècle. Il faudra le
scandale provoqué en 1939 par l'exécution de l'assassin Weidmann à
Versailles – les Parisiens sont venus et ont loué des fenêtres pour la nuit afin
de ne rien manquer – pour que l'on décide enfin d'exécuter les condamnés
hors de la vue du public. On avait vu au XVIIe siècle les Parisiens chercher
dans les cendres quelques os de la Brinvilliers pour s'en faire des souvenirs.
Au XXe, on en verra tremper un mouchoir dans le sang d'un assassin.
LA PROMENADE
Tout autre est la promenade. Il arrive qu'elle ait un objet, et aller à la foire
en est un. C'est la première fête que se donne le bourgeois hors des
célébrations religieuses et des processions où il montre la bannière de sa
paroisse ou de son métier. Avant même la naissance du théâtre, la foire est
divertissement. Si elle est avant tout un lieu d'échanges commerciaux, elle
est pour la majorité des Parisiens une occasion périodique de se changer les
idées. Depuis le Moyen Age, on y va pour boire et manger en compagnie,
chanter et danser, jouer à la pelote et applaudir les jongleurs. On conte
fleurette. On s'encanaille. On se fait, aussi, couper la bourse.
Les squares accueillent dès leur création le spectacle spontané des artistes
ambulants, chanteurs et jongleurs en tout genre. Dans les années 1880, on
les dote presque tous d'un kiosque où, sans doute à l'imitation de ce qui
meuble le temps des curistes dans les villes d'eau, et les orchestres militaires
ou les harmonies d'associations viennent à jour et heure fixes y donner des
concerts appréciés du voisinage. Le concert est gratuit, mais on paie sa
chaise de fer. Le programme est parfois affiché. Dans les grands jardins
publics, comme au Luxembourg, au parc Monceau ou aux Tuileries, où
Édouard Manet peint l'heure de musique en 1862, le concert est l'occasion
d'une affluence. La bourgeoisie ne dédaigne pas de s'y montrer. Les
orchestres militaires allemands joueront dans les kiosques, aux débuts de
l'Occupation, un jeu de séduction rapidement voué à l'échec.
Le XIXe siècle voit se multiplier dans les jardins publics les jeux pour
enfants. Au bord des bassins, on loue des bateaux à voile. Dans les années
1900, des allées sont aménagées pour les patins à roulettes. Des loueurs
procurent des promenades à dos d'âne ou en charrette.
Mangé par le transport et la radio, puis la télévision, le temps parisien ne
laisse plus guère de place à la promenade quotidienne, sinon celle des
Parisiens du troisième âge. Reste la promenade dominicale, elle-même
concurrencée par les résidences secondaires.
Jusque dans les années 1840, deux types de danse caractérisent la société
qui danse : les salons s'en tiennent aux danses en ligne et en cercle qui
survivent de l'Ancien Régime, les bals de cabaret ou de place publique
donnent surtout lieu à des danses héritées du répertoire des campagnes.
D'un côté le menuet, la gigue et la gavotte, de l'autre la bourrée, la ronde et
la farandole. On emmène danser sa cavalière, mais on danse en commun.
Les danseurs se tiennent au plus par une main, et à distance. Une telle
convenance n'empêche nullement d'aller ensuite trousser la cavalière. Or les
choses changent sous la Monarchie de Juillet, avec des danses par couple,
où les danseurs se rapprochent et se tiennent à certains moments par la
taille. La valse, la polka, la mazurka viennent de l'Europe centrale, la
scottish d'outre-Manche. La mode est aussi au quadrille, qui est un
compromis inventé sous le Consulat, avec ses enchaînements compliqués.
Toutes ces danses font rapidement la conquête des salons parisiens, mais on
les pratique très vite jusque dans les guinguettes des faubourgs et des
villages de banlieue, où des maîtres de danse s'improvisent pour enseigner
les pas, voire pour jouer les entremetteurs. Elles n'atteindront les bals de
campagne que cinquante ans plus tard. Des danses naissent sur place,
comme les «cachucha», «cancan», «chahut» qui bravent souvent l'honnêteté
dans les bals de bas étage et que la police ne manque pas de surveiller. À la
fin du siècle, c'est la java qui triomphe. Métamorphosée en musette, la valse
garde son rang de danse par excellence.
Les vacances ne sont pas toutes mondaines et lointaines. L'art s'ouvre sur
la nature, et elle est aux portes de la capitale. Annonçant l'Impressionisme
des années 1860, les artistes vont dans les champs et les bois de la région
parisienne chercher un nouveau regard sur le monde. Revenu d'Italie, Jean-
Baptiste Corot retrouve la lumière à Fontainebleau dès 1829. Les confins de
la forêt de Fontainebleau se partagent désormais avec les rives de la Seine
la villégiature de peintres. Cela fera la célébrité de Barbizon et de Chailly-
en-Bière où l'on trouve dans les années 1850 Corot puis Jean-François
Millet, et dès 1863 Claude Monet, Frédéric Bazille, Auguste Renoir et
Alfred Sisley. On retrouvera dans les années 1870 Monet à Argenteuil, à
Vétheuil, à Ville-d'Avray, à Giverny. Manet est à Gennevilliers, comme sa
belle-sœur Berthe Morisot. Renoir est à Louveciennes, à Fontainebleau, à
Argenteuil, Pissarro à Louveciennes, à Pontoise, à Éragny-en-Vexin, Sisley
à Louveciennes, à Marly, à Argenteuil, à Meudon. On trouve Cézanne à
Pontoise, à Auvers-sur-Oise. En 1890, Van Gogh habite aussi Auvers. En
1905, Derain et Vlaminck explorent avec leur chevalet les rives de la Seine
du côté de Chatou. En 1929 encore, Marquet loue à Poissy.
PROSTITUTION
Certains bordels ne sont qu'une maison. La plupart sont une rue entière,
laquelle forme en son ensemble un bordel. Et, avec les années, la
prostitution a largement débordé les limites mises par saint Louis. Des
quartiers entiers leur doivent leur notoriété. Dans le Paris du XVe siècle, on
ne dit pas la rue de Glatigny ou la rue de Tiron, mais le bordel de Glatigny
ou le bordel de Tiron. Les filles se pressent autour du Louvre dès le XIIIe
siècle : c'est la rue Champfleury ou la rue de l'Autruche. On en trouve aussi
dans les alentours des Halles, rue Maubuée, rue du Huleu, rue Simon-le-
Franc, rue Greneta, rue du Bourg-l'Abbé. Il en va de même sur la rive
gauche des rues perpendiculaires à la rue de la Harpe, les rues Percée, de
Mâcon et Poupée. Entièrement vouées à la prostitution, les maisons sont de
bon rapport.
Faisons aussi la part de ce qui n'est pas une prostitution mais une pratique
de filles légères. Au début du XIXe siècle, on les trouve dans les boutiques
de mode et de lingerie, où il suffit de demander une livraison de rubans
pour voir arriver au rendez-vous la demoiselle parée dudit ruban. On les
rencontre aussi dans les guinguettes de bas étage. Au niveau inférieur, il y a
les «pierreuses» des carrières et des terrains vagues de la périphérie.
Hors d'une prostitution qui s'avoue, Paris offre toutes les occasions de
rencontres non tarifées mais cependant intéressées. François Villon, au XVe
siècle, dit les charmes de la serveuse de taverne qui «montre tétins pour
avoir plus largement d'hôte», ce qui est dire qu'elle améliore son pourboire
en laissant voir ses seins. Sans doute ne refuse-t-elle pas de suivre un client
généreux. Bien des filles que nous font connaître les procès finissent dans la
véritable prostitution pour avoir commencé ainsi et s'être retrouvées
enceintes. Le déséquilibre des sexes provoqué par les migrations de
travailleurs et l'afflux des étudiants fait dès le milieu du XIXe siècle le
succès de ces filles faciles que l'on va courtiser dans le quartier de la
couture qui avoisine Notre-Dame-de-Lorette et qu'on appelle pour cela, non
sans ironie quant à une éventuelle ressemblance avec la Vierge, des «
lorettes » quand elles se font payer ou entretenir, des « grisettes » quand
elles se trouvent assez contentes que les jeunes hommes et les étudiants les
emmènent danser dans les guinguettes. Notons que ces filles volontiers
amoureuses qui font une certaine réputation au Paris d'Offenbach et de
Murger, voire encore à celui de Courteline, et dont le modèle est Mimi
Pinson, sont rarement nées à Paris.
JEUX ET SPORTS
Jusqu'à l'entrée de la radio, puis de la télévision dans la vie quotidienne,
le jeu a occupé une part notable du temps de loisir. Dans le Paris du Moyen
Age, on joue aux dés, aux jetons, aux cartes (qui apparaissent à Paris en
1392), tous jeux où le hasard tient une place qui leur vaut la réprobation des
moralistes. Ceux-ci sont plus indulgents pour les échecs, jeu d'intelligence
qui fait appel à des qualités tactiques et que pratique ardemment
l'aristocratie. Le bon peuple n'a cure des interdits, mais échappe mal aux
réglementations professionnelles : certains métiers prohibent en 1398 le jeu
hors des jours fériés, moins par souci de morale théorique que pour contenir
les querelles et rixes qui sont la conséquence des mises d'argent. Le jeu est
cependant assez pratiqué pour donner lieu à un artisanat qui s'organise
même en métiers. Dès le XIIIe siècle, des déciers taillent les dés dans le
buis ou l'os, et il est une clientèle pour les dés d'ivoire ou de pierre. Les
premières cartes sont l'œuvre de papetiers, mais on trouve au XVIe siècle
des fabricants de cartes spécialisés. Quant aux jeux d'échecs, ils sont le plus
souvent réalisés par les orfèvres, suivant des types de figures à peu près
fixés au XIIIe siècle.
On joue aussi bien chez soi que dans les lieux publics, dans les tavernes
ou sur le seuil des maisons. Les pelotes que l'on appelle alors des éteufs
volent dans l'île Notre-Dame comme sur les levées de terre des anciens
remparts. Des tavernes doivent leur réputation à la fréquentation des
joueurs : ce sont, dès le XIVe siècle, de véritables maisons de jeu. Celles-ci
se multiplient au XVIIIe siècle. On les tolère, comme on tolère les maisons
de prostitution, parce que mieux vaut contrôler ce qu'on ne peut empêcher.
D'ailleurs, on joue gros jeu chez le roi – depuis Philippe Auguste – aussi
bien que chez les princes. À côté des tripots, on voit donc s'ouvrir des
salons de jeu qui sont des cercles mondains. L'État taxe le jeu, de surcroît,
ce qui s'accommoderait mal de la clandestinité. Sous l'Empire, la taxe est
affermée pour l'ensemble de la capitale. À partir de 1818, le profit en est
partagé entre le Trésor et la Ville, qui s'en servent pour subventionner les
arts et la bienfaisance. Ce contrôle n'empêche pas les jeux clandestins, les
roulettes, les tables à cartes et les dés. Plus gênante est en 1837 l'interdiction
des jeux de hasard, laquelle prive, incidemment, la Ville d'un million de
francs, soit 3 % du budget municipal.
Le jeu de force et d'adresse, qui conduira au sport, n'est qu'un spectacle
quand il est réservé à une élite que le Parisien moyen vient simplement
admirer en comptant les coups. C'est le cas du tournoi et de la joute. Il en va
différemment du jeu qui se joue en petits groupes et ne suppose pas une
lourde infrastructure. On joue aux barres ou à la soule sur n'importe quel
terrain vague. Ce sont des jeux d'équipe, qui peuvent être violents et
engendrer des rixes. Plus calme, le jeu de paume, qui se joue à main nue au
XIIIe siècle, puis avec un gant et, dès le XIVe siècle, avec une raquette,
suppose un terrain aplani et balisé, avec une corde tendue en son milieu.
Dès le XIVe siècle, on aménage des espaces permanents, de quelque
soixante pieds sur vingt, clos de murs, avec des galeries protégées de filets
pour les spectateurs. Charles V en place un parmi les agréments de l'hôtel
Saint-Paul. Dans les années 1420, le meilleur jeu de paume est le Petit-
Temple, rue Garnier-Saint-Lazare. On en compte treize à la fin du XIVe
siècle, deux cent cinquante à la fin du XVIe. C'est pendant ce même XVIe
siècle qu'on trouve commode d'y mettre un toit : ainsi joue-t-on quelque
temps qu'il fasse. Le jeu de paume couvert – de «courte paume» le plus
souvent – devient alors l'une des composantes du paysage parisien. Il a son
nom, sa clientèle. C'est là que s'établissent au XVIIe siècle bien des troupes
de comédiens qui y trouvent la combinaison d'un vaste lieu couvert et de
galeries, aménagées pour les spectateurs du jeu et parfaitement adaptées à
l'installation des spectateurs du théâtre qui n'ont pas place au parterre ou
autour de la scène. L'Illustre Théâtre de Pocquelin occupe en 1643 le jeu
des Mestayers, rue Mazarine, et en 1645 celui de la Croix-Noire, rue de
l'Ave-Maria. On y donne aussi musique et opéra : l'abbé Perrin fait jouer au
jeu de la Bouteille en 1671 et Lully en 1672 au jeu du Bel-Air-Becquet, rue
de Vaugirard. Le jeu de la Diligence accueille en 1726 l'Opéra-Comique.
C'est la fin du XIXe siècle qui voit se dégager dans l'espace urbain de
véritables stades. L'hippodrome de la rue Caulaincourt avait déjà accueilli
les sports les plus divers. Au fil des années, on a vu s'ouvrir des stades plus
ou moins spécialisés : le stade de Colombes (1907), le Parc des princes
(1897), le stade Pershing à Vincennes (1919), le stade Charléty, le stade
Jean-Bouin, le stade Roland-Garros, le Palais des Sports de la porte de
Versailles (1960) et le Palais omnisports de Paris-Bercy (1984) qui ouvre la
réhabilitation de l'Est parisien.
La tauromachie s'est même aventurée à Paris. Dans les années 1890, deux
arènes, la Gran Plaza de Toros de la rue Pergolèse et une autre près du
Champ-de-Mars, offrent quelques courses de taureau que les Parisiens
tiennent pour une curiosité, sans se passionner vraiment. Les arènes
fermeront après quelques années.
Les piscines apparaissent sur la Seine au XIXe siècle. Les bains Deligny
sont construits en pleine Seine entre 1801 et 1803. Formé d'une piscine
entourée de galeries à l'orientale, l'établissement est une sorte de club,
offrant les services les plus divers, du coiffeur au pédicure. Paris jouit sous
la Restauration de vingt-deux bains de rivière, On y trouve trois écoles de
natation. Il ne s'agit plus de se laver dans la Seine. On apprend à nager.
L'aristocratie fréquente maintenant la piscine. On y voit, quai d'Orsay, les
fils de Louis-Philippe. La piscine Deligny coulera en une nuit en juillet
1993. Suivent les piscines couvertes, comme celle que l'on ouvre en 1884
dans les bains publics de la rue de Château-Landon. Sept autres sont créées
avant 1900, une douzaine entre 1924 et 1934, une soixantaine après la
guerre. Les dernières réalisations de la sorte sont la piscine du forum des
Halles et l'Aquaboulevard qui combine dans le 15e arrondissement une
vaste piscine et un complexe sportif.
CHAPITRE XXII
Le spectacle
LE THÉÂTRE
Parce qu'il est une occasion de sortir de chez soi offerte à un public
bourgeois qui n'a pas accès aux réceptions de la haute société, le théâtre
devient entre le XVIIIe et le XIXe siècle un véritable rendez-vous,
qu'organise le système des abonnements : on a sa loge à l'année et on y prie
des amis. On va alors au spectacle pour voir et se faire voir, autant que pour
entendre la pièce. La pratique s'en affaiblira au XIXe siècle quand le
Boulevard rompra avec le principe de l'alternance : l'abonnement est sans
objet si la pièce est longtemps la même. Avec ses entrées non réservées, le
cinéma mettra à mal cette fonction dans l'entre-deux-guerres. On ne
rencontrera plus au spectacle que ceux avec lesquels on y va.
Montrant l'une des gens normaux tournés en ridicule, l'autre des sots qui
disent des vérités, la farce et la sotie procèdent des jeux de clercs autant que
du talent des bouffons qui, jongleurs et poètes, égaient les cours du Moyen
Âge. Il n'en arrive pas moins que la farce s'éloigne de la simple
bouffonnerie : représentée pour la première fois en 1467, la Farce de maître
Pathelin atteint à un comique de mœurs autant que de situation.
La Confrérie verse à la Ville mille livres par an pour les pauvres. Ainsi se
justifie-t-on - après un arrêt du Parlement qui condamne en 1548 le
spectacle – de transformer le mystère sacré en un divertissement et la
participation au mystère en un métier. D'autres œuvres apparaissent au
programme, comme le Mystère de l'Ancien Testament. Mais les esprits
évoluent et font mieux que par le passé la distinction entre un jeu où l'on
charge parfois les traits et la lecture des textes sacrés dont le commentaire
appartient au clergé, non au bourgeois. Jouer la Passion, c'est désormais
caricaturer l'Évangile. Au milieu du XVIe siècle, le Parlement n'autorise que
la représentation de mystères «profanes, honnêtes et licites». Mais les
Confrères demeurent «de la Passion », et ils continuent de se réunir dans
leur chapelle. Ils se veulent encore confrères, même s'ils sont devenus des
acteurs. Pour compenser l'entrave que serait la réduction de leur répertoire,
le roi leur accorde le monopole de toute représentation publique dans la
ville et en banlieue. La décision sera lourde de conséquences.
Des troupes italiennes font leur apparition. Elles ont des noms, mais aussi
des répertoires. Venue en France en 1571, la compagnie I Gelosi joue
devant la Cour pour l'arrivée de la jeune reine Élisabeth d'Autriche, puis en
1572 pour le mariage du roi de Navarre, le futur Henri IV, et de Marguerite
de Valois. Elle s'établit durablement à Paris en 1577 à l'hôtel du Petit-
Bourbon. Une autre troupe, I Raccolti, est en 1585 à la foire Saint-Germain-
des-Prés. Les Parisiens découvrent un nouveau personnage, vite favori des
spectateurs épris de nouveauté : c'est Arlequin. Scaramouche, Pantalon,
Isabelle, Pierrot, Mezzetin, Colombine et le Docteur ne sont pas moins
populaires. Une liberté nouvelle s'introduit dans la représentation. Le
Parlement proteste contre l'immoralité du spectacle, mais le roi protège les
Italiens. Avec ceux-ci, le public participe. Les acteurs improvisent une
partie de leur texte, et les spectateurs interviennent. On interpelle les
personnages. La pièce n'est qu'un canevas. L'affaire tourne parfois au
chahut, et il n'est pas rare de devoir interrompre la représentation faute de
pouvoir se faire entendre. Avec le temps, des textes rédigés soutiennent
l'action. On écrit pour les Italiens, et les auteurs français donnent dans le jeu
en gardant les personnages italiens. Quelques comédiens, réputés pour leur
habileté dans l'improvisation, atteignent à la notoriété : ainsi le grand
Arlequin qu'est Giuseppe Domenico Biancolelli, ou le célèbre Scaramouche
qu'est Tiberio Fiorelli. Cette Comédie-italienne, qui s'est établie au Palais-
royal et enfin à l'hôtel de Bourgogne (1680) dont les derniers confrères
rejoignent alors les Comédiens-français de Molière, disparaît brutalement
en 1697, Mme de Maintenon s'étant justement reconnue dans une Fausse
Prude. Elle renaît en 1716 par la grâce du Régent. En 1760, abandonnant le
vétuste hôtel de Bourgogne, elle s'installe près des Boulevards, dans la salle
qui prend le nom de l'auteur de Ninette à la Cour, Charles-Simon Favart, et
qui deviendra l'Opéra-Comique. On y jouera Marivaux. On y chante aussi
Les Pêcheurs de Gossec (1766). Mais le public commence de bouder les
Italiens. En 1779, la société est supprimée. Le nom restera dans l'usage
parisien, mais l'Opéra-Comique ne jouera plus que des opéras bouffes et des
vaudevilles.
La publicité s'est peu à peu fait jour. Au XVe siècle, on parcourt la ville
pour crier la représentation à son de trompe. En 1597, on met des affiches
pour annoncer la pièce, mais on n'en dit pas plus. En 1625, on prend
l'habitude d'y faire figurer le nom de l'auteur, usage qui n'est général qu'au
milieu du XVIIIe siècle. On ne dit encore mot des acteurs : ceux-ci
entendent pouvoir, jusqu'au dernier moment, se faire remplacer. On devine
le rôle que tient ici la rumeur parisienne. C'est sous la Révolution que l'on
commence d'afficher leurs noms. Au XIXe siècle, bien des acteurs
donneront au public les prémices de leur talent sur les tréteaux placés
devant les théâtres du Boulevard du Crime.
Le théâtre est aussi dans les foires, où des troupes très diverses présentent
des tours et des farces de leur façon. Les Comédiens-français obtiennent du
roi, en 1710, qu'il interdise aux Arlequins de la foire Saint-Germain de
prononcer un texte. Le théâtre libre est donc cantonné dans le mime. Celui-
ci fait la fortune des tréteaux des Boulevards.
Construit de 1774 à 1782 sur une partie des jardins de l'hôtel de Condé
pour accueillir les Comédiens-français, l'Odéon offre 1 913 places. Pour la
première fois, on trouve des bancs au parterre : on n'est debout qu'au
promenoir, dans la dernière galerie. L'innovation sera vite adoptée par les
autres théâtres, l'Opéra excepté. Le Parisien se plaint, d'ailleurs, de
l'exiguïté des banquettes. Au parterre, on est maintenant assis, mais mal.
On voit même émigrer vers le Boulevard l'une des rares troupes qui
pouvaient narguer le privilège d'Ancien Régime : celle du théâtre aux
étonnants avatars qu'avaient établi dans le Palais-Royal le duc d'Orléans et
l'un de ses fils. D'abord petit théâtre de marionnettes en 1784 pour les
«petits comédiens de bois du comte de Beaujolais», puis théâtre normal, le
théâtre de Beaujolais est reconstruit par Louis en 1790 pour une dame
Marguerite Brunet, dite Mlle Montansier, qui avait dirigé des spectacles à la
cour. Arrêtée puis libérée, elle en fait en 1794 le théâtre de la Montagne,
puis celui des Variétés. Lorsqu'elle émigre sur le Boulevard en 1807 pour
satisfaire l'empereur qui la trouve trop proche de la Comédie-française, sa
troupe laisse la place au Palais-Royal à des marionnettes, puis à des chiens
savants. Le théâtre n'y reviendra qu'en 1831. Reconstruit par Guerchy, puis
restauré en 1880 par Paul Sédille, c'est alors le théâtre du Palais-Royal. On
y applaudira Déjazet et Hortense Schneider.
Un effort de qualité est tenté sur le Boulevard par André Antoine qui crée
en 1887 le Théâtre libre et l'installe l'année suivante aux Menus-Plaisirs,
boulevard de Strasbourg. On y joue Courteline, Catulle Mendès, Georges de
Porto-Riche. Le théâtre prend en 1897 le nom d'Antoine. Un semblable
effort est accompli à partir de 1894 par Lugné-Poe au Nouveau Théâtre, rue
Blanche. On y jouera Ibsen, Jarry, Gogol, avant Pagnol et Sacha Guitry.
Fondateur d'une compagnie nommée Théâtre de l'Œuvre, le même Lugné-
Poe l'installe en 1919 dans une salle Berlioz dont il fait l'Œuvre. Tous ces
théâtres connaîtront jusqu'à nos jours un brillant destin.
De même nature est l'effort accompli au théâtre des Arts, ancien théâtre
des Batignolles, entre 1919 et 1931 par la troupe de Sacha Pitoëff, puis de
1940 à 1970 par Jacques Hébertot. On y joue Georges Duhamel, Pagnol,
Maeterlinck, Cocteau (Orphée, 1926), Pirandello et Bernard Shaw. Après la
guerre, le théâtre Hébertot fera place dans ses programmes à Camus,
Bernanos et Montherlant.
La rive gauche est moins richement pourvue. Paris qui s'étend vers le
nord-ouest néglige vite l'Odéon. On ironise sur l'ennui qu'il dégage, sur les
difficultés financières qu'il procure, sur la médiocrité de son répertoire. Ni
Frédérick Lemaître ni Dorval ni Laurent ne le sauvent du discrédit. On lui
cherchera au XXe siècle les destins les plus divers. Paris connaîtra ainsi un
Odéon classique surtout fréquenté par les étudiants. Il deviendra –
notamment après la disparition du Vieux-Colombier - l'une des salles
préférées d'un public fidèle d'intellectuels. Sa transformation en 1946 en un
Second Théâtre-français n'en avait fait qu'une annexe, le théâtre du
Luxembourg. En 1959, André Malraux lui rend une certaine autonomie :
c'est le Théâtre de France. On y joue Claudel et Cocteau, Beckett et Duras.
On y connaîtra quelques initiatives hardies (Les Paravents de Jean Genet en
1963) et quelques moments d'avant-garde musicale (Le Domaine musical
de Pierre Boulez à partir de 1954). Jean-Louis Barrault y vivra une
étonnante «prise de l'Odéon » par les manifestants de Mai 1968. Le Théâtre
des Nations y accueillera des troupes du monde entier. Le Théâtre de
l'Europe lui succédera en 1983, pour des spectacles empruntés en grande
partie au répertoire étranger. En 1994, la restauration du Petit-Odéon offre
le cadre d'un théâtre de salon à la manière du XVIIIe siècle.
Le centre doit offrir ce que l'on trouvait sur les Boulevards. On en profite
pour offrir une nouvelle implantation à deux troupes chassées par le
remodèlement du boulevard du Temple et de la place du Château-d'Eau (de
la République). Construits par Davioud entre 1860 et 1862, les deux
théâtres qui se font face sur la nouvelle place du Châtelet sont des pièces de
l'urbanisme autant que de la vie artistique. On voit grand : 3600 places au
théâtre Impérial du Châtelet, 1500 places au Théâtre-lyrique, qui sera en
1879 le théâtre des Nations, puis en 1898 le théâtre Sarah-Bernhardt. L'un
et l'autre seront voués à la musique aussi bien qu'à l'art dramatique. On
entendra au Châtelet à partir de 1874 l'orchestre des Concerts Colonne et
l'opérette y aura longtemps la première place. C'est au Châtelet qu'en 1868
chante une Hortense Schneider qui abandonne les Variétés pour une vaste
scène – cinq cents figurants dans Les Voyages de Gulliver – qui convient
mal à sa voix trop faible. L'opérette règnera au Châtelet jusqu'à
l'établissement en 1980 du Théâtre musical de Paris, rebaptisé Châtelet en
1989 : Mozart, Wagner, Verdi, Richard Strauss et Alban Berg y seront alors
chez eux. Quant au théâtre où régneront un temps Sarah Bernhardt, puis
Charles Dullin, il redeviendra en 1957 le théâtre des Nations, puis en 1980,
après une complète rénovation intérieure, le théâtre de la Ville.
La troupe s'est installée en 1793 rue de la Loi (de Richelieu), dans la salle
construite l'année précédente par la Montansier sur les plans de Victor Louis
à l'emplacement de l'hôtel de Louvois (square Louvois). Ce voisinage, avec
les risques d'incendie inhérents à tout théâtre où l'on joue des éclairages,
entretient une inquiétude permanente à la Bibliothèque nationale installée
de l'autre côté de la rue. Le public applaudit peu sous la Terreur Les Noces
de Figaro de Mozart dans une traduction française allongée à l'excès du
texte original de Beaumarchais. On joue surtout des œuvres inspirées de la
Rome antique et de la mythologie. On chante Armide le soir du 9
Thermidor, pendant que Robespierre agonise à l'Hôtel de Ville. Le Ballet
représente sous la République Télémaque du chorégraphe Pierre Gardel,
Psyché du même Gardel, Bacchus et Ariane et L'Orange ou le Moderne
Jugement de Pâris de Gardel sur des musiques de Haydn, Pleyel et Méhul.
Sous l'Empire, il donne Achille à Skyros, Acis et Galatée, Les Amours
d'Antoine et Cléopâtre, mais aussi la Dansomanie de Méhul et Gardel, et
Paul et Virginie de Kreutzer et Gardel d'après Bernardin de Saint-Pierre.
C'est à l'Opéra qu'a lieu sans grand succès, le 17 septembre 1805, la
première en France du Don Giovanni de Mozart, dans une fâcheuse
adaptation de Kalkbrenner. Les grands peintres et architectes ne dédaignent
pas de concevoir les décors. Charles Percier, Pierre-François Fontaine et
Jean-Thomas Thibault collaborent en 1806 pour ceux de Paul et Virginie, et
Isabey dessine en 1808 ceux d'Antoine et Cléopâtre.
Le XIXe siècle voit le triomphe du grand opéra. Il voit aussi un étonnant
ballet des différentes troupes entre plusieurs salles, construites pour la
plupart peu avant la Révolution ou sous la Restauration. Ce ballet est de
temps à autre réglé par les incendies dus aux éclairages de scène et de salle.
Il en résulte parfois un exil temporaire pendant que l'on reconstruit le
théâtre incendié : ainsi l'Opéra-Comique émigre-t-il après l'incendie de
1887 vers le théâtre des Nations (depuis Sarah-Bernhardt).
Voisine d'un petit théâtre voué à l'opérette, la salle Louvois est construite
en 1793 pour abriter l'Opéra. Après l'assassinat du duc de Berry, tué alors
qu'il en sortait, on démolit la salle pour permettre la construction d'un
monument expiatoire, qui sera interrompue en 1830. Un square sera alors
aménagé.
La salle Le Peletier, au nord du boulevard des Italiens, est construite en
1820-1821 lorsque l'assassinat du duc de Berry provoque la fermeture et la
destruction de la salle Louvois. Elle est à partir d'août 1821 le siège de
l'Opéra. Derrière une façade à fenêtres et colonnade, c'est une vaste salle
rectangulaire à haute scène, construite en urgence par l'architecte Debret.
Pour la première fois, on recourt là à l'éclairage au gaz pour réussir des
effets scéniques. Le public se plaindra de l'odeur. C'est cette salle Le
Peletier qui voit, grâce à une génération de grands interprètes, le triomphe
de l'opéra romantique, celui de Jacques Halévy avec La Juive (1835) ou de
Meyerbeer avec Robert le Diable (1831) et Les Huguenots (1836).
Lentement miné par la routine et la médiocrité des interprètes, l'Opéra des
années 1860 déçoit les compositeurs, aussi bien Wagner et Gounod que
Meyerbeer, qui diffère jusqu'à sa mort de faire représenter L'Africaine, et
Verdi qui ne rencontre qu'un demi-succès en 1867 avec un Don Carlos mal
interprété malgré deux cent soixante-dix répétitions et finira par se fâcher
avec ce qu'il appelle «la Grande Boutique». L'Opéra demeurera dans la salle
Le Peletier jusqu'à sa destruction par un incendie, le 28 octobre 1873. Le
palais confié à Charles Garnier sera alors en voie d'achèvement.
Napoléon III veut doter Paris d'un nouvel Opéra. Un concours est ouvert
en 1860, auquel participent cent soixante-dix architectes, dont Viollet-le-
Duc qui présente un projet classique, adapté au style haussmannien de la
place, mais assez peu fonctionnel : Viollet-le-Duc pense à la scène plus qu'à
ses annexes. Le lauréat est finalement Charles Garnier, auteur d'un projet
très baroque qui fait la part belle aux espaces d'apparat et de sociabilité. Il
s'agit d'abord de donner plus de lustre à un spectacle qui passe au premier
plan des activités mondaines, pour lesquelles Garnier conçoit un escalier
monumental et un gigantesque foyer. Le propos se complète, dans l'esprit de
Haussmann, d'une préoccupation d'urbanisme, et l'aménagement du quartier
va ralentir les opérations : construit pour l'essentiel par la République,
l'Opéra n'ouvrira que le 5 janvier 1875. Le propos mondain n'est pas effacé
par les ambitions artistiques : jusqu'en 1914, les loges sont louées à l'année,
et chacun décore à son goût la loge où il reçoit ses amis.
On continue à donner de l'opéra dans les salles les plus diverses. C'est au
Château-d'Eau, qui sera deux ans plus tard l'Alhambra, que l'on joue en
1902 le Crépuscule des Dieux de Wagner, après que l'Opéra a joué
Siegfried. Il en va de même quand, depuis 1993, on joue dans le vaste
espace du Palais Omnisport de Paris-Bercy.
DE NOUVEAUX SPECTACLES
Le cirque n'a pas les mêmes origines que le théâtre. Elles sont dans les
spectacles que procuraient aux foires les jongleurs, les acrobates, les
montreurs d'animaux savants ou dressés. Dès le début du XIXe siècle, des
cirques s'installent pour un temps. Le Cirque olympique d'Antoine Franconi
connaît un grand succès. D'abord au nord de la terrasse des Tuileries, puis
en 1807 rue Saint-Honoré et en 1816 boulevard du Temple, où s'élève sa
vaste rotonde à trois étages de galeries, avec une piste et une scène.
Incendié le 14 mars 1826, il est reconstruit avec une charpente de fer. Il fait
faillite en 1830. On reprend le projet d'un théâtre fixe pour les
représentations de cirque. Le Cirque d'été est en 1835 une simple tente, en
1841 un véritable monument. Il est réaménagé en 1850 comme Cirque
national. Disparu vers 1900, il laisse une rue du Cirque, entre les Champs-
Élysées et la place Beauvau. Un autre cirque, construit en 1852 sur
l'emplacement de l'ancien réservoir d'eau des égouts du XVIIIe siècle, le
superbe Cirque Napoléon, deviendra en 1870 le Cirque d'Hiver. Il y aura de
surcroît, à partir de 1886, un Nouveau Cirque rue Saint-Honoré. Il est
même, de 1834 à 1838, un «Théâtre nautique» aménagé autour d'un vaste
bassin dans la salle Ventadour. Le succès sera court.
Le Moyen Âge
C'est sous Philippe le Bel que, pour la première fois depuis la fin des
temps carolingiens, Paris s'établit comme acteur du jeu politique et comme
théâtre des décisions, de leur mise en scène et de leur mise en œuvre.
Pendant que s'étiolent les foires de Champagne, la capitale capétienne
devient une place financière et, si la présence des Lombards y est
significative, le renforcement de l'influence des grands bourgeois fait d'eux
des personnages avec lesquels il va falloir compter. Au terme de deux
siècles de croissance démographique, la capitale, qui vaut en nombre
d'habitants quatre ou cinq fois les autres grandes métropoles du royaume,
devient une force politique où peuvent se mobiliser les troupes d'une action
spontanée ou les masses de manœuvre de quelques agitateurs. On le voit
bien lorsque, le 30 décembre 1306, une brutale réévaluation de la monnaie
alourdit les créances et les loyers sans faire pour autant baisser le prix des
denrées de consommation courante : devant l'insurrection qui saccage
l'hôtel Barbette, le roi doit chercher refuge dans la forteresse du Temple
avant de céder aux revendications du peuple. Le cours légal de la monnaie
royale a été, cette fois-ci, à la merci de quelques manifestants parisiens.
Vingt-huit pendaisons, une semaine plus tard, calmeront le jeu. Faut-il dire
que l'émeute n'a rien changé au marché monétaire dont la décision royale
tentait de tenir compte?
Quand le roi éprouve le besoin de conforter ses choix politiques par une
adhésion quasi nationale, c'est à Paris qu'il réunit ces assemblées de prélats,
de barons et de bourgeois censés représenter ses sujets. Une première fois, à
Notre-Dame le 10 avril 1302, s'organise ainsi à l'instigation du garde du
sceau Pierre Flote la réplique au pape Boniface VIII qui se posait en juge du
roi, au spirituel, certes, et en raison de ses péchés, mais en fait au politique,
rien n'étant dissociable dans la gestion temporelle d'un royaume confié par
Dieu. Poussés par les barons, clercs et procureurs de villes assurent le roi de
leur fidélité. Une deuxième fois, au Louvre le 13 juin 1303, une dizaine de
conseillers du roi mais aussi une quarantaine de prélats de la moitié nord de
la France applaudissent le discours que leur tient le légiste Guillaume de
Plaisians : développant les arguments déjà évoqués le 12 mars au Louvre
par Guillaume de Nogaret dans le secret du Conseil royal, c'est un long
réquisitoire contre la personne du pape. Tous adhèrent à l'appel lancé au
futur concile. Nogaret ira notifier cet appel au pape, qu'il ne trouvera que le
6 septembre dans sa résidence d'été d'Anagni. On sait dans quelle
échauffourée. Présent Nogaret, le pape sera rudoyé et humilié par une
faction romaine. Il en mourra peu après.
Paris n'a guère bougé. Les templiers étaient impopulaires. Tout le monde
savait qu'on allait les arrêter et personne ne les avait prévenus. On continua
de dire que l'on allait au Temple quand on allait au bordel. Le Parisien avait
simplement profité des événements pour en parler.
C'est la guerre de Cent Ans, avec son cortège d'exigences fiscales, qui
pousse les Parisiens à se faire acteurs de la vie politique. Le roi de France
est censé vivre «du sien», c'est-à-dire de son domaine, mais la guerre
l'oblige à faire appel aux finances de ses sujets. Il y faut leur consentement.
Parce qu'on doit fortifier les villes, payer les garnisons et solder les
compagnies, on va entendre les Parisiens, et ceux-ci vont se trouver mêlés,
des deux côtés, à l'éternel conflit des contribuables et des profiteurs.
Jusqu'en 1343, Philippe VI peut s'accommoder des états provinciaux et des
assemblées de bailliage ou de diocèse. Ensuite, il lui faut assembler les
États généraux, tantôt ceux de la Langue d'oïl, tantôt ceux de la France
entière. Les Parisiens y tiendront la tribune. Et les défaites, celle de Crécy
en 1346 comme celle de Poitiers en 1356, leur procureront d'appréciables
occasions de dénoncer la gabegie de l'administration royale.
Le ton monte en février 1346. Des Etats de Langue d'oïl – la Langue d'oc
s'assemblent à Toulouse – le roi attend un nouvel impôt. Les Etats
dénoncent la mauvaise gestion des officiers royaux. C'est alors qu'à la mi-
juillet on apprend le débarquement d'Édouard III.
Les coupables, ce sont les officiers royaux trop vite enrichis. Le roi les
sacrifie. Ils paieront de fortes amendes leur liberté. Ces grands bourgeois de
Paris, un Jean Poilevilain, devenu trésorier du roi et maître des Eaux et
forêts, un Pierre des Essarts, maître des Comptes et banquier du roi,
s'entendent accuser de trafics d'influence, de spéculations sur les denrées et
sur les monnaies, de profits illicites sur la levée de l'impôt ordonné pour la
guerre. Arrêté le 25 octobre 1346 en même temps que son neveu Martin,
Pierre des Essarts est libéré en mai suivant, moyennant cinquante mille
livres qu'il lui faudra trouver en vendant ses biens et en empruntant. Il sera
finalement réhabilité et, après sa mort, gracié. L'amende ne sera plus due.
Entre-temps, son gendre aura renoncé à une succession par trop grevée. Il
semblait que le passif dépassât l'actif. Quand l'amende est effacée par grâce
royale lors du rappel des officiers écartés par les États, celui qui a renoncé
s'avise dans l'été 1356 que l'autre gendre, Robert de Lorris, n'a accepté la
succession que parce que, siégeant au Conseil royal, il était prévenu du
retournement de la situation. Lorris récupère les cinquante mille pièces d'or
de l'amende restituée. Le gendre qui s'estime joué s'appelle Étienne Marcel.
Celle-ci s'ouvre le 5 février 1357. Elle est dominée par le besoin d'argent,
donc par le marchandage entre l'impôt et la monnaie. La condition de
l'impôt, c'est le gouvernement de l'administration et des finances royales par
les États. Le 3 mars, une ordonnance royale l'accepte. Robert Le Coq, qui a
en fait dirigé le mouvement réformateur au sein des États, entre au Conseil
royal. Les Parisiens, dès lors, se croient tout permis, sans bien se rendre
compte que le reste du pays ne suit pas. Marcel met la ville en état de
guerre, sans que l'on sache contre qui : l'Anglais ou le dauphin?
Le 9, une nouvelle fait grand bruit : le roi de Navarre vient d'être libéré
de force par un de ses fidèles. Marcel et Le Coq exigent pour lui du dauphin
un sauf-conduit. Le 29 novembre, Charles le Mauvais est à Paris. Ayant
couché à Saint-Germain-des-Prés, il harangue la foule, le lendemain, au Pré
aux Clercs. Puis il s'en va loger chez sa tante Jeanne d'Évreux, la veuve de
Charles IV. C'est là que, le 2 décembre, lui rend visite le dauphin : une
visite qui a pour celui-ci les allures d'une humiliation. Le lendemain, Le
Coq fait entrer Marcel et son entourage dans un Conseil royal élargi.
Ce qui se prépare alors, vers la fin d'avril, c'est bel et bien la guerre. Les
compagnies du régent occupent le marché de Meaux, c'est-à-dire le
méandre de la Marne, ainsi que Montereau. Paris pourrait être privé de son
ravitaillement d'amont. Marcel réplique en saisissant l'artillerie du Louvre.
Et il fait travailler au renforcement de l'enceinte.
Le roi de Navarre pourrait être l'arbitre d'une situation sans issue visible.
Il a tenté une médiation, écartée par le régent : qu'on lui livre les meneurs
parisiens, et on parlera ensuite. D'ailleurs, les Parisiens n'ont guère envie de
voir en ville l'armée navarraise, faite pour partie de Normands et de
Gascons, pour partie d'Espagnols et d'Anglais.
Pour Etienne Marcel, voilà des alliés tout trouvés. Dans l'agitation
parisienne, nul ne voit bien que les ennemis ne sont pas les mêmes, que les
Jacques ne sont pas dressés contre le dauphin, qu'ils ignorent tout de la
gestion du Trésor royal et de la provision des offices royaux, et que la
bourgeoisie parisienne, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne vit pas
dans la misère, n'a rien à gagner au massacre des propriétaires de domaines
ruraux par des affamés poussés au désespoir. Il n'importe, la démagogie
urbaine rejoint l'insurrection rurale. Les troupes parisiennes se joignent aux
Jacques pour quelques opérations de saccage. On voit flamber à l'horizon de
Paris quelques châteaux de notables de la robe ou de la finance. Le 7 juin,
l'armée de Paris et celle des Jacques enfin assemblés font leur jonction à
Ermenonville.
Mais le prévôt des marchands perd en l'affaire son allié principal, celui
dont l'adhésion chancelait déjà. Le roi de Navarre a beau détester son cousin
Valois, il n'oublie pas qu'il est un grand seigneur. La petite noblesse, fragile
parce que dispersée dans ses médiocres manoirs, en appelle au seul chef
possible pour la résistance aux Jacques. Pour Charles, comte d'Évreux et roi
de Navarre, le choix est fait : avec ses troupes, il se tourne contre les
Jacques. Il marche sur Creil. Le 8 juin, les Parisiens abandonnent à leur sort
les Jacques qu'écrase le 9, à Mello, la chevalerie du roi de Navarre. Dans les
mêmes heures, une autre armée navarraise massacre à Meaux les Parisiens
venus s'assurer de la ville. Marcel a perdu ses alliés, ses meilleures troupes,
et la confiance de bien des Parisiens qui ont vu les leurs se faire tailler en
pièces à Meaux par le soi-disant allié de la veille et se demandent comment
tout cela finira.
LES MAILLOTINS
C'est maintenant pour le principe même de l'impôt que Paris rentre sur la
scène politique. À son lit de mort, le 16 septembre 1380, Charles V a eu des
scrupules: il avait continué de lever l'impôt alors que la guerre était
terminée. En temps de paix, la machine de l'État coûte toujours, mais ce
n'est pas prévu par la coutume. Charles V mourant a donc supprimé les
fouages, ces impôts directs que l'on asseoit par feu. Après sa mort, les ducs
qui gouvernent pour leur jeune neveu Charles VI n'ont pu faire moins, dès
le 15 novembre, que d'abolir les aides, c'est-à-dire les impôts indirects. Les
États réunis après le sacre le demandaient en échange d'un impôt direct, la
colère grondait dans Paris dont le prévôt des marchands se présentait chez
le jeune roi pour exiger la cessation de toute levée, les manifestations se
multipliaient contre les juifs, contre les usuriers, contre les agents du fisc.
Bref, tous les signes étaient là d'un profond mécontentement. Les fêtes
données par les ducs ne pouvaient cacher la misère qui sévissait dans le
peuple. Mais les Etats devaient bien constater que la royauté ne pouvait
vivre de son domaine comme deux siècles plus tôt. Le 20 décembre, ils
accordaient au roi un impôt direct d'un an à compter du 1er mars 1381.
La foule se porta aux prisons, libéra les prisonniers et les arma. Au For-
l'Évêque, on trouva l'ancien prévôt de Paris, Hugues Aubriot, oublié là
depuis qu'il avait violé les privilèges de l'Université en punissant les
trublions des obsèques de Charles V : on l'avait condamné pour hérésie.
Aubriot s'était épargné le bûcher en faisant amende honorable devant le
portail de Notre-Dame. Il tenait prison perpétuelle. Les oncles de Charles
VI avaient abandonné à son sort l'ancien fidèle de Charles V. Il fit figure de
victime du gouvernement. On lui proposa de prendre la tête du mouvement.
Aubriot connaissait le jeu : il se vit décapité quand l'affaire serait finie. Il
éluda, songea à regagner sa prison, choisit de quitter Paris avec discrétion.
Il mourra six ans plus tard à Avignon.
Le 12, la répression commença. Certains, que l'on avait vus parmi les
meneurs, furent pendus ou décapités sans procès. D'autres furent
simplement rossés. On confisqua les biens de ceux qui avaient pris le large.
L'un des derniers exécutés fut, le 28 février, l'avocat Jean des Marès, ce
démagogue qui avait voulu jouer les diplomates l'année précédente.
Sans en être le moins du monde l'acteur, Paris avait été le théâtre des
querelles puis des conflits qui avaient opposé au Conseil royal les princes et
leurs partis. On avait vu revenir en 1388 les vieux conseillers de Charles V,
affublés d'un sobriquet : les Marmousets, les barbons. On avait vu le retour
des ducs à la faveur de la maladie de Charles VI en 1392. On avait vu se
succéder au Conseil les majorités d'Orléans et de Bourgogne. Le bourgeois
contribuable avait maugréé en entendant les échos des fêtes données par le
duc Louis d'Orléans et sa belle-sœur Isabeau de Bavière. Paris avait eu peur
quand le « bal des Sauvages » avait mal tourné en janvier 1393, le roi ayant
manqué de peu d'être parmi les danseurs transformés en torches.
Le monde universitaire avait été agité par les affaires de l'Église, les
assemblées aux Mathurins pour savoir si la France restait fidèle au pape
d'Avignon ou si, pour hâter la solution du Grand Schisme, elle faisait
soustraction de son obédience. Dès lors qu'il avait un curé et que l'on
continuait de baptiser, de marier et d'enterrer, le bourgeois ne s'en était pas
ému outre mesure. Le petit monde des humanistes avait ensuite, au sein
même de la cour, participé à des débats sur l'Amour provoqués par
Christine de Pisan. Paris ne s'était guère passionné pour l'honneur des
dames et les réunions de la cour d'amour.
ARMAGNACS ET BOURGUIGNONS
Paris est en revanche intéressé au premier chef par les conflits qui
mettent en cause ses relations commerciales et financières avec la Flandre.
C'est pour sauver les intérêts de l'industrie drapante des villes flamandes
que le duc de Bourgogne, comte de Flandre, pousse à la paix avec
l'Angleterre et, à cette fin, refuse au pape d'Avignon un appui que ne lui
ménage pas un duc d'Orléans toujours attentif à l'héritage milanais de
Valentine Visconti. Une rupture avec la Flandre, une coupure de la route
commerciale de Lille et de Bruges, un report sur l'Allemagne des relais
bancaires entre Bruges et l'Italie, tout cela conduirait la capitale à la
catastrophe. Les Parisiens seront toujours portés à écouter les arguments du
duc de Bourgogne. Ils ont partie liée. Ils ne se scandalisent guère quand, en
décembre 1401, le duc de Bourgogne s'installe dans la capitale avec une
troupe d'arbalétriers flamands. Mais ils sont soulagés quand, le mois
suivant, Bourgogne et Orléans se réconcilient. Orléans reste en fait maître
de la place, et en profite pour puiser largement dans le Trésor royal. En
1405, la situation se renverse, dans un affrontement public. Le nouveau duc
de Bourgogne, Jean sans Peur, fait le 19 août une entrée fracassante dans
Paris, cependant que son armée tient la plaine au nord. L'armée d'Orléans
tient le sud. Le duc Jean rattrape le dauphin Louis que le duc d'Orléans et la
reine Isabeau tentaient d'emmener loin de Paris, et s'en fait le gardien pour
en tirer une légitimité. Il se taille une rapide popularité en rendant aux
Parisiens le droit de barrer le soir les rues avec des chaînes, privilège perdu
après l'affaire des Maillotins. Une nouvelle fois, le peuple applaudit en
octobre à la paix ménagée entre les princes. Jeux de prince, pense le
bourgeois, qui se garde bien de prendre ouvertement position. Le vent
tourne en 1406. La majorité du Conseil passe insensiblement, puis
ouvertement aux partisans du duc d'Orléans. Bourgogne est acculé.
On ne pensait plus aux Anglais. Les princes cherchaient chacun pour soi
l'alliance de Henri IV de Lancastre. Les Parisiens s'estimaient tranquilles.
L'essentiel, c'était la paix civile, plusieurs fois rétablie par des traités violés
le lendemain. À l'automne de 1411, Charles d'Orléans échouait à prendre
Paris. Un contingent anglais fourni au duc de Bourgogne par Henri IV
délogea les Armagnacs de Saint-Cloud et Saint-Denis. Les Parisiens
reçurent fort mal les Anglais. Bourgogne avait fait là une erreur. Le duc
d'Orléans en fit une autre en pratiquant la surenchère. Moyennant promesse
d'un duché d'Aquitaine, le Lancastre envoya une armée servir Orléans et
son grand-oncle le duc de Berry, lequel tentait de jouer un rôle en se disant
ferme soutien de la paix. Jean sans Peur reprit l'avantage : contre les
Anglais d'Orléans, il prit à Saint-Denis l'oriflamme et annonça une
campagne contre les ennemis de la Couronne. Tout le monde comprit :
contre les Anglais et les Armagnacs. À Auxerre, le 22 août 1412, on refit la
paix. Dans Paris, les cloches sonnèrent. Douze docteurs de l'Université
avaient participé à la négociation. Ils en tirèrent une grande fierté.
La commission des États avait travaillé loin du bruit. Elle avait élaboré
un texte. C'était une réforme des plus sages, qui reprenait l'essentiel des
réformes partielles opérées depuis l'avènement de Charles V. La plupart
n'étaient qu'un retour aux bons usages passés. Le 27 mai, Charles VI
approuvait l'ordonnance. Elle n'avait rien à voir avec le tumulte de la rue
parisienne.
Les modérés avaient peur, mais ils sentaient qu'à ne rien faire ils allaient
tous finir sur un échafaud. Le Parisien de base était las. La boutique et
l'atelier voyaient mal où les conduisait la dictature des bouchers, ou plutôt
des écorcheurs et des valets bouchers. Les gens avisés avaient senti que la
province ne suivait pas, pas plus qu'au temps d'Étienne Marcel. Le 2 août,
place de Grève, on entendit un hucher – un menuisier de meubles – nommé
Guillaume Cirasse en appeler à haute voix à une réaction. Le lendemain,
Jouvenel, sorti de prison, prenait les choses en main dans la Cité. Il
conduisit une délégation à l'hôtel Saint-Paul. On cria «la paix! ». Ç'allait
être le cri de ralliement. Les Cabochiens se retrouvèrent le 4 en Grève, mais
pour découvrir qu'ils étaient minoritaires. On les conspua. Jouvenel survint.
Les Cabochiens s'éclipsèrent. Le mouvement cabochien avait fait son
temps. Paris était aux modérés.
Les modérés furent vite dépassés par les partisans d'une forte réaction
antibourguignonne. Menacé d'arrestation, le duc de Bourgogne quitta
précipitamment Paris le 22 août, flanqué d'un Caboche passablement
encombrant. Il tenta d'emmener le roi, alors en pleine crise. Jouvenel et
Louis de Bavière le rattrapèrent et ramenèrent le roi. À la fin du mois,
Charles d'Orléans et son beau-père Bernard d'Armagnac entraient dans la
capitale. Le 5 septembre, l'ordonnance réformatrice était cassée par le roi en
Parlement : on la traitait de «cabochienne », comme si les bouchers de
Caboche avaient été pour quelque chose dans cette sage compilation qui
faisait la part belle à des textes de Charles V. Le 9 septembre, Épernon était
révoqué. Pierre Gencien lui succéda. Les grandes familles reprenaient place
dans la Maison aux Piliers, mais Paris était aux Armagnacs. On exécuta
quelques Cabochiens notoires, les autres s'absentèrent à temps. La terreur
armagnaque faisait suite à la terreur cabochienne que l'on disait
bourguignonne. La Grande Boucherie était supprimée en mai 1416, Son
monopole était abrogé en août. On détruisit le bâtiment.
LES ANGLAIS
Dauphin de fraîche date, Charles était inconnu. Du Châtel, qui avait servi
tous les partis mais s'était finalement fait connaître comme l'un des
principaux artisans de la terreur armagnaque, était franchement détesté.
Bernard d'Armagnac était en prison, avec la plupart de ses hommes de
main. Ceux qui avaient manifesté leurs sentiments antibourguignons sans
participer pour autant aux exactions des Armagnacs se firent discrets.
Quelques-uns quittèrent Paris. Pour présider le Parlement, Jean sans Peur
envoya un excellent juriste qui l'avait déjà servi comme avocat, puis comme
président du Parlement établi à Amiens pendant que Paris était aux
Armagnacs, Philippe de Morvilliers. Il sembla, un temps, qu'il pouvait
rétablir l'ordre. Le Parisien put croire que la guerre civile était finie, et que
la paix revenait.
Sur le pont, le ton monta vite. On s'épiait. Les entourages veillaient. Sur
un mouvement brusque, Tanguy du Châtel crut son prince menacé. Du
moins le dit-il plus tard. Il poignarda le duc de Bourgogne.
Pour le nouveau duc, qui allait être Philippe le Bon, la réconciliation était
dès lors impossible. Il n'avait plus le temps d'hésiter. Il se jeta dans l'alliance
anglaise. Les Parisiens furent, sur le moment, du même avis : on leur avait
tué leur protecteur. Ils jurèrent de le venger. Le 21 mai 1420, le traité de
Troyes faisait de Henri V d'Angleterre le gendre de Charles VI et l'héritier
de la Couronne de France. En attendant la mort de Charles VI, l'Anglais
assumait la régence. Le 1er décembre, les deux rois faisaient dans Paris une
entrée qu'applaudirent les Parisiens. Plus personne n'avait été Armagnac.
Sans coup férir, les Anglais étaient dans Paris. Ils y mirent quelques
garnisons. Le 31 août 1422, Henri V mourait. A dix mois, Henri VI
devenait roi d'Angleterre. Quand Charles VI mourut à son tour, le 21
octobre, Henri VI était roi de France. Son oncle le duc Jean de Bedford
assuma la régence. Philippe le Bon comprit qu'il avait perdu la partie. Il s'en
alla gouverner ses états.
Paris est de cœur bourguignon, et les Armagnacs qui n'ont pas trouvé la
mort dans les massacres de 1418 se sont empressés de déguerpir. Dès
octobre 1419, l'Université et la Prévôté des marchands ont fait allégeance
au duc de Bourgogne. En avril 1420, l'assemblée des bourgeois a approuvé
le traité de Troyes. En mai, les maîtres et les bourgeois ont juré le traité. Le
1er décembre, il y a foule pour applaudir l'entrée de Charles VI flanqué de
ses deux gendres, le roi d'Angleterre et le duc de Bourgogne. Autant dire
qu'en 1422 le gouvernement de Bedford a toutes les chances pour lui.
Encore lui faudrait-il résoudre plusieurs problèmes et éviter certaines
erreurs. Il n'y parviendra pas.
Il est juste de dire que la charge de la guerre pèse tout autant sur le
contribuable anglais. Les transferts de la trésorerie de Winchester vers
Rouen et Paris ne cessent pas de tout ce temps, et les Anglais seront les
premiers à les reprocher à Henri VI, mais le Parisien les ignore. Il
continuera jusqu'au bout de croire que l'argent qu'on lui prend va en
Angleterre.
C'est donc sans le moindre combat que l'armée de Charles VII entre
finalement dans Paris, le 13 avril 1436. Nul n'a envie de supporter un siège
pour le compte du roi d'Angleterre. Le connétable de Richemont, Dunois et
L'Isle-Adam se présentent devant la porte Saint-Jacques. La porte s'ouvre.
Jean de Villiers de l'Isle-Adam est l'un de ces capitaines bourguignons que
l'on a vus pénétrer dans Paris en mai 1418. Le traité d'Arras l'a changé. Au
nom de Charles VII, il plante la bannière fleurdelisée sur la porte. Le peuple
retrouve ses croix blanches, cachées depuis le triomphe de la croix de Saint-
André. Les bourgeois que mène Michel de Laillier – prévôt des marchands
le lendemain – occupent la porte Saint-Denis. Le prévôt de Paris Simon
Morhier – nommé en 1422, il est à lui seul un symbole – et les siens ont
beau ameuter la rue Saint-Denis pendant que le lieutenant criminel Jean
L'Archer parcourt la rue Saint-Martin en faisant crier « Saint Georges! », le
Parisien a fait son choix. Les partisans de l'Anglais sont refoulés par
quelques boulets tirés de la porte Saint-Denis. Retranchés dans la Bastille,
ils en sortiront sous les huées quatre jours plus tard.
Les Parisiens ne faiblissent pas. Ils ont trop souffert des conflits des
princes pour se sentir solidaires d'une coalition où ils n'ont rien à gagner.
Après tant d'expériences, ils savent qu'ils paieront seuls le prix de la
trahison. Menés par le prévôt des marchands, le conseiller au Parlement
Henri de Livres, ils se tiennent à l'écart du désordre et de la guerre. Paris
refuse d'ouvrir ses portes. Vainement les princes ont-ils, dans une rencontre
le 23 août à Beauté, menacé les bourgeois de représailles. Le 24, à la
Maison aux Piliers, on décide de ne pas bouger. Le temps travaille pour le
roi. Le 28, celui-ci rentre dans Paris à la tête d'une forte armée. Il rapporte
du ravitaillement. On l'acclame. Dès lors, il peut négocier avec les princes.
Une trêve est conclue le 1er octobre. L'affaire s'achève le 29 avec le traité de
Saint-Maur-des-Fossés.
Livres sera mal récompensé : il mourra en 1493 sans avoir jamais été
président. Dans l'immédiat, les ligueurs n'ont pas su gagner Paris. La ville
en tirera quelques faveurs – le prévôt des marchands et les échevins sont
admis au Conseil royal – et surtout des avantages fiscaux.
L'époque moderne
LA RÉFORME
La Réforme n'en fait pas moins des adeptes. Le monde des intellectuels
se divise, les uns allant le soir au Pré-aux-Clercs pour y chanter les psaumes
de Clément Marot, les autres allant applaudir les exécutions qui se
succèdent place Maubert. Une église s'organise, en relation avec Genève. À
travers la rive gauche, les lieux de réunion sont vite connus. Le 4 septembre
1557, les étudiants du collège du Plessis envahissent rue Saint-Jacques la
maison d'un avocat chez qui les réformés chantent des cantiques. Les uns
sont massacrés sur-le-champ, les autres brûlés les jours suivants. Il y a là
quelques gentilshommes, des dames de la cour, aussi, que le peuple dénude
et rosse avant de laisser la police du prévôt s'en saisir. Quelques mois plus
tard, c'est en plein jour que, le 13 mai 1558, des milliers de protestants
s'assemblent au Pré-aux-Clercs pour chanter les psaumes, puis font une
procession pour contourner la ville et entrer à grand bruit par la porte Saint-
Jacques, comme par hasard celle qui conduit d'abord aux Jacobins et ensuite
à la Sorbonne. La manifestation se renouvelant, la police interdit le Pré-aux-
Clercs le 19 mai. Dès lors, les rixes ne cessent plus dans une ville
désemparée.
Tout le monde sait à Paris que la reine de Navarre Jeanne d'Albret fait de
son Béarn une forteresse protestante. Le roi Antoine de Bourbon ne cache
pas ses sympathies pour les réformés. Son frère le prince Louis de Condé
les cache peu. L'amiral de France, Gaspard de Coligny, se tait, mais on
n'ignore pas qu'il penche lui aussi vers la Réforme. Son frère le colonel
général de l'infanterie, François d'Andelot, manifeste ouvertement son
adhésion. Quant au Parlement, il mène son éternel combat contre les
tribunaux ecclésiastiques, refuse l'établissement en France de l'Inquisition
pontificale et fait souvent preuve envers les hérétiques d'une indulgence qui
ressemble à de la tolérance. Il a de même manifesté, en vain, son opposition
à l'installation dans le royaume de l'ordre des jésuites, dont l'absolue fidélité
au pape fait un symbole.
Dans Paris, les incidents ne cessent guère. À la Noël 1559, des réformés
envahissent une église, tuent le prêtre, se font massacrer à la sortie. On
s'excite, dans l'été de 1560, pour rédiger les cahiers de doléances qui seront
présentés aux États généraux de Blois. En avril 1561, les étudiants se
battent au Pré-aux-Clercs. Les huguenots se réunissent en armes. Le 5 juin
1561, le duc de Guise escorte à cheval la procession de la Fête-Dieu; notons
que le roi, à l'ordinaire, la suit à pied. En août, la venue de la reine de
Navarre ressemble à une provocation : des milliers de protestants ont gagné
Paris pour l'applaudir. En réalité, c'est une ultime tentative pour parvenir à
la paix religieuse. Les protestants montrent leur force, mais nul ne veut la
violence. Catherine de Médicis souhaite que le concile national réuni à
Poissy sous la présidence du roi entende les protestants. Mais Théodore de
Bèze, qui développe leur doctrine, souligne trop les différences pour que
subsiste le moindre espoir d'accommodement. Le concile autorise les
jésuites, et c'est le général de l'ordre qui clôt le débat. Même le gallicanisme
est touché. Catherine atténuera l'échec en faisant publier le 17 janvier 1562
un édit autorisant le culte réformé dans les maisons privées et dans les
faubourgs. Ainsi limite-t-elle le risque d'affrontements dans la rue. Car
ceux-ci ont commencé. Le 27 décembre 1561, les protestants manifestent
violemment et mettent à sac l'église Saint-Médard. Ce «Vacarme de Saint-
Médard» obligera les paroissiens à reconstruire une partie de l'église. On en
profite pour agrandir le chœur, qui est consacré le 17 mars 1562. Le tout
s'est trouvé financé par la confiscation des biens des huguenots.
C'est le duc d'Anjou, le futur Henri III, qui commande maintenant l'armée
royale. Mais Paris est assiégé, et des renforts parviennent aux protestants.
Catherine de Médicis propose de traiter. Conclue à Longjumeau le 23 mars
1568, une trêve procure à chacun ses insatisfactions : les protestants ne
peuvent obtenir de places de sûreté, le roi paie les mercenaires de Condé
pour qu'ils quittent le royaume. Les anciens rebelles sont interdits de séjour
dans la capitale. Champion du rassemblement, le chancelier Michel de
l'Hôpital a perdu toute audience. Il se retire dans ses terres. Paris est aux
ultras. Les quarteniers recensent les huguenots qui croient pouvoir
demeurer en ville parce qu'ils n'ont pas pris les armes contre le roi. Les
officiers royaux convaincus de protestantisme sont révoqués. Les maisons
où l'on a célébré un culte réformé sont rasées. On ne parle que de complots
et de règlements de comptes. Quelques huguenots sont pendus. On apprend
qu'en province se forment des «ligues» dont l'objet est de sauver le royaume
en même temps que la religion. Les deux partis préparent la reprise de la
guerre. Les protestants trouvent soudain un nouveau chef, Henri de
Navarre, le fils de Jeanne d'Albret et d'Antoine de Bourbon. Chef de la
maison de Bourbon-Vendôme depuis la mort de son père en 1562, il sera roi
de Navarre à la mort de sa mère. Son oncle Condé, Coligny et La
Rochefoucauld se rangent derrière lui. Les armées de la Réforme
fusionnent.
LA SAINT-BARTHÉLEMY
Il est maintenant trop tard pour s'en tenir à l'assassinat prévu. Pendant
que le roi, Catherine et leur suite font à Coligny une visite passablement
hypocrite, tous les protestants de Paris convergent vers l'hôtel de Béthisy,
résidence de l'amiral. Le roi est sincère : il n'était pas au courant du projet
criminel de sa mère. Il jure à Coligny de le venger. Le premier président du
Parlement, Christophe de Thou, est chargé de l'enquête. Le 23 août, on sait
que l'affaire a été montée par les Guise. Et le roi d'écrire à la reine
d'Angleterre pour l'assurer de sa réprobation envers les coupables. Ceux qui
ont peur, le samedi 23 août, ce sont les chefs du parti catholique. Le duc de
Guise fait mine de quitter Paris et va s'enfermer dans son hôtel du Marais.
Dans la ville qu'accable la chaleur, c'est l'excitation qui règne. Le
protestantisme parisien est aristocratique. Le peuple est du côté des Guise,
et la reine-mère le sait. Les petites gens s'inquiètent d'une telle
concentration de protestants au Louvre et dans les auberges du quartier.
Dans les églises, on prêche contre l'hérésie. La reine et le roi sont
ouvertement accusés de faire le lit des protestants. On parle de remplacer
Charles IX par son frère le duc d'Anjou. L'émeute gronde, et le prévôt des
marchands tient ses hommes prêts à contenir la rue. Pendant que Coligny,
soigné par Ambroise Paré, refuse de s'éloigner et rêve encore d'éliminer la
reine tout en poussant le roi son fils à déclencher la guerre contre les Pays-
Bas espagnols, les rôles se renversent. C'est la victime que la rumeur accuse
de préparer un mauvais coup. On a vu les chefs protestants se réunir à
l'hôtel de Béthisy. Les hommes du prince de Condé et du roi de Navarre
patrouillent en armes dans Paris. Lorsque l'amiral demande une protection,
le roi lui envoie des arquebusiers, mais le duc d'Anjou place à leur tête un
de ses fidèles. Coligny est protégé. En fait, il est prisonnier.
Ce qui menace maintenant la France, c'est une guerre civile. Que Coligny
sorte de la capitale et réunisse ses troupes, et c'en est fini de la paix si
fragile que procure la politique de balance menée par la reine. Catherine de
Médicis a fait son choix : le temps travaille contre elle. À la guerre en
campagne, la reine préfère la surprise. On agira dans Paris, et tout de suite.
Anjou, Guise et le maréchal de Tavannes viennent prendre les ordres aux
Tuileries. Puis on envoie au Louvre Albert de Gondi, l'un des hommes sûrs
de l'entourage italien, afin d'avertir le roi et de le convaincre. Il s'agit, dit
Gondi, de prévenir le massacre que préparent les protestants. Le roi, qui se
croit trahi par Coligny, acquiesce au plan de sa mère et convoque le
Conseil. Ce qu'il veut, ce n'est pas une série d'assassinats, mais une
condamnation. Le Conseil dresse la liste. Il est entendu qu'on épargnera le
roi de Navarre, seul contrepoids à une mainmise politique des Guise sur le
pouvoir royal.
En ville, l'opération est terminée en deux heures. Rares sont les seigneurs
protestants qui s'échappent, comme le fait un petit groupe logé hors des
portes, vers Saint-Germain-des-Prés, et qui trouve, conduit par Jacques de
Montgomery, le temps de se réfugier à Vaugirard. Ils sont, ce matin-là, les
bénéficiaires du fait que la rive gauche n'a toujours pas d'autre enceinte que
celle de Philippe Auguste.
LA LIGUE
Charles IX est mort le 30 mai 1574. Le nouveau roi, Henri III, est en
Pologne, et il prend son temps pour revenir. Catherine de Médicis assume
de nouveau la régence. La verve des pamphlétaires s'exerce contre
l'autoritarisme de Catherine, contre la division des princes. Car c'est
maintenant la paix en armes. Navarre a ses hommes, Guise les siens, et le
jeune duc d'Alençon, le dernier des fils de Henri II et de Catherine, forme
maintenant son parti aux dépens d'une autorité royale qui souffre de
l'ambiguïté d'un roi efféminé. On rit dans la capitale du goût que manifeste
Henri III pour le raffinement vestimentaire, pour les soieries et les boucles
d'oreilles, pour un cérémonial qui annonce celui de Versailles, mais aussi
pour la fête intime et pour la mascarade. Tout le monde sait qu'il se farde.
On daube sur son entourage de mignons. Un pamphlet publié après sa mort
décrit la cour comme L'Île des hermaphrodites. Pour faire contrepoids aux
princes, le roi gouverne avec des favoris issus de la petite noblesse ou de la
bourgeoisie, s'entoure de notaires, fait La Valette duc d'Épernon et Arques
duc de Joyeuse.
Les duels les plus futiles ne sont que le reflet d'une insécurité politique.
On s'épie, on porte cuirasse à la cour, on paie des hommes de main. Le roi
tente de faire assassiner le comte de Bussy qui est l'amant de la reine de
Navarre, autrement dit de la reine Margot, par son mignon Du Guast. La
reine se venge en faisant assassiner Du Guast. Paris devient un coupe-
gorge.
Les catholiques jugent alors que l'on accorde trop aux anciens rebelles,
aux alliés de l'étranger. Le duc d'Alençon et le prince de Condé passent pour
des traîtres. Les prêcheurs dénoncent le traité. On en discute dans les
confréries. On taxe les princes de cupidité et d'immoralité. Le menu peuple
laisse éclater sa colère : l'argent du traité, c'est celui de l'impôt. L'argent des
catholiques est passé dans les coffres des princes protestants et d'un prince
étranger. La rue parisienne gronde.
Le Balafré se pose en chef d'un parti catholique qui n'est plus le parti d'un
roi capable de tout céder aux protestants. La méfiance envers le roi et sa
mère conduit à lancer un mot riche d'histoire : les États généraux. Le roi les
a promis aux protestants. Guise détourne la promesse. Les États auront à
limiter l'arbitraire royal. Pour restaurer cette royauté équilibrée par les corps
sociaux et limitée par les prérogatives de la noblesse, une royauté pour
laquelle on invoque l'exemple de l'ancien modèle féodal, les nobles et les
villes sont appelés à former une «Sainte Union», une « Sainte Ligue » qui
sera à la fois une armée de la Foi et un groupe de pression face à cet autre
groupe de pression que constitue l'alliance des princes et des huguenots.
Très vite, Henri III marque ses distances en face de la Ligue. Il ne peut
être le roi d'une faction. Surtout lorsque cette faction prétend contrôler la
monarchie et la soumettre aux États généraux.
Paris, cependant, garde son calme. Les guerres se succèdent, qui mettent
à feu et à sang les villes de province. Le désordre règne partout, sauf dans
une capitale où la Ligue est maîtresse et où les protestants n'osent plus se
montrer. Mais la mort du quatrième fils de Henri II pose en juin 1584 une
question que l'on n'a pas connue depuis deux siècles et demi : qui serait
l'héritier de Henri III, dont nul ne s'étonne vraiment qu'il n'ait pas d'enfants
malgré les médecins et les neuvaines de prière? L'arbre généalogique ne
souffre pas d'ambiguïté : le plus proche mâle, c'est Navarre. Henri de
Bourbon-Vendôme descend en ligne directe de Robert de Clermont, le
dernier fils de saint Louis. La Navarre lui est venue de sa mère. Par son
père, il est le premier du Sang de France. Il le sait parfaitement, mais ne
manifeste aucune intention d'abjurer le protestantisme. Henri III, qui se
soucie de l'avenir de la Couronne, lui fait des avances. Elles sont prises par
les catholiques comme le début d'un renversement des alliances. Le roi
n'est-il pas en négociations avec Élisabeth d'Angleterre? À Paris, les
ligueurs se chargent de propager l'inquiétude : Navarre roi de France, c'est
la Saint-Barthélemy des catholiques. On placarde au cimetière Saint-
Séverin une image qui figure le massacre des catholiques par la reine
d'Angleterre.
La Ligue ne voit qu'un recours, le duc de Guise, et qu'une alliance,
l'Espagne. Le 31 décembre 1584, à Joinville, est signé le traité entre Guise
et les envoyés de Philippe II : il a pour objet la lutte contre l'hérésie en
France et aux Pays-Bas. Le traité exclut de toute succession royale les
hérétiques. Consulté, le pape donne son accord. Guise a son candidat au
trône, le cardinal Charles de Bourbon, frère du roi de Navarre Antoine de
Bourbon. Il est l'oncle du futur Henri IV. Même s'il a un moment manifesté
son intérêt pour la Réforme, le cardinal est le seul Bourbon à n'avoir pas
embrassé la religion réformée. Le 31 mars 1585, sans attendre la mort de
Henri III, il se déclare candidat au trône et annonce la convocation des États
généraux.
Dans Paris, où règne surtout la misère et où l'on prend mal une taxation à
deux cent mille écus pour financer l'armée royale, on s'organise tant bien
que mal pour une éventuelle épreuve de force. Un Conseil des Seize se
constitue spontanément, à raison d'un chef par quartier. Quelques chefs se
dégagent dès l'abord, comme le receveur de l'évêché Charles Hotman, le
curé de Saint-Séverin et celui de Saint-Benoît, le maître des comptes
Marteau de La Chapelle ou le procureur Jean Leclerc qui se fait appeler
Bussy-Leclerc. Chacun s'emploie selon son talent propre. Un avocat fait
circuler un pamphlet qui annonce aux Parisiens le même sort que
connaissent les catholiques anglais sous la férule des réformés. On affiche
des images imprimées ou des peintures représentant les atrocités d'outre-
Manche. Le peuple prend peur. Les ligueurs recrutent leurs hommes de
main dans les mêmes milieux que jadis les activistes du mouvement
cabochien : des bouchers, des charcutiers, des bateliers, des déchargeurs. La
Sorbonne se charge de la propagande : il faut convaincre les villes de la
Loire. Le Midi est d'avance tenu pour hostile.
Tout le jeu du futur Henri IV est alors d'éviter ce qui scellerait une
entente entre Henri III, Guise et la Ligue. Le roi de Navarre est assez fin
politique pour savoir ce que signifierait dans l'opinion catholique le sacre de
Charles de Bourbon à Reims. Vainqueur à Coutras le 20 octobre 1587, il se
garde bien de joindre l'armée allemande qui vient de piller la Lorraine et
atteint maintenant la Beauce. Navarre ne veut pas prendre Paris. Il sait qu'il
y perdrait tout le profit qu'il tire pour l'heure des erreurs de ses adversaires.
Il laisse à Guise le temps de repousser l'invasion allemande et de massacrer
ses prisonniers, alors que Henri III avait promis de les épargner. Le résultat
est que les ligueurs reprochent au roi sa clémence et le taxent d'entente avec
les Allemands. Le torchon brûle entre le roi et la Ligue, et les Parisiens sont
divisés. C'est ce que souhaitait Navarre.
Soutenue par les curés des paroisses et les religieux des couvents, menés
par les avocats, les notaires et les procureurs, la petite bourgeoisie de robe
tente de prendre sa revanche contre l'aristocratie de robe qui constitue,
autour du premier président Achille de Harlay, le cœur du parti royaliste.
Les gens de la Ligue forment alors le projet de se saisir du roi, d'occire ses
fidèles, de contrôler la ville en dressant des barricades et d'occuper les
points forts, Bastille et Louvre compris. Il faut un chef pour cette entreprise.
On sollicite le frère du Balafré, Charles de Lorraine, duc de Mayenne, qui
se récuse en mars 1587. Les Seize prennent les allures d'un état-major
révolutionnaire. À bien des égards, les Seize rappellent les premières
communes du XIIe siècle et annoncent la Commune de la Révolution.
Le roi sauve les apparences. Les fêtes et les mascarades ne cessent pas. Il
faut afficher la tranquillité. On voit la cour à la foire Saint-Germain. Mais il
faut maintenir l'ordre, et cela se traduit par l'arrestation de quelques
trublions, de prédicateurs enragés, bref, par des sanctions contre des
catholiques. Force est donc à Henri III de donner sur d'autres plans des
gages au parti catholique. Il fait savoir au pape qu'il va combattre les
protestants. Il espère rétablir ainsi son autorité, en châtiant les rebelles
protestants et en se plaçant à la tête des catholiques indociles de la Ligue.
L'espoir est vain : Philippe II pousse Guise à la guerre contre Henri III pour
neutraliser celui-ci et l'empêcher de secourir l'Angleterre quand l'Invincible
Armada cinglera vers la Manche. Le risque de guerre ne fera qu'aggraver
l'inquiétude des Parisiens : si Guise battait la campagne contre le roi, ses
alliés de la Ligue pourraient bien, à Paris, faire les frais de la répression.
Faute de pouvoir empêcher l'action, ils tentent d'en profiter : ils appellent,
préventivement, le Balafré à venir les défendre. Henri III a vent de la chose,
et interdit au duc d'entrer dans la capitale.
C'est donc en héros que le duc de Guise fait, le 9 mai 1588 vers midi, une
entrée dans Paris qui conforte immédiatement sa popularité mais dont le roi
se serait bien passé. Cette fois, l'épreuve de force n'est plus entre des
armées, elle est entre les chefs. Guise sait bien que le roi lui a interdit de
venir. Il a tenté d'entrer incognito. Les Parisiens l'ont reconnu et lui font
escorte jusque chez la reine-mère, qui habite alors rue Saint-Honoré, puis
chez le roi au Louvre. Même si Catherine, pour éviter la rupture immédiate,
laisse croire qu'elle a souhaité la rencontre, le roi comprend qu'il n'est plus
maître de Paris. Dès ce moment, l'idée de faire assassiner Guise germe dans
son esprit.
Henri III fait une ultime tentative pour reprendre en main la situation : le
12 au petit matin, il fait entrer dans Paris son armée, les Suisses comme les
Français. Un échevin ouvre la porte Saint-Honoré aux hommes d'armes qui
gagnent les Innocents, puis vont occuper les carrefours. En quelques
instants, la ville est quadrillée. Les Parisiens se sentent menacés : ils voient
venir un coup de force du roi contre Guise, contre la Ligue, contre eux. Des
parlementaires aux étudiants, tout le monde s'arme. On baisse les auvents.
Des mousquets et des arquebuses apparaissent aux fenêtres. Dans les rues
de l'Université comme de la Cité, des barricades surgissent, faites à la hâte
de poutres hors d'usage, de pavés rapidement arrachés, de futailles emplies
de terre et de gravats, de vieilles enclumes. Les soldats se trouvent isolés,
sans ordres dans une ville hostile. Le roi craint qu'on ne lui massacre ses
hommes. Il appelle Guise. Celui-ci va prendre en main les soldats du roi
pour éviter que la foule ne les mette à mal. Henri III est humilié.
Henri III s'est lourdement trompé. La mort de Guise prive la Ligue d'un
chef, non de ses raisons d'être. Paris réplique durement à l'assassinat du duc
de Guise. Dès le 26 décembre, une assemblée des bourgeois constitue un
Conseil des Quarante (3 évêques, 6 religieux, 7 nobles et 24 gens de robe)
qui prend la tête d'une capitale en guerre contre le tyran – entendons Henri
III – et nomme un nouveau gouverneur : Charles de Lorraine, duc
d'Aumale, cousin germain du Balafré. La Sorbonne ne manque pas
l'occasion de jouer un rôle : elle relève les Parisiens de leur devoir de
fidélité au roi. L'effervescence est générale : le 16 janvier, la foule envahit
le Parlement et embastille les présidents, coupables de modération. Le 26
janvier, les présidents et conseillers au Parlement prêtent serment de fidélité
à l'Union, le premier président Barnabé Brisson en tête.
La capitale vit le siège dans la fièvre. Si le roi entre, ce sera dans un bain
de sang. Les moines ligueurs organisent procession sur procession. La
Ligue délire. On baptise le dernier fils du Balafré : il a Paris comme
troisième prénom. On prie pour la mort du roi de France. Des sorciers
improvisés envoûtent des portraits de Henri III. Le 1er août 1589, un jeune
dominicain du couvent des Jacobins de la rue Saint-Jacques, Jacques
Clément, gagne Saint-Cloud. Il a un message, dit-il, pour le roi. Le
message, c'est un coup de poignard. Le roi meurt à l'aube du 2 août.
Navarre est arrivé à temps, vers onze heures du soir, pour recueillir les
dernières paroles du mourant : Henri III l'a reconnu comme roi de France.
L'équilibre des forces vient de changer devant Paris. Dans l'armée qui
s'accommodait d'un chef huguenot servant les intérêts du roi de France,
beaucoup s'accommodent moins d'un roi de France huguenot. Le 4 août,
Henri de Navarre promet de maintenir la liberté de culte pour les
catholiques, non de se convertir lui-même. Cela lui vaut bien des réticences.
Mais il n'a pas dit qu'il ne le ferait pas, et il a promis de s'instruire de la
doctrine catholique : bien des protestants préfèrent se retirer.
Qui est roi de France, dans ces heures de trouble? Le vieux cardinal de
Bourbon n'est plus en âge, il est en prison, et il va bientôt mourir sans avoir
été autre chose que le « roi de la Ligue». Mayenne songe à faire valoir des
droits dont on ne voit pas d'où il les tient. Son neveu, le nouveau duc de
Guise, ne cache pas sa candidature. Les souverains étrangers se trouvent
tous de bonnes raisons pour songer à la Couronne de France. Navarre est le
seul dont le droit dynastique soit indiscutable. Mais il est hérétique.
L'assassinat de Henri III n'a fait que durcir l'hostilité des Parisiens. Ils ne
voulaient pas d'un allié des huguenots, encore moins veulent-ils d'un
huguenot. On colporte des libelles qui s'en prennent à sa religion, à son
parler gascon, à ses mœurs. En vain Henri IV rappelle-t-il qu'il a plus de
sang français que les derniers Valois. On brocarde « Henri Béarnais ». Les
curés en font l'Antéchrist. En attendant de s'en saisir, on pend des suspects.
Le siège s'éternise. Henri IV n'a plus les moyens de prendre Paris. S'il y
entrait, il devrait à la fois affronter l'insurrection en ville et un assaut de
Mayenne, qui tient la Picardie et la Champagne. Le Béarnais gagne la
Normandie, refait quelques forces à Dieppe, recrute de nouveaux soldats
grâce à des subsides venus d'Angleterre et, le 21 septembre 1589, bat
Mayenne à Arques.
Les Parisiens attendaient Mayenne. Ils voient de nouveau sous leurs murs
l'armée de Navarre. Henri IV occupe les villages du pourtour sud :
Montrouge, Issy, Vaugirard. Il prend sans peine Saint-Germain-des-Prés. La
vieille enceinte de Philippe Auguste, seule défense de la rive gauche, est le
seul rempart de la Ligue. Une nouvelle fois, Henri IV a la sagesse de ne pas
donner l'assaut. Il aurait volontiers défait les Parisiens en bataille rangée
dans la plaine de Grenelle. Il ne veut pas d'une guerre de rue qui tournerait
au carnage pour les deux camps. Les ligueurs savent que leur meilleure
chance, ce sont les maisons de Paris. Henri IV ne peut espérer les prendre
l'une après l'autre.
Il est trop tard. Le 10 mai, le roi annonce au prince de Condé qu'il se fait
catholique. Le 16, il fixe la date de son abjuration. À Paris, les
ambassadeurs Bernardino de Mendoza et Lorenzo de Feria viennent aux
États proposer l'élection de l'Infante. L'erreur est de taille. Une Habsbourg
reine de France! Mayenne tente une diversion : un prince français et
catholique serait roi, et il épouserait l'Infante. Chez les députés, la fureur
monte. Dans la rue, on est las de ces jeux de princes. Le Parlement vote, le
28 mai, un arrêt qui charge Mayenne de veiller à un strict respect des lois
fondamentales du royaume. La Loi salique est en tête. Mayenne sacrifie
alors les intérêts des Guise : il évoque le vieux cardinal de Bourbon,
naguère le «roi de la Ligue». Les Espagnols s'entêtent. Les États s'insurgent.
Quant à la population, elle aspire à la fin des troubles. On entend quelques
curés, et en premier lieu le «pape des Halles», prêcher la paix. On colporte
une vive caricature de la Ligue, la Satire Ménippée, œuvre collective de
quelques notables qui ont pris l'habitude de se réunir chez le conseiller au
Parlement Jacques Gillot. La Satire Ménippée, dont le titre est inspiré de
Varron, fera beaucoup pour mettre les rieurs du côté des «Politiques». On
l'imprimera à Tours dès 1594.
Reste à entrer dans Paris. Les partisans du roi ont cessé de raser les murs.
Le curé de Saint-Eustache a confessé Henri avant son sacre. Le Parlement
attend son roi, les bourgeois préparent la fête. Mayenne est isolé. Il nomme
un nouveau gouverneur, Charles de Cossé-Brissac, qui s'empresse de
négocier avec les gens du roi. Mayenne comprend enfin : le 6 mars 1594, il
quitte Paris pour Senlis. Les derniers ligueurs ont beau processionner avec
la châsse de Sainte-Geneviève, la capitale est aux mains des «Politiques»,
en premier lieu de Brissac et du prévôt des marchands Jean Lhuillier. Au
lieu d'affronter les Seize et de risquer de nouveaux combats avec les soldats
espagnols, Brissac et Lhuillier vont les berner. Ils assurent que tout est prêt
pour défendre la ville. En réalité, depuis le 14 mars, on règle au plus fin des
préparatifs qui ne doivent pas sembler tels. Les meilleurs soldats espagnols
sont envoyés en campagne pour saisir un convoi navarrais qui n'existe pas.
Par la rue Saint-Honoré, la rue des Lombards et la rue des Arcis (auj.
Saint-Martin), le roi atteint le pont Notre-Dame. Deux heures après son
entrée dans la capitale, il est à Notre-Dame. On n'y a pas vu un roi depuis
cinq ans. Pendant que sonnent les cloches de toutes les églises, Henri IV
assiste à la messe et chante le Te Deum.
LA FRONDE
Paris et les Parisiens n'ont joué qu'un faible rôle entre l'entrée de Henri
IV et l'avènement de Louis XIV. Comme jadis après les turbulences de la
guerre de Cent Ans, le bourgeois et le robin ont fait leurs comptes et vu
qu'ils n'avaient rien gagné à jouer sur le théâtre des princes. Les souffrances
du siège ne sont pas oubliées. La paix est revenue, et l'on n'en demande pas
plus. L'assassinat de Henri IV le 14 mai 1610 ne trouble la capitale que
quelques heures, et l'exécution de Ravaillac le 27 ne retient l'attention
qu'une journée. Paris respire mieux quand, après la mort de Henri IV, la
régente Marie de Médicis confirme l'édit de Nantes : le bruit courait d'un
nouveau conflit. Le Parlement est unanime pour enregistrer le jugement de
la Sorbonne qui condamne la théorie du tyrannicide, jadis imaginée par
Jean Petit pour justifier l'assassinat de Louis d'Orléans. Les États généraux
de 1614-1615 se tiennent à Paris, mais les Parisiens sont, comme tout le
Tiers, tenus pour quantité négligeable. C'est en spectateurs lointains que les
Parisiens voient ensuite les retombées des âpres luttes pour le pouvoir dont
les protagonistes sont une Marie de Médicis, un Condé, un Concini,
finalement un Richelieu. Les guerres «de la mère et du fils » se déroulent en
province, comme les guerres de Religion de Louis XIII. Les catholiques
attaquent quelques maisons connues pour abriter des protestants. Les
émeutes ne dépassent jamais quelques heures, et un quartier. La «Journée
des dupes » qui voit, le 10 novembre 1630, le Cardinal triompher
définitivement de la reine-mère n'est pour le peuple parisien qu'un épisode
de cour. Quant aux duels qui alimentent la chronique de l'aristocratie et
auxquels Richelieu met un terme en faisant tomber quelques têtes célèbres,
ils ne passionnent qu'un milieu bien restreint. Pour l'exécution de Chalais,
de Montmorency-Bouteville, de Des Chapelles, dont les têtes tombent en
1627, la foule va au spectacle. Certains implorent la clémence royale. La
plupart ne se sentent guère engagés, et la noblesse, qui fortifie là sa haine
pour Richelieu, n'y trouve pas de quoi alimenter un mouvement de la ville.
Les Gondi ne sont pas princes, mais ils en ont le train. Le coadjuteur ne
se trouve rien de commun avec ces aventuriers qui, de Leonora Galigaï et
de Concino Concini à Giulio Mazarini, encombrent la cour de Frane de
leurs titres incertains.
Ceux qui se sont déjà institués les défenseurs des Parisiens et qui sont
surtout les ennemis de Mazarin ne manquent pas l'occasion de tenir leur
partie. Molé et Gondi négocient en vain la libération de Broussel. Le
Parlement se rend en grande tenue au Palais-Royal. La reine crie, mais
cède. Broussel sera libéré. Le 28 août au matin, le vieux conseiller fait dans
Paris une entrée quasi solennelle. Le brave homme est fort étonné quand on
le conduit à Notre-Dame pour une action de grâces. Le lendemain, le calme
est revenu.
Reste que la reine s'est vue humiliée. Elle a reculé. Elle va se venger de la
populace aussi bien que de ceux qui ont, comme Gondi, pris le parti du
Parlement. Elle cherche une épée : ce sera Condé. Rocroi en 1643, Fribourg
en 1644, Lens en 1648 lui valent une réputation de soldat heureux et
efficace. C'est lui qui va organiser le départ de la cour, premier moyen de la
subtile manœuvre de Mazarin : éloigner le roi des pressions et laisser Paris
s'égosiller pour rien.
Le 13 septembre, la reine part avec le jeune roi pour Rueil, où ils sont les
hôtes de la duchesse d'Aiguillon, nièce de Richelieu. Cela ressemble encore
à des vacances comme la cour en prend normalement à l'époque de la
chasse. Le 20, Condé rejoint la reine avec des troupes. Le 24, tout le monde
est à Saint-Germain-en-Laye. On y restera jusqu'au 31 octobre. Paris a le
temps de comprendre qu'il a perdu ses otages. Et la reine signe ce qui reste
des vingt-sept articles après suppression de ce qui mettait en tutelle le
pouvoir royal.
S'engagea alors une course vers Paris. Condé marcha sur la capitale.
Mazarin assura ses positions. Il savait la ville lasse des princes, mais il n'y
pouvait compter que sur de rares sympathies. La cour se transféra à Saumur,
fit assiéger Angers où le duc de Rohan, qui tenait le parti de Condé, capitula
le 29 février. Le 11 avril, Condé entrait dans Paris. Le 28 le roi, la reine et
Mazarin s'établissaient une nouvelle fois à Saint-Germain, sous la
protection de Turenne. Paris devenait l'enjeu d'une véritable guerre, dont,
une fois de plus, faisaient d'abord les frais les villages de la campagne
parisienne, que les deux armées prenaient et pillaient à tour de rôle. L'armée
de Condé était restée devant la ville, les Parisiens refusant de lui ouvrir les
portes. Bourgeois et parlementaires commençaient de se méfier d'une
affaire qui prenait des proportions inconcevables trois ans plus tôt. Dans
Paris, Gondi, enfin cardinal, ne cessait de nouer des intrigues où tenaient
leur place Gaston d'Orléans et sa fille la Grande Mademoiselle, quelques
princes comme le duc de Beaufort, et quelques parlementaires parmi
lesquels Broussel poursuivait sa vindicte. La cour se rapprocha et s'établit à
Saint-Denis.
Le 2 juillet, alors que Condé tentait de faire entrer son armée dans Paris,
Turenne l'attaqua devant la porte Saint-Antoine. Monsieur le Prince fut
sauvé par les canons de la Bastille, que fit tirer contre l'armée royale la
Grande Mademoiselle avant de faire ouvrir la porte aux rescapés de l'armée
de Condé. Ce retour du Prince n'arrangea rien : assemblés à l'Hôtel de Ville
le 4 juillet, les bourgeois se divisèrent lorsqu'on leur parla de donner le
pouvoir à Gaston d'Orléans et à Condé. On se massacra dans la rue. La
plupart ne pensaient plus qu'à sortir de l'affaire et à retrouver la paix. La
ville n'avait pas connu depuis le temps de la Ligue une telle guerre à ses
portes, avec toutes les conséquences économiques d'un état de siège. Les
Parisiens hostiles à Condé arborèrent un papier à leur chapeau. Cela voulait
dire : un traité. La flambée des prix, la disette même, tout interdisait au
peuple de se passionner pour les querelles des grands. Et l'on voyait bien
que les spéculateurs n'avaient rien perdu à l'absence de Mazarin. Le 13
octobre, dans une incroyable confusion, Condé partait pour rejoindre
l'armée espagnole. Le 21, Turenne faisait son entrée sous les
applaudissements. Le roi suivait. Une ovation l'accompagna tout au long du
parcours. Les Parisiens étaient las des «factieux», des troubles, des soldats,
des incertitudes.
Fleury crut venu le temps d'un trait final. Le 24 mars 1730, une
déclaration royale faisait de la bulle Unigenitus une loi fondamentale du
royaume et interdisait tout appel comme d'abus. Il fallut un lit de justice, le
3 avril, pour l'enregistrer. Les magistrats n'avaient pas manqué de rappeler
au roi que leur hostilité n'avait qu'une fin : défendre la Couronne.
La réforme ne tenait que par la volonté de Louis XV. À peine roi, Louis
XVI fait appel au comte de Maurepas, un homme assez lié au milieu des
parlementaires et de surcroît victime de l'animosité de Mme de Pompadour.
Après avoir hésité, le jeune roi, le 24 août 1774, remplace Terray par Anne-
Robert Turgot et confie les Sceaux à Armand-Thomas de Miromesnil. Fils
d'un prévôt des marchands, Turgot a été maître des requêtes au Parlement
avant d'être intendant de Limousin, puis secrétaire d'État à la Marine.
Miromesnil avait été premier président du parlement de Rouen. Avec de tels
choix, le sort de la réforme était entendu. Malgré l'opposition du comte de
Provence, le plus subtil des trois frères, les nouveaux ministres, soutenus
par Marie-Antoinette et le comte d'Artois comme par le duc d'Orléans et le
prince de Conti, obtiennent de Louis XVI qu'il rappelle les anciens
Parlements. Comme on conspue en ville les membres du «Parlement
Maupeou», le roi se laisse convaincre que l'opinion populaire est favorable
aux anciens officiers. Au reste, c'est exact. Il se juge capable de contenir
leurs ambitions politiques. C'est moins sûr. Quoi qu'il en soit, le 12
novembre, le roi se rend à Paris et rétablit solennellement l'ancien
Parlement. La Cour des aides est à son tour rétablie. Les dames de la Halle
porteront des fleurs au roi.
La Révolution
PRODROMES
C'est alors que le garde des Sceaux Lamoignon annonce une réforme
totale du système judiciaire : suppression des parlements, création de grands
bailliages, constitution d'une Cour plénière chargée de l'enregistrement des
ordonnances. Immédiatement, des émeutes éclatent de toute part. Paris est
en proie à l'agitation. À Grenoble, c'est le 7 juin la «journée des Tuiles».
Brienne, qui doit déclarer la banqueroute, croit calmer le jeu en annonçant
la convocation des États généraux et en rappelant, le 26 août, le populaire
Necker, flanqué d'un garde des Sceaux, Charles-Louis de Barentin, qui
flatte une dernière fois les parlements.
L'affaire serait déjà assez compliquée si, après un siècle d'une inflation
(62 % depuis 1730) que n'a pas suivie la hausse des salaires (25 %),
constamment enrayée par une croissance démographique qui ruine les
salariés autant qu'elle crée du chômage, une nouvelle crise frumentaire ne
venait y mêler des préoccupations à court terme. La récolte de 1788 a été
mauvaise. Dès l'hiver, le ravitaillement est compromis. Le prix du pain
augmente, quand on ne trouve pas les boulangeries vides. Les pauvres gens
vont jusqu'à Vincennes ou à Neuilly pour voler du bois dans la forêt
domaniale, au risque d'être pris par la police, car on cache mal des fagots et
des branches hâtivement taillées. C'est dans ce contexte de misère aggravée
qu'ont lieu les élections. Plus qu'ailleurs, les écarts sont visibles entre les
grosses fortunes et le pouvoir d'achat du salarié. Même quand le prix du blé
a quelque peu baissé, le Parisien n'a vu que s'élever celui du bois de
chauffage, celui de la viande, celui du logement. Maintenant, c'est le prix du
pain qui augmente de nouveau.
LA PRISE DE LA BASTILLE
Le 13, la révolution point sous l'émeute. Ordre est donné aux gardes-
françaises de quitter Paris. Les gardes refusent. On apprend une nouvelle
concentration de régiments étrangers autour de la capitale. La peur s'empare
des Parisiens. Les électeurs s'assemblent à l'Hôtel de Ville, forment un
Comité permanent et constituent la milice bourgeoise, officiellement contre
les pillards, en fait contre le roi et ses soldats étrangers. Le duc d'Aumont
refuse d'en prendre le commandement. Le marquis de La Salle accepte.
Cette garde bourgeoise, qui sera un mois plus tard la Garde nationale,
trouve ses premières armes au Garde-Meuble. On a trouvé quelques
munitions. Prudemment, le Comité les conserve à l'Hôtel de Ville.
Les curés ne sont pas moins excités. Toute la nuit du 13 au 14, le tocsin
sonne aux clochers de la capitale. L'alerte est aussi bien contre les régiments
étrangers que contre les bandes organisées de pillards. Dans les rues, les
rondes de nuit ont cessé. Il fait chaud. On dort peu.
C'est vers elle que, le 14 juillet, en fin de matinée, sous un grand soleil, se
dirige à grand bruit une troupe de Parisiens conduits par l'inquiétude, le
besoin d'armes et tout simplement la nécessité de faire quelque chose. Un
millier de personnes, semble-t-il, parmi lesquelles se rencontre de la petite
noblesse, des boutiquiers, des curés, et même un académicien des
Inscriptions et Belles-Lettres, Jean Dusaulx, traducteur de Juvénal et
secrétaire du duc d'Orléans, qui sera plus tard chargé de dresser la liste
officielle des «Vainqueurs de la Bastille». Pendant que le président du
Comité, l'avocat Moreau de Saint-Méry, fait dresser des barricades pour
éviter une attaque de revers de Besenval, lequel reste au Champ-de-Mars
les bras croisés, des délégués de l'Hôtel de Ville sont reçus par Launay, à
qui ils demandent de rendre la forteresse. Le gouverneur refuse, mais offre
les rafraîchissements, fait reculer ses canons et continue de négocier. Les
délégués ne revenant pas, la foule les croit aux arrêts. De la rue comme des
fenêtres voisines, on commence de tirer sur la Bastille. Les hommes de
Launay ripostent. Sans doute par méprise, ils tirent même sur une ultime
députation. Mais la foule envahit l'avant-cour. Les gardes-françaises
tournent des canons vers la forteresse. Il est cinq heures. La journée menace
d'être longue. De gros nuages d'orage montent dans le ciel. Launay n'a plus
qu'à capituler. On lui promet la vie sauve, ainsi qu'à ses hommes. Ils sont
conduits à l'Hôtel de Ville. Là, pendant qu'à la Bastille on dénombre
quelques dizaines de morts parmi les assaillants, le Comité ne parvient plus
à calmer une foule en colère. Launay est assassiné. Deux de ses hommes
sont pendus à un réverbère. C'est alors que l'on commence de crier «À la
lanterne!»
RETOURS À PARIS
Plus fermés, il y a les clubs. Certains sont nés à Paris, comme le club
Valois qui soutenait dès 1788 les idées de l'entourage d'Orléans. D'autres
ont pris naissance à l'ombre de l'Assemblée, comme le Comité breton où se
retrouvent à Versailles les députés de Bretagne, puis d'ailleurs, les plus
hostiles à la monarchie. On y voit Le Chapelier, Lanjuinais, Robespierre
enfin. Perpétuant à la fois les clubs à l'anglaise et les sociétés de pensée de
l'époque des Lumières, les clubs sont au départ des réunions fermées de
personnes cooptées et payant cotisation. Très vite, ils se donnent une
fonction que nul ne leur a officiellement reconnue : préparer et orienter le
travail de l'Assemblée. Dès lors, ils s'ouvrent. Le grand public est admis, du
moins en théorie, car les deux sous par mois demandés par les Cordeliers
seront encore un obstacle à la participation du populaire. Le club devient
donc une tribune, et qu'entend le peuple, même s'il ne s'y exprime que
tardivement.
Les Parisiens se sont organisés. En mai 1790, alors que l'on plante dans
tous les quartiers des arbres de la Liberté qui rappellent étrangement les
arbres de mai de l'Ancien Régime, ils forment des sections, On en compte
quarante-huit. En sont membres les électeurs, définis par le suffrage
censitaire de 1789. Autant dire qu'elles ne sont pas constituées du
prolétariat mais bien des petits patrons, des artisans, des boutiquiers du
quartier. Très vite, les sections se prennent à siéger en permanence comme
de véritables gouvernements municipaux. Un décret du 25 juillet 1792
officialise cette constance de la vigilance parisienne. Faut-il préciser que les
sections sont d'une extrême diversité, quant aux effectifs mobilisables – il
en est de très petites – et quant aux tendances politiques? Les quartiers
d'artisans ne sont pas les quartiers de banquiers. Comme dans les clubs, on
débat de tout dans les assemblées de section, et les séances sont souvent
tumultueuses. Mais c'est le plus souvent des difficultés quotidiennes des
Parisiens que l'on parle, du ravitaillement comme du chômage. Les moyens
d'action sont, de 1790 à 1792, le pamphlet et la pétition. Il faudra
l'exaspération des Parisiens contre le gouvernement, et notamment celle des
artisans contraints au chômage, pour mettre cette petite bourgeoisie dans la
rue et en faire les «sans-culottes» de 1792, les sections étant alors dominées
par les éléments quasi prolétariens des plus touchées par la crise, celles des
quartiers Saint-Antoine et Saint-Marcel déjà actifs le 14 juillet 1789. Leur
costume – pantalon et veste courte, avec le bonnet de laine rouge des
ouvriers, pris pour celui des affranchis romains et des anciens galériens – et
leur chant, La Carmagnole, seront au printemps de 1792 symboliques du
retour en scène du peuple parisien. Celui-ci mènera les affaires, autant que
le gouvernement des assemblées, et tiendra la rue en imposant à la
Révolution son comportement, son discours et ses chants.
LA CHUTE DE LA MONARCHIE
Une année passe, pendant laquelle l'histoire se fait à l'Assemblée, dans
les clubs, dans la presse. Le roi se querelle avec le gouvernement. La rue
parisienne ne bruit que des rumeurs liées à la guerre. On tremble après la
défaite de Rochambeau devant Jemmapes le 28 avril 1792. Sous prétexte de
préparer une nouvelle fête de la Fédération pour le 14 juillet 1792, le
ministre de la Guerre, Servan, décide de faire venir à Paris vingt mille
hommes – cinq par canton – pour constituer une armée de réserve aux
portes de Paris, en fait pour renforcer les sections parisiennes contre les
partisans du roi, de l'ordre et de la Constitution. Louis XVI réagit en
renversant le gouvernement. Le parti de la Révolution n'a plus d'autre issue
qu'une démonstration de force. Il faut rappeler au roi sa faiblesse.
Au vrai, les Parisiens sont allés trop loin, ou pas assez. L'émeute
commence de faire peur à bien des partisans des idées nouvelles qui ne se
reconnaissent pas dans le petit peuple de Paris. Les défenseurs de la
Constitution, ce qui signifie les partisans de la monarchie constitutionnelle,
s'inquiètent maintenant des débordements révolutionnaires. Quant aux
patriotes, ils se voient largement désavoués. C'est à leur tour d'être inquiets.
La fois suivante, ils iront jusqu'au bout. Dans la rue, on parle ouvertement
de faire un mauvais sort au roi. La guerre n'arrange rien, à la fois parce
qu'on craint l'invasion et parce que le roi est suspect de complot au profit de
l'ennemi. La suspension du maire Pétion et de son procureur Manuel fait
l'effet, le 7 juillet, d'un coup de force de Louis XVI contre le mouvement
patriote en général et contre la Commune de Paris en particulier. Le 11
juillet, suivant Vergniaud, l'Assemblée déclare «la Patrie en danger». Le 13,
le roi cède et rétablit Pétion et Manuel. Les Parisiens ont le sentiment qu'ils
sont maintenant capables de faire reculer Louis XVI. Lorsque celui-ci, le
14, prête à nouveau serment à la Constitution sur l'autel du Champ-de-Mars,
la foule le conspue.
Entre-temps, les fédérés de province sont arrivés. Ils seront plus de six
mille au début d'août. Les patriotes ne leur laissent pas ignorer que la fête
du 14 n'est qu'un prétexte : ils sont là pour chasser le roi. Ils le savaient très
bien, qui ne se sentaient pas gênés d'arriver alors que la fête est passée. Le
22 juillet, alors que tonnent les canons du Pont-Neuf et de l'Arsenal, la
lecture aux carrefours et sur les places publiques du décret proclamant la
Patrie en danger ne fait qu'aviver les angoisses populaires. Le terme
«Patrie» a été délibérément choisi. Ce n'est ni le Royaume, ni la France, ni
la Nation. La Patrie, c'est l'affaire des «patriotes», autrement dit des
républicains. Face aux coalisés, on craint la trahison du roi et de la reine, et
plus généralement de tous les modérés, ces partisans de la Constitution qui
sauveraient volontiers le roi si celui-ci se faisait Girondin. Les Jacobins
répliquent. Le 20 juillet, la section de la Fontaine de Grenelle demande la
suspension du roi. Le 29, aux Jacobins, Robespierre renouvelle le propos et
exige la réunion d'une Convention nationale d'où il serait aisé d'exclure les
modérés, majoritaires à la Législative. Mais c'est la section Mauconseil, en
plein quartier des Halles, qui vote par acclamations, le 31, la déchéance du
roi. Menées par le prolétariat qui s'y installe malgré les statuts initiaux, les
sections prennent ainsi le relais des clubs. Les intellectuels jacobins y ont
une tribune : la section du Théâtre-français – de l'Odéon – où dominent
l'avocat Danton, le médecin Marat, le poète Fabre d'Églantine.
La chasse aux fauteurs du 10 août – ceux qui ont tenté de sauver le roi,
ou tout bonnement l'ordre public – commence le 11 avec l'annulation de
tous les passeports qui permettaient de sortir de Paris depuis la
proclamation de la Patrie en danger et se concrétise le 21 quand on monte la
guillotine place du Carrousel. Elle occupe la fin du mois d'août, cependant
que se lève l'armée de volontaires qui va, le 21 septembre, remporter sur les
coalisés la victoire de Valmy et consolider ainsi le triomphe de la
Révolution, et que s'organisent les élections à la Convention. Le 2
septembre, le tocsin appelle les Parisiens au Champ-de-Mars, non pour une
fête mais pour le recrutement des «volontaires» dans lequel Danton voit le
moyen de calmer les esprits échauffés et d'éviter ainsi un nouveau
massacre. La précaution se révèle vite vaine. Le même jour, sur des bruits
de complot royaliste, les patriotes applaudissent Marat qui se nomme lui-
même membre du Comité de surveillance de la Commune et décrète
d'arrestation le ministre de l'Intérieur, le modéré Roland. À son initiative, le
Comité de surveillance entérine les décisions des sections, qui veulent
mettre à mort tous les suspects, et en premier lieu ceux qui sont incarcérés
depuis les journées d'août. Des tribunaux populaires s'improvisent. Quelque
cent cinquante meneurs, sans le moindre mandat, vont alors faire ruisseler
le sang. Eux-mêmes terrorisés, les gouvernants laissent faire, de crainte de
passer pour complices de l'Ancien Régime. Beaucoup font de la surenchère,
montrant ainsi leur zèle envers le nouveau pouvoir populaire. L'Hôtel de
Ville fera savoir à la province que l'on a fait justice des traîtres.
L'Assemblée moribonde se fait discrète et le nouveau gouvernement juge
opportun de feindre d'être l'organisateur de cette justice expéditive, ou à
tout le moins de l'expliquer, pour ne pas avouer qu'il est débordé. Du 3 au 6
septembre, d'abord à l'Abbaye, puis aux Carmes, à la Conciergerie, à la
Force, à la tour Saint-Bernard, au Châtelet, à Bicêtre, à la Salpêtrière, on
massacre sans jugement. On comptera 1614 victimes, dont les corps sont
souvent profanés, voire dépecés.
LA TERREUR
C'est alors que la Terreur s'abat sur Paris. Elle s'accompagne d'une
mutation des esprits qui tient à la fois de l'enthousiasme, de la crainte et de
la mode. On s'appelle «citoyen», on supprime les particules, on remplace la
culotte par le pantalon, on se tutoie, on porte le bonnet rouge, on chante La
Carmagnole. Tout cela relève de la réaction contre la dictature sociale de
l'aristocratie et de la haute bourgeoisie, de la volonté de provocation et,
souvent, de la naïveté. Les gouvernants ajoutent aux motivations. Le port de
sabots laisse le cuir disponible pour les souliers de l'armée. Il faut la morgue
de Robespierre pour continuer de porter l'habit à haut collet, la culotte et la
coiffure poudrée. L'Incorruptible n'a rien d'un démagogue. Moins fort que
lui y laisserait rapidement la vie.
C'est dans l'été 1793 que les sections parisiennes, passant de la défense
des intérêts parisiens à la défense de la Liberté menacée par la guerre et le
risque de complot contre-révolutionnaire, en viennent à prêcher cette
Terreur dont on parle depuis quatre ans et qu'on a proclamée sans y voir
autre chose qu'un moyen rhétorique de mobilisation idéologique. Mais, en
1793, Paris a perdu ses illusions, et Paris a peur. Dès lors, entretenue et
relayée par les clubs et par les journaux comme Le Père Duchesne de
Jacques Hébert, qui est au vrai l'organe de presse de la Commune, Le Vieux
Cordelier de Camille Desmoulins, qui reflète la pensée de Danton, et L'Ami
du Peuple de Jean-Paul Marat, c'est la pression de la rue qui dicte à
l'Assemblée sa politique de la Terreur. Notons que, l'adversaire commun
disparu, ces feuilles s'attaquent les unes les autres avec une âpre violence.
Concrètement, cela signifie la guillotine érigée en permanence sur la
place de la Révolution, future place de la Concorde, et alimentée chaque
jour en victimes par un Tribunal révolutionnaire qui siège en permanence
dans la Grand-Chambre - dénommée Salle de la Liberté – du Palais, à deux
pas de la Conciergerie, et dont le président Herman et l'accusateur public
Fouquier-Tinville s'embarrassent à peine de procédures pour condamner. On
comptera, d'avril 1793 à juillet 1794 quelque 2 625 exécutions. La foule ne
s'en lasse pas. On voit monter à l'échafaud la reine (16 octobre 1793), les
Girondins (31 octobre 1793), Hébert et ses amis (24 mars 1794), Danton et
les siens (5 avril 1794), Robespierre et les siens enfin (28 juillet 1794). On
voit aussi nombre de Parisiens modestes, artisans ou boutiquiers, dénoncés
pour leur tiédeur révolutionnaire, pour des peccadilles ou pour des complots
imaginaires.
Mais Robespierre se défend d'être athée, et l'homme est trop fin pour
apprécier les pantalonnades. Pour lui, l'athéisme est l'ennemi de la vertu,
celle-ci fût elle laïque et républicaine. Le 16 frimaire an II (6 décembre
1793), soutenu par Danton, il fait décréter la liberté des cultes. Elle
demeurera théorique. Mais Danton trouve le moyen, en juin 1793, de faire
bénir par un prêtre son mariage, et c'est un prêtre qui compose le discours
de Robespierre pour la fête de l'Être suprême. Car la réplique à l'athéisme,
c'est désormais le culte de l'Être suprême, qui s'imbrique dans celui de la
Raison et tente de le supplanter. L'Etre suprême est l'un des thèmes favoris
de Robespierre dans ses discours publics comme dans ses conversations
privées. Le 20 prairial II (8 juin 1794), ayant été pour cela élu président de
la Convention, il préside au Champ-de-Mars la fête de l'Être suprême mise
en musique par Méhul et Gossec et en scène par David. Tout Paris participe
à la fête. On a répété les hymnes dans les sections, comme naguère dans les
paroisses les chants religieux.
L'une et l'autre de ces fêtes passent aux yeux des spectateurs pour le
paroxysme d'un autre culte, celui de la personne même de Robespierre. On
l'a vu, au sommet d'une montagne symbolique hâtivement échafaudée,
entouré d'encensoirs fumants, contemplant la foule comme un empereur
romain au jour du triomphe. Quant à l'tre suprême, le bon peuple n'y
comprend rien. On a vidé les églises pour célébrer au Champ-de-Mars des
offices qui ressemblent à ce que le paroissien moyen comprenait de la
messe : des prêches et des chants pieux. Par-devers lui, le Parisien voit les
choses d'un œil narquois.
La fin est proche. Les conventionnels encore en vie se sentent à leur tour
menacés. Six semaines d'affrontement entre les maîtres du jour –
Robespierre, Saint-Just, Couthon – et leurs adversaires que dynamise
soudain la crainte – Fouché, Barras, Tallien, Carnot, Barère, Billaud-
Varenne - conduisent à une chute qui, pour une fois, va se dérouler dans
l'enceinte même de la Convention. Le 8 Thermidor (27 juillet 1794),
Robespierre reparaît après quelques jours de retraite et fait face à une
assemblée déchaînée contre lui et ses amis. Le soir, aux Jacobins, il se fait
acclamer. Le 9, le tumulte se déchaîne à la Convention dès que paraissent
Robespierre et Saint-Just. Collot d'Herbois, Billaud-Varenne et Tallien
mènent l'affaire. Le président, Collot puis Thuriot, ne cesse d'agiter sa
sonnette. Robespierre ne peut se faire entendre. À cinq heures du soir, la
Convention vote l'arrestation de Robespierre, son frère Augustin, Saint-Just,
Le Bas et Couthon.
Thermidor libère Paris. Sans qu'il soit besoin de voter le moindre décret,
tout le monde a compris que la Terreur était finie. C'est la foule parisienne
qui, applaudissant les conventionnels à leur sortie des Tuileries, leur fait
comprendre que le temps n'est plus aux vengeances. On s'en tiendra, dans
les jours suivants, à l'exécution des membres les plus compromis de la
Commune et du Tribunal révolutionnaire. La plupart des acteurs de la
Terreur se feront oublier. Attaqué le 9 novembre par un groupe de
thermidoriens déjà mués en muscadins, le club des Jacobins est tout
simplement fermé trois jours plus tard.
Libérés en quelques jours, sept mille prisonniers rentrent chez eux. Les
survivants de la Convention ont le sentiment, justifié, d'être passés fort près
de la guillotine. Chacun reprend goût à la vie, à sa manière. Pour beaucoup,
la liberté retrouvée, le droit à vivre, ce va être le droit à se divertir. Les
théâtres changent de répertoire. De nouveaux journaux font fortune. Une
haute société renouvelée va dire la mode et donner le ton. Les robes à
l'antique, qui passaient pour symboles de vertu quand elles prenaient la
place des robes de cour se font maintenant parures de séduction. La belle
Thérésa Cabarrus, devenue l'épouse de Tallien et surnommée Notre-Dame
de Thermidor, règne sur les salons où paraît une jeunesse dorée qui fera les
beaux jours du Directoire. On y voit aussi la veuve du vicomte de
Beauharnais, Joséphine.
La province n'a joué aucun rôle décisif dans les convulsions de la Terreur.
Elle a connu les fournées, les charrettes, les bains de sang. Incapable de
concentrer ses forces à l'encontre d'un peuple parisien disponible pour tous
les affrontements et d'autant plus porté à descendre dans la rue que le
ravitaillement se révélait difficile et que montaient les prix alimentaires, elle
n'a à aucun moment infléchi le sens des événements. Mais, faut-il le
rappeler, sur la scène parisienne, les acteurs étaient presque tous des
provinciaux.
De Thermidor à la veille de Brumaire, le peuple parisien, toujours aussi
mal ravitaillé, va continuer d'arbitrer les conflits politiques de la
Convention, puis du Directoire. Les coups d'Etat succèdent aux coups de
force. Le second semestre de 1794 est celui de la réaction. On ferme les
Jacobins. Le club est dissous le 11 novembre. Au reste, les anciens Jacobins
se montrent peu, sinon ceux qui ont délibérément sauvé leur vie en se
tournant contre les maîtres de la Terreur. On voit en revanche reparaître les
Girondins rescapés de la guillotine, voire quelques émigrés. On désarme, en
octobre, le faubourg Saint-Antoine. Les rues reprennent leurs anciens noms.
La place de la Révolution devient le 14 juillet 1795 la place de la Concorde.
Tirés du Panthéon où l'enthousiasme révolutionnaire les avait érigés en
gloires nationales, Marat, Le Peletier de Saint-Fargeau, Bara et Viala sont
jetés non moins arbitrairement à la fosse commune. La Mort de Marat en
tête, des toiles de David sont décrochées du Panthéon, et les bustes de
Marat sont brisés. Dans la rue, on continue de se donner du «citoyen», mais
on se dit «vous». Le bonnet rouge est mal vu. Quelques églises sont
rouvertes au culte.
Paris ricane, mais la fureur gronde quand les fonctionnaires ne sont plus
payés. Le Trésor est vide. Le gouvernement tente vainement de limiter sa
dette : les deux tiers sont remboursés en mandats territoriaux, autrement dit
avec une perte de 99 %. L'autre tiers sera payé quand on pourra. C'est le
«tiers consolidé». La petite bourgeoisie se juge volée. Quant aux ouvriers,
ils voient s'amplifier le chômage.
BRUMAIRE
Ce 27 thermidor (15 août 1799), Joubert est tué à Novi dès le début de la
bataille qu'il livre à Souvorov. Moreau prend le commandement en plein
combat. Il pourrait offrir un nouveau sabre à la République. Sieyès et
Fouché y pensent. Pour faire place nette, ils forcent Bernadotte à
démissionner. Paris bruit de toutes les rumeurs possibles. Malgré les
victoires tardives de Masséna en Suisse et de Brune en Hollande, l'opinion
tient que les malheurs des armées de la République eussent été évités si l'on
n'avait envoyé en Égypte le vainqueur de Rivoli. Le nom de Bonaparte est
sur bien des lèvres, dans les salons comme dans la rue et au Palais-Royal.
Fin septembre, on apprend la victoire d'Aboukir, qui date du 25 juillet.
Le XIXe siècle
Du coup d'État des 18-19 Brumaire (9-10 novembre 1799), Paris n'entend
que les échos. Tout s'est préparé dans la discrétion des salons, mais tout s'est
joué à Saint-Cloud où l'on a précisément assemblé les Conseils pour éviter
les réactions du peuple. La pacification intérieure, la victoire sur l'Autriche
et la paix avec l'Angleterre, le retour d'un faste organisé et non plus débridé,
tout cela rendra vite Bonaparte populaire. Le redressement monétaire
rassure le bourgeois. L'organisation du système administratif et judiciaire
satisfait les fonctionnaires qui détestent l'anarchie. Les premiers grands
travaux donnent de l'emploi aux ouvriers. Une tentative d'assassinat à
l'Opéra (10 octobre 1800), puis l'attentat de la rue Saint-Nicaise (24
décembre 1800) conféreront au premier consul l'auréole des victimes. Les
républicains ne sont pas les moins attachés à la personne du premier consul
quand celui-ci survit aux complots et, prétextant d'une menace étrangère,
fait arrêter Moreau et Pichegru comme complices de Cadoudal, puis enlever
et exécuter le duc d'Enghien (février-mars 1804). Paris qui a fait la
Révolution - du politique qui a voté la mort de Louis XVI au fretin qui a
pris la Bastille et les Tuileries - sait qu'il n'a rien de bon à attendre de la
vacance du pouvoir qui résulterait de la mort de Bonaparte. Dans une
logique paradoxale mais réelle de consolidation de la République, l'hérédité
ferme la voie au retour des Bourbons. On ne rétablit pas un roi : «le
gouvernement de la République est confié à un empereur. » Les anciens
sectionnaires seront en 1804 les premiers à regarder passer le cortège du
sacre. Ceux qui, comme Carnot, protestent, sont rares. Ceux qui, comme
Kellermann, grommellent, le font à voix basse. Le badaud, lui, profite du
spectacle. On applaudira dans la cathédrale, la rue semblera muette.
Paris n'est pas en faveur auprès du nouveau maître. Celui-ci a songé à se
faire sacrer ailleurs que dans une ville où, dit-il, on change d'opinion deux
fois par jour. Au vrai, Paris a murmuré contre l'arrestation de Moreau. Dans
les boutiques et les ateliers, on répète que le premier consul est jaloux de la
gloire d'un Moreau auquel, tout le monde le sait, Sieyès avait songé pour le
coup d'État de Brumaire. On jase aussi sur la mort en prison de Pichegru. Et
puis, Bonaparte sait le Parisien volontiers frondeur, et il s'attend à l'ironie
qui saluera la transformation du pouvoir. Bref, Bonaparte se méfie : il pense
un moment s'établir à Lyon. Il n'accepte Paris que pour des raisons
pratiques : c'est la seule ville où ni un sacre ni l'établissement d'un
gouvernement ne pose de problèmes matériels.
Paris est vite témoin de la tension qui monte entre les Tuileries et le
Palais-Royal où le duc d'Orléans mène grand train. Avant la Révolution, il
ne s'agissait que de positions : le roi était à Versailles, le duc était «roi de
Paris», mais il n'avait pas d'espoir politique immédiat. Après la Révolution
et l'Empire, il en va différemment. Louis-Philippe d'Orléans est le fils d'un
régicide, et la branche aînée n'aura pas d'héritier jusqu'à la naissance du duc
de Bordeaux. Même alors, il n'y a qu'un héritier, et c'est un enfant. Louis
XVIII et Charles X échangent avec Louis-Philippe des piques qui
enfreignent le protocole, même si Charles X adoucit le ton et donne aux
Orléans quelques satisfactions d'amour-propre. Quand en 1816 Louis XVIII
refuse d'inviter son cousin au mariage du duc de Berry, quand en 1825 le
duc fait défiler son carrosse derrière le convoi funèbre du général Foy et
souscrit pour le monument au général, célèbre pour avoir conduit à
l'Assemblée l'opposition bonapartiste, quand en 1830 le duc d'Orléans «
invite » le roi et l'éclabousse à la fête grandiose qu'il donne au Palais-Royal
en l'honneur de son beau-frère le roi de Naples, Paris compte les coups.
Mais ce n'est que le Paris politique, voire celui des affaires. Menée par
Jacques Laffitte et Casimir Perier, la haute banque se groupe autour du duc
d'Orléans. Le public qui se presse dans les jardins du Palais-Royal applaudit
Orléans quand il suscite l'occasion de se montrer au balcon. Et les
intellectuels libéraux prennent fort mal le retour en force des jésuites. Quant
aux républicains, ils se font encore discrets. Quelques sociétés secrètes se
développent, comme la Charbonnerie, qui reprend dans les années 1820 les
idéaux révolutionnaires des carbonari italiens.
C'est alors que les étudiants, qui ont cessé depuis longtemps de constituer
à Paris un milieu politique, reprennent la tête d'agitations souvent suscitées
par les maladresses du pouvoir. Les juristes sont les plus actifs. Un
professeur suspendu en 1819 pour libéralisme, et c'est la manifestation dans
la rue. Les années suivantes, les incidents se multiplient. Les chimistes, puis
les médecins s'en mêlent. Après 1830, les étudiants seront sur toutes les
barricades contre le gouvernement de Louis-Philippe.
Le peuple, lui, reste fort étranger aux rivalités dynastiques, et il y a peu
d'ouvriers dans les jardins du Palais-Royal. Le Parisien modeste ressent en
revanche fort mal la hausse des prix alimentaires consécutive à la mauvaise
récolte de 1826, les lois sur la censure, sur l'indemnisation des émigrés, sur
la presse. Il apprécie peu la réaction religieuse à laquelle le gouvernement
de Charles X attache tant de prix : l'obligation des pratiques religieuses fait
beaucoup pour l'exaspération du Parisien. Celui-ci ne sera pas insensible au
retour en scène de La Fayette, auréolé par une longue absence autant que
par son lointain passé de monarchiste constitutionnel. Émanation de la
petite bourgeoisie, la Garde nationale fronde ouvertement, refuse
d'acclamer le roi, lance même des cris hostiles. Le 30 avril 1827, la Garde
est dissoute. Erreur sérieuse, on oubliera de confisquer les armes qui, il est
vrai, appartenaient aux gardes. Ces fusils se retrouveront sur les barricades
de 1830.
Dès lors, Paris n'a qu'à regarder le théâtre politique où Charles X et ses
fidèles multiplient les erreurs pendant que le duc d'Orléans se tient prêt. Le
16 mai 1830, le roi dissout la Chambre. Les élections sont une déroute pour
le gouvernement. Le 25 juillet, par ordonnances, la liberté de la presse est
suspendue, la nouvelle Chambre est dissoute avant de s'être réunie et le
corps électoral est réduit aux seuls propriétaires fonciers. La patente est
exclue du calcul du cens : autant dire qu'on prive de son droit de vote la
bourgeoisie commerçante.
C'est une nouvelle fois à Paris que va se jouer le sort de la royauté des
Bourbons. Les anciens députés présents dans la capitale se réunissent le 26
chez Casimir Perier. Les journalistes libéraux font de même chez l'avocat
du Constitutionnel, Dupin aîné. Le peuple s'assemble autour du Palais-
Royal et du Carrousel. Les étudiants se font entendre. La Société Aide-toi le
Ciel t'aidera se réunit. Nostalgiques de Napoléon et sincères républicains
organisent déjà la révolution. La Fayette regagne d'urgence la capitale.
Le duc d'Orléans s'est établi au Raincy, mieux protégé d'un éventuel coup
de main gouvernemental. Il ne rêve que de la Couronne, mais il est prudent.
Il veut bien être roi, mais seulement si Charles X a préalablement abdiqué.
Il n'entend pas être celui qui a renversé le roi. En attendant, Benjamin
Constant propose aux députés de nommer le duc lieutenant général du
royaume. Cela, Louis-Philippe d'Orléans l'accepte. Il regagne Neuilly. Le
soir, il est au Palais-Royal. À l'aube du 31 juillet, il confie à Mortemart une
lettre pour le roi : il y proteste de son loyalisme, reprochant à Charles X son
manque de confiance. Puis il reçoit les députés, feint de se faire forcer la
main, accepte finalement la lieutenance générale. Dans l'après-midi, il est à
l'Hôtel de Ville, où son apparition au balcon, flanqué de La Fayette et drapé
dans un drapeau tricolore, retourne une foule plutôt accourue pour
manifester son hostilité. Aux républicains venus le voir au Palais-Royal un
peu plus tard, après avoir été dupés à l'Hôtel de Ville, le duc prodigue
promesses et propos ambigus. Pendant que Charles X gagne Rambouillet où
il continue de craindre qu'on vienne se saisir de lui, Orléans organise déjà
son pouvoir, constitue un gouvernement, promulgue des ordonnances.
On le voit bien, l'affaire n'a à aucun moment été menée par le peuple
parisien. 1830 n'est pas 1792. Les politiques, les intellectuels, les banquiers
ont gouverné les événements. Mais ils n'eussent rien pu si Paris n'avait été
couvert de barricades, si Marmont n'avait été contraint à l'abandon, si
Charles X n'avait craint le pire et si la foule de l'Hôtel de Ville n'avait été
séduite par le baiser de La Fayette et le drapeau tricolore. Sous la houlette
des républicains qui n'ont fait que baisser la garde, le peuple n'aura guère de
peine à juger qu'on lui a confisqué sa révolution.
Les complots sont surtout le fait des intellectuels. Ce que la police ignore
des réunions, elle le sait des journaux. Le même National qui a poussé à la
révolution de 1830 tourne vite à la feuille d'opposition, et sera pour
beaucoup dans le mouvement qui conduira à l'effondrement de la
Monarchie de Juillet. Aussi les procès d'opinion se suivent-ils. Il y a les
saint-simoniens, que le « Père » Enfantin - l'ingénieur Prosper Enfantin - et
un rescapé de la Charbonnerie des années 1820, Armand Bazard, groupent
dans leur communauté de Ménilmontant : la justice les envoie en prison en
1832. Il y a les républicains de la Société des Droits de l'homme, que l'on
poursuit l'année suivante et que la justice acquitte en 1833 comme elle
acquitte en 1834 Armand Carrel poursuivi pour un article du National. Les
étudiants et les ouvriers, eux, font des barricades. Tous les prétextes sont
bons pour manifester, et notamment les obsèques des personnalités, même
si le défunt est mort du choléra comme le général Lamarque ou de vieillesse
comme La Fayette.
La police a déjoué bien des attentats contre le roi ou les princes. Elle n'a
pas prévenu celui de Fieschi. Le 28 juillet 1835, boulevard du Temple, sa
machine infernale faite de canons de fusils juxtaposés crache le feu pendant
la revue du cinquième anniversaire des Trois Glorieuses. Le roi est
indemne, mais la machine fait dix-huit morts, dont le maréchal Mortier.
Le roi n'a gagné que quelques heures. À minuit, Molé ayant renoncé, il
nomme Thiers. Dans le même temps, il demande à Guizot, toujours en
charge des affaires, de confier le commandement au maréchal Bugeaud.
Le jeudi 24, la confusion ne fait que croître. Les barricades ont gagné
tout Paris. On en dénombrera quinze cents. Les insurgés ont même dépavé
la place Vendôme et la rue Royale. Nul ne peut plus croire qu'il s'agit d'un
mécontentement du petit peuple animé par quelques provocateurs. Bugeaud
fait enlever quelques barricades. Cela ne sert de rien. Le général Bedeau,
qui se replie sur les Tuileries, se heurte à une barricade tenue par des
ouvriers que protègent des gardes nationaux. Il refuse de faire tirer, laisse
les gardes assurer l'ordre. Thiers ayant renoncé après que Louis-Philippe a
refusé de gagner Saint-Cloud pour attaquer ensuite Paris de l'extérieur avec
des troupes fraîches, le roi appelle Odilon Barrot, puis remplace Bugeaud
par le maréchal Gérard. Lamoricière prend le commandement de la Garde
nationale. L'armée, dès lors, est bafouée. Il devient évident que l'on n'aura
pas raison des barricades par la force, et que Paris appartient au peuple.
L'archevêque de Paris, Mgr Affre, prend parti pour les insurgés et va visiter
les blessés.
On fait un sort aux victimes de février, mais c'est un sort bourgeois. Les
corps sont déposés le 4 mars dans le socle de la colonne de Juillet, place du
Châtelet, autrement dit du monument aux morts de la révolution confisquée
de 1830. Le service funèbre est célébré à la Madeleine, aux accents de La
Marseillaise, mais aussi de La Création de Haydn. Les corps constitués
sont à leur rang. La Garde nationale et les dragons rendent les honneurs.
Les libéraux voient là le symbole de l'unité nationale intacte.
Plus grave est la menace que fait planer sur l'équilibre gouvernemental
l'approche des élections à l'Assemblée constituante. Tout le monde sait que
la province va, quelques grandes villes exceptées, donner sa confiance à une
représentation nationale réduite aux notables. Elle va massivement
désavouer Paris. Autour de Blanqui, on songe à un coup de force qui
éliminerait les modérés et renverrait à jamais les élections. George Sand
appelle publiquement à une nouvelle révolution. De tout côté on parle d'un
nouveau Fructidor. Le 16 avril, le long cortège des ouvriers s'ébranle de la
Concorde vers l'Hôtel de Ville. Mais Ledru-Rollin entend défendre la
démocratie : il mobilise la Garde nationale, fait bloquer les accès de l'Hôtel
de Ville, puis couper, encercler et disloquer la manifestation. Louis Blanc et
Albert assistent impuissants à la défaite de Blanqui. Renforcée par la
lassitude d'un mois de désordres, la détermination de la bourgeoisie l'a
emporté. Le 20, la Garde et l'armée défilent de l'Étoile à la Concorde pour
une fête de la Fraternité improvisée. Lamartine et Ledru-Rollin feront tout
pour qu'on ne prenne pas cette victoire pour un triomphe réactionnaire.
LE SECOND EMPIRE
Dans l'affaire du coup d'État, Paris ne joue que le rôle d'un acteur passif.
Les arrestations ont été opérées au domicile des opposants. Pas un coup de
feu n'a été tiré dans la nuit, non plus que dans la journée du 2 Décembre. Au
contraire de la province qui s'insurge et donnera ainsi matière à une violente
répression, le peuple parisien ne réagit guère, sur l'instant, à un coup de
force interne au milieu politique et essentiellement dirigé contre
l'Assemblée. Mais le lendemain 3 décembre, il y a foule dans les quartiers
habitués aux émeutes, entre la rue Saint-Martin et le faubourg Saint-
Antoine. On circule, on parle beaucoup, les esprits s'échauffent quelque
peu. Des barricades s'élèvent. Beaucoup ont pris une arme. Des coups de
feu partent. Le député Baudin est tué au faubourg Saint-Antoine. Le 4, le
faubourg du Temple est aux mains des insurgés. La cavalerie charge. On tire
de tous les côtés. Au soir, on comptera deux cents morts dans la troupe,
quatre cents dans le peuple. Les arrestations suivront, avec leurs
conséquences : emprisonnements, déportations, exils.
Louis Napoléon va dès lors très vite en besogne. L'état de siège est levé
le 27 mars 1852. Les libertés publiques et le fonctionnement normal du
Sénat et du Corps législatif sont rétablis le 29. Un voyage du président dans
le Midi donne à la province, en septembre-octobre, l'occasion de crier «Vive
l'empereur! » On crie de même à Paris quand Louis Napoléon rentre dans sa
capitale le 16 octobre. Le 7 novembre, le Sénat rétablit l'Empire. Les 20 et
21 novembre, un plébiscite confirme le sénatus-consulte par 7 800 000 voix
contre 253 000. Le 2 décembre, l'Empire est proclamé. Les Parisiens n'en
verront rien : la cérémonie a lieu à Saint-Cloud, comme jadis le coup du 18
Brumaire.
LE SIÈGE ET LA COMMUNE
On a fait des provisions : 30 000 bœufs, 180 000 moutons. Trochu estime
qu'il a les moyens de supporter un siège. Le 19 septembre, les Prussiens ont
pris Châtillon. Ils commencent de canonner la ville. Le peuple ne partage
pas les espoirs du général et s'inquiète d'un attentisme qui pourrait bien finir
dans le défaitisme. On se méfie de Jules Ferry, mais aussi du Comité
central, dont les blanquistes dénoncent la mollesse. La Garde nationale
demande des élections. Le 26 septembre, Ledru-Rollin et Delescluze
proposent de constituer une Commune souveraine et de la charger de la
défense. À l'évidence, Paris se passe de la France. Le 5 octobre, le peuple
de Belleville manifeste devant l'Hôtel de Ville. Des clubs se forment. Tous
demandent que l'on fasse tout de suite une sortie, pour battre les Prussiens
ou, au moins, pour desserrer l'étau.
Sur la Loire, cependant, les choses vont mal. Les armées improvisées de
la République se font battre. Les Prussiens prennent Orléans. Au début de
décembre, la «délégation du gouvernement» se replie sur Bordeaux. L'une
après l'autre, ses armées disparaissent.
Il n'en est rien. Paris se sent abandonné. Le seul pouvoir qui subsiste,
c'est celui de la Garde nationale. Les vrais chefs de la ville, ce sont les
commandants des bataillons. Ce même 3 mars, la Garde forme une
Fédération républicaine, puis élit un Comité central. Celui-ci proclame son
hostilité à l'Assemblée qui quitte Bordeaux et vient s'installer le 20 mars à
Versailles, se méfiant ouvertement de la capitale. On sait l'Assemblée
monarchiste. Le Comité central déclare que la République est au-dessus du
suffrage universel. Pour la première fois, on voit donc émerger cette thèse,
promise à un grand avenir : la légitimité l'emporte sur la légalité. Il ne s'agit
plus de battre les Prussiens mais d'abattre les Favre, les Ferry, les Grévy, les
Thiers. La Garde nationale est devenue une force révolutionnaire.
Maintenant, c'est dans Paris que l'on se bat. Six cents barricades s'élèvent,
à peu près aux emplacements de celles de 1848 : le long de l'axe nord-sud.
Mais les points forts ne sont plus les abords de Saint-Merry. Le cœur de
Paris a changé avec les travaux du baron Haussmann, et c'est sur
Montmartre, sur Belleville et sur Ménilmontant que s'appuient désormais
les insurgés. Devant les conseils de guerre, on constatera que le prolétariat
venu à Paris chercher du travail a joué dans l'affaire un rôle plus important
que les Parisiens de souche, même modestes.
BOULANGER
Quinze ans après la défaite, le nationalisme prend les couleurs les plus
diverses. C'est en 1886 qu'Edouard Drumont publie La France juive.
LES SCANDALES
Les chiffres les plus extravagants circulent dans Paris. On a trouvé vingt-
huit chèques non encore remis à leurs destinataires, mais on parle de six
cents parlementaires corrompus. Déroulède accuse Clemenceau d'avoir reçu
deux millions. Un duel s'ensuivra, qui ne prouvera rien. Tout Paris s'indigne
contre les «chéquards», les parlementaires qui ont reçu des chèques et dont
la liste ne cesse de s'allonger. En janvier 1893, on accuse des ministres, des
journalistes. Le 9 février, Ferdinand de Lesseps et Gustave Eiffel sont
condamnés pour leur gestion de la Compagnie. En mars, c'est le ministre
des Travaux publics, Baïhaut, qui est condamné pour s'être laissé acheter.
Rouvier, pour ses fonds secrets, et Clemenceau, pour son journal La Justice,
reconnaissent avoir reçu des fonds de Cornelius Herz.
Cette fois, l'incident tourne à l'émeute. Les politiques l'emportent sur les
folkloriques. Les collectivistes qui se réclament de Jules Guesde orchestrent
le mouvement contre le gouvernement bourgeois et sa police. On fait appel
aux ouvriers, lesquels s'engagent fort peu : les étudiants sont des bourgeois.
L'extrême droite souffle sur le feu, non contre la bourgeoisie mais contre la
République. Des barricades montent dans le quartier Latin. On arrache les
becs de gaz. Le bourgeois cesse de rire. Il a peur. Le 5, le gouvernement fait
venir des régiments de cavalerie. Le 7, la Bourse du travail est occupée et
quelques syndicalistes sont arrêtés. Les étudiants n'ont pas envie de passer
leurs vacances à faire la révolution. L'affaire aura duré une semaine.
DREYFUS
Paris ignore l'affaire pendant quinze jours. C'est Drumont qui, dans La
Libre Parole, la révèle le 29 octobre, surtout pour empêcher le ministre de
la Guerre de reculer. Le lendemain, les vendeurs de journaux la crient à
toute la ville. Les journaux nationalistes accablent Dreyfus. L'antisémitisme
s'étale dans les feuilles les plus modérées : Dreyfus est devenu l'un des
acteurs d'un vaste complot juif contre la France. Une vaine polémique avec
l'ambassadeur d'Allemagne, qui assure ne pas connaître Dreyfus, n'aboutit
qu'à dramatiser l'affaire : l'opinion se sent au bord de la guerre.
Dreyfus n'est maintenant qu'un cas au sein d'un vaste conflit, qui est celui
de l'antisémitisme. Bernard Lazare et Emile Zola polémiquent contre
Drumont. Le problème n'est plus de savoir si l'on a condamné un traître ou
un innocent. Il est de savoir si un juif est un Français comme les autres. Y
a-t-il des juifs «assimilés» ?
Pour outrage à l'armée, Zola est traduit en février 1898 devant la cour
d'assises, qui le condamne à un an de prison. La foule applaudit. «Si Zola
avait été acquitté, dira Clemenceau, pas un de nous ne serait sorti vivant».
L'écrivain trouvera refuge à Londres. Picquart est à son tour révoqué, et
emprisonné. Octave Mirbeau préface un Hommage des artistes à Picquart.
Marcel Proust fait campagne pour lui. Sarah Bernhardt apporte son soutien
à Zola.
Le XXe siècle
La République est consolidée, mais Paris sert de chambre de résonance
aux mouvements idéologiques et aux agitations que provoquent des
«affaires» auxquelles la capitale, point de départ ou d'aboutissement, est
plus sensible que le reste de la France. La collusion des milieux d'affaires et
du pouvoir politique dans une France où la centralisation est une réalité
vivante a pour effet d'éclabousser à leur tour l'Élysée, le gouvernement ou le
Parlement dans un contexte citadin prompt à l'émotion, alors que de
semblables affaires à l'échelle d'une ville de province ne compromettraient
qu'un conseil municipal. Tout tient ici au niveau des acteurs et aux effectifs
mobilisables dans la rue.
LA SÉPARATION
LA GRANDE GUERRE
Les jours de la mobilisation sont à Paris le temps d'un fol espoir et d'un
extraordinaire enthousiasme, tempéré par l'inquiétude de ceux qui partent et
par les yeux rougis de leurs proches. La guerre ne saurait être que brève, et
l'on sera vite à Berlin. C'est ce qu'on écrit sur les trains qui partent des gares
de l'Est et du Nord. La plupart des mobilisés ayant à transiter par la capitale,
celle-ci est plus que toute autre ville le théâtre de ce départ qui est le signe
avant-coureur de la Revanche. Sur les boulevards, la foule vocifère des
insultes contre le Kaiser. Dès la mobilisation, la foule a saccagé les
magasins allemands, les restaurants autrichiens et parfois des magasins dont
le tort était de porter un nom à consonance germanique. Rue Tiquetonne, on
dévaste Kub, le fabriquant de bouillons solidifiés : chacun assure que les
produits sont empoisonnés. Rue Montmartre, le tailleur Yarf indique sur un
panneau qu'il s'appelle en réalité Fray et qu'il est mobilisé. Rien à voir avec
la calme résignation des villages où l'on ne se fait pas d'illusions sur le prix
à payer pour cette Revanche. Le 20 août, le Conseil municipal dénomme
avenue Jean-Jaurès la rue d'Allemagne, et la rue de Berlin devient rue de
Liège en l'honneur de la ville assiégée.
Les Parisiens ont parfois eu peur. L'afflux immédiat des réfugiés belges,
dès la fin d'août 1914, puis de ceux du Nord, ne fait qu'ajouter des récits
d'atrocités à la rumeur proprement parisienne. Il se colporte plus de fausses
nouvelles que de vraies. Vainement le nouveau gouverneur de Paris,
Gallieni, tente-t-il d'informer les Parisiens d'une situation qui, il est vrai, lui
semble désespérée. Soumise à la censure et alimentée en optimisme
patriotique par les communiqués militaires, la presse cesse d'être crédible.
Depuis les trois bombes lâchées le 30 août 1914 par un avion qui suscite
plus de curiosité que de peur dans une ville où certains sortent leur fusil de
chasse pour tirer sur les avions, vingt-six bombardements, dont deux par
zeppelins, font à Paris de sérieux dégâts matériels. La capitale recevra en
quatre ans 746 bombes, la plupart de faible puissance, qui font 266 morts et
633 blessés. Dès 1917, on vit réellement dans la crainte de ces Taube et de
ces Gotha qui surgissent même de nuit et par escadrilles entières. Le 30
janvier 1918, Paris reçoit 91 bombes et torpilles. On limite l'éclairage privé,
et on peint en bleu les vitres des réverbères. On recense les caves à peu près
sûres. Des sacs de sable sont plaqués contre les monuments historiques. On
évacue les œuvres d'art. On ira, en février 1918, jusqu'à démonter les reliefs
de la porte Saint-Denis. L'armée établit autour de la capitale une ceinture de
ballons captifs chargés de gaz inflammables, vite surnommés «saucisses».
On les reverra en 1939.
Il faut y ajouter 256 morts et 629 blessés dus aux canons à longue portée
et notamment à ce Kaiser Wilhelm établi dans la forêt de Saint-Gobain et
que les Parisiens surnomment la «Grosse Bertha ». Ce canon de 420 mm
tire à 140 km des obus de 108 kilos. Du 23 mars au 9 août 1918, alors que
les Allemands atteignent Dormans et Château-Thierry, 303 obus tombent
sur la capitale. L'un d'eux se niche dans la salle des professeurs du lycée
Louis-le-Grand. Le tir le plus meurtrier est celui qui éventre la nef de Saint
Gervais pendant l'office du Vendredi-Saint. Ces canonnades entament
gravement le moral de la population : elles viennent à l'improviste, au
contraire de la bombe dont on entend et voit arriver l'avion en sorte qu'on
peut donner l'alerte grâce aux trompes des voitures de pompiers, aux
clairons de l'armée, par la suite aux sirènes à main installées en janvier 1917
sur les voitures des pompiers. En 1918, on mettra à contribution les cloches
des églises. L'obus, lui, n'est précédé que d'un sifflement de quelques
secondes. On peut s'abriter des bombes, non des obus. La crainte ne cessera
qu'avec la retraite allemande, en août 1918.
Au total, cependant, Paris ne voit tomber que moins de 2 % des victimes
civiles recensées en France à la fin de la guerre, De même la capitale est-
elle moins touchée que la province par les morts au combat : un mobilisé
parisien sur dix, alors que l'on atteint un sur cinq dans bien des villes et un
sur deux dans beaucoup de villages.
Paris a moins souffert, il est vrai, des actes de guerre que des restrictions
et des épidémies : la typhoïde en 1914-1915, la rougeole et la scarlatine au
printemps de 1915, la grippe espagnole (un virus proche du choléra) de mai
1918 à 1920, surtout entre l'automne de 1918 et mars 1919. À chaque fois,
on compte par milliers les victimes : 30 000 pour la seule grippe espagnole,
que ne peuvent vaincre l'eucalyptus, le sirop de coquelicot et l'aspirine. On
a, fort heureusement, vacciné contre la variole. L'automobile cède la place à
la bicyclette. Afin d'économiser l'éclairage, on va, à la Noël 1916, jusqu'à
supprimer la messe de minuit.
Pour trois ans, Paris, c'est « l'arrière ». La vie continue, les métros
circulent (jusqu'à 22 h 30 depuis décembre 1914), les théâtres et les
restaurants sont pleins. Le théâtre, le café-concert, le music-hall et le
cinéma programment des œuvres patriotiques généralement mièvres.
L'Opéra-Comique retire de l'affiche, en janvier 1915, un Puccini soupçonné
de pangermanisme. Il faudra que l'auteur abandonne ses droits à la Croix-
Rouge pour qu'on rejoue, en octobre, la Tosca. Les permissionnaires
s'indignent de l'indifférence parisienne à leurs souffrances. À vrai dire, la
capitale connaît les restrictions. Le charbon manque, et avec lui le gaz et
l'électricité. Le Conseil municipal s'en mêle, qui stocke 450 000 tonnes de
charbon dans l'été de 1915 et le met en vente à prix réduit au profit des
familles de mobilisés et des vieillards. Pour économiser l'éclairage, on
invente en avril 1916 l'heure de guerre : l'heure solaire plus une. Les
vitrines s'éteignent à 18 heures, les réverbères à 22 heures. Avec l'essence,
le pain et le sucre sont rationnés les premiers. Suivent le beurre et les
pommes de terre. Il ne se vend plus que du pain rassis : on en mange moins.
Il y a des jours sans viande. Mais la vie mondaine n'est guère affectée. Les
salons gardent leur place dans la vie politique. Certains sont pour la guerre
à outrance. D'autres sont pacifistes, par idéologie ou par souci des intérêts
d'une industrie privée de ses débouchés en Europe centrale. Les milieux
universitaires s'indignent de l'hécatombe.
Le Parisien veut espérer, et les journaux qui n'ont pas cessé de paraître
dès le début de la guerre voient croître leurs ventes. Comme la distribution
souffre du manque de main-d'œuvre, les gens vont même attendre les
dernières éditions devant le siège des quotidiens. Il y a foule boulevard
Poissonnière et rue Montmartre. L'opinion n'en sera pas moins hostile, tout
au long de la guerre, à une censure plus attentive à soutenir le moral en ne
disant rien qu'à répondre aux angoisses en informant. Les journaux sont
sous contrôle, la possession d'un poste de radio est interdite aux particuliers.
Mais on voit bien que les communiqués annonçant dans les quotidiens de
très légères pertes sur le front correspondent mal au retour des blessés et des
mutilés, et à l'annonce des morts. Les habitants de la capitale s'étonnent
quand, en janvier 1916, pour ne pas permettre aux Allemands de corriger
leurs bombardements, la censure interdit aux journaux de préciser
l'emplacement des immeubles frappés par les bombes que vient de lancer un
zeppelin. L'opinion s'indignera lorsque à quelques mois de la fin des
hostilités, les victimes de la grippe espagnole se comptant par milliers dans
la population civile, Le Matin essaiera de faire croire qu'on en réchappe en
une semaine dans les tranchées. La censure est visible, et les journaux font
tout pour qu'elle le soit, qui paraissent avec des blancs révélateurs des
passages «caviardés», passés au noir sur épreuves par «Anastasie après la
mise en page. Le ridicule ne tue plus : en avril 1915, le préfet de police
interdit l'activité des voyantes, cartomanciennes et diseuses de bonne
aventure qui n'annoncent pas l'imminence de la victoire. Le journal
satirique qui paraît pour la première fois le 5 juillet 1916 prend
intentionnellement le nom de Canard enchaîné. On ironise publiquement
sur le « bourrage de crâne».
Les milieux d'affaires ont perdu leurs ouvriers, mais ils voient croître le
volume des approvisionnements militaires. Paris, en la matière, est le
principal bénéficiaire. Il faut nourrir 4,5 millions de soldats, les vêtir, les
armer. Ce que Paris ne produit pas transite par Paris. Les marchés de
l'armée se négocient le plus souvent dans la capitale. Les petits
commerçants parisiens se plaindront que l'armée achète aux Halles sans
même marchander. Les femmes ont pris la place des hommes dans
l'industrie d'armement, dans la confection militaire, dans le métro et dans
les services postaux, comme ailleurs dans l'agriculture et partout dans
l'enseignement primaire. Malgré une criante inégalité des salaires - la
femme gagne moitié moins que l'homme - et la dureté des tâches, les
femmes d'ouvriers préfèrent le travail en usine aux emplois domestiques qui
ne laissent aucune liberté. Elles préfèrent aussi le salaire ouvrier à
l'indemnité, cinq fois inférieure, que sert le gouvernement aux femmes de
mobilisés. Elles y gagneront le droit à une nouvelle dignité, ainsi qu'à une
plus grande liberté. Dès 1917, les « munitionnettes » sont à la tête des
mouvements de pétition, multiplient les grèves, organisent des
manifestations. Fortes de leur nombre et du caractère indispensable de leur
travail, elles prennent la direction des mouvements jusque-là animés par les
ouvrières du vêtement. Dix mille femmes défilent sur les Champs-Elysées.
On ne fait pas la guerre sans elles; elles entendent qu'on ne fasse pas la
politique sans elles. Cette irruption des femmes dans la vie active
s'accompagne d'une libération vestimentaire. La femme doit pouvoir
travailler. Le corset s'assouplit, les jupes raccourcissent, les grands
chapeaux disparaissent. Au lendemain de la guerre, la mode devra tenir
compte de ces bouleversements.
Comme toutes les villes de France, Paris bruit depuis 1919 des
manifestations où les anciens combattants tiennent le premier rôle. Aux
anciens mouvements patriotiques comme l'Action française et les Jeunesses
patriotes s'ajoutent maintenant des mouvements comme les Croix de Feu du
lieutenant-colonel François de la Rocque, dont le nationalisme se teinte
d'une recherche sociale valorisée par les effets de la crise économique de
1929. Très éloignés du fascisme italien, les Croix-de-Feu appellent
cependant à un régime plus fortement structuré, avec un gouvernement
énergique, ce qui les place dans un courant de pensée qui se veut
démocratique mais antiparlementaire, non par hostilité à la République mais
par mépris envers les politiciens. L'Union nationale des combattants et les
Jeunesses patriotes tiennent à peu près le même langage, que diffuse L'Echo
de Paris. À gauche, l'Association républicaine des anciens combattants
soutient le régime avec non moins de conviction.
Les grèves ne prennent fin qu'en août, longtemps après des accords
Matignon (7-8 juin) dans lesquels les travailleurs voient surtout la
reconnaissance des libertés syndicales, l'appel à des conventions collectives,
une augmentation immédiate des salaires, le droit à deux semaines de
congés payés et la semaine de quarante heures, qui ne fera pas diminuer le
chômage en ville mais provoquera un nouvel exode rural par l'embauche
dans certains services publics. Encore faut-il l'intervention des syndicats et
celle des partis de gauche - Maurice Thorez déclare qu'on doit savoir finir
une grève - pour que cessent, l'une après l'autre, des occupations d'usines
qui ont pour beaucoup la saveur amère d'une fin de fête.
Pour une fois, la part de Paris aux événements n'a guère été que celle que
lui vaut sa place dans l'activité industrielle de la France. Les usines de
construction automobile et les industries chimiques ont été le théâtre
d'occupations spectaculaires. En revanche, les Parisiens ont été les grands
gagnants du développement des loisirs. Ils sont les principaux bénéficiaires
des congés payés et des réductions accordées à cette occasion sur les tarifs
ferroviaires : leur arrivée sur les plages ou à la campagne demeure un fait
marquant de l'été 1936. On ne doit pas oublier le développement
concomitant de l'organisation scolaire des loisirs, des auberges de jeunesse,
des clubs sportifs.
Paris a été pourvu d'une nouvelle protection, les forts de 1841 et ceux de
1874 paraissant dérisoires. À l'initiative du général Chauvineau, une ligne
de trois cents « blockhaus » - on emploie le terme allemand - est organisée
entre octobre 1939 et mai 1940 pour protéger les routes du nord et de l'est,
entre Conflans-Sainte-Honorine et La Ferté-sous-Jouarre. Elle se révélera
inefficace contre une attaque par les ailes, franchissant la Seine à Vernon et
la Marne à Nogent.
Les années 1941 et 1942 voient se créer, souvent par fusion, de véritables
réseaux de renseignement, d'action et de propagande antinazie. En zone
libre, ce sont Combat, Libération, Franc-Tireur et bien d'autres. C'est à Lyon
que paraissent des publications clandestines dont certaines ont d'abord vu le
jour à Paris : Lyon diffuse Libération, les Cahiers du Témoignage chrétien,
Franc-Tireur. En zone occupée, les mouvements sont plus fragiles. Mais
Pantagruel circule dès octobre 1940. Plusieurs groupes sont formés par des
lycéens et des étudiants. Défense de la France est imprimé dans les caves
de la Sorbonne. Mais la plupart des grands mouvements naissent hors de
Paris, la capitale étant trop surveillée par l'occupant. Les mouvements Ceux
de la Résistance et Ceux de la Libération sont nettement provinciaux.
L'Organisation civile et militaire, Libération-Nord et le Front national sont
en revanche présents à Paris, le premier dans les milieux dirigeants, le
deuxième chez les syndicalistes, le troisième aussi bien parmi les
communistes que parmi les conservateurs ou les démocrates-chrétiens.
Très visible à tous les carrefours avec ses plaques de bois peint sur des
poteaux particuliers, le système allemand de signalisation indique les
directions nécessaires à qui ne peut compter sur la population pour trouver
sa route.
Dès les premiers jours d'août, Paris – où court de nouveau le bruit d'une
déclaration comme ville ouverte - se prépare pour un affrontement décisif.
Le 6, le métro ne fonctionne plus que quelques heures par jour. Le 16, il
cesse de circuler. Le Parisien va à pied ou, au mieux, à vélo.
Pour Dietrich von Choltitz, il s'agit d'une affaire entre Français. Les FFI
n'ont que peu attaqué les Allemands. Ils n'ont fait que répondre à coups de
fusil au tir de quelques chars envoyés devant la Préfecture de police. Les
policiers savent qu'ils vont manquer de munitions si les chars donnent
l'assaut. Parodi et Hamon ne voient d'autre solution que de donner l'ordre
d'abandon pour éviter le massacre. C'est alors que Von Choltitz, peu
désireux de se lancer dans une bataille de rues contre un ennemi
insaisissable, prête l'oreille quand Nordling, comme représentant d'un pays
neutre, offre sa médiation. Parodi, Hamon, Luizet et Chaban-Delmas
acceptent une trêve reconductible qui sauve Paris d'un risque de destruction
et permet d'attendre l'arrivée des Alliés. Ils y voient un autre avantage : le
commandement allemand les tient désormais pour une autorité responsable.
Et ils ont laissé à l'écart de la négociation Tollet et Rol. Ceux-ci récusent ce
qui leur paraît donner aux Allemands le temps de se ressaisir. Au CNR, les
avis ont été partagés, certains pensant que l'essentiel était d'éviter la
destruction de Paris et d'assurer, ce faisant, la préservation des ponts, plus
utiles pour l'avance alliée que pour la débandade allemande.
Le 20, sur ordre de Rol, les FFI continuent de tirer, cependant qu'est
conclue, toujours grâce à Nordling, la prolongation d'une trêve qui demeure
théorique. Dans la matinée, les sièges et les imprimeries des journaux de la
collaboration sont occupés par les responsables des nouveaux titres qui vont
paraître au grand jour. En début d'après-midi, des voitures sillonnent la ville
pour annoncer, au haut-parleur, l'interruption des combats. Certains
précisent que la trêve a été demandée par les Allemands. Bref, c'est la
victoire. L'état-major FFI réplique en ordonnant la continuation de la lutte
et le fait savoir par voie d'affiches. La trêve est donc à la fois violée par les
Allemands – qui arrêtent un temps Parodi, relâché malgré la Gestapo après
un dramatique entretien avec Von Choltitz - et par les FFI peu portés à voir
la victoire leur échapper. Leur état-major taxe Parodi de trahison et assimile
la trêve à une capitulation. Le 21, la Résistance tient tous les quartiers de
Paris. L'occupant ne peut plus s'appuyer que sur quelques points forts,
l'hôtel Meurice, le Majestic, le Luxembourg ou l'Ecole militaire. On tire de
tous les côtés, pendant qu'à l'instigation du bureau du CPL s'élèvent les
premières barricades. Au CNR, où l'on frôle la rupture entre gaullistes et
communistes et où Chaban-Delmas se fait traiter de lâche parce qu'il prône
la trêve, Parodi cède et accepte la reprise du combat.
Rol-Tanguy tient Paris, mais la position est fragile et les Allemands font
avancer des renforts vers la capitale. Cette fois, ayant montré la capacité des
FFI, il ne peut plus se passer d'une intervention alliée. Il envoie le
commandant Roger Cocteau-Gallois au-delà du front. Gallois voit le
général Patton, qu'il ne peut convaincre, puis à Laval le général Omar
Bradley, en présence de Leclerc. Son raisonnement est simple : on peut dire
ce qu'on veut sur l'opportunité de l'insurrection, mais la France ne
pardonnerait jamais aux Américains d'avoir de sang-froid laissé détruire
Paris. Bradley vient de voir Eisenhower, lequel sait ce que l'on pense à
l'Ouest de l'attitude de l'Armée rouge devant Varsovie. Eisenhower a reçu,
par Koenig, une ultime lettre de de Gaulle. Ses informations font penser
que, paralysés par la Résistance et incapables de réprimer une insurrection
mal armée, les Allemands n'opposeront qu'une faible défense à l'attaque en
force d'une division blindée. Et cela, surtout si les Alliés sont à Paris avant
les renforts allemands.
À l'heure où Von Choltitz s'accroche à une trêve que nul ne respecte plus,
tient les combats pour des tirs isolés et incontrôlables, feint de ne pas
s'inquiéter des barricades et propose vainement à Nordling de délimiter un
quadrilatère offert aux «patriotes français» entre la rue de Rivoli et le
boulevard Saint-Germain, sous réserve que les FFI laissent passer les
convois allemands, il est évident que le commandement allemand cherche à
gagner du temps, soit en attendant les renforts, soit pour évacuer dans
l'ordre les troupes qui occupent Paris et celles qui refluent du front et
traversent tant bien que mal la ville. Nordling envoie des émissaires à
Bradley pour appuyer la demande de Leclerc. Ils arriveront trop tard pour
jouer un rôle. Eisenhower est maintenant convaincu qu'il ne risque ni une
longue guerre de rues ni un réel retard sur la route de Berlin, mais qu'il a
tout à perdre si le temps joue pour les Allemands. Il modifie son plan de
campagne. Le 22 à 19 heures, Bradley donne à Leclerc l'ordre de marcher
sur Paris.
Ce mercredi 22 août, la guerre des rues a pris une autre tournure. Le CPR
lance un appel à la reprise de combats qui n'ont guère cessé. Alors que
gendarmerie et Garde républicaine s'engagent dans le combat, des
barricades surgissent dans tous les quartiers, sans plan préalable, le plus
souvent dues à l'initiative et à la volonté des habitants. On en comptera
quelque six cents, faites d'arbres sciés, de grilles, de pavés et de tout ce que
peuvent livrer les caves et greniers en fait de vieilles cuisinières, de vieux
sommiers et de machines à coudre hors de service. Dans certaines rues, il en
est une tous les cent mètres. Bien des barricades sont médiocrement
défendues, et nul ne sait de quel côté viendra l'assaut. Des groupes mobiles
parcourent Paris en Traction-avant, assurant la liaison qui pallie les
inconvénients d'une action trop statique. En fait, il s'agit de désorganiser les
mouvements de l'occupant, lequel est contraint d'emprunter les petites rues
où les FFI attaquent plus aisément les chars et les camions. Les barricades
ont aussi une signification psychologique. Dans la tradition de toutes les
insurrections parisiennes, elles soulignent la participation des Parisiens à
leur libération. Elles seront pour beaucoup dans le retentissement mondial
de l'événement.
Alors que les combats se poursuivent dans Paris, qu'un char allemand
met le feu au Grand-Palais et que Hitler réitère pour Von Choltitz son ordre
de ne laisser aux Alliés qu'un Paris en ruines, la 2e DB, qui cantonnait à
Argentan, s'ébranle le 23 à 6 h 30 du matin. À midi, Leclerc est à
Rambouillet, où Guillebon lui communique ce qu'il sait de la défense
allemande. De Gaulle les rejoint dans la soirée. Le 24, un messager de
Chaban-Delmas parvient à Rambouillet : Von Choltitz a fait dire par des
intermédiaires qu'il se rendrait plus facilement, après un combat pour
l'honneur devant le Meurice, à une armée régulière qu'aux FFI. Si l'on veut
qu'il capitule avant d'avoir fait sauter Paris, ou avant l'arrivée des renforts
allemands, il y a urgence. Et la Résistance risque de manquer de munitions.
Tuer un Allemand procure un fusil, non des balles pour plusieurs jours.
Leclerc, toujours par des intermédiaires, fait répondre à Von Choltitz qu'il
sera fusillé s'il détruit la capitale. Sa division progresse, mais la pluie
ralentit les chars, quand ce n'est pas l'enthousiasme des habitants de la
banlieue. Il ne saurait être question d'attaquer Paris en fin de journée. À
Montlhéry, à Fresnes, à la Croix-de-Berny, il y a des engagements violents.
Leclerc est à dix heures à la porte d'Orléans. Par l'avenue d'Orléans, qui
portera plus tard son nom, il gagne le QG des FFI à Denfert-Rochereau,
puis la gare Montparnasse où il établit le sien au bout des quais. Le choix
est délibéré : il y a là un excellent réseau de transmissions de la SNCF.
Partout, des combats retardent la marche. Les Allemands tiennent bon à
l'École militaire, aux Invalides, au Quai d'Orsay, au Palais-Bourbon, aux
casernes de la République, de Clignancourt et de Latour-Maubourg. La 2e
DB aura en deux jours 6 % de pertes.
Peu avant midi, des pompiers hissent les trois couleurs sur la tour Eiffel.
Mais on tire dans tous les quartiers, où les FFI ont affaire non seulement
aux Allemands mais aux miliciens, qui savent n'avoir plus rien à perdre.
Le général Gerow est arrivé pendant ce temps à Paris. Furieux d'avoir été
tenu à l'écart de l'action et de sa conclusion, il va s'établir aux Invalides.
Peut-être avec quelque malice, on lui donne le bureau du maréchal Pétain.
En ville, les combats sont finis. Quelques coups de feu scandent encore
pendant plusieurs jours la chasse aux derniers miliciens. Mais la guerre
continue. Il y a de durs engagements dans la banlieue nord. Le 28 août, la 2e
DB affronte au Bourget et jusqu'à Écouen la 47e division allemande
envoyée en renfort à Von Choltitz.
La semaine aura fait parmi les Parisiens quelque 1 800 morts (76 dans la
2e DB, 901 chez les FFI, 795 civils non combattants, un nombre incertain
de miliciens) et plus de 5 000 blessés. Les Allemands auront eu environ 3
000 morts, 5 000 blessés et 14 800 prisonniers, et perdu 92 chars.
Une chose est sûre. Jusqu'au 25 août, de Gaulle est, aux yeux des Alliés,
un chef de la France libre qui se dit le chef des Français. À compter des 25
et 26 août, personne ne se posera plus la question. Forgée dans le refus du
déshonneur, la légitimité du général de Gaulle est confirmée par l'ovation de
Paris. Une nouvelle fois, l'histoire de France s'est faite à Paris.
Après avoir été l'un des hauts lieux de la collaboration parce que le
principal centre de décision de la France occupée, Paris est le premier
théâtre de l'épuration. Passé le temps des règlements de comptes
sommaires, vient celui des commissions, des comités et des tribunaux. Tous
les milieux professionnels ont leur justice interne, qui débouche sur celle de
l'Etat. C'est le cas dans le monde de l'industrie. Ce l'est aussi chez les
intellectuels. Des comités surgissent à Paris, nés des groupes de la
Résistance. Des cas de conscience se posent ainsi au Comité national des
écrivains, au Front national des musées, au Comité national du théâtre.
Interviennent aussi des organismes constitués à cette fin comme
l'épisodique Comité d'épuration de l'édition. Des éditeurs comme
Gallimard, Grasset et Denoël seront un temps menacés, mais leurs maisons
survivront. Collaborateur notoire, Bernard Grasset sera condamné, puis
amnistié. Denoël sera assassiné. La NRF changera quelque temps de nom
pour faire oublier la direction de Drieu La Rochelle. La justice est
finalement plus sévère envers les écrivains eux-mêmes. Georges Suarez et
Paul Chack sont exécutés. Brasillach l'est le 6 février 1945, malgré une
pression des intellectuels et notamment de François Mauriac : en refusant la
grâce, de Gaulle veut punir «l'influence intellectuelle ». Drieu La Rochelle
se suicide. Maurras mourra en prison en 1952. Cette épuration des
intellectuels touche au plus près le milieu parisien, moins sensible à
l'épuration économique qui vise des noms moins connus - quelques cas mis
à part, comme celui de Louis Renault, mort en prison dans des conditions
douteuses - que ceux des écrivains et journalistes de la collaboration.
C'est à Alger que les événements de mai 1958 conduisent à une remise en
cause de la Quatrième République. Mais Paris est le théâtre de la
conférence de presse du général de Gaulle au Palais d'Orsay le 19 mai, de la
grande manifestation de la gauche le 28, de la présentation de la
Constitution place de la République le 4 septembre. Malgré quelques
manifestations en l'un et l'autre sens, l'essentiel de la campagne référendaire
se fait pour la première fois sur les ondes.
Les journées de mai 1968 laissent encore pour l'analyse historique bien
des obscurités. L'une touche à la part de spontanéité du mouvement étudiant
qui commence à Nanterre le 22 mars à la faveur d'incidents en soi mineurs
et qui montre vite la profondeur d'un mécontentement de génération dirigé
contre une Université inadaptée à l'évolution de la société et plus
généralement contre cette société elle-même. L'autre tient aux alliances et
aux tensions internes d'un milieu où prolifèrent, à côté des grandes
organisations étudiantes, nombre de groupes d'extrême gauche (maoïstes,
trotskystes, etc.) globalement dénommés gauchistes et aussi opposés aux
formations traditionnelles de gauche (UNEF, communistes, socialistes)
qu'aux mouvements de droite et aux modérés.
Le dernier quart du XXe siècle est marqué par deux types d'événements
capables d'influencer la vie politique française. Ce sont en premier lieu les
attentats aveugles à la bombe et les assassinats par lesquels les mouvements
les plus divers expriment des revendications souvent confuses. Les
idéologies extrémistes, quelques nationalismes régionaux, les affrontements
du Proche-Orient et en Algérie troublent ainsi la sécurité dans les rues, dans
les transports en commun, dans les grands magasins. Tout cela n'est pas
sans effet sur le tourisme et sur la fréquentation des spectacles. En second
lieu, ce sont les grandes manifestations organisées, à côté des traditionnelles
démonstrations syndicales, par des comités nés pour la circonstance à
l'encontre de tel ou tel projet gouvernemental. Tout projet de réforme ayant
des incidences sociales (enseignement libre, accès à l'enseignement
supérieur, système hospitalier, sécurité sociale, racisme, immigration...)
peut se trouver contrarié, voire enterré, à la suite d'un défilé dont, selon
l'usage, les estimations varient du simple au double. Fait nouveau, la
publicité que leur procure la télévision donne leur importance aux
manifestations qui se déroulent en province. Le sort des grandes réformes
ne se joue plus seulement dans la capitale.
Annexes
PLANS ANCIENS
Les premiers plans connus de la ville entière, qui sont du XVIe siècle,
appartiennent tous au type des «portraits» décoratifs, représentés à vol
d'oiseau. Les plans administratifs partiels, d'intérêt pratique, relèvent au
contraire d'une projection purement horizontale, qui est adoptée pour les
plans d'ensemble dès le XVIIe siècle. La vue à vol d'oiseau est cependant
reprise tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, le plus souvent par un
souci esthétique et anecdotique. Elle disparaît pratiquement ensuite.
Les plans anciens placent la Seine en axe vertical, l'est en haut et la rive
gauche à droite de la feuille. Cette orientation souligne la division tripartite
de la ville en ses quartiers naturels : la Ville, la Cité et l'Université. Elle
permet une vue plus significative des églises, dont on voit ainsi la façade
occidentale. Il faut attendre 1675 pour voir la ville figurée avec le nord en
haut.
Les plus anciens plans procèdent certainement d'un relevé général, fait à
Paris même sur l'ordre du roi par une équipe d'ingénieurs et de dessinateurs,
qu'ont décliné en divers formats certainement réduits par rapport à
l'original, donc à divers niveaux de précision, les éditeurs, souvent
germaniques, de plans destinés à la gravure et à l'édition en complément ou
en illustration d'ouvrages cosmographiques. Cette source commune aurait
été un plan mural réalisé à l'Hôtel de Ville en 1524.
Plan de Munster. Gravé sur bois vers 1548 par Hans Deutsch, de Berne,
pour illustrer l'édition latine de la Cosmographie du cordelier bâlois
Sébastien Munster (1550), puis utilisé pour diverses publications de même
type, ce plan (0,358 x 0,251 m) dont les sources sont assurément une copie
du plan mural représente sommairement l'état de Paris avant 1530. La
figuration des maisons ne prétend nullement procurer une vue des
bâtiments, mais seulement indiquer les quartiers bâtis en laissant apparaître
une vingtaine de rues principales. Une dizaine d'églises, seulement, sont
mentionnées. Les bourgs les plus proches sont figurés de manière
symbolique.
Plan de Saint-Victor (0,68 x 0,82 m). Ce plan anonyme, gravé sur cuivre
vers 1552 et tiré à de nombreux exemplaires dont subsiste seulement celui
de l'abbaye de Saint-Victor (auj. à la Bibliothèque nationale de France) est à
bien des égards proche des précédents. Il pourrait avoir été dressé
directement d'après le plan mural. Une traduction améliorée, gravée sur bois
par Peter Eskrich, dit à Lyon Pierre Cruche, et pourvue en cartouches de
listes de lieux significatifs (0,41 x 0,55 m) est insérée dans la
Cosmographie universelle de François de Belleforest (1575). On y voit pour
la première fois les Tuileries.
Atlas des anciens plans de Paris. Paris, 1880 (Histoire générale de Paris)
.
PLANS DE RESTITUTION
CADASTRE
Les plans cadastraux sont d'une grande utilité. Réalisé entre 1806 et
1821, le premier cadastre est étroitement inspiré du plan de Verniquet. Il n'a
cessé depuis d'être mis à jour sur la base de véritables levés.
DESSINS ET GRAVURES
PUBLICATIONS DE TEXTES
Récits
L'ESTOILE (Pierre de). Journal [...] pour le règne de Henri IV, 1581-
1610, éd. R. LEFÈVRE et André MARTIN. Paris, 1948-1958. 3 volumes.
Documents
Cahiers de la Rotonde.
Paris et Île-de-France.
Il faut faire une place particulière à des ouvrages anciens dont le grand
mérite est d'avoir utilisé des archives aujourd'hui disparues, comme celles
de la Chambre des comptes ou celles de l'ancienne municipalité, incendiées
les unes en 1737, les autres en 1871. Ils présentent également des
observations de première main pour le Paris de leur temps.
BIBLIOGRAPHIE SPÉCIALISÉE
BALDWIN (John). Philippe Aguste. Trad. fr. Paris, 1991. 717 pages.
BOUARD (Alain de). Études de diplomatique sur les actes des notaires
du Châtelet. Paris, 1910.
Conseil d'État (Le). Son histoire à travers les documents d'époque. Paris,
1974.
KAPLOW (Jeffry). Les Noms des rois. Les pauvres de Paris à la veille
de la Révolution. Paris, 1974.
LE MARESQUIER-KESTELOOT (Yvonne-Hélène).
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«L'approvisionnement de Paris en bois (XIV -XV siècle) », dans Franco-
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MORRALL (John B.). Gerson and the Great Schism. Manchester, 1960.
SHAPIRO (A. L.). Housing the Poor of Paris, 1850-1902. Paris, 1985.
Quartiers et paroisses