Favier - Jean - Paris - Deux Mille Ans D'histoire

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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Dédicace

Avant-propos

CHAPITRE PREMIER - Les bases


LA SEINE

DES ÎLES

DES ARBRES

ENTRÉE DANS L'HISTOIRE

LA BATAILLE DE LUTÈCE

DE LUTÈCE À PARIS

PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE II - Les Parisiens

QU'EST-CE QU'UN PARISIEN?

ESTIMATIONS

MORTALITÉS

BILANS DÉMOGRAPHIQUES
DES PROVINCIAUX

ABANDONS D'ENFANT

LES JUIFS DE PARIS

ÉTRANGERS

CHAPITRE III - Une ville qui s'étend

UNE ÎLE ET DEUX RIVES

PREMIÈRES ENCEINTES

L'ENCEINTE DE PHILIPPE AUGUSTE

CHARLES V

UNE VILLE OUVERTE

LE MUR DES FERMIERS GÉNÉRAUX

DES « FORTIFS » À L'ANNEXION DE 1860

UNE NOUVELLE BANLIEUE

CHAPITRE IV - Un espace organisé

L'ESPACE FONCIER : LES CENSIVES

LES JUSTICES

LES PAROISSES

QUARTIERS ET ARRONDISSEMENTS

CHAPITRE V - Lieux de vie

DES NOMS POUR DES RUES

LA RUE, LIEU DE VIE

DES LIEUX-DITS

LE QUARTIER
LES BEAUX QUARTIERS

LA VOGUE DE L'OUEST

L'ESPACE ÉCONOMIQUE

INTELLECTUELS ET ARTISTES

CHAPITRE VI - Naissance de l'urbanisme

L'URBANISME ROMAIN

LES EMBARRAS DE PARIS

LES PONTS ET LA CROISÉE

LE SOUCI DE L'URBANISME

LE DÉCOR DE LA VILLE

LES BELLES RUES

UNE VUE GLOBALE DE LA VILLE

DESTRUCTIONS

CHAPITRE VII - Un Paris nouveau

UNE VILLE REMODELÉE

RAMBUTEAU

HAUSSMANN

VOIRIE ET SALUBRITÉ

L'URBANISME DU XXe SIÈCLE


CHAPITRE VIII - Les structures économiques

LE CARREFOUR

LA MONNAIE

LES PORTS
FOIRES ET HALLES

LES STRUCTURES D'ANCIEN RÉGIME

DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE IX - La capitale

LE CŒUR D'UN ROYAUME

UNE CAPITALE POUR UN ROI

ORGANISATION D'UNE CAPITALE

UNE CAPITALE SANS ROI

LE RETOUR DU ROI

LE SYSTÈME DE VERSAILLES

LE SIÈGE DU POUVOIR

INTERMÈDES

LE PANTHÉON

CHAPITRE X - Centralisation

CONCENTRATION D'HOMMES

DRAINAGE DES CAPITAUX

LE LUXE

CENTRALISATION ADMINISTRATIVE

RELATIONS RADIALES

DÉCENTRALISATION

CHAPITRE XI - La fête
LE CYCLE ANNUEL

LES SOLENNITÉS DE L'ÉTAT

NOCES ET OBSÈQUES

LA FÊTE RÉVOLUTIONNAIRE

LE SACRE DE NAPOLÉON

QU'EST-CE QUE LA FÊTE?

LE MONDE ET LE DEMI-MONDE

CHAPITRE XII - Une ville de clercs

LES ORIGINES

LE SIÈGE

LES ABBAYES

DES PAROISSES ET DES CURÉS

DES MAÎTRES ET DES COLLÈGES

LE MONDE DES CLERCS

LA PIÉTÉ DES LAÏCS

LA RÉFORME

LA CRISE JANSÉNISTE

CLERCS DE TOUT TEMPS

CHAPITRE XIII - La vie des lettres

LE LIVRE

L'ÉDITION

LA PRESSE

LIBRAIRIES ET BIBLIOTHÈQUES
NAISSANCE DU MILIEU LITTÉRAIRE

DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR AUX ACADÉMIES

UN NOUVEAU MILIEU LITTÉRAIRE

CHAPITRE XIV - La mère des arts

LA MUSIQUE

LES ARTS PLASTIQUES

L'ARCHITECTURE

L'ENSEIGNEMENT DES ARTS

MUSÉES, SALONS ET EXPOSITIONS

CHAPITRE XV - La place d'affaires

LE TEMPS DES LOMBARDS

REMODÈLEMENT DE LA SOCIÉTÉ

APPARITION DU RENTIER

LE TEMPS DES AGIOTEURS

DE L'ARTISANAT À L'INDUSTRIE : LE TEXTILE

L'INDUSTRIE LOURDE

LES AFFAIRES

MOUVEMENTS SOCIAUX

CHAPITRE XVI - Rayonnement

MAÎTRES ET ÉTUDIANTS

RELATIONS AVEC LE MONDE

TOURISME

DES FOIRES, DES EXPOSITIONS, DES CONFÉRENCES


IMPLANTATIONS INTERNATIONALES

TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE XVII - L'administration de la ville

LE CHÂTELET

L'HÔTEL DE VILLE

LE RÉGIME PRÉFECTORAL

DÉLINQUANCE ET MARGINALITÉ

L'ORDRE PUBLIC

ÉCLAIRAGE URBAIN

LE FEU

ORDURES

CHAPITRE XVIII - Faire vivre Paris

NOURRIR PARIS

LE PAIN ET LE VIN

LA VIANDE ET LE POISSON

L'EAU

DE LA TAVERNE AU RESTAURANT

DE L'AUBERGE À L'HÔTEL

LA DISTRIBUTION

L'ARTISANAT

L'ÉNERGIE
CHAPITRE XIX - Services publics

TRANSPORTS URBAINS

LA CIRCULATION AUTOMOBILE

LES GARES

LE MÉTRO

LA POSTE

L'ENSEIGNEMENT

BAINS

HÔPITAUX

CIMETIÈRES

CHAPITRE XX - Le Parisien chez lui

LA MAISON.

L'HÔTEL PARTICULIER

PAVILLONS ET CITÉS

ENSEIGNES ET NUMÉROS

LE CONFORT BOURGEOIS

LOYERS

SÉGRÉGATIONS

CHAPITRE XXI - Le travail et le loisir

LE TEMPS DU PARISIEN

CONVIVIALITÉ : SALONS, CERCLES ET CLUBS

LE BADAUD

LA PROMENADE
DE LA GUINGUETTE AUX VACANCES

PROSTITUTION

JEUX ET SPORTS

CHAPITRE XXII - Le spectacle

LE THÉÂTRE

L'ART LYRIQUE ET LA DANSE

DE NOUVEAUX SPECTACLES

QUATRIÈME PARTIE
CHAPITRE XXIII - Le Moyen Âge

LE TEMPS DES INVASIONS

ENTRÉE EN SCÈNE D'UNE CAPITALE

PARIS DANS LA GUERRE DE CENT ANS

LES MAILLOTINS

ARMAGNACS ET BOURGUIGNONS

LES ANGLAIS

UNE CAPITALE FIDÈLE

CHAPITRE XXIV - L'époque moderne

LA RÉFORME

LA SAINT-BARTHÉLEMY

LA LIGUE

PARIS VAUT BIEN UNE MESSE


LA FRONDE

L'AGITATION DU XVIIIe SIÈCLE


CHAPITRE XXV - La Révolution

PRODROMES

LA PRISE DE LA BASTILLE

RETOURS À PARIS

LA CHUTE DE LA MONARCHIE

LA TERREUR

LE TEMPS DES MUSCADINS

BRUMAIRE

CHAPITRE XXVI - Le XIXe siècle


PARIS, SPECTATEUR DE L'HISTOIRE

LE TEMPS DES BARRICADES

LE SECOND EMPIRE

LE SIÈGE ET LA COMMUNE

BOULANGER

LES SCANDALES

DREYFUS

CHAPITRE XXVII - Le XXe siècle


LA SÉPARATION

LA GRANDE GUERRE

D'UNE GUERRE À L'AUTRE


LA SECONDE GUERRE MONDIALE

LA LIBÉRATION

LE TEMPS DES CONTESTATIONS

Annexes

Bibliographie
© Librairie Arthème Fayard, 1997
978-2-213-63972-7
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Les Archives (PUF, 1959; 4e édition, 1985).

Un conseiller de Philippe le Bel : Enguerran de Marigny (PUF, 1963) .

Cartulaire et Actes d'Enguerran de Marigny (Imprimerie nationale,


1965) .

Les Finances pontificales à l'époque du Grand Schisme d'Occident (De


Boccard, 1966).

De Marco Polo à Christophe Colomb (Larousse, 1968) .

Histoire de la Normandie (en collaboration; Privat, 1970) .

Les Contribuables parisiens à la fin de la guerre de Cent Ans (Droz,


1970).

Finance et Fiscalité au bas Moyen Âge (CDU-SEDES, 1971).

Paris au XVesiècle (Diffusion Hachette, 1974).

Le Commerce fluvial dans la région Parisienne au XVesiècle (Imprimerie


municipale, 1975).

Philippe le Bel (Fayard, 1978) .

La Guerre de Cent Ans (Fayard, 1980) .

François Villon (Fayard, 1982).

La France médiévale (directeur d'ouvrage; Fayard, 1983; 2e édition,


1990) .
Le Temps des principautés (Fayard, 1984) , t. II de l'Histoire de France
publiée sous la direction de Jean Favier.

De l'or et des épices. Naissance de l'homme d'affaires au Moyen Age


(Fayard, 1987).

Archives nationales. Quinze siècles d'histoire (en collaboration avec


Lucie Favier; Nathan, 1988).

L'Univers de Chartres (Bordas, 1989).

Les Grandes Découvertes (Fayard, 1991).

Dictionnaire de la France médiévale (Fayard, 1993) .


de l'Institut
À Lucie, qui adopta Paris.
Avant-propos
Fallait-il écrire de nouveau une Histoire de Paris ? Tant de livres ont
précédé celui-ci... Il m'a semblé que oui, car la recherche n'a jamais cessé,
malgré un manque de sources historiques - largement dû à l'incendie de
l'Hôtel de Ville pendant la Commune - qui a trop longtemps servi d'alibi et
n'a pas manqué de décourager bien des investigations. Les progrès de
l'exploration archéologique du sous-sol parisien, la patiente lecture des
ouvrages publiés avant que brûlent les archives de la Chambre des comptes
et celles de la Ville, un dépouillement systématique des documents
domaniaux, fiscaux et notariaux conservés aux Archives nationales, une
analyse attentive des témoignages laissés par les acteurs et les témoins de
l'histoire, une meilleure intégration de l'observation des phénomènes
parisiens dans leur contexte national et dans la conjoncture générale, tout
cela laissait penser que l'on pouvait une fois de plus faire le point. C'était
aussi l'occasion de faire entrer dans une vue étendue sur deux mille ans
l'histoire de notre siècle.

Toute Histoire de Paris est une gageure. La France est ainsi faite, depuis
ces vingt siècles, que nombre de moments décisifs de l'histoire de France se
sont déroulés sur les rives de la Seine. «Paris vaut bien une messe. » «Paris
brûle-t-il ?» Henri IV et Hitler ont tout résumé, comme les cloches de la
libération de Paris sonnant à Rio en même temps qu'à Beyrouth. Tout cela
annonçait le difficile choix de l'historien qui veut écrire l'histoire d'une ville
d'exception sans écrire pour autant une nouvelle Histoire de France. J'ai
donc renvoyé en une quatrième partie, « Quand l'histoire de France se fait
à Paris », le récit événementiel de l'histoire politique que jalonnent les
coups d'État, les révolutions et les sièges, les humiliations et les heures de
gloire. Il m'a semblé souhaitable de proposer d'abord une analyse des
positions de la ville, de son peuplement, de ses forces et de ses faiblesses,
de ses originalités, de ses structures spatiales, de ses dynamismes sociaux
et économiques. J'espère que le lecteur adhérera à cette vue d'une Histoire
de Paris et des Parisiens où j'ai cherché à comprendre et faire comprendre
la ville avant de la conter. je n'ai pas renoncé pour autant à la conter.
J'aimerais dire ici ma gratitude envers les collègues et amis dont la
passion pour l'histoire de Paris a accompagné la mienne pendant trente ans.
Je pense tout Particulièrement à Jean-Pierre Babelon, Jean Dérens, Michel
Fleury, Yvonne-Hélène Le Maresquier, Michel Le Moël et Denis Maraval
ainsi qu'à tant de mes étudiants.

J. F.

Note: Il m'a semblé que lecteur aimerait se retrouver dans l'espace des
différents moments de l'histoire. Pour cette raison, j'ai indiqué entre
parenthèses - sans écrire à chaque fois «aujourd'hui» - les noms actuels des
places et rues mentionnées avec leur nom de l'époque. Je n'ai pu, pour des
raisons de place, évoquer les cinq ou dix noms que certaines ont portés de
siècle en siècle. Mon propos n'est là que d'aider le lecteur à situer l'histoire
dans un espace aujourd'hui connu.
CHAPITRE PREMIER

Les bases

LA SEINE

Paris est né de la Seine. Le fleuve coule là en plein centre de la cuvette


géologique qui s'étend jusqu'aux côtes de Normandie et de Lorraine, dans
une stratification de couches calcaires de la fin du secondaire et du tertiaire,
entrecoupées de marnes blanche et verte, de meulières, de sables, de grès et
de gypse. Les principales couches qui forment les buttes et les plateaux
dominant les vallées sont de calcaire meuliérisé, exception faite de la région
entre la Seine, la Marne et l'Oise, qui sont d'un calcaire éocène un peu plus
ancien. L'alternance entre les calcaires et les marnes est évidemment
favorable à de multiples nappes phréatiques, qui se traduisent, au long des
affleurements des reliefs, par des alignements de sources. Creusant,
alluvionnant, décrivant ses méandres en y déposant sables et graviers alors
qu'il approche du niveau de base (le niveau moyen du fleuve est aujourd'hui
à 26 mètres au-dessus de la mer), le fleuve a déterminé le site. La Seine est
un fleuve de plaine, assez égal dans son débit, alimenté qu'il est par un large
bassin que drainent des rivières qui convergent précisément dans le
voisinage de Paris. Cette concentration, qui assure la régulation en temps
normal, est la principale cause des crues lorsque s'additionnent les hautes
eaux de la Seine, de l'Aube, de l'Yonne et de la Marne.

Le site se lit aisément. Il tient à l'abaissement du niveau de base au


quaternaire : la large Seine s'est contentée d'un lit plus étroit, et l'a recreusé
au milieu de l'ancien. Par-delà le méandre actuel subsiste l'amphithéâtre
dessiné sur la rive droite par l'ancien méandre que la Seine a abandonné à
l'époque où l'homme, déjà, polissait la pierre de ses outils mais dont les
sources voisines font un marécage presque continu autour d'un plateau qui
sera celui des Halles. On le retrouve dans le Paris contemporain, autour des
boulevards qui, de la Concorde à la Bastille, ceinturent le centre de la ville.
Il demeure, jusqu'au XVIe siècle, la zone inondable par excellence, celle
dont les marais justifient en permanence le franchissement par des
ponceaux et que gonflent à la moindre crue les résurgences de la nappe
phréatique. C'est là que nous trouvons, du Moyen Âge au XIXe siècle, les
principaux égouts de la capitale. En 1910 encore, la crue de la Seine
rappellera la proximité de la nappe phréatique aux habitants du quartier
Saint-Lazare obligés de circuler en bateau.

L'abaissement du fleuve et son amoindrissement ont asséché quelques


bras que laissait subsister l'ancien lit. C'est le cas de ce bras mort qui, sur la
rive gauche, double au sud le lit actuel et que souligne la déclivité dans
laquelle s'insèrent au XIIe siècle le nouveau cours de la Bièvre à l'est, au
XIVe le canal creusé par Saint-Germain-des-Prés pour alimenter en eau ses
fossés à l'ouest. Comblé en 1540, il est aujourd'hui occupé par les rues
Jacob et de l'Université. Autre conséquence de l'abaissement de la Seine, il
fait émerger une douzaine d'îles constituées par les anciens hauts-fonds.
Elles vont pour longtemps embarrasser la navigation, mais elles facilitent le
franchissement du fleuve.

De forts escarpements à plus de 60 mètres, voire à 120, dits collines ou


buttes, sont sur la rive droite les vestiges de la rive concave de l'ancien
méandre : ils ont aujourd'hui nom Chaillot, Montmartre (le point culminant,
à 129 m), Belleville (d'abord Poitronville), Ménilmontant (un ancien
Mesnil-Mautemps), Charonne. Au centre, deux «monceaux» offrent un
habitat mieux protégé des divagations du fleuve : le monceau Saint-Gervais
est encore perceptible derrière l'Hôtel de Ville, le monceau Saint-Jacques a
cessé de l'être, nivelé par Haussmann lors du percement de la rue de Rivoli
et du boulevard de Sébastopol. La rive gauche, elle, porte encore la trace de
l'ancien lit, que bordaient les hauteurs de Sèvres et de Montrouge aux
limites du plateau, ainsi que les escarpements plus proches de
Montparnasse, de Sainte-Geneviève et de la Butte aux Cailles.

L'étiage est rarement dramatique, les crues rarement catastrophiques. On


peut encore naviguer en juillet-août. Il arrive même que les orages
provoquent des crues alors qu'on attendrait l'étiage. Malgré la fonte des
neiges qui grossit les eaux venues du Morvan ou du plateau de Langres, on
passe encore normalement sous les ponts en mars-avril. Lorsque la crue de
printemps interdit le passage, alors que les provisions de vin sont faites
depuis longtemps, c'est le prix des bûches, des fagots, du foin et autres
pondéreux qui enchérit. Le gel interdit souvent la navigation pendant
quelques semaines de janvier et février, et la débâcle qui suit emporte
parfois les ponts, mais la Seine est plus souvent gelée en amont que dans
Paris. De tels incidents garderont toujours un caractère exceptionnel, et l'on
parle longtemps des hivers où les Parisiens ont franchi le fleuve à pied sec.
On s'attend à la crue annuelle, qui survient entre janvier et avril. On
s'étonne quand une crue submerge brutalement la place de Grève en juin,
compromettant la bonne ordonnance du feu de la Saint-Jean : force sera
même, en 1426, de déplacer le bûcher déjà allumé.

La première crue connue est celle de 583, que cite Grégoire de Tours.
Depuis, on ne peut les compter. La crue de 1196 menace à ce point la Cité
que Philippe Auguste se réfugie chez l'abbé de Sainte-Geneviève pendant
que l'évêque Maurice de Sully va cantonner à Saint-Victor; on fait alors
cesser la crue en portant en procession les reliques de la Passion venues à
cette fin de Saint-Denis. La crue de 1206 emporte trois arches du Petit-Pont.
Celle de 1281 envahit l'ancien lit de la Seine et contraint les Parisiens à
ramer pour sortir de la ville vers le nord. Le fleuve sort à nouveau de son lit
dans l'hiver 1296-1297. En 1393, la Seine emporte le Petit-Pont. En 1408,
c'est la débâcle qui emporte les deux ponts du petit bras et isole la rive
gauche pendant plusieurs semaines. La crue de 1432, qui bloque tout le
quartier de Grève et atteint même la place Maubert, désorganise pendant six
semaines la vie de la capitale de Bedford. Celle de 1499 emporte le pont
Notre-Dame. Celle de 1526 rend à ce point spongieux le sol de l'ancien
méandre qu'une maison proche du marché aux Pourceaux, vers le bas de
l'actuelle avenue de l'Opéra, s'écroule en tuant ses habitants. Les affluents
s'en mêlent, naturellement, et même la maigre Bièvre envahit en 1625 le
faubourg Saint-Marcel.

Les hauteurs de l'eau sont notées depuis 1651. Elle atteint alors 7,83 m.
Le plus haut niveau jamais atteint est celui de 1658 : 8,81 m. La moitié de
la ville est sous l'eau. En janvier 1665, l'inondation qu'a annoncée une
comète apparue dans la nuit de Noël met sous les eaux le cloître Notre-
Dame, les cours du Palais et la plupart des rues du quartier de l'Université.
En mars 1709, on n'atteint plus les ponts et la coupure de la ville aggrave la
crise d'approvisionnement qui ajoute les morts de faim aux morts de froid.
Non contente de s'attaquer de temps à autre aux ponts, la Seine s'en prend
aussi aux rives: en janvier 1721, c'est le quai des Orfèvres qui s'effondre. En
1740, l'île Louvier est totalement submergée. En 1764, l'eau atteint 8,09 m
La crue de décembre 1802 et janvier 1803 atteint le 3 janvier 7,45 m au
pont de la Tournelle, et l'eau couvre aussi bien l'esplanade des Invalides que
le bas des Champs-Elysées. En 1807, ce sont de nouveau les hautes eaux.
Les inondations se succèdent. On mesure 7, 20 m en décembre 1836, quand
le Palais de Justice doit être atteint en barque. En 1861, le Jardin des Plantes
est sous l'eau, et Bercy ressemble à Venise. Une forte crue, en mars 1876,
atteint encore 7,40 m. Quatre ans plus tard, la Seine emporte le pont des
Invalides.

Rendue célèbre par la presse et par les cartes postales alors qu'elle atteint
le 29 janvier le niveau exceptionnel de 8,62 m et qu'elle s'étend sur 473
hectares, la crue de janvier 1910 oblige les Parisiens à circuler en barque;
ils en marqueront le niveau sur leurs façades. Certains y voient l'effet de la
colère divine, cinq ans après la séparation de l'Église et de l'État. D'autres
parlent de l'Apocalypse et de la fin du monde. Il faut noter que la crue de
1910 est la première depuis la vulgarisation de la photographie d'amateur.
Bien des Parisiens en profitent pour photographier un Paris insolite.

D'ailleurs, la crue et la débâcle n'ont jamais cessé d'être pour le badaud


un spectacle et un événement. L'administration mesure la crue au centre de
Paris, au pont de la Tournelle, depuis 1759. Le Parisien préfère ensuite le
pont de l'Alma. De son érection en 1856 devant l'une des piles à son
haussement après 1970, qui lui enlève toute signification à cet égard, la
statue du zouave de l'Alma est un repère connu de la hauteur des eaux. On
en fera même une chanson. En 1910, l'eau lui vient aux épaules.

L'eau noie les Tuileries aussi bien que les abords des Halles, de même
que la plaine de Grenelle ou les environs de la gare d'Austerlitz. Le Champ-
de-Mars, l'esplanade des Invalides et le Jardin des Plantes sont sous l'eau, et
l'on se félicite du système de compensation hydraulique inventé par Eiffel
pour sa tour, système sans lequel celle-ci aurait basculé dans le sol
spongieux. Naturellement, les îles ont disparu : le fleuve est continu, de la
rue de Rivoli au boulevard Saint-Germain. Sur la rive droite, la Seine
revient occuper une partie de son ancien méandre, de la Concorde à la
Trinité, à la gare Saint-Lazare et au faubourg Poissonnière d'un côté, de
Bercy au boulevard Voltaire de l'autre. Les maisons baignent dans l'eau. Il y
en a un mètre dans les Galeries Lafayette.

Les crues continuent de se succéder. En janvier 1919, force est de fermer


les gares d'Orsay et des Invalides. Quant à la crue de janvier 1955, la
dernière à avoir vraiment, avec une hauteur de 7,12 m, constitué un péril
pour les riverains, elle oblige les habitants de la Cité et des rues proches des
quais à surélever les margelles des égouts. Une arche du pont des Invalides
s'effondre. On atteint encore 6,16 m. en 1972. La Seine ne cessera de
menacer Paris qu'avec l'achèvement, dans les années 1980, d'un système de
surveillance et de retenue par barrages et réservoirs, complété par
l'approfondissement du lit et la réfection des ponts. Catastrophe nationale
pour avoir dévasté une partie de la Champagne, de la Bretagne et de la
Basse-Normandie, la crue de janvier 1995 n'atteint à Paris que 4,92 m. Il
demeure que les voies sur berge sont fermées dès que les eaux atteignent
4,10 m et qu'il en résulte un sérieux embarras de la circulation.

Hors quelques jours par an et quelques semaines plusieurs fois par siècle,
la Seine a donc toujours été navigable. Elle l'est même dès le Moyen Âge
jusqu'assez en amont, jusqu'à Nogent sur la Seine, jusqu'à Auxerre sur
l'Yonne. L'Oise est largement navigable jusqu'à Compiègne et Pont-
l'Évêque, l'Aisne l'est jusqu'à Neufchâtel. N'exagérons cependant pas cette
navigabilité. Les méandres de la Seine et de la Marne allongent
sérieusement la route. Même lorsque la guerre ou un accident n'a pas
embarrassé le chenal de navires coulés, la navigation suppose une parfaite
connaissance des courants, des pertuis et des ponts. Quant aux chemins de
halage, le moindre défaut d'entretien les rend impraticables.

Les nappes phréatiques liées à la structure géologique - nous sommes au


centre de la cuvette sédimentaire - et à la proximité de la Seine sont une
richesse pour la ville. Certes, elles alimentent la ceinture marécageuse de la
rive droite, quand la moins profonde ne reparaît pas à la surface en plein
centre comme en 1910. Mais cette proximité a toujours permis de multiplier
les puits. Plusieurs puits artésiens seront forés sans peine, qui alimenteront
la ville en eau de profondeur relativement pure et parfois chaude. Le puits
de Grenelle, foré en 1833, alimentait une fontaine établie au centre des
abattoirs de Grenelle, mais aussi des fontaines éloignées comme celle de la
place du Panthéon. Le réservoir en est aujourd'hui caché par la statue de
Pasteur, au milieu de l'avenue de Breteuil. La source, qui alimentait au
XVIIIe siècle en eau tempérée une fontaine «rafraîchissante, apéritive et
laxative», a été remplacée par le forage en 1929 d'un puits artésien de 534
mètres qui allait approvisionner la piscine de la rue Blomet. Les hauteurs
qui cernent le site sont riches en sources dont le débit ne permettait pas la
captation mais qui alimentaient des fontaines d'intérêt local certain.

La médaille a son revers: l'humidité règne. Les berges sont inondables et,
surtout, les zones proches sont, sur l'une comme sur l'autre rive, faites
d'alluvions marécageuses qui retarderont quelque temps l'urbanisation des
parties basses de la rive gauche et plus longtemps encore celle de certains
secteurs de la rive droite. Il en va de même des zones basses qui
représentent l'ancien méandre du fleuve, au pied des escarpements de
Chaillot, de Montmartre et de Belleville, Ménilmontant et Charonne. Il y a
là, pour longtemps, un marécage continu dont les eaux croupissantes et les
terrains spongieux sont d'abord une protection pour la ville - les textes
médiévaux donnent parfois à cette zone en arc de cercle le nom de Tutelle,
autrement dit protection - mais seront ensuite une limite à l'expansion. Par
temps de crue, les marais sont inaccessibles de la porte Saint-Martin à la
porte Saint-Antoine. Les deux régions les plus aptes à l'urbanisation sont
donc, de part et d'autre de l'île, la Montagne Sainte-Geneviève et les
émergences des actuels quartiers de l'Hôtel de Ville et du Temple. Tout le
problème de la topographie parisienne sera de conquérir les espaces
marécageux de la rive gauche pour faire d'une ville à trois sites une ville
unique et ceux de la rive droite pour en faire d'abord des terres cultivables,
les «coutures», puis faire d'une ville enfermée une ville ouverte.

Marécages mis à part, et hors des temps de crue, la Seine est un fleuve
large, dont les berges sont sous l'eau jusqu'à l'aplomb des actuelles maisons
des quais. Le chenal navigable se complète donc d'une zone de gravois que
les Parisiens ne tiennent pas à voir enlever car ils protègent les rives des
chocs provoqués une fois par an par la débâcle et de temps à autre par un
bateau désemparé. Lorsqu'en 1462 on autorise un affineur d'or et d'argent à
«laver» » les gravois, non pour y trouver des pépites mais pour y récupérer
les pièces de monnaie tombées du pont au Change et emportées par le flot,
le prévôt des marchands précise bien que l'affineur devra remettre les
gravois dans l'état où il les aura trouvés.

De petits affluents atteignent la Seine à l'intérieur du site qui sera celui de


Paris. Le principal est sur la rive gauche la Bièvre. Elle entame le plateau
du sud au nord, atteint avec deux bras parallèles le site de Paris à la future
poterne des Peupliers, contourne la Butte aux Cailles et la Montagne Sainte-
Geneviève, et se jette dans la Seine par un delta marécageux, à
l'emplacement de l'actuel quai Saint-Bernard. Il est juste de dire que c'est au
vrai la Seine qui, à partir de ce point, emprunte l'ancien lit de la Bièvre,
lequel, à l'époque du grand méandre de la Seine, cheminait d'est en ouest
jusqu'à un confluent situé vers l'actuelle place de l'Alma. Le cours de la
Bièvre aux temps historiques détermine la coupure de l'avancée du plateau
vers le nord : à gauche, c'est la Montagne Sainte-Geneviève, à droite
l'éperon de la Salpêtrière. Les choses changent quand l'abbaye de Saint-
Victor, pour alimenter ses jardins et ses moulins, fait creuser en 1148 un
canal de dérivation qui, entre les actuelles rues Censier et de Bièvre,
conduit la Bièvre dans la Seine fort en aval du véritable confluent. Le
creusement des fossés de l'enceinte par Charles V bouleverse encore le
cheminement des eaux : elles empruntent le fossé Saint-Bernard et
atteignent la Seine à la Tournelle. Le canal du XIIe siècle est alors un simple
fossé bourbeux, et les eaux se partagent entre le cours naturel et le fossé de
la ville. On recouvrira au XVIIe siècle le fossé abandonné, qui restera la rue
de Bièvre.

L'eau de la Bièvre sera fort utile à bien des artisans que leur activité
polluante écarte de la ville : tanneurs, teinturiers, bouchers. La teinturerie en
fera la célébrité. On l'appellera la rivière des Gobelins. Mais ce sera aussi,
jusqu'au XVIIIe siècle, la rivière des brasseurs, et les guinguettes se
multiplieront sur ses bords. De simples ruisseaux irriguent aussi la rive
gauche, comme ceux qui, nés à Montrouge, rejoignent la Seine l'un en aval
du Pont Neuf, l'autre près du pont Mirabeau. Sur la rive droite, le Fécan est
un véritable affluent, qui réunit les eaux des ruisseaux de Montreuil et des
Orgueilleux pour confluer dans le marécage de Bercy. Deux faux affluents
sont les collecteurs naturels des marécages de l'ancien méandre: ils
déversent dans la Seine leur faible flot, l'un sur l'actuel tracé du canal et du
port Saint-Martin, l'autre sur celui de la Concorde. N'oublions pas les
rigoles qui, sans constituer un ruisseau, ravinent à chaque pluie les pentes
des monceaux et des collines. Il en restera à Belleville des «Rigoues», et
aujourd'hui une rue des Rigoles.

Le carrefour fluvial est sans doute la raison première de l'implantation,


vers le milieu du IIIe siècle avant J.-C., d'une bourgade sur le site qui sera
celui de Paris. Entre les confluents de l'Oise et de la Marne, bien reliée à
l'ensemble du réseau navigable du bassin de la Seine, Lutèce est un point de
passage aisément contrôlable grâce à ses îles, sur la voie qu'empruntent
aussi bien les céréales et les bois d'oeuvre de la région proche que l'étain
britannique sans lequel, de la Manche à la Méditerranée, on ne saurait
fabriquer le bronze. Les vins de la haute Seine et de l'Yonne fournissent vite
un trafic de retour vers l'aval.

Au début du XVIIe siècle encore, c'est ce carrefour qui frappera ceux qui
tenteront, comme le président de la Cour des monnaies Claude Fauchet, de
définir la position de Paris : «aidée de dix-sept rivières portant bateau et se
rendant en Seine», Paris se peut «aider de toutes les commodités de la
France».

DES ÎLES

Plus incertain était le choix de l'île, qui facilite à la fois le passage et la


défense. Le cours de la Seine est en effet embarrassé de plusieurs îles qui
rendent incommode la navigation et dont l'urbanisation supposerait la
construction de plus de ponts que n'en supporterait le contribuable parisien.
Jusqu'au XVIIe siècle, on accepte le fait, sans poser vraiment le problème.
Des activités secondaires ou épisodiques trouvent place dans ces espaces
libres où l'on va en barque. On met des bêtes à l'herbage dans les trois îles
qui précèdent immédiatement, vers l'est, la vieille Cité. On en met d'autres
dans cette île Maquerelle, dite île des Cygnes après qu'en 1676 Colbert en a
peuplé les rives de ces volatiles (auj. soudée à la rive gauche au Gros-
Caillou), qui encombre en aval l'infléchissement du méandre vers le sud-est.
L'une et l'autre servent éventuellement de mouillage de fortune pour les
bateliers désireux d'économiser les frais d'appontage au port. Les archers et
arbalétriers parisiens prennent au XVe siècle l'habitude de se rendre de
temps à autre dans la plus grande des îles d'où l'on voit le chevet de la
cathédrale, l'île Notre-Dame, pour s'exercer au tir sur une cible faite d'une
toile tendue entre deux poteaux. Ces bons bourgeois prennent ainsi en
pleine ville une journée de campagne entre hommes. L'île a parfois servi à
reposer en son milieu la chaîne qui, depuis le XIVe siècle ferme le fleuve à
la navigation en cas de danger. Il en reste un support, la «palée», et une tour
Loriaux que loue à l'occasion un blanchisseur pour y entreposer ses toiles.
Quant aux trois îlots qui émergent des basses eaux en aval de la Cité – la
Saumonière, la Molange, l'île des Treilles – et formeront un jour la pointe
basse de la Cité, on n'en fait rien.

C'est au XVIIe siècle que la montée du prix des terrains conduit à mettre
en œuvre des espaces fâcheusement déserts au cœur d'une ville où l'on
chasse le terrain à bâtir. La plus grosse opération est celle qui, en 1614,
constitue l'île Saint-Louis en comblant, à grand renfort de gravois et de
terres apportées, l'étroit chenal qui, à l'emplacement de la future rue
Poulletier, séparait l'île Notre-Dame et l'île aux Vaches. Celles-ci étaient
précédées de l'île basse dite île aux Javiaux, rebaptisée île Louvier au XVIe
siècle et occupée par des dépôts de bois. C'est seulement vers 1840 que l'on
comble à son tour le chenal qui la séparait de la rive droite : en résultera
l'îlot aujourd'hui compris entre le quai Henri IV et un boulevard Morland
qui occupe l'emplacement de l'ancien bras septentrional de la Seine. Le
cœur de Paris ne comprend plus que deux îles.

Le petit bras d'eau qui coulait entre l'île des Cygnes et la rive gauche
s'ensablait. On le comble en 1773, agrandissant ainsi le quartier du Gros-
Caillou d'un espace qu'occupent maintenant le port de la Bourdonnais et le
quai Branly.

Une opération en sens inverse est conduite en 1825. Une langue de terre
qui affleure au milieu de la Seine entre Chaillot et la plaine de Grenelle est
aménagée en allée, reliée aux rives par le pont de Grenelle, alors en cours
d'achèvement. En souvenir de l'île disparue, on l'appellera officiellement
l'allée des Cygnes, et les Parisiens parleront de nouveau de l'île aux Cygnes.
Il s'agissait d'aménager un port; le résultat sera une promenade.

Entre l'Oise et la Marne, il est donc sur la Seine d'autres îles que la Cité.
Celle qui voit s'élever l'agglomération de huttes qu'on appelle Lutèce offre
l'avantage d'une étendue relativement importante. Le franchissement du
fleuve y est aisé, l'installation possible et la sécurité assurée: c'est l'île la
plus grande et la plus ferme, la future Cité.

Un carrefour routier à long rayon s'établit vite sur le carrefour fluvial. La


topographie laisse donc plusieurs routes libres : celles des rives, au sud-est
et au sud-ouest, et celle qui franchit au nord le seuil de La Chapelle entre
Montmartre et Belleville. La géographie l'explique aisément. Comme plus
tard ceux du Moyen Age, les chariots gaulois vont lentement, montent mal
les côtes et s'enlisent dans les marécages. Les cheminements coutumiers qui
se pérennisent en routes commerciales font donc grand cas des tracés qui,
au prix des détours les plus faibles, empruntent les seuils les moins élevés
sur les lignes de hauteurs tout en limitant les franchissements fluviaux et en
profitant des émergences dans les zones humides. De la Belgique celtique à
l'Aquitaine, ce qui est dire de la mer du Nord à l'Atlantique, la meilleure
route est celle qui, s'écartant des routes de la Meuse et de la Moselle
favorables aux relations avec la Saône et la Méditerranée, use du seuil de
Bapaume et ne franchit que la Somme en son cours supérieur et l'Aisne en
son milieu. Aux approches de la Seine, le seuil de La Chapelle offre un
passage commode entre les deux hauteurs qui seront Montmartre et
Belleville. C'est au-delà de ce col que se séparent les routes de Senlis et de
Saint-Denis, ouvertes l'une vers les plaines du Nord et l'autre vers la haute
Normandie. Au sud du col, la route de l'âge protohistorique évitait le grand
méandre abandonné mais toujours marécageux et conduisait vers Melun par
la rive droite de la Seine en passant au pied des hauteurs de Belleville et
Charonne. La liaison était bonne avec l'axe routier de la Saône, donc avec
l'Italie. Mais cette route de l'étain qui trouve à l'âge du bronze sa raison
d'être ne répond pas au besoin que développe l'organisation politique de la
Gaule. La route de l'Italie n'est pas celle de la Loire, de l'Auvergne et de
l'Aquitaine. Vers le sud et le sud-ouest, il faut bien franchir la Seine. Dès
l'époque de la Gaule indépendante, la position de l'île parisienne s'inscrit
donc sur la carte comme le passage naturel de la Seine pour cette voie qui
continue vers Orléans, autre nœud routier à partir duquel on peut remonter,
descendre ou franchir la Loire.

Le sol de cette île, notons-le, est alors à quelque sept mètres sous le
niveau actuel, qui résulte des remblais accumulés pendant deux mille ans.
C'est une île basse, qu'envahit la moindre crue et que ronge en tout temps
l'érosion. En temps normal, sa superficie est de neuf hectares : à peu près la
moitié de l'île actuelle (17 ha), constituée par le rattachement à l'île
principale des cinq îlots qui la côtoyaient et forment aujourd'hui le quai des
Orfèvres et les côtés de la place Dauphine.

Le climat est tempéré. Il est très difficile de connaître la réalité des


températures observées avant le XVIIIe siècle. Les documents mentionnent
des phénomènes comme la Seine prise de glace, mais on ignore le plus
souvent la durée du phénomène - vingt-cinq jours en 1879-1880 semblent
avoir été un record - et toujours son ampleur. Il paraît évident que les
chroniqueurs ont volontiers dramatisé les accidents climatiques. Une chose
est sûre : comme toute l'Europe, Paris a connu un climat tempéré jusqu'au
XIe siècle, puis un climat relativement rude, suivi d'un léger réchauffement
au XIIe. La tendance au froid et à l'humidité s'aggrave à la fin du XIIIe
siècle, et prend des allures de catastrophe au XIVe. Le réchauf fement est
noté à partir des années 1460, mais il est fort lent puisqu'en 1480 on passe
encore la Seine à pied sec. La tendance froide l'emporte dans la seconde
moitié du XVIe siècle. Elle atteint son paroxysme au XVIIIe, et la vague de
froid qui déferle entre janvier et mars 1709 semble avoir atteint - 40°.
Depuis que les températures sont notées, on a connu à Paris des
températures extrêmes de - 24° (en 1879) et de + 40°, mais la fourchette
normale est entre – 10° et + 30°. Les températures moyennes par mois vont
aujourd'hui de 3° en janvier à 19° en juillet. Tant par l'effet de radiateur des
volumes bâtis que par l'effet de couverture des basses couches d'air due à la
pollution, la température moyenne a monté de 2° au cours du XXe siècle, le
nombre de jours de brouillard diminuant de 90 % et celui des jours de gel
des deux tiers. Particulièrement sensible les jours de grand froid, la
différence de climat ajoute désormais à l'opposition entre la ville et sa
banlieue. C'est encore l'importance des volumes bâtis et des surfaces
minérales qui ralentit en ville les refroidissements et les réchauffements : la
chute de 16° observée en une nuit le 1er février 1956 demeure
exceptionnelle. Quant aux précipitations, les mentions d'étés pourris sont
nombreuses dans les récits anciens, mais avec la même absence d'éléments
quantifiés. Aujourd'hui, la pluviosité est moyenne, et assez également
répartie entre les saisons : de 32 mm au mois de mars à 62 mm en août. Ces
chiffres ne rendent pas compte de la durée des précipitations : une journée
de pluie en novembre n'équivaut pas à une heure d'orage en juin.

DES ARBRES

Si le site de Paris ne paraît pas avoir été jamais boisé, il est entouré d'une
forte ceinture forestière. À l'époque gauloise, elle environne Lutèce de
toutes parts. Vers l'an mil, elle est encore particulièrement dense vers l'ouest
et le sud-ouest, entre le Gâtinais et la Laye, plus divisée par des vallées sur
le reste du pourtour, avec les grosses forêts de Bière, de Brie et de Senlis.
Les défrichements des XIIe et XIIIe siècles entament sérieusement ce
manteau forestier, dont subsistent à la fin du Moyen Âge quelques bois de
chasse et d'exploitation. L'essentiel du bois de chauffage viendra alors des
régions de l'Oise et de l'Aisne. Aux temps modernes, les espaces boisés sont
devenus secondaires par rapport aux villes, et on cesse de parler de la Laye,
de la Bière et de l'Yveline pour parler des «forêts» » de Saint-Germain, de
Fontainebleau et de Rambouillet. Plus proche de Paris, la forêt de Rouvray
devient le bois de Boulogne.

En ville, les plantations ont toujours fait appel, pour les jardins et les
voies pourvues d'arbres, à quelques essences bien adaptées au climat,
l'orme, le tilleul, voire le sycomore et l'érable. Sont ensuite apparus le
robinier et le marronnier au XVIIe siècle, l'érable et le platane anglais au
XIXe. Victimes de maladies, le vernis du Japon et l'orme ont pratiquement
disparu à la fin du XXe siècle. Mais les espèces exotiques sont apparues,
comme le chêne rouge d'Amérique, le poirier de Chine, le noisetier de
Byzance, le ginko biloba, le liquidambar ou le micocoulier de Provence. On
compte aujourd'hui 49 espèces, avant tout le platane et le marronnier.
L'arbre fruitier de Paris, c'est par excellence le cerisier. Mais le prunier, le
noyer et l'amandier viennent bien, on rencontre des figuiers, et la vigne se
plaît, même après le refroidissement des XIVe et XVe siècles. On la trouve
sur tout le pourtour de Paris, aux portes de la ville comme au Pré-aux-
Clercs aussi bien que sur les hauteurs du voisinage comme Montmartre ou
Chaillot, Suresnes et Meudon. On la trouve même dans les zones peu
favorisées par le relief et le sol, à Ivry, à Vitry, à Montreuil-sous-Bois. Elle
atteint les abords de la ville, où la «ville Saint-Marceau», disons le faubourg
Saint Marcel, est encore au XVIe siècle un gros bourg de vignerons. Des
clos de vigne occupent même toujours, au XVe siècle, d'importants espaces
de la rive gauche. Quant aux zones inondables, elles sont faites d'alluvions
fertiles qui favoriseront les cultures maraîchères. La ville pourra vivre de sa
proche banlieue.

La région immédiatement voisine se présente, après les grands


défrichements du Moyen Age, comme un complexe assez équilibré. Au
XVIIIe siècle, on compte dans la généralité de Paris quelque 61 % de terres
labourées, terres à blé et à cultures maraîchères, 16 % d'espaces forestiers
propres à divers élevages autant qu'à l'exploitation du bois, 4 % d'herbages
entretenus à des fins d'élevage, 4 % de vignobles. Il n'y a que 1 % de
friches, non comptées les terres en jachère temporaire. On élève peu de
bovins (12 têtes au km carré), beaucoup plus de moutons (69 têtes au km2),
ces densités étant doubles ou triples au voisinage de la ville.

Ces ressources naturelles sont favorables à l'établissement et à la


croissance d'une ville. Outre que la fertilité du sol procure
l'approvisionnement en céréales et que le climat garantit une récolte
abondante de vin, les forêts offrent des ressources longtemps illimitées en
bois d'oeuvre. Le temps venu, Lutèce n'aura aucune peine à trouver dans
son voisinage d'excellente pierre de taille - au XIIe siècle encore, on
construira l'enceinte de Paris avec la pierre de Charenton pour la rive droite,
la pierre de la Bièvre pour la rive gauche – et à transformer en plâtre le
gypse des carrières toutes proches de Montmartre et des buttes de
Chaumont. On exploitera tellement les carrières souterraines de
Ménilmontant qu'elles s'ef fondreront en 1777, ce qui poussera les autorités
à interdire l'exploitation de toute carrière autre qu'à ciel ouvert. Quant au
sable, il est assez abondant pour justifier l'appellation de la plaine des
Sablons et, dans la Cité comme sur les deux rives, d'une dizaine de rues de
la Sablière, de la Sablonnière, des Sablons ou de Sablonville.

ENTRÉE DANS L'HISTOIRE

L'homme est apparu tôt dans la région. Venus de l'Europe centrale, les
hommes du néolithique sont là au début du Ve millénaire. On retrouvera sur
le site du Louvre des vestiges appartenant au faciès danubien. L'île qui sera
la Cité est alors habitée. On chasse, à preuve ces os de mammouths, de
cervidés et de rennes trouvés en 1866 dans une sablière du quartier
Beaugrenelle, et l'occupation humaine est confirmée par les restes d'habitat
rural et de sépultures d'époque néolithique dégagés dans la cour Napoléon
et la cour du Carrousel du Louvre. Des silex taillés retrouvés en 1912 place
du Châtelet laissent penser qu'un atelier préhistorique avait eu place sur la
rive droite. C'est également sur la rive droite, à l'emplacement des entrepôts
de Bercy en cours de démolition, que l'on a retrouvé en 1991-1992 des
pieux de construction, des pierres polies du néolithique moyen, des outils
d'os et de bois de cerf, de petits objets de bronze, des céramiques et, plus
étonnant encore, cinq pirogues de chêne, jadis longues de quelque cinq
mètres, datables de l'époque chasséenne, entre 4200 et 3400 avant notre ère.
Bref, le site de la future Lutèce a bien été occupé au cours du Ve et même
au début du IVe millénaire, et il n'a cessé de l'être jusqu'au début de l'âge du
fer, jusqu'à l'époque de Hallstatt, vers 800 ou 700 av. J.-C.

Sans doute, pour réelle qu'elle fût, la navigation sur la Seine était-elle
encore secondaire dans le choix du site : l'habitat principal des Parisiens du
néolithique n'était pas dans l'une des îles au milieu du fleuve mais sur un
éperon rocheux de la rive gauche, entre les emplacements actuels de la
Salpêtrière et de Villejuif. De là, on surveillait mieux le site.

Les objets de l'âge du bronze, armes, outils et bijoux, que l'on a trouvés
dans le lit de la Seine attestent en revanche une navigation commerciale
active dès le IIe millénaire. Entre 1800 et 800, l'âge du bronze avait vu
d'autres populations occuper l'île : on y a retrouvé des outils et des pièces
d'armement, ainsi que les traces d'une installation de fonte du métal.

Puis l'île a été déserte. Sans doute un changement du climat en était-il


responsable, l'humidité accrue rendant alors inutilisables les berges trop
souvent inondées du fleuve. Lorsque apparaissent en Gaule l'outillage et
l'armement de fer, vers le VIIIe siècle, Lutèce n'est qu'un village abandonné.
Les premiers Celtes l'ignorent.

Quelques pierres légendaires dont font mention des textes de la fin du


Moyen Âge pourraient avoir été des mégalithes celtiques, mais la prudence
s'impose pour des pierres dont nous n'avons aucune description réelle. C'est
le cas du Pet au Diable, derrière Saint-Jean-en-Grève, dont les étudiants
contemporains de François Villon feront, en la déplaçant d'une rive à l'autre,
le motif d'un énorme chahut. C'est encore la Pierre large, la Petra lata,
devenue dans le parler populaire la Pierre au Lait, devant Saint-Jacques-de-
la-Boucherie, et de la Pierre aux Lares, devenue la Pierre au Lard dont une
rue Pierre-Aulard prendra le nom avant de redevenir rue Pierre au Lard,
derrière l'actuel Centre Georges Pompidou. On peut observer que ces
mégalithes sont tous sur la rive droite, celle dont aucun autre indice ne
laisse penser qu'elle soit occupée avant le Moyen Âge. La bourgade établie
dans l'île avait-elle au-delà du grand pont ses espaces libres servant de lieux
de rassemblement et de culte? On est là dans le domaine des suppositions.

Le pont et le carrefour gaulois offrent une double possibilité de fortune à


ces Parisii qui s'installent dans l'île à l'époque de La Tène II, vers 250-225,
alors qu'une autre branche du même peuple s'en va peupler dans l'île de
Bretagne la région d'York. Le nom de cette peuplade celtique est d'abord
Quar-Isü, ce en quoi certains ont voulu voir une trace abusivement précoce
d'un culte d'Isis. Force est d'avouer que le sens du nom nous échappe. Par la
suite, on ne parle plus que des Parisii. Quant à la bourgade faite de cabanes
de bois et de pisé, les unes rondes, les autres carrées, elle s'appelle
Lucoteciia, Loucotocia ou Leucotecia. C'est encore sous ce nom qu'elle est
citée par les géographes de l'hellénisme tardif : ainsi Strabon qui, vers 10
ap. J.-C., cite sa position dans une île, et Ptolémée qui la mentionne au IIe
siècle. Mais César, déjà, connaît la forme contractée Lutetia ou Lucetia. Au
IIIe siècle, l'Itinéraire Antonin compte Lutèce parmi les étapes normales
d'un voyage en Gaule. Il annonce les distances : 187 milles entre Autun et
«Lutèce des Parisii». Au IVe siècle, l'empereur Julien ne parle plus que de
sa «chère Lutèce».

Un carrefour est nécessairement un lieu d'échanges, donc de transactions


commerciales. Un pont est un point de péage. Établis vers la fin du IIe
siècle dans leur oppidum fortifié de l'île principale,

cependant qu'un autre groupe est installé dans la position forte de la


boucle de la Marne (auj. Saint-Maur-des-Fossés), les Parisii peuvent à la
fois vivre du commerce fluvial et routier et taxer le trafic sur et sous le pont.
Dès avant l'arrivée de César, les nautes – les bateliers - des Parisii ont leur
flotte, et c'est certainement celle-ci, ou une partie de celle-ci, que
représentent les cinquante barques saisies en 52 par Labiénus en amont de
Lutèce.

Ces nautes trafiquent de tout, des produits de la campagne et des forêts


du voisinage aussi bien que des produits lointains comme l'étain insulaire
ou les bronzes manufacturés qui viennent dès le IIIe siècle par Marseille de
l'aire hellénistique. Ils se posent sans doute dès ces temps de la Gaule
indépendante en véritables maîtres du peuple des Parisii. Leur position
sociale à l'époque romaine n'aura rien d'une nouveauté.

Un temps, Lutèce a aliéné une partie de son indépendance. Face à


l'invasion des Cimbres, vers l'an 100 av. J.-C., les Parisii font cause
commune avec le peuple, plus nombreux et déjà installé dans une forte
position politique en Gaule, qui occupe la région de la future métropole de
Sens. Cette fusion avec les Sénons ne résiste pas au retour d'une certaine
tranquillité. Lorsqu'arrivent en Gaule les légions de César, les Parisii sont
depuis longtemps redevenus le peuple voisin des Sénons.

La monnaie est une autre preuve de l'indépendance et de l'activité


économique de Lutèce. A peine l'union avec les Sénons a-t-elle pris fin,
sans doute vers 90, que l'atelier parisien frappe des statères d'or de haute
qualité. On voit à l'avers un profil humain à la chevelure ondulée
admirablement stylisé, dont on ne sait au juste s'il est inspiré de l'Apollon
du statère de Philippe II de Macédoine qui parvenait en Gaule par la voie
danubienne ou de l'Athéna des monnaies de Tarente qui entraient par
Marseille. Le revers présente un cheval cabré, également stylisé, que
surmonte un filet. Dans une grande variété de figures mais une réelle unité
de style, avec un poids et une teneur en métal fin inégalés en Gaule mais
touchés par une dévaluation continue, les émissions se poursuivent jusqu'à
l'entrée en scène des Romains. Les espèces romaines suivront, que
continueront à partir de Pépin le Bref les deniers parisis du Moyen Age.

Sans doute est-ce dans ces décennies qui précèdent l'arrivée des légions
romaines que Lutèce annexe pour une part la rive gauche. On retrouvera en
1994 sous le boulevard Saint-Michel une route damée de silex, qui pourrait
témoigner d'une circulation de chariots vers la grève de la rive gauche, donc
vers un port situé en aval du Petit Pont.

LA BATAILLE DE LUTÈCE

César mesure tout l'intérêt de la position géographique de Lutèce. C'est à


Lutèce, dans une île, qu'il transfère en 53 l'assemblée des peuples gaulois
lorsqu'il lui faut se replier rapidement de Samarobriva (Amiens) pour aller
réduire l'insurrection des Sénons. Les Parisii, alors, se tiennent hors de la
conjuration des Sénons, des Trévires et des Carnutes. Mais, l'année
suivante, les mêmes Parisii prennent part à la coalition organisée par
Vercingétorix. Il convient de les mettre à la raison, et de maîtriser à la fois
le pont et le carrefour stratégique. À la fin de mai 52, pendant qu'il marche
contre les Arvernes, le proconsul dépêche vers Lutèce avec quatre légions
son lieutenant Labiénus. Celui-ci était à Agedincum (Sens). Par Melun et la
rive droite, il gagne la ville des Parisii.

La défense est dirigée par l'Aulerque Camulogène, un vieillard mais un


bon général, qui dispose son armée sur les hauteurs de la rive droite que
protège le demi-cercle de marécages : sur le plateau ultérieurement occupé
par les Halles et le Temple. Il profite du temps que passe en route Labiénus
pour améliorer la protection naturelle : il fait planter des piquets dans le
marécage. Camulogène, à l'évidence, ne cherche pas le combat. Dans un
pays en pleine résistance à l'envahisseur romain, Labiénus ne saurait
s'attarder.

Le Romain ne s'obstine pas. Après avoir tenté de construire une chaussée


à travers le marécage, il rebrousse chemin jusqu'à Melun. C'est là qu'il passe
à nouveau la Seine pour gagner Lutèce, cette fois par la rive gauche. Là,
Camulogène ne peut compter sur une défense naturelle. Il sacrifie la ville,
incendie l'île et coupe les ponts. Labiénus établit son camp sur le bord de la
hauteur qui domine le confluent de la Bièvre et de la Seine. Camulogène
fait mouvement et, profitant de sa connaissance du marécage, transporte le
sien vers l'est, sur la hauteur de Bercy.

Labiénus a trouvé entre Lutèce et Melun une cinquantaine de barques


dont il a fait une flottille de guerre. Les Gaulois de Lutèce s'attendent donc
à voir revenir les Romains par le chemin qu'ils n'avaient pas prévu, par la
Seine. En fait, une partie des troupes romaines descendent le fleuve pendant
que le gros des légions arrive à pied. Mais Labiénus sait bien qu'il ne peut
franchir la Seine devant les Gaulois : Camulogène ne lui laisserait pas le
temps de mettre ses soldats en formation de combat. Les bateaux sont
abrités dans l'embouchure de la Bièvre.

Le temps travaille pour les Gaulois. César est en train d'échouer devant
Gergovie, et ses ennemis se multiplient. Labiénus ne pense plus qu'à
dégager son armée d'une entreprise excessivement éloignée de ses bases.
Mais dégager signifie livrer combat, car une retraite que harcèleraient les
Parisii, en attendant les Sénons, serait vouée à la catastrophe. Labiénus
tente donc une manoeuvre subtile et complexe. Il va prendre les Gaulois à
revers.

En pleine nuit, les bateaux descendent le fleuve en silence. Ils gagnent les
berges de la plaine de Grenelle et, là, attendent les trois légions qui, ayant
passé la Bièvre à gué, coupent en ligne droite à travers la Montagne Sainte-
Geneviève. Cinquante bateaux font passer les légions sur la rive droite en
quelques quarts d'heure.

Au petit matin, Camulogène est averti du mouvement. Il n'a plus rien à


gagner en l'attente. Cependant que les légions se forment dans la plaine au
sud d'Auteuil, vers l'actuelle avenue de Versailles, les Gaulois font à marche
forcée le tour de l'arc marécageux, passent au pied de Montmartre, puis de
Chaillot, et arrivent face aux Romains trop tard pour les bousculer au
débarquer. C'est une armée gauloise fatiguée qui affronte des légions
auxquelles une nuit a suffi pour manœuvrer sans fatigue.

Les historiens sont divisés sur la topographie de la bataille de Lutèce. Le


seul texte qui nous renseigne est celui des Commentaires de César, dont on
connaît la précision mais dont il faut bien dire que, n'ayant pas lui-même
participé à l'expédition, il donne parfois des indications difficilement
utilisables. Si l'on retient ici la thèse qui semble la plus cohérente (M.
Roblin, A. Lombard-Jourdan), l'interprétation inverse (C. Jullian, J.
Quicherat, P.-M. Duval) compte également ses vraisemblances. Celle-ci
part d'une première arrivée de Labiénus par la rive gauche, identifie le
barrage marécageux avec l'un ou l'autre des confluents marécageux de la
rive gauche, fait revenir les Romains par la rive droite, situe sur la rive
gauche le camp gaulois et dans la plaine de Grenelle la bataille. La feinte de
Labiénus serait alors d'avoir conduit Camulogène à diviser ses troupes en
lui laissant croire, par une manœuvre à grand tapage, que l'essentiel des
légions se trouve encore en amont de la ville.

Quoi qu'il en soit du site, le combat qui s'engage est inégal. Camulogène
ne dispose pas de tous ses hommes, une troupe étant allé occuper
Montmartre pour disposer d'un observatoire. Avant que les renforts gaulois
ne reviennent vers le champ de bataille, les Romains ont fait un carnage.
Camulogène est parmi les morts. Les survivants s'enfuient. Les observateurs
sont délogés de Montmartre. Au soir, Labiénus est maître d'une Lutèce
incendiée, mais maître d'une position qui a gardé tous ses avantages. Rome
peut contrôler le bassin de la Seine moyenne. Il ne sera que de rétablir les
ponts.

Sur l'instant, les Romains s'en vont, mais ils reviennent vite, et nul ne
s'oppose plus à eux après l'affaire d'Alésia à laquelle participent largement
les Parisii, avec un contingent envoyé en renfort à Vercingétorix (septembre
52) et l'écrasement du soulèvement tardif des Bellovaques de Beauvais (51).
Des Romains s'installent à Lutèce. Les Gaulois y demeurent.
De la Lutèce gauloise, il subsiste alors peu de chose. L'oppidum a été
ruiné. Les Parisii frappent encore de la monnaie, mais de bronze. Pour
reconstruire les habitations de l'île, on arase ce qui reste de ruines calcinées.
Les fouilles de 1965-1972 retrouveront ce sol brûlé, à sept mètres au-
dessous du sol actuel. Surtout, une ville nouvelle s'élève rapidement sur la
rive gauche, profitant de la hauteur qui sera pour l'histoire la Montagne
Sainte-Geneviève.

DE LUTÈCE À PARIS

La ville romaine s'ouvre largement sur le pays environnant. De petits


villages commencent de se peupler aux environs. En cas d'insécurité, il
serait temps de se réfugier dans l'île, où l'on entretient le mur d'enceinte,
construit au début du IIe siècle, qu'ont mis au jour les fouilles du parvis
Notre-Dame. Traduisant dans un réseau de routes construites les virtualités
anciennes du carrefour, une première étoile de relations terrestres ancre
dans le sol ce qui sera la base - durable encore que seulement régionale - de
la centralisation parisienne. Pavées à larges dalles, ces routes romaines
relient Lutèce à Pontoise et Rouen, à Senlis et Soissons, à Melun et Sens
par l'une ou l'autre rive, à Orléans, à Chartres, à Dreux. Paradoxalement, il
ne paraît pas qu'on ait déjà fait grand cas d'une route vers Samarobriva, la
capitale des Ambiani (Amiens), et vers le Nord. Dans ce temps de la paix
romaine, Lutèce n'a rien d'une position stratégique. La grande route
militaire, celle qui unit Rome aux frontières du Nord-Est, passe au loin, par
les vallées de la Saône et de la Moselle. Lutèce n'est guère traversée que par
les troupes qui gagnent les côtes de la Manche à travers le Vexin. La seule
vocation des routes romaines du Parisis aux Ier et IIe siècles, c'est le trafic
commercial.

Mais la grande voie commerciale, et le fondement de la prospérité


parienne, c'est toujours la Seine. On le voit bien quand les bateliers, les
nautae Parisiaci, prennent leur part de cet évergétisme qui laisse aux
initiatives et aux financements privés, à travers tout le monde romain,
l'aménagement et l'animation des bâtiments publics. Dès le temps de Tibère
(14-37), leur corporation élève en l'honneur de l'empereur et de Jupiter le
célèbre pilier votif trouvé en 1711 sous Notre-Dame parmi les pierres
remployées au IIIe siècle dans le mur d'enceinte de la Cité, où il n'est donc
pas à sa place d'origine. C'est ce pilier que la tradition nomme
improprement l'autel des nautes. L'appellation que se donnent les bateliers
de Lutèce n'est pas indifférente. Ailleurs, de semblables métiers organisés
portent le nom du fleuve sur lequel s'exerce leur monopole. Ici, c'est le nom
du peuple que prennent les nautes : ils sont l'émanation des Parisii et leur
symbole. Leur monopole ne s'arrête pas à un segment de réseau fluvial.
Nautes des Parisii, ils prétendent évidemment au trafic du bassin de la
Seine moyenne, avec ses affluents navigables, l'Oise et la Marne. Dans leur
latin aux formes contaminées, ils affirment leur importance sociale et leur
rôle civique : Tiberio Caesare Augusto jovi Optumo Maxsumo sacrum
nautae Parisiaci publice posierunt.

Les nautes ne sont pas moins sûrs de leur place dans la Cité quand, au
tournant des IIe et IIIe siècles, ils offrent à leurs compatriotes tout ou partie
des grands thermes du nord (auj. Musée de Cluny) et marquent le
monument en plaçant aux retombées des amples voûtes de la salle froide ce
qui est une véritable signature : des consoles ornées des proues, sans
éperon, de navires marchands chargés d'armes que l'on voit, entassées, au-
dessus des bordages qui portent les rames. Lutèce est la ville des nautes, la
ville du fleuve. Le port, probablement établi dans l'île, sur la rive nord-est
où sera plus tard le port Saint-Landry, mais peut-être déjà doublé par la
grève de la rive droite qui donnera son nom à la principale place de la ville,
voit passer les armes produites par les ateliers du Nord et de l'Est.

La ville a déjà ses activités et ses productions propres. La construction


navale semble bien être une tradition antérieure à l'arrivée des Romains.
Favorisée par la proximité du bois d'oeuvre et appelée par les nécessités du
port, elle se perpétue jusqu'aux temps barbares. On fait aussi grand cas des
forges de Lutèce. Elles auront leur aboutissement dans la métallurgie
différenciée du Paris médiéval, qui sera une ville d'armuriers, de couteliers,
de charrons, de ferrons, de chaudronniers. Une autre activité naît
spontanément du passage : les tavernes se multiplient, où l'on sert la
cervoise et le vin assaisonné. Elles seront pendant deux mille ans l'un des
éléments constitutifs de la vie sociale à Paris.
Ne faisons pas trop vite des Gallo-Romains de ces Gaulois romanisés et
de ces Romains parfois sensibles à la civilisation celtique. D'un point de vue
ethnique, la fusion est rapide. Les mariages donnent rapidement naissance à
une population où l'on ne distingue plus guère qui est Romain et qui est
Gaulois. Mais les deux apports se juxtaposent plus qu'ils ne se fondent. Les
Romains ont eu beau faire croire aux Gaulois que leurs dieux étaient les
mêmes sous des noms différents, les deux polythéismes ont favorisé
l'addition plus que la conjonction. Chacun a ajouté à son panthéon les dieux
de l'autre, et il les a interprétés suivant sa sensibilité religieuse propre. Le
monde élaboré de l'Olympe n'efface pas celui, combien plus élémentaire
dans son archaïsme, des forces naturelles et des symbolismes animaux.
L'osmose n'est pas encore réalisée quand les nautes placent sur leur pilier
votif les effigies de Jupiter, de Mars, de Vénus, de Mercure, de la Fortune,
de Vulcain et de Castor et Pollux, mais aussi celles de Cérunnos, le dieu
barbu portant des bois de cervidé, de Smertrios, le vigoureux vainqueur des
monstres qui assomme un serpent, et d'Ésus qui s'ouvre à la serpe un
chemin dans la forêt profonde pour y débusquer Tarvos, le Taureau divin
que guident les trois grues. Et, sur les tombes de la nécropole, on lit autant
de noms gaulois que de noms romains.

Rome ne s'y méprend pas : les Gallo-Romains sont demeurés des


Gaulois, mais il faut composer avec les exigences d'un maintien de l'ordre
qui s'accommoderait mal d'un bouleversement religieux. Fauteurs de
rébellion et prédicateurs possibles d'une résistance à long terme, les druides
ont été brutalement écartés. Les dieux que chacun honore à sa manière sont
moins dangereux pour la domination romaine que les assemblées
druidiques. Pour leur part, les Gaulois sont assez habiles pour placer au
premier rang de leurs dévotions publiques Rome, l'Empereur et Jupiter.

Ville ouverte qui n'a jamais obtenu le statut de colonie romaine, Lutèce
est de fait une cité lorsqu'en 212 l'édit de Caracalla donne à tous les
habitants de l'empire la citoyenneté romaine. Lors de l'organisation
administrative de la Gaule romaine, la cité des Parisii est intégrée dans la
province de Quatrième Lyonnaise, dont la capitale est Sens. De ce fait, la
carte ecclésiastique s'étant modelée sur la carte administrative, Paris sera
jusqu'au XVIIe siècle un évêché suffragant de l'archevêque de Sens. Il
faudra l'ambition et l'entregent de l'évêque Jean-François de Gondi pour
obtenir en 1622 du pape Grégoire XV l'érection du siège de Paris en
archevêché.

Avec les vestiges d'un urbanisme monumental, quelques oeuvres d'art


témoignent de la vitalité de la Lutèce gallo-romaine. La plupart sont
aujourd'hui aux musées de Cluny et Carnavalet. On peut admirer quelques
piliers votifs portant des figures de divinités, des stèles funéraires comme
celle qui représente un couple gallo-romain ou celle qui montre un cavalier
terrassant un barbare, diverses statues comme celle de Pluton ou celle d'une
nymphe, et une belle tête de déesse. Tout cela n'a qu'une signification : la
Lutèce des Ier et IIe siècles est une véritable ville, où l'on fait place à l'art
dans une religion déjà syncrétique.

Le christianisme apparaît au milieu du IIIe siècle. Sans doute la première


prédication est-elle celle de l'évêque Denis et des diacres Rustique et
Éleuthère, encore que les noms de ces derniers n'apparaissent dans les
textes que tardivement et sans doute par une erreur de traduction. Le
premier évêque de Paris disparaît probablement avec ses compagnons lors
de la persécution de Valérien (258), mais une date plus tardive (vers 272)
est proposée par l'hagiographie au Ve siècle et par Grégoire de Tours au
VIe. La tradition attribuera vite à l'évêque Denis le miracle qui caractérise
ailleurs d'autres martyrs. Décapité sur la colline qui portera de ce fait le
nom de Mont des Martyrs, Montmartre, Denis aurait porté sa tête entre ses
mains jusqu'au lieu où s'élèvera plus tard, sur sa sépulture, l'abbaye qui
porte encore son nom. En fait, il semble bien que l'épisode soit une
interprétation tardive d'une iconographie qui, en d'autres cas comme dans
celui-ci, représente la tête entre les mains tout martyr exécuté par
décapitation. Quant au lieu de l'exécution, il faut plus vraisemblablement le
situer près de celui où l'on enterre le corps et où on le vénérera : dans la
plaine au nord du seuil de La Chapelle.

Très tôt, on confondra l'évangélisateur de Paris avec un personnage


secondaire de l'histoire de saint Paul, un Grec rencontré sur l'aréopage
d'Athènes et connu pour cela comme Denys l'Aréopagite. La fondation de
l'Église de Paris par un disciple direct de l'apôtre Paul représente pour les
rois de France un tel surcroît de prestige que la mise en doute de cette
filiation apostolique touchera longtemps au sacrilège. Dès les années 835,
l'abbé de Saint-Denis Hilduin en fait un dogme dans une Vie de saint Denis
qui est une justification spirituelle de la royauté franque. En vain le
théologien Abélard au XIIe siècle et le moine Yves au XIVe font-ils des
réserves. La Légende dorée de Jacques de Voragine assure à partir du XIIIe
siècle la diffusion de l'histoire. On n'en reviendra qu'au XVIIe siècle.

Les temps paisibles s'achèvent lorsque, vers le même temps, paraissent


les premiers groupes de Germains entrés de force dans l'Empire romain.
Quelques traces d'incendie, quelques monnaies enfouies témoignent sur la
rive gauche d'une insécurité qui commence au IIe siècle et se pérennise à
partir du IIIe.

C'est la fin de la ville romaine ouverte sur la rive gauche. Elle est, à
l'évidence, indéfendable. On se replie sur l'île. Pis encore, on détruit les
monuments de la rive pour récupérer les beaux blocs de pierre de taille dont
on se sert pour rétablir et renforcer l'enceinte de la Cité. Ainsi des bas-
reliefs provenant des thermes ou du forum seront-ils retrouvés, lors des cinq
campagnes de fouilles menées de 1847 à 1971, dans le sous-sol des abords
de Notre-Dame ou du Palais de Justice. Certes, tout le monde ne trouve pas
place dans une Cité déjà encombrée d'un palais, d'un temple, d'une église et
d'une basilique civile, et que ses berges inondables font sensiblement plus
étroite que l'île actuelle : les vestiges du mur d'enceinte retrouvés à l'aplomb
du flanc sud de Notre-Dame et de la rue Chanoinesse reportent de cinquante
à quatre-vingts mètres en arrière du quai actuel les limites de la Cité
romaine. Les quartiers de la rive gauche sont cependant encore habités,
surtout entre les périodes d'insécurité, et l'on va jusqu'à faire au IVe siècle
du forum une petite place forte. Il n'est pas exclu que le Paris des
Mérovingiens compte encore quelques milliers d'habitants hors de l'île, et
les fondations religieuses qui se multiplient aux VIe et VIIe siècles sur la
rive gauche semblent témoigner, sinon pour une population dans la ville
romaine, du moins contre la concentration de toutes les activités dans la
Cité.

La ville est agréable. Julien se plaît en 360 au milieu de vignes


abondantes et de figuiers qu'il suffit de protéger l'hiver avec des paillons,
entouré par un fleuve qui connaît peu de crues et ne souffre pas de l'étiage.
Heureux d'un climat qu'il juge normalement tempéré, il s'étonne quand il
voit la Seine charrier des glaçons comparables à des dalles de marbre. Pour
rétrécie qu'elle soit, la Cité offre un cadre de qualité pour la vie d'un état-
major. Dans les années 370, c'est Valentinien Ier qui y établit à son tour le
siège de son commandement contre les Alamans.

S'il aime Lutèce, il serait toutefois excessif de dire que le Romain en


charge de la Gaule en comprend la population. Julien chante les charmes de
sa résidence, mais il n'a pas un mot d'estime pour une civilisation dont les
persistances gauloises donnent au christianisme fraîchement importé une
couleur bien différente de celle qu'il connaît aux Églises d'Orient. À la
veille d'un retour brutal vers un paganisme surtout tissé de philosophie
grecque, retour qui lui vaudra le surnom d'Apostat, Julien ne voit pas les
dynamismes religieux de la société gauloise. Il est populaire chez les
soldats, qui vont le proclamer empereur, mais c'est parce que ceux-ci
récusent l'autorité d'un Auguste lointain, Constance II, qui prétend les faire
servir en Illyrie sans se soucier du sort que vaudra leur départ à leurs
épouses et à leurs enfants laissés en Gaule sans défense face aux incursions
des Alamans. L'insurrection contre l'empereur souligne simplement les
débuts du repli politique de Rome. Les soldats ne veulent pas abandonner
leur pays à un sort tragique. Cela dit, Julien se comporte en tout comme un
Romain, et ses soldats réagissent en Gaulois, si ce n'est en mercenaires
germaniques déjà bien implantés dans l'empire. C'est d'ailleurs en suivant le
rite germanique de l'élévation sur le pavois qu'ils font de Julien un
empereur.

L'Église commence de faire un certain cas de Lutèce. Un premier concile


s'y tient en 360. À l'initiative de l'évêque de Poitiers saint Hilaire, qui
revient de Constantinople, ce concile condamne l'arianisme et adopte la
formulation du dogme qu'est le «symbole» » rédigé en 325 par le concile de
Nicée, le Credo. Dès ce IVe siècle, une cathédrale s'élève sur le bord sud-est
de l'île. De dimensions considérables (36 mètres de large) avec ses cinq
nefs, ses colonnes de marbre et ses mosaïques, elle témoigne sans aucun
doute de l'importance de l'Église de Paris, dotée d'un sanctuaire sur le
modèle constantinien.
On continue d'enterrer les morts à la romaine : hors de la ville. Une
nouvelle nécropole, chrétienne celle-là, se constitue le long de la route qui
conduit vers Melun (autour de l'actuel carrefour des Gobelins). Utilisée dès
la fin du IVe siècle, elle le sera jusqu'au milieu du VIIe.

La ville change de nom. Au cours du IIIe siècle, on a cessé de parler de


Lutèce. C'est la « cité des Parisii». À la fin du ve, ce sera Paris. Le
phénomène n'est pas original : à la même époque, Autricum devient la cité
des Carnutes, Chartres, et Agedincum devient Sens.

Les invasions se succèdent. Paris voit passer à distance et dans le calme


les grands mouvements de 407 qui poussent en Gaule et au-delà les
Visigoths, les Alains, les Suèves. Les Huns, en 451, provoquent une plus
grande panique, et il faut le dynamisme de sainte Geneviève - une fille
noble d'origine barbare, non gallo-romaine, qui jouit déjà d'une grande
influence au sein de la cité - pour animer et organiser une résistance à
laquelle les habitants préféraient la fuite mais qui n'a finalement pas à
s'employer, l'armée d'Attila n'ayant pas approché la ville. Mais Geneviève
s'est opposée à l'abandon de Paris, ce à quoi songeaient les autorités. Elle a,
chose extraordinaire, poussé les femmes à participer à la défense. Plus tard,
quand les Francs de Childéric - le père de Clovis – tentent vers 475 de
prendre la ville, elle anime une résistance proprement gallo-romaine contre
ces païens et gagne une nouvelle réputation de défenseur de la Chrétienté.
Tout cela montre bien la décadence du pouvoir romain dans cette seconde
moitié du ve siècle : Geneviève commande au clergé sans tenir compte de
l'évêque.

Lorsqu'à la fin du ve siècle les Francs de Clovis repoussent l'armée


romaine du dernier patrice, Syagrius, Paris fait figure de place forte
essentielle. Clovis s'y établit quelque temps, et y prévoit sa sépulture.

La ville romaine ne cessera d'être entretenue sous les Mérovingiens. La


rive gauche est encore très vivante, et la rive droite, avec ses cimetières,
donne lieu à une intense activité religieuse. Paris est l'une des capitales des
Mérovingiens, peut-être la principale. Au dire de Grégoire de Tours,
Chilpéric Ier, l'un des petits-fils de Clovis, fait restaurer l'amphithéâtre dans
les années 570. C'est cependant la fin. Paris tient encore la première place
dans le royaume franc au temps de Dagobert, dont le conseiller Eloi
multiplie les fondations religieuses dans la Cité et sur la rive droite. Après
la mort (639) de Dagobert, c'est l'Austrasie qui l'emporte. Paris n'est plus
qu'un chef-lieu.
PREMIÈRE PARTIE

Structures
CHAPITRE II

Les Parisiens

QU'EST-CE QU'UN PARISIEN?

Le Parisien est rarement le fruit d'une lignée parisienne. Certains se


disent Parisiens de Paris. Cela suffit à dire que «Parisien» ne suffit pas. Le
Parisien, c'est celui qui, né ou non à Paris, habitant Paris, se sent Parisien et
est pris pour tel en province. La définition est vague. C'est la seule possible.

Le Parisien est accablé de bien des qualificatifs : vaniteux, superficiel,


agité. Il se pare lui-même de quelques qualités : il est au fait de tout, il a
l'esprit large, il est en avance sur les autres, il a le goût sûr. De Rabelais à
Pagnol en passant par La Fontaine et Molière, bien des écrivains ont daubé
sur le Parisien. De Villon à Fargue et à Carco en passant par Hugo, d'autres
l'ont chanté. Presque aucun de ces écrivains n'est né à Paris. Si l'appellation
«la Parisienne» semble réservée à un type de femme, celle de « Parisien »
couvre des réalités si différentes que l'éloge et la critique sont possibles
dans le même temps. Tel qui, comme Zola ou Proust, caricature une
bourgeoisie imbue d'elle-même ne prétend pas que ses personnages soient
représentatifs d'un ensemble. La Sorbonne n'est pas le Parlement, le
banquier n'est pas le boutiquier, l'ingénieur n'est pas l'ouvrier. Et l'on
connaît mal le Parisien si l'on ignore qu'il tient son quartier pour son
village : il se sent chez lui dans son quartier, à l'étranger ailleurs. On en sait
qui ne passent jamais les ponts. Cette attitude ne contribue pas peu à la
conscience de quartier.

Des Maillotins du XIVe siècle à la Commune du XIXe, les mouvements


révolutionnaires ont souvent renforcé la méfiance de la province envers
Paris. Elle est déjà évidente au temps d'Étienne Marcel. Elle l'est pendant la
Ligue ou dans les secousses de la Fronde. Pendant tout le XIXe siècle, le
Parisien est accablé de l'image d'un anarchiste et d'un incendiaire.
Oublieuse de la Jacquerie comme de la contre-révolution, la campagne tient
Paris pour responsable du désordre. La province, en général, fait le lien
entre la ville et les scandales de la vie politique. À l'étranger, en revanche,
l'opinion libérale et plus généralement celle des intellectuels voit en Paris le
champion de la liberté, au risque de confondre parfois liberté avec
débauche, et l'esprit des barricades avec celui de la fête demi-mondaine.
Selon les inclinations de chacun, l'observateur étranger met l'accent sur
l'héroïsme ou sur la légèreté. La synthèse de ces deux qualités a un visage,
celui de Gavroche.

Le Parisien proche de la campagne, celui qui a des vignes en ville ou en


banlieue, celui qui est sensible à la grêle et à la sécheresse, a pratiquement
disparu vers le XVIIe siècle. Ensuite, et jusqu'à la Seconde Guerre
mondiale, la France est psychologiquement divisée en deux parties
inégales : le Parisien et l'autre. L'un invente des sobriquets : péquenot,
plouc. L'autre égrène des comptines : «Parisien tête de chien, Parigot tête de
veau ». Louis-Sébastien Mercier l'observe à la veille de la Révolution :
certains Parisiens ne sont sortis de chez eux que pour aller en nourrice et en
revenir. Et de raconter avec humour le long voyage du Parisien qui, une fois
dans sa vie, fourni de sa garde-robe et de provisions de bouche, gagne
Saint-Cloud par eau et en revient par terre pour narrer son périple à ses
proches.

Il est vrai que le Parisien est souvent un villageois venu chercher du


travail dans la capitale, ou un fils de villageois. Mais il a oublié la
campagne. Quand il y retourne, c'est pour jouer l'important et faire la fine
bouche. Le film de Jacques Becker Goupi Mains rouges met en scène en
1943 un paysan devenu vendeur de cravates dans un grand magasin et qui
se fait passer dans son village pour homme d'affaires.

Bref, le Parisien ne sait rien de la campagne, et il entend n'en rien savoir.


En fait d'arbres, il connaît le platane et le marronnier. En sens inverse, le
paysan connaît peu Paris, n'y va qu'occasionnellement pour la Foire de Paris
et se souvient toute sa vie d'une soirée aux Folies-Bergère ou au Châtelet en
ignorant que les neuf dixièmes des Parisiens n'y vont jamais. Le paysan
juge exténuante la vie du Parisien mais la met au compte d'une sorte de
folie. Dans ce conflit, le citadin de province, le Bordelais ou le Lyonnais,
est d'une absolue neutralité.

Les choses ont changé après 1945. De 1936 à 1939, les congés payés
n'ont pas eu le temps de bouleverser, à raison d'une ou deux semaines par
an, des mentalités fortement ancrées. La guerre interrompt brutalement
l'évolution, et crée de nouvelles attitudes : il est des Parisiens pour avoir
reçu de la campagne des colis de vivres hebdomadaires, et il en est pour se
rappeler que la campagne n'a manqué de rien pendant qu'on faisait des
heures de queue à Paris pour une livre de carottes. En captivité, Parisiens et
provinciaux se sont retrouvés solidaires. Après la guerre, congés, transports
rapides et résidences secondaires introduisent une mutation dans le rapport
du Parisien à la province, et plus précisément à la campagne, où il se fait
plus fréquent. Qu'il ait un jardin en banlieue ou une maison dans un village,
il distingue une bêche d'une pelle, et cesse de prendre du blé pour de
l'herbe. On ne le connaît plus seulement pour le 75 qui orne sa voiture, et
qui est d'ailleurs plus souvent depuis 1964 un 94 ou un 78. Le prix des
logements parisiens lui fait envisager une retraite rurale à laquelle son
grand-père né à la campagne n'aurait jamais songé. Il fait donc un effort
d'insertion, que favorise l'intérêt nouveau pour l'écologie.

C'est l'époque où l'on commence de rechercher ses «racines», ce qui veut


dire que le Parisien retrouve son pays d'origine, ou s'attache à un autre,
semblable à bien des égards. Plus souvent qu'avant la guerre, il n'hésite pas
à se définir par ces racines plus ou moins lointaines, dont il tire fierté et à
tout le moins plaisir. Le temps du provincial trop pressé de se dire Parisien
est fini. Vient celui du demi-Parisien qui se veut demi-provincial.

Dans le même temps, le paysan qui n'allait jamais à Paris s'est mué en un
agriculteur moderne qui fréquente les salons professionnels, suit la vie du
monde dans la presse et à la télévision, gère son exploitation à l'ordinateur.
Le Parisien au panama méprisait le paysan en sabots. Il n'a plus l'idée de
mépriser le paysan qui travaille en bluejeans et lave sa vaisselle à la
machine. Le paysan qui charriait les gerbes à bout de bras trouvait que le
Parisien gagnait sa vie sans se fatiguer. Le conducteur d'une moissonneuse-
batteuse ou d'une faucheuse-botteleuse ne croit pas, comme la Parisienne
Mme de Sévigné, que faner soit batifoler dans une prairie, mais il ne croit
pas non plus que le travail du Parisien soit reposant.

«Il n'est bon bec que de Paris», dit avec François Villon le provincial
échoué à Paris. Au vrai, c'est penser cela qui fait le Parisien. Faut-il
s'étonner, dans ces conditions, que la langue parisienne soit dans son
vocabulaire le fruit d'une juxtaposition d'apports et dans sa prononciation
celui d'une neutralisation de chaque apport par les autres? Un certain parler
s'est longtemps transmis dans le petit peuple. Le trait le plus marquant en
était l'extrême ouverture du e dans les sons el et er. Villon en témoigne déjà,
qui fait rimer Merle et Marle. Au temps de Louis XIV, un dialogue comique
met en scène un nommé Piarot. Du côté de Belleville ou de Ménilmontant,
dans ces quartiers populaires où s'installent après 1860 bien des ouvriers
chassés du centre par les grandes opérations d'urbanisme, on dira longtemps
conciarge ou Piarrot. L'écoute de la radio et de la télévision auront eu raison
de ce dernier vestige de la langue des crocheteurs.

N'oublions pas l'argot. Le mot commence au XVIIe siècle à remplacer


celui de jargon, dont on usait depuis le Moyen Age. Au milieu du XVe
siècle, François Villon compose des ballades en jargon, qui ne sont de sa
part qu'un jeu intellectuel, mais le Parisien moyen qui vient de vivre
l'occupation appelle son créancier un Anglais. Victor Hugo, dans Les
Misérables, a magnifié la diversité des vocabulaires socioprofessionnels.
L'argot commun, qui n'a rien à voir avec les parlers spécialisés et vient
plutôt des milieux marginaux, est fait à la fois d'emprunts imagés au
français normal et de mots déviés ou forgés au hasard des rues. L'image est
évidente quand le bagne à Cayenne est un bain de pieds, une ronde de
police une raclette, une porte une lourde, un bal un pince-cul et une poitrine
avantageuse une avant-scène. C'est un jeu de mots qui fait du poste de
police un violon, la police étant jadis faite d'archers. La fabrication apparaît
quand on roupille, quand on aboule et quand les latrines sont les gogues, les
souteneurs des maquereaux et les juges des gobilleurs. Il ne s'agit souvent
que d'un diminutif : un cabaret devient un caboulot, et le mastroquet un
troquet De cet argot dilué dans la langue courante subsistent quelques
appellations comme flic pour agent de police, mais se sont pratiquement
perdus des mots comme condé (agent en civil), cipal (municipal, pour garde
mobile), bouif pour cordonnier, merlan pour coiffeur ou sapin pour fiacre.
Les argots de substitution (le «verlan » et autres) n'ont plus, par la grâce des
médias, rien de spécifiquement parisien.

La langue elle-même semblait à peu près fixée au XVe siècle, et Villon


autant que Pathelin en donnaient un bon exemple. C'est la prétention qui, au
XVIe siècle, défigure le parler parisien. On veut montrer qu'on sait le latin,
voire le grec, et qu'on a le souci de l'étymologie, voire de la rhétorique
cicéronienne. Du moins la chose est-elle évidente pour la langue écrite, dont
la construction s'alourdit et dont le vocabulaire s'encombre d'étymologismes
douteux. On écrit poids alors que le mot vient de pensum et non de pondus.
Les graphies se compliquent : on écrit avecques, oultre, ledict. Et Rabelais,
toujours plein de bon sens, caricature le pédant qui « ambule jouxte la
Séquane », ce qui laisse penser que d'aucuns parlaient comme ils écrivaient.

La réaction vient des écrivains eux-mêmes. Malherbe rappelle


opportunément que c'est le crocheteur du port au foin qui a raison, Jean-
Louis Guez de Balzac rétablit la simplicité de la phrase française et Claude
Favre de Vaugelas publie en 1647 ses Remarques sur la langue française.
Richelieu ne fait que donner à la réforme une structure, un gouvernement,
un dictionnaire et une grammaire : ce sera le rôle de l'Académie. Dès lors,
on ne saurait plus parler d'une langue parisienne. Fortement influencée par
la langue du Val de Loire, naît une langue française que sa codification tend
à généraliser.

ESTIMATIONS

On ne dispose d'aucune base assurée pour estimer la population de Paris


avant 1328, et les véritables recensements ne commencent qu'en 1796. Par
la suite, les recensements quinquennaux fournissent des données précises,
même si elles appellent interprétation. Quelques calculs ont cependant été
tentés pour les siècles précédents, fondés tantôt sur des dénombrements de
chefs de famille contribuables, tantôt sur des analyses de densité, sans
oublier les évaluations souvent discordantes des contemporains. Ils tiennent
naturellement compte de la diversité des quartiers, dont certains sont
fortement urbanisés alors que d'autres laissent longtemps de la place aux
activités agricoles.

L'importance des infrastructures sociales de la Lutèce romaine témoigne


déjà d'une population nombreuse. On a avancé des chiffres, incontrôlables,
entre huit et vingt mille habitants, le premier étant sans doute proche de la
réalité. Pour la suite, il est difficile de dire si la régression du rôle politique
de Paris à partir de la seconde moitié du VIIe siècle s'est traduite par une
diminution de la population. La menace normande, aux IXe et Xe siècles,
n'a certainement pas rendu facile la vie hors de la Cité. Que Paris ait vu
diminuer sa population entre le VIIIe et le Xe siècle est donc vraisemblable.

On connaît en revanche assez bien le Paris de la fin du XIIe siècle : c'est


déjà la plus grande ville d'Occident. Elle passe sans doute, pendant le règne
de Philippe Auguste qui voit se préciser la fonction de capitale, de quelque
25 000 habitants vers 1180 à une cinquantaine de milliers vers 1220.

Le premier document statistique sûr, quoique difficilement exploitable,


est l'état général des feux dressé en 1328 à des fins fiscales. Un feu, c'est
une famille faisant feu commun, un foyer. Paris a alors 61 098 feux. Mais
de combien de personnes se compose en moyenne le feu? Cela peut aller
d'une large famille de dix ou douze personnes - avec ou sans domestiques -
à un célibataire ou un veuf compté pour un feu. Sur cette base, des
estimations ont été tentées, allant de 80 000 à 240 000 habitants.
L'estimation haute, en tout cas supérieure à 200 000 habitants, est
aujourd'hui retenue par la plupart des historiens. Elle est confortée par les
rôles de la taille du temps de Philippe le Bel, qui connaissent, de 1292 à
1313, quelque dix mille chefs de famille contribuables, parmi lesquels ne
sont pas comptés les exempts, clercs et nobles, non plus que les valets, les
servantes et les pauvres. À la même époque, Venise, Gênes et Florence
atteignent à peine les 100 000 habitants, et les grandes villes françaises vont
de 20 000 à 50 000 âmes. Paris est donc une exception, un monstre
démographique, a-t-on dit.

Jusqu'au temps de Charles VI, le mouvement démographique ne faiblit


pas. Les épidémies et notamment la Peste noire de 1348 frappent durement
la population, mais n'affectent pas de manière durable l'effectif global, vite
reconstitué aux dépens des campagnes voisines. Paris est au XIVe siècle
une ville où se font rares les espaces disponibles, où l'on bâtit dans les
jardins, en arrière des maisons à pignon sur rue.

Les massacres de 1413 ont fait fuir les partisans du duc d'Orléans. La
terreur armagnacque a banni bien des Parisiens connus pour être
Bourguignons de cœur. Les événements de 1418 font partir ceux qui
craignent pour leur vie, mais aussi ceux que la ruine de la place d'affaires
conduit à chercher ailleurs un meilleur établissement. En général, ceux qui
partent ainsi sont des notables. Les étrangers qui ont échappé aux vagues de
xénophobie sont parmi les partants. L'isolement du Paris anglo-bourguignon
détermine à son tour le départ de gens modestes, qui fuient les disettes, les
bas salaires d'une ville asphyxiée, les dettes qu'ils ne pourront jamais
rembourser et la cherté des loyers qui suit les remuements monétaires
incohérents auxquels procède le gouvernement de Bedford. Le pauvre
peuple rêve de manger à la campagne, sinon bien, du moins un peu plus
qu'en ville. Quand on en est à manger des orties sans graisse, les bords de
route sont mieux pourvus que les rues parisiennes. Bien sûr, il y a en sens
contraire l'arrivée de réfugiés, de ces gens du plat pays voisin qui pensent
trouver en ville une sécurité que leur refuse dans les villages la divagation
des bandes armées. Certains arrivent même avec leur bétail. Bien peu
demeurent plus de quelques semaines, mais le Parisien voit deux choses : le
désordre et la hausse des prix alimentaires. À vrai dire, la hausse des prix
tient aux mêmes causes que l'exode rural : l'insécurité à la campagne
compromet la production. Pour autant qu'on puisse tirer quelques
estimations des rôles fiscaux conservés pour les années 1421-1423, Paris ne
compte plus en ces années-là que quelque 80 000 ou 100 000 habitants : la
capitale a au moins perdu un habitant sur deux, ce que confirme la place
prise dans le tissu urbain par les terrains vagues et les bâtisses délabrées.

Le peuplement ne reprend que lentement. Le long conflit avec la


Bourgogne a tout pour paralyser les mouvements commerciaux avec le
Nord, essentiels depuis trois siècles à la vie économique de Paris. Les
activités de services sont réduites dans une capitale sans roi, sans cour et
sans financiers. Tout ce monde est à Tours, et y attire ceux qui en pourraient
vivre. On a beau s'extasier en 1467 sur la foule que représente la montre des
métiers ordonnée par Louis XI - de trente à soixante mille hommes, selon
des témoins qui manient avec générosité les estimation faites à l'œil - et
constater que ces bons bourgeois occupent la plaine entre la porte Saint-
Antoine, la tour de Billy, la grange de Reuilly et le monastère de Saint-An
toine-des-Champs, ou admirer encore plus l'affluence que représente en
1474 une semblable montre des effectifs des bannières bourgeoises, il n'en
demeure pas moins qu'en 1461 encore on a dû réquisitionner pour la suite
du roi des chambres chez l'habitant, les auberges, ruinées par l'absence de
clientèle, ayant pour la plupart fermé.

C'est seulement à la fin du XVe siècle que se perçoivent de nouveau les


indices d'un fort peuplement qui fait craquer le cadre spatial. La capitale
atteint sans doute vers 1500 son niveau de population des années 1300.
C'est parce qu'elle est trop exiguë que l'on reconstruit à partir de 1492
l'église paroissiale de Saint-Etienne-du-Mont. La rive gauche a alors fait le
plein d'habitants. Sur la rive droite, on reconstruit au début du XVIe siècle
des églises désormais trop petites, Saint-Eustache aussi bien que Saint-Paul.
Vers 1530, les ambassadeurs vénitiens hésitent entre trois et cinq cent mille
habitants. Le chiffre reste mal assuré puisque l'Hôtel de Ville se déclare, en
1553, incapable de savoir combien il y a de Parisiens. Mais on ressent sous
Henri II une première crise du logement : avec quelque dix mille maisons,
Paris entasse en moyenne une trentaine de personnes sous chaque pignon.
La ville essaime dans ses faubourgs. Au temps de Charles IX, on parle enfin
sérieusement de construire une nouvelle enceinte. Les estimations les plus
raisonnables font penser à un Paris de 350 000 habitants à la veille de la
crise.

À la fin du XVIe siècle, en effet, la guerre civile et les épidémies frappent


durement la capitale. De 1565 à 1590, la baisse est réelle, même si elle n'a
rien de régulier, car l'exode rural qui résulte de l'insécurité compense par
saccades l'exode urbain qui touche une ville isolée, voire assiégée, où fait
défaut le ravitaillement. Les témoins notent cet afflux de réfugiés en 1576
lors de la première Ligue, en 1590 au début du siège. En vain l'Hôtel de
Ville tente-t-il d'expulser les indésirables. L'ingénieur italien Filippo
Pigafetta estime que les malheurs de la capitale ont fait tomber la
population de la ville et de ses faubourgs de plus de quatre cent mille
habitants vers 1480 à quelque deux cent mille pendant le siège. Celui-ci,
avec la famine qui en découle, a certainement tué plusieurs milliers de
Parisiens et de réfugiés. Dans ces mêmes années de la guerre religieuse et
du siège, Pierre de L'Estoile estime Paris à 220 000 âmes.

Une chose est sûre. Paris est toujours la plus grande ville d'Occident, et
de loin. Au XVIe siècle, Rouen dépasse à peine les 50 000 habitants, Lyon
va vers les 100 000, Venise dépasse quelque peu les 150 000 et Milan en a
environ 180 000.

La paix revenue, la croissance reprend. La capitale atteint sans doute les


300 000 habitants au début du XVIIe siècle, et le Paris de Louis XIV
dépasse les quatre cent mille habitants : le dénombrement fiscal de 1684
donne 23 000 maisons et 92 000 chefs de famille. Peut-être faut-il avancer
le chiffre de cinq cent mille pour la fin du siècle. Mais Vauban estime
sérieusement, dans les premières années du XVIIIe siècle, la population
parisienne à plus de 700 000 habitants. L'un dans l'autre, entre Henri IV et
Louis XIV, Paris a pratiquement doublé, et cela en un siècle que caractérise
dans l'ensemble de la France une certaine stagnation.

On tombe au-dessous de ce chiffre de quatre cent mille après la grande


famine de 1715, on l'atteint de nouveau au milieu du XVIIIe siècle. Les
grandes saignées s'espaçant ensuite, la croissance revient vite, comme
d'ailleurs dans toute la France. Cette fois, Paris ne contribue plus par son
développement à une stagnation de la province et des campagnes. La
capitale s'inscrit dans le mouvement d'ensemble : les naissances
n'augmentent guère, mais la mortalilté commence de diminuer. Le flux
migratoire s'intensifie. À la fin du règne de Louis XV, les estimations des
contemporains oscillent entre six et sept cent mille Parisiens. Quoi qu'il en
soit des chiffres absolus, tout concorde pour prouver une forte croissance à
partir de 1763. En 1784, Necker se fonde sur une estimation de 640 000 à
680 000. Sur vingt-six estimations proposées par les contemporains, une
seule s'en tient à 500 000, seize vont jusqu'à 800 000 et sept proposent le
million. Tous ces chiffres - même celui de Necker - semblent avoir péché
par exagération. La capitale atteint probablement 525 000 habitants en
1789, et le premier recensement lui en donne 556 000 en 1796. N'oublions
cependant pas que tout recensement touche mal les marginaux, et ne touche
pas la population flottante. Le Paris de la Révolution est sans doute une
ville de 600 000 habitants : cinq fois plus que Lyon, Marseille ou Bordeaux,
dix fois plus que Lille. Si l'on compte les villages voisins et si l'on compte
surtout Versailles, le Grand Paris de 1789 dépasse les 700 000 habitants.

La Révolution a changé le cours de la démographie, frappée par les


départs et par la mortalité due à la misère dans les années 1795, mais
rétablie par une forte immigration de ruraux et de provinciaux. Cette reprise
des migrations vers Paris va, en s'établissant aux dépens de la province
comme une donnée permanente de la carte démographique, permettre la
rapide croissance de la capitale dans les années 1800-1850, qui sont un
temps de croissance dans toute la France. Elle explique aussi le changement
intervenu dans la composition de la population parisienne, relativement
équilibrée depuis le XVIe siècle. Ceux qui confluent vers Paris sont surtout
des hommes - des hommes jeunes: de trente à quarante ans - et des
célibataires. Les conséquences sur le dynamisme collectif sont évidentes. Il
ne faudrait pas sous-estimer ce que cela signifie, d'autre part, pour les
modes de vie. La même croissance démographique générale est responsable
de l'augmentation du nombre de chemineaux et de mendiants notée sur
toutes les routes. Celles-ci conduisent souvent à Paris.

Dans les limites du Paris actuel, on compte de 550 000 à 600 000
habitants en 1801, 700 000 en 1817, près de 800 000 en 1831. Le million
est sans doute atteint vers 1845, la densité du centre ne cessant de croître.
La croissance s'accélère sous le Second Empire : 1 280 000 en 1851, 1 850
000 à la chute de l'Empire en 1870, soit une augmentation de 48 % en vingt
ans, explicable par l'urbanisation des quartiers périphériques et par
l'annexion des villages voisins en 1860. Mais le mouvement continue après
le Siège et la Commune. Les deux millions sont atteints en 1877. Le
recensement de 1881 fait apparaître 2 270 000 Parisiens. Après un
ralentissement dans les années 1880, la croissance reprend dès la fin de la
crise, vers 1896. En 1899, il y a 2 500 000 Parisiens. Le mouvement
s'accélère au XXe siècle. On compte 3 800 000 Parisiens en 1906. Ils seront
4 150 000 en 1914.

C'est alors qu'augmente fortement la population de la banlieue : le


département de la Seine représente 7,5 % de la population de la France en
1881, 10 % en 1911. Entre 1851 et 1911, la première couronne s'est
urbanisée : Saint-Denis est passé de 15 700 à 71 800 habitants, Boulogne-
Billancourt de 7 600 à 57 000, Asnières de 1 200 à 42 600. Dans
l'ensemble, la première couronne a triplé sa population entre 1881 et 1914.
En 1900, l'agglomération parisienne est, avec 9,3 millions d'habitants, la
troisième du monde, après Londres et New York.

La saignée de la Grande Guerre se ressent durement à Paris (10 % de


pertes parmi les mobilisés parisiens), mais moins qu'en province (autour de
20 % à Orléans, Limoges, Rennes, Bourges) et notamment qu'à la
campagne (41 %), qui a fourni les gros bataillons de l'infanterie. Au
lendemain de la guerre, Paris voit ses vides rapidement comblés par
l'immigration de province. Mais c'est l'agglomération qui en profite, plus
que la ville. En 1921, il n'y a plus que 2,9 millions de Parisiens. C'est alors
que la première couronne voit comblé ce qui restait de vide. La population
y double entre 1919 et 1939.

La capitale accueille pendant la Seconde Guerre mondiale bien des


réfugiés en provenance de régions sinistrées ou menacées. Il en vient
notamment des villes normandes soumises aux bombardements intensifs.
Dès 1942, les écriteaux «appartements à louer disparaissent pour longtemps
des façades parisiennes. Nombre de ces immigrants occasionnels
demeureront parisiens. La ville ne connaît en revanche que faiblement la
croissance de la natalité au lendemain de la guerre. Alors que le taux de
fécondité moyen de la France est vers 1960 de 2,83 enfants par femme de
20 à 40 ans, et que ce taux est encore de 2,57 dans les grandes villes, il
n'atteint que 2,16 à Paris. La crise du logement, qui écarte de Paris les
jeunes ménages et interdit les changements de logement qu'appelleraient les
naissances, n'est pas étrangère à cette faiblesse de la natalité parisienne. La
population vieillit. Lorsque reprend la construction, au milieu des années
1950, c'est la banlieue qui accueille les jeunes ménages. En 1950,
l'agglomération parisienne est passée, avec 6,2 millions d'habitants, au
cinquième rang derrière New York, Tokyo, Londres et Osaka.

La hausse des loyers et des coûts d'acquisition du logement, et la


progression des bureaux provoquent après la Seconde Guerre mondiale une
baisse de la population intra muros. En 1970, les bureaux occupent 48 % de
la surface habitable, chiffre ramené à 42 % en 1990. Il y a 3 800 000
Parisiens en 1946; il n'y en a plus que 2 854 000 en 1954, 2 750 000 en
1962 et 2 152 000 en 1990 (3,8 % de la population de la France). Ce, chiffre
est sans doute inférieur à la réalité en raison du nombre d'habitants qui -
étudiants, marginaux ou négligents - n'ont pas été recensés. C'est en
revanche l'Île-de-France qui voit croître sa population, en bonne partie par
l'effet des villes-dortoirs : on compte 10 660 000 Franciliens en 1990 (18,8
% de la population de la France). De 1945 à 1990, la première couronne a
vu doubler sa population. En 1990, la population de l'agglomération est de
9,3 millions d'habitants, ce qui place celle-ci au dix-huitième rang mondial,
devançant désormais Londres mais largement dépassée par Los Angeles,
Moscou et bien des villes d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. Paris intra
muros compte maintenant 2,1 millions d'habitants.

MORTALITÉS

Rien d'étonnant à ce que, dans une ville qui est depuis le XIIe siècle un
monstre démographique et où l'entassement engendre la promiscuité, les
épidémies prennent rapidement un caractère dramatique. Il faut ajouter ces
saignées à celles que produisent les accidents climatiques et leur incidence
sur la mortalité. En bien des cas, d'ailleurs, l'affaiblissement de la
population par une trop longue période de malnutrition favorise, à Paris
comme ailleurs, la propagation et l'aggravation des maladies.

Car on meurt de faim à Paris, et pas seulement les misérables. Trois étés
pourris en 1314-1316, et l'on charrie les morts à pleines charrettes. Dans les
années 1430, le journal d ûn Bourgeois de Paris fait état de plusieurs
famines. À la fin du XVIe siècle, le siège de 1590 provoque une extrême
misère dans une population que grossissent les réfugiés de la campagne
voisine. Là encore, on meurt de faim : le siège fait de vingt à trente mille
victimes. Sous Louis XIV, les famines de 1662 et 1692-1693 restent
longtemps dans les mémoires. Il suffit d'un été diluvien, en 1708, pour
donner lieu à un accaparement spéculatif et donc à un enchérissement des
blés. Ajoutons la crue de 1709, qui interdit pendant quatre mois toute
navigation, donc l'arrivée des bateaux de grain, et la vague de froid de
janvier-mars, qui frappe naturellement les pauvres plus que les riches. Celui
qui ne peut payer son pain n'achète pas davantage la bûche. Morts de froid,
morts de faim, c'est la même chose, et l'on compte par dizaines de milliers –
peut-être trente mille – les victimes de ce terrible hiver. L'été qui suit n'est
pas meilleur : le gel de l'hiver prolongé – il gèle encore à la mi-mai – a
achevé de ruiner la récolte, et les blés sont de plus en plus chers. Les
mesures de charité publique prises par d'Argenson ne suffisent pas : le pain
bis manque pour les distributions aux pauvres. Une autre famine frappe
Paris en 1715. On reviendra sur le rôle de la disette dans les prodromes de
la Révolution. La dernière grande famine, si l'on met à part celle du siège de
1871, est celle des années 1845-1848 : le prix du pain flambe et le marché
des autres denrées alimentaires s'essouffle.

Les épidémies sont rares entre l'an mil et le début du XIVe. C'est la grave
crise frumentaire consécutive à trois années de récoltes pourries qui donne à
la mortalité de 1314-1316 son caractère dramatique. On avait cru que ce
genre d'accident appartenait au passé. La Peste noire survient brutalement,
mais sur une population sous-alimentée par l'effet de plusieurs mauvaises
récoltes. Des galées génoises l'apportent de Crimée à Marseille. Elle frappe
toute la France du Midi. Des navires de Bordeaux contaminent la
Normandie. Paris est atteint à la fin d'août 1348. Les couches modestes de
la population paient le plus dur tribut, les gens aisés ayant parfois jugé
opportun de s'isoler dans leurs propriétés de la campagne voisine. Du
bourgeois au chanoine, on se protège. On compte quand même parmi les
morts l'évêque de Paris, Foulque de Chanac. La peste ne cessera qu'au début
de 1350.

Dramatiques sont les « pestes » qui frappent à nouveau de temps à autre


et dont il est souvent difficile de dire si elles correspondent toujours à la
même maladie. On les appelle ainsi parce qu'elles tuent à coup sûr. Entre le
XIVe et le XVIIIe siècle, la capitale n'est pas épargnée, même si certaines
épidémies paraissent d'une faible gravité en comparaison des hécatombes
qui répandent la terreur. La peste proprement dite touche encore sévèrement
Paris. On parle de peste en 1360-1362, en 1366-1368, en 1374, en 1379-
1380, en 1382. C'est parce qu'il a voulu fuir l'épidémie que Charles V meurt
en 1380 hors de sa capitale, à Montargis. L'épidémie de 1387 tue un
président du Parlement, Philibert Paillart. Celle de 1399-1401 est fort
meurtrière. Le mal revient durement en 1412, puis en 1418, en 1432-1434,
en 1438-1439, en 1449-1452. En 1466-1468, une nouvelle épidémie aurait
fait 40 000 morts. On porte en procession les châsses de saint Crépin et
saint Crépinien. La «peste» continue de frapper, en 1471, en 1475, en 1481-
1487, en 1495-1496, en 1499-1500. Les épidémies de 1510, 1519, 1522-
1523, 1529-1533, 1544-1546, 1548, 1553-1555, 1560-1562, 1566-1568,
1577 frappent d'autant plus les esprits que, comme au XIVe siècle, on
désespère de voir la fin du mal. Il semble s'être installé. L'épidémie de
1580-1581 paraît avoir sévèrement touché la capitale. La peste est encore là
en 1583-1584, en 1586, en 1596-1597, en 1604-1607, en 1612, en 1618-
1619. Elle est endémique de 1622 à 1631, avec une forte pointe en 1629.
On la retrouve en 1636, en 1638.

À chaque fois, on marque de croix blanches les maisons des pestiférés,


on ferme les étuves, on interdit les spectacles publics. On ouvre des
hôpitaux temporaires, des cimetières provisoires. Les gens aisés, s'ils
s'avisent à temps, gagnent la campagne. À défaut d'en prendre son parti, le
Parisien s'habitue. Passe encore quand la peste ne fait qu'aggraver de
quelques morts la démographie habituelle. Mais certaines années, comme
1564, 1580-1586 et 1629-1636, confinent au cataclysme tout autant que
jadis la Peste noire. Sous Louis XIV, les assauts s'espacent. La peste reparaît
en 1652, puis en 1668. Après cette dernière épidémie, Paris commence
d'oublier le fléau. Mais on le sait encore présent en France. C'est seulement
après l'épidémie de 1720-1722, qui frappe la Provence et le Languedoc, que
l'on se sent à peu près tranquille à Paris. Le retour du mal à Marseille en
1786 n'en frappe que plus vivement les esprits.

D'autres maux accablent le Parisien. Le plus banal, le plus normal en une


ville insalubre, c'est la dysenterie. Elle tue parfois autant qu'un retour de la
peste. Elle ne disparaîtra des fléaux habituels de la capitale qu'avec
l'installation du tout-à-l'égout. La coqueluche apparaît en 1414. Les
médecins n'ont jamais vu pareille toux, qui guérit d'elle-même après six
semaines, et qui épuise le malade. La ville n'en est pas moins paralysée. Le
Bourgeois estime à plus de cent mille le nombre des malades. Le chiffre ne
veut dire qu'une chose : il y a des malades dans toutes les maisons. Le
Parlement se met en vacances pour une semaine. La coqueluche restera
l'une des terreurs de la population, toutes couches confondues. Celle de
1580 atteint le roi et la plupart des courtisans. On compte dix mille malades
dans la capitale.
Longtemps, les maladies dites aujourd'hui de l'enfance peuvent prendre
l'ampleur d'épidémies mortelles pour les adultes. En 1912 encore, une
épidémie de rougeole fait plusieurs dizaines de victimes. La variole, la
petite vérole, la «bosse», frappe aussi durement. On lui applique en vain
saignées et clystères. Celle de 1418 est particulièrement meurtrière. On
annonce cinquante mille morts. On enterre par fournées. Il faut marchander
les messes avec un clergé qui préférerait se tenir à l'écart. Le Parisien notera
que les ordres mendiants ont été plus secourables que les curés paroissiaux.
Quant à la petite vérole qui touche Paris pendant huit mois de 1433, elle est,
selon les Parisiens, presque aussi meurtrière que la Peste noire. En 1438,
une nouvelle épidémie aurait fait 50000 morts d'après Jean Chartier, 45000
d'après le Bourgeois de Paris. Un chiffre est sûr : 5000 morts à l'Hôtel-Dieu.
Sur une ville qui n'a pas encore commencé de se repeupler, cela signifie une
saignée démographique qui pourrait approcher de 50 %. Parmi les morts, on
compte l'évêque Jacques du Châtelier et la religieuse Marie de France, sœur
du roi. La paralysie est complète : sur vingt-sept conseillers, treize
seulement sont en séance au Parlement, où l'on comptera six morts. Les
milieux moins protégés de la promiscuité ont payé plus lourdement : avec
un mort sur quatre, le Parlement est au-dessous de la moyenne. La petite
vérole ne cessera de frapper qu'avec l'entrée en jeu du vaccin de Jenner.
Encore le vaccin n'est-il longtemps connu que des villes, et l'arrivée
d'immigrants ruraux fait reparaître année après année une variole qui tue
plusieurs centaines d'enfants et autant d'adultes. Parfois, c'est une véritable
épidémie. En 1825 encore, elle tue 2193 Parisiens, dont 1158 enfants,
surtout dans les quartiers de l'est - sur les deux rives - et dans celui du Gros-
Caillou. Une épidémie frappe Paris en 1907. Une autre menace en 1947-
1948.

Et puis, il y a la grippe, la «dando» qui sévit souvent, même si elle se


révèle rarement meurtrière. En 1427, le peuple préfère en rire : «As-tu point
la dando? » demande-t-on quand on s'aborde dans la rue. La grippe ne
cessera de reparaître, sous divers noms. Elle semble avoir été sévère au
début de 1803. L'épidémie d'influenza de 1890 sera particulièrement
cruelle.
La principale réplique à l'épidémie, c'est l'exclusion. Les lépreux sont
voués à des maladreries établies hors de la ville. Lorsqu'en 1494-1495
frappe la grande vérole, cette syphilis que l'on nomme le «mal de Naples »,
les malades sont chassés de la ville et des faubourgs, et l'on fait crier que
ceux qui seront trouvés dans Paris seront jetés à la rivière. Il semble que l'on
en ait assez bien guéri, puisque le plus grave problème est le retour en ville
de ceux qui ont recouvré la santé. On persistera à leur affecter des hôpitaux
particuliers. Même si les hommes du Moyen Âge n'ont qu'une vue trouble
de la contagion, ils en connaissent d'expérience les conditions. Ils accusent
la putréfaction de l'air, les mouches, les tas d'ordures. Contre la pestilence,
on cure les rues, on balaie les chambres, on enterre rapidement, on change
les draps, on brûle parfois les maisons contaminées.

La réserve s'impose devant les chiffres. Quarante mille veut dire


beaucoup. C'est tout. Certaines épidémies du XVIe siècle, en 1561 comme
en 1580, ont sans doute tué un Parisien sur dix, peut-être un sur quatre. De
telles saignées conduisent donc à un renouvellement accéléré de la
population parisienne. Les morts de 1466 sont dans une large mesure les
enfants de ceux qui sont venus remplacer les morts de 1437. La fréquence
et la violence des épidémies limitent la durée des lignages parisiens, tout
autant que le déficit normal d'une démographie caractérisée par le nombre
des célibataires et l'insuffisance des naissances. Toutes ces épidémies sont
lourdes de conséquences. Elles créent des vides démographiques
périodiques, qui se traduisent par la hausse des salaires, donc par un exode
rural. Paris reconstitue rapidement ses effectifs, mais la ponction sur les
villages de la région ne fait qu'aggraver l'effet direct de l'épidémie sur les
campagnes voisines de la capitale.

Le XIXe siècle connaît d'abord plusieurs épidémies de choléra, ce mal


que favorise la contamination des eaux par la pollution urbaine. En 1832,
les quartiers du centre, les quartiers historiques du Marais et de l'Hôtel de
Ville devenus quartiers de taudis, sont décimés par une épidémie de
«choléra morbus» qui surgit en plein mardi gras, pendant la fête populaire
qu'est la «Descente de la Courtille ». Chateaubriand en fera une description
poignante. Le préfet de Police fait afficher quelques recommandations qui
ne font pas de mal - se laver, éviter le froid, se garder de l'ivrognerie, boire
des infusions - mais ne sauraient contrarier efficacement le mal. Au vrai,
nul ne croit à la contagion. À la mi-Carême, il y aura des Parisiens pour
s'enivrer, manger des glaces et danser. Par la suite, le Parisien prendra les
choses plus au sérieux : en avril, la ville se vide de ses habitants assez
fortunés pour disposer d'un refuge à la campagne, les restaurants chôment et
les théâtres font relâche. Pour l'ensemble de la capitale, on compte en six
mois quelque vingt mille morts, parmi lesquels le président du Conseil,
Casimir Perier. Au paroxysme, en avril, on enterre cinq à six cents morts
chaque jour. La mortalité atteint un habitant sur cinq dans les quartiers
populaires voisins de Notre-Dame et de l'Hôtel de Ville. Le choléra frappe
encore en 1847, où l'on compte un mort pour vingt habitants dans le
quartier insalubre de Saint-Marcel, en 1849, année où il tue le maréchal
Bugeaud parmi 16000 victimes, puis en 1853-1854 où l'on compte encore 9
000 morts, et reparaît une dernière fois en 1865-1866, faisant 4 350
victimes. Les égouts seront la meilleure réplique, mais le choléra est encore
là en 1884, puis en 1892.

Le choléra ayant cessé de frapper, c'est la tuberculose, maladie


endémique, qui touche le plus sévèrement Paris en général et les quartiers
insalubres en particulier. À la fin du XIXe siècle, dans le centre, l'est et le
sud-est, la mortalité atteint parfois dix pour mille. Les grandes épidémies
reparaissent pendant la Première Guerre mondiale. C'est d'abord la
typhoïde, toujours endémique, qui prend en 1914-1915 les allures d'une
épidémie. La grippe espagnole, due à un virus voisin de celui du choléra,
fait de sérieux ravages en 1918-1920.

BILANS DÉMOGRAPHIQUES

Les structures socio-professionnelles d'une capitale et le caractère


particulier d'une ville où le passage est important se révèlent lourds de
conséquences. La première est un déséquilibre des sexes. Jusqu'au XVIIIe
siècle, alors qu'aucun chiffre ne peut être avancé, il paraît bien que Paris
compte une majorité d'hommes. Les clercs en tout genre, les compagnons
logés de l'artisanat, les laquais, les marginaux concourent à cette majorité,
et ce malgré les servantes. Les proportions semblent s'inverser ensuite, et
une majorité féminine se dessine au début du XIXe siècle quand se
développent certaines activités (confection, commerce de luxe) et alors que
les foyers bourgeois disposent plus souvent d'une cuisinière et d'une bonne
à tout faire que d'un cocher et d'un laquais. Une nouvelle inversion, sensible
dès la Monarchie de Juillet, procède de l'industrialisation, puis aux XIXe et
XXe siècles des immigrations étrangères, souvent masculines dans leurs
débuts.

On l'a déjà dit, le bilan démographique de la capitale est normalement


négatif. Jusqu'à une époque récente, on meurt plus à Paris qu'on n'y naît. Le
phénomène est apparent dès le Moyen Age. Il est mesurable depuis le
XVIIe siècle : en mai 1681, mois qui ne comporte aucune cause particulière
de mortalité, on compte 1819 morts pour 1388 baptêmes. La population se
renouvelle surtout grâce à l'immigration et, jusqu'aux temps contemporains,
les lignages parisiens sont en général courts : trois générations en moyenne,
hors de l'aristocratie et de la haute robe.

A ce phénomène, deux causes. La première tient au nombre élevé de


célibataires, des clercs et étudiants aux domestiques et compagnons
incapables d'assurer l'autonomie d'une famille. La seconde tient aux
conditions de vie, qui poussent au malthusianisme. On n'a que faire de bras
supplémentaires dans un atelier ou une boutique dont la clientèle ne saurait
s'étendre : le boulanger ne vendra pas plus de pain s'il a trois fils que s'il en
a deux. Le bilan s'inverse avec le rapide développement économique du
XIXe siècle. Parce que la ville attire une population active normalement
jeune, et parce que les procréations illégitimes de province se traduisent
souvent par des naissances à Paris, les naissances l'emportent désormais
dans la ville. Il n'en va pas de même en banlieue. En faisant passer une
partie de la banlieue dans l'espace urbain, l'annexion de 1860 rétablit à Paris
un bilan démographique plus proche de la moyenne nationale.

Les choses ne changeront réellement qu'au XXe siècle. La hausse des


coûts de logement a d'étonnants effets sur la démographie parisienne. Le
logement en ville est de moins en moins accessible, après la Seconde
Guerre mondiale, aux jeunes ménages. Ceux-ci ne peuvent y prétendre, bien
souvent, que situation faite. Cela signifie le report sur la banlieue d'une part
notable des naissances de la région. Malgré de nombreuses maternités - qui
font toujours du 14e arrondissement, riche en établissements spécialisés, le
lieu de naissance de bien des Parisiens - la capitale est devenue une ville à
faible natalité et le déclin perceptible partout en France à partir de 1965 se
trouve multiplié par le transfert hors de la ville d'une part notable de la
population en âge de fécondité. Si l'on ajoute les mouvements migratoires,
qui font venir dans l'agglomération une majorité de provinciaux de 20 à 30
ans, on voit à quel point la démographie de la ville se distingue
actuellement de celle de l'agglomération.

Un autre phénomène doit être noté : les départs pour la province à l'âge
de la retraite - aujourd'hui 115 000 départs pour 29 000 arrivées dans la
tranche d'âge des plus de 55 ans - font de la population francilienne une
population relativement jeune et donc plus féconde que la moyenne
nationale. On y compte 144 000 naissances pour 84 000 décès en 1962, et
170 000 naissances pour 82 000 décès en 1990 : en trente ans, le solde
positif est passé de 60 000 à 90 000. Ce mouvement, qui tient pour
l'essentiel à l'inadaptation des revenus du retraité à la hausse du coût du
logement, mais qui procède aussi de la recherche de loisirs jusque-là
réservés aux temps de vacances (jardinage, pêche, chasse), a d'étonnantes
conséquences statistiques : Paris est l'une des villes où l'on meurt le moins.
Comme les femmes seules sont moins portées au départ que les ménages, il
en résulte un déséquilibre des sexes au-delà de 75 ans : 218 femmes pour
100 hommes. Il ne faut pas en sous-estimer les conséquences sur la
structure des familles : ainsi l'éloignement des grands-parents au moment
où leur présence pourrait être utile aux jeunes ménages chargés d'enfants.

Autre caractère fâcheusement original de la population parisienne : le


nombre de suicides y est notablement supérieur à la moyenne nationale.
Sous la Restauration, on compte cinq fois plus de suicides, par rapport à la
population globale, que dans le reste de la France. Le phénomène est à
mettre en relation avec l'isolement psychologique dans la grande ville, avec
une misère sans solution, mais aussi, dans les milieux aisés, avec des
déterminations propres comme la faillite, les dettes de jeu, les affaires
d'honneur. Ajoutons que la Seine et les canaux exercent leur attraction sur
les candidats au suicide, comme plus tard le métro.
Le niveau de vie d'une capitale et d'un centre d'affaires explique
l'importance du service domestique. Grande est la part qu'y tenait dès le
Moyen Âge l'immigration venue des régions voisines. Encore faut-il
distinguer des niveaux : il y a peu de points communs, au XVIIIe siècle,
entre le suisse en livrée galonnée de l'hôtel de Soubise qui loge à l'entresol
et se penche, dès qu'on heurte son huis, à sa petite fenêtre d'où il interroge
«Was ist das ?» au point que la fenêtre en tirera son nom de vasistas, le
sacristain aux allures compassées des paroisses élégantes, le maître d'hôtel
qui dispose d'un logement de plusieurs pièces et pense sérieusement à
ouvrir un jour un restaurant, le cuisinier que l'on s'arrache à prix d'or, le
valet ou la femme de chambre de la maison aristocratique qu'on appelle
encore par le nom qui dénonce son origine - Picard, Bourguignon, Lorrain -
mais qui songe à se marier, le palefrenier qui couche dans la paille, le
domestique bourgeois logé dans la soupente ou la servante d'auberge qui
s'égaie le soir au risque d'une grossesse importune. Certains jouent un rôle
social qui dépasse le service de maison et le nettoyage. Molière n'invente
pas la servante qui donne son avis sur tout, et le valet de Marivaux participe
aux frasques de son patron. Pour être dit de Séville, le Barbier de
Beaumarchais est un bon à tout faire et un entremetteur bien parisien qui
porte les lettres et négocie les rendez-vous. La littérature prête au valet
autant de duplicité que de malhonnêteté, mais elle fait de lui un parangon de
bon sens. Dans la réalité, il est plus de pauvres filles que de servantes-
maîtresses, et le valet finit rarement dans une chambre des beaux étages.

Encore faut-il rappeler que le domestique, s'il perd une part de son
indépendance sociale et de son droit à une vie familiale, est souvent assuré
d'un logement : un sur deux, au XVIIIe siècle, est logé gratis, alors que la
proportion est de un sur vingt chez les salariés du commerce ou de
l'artisanat. Il est normalement certain d'une nourriture qui, bien sûr, compte
dans la négociation de son embauche mais qui a le mérite d'être garantie.
Alors que le pouvoir d'achat du salarié ne cesse de se dégrader entre 1720 et
1790, ces deux «avantages en nature » ne laissent personne indifférent. On
compte alors quarante mille domestiques assez aisés pour payer la
capitation. Beaucoup finissent par fonder une famille, et laisseront quelques
rentes à leurs héritiers. Entre-temps, ils ne se seront pas privés de parler
haut à leurs maîtres, non plus que d'être fouettés pour cela ou autre chose.
La fortune de la bourgeoisie multiplie au XIXe siècle les fonctions
domestiques. Le plus modeste bourgeois ne saurait se passer d'une «bonne à
tout faire», à la fois cuisinière et femme de chambre, et le financier brille
par ses laquais en livrée autant que par la réputation de son cuisinier et la
vigueur de son cocher. Vers 1840, on compte 67 500 domestiques : 7 % de
la population, inégalement répartis entre les beaux quartiers de l'ouest - de
la Concorde au Roule – et les quartiers populaires où les seuls domestiques
sont ceux de quelques patrons artisans. Parmi ces domestiques, les femmes
sont largement majoritaires : 2,5 femmes pour un homme.

Ne sous-estimons pas le rôle de ces serviteurs dans la propagation des


nouvelles. Pendant que les maîtres devisent au salon, les bonnes causent à
l'office, sur le trottoir ou sur les marchés. Pour mal payées qu'elles soient,
elles identifient souvent leur intérêt et celui des maîtres; Aussi bien sont-
elles, à leur place, des membres de la famille. Perdant leur patronyme au
point d'être « la Marie Un Tel », Un Tel étant le maître, elles vivent toute
leur vie à l'ombre de ceux qui les ont fait venir de leur campagne. On en
connaît, en plein XXe siècle, qui, devant les revers de fortune des patrons,
continuent jusqu'à leur mort de servir gratis, mais logées et nourries : elles
n'ont pas d'autre famille.

DES PROVINCIAUX

Le vrai Parisien, le Parisien d'origine, a toujours été rare. Au XVe siècle,


où les sobriquets personnels se surimposent aux sobriquets héréditaires
devenus noms de famille dans une confusion telle que l'on trouve un certain
Jean Saintot dit le Barbier qui est de son métier boulanger, nombre
d'artisans ou de boutiquiers qui se disent parisiens portent des noms qui
rappellent une arrivée à Paris plus ou moins lointaine : on les appelle du
Bourg-la-Reine, de Bagneux, de Saint-Leu, de Fontenay, du Tremblay.
Ajoutons les innombrables Le Normand, Le Breton ou Le Picard, de même
que les d'Amiens ou Damiens, d'Orléans ou Dorliens, voire Langlois ou
Lallemant. Mais au XVe siècle encore, on n'a pas tout à fait oublié que le
nom de famille avait une signification. L'usage parisien décline souvent le
nom propre comme s'il était un nom commun : La femme de Rabigois est la
Rabigoise, les deux frères Le Normand sont les Normands et Jeannette
Bonfils est parfois dite la Bonne Fille. Le temps de l'évolution varie d'un
milieu à l'autre, et il est difficile de dire, en généralisant, quand le Normand
est un homme venu de Normandie et quand il n'est que le descendant d'un
homme venu de Normandie. Les deux cas se côtoient.

Aux siècles suivants, on voit arriver toute une population de valets et de


servantes qui se renouvelle de génération en génération, la condition
économique de ces immigrés leur laissant peu d'espoir de fonder une
famille. Les crises rurales font se succéder aux portes de Paris les paysans
des campagnes voisines, bercés de l'illusion qu'une ville offre toujours
quelque ressource. Au milieu du XVIIIe siècle, deux Parisiens sur trois sont
originaires de ces campagnes. Le mouvement s'amplifie à partir de 1750 et
surtout dans les années 1780, quand les difficultés de l'agriculture céréalière
font converger vers Paris nombre de Normands, de Champenois et surtout
de Picards et de Bourguignons en quête des emplois non spécialisés – du
service domestique aux tâches de manouvrier – que raréfie la crise
financière. D'autres immigrés viennent des villes du Bassin parisien, où
leurs parents sont souvent, dans une première étape, venus de la campagne
proche. Ces petits citadins de la province voisine fournissent à Paris de gros
contingents d'apprentis, de compagnons, voire de colporteurs et d'artisans
des métiers peu encadrés où joue mal le protectionnisme de la bourgeoisie
corporatiste, ceux du bâtiment comme ceux de l'alimentation.
L'immigration fournit neuf domestiques sur dix. Elle peuple aussi les
métiers de bas niveau du service public. On y trouve des sergents, des
huissiers, parfois des procureurs. Mais beaucoup arrivent chômeurs et
restent chômeurs.

Cette aire du recrutement normal de la population parisienne s'étend au


XVIIIe siècle à plusieurs journées de marche, deux ou trois cents kilomètres
environ. Sur dix immigrés, un ou deux viennent de l'Île-de-France, un vient
de Bourgogne, un autre de Normandie, un autre encore de Champagne, un
d'Artois ou de Picardie. Plus rares sont les nouveaux Parisiens originaires
du sud de la Loire.

Même si elle ne joue qu'un rôle insignifiant en valeur absolue, ajoutons


l'immigration de ce que nous appellerions les cadres supérieurs. La capitale
attire les ambitieux, les officiers pris dans une carrière qui culmine près de
la Cour, du Conseil ou du Parlement. Depuis le temps où les légistes
méridionaux voyaient s'ouvrir de prodigieuses carrières dans l'entourage de
Philippe le Bel jusqu'à celui où des hommes politiques de la République
finissent par être plus présents à Paris que dans leur région d'origine, le
mouvement n'a guère cessé. Or, au XXe comme au XIIIe siècle, la venue à
Paris d'un haut officier, d'un professeur réputé, d'un avocat de talent, d'un
haut fonctionnaire ou d'un P.-D.G. s'accompagne de la venue de ceux qui
vivent avec lui ou de lui. L'aristocrate du XVIe ou du XVIIIe siècle fait
venir à son service parisien des ruraux pris sur ses terres. Le bourgeois du
XIXe fait venir de province sa bonne et son cocher. Coupés de leurs racines
rurales, ces gens modestes ne repartiront jamais.

Les chiffres sont incertains avant le XVIIIe siècle. Il semble qu'un


Parisien sur deux soit, au XVIe siècle, originaire de province. Dans les
années qui précèdent la Révolution, il arrive de sept à quinze mille
nouveaux Parisiens chaque mois. Si l'on en croit Malesherbes, 90 000
personnes logent à l'hôtel, à l'auberge ou dans un garni. Neuf domestiques
sur dix sont Parisiens de fraîche date. Les deux tiers ou les trois quarts des
hospitalisés sont alors des immigrés. Une telle croissance n'est pas sans
influer sur l'évolution des salaires, pratiquement bloqués par le large vivier
de main-d'oeuvre, face à une inflation qui touche fortement les prix
alimentaires.

La Révolution paraît avoir brusquement amplifié cette immigration de la


misère, qui bouleverse la composition des couches laborieuses et des
couches misérables. Le populaire analysable dans les sections de 1793
comprend de 60 à 70 % de natifs de la province dans les quartiers et les
faubourgs à forte implantation artisanale et ouvrière - Saint-Antoine, Saint-
Marcel - aussi bien que dans les quartiers plus centraux de la place des
Vosges et du Louvre. Ces paysans sans emploi se révèlent peu capables
d'une rapide intégration et constituent parfois une marginalité qui va jusqu'à
la délinquance courante et au pillage. C'est dès la fin du règne de Louis XVI
que la police parisienne entreprend de mettre en fiches les immigrés,
globalement qualifiés d'étrangers et tenus pour dangereux. Car ce
cosmopolitisme du petit peuple parisien ne va pas sans provoquer bien des
difficultés quotidiennes. Le heurt de cultures dissemblables se traduit par
des querelles où le parler, le boire et le manger entretiennent le besoin de se
moquer.

Dès cette époque, on voit se dessiner, à la faveur des solidarités d'origine


et même - on fait venir le cousin - familiales, des groupements caractérisés
dans l'activité professionnelle comme dans l'espace parisien. Bourguignons
et Normands sont nombreux dans l'alimentation, Limousins et Normands le
sont dans le bâtiment. Les ramoneurs savoyards ne sont le plus souvent que
des migrants temporaires, mais les porteurs d'eau auvergnats, les cochers
percherons ou les bateliers morvandiaux s'installent. Dans le Marais, la rue
Jean-Beausire et la rue des Tournelles deviennent une colonie auvergnate.
La place Maubert résonne des accents du Massif central.

La vague d'immigration qui répond dans la première moitié du XIXe


siècle à la croissance du marché de l'emploi, et notamment aux besoins des
métiers du bâtiment, conduit à Paris des ouvriers natifs du nord de la
France, de la Picardie en particulier, dont les comportements seront
profondément différents : la promotion sociale leur est pratiquement
inaccessible, ce qui fera d'eux les acteurs de bien des mouvements de rue,
mais leur intégration dans le milieu ouvrier parisien se fait sans heurt. Chez
ces premiers immigrés de la révolution industrielle, on vit mal et on meurt
jeune, mais on n'est pas exclu de la société des petites gens déjà installés,
non moins misérablement, dans la capitale. Pour tous, la ville est «un
enfer».

En 1833, il n'y a toujours qu'un Parisien sur deux pour être né à Paris. Un
sur vingt-cinq est né à l'étranger. Il en vient des régions voisines, Île-de-
France, Champagne, Bourgogne, Normandie, Picardie, Nord. A part les
Auvergnats, peu de Parisiens proviennent du Midi ou de la Bretagne,
régions encore lointaines jusqu'au chemin de fer. Et Balzac de dauber : « Il
y a plus d'étrangers et de provinciaux que de Parisiens. Qui est né à Paris
peut rarement dire que ses parents et ses grands-parents ne sont pas venus
de province.

L'afflux de main-d'œuvre non qualifiée met les couches modestes à la


merci du chômage comme des bas salaires que maintient la supériorité de la
demande sur le marché du travail. On compte probablement 300 000
Parisiens qui, dans le Paris de la crise qui précède la Révolution, vivent au-
dessous du seuil de survie assurée. La croissance et notamment l'expansion
des métiers de la construction, gros consommateurs de manoeuvres, résorbe
quelque peu cette masse. Au début de la Restauration, ils sont encore 100
000, que renouvelle l'immigration incontrôlable des années 1810-1850, et
que l'on trouve aussi bien dans les quartiers du centre et de l'est que dans les
faubourgs. Un Parisien sur dix est, vers 1830, un indigent qui, pour
l'essentiel, vit de l'assistance publique. À la même époque, un Parisien sur
trois meurt à l'hôpital. Il ne saurait être question, face à une telle population,
d'opérer les groupements de charité et d'ordre public esquissés par Vincent
de Paul. Les indigents restent chez eux, le chez-eux étant le plus souvent
une botte de paille dans une masure collective. Pour vivre, ils ont la
bienfaisance privée - on connaît la visite du bourgeois qu'est devenu Jean
Valjean aux Thénardier dans la masure Gorbeau – et la distribution de
maigres subsides par la Ville : un sou par jour vers 1850. On estime à cette
époque que deux Parisiens sur trois relèvent de la bienfaisance publique.
Encore voit-on exclus de cette générosité municipale tous qui pourraient, en
théorie, subsister par leurs propres moyens : les adultes, les pères de moins
de trois enfants, Autant dire que bien des misérables n'ont rien, et sont
réduits à la mendicité. Le clochard n'est pas loin.

À la deuxième génération, les provinciaux d'origine sont devenus le petit


peuple de Paris. Il en va de même pour les cheminots que, à partir des
années 1840, recrute dans le Sud-Ouest la compagnie du Paris-Orléans, tout
comme pour les Bretons que recrute la compagnie de l'Ouest et qui peuplent
les alentours de la gare Montparnasse. Les compagnies logent même les
célibataires dans des foyers proches des gares. Quant à l'essor subit des
métiers du bâtiment et des travaux publics au temps de Rambuteau et de
Thiers, puis de Haussmann, il fait converger vers la capitale des ouvriers du
Limousin et de la Marche qui s'en retournent ensuite, sans chercher
vraiment à se faire Parisiens comme le font les Auvergnats installés dans les
activités de service, le petit commerce et le petit artisanat. En 1872, sur
deux millions de Parisiens, 1 350 000 sont nés ailleurs qu'à Paris. Restent
36 % de «vrais Parisiens », groupés dans le centre, autour de l'Hôtel de
Ville, et sur les hauteurs de l'est, à Belleville et à Ménilmontant. Ces
coteaux seront le conservatoire du parler parisien, que les milieux aisés
qualifieront de faubourien. Notons que l'on a compté 8 800 natifs du
département de la Seine, Paris et banlieue confondus, sur les 36 000
communards jugés par les conseils de guerre.

Trois générations de natifs font, au XVe comme au XXe siècle, un


Parisien de Paris. De la vie politique et administrative, où la carrière fait en
fin de course un Parisien, à la vie économique où la recherche de l'emploi,
puis l'ascension dans les responsabilités conduisent à Paris, en passant par
la vie littéraire et artistique où la fascination du groupe se combine avec les
avantages réels ou illusoires de la proximité, tout mène à Paris.

Mais l'immigration conduit souvent vers Paris des provinciaux qui n'y
trouvent guère l'activité attendue. Les moins déçus ont longtemps été ceux
qui venaient se placer comme domestiques : les gages étaient réellement le
double de ce qu'on trouvait en province. La ville n'est pas seulement
l'aboutisement de toutes les ambitions, elle est aussi celui de toutes les
illusions et de toutes les misères. Sous la Monarchie de Juillet, Paris se
peuple de marginaux, et les premiers arrivés manifestent volontiers leur
mépris à l'égard des derniers. À les entendre, la capitale devient une ville de
nomades, de vagabonds, de barbares. C'est aussi, tout simplement, une ville
de chômeurs. À la fin du Second Empire, l'Assistance publique a en charge
130 000 indigents, soit deux fois plus qu'en 1850 : le quasi-doublement de
la population s'accompagne d'un réel doublement du peuple misérable. Un
Parisien sur seize n'a donc pas les moyens de vivre, et il faut y ajouter un
nombre égal de travailleurs aux lendemains incertains, capables de tomber
du jour au lendemain dans l'indigence. Cette immigration de pauvres gens
en quête d'emploi à faible spécialisation présente tous les effets d'un
mouvement à dominante masculine. Sans être un malandrin, le nouveau
Parisien est un client tout trouvé pour les taverniers et pour les prostituées.
L'importance de ces deux professions leur doit beaucoup.

Ceux qui ont chanté Paris sont plus souvent des amoureux de la ville que
des enfants de celle-ci. S'il s'est trouvé de vrais Parisiens pour se dire,
comme le poète Léon-Paul Fargue, le «piéton de Paris », ou pour donner à
la ville, comme Haussmann, un nouveau visage, faut-il rappeler que
François Villon était un Bourbonnais, Offenbach un Rhénan de Cologne,
Toulouse-Lautrec un Albigeois, Eiffel un Bourguignon, Francis Carco un
Corse né à Nouméa?
Si l'on excepte le monde diplomatique et les étrangers de passage, le
Paris de 1900 est surtout constitué par des populations d'origine française. Il
en résulte une unité de langue. Au reste, la possibilité de «monter à Paris»
et d'y trouver un emploi dans les services publics comme dans le commerce
ou l'industrie est alors l'un des arguments forts de la lutte menée par les
instituteurs ruraux contre les parlers locaux globalement dénommés patois.
Les accents régionaux demeurent, mais la rareté des retours dans les régions
d'origine - il n'y a ni congés payés ni résidences secondaires - ne les laisse
que peu dépasser la première génération. La deuxième prend l'accent de
Paris. Jusqu'à l'installation d'une forte population musulmane après 1960,
Paris est une ville largement catholique. On compte vers 1830 quelque
quinze à vingt mille protestants et six à dix mille juifs. Ils demeurent
minoritaires, même après l'apport consécutif à la perte de l'Alsace. Après
1871, il y a à Paris une quarantaine de milliers de réformés et vingt-cinq
mille juifs. Même si leur place dans la société est sans relation avec les
proportions démographiques, Paris est une ville catholique. Les enfants sont
baptisés et font leur Première Communion. On se marie à l'église. On y
célèbre les services funèbres. La pratique, en revanche, n'est pas unanime.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale comme au milieu du XIXe
siècle, en ville, dix pour cent de la population qui se dit catholique
fréquente l'église le dimanche. Dans les banlieues ouvrières, malgré les
efforts de l'Action catholique ouvrière et notamment de la Jeunesse
chrétienne ouvrière (la JOC, fondée en 1927), le pourcentage est
insignifiant, la déchristianisation des ruraux transplantés à la ville étant le
plus souvent immédiate. C'était vrai avant la révolution industrielle. Ce l'est
encore plus après.

Les lignages parisiens ont longtemps été courts : trois, quatre


générations. Rares sont ceux qui ont essaimé hors de la capitale. Si l'on ne
compte pas les départs de juifs et d'étrangers contraints par des vagues
d'antisémitisme ou de xénophobie, il n'est avant le XXe siècle que deux
lames de fond pour avoir poussé les Parisiens à l'exil. L'une tient aux
mouvements politiques des années 1413-1418, qui font alternativement
partir les Armagnacs, les Bourguignons et derechef les Armagnacs, fuyant
le massacre autant que rejoignant par fidélité le parti proscrit. L'autre tient
aux persécutions religieuses du XVIe siècle : les protestants gagnent les
terres d'accueil, réputées pour leur adhésion à la Réforme (Hollande,
Genève) ou pour leur tolérance (Lorraine, Brandebourg). À l'époque
moderne la migration vers le Nouveau Monde et à l'époque contemporaine
la migration vers les colonies n'ont que faiblement affecté Paris. On ne peut
en revanche sous-estimer le mouvement qui, par l'effet conjugué du haut
niveau des loyers et d'une recherche personnelle d'un autre mode de vie,
conduit depuis quelques décennies de nombreux cadres à quitter Paris ou à
n'y pas venir, pour trouver ou garder en province de meilleures conditions
de logement et un autre aménagement des temps de travail et de loisir. La
décentralisation d'activités industrielles, voire administratives, contribue à
ce renversement partiel du mouvement traditionnel.

ABANDONS D'ENFANT

On connaît mal l'importance des abandons d'enfant avant le XVIIe siècle.


Ils sont le fruit de la misère et suivent surtout les grossesses non désirées
des salariées de bas niveau, des servantes et des prostituées, lorsque celles-
ci n'ont pas les moyens de mettre en nourrice un enfant dont elles ne
sauraient que faire ensuite. Tous ne sont d'ailleurs pas le fait de femmes de
Paris : bien des provinciales viennent dans la capitale pour s'y perdre dans
l'anonymat. Le phénomène s'aggrave au XVIIIe siècle. On compte un
millier d'enfants trouvés chaque année vers 1700, cinq mille à la veille de la
Révolution. La misère, alors, est à son paroxysme, et l'on voit des
bourgeois, des artisans, des commerçants abandonner des enfants légitimes
que la dureté des temps ne permet pas de garder. Un enfant abandonné sur
deux est de ceux qu'en un meilleur moment on eût élevés. Les choses ne
s'améliorent pas au XIXe siècle. Ville de brassage et d'anonymat, Paris
connaît, jusqu'à l'apparition de moyens efficaces de contraception, un fort
taux de naissances illégitimes. Les familles aisées cachent la chose derrière
des naissances à la campagne et des mariages de complaisance. Dans les
couches populaire, où, sous la Monarchie de Juillet, un enfant sur dix naît
de père inconnu, le phénomène se combine avec la misère de bien des
ménages légitimes pour provoquer, sans compter les avortements,
d'innombrables abandons d'enfants.
Trouver un nourrisson abandonné sur son seuil fait longtemps partie des
surprises du Parisien qui ouvre sa porte le matin. Il en est en général fort
embarrassé, d'autant que les voisins ne manquent pas de multiplier les
allusions désobligeantes. Bref, le bourgeois qui se retrouve avec un enfant
sur les bras s'entend brocarder plus qu'aider. Dans le même temps, la
majorité des enfants naturels déclarés aux mairies - environ une naissance
sur trois - mais non abandonnés est le fruit d'un concubinage durable,
fréquent dans les couches modestes de la population. S'il est vrai que le fort
taux de naissances illégitimes tient en partie à la venue de femmes
désireuses de se fondre pour la circonstance dans l'anonymat d'une grande
ville et portées par là à regagner leur province sans un enfant encombrant, il
serait donc abusif de lier à l'excès les deux phénomènes de la naissance hors
mariage et de l'abandon. Le concubinage ne signifie pas forcément
l'abandon, et l'abandon sévit aussi dans la société où l'on se marie.

De ces enfants abandonnés, la Ville, vers 1820, en entretient 27 500,


qu'elle livre à eux-mêmes quand ils atteignent douze ans. Sur ce nombre, 13
000 sont placés à la campagne, moyennant une pension modique qui les
apparente plus à des valets de ferme ou d'auberge qu'à des pupilles. Ceux
qui n'abandonnent pas le nourrisson ou ne le placent pas à la campagne ne
le laissent pas moins très vite se débrouiller seul. Fille d'une ouvrière
séduite par un étudiant, Cosette est à la campagne chez les Thénardier
pendant que, fils de Thénardier alors parisiens, Gavroche est seul sur le
pavé de Paris. C'est parmi les enfants abandonnés que la mortalité infantile
est le plus sévère. Il en meurt un sur quatre dans les cinq jours. Deux sur
trois sont morts avant d'atteindre leur premier mois. Les choses ne
changeront vraiment que progressivement au cours du XXe siècle avec la
mise en œuvre d'une politique sociale adaptée, l'apparition d'une véritable
contraception, la libéralisation de l'avortement et le changement des
mentalités à l'égard du concubinage.

LES JUIFS DE PARIS

Les juifs sont présents, sinon nombreux, à Paris dès le VIe siècle.
Grégoire de Tours mentionne leur présence. Les conciles de Paris (614),
Clichy (626) et Paris (846) leur interdisent les fonctions publiques. Tout le
monde se félicite en revanche de les voir commerçants ou artisans. Louis le
Pieux les prend sous sa protection, mais le mouvement se dessine déjà qui
conduit bien des juifs du nord de la France vers des terres plus accueillantes
du Midi ou de l'Est.

C'est seulement au XIIe siècle que nous voyons se dessiner leur


implantation dans l'espace urbain de Paris. Leur groupement résulte d'une
volonté communautaire ainsi que d'une commodité professionnelle. Si les
juifs sont longtemps des marchands et des artisans comme les chrétiens,
leur spécialisation dans les trafics de l'argent à court terme et dans la
brocante des objets reçus en gage et non dégagés les conduit à des
voisinages qui ne diffèrent nullement de ceux qui réunissent, en des rues qui
porteront finalement leur nom, les ferrons, les couteliers ou les corroyeurs.
Une première «Juiverie» apparaît en 1119 dans la grand rue qui traverse la
Cité d'une rive à l'autre. Cette rue portera durablement le nom de Juiverie.
On y trouve une synagogue et un établissement de bains. D'autres juifs sont
rue de la Pelleterie, rue de la Vieille Draperie. Bien que l'on ne signale
aucune persécution à Paris, l'exemple d'autres villes est sans doute pour
quelque chose dans la précaution qu'est le groupement. Plusieurs cimetières
juifs sont aménagés sur la rive gauche, où le terrain est encore à bon
marché. Le plus important, entre les rues de la Harpe et Pierre Sarrazin, non
loin du Petit-Pont, sera d'ailleurs agrandi en 1283.

La première croisade a donné lieu à une vague d'antisémitisme. Saint


Bernard veille à ce qu'il n'en soit pas de même pour la deuxième, et Suger
pousse Louis VII à tenir compte du rôle que tiennent les juifs dans le
développement économique du domaine royal. Ils sont en effet présents
dans la plupart des secteurs dynamiques, dans le commerce comme dans
l'élevage et même la viticulture. C'est à cette époque qu'ils prennent une
place de choix dans le marché du prêt à intérêt, interdit aux chrétiens par les
conciles mais plus nécessaire que jamais dans une économie en expansion.
Le fait que ce marché englobe à la fois le crédit à l'investissement et un
crédit à la consommation qui est l'accompagnement de la misère contribue à
l'impopularité qui, à partir du XIIe siècle, accable les juifs non en tant que
tels mais en tant qu'usuriers.
Un mouvement d'antisémitisme secoue soudain la France. En 1182,
Philippe Auguste expulse les juifs du domaine royal, non sans avoir
confisqué un cinquième des créances juives et annulé le reste pour satisfaire
les emprunteurs. La synagogue de la Juiverie en la Cité devient en 1190 une
église, dédiée à la pécheresse repentie Marie-Madeleine. La mesure
d'expulsion a beau être rapportée dès 1198, il s'ensuit une nouvelle
migration vers le Midi, la Champagne, la Bourgogne, l'Alsace.

Ceux qui reviennent réoccupent parfois les anciennes Juiveries. Certains


s'installent sur la rive droite, dont l'enceinte alors en construction souligne
l'expansion. Une nouvelle Juiverie apparaît donc dans ces années-là autour
de l'église Saint-Bon, au cœur de ce Paris des affaires qui occupe
maintenant les rues situées entre la place de Grève et les Halles en
Champeaux. C'est l'époque où l'école parisienne jouit de la plus grande
réputation dans l'ensemble du monde juif, et où l'on se presse pour entendre
le rabbin Juda, dit Sire Léon. Mais les tracasseries ne cessent pas. Le roi
exige des cautions. En 1206, il fixe un taux maximum à l'usure : 2 deniers
par livre et par semaine, soit 43 % par an en intérêts non composés. Il
interdit également la pratique des intérêts composés pendant la première
année d'une créance. En 1215, interprétant un canon du concile du Latran,
le roi oblige les juifs à porter une rouelle.

Louis VIII amorce en 1223 le refus d'encadrer avec la caution royale une
activité, l'usure, interdite aux chrétiens. Saint Louis va plus loin. En 1240,
alors que l'Inquisition commence de mêler la lutte contre le judaïsme et la
lutte contre l'hérésie cathare en taxant d'hérésie un Talmud accusé de
détourner les juifs de la Bible, la justice royale fait brûler à Paris sur ordre
du pape Grégoire IX vingt-quatre charrettes pleines de manuscrits
talmudiques, ce qui détruit l'essentiel de la production des écoles
talmudiques et condamne souvent les nouveaux commentateurs, les
tossafistes du XIVe siècle, à travailler de mémoire. L'école de Paris
demeure cependant active.

C'est surtout par des mesures fiscales particulièrement brutales que se


caractérise la politique de saint Louis envers les juifs. À deux reprises, leurs
biens sont saisis. On prend sur le montant de la saisie de quoi rembourser
aux emprunteurs les intérêts déjà payés. L'exemple est suivi par Philippe le
Bel, qui établit sur les juifs de lourdes exactions financières et multiplie les
confiscations.

C'est alors que prend place un épisode qui pèsera lourd dans les
mentalités antisémites de Paris : l'affaire de Jonathas. En 1290, une vieille
femme vient se plaindre de l'usurier qui aurait exigé, pour lui rendre ses
hardes mises en gage, qu'elle lui remette l'hostie consacrée qu'elle recevrait
à la messe de Pâques à Saint-Merry. Le juif a, dit-elle, profané l'hostie.
Poignardée, celle-ci a saigné. Bouillie, elle a rougi l'eau. Elle s'est enfin
envolée. Jonathas sera brûlé vif, et sa maison confisquée. On construira à
l'emplacement de celle-ci une chapelle, puis une maison hospitalière, plus
tard dite couvent des Billettes (rue des Archives). On y conservera comme
une précieuse relique un petit couteau, le «canivet» du crime.

Dans le même temps, on regroupe les communautés juives pour mieux


les surveiller. Philippe III et Philippe IV leur interdisent d'habiter hors des
grandes villes. Ces mesures ont pour effet d'accroître la densité des juifs
dans les centres économiques, où leur présence est de plus en plus mal
supportée par la population chrétienne. Alors que leur groupement en
certaines rues était volontaire et que de nombreux juifs habitaient jusque-là
hors des rues connues comme juives, ce groupement devient obligatoire en
1294. À vrai dire, il n'y a guère à les forcer : la concentration entre Saint-
Merry et la Seine est manifeste dès le début du XIIIe siècle, et les rôles de la
taille, qui commencent en 1292, ne font que la confirmer en la précisant :
les juifs se sont établis entre les actuelles rues Saint-Merry, du Renard, de
Moussy, Saint-Bon et de la Tacherie. Au sud de la rue de la Verrerie, face au
transept de Saint-Merry, la rue Saint-Bon prend des noms étonnants : la
Juiverie-Saint-Bon, ou la rue des Juifs-Saint-Bon. Vers la même époque,
une Juiverie s'organise plus à l'est, entre la rue des Rosiers et celle qui prend
sous Charles V le nom de rue aux Juifs (auj. Ferdinand-Duval).

En 1306, Philippe le Bel expulse les juifs de son royaume. La synagogue


de la rue de la Tacherie, alors dite l'Attacherie, est donnée par le roi à son
charretier Jean de Provins. Le retour vers la France s'amorce, pour
quelques-uns, dès le temps de Louis X : en 1315, on leur vend fort cher un
sauf-conduit pour douze ans. C'est à cette époque que se renforcent les
structures communautaires, apparues spontanément depuis longtemps mais
devenues nécessaires avec la multiplication d'exigences fiscales mettant en
œuvre, comme pour les autres contribuables, le système de la répartition.
L'antisémitisme reprend de plus belle dès 1320. On parle de conjurations
juives, d'entente avec les lépreux, de contamination des puits. Comme
fauteurs de trouble, les juifs sont de nouveau expulsés en 1322.

Le retour autorisé par Charles V n'a d'autre raison que fiscale. Accordée
en 1359 lorsqu'on sait qu'il va falloir payer les conséquences de la défaite,
la permission de s'établir est renouvelée jusqu'en 1394. Mais le prix à payer
est assez élevé pour que, seuls, les juifs aisés en profitent, y trouvant malgré
tout un intérêt pour leurs affaires. Tous sont alors réputés juifs du roi, et
soumis à la juridiction d'un garde, choisi parmi les princes. Ce sont ces
hommes d'affaires juifs que frappe surtout le non-renouvellement de la
tolérance en 1394. Entre-temps, la Juiverie du quartier Saint-Bon a retrouvé
vie. Après 1394, c'en est fini. On ne trouve plus à Paris que des juifs isolés,
tolérés pour des raisons individuelles. Il n'en reviendra en nombre qu'au
début du XVIIIe siècle.

À la veille de la Révolution, on compte à Paris de cinq à sept cents juifs,


autorisés à séjourner dans une capitale interdite à leur communauté. Comme
les autres juifs, ils reçoivent la citoyenneté par le décret d'émancipation du
27 septembre 1791.

Ils reviennent alors dans la capitale. En 1806, Napoléon dote le judaïsme


français d'un statut et d'institutions. Le consistoire, où siègent des
représentants de la haute banque israélite, jouera désormais un rôle essentiel
dans l'organisation de la solidarité en faveur des juifs modestes
nouvellement implantés à Paris. Les dernières discriminations maintenues
sous l'Empire sont levées en 1818. Les lieux de culte se multiplient au XIXe
siècle pour répondre au besoin de cette population en croissance. C'est en
1818 la synagogue de la rue Notre-Dame-de-Nazareth, en 1861 celle de la
rue des Tournelles et de la place des Vosges, en 1867 celle de la rue de la
Victoire. Les nouveaux venus sont pour la plupart originaires de ces régions
qui ont servi de refuge depuis le Moyen Âge : le Languedoc, le Comtat
Venaissin, l'Alsace. On recense près de quatre mille juifs sous l'Empire,
neuf mille sous la Monarchie de Juillet, douze mille au début du Second
Empire. La proportion des ashkénazes ne cesse de s'accroître, et cette
immigration en provenance d'Alsace est soudain gonflée en 1871. La
communauté juive de Paris passe brusquement à vingt-cinq mille. Un
Français juif sur deux habite alors Paris.

À la fin du XIXe siècle, on voit au contraire une immigration d'origine


étrangère, liée aux mouvements antisémites d'Europe centrale et orientale.
En 1872, un juif parisien sur quatre est né à l'étranger. Les Allemands y sont
les plus nombreux. Russes, Polonais et Roumains arrivent ensuite. Les
Parisiens sont les spectateurs parfois étonnés d'étranges campements devant
les gares de l'Est et de Lyon. Le phénomène s'amplifie à partir de 1900,
triplant les effectifs du judaïsme parisien. On compte 50000 juifs à Paris
vers 1900. Il y en aura 160 000 à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
La région dénombre aujourd'hui 380000 juifs.

Cette migration donne à la communauté juive une nouvelle coloration.


Elle conduit à Paris des juifs très marqués par leurs pays d'origine et
soucieux de rester groupés. Autour de la dernière Juiverie de la rive droite,
s'organise spontanément un nouveau quartier juif, que fréquentent à
l'occasion nombre de ceux qui n'y ont pas leur résidence. La rue des Rosiers
en est le centre. Des synagogues s'élèvent dans le quartier. Des écoles
s'ouvrent. Entre les deux langues traditionnelles du juif français qui chantait
en hébreu à la synagogue mais parlait le français en ville, prend alors place
le yiddish, qui est un hébreu germanisé. On parle maintenant le yiddish
dans la rue. On construit de nouvelles synagogues. Se crée en 1885 un club
dramatique russe, et le théâtre des Folies-Voltaire accueille deux fois par
semaine, de 1896 à 1904, des représentations de théâtre yiddish. Des
commerces répondent au besoin cultuel (alimentation casher) ou culturel
(vêtements) d'une clientèle qui ne saurait être réduite à la seule population
du quartier. Cette concentration toujours limitée, qui facilite pendant
l'Occupation la tâche de la police, se reconstitue après la Seconde Guerre
mondiale, et c'est rue Geoffroy-l'Asnier que s'élève aujourd'hui le Mémorial
juif. Mais l'Holocauste a alors mis à mal la communauté ashkénaze quand la
multiplication des sépharades vient une nouvelle fois bouleverser la
communauté juive.

On avait vu venir, depuis le début du XXe siècle, des juifs en provenance


de l'Empire ottoman et d'Afrique du Nord. Ces arrivées étaient sporadiques.
Les événements des années 1950-1962 font converger vers Paris des
populations originaires d'Égypte, d'Algérie, de Tunisie et même du Maroc.
L'ancienne unicité du judaïsme askhénaze, à peine entamée jusque-là par
quelques juifs tunisiens venus pour raison d'études supérieures ou de
carrière, est alors battue en brèche. Les sépharades sont majoritaires dans un
judaïsme parisien désormais fort de quelque 300 000 personnes, banlieue
comprise. Leurs habitudes prennent donc place dans la vie parisienne, qui
doit compter avec les fêtes du calendrier juif et intègre dans sa diversité les
ressources de l'alimentation casher. Mais la nouvelle population juive est
plus largement répartie que l'ancienne à travers l'espace parisien, où elle se
distingue de moins en moins, hors de quelques rues où la présence juive
demeure traditionnelle.

ÉTRANGERS

Qui paraît étranger aux yeux du Parisien du Moyen Âge? Officiellement,


celui qui vient d'un pays situé hors du royaume de France. En pratique,
l'Université fait au XIIIe siècle une «nation» fourre-tout où se trouvent à la
fois les Anglais, les Écossais, les Allemands et les Flamands, et les
privilèges dont jouit la Hanse des marchands de l'eau mettent à l'écart sous
le nom de forains les natifs de Clamart au même titre que ceux d'Amiens ou
de Toulouse. La seule distinction qui soit effectivement ressentie est celle
de la langue. Langue d'oïl et langue d'oc sont tenues pour langues de
Français. Allemands et Anglais sont tenus pour ce qu'ils sont. Et tous ceux
qui parlent la « langue de si» sont tenus pour Lombards, même s'ils
viennent plus souvent de Toscane que de Lombardie.

C'est au XIIIe siècle que les Lombards, qui fréquentaient les foires de
Champagne, s'établissent à Paris. Siennois, Florentins et Lucquois sont déjà
nombreux à la fin du règne de saint Louis, et les grandes compagnies
commerciales et bancaires sont présentes, à côté de quelques marchands
individuels. Sous Philippe le Bel, on les trouve groupés autour de la Croisée
de Paris, vers Saint-Jacques-de-la-Boucherie, Saint-Merry et Sainte-
Opportune, ainsi qu'autour des Halles. Ils sont rue de la Vieille-Monnaie,
rue des Arcis et surtout dans cette Buffeterie qui devient vers 1320 la rue
des Lombards. Boccace entretiendra lui-même la légende selon laquelle il y
serait né.

Ils vont devoir supporter des vagues de xénophobie. Les Parisiens aisés
sont jaloux, les pauvres confondent dans une même haine de l'usurier les
Lombards et les juifs, et le roi est tenté de percevoir des rançons, voire de
saisir les biens. En 1291, Philippe le Bel expulse les Lombards. Mais les
Toscans Biche et Mouche s'emploient à faire revenir leurs compatriotes. En
1347, c'est Philippe VI qui chasse les usuriers lombards. Les grandes
compagnies n'en continuent pas moins à tenir la place. À la fin du siècle, les
Lucquois dominent le marché bancaire. Mais la xénophobie reparaît à
chaque mouvement social. On brûle les maisons des Lombards pendant
l'affaire des Maillotins, pendant les manifestations cabochiennes, pendant la
terreur armagnacque. Vers 1420, la confiance s'étant érodée et la sécurité
des créances étant compromise, les Lombards ont pratiquement déserté la
capitale. On en reverra quelques-uns après 1450, et souvent parce que
devenus étrangers au milieu des affaires. Raoul Spifame, cet avocat
contemporain de Henri II qui publie des arrêts imaginaires, a bien oublié les
origines bancaires des Lucquois Spiefami.

Même si les hommes d'affaires préfèrent le Val de Loire car on y trouve


la Cour, la reprise des activités de la capitale dans la seconde moitié du XVe
siècle attire rapidement les étrangers. La multiplication des universités dans
l'Europe des XIVe et XVe siècles prive Paris de son ancien public
d'étudiants débutants, mais on y voit des intellectuels plus avancés dans la
vie, des humanistes en particulier. Il y a là des Allemands, des Flamands,
des Brabançons et des Hollandais, quelques Espagnols et Portugais. D'abord
dû à des Rhénans, le développement de l'imprimerie attire des dynasties
entières, d'Allemands en particulier. La Renaissance fait confluer les artistes
allemands et italiens vers une ville qui représente l'un des grands marchés
de l'art en Europe. Quant aux banquiers toscans ou milanais, ils ont d'abord
boudé Paris, préférant Tours. Cela dit, leur intérêt est aussi et surtout de
s'installer à Lyon, mais les aléas de la conjoncture locale, dominée par les
affrontements politiques autour des privilèges des foires de Lyon et la
concurrence entre Lyon et Genève, en pousse un certain nombre à gagner
finalement Paris où, à partir de François Ier, la Cour représente de nouveau
le nœud principal d'un réseau d'information et d'influence, et un centre de
décision. On rencontre dans les années 1520 des Frescobaldi, des Cernuti,
des Del Bene. Mais on ne trouve plus rue des Lombards que des confiseurs.
Cette fois, les Espagnols sont présents, avec les Italiens, les Allemands et
les Anglais. C'est alors seulement que Paris devient une ville cosmopolite.
Aux hommes d'affaires se joignent, depuis le temps de Charles VIII mais
surtout sous François Ier, les artistes et les artisans.

Les guerres d'Italie ont diversifié le mouvement en contraignant à l'exil


quelques grandes familles italiennes trop compromises avec les Français
pour demeurer dans la Péninsule après leur départ. On en voit qui gagnent
Paris. La plupart n'y demeurent qu'un temps.

Épouse au XIe siècle de Henri Ier, Anne de Kiev ne paraît pas avoir
amené grand entourage de Russes ou d'Ukrainiens. Quelques brodeurs
d'Europe centrale semblent avoir profité de la venue d'Isabeau de Bavière
pour s'établir à la fin du XIVe siècle. On ne saurait en dire autant de
Catherine de Médicis : c'est toute une cour italienne qu'elle fait ou laisse
venir à Paris, au point de susciter chez les Français une réaction xénophobe.
Déjà implanté à Lyon, le banquier florentin Antonio de Gondi vient servir la
reine à Paris où sa postérité comptera des évêques de Paris (le cardinal-
évêque Pierre de Gondi, l'archevêque Jean-François de Gondi et le célèbre
Jean-François de Gondi, le coadjuteur de la Fronde, futur cardinal de Retz),
un maréchal de France (le maréchal Albert de Gondi, duc de Retz) et un
général des galères (Philippe-Emmanuel de Gondi). Autre client de la reine,
le Milanais Renato Biragha est chancelier de France après Michel de
L'Hôpital. Veuf, il entre dans les ordres et devient cardinal. Germain Pilon
fera son tombeau à Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers. Son frère Charles
est conseiller du roi.

Les hommes d'affaires suivent le mouvement. Ce sont maintenant les


Albizzi, les Ruccellai, les Cenami. Certains sont anoblis. Ils achètent des
seigneuries. Ils font construire dans le faubourg Saint-Germain ou le
faubourg Saint-Honoré. Des alliances matrimoniales font d'eux, dès la
première génération, des aristocrates. Les Parisiens les accuseront d'avoir
fait fortune aux dépens de la France. Il est équitable de dire que la plupart
étaient déjà des notables en Italie, mais qu'ils ne perdaient rien en gagnant
Paris.
Très longtemps, l'usage parisien francise les noms des étrangers. Tout le
monde y trouve son compte, et notamment l'intéressé, plus aisément intégré
sous un nom que le voisinage sait prononcer. Au XIIIe siècle, les hommes
d'affaires toscans Albizzo et Musciatto Guidi dei Franzesi sont Biche et
Mouche. On dit aussi sire Mouchet. Au XIVe siècle, les grands hommes
d'affaires lucquois prennent rapidement un nom français. Burlamacchi
devient Bourlamat, Spiefami se fait Spifame. Le conseiller financier de
Philippe le Hardi, Dino Rapondi, signe à Paris Dine Raponde. Au XVIe,
l'humaniste et architecte fra Giocondo est frère Joconde, voire Jean Joyeux,
et l'ingénieur du roi Girolamo Bellarmato devient Bellarmin. Si les Gondi
gardent leur nom avant de lui substituer celui de Retz, Renato Biragha se
fait René de Birague et Francesco degli Albizzi passe pour François
d'Albisse. Au XVIIe, Concino Concini ne se donne aucune peine puisqu'il
devient le maréchal d'Ancre, mais Giulio Mazarini se mue en Jules
Mazarin, le cavaliere Gian Lorenzo Bernini devient le Cavalier Bernin, le
sculpteur Paganino se fait appeler Maître Paguenin et Giambattista Lulli se
change en Jean-Baptiste Lully, encore que tout Paris l'appelle familièrement
Baptiste. Anobli, il sera M. de Lully. On en use de même à la Cour, où
toutes les reines d'origine étrangère portent la forme française de leur
prénom, et où le prince de Conti se fait Conty pour rappeler qu'il est un
Condé. La pratique ne cessera qu'au XVIIIe siècle avec Law et surtout au
XIXe, où l'on verra les Rothschild préférer la cohérence de leur raison
sociale européenne à la commodité de leurs correspondants français. Elle
subsistera pour les souveraines jusqu'à l'impératrice Eugénie. N'oublions
pas Napoléon, qui donne à son nom des consonances continentales.

La guerre étrangère a souvent mis dans l'embarras des Parisiens de


fraîche date. C'est le cas au temps de Louis XIV, où il y avait tout à perdre
dans la capitale à être le sujet d'un souverain en conflit avec le Roi-Soleil.
Le traité de Ryswick, en 1697, ramène les Anglais dans le sillage du nouvel
ambassadeur, le comte de Portland. À eux seuls, ils font flamber les loyers
dans le faubourg Saint-Germain. Ils trouvent l'air de Paris sec et vif à côté
de l'air pollué de Londres.
Originale en tout point est la vague d'immigrés que vaut à Paris l'échec
de plusieurs mouvements révolutionnaires plus ou moins inspirés, en 1830,
de l'exemple parisien. Allemands, Italiens et Polonais sont à Paris des
réfugiés, mais dont l'idéologie révolutionnaire va marquer la société qui les
accueille et qui porte une monarchie bourgeoise accusée par beaucoup
d'avoir confisqué une révolution. Ce flux diminue après 1835. Se poursuit
en revanche l'immigration ouvrière qui conduit à Paris des populations
anglaise, belge, hollandaise et allemande. Dans l'espace défini par les
fortifications de Thiers, on compte 50 000 étrangers en 1850, 120 000 en
1866. En acceptant des salaires relativement bas, et en organisant leurs
communautés pour conserver langue et tradition, les Allemands -
particulièrement nombreux dans l'imprimerie - suscitent des réactions
xénophobes qui ne cessent qu'avec leur rapide intégration dans la
population d'origine française. D'autres réactions xénophobes semblent
consécutives à l'arrivée, à la fin du siècle, d'immigrants à haut niveau
économique. Juifs d'Europe centrale et Sud-Américains sont globalement
traités de «rastaquouères» par une bourgeoisie qui tolérait l'immigration
ouvrière grâce à laquelle les salaires demeuraient bas mais n'accepte pas de
voir les positions financières prises par les banquiers ou les propriétaires de
mines subitement surgis dans la haute société.

L'immigration du XXe siècle, au contraire, se caractérise par la modicité


de son niveau économique. Les nouveaux Parisiens ne cherchent que deux
choses, souvent liées : un asile et du travail. Cette immigration
contemporaine a multiplié les communautés d'origine étrangère, que soude
pendant plusieurs générations la volonté de conserver leur identité. On a
déjà parlé des vagues successives qui ont renouvelé le judaïsme français.
D'autres vagues ont été plus immédiates. Brutale et sans suite est ainsi après
1917 et jusque vers 1922 l'arrivée de Russes fuyant la révolution
bolchevique. Il en va de même des Arméniens après le génocide de 1915.

C'est pour faire face au besoin d'immigrants au fort particularisme que se


multiplient au XXe siècle les églises nationales (Polonais rue Saint-Honoré,
Espagnols rue de la Pompe) et les églises de rites non latins. Lieux de culte
avant tout, elles sont aussi des centres de vie. Plusieurs églises orthodoxes
gravitent autour de la cathédrale Saint-Alexandre Nevski (rue Daru)
construite de 1859 à 1861 aux frais du tsar et des Russes parisiens. Uniates
ou non, les rites orientaux ont chacun leur église, parfois établie dans une
ancienne église parisienne (melkites à SaintJulien-le-Pauvre) et plus
souvent construite ou aménagée spécialement par la communauté
(maronites, chaldéens, syriaques, russes, arméniens, ukrainiens). À un tout
autre besoin répondent l'église anglicane ou la cathédrale américaine,
l'église luthérienne danoise ou l'église épiscopalienne américaine, l'église
presbytérienne écossaise ou l'église réformée hollandaise, surtout destinées
aux corps diplomatiques et aux milieux d'affaires. Il faut aussi citer les
synagogues allemande et portugaise.

Non moins massive est la venue au XXe siècle de populations d'origine


maghrébine. Beaucoup, notons-le, ont déjà la nationalité française. Jusqu'en
1950, ce sont pour l'essentiel d'anciens soldats demeurés sur le lieu de leur
démobilisation. Après 1950, ce sont des ouvriers et manœuvres venus
profiter en France d'un marché du travail attractif dans les « Trente
Glorieuses » de la reconstruction et de l'équipement du territoire. Alors que
les précédents étaient à peu près tous célibataires, les nouveaux-venus font
rapidement venir leur famille. Apparaît alors une nouvelle génération, née
en France mais largement fidèle aux traditions et aux modes de vie de son
pays d'origine. On compte quatre lieux de culte musulman pour toute la
région parisienne en 1939, et en premier lieu la grande mosquée construite
en 1922-1926; on en recense aujourd'hui plusieurs milliers.

Pour temporaire que soit le plus souvent leur séjour à Paris, il ne faut pas
oublier les étudiants. S'il est impossible de les dénombrer exactement dans
la diversité de leurs inscriptions, on compte actuellement à la Cité
universitaire cent vingt-quatre nationalités. Quant aux diplomates,
accrédités auprès de la République française ou d'une organisation
internationale, ils représentent environ cent quatre-vingts pays.

Le résultat est une forte concentration de population étrangère en région


parisienne. On y compte 38 % des étrangers domiciliés en France. Ils
représentent à la fin du XXe siècle 13 % de la population globale de l'Ile-de-
France, soit le double de la moyenne nationale. Les gros contingents sont
originaires du Maghreb (470 000), d'Espagne et du Portugal (365 000), et
de l'Afrique noire (155 000).
CHAPITRE III

Une ville qui s'étend

UNE ÎLE ET DEUX RIVES

À peine Labiénus a-t-il mis la main sur le chef-lieu des Parisii que la petite ville
est reconstruite dans l'île, autour d'une rue transversale qui joint les deux ponts. Déjà,
on bâtit à la manière romaine, avec des maisons de pierres jointes au mortier. Les
ponts sont fortifiés à leur débouché sur les rives. Un palais s'élève à la pointe
occidentale de l'île, là où s'étendra le palais royal, l'actuel Palais de Justice. À l'est,
un sanctuaire marque probablement l'emplacement de ce qui sera la cathédrale. On
pourrait s'en tenir là.

La paix romaine procure vite une autre possibilité. Dès lors que la position cesse
d'être défensive, plus n'est besoin de s'entasser dans une île exiguë - alors 9 hectares -
où trouveraient malaisément place, avec les maisons d'habitation, l'appareil
monumental sans lequel les Romains ne conçoivent pas une ville. La Cité demeure le
cœur administratif de la ville, et c'est là que s'élève le palais qu'occuperont les
gouverneurs et quelques empereurs. Elle reste le centre commercial. On a retrouvé
au sud de l'actuel parvis les vestiges d'un port romain. Mais, dès les dernières
décennies avant notre ère, la Lutèce gallo-romaine s'établit sur la rive gauche.
Délaissant les espaces marécageux des bords du fleuve, une ville nouvelle au tissu
aéré s'organise sur la pente nord-ouest de la future Montagne Sainte-Geneviève, la
hauteur la plus proche du site primitif de l'île : Montmartre et les Buttes-Chaumont
sont quatre fois plus éloignés que la Montagne Sainte-Geneviève : la topographie
privilégie la rive gauche.

La Cité n'étant pas extensible, c'est là que va se développer la ville romaine, dans
une aire d'environ 1800 mètres du nord au sud, dans l'axe du cardo qui sera plus tard
la rue SaintJacques, et sur 1400 mètres d'ouest en est. Cette ville se prolonge par un
habitat périphérique de bois et de torchis, amorce de futurs villages. Sur la rive
droite, quelques villas, un petit temple et une nécropole sur les pentes de Montmartre
ne sont l'amorce d'aucune agglomération à caractère urbain.
Le choix des Romains a sacrifié la rive droite, dès lors que la paix lui enlevait son
principal avantage, qui avait été de former une sorte d'île protégée par un arc de
marécages. Les « monceaux » que l'on mettra plus tard sous le vocable de saint
Gervais et de saint Jacques ressemblent à des villages en vue de la ville plus qu'à des
quartiers de celle-ci. Quelques artisans y travaillent cependant pour les habitants de
Lutèce. Les objets gallo-romains trouvés au XVIIIe siècle au marché Saint-Jean, en
1991 sous le carrefour Rivoli-Saint-Martin et en 1993 sur le site de la place
Baudoyer ne permettent pas de nier une occupation de la rive droite dès le IVe siècle.
Le cardo de la rive gauche a bien, dès cette époque, son prolongement sous la partie
méridionale de la rue Saint-Martin. Une rue romaine trouvée sous l'actuelle rue
François Miron pourrait être un decumanus, qui suffirait à prouver que la Lutèce du
IVe siècle n'est pas seulement, sur la rive droite, formée de quelques maisons le long
de la route qui va vers le nord. Lutèce est alors largement ouverte sur la campagne.

Le Paris des Mérovingiens s'étend sur les deux rives. On y trouve des abbayes, de
plus modestes sanctuaires aussi, généralement nés d'un cimetière. On compte alors
neuf fondations religieuses sur la rive gauche, deux sur la rive droite. La ville
romaine de la rive gauche était encore occupée, dans les ruines et à côté de celles-ci,
par un habitat modeste et non protégé. Sur la rive droite, une très petite
agglomération se perpétue sur les monceaux à l'est du pont, et celle-ci s'est pourvue
au IXe siècle d'une palissade et d'un fossé. Tout cela paraît sombrer en 885-886. Les
Normands incendient ce qui n'est pas la Cité. Le Paris de Charles le Gros retrouve
pour un temps l'exiguïté de la Lutèce gauloise. Mais le rôle politique joué par le
comte de Paris, roi de France en 888, donne une impulsion inattendue au dynamisme
de l'ancienne capitale mérovingienne. Paris renaît rapidement, et dans une
configuration nouvelle. Il n'y a plus de ville sur les rives, et la Cité est, comme aux
temps romains, trop petite. L'espace est libre.

Le port est sur la rive droite, au lieu même qui restera le cœur de la ville
portuaire : la Grève. Peu avant l'an mil, l'écolâtre puis abbé de Fleury-sur-Loire,
Abbon, le tiendra pour le plus beau port qu'il connaisse. C'est donc sur la rive droite
que, sans tenir compte d'un héritage gallo-romain alors obsolète, les Parisiens de la
fin du IXe siècle commencent de s'établir. Ils y trouvent des lieux de culte qu'il s'agit
de restaurer. Dans les premiers temps, il n'est que de relever l'enceinte : même si bien
des pieux ont brûlé, le fossé est toujours là. La fin de la menace normande en fera un
accident topographique, et non plus une défense. Au XIIe siècle, des masures s'y
élèvent à l'abri du vent. Déjà fort occupée par le palais du comte, puis du roi, et par
la cathédrale, avec tout ce que ces deux pôles d'activité supposent de voisinage, la
Cité carolingienne est une ville de clercs et de notables du service royal. La rive
gauche, que dominent des ruines romaines plus étranges qu'utiles, n'est occupée que
par quelques églises fondées par et pour des religieux. Encore ces églises se dressent-
elles, délabrées, au milieu d'un champ de ruines quand un acte de Henri Ier décrit,
vers 1045, la région d'outre-Petit-Pont comme un lieu de solitude. Sans être un
désert, la future Université est au XIe siècle une suite de terrains vagues entre des
ruines. Peuplée de marchands et d'artisans, systématiquement réurbanisée dans les
années 1060 qui voient se reconstruire des églises comme Saint-Martin-des-Champs
laissées en ruine depuis le IXe siècle, la rive droite devient au contraire la Ville par
excellence. C'est le nom qu'elle gardera jusqu'aux temps modernes.

Les premiers points vitaux de cette rive droite sont, en arrière du port en Grève, à
l'est de la rue méridienne qui part du Grand-Pont, les deux agglomérations
constituées sur les monceaux Saint-Gervais et Saint-Jacques. Autour de lieux de
culte établis à la fin de l'époque romaine hors la ville sur des sites sacrés d'époque
celtique et au centre de cimetières d'origine gauloise longtemps conservés, ce sont
les premiers bourgs du Paris médiéval. Ils commencent de s'étendre au-delà du fossé
carolingien. Un autre bourg s'organise vers le Xe siècle autour de l'église qui devient
alors Saint-Germain-l'Auxerrois et surtout à l'est de celle-ci, en direction du Grand-
Pont. C'est là que les Normands avaient en 885 établi leur campement. Il en subsiste
l'enceinte de pierre et de bois, et le fossé. Nous y retrouvons au Moyen Âge le
deuxième port de la rive droite, dit de l'École-Saint-Germain.

En arrière, une vaste étendue de terres cultivées, alluvions fertiles et humides de la


rive convexe de l'ancien méandre, porte un nom significatif: les «petits champs», les
Champeaux. Les Parisiens à l'étroit dans leurs enceintes en ont depuis longtemps fait
un lieu de réunion ou d'exercice. On y tient des assemblées. Le roi Lothaire, au Xe
siècle, y réunit à cheval ses barons. En 1186 encore, on y donnera des tournois. On y
dresse aussi des bois de justice. Il va de soi que l'on y trouve la place qu'exige une
ville en pleine croissance pour enterrer ses morts : deux cimetières occupent les
abords de Saint-Germain-l'Auxerrois et de Saint-Innocent. Connu comme le
cimetière des Innocents, ce dernier sera le principal champ de la mort du Paris
médiéval.

Lorsque Louis VII décide de donner à Paris l'infrastructure d'un commerce alors
en plein essor, c'est aux Champeaux qu'il pense tout naturellement : ce seront les
halles en Champeaux. Les Halles y resteront jusqu'au milieu du XXe siècle. Dès le
XIIe, elles font naître de nouveaux quartiers de résidence et d'activité
professionnelle. Des rues sont tracées pour relier les Halles et au grand axe de la rue
Saint-Denis. Au-delà des Halles, l'église Saint-Eustache devient une paroisse vers
1212.

L'espace parisien est alors cohérent sur la rive droite : c'est un large demi-cercle
dont le foyer est le débouché du Grand-Pont. Incluant les deux monceaux, le bourg
Saint-Germain et une partie des Champeaux, il dessinera à la fin du XIIe siècle le
Paris de Philippe Auguste. Au-delà, des bourgs se sont constitués sur les terres qu'un
drainage de plusieurs siècles a conquis sur le marécage et qui constituent autant de
cultures, comme la Couture l'Evêque au nord-ouest ou la Couture du Temple au
nord-est. Ces bourgs ont laissé des souvenirs dans la toponymie. On trouve au nord
le bourg Aubry-le-Boucher entre les rues Saint-Denis et Saint-Martin, et plus loin le
bourg l'Abbé autour de Saint-Magloire, sur l'ouverture de la route de Saint-Denis (le
nom est passé au XIXe siècle, après le percement du boulevard de Sébastopol, à une
rue située plus à l'est). Le Beau-Bourg se constitue au XIe siècle à l'est de la rue
Saint-Martin sur les terres saisies par Henri Ier et données par lui à Saint-Martin-des-
Champs. Plus au nord, le bourg Saint-Martin s'est développé depuis le XIe siècle
autour du monastères - et de son enceinte fortifiée dans les années 1130 - au point de
constituer au XIIe une paroisse, Saint-Nicolas-des-Champs, avec pour église une
ancienne chapelle, construite vers le début du XIIe siècle et reconstruite un siècle
plus tard. Plus proche, à l'est, le bourg Thibout s'étend sur la pente extérieure du
monceau Saint-Gervais et porte le nom d'un riche bourgeois du XIIe siècle.

Il faut en finir avec les marais qui cernent la ville et que les routes franchissent par
des «ponceaux». Dès le XIIe siècle, on assèche ceux qui s'étendent sur la rive droite
du côté ouest, entre les sites actuels de la Concorde et du Grand-Palais. On s'attaque
ensuite à ceux qui cernent la ville au nord, sur le tracé actuel des grands boulevards.
Sillonnés de fossés de drainage qui se déversent depuis le XIIIe siècle dans un fossé
du roi devenu par la suite le grand collecteur des égouts, les uns et les autres
deviennent d'abord des terrains de pâture, puis des terres en culture. Il faudra encore
quelques siècles avant que l'on ose y construire, d'abord sur pilotis, puis sur
fondations profondes.

C'est le transfert des activités universitaires qui donne le branle, vers 1200, à
l'urbanisation d'une rive gauche bien négligée depuis les temps mérovingiens. On a
vu abandonner le deuxième cardo, cette voie qui préfigurait le boulevard Saint-
Michel et unissait les abords du forum romain à la grève de l'actuelle place Saint-
Michel. Dès le IVe siècle, on ne craint pas d'ensevelir un corps en plein milieu de ce
qui était l'une des rues de Lutèce. Tout le passage repose maintenant sur l'axe du
Petit-Pont et de la rue Saint-Jacques, l'ancien cardo principal, et la rue de la Harpe
s'infléchit à sa partie basse pour rattraper l'axe de la rue Saint-Jacques.

Comme à l'époque romaine, c'est le sommet de la pente qui est occupé en premier,
et le tracé paradoxal de certaines rues montre bien les réticences de la population de
la rive gauche devant les parties inférieures, toujours humides et inondables.
Contrairement à la logique habituelle, qui dessine des rues concentriques autour du
centre de la ville, c'est autour du centre qu'est pour la rive la Montagne Sainte-
Geneviève que se dessinent des voies nouvelles, indépendantes de l'ancien tracé
rectiligne de la ville romaine dont, avec la rue Saint-Jacques, subsiste le cardo. Les
deux voies transversales, les rues de la Harpe et de la Montagne-Sainte-Geneviève à
mi-hauteur, la rue Saint-André-des-Arts plus bas, suivent en réalité les courbes de
niveau. Le premier centre de la rive gauche, c'est la Montagne, ce n'est pas le Petit-
Pont.

PREMIÈRES ENCEINTES

C'est de l'apparition des Normands sur la Seine et des sièges qui précèdent celui de
885-886 que part l'histoire des enceintes comme celle des ponts. Les Normands ont à
plusieurs reprises incendié la ville. Ils sèment la terreur dans les autres places de
Charles le Chauve. En 877, celui-ci ordonne dans tout son royaume la restauration ou
la construction d'enceintes propres à retenir les envahisseurs. L'expérience a montré
que ceux-ci savent mal prendre une place bien enclose. C'est alors que l'on construit
en amont du grand pont romain la digue qui sera plus tard le Grand-Pont et qui
s'oppose à la remontée des bateaux scandinaves. On relève l'enceinte de la Cité. Sur
la rive droite, où l'habitat s'est développé sur les deux monceaux Saint-Gervais et
Saint-Jacques, les habitants décident eux-mêmes de la construction d'une forte
palissade précédée d'un fossé.

Ainsi monte à l'horizon de Paris ce qui sera la deuxième enceinte, la première à


s'élever hors de l'île. Cette enceinte du IXe siècle, peut-être construite entre 877 et
885, mais plus vraisemblablement lors de la restauration urbaine qui suit le siège de
885-886, s'appuie sur le fleuve à l'ouest de la rue Saint-Martin et au sud de Saint-
Gervais. Entre ces deux points, sur la berge, une palissade sans fossé, assemblée à
ferrures, ferme l'enclos autour du fortin qui protège le vieux pont romain. Elle
englobe au nord-ouest Saint- Merry,
à l'ouest l'église qui sera Saint-Jacques, et sans doute à l'est Saint-Gervais : au
total, 20 hectares. Peut-être la rue des Barres, ou Barrés, tient-elle son nom d'un
vestige de la palissade, si tant est que ce nom ne vienne pas du vêtement rayé de
religieux établis là beaucoup plus tard. Deux portes s'ouvrent, autour desquelles la
palissade cède peut-être la place à une maçonnerie : la porte Baudoyer à l'est, sur la
route qui conduit à Sens, la porte Saint-Merry au nord, sur la route de Senlis. L'une
et l'autre demeureront comme autant d'indices dans la toponymie. Une place, derrière
l'Hôtel de Ville, portait encore à la fin du Moyen Age le nom de porte Baudoyer,
voire de porte Baudet (place Baudoyer). Quant à la porte Saint-Merry, elle sera
pendant quelques siècles la porte de Paris, et le carrefour des rues Saint-Denis et
Saint-Germain-l'Auxerrois demeurera pour les Parisiens la «porte Paris», voire
«l'Apport Paris». C'est devant la porte Paris que se déroule le combat historique de
978 dont la chanson du Moniage Guillaume fera au XIIe siècle le combat de
Guillaume d'Orange contre le géant Isoré.

De cette première enceinte de la rive droite, comme de l'enceinte de la Cité, il ne


reste pratiquement rien dans le Paris du XIIe siècle. Quelques pieux demeurent de-ci
de-là, noyés dans la construction de bois et de pisé des maisons qui ont proliféré de
part et d'autre sur la rive droite. Des pans de murs dits «murs du roi» seront encore
visibles au temps de saint Louis du côté de la porte Baudoyer. Il ne reste guère des
défenses que le bourg Saint-Germain-l'Auxerrois avait héritées du camp normand de
885 : quelques fossés, qui ont procuré à bon marché des caves aux maisons édifiées à
leur emplacement. Au moins ces fossés marquent-ils plus durablement la
topographie que ne fait l'ancienne enceinte autour des monceaux, tout juste
perceptible de part et d'autre de la place de Grève dans le tracé des rues de la
Savonnerie, de la Tannerie et de la Mortellerie. Le remodèlement du quartier par
Haussmann n'en a laissé subsister que, en contre-bas de Saint-Gervais, l'amorce de la
rue de l'Hôtel de Ville. Le demi-cercle formé par les rues des Fossés-Saint-Germain,
de Bétisy et Bertin-Porée est en revanche visible jusqu'au percement de la rue de
Rivoli. Il en reste aujourd'hui le tracé incurvé de la place du Louvre devant Saint-
Germain-l'Auxerrois, puis de la rue Perrault.

Quant à ce qui devient le quartier de l'Université, l'outre-Petit-Pont, on sait qu'il


n'avait pas de défense à l'époque romaine et que les seuls espaces protégés qu'il
connaisse au premier Moyen Age sont celles des abbayes. Saint-Germain-des-Prés,
Sainte-Geneviève et Saint-Victor ont leur palissade et leur fossé, qui s'étend autour
du noyau des bourgs constitués à l'ombre de l'église. Il en va de même autour des
petits bourgs de Saint-Marcel et de Notre-Dame-des-Champs qui sont nés au bord de
la route de Lyon et de la route d'Orléans. Ces modestes fossés n'ont aucune
prétention à défendre le bourg d'une agression. Au mieux manifestent-ils l'existence
d'une communauté d'habitants.

Mais les bourgs s'étendent largement au-delà des espaces protégés des abbayes.
On compte 121 maisons dans le bourg Saint-Germain-des-Prés à la fin du XIIe
siècle. Il y en a plus de 200 à la fin du XIIIe. Le bourg est devenu un village, avec ses
rues, rayonnant autour du carrefour de la Croix-Rouge, et avec ses équipements
collectifs, comme les halles qui accueillent la foire (auj. marché Saint-Germain) ou
le four banal qui a donné son nom à la rue du Four. Le bourg domine le Pré-aux-
Clercs où les étudiants ont pris, dès le XIIIe siècle, leurs habitudes au mépris des
droits de l'abbé. Après cent cinquante ans de querelles, un accommodement est enfin
trouvé en 1368 : pour compenser l'extension de ses emprises sur le Pré-aux-Clercs,
l'abbé cède à l'Université un Petit-Pré-aux-Clercs situé entre l'enceinte de Philippe
Auguste et, au-delà du chemin de la Petite-Seine (rue Bonaparte), ce qui devient le
Grand-Pré-aux-Clercs, étendu jusqu'à l'actuelle rue de Solférino.

Il en va de même pour le bourg Saint-Marcel, qui s'étend, autour de l'actuel


carrefour des Gobelins, sur les vestiges d'un village gallo-romain et en bordure de
l'ancienne nécropole chrétienne, à la faveur de l'amorce de la route de Sens et de
Lyon, mais aussi du pèlerinage suscité par la tombe de l'évêque Marcel. Le cœur du
bourg est la collégiale, l'axe est la route. Quant au bourg Saint-Victor, autour de
l'abbaye et de son illustre école, et au bourg Sainte-Geneviève, ils seront coupés en
deux par l'enceinte de Philippe Auguste. La partie laissée hors de Paris mais tout
contre l'enceinte prendra les allures d'un simple faubourg.

L'ENCEINTE DE PHILIPPE AUGUSTE

C'est donc une ville ouverte qui forme le cœur du domaine royal dans le temps où
le Capétien affronte des rivaux - le duc de Normandie ou le comte de Champagne -
sur des frontières à peine distantes d'une journée de cheval. Au moment même où il
fait de Paris une véritable capitale, Philippe Auguste va assurer la sécurité d'une ville
qui ne cesse de s'étendre et qu'il ne souhaite pas laisser sans défense alors qu'il quitte
la France pour la croisade.

En 1190 donc, il ordonne aux bourgeois de construire une enceinte qui englobe les
quartiers urbanisés au cours du dernier siècle. On comptait 7 hectares dans la Cité et
20 dans la médiocre enceinte du IXe siècle. La ville que va protéger l'enceinte de
Philippe Auguste comptera 272 hectares, dont de larges espaces encore vides comme
les Champeaux sur la rive droite ou l'essentiel du Pré-aux-Clercs sur la rive gauche,
voire des zones encore agricoles : le Capétien voit loin et n'entend pas retrouver le
souci d'une capitale qui déborde sa muraille. Les travaux commencent
immédiatement sur la rive droite. La rive gauche suit. L'enceinte est achevée vers
1212. Le roi en a payé une large part : plus de 7 000 livres parisis pour la seule rive
gauche. Pour forte que soit la somme, il ne faut pas se leurrer : rapidement
construite, l'enceinte est bâtie à l'économie. Ce mur n'est pas à lui seul une défense. Il
est défendable.
Cette enceinte de Philippe Auguste est avant tout une forte muraille de 2,6 mètres
à la base, haute d'une douzaine de mètres, allongée sur quelque 2 500 mètres sur la
rive gauche, 2 600 mètres sur la rive droite. Outre les portes fortifiées à deux tours,
elle est flanquée sur la rive droite de trente-sept tours et sur la rive gauche de trente-
trois tours, ouvertes à la gorge, larges de quelque cinq ou six mètres. Le mur est
sommé de parapets de bois et de créneaux de pierre. La fortification ne comprend ni
fossé ni levée de terre. Le Paris contemporain a gardé peu de vestiges de l'enceinte
du XIIe siècle, celle-ci ayant été largement noyée dans les constructions ultérieures
qui ont utilisé les murs de la ville pour appuyer des maisons de tout genre. Les rues
ont en revanche, et parfois jusqu'à nos jours, conservé le tracé des fossés creusés à
l'extérieur en 1358 ou celui du chemin de ronde intérieur.

L'enceinte s'appuie, sur la rive gauche, sur deux forteresses, la Tournelle en amont,
face à l'île Notre-Dame (partie occidentale de l'actuelle île Saint-Louis), la tour de
Nesle en aval, face au Louvre (à l'emplacement du pavillon oriental de l'Institut). On
compte, sur la même rive, neuf portes : la porte Saint-Bernard, la porte Saint-Victor
(carrefour de la rue du Cardinal-Lemoine et de la rue des Écoles), la porte Saint-
Marcel ou Bordelle (au dessus de la Contrescarpe), la porte Papale ou Sainte-
Geneviève, la porte Saint-Jacques (carrefour de la rue Saint-Jacques et de la rue
Soufflot), la porte Saint-Michel, la porte Saint-Germain (carrefour de l'Odéon) et
celle qu'on appellera au XIVe siècle la porte Bucy. Une porte de Nesle sera intégrée
au XIVe siècle dans le dispositif de la tour. L'abbaye de Sainte-Geneviève est prise
dans l'enceinte, non Saint-Germain-des-Prés et Saint-Victor. Le tracé est aujourd'hui
rappelé en amont par les rues des Fossés-Saint-Bernard, des Fossés-Saint-Victor (du
Cardinal-Lemoine), en aval par les rues des Fossés-Saint-Jacques (Monsieur-le-
Prince et des Fossés-Saint-Jacques), des Fossés-Saint-Germain (de l'Ancienne-
Comédie) et des Fossés de Nesle (Mazarine).

Sur la rive droite, l'enceinte s'appuie en amont sur la tour Barbeau, en aval sur la
tour du Coin, au débouché de l'actuel pont des Arts. On y compte sept portes : la
porte Baudet ou Baudoyer qui deviendra la porte Saint-Antoine, la porte Barbette sur
la rue Vieille-du-Temple, la porte du Temple, la porte Saint-Martin, la porte Saint-
Denis, la porte Montmartre et la porte Saint-Honoré. Elle laisse hors les murs le
Louvre qui s'édifie alors. Elle coupe en deux les Champeaux, n'en prenant que la
partie orientale où sont désormais les Halles. Le tracé se retrouve par la suite en
amont dans les rues des Jardins-Saint-Paul et de Sévigné, puis dans la rue Étienne-
Marcel, et en aval dans la rue de l'Oratoire.

La fortification des portes est soignée : un fortin, deux tours autour de lourds
vantaux et d'une herse de fer. Le creusement du fossé obligera, sur la rive gauche, en
1358, à la mise en place de ponts-levis et de barbacanes sur la contrescarpe.
Aucune fortification n'est établie sur le pourtour de la Cité. Au plus pourra-t-on,
en temps de guerre, tendre des chaînes entre la tour du Coin et la tour de Nesle. Cette
pratique ne paraît pas remonter au-delà du xive siècle. Mais deux forteresses
protègent l'accès aux deux ponts qui sont alors le seul accès à l'île : les Châtelets, à la
fois défenses et prisons, mais surtout sièges des deux prévôts-baillis qui sont les
représentants locaux du roi dans sa capitale. Élevé vers le milieu du XIIe siècle, le
Grand Châtelet est sur la rive droite un fort donjon carré cantonné de tourelles, à
l'angle d'une enceinte quadrangulaire que complète une grosse tour ronde et que
franchit par un passage voûté la circulation vers la Grande Boucherie et la rue Saint-
Denis. Le Petit Châtelet est sur la rive gauche une massive construction rectangulaire
aux angles incurvés en tours. Les maisons du Petit-Pont s'appuient sur lui.

L'enceinte de Philippe Auguste n'aura guère l'occasion de prouver son efficacité.


La victoire royale sur le Plantagenêt et la conquête de la Normandie, puis les
offensives des Capétiens en Languedoc et en Aquitaine, et enfin en Flandre, laissent
pour un siècle et demi Paris oublier la menace d'un siège ou d'une surprise. La ville
s'étend, sur la rive droite qui bénéficie de l'expansion économique, bien au-delà de sa
muraille. L'enceinte n'est plus une sûreté mais une gêne. Entre les portes fortifiées
que l'on juge trop éloignées l'une de l'autre, on ouvre à la fin du XIIIe siècle des
poternes qu'un simple vantail ferme la nuit : ainsi la poterne Coquillière (rue
Coquillière), la poterne au comte d'Artois (rue Montorgueil), la poterne Braque ou du
Chaume (rue des Archives), la poterne Saint-Paul (rue Charlemagne), la poterne de
l'Ave Maria (rue du Fauconnier). Mal entretenue, l'enceinte inutile se dégrade,
notamment entre le Louvre et la rue Saint-Denis. Elle a cependant un effet direct sur
la topographie de la capitale : elle ralentit pour quelques décennies l'expansion et
concourt ainsi à une saturation des espaces bâtis qui se traduit par l'amenuisement
des parcelles. Lorsque l'expansion l'emporte sur un besoin de sécurité devenu
secondaire, on constate une différence significative entre les propriétés comprises
dans l'ancienne enceinte, généralement faites d'étroites bandes de terrain
perpendiculaires aux rues, et les plus larges espaces, pris sur les « coutures » c'est-à-
dire sur les terres agricoles, où les nouveaux riches du milieu du XIVe siècle sauront
se constituer des propriétés largement pourvues de jardins.

Pendant longtemps, cependant, l'enceinte de Philippe Auguste demeurera présente


dans le paysage urbain et dans la vie quotidienne des Parisiens. Il faudra, pour faire
démolir les portes de la rive droite dans les années 1530, l'avènement d'un nouvel
urbanisme fondé sur la perspective et la protestation des usagers las de se bousculer
pour franchir d'inutiles portes étroites. Restera, pour quelque temps encore, l'enceinte
de la rive gauche.
CHARLES V

Crécy sonne en 1346 le glas de la sécurité. Dix années sont nécessaires pour que
Paris comprenne que le temps n'est plus où l'on pouvait laisser la ville s'agrandir hors
de toute protection. Le roi ayant, avant son départ en campagne, ordonné la
destruction de maisons dangereusement accotées au mur d'enceinte, on a vu des
bourgeois défendre leur bien les armes à la main. Après Crécy, on sent le danger,
mais on s'accommode vite de le voir s'éloigner. Lorsque à Poitiers le malheur frappe
de nouveau le royaume en 1356, Paris réagit enfin. Sur la rive gauche, on creuse en
1358 devant le mur de Philippe Auguste un fossé sec qui donnera leur nom à bien
des rues. Sur la rive droite, une nouvelle enceinte est alors entreprise, capable de
protéger les espaces récemment urbanisés. Prévôt des marchands depuis 1355,
Étienne Marcel fait aménager en 1358, sur une longueur que nous ignorons, faute
d'en avoir trouvé autre chose que le tronçon dégagé en 1989-1990 dans la cour du
Louvre, un fossé et un rempart dont les travaux sont assez peu avancés lorsqu'il
meurt le 31 juillet 1358. Malgré le risque d'une nouvelle menace anglaise, risque que
rappelle dès 1359 la vaine chevauchée d'Édouard III à travers l'Artois, la Champagne
et la Bourgogne, les travaux de l'enceinte demeurent interrompus : la France doit se
saigner pour payer la rançon de Jean le Bon.

On reparle de l'enceinte quelques années plus tard, après le rétablissement


financier que souligne l'émission du franc d'or, dans ces années 1365 où Charles V
prépare ouvertement la rupture du traité de Brétigny-Calais. Tout le monde le sait
alors que les juristes affinent leurs arguments et que le roi organise son armée : on va
avoir la guerre. Entreprise dès 1365, la nouvelle enceinte qui sera connue comme
celle de Charles V est en réalité une œuvre de longue patience, poursuivie sous
Charles VI jusqu'à un premier achèvement dans les années 1395.

Sur la Seine, elle s'appuie en amont à la tour de Billy, en aval à la tour de Bois, ce
qui inclut le Louvre et tout le quartier qui s'est développé alentour, hors la porte
Saint-Honoré, dans les années 1300. Sont également compris dans l'enceinte le bourg
Saint-Martin et l'enclos du Temple. Aux 272 hectares du Paris de Philippe Auguste,
elle ajoute 167 hectares de la seule rive droite. Le Paris enclos atteint maintenant 439
hectares. Le tracé en est perceptible dans celui des rues actuelles : après avoir
traversé la cour du Carrousel, la place du Théâtre-Français, le jardin du Palais-Royal
et la cour de la Banque de France, il suit sur son côté sud-est la rue d'Aboukir, puis -
un peu au sud des boulevards Saint-Denis et Saint-Martin - la rue Sainte-Apolline et
la rue Meslay, les boulevards entre la République et la Bastille, le boulevard Bourdon
jusqu'à la Seine, et enfin sur leur côté nord le boulevard Morland et le quai des
Célestins jusqu'à l'aplomb de la rue Saint-Paul. Sept portes sont aménagées. Si l'on
compare la longueur de la nouvelle muraille à l'ancienne - ou à celle de la rive
gauche, qui s'ouvre par huit portes -, ce nombre signifie que la ville de Charles V est
plus sévèrement enfermée que celle de Philippe Auguste. Une nouvelle forteresse
équilibre à l'est le dispositif de défense : la bastide Saint-Antoine, que l'on appelle
aussi le château Saint-Antoine et, très vite, la Bastille.

Le propos de Charles V et du prévôt Hugues Aubriot n'est pas de protéger toutes


les portes par une forteresse onéreuse à construire et à faire tenir par une garnison. Ils
savent bien que deux points forts, en arrière des portes Saint-Honoré et Saint-
Antoine, ne serviront de rien pour garder la porte Saint-Denis ou la porte Saint-
Martin, non moins essentielles pour la défense de la ville. Au reste, le Louvre (dans
l'angle de l'actuelle cour Carrée) est trop en arrière de la nouvelle enceinte pour être
une défense de la nouvelle porte Saint-Honoré, située à l'emplacement de ce qui est
aujourd'hui le début de l'avenue de l'Opéra. Le Louvre est et demeure, après les
améliorations de Charles V, une résidence forte. C'est un donjon circulaire, protégé
par un quadrilatère flanqué de tours. Il est, selon les besoins, logement princier,
trésor ou prison. Il est conçu pour se défendre, non pour défendre la ville.

La Bastille, elle, tourne le dos à la fonction résidentielle. Sans donjon, la forteresse


rectangulaire se présente comme une haute courtine flanquée de huit tours.
Originalité, qui souligne la différence avec un château ordinaire : les courtines ont la
même hauteur que les tours. La Bastille est un bloc massif. Même si l'on oublie ce
que sera sa fonction principale pendant quatre siècles, la Bastille n'a rien d'une
construction d'agrément. Il s'agit de contrôler de l'intérieur la nouvelle porte Saint-
Antoine. Vers l'extérieur, la porte se défend comme les autres : deux tours, de forts
vantaux, des archers. Mais la porte Saint-Antoine est, pour le roi de France, celle de
sa liberté de manœuvre. C'est la route de Vincennes. Les leçons reçues lors du
mouvement insurrectionnel de 1358 sont retenues, et le gouvernement des oncles de
Charles VI en tire les conséquences lors de l'affaire des Maillotins en 1382 : la liberté
d'un gouvernement soumis à la pression de la rue parisienne n'est pas dans
l'enfermement à l'abri du Louvre, mais dans un repli sur Vincennes. La Bastille ne
protège pas Paris, elle protège le roi de France des Parisiens. Position de tir sur
l'intérieur de la porte et sur la rue Saint-Antoine, elle garantit au roi la route d'une
résidence forte assez vaste pour abriter la cour et permettre de gouverner.

L'enceinte de Charles V rompt avec une longue tradition, celle de la fortification


maçonnée en hauteur, qui répondait aux besoins d'une défense contre les trois types
d'assaut connus depuis l'Antiquité : la sape, l'escalade et le pilonnage. Contre la sape,
impossible en souterrain hors de conditions topographiques rarement réunies, il
n'était que de dégager les abords. Du Guesclin était précisément en train de porter à
son extrême rigueur cette pratique fort ancienne : détruire au pied de toutes les
enceintes les constructions souvent subreptices qui, adossées au mur, eussent permis
aux sapeurs de mener à bien leur tâche en les protégeant des tirs légers et des
projectiles de petite taille, les seuls dont on disposât en abondance dans une ville
assiégée. Contre l'escalade, les meilleures défenses étaient la hauteur et l'eau. Plus la
courtine était haute, plus il était difficile de trouver des échelles de bonne taille et de
grimper rapidement sous le tir des archers embusqués dans les tours flanquantes. Les
défenseurs établis en haut de la courtine avaient de surcroît tout leur temps pour se
saisir du sommet des échelles et les renverser. Un fossé rempli d'eau rendait plus
malaisées l'approche et l'escalade, aussi bien que la sape.

Restait l'artillerie. Les engins mécaniques, trébuchets, balistes et autres


mangonneaux, ne pouvaient projeter des quartiers de roche suffisants pour entamer
efficacement une bonne maçonnerie de pierre. Ils étaient en revanche fort propres à
pilonner en ville les maisons proches du mur et à faire ainsi s'effondrer les toits et les
murs de bois ou de torchis. Là encore, la hauteur des murs assurait une excellente
protection contre les tirs tendus des engins à ressort, toujours de faible force, et la
meilleure des défenses contre les tirs courbes des machines à balancier. Depuis le
début du XIIIe siècle, des enceintes comme celle du Paris de Philippe Auguste
avaient fait leurs preuves. On ne prenait guère de villes autrement que par la famine,
donc au prix d'un siège long et plus coûteux pour les assaillants que pour les
assiégés.

L'entrée en jeu de l'artillerie à feu change au XIVe siècle les conditions de la


défense. L'enceinte ne peut rivaliser de hauteur avec la puissance de tir de
couleuvrines et canons capables d'atteindre un objectif à trente mètres d'altitude. Une
muraille comme celle du XIIIe siècle atteignait tout juste les douze mètres. Élever
une courtine de trente à quarante mètres de haut sur une longueur double de la
précédente aurait supposé plus de pierre, d'argent et de temps qu'on n'en pouvait
avoir.

La réplique à cette aggravation des menaces est une enceinte d'un type tout à fait
nouveau. La défense de Charles V va jouer de la distance. Les fouilles faites en
1989-1990 dans la cour du Louvre permettent de connaître le dispositif, du moins
entre la tour de Bois et les abords de la porte Saint-Honoré. Un large fossé en eau
(large de 28 m, profond de 5 à 6 m) peut-être recoupé en deux fossés, suffit, avec 1,5
mètre d'eau, à écarter les sapeurs et les escaladeurs. Un petit fossé sec, de moindre
profondeur (2 m) et de faible largeur (3 m), rend impossible l'approche rapide d'une
artillerie dont il faut tirer les pièces à bras d'homme dans des caissons. Quelques
archers se feraient un jeu, depuis le rempart, d'empêcher la manœuvre. Les bouches à
feu atteignent au mieux leur objectif à trente mètres en tir tendu, à quatre-vingts
mètres en tir courbe. En les tenant à distance d'une petite centaine de mètres, le
système des fossés secs, peu onéreux à creuser, met la fortification à l'abri. Dès lors,
la hauteur devient secondaire : le mur de Charles V ne s'élèvera que de quelques
mètres au-dessus de l'épais rempart de terre (large de 25 m, haut de 2,2 m sur le site
fouillé) qui domine le fossé en eau et amortit enfin de course les boulets des pièces à
longue portée. Le mur n'abrite plus la ville, il protège les archers et les arbalétriers.

Il faut tenir compte des progrès de l'artillerie, rapides dans la seconde moitié du
XIVe siècle. Le dispositif est donc complété sous Charles VI par un deuxième fossé
sec, large de 3,7 m, profond de 2,4 m, dont rien n'assure qu'il ait été réalisé sur tout le
pourtour de la ville. Il est comblé entre 1410 et 1420, et le premier fossé est alors
remplacé par une levée. Le complexe défensif s'étend alors sur 90 m, distance
qu'aucun projectile n'atteint encore.

Le point faible demeure la porte. C'est là qu'on peut approcher l'artillerie ou le


bélier. Le hasard n'est pour rien dans le fait que, après avoir perdu beaucoup de
temps à créer un étroit passage à travers les fossés secs en y apportant des fagots,
Jeanne d'Arc soit, en 1429, blessée devant la porte Saint-Honoré. L'assaut ne pouvait
être donné qu'à une porte. Dès les années 1370, les portes sont érigées en lourdes
fortifications. On ne cessera de les entretenir.

Surtout, et encore plus lorsque la guerre prend au XVe siècle des allures de guerre
civile, avec dans chaque ville et plus qu'ailleurs dans Paris la présence possible de
partisans de l'assaillant, la capitale est à la merci de la «surprise» autrement dit du
parti de « traîtres » qui ouvre subrepticement la porte après avoir, de l'intérieur,
séduit, enivré ou neutralisé la garde. Ce sont des Parisiens qui ouvrent les portes le
29 mai 1418 aux hommes du duc de Bourgogne, le 13 avril 1436 aux soldats de
Richemont. Et c'est en refusant de les leur ouvrir en juillet 1465 que les Parisiens
ruinent les espoirs de la Ligue du Bien public. Mais, tout au long de ce siècle et demi
de guerres, Paris aura vécu dans une psychose permanente de complots et de
trahisons. On comprend que le prévôt de Paris ait en 1405 fermé toutes les portes
sauf quatre et changé les serrures, et que le prévôt des marchands ait à plusieurs
reprises, entre 1413 et 1440, «fermé au plâtre» bien des portes : les portes
Montmartre, Saint-Bernard, Saint-Germain et Bucy restèrent murées plus de trente
ans, et même les portes Saint-Denis et Saint-Jacques furent une fois fermées au
plâtre, l'une en 1417, l'autre en 1418. À la même époque, on pourvoit d'un pont-levis
les portes que l'on pense laisser ouvrables. Faute de bois, on abat à la porte Saint-
Denis les lourds vantaux pour en faire le pont-levis. On rétablira ensuite les vantaux.

C'est probablement à cette époque qu'un mur est élevé en bordure de Seine entre la
tour de Bois de Charles V et la tour du Coin de Philippe Auguste.
L'enceinte de Charles V sera plusieurs fois restaurée. Les habitants du quartier
ayant exigé la réouverture de la porte Saint-Martin, on en rétablit en 1425 les
fortifications déjà délabrées. On renforce le dispositif en 1429 à la nouvelle de la
victoire de Jeanne d'Arc à Orléans : les tours sont consolidées, des futailles pleines
de pierres y sont disposées, on redresse l'escarpe des fossés. Le tout subit une
dernière modification dans les années 1515. Le fossé en eau est élargi (30 m) et
approfondi (7 m). C'est alors que, l'escarpe et la contrescarpe sont maçonnées.

UNE VILLE OUVERTE

La construction d'une nouvelle enceinte serait cependant nécessaire. Les menaces


persistent, et elles viennent du Nord : de l'état bourguignon avant 1477, des Pays-Bas
du Habsbourg ensuite. C'est donc la rive droite qui appelle en priorité une nouvelle
défense. Sous Louis XI, on s'est contenté de moderniser l'enceinte de Charles V pour
tenir compte des progrès de l'artillerie. Car un canon placé à la tour de Billy atteint
en 1461 la grange aux Merciers : quelque mille cinq cents mètres. En 1479, une
bombarde de la Bastille envoie son boulet de 500 livres sur la justice du pont de
Charenton. Trop vite rechargée alors que le foyer est encore rouge, elle part d'elle-
même, tuant sur place le fondeur et à distance un oiseleur qui tendait ses filets et ne
s'attendait nullement à l'arrivée d'un boulet.

En 1465, face à la Ligue du Bien public, on s'en tient à des mesures d'urgence. On
mure des portes, on aménage des boulevards, on aplanit les décharges qui forment au
large des portes des monticules hauts comme les murs, fort propres à accueillir des
canons braqués sur la ville. Un canonnier bourguignon ne se vante-t-il pas de placer
là une bombarde qui atteindrait la ville en plein. Passé l'alarme, on recommence, et
l'on voit, vingt ans plus tard, depuis la décharge de la porte Saint-Antoine ce qui se
passe à huit cents mètres de là dans les cours de l'hôtel des Tournelles.

Amorcé dès les années 1440, le repeuplement de Paris se traduit lentement dans
l'espace. Jusque vers 1480, les Parisiens ne font que reconquérir la ville qui avait été
pleine au temps de Charles VI. Les quartiers périphériques, cependant, commencent
de montrer un certain surpeuplement. Au nord-ouest des Halles, l'église Sainte-
Agnès devenue en 1212 Saint-Eustache et déjà agrandie en 1434, est à ce point
insuffisante pour la population d'un quartier en pleine expansion qu'en 1495 la
paroisse achète un terrain contigu, sur la rue Montmartre, en vue d'une reconstruction
dont on fait les plans en 1519 sans se refuser de voir grand, et qui commence
effectivement en 1532.
Au début du XVIe siècle, Paris ressent les premières atteintes d'une crise du
logement. Malgré les tentatives faites par le gouvernement royal pour endiguer la
venue des provinciaux et la croissance des faubourgs qui s'ensuit, la ville ne cesse de
s'étendre. Au sud-est, c'est la première urbanisation des rives de la Bièvre. Au nord,
le tissu urbain se fait continu au-delà des portes Saint-Denis et Montmartre. On parle
de villes-neuves de tous les côtés : Ville-Neuve de la porte Saint-Denis, Ville-Neuve-
sur-Gravois (boulevard Bonne-Nouvelle), Ville-Neuve du clos d'Orléans (faubourg
Saint-Marcel), Ville-Neuve Saint-René (rue du Puits-de-l'Ermite, près de la place
Monge). Dès ce moment, la croissance de la capitale prend place parmi les
préoccupations des gouvernants, et elle y demeurera au premier plan jusqu'à nos
jours.

On ne craint plus d'invasion après l'éphémère frayeur qu'a provoquée en 1512 un


risque d'invasion anglaise, et les souvenirs de la guerre civile s'estompent. C'est donc
hors des murs que, comme au milieu du XIVe siècle, on va chercher des espaces
libres pour la construction. Habiter un faubourg cesse d'être signe d'infériorité
sociale. François Ier favorise d'ailleurs le mouvement en faisant rouvrir des portes de
longtemps fermées, comme la porte Bucy en 1539 et la poterne de Nesle en 1550.
Ces deux réouvertures font la fortune du faubourg Saint-Germain. En 1519, on
jugeait à propos d'établir hors la porte Saint-Germain l'annexe de l'Hôtel-Dieu vouée
aux pestiférés. Vingt ans plus tard, on ouvre les rues du Petit-Lion et du Gindre
(Saint-Sulpice et Madame), on aménage la rue de Tournon, on construit rue Neuve-
Saint-Lambert (de Condé) et les nouveaux occupants du faubourg en font paver les
rues.

Moins huppés, les autres faubourgs s'étendent également. Les règlements des
métiers poussent hors de la ville bien des artisans, soucieux d'échapper aux
contraintes collectives. Le bas prix des loyers et le prix du vin qui y échappe à
l'impôt attirent de même dans les faubourgs les tavernes, les établissements de jeu,
les maisons de prostitution. Sur la rive gauche, où l'on atteint vite les faubourgs sans
s'éloigner vraiment du centre et des ponts, la bourgeoisie et le menu peuple
s'installent au-delà des portes Saint-Victor, Saint-Jacques et Saint-Michel. Sur la rive
droite, le faubourg Saint-Denis s'élargit jusqu'à la porte Montmartre. Les anciens
chemins ruraux deviennent des rues. De nouvelles maisons s'élèvent sur les dernières
coutures, celle du Temple, celle de Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers. On ouvre
des rues à peu près rectilignes. Sur les remparts, on élève des moulins à vent. Des
cordiers louent des tronçons de talus pour tordre leurs cordes.

Paris n'est plus défendable. En cas de menace, il serait impossible de reloger en


ville la population des faubourgs. En 1512, on s'est contenté de réparer quelques pans
de muraille. En 1523, on donne quelques coups de pioche autour des faubourgs
Saint-Honoré et Saint-Denis. Mais l'entreprise paraît trop onéreuse : on s'en tient là.
Il revient moins cher de créer une milice de cent arquebusiers, mais on sait bien que,
devant une armée, ils ne serviraient de rien. Un débat s'ouvre en 1536 : on rase ou on
fortifie. Raser les faubourgs ne réglerait pas le problème. Ce ne serait qu'anticiper sur
la guerre. Le seul avantage serait de priver un éventuel assiégeant de bases tout
édifiées. Soucieux des seuls intérêts des bourgeois de Paris, les échevins se
prononcent pour la démolition des faubourgs : ils savent bien qui paierait une
nouvelle enceinte. Lieutenant du roi et non moins soucieux de l'Île-de-France que de
la capitale, le cardinal du Bellay opte pour l'enceinte. Mais on répartirait la charge en
sorte que les habitants des faubourgs paient le double de ce que paieraient les
bourgeois de la ville. Devant un tel projet, tout le monde renâcle. Pierre Chambiges
dessine le tracé de la nouvelle enceinte, on pioche deux mois, puis on abandonne.

La portée de l'artillerie continue d'augmenter. La muraille de Charles V est


délabrée. En 1536, François Ier charge le Boccador - Domenico da Cortona - d'une
expertise qui n'aboutit qu'à renforcer le talus. Deux ans plus tard, la foudre fait
exploser les munitions entreposées dans la tour de Billy : sur le bord de la Seine,
l'enceinte n'est plus qu'une palissade.

Pour éviter de trop faciles sapes, Du Guesclin avait multiplié les brûlis au pied des
murs. On reprend cette pratique qui a fait ses preuves. En 1545, Henri II interdit
toute construction à moins de deux cents toises (400 mètres) de la muraille de
Charles V. La mesure est d'ailleurs incohérente et dénonce son prétexte : ceux qui ont
déjà bâti doivent détruire ou payer une amende, amende dont on voit mal comment
elle assurerait la sécurité. Tout aussi vaine est la défense, vingt fois réitérée, de
déposer des gravats et des immondices contre l'enceinte : les « dos-d'âne » atteignent
parfois la hauteur du mur, et certains n'hésitent pas à construire des baraques sur les
dos d'âne. On ouvre en 1540 une rue, à seize mètres au-dessus du sol normal, sur la
«butte aux Gravois» : c'est aujourd'hui la rue de la Ville-Neuve. Quant à la butte de
gravats qui borde l'enceinte au nord de la porte Saint-Honoré, elle porte le nom
significatif de butte des Moulins. Le Paris de Henri II n'a plus de protection.

L'invasion n'en menace pas moins, et le temps n'est plus à retaper une muraille
dont le tracé ne correspond plus aux réalités de la ville. Les habitants des faubourgs
sont les premiers demandeurs : ils ne sont pas protégés du tout. En 1550, ceux de la
rive gauche pétitionnent. Sur ordre du roi, on en débat à l'Hôtel de Ville. On parle
d'une nouvelle enceinte sur la rive gauche, puis on améliore sur la rive droite les
fossés de Charles V. Quelques bastions apparaissent de part et d'autre de la Bastille.
On ne peut faire mieux : l'argent manque.
La crainte d'une invasion impériale, en 1544, conduit à s'interroger une nouvelle
fois. Benvenuto Cellini est chargé d'élaborer un projet. En attendant l'enceinte, on
rase quelques maisons, trop proches de la porte Saint-Denis. En cas de siège, on
sacrifierait les faubourgs. Les mettre en état de défense paraît encore trop onéreux.
On retape la vieille enceinte, on recreuse les fossés, on restaure le mur. En avant de
la tour de Bois, on édifie en 1537, pour barrer le chemin en contrebas de la galerie du
Bord-de-l'Eau, une nouvelle porte, la porte Neuve, que l'on double en 1583, au bout
du quai des Tuileries, d'une porte plus tard nommée porte de la Conférence en
souvenir des négociations entre le roi et la Ligue, porte qui sera détruite en 1730.

On réitère, toujours en vain, l'interdiction de construire dans les faubourgs. Mais il


devient évident au XVIe siècle qu'il faut bien tenir pour acquise l'extension de Paris.
Ce qu'un étranger remarque dès l'abord, c'est l'ampleur de l'espace urbain. On ne
pourra s'en tenir longtemps à la délimitation de Charles V : une rive gauche encore
corsetée dans ses limites de 1200, face à une rive droite considérablement élargie.
Les habitants des faubourgs du sud - Saint-Germain, Saint-Jacques, Saint-Marcel -
pétitionnent pour qu'on les tienne enfin pour de vrais Parisiens, et le roi les
comprend : ils veulent à la fois qu'on les protège et qu'un pont et un port, du côté de
la tour de Nesle, facilitent les relations du faubourg Saint-Germain avec ce qui est,
sur l'autre rive, compris depuis deux siècles dans la ville. L'Hôtel de Ville, une
nouvelle fois, réagit contre les faubourgs : le port de Nesle ruinerait, pour le
commerce avec l'aval, le port proprement parisien de l'École Saint-Germain. Quant
au pont, sa construction encombrerait la circulation fluviale. La vraie raison est que
l'on se préoccupe déjà du danger que représente pour l'ordre public une ceinture de
faubourgs populaires et que l'on voit bien l'évasion fiscale que signifie l'implantation
de l'artisanat hors des limites de la perception des taxes sur les marchandises. Le
problème sera encore présent à l'esprit de Haussmann en 1860.

Après avoir vainement interdit en 1548 toute nouvelle construction dans les
faubourgs, ce que le Parlement appliquera même aux maisons en cours d'édification,
Henri II ordonne en 1550 de les enclore et charge son ingénieur, le Siennois
Girolamo Bellarmato, de concevoir un plan global d'aménagement des espaces déjà
urbanisés et de ceux qui le seront à brève échéance. La Ville, pendant ce temps, fait
travailler le peintre Charles Dorigny à un nouveau «portrait» de Paris. Pour la
première fois depuis longtemps, on se préoccupe de la rive gauche : l'enceinte de
Philippe Auguste n'y répond évidemment plus au besoin de sécurité des espaces
largement urbanisés hors la ville.

Nul ne sait encore qui paiera une enceinte de quatre kilomètres, laquelle ne saurait
être, avec les progrès de l'artillerie, que fort large, donc dévoreuse de marais fertiles
qui approvisionnent la capitale et de vignobles qui sont plus souvent la propriété des
bourgeois que des habitants des faubourgs. En définitive, on se contente de planter
en 1553 quelques pieux pour marquer un futur tracé - lequel suit de près celui de
Charles V - et de pratiquer quelques levées de terre entre les Célestins et la porte
Saint-Antoine. La mauvaise volonté des riverains a raison de cette velléité : les
habitants des maisons que l'on va démolir manifestent leur mécontentement en
élevant des potences près du chantier. Lorsqu'en août 1557 les Espagnols seront à
trois jours de Paris, la population saura qu'elle n'a aucune protection. Ce sera la
panique. Beaucoup quitteront précipitamment la ville.

Il faut attendre le règne de Charles IX pour qu'on parle sérieusement, en 1566,


d'une nouvelle enceinte. Mieux adaptée que celle de Charles V aux risques de
canonnade, elle comportera des bastions. Mais, une fois encore, on ne se préoccupe
guère que de la rive droite. Partant de l'actuelle place de la Concorde qui n'est encore
qu'un espace vide dominant l'Abreuvoir-l'Évêque, l'enceinte rejoindra la Bastille et la
Seine en englobant les Tuileries et le faubourg Montmartre. On déblaie de la terre
jaunâtre du côté de la rue Gaillon. Ce sera pour les Parisiens l'enceinte des «Fossés
jaunes». Mais l'argent ne s'est pas fait abondant. On atteint tout juste la porte Saint-
Martin en 1579, cependant que quelques levées de terre marquent du côté des
Tuileries le tracé de la future enceinte. Comme nul n'attend de ces morceaux
d'enceinte la moindre efficacité défensive, on place des moulins sur les buttes ainsi
constituées. Les travaux ne sont pas encore achevés quand, en 1631, Richelieu en
prend personnellement la direction. Le Mercier refait les plans. Le tracé final sera à
peu près celui des boulevards. Partant de la future place de la Concorde, il rejoint la
porte Saint-Denis de l'ancienne enceinte en suivant sur leur côté sud les actuels
boulevards de la Madeleine, des Capucines, des Italiens, Montmartre, Poissonnière et
Bonne-Nouvelle. À l'est de la porte du Temple, il longe les vestiges des anciennes
murailles de Charles V. Rien n'est fait sur la rive gauche. Paris compte alors quelque
567 hectares.

C'est dans les années 1601-1630 que l'on se décide enfin à détruire ce qui reste de
l'enceinte de Charles V. Les remparts et les levées sont arasés, les fossés comblés.
Reste le médiocre mur des Fossés jaunes, que Particelli d'Émery ne prétend guère
protéger lorsqu'en 1644, huit ans après l'alerte aux Espagnols, il ressuscite
l'interdiction de construire sur ses abords et fait toiser les bâtisses élevées malgré
l'ordonnance de 1545, à seule fin de les taxer. Mal construite - le Parisien ironise sur
les « murs de crotte sèche » qui ne montent pas jusqu'au nombril - et militairement
insuffisante, l'enceinte de Charles IX est finalement abandonnée vers 1670, époque à
laquelle les terrains et les pans de muraille sont vendus à des particuliers qui y
bâtissent. Des boulevards - du boulevard de la Madeleine au boulevard Bourdon -
sont tracés sur l'emplacement de fossés de la rive droite qui servaient depuis
longtemps de dépotoirs. De toutes les fortifications médiévales, il ne subsiste
paradoxalement que quelques pans du mur de Philippe Auguste. Rien n'est fait à ce
moment sur la rive gauche.

C'est à cette occasion que le mot « boulevard perd son sens d'élément tactique d'un
système défensif pour signifier une large voie ouverte à la promenade, une
promenade, d'abord suburbaine et surtout chère aux habitants des faubourgs démunis
de jardins même publics. C'est seulement au XIXe siècle que la bonne bourgeoisie
prendra l'habitude de fréquenter des boulevards alors complètement intégrés dans la
ville et devenus de grandes artères.

Le Paris de Louis XIV est désormais une ville ouverte. La Fronde a enseigné au
roi les inconvénients d'une capitale fortifiée. On a moins peur d'une invasion
étrangère, mais on a surtout en mémoire l'artillerie de la Grande Mademoiselle.
Vauban a beau souligner le risque quand il propose de fortifier Paris avec une
véritable enceinte à bastions, le Roi-Soleil assure la paix en réduisant en domesticité
une noblesse trop heureuse d'être admise à Versailles et en guerroyant aux frontières.
Depuis l'année de Corbie et l'ultime assaut espagnol en direction de Paris (1636),
Paris n'est plus guère menacé. La chose est encore plus assurée après l'annexion de
Cambrai en 1677. Tout propos tendant à fortifier Paris se heurte désormais à l'idée
suivant laquelle la sûreté de la capitale se joue avec celle de la France entière, aux
frontières. Ce sera la base de la réflexion stratégique de Napoléon, et ce sera encore
la raison d'être de la ligne Maginot.

L'extension de la capitale peut dès lors être planifiée hors de toute considération
défensive. Les limites de la ville n'ont plus à se confondre avec un mur. Un arrêt du
Conseil du roi les fixe, le 2 avril 1674, à une ligne jalonnée seulement de trente-cinq
bornes et offrant une circonférence de dix mille toises, soit cinq lieues. Ces bornes
sont figurées en 1675 sur le plan de Jouvin de Rochefort. Paris est alors une ville de
1104 hectares.

C'est à ce moment que l'on aplanit, pour en favoriser l'urbanisation, quelques-unes


de ces buttes qui avaient poussé hors des anciens remparts. Devenue rue Sainte-
Anne, l'ancienne rue du Terrain-aux-Moulins et sa place de la Basse-Voirie - disons,
des immondices – sont arasées et douze nouvelles rues sont élevées dans les années
1630-1670 à la place de la montagne de gravats qui dominait sur son côté sud la rue
des Petits-Champs.

Pour ses grandes constructions, Louis XIV ne s'en tient plus à l'espace urbanisé. Il
y a de la place hors la ville, et elle est bonne à occuper. Dans les mêmes années 1670,
la Salpêtrière se dresse au faubourg Saint-Marcel sur le promontoire de la rive
gauche entre la Seine et la Bièvre pendant que les Invalides s'élèvent au-delà du
faubourg Saint-Germain dans la plaine de Grenelle.

Si l'initiative des pouvoirs publics et celle des propriétaires en tant que futurs
habitants se combinent tout au long des siècles pour organiser les extensions et les
remodèlements du tissu urbain, les entrepreneurs qui voient là une spéculation
rapidement fructueuse se succèdent aussi pour mener des opérations de lotissement
fondées sur des concessions de terrains à bâtir obtenues à bon compte. Le système du
lotissement par un concessionnaire bien placé commence dès le XVIe siècle, quand
le roi provoque la rénovation du quartier en lotissant les terrains dégagés par la
destruction de l'hôtel des Tournelles. La place des Vosges est le meilleur exemple
d'un lotissement organisé. Henri IV favorise de même l'entreprise privée quand en
1607 il cède à peu de frais au premier président de Harlay le Jardin du roi sur lequel
Harlay fera édifier la place Dauphine pour relier le Pont-Neuf à la vieille Cité. Le
bail stipule une ordonnance architecturale, sur un plan triangulaire imposé par la
topographie. Avocats et financiers se partagent l'honneur d'y construire. La création
de l'île Saint-Louis est semblablement organisée à partir de 1614 par Christophe
Marie, entrepreneur général des ponts du royaume et chargé à ce titre de réunir l'île à
la rive droite par le pont qui portera son nom, puis menée à bien par un lotissement
que conduisent jusqu'au milieu du siècle Marie, son associé François Le Regrattier et
le financier Le Poulletier. La spéculation est des plus simples : les entrepreneurs
construisent le pont, on leur laisse les terrains. Le tracé des rues, une rue
longitudinale et quatre rues perpendiculaires, rend bien compte d'un lotissement
systématique. La démolition des Fossés jaunes est une autre occasion de spéculer.
Richelieu cède à son ami Le Barbier les terrains sur lesquels celui-ci fait construire le
quartier autour des rues des Petits-Champs et Sainte-Anne.

Louis XIV imite son grand-père pour la place Vendôme : le roi achète les terrains
de l'hôtel de Vendôme et du couvent des Capucines, garde l'espace nécessaire au vide
de la place rectangulaire à pans coupés, et revend par parcelles le contour sur lequel,
derrière des façades uniformes dessinées par Jules Hardouin-Mansart, s'élèveront les
nouveaux hôtels. On aura du reste quelque mal à placer les lots. Dans le voisinage,
les couvents déjà installés tiennent une grande place dans le paysage : il y a vers le
nord-ouest les Capucines, vers le sud les Capucins et les Feuillants, à l'est les
Jacobins.

Les gouvernants ne cessent pas pour autant d'être inquiets devant la croissance
d'une ville difficilement contrôlable. La capitale se densifie, elle s'étend, elle va
s'étendre. En 1724-1728, puis en 1740, des déclarations royales et des ordonnances
tentent d'enrayer la croissance en interdisant de construire hors de limites dont les
propriétaires de terrains n'ont plus une claire vision. On pose des bornes, on dresse
des plans, on réitère des interdits que l'on n'a pas les moyens de faire respecter. Après
une pause, dans les années 1740-1765, que suffit à expliquer la crise économique due
à la guerre, l'urbanisation spontanée du pourtour parisien reprend. Le roi cède en
1765, autorisant les constructions nouvelles dans les rues déjà ouvertes et
maisonnées, mais non dans leur prolongement. Un an plus tard, on précise que
l'interdiction ne s'étend pas aux villages existants. De quoi se plaint-on? demandent
les propriétaires, puisque la ville n'est pas menacée.

LE MUR DES FERMIERS GÉNÉRAUX

Aussi bien le « mur des Fermiers généraux» » a-t-il un tout autre propos que
défensif. C'est aux limites de Paris que se perçoit l'octroi, dont le roi touche les deux
tiers et la ville le tiers. Mais que sont les limites d'une ville ouverte? L'interdiction de
construire dans les faubourgs est violée chaque jour, le tissu urbain se fait lâche à la
périphérie, de nouveaux quartiers proprement urbains remplacent certains faubourgs.
Nul ne penserait plus que le faubourg Saint-Germain ou le faubourg Saint-Honoré,
résidences de l'aristocratie, sont hors la ville. On y construit avec ardeur, tout au long
du XVIIIe siècle, mais on y dispose de l'espace qui permet les beaux hôtels et les
jardins. Quant aux quartiers populaires qui prolifèrent sur le pourtour, tout le monde
sait qu'il fait bon y vivre parce que la vie y est moins chère dès lors que la farine, le
bétail ou le vin y sont exempts de l'octroi. En 1784, le ministre Anne-Robert Turgot,
fils de l'ancien prévôt des marchands Michel Turgot, décide d'enclore une nouvelle
fois Paris, en repoussant sensiblement les barrières d'octroi : c'est ainsi que la
barrière passe du flanc oriental de l'esplanade des Invalides à l'actuel boulevard de
Grenelle et de l'actuelle place Saint-Augustin au boulevard de Courcelles. C'est le
fermier général Lavoisier qui prend l'affaire en main. Le chantier sera rapidement
mené : l'enceinte est achevée pour l'essentiel en 1787 et pour le tout en 1790. La
nouvelle enceinte mesure vingt-trois kilomètres et enclôt 3 370 hectares, très
inégalement urbanisés. On est loin des 439 hectares du Paris de Charles V. En deux
siècles, l'espace enclos que représente la capitale a quadruplé.

La nouvelle enceinte n'est qu'un mur de trois à cinq mètres de haut. Nul besoin,
pour percevoir l'octroi, de fossés et de tours. Il y faut en revanche des pavillons pour
établir les bureaux d'octroi aux points de passage des voitures. L'architecte Claude-
Nicolas Ledoux en fait cinquante-quatre monuments différents, surtout dans le grand
style néoclassique passablement babylonien qu'il a déjà adopté dix ans plus tôt aux
salines d'Arc-et-Senans. La plupart brûleront le 12 juillet 1789. D'autres seront
démolis avec l'enceinte elle-même sous Napoléon III. Ceux de la barrière de Neuilly
le seront parmi les derniers, pour laisser place aux hôtels de la place de l'Étoile. En
subsistent encore quelques-uns, comme la rotonde de la barrière Monceau, celle de la
Villette ou les pavillons symétriques de la barrière d'Enfer, qu'un jeu de mots fera
rebaptiser en 1879 du nom du défenseur de Belfort, le colonel Denfert-Rochereau.

Les Parisiens s'empressent de dénigrer le mur. Dans les cahiers de doléances de


1789, ils lui reprocheront de les priver du spectacle de la campagne, des beautés de la
nature et de l'air salubre de la banlieue. Ils daubent sur ces «guérites ridiculement
fastueuses, destinées à loger des commis ». Au vrai, ils ont fait leurs comptes et
savent ce que leur a coûté l'enceinte et ce que leur coûte l'octroi. Mercier l'a dit, la
Ferme générale fait payer le peuple pour le faire payer davantage.

Le mur qui « murant Paris rend Paris murmurant » s'élève sur un tracé aujourd'hui
connu pour ses tronçons occupés par le métro aérien. Sur la rive gauche, il
correspond aux tracés actuels du boulevard de la Gare, de la rue Pinel et des
boulevards de l'Hôpital, Auguste-Blanqui, Saint-Jacques, Raspail, Edgar-Quinet, de
Vaugirard, Pasteur, Garibaldi et de Grenelle. Sur la rive droite, ce sont les avenues et
boulevards Ledru-Rollin, Daumesnil, de Reuilly, de Picpus, de Charonne, de
Ménilmontant, de Belleville, de la Villette, de la Chapelle, de Rochechouart, de
Clichy, des Batignolles, de Courcelles, de Wagram et Kléber, et la rue Franklin.

La ville que définit le mur des Fermiers généraux n'a pas encore perdu, à la
périphérie, ses espaces disponibles des anciens faubourgs. Marchés et abattoirs
forment une étonnante couronne. Au sud, les moulins à vent sont encore nombreux
sur la colline que domine la barrière d'Italie. Ce qui s'appellera place Pinel s'appelle
encore place des Moulins et la future rue Jenner est encore la rue des Deux-Moulins.
Sur le boulevard de l'Hôpital, on trouve à droite en descendant l'abattoir de Villejuif,
à gauche un grand marché aux chevaux sur l'emplacement du futur boulevard Saint-
Marcel. À l'est, l'immense cimetière du Père-Lachaise est hors la ville, mais en ville
le marché Popincourt flanque la rue de Ménilmontant, l'abattoir de Ménilmontant se
dresse sur le côté d'une rue des Amandiers qui justifie encore son nom, et le marché
au charbon donne dans la rue de la Roquette à deux pas de la place de la Bastille. On
trouve de grands magasins à fourrage sur le quai de la Rapée comme sur la rue du
Faubourg-Saint-Antoine. Au nord, à l'intérieur de la barrière des Martyrs que
dominent vers le nord les nombreux moulins de Montmartre, le gigantesque abattoir
Montmartre occupe encore l'espace sur lequel s'élèvera le lycée Jacques-Decour.

DES « FORTIFS » À L'ANNEXION DE 1860

Sous la Restauration et surtout sous la Monarchie de Juillet, une part notable de la


population parisienne vit hors la ville, dans les faubourgs ou dans ces communes du
pourtour dont certaines dépassent les trente mille habitants. On y trouve des
villageois, des artisans, des maraîchers, des vignerons, des éleveurs, mais aussi des
ouvriers et des employés que le coût des loyers pousse à fuir la capitale. On est loin,
maintenant, des villages ruraux et de leurs guinguettes pour Parisiens en promenade.
A l'intérieur de l'enceinte, les quartiers périphériques se densifient, et l'on voit
s'ouvrir, au nord et au sud-est, une trentaine de rues nouvelles. Amorcé sous
l'Empire, le mouvement s'intensifie après 1822. Sur près de 2 700 maisons
construites sous la Restauration, 687 seulement remplacent des maisons détruites :
les autres participent d'un progrès de l'urbanisation. Entre 1817 et 1831, la croissance
démographique dépasse 30 % dans les quartiers périphériques du nord, de l'ouest et
de l'est, alors que la population stagne ou diminue dans ceux du centre et du sud.
Pour une nouvelle population urbaine, on reconstruit des églises comme Saint-Jean-
Porte-Latine qui devient entre 1822 et 1836 Notre-Dame-de-Lorette, comme, entre
1822 et 1825, Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, ou comme en 1824 Saint-Vincent-de-
Paul. On en élève de nouvelles hors l'enceinte, comme en 1828 Sainte-Marie-des-
Batignolles, agrandie dès 1835, comme en 1828 Saint-Jean-Baptiste-de-Grenelle ou
comme de 1844 à 1847 Saint-Ferdinand-des-Ternes. Et la modeste chapelle de bois
élevée en 1851 se mue dix ans plus tard en l'église Saint-Augustin pour laquelle,
désireux de manifester la nouvelle fortune du quartier, Baltard imagine de compenser
l'insuffisance du terrain par une élévation de 50 mètres.

D'un simple point de vue fiscal, l'enceinte est largement tournée. Les industries
s'établissent hors du mur, et les Parisiens s'entendent à se fournir à l'extérieur sans
payer l'octroi. Bien des ménagères franchissent deux fois par jour les barrières pour
acheter hors octroi la chopine qu'elles ont le droit de transporter pour la table
familiale. Et l'on est parfois étonné, si l'on fait enlever son chapeau à un promeneur,
d'y trouver une pièce de bœuf ou de mouton. Naturellement, quand on veut aller
boire un pot à la taverne, on choisit comme par hasard une guinguette hors de
l'enceinte.

Dès les lendemains de l'Empire, l'idée se fait jour d'une nouvelle extension de
l'espace parisien. En 1819, le hameau des Deux-Moulins, dénommé d'Austerlitz
depuis 1806, est rattaché à Paris, aux dépens de la commune d'Ivry. L'octroi est
déplacé en conséquence.

Le XIXe siècle est le temps des grandes spéculations sur les espaces en cours
d'urbanisation. Elles touchent en premier les quartiers du nord-ouest, ceux qui, au-
delà du Roule, se créent à travers la plaine Monceau. Fortunée Hamelin, l'ornement
de bien des salons sous le Directoire, achète en 1825, sur les conseils du banquier
Ouvrard et de l'architecte Rougevin, le parc du banquier Nicolas Beaujon dans la
plaine du Roule et le revend par lots à des constructeurs. Le banquier Jonas
Hagerman et l'entrepreneur Sylvain Mignon achètent pièce par pièce en 1821-1824
la plaine des Errancis et les jardins de Tivoli. Les banquiers André et Laffitte
organisent dans le même temps le quartier Poissonnière. Mais la rive gauche est
également en cause. C'est l'époque où, profitant de sa position au conseil municipal
de Vaugirard, l'entrepreneur Léonard Violet fait naître, en 1824, le quartier de
Beaugrenelle, érigé en 1829 en une commune dont le nom est officiellement réduit à
celui de l'ancien hameau voisin, Grenelle.

Dans les décennies suivantes, la spéculation devient affaire d'État, ou plutôt affaire
préfectorale. Le remodèlement du centre par Haussmann est l'occasion de gros
profits, affectés, il faut bien le dire, aux opérations d'urbanisme elles-mêmes. Mais la
spéculation privée ne cesse pas, avec l'aide de la Ville. C'est ainsi que Pereire se fait
attribuer par Haussmann une notable partie du parc Monceau pour y édifier les
résidences de luxe qui confèrent son caractère au quartier.

Même restauré peu avant 1830 par le préfet Chabrol qui en comble les lacunes et
rétablit les pavillons inachevés ou ruinés, le mur des Fermiers généraux n'assure pas
la sécurité de la capitale. Il n'a d'ailleurs pas été conçu pour défendre la ville. En
1814, les coalisés ont piétiné devant Vincennes parce qu'ils voulaient mettre la main
sur l'arsenal et non le détruire, mais ils sont entrés dans Paris sans coup férir. En
1833, Adolphe Thiers propose de fortifier la ville, mais doit renoncer devant
l'hostilité générale. Les polytechniciens protestent qu'on veut enfermer la ville pour
mieux la contrôler, non la défendre contre un ennemi qui n'existe pas. Vers 1840,
alors que les rivalités franco-anglaises au Proche-Orient font craindre de nouvelles
hostilités en Europe, Thiers reprend son propos : protéger la ville comme elle ne l'est
plus depuis le XVIe siècle. Malgré un discours enflammé de Lamartine, la Chambre
vote le principe le 1er février 1841.

Ce que l'on construit entre 1841 et 1844 est une fortification - on dira vite «les
fortifs » - d'un type nouveau. Depuis le dernier mur défensif, celui de Charles IX,
l'artillerie a fait des progrès. Comme jadis au temps de Charles V, il faut gagner en
éloignement. L'enceinte qui s'élève autour de Paris, de quatre communes suburbaines
et d'une partie de vingt-quatre autres, c'est une vaste circonvallation de 39 km de
long. Un grand fossé, une forte levée de terre, un petit mur de protection pour
l'artillerie, quatre-vingt-quatorze bastions, cinquante-deux portes et poternes
fortifiées, le tout sur une profondeur d'environ 130 mètres, voilà pour les
fortifications proprement dites. S'y ajoute une large « zone » de servitude militaire
partiellement ou totalement inconstructible. Sur 250 mètres, toute construction est
interdite. Sur 237 autres mètres, seules sont admises les constructions de terre ou de
bois, à l'exclusion de la pierre et de la brique. À ces 487 mètres s'ajoutent 437 autres
mètres où toute construction doit être autorisée par le Génie. Ces 974 mètres
constituent cette «zone» qui sera longtemps occupée par des jardinets ouvriers et où
le bourgeois qui s'aventure peu. Cette défense que l'on aménage entre 1841 et 1844
sera celle de 1870-1871. On aménage, dans les années 1860, des boulevards sur le
tracé de la « rue militaire» qui longeait l'enceinte. Les Parisiens les appellent vite
«boulevards extérieurs» parce qu'ils le sont pour la ville alors qu'ils sont à l'intérieur
des fortifications. Sur ces boulevards, qui portent depuis 1864 les noms de plusieurs
maréchaux, on construira des immeubles locatifs de la Ville de Paris, voire après
1920 la Cité universitaire.

Une défense avancée complète les fortifications. Le propos est à l'évidence celui
d'une défense contre l'invasion. Rien n'empêche cependant les Parisiens de croire et
de dire que le gouvernement de Louis-Philippe se donne là les moyens de bombarder
Paris en cas d'insurrection. Dénoncé par la presse et caricaturé par Le Charivari, un
premier projet, en 1833, est repoussé par la Chambre. Huit ans plus tard, on reprend
l'idée. Construits de 1841 à 1846, ce sont quinze forts polygonaux à quatre ou cinq
bastions, pourvus d'une artillerie à l'air libre - la fumée des canons aurait tôt fait
d'asphyxier les artilleurs dans une casemate close - et d'une garnison de plusieurs
centaines d'hommes, et trente-six redoutes, batteries fortifiées et autres ouvrages
secondaires. Le tout constitue, appuyée sur les plateaux et les buttes chaque fois que
faire se peut, une première ceinture d'ouvrages défensifs établis à portée d'artillerie
des fortifications : de deux à quatre ou cinq kilomètres, ce qui est largement suffisant
pour interdire l'approche des fortifications et l'usage des hauteurs à une armée
d'invasion dont l'artillerie ne porterait avec précision qu'à quelque six cents mètres.
Ce sont, entre autres, les forts de l'Est à Saint-Denis, d'Aubervilliers, de Romainville,
de Noisy-le-Sec, de Rosny-sous-Bois, de Nogent-sur-Marne, de Vincennes (le «fort
Neuf»), de Charenton, de Bicêtre, de Montrouge, de Vanves, du Mont-Valérien. Cette
couronne laisse dégarni le côté nord-ouest de la capitale : le méandre de
Gennevilliers passe pour suffisante protection.

Dès les lendemains de la défaite, on reconsidère la défense. L'artillerie a fait des


progrès. Les Prussiens n'ont pas vraiment attaqué la ville : ils l'ont assiégée. Mais
tout le monde sait que ce ne sont pas les fortifications de Thiers qui ont sauvé la
capitale. En 1874, on parle de doubler la zone : 200, 400 et 1 000 mètres, soit un
total de deux kilomètres. De 1874 à 1882, pendant que quelque quatre cents forts
s'élèvent en France, une seconde couronne de forts est aménagée autour de Paris, sur
les positions hautes des bordures de plateaux ou de forêts situées à quinze ou vingt
kilomètres de la ville. De Cormeilles et de Montmorency à Marly en passant par
Écouen, Villeneuve-Saint-Georges et Saint-Cyr, dix-huit forts et trente-neuf ouvrages
secondaires de grande capacité - avec abris et couloirs souterrains - préservent un
large espace tactique qui permettrait à l'armée de manœuvrer en obligeant l'ennemi à
contourner la capitale par le sud en présentant le flanc à une contre-attaque, et de
garder le contrôle de la grande ceinture ferroviaire grâce à laquelle seraient assurées
les liaisons avec l'ensemble du territoire national.

D'aucuns proposent déjà de supprimer une défense qui n'a pas fait ses preuves, qui
ne correspond plus à l'artillerie contemporaine et qui prive la ville de quelque 1 300
hectares - Paris en compte 7 802, voirie, fleuve et cimetières déduits - dont on ferait
un meilleur usage en y construisant des logements. On en parle dès 1880. La
banlieue surenchérit, que la zone coupe de manière dramatique de la capitale
proprement dite. Étudié dès 1912, le déclassement des fortifications et de la zone ne
sera prononcé que par la loi du 19 avril 1919. Il permettra la construction
d'immeubles locatifs sur le front extérieur des boulevards, offrant ainsi aux Parisiens
40 000 logements nouveaux. Demeurera jusqu'aux lendemains de la Seconde Guerre
mondiale une large zone de terrains vagues, sur lesquels sera aménagé entre 1960 et
1972, sur une longueur de 35 km, le boulevard «périphérique». Quant aux forts, ils
ne sont déclassés qu'en 1926 pour la première couronne, en 1954 pour la seconde.
Ces déclassements offrent 470 hectares supplémentaires à la ville de Paris et 830
hectares aux communes de banlieue. Avec l'annexion des bois de Boulogne (846 ha)
et de Vincennes (995 ha), celle des espaces périphériques fait passer, sans doute
définitivement, la superficie de la capitale à 10 539 hectares.

De 1840 à 1860, l'espace parisien a donc cette étonnante particularité de se trouver


défini par deux enceintes concentriques autour d'une croisée qui demeure toujours la
même mais d'un centre qui se déplace du Châtelet vers la Bourse et la Chaussée-
d'Antin. Il y a l'enceinte de Thiers, qui englobe avec la ville des villages entiers et en
coupe d'autres en deux, et celle des Fermiers généraux, qui demeure la limite
juridique et fiscale puisqu'on y perçoit l'octroi, mais qui sépare de Paris des villages
où l'on vit de plus en plus de la capitale et pour la capitale. Le temps n'est plus où
Les Batignolles, La Chapelle ou Montrouge n'étaient que des bourgs ruraux et où les
Parisiens ne connaissaient de Vaugirard que ses guinguettes. Ce sont maintenant des
communes à forte industrialisation et à rapide croissance démographique.

C'est un décret du 26 mai et une loi des 6 et 16 juin 1859 qui étendent, à compter
du 1er janvier 1860, les limites de Paris «jusqu'au pied du glacis de l'enceinte fortifiée
». Paris double ainsi en étendue : 7 088 hectares maintenant. On passe d'un million à
1,7 million de Parisiens. Sans aucun doute, Haussmann a voulu supprimer la
banlieue. Cela signifie l'annexion de Passy, Auteuil, Batignolles-Monceau,
Montmartre, La Chapelle, La Villette, Belleville, Charonne, Bercy, Vaugirard et
Grenelle, ainsi que de portions plus ou moins vastes des communes de Neuilly,
Clichy, Saint-Ouen, Aubervillers, Pantin, Saint-Mandé, Bagnolet, Ivry, Gentilly,
Montrouge, Vanves et Issy et du Pré-Saint-Gervais. Les communes de Boulogne et
Charenton y gagnent de récupérer les parties non réunies de leurs voisines. Clichy,
Saint-Ouen, Aubervilliers et Bagnolet ont de la même manière des compensations
hors des fortifications. Montrouge n'aura rien, pour la raison que le Petit-Montrouge
est depuis longtemps un très lointain écart du centre paroissial. Ajoutons que la
nouvelle urbanisation raye de la carte certains villages qui, comme Les Ternes, sont
lotis et complètement restructurés.

À quoi ressemblaient ces villages? Seules, les apparences datent de l'Ancien


Régime. Les maisons s'alignent au long de quelques rues, dont la principale est la
route de Paris, celle qui à Paris porte le nom du village. Il y a toujours l'église et la
mairie, souvent un mail planté d'arbres, parfois un théâtre. Quelques résidences de
notables ont des allures d'hôtel particulier. La plupart des maisons se contentent d'un
étage et d'un jardinet par derrière. En fait, depuis un demi-siècle, tout a changé.
Bourgs ruraux en 1815, les villages sont devenus des faubourgs où, profitant de
l'absence d'octroi et parfois d'une gare de marchandises, l'industrie fait concurrence
aux activités rurales. Le maraîcher est toujours là, mais il côtoie le fabricant, et c'est
celui-ci qui gouverne la commune. Certaines de ces communes sont de véritables
villes. Dès le temps de la Monarchie de Juillet, on y trouve des rues pavées, des
bornes-fontaines et des becs de gaz. Les maisons ont maintenant des numéros. La
population de Vaugirard est passée de quelque deux mille habitants en 1789 à sept
mille en 1830 et à trente-sept mille à la veille de l'annexion de 1860. Ailleurs, c'est
encore le village : dans l'ensemble de ce qui devient Paris, une rue sur trois n'est pas
encore pavée.

Bien curieuse est l'histoire des deux bois, de Boulogne et de Vincennes.


Confisqués avec la liste civile du roi en 1848, ils deviennent propriété de l'Etat.
Celui-ci va les céder à la Ville, à charge de les embellir et de les mettre en valeur, le
bois de Boulogne en 1852, le bois de Vincennes en 1860. Mais ils demeurent sur les
communes de Boulogne et de Vincennes. Ils ne seront annexés au territoire
communal de Paris qu'au XXe siècle. Encore la ville de Vincennes garde-t-elle le
château et son parc.

L'opération conduite par Haussmann ne vise pas, comme les précédentes, à


enclore une zone en cours d'urbanisation. Les «fortifs» ont précédé l'annexion. Le
premier objet est d'unifier un ensemble urbain dont la réelle unité était déjà assurée
par ces fortifications mais qui demeurait coupé en deux cercles concentriques :
l'octroi est étendu jusqu'aux nouvelles limites. Autrement dit, on paiera l'octroi aux
nouvelles portes, donc pour les marchandises qui viennent de province à Grenelle ou
aux Batignolles, et on ne le paiera plus pour celles qui vont de Grenelle à Paris ou de
Paris aux Batignolles. L'affaire semble logique. Elle ne l'est que pour le
gouvernement, qui perçoit l'octroi. Les implantations au voisinage de la ville avaient
en effet tenu compte de la localisation des barrières de l'octroi. Telle industrie -
vernis et couleurs, construction mécanique - qui produisait avec des matières
premières venues de province et vendait surtout à la province sans passer par le
centre de Paris se trouve ainsi nouvellement taxée. Quant aux industriels de la
distillation, de la fabrication et de la rectification des alcools, toutes activités
interdites à Paris pour des raisons de maintien de l'ordre social par la limitation de
l'alcoolisme, ils s'étaient implantés dans les villages du pourtour oriental et
septentrional de la capitale. Ils voient leur activité menacée : en 1874, on leur
donnera quatre mois pour fermer leurs ateliers. À côté de protestations où la
mauvaise foi se dénote aisément - les notables des anciens villages perdent en
l'affaire leurs sièges de conseillers municipaux - ou qui procèdent d'une hostilité à
tout changement, on comprend la fureur de commerçants et de fabricants qui voient
changer du jour au lendemain les conditions fiscales de leur exploitation. De La
Villette à Grenelle, on a pétitionné. On a finalement dû s'incliner.

L'annexion de 1860 ne se contente pas d'étendre la ville, elle en bouleverse


l'organisation. Depuis les origines, Paris s'est agrandi par cercles concentriques, que
matérialisaient des enceintes construites pour tenir compte de ces élargissements.
Cette fois, la décision administrative s'appuie sur l'enceinte préexistante. Mais les
nouveaux arrondissements sont faits non de faubourgs mais de villages qui se sont,
certes, développés à raison de la proximité de la capitale mais qui ont leur histoire,
leur structure et leur peuplement de paroisses autonomes. L'annexion fait donc entrer
dans Paris de véritables agglomérations appuyées sur l'enceinte des Fermiers
généraux, avec leurs activités propres, qui bénéficiaient de la clientèle parisienne
sans subir les contraintes de l'octroi pour leurs relations avec la province, mais aussi
des noyaux pré-urbains parfaitement indépendants de l'ancienne enceinte et
généralement séparés de celle-ci par des espaces encore agricoles. Ces espaces seront
la grande ressource des constructeurs des années 1880. Mais, qu'ils datent du Moyen
Âge ou qu'ils soient la création récente d'un promoteur, les villages demeurent dans
leur matérialité. Ni le Roule ni le bourg Notre-Dame-des-Champs n'ont laissé de
trace durable dans la topographie de la ville définitive. Grenelle, Vaugirard,
Montrouge, Auteuil, Charonne ont au contraire leur structure spatiale et leurs
infrastructures, qui vont se perpétuer. Les villages vont garder leurs centres, qui sont
paroissiaux ou municipaux, leurs cimetières, leurs théâtres même (Batignolles,
Montmartre, Grenelle). Ils ont leurs carrefours, leurs places publiques, leur réseau de
circulation. Il n'est que de voir la convergence de rues autour de l'église de Grenelle
ou de celle de Clignancourt – sans parler de la topographie montmartroise – pour
constater que l'organisation de l'espace est autonome par rapport à la capitale.

Tout cela modifie également la structure sociale de la proche banlieue. Le


déplacement de l'industrie hors des nouvelles limites d'octroi incite une partie de la
population ouvrière à s'éloigner pour gagner la nouvelle banlieue, une banlieue au
tissu plus lâche et aux relations avec la ville insuffisamment assurées. Ce mouvement
n'atteindra certains quartiers - du 13e, du 14e, du 15e et du 18e arrondissement - que
fort tard, après la Seconde Guerre mondiale. Il n'en est pas moins sensible sur tout le
pourtour urbain dès les années 1870. Dans l'espace proprement parisien, ces ouvriers
sont largement remplacés par l'immigration provinciale, plus souvent faite de
candidats aux emplois de l'administration, des sociétés de service urbain ou du
commerce. La rétention près des gares de cet habitat des migrants provinciaux ne fait
qu'accentuer dès le XIXe siècle ce changement de la physionomie sociale des
quartiers périphériques qui succèdent à l'ancienne banlieue. Un tel changement ne va
pas sans conséquences politiques. Autant Paris a un intérêt politique à voir sortir de
la ville un électorat marqué très à gauche, autant certaines municipalités de banlieue
encouragent cette migration qui renforce leur soutien électoral.

UNE NOUVELLE BANLIEUE

La banlieue prend après 1860 une autre signification. Haussmann avait cru la
supprimer en l'annexant. L'opération de 1860 n'a à cet égard pour effet que de
développer une nouvelle banlieue, au-delà des fortifications de Thiers. Hors Paris, le
département de la Seine passe de 250 000 habitants en 1861 à 370 000 en 1872, à un
million en 1906.

L'interdiction de construire dans le périmètre de 974 mètres autour des


fortifications engendre dès la fin du XIXe siècle une « zone » qui rappelle très vite
celle que l'on trouvait au-delà de l'enceinte des Fermiers généraux du côté de la gare
Montparnasse ou de la Butte aux Cailles, une « zone » où prolifère un habitat
misérable de maisons légères, de baraques, voire de cabanes. La voirie y est mal
assurée, et la boue y règne. C'est avant 1860 la Petite Pologne qu'on rasera pour
tracer le boulevard Malesherbes, après 1860 les abords extérieurs des fortifications,
dans la plaine de Saint-Ouen ou dans celle d'Ivry. S'y retrouvent des activités qui
exigent un peu de terrain mais ne sauraient rémunérer des constructions :
chiffonniers et ferrailleurs en profitent. La concentration fait apparaître de véritables
bidonvilles. Même si la résidence aisée se développe dès la première moitié du XXe
siècle sur les hauteurs du pourtour non immédiat (Meudon, Saint-Cloud) et dans un
Neuilly qui apparaît comme le prolongement naturel des beaux quartiers récents de
l'ouest parisien, les communes du premier pourtour restent longtemps, de manière
significative, marquées à gauche lors des élections. Le populisme de Boulanger
emporte aux législatives de 1889 les sièges de Neuilly et de Vincennes, tout autant
que ceux de Pantin, de Saint-Denis ou de Villejuif. La proximité du Bois fera la
fortune de Neuilly et de Vincennes dès avant la Seconde Guerre mondiale. Mais
résorber la «zone» sera, encore après la Seconde Guerre mondiale, la principale
préoccupation des municipalités d'Asnières, de Clichy, d'Ivry ou de Vitry.

Bien des fonctions qui avaient été évacuées de la ville vont désormais s'y trouver
englobées, au détriment de la future urbanisation. Le nouveau Paris compte trop
d'abattoirs, trop de cimetières, trop d'usines à gaz. Leur déplacement sera l'une des
conditions de la transformation des villages en quartiers. Le lycée Buffon s'élèvera
en 1887 sur les vestiges du vieux cimetière parisien de Vaugirard et l'usine à gaz de
Vaugirard, construite en 1835, cédera la place en 1935 au square Saint-Lambert.

La ville est donc d'abord circonscrite. L'urbanisation des nouveaux espaces enclos
ne se fait pas attendre. Vers 1900, il ne reste plus grand chose de la campagne à
l'intérieur des fortifications. Maraîchers et éleveurs gagnent la banlieue. Subsistent
quelques fermes pour le lait, quelques marchands d'issues et de fourrage pour les
chevaux des fiacres et des carrioles. On peut encore faire ferrer un cheval. Les
jardins sont encore nombreux. Ils sont rarement potagers. Jusqu'aux boulevards
extérieurs, ce sont maintenant des maisons à cinq étages que l'on construit sur
l'emplacement des anciens champs, avec deux ou trois appartements par étage,
concierge à l'entrée et gaz à tous les étages. Mais les maisons villageoises demeurent.
Elles ne disparaîtront l'une après l'autre qu'après 1950.

Dans les quartiers périphériques, des usines s'implantent pour profiter de terrains
disponibles encore vastes. L'automobile et l'industrie chimique occupent au sud-
ouest les bords de Seine dans la plaine de Javel. À l'est et au nord, la métallurgie
domine, et notamment les fabrications de matériel ferroviaire. Le canal de l'Ourcq
approvisionne les usines à gaz. À l'arrière-plan, on construit des logements ouvriers.

Haussmann a prévu des espaces verts. On commence par user des deux bois de
Vincennes et Boulogne, qui sont redessinés, avec lacs et pelouses. Ancien parc du
duc d'Orléans, le parc de Monceau - réduit des deux tiers par le lotissement de luxe
organisé par Pereire, puis par l'ouverture du boulevard Malesherbes - est acquis par
la Ville et restauré. Sont également réaménagés les grands jardins des Tuileries, des
Champs-Elysées et du Luxembourg. L'annexion des communes périphériques
procure des espaces en ville. Un site insalubre où régnaient les équarisseurs est
transformé de 1862 à 1867 en un vaste parc à l'anglaise, avec rochers, grottes, lac et
île : les Buttes-Chaumont. On aménage ensuite, de 1867 à 1878, le parc Montsouris,
dont le sol vallonné favorise une certaine variété des points de vue sur la ville. Un lac
et une cascade l'agrémentent. L'Exposition de 1867 ayant laissé à Paris une copie du
palais beylical du Bardo, celle-ci est remontée à titre de curiosité dans le parc
Montsouris, puis affectée en 1872 à un observatoire météorologique récemment
incendié.
Si les villages englobés s'urbanisent, les mêmes raisons qui poussaient bien des
gens ayant à Paris leur activité à résider hors la ville poussent désormais à l'exode
vers les villages non annexés. L'implantation industrielle et le peuplement
s'accélèrent à Saint-Denis, à Bagnolet, à Vitry, à Issy. À leur tour, ces communes
perdent leur caractère de villages et se transforment en une banlieue. Dans une
tentative précoce de futurologie, Albert Robida écrit en 1883 qu'en 1950 le 37e
arrondissement de Paris sera Chatou. Il ne peut alors deviner que l'on ne changera
plus les limites de la ville.

Les dernières activités de type rural ne disparaissent que très lentement. L'une des
fermes de Vaugirard subsiste jusque vers 1950 avec son unique vache dans une
étable. On voit encore dix ans plus tard des plantations de pommes de terre à
Bagnolet et des cultures florales à Châtillon-sous-Bagneux. Les étroits jardins
concédés à leurs employés par les compagnies ferroviaires sont encore en 1960, avec
leurs cabanes à outils, l'un des traits caractéristiques de plusieurs communes de
banlieue.

Au XXe siècle, la Ville empêche toute spéculation sur les terrains libérés par la
destruction des fortifications de Thiers en s'y faisant elle-même constructeur et
loueur : c'est la ceinture d'immeubles de la Régie immobilière de la Ville de Paris. La
spéculation ne reprend vraiment qu'avec les grandes opérations de construction en
banlieue. On voit, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, des terrains
maintenus en friche en l'attente d'une urbanisation. L'État met fin à cette spéculation
en taxant le terrain constructible. Par la suite, les sociétés d'économie mixte prennent
en charge, sous le contrôle de l'État, de la Région et de la Ville, les opérations
d'envergure, que ce soit en banlieue (Gennevilliers, Créteil, etc.) ou en plein Paris
(quartier des Halles, quartier Masséna-Tolbiac).

La banlieue a été fortement marquée par les conséquences de la loi Loucheur


(1928) et de la multiplication de l'habitat individuel que favorisait celle-ci. Dès lors
que le banlieusard a sa maison et son jardin, la banlieue s'élargit sans autre contrainte
que celle des temps et des moyens de transport. Jusque dans les années 1950, ces
contraintes sont tolérables. Tout change dans ces années-là avec la construction
d'immeubles collectifs de grande capacité. De «grands ensembles» surgissent, dont
les premiers (Sarcelles, 13 000 logements, 1954) demeureront les exemples à ne pas
suivre par leurs conséquences sociales mais auront contribué à résoudre les
difficultés de logement de la première génération d'habitants. La principale
correction, insuffisante, sera d'intégrer dans ces ensembles les éléments d'une vie
locale. Un Plan d'aménagement et d'organisation de la région parisienne est mis en
œuvre en 1960, pour limiter le développement interne de la capitale et faire de la
banlieue autre chose qu'un agglomérat de communes-dortoirs. Mais la croissance
démographique de la banlieue se traduit inexorablement par des conditions de
transport empirées. Ce sont les trains de banlieue bondés et les routes et autoroutes
encombrées aux «heures de pointe».

Après 1980, la banlieue étend autour de la capitale un tissu urbain continu. La


différenciation tient à ce que dominent, suivant les zones, de grands ensembles
d'immeubles locatifs ou en copropriété ou un habitat plus clairsemé de maisons
individuelles avec jardin. Certaines municipalités insistent d'ailleurs alors sur le mot
village, appliqué à la commune ou à des parties de celle-ci.

C'est dans le même temps que naissent en banlieue et parfois en plein Paris des
complexes d'un type nouveau. La création par les pouvoirs publics de «Zones à
urbaniser en priorité » ou ZUP (1958), puis de «Zones d'aménagement concerté» ou
ZAC (1969) permet d'éviter les initiatives discordantes et anarchiques des
promoteurs et de concevoir un aménagement rationnel de l'espace constructible. En
ville, on parle de «quartiers», même s'ils se distinguent du quartier traditionnel par
leur caractère artificiel (quartier de l'Horloge). Leur particularité est d'unir une
résidence de bon niveau et un ensemble de commerces et de services qui donnent au
quartier son unité et pour une part son autonomie. Hors la ville, on parle de «grands
ensembles », et tous les niveaux de confort ou d'inconfort se rencontrent dans ces
réalisations capables de constituer des villes nouvelles (Créteil, Gennevilliers).

Différent est le cas de la Défense. Situé dans l'axe des Champs-Élysées au-delà de
la Seine, sur le site du carrefour où s'élevait le monument à la gloire de la Défense
nationale de 1870-1871, c'est un complexe d'affaires et de résidence à l'urbanisation
systématique que veut organiser le gouvernement quand, en 1956, il crée un
Établissement public pour l'aménagement de la Défense. On officialise en quelque
sorte l'extension de la ville vers l'ouest, et on anticipe sur celle-ci, comme jadis
Catherine de Médicis. Le premier point fort en est en 1958, avec son audacieux voile
de béton, le Centre national des industries et des techniques (CNIT).

De sa croissance ponctuée d'enceintes, la ville garde un plan ou les auréoles


concentriques l'emportent sur les radiales. Ces dernières, qui sont surtout le résultat
de l'urbanisme haussmannien, s'organisent autour de nœuds divers et mal coordonnés
(Étoile, Concorde, Bastille, République, Denfert-Rochereau, etc.). Les voies
concentriques, au contraire, rendent fort lisible l'histoire de l'espace parisien : les
Grands Boulevards sur le tracé des enceintes de Charles V et Charles IX, les
boulevards longtemps dits extérieurs (aujourd'hui soulignés par le métro aérien) sur
celui de l'enceinte des Fermiers généraux, les boulevards des Maréchaux, dits à leur
tour extérieurs, sur celui de l'enceinte de Thiers.
CHAPITRE IV

Un espace organisé

L'ESPACE FONCIER : LES CENSIVES

À qui appartient le sol parisien? En termes de droit féodal, qui est le


seigneur, à qui est la censive, à qui est dû le cens que paie normalement le
tenancier d'une terre à celui qui a sur celle-ci le droit éminent qui traduit la
seigneurie? S'agissant de la capitale, la question a donné lieu à la fabrication
de tant de faux documents qu'il est aujourd'hui difficile de démêler les
cheminements d'un partage dont on constate seulement les aboutissements
dans la topographie des derniers siècles du Moyen Age.

La censive, c'est l'ensemble de terres et de biens qui constituent la


seigneurie foncière, celle qu'à la campagne on nomme seigneurie rurale.
Celui qu'aux champs on appellerait un tenancier fait à Paris figure de
propriétaire : sa maison est bien sa propriété, et elle est plus visible dans le
paysage que le fonds de terre. Les trois personnages qui superposent leurs
droits sur un terrain et une maison sont donc le seigneur en sa censive, qui
est le propriétaire de la terre sous réserve qu'il ne tienne pas lui-même cette
terre en fief, le bourgeois, le noble ou le collège qui doit le cens mais est
propriétaire de la maison construite ou achetée par lui sans risque puisque la
tenure à cens est perpétuelle, et le locataire qui n'a qu'un droit d'usage.

Le propriétaire peut vendre terre et maison, ou les bailler à rente


perpétuelle, ce qui fait du preneur un véritable propriétaire - alors que la
rente constituée ou croît de cens n'est qu'un emprunt garanti par une
hypothèque - sans le contraindre à un paiement immédiat. On voit à quel
point une maison peut être grevée de charges superposées qui rendent
délicate toute opération immobilière. Les générations passant, ces charges
perpétuelles causent bien des incertitudes sur la situation financière du bien.
Il faudra, après la guerre de Cent Ans, l'autorité du roi pour imposer une
procédure d'annulation des rentes dont le crédirentier s'est laissé oublier.

Le cens n'est pas la seule charge qui pèse sur le «fonds de terre ». Le
seigneur perçoit également un droit de «ventes» sur toute transaction,
qu'elle porte sur le bien ou sur une rente constituée. Le taux tourne autour
de 8 %, ce qui n'a rien de négligeable.

L'usage parisien fait payer le cens annuel à quatre termes : Pâques, Saint-
Jean, Saint-Remi, Noël. L'affaiblissement du cens, invariable malgré
l'inflation, rend dérisoire dès le XIIIe siècle cette perception fractionnée
d'aussi petites sommes. On saute volontiers un terme, sans que le seigneur
proteste. Au XVe siècle, l'habitude est de payer la totalité du cens annuel à
la Saint-Remi.

Dès le début du XIe siècle, alors que la ville a repris son expansion et
qu'elle commence de s'étendre au-delà du Grand-Pont, l'évêque revendique
et se fait plus ou moins reconnaître, grâce à de faux documents carolingiens
forgés à cette fin, la propriété des îles - la Cité, mais aussi l'île Notre-Dame
- et de la moitié occidentale de la rive droite, entre la rue Saint-Denis et le
marécage de l'ancien méandre, autrement dit sur les Champeaux et le bourg
Saint-Germain-l'Auxerrois. De même, usant encore d'un faux, l'évêque
parvient à transférer sur le pont né de la chaussée de Charles le Chauve les
droits que ce roi avait explicitement donnés à l'évêque Énée sur le vieux
pont romain qui demeurait alors le seul pont véritable.

C'est Louis VI qui, le premier, réagit devant cette appropriation qu'il


traite comme les autres empiétements par lesquels les premiers Capétiens
ne sont plus maîtres chez eux. Non sans habileté, il confirme certains droits
de l'évêque, ce qui lui permet de mettre plus aisément en cause ce qu'il ne
confirme pas. Louis VII et Philippe Auguste achèveront cette clarification à
leur avantage.

Le comté de Paris ayant été repris par le roi et la vicomté n'étant plus
qu'une division administrative du domaine royal, restent dans le Paris du
XIe siècle un certain nombre de fiefs, tous tenus du roi mais tenus par des
seigneurs dont le roi n'entend pas qu'ils exercent une autorité réelle sur la
ville qui redevient la capitale. De ces féodaux laïcs qui ont également leur
fief dans le périmètre de Paris, le plus gênant pour le roi est certainement le
comte de Meulan, qui tient de l'évêque le monceau Saint-Gervais et y
entretient des prévôts chargés de lever le cens des tenanciers. On parle aussi
de la «terre de Grève », ce qui dit la position centrale du fief du Monceau.
La présence du comte de Meulan est d'autant moins tolérable pour le roi que
le comte fait partie de ces seigneurs qui battent en brèche aux portes mêmes
de Paris l'autorité du Capétien. En 1111, Louis VI doit passer la Seine à gué,
le comte de Meulan ayant fait une incursion dans la Cité, saccagé le Palais
et endommagé les ponts. Le fief du monceau Saint-Gervais passe au XIIe
siècle à Robert de Dreux, frère de Louis VII, puis à Gautier le Chambellan.
Philippe Auguste finit par l'acquérir en 1216.

Un autre fief était tenu au XIIe siècle de l'évêque par Jean de Montreuil.
Il passa à son frère Adam, évêque de Thérouanne en 1213, et en garda le
nom de fief de Thérouanne. C'était la bordure occidentale de la rue Saint-
Denis, au-delà de la rue du Feurre. La naissance des Halles et la
construction de l'enceinte qui en faisait pour une part une zone urbaine
conduisirent Philippe Auguste à y affirmer ses droits, mais c'est seulement à
la fin du XIIIe siècle que le roi put acquérir la suzeraineté de l'évêque. En
1331, Philippe VI parvint à acheter le fief, mettant ainsi fin à cette enclave
féodale dans une rive droite en plein développement.

C'est donc le roi qui, par l'héritage des comtes de Paris comme par des
empiétements successifs, se trouve être dès le XIIIe siècle le maître de la
plus importante censive de la capitale. Cent cinq rues sont, en tout ou en
partie, dans la censive du roi; l'évêque n'apparaît que dans cinquante-neuf
rues. N'oublions pas la censive de la Ville, ou plutôt de la Marchandise de
l'eau. Formée par des acquisitions, elle équivaut presque à celle de l'évêque.

Il est des fiefs de très petite taille, et ce jusque dans le centre urbain où ils
ne sont plus guère, après le XIIIe siècle, que des souvenirs inscrits dans la
toponymie. Le fief de Harenc occupe le monceau de la Saunerie, à l'est de
la rue du Pont-au-Change. Le fief de la Crosse n'est fait que de quelques
parcelles de la Mégisserie. Rue d'Autriche, le fief de Thibaud de la Chapelle
semble bien, vers 1250, ne comprendre qu'une maison. Appartenant à Saint-
Martin-des-Champs, le fief de la Rapée est au XIIIe siècle fait de quelques
maisons de la rue des Juifs, près des Halles. Le fief Popin est hors la ville, à
l'emplacement du milieu de l'actuelle rue de Richelieu. Le fief de Coquatrix
appartient, dans la Cité même, à la famille de ce nom, et il s'appuie sur un
fief des Marmousets attesté bien avant que le populaire donne ce sobriquet
aux vieux conseillers de Charles V. L'hôpital Saint-Jean-de-Latran possède
le fief de l'Oursine ou de Lourcine, proche de la rue Mouffetard, que lui
donne en 1182 un bourgeois. Le fief des Tombes est une minuscule
seigneurie en haut de la rue Saint-Jacques. Il est même un fief constitué
d'une maison et de son jardin, le fief d'Hellebic, ainsi nommé du nom de
son titulaire au XIIe siècle. Saint Louis l'achètera pour en faire la halle aux
poissons, futur « parquet de la Marée ». Au XVIIIe siècle encore, on tiendra
compte du fief de la Trinité, à l'ouest de Saint-Martin-des-Champs. Quant
au fief des Barrés, derrière Saint-Gervais, il est à la Grande Confrérie de
Notre-Dame, ce qui lui confère la pérennité, sinon un réel intérêt financier.

Plus stables dans le temps et plus sensibles dans la répartition de l'espace


sont les censives des églises, du chapitre cathédral comme des monastères.
À la fin du Moyen Age, on ne trouve pas moins d'une trentaine de censives
ecclésiastiques dans l'espace de Charles V. La plus vaste est celle qui reste à
l'évêque, à la fois faite d'un vaste territoire, la Couture l'Évêque, étendue de
la rue Saint-Denis au Roule et au pied de la colline de Chaillot, et d'un
grand nombre d'îlots ou de maisons dans la Cité et sur la rive gauche. Elle
s'agrandit en 1533 de la censive de Saint-Éloi et en 1564 de celle de Saint-
Magloire : l'évêque est alors seigneur de la plus grande partie de la rive
droite.

Le chapitre de Notre-Dame a sa propre censive, formée au IXe siècle par


la séparation des menses de l'évêque et des chanoines, séparation qui
protégeait ces derniers des abus de l'épiscopat. Le centre en est évidemment
ce quartier au nord de Notre-Dame que l'on appelle le cloître, même s'il ne
comprend pas l'habituelle cour à galerie. Outre la quarantaine de maisons
canoniales qui constituent le cloître, et diverses parcelles à travers Paris, la
censive du chapitre comprend depuis 1134 le clos Garlande, à l'est de la rue
Saint-Jacques, et depuis 1214 le fief de Tiron, près de la porte Saint-Victor.
Collectivement, les chanoines ont donc une forte seigneurie en ville.
Pour les censives des monastères, la partie essentielle est en général celle
au coeur de laquelle s'élève l'église : c'est ce que le fondateur a donné en
fondant l'église ou que d'autres ont ajouté pour contribuer à la fondation.
Les églises les plus anciennes se partagent le centre de la ville : ainsi Saint-
Merry, qui possède l'essentiel du territoire compris entre l'enceinte de
Philippe Auguste et les rues du Temple, Saint-Martin et de la Verrerie. Pour
les églises fondées hors la ville avant l'extension du XIIIe siècle, ce peut
être vaste. La censive de Saint-Magloire, qui touche soixante-dix rues de la
rive droite, l'emporte en extension sur celle de l'évêque. La censive de
Saint-Martin-des-Champs comprend un large territoire au-delà de la vieille
enceinte. Au XVIIIe siècle, outre la censive du roi et une vingtaine de
petites et parfois minuscules censives ecclésiastiques qui se partagent le
centre, dans la Cité et sur les deux rives, demeurent avec de larges espaces
les censives de l'archevêché, de Saint-Magloire (entre les rues Saint-Denis
et Saint-Martin), de Saint-Martin-des-Champs (de la rue Saint-Martin à la
rue du Temple) et du Temple (de la rue du Temple à la rue Saint-Antoine)
sur la rive droite, de Saint-Germain-des-Prés (de la rue de la Harpe au futur
Champ-de-Mars), de Sainte-Geneviève (de la rue Saint-Jacques à la
Bièvre), de Saint-Victor (de la rue des Bernardins à la future rue Cuvier) et
de Saint-Marcel (au-delà de la Bièvre) sur la rive gauche.

Mais la censive de Saint-Martin est aussi faite de parcelles situées dans


toute la ville, jusque dans la Cité et sur la rive gauche. Sainte-Geneviève a
dans sa censive quelques maisons de la Cité, autour de Sainte-Geneviève-
de-la-Cité. L'abbaye de Montmartre possède quelques pierres à poisson
proches de la porte Paris, ainsi qu'une voûte contre le Châtelet. Saint-
Germain-l'Auxerrois a quelques maisons autour de Saint-Leufroy, le
Temple quelques parcelles proches de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, et
dans la Cité un carré Saint-Christophe. Saint-Éloi, qui est dans la Cité,
possède par morceaux une partie notable de la rive droite au sud de la rue
Saint-Antoine, mais aussi dans la Cité l'îlot compris entre le Palais et la
Juiverie, à l'exception d'une parcelle qui est à Saint-Magloire, et un
minuscule îlot autour de Saint-Pierre-aux-Bœufs et de Sainte-Marine, au
nord de la façade de Notre-Dame. Quant à l'abbaye percheronne de Tiron,
elle se trouve depuis le XIIIe siècle possessionnée d'une censive qui s'insère
entre la Seine et la rue de Jouy en plein milieu de la censive de Saint-Éloi.
Ce parcellaire, qui caractérise la plupart des censives ecclésiastiques, tient à
ce qu'il est formé par la générosité de donateurs peu portés à donner en une
seule fois toute leur seigneurie. Autant dire que ces censives constituent une
inextricable peau de panthère qui fait le gagne-pain de bien des procureurs.
Ajoutons que la carte des censives ne cesse d'évoluer. Les laïcs vendent, les
monastères échangent. Le résultat est le même.

Une telle imbrication des droits seigneuriaux et une telle multitude


d'enclaves laissent comprendre la difficulté rencontrée par les
administrateurs et les juges pour définir l'espace public et l'espace privé.
Autant dire que l'on hésite et que l'on transige quant à l'exercice du droit de
voirie, qui touche à l'organisation de l'espace, à son entretien et à sa police.
Les litiges sont nombreux jusqu'au XVe siècle pour savoir qui a le droit de
voirie sur les parvis des églises et les galeries couvertes. Les gens du roi
feront, par la suite, plus ou moins reconnaître le caractère régalien de la
voirie.

Nous ne parlons ici que des censives qui constituent l'un des éléments de
définition de l'espace parisien jusqu'à la Révolution. Mais chaque église a,
hors la ville, des seigneuries qui font parfois d'elle, comme pour Saint-
Germain-des-Prés, l'un des principaux propriétaires fonciers de la région.

Avec les siècles, la censive devient un élément secondaire de la définition


des espaces. Il est au XVIe siècle quelque cent cinquante censives, et les
principaux seigneurs fonciers continuent au XVIIIe de tenir registre des
cens dus, voire de cartographier les censives. On grave dans la pierre des
maisons d'angle les initiales de la censive. Mais le Parisien des temps
modernes énonce son implantation en précisant la rue, souvent la paroisse,
parfois le quartier. Lorsque le cens, désormais tenu pour une redevance
féodale et non plus pour un loyer du sol, sera aboli par la Constituante dans
la nuit du 4 août 1789, le propriétaire de la maison sera devenu sans s'en
apercevoir propriétaire du terrain. Il y a longtemps qu'il ne faisait plus la
différence.

LES JUSTICES
La carte des justices n'est pas moins compliquée que celle des censives.
À l'origine, il arrive que la censive, qui est la seigneurie, et la justice
coïncident parce que le fondateur d'un établissement ecclésiastique a en
même temps donné la terre et la justice. Les donations ultérieures font voler
en éclats cette coïncidence. Dans les années 1300, alors que l'on compte
cent cinquante-cinq seigneuries ayant censive, il n'en est que vingt-quatre à
joindre censive et justice.

De la haute justice qui connaît des crimes de sang à la basse justice qui
est celle des contraventions courantes à l'ordre public, de la justice réelle sur
les terres à la justice personnelle sur les clercs ou sur les métiers, la
complication du système ne permet pas de dresser une carte comme on peut
le faire pour les censives dont, malgré les incertitudes, chacun comprend
que l'imbrication s'établit dans la hiérarchie simple du système seigneurial.
Chaque terre n'a qu'un seigneur immédiat, même si celui-ci a lui-même un
seigneur. Plusieurs justices peuvent, au contraire, s'exercer en un même
lieu, ou sur une même personne. Heureusement, le cas est assez rare dans la
pratique. Les justiciers énoncent dans leurs titres les trois justices qu'ils ont,
afin de montrer qu'ils ne partagent rien de leur seigneurie. Il est peu de lieux
où le haut justicier n'est pas en même temps moyen et bas justicier.

Dans la Cité, le roi et l'évêque se partagent la justice et s'affrontent


périodiquement. Dans certaines rues, on change de justice d'une maison à
l'autre. Rares sont les rues dont les deux « rangs » relèvent du même juge.
Si l'on pense que les conflits de voisinage sont nombreux, on comprend que
le justiciable s'y retrouve mal.

Une justice est reconnue d'ancienneté au concierge du Palais : elle s'étend


sur les abords du Palais et sur les maisons du Grand-Pont. Sur la rive
gauche, les deux principaux justiciers sont les abbés de Sainte-Geneviève et
de Saint-Germain-des-Prés. La rive droite est, dans l'enceinte de Philippe
Auguste, partagée pour l'essentiel entre la justice du roi et celle de l'évêque.

Les monastères importants sont, faut-il le rappeler, assez éloignés du


centre pour que les justices seigneuriales n'apparaissent que
sporadiquement. En ville, le roi absorbe bien souvent les justices des abbés,
à la faveur de la nouvelle enceinte qui coupe en deux les domaines
ecclésiastiques. Ainsi fait Philippe Auguste en 1211 pour toute la partie de
la justice de Saint-Germain-des-Prés qui, enfermée dans la récente enceinte,
passe alors de la paroisse suburbaine de Saint-Sulpice à celle, urbaine, de
Saint-Séverin. Il en va de même en 1279 pour l'ancien bourg du Temple :
les templiers cèdent au roi leur droit sur la partie englobée dans l'enceinte.
Le roi peut alors rééquilibrer les droits de justice : gardant toutes les hautes
justices qu'il avait et a pu réunir, il cède en 1220 la basse justice sur la ville
à la Hanse des marchands de l'eau, autrement dit à la Ville elle-même.
Lorsque la ville, au XIVe siècle, s'étend au-delà de l'enceinte jusqu'à
justifier la construction, à partir de 1358, d'une nouvelle défense, on voit
s'urbaniser dans l'ancienne comme dans la nouvelle enceinte des terres sur
lesquelles s'étendaient les justices de quelques établissements qui se
trouvaient préalablement au large puisque longtemps loin du centre.
D'importants quartiers nouveaux se trouvent donc soumis à la justice du
chapitre de Saint-Germain-l'Auxerrois ou du prieur de Saint-Martin-des-
Champs.

Le roi ne peut manquer de profiter du développement économique. Tant


qu'il n'y avait aucune organisation professionnelle, il n'y avait de justice que
sur les individus, à raison de leur qualité d'habitants, non de leur
appartenance à un groupe. Lorsqu'au XIIe siècle les métiers ont commencé
de s'organiser, nul - notamment l'évêque - ne peut se prévaloir d'anciens
droits. Les juristes de Philippe Auguste ont la partie belle pour fonder sur le
souci de l'ordre public une revendication nouvelle : la justice royale sur les
métiers.

C'est avec l'évêque que surgissent le plus souvent les conflits. Au fil des
siècles, ils ont alimenté la chronique, mais aussi l'activité des faussaires, car
les évêques ne se sont pas privés de faire confectionner titres et privilèges.
La rapide urbanisation de la rive gauche à partir de l'installation des maîtres
et des étudiants fait surgir des inconvénients nouveaux. Dans la Cité, où les
limites des justices étaient anciennement connues, les choses étaient claires
à défaut d'être simples. Dans ce qui va s'appeler l'Université et qui était, peu
auparavant, une zone tranquille de petites maisons entourées de jardins, la
mémoire collective est moins précise. C'est au sujet des droits du roi sur le
Clos Bruneau, nouveau centre des études juridiques, que s'ouvre en 1221
une procédure contre l'évêque qui va conduire à un compromis. Dans un
premier temps, l'évêque Guillaume de Seignelay, déjà échaudé dans son
évêché d'Auxerre par les prétentions royales, refuse de reconnaître la
juridiction du roi. Les juristes de Philippe Auguste portent alors l'affaire sur
la rive droite et font faire par des prudhommes choisis parmi les notables de
la bourgeoisie – a priori peu favorable à l'évêque – une enquête sur les
droits du roi dans la petite seigneurie du Bourg-l'Évêque que l'on commence
d'appeler le bourg Saint-Germain-l'Auxerrois. Parmi les enquêteurs, il y a
d'anciens prévôts. Ils se souviennent d'avoir procédé dans le Bourg-l'Évêque
à des arrestations au nom du roi. Naturellement, tout le monde est d'accord
pour attester la justice du roi sur les routes qui franchissent les portes de la
ville. Lorsque les régions situées au long de ces routes hors de l'enceinte
s'urbanisent à leur tour, il est aisé d'en déduire que le roi y a la justice.

C'est en décembre 1222 que l'accord se fait enfin, Guillaume de


Seignelay et le doyen du chapitre, Gautier Cornu, étant obligés de céder
devant la plupart des exigences royales. Cette forma pacis fige la situation
judiciaire de Paris. Le roi fait reconnaître sa haute justice sur toutes les
terres de l'évêque. Il y aura d'autre part la juridiction sur les marchands.
L'évêque garde la basse justice sur ses terres, et la juridiction sur les poids
et mesures une semaine sur trois. On se partage les routes : au roi la « voie
royale » qui part du Louvre et longe la Seine, et la «voie publique » qui part
de la porte Saint-Honoré et conduit au pont du Roule. Une affaire est alors
définitivement réglée : celle des Champeaux. En installant là les Halles,
Louis VII et Philippe Auguste n'avaient pas obtenu de l'évêque qu'il
renonçât à sa propriété du sol et à sa justice. Le prévôt de l'évêque était
associé à celui du roi pour toutes les affaires de justice. L'accord de 1222
clarifie la situation par une reculade de l'évêque : la propriété du sol est au
roi seul, et l'évêque aura le revenu des taxes une semaine sur trois. Le roi
profite de l'occasion pour mettre fin à la longue contestation relative au
monceau Saint-Gervais. L'évêque y renonce à tout droit.

Ainsi, l'accord de 1222 met-il en forme l'abandon par l'évêque de réelles


prétentions à concurrencer le roi dans la vie parisienne. Loin derrière le
premier, il n'est plus que le deuxième des justiciers. Il serait plus juste de
dire qu'il devient l'un des principaux justiciers secondaires. La forma pacis
aura la vie longue. L'équilibre des pouvoirs judiciaires est définitivement
rompu à l'avantage du roi. Lorsqu'on reparlera sous Louis XIV des justices
de l'archevêque, ce ne sera que pour laisser à celui-ci les moyennes et
basses justices et l'indemniser pour les hautes justices du For-l'Évêque, de
Saint-Éloi et de Saint-Magloire. En 1674, le Conseil fixe à 9 820 livres le
préjudice annuel de l'archevêque pour la perte de ses hautes justices et lui
assigne dix mille livres sur le domaine royal.

On compte encore au XVIe siècle une vingtaine de seigneurs justiciers.


La plupart se contentent d'une basse justice qui ne leur rapporte plus rien.
La justice n'est plus qu'un élément de la gloriole. Les justiciables le savent
bien, il n'est vraiment à Paris qu'une justice, celle du roi.

Il en va de même hors de la ville. La notion de banlieue apparaît dès le


haut Moyen Âge. Lieue du ban, c'est l'espace dans lequel s'exerce le droit
de ban - de commandement et de justice - du pouvoir souverain dans les
conditions définies pour la ville. En fait, c'est un ressort juridique. À une
lieue (4,5 km) de la ville, la campagne est réputée ville. La banlieue
englobe au Moyen Âge Chaillot, le Roule, Montmartre, Chaumont,
Charonne. Des bornes, souvent surmontées de croix, marquent cette lieue.
La tombe Issoire est sans doute le vestige de l'une de ces bornes.

Très vite, les gens du roi s'emploient à élargir la banlieue au détriment


des petits seigneurs qui possèdent quelque terre à proximité de Paris. Au
XVIIe siècle, ils l'étendent à tout le méandre occidental de la Seine, jusqu'à
Boulogne et Clichy, à toute la plaine du Lendit jusqu'aux abords de Saint-
Denis. La banlieue comprend Pantin, Bagnolet et Charenton, Issy, Meudon,
Vaugirard, Montrouge et Ivry. Une telle extension provoque naturellement
les plaintes des seigneurs ecclésiastiques, de l'abbé de Saint-Denis en
premier lieu, lequel parvient au XVIIIe siècle à faire reconnaître hors
banlieue la plaine du Lendit jusqu'à Aubervilliers. L'affaire vaudra
d'innombrables contentieux entre les gens du roi et ceux de l'abbé.

LES PAROISSES

Longtemps, Paris ne connaît qu'une église séculière, l'église par


excellence, l'église de l'évêque, la cathédrale. Bien sûr, il y a les monastères,
qui se sont multipliés. On y va prier, mais le monastère reste l'église des
moines, non celle des fidèles. Même si l'on y prêche pour eux, la vie
cultuelle n'y est pas organisée pour les laïcs. Et ils ne sauraient y demander
les sacrements. Les notables peuvent s'y faire enterrer. Tout le monde peut
s'y confesser et y communier. On ne s'y marie pas. Et c'est au clergé séculier
qu'il appartent de baptiser, comme d'administrer les derniers sacrements.

Les premières paroisses apparaissent lorsque le besoin se fait sentir de


rapprocher les lieux de culte de ces fidèles que l'extension territoriale de la
ville éloigne de plus en plus de la cathédrale. Elles se greffent tout
naturellement sur les basiliques mérovingiennes plusieurs fois reconstruites
et maintenues en activité par des communautés régulières. Saint-Gervais et
Saint-Germain-l'Auxerrois sont, au XIe siècle, érigées en paroisses pour les
fidèles des deux bourgs qui les entourent. Saint-Gervais dispose d'un
baptistère : ce qu'est Saint-Jean-le-Rond pour Notre-Dame, un petit édifice
également dédié à saint Jean l'est pour Saint-Gervais. Il sera plus tard Saint-
Jean-en-Grève. La paroisse de Saint-Germain-l'Auxerrois est à ce point
vaste qu'on l'appellera longtemps «la Grande Paroisse », et qu'on en
démembrera huit paroisses au cours des siècles suivants. D'autres créations
suivent, qui ne sont parfois, comme Saint-Laurent ou Notre-Dame-des-
Champs, que le rattachement à la ville de paroisses suburbaines du haut
Moyen Âge. Les populations agricoles qui s'installent à partir du XIe siècle
sur les domaines des grands monastères suburbains et les artisans qui
s'établissent dans les bourgs nés à l'ombre de ces monastères appellent de
même, autour de lieux de culte déjà passés dans la pratique, la naissance de
paroisses qui seront un jour urbaines : ainsi Saint-Paul et Saint-Nicolas-des-
Champs sur les terres de Saint-Éloi et de Saint-Martin-des-Champs. Saint-
Sulpice, chapelle baptismale sur celles de Saint-Germain-des-Prés, joue le
rôle d'une paroisse bien avant son érection officielle au XIIIe siècle. Les
chapelles à l'usage des fidèles prolifèrent autour de Sainte-Geneviève
comme de Saint-Marcel. Des paroisses y apparaîtront plus tard. Il n'est pas
sûr que les limites en soient au début autres que coutumières.

En pleine ville, des paroisses naissent sur les rives : Saint-Merry est peut-
être dès le IXe siècle une succursale de Notre-Dame, que desservent les
chanoines eux-mêmes. et l'on en fait par la suite une paroisse pour la partie
occidentale du bourg auquel ne suffit déjà plus l'unique paroisse de Saint-
Gervais. La mutation est achevée au XIIe siècle. En 1080, on prend
quelques territoires à Saint-Germain et à Saint-Merry pour en faire une
nouvelle paroisse Saint-Jacques – on la dira au XIIIe siècle « de la
Boucherie » pour la distinguer de l'église des Dominicains - dont le
territoire est le premier à ne tenir compte que de la topographie proprement
urbaine : les limites en sont les deux grandes rues de la rive droite, Saint-
Denis et Saint-Martin. Il s'agit bien de créer une paroisse pour ce qui
devient le centre de la ville. Vers la même date, la paroisse Saint-Paul est
créée aux dépens de Saint-Gervais : la ville s'étend maintenant, au long de
la Seine, bien au-delà de la Grève et du monceau Saint-Gervais.

La rive gauche voit au XIe siècle se muer en centres de vie pastorale les
cinq églises mérovingiennes de la route d'Orléans dont le concile de 845
avait fait les « titres cardinalices » des prêtres dénommés cardinaux de Paris
à l'image des curés romains qui devenaient les cardinaux de l'Eglise. Là
encore, il ne s'agit au Xe siècle, après les invasions normandes, que de
succursales de la cathédrale. Au XIe, ce sont des paroisses, vite ramenées à
trois par l'extension de Saint-Séverin aux dépens de Saint-Julien et celle de
Saint-Benoît aux dépens de Saint-Etienne.

Le mouvement affecte aussi la Cité, trop peuplée pour ne dépendre que


de la cathédrale. Or il est de longue date des chapelles à l'ombre de celle-ci
comme dès le IXe siècle la chapelle de l'hôpital Saint-Christophe, au Xe
Sainte-Marine et au XIe Saint-Landry, voire dans le cloître comme au IXe
siècle Saint-Denis-du-Pas et au XIIe Saint-Aignan ou Saint-Barthélemy. À
l'ouest, non loin du Palais, un monastère de Saint-Éloi se développe au XIe
siècle, mué en prieuré au début du XIIe. Il a son cloître, que l'on appelle la
Ceinture Saint-Éloi. Il annexe une vieille chapelle carolingienne, Saint-
Pierre-aux-Bœufs, au nord de Notre-Dame. Le long du la Seine, au nord, il
y a Saint-Magloire, l'ancienne chapelle du Palais mérovingien, et la plus
tardive chapelle du prieuré de Saint-Denis-de-la-Chartre. Au sud, on trouve
deux chapelles construites par des monastères de la rive gauche à l'époque
des invasions normandes, alors qu'il fallait se tenir prêt à abriter les reliques
en cas de péril : Sainte-Geneviève-la-Petite - ou de-la-Cité - et Saint-
Germain-le-Vieux. Au XIIe siècle, la Cité est donc riche d'églises, qui
facilitent l'accès des fidèles au culte. C'est alors qu'on ressent le besoin de
paroisses. Des curés sont affectés aux chapelles. Les paroisses semblent
définitivement constituées sous l'épiscopat de Maurice de Sully, l'évêque
qui lance la reconstruction de la cathédrale. Le prélat y ajoute en 1183 une
paroisse créée de toutes pièces, Sainte-Madeleine, avec une église qui n'est
autre que l'ancienne synagogue confisquée l'année précédente et qui ouvre
en plein centre de l'île sur la Juiverie, la rue qui conduit du Petit-Pont à la
Planche-Mibrai. À la fin du siècle, la Cité comprend douze paroisses,
auxquelles s'ajoutent naturellement la cathédrale et la chapelle du Palais,
mais aussi sur la rive nord une parcelle insulaire de Saint-Jacques-de-la-
Boucherie. De cette multiplication des paroisses, la hiérarchie tire une
conséquence dès le XIe siècle : le nombre des prêtres cardinaux est porté à
treize.

L'extension territoriale de la ville et sa croissance démographique font


apparaître aux XIIe et XIIIe siècles le besoin de nouvelles paroisses, le plus
souvent définies autour d'églises et de chapelles qui constituaient déjà des
lieux de prière mais non des foyers de vie sacramentelle. Le Parisien qui, au
XIIe siècle, habite au nord des toutes nouvelles Halles se trouve bien d'avoir
une messe à Saint-Eustache ou à Saint-Sauveur, mais il doit encore, par-
delà un cloaque, s'adresser à Saint-Germain-l'Auxerrois pour se marier ou
baptiser ses enfants. Ce qui est ici un problème d'éloignement est ailleurs
une affaire de desservant : le curé de Saint-Gervais ne suf fit plus à assurer
le service pour ce qui était au XIe siècle un bourg et qui devient au XIIIe un
quartier central d'une ville à l'habitat dense. Le développement du centre
économique de la ville autour de la Grève et des Halles provoque dans la
première moitié du XIIe siècle l'érection de la paroisse Saint-Innocent, qui
n'était jusque-là qu'une chapelle en bordure d'un cimetière et qui va devenir
l'un des hauts lieux de la vie parisienne. On parlera vite des «Innocents ».
Ces nouvelles paroisses rééquilibrent une carte jusque-là surtout favorable à
la rive gauche, héritière en l'occurrence de la ville gallo-romaine. Les
chapelles à usage paroissial se multiplient de même, qui seront un jour des
paroisses : Saint-Gilles s'élève peu après 1235 sur la rive droite, Saint-jean-
du-Mont et Saint-Médard dans le bourg Sainte-Geneviève, Saint-Hippolyte
et Saint-Hilaire dans celui de Saint-Marcel.
Dans le grand mouvement d'érection de paroisses qui accompagne
jusqu'au milieu du XIIIe siècle les grands défrichements des contrées
rurales, le monde des villes a donc sa place. On démembre de trop vastes
paroisses, comme celle de Saint-Germain-l'Auxerrois, qui s'étendait au XIe
siècle à tout l'espace compris entre la route de Saint-Denis et le méandre
inférieur de la Seine, donc jusqu'à ce qui est aujourd'hui Boulogne, Neuilly
ou Saint-Ouen. En ville comme dans la campagne, on érige ainsi aux
dépens de Saint-Germain quelques chapelles ou églises collégiales en
églises paroissiales : après Saint-Innocent, ce sont vers 1205 Saint-Leufroi,
entre 1212 et 1223 Saint-Eustache sur l'emplacement d'une chapelle Sainte-
Agnès qui s'était développée dès le début du XIIe siècle à la faveur du
peuplement des Champeaux, entre 1216 et 1284 Saint-Sauveur, vers 1220
Sainte-Opportune qui était une ancienne chapelle Notre-Dame élevée au
VIe siècle et devenue au XIe une collégiale, dépendant de Saint-Germain,
où l'on conservait les reliques d'une sainte abbesse morte au VIIIe siècle. On
divise également Saint-Gervais en 1213 pour donner naissance à Saint-
Jean-en-Grève, jusque-là simple succursale du prieuré de Meulan, qui
dépend de l'abbaye normande du Bec-Hellouin. Pour nombre de ces
paroisses, l'usage et la tolérance ont souvent précédé l'érection canonique :
ainsi est-il souvent difficile de donner une seule date certaine à la naissance
de la paroisse.

Après le XIIIe siècle, la carte des circonscriptions paroissiales est, pour le


centre, pratiquement fixée. Elle reproduit souvent la carte des censives,
dans la mesure où bien des paroisses n'ont été que le développement de
chapelles établies sur les domaines monastiques. Les paroisses parisiennes
resteront marquées par cette origine seigneuriale. Les limites extérieures ne
sont pas moins liées à l'enceinte de Philippe Auguste, précisément parce
qu'elle a surimposé son tracé sur l'espace seigneurial et qu'elle y a dessiné
des coupures définitives. À partir des années 1200, il y a vraiment des
paroisses urbaines et des paroisses suburbaines, celles des bourgs laissés
hors de l'enceinte. Tout autant que celui de Saint-Germain-des-Prés,
l'exemple de Saint-Laurent est significatif. L'antique basilique se taille dans
la seconde moitié du XIe siècle un territoire paroissial qui s'étend jusque
dans l'agglomération parisienne. Très vite, Saint-Laurent prend rang comme
«titre » cardinalice. Mais l'enceinte de Philippe Auguste vient
malencontreusement couper en deux cette paroisse. Deux paroisses
nouvelles sont donc créées pour remédier à cet inconvénient. Saint-Leu-
Saint-Gilles, simple chapelle édifiée en 1235 sur la rue Saint-Denis pour les
fidèles du bourg formé autour de l'abbaye Saint-Magloire, le «bourg l'Abbé
», acquiert presque son autonomie comme succursale lointaine de la
paroisse de Saint-Barthélémy qui est dans la Cité en face du Palais. Saint-
Leu ne sera une paroisse de plein exercice qu'en 1617. La chapelle Saint-
Josse, construite vers 1235 à mi-chemin de Saint-Merry et de Saint-
Magloire pour répondre à la demande des citadins paroissiens de Saint-
Laurent, devient une paroisse en 1260

Certaines de ces créations répondent à une évidente nécessité. D'autres ne


sont que le résultat d'un particularisme de quartier, favorisé par l'influence
d'un protecteur bien placé auprès de l'évêque. Sainte-Opportune n'a pour
paroisse que les maisons de son cloître, Saint-Innocent n'a que les maisons
mitoyennes des murs du cimetière, Saint-Josse n'a que vingt-neuf maisons.

Sur la rive gauche, l'essor du monde universitaire conduit à l'érection de


paroisses destinées à éviter l'afflux de fidèles dans les monastères et à
détourner des ordres mendiants les fréquentations et les générosités. Dès
1211, les paroisses Saint-Côme-Saint-Damien et Saint-André-des-Arts - ou
des Arcs - sont détachées de Saint-Sulpice pour tenir compte de la nouvelle
enceinte de Philippe Auguste qui a fait entrer dans la ville une partie de la
censive de Saint-Germain-des-Prés, comme peu après 1230 Saint-Nicolas-
du-Chardonnet l'est pour la même raison de Saint-Victor. La fondation, en
1225, de la paroisse Saint-Étienne-du-Mont est significative de ce désir de
pourvoir la population d'une véritable église séculière dans la censive de
Sainte-Geneviève.

Un premier bilan peut être tenté autour de 1300. Il est alors douze
paroisses dans la Cité, outre la cathédrale, Saint Jean-le-Rond, qui est la
paroisse du cloître, et la Sainte-Chapelle, qui est maintenant celle du Palais.
Il en est sept sur la rive gauche, treize sur la rive droite. Les plus petites
sont celles du centre urbain. Les plus vastes sont celles du pourtour en cours
d'urbanisation : Saint-Eustache, Saint-Nicolas-des-Champs, Saint-Sulpice,
Saint-Étienne-du-Mont, Saint-Nicolas-du-Chardonnet.
Les élargissements du territoire parisien et la construction de nouvelles
enceintes ne font que transformer en paroisses parisiennes des paroisses
rurales constituées autour des bourgs et des villages - c'est le cas de Sainte-
Madeleine de la Ville-l'Évêque, qui deviendra «la Madeleine» – ou de
simples chapelles, jusque-là succursales de paroisses anciennes. Après la
stabilité des XIVe et XVe siècles, voici donc au XVIe de nouvelles
paroisses. Ainsi s'élève au faubourg Saint-Honoré une chapelle privée
consacrée aux Cinq Plaies du Sauveur (1521), reconstruite en 1584-1587
comme annexe de Saint-Germain-l'Auxerrois sous le nom de Saint-Roch,
érigée en paroisse en 1633 et finalement reconstruite entre 1653 et 1723. De
même la chapelle de l'hôpital Saint-Jacques-du-Haut-Pas devient-elle en
1567 succursale paroissiale pour les habitants des faubourgs Saint-Jacques
et Notre-Dame-des-Champs qui se jugeaient trop éloignés de Saint-Benoît-
le-Bétourné, de Saint-Hippolyte ou de Saint-Médard; elle est érigée, dans
une nouvelle église, en paroisse de plein exercice quand en 1572 Catherine
de Médicis transfère à Saint-Jacques les religieux de Saint-Magloire. Inutile
de dire que l'autonomie de ce qui a été la succursale commune de trois
paroisses provoquera de longues contestations de limites. Naissent ensuite
Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle en 1673, Saint-Philippe-du-Roule en
1699, Sainte-Marguerite en 1712, Saint-Denis-du-Pas en 1748, Notre-
Dame-de-Bonne-Délivrance en 1776. Les simples chapelles nées du besoin
des Parisiens de la périphérie sont parfois rattachées à de très lointaines
paroisses : Belleville n'a jusqu'en 1635 qu'une chapelle construite en 1548
comme annexe de Saint-Merry, l'une des paroisses les plus centrales de la
ville. N'oublions pas, en plein centre, Saint-Louis-en-l'Île qui traduit en
1623 l'urbanisation de la nouvelle île.

Pour compenser, on fait alors disparaître des paroisses au territoire


excessivement exigu et dont on ne soucie pas de reconstruire l'église, plus
ou moins ruineuse : c'est le cas des Innocents et de cinq paroisses de la Cité.

En 1789, la ville compte quarante et une paroisses, dont neuf en la Cité,


outre le cloître et le Palais. L'île Saint-Louis en constitue une. Il en est dix-
neuf sur la rive droite, treize sur la rive gauche. C'est ce cadre paroissial qui
est retenu pour la constitution des soixante districts électoraux de 1789,
devenus ensuite circonscriptions administratives. Dès 1790, ils seront
remplacés par les quarante-huit sections. En 1802, après la suppression de
quelques églises du centre, Paris n'a plus que trente-huit paroisses.

L'érection de nouvelles paroisses reprend après la Révolution. En 1829,


le nombre de paroisses de la ville passe à quarante-trois. Le diocèse
comprend alors, avec les villages, cent onze paroisses. Mais en 1846 Mgr
Affre observe qu'il en faudrait cent pour la seule ville. Il n'y en aura dix ans
plus tard que quarante-sept, après quelques créations liées, comme en 1851
celles de Saint-Augustin et de la Trinité, à l'urbanisation des quartiers du
nord-ouest.

La Saint-Barthélemy a, en 1572, réduit le protestantisme parisien à peu


de chose. Dès la fin des guerres de Religion, la paroisse réformée du Louvre
est rétablie en tant qu'église privée de Catherine de Bourbon, la sœur de
Henri IV. L'édit de Nantes ne pousse pas plus loin la tolérance : les
protestants ont le droit d'habiter Paris, mais ne peuvent célébrer leur culte à
moins de cinq lieues de la ville. Un temple est alors établi à Grigny, chez le
seigneur protestant Josas Mercier. Un autre l'est au Plessis-Marly chez Du
Plessis-Mornay. Le roi accorde enfin aux réformés le droit d'ouvrir des
temples publics à Ablon en 1599 et à Charenton en 1606. Le temple de
Charenton demeure jusqu'à la révocation de l'édit de Nantes en 1685 le haut
lieu du protestantisme de la région.

En donnant droit de cité au culte protestant par l'édit de Tolérance


(novembre 1787), Louis XVI permet enfin l'établissement de lieux de culte
réformé, organisé par la loi du 18 germinal an X. Il se fera fort lentement,
soit par affectation d'églises conventuelles désaffectées (couvent des
Billettes en 1808, Saint-Louis du Louvre en 1804, Oratoire du Louvre en
1811, couvent de Pentémont en 1803 mais effectivement en 1846) , soit par
construction d'églises dans les quartiers nouveaux (Étoile en 1874). Ils
constituent les centres de véritables paroisses.

Le rattachement à Paris d'un certain nombre de paroisses périphériques


conduit à des ajustements. Des paroisses se trouvent coupées en deux par
les nouvelles limites municipales de 1860. C'est le cas de Montrouge et de
Saint-Mandé, dont les parties unies à Paris constituent les nouvelles
paroisses de Saint-Pierre pour ce qu'on appelle dorénavant le Petit-
Montrouge et de l'Immaculée-Conception pour le nouveau quartier de
Picpus. D'autres, avec un développement qui se poursuit vers un centre
urbain dont l'ancien village était séparé par l'octroi, manifestent le besoin
d'un rééquilibrage : ainsi l'église de Vaugirard, naguère au cœur du village
dans la rue Saint-Lambert mais désormais trop proche des fortifications,
est-elle remplacée dès 1856 par une nouvelle église Saint-Lambert
construite au milieu d'un espace paroissial en cours d'urbanisation au long
de la rue de Vaugirard. Dès la fin du XIXe siècle, de nouvelles paroisses
sont érigées dans les zones que la construction des fortifications, puis le
rattachement de 1860 avaient trouvées peu urbanisées et dont la
transformation impliquait un relâchement du lien avec l'ancien centre
communal. Ainsi surgissent, à la place d'anciennes chapelles ou de vieilles
églises villageoises, des églises paroissiales comme Notre-Dame-du-Travail
(1845, reconstruite en 1899), Saint-Pierre-de-Chaillot (XVIIe siècle,
reconstruite en 1933), Saint-Léon (1925) ou le Saint-Esprit (1930-1935). La
destruction des fortifications conduira de même à l'érection de paroisses
dont le centre sera situé sur l'ancienne limite elle-même, autrement dit sur le
côté extérieur des boulevards des Maréchaux: SaintAntoine-de-Padoue
(1936), Sainte-Odile (1938).

La paroisse avait été pendant des siècles le cadre d'innombrables organes


laïcs de l'activité spirituelle et caritative. Des confréries du Moyen Âge aux
modernes Conférences de Saint-Vincent-de-Paul en passant par les oeuvres
et associations placées sous le vocable des saints les plus divers, la paroisse
avait été lieu de prière et d'action hors des offices. Elle est restée le cadre de
bien des groupes de réflexion et de prière, d'études bibliques ou d'action
humanitaire qui ont vu le jour depuis trente ans.

Il en va différemment en banlieue, où l'appartenance locale demeure


forte. Jusque dans les années 1930, c'est le réseau paroissial hérité des
anciens villages qui s'impose et qui suffit. Chaque paroisse d'Ancien
Régime, devenue commune à la Révolution, garde son unité lors de son
inclusion dans la banlieue parisienne, voire, pour les communes annexées
en 1860, dans la ville. Lorsque se peuple la banlieue au-delà des
fortifications, ces centres religieux deviennent insuffisants, aussi bien par la
dimension de leurs nefs que par leur éloignement des nouveaux habitats. On
construit d'abord des chapelles - cinquante-deux entre 1925 et 1930 - qui
font office d'annexes plus ou moins autonomes. En 1931, le cardinal Verdier
lance l' œuvre des Chantiers du Cardinal, soutenue à ses débuts par un
emprunt de vingt millions couvert en quatre heures et poursuivie grâce à
des souscriptions et des quêtes. De véritables paroisses sont alors
délimitées.

Cette multiplication des paroisses conduit au fil des siècles à des


réorganisations administratives. En 1819, le diocèse est divisé en trois
archidiaconés, celui de Notre-Dame comprenant les îles et la rive droite,
celui de Sainte-Geneviève la rive gauche, et celui de Saint-Denis la
banlieue. Par la suite, la principale réorganisation sera celle qui, calquée sur
le remodèlement départemental en 1966, détache la banlieue du diocèse de
Paris, réduit à la ville, cependant que sont créés, à côté des anciens diocèses
de Versailles et Meaux, les nouveaux diocèses d'Évry, Créteil, Nanterre,
Pontoise et Saint-Denis. L'abbatiale de Saint-Denis devient cathédrale. Là
où il n'y avait aucune église ainsi transformable, à Évry, une nouvelle
cathédrale s'élève, achevée en 1996.

À côté du réseau paroissial, la présence d'étrangers fait éclore aux XIXe


et XXe siècles des lieux de culte auxquels l'appartenance des fidèles est
purement personnelle. Des églises étrangères apparaissent, catholique
romaine comme l'église polonaise (rue Saint-Honoré), catholiques
orientales comme les églises maronite (rue d'Ulm), melkite (SaintJulien-le-
Pauvre), syriaque, chaldéenne, arménienne, roumaine, russe ou ukrainienne,
orthodoxes comme la cathédrale Saint-Alexandre Nevski (rue Daru) ou
quinze églises à caractère national. Les églises réformées sont, par la
diversité des confessions, beaucoup plus souvent personnelles que
territoriales. À côté des temples établis dès le temps du Consulat et de
l'Empire pour les protestants français (Pentémont, Billettes, Oratoire du
Louvre, etc.), de nombreuses chapelles accueillent les protestants étrangers
(cathédrale américaine du quai d'Orsay, églises britannique, anglicane,
épiscopalienne, méthodiste, etc.).

Le renforcement du judaïsme français par les apports étrangers,


provenant d'abord d'Europe centrale et orientale, puis d'Afrique du Nord,
conduit à une multiplication des synagogues dans Paris et en banlieue.
L'action d'Edmond de Rothschild amorce ce mouvement de construction
dès avant 1914. La création par Alain de Rothschild des Chantiers du
Consistoire en 1958 permet de compléter l'équipement cultuel du judaïsme
parisien, fort aujourd'hui de 75 lieux de culte en ville et 120 en banlieue.

QUARTIERS ET ARRONDISSEMENTS

L'espace de vie du Parisien est tout autre que foncier, fiscal ou judiciaire :
il se traduit par l'identification progressive de quartiers, d'abord simples
cadres de la vie sociale, puis à partir du XVe siècle circonscriptions
administratives de la ville. C'est la force du quartier qui contraint l'autorité
administrative et financière à recourir à ce cadre qu'elle n'a pas créé mais
dans lequel les habitants se reconnaissent aisément.

Dès le temps d'Étienne Marcel, au milieu du XIVe siècle, c'est dans le


quartier et ses subdivisions, la cinquantaine et la dizaine, que s'organise la
participation des bourgeois à la garde aux portes et au guet de nuit. Chaque
quartier a charge d'un secteur, d'une ou plusieurs portes. En 1421, en 1438,
on abandonne la perception des impôts directs rue par rue ou paroisse par
paroisse : les rôles sont tenus par quartiers. Le quartier cesse donc d'être une
unité tacitement reconnue par les bourgeois : les agents du roi le prennent
en compte. Lorsqu'en 1419 des commissaires au Châtelet sont chargés de
veiller à la police urbaine, le prévôt en affecte un à chaque quartier. Ces
officiers royaux sont les prédécesseurs des actuels commissaires de police.

Il était vain de compter sur la structure par quartiers pour assurer la


défense de la ville. En juin 1467, Louis XI lui substitua une structure
professionnelle que confortaient, mieux que le voisinage, les solidarités de
métier. On forma soixante et une «bannières», une par métier ou par groupe
de métiers. Maîtres et valets ayant de seize à soixante ans devaient s'inscrire
dans une bannière. Les officiers royaux et les hommes de loi formèrent la
soixante et unième. Chacun s'armait à ses frais, selon sa condition. Les
armes étaient insaisissables.

Subsistaient cependant les quartiers. Leurs limites sont complexes, se


jouant des frontières de paroisses ou de seigneuries et recoupant les îlots.
S'ils sont aisés à comprendre sur la rive gauche, coupée en deux par la rue
Saint-Jacques, ils le sont moins sur la rive droite, avec des étendues et des
peuplements très divers. L'extension de la ville y justifie d'étonnants
rattachements : pour ne pas alourdir abusivement le quartier Sainte-
Geneviève, que prolongent trois faubourgs, on ne lui rattache au XVIe
siècle que le faubourg Saint-Marcel, le faubourg Saint-Jacques étant
rattaché au quartier Notre-Dame et le faubourg Saint-Victor au quartier
Saint-Esprit, ce qui, du point de vue administratif, met ces deux faubourgs
de la rive gauche, l'un dans l'île de la Cité, l'autre sur la rive droite du côté
de la place de Grève. Ces extensions sans création de nouveaux quartiers
conduisent cependant à former de nouvelles dizaines : on nomme trois
dizeniers supplémentaires en 1569 pour le faubourg Saint-Germain.

Hors de la Cité, la «Ville» – la rive droite - aurait peut-être compté trois


quartiers au XIIe siècle : Grève, Verrerie et Saint-Jacques-de-la-Boucherie.
L'enceinte de Philippe Auguste aurait ajouté sur la rive droite les quartiers
Sainte-Opportune et Saint-Germain-l'Auxerrois pour tenir compte de
l'extension vers l'ouest autour et au-delà des Halles. La rive gauche n'a que
deux quartiers, Maubert et Saint-André-des-Arts.

Le Paris du XVe siècle est déjà divisé en seize quartiers, dont deux
encore pour la rive gauche. C'est la rive droite qui, avec l'enceinte de
Charles V, est passée de six à treize quartiers. Chacun n'est encore
dénommé que par le nom de son quartenier. Un nom topographique
n'apparaît qu'en 1588. Ces quartiers se définissent aussi par le lieu de
rassemblement prévu, place ou cimetière.

Quartier Rassemblement
Cité:
Notre-Dame Marché Neuf
Rive gauche :
Sainte-Geneviève Place Maubert
Saint-Séverin Place Saint-Michel
Rive droite :
Saint-Esprit ou Grève Place de Grève
Saint-Jean Place de Grève
Saint-Gervais Place de Grève
Saint-Antoine Parc des Tournelles
Temple Cimetière Saint-Jean
Saint-Martin Cimetière Saint-Nicolas
Sépulcre Halles
Saint-Jacques-de-1'Hôpital Halles
Saint-Eustache Halles
Saint-Honoré Croix du Trahoir
Saint-Germain-l'Auxerrois Châtelet
Saint Jacques-de-la-Boucherie Châtelet
Saint-Innocents Cimetière des Innocents

C'est encore à seize quartiers, eux-mêmes divisés en dizaines, qu'aboutit


le remodèlement de la carte administrative effectué en 1680. Ces quartiers
peuvent être des unités d'administration et de perception fiscale, non de
maintien de l'ordre et de la salubrité. Ces deux fonctions appellent des
quartiers commodément délimités pour l'action sur place. Ce que veulent
Louis XIV et Colbert, c'est le remplacement des vieilles divisions fondées
sur les droits anciens et sur la solidarité bourgeoise par une division
purement administrative et policière. Mais certains des anciens quartiers
semblent trop vastes pour une réelle efficacité. Laissant les seize quartiers
pour l'administration, une réforme de l'701-1703 crée pour les affaires de
police et de nettoiement une nouvelle partition en vingt quartiers un peu
moins inégaux, même si les quartiers périphériques de Saint-Germain-des-
Prés, de la place Maubert ou de Montmartre sont encore dix ou vingt fois
plus vastes que ceux du Louvre ou de Sainte-Opportune. On compte
quatorze quartiers pour la rive droite, cinq pour la rive gauche, un pour les
îles.

Îles Rive gauche Rive droite


Cité Place Maubert Saint-Jacques-de-la-Boucherie
Saint-Benoît Sainte-Opportune
Saint-André-des-Arts Louvre
Luxembourg Palais-Royal
Saint-Germain-des-Prés Montmartre
Saint-Eustache
Halles
Saint-Denis
Saint-Martin
Grève
Saint-Paul (ou Mortellerie)
Sainte-Avoie (ou Verrerie)
Temple (ou Marais)
Saint-Antoine

Les rues s'imposent durablement comme frontières des quartiers de


police, et ce au mépris de la réalité conviviale, qui tient la rue pour un lien,
non pour une barrière. Jusqu'à la Révolution, Paris a donc des quartiers de
ville et des quartiers de police qui ne se recouvrent guère. Faut-il dire que le
Parisien s'y retrouve mal et que, pour dire où il habite, il préfère prendre
pour référence la rue ou la paroisse.

Là comme ailleurs, la Révolution tente de simplifier les choses.


Supprimant les soixante districts de 1789, le découpage du 21 mai 1790
crée quarante-huit sections portant des noms de monuments ou de rues.
Certaines, à l'initiative des sectionnaires, changent de nom au fil des
circonstances politiques. La section de la place Vendôme devient en 1792 la
section des Piques, avant de reprendre en 1795 son premier nom. La section
du Palais-Royal devient en 1792 la Butte des Moulins, en 1794 la section de
la Montagne est derechef après Thermidor la Butte des Moulins. Des noms
de personnages apparaissent, comme lorsque la section de la Grange-
Batelière se fait en 1792 section Mirabeau, ce à quoi elle renonce
rapidement pour être la section du Mont-Blanc. La section de l'Oratoire
trouve moins compromettant de s'appeler section des Gardes-Françaises, et
la section des Postes juge plus approprié à l'air du temps de se transformer
en section du Contrat-Social. La section de la Fontaine-Montmorency
abandonne dès 1791 ce nom qui évoque la féodalité pour devenir la section
de Molière et La Fontaine, puis préfère en 1794 le nom plus patriotique de
section Brutus. La référence à l'histoire romaine est à la mode : la section du
Luxembourg s'appelle pendant quelques mois section Mucius Scaevola, ce
que les habitants semblent avoir eu quelque peine à prononcer. Pendant ce
temps, la section Henri IV a opté pour être Révolutionnaire, la section
Notre-Dame est devenue Cité, puis Raison. La section du Jardin des Plantes
choisit en 1793 d'être celle des Sans-Culottes. Le ridicule est atteint lorsque
la section des Thermes de Julien se transforme en section Régénérée. Et l'on
entend des protestations quand la section du Roule se dénomme section
République française : les autres entendent n'être pas moins républicaines.

Avec quarante-huit circonscriptions, l'éclatement paraît vite excessif, et


l'on revient le 19 vendémiaire an IV (10 octobre 1795) à une division
hiérarchisée plus aisément utilisable. Paris compte désormais douze
municipalités - on parlera ensuite d'arrondissements, par similitude avec le
découpage des départements - dont chacune groupe quatre sections, qui
reprennent le 28 avril 1812 le nom de quartiers. Ces douze arrondissements
sont numérotés d'ouest en est, de 1 à 8 sur la rive droite et de 10 à 12 sur la
rive gauche. Fait remarquable, les arrondissements n'ont pas de nom, et nul
ne songera jamais à leur en donner. Les quartiers, en revanche, ont chacun
leur nom, qui est celui d'un monument ou d'une rue. Le découpage s'inspire
beaucoup plus de la densité démographique que de la superficie, la
commodité des administrateurs passant avant celle des habitants. On trouve
de très vastes quartiers à la périphérie en cours d'urbanisation (Invalides,
Saint-Marcel, Quinze-Vingts) et de très étroits dans le centre, autour des
Halles et de l'Hôtel de Ville.

L'annexion des villages périphériques conduit en 1860 au dessin d'une


nouvelle carte. Les anciens arrondissements sont modifiés, et le nombre
total est porté à vingt. Le treizième rechignera à accepter son numéro :
«marié à la mairie du treizième » voulait dire, au temps des douze
arrondissements, qu'on était en concubinage. Comme les soixante membres
du nouveau conseil municipal, les vingt maires et leurs adjoints sont
nommés par le gouvernement. Haussmann veille à ce que l'arrondissement
soit une réalité dans le paysage urbain : chacun aura sa mairie neuve ou
restaurée. Après 1918, la mairie d'arrondissement se complétera du
monument aux morts.

L'arrondissement n'est longtemps que le ressort de la mairie. Le Parisien


s'adresse à la mairie de son arrondissement pour déclarer une naissance ou
un décès, obtenir des certificats, se marier, voire émarger à la Caisse d'aide
sociale. Les choses commencent de changer en 1983 avec l'élection des
municipalités : les élus qui succèdent aux maires et maires adjoints nommés
ont à attirer l'attention des habitants et à rendre sensible l'action municipale.
En résultent quelques animations épisodiques, fêtes d'arrondissement ou
fêtes catégorielles, feux d'artifice ou foires à la brocante. Des expositions
organisées dans les mairies soulignent les originalités historiques ou
actuelles de l'arrondissement.

Subdivision de l'arrondissement, le quartier de ces deux derniers siècles


n'a pas plus d'importance dans la vie du Parisien que le quartier d'Ancien
Régime. C'est le ressort du commissaire et celui du percepteur. Ce n'est pas
le cadre de la vie sociale.
CHAPITRE V

Lieux de vie

DES NOMS POUR DES RUES

Le vocabulaire parisien compte bien des manières de qualifier une voie


de circulation. Le mot rue l'emporte de loin, même pour des artères
relativement larges et pourvues d'arbres comme la rue de la Convention ou
la rue de Tolbiac, voire pour des pièces essentielles de l'urbanisme parisien
comme la rue de Rivoli ou la rue de Rennes. Normalement réservée aux
artères ouvertes en arrière des anciennes enceintes (Grands Boulevards,
boulevards des Maréchaux), l'appellation de boulevard s'est étendue à
d'autres voies larges ouvertes à une circulation rapide (Magenta, Solférino,
Saint-Michel, Saint-Germain) . On a nommé avenue les artères
aristocratiques qui constituent l'Étoile et, par similitude, celles qui forment
les étoiles de la place d'Iéna, de la place du Trocadéro, de la place Pereire
(du Maréchal-Juin), des Invalides, de l'École militaire et des deux
débouchés du pont de l'Alma. Les voies larges et de longueurs très diverses
qui recoupent les boulevards des Maréchaux pour former les «portes» de
1860 ont elles aussi généralement été nommées avenues.

Outre des rues, des boulevards, des avenues et naturellement des places,
Paris compte des carrefours (Odéon, Croix-Rouge), des ronds-points, un
parvis, une esplanade, un champ (de-Mars), un plateau (de la Reynie), des
quais, des carrés, des cours qui sont avenues (cours la Reine, cours de
Vincennes), quais supérieurs (cours-Albert-ler@ cours-la-Reine) ou voies
privées, des ruelles, des chemins, des sentiers, des sentes, des passages, des
galeries, des péristyles, des couloirs, des chaussées, des allées, des villas,
des squares, des hameaux et des impasses naguère appelées culs-de-sac ou
« ruelles sans chief ». Sous ce nom ou sous un autre, les culs-de-sac seront
nombreux jusqu'au XIXe siècle, étant la desserte normale des maisons
construites en période de surpeuplement dans les anciens jardins intérieurs
d'un îlot. La même nécessité fait naître aux XIXe et XXe siècles des «cités»
qui sont ici des ensembles immobiliers avec voie privée. Quelques
redondances à noter : la chaussée d'Antin est inutilement devenue la rue de
la Chaussée-d'Antin, cependant que le parvis Notre-Dame devenait la place
du Parvis-Notre-Dame. Quant à l'Étoile, l'ancienne toponymie parisienne en
faisait un nom commun, allusif au croisement de cinq chemins : c'était au
XVIIIe siècle l'étoile de Chaillot, que l'on abrégea en Étoile. Les ports sont
parfois de véritables accostages, mais souvent de simples quais inférieurs
(ports de la Concorde, des Tuileries, de l'Hôtel-de-Ville). Les cheminements
non carrossables constitués par des escaliers (à Montmartre comme à
Chaillot ou Passy) portent le nom de rue, ce qui conduit à des méprises dans
l'interprétation des plans. Deux particularités du vocabulaire parisien : une
villa n'est pas une maison mais une rue privée, et un square – le nom est
emprunté, comme la chose, à l'Angleterre au temps de Napoléon III - peut
être aussi bien un jardin public de quartier qu'une voie privée. Les derniers
ajouts à la toponymie parisienne sont le « périphérique » et tout bonnement
la voie (voie express Georges-Pompidou) . Au fil des siècles, Paris a en
revanche perdu ses clos.

Les noms que portent les rues sont jusqu'au XVIIe siècle du seul domaine
de l'usage. La même rue peut donc porter, presque dans le même temps,
deux ou trois noms, cependant que le même nom apparaît dans des quartiers
différents pour des rues qui n'ont en commun que la raison même de ce
nom. On connaît avant la Révolution huit rues Pavée, sept rues de la Muette
et deux rues des Parcheminiers. L'hôpital des Pauvres-Écoliers ayant dès le
XIIIe siècle pris le surnom des Bons-Enfants, le nom passe à un chemin
jadis rural qui s'appelait « le chemin qui va à Clichy ». Cette rue des Bons-
Enfants, qui donne toujours dans la rue Saint-Honoré, et que complète au
XVIIe siècle une rue Neuve-des-Bons-Enfants (depuis Neuve-des-Petits-
Champs et aujourd'hui de La Vrillière), n'empêche pas que, près de la place
de Grève, un cul-de-sac porte dès le Moyen Age le nom des Bons-Enfants.
Et, lorsque François Ier crée l'hôpital des Enfant-Rouges, la rue Portefoin,
près du Temple, ainsi nommée du nom d'un propriétaire appelé Portefin,
devient rue des Enfants-Rouges, puis rue des Bons-Enfants, avant de
redevenir la rue Portefoin. Chacun, à chaque époque, s'y retrouve en
précisant la paroisse ou le quartier.

Il est de même une rue du Plâtre près de Sainte-Avoie, une rue Plâtrière
près de la rue Montmartre (Jean-Jacques-Rousseau) et une rue de la
Plâtrière au quartier Saint-Martin, sans oublier une rue des Plâtriers sur la
rive gauche et une rue des Plâtrières à Ménilmontant. Parce qu'il est un four
banal dans la couture de l'évêque et une autre dans la seigneurie de l'abbé,
on connaît une rue du Four près de Saint-Eustache (Vauvilliers) et une autre
dans le bourg Saint-Germain-des-Prés (du Four). Il est une rue de Grenelle
sur la rive gauche - elle conduit à la plaine de Grenelle - et une autre sur la
rive droite, qui tient son nom d'un propriétaire nommé Guernelles.

Nombre de rues portent à l'origine le nom d'un lieu-dit incomplètement


urbanisé. La Courroierie, la Saunerie ou la Tonnellerie sont des
groupements d'artisans établis aux limites de l'agglomération avant d'être au
XIIIe siècle des rues matérialisées par des façades de maisons. On est « en
la Triperie » avant d'être « rue de la Triperie ». Dans le centre historique,
cependant, ce sont bien des rues qui empruntent dès le XIIe siècle le nom
d'un métier particulièrement présent. Un outillage caractéristique peut
également identifier la rue, comme ceux qui donnent leur nom à une rue des
Poulies proche du Louvre, entre les abords de Saint-Germain-l'Auxerrois et
la rue Saint-Honoré, et à une rue des Vieilles-Poulies en amont de Saint-
Gervais (de Jouy) : ces poulies sont les étendeurs utilisés par les foulons
pour l'étirage des draps. L'artisanat et le commerce l'emportent dans cette
toponymie du travail, mais les activités moins recommandables
caractérisent aussi des rues comme celles de la Truanderie, des Mauvais-
Garçons, Vide-Gousset, Tire-Chape ou Coupe-Gueule (de la Sorbonne). La
rue du Petit-Musc est sans doute une ancienne rue de la Pute-y-Musse : la
pute y musait. La rue Transnonain (partie médiane de la rue Beaubourg)
s'est d'abord appelée Trousse-Nonnain ou Trace-Putain.

Bien des rues qui portent le nom d'une église sont d'abord le chemin qui
conduit à cette église. C'est même vrai de cette « grand-rue» de la rive
gauche qui porte toutes sortes de noms jusqu'à ce qu'elle prenne au XIIIe
siècle celui de l'église des Dominicains : Saint-Jacques. Ce l'est aussi de la
rue qui conduit au prieuré de Saint-Martin-des-Champs ou de celle par
laquelle on va à Saint-Denis. La rue Sainte-Geneviève conduit à l'abbaye, la
rue du Temple à la commanderie. Il en va de même des noms de
propriétaires : la rue Barbette est d'abord, jusqu'au XIVe siècle, le chemin
du courtil des Barbette. En 1643 encore, c'est un couvent qui vaut son nom
à la rue Saint-Dominique. Quelques villages du voisinage donnent leur nom
dès le XIIIe siècle à une route et à une porte dont découlera le nom d'une
rue : ainsi Montmartre ou Saint-Antoine. L'usage s'étendra au XVIIe siècle
quand on donnera aux routes en cours d'urbanisation le nom des villages
auxquels ces routes conduisent : la route ou le chemin de Vaugirard, de
Grenelle, de Charonne ou de Longchamp se mue alors en une rue du même
nom. Le XIXe siècle suivra l'exemple pour l'avenue d'Orléans, qui ouvre par
la porte du même nom sur la route d'Orléans. La rue de Flandre, l'avenue
d'Italie et la rue d'Allemagne (devenue en 1914 avenue Jean-Jaurès) seront
nommées suivant le même principe, qui fera également donner des noms de
villes ou de régions aux rues voisines des gares (Le Havre près de Saint-
Lazare, le Maine près de Montparnasse, Lyon près de la gare de Lyon),
mais les rues de Normandie, de Bretagne, de Poitou et de Saintonge, en
plein Marais, doivent leur nom au projet, avorté, d'une place de France
voulue par Henri IV, à laquelle devaient faire cortège des rues portant les
noms des provinces. La minuscule rue de Marseille près de la République et
la rue de Toulouse près de la porte de Pantin, non plus que la rue de Lille
dans le faubourg Saint-Germain, ne répondent pas à la même logique.

Il faut mettre à part les noms des métropoles européennes (Rome,


Amsterdam, Bruxelles, Saint-Pétersbourg, Bucarest, Florence, Milan,
Parme, Messine, Athènes) donnés au XIXe siècle aux artères d'un quartier
dit pour cela de l'Europe, au nord de la gare Saint-Lazare. La guerre de
1914 fera de la rue de Berlin une rue de Liège et tardivement (en 1921) de
la rue de Hambourg une rue de Bucarest, comme celle de 1939-1945 fera de
l'avenue de Tokyo une avenue de New-York.

Le même principe, qui limitait la recherche de noms et tendait à donner


une cohérence à de nouveaux quartiers, conduit à multiplier sur les artères
ouvertes vers 1870 à travers la rive gauche parallèlement aux fortifications
les noms gaulois (Alésia en 1868, Vercingétorix, Camulogène et Gergovie
en 1873) ou mérovingiens (Tolbiac et Vouillé en 1868), à célébrer dans le
quartier de la gare Jeanne d'Arc, ses compagnons La Hire et Xaintrailles,
son village natal de Domrémy et sa victoire de Patay (1864-1867), et à
honorer systématiquement dans les mêmes années sur une pente de la
colline de Chaillot Beethoven (1864), Mozart (1867), Chardin et Le Nôtre
(1877) et Le Tasse (1904), et sur une autre Cimarosa (1864), Chalgrin,
Pergolèse et Spontini (1865), Léonard de Vinci et Piccini (1868). On en use
de même en 1994 pour les nouvelles rues tracées autour de la Bibliothèque
nationale de France sur son nouveau site et auxquelles sont donnés des
noms d'écrivains : François Mauriac, Raymond Aron, Émile Durkheim.

Des noms tiennent à la topographie ou à une particularité naturelle ou


artificielle : rues du Plâtre, de la Sablière, des Vignes, des Rosiers, des
Amandiers, des Ormes, sans oublier les Fossés-Saint-Bernard, Saint-
Jacques ou Saint-Marcel dont les noms ont survécu parmi la vingtaine de
rues des Fossés de l'ancienne enceinte que comptait encore Paris à la veille
de la Révolution, y compris une étonnante rue des Fossés-Monsieur-le-
Prince devenue la rue Monsieur-le-Prince. Il en va de même de la place de
la Contrescarpe. La rue de l'Arbre-Sec rappelle l'existence d'un gibet, non
d'un arbre mort. Quant au tertre de gravois nommé le Mont-Parnasse, il doit
son nom à une fantaisie des étudiants contemporains de Henri IV qui en
fréquentaient déjà les guinguettes. Non moins marquants dans le paysage
urbain, des puits et des fontaines donnent leur nom à des rues : il est une rue
de la Fontaine-Maubuée, et celle du Puits-qui-parle (Amyot) devait son
nom à un écho dans le puits, écho attribué à une femme jetée là par son
mari. De même une rue du Jeu-de-boules rappelle-t-elle en plein XXe siècle
un terrain de jeu aménagé sous Louis XIII sur le chemin de ronde de
l'enceinte inachevée.

Les allusions à des enseignes sont fréquentes : la Harpe, le Pot-de-fer,


l'Épée-de-bois, le Coq-Héron, le Chat-qui-pêche. Certains noms ont été
modifiés par l'incompréhension des siècles : dès le XIVe siècle, la rue de
l'Autruche est devenue la rue d'Autriche (de l'Oratoire). Un cadran solaire
donne son nom à la rue du Chasse-Midi, ou du Cherche-Midi. La rue du
Renard semble avoir été au XVIIIe siècle une rue du Renard qui prêche,
mais auparavant une rue du Renard qui pêche.

Parmi ces noms empruntés au paysage, il en est que des villages du


pourtour parisien avaient donnés sans se soucier d'un double emploi avec la
capitale ou avec le village voisin. Jusqu'à l'annexion de 1860, il y avait
autour de Paris foison de rues de l'Église ou de rues de la Mairie entre
lesquelles la municipalité du nouveau Paris se trouve obligée en 1860 de
faire son choix. On connaissait de même une avenue des Amandiers (de la
République), un boulevard des Amandiers (de Ménilmontant), une rue des
Amandiers sur la Montagne Sainte-Geneviève (Laplace), une à
Ménilmontant (du Chemin-Vert) et une autre à Belleville et Charonne (qui a
gardé son nom). Il y avait une rue des Rosiers au Marais, une à Montmartre
(du Chevalier-de-la-Barre) et une à la Chapelle (des Roses), une rue de la
Source à Auteuil et une à Ménilmontant (Bretonneau).

Malgré quelques exemples anciens comme celui de la place Maubert,


dont le nom apparaît en 1224 et pourrait être celui d'Albert le Grand,
«Maître Aubert », l'usage d'honorer un personnage disparu en donnant son
nom à une rue est relativement récent. On n'hésitait cependant pas, dès le
Moyen Age, à donner à une rue le nom d'un hôtel aristocratique ou
bourgeois, non pour honorer le propriétaire, mais parce que sa présence
suffisait à identifier la rue. Ainsi trouvent leur nom la rue de Garlande
(Galande) et la rue de Nesle. Outre des noms de souverains, les XVIIe et
XVIIIe siècles laisseront donner à de nouvelles artères le nom d'un lotisseur,
comme en l'île Saint-Louis la rue Le Regrattier. L'usage longtemps observé
pour les épouses et les filles passe sans peine aux rues: on décline. La
famille Vivien procure ainsi la rue Vivienne. Le nom est souvent déformé à
mesure qu'on en perd le sens: la rue Pierre Aulard devient Pierre-au-Lard.

Jusqu'au XVIIIe siècle, les noms ont parfois changé dans l'usage, non par
décision autoritaire. L'autorité ne commence d'intervenir qu'au XVIe siècle
pour les rues nouvelles. La dénomination des rues n'est officielle qu'au
XVIIIe siècle. Les victoires impériales sont immédiatement consacrées par
des plaques : la rue d'Ulm et le quai d'Austerlitz en 1806, les ponts
d'Austerlitz et d'Iéna en 1807, Haussmann donne à ses nouvelles percées
des noms historiques : Wagram, Rivoli, Pyramides, Marengo, sans oublier
le plus récent Alma. Malgré une légende tenace, le pont d'Arcole doit bien
son nom au souvenir de la victoire de 1796, non à celui d'un insurgé nommé
Arcole et tombé là pendant les Glorieuses de 1830. C'est la République qui,
en haine du Prussien, donne en 1885 son nom à l'avenue d'Eylau. Le XXe
siècle poursuit dans ce recours aux noms de victoires : Verdun et la Marne,
Stalingrad et Bir-Hakeim.

Le changement de nom est plus rare jusqu'au XIXe siècle. Supprimant


des noms qui rappelaient la monarchie ou la religion, la Révolution a
imposé pour un temps quelques appellations de vertus civiques et
d'institutions révolutionnaires. Le préfet n'a, en 1809, changé que quelques
noms défiant l'honnêteté. Mais on commence de remplacer les noms
auxquels les Parisiens étaient habitués. La flagornerie fait alors sa part à la
gloire du souverain et de sa famille. C'est seulement à partir de la Première
Guerre mondiale que, désireux d'honorer les héros de la guerre en y
joignant d'ailleurs les grands noms de l'aventure coloniale, le conseil
municipal commence de bouleverser la nomenclature. Ancienne avenue de
l'Impératrice, l'avenue du Bois devient en 1929 l'avenue Foch. La pratique
reprend après 1944 pour les noms de résistants ou de chefs militaires. La
rue de Vanves devient rue Raymond-Losserand, l'avenue d'Orléans prend le
nom d'avenue du Général-Leclerc.

Il se peut que le changement ne relève que de la bienséance. L'usage a eu


raison de quelques noms qui nuisaient par trop aux habitants, comme le Val
Larroneux (rue des Poissonniers), la rue Merderet (devenue du Verderet), la
rue des Chieurs ou des Chiards (devenue Jean-Hubert) ou la rue du Poil-au-
Con (devenue par allitération du Pélican), cependant que la rue Pavée
d'Andouilles perdait la seconde moitié de son nom. Un semblable scrupule
fait une rue Censier de la vieille rue Sans-Chief, le nom de cet ancien cul-
de-sac étant normalement prononcé Sans-Chié. D'autres cas relèvent d'un
calembour plus ou moins délibéré. Ainsi la rue de la Croix devient-elle en
1868 une rue Eugène-Delacroix et la rue d'Enfer en 1879 une rue Denfert-
Rochereau. Il est aussi des déformations qui ne tiennent qu'à la transmission
orale : la rue de l'Autruche devient la rue d'Autriche.

Si l'urbanisme de Louis XV a laissé une rue Royale et un pont Royal un


temps débaptisés sous la Révolution, peu de souverains ont encore à Paris
leur rue sous une forme explicite. La petite rue Saint-Louis-en-l'Île doit son
nom à l'église. Sont ainsi honorés Clovis et Clotilde par le désir qu'avait
Napoléon de magnifier la continuité dynastique, Philippe Auguste à cause
du symbole national qu'est devenu Bouvines, Charles V à cause de l'hôtel
Saint-Paul, Henri IV à cause de l'unité et de la paix retrouvées.
Charlemagne se contente d'une ruelle, Louis XIV d'une rue dénommée dès
1703 rue Louis-le-Grand par similitude avec la place voisine, qui retrouvera
son nom de place Vendôme que les Parisiens ont toujours gardé. Le mieux
loti après Henri IV, qui a un boulevard, un quai, une passerelle, un port et
un lycée, est sans doute Clovis, dont la rue borde ce qui reste de l'abbaye
Sainte-Geneviève où le premier des Mérovingiens choisit d'être enseveli.
Quant à Louis-Philippe, le pont a retrouvé le nom de celui qui l'inaugura en
1834, mais après l'avatar, en 1848, du pont de la Réforme. Mais Louis XIII
ne garde que la rue Dauphine, ainsi nommée en l'honneur du dauphin qu'il
était encore en 1607. Les autres toponymes monarchiques ont été oubliés ou
abandonnés, voire éliminés par l'urbanisme, comme la rue Childebert qui
devait son nom au rôle tenu par ce Mérovingien dans le développement de
Saint-Germain-des-Prés : elle disparut en 1866 lorsqu'on allongea la place
Saint-Germain-des-Prés jusqu'au tout nouveau boulevard Saint-Germain.

La rue Françoise, ainsi appelée en hommage à François Ier, est devenue


une banale rue Française, cependant que la rue François Ier ne doit son nom
qu'au remontage en 1824 de la façade d'une maison de Moret faussement
dite de François 1er offerte à Mlle Mars par un de ses amants, façade qui
regagnera Moret en 1957. La place Louis XV est devenue définitivement la
Concorde en 1830, et la place Royale prend en 1800, puis en 1831 et
définitivement en 1870 le nom de place des Vosges, la Ville honorant ainsi
le département qui s'était le mieux acquitté de la contribution patriotique en
1800. La rue Charles X est devenue en 1830 la rue La Fayette.

Une curiosité : on avait songé à une place Louis XVI. On n'eut pas le
temps de la réaliser : cela supposait la destruction préalable de la Bastille !

Le Cours-la-Reine doit son nom à Marie de Médicis qui l'a fait planter.
Quant à la rue de Médicis, c'est très indirectement qu'elle doit en 1860 son
appellation à cette même Marie de Médicis : le voisinage du palais du
Luxembourg et de la fontaine sont là déterminants. Indirect est également
l'hommage rendu à Anne d'Autriche avec une rue Sainte-Anne. N'oublions
pas une rue Thérèse qui n'ose pas dire son nom, celui de la reine Marie-
Thérèse, une rue de Provence dédiée au frère de Louis XVI et une rue
Monsieur parce qu'ouverte par lui pour desservir ses écuries, une rue
Madame qui doit son nom à l'épouse du même Monsieur, une rue d'Artois
en l'honneur de l'autre frère de Louis XVI, le futur Charles X, une rue de
Berry en l'honneur du duc de Berry, fils de ce comte d'Artois, une rue
Mademoiselle parce que la fille du duc de Berry l'a traversée en 1827 pour
poser la première pierre de l'église Saint-Jean-Baptiste-de-Grenelle et une
rue Monsieur-le-Prince en l'honneur du prince de Condé qui avait là son
hôtel.

L'usage de l'Ancien Régime ne réserve pas les noms de rue aux princes.
Il est, dès leur temps, des rues Richelieu, Mazarin ou Colbert.

Significatif est le fait que, la rue Napoléon ouverte en 1806 étant devenue
dès 1814 la rue de la Paix, le pont Napoléon devenu en 1870 le pont
National et l'avenue Napoléon en 1873 l'avenue de l'Opéra, Paris ne compte
plus qu'une rue Bonaparte, ainsi nommée en 1852. Cet ostracisme, qui est
surtout un reflet du rejet de Napoléon III après 1870, n'empêcha cependant
pas de garder les noms des maréchaux donnés en 1864 au pourtour de la
ville et ceux de plusieurs victoires impériales tout à fait postérieures au
Consulat, donc à la République, comme Friedland, Wagram et Iéna, donnés
au même moment aux avenues qui forment l'Etoile, Austerlitz ayant déjà
servi à dénommer un quai et un pont, en attendant une gare. Notons qu'on
en profite alors pour honorer des généraux morts avant l'Empire comme
Marceau et Kléber : leurs noms remplacent ceux de Joséphine et du Roi de
Rome.

Les événements ont ainsi bouleversé la toponymie. Significative est


l'histoire de la place du Trône, qui doit tout au trône édifié pour l'entrée de
Louis XIV et de Marie-Thérèse en 1660. Après avoir donné son nom à la
barrière du Trône, elle devient en 1793 place du Trône renversé, redevient
place du Trône en 1805, finit en 1880 par devenir la place de la Nation
autour d'une statue du Triomphe de la République. Ainsi nommée pour les
deux colonnes de la barrière, ultérieurement utilisées pour porter les statues
de Philippe Auguste et de saint Louis, la rue des Colonnes-du-Trône
gardera son nom.

La République a préféré honorer ses préludes (Fédération, Volontaires,


Convention), sa fondation définitive (Quatre-Septembre), les héros de la
Première République (Kléber, Marceau), les grands tribuns de la Deuxième
(Blanqui, Arago, Barbes) et de la Troisième (Victor Hugo, Gambetta,
Thiers, Georges Mandel, Jules Ferry), ainsi que les présidents (jusqu'à
Auriol, Coty, de Gaulle et Pompidou) . Quelques souverains étrangers ont
dû aux circonstances d'avoir leur nom sur les plaques de Paris. C'est le cas
d'Alexandre III, auquel on donne un pont lorsque Nicolas II vient sceller
l'entente franco-russe. Il en restera aussi une petite rue du Champ de Mars
baptisée avenue Franco-Russe, et même un entremets en sachet du même
nom. Une avenue Victoria souligne en 1855 une visite royale qui annonce
de fort loin l'Entente cordiale avec l'Angleterre. Une avenue Pierre Ier de
Serbie rappelle en 1918 l'une des alliances de la Grande Guerre. De même
leur rôle dans les deux guerres mondiales vaut-il au roi des Belges Albert Ier
et aux présidents Wilson et Roosevelt d'avoir leur cours ou leur avenue.
L'émotion suscitée par l'assassinat du président Kennedy lui fit attribuer
sur-le-champ le quai de Passy transformé en avenue.

Le nom de la rue du Roi de Sicile ne tient qu'à la présence au XIVe siècle


de l'hôtel des Angevins de Sicile, possessionnés à Paris comme Capétiens,
non comme Siciliens. Quant à la modeste rue du Roi d'Alger, elle doit son
nom à l'enthousiasme d'un propriétaire.

À l'exception des souverains, l'usage réserve la toponymie aux morts.


Favart et Grétry font exception, en 1783, ainsi que quelques propriétaires et
lotisseurs qui se chargèrent de laisser ainsi un nom. On dérogera de même à
l'usage pour Haussmann et Victor Hugo.

La pratique du changement se heurte cependant, pour les quartiers


centraux, à des habitudes séculaires - le Ministère des affaires étrangères
protesta quand en 1947 son adresse connue dans le monde entier faillit
changer - non moins qu'à la saturation récente. Les Parisiens observent avec
ironie que l'on a donné le nom de Guillaume Apollinaire à un segment de la
rue de l'Abbaye qui ne comprend aucune porte, donc aucune adresse, et qu'à
vouloir donner le nom de Paul Claudel à la place derrière le théâtre de
l'Odéon on n'a donné cette adresse qu'à l'entrée des fournisseurs. Quant à
l'attribution de quelques mètres de la rue Férou à Henry de Jouvenel, elle
suscita l'hostilité des fervents d'Alexandre Dumas : Athos avait rue Férou
son logement de mousquetaire. Paris connaît même un échec flagrant, dû à
la tentative de mutation rapide d'un toponyme connu du monde entier : la
place Charles-de-Gaulle demeure, dans l'usage parisien comme dans
l'imaginaire international, la place de l'Etoile. Il résulte de ces difficultés
une multiplication d'hommages de la sorte dans les îlots récemment
urbanisés par la Ville sur l'emplacement des fortifications, donc entre les
boulevards des Maréchaux et le périphérique.

Les dates historiques sont rares dans la toponymie. La notion


d'anniversaire historique est étrangère à l'Ancien Régime. Portée à célébrer
ses sources, la République préférera les fêtes aux rues : il y aura une rue du
Quatre-Septembre pour remplacer en 1871 la rue du Dix-Décembre, ainsi
nommée en souvenir de l'élection triomphale de Louis-Napoléon comme
président de la République en 1848, et la place de Rennes deviendra en
1951 la place du 18 Juin 1940 en souvenir de l'Appel de 1940 mais aussi de
la capitulation de 1944 à la gare Montparnasse, mais ni le 14 Juillet, ni le 11
Novembre ni le 8 Mai ne seront portés sur des plaques.

Ces plaques apparaissent au XVIIIe siècle. En 1728, le lieutenant de


police René Hérault ordonne d'inscrire aux coins des rues leur nom sur des
feuilles de fer blanc. Par la suite, bien des rues s'ornent de plaques de pierre,
ou de noms gravés dans le mur. On en sera quitte, à la Révolution, pour
marteler les noms qui comportent le mot «saint» ou qui rappellent un
personnage de l'ancienne monarchie. Quelques plaques de faïence ou de
terre vernissée apparaissent en 1802. En 1823 on imposera des plaques de
fer noires, et en 1844 on optera pour les plaques de tôle émaillée bleue qui
sont encore en usage.

La plaque, c'est l'officialisation des noms, et c'est enfin leur répertoriage.


Le Paris de Louis XV compte 865 rues. En ce temps où fleurissent les
utopies, il se trouvera un abbé Teisserenc pour suggérer de tout rationaliser
en faisant de Paris une sorte de table d'orientation du royaume, chaque rue
portant le nom d'une ville vers laquelle elle se trouve dirigée. On pourrait
indiquer, écrit l'abbé, la province et la distance. Ainsi sera affirmée la
fonction géographique de la capitale. La Troisième République ne réalisera
qu'une petite partie de ce programme en plaçant au centre de la place du
Parvis-Notre-Dame une étoile de bronze matérialisant le point de départ du
kilométrage des principales routes nationales.
Ne nous y trompons pas : l'appellation coutumière demeure. Un Parisien
du XVe siècle, marchand drapier établi depuis quarante ans rue de Garlande
(rue Galande) et livrant fréquemment aux collèges de la Montagne Sainte-
Geneviève se voit un jour obligé d'avouer qu'il ignore le nom de la rue
Chartière (de la Montagne Sainte-Geneviève). Autant que les noms,
l'homme du Moyen Age prend pour repères un monument, une boutique, un
accident topographique. En cinq siècles, les choses n'ont pas totalement
changé, et une enquête contemporaine fait apparaître l'ignorance de certains
Parisiens de naissance pour les noms des rue situées à moins de cinq
minutes de leur domicile, ainsi que la persistance de désignations telles que
«la rue qui monte après le tabac», «la rue qui part en biais au métro» ou «la
petite rue après la boulangerie».

Baptisée avenue Foch en 1929, l'avenue du Bois était encore appelée


ainsi par nombre de Parisiens dans les années 1950, et le square Saint-
Lambert est longtemps resté «le square de l'usine à gaz ».

La quasi-disparition - dans le dernier quart de siècle - des Parisiens de


naissance parmi les chauffeurs de taxi et les agents de police a cependant
pour effet de fermer très vite cette mémoire collective des anciens noms.
Policiers, postiers ou chauffeurs, les professionnels du repérage ne tiennent
compte que des noms nouveaux.

Le métro aura, paradoxalement, contribué à former l'usage et à le fixer.


Nombre de noms de rue sont devenus noms de stations en excluant les
appellations anciennes. Et chaque station s'orne de plusieurs plans de Paris,
dont au moins un à l'extérieur, sur le trottoir. Paris est, de ce fait, l'une des
rares villes du monde où l'on peut trouver sans peine un plan public détaillé.
Notons qu'en revanche la dénomination des stations, outre qu'elle crée
d'étonnants lieux-dits, introduit un trouble lié à la longueur de certaines
rues. La station Vaugirard se trouve face au n° 260 d'une rue qui en
comporte 407, et à trois kilomètres de son premier numéro. C'est dire la
déconvenue de celui qui croyait être devant la Sorbonne et sort du métro à
deux pas de la mairie du XVe arrondissement.
LA RUE, LIEU DE VIE

Le lieu normal de la convivialité sociale, c'est la rue. L'analyse du tissu


urbain l'oublie trop, si l'on s'attache aux circonscriptions juridiques comme
la censive du Moyen Âge ou l'arrondissement de la ville contemporaine en
négligeant le fait essentiel : les limites administratives passent le plus
souvent au milieu des rues alors que, sauf pour de très larges voies
(Champs-Élysées ou avenue de l'Opéra), l'habitant va d'un trottoir à l'autre
plus que de la rue où s'ouvre sa porte à la rue qui, de l'autre côté de l'îlot, lui
tourne le dos. Le trottoir qui fait le tour du «pâté de maisons » n'a de réalité
que pour la promenade des chiens. De la ménagère qui fait ses courses en
traversant la rue d'un commerce à l'autre au Parisien de tout genre qui gagne
le métro ou va à la boîte aux lettres, c'est la rue qui est l'occasion de
rencontres, non le ressort de la mairie, du commissariat ou de la perception.

À cet égard, les percées réalisées au milieu du XIXe siècle et l'ouverture


de nouvelles artères dans les quartiers périphériques ont profondément
altéré le rôle que tenait la rue dans les relations sociales des siècles
antérieurs. Le Paris du XIIIe et celui du XVIIIe siècle ne connaissaient
qu'une rue vraiment large, la rue Saint-Antoine. L'élargissement du modèle
à des gabarits larges (rue de Rennes, avenue de Villiers, boulevard de
Sébastopol) ou semi-larges (rue Rambuteau, rue de Sèvres) et la circulation
automobile ont bouleversé les habitudes qui faisaient du voisin d'en face
l'équivalent du voisin d'à côté.

Si les Champs-Élysées ou l'avenue Foch ne sont pas une limite


administrative, alors que leur largeur et la différence d'ensoleillement entre
les deux rives en entame sérieusement l'unité, les «Grands Boulevards», de
la Madeleine à la Bastille, en sont une, parfaitement compréhensible si l'on
se souvient qu'ils sont établis sur le tracé d'une enceinte, mais
rigoureusement imperceptible dans la vie quotidienne.

Divers facteurs peuvent être invoqués pour ce déclin de la convivialité de


rue. La mixité sociale des quartiers y a sa part, qui écarte des bavardages de
voisinage les habitants à haut niveau dont les relations sont autres. Il faut
aussi penser à la raréfaction des secteurs à commerces différenciés : telle
convivialité qui s'établissait entre la boucherie, la boulangerie et la
charcuterie s'évanouit dès lors que tout un quartier s'approvisionne dans une
grande surface et que la fréquentation d'une rue où se multiplient les
banques, les antiquaires ou les commerces de mode est celle d'une clientèle
périodique mais non quotidienne. N'oublions pas l'étrécissement des
trottoirs, où le piéton stationnaire est habituellement bousculé. Il faut enfin
faire la part de l'attraction des émissions télévisées - qui s'attarde dans la rue
à quelques minutes du «journal de vingt heures»? – et celle de l'éloignement
dû aux départs en week-end.

L'urbanisme de la fin du XXe siècle a tenté de rétablir des espaces de


convivialité à l'échelle du quartier : les rues piétonnières et les places
plantées d'arbres y concourent. On en vient même à une nouvelle
conception de l'îlot, fait de trois corps développés autour d'un espace central
délibérément ouvert sur la rue.

Le «mobilier urbain », lequel est essentiellement immobilier, n'a que


tardivement apporté sa touche à l'aspect des rues, si l'on excepte les
approches successives de l'éclairage public avec ses potences de bois, puis,
au début du XIXe siècle, de fonte. C'est l'imprimeur Morris qui commence
lorsque, désireux de placer ses affiches autrement que dans un placardage
sauvage dont les Parisiens se plaignaient dès les années 1820 qu'il défigurât
les rues et les monuments, il fait placer en ville à partir de 1868 une
centaine de colonnes destinées aux affiches des spectacles. Malgré quelques
tentatives faites par la «réclame», devenue la publicité après la Seconde
Guerre mondiale, les colonnes Morris resteront le fief du théâtre et des
concerts parisiens. Il faut y ajouter après 1873 les fontaines d'eau potable
dues au philanthrope Richard Wallace, et les bancs établis par la
municipalité. La rue devient un endroit où l'on s'informe de la vie
parisienne, et où s'échange l'information de quartier. L'affiche est désormais
partie intégrante du paysage urbain. Dépassant le format des placards
d'antan, elle envahira au XXe siècle les surfaces verticales, avec des
réclames peintes : ce sont dans les années 1930 les murs à la gloire d'un
cirage, Lion noir, d'un apéritif, Dubo Dubon Dubonnet, ou d'une boisson
chocolatée, Banania et son nègre Ya bon. Les affiches imprimées suivent,
après la guerre, sur les murs et surtout sur les palissades des chantiers. Tout
Paris se souviendra de la vache Monsavon et de l'Eau qui fait pchitt, Perrier.
La vie politique, notamment avec le recours au référendum et l'élection du
président de la République au suffrage universel, donnera une importance
nouvelle à cet affichage de grand format.

À l'affichage s'ajoute la vente des journaux, qui donne lieu à la mise en


place de kiosques. Des téléphones publics se multiplient dans les années
1960. Ils seront par la suite le complément des abris aménagés à l'intention
des usagers de l'autobus.

Les panneaux d'orientation complètent enfin, après 1970, ce mobilier


urbain à l'intention des automobilistes, puis des piétons. Apparaîtront de
même les panneaux d'informations municipales et culturelles à messages
successifs.

N'oublions pas les édicules sanitaires. Les premiers, destinés aux


hommes et à eux seuls, tenus à juste titre pour responsables de la souillure
des murs et trottoirs, sont des ouvrages métalliques à l'air libre. Ils sont
rudimentaires et gratuits, mais nauséabonds. L'édicule fermé, à l'usage des
deux sexes, ne sera mis en service que dans les années 1980. Il sera payant,
mais offrira un minimum de confort.

DES LIEUX-DITS

Comme la campagne, la ville a ses lieux-dits. Purement coutumiers, ils


sont à la fois des repères dans la grande ville, des moyens de localisation,
des occasions de rencontre et des espaces coutumiers de convivialité.

Les premiers sont les points de passage obligatoires : les ponts -


longtemps «maisonnés» - et les carrefours. Il faudrait y ajouter les portes,
d'abord passages inévitables, puis points de confluence accentués au XXe
siècle par la géographie radiale du réseau de métro. Espace volontairement
tenu dégagé, la place n'entre que tardivement dans les possibilités d'une
ville souvent proche de la saturation. On ne connaît jusqu'au XVIe siècle
que deux places véritables, la place de Grève et la place Maubert. L'une a
été délibérément laissée vide de construction : c'est une concession faite en
1141 par Louis VII à ses bourgeois. L'autre n'est qu'un large
embranchement. Faute d'une place, cinq des seize quartiers des XVe et
XVIe siècles ont pour lieu de rassemblement une place située hors du
quartier, et trois autres sont obligés de se réunir dans un cimetière. Ajoutons
donc, pour le Moyen Âge et le XVIe siècle, la «grande rue» Saint-Antoine,
le marché Saint-Jean, les Halles et le cimetière des Innocents. C'est
seulement au XVIIe siècle que la place prend un rôle normal dans
l'économie de l'espace. Henri IV crée en 1605 la place Royale (des Vosges),
cède en 1607 au président de Harlay le terrain dont celui-ci fera la place
Dauphine et forme en 1608 le projet d'une place de France en hémicycle, à
l'extrémité de la rue Vieille-du-Temple sur le rempart, qui ne sera pas
réalisée. Ce sont les premières places qui ne soient pas surtout de larges
carrefours. En créant une place «Royale» devant la manufacture de soierie,
établie sur l'ancien hôtel des Tournelles, Henri IV veut donner à Paris une
promenade élégante et à la monarchie un lieu de fêtes qui ne soit pas,
comme la place de Grève, la chose de la municipalité. Les places des
Victoires, Louis le Grand (Vendôme) et Louis XV (de la Concorde)
suivront. On verra ensuite s'ouvrir la place Saint-Sulpice, à l'image des
parvis qui précèdent les façades de la Sorbonne et du Val-de-Grâce. Il
n'empêche que les cinquante places dénombrées en 1714 par Jean de la
Caille sont pour la plupart de simples carrefours aménagés.

Les ponts déterminent un abord qui, dans l'usage parlé mais bien souvent
dans les actes écrits, porte le nom du pont quoique constitué d'une rue. Au
Moyen Age, on habite ou on travaille «en Petit-Pont» au point que le bas de
la rue Saint-Jacques porte encore aujourd'hui le nom de rue du Petit-Pont.
De l'autre côté du pont, le marché de la Cité s'appelle de même le marché
du Petit-Pont. Semblable glissement touche les habitants de l'extrémité de la
porte Bordelle, au haut de la rue Bordelle, au sud de Sainte-Geneviève: le
nom leur paraissant peu reluisant, certains se disent à Saint-Marcel, alors
que le bourg de ce nom est situé de l'autre côté de la porte.

Il en va de même pour les carrefours. Le carrefour Guillori au nord de la


place de Grève, au croisement de la Coutellerie et de la Poterie, le carrefour
Saint-Hilaire sur la pente nord de la Montagne Sainte-Geneviève, la porte
Paris au croisement de la rue Saint-Denis, de la rue Saint-jacques-de-la-
Boucherie et de la rue Saint-Germain-l'Auxerrois et la porte Baudoyer à la
pointe de la Tisseranderie et de la rue des Barres prennent l'extension de
véritables lieux-dits. C'est aussi le cas de ces intersections que marque une
croix: la Croix du Trahoir (rues Saint-Honoré et de l'Arbre-Sec), la Croix-
Blanche (près du marché Saint-Jean), la Croix-Hémon (pointe sud de la
place Maubert), la Croix des Bouchers (rues de la Montagne-Sainte-
Geneviève et des Amandiers). Les extensions modernes ajouteront la Croix
des Petits-Champs (des Victoires), la Croix-Rouge (rue du Cherche-Midi et
rue de Sèvres), la Croix-Boissière (avenue Kléber et rue Boissière), la Croix
du Roule (près de la barrière du Roule). L'annexion de 1860 placera dans
liste la Croix-Nivert (sur la route de Grenelle).

Très vite, les Parisiens ont donné un nom à ces croisements inévitables
dans la circulation quotidienne. Il en va de même pour les anciennes portes
de l'enceinte carolingienne qui, comme la porte Paris et la porte Baudoyer,
sont demeurées points de passage même lorsque la palissade qui
contraignait à les emprunter n'est plus qu'un souvenir. Comme pour les
ponts, l'usage élargit l'appellation aux premières maisons sises dans les rues
qui convergent là. C'est surtout le cas de la place Maubert, le seul carrefour
du Paris médiéval qui, constitué par la rencontre de trois rues, forme une
place suffisamment dégagée. Sur quelques dizaines de mètres, les maisons
des rues Galande, Saint-Victor et de la Montagne Sainte-Geneviève sont
dites «en la place Maubert». On nomme également porte Paris les rues qui,
dans un rayon d'une cinquantaine de mètres, convergent au carrefour et qui,
constituant un vaste marché, représentent vraiment une unité de la
topographie sociale. L'élargissement de la place au lieu-dit se perpétuera : la
place Vendôme comprend encore très officiellement aujourd'hui les proches
tronçons de la rue de la Paix.

La place de Grève n'a rien d'un lieu de passage. Largement ouverte sur le
fleuve, elle n'est que mal reliée par de petites rues aux axes principaux de la
circulation. Si tout le monde s'y retrouve, c'est d'abord parce que beaucoup
de Parisiens y ont tout ou partie de leur activité professionnelle, ensuite
parce que toute ville portuaire connaît l'usage de la promenade au port,
enfin parce que le siège de la Hanse des marchands de l'eau, la Maison aux
Piliers, finit par jouer le rôle d'un Hôtel de Ville. Il est dès lors impossible
au Parisien d'ignorer que c'est en Grève qu'il rencontrera les hommes et les
occasions. Le compagnon sans embauche le sait bien, qui s'y rend pour en
trouver. On dira qu'il est en Grève. Dans le parler ancien, cela ne signifie
pas qu'il refuse de travailler mais qu'il cherche un patron. Mais travailler en
Grève n'est précisément pas travailler sur la place même.

On a déjà dit ce qu'avait été le passage du nom de lieu au nom de rue et,
en d'autres cas, du nom de rue au nom de lieu. C'est ici la fonction
économique dominante qui dénomme l'espace en le définissant. Pour
médiéval que fût l'usage, il n'a pas disparu. Les Halles et la Bourse sont à la
fois des références monumentales et des lieux-dits professionnels. Le parler
moderne préfère le mot «quartier», pris en son sens le plus vague.

Les rues à la mode finissent souvent en lieux-dits. C'est ainsi que la


Chaussée d'Antin de la première moitié du XIXe siècle déborde largement
la rue de ce nom. On en use de même au XXe siècle avec les Champs-
Élysées, et telle société dont le papier à lettres porte fièrement une adresse
aux Champs-Élysées ne dispose parfois que d'un bureau donnant, au bout
d'un long couloir, sur les toits de l'une des rues alentour.

Autres lieux de rendez-vous, les cimetières ont parfois donné naissance à


des marchés. C'est vrai aux Innocents comme au cimetière Saint-Jean,
devenu le marché Saint-Jean. Le calme attire les amoureux, mais aussi les
marchands. L'asile offert par l'Église fait venir de moins recommandables
visiteurs, et c'est l'une des préoccupations constantes de la police que de
limiter la prostitution dans les cimetières.

Il est des lieux-dits qui doivent leur nom à un épisode. C'est ainsi que le
Point-du-Jour doit le sien à un duel, conséquence d'une partie de cartes, qui
s'y déroula en mars 1748. Chevauchant depuis Versailles, les deux
adversaires s'étaient arrêtés pour se battre au lever du jour.

L'usage parisien fait apparaître aux temps modernes le lieu-dit constitué


par les abords d'un monument. Il présente souvent l'avantage d'être plus
prestigieux que l'énoncé d'une adresse dans une petite rue du voisinage. On
habite ou on travaille à l'Opéra ou à l'Étoile, voire à Saint-Lazare ou à la
gare de l'Est. Le métro ajoute à la nomenclature des toponymes parfois
surprenants. Réaumur-Sébastopol et Richelieu-Drouot sont des exemples de
ces lieux-dits que le Parisien comprend bien mais qui ne sont, sur les plans
dessinés, que des stations de métro dénommées par l'intersection de deux
rues. En un autre sens, bien des saints doivent leur notoriété au métro.

Le lieu de rassemblement peut être un arbre, pourvu qu'il ait, plus qu'une
histoire, une signification mystérieuse qui s'impose à l'imaginaire parisien.
C'est le cas de l'orme, plusieurs fois renouvelé au cours des siècles, qui
s'élève devant Saint-Gervais. Dès le XIIIe siècle, donc bien avant que la
franc-maçonnerie fasse de l'orme un symbole public, on s'y retrouve, on s'y
assemble, on y passe des contrats, on y paie des rentes. Il devient l'«arbre
Saint-Gervais ». Il figure sur la bannière de la paroisse. Les révolutionnaires
le feront abattre et brûler en 1794 comme symbole du fanatisme. Dans
l'usage des amoureux parisiens, les horloges publiques jouent à partir du
XIXe siècle ce rôle de point de rendez-vous. On en fait des objets de
comédie. On les retrouve dans les dessins humoristiques. On n'ira jamais
jusqu'à les sacraliser.

LE QUARTIER

Il est significatif que l'usage ait gardé le nom de «quartier» pour une
réalité plus étroite, à l'échelle de la vie quotidienne et du voisinage vécu.
L'espace de vie que le Parisien perçoit comme son quartier, c'est celui que
caractérisent aussi bien la situation (les Buttes-Chaumont) que les activités
(le Sentier avec ses métiers du textile, le faubourg Saint-Antoine avec ses
artisanats du meuble, le quartier Latin avec ses étudiants), quand ce n'est
pas l'histoire et le patrimoine bâti (le Marais ou le faubourg Saint-Germain)
. Ce peut-être, autour d'un accident topographique encore perceptible
(Montmartre) ou gommé par les constructions mais pérennisé par un nom
de rue (Montparnasse), une tradition d'art relayée par le folklore et le
tourisme. Le charme, le pittoresque ou la littérature ont aussi créé des
quartiers, que ce soit la rue Mouffetard - la « Mouffe » - ou Saint-Germain-
des-Prés. C'est aussi l'environnement d'activités qui tirent parti d'une
adresse prestigieuse (l'Étoile) ou qui s'identifient par un lieu-dit : à côté du
quartier très normalement nommé de l'Alma, puisqu'il entoure la place de ce
nom, pensons à l'étonnant quartier dit « Sèvres-Babylone ». En bref, le
quartier est l'aire topographique dont la conscience collective des ayants
droit - habitants ou usagers - ressent une unité que reconnaissent les autres.

Parce qu'il tient une longue place dans la vie du Parisien, le métro suffit à
créer des microquartiers, analogues à ce que fait naître chez les parents la
conduite des enfants à l'école ou chez les vieillards la fréquentation d'un
square. N'oublions pas la commodité qui fait tenir pour un quartier le
voisinage des gares. Longtemps, jusqu'à la crise du logement qui interdit de
trouver sur-le-champ à se loger, et jusqu'à l'installation en banlieue d'une
forte majorité de provinciaux récemment arrivés dans la capitale, ces
quartiers de gare se distinguaient par la présence d'hôtels et de restaurants,
mais aussi par une forte population déterminée par les aboutissements du
réseau ferroviaire : Bretons près de Montparnasse, Alsaciens près de la gare
de l'Est.

Les concentrations de populations porteuses de cultures particulières


conduisent aussi à de nouvelles consciences de quartier : il est dans le Paris
du XXe siècle un quartier de la rue des Rosiers caractérisé par une forte
présence juive, un quartier de la Goutte-d'Or qui est au vrai un quartier
africain et maghrébin, dans le 13e arrondissement un quartier chinois qui se
fait d'abord remarquer par ses commerces.

La mise en commun de griefs n'est pas le moindre élément de la


conscience de quartier. Associations d'usagers ou de riverains, pétitions,
campagnes d'affichage font émerger des quartiers épisodiques nés d'un
mécontentement ou d'une hostilité collective à tel aménagement ou à telle
activité. On pétitionne contre l'absence d'un feu rouge, contre le bruit d'un
chantier ou d'une boîte de nuit, contre la construction d'un bâtiment ou la
destruction d'un autre. De telles solidarités ne durent que le temps de
l'opération. Rares sont les associations de quartier qui subsistent après le
succès ou l'échec de l'action qui les a fait naître.

Jusque-là, le quartier non administratif ne peut être qu'un espace mal


délimité. L'appartenance à un quartier est subjective, même si par contagion
le nouvel habitant ou usager adopte plus ou moins le vocabulaire de son
voisin. Développée depuis les années 1970 par la réapparition d'une offre de
logements à vendre ou à louer, la pratique des petites annonces contribue à
fixer les noms, le plus souvent mis en vedette et en abrégé, ce qui suppose
une adhésion du marché à la nomenclature. Mais, là encore, l'extension
topographique de ces quartiers de référence tient à l'initiative de chacun. Il
ne faut donc pas s'étonner si ces quartiers se recoupent. Pour la même
adresse, l'un se dira « à l'Étoile » et l'autre « aux Champs-Élysées », l'un « à
l'Opéra» et l'autre «sur les Boulevards».

Le quartier administratif ou l'arrondissement est défini par des limites, le


quartier social est défini par un centre. Il en résulte une totale absence de
concordance. Tout le monde parle du quartier de l'Étoile, alors que la place
de l'Étoile (Charles-de-Gaulle) est elle-même partagée entre trois
arrondissements (entre les 8e, 16e et 17e) et quatre quartiers administratifs,
dénommés des Champs-Élysées, du Roule, de Chaillot et des Ternes. La
même chose s'observerait pour les quartiers et places du Châtelet (entre le
2e et le 3e), de l'Alma (entre les 8e et 16e), de la République (entre les 3e,
10e et 11e), de la Bastille (entre les 4e, 11e et 12e) ou de la Nation (entre les
11e et 12e).

L'évolution du logement et de ses conditions économiques a fortement


différencié après la Seconde Guerre mondiale les quartiers qui demeurent
traditionnels, avec leur symbiose de résidences et d'activités commerciales,
artisanales et de services, et les quartiers de secteur tertiaire, c'est-à-dire de
bureaux souvent doublés de commerces non quotidiens (vêtement,
orfèvrerie, meuble, automobile). La raréfaction des commerces
d'alimentation et des artisanats de services (boulangeries et traiteurs
exceptés, qui fournissent au déjeuner de bien des employés) est une
conséquence de cette différenciation, mais elle l'aggrave sensiblement : il
est des quartiers où l'on trouve plus facilement une banque ou une agence
immobilière qu'un boucher ou un cordonnier.

La rénovation de quartiers anciens peut provoquer un changement radical


de la structure sociale et professionnelle. C'est la prix du logement qui est
ici en cause, autant que la mode et la recherche d'un certain confort. En
bref, des quartiers jusque-là modestes parce que passablement dégradés
deviennent des quartiers cossus. Les cadres supérieurs s'établissent rue
Mouffetard, les intellectuels ou les artistes remplacent dans le Marais les
artisans de naguère et des Parisiens aisés remplacent au sud du boulevard de
Grenelle les populations africaines et maghrébines des années 1930. La
même mutation affecte les quartiers qui ont perdu l'élément essentiel de leur
ancienne définition : ainsi après la disparition des Halles, remplacées par un
centre commercial et culturel, ou celle des abattoirs de Vaugirard, qui
cèdent la place à un jardin public.

La modernisation du tissu urbain a créé depuis les années 1970 des


quartiers entièrement nouveaux. Elle a aussi changé la réalité du quartier.
Les Zones d'aménagement concerté (ZAC) ont donné, dans l'isolat délibéré
d'ensembles immobiliers neufs coupés par de larges artères des zones
voisines non encore aménagées, de nouvelles formes de convivialité qui se
fondent sur l'unité d'approvisionnement quotidien et de services publics
(écoles, crèches, équipements sportifs ou culturels). Certains de ces
nouveaux quartiers ont pris, grâce à des pôles d'activité économique, le
caractère professionnel de certains quartiers anciens.

On le voit, le quartier du vécu n'a pas grand-chose à voir avec le ressort


administratif. Si l'on s'en tient aux réalités sociales et économiques, le
quartier n'a rien du village. Il arrive cependant qu'il soit, tout simplement, la
continuation d'un ancien village (Auteuil, Belleville). Dans tous les cas,
c'est bien comme son village que le Parisien conçoit son quartier. Certains
traits de mentalité ne laissent pas d'étonner. On reconnaissait, jusque vers
1950, une habitante du quartier au fait qu'elle pouvait y sortir sans chapeau,
ce qu'elle n'aurait pas fait pour aller en un autre quartier. De même voyait-
on très récemment les piétons s'abstenir du trottoir et marcher au beau
milieu de la rue lorsqu'ils étaient «chez eux».

LES BEAUX QUARTIERS

La présence du roi, ou tout au moins de la principale résidence royale,


conduit les grands du royaume à se pourvoir d'un logement qui les dispense
de l'hôtellerie. Si le bourgeois qui vient pour les affaires de sa ville ou le
modeste chevalier venu pour quelques jours s'accommode de l'auberge, les
princes territoriaux et les prélats préfèrent acquérir une maison, vite
dénommée hôtel. Le retour des grands, qui succèdent au XIIe siècle aux
petits seigneurs de l'Île-de-France pour constituer un entourage royal quasi
permanent, donne donc dès le XIIIe siècle un aspect particulier à la capitale.
Les barons limousins n'ont pas plus leur hôtel à Limoges que les barons
normands n'ont le leur à Rouen. À Paris, ducs, comtes, archevêques et
abbés ont le leur, qui porte leur nom. Quant aux titulaires des grands
offices, ils n'ont aucun logement de fonction. Ni le chancelier ni même le
prévôt de Paris ne sont logés par le roi. Chacun loge chez soi. Les seules
exceptions sont les clercs qui, de l'évêque au dernier des curés, disposent
d'une résidence liée à leur fonction.

Cette installation des grands dans la capitale commence réellement sous


Philippe Auguste. La tour du Louvre est vraisemblablement achevée en
novembre 1202 mais, tel qu'il se présente à la fin du règne de Philippe
Auguste, le Louvre n'a rien d'une plaisante demeure. C'est une forteresse, un
verrou sur la Seine face à la menace normande, et un ultime réduit de
défense. Pour le cas de siège, un puits est creusé dans la cour, et une citerne
occupe le sous-sol de l'aile sud. Les murs occupent les deux tiers de la
surface. Avec 8 m de diamètre intérieur, les étages du donjon ne sauraient
être recoupés. Même si les gardes et le personnel domestique sont relégués
dans les bâtiments annexes du pourtour sud et ouest, lesquels ne
deviendront une véritable résidence que sous Charles V, le roi doit se
contenter pour lui-même et ses proches d'une pièce par étage. Les
meurtrières laissent entrer le jour avec parcimonie. De la cuisine à la salle
ou le roi tient sa table, les plats arrivent froids. De loger là les princes et les
grands, il ne peut être question.

Plutôt qu'un palais comme l'était celui de la Cité, la royauté a là, on, l'a
vu, un siège symbolique de sa place dans la hiérarchie féodale. Tout
naturellement, l'aristocratie se loge donc hors du Louvre, mais près du roi.
Certains ont anticipé, le quartier qui s'appelle déjà le Louvre étant encore au
XIIe siècle riche de terrains assez vastes pour qu'on y constitue des hôtels
d'une certaine envergure qui se trouvent, à la fin du siècle, protégé par la
nouvelle enceinte. L'archevêque de Reims avait au XIIe siècle sa demeure
dans le quartier du futur Louvre, et l'archevêque Henri, troisième fils de
Louis VI, y aménageait une chapelle. L'évêque d'Auxerre y faisait choix
d'une maison. À partir des années 1200, les exemples se multiplient.
Alphonse de Poitiers, frère de saint Louis, a son hôtel rue d'Autriche. Vers
1250, il l'agrandit. Le comte de Périgord lui succède, puis Pierre d'Alençon,
fils de saint Louis. Dès le milieu du siècle, les remembrements commencent
de bouleverser le parcellaire. Vers 1300, tous ceux qui ont affaire avec la
cour cherchent le voisinage du Louvre. L'aristocratie multiplie là les hôtels,
entre l'enceinte et Saint-Germain-l'Auxerrois. Au XIIIe siècle, cependant
que Robert II d'Artois est près de la porte Montmartre, où les ducs de
Bourgogne succéderont au XVe siècle aux comtes d'Artois, Charles d'Anjou
est au Marais, où lui succédera un temps Charles de Valois, mais celui-ci
s'installe vite non loin du Louvre, à l'hôtel de Nesle de la rue Coquillière.
Autre frère de roi, Louis d'Évreux est rue d'Autriche. Robert de Clermont,
le dernier fils survivant de saint Louis, a construit rue d'Autriche cette
demeure avec vue sur la Seine qui prendra, agrandi par son fils, le futur duc
de Bourbon, le nom d'hôtel de Bourbon. Le puissant chambellan Enguerran
de Marigny achète plusieurs parcelles pour en démolir les maisons et se
faire construire une opulente résidence entre la rue d'Autriche et la rue des
Poulies. Les autres familiers de l'Hôtel royal, les gens de la Chambre, de la
Paneterie, de la Cuisine, de l'Écurie, de l'Échansonnerie, dont la plupart
n'ont au Louvre que leur activité, font de même, chacun à son niveau. Les
chefs sont propriétaires, les valets locataires.

Au XIVe siècle, la résidence de luxe se disperse. Le Palais de la Cité et le


Louvre demeurent des pôles d'attraction, mais s'y ajoute l'hôtel Saint-Paul,
et le roi est souvent à Vincennes. Les grands se font construire des
résidences proches du manoir royal. À Vincennes, Robert de Clermont
donne l'exemple dès les années 1290. Vingt ou trente ans plus tard, ce sont
les fils de Philippe le Bel, et c'est Mahaut d'Artois. Au XIVe siècle, il est de
bon ton - et il est commode - d'avoir à Vincennes, à Saint-Mandé ou à
Conflans une résidence dont on use quand le roi est au Bois. Bureau de la
Rivière occupe la conciergerie de Saint-Mandé. À la fin du siècle, Louis
d'Anjou, déjà pourvu d'un hôtel à Saint-Mandé, en fera construire un autre
en bordure du bois de Vincennes, près du manoir de Charles V, à Beauté. Ce
manoir aura sa célébrité quand Charles VII, jouant sur les mots, le donnera
à sa maîtresse Agnès Sorel.

Ce qui l'emporte pour le choix d'une résidence parisienne, c'est alors


l'espace libre. Pour de vastes hôtels, les princes et les nouveaux riches
souhaitent disposer rapidement d'un terrain, au lieu que le bourgeois moyen
assemble patiemment, parfois en y passant un siècle, les deux ou trois
maisons contiguës qui lui feront un hôtel pour peu qu'il sache, avec la
même patience, les dégager des rentes qui bloquent tout aménagement en
interdisant toute démolition.

Quelques quartiers ont alors la faveur, et en tout premier lieu cette


ceinture de «coutures» - de cultures – qui correspond à l'ancien méandre
marécageux, au-delà de l'enceinte de Philippe Auguste. Il y a là de bonnes
affaires à réaliser. Au temps de Jean le Bon, le riche financier Pierre des
Essarts est aux Tuileries, au-delà du Louvre et de la porte Saint-Honoré.
Sous Charles V, les nouveaux venus dans les allées du pouvoir se taillent
des propriétés dans ce qui sera le Marais. Le connétable Olivier de Clisson
construit sur la rue du Chaume (des Archives) une petite forteresse. Les
Braque sont tout à côté, vers la rue du Temple. À quelques pas, on trouve
rue de Paradis (des Francs-Bourgeois) les Le Mercier et les La Rivière. Sur
la rive gauche, il en va de même pour les abords méridionaux de la
Montagne Sainte-Geneviève. L'évêque de Beauvais Mile de Dormans,
président de la Chambre des comptes puis chancelier de France, achète vers
1380 un hôtel proche de Saint-Médard, donc hors de l'enceinte. Il a pour
voisin son cousin par alliance Philibert Paillart, premier président du
Parlement.

Le duc de Bourgogne avait depuis le XIIIe siècle son hôtel sur la pente de
la Montagne Sainte-Geneviève. En 1402, Philippe le Hardi laisse cet hôtel
de la rive gauche à son troisième fils, Philippe de Nevers, et fait de l'hôtel
d'Artois, qui lui vient de sa femme Marguerite de Flandre et qui s'élève au
nord-ouest de la ville, rue Mauconseil, le nouvel hôtel de Bourgogne. Son
fils Jean sans Peur le pourvoit d'une tour rectangulaire (rue Étienne-
Marcel). Philippe le Bon y résidera ordinairement pendant ses séjours
parisiens. Echu de même au duc de Bourgogne par sa femme, l'hôtel de
Flandre, qui est voisin, va à un autre frère du duc Jean, Antoine de Brabant.
Le duc d'Orléans, pendant tout le XVe siècle, a sa résidence principale non
loin de là, à l'ancien hôtel de Nesle de la rue Coquillière, qui a été celui des
premiers Valois, puis un temps celui de Jean de Luxembourg.

C'est le duc Jean de Berry qui ennoblit soudainement les quartiers


marginaux de la rive gauche. En 1380, il se fait donner par son frère Charles
V l'hôtel de Nesle de la rive gauche (quai de Gonti), jadis acheté à Amaury
de Nesle par Philippe le Bel. Pour sa résidence urbaine comme pour la
conservation d'une partie notable de ses collections, Jean de Berry est donc
établi sur la rive de la Seine, dans l'enceinte mais à quelques pas de celle-ci.
Il achète ensuite, en 1386, hors de la ville, dans le futur quartier Mouffetard,
l'hôtel de Mile de Dormans, qu'il revend à Isabeau de Bavière, laquelle
l'échange aussitôt avec son beau-frère Louis d'Orléans. Aménagé sur un
domaine agrandi par divers achats, cet hôtel est le cœur d'un complexe de
maisons et de jardins à l'image de l'hôtel Saint-Paul, complexe qu'on
appellera longtemps le «Séjour d'Orléans et qui passera ensuite aux
Angevins de Sicile. Au XVIe siècle, on y trouvera les Guise. Un peu à
l'ouest, une dépendance champêtre est appelée le «Petit Séjour d'Orléans ».

Métropolitains de l'évêque de Paris, les archevêques de Sens ont tout


naturellement leur résidence parisienne mais, au contraire de l'évêque de
Paris qui est naturellement logé près de sa cathédrale dans la Cité, des
chanoines dont le cloître est également dans l'île et de la plupart des clercs
qui élisent domicile sur la rive gauche, l'archevêque de Sens s'établit dans la
ville royale, sur la rive droite. Les archevêques ont au début du XIVe siècle
leur résidence, qui est l'ancien hôtel de Pierre Marcel, à l'angle du quai des
Célestins et de la rue du Petit-Musc. L'archevêque Guillaume de Melun le
cède à Charles V qui réunit des terrains pour constituer son hôtel Saint-
Paul, et reçoit en échange un hôtel qui appartenait précédemment à un
magistrat. Situé au coin de la Mortellerie et de la rue du Figuier, cet hôtel va
se dégradant quand en 1475 l'archevêque Tristan de Salazar le fait
entièrement reconstruire. L'hôtel de Sens - qui subsiste encore, fortement
restauré après la Seconde Guerre mondiale - n'est achevé qu'en 1507.

Quittons l'aristocratie et ses hôtels pour lesquels on cherche des terrains


libres. La bourgeoisie d'affaires, elle, demeure fidèle aux quartiers
immédiatement situés à l'ouest de la rue Saint-Martin. Au XVe siècle
comme au XIIIe, le grand négociant, le changeur, le pelletier sont domiciliés
autour de Sainte-Opportune, entre les Halles, le Louvre et la Seine. Les rues
Guillaume-Bourdon (dite ensuite de Béthisy), des Bourdonnais, de la
Monnaie, des Prouvaires, ont leur faveur. Il en est aussi du côté de la place
de Grève et de Saint-Jacques-de-la-Boucherie, dans les rues de la Verrerie,
des Lombards ou de la Courroirie.
François Ier ayant, en 1516, décidé de résider à Paris, il lui faut savoir où
loger. Les choix que vont faire les souverains détermineront l'émergence de
nouvelles tendances dans ceux de l'aristocratie, et même dans ceux de la
diplomatie royale : on a vu ce qu'il en est du logement des ambassadeurs.

Les hôtels de l'est parisien ne sont plus que des souvenirs. Il n'est pas
question de ressusciter l'hôtel Saint-Paul, en ruine lorsqu'en 1516 le grand
maître de l'artillerie Jacques de Genouillac l'achète pour le reconstruire.
L'hôtel de la Reine, encore dit de la Pissotte, est également en ruine. Quant
aux Tournelles, c'est encore sous Henri II la résidence théorique du roi à
Paris : Philibert de l'Orme y construit une salle de banquet en bois avec
portiques et statues de bronze, et il y aménage de nouvelles écuries. Mais
Louise de Savoie récuse déjà l'hôtel des Tournelles comme humide et
nauséabond. Après la mort de Henri II, on abandonnera définitivement la
vieille résidence royale.

Le quartier est passé de mode. Le roi donne quelques hôtels décrépits à


des officiers de son entourage. Avec leurs cours et jardins, les bâtisses qui
avaient été les fleurons du Paris de Charles VI servent à tous les usages : un
dépôt de poudre occupe en 1563 les Tournelles, un sculpteur a son atelier
dans l'hôtel d'Etampes. Avec les années, les choses ne s'améliorent pas. Un
marché aux chevaux se tient aux Tournelles vers 1575, puis hors de la porte
Saint-Honoré sur l'ancien marché aux porcs, et de nouveau aux Tournelles
vers 1590. On interdit alors de jeter des ordures dans le parc des Tournelles,
puis on transforme en obligation l'usage jusque-là délictueux : en 1599,
plutôt que de voir les tombereaux municipaux se vider devant la porte
Saint-Antoine, on les envoie aux Tournelles. C'est le marché aux chevaux
qui se retrouvera hors la porte Saint-Antoine. Entre-temps, le terrain vague
qu'est le parc aura servi de refuge à bien des marginaux et de champ clos à
quelques duels mémorables, dont celui qui voit en 1578 trois fidèles du duc
de Guise et trois mignons de Henri III s'affronter en un combat qui fait
quatre morts.

Avant le milieu du siècle, on lotit ce qui a été la fierté des souverains et


des princes : le centre et l'est de la capitale sont à l'évidence déclassés, mais
ce lotissement sera la base d'un renouvellement du centre urbain et
notamment du Marais où, de part et d'autre de rues larges et rectilignes - rue
Beautreillis, rue des Tournelles, rue d'Orléans (rue Charlot) - nouvellement
percées à travers les anciens jardins, de nombreux hôtels de taille moyenne
s'élèveront à partir de l'extrême fin du XVIe siècle sur l'emplacement des
vastes résidences princières du XIVe. En 1543, François Ier voue ainsi au
lotissement l'hôtel Saint-Paul, l'hôtel de la Reine (rue Beautreillis), les
hôtels de Bourgogne et d'Artois (rue Étienne-Marcel), l'hôtel de Flandre
(devant Saint-Eustache), l'hôtel de Tancarville (rue Vieille-du-Temple) . On
y ajoutera en 1564 l'hôtel des Tournelles lui-même. C'est alors que l'on voit
s'établir au Marais des banquiers français et florentins, de grands seigneurs
comme les Guise, ou des mignons du roi comme le marquis d'O. Semblable
opération devait toucher le Petit-Bourbon, à l'est du Louvre. On en conserva
la chapelle et la vaste salle des fêtes. Quant à l'hôtel des Tournelles, il
subsista tant mal que bien jusqu'à la construction de la place Royale (des
Vosges).

D'autres propriétaires lotissent en ce milieu du XVIe siècle. Ainsi le


prieur de Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers, qui profite de la nouvelle
spéculation sur les terrains du quartier Saint-Paul pour mettre en vente ce
qui permettra la rénovation des îlots compris entre la rue de Sévigné, la rue
Payenne et la rue du Parc-Royal.

Le déclin de l'est parisien offre aussi des espaces libres pour des
fonctions que nul ne tient à voir établies dans les quartiers résidentiels. C'est
en premier lieu le cas des arsenaux, des fonderies de canons - avec leurs
entrepôts de métaux – et des magasins de poudre. Le bon sens veut qu'on
les place à proximité d'un port, non au milieu des hôtels aristocratiques. La
fonderie du XVe siècle était au Louvre. Les «granges de l'artillerie»
qu'organisent Louis XII et François Ier sont aux Célestins. La foudre ayant
fait exploser en 1538 la poudre conservée dans la tour de Billy, le tout est
regroupé entre les Célestins et la Bastille : ce sera l'Arsenal. Sully y
construira l'hôtel du grand maître de l'Artillerie.

Comme on ne saurait jeter dehors les cours et les administrations qui ont
occupé en trois siècles toutes les parties du Palais de la Cité, force est au roi
de songer à autre chose. Le vieux Louvre n'est peut-être pas au goût du jour,
mais il tient debout, et l'espace n'y est pas trop mesuré. François Ier décide
donc de le réaménager. Pour commencer, on change l'orientation d'une
forteresse dont la caractéristique était au XIIe siècle de tourner le dos à la
ville : la fonction défensive oubliée, car le Louvre est maintenant en pleine
ville, c'est vers la capitale qu'ouvrira la résidence du roi. La porte du sud
sera celle de la promenade : on clôt le jardin qui s'étend en bordure de
Seine. La grande porte sera, sur la rue d'Autriche, celle de l'est, celle qui fait
face à l'hôtel du Petit-Bourbon.

À la même époque, François Ier installe sa mère dans la somptueuse


résidence à demi champêtre des Tuileries. Ainsi se crée un axe Louvre-
Tuileries qui porte en germe tout le développement de l'ouest parisien, et
cela au moment même où l'abandon des Tournelles sonne le glas, après
deux siècles, de l'est aristocratique des Valois.

Toute l'Île-de-France profite du revirement royal. Les châteaux du


pourtour parisien avaient surtout été, au temps des Capétiens, des gîtes de
chasse. Avec François Ier, les forêts proches de Paris prennent une nouvelle
importance dans la vie d'une cour qui ne renonce pas à la chasse pour la
seule raison qu'elle se souvient d'une capitale nommée Paris. François Ier
fait restaurer Saint-Germain-en-Laye, fait travailler à Villers-Cotterêts, à
Livry, à Dourdan. À Fontainebleau, le petit château des Capétiens se mue
en une vaste demeure entièrement nouvelle, où triomphe le goût italien.

Devenue veuve, Catherine de Médicis se choisit une résidence proche du


Louvre mais à l'écart, dans une région aux espaces encore disponibles. C'est
l'hôtel de la Reine-Mère, qui s'élève au sud-ouest de Saint-Eustache dans la
rue des Deux-Écus et occupe en fait tout l'îlot compris entre la rue du Four
(rue Vauvilliers), la rue Coquillière et la rue de Grenelle (partie méridionale
de la rue Jean-Jacques-Rousseau). S'élevait là l'ancien hôtel d'Orléans, ex-
hôtel de Nesle, que Louis XII avait donné aux Filles Pénitentes. Se trouvant
trop éloignées des lieux où l'on bénéficiait facilement de la générosité
populaire, celles-ci ont obtenu de la reine qu'elle les transférât en 1572 à
Saint-Magloire, cependant que les moines de Saint-Magloire allaient
s'établir sur la rive gauche à Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Catherine fait alors
place nette et charge Jean Bullant de la nouvelle construction. L'hôtel de la
Reine-Mère a les allures d'un palais, avec sa grande chapelle, sa vaste salle
des fêtes ovale (32 mètres sur 16), son jardin décoré d'une Vénus de Jean
Goujon et d'une volière, ainsi qu'un observatoire astronomique en forme de
colonne antique ornée des chiffres de la reine et de son défunt époux, des C
et des H entrelacés. Demeure de Mayenne pendant la Ligue, puis de
Catherine, sœur de Henri IV, cet hôtel sera acheté en 1604 par le comte de
Soissons, fils du prince de Condé. L'hôtel de Soissons sera rasé pour laisser
place en 1763 à la Halle au blé qui, incendiée en 1854, sera remplacée en
1887 par la Bourse du travail. Demeurera la colonne astronomique.

Dans le voisinage immédiat, le premier duc d'Épernon, favori de Henri


III, achète deux terrains, l'un rue Plâtrière (partie nord de la rue Jean-
Jacques-Rousseau) pour y construire son hôtel, l'autre rue Coq-Héron pour
y établir ses écuries. C'est ce même hôtel d'Épernon qu'acquiert vers 1660
pour le reconstruire de manière luxueuse un financier venu d'Augsbourg,
Barthélemy Hervart. Il deviendra en 1757 l'hôtel des Postes. Sur son
emplacement, s'élève aujourd'hui la Poste centrale de la rue du Louvre.

La proximité du nouveau Louvre attire les grands. Tout un ensemble


d'hôtels princiers occupe au XVIe siècle l'emplacement des résidences à la
mode au temps de Philippe le Bel, autour des deux rues, parallèles,
d'Autriche et des Poulies. En bordure de l'ancien Louvre, nous trouvons rue
d'Autriche, sur l'emplacement de l'hôtel construit par Louis d'Évreux, le
nouvel hôtel de Clèves, qui devient à la fin du siècle l'hôtel d'Aumale, puis
de Grammont. Tout voisins sont l'hôtel de Montpensier, passé à la famille
de Joyeuse, et l'hôtel de Bourbon, devenu à la fin du XIVe siècle celui du
connétable de Saint-Pol. C'est alors un vaste complexe de bâtiments, édifiés
sur dix mille mètres carrés. Sur son emplacement s'élèvera à partir de 1621
la maison de l'Oratoire. À l'autre bout, vers la Seine, l'espace compris entre
les deux rues d'Autriche et des Poulies forme le Petit-Bourbon, qui demeure
la résidence des ducs de Bourbon jusqu'à sa confiscation en 1523 après la
trahison du connétable de Bourbon. Une longue façade sur la Seine, avec un
jardin en terrasse, de part et d'autre d'une porte monumentale à trois
pignons, lui donne du charme et de la grandeur. Devenu propriété du roi, le
Petit-Bourbon est au XVIe siècle le cadre de bien des fêtes. Au siècle
suivant, on y danse encore pour le mariage de Louis XIII et d'Anne
d'Autriche. La grande galerie accueille en 1614 les États généraux. Le Petit-
Bourbon ne sera détruit que pour laisser place à l'aile orientale du nouveau
Louvre.

Plus à l'est, et plus tard face au Louvre, la rue des Poulies, qui borde
Saint-Germain l'Auxerrois, présente entre la rue Saint-Honoré et le quai
plusieurs hôtels. Le principal est l'ancien hôtel d'Alençon. Complètement
remanié, il devient l'hôtel de Villeroy, qu'achète en 1568 le futur Henri III.
Acquis en 1578 par le maréchal de Retz, il est en partie vendu à la duchesse
de Longueville. Louis XIV achètera l'hôtel de Longueville du duc Henri en
1665 pour agrandir la place du Louvre. Entre-temps, l'autre partie, sur la rue
d'Autriche, face à l'hôtel de Clèves, sera devenue l'hôtel de la Force.

Les quartiers du centre demeureront longtemps en faveur chez certains


notables de la robe. Le secrétaire du roi Jean de Vignolles construit en 1533,
à l'angle de la rue Saint-Denis et de la rue Aubry-le-Boucher, un hôtel au
goût du jour, avec tourelle d'angle et statue du roi à l'antique. On retrouve la
même tourelle à l'ancien hôtel des abbés de Fécamp qu'aurait occupé Diane
de Poitiers rue Hautefeuille. Onze ans plus tard, le président clerc des
Enquêtes du Parlement, Jacques des Ligneris, fait construire dans le goût
antique ce qui sera pour une partie l'hôtel de Carnavalet. C'est presque en
face qu'en 1550 le connétable Anne de Montmorency fait entreprendre ce
qui sera l'hôtel d'Albret.

Le retour en faveur de l'ouest tient pour une part au délabrement de l'est


après les fastes des derniers Valois, pour une autre part à l'émergence d'une
nouvelle résidence royale dans un Louvre adapté au goût du jour. Le
phénomène résulte donc en grande partie de l'exemple donné par le roi.
François Ier achète en 1519 la maison des Tuileries que possédait le
secrétaire des finances Nicolas de Neufville de Villeroy, descendant fortuné
d'une longue lignée d'officiers de finance et de notables parisiens. Pendant
que le roi y loge sa mère, Louise de Savoie, Villeroy en profite pour acheter
plusieurs maisons de la rue d'Autriche, face au Louvre, et pour se faire
construire là un hôtel.

Dans le même temps, les quartiers occidentaux de la rive gauche et le


faubourg qui s'étend au-delà de la porte Saint-Germain connaissent aussi la
faveur des grands. Le trésorier Jean de la Driesche fait reconstruire vers
1470, au coin du quai et de la rue des Grands-Augustins, l'ancien hôtel de
Sancerre, que ses fresques mythologiques font désormais nommer l'hôtel
d'Hercule. C'est alors l'une des curiosités de Paris. Charles VIII l'achète en
1493 et François Ier le donne en 1515 au chancelier Duprat. C'est là qu'on
loge en 1499 l'archiduc Philippe d'Autriche et en 1536 le roi d'Ecosse
Jacques V, futur gendre du roi de France. François Ier établit la duchesse
d'Étampes, sa maîtresse Anne de Pisseleu, à l'angle du quai et de la rue Gît-
le-Cœur, dans ce qui sera l'hôtel Séguier, puis l'hôtel de Luynes. Loin de la
Seine, la duchesse de Savoie, sœur de Henri II, et le duc de Montpensier
habitent vers 1540 la nouvelle rue aménagée sur le tracé d'une ruelle du
Champ-de-Foire par le cardinal François de Tournon, alors abbé de Saint-
Germain-des-Prés. La rue porte toujours son nom. On y trouvera au début
du XVIIe siècle l'hôtel du maréchal d'Ancre, le puissant Concino Concini.
Ce sera sous Louis XIII l'hôtel des Ambassadeurs extraordinaires. Quant au
maréchal de Retz, il acquiert en 1610 un hôtel dans la rue voisine, hôtel que
rachète en 1612 le prince de Condé. Les Condé y demeureront jusqu'à leur
installation au Palais-Bourbon après 1750. On lotira alors l'espace, qui
formera une partie du quartier de l'Odéon. Les rues qui partent de la place
du théâtre seront ouvertes à partir de 1779.

La réouverture de la porte Bucy en 1539 et de la poterne de Nesle en


1550 fait du faubourg Saint-Germain le prolongement naturel vers l'ouest
d'une rive gauche trop longtemps contenue à l'aplomb de la tour de Nesle
dans une enceinte alors vieille de trois siècles et demi. Malgré les
protestations du monde étudiant qui voit se rétrécir son Pré-aux-Clercs,
l'abbé de Saint-Germain-des-Prés encourage la construction de maisons.
Dans les années 1550, on maçonne le quai, ce qui améliore la circulation et
rend plus agréable le point de vue sur la Seine et le Louvre.

La vogue du quartier situé face au nouveau Louvre ne fait que croître,


alors que l'on commence de parler du futur Pont-Neuf. À la fin du siècle, ce
sera l'un des quartiers préférés de l'aristocratie parisienne. En 1572, le duc
de Nevers, Louis de Gonzague, achète ce qui reste de l'hôtel de Nesle de la
rive gauche, le Grand-Nesle, venu au roi par la succession de Charles le
Téméraire, et fait construire à la place un vaste hôtel de pierre et de briques
qui sera ensuite le premier hôtel de Mayenne. En 1605, c'est la reine
Marguerite de Navarre, la première femme de Henri IV, qui acquiert de
l'université le Petit-Pré-aux-Clercs et fait construire, ouvrant sur la rue de
Seine, un véritable palais, que prolonge vers l'ouest et jusqu'à la Seine un
vaste jardin dont elle entend faire sur la rive gauche le pendant de celui des
Tuileries. Le tout sera démembré et loti après sa mort, et les allées du parc
donneront naissance aux rues de Lille, de Verneuil et de Beaune. La reine
Margot aura en définitive joué un rôle essentiel dans l'urbanisation du
faubourg Saint-Germain. Marie de Médicis, à son tour, fait édifier à partir
de 1615 par Salomon de Brosse sur l'emplacement du Petit-Luxembourg le
palais que l'on continuera d'appeler le Luxembourg. Celui-ci demeurera,
alors que l'hôtel de Mayenne et l'hôtel de Navarre disparaîtront, le premier
quand les exécuteurs testamentaires de Mazarin l'achèteront pour édifier le
collège des Quatre-Nations (palais de l'Institut), le second quand on le lotira
pour créer un nouveau quartier autour de la rue de Verneuil. Quelques
années plus tard, on trouvera sur le quai Malaquais les hôtels de la
Trémoille et de Bouillon, ainsi que, avant son installation sur la toute
nouvelle place des Victoires, celui du banquier Samuel Bernard.

La bourgeoisie, cependant, contribue à l'extension du tissu urbain dans


les secteurs qui, jusque-là, avaient gardé leurs espaces agricoles. On lotit et
on bâtit dans les clos de la rive gauche. Louis d'Orléans, futur Louis XII,
avait fait du vieil hôtel de Navarre, contre l'enceinte, un nouveau «Séjour
d'Orléans». Il est loti en 1545, et les pentes méridionales de la Montagne
Sainte-Geneviève voient ainsi s'édifier une ville-neuve autour de la rue
Sans-Chief (Censier) .

LA VOGUE DE L'OUEST

La poussée vers l'ouest s'accentue vite. En 1528, alors que l'on


commence à peine de travailler à un nouveau Louvre, François Ier fait
construire, entre le port de Neuilly et l'abbaye de Longchamp, un château à
trois grands corps qu'il nomme Madrid en souvenir de sa captivité.
Dominant la Seine, Madrid est un gîte de chasse et une résidence
d'agrément. Dans le même temps, le roi restaure, pour y résider à l'occasion,
le vieux château de Saint-Germain-en-Laye. Nul ne songe, alors, que l'on
pourrait tirer parti de Vincennes. La vieille forteresse qui a tant servi aux
derniers Capétiens et aux premiers Valois n'est pas seulement vétusté : on
pourrait la rénover. Surtout, elle n'est plus du bon côté de la capitale. Saint-
Germain est à l'horizon lointain du nouveau Louvre et des Tuileries,
Vincennes à celui de ces hôtels du Marais que l'on délaisse pour un temps.

Charles IX imite son grand-père. Il fait construire à la Muette, au nord


d'Auteuil un pavillon de chasse qu'occupera ensuite sa soeur Marguerite de
Valois, la reine Margot. Leur mère Catherine de Médicis n'est pas en reste.
C'est en 1564 qu'elle choisit de se donner une résidence hors la ville, à
l'ouest du Louvre. Ce seront les nouvelles Tuileries. Philibert de l'Orme
conçoit un pavillon central, couronné du premier dôme qu'on ait vu s'élever
dans le ciel parisien et flanqué de deux ailes à façade ionique. Jean Bullant
y ajoute après 1570 un pavillon méridional. La reine fait dessiner par le
Florentin Bernardo Carnessechi un vaste jardin où trouvera place la grotte
émaillée de Bernard Palissy, jardin qu'elle ouvre au public et dont on parle
vite dans toute l'Europe. Voilà qui donne du prix aux terrains situés entre le
Louvre et les Tuileries. Charles de Gondi achète et embellit un hôtel rue
Saint-Thomas-du-Louvre. Dès ce moment, le roi décide de relier les
Tuileries au Louvre. Une Petite Galerie à arcades est construite vers 1566
par Pierre Chambiges entre le Louvre et le bord de Seine. Puis on
commence une Grande Galerie parallèle à la Seine.

Non contente des Tuileries, dont les jardins ouvrent sur la campagne,
Catherine fait construire en 1583 une maison avec jardins en terrasses sur la
pente de Chaillot, face à la Seine (emplacement du palais de Chaillot),
maison que, pour la vue qu'elle offre, elle baptise Beauregard.

L'extension de la résidence aristocratique vers l'ouest n'est pas sans


inconvénients. Pour qui a affaire entre le Palais, le Louvre et la place de
Grève, la vie n'est pas aisée quand on demeure au faubourg Saint-Germain
ou du côté des Tuileries. Le délabrement de l'ancien Marais offre des
occasions nouvelles. Dès la fin du XVe siècle, les Parisiens avisés se
saisissent des espaces lotis et commencent d'y élever une nouvelle
génération d'hôtels. Les ambassadeurs d'Espagne et de Venise s'établissent
près de Saint-Paul. Le duc de Guise reconstruit presque entièrement l'hôtel
qui avait été celui d'Olivier de Clisson (rue des Archives). Les Soubise, au
XVIIIe siècle, le mettront à bas pour élever leur palais. D'aucuns vont plus
loin, hors la ville : la maison de la Roquette, que Henri III achète pour
l'offrir au chancelier de Cheverny, devient sous le nom de Bel Esbat une
somptueuse villa à l'italienne, avec fontaines et jardin potager, véritable
compromis entre la maison de ville et la résidence champêtre. L'exemple est
encore peu suivi. Les vraies maisons de campagne sont plus loin, à
Conflans, par exemple, où sont les Villeroy.

Les habiles spéculateurs ont donc anticipé sur la décision royale. En


1605, Henri IV opine que l'ancien marché aux chevaux qu'est devenu pour
tous le parc des Tournelles pourrait être le centre d'une opération
exemplaire d'urbanisme. Il y établit d'abord une manufacture de soirie, la
pourvoit d'une place et de logements pour les artisans, puis penche pour une
place de prestige qu'occupe rapidement l'aristocratie parisienne. Les amis de
Sully sont parmi les premiers souscripteurs de la place Royale (des Vosges).
On ouvre des rues pour relier la place aux artères voisines : au nord la rue
du Parc-Royal (rue de Béarn), au sud la rue Royale-Saint-Antoine (rue de
Birague), à l'ouest une rue Henri IV (rue des Francs-Bourgeois), à l'est une
rue Royale (rue du Pas-de-la-Mule). Les noms alors donnés à ces rues
suffisent à marquer l'intention du roi : faire du nouveau dessin de cet ancien
quartier une marque de l'alliance rétablie entre le souverain et sa capitale, et
avec un Paris qui n'est pas celui du Louvre et des Tuileries.

Le Marais, dès lors, surgit au gré des propriétaires. C'est précisément en


1605 que Charles de Lorraine, duc de Mayenne, fils du duc François de
Guise, achète l'ancien hôtel du Petit-Musc, sur le côté sud de la rue Saint-
Antoine, et le fait entièrement reconstruire par Jean Androuet du Cerceau
sur un plan alors nouveau, entre cour et jardin. Trente ans plus tard, le vieux
Maximilien de Béthune devenu duc de Sully achète et complète, en face, le
superbe hôtel récemment construit par le financier Du Petit-Thouars, hôtel
dont les dépendances atteignent la place Royale. Au temps de Louis XIV,
on voit s'élever dans le Marais l'hôtel du maréchal Antoine d'Aumont, celui
de l'intendant des Finances Claude Boylève qu'aménage François Mansart
sur ce qui subsiste de l'hôtel des Ligneris et de Carnavalet, celui de Gaspard
Fieubet, chancelier de la reine Marie-Thérèse, édifié rue du Petit-Musc par
Jules Hardouin-Mansart, celui de Sagonne que ce même Hardouin-Mansart
construit pour lui-même, celui de l'intendant Amelot de Chaillou et de son
fils Jean-Baptiste Amelot de Bisseuil, dit plus tard des Ambassadeurs de
Hollande, élevé rue Vieille-du-Temple par Pierre Cotttard, et celui que
s'offre à lui-même, rue de la Perle, Libéral Bruant, l'architecte des Invalides.
Et John Law installe en 1716 sa Banque générale dans le passage Sainte-
Avoie, la transfère en 1718 rue Coquillière, puis en 1719 rue Quincampoix
où sa Compagnie des Indes mettra pendant un an une singulière animation.
Le Marais, cependant, semble moins recherché. Au milieu du XVIIe siècle,
on y trouve plus d'un financier sur deux. À la fin, il n'en est plus qu'un sur
trois. Mais au siècle suivant on verra au Marais les véritables palais que
seront les hôtels des princes de Soubise et des cardinaux de Rohan, qui
tirent parti des vastes espaces de l'ancien hôtel de Guise, et la robe ne s'y
fera pas rare : sous Louis XV, un magistrat sur trois habite le Marais.

Jusqu'au XVIIe siècle, il est donc des quartiers plus ou moins recherchés
par tel ou tel type de résidence ou d'activité. Le voisinage du roi, celui des
grandes institutions, celui de l'Université sont autant d'attractions qui se
combinent avec les espaces disponibles pour les opérations immobilières.
Le poids des traditions n'est pas niable : sous Louis XIV encore, les trois
quarts des banquiers parisiens résident dans les quartiers du centre, entre le
pont au Change et Saint-Eustache, ceux où l'on trouvait leurs prédécesseurs
du XIVe siècle et que boude toujours la noblesse, dédaigneuse des rues
marchandes et peu sensible, désormais, au voisinage d'un Louvre délaissé
par le roi.

Il y a aussi les quartiers où l'on peut construire et ceux où l'ancienneté du


parcellaire rend impossible toute édification d'envergure si l'on n'a pas les
moyens d'exproprier ou le temps d'acquérir parcelle après parcelle. C'est ce
qui a fait au XIIIe siècle la fortune des alentours du vieux Louvre, au XIVe
l'extension de la ville à travers les « coutures » récemment cultivées entre la
vieille enceinte et le Temple, au XVIIe les avantages d'un Marais où l'on
rachète à bon compte des parcelles pour s'en faire un hôtel de quelque
envergure. On n'en ferait pas autant entre les Halles et la place de Grève.

Pour l'essentiel, il est des quartiers commodes, des quartiers à la mode,


non des quartiers élégants. La promiscuité est la règle et la ségrégation se
fait sur le plan vertical. Au rez-de-chaussée le boutiquier, au premier étage
le bourgeois, au-dessus le valet. Rares sont les hôtels qui sont autre chose
que la juxtaposition de plusieurs maisons à pignon sur rue, c'est-à-dire de
plusieurs corps de bâtiment à l'étroite façade sur rue et à l'allongement
perpendiculaire. Quelques hôtels princiers à façon de forteresses urbaines
au XIVe siècle (l'hôtel de Flandre-Bourgogne ou celui de Nesle de la rive
gauche) et au XVe (l'hôtel de Sens ou celui de Cluny) et quelques palais
aristocratiques au XVIe (l'hôtel des abbés de Saint-Germain-des-Prés) ne
bouleversent pas ces données : dans le Paris de Henri IV encore, le savetier
côtoie le financier. La chose a son bon côté : il n'est pas encore de quartier
déshérité, de quartier dangereux. Elle a son revers : la fortune des uns
éclabousse de trop près les autres. Bien des mouvements sociaux, des
émeutes du XIVe siècle aux charrettes de la Terreur, tiendront pour une
large part aux rancœurs quotidiennes du mal nourri contre celui qui fait la
fête à l'étage au-dessous.

Même si l'on ne peut oublier que le clivage vertical subsistera jusqu'à


l'invention des ascenseurs, c'est entre le temps de Louis XIII et celui de
Louis XIV qu'émerge chez le bourgeois la notion de quartier à la mode,
jusque-là ressentie par la seule aristocratie. Elle triomphe au XVIIIe siècle,
et l'élargissement de l'espace urbain, que rend sensible l'aménagement de
l'enceinte des Fermiers généraux, se traduit surtout par une opposition
sociale plus marquée entre les quartiers nouveaux où se cristallise la
richesse et les anciens que l'on abandonne au menu peuple. Les sections
révolutionnaires feront de ce clivage une réalité politique.

C'est l'extension de la ville qui ne cesse de jouer cependant en faveur de


l'Ouest. Les terrains en voie d'urbanisation y sont assez vastes pour qu'on y
taille l'espace de grands hôtels, en même temps qu'on y peut ouvrir des rues
rectilignes sans devoir mettre à bas tout un quartier. Mazarin n'est pas
étranger à ce mouvement, qui se loge non loin du Palais-Cardinal de
Richelieu devenu le Palais-Royal. Rue de Richelieu, Mazarin est ainsi
proche de la reine. D'abord logé chez le cardinal dont il est l'intendant,
Colbert promu ministre achète pour son compte deux hôtels proches, sur la
rue des Petits-Champs et la rue Vivienne, pour en faire sa résidence, face au
vaste hôtel de la Ferté-Seneterre qu'achète en 1684 le maréchal de la
Feuillade pour élever sur une partie de sa terre la place des Victoires. Lully
se loge rue des Petits-Champs, à l'angle de la rue Sainte-Anne. Les
banquiers Antoine Crozat et Samuel Bernard sont place des Victoires. La
rue qui conduit à la future place Vendôme devient une artère de prestige.
Les autres rues qui rayonnent à partir de la nouvelle place assurent la liaison
entre le nouveau Paris de Louis XIV et la ville ancienne qui entoure les
Halles et le Louvre.

Les rues situées entre le Louvre et les Tuileries prennent aussi une
importance accrue. Au sud des Quinze-Vingts, dans cette rue Saint-
Thomas-du-Louvre qui conduit du Palais-Royal à la galerie du Bord-de-
l'Eau, le marquis de Rambouillet occupe et embellit, pour remplacer le vieil
hôtel de Rambouillet sur les ruines duquel Richelieu avait construit le
Palais-Royal, l'hôtel de son beau-père dont il fait un nouvel hôtel de
Rambouillet : animé par Catherine de Vivonne, à la ville marquise de
Rambouillet et en son salon Arthénice, la reine des Précieuses, l'hôtel de
Rambouillet fera de ce quartier l'un des centres de la vie mondaine et
littéraire. Le voisin, en allant vers la Seine, est le connétable Charles
d'Albert, duc de Luynes, dont les jardins s'étendent jusqu'à la rue Saint-
Nicaise. La veuve du connétable, Marie de Rohan, s'étant remariée en 1622
avec le duc de Chevreuse, c'est comme hôtel de Chevreuse qu'il devient l'un
des sièges de l'opposition à Richelieu, puis à la régente Anne d'Autriche et à
Mazarin. Autour de la duchesse de Chevreuse et de sa fille, maîtresse du
futur cardinal de Retz, qui dira sa beauté mais la jugera «sotte jusqu'au
ridicule », on y conspire fort au temps de la Fronde.

À la fin du siècle, les financiers achèteront avec avidité les terrains et les
façades qui forment le pourtour de la place Louis le Grand (Vendôme). On
y trouvera les trésoriers, les fermiers généraux, les banquiers. L'architecte
de la place, Jules Hardouin-Mansart, s'y logera lui-même. L'arrivée des
financiers dans les quartiers du Palais-Royal et de la place des Victoires est
significative : un sur dix y demeure en 1650, deux sur trois sous Louis XV,
trois sur quatre à la veille de la Révolution.

L'urbanisation de l'île Saint-Louis, tout au contraire de la lente


constitution du Marais, est une opération systématique, qui procède de la
volonté royale. Henri IV, dès le temps où s'organise l'espace autour de la
place Royale, songe à tirer parti de cet espace encore vacant pour y
concentrer un nouvel habitat aristocratique. Le projet est réalisé à partir de
1614, et conduit jusqu'à son achèvement en 1664 par quelques spéculateurs
soigneusement choisis et favorisés : Marie, Le Poulletier, Le Regrattier. Le
parti général est dessiné : l'habitat à la périphérie, formant une ceinture
luxueuse en manière de front de Seine sur les deux bras du fleuve, le service
et les commerces à l'intérieur, au long d'une rue Saint-Louis. Une
population aisée d'officiers royaux et de haute bourgeoisie occupe dès le
temps de Louis XIII des hôtels d'autant plus prestigieux que l'on sait bien
impossible l'extension de l'espace. Dominant le grand bras (quais d'Anjou et
de Bourbon), on voit ensuite s'établir sur le quai le fermier des gabelles
Claude de Bretonvilliers, l'architecte Le Vau, le riche financier Jean-
Baptiste Lambert, le procureur général Blaise Méliand et le duc de Lauzun.

Le XVIIIe siècle voit se poursuivre la poussée vers l'ouest,


qu'accompagne une ségrégation sociale tout à fait nouvelle. C'en est fini de
la cohabitation des grands et des artisans. Dans les nouveaux quartiers, on
ne rencontre que l'aristocratie, d'épée, de robe ou de finance, et sa
domesticité. Sur la rive droite, les quartiers à la mode sont alors ceux qui,
au-delà du Palais-Royal, des Tuileries et de la place des Victoires, gagnent à
travers le faubourg Saint-Honoré, au long des Champs-Elysées et vers le
village du Roule. L'urbanisation atteint, à la mort de Louis XIV, la rue
d'Anjou. On y trouve l'hôtel du financier Antoine Chevalier (l'Interallié).
L'hôtel d'Evreux (l'Élysée) s'élève en 1718. En dérogation aux restrictions
apportées à toute construction hors la ville, Louis XV autorise en 1740 les
propriétaires à construire au faubourg Saint-Honoré des hôtels à porte
cochère.

Sur la rive gauche, c'est la vogue du faubourg Saint-Germain. On y


trouve, au-delà de l'ancien Pré-aux-Clercs, les espaces nécessaires pour la
construction d'hôtels pourvus de vastes jardins. La résidence aristocratique
abandonne ses allures de forteresse enclavée ou de maison bourgeoise
développée. L'hôtel est un petit Trianon, avec sa cour sur rue et son parc.
Les rues de Varenne, de Grenelle et Saint-Dominique sont au temps de la
Régence un gigantesque chantier, et l'on y voit sous Louis XV un
alignement d'hôtels, ou plutôt de portes cochères. Parmi les ducs et pairs, un
sur trois y a son hôtel à l'avènement de Louis XV, un sur deux à la fin du
règne. On trouve là les hôtels de Saint-Simon, d'Amelot de Gournay, de
Castries, de Villeroy, de Broglie, de La Vrillière. Habitent là aussi bien les
duchesses d'Estrées et de Lesdiguières que les maréchaux de Luxembourg
et de Villars. Sur la rive assainie par la construction d'un quai, décidée en
1707 par le prévôt des marchands Charles Boucher, seigneur d'Orsay,
Boffrand construit les hôtels de Colbert de Seignelay et de Colbert de Torcy.
Les architectes de ce faubourg Saint-Germain sont Germain Boffrand,
Louis-Alexis Delamair, Claude Guillot Aubry, Robert de Cotte. Le palais du
Ministère des affaires étrangères complétera, au milieu du XIXe siècle, le
panorama du quai d'Orsay.

Le XIXe siècle voit de nouveaux quartiers surgir ou reparaître dans la


faveur des milieux aisés. Dès l'Empire, la finance conquiert le quartier de la
place Vendôme, de la Chaussée d'Antin et du faubourg Montmartre. Sous la
Restauration, on y trouve aussi bien les frères Mallet et James de Rothschild
que Casimir et Joseph Perier, Jacques Laffitte, Benjamin Delessert et Jean-
Conrad Hottinguer. Au temps de la Monarchie de Juillet, l'hôtel des
Rothschild paraît être, aux yeux de Heine, le «Versailles de la ploutocratie
parisienne ». La nouvelle noblesse fait sien un faubourg Saint-Germain où
l'aristocratie d'Ancien Régime a gardé ses habitudes et vit sans guère de
relations avec les parvenus qui se glissent dans l'espace mais non dans la
société. Le «noble faubourg» est donc lui-même divisé, et les bals de
l'aristocratie fidèle aux Bourbons ne s'ouvrent pas, sous la Monarchie de
Juillet, devant les ambitions de la noblesse orléaniste et celles de la haute
banque. La bonne bourgeoisie occupe les maisons encore reluisantes du
faubourg Saint-Honoré du temps de Louis XIV et de Louis XV. La petite
bourgeoisie règne maintenant sur un Marais dont les immeubles
commencent de se dégrader. Les hôtels qu'occupait la moyenne aristocratie
dans ce que Sébastien Mercier appelait «le canton des terribles douairières
incorporées aux coussins d'un fauteuil» ont été confisqués pour émigration
ou condamnation, et rachetés par des artisans qui se soucient comme d'une
guigne d'entretenir autre chose que le clos et le couvert. Les soupentes se
dressent dans les cours. On surhausse les étages. On recoupe les pièces. Des
tuyaux de poêle passent par les fenêtres.

Les grandes opérations de lotissement font apparaître de nouveaux


quartiers où il est loisible de se tailler l'espace d'un hôtel à la nouvelle
mode. C'est le cas, dans les années 1820, des quartiers François Ier, du
Roule et de la plaine Monceau. Sous le Second Empire, ils font concurrence
au faubourg Saint-Germain. La plaine Monceau devient le quartier des
financiers – Édouard André, Achille Fould, les Rothschild, les Pereire -
aussi bien que des « Napoléonides » comme le duc de Morny, le prince
Eugène et la princesse Mathilde. À la fin du siècle, l'habitat de haut niveau
forme un croissant qui, de la Chaussée d'Antin et de la plaine Monceau
s'étend jusqu'à Passy et même Auteuil, cependant que le faubourg Saint-
Germain s'étend à son tour aux alentours des Invalides et du Champ de
Mars. Le XXe siècle donne sa faveur aux vastes avenues de l'ouest, en
particulier à l'avenue du Bois (depuis avenue Foch) et à l'ancienne avenue
de l'Empereur, puis du Trocadéro, devenue l'avenue Henri-Martin, à ses
démembrements (avenues du Président-Wilson et Georges-Mandel) et ses
confluents (avenues Victor-Hugo et Raphaël). Dans le prolongement,
s'affirme alors la vogue de Neuilly.

L'ESPACE ÉCONOMIQUE

On s'interrogera encore longtemps sur la lente disparition des espaces


agricoles à l'intérieur du tissu urbain. Nul ne sait quelle est, dans le travail et
le revenu du «laboureur» que l'on voit cité dans les textes du Moyen Age, la
part de sa terre parisienne et celle des terres qu'il laboure en banlieue. Quant
aux étables si souvent mentionnées parmi les «appartenances» des maisons
parisiennes, ce sont pour la plupart des écuries pour les chevaux de selle ou
de somme. Laissons pour mémoire le petit élevage, celui des porcs et celui
de la volaille : la basse-cour est une annexe de la cuisine. Et négligeons les
treilles et les cerisiers qui n'iront se raréfiant qu'au XXe siècle. Mais les
documents figurés laissent apparaître jusqu'à la Révolution de larges
parcelles de terre cultivée, et il y a de véritables élevages. À chaque époque,
c'est à la périphérie qu'on les rencontre surtout, et toute extension des zones
urbanisées se traduit par un recul de la couronne de jardins, de vergers et de
vignes. On les a vus au Moyen Âge dans le Marais et sur les pentes
méridionales de la Montagne Sainte-Geneviève, au XVIe siècle dans les
faubourgs, au XIXe dans les villages annexés, au XXe dans les communes
périphériques. Il reste, bien sûr, des jardins d'agrément, et le désir d'autarcie
économique en fait parfois des potagers. Bien des communautés religieuses,
au XXe siècle encore, font pousser choux et carottes du côté de
l'Observatoire, dans le faubourg Saint-Germain ou sur les pentes d'Auteuil.
Les restrictions de ravitaillement pendant la Seconde Guerre mondiale ont
un temps valorisé les cultures vivrières et le petit élevage. La hausse des
prix fonciers, après la guerre, n'a guère laissé subsister ces potagers
familiaux ou communautaires.

Ce sont les fonctions du négoce et de la production artisanale, puis


industrielle qui définissent vraiment les espaces économiques.

L'industrialisation du XIXe siècle appelle des espaces libres, tant pour


l'implantation des usines que pour l'aménagement de logements ouvriers.
L'artisanat se contentait des quartiers vétustes comme ce Marais délaissé
après la vogue du XVIIe siècle. L'usine exige de vastes espaces à bon
marché et l'industrie, qui produit en quantité sans se contenter de satisfaire
les besoins locaux, apprécie d'échapper, en s'installant hors de la ville, à un
double octroi sur l'entrée des matières premières et sur la sortie des produits
finis. Si les petits ateliers de la confection sont autour des rues d'Aboukir,
du Sentier et Saint-Denis, ceux de la bijouterie autour des rues Saint-Martin
et du Temple, ceux de l'ébénisterie au faubourg Saint-Antoine, on trouve à
chaque époque les activités de grosse industrie aux marges des quartiers
urbanisés. L'exemple a été donné à la veille de la Révolution par le comte
d'Artois, qui établissait sur la rive de Javel, en bordure de la plaine de
Grenelle, une industrie chimique (soude, chlore) dont le produit le plus
fameux restera l'eau de Javel. Sous la Restauration, le développement de la
métallurgie se situe à Charenton, où il profite de la voie fluviale.
L'expansion industrielle de la Monarchie de Juillet se porte vers de
nouveaux espaces, notamment vers le nord. La construction mécanique est
aux Batignolles où se développe la fabrication de matériel ferroviaire. Les
industries chimiques profitent de l'approvisionnement en matières premières
par le bassin de la Villette.

L'annexion de 1860 sonne à terme le glas de l'industrie urbaine. Pour


éviter de payer deux fois l'octroi, les industriels cherchent des terrains au-
delà de l'enceinte de Thiers. Bien reliée par canaux et voies ferrées aux
régions industrielles du Nord et de l'Est, la nouvelle banlieue nord, autour
de Saint-Denis et d'Aubervilliers, commence de s'industrialiser à la fin du
Second Empire et affirme sa nouvelle vocation après 1890. Le manque
d'intérêt des pouvoirs publics pour cette banlieue, dont la croissance et
l'urbanisation ne seront guère planifiées avant 1960, aggrave un
déséquilibre social entre une ville de moins en moins ouvrière et une
banlieue totalement livrée à l'implantation sauvage.

On va parfois plus loin. Les conditions techniques y avaient déjà


conduit : ainsi lorsque au XVIIIe siècle Christophe Oberkampf transférait à
Jouy-en-Josas sa manufacture d'indiennes, c'est-à-dire de toiles peintes pour
y profiter des eaux de la Bièvre, comme trois siècles plus tôt l'avaient fait
les Gobelin. Maintenant, ce qu'on cherche n'est pas une eau pure mais du
terrain à bon marché, et souvent la proximité de la voie d'eau, plus
économique que les transports terrestres pour les pondéreux de la nouvelle
industrie, en premier lieu le charbon. Sous le Second Empire, on a misé sur
le chemin de fer. Un simple constat de coût rend à la fin du siècle sa
primauté au fleuve et au canal. Alors que Grenelle et les Batignolles entrent
dans l'espace protégé de la capitale, naît une banlieue industrielle qui
domine les plaines riveraines, au nord avec Saint-Denis, Saint-Ouen ou
Aubervilliers, au sud avec Ivry et Vitry d'un côté, Billancourt de l'autre.
Cependant que bien des établissements industriels vont dès les dernières
années du XIXe siècle chercher en province des conditions matérielles plus
favorables, certaines activités, comme la confection, l'automobile ou la
jeune construction aéronautique, trouvent leur avantage à s'installer en
ville : main-d'œuvre qualifiée, diversité des sous-traitants.

L'imprimerie est née en Sorbonne et rue Saint-Jacques, dans les ateliers


créés par les libraires liés à la clientèle universitaire. Les siècles suivants,
qui voient croître la clientèle bourgeoise, connaissent une expansion de
l'artisanat du livre vers l'ouest de la rive gauche dans les quartiers Saint-
André-des-Arts et Saint-Germain-des-Prés, et, sur la rive droite, entre la rue
Saint-Denis, la rue Montmartre et le Palais-Royal. Il gagnera au fil des ans
des zones où le terrain libre est moins cher. Si l'imprimerie littéraire tient la
rive gauche, la presse occupe la rive droite, celle de la vie politique et des
affaires à laquelle sont liées la plupart des publications quotidiennes, celle
des quartiers à la mode dont nombre de périodiques reflètent les
préoccupations. Au XIXe siècle, elle trouvera ses quartiers d'élection entre
les Champs-Elysées et l'axe Strasbourg-Sébastopol. Le développement de la
presse fait donc naître des imprimeries spécialisées autour de la rue
Montmartre. Le fait que l'on y trouve les espaces nécessaires poussera
d'abord les lourdes machines qui remplacent au XXe siècle les casses de
composition vers les quartiers périphériques, vers la banlieue, et enfin vers
la province.

Fille de l'imprimerie, l'édition a ses racines dans l'Université. Rien


d'étonnant à ce qu'elle demeure implantée sur la rive gauche. Certes, elle
sort peu à peu du monde universitaire. Au XVIe siècle, elle est toujours
pour l'essentiel rue Saint-Jacques et dans le voisinage de la Montagne
Sainte-Geneviève, mais on la rencontre aussi en la Cité et sur les ponts. À
quelques exceptions près, les grandes maisons qui naissent au XIXe siècle
auront leur siège social et leur service littéraire dans les 5e, 6e, 7e et 14e
arrondissements.

Dans l'espace parisien du XXe siècle, l'emploi est inégalement réparti, ce


qui retentit sur la mobilité quotidienne des habitants obligés de gagner leur
travail en empruntant les transports en commun. Les quartiers d'affaires
comme ceux des 1er, 2e et 9e arrondissements ont de quatre à sept emplois
pour un habitant actif. Autant dire qu'on y vient travailler. Dans le 8e, le
rapport est de neuf à un. Mais des arrondissements comme le 18e, le 19e et
le 20e ne disposent que de trois emplois pour cinq habitants actifs. On y
habite, et on travaille souvent ailleurs.

INTELLECTUELS ET ARTISTES

Les intellectuels ont aussi leurs quartiers. Certains cherchent le calme et


le bon air. Dès le XVIIe siècle, le village d'Auteuil attire pour cela les
écrivains. Molière y demeure dès 1667, et il y reçoit ses amis; c'est là que
Chapelle, après un souper trop arrosé, propose à la joyeuse bande d'aller se
noyer, geste que Molière suggère de reporter au lendemain pour ne pas
risquer l'anonymat de la nuit. C'est encore à Auteuil que Boileau achète une
maison en 1685. L'attrait des banlieues calmes est encore réel au XXe
siècle.

D'autres sont sensibles au voisinage et à la tradition. Le quartier Latin


maintient à cet égard sa vogue depuis le XVe siècle. Un autre pôle apparaît
au XIXe siècle : la Coupole de l'Institut. Des modes tiennent tout
simplement à l'entraînement collectif. Ainsi voit-on se grouper, sous la
Monarchie de Juillet, toute une pléiade d'écrivains et d'artistes dans le
quartier, alors en formation, de la Nouvelle Athènes, entre les rues Saint-
Lazare et de La Rochefoucauld. On y trouve Chopin et George Sand,
Béranger et Alexandre Dumas, Géricault et Delacroix, Mlle Mars et la
Païva, Marie Dorval et Ary Scheffer. On y verra plus tard Victor Hugo et
Jean Richepin.

Comme il est des quartiers préférés des écrivains, il en est pour attirer les
artistes. Certains sont l'effet d'une tradition, et le voisinage de l'École des
Beaux-Arts est une attraction qui dure. D'autres n'ont qu'un temps. Les
guinguettes et les cabarets ont souvent attiré, comme à Montmartre à partir
des années 1880. Utrillo fera du Sacré-Cœur et des rues de la Butte le motif
de bien des toiles. Toulouse-Lautrec préfère le cabaret où il croque la
Goulue. Quelques années plus tard, Van Dongen, Picasso et Apollinaire font
entrer dans l'histoire une ancienne guinguette, le Poirier sans pareil
devenue le Bateau-Lavoir, une sorte de baraquement divisé en logements à
bon marché. La place Pigalle devient une «foire aux modèles», le boulevard
de Clichy le «boulevard des artistes». Bien des musiciens gagnent quelque
argent en jouant dans les cabarets, tels Erik Satie au Chat Noir vers 1890.
On trouve aussi des musiciens établis à Montmartre. Darius Milhaud (en
1924) et Arthur Honegger y demeurent, attirant chez eux leurs amis du
groupe des Six. On y voit donc Francis Poulenc, Germaine Tailleferre,
Georges Auric et Louis Durey, mais aussi Henri Sauguet, Jacques Ibert,
Gustave Charpentier. André Jolivet, lui, y est né. D'autres musiciens ont à
Montmartre leur point d'attache, comme le pianiste Robert Casadesus. Pour
un temps, on y connaît Olivier Messiaen et Arthur Rubinstein.

C'est dans les années 1908-1910 que nombre de peintres jusque-là


installés à Montmartre ou ailleurs commencent de migrer vers
Montparnasse, ou plutôt vers la partie du boulevard Montparnasse comprise
entre la gare et le boulevard Saint-Michel, où les ont précédés Chagall et
Soutine. La vogue de ce quartier alors peu recherché, et où les guinguettes
sont encore sur tous les trottoirs, ne ne démentira pas jusqu'à la Seconde
Guerre mondiale. L'ouverture en 1911 du boulevard Raspail en déplacera
seulement le centre du carrefour de l'Observatoire vers le carrefour Vavin.
Habitant le quartier ou y tenant leurs assises de jour comme de nuit, on y
verra les artistes, comme Picasso, Duchamp, Modigliani, Foujita, Zadkine,
Man Ray, Sonia Delaunay, Van Dongen, Paul Colin ou Giacometti, mais
aussi les musiciens et les écrivains. Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars,
Philippe Soupault, Max Jacob ou Jacques Prévert font un temps la gloire de
Montparnasse. Les cafés ont leur clientèle, le Petit Napolitain a les
admirateurs de Verlaine, le Parnasse (depuis la Rotonde) a les cubistes, et
le Dôme voit se réunir Lénine et ses compagnons d'exil. D'Ingres à Alfred
Jarry et à Paul Fort qui y lit ses poèmes, sans oublier Jean-Édern Hallier,
toutes les tendances de l'art et de la littérature se seront rencontrées à la
Closerie des lilas. Bien des tableaux, comme d'ailleurs les photographies de
Brassaï, immortaliseront la vie de ce quartier. Des cabarets sauront y attirer
le touriste.

On voit aussi, le succès venu, des artistes chercher la tranquillité des


anciens villages périphériques, comme Auteuil ou les Buttes-Chaumont.
Erik Satie abandonne Montmartre pour Arcueil, Marcel Dupré demeure
fidèle à Meudon. Il faut signaler aussi la forte présence d'artistes dans les
maisons individuelles à jardinet construites au début de la Troisième
République sur les terrains libres en bordure du chemin de fer de Petite
Ceinture. On y trouve aussi bien Picasso que Lurçat.
CHAPITRE VI

Naissance de l'urbanisme

L'URBANISME ROMAIN

L'urbanisation romaine est autre chose qu'une extension de la ville ancienne, de l'île,
au-delà du pont rétabli vers la rive gauche, extension qui semble attestée, par quelques
maisons de torchis et de chaume, dans les premières années de l'occupation romaine mais
paraît avoir été rapidement abandonnée. C'est par le haut de la pente de la future
Montagne Sainte-Geneviève que l'on commence, à cinq cents mètres de la Seine, sur les
affleurements du solide calcaire lutétien. Car les temps de la paix romaine ne sont plus à
la fortification. Tant qu'à urbaniser une rive, mieux valent les hauteurs de la rive gauche
que les marécages de la rive droite. De surcroît, c'est par la rive gauche que passe
l'essentiel du trafic routier avec le reste de la Gaule. C'est peu à peu, entre le Ier et le IIIe
siècle, que la ville gagne vers le bas, touchant enfin aux bords de la zone marécageuse où
sera marquée une limite durable : un front de Seine monumental dont l'élément le plus
prestigieux sera, sur cent mètres de long, la façade des grands thermes du nord.
D'emblée, Paris est donc une ville double. À son apogée, la ville des Parisii comprend
deux ensembles pratiquement autonomes : l'île, non extensible et aisément fortifiable,
avec ses huit ou neuf hectares non inondables et donc bâtis, ce qui sera appréciable alors
que reviendra l'insécurité, et la rive gauche, surtout extensible vers l'est, avec les 44
hectares de sa plus grande étendue. Pour autant qu'on puisse risquer une estimation,
Lutèce compte alors au moins huit mille habitants, peut-être le double.

À l'instar du camp militaire, l'urbanisation romaine s'ordonne normalement autour de


deux voies, le cardo et le decumanus, et d'un carrefour orthogonal. Ici, la Seine fait la
différence avec le modèle. Le cardo de la nouvelle ville, la rue principale nord-sud, dont
le tracé persiste dans notre rue Saint-Jacques, c'est tout simplement la voie qui prolonge
le pont vers la route d'Orléans. Une rue parallèle, vers l'ouest, occupe à peu près
l'emplacement de la rue de la Harpe médiévale et du futur boulevard Saint-Michel. Ce
qu'on en a retrouvé en 1994 montre bien une voie secondaire mais très réelle, empierrée
depuis le haut de la pente (au bas de l'actuelle rue Soufflot) jusqu'aux abords d'une grève
et peut-être d'un gué.

La singularité de Lutèce, qui marquera l'organisation de l'espace urbain jusqu'à


l'époque moderne, c'est qu'il n'est pas de decumanus transversal ouvrant la ville sur des
routes vers l'est ou l'ouest. Le véritable decumanus, c'est la Seine. Les deux rues qui,
perpendiculaires au cardo, permettent la circulation sur le tracé approximatif des
actuelles rues des Écoles et Racine et de la rue Cujas, ne débouchent que sur des chemins
ruraux. Partant en biais de l'angle sud-est du forum, en haut de la pente, la route de
Melun se raccorde à peine aux voies urbaines. Pour près de deux millénaires, la
circulation est-ouest demeurera l'un des problèmes non résolus de la circulation à Paris et
l'urbanisation de la rive droite n'améliorera rien.

Un premier forum est établi, comme il se doit, au cœur de la ville ancienne. Ce forum
de la Cité se révèle vite insuffisant, eu égard aux ambitions des Parisii devenus romains
et de l'afflux de peuple qui appelle des espaces de réunion publique et privée. Sur le côté
ouest du cardo de la rive gauche, un nouveau forum est construit au IIe siècle, à
l'emplacement des actuelles rues Soufflot et Cujas, en un lieu dégagé où se réunissaient
déjà les habitants de la rive gauche et où l'on avait élevé un petit temple circulaire. Cœur
monumental et politique de Lutèce, ce grand forum fermé sur trois côtés est une place
rectangulaire (160 x 100 m) dont le grand côté suit la pente vers l'ouest, où se trouve
l'entrée. On y trouve du côté inférieur le temple de Rome et d'Auguste qui s'impose dans
toute ville soucieuse de manifester son attachement à la Ville mère. La partie haute est
occupée par une basilique propre aux assemblées officielles et aux réunions de tout ordre.
Autour, des boutiques s'ouvrent sous les portiques. Des ruines de ce forum seront
longtemps visibles, avec leur appareil de pierre chaîné de rangées horizontales de
briques, appareil caractéristique du IIe siècle. Le Moyen Age leur donnera un nom
inattendu : le château Hautefeuille.

D'autres temples s'élèvent à travers la ville. On en trouve un dans l'île. Au loin, vers le
nord, s'élève sur une hauteur un temple de Mercure. César écrit dans ses Commentaires
que Mercure est pour les Gaulois le maître des routes et du commerce. Il est en Gaule le
premier des dieux. De sa colline, il veille sur les activités du carrefour parisien. La
christianisation fera du mont de Mercure le mont des Martyrs : Montmartre.

Pour la commodité des habitants, pour l'hygiène mais aussi pour la rencontre et la
conversation, il y a les thermes. Ils sont le luxe d'une ville romaine. On les multiplie donc
pour les rapprocher de la population. De petits thermes sont au-delà du forum, vers le
sommet de la côte (rue Gay-Lussac). À l'est du cardo, de vastes thermes s'étendent au IIe
siècle sous l'actuel Collège de France. Les plus importants s'élèvent à la fin du IIe siècle
ou au début du IIIe sur les terrains encore non urbanisés à la limite des alluvions
inondables : on en voit des vestiges architecturaux – notamment la salle froide, voûtée,
offerte par les nautes - dans l'enceinte de l'hôtel de Cluny. Visibles de la Seine et de la
Cité, ils constituent, avec leurs baies ouvertes vers le nord, le front monumental de la
ville du IIIe siècle. Lorsqu'au IVe les thermes du nord auront souffert des invasions, on
restaurera ceux de l'est, preuve d'une volonté encore marquée de garder sur la rive les
moyens d'une vie normale.
L'écoulement des eaux des thermes de Cluny est assuré vers la Seine par un égout,
dont les structures ont été retrouvées au long de la partie inférieure du boulevard Saint-
Michel.

Une tradition forgée au XVIe siècle a longtemps donné aux thermes du nord le nom
illusoire de palais de Julien. En réalité, l'empereur Julien, comme tous ceux qui ont eu à
Lutèce le siège de leur autorité ou de leur commandement, réside dans un palais au cœur
de la ville fortifiée, autrement dit de la Cité. C'est certainement là qu'il est proclamé
empereur, en 360, par une armée rebelle à l'empereur Constance II qui lui ordonne d'aller
au secours de l'empire d'Orient alors qu'en Gaule même la menace des Alamans
s'accentue. Ses troupes cantonnent sur la rive gauche.

Malgré leur nombre - on a compté quatre-vingts puits gallo-romains sur le seul site du
jardin du Luxembourg - et leur qualité, les puits ne suffisent plus à une pareille
consommation d'eau. Les thermes et les fontaines publiques sont alimentés dès la fin du
IIe siècle par un aqueduc qui, long de 16 km, conduit à Lutèce l'eau captée à Arcueil et
rassemblée dans le bassin de captation de Wissous. Cet aqueduc est porté sur des arcades
en campagne - celles du pont de trois cents mètres sur la Bièvre donneront son nom au
village d'Arcueil - et enterré dans la traversée de la ville. D'importants vestiges en ont été
retrouvés en 1996 au voisinage du parc Montsouris. Il a pour régulateur un bassin, une
sorte de château d'eau, établi près du forum. Des conduites de terre cuite ou de plomb
assurent la distribution.

Les Romains ne peuvent se passer du spectacle, qu'il soit théâtre, déclamation,


musique ou danse. Sur la pente orientale de la colline, un vaste amphithéâtre – 130
mètres de diamètre, presque autant que les arènes de Nîmes - pourvu comme un théâtre
d'une scène à neuf loges accueille dès le Ier siècle la population de la ville
Paris à l'époque gallo-romaine

et de la région : on peut y donner place à quinze mille spectateurs, aussi bien pour des
représentations théâtrales que pour des jeux. Ce sont les «arènes» de la rue Monge. Un
«clos des Arènes» en gardera encore le souvenir quinze siècles plus tard. Un petit théâtre
est ensuite aménagé dans le quartier occidental (angle du boulevard Saint-Michel et de la
rue Racine). Il ne paraît pas que ces lieux de culture et de divertissement aient servi pour
la persécution des chrétiens. Un cirque pour les jeux de chars a probablement occupé
l'emplacement de la future halle aux vins.

Hors de l'espace bâti, comme le veut l'usage romain, un cimetière flanque la route
d'Orléans (de la rue Pierre-Nicole au jardin du Luxembourg). On y enterrera jusque vers
275. Bien des tombes serviront, l'insécurité revenue, à consolider l'enceinte de l'île, et
c'est là qu'on les retrouvera aux XIXe et XXe siècles. Il semble bien, cependant, que les
Parisii rebelles à la trop rapide implantation des usages romains aient continué de se faire
enterrer dans le vieux cimetière gaulois, sur la rive droite.

Voilà pour l'héritage gallo-romain. Il va, jusqu'à nos jours, peser sur l'urbanisme
parisien.

LES EMBARRAS DE PARIS

Les embarras sont aussi anciens qu'une ville dont la configuration est caractérisée par
l'absence de croisée simple. Au Moyen Age, rares sont les rues larges de plus de trois ou
quatre mètres. Bien des ruelles n'ont qu'un ou deux mètres de large. La rue du Paon-
Blanc, qui descend de la Mortellerie vers le quai des Ormes, en amont de la place de
Grève, n'a pas un mètre. Les «grandes rues» ont de cinq à huit mètres. La rue Saint-
Denis, que l'on appelle en 1310 la «grande rue de Paris» n'a que six mètres. La rue Saint-
Jacques et la rue Saint-Martin en ont huit ou neuf. La rue Saint-Antoine, où se donnent
au XVIe siècle les tournois, n'a vingt mètres qu'à son point le plus large, au débouché de
la rue du Petit-Musc.

Encore faudrait-il que les rues fussent libres d'obstacles ajoutés. Or on se cogne dans
les auvents, on bute sur les éventaires, on doit contourner les reposoirs élevés autour
d'une statue ou d'une image peinte. La circulation des piétons et des cavaliers est
compliquée par les chariots et charrettes nécessaires à l'approvisionnement. Dans le
centre, se promener en groupe est chose impossible. On se perd de vue. Un poète raconte,
au XVe siècle, qu'il a perdu sa femme dans une rue de la Cité. D'ailleurs, la presse se
révèle dissuasive : un brave paysan passablement apeuré attend en vain, au XIIIe siècle,
toute une journée de samedi pour oser s'engager sur le Petit-Pont. Boileau a brossé le
tableau de ces embarras qui s'aggravent au XVIIe siècle quand se multiplient les voitures.
Pour une personne transportée, la voiture occupe la place de plusieurs chevaux. Au XIXe
siècle, c'est parfois le blocage complet. À la fin du siècle, il arrive qu'une voiture reste
plusieurs heures sans avancer dans ce qu'on commence d'appeler un embouteillage.

Le piéton, lui, risque sa vie à rivaliser avec les voitures pour l'usage de la chaussée. Il
faudra attendre les trottoirs, généralisés au XIXe siècle, pour que le piéton ne prenne plus
de risques qu'aux intersections. Encore doit-il compter avec l'étroitesse des trottoirs. Des
bornes, tout au long des trottoirs, interdisent aux voitures de serrer de trop près les murs,
protégeant les maisons de l'atteinte des essieux et offrant un refuge aux piétons. Mais
cette même étroitesse oblige souvent le passant à descendre pour croiser : Pierre Curie,
en 1906, mourra écrasé par une voiture à cheval pour être imprudemment descendu d'un
étroit trottoir de la rive gauche. Le trottoir est complété au XXe siècle par des passages
permettant la traversée de la chaussée aux intersections. Ces passages sont d'abord
marqués par des clous de métal; «emprunter les clous » ou «prendre les clous» sont alors
des locutions courantes. Ces clous furent, vers 1935, l'objet d'une mystification, lorsque
des étudiants firent interrompre par un agent passablement crédule la circulation sur le
boulevard de la Madeleine à seule fin d'astiquer les clous. Les clous furent remplacés
après 1960 par des lignes blanches. Les passages à niveau pour piétons sont complétés
par quelques passages souterrains, en général méprisés parce qu'ils impliquent une
fatigue supplémentaire et parce que trop souvent malsains.

C'est à la fois pour limiter les collisions entre véhicules et les accidents de piétons que
l'on imagine en 1912 le passage alternatif. Au «carrefour des écrasés » formé de la rue et
du boulevard Montmartre, un sergent de ville manipule des disques blanc et rouge.
L'expérience tournera court. Mises en place à partir de 1922 pour réduire le nombre des
accidents de voitures et multipliées en même temps que les sens uniques à partir des
années 1950, les signalisations lumineuses seront plus efficaces, mais ne seront jamais
tenues par les piétons parisiens comme s'imposant à eux. La première, à l'angle des
boulevards Sébastopol et Saint-Denis, ne comportait qu'un feu rouge, assorti d'une
sonnette qu'actionnait l'agent de service. Malgré l'introduction successive des feux verts,
puis orange, le langage courant continuera de ne considérer que la fonction
contraignante : on ne parle que du « feu rouge », voire des « feux ». Nul ne dira qu'il faut
tourner au feu vert.

L'un des grands bouleversements que connaît la circulation parisienne au XXe siècle
est l'institution des sens uniques. Le premier, en 1910, était une curiosité. Leur
multiplication à partir de 1950 a certainement donné plus de fluidité au trafic, mais a
obligé les Parisiens à un effort de mémoire et d'adaptation, non sans rendre la locomotion
malaisée pour le provincial ou l'étranger, voire pour le Parisien sorti de ses trajets
habituels. Le système a été complété en 1990 par l'interdiction absolue du stationnement
dans certaines voies, dites «axe rouge».

La circulation ayant posé à Paris les problèmes les plus ardus de manière précoce, c'est
souvent d'une décision locale qu'ont procédé les règles de circulation généralisées par la
suite. C'est à Paris que le préfet Haussmann impose la circulation à droite et le préfet
Lépine une priorité à droite qui alimentera longtemps des polémiques.

LES PONTS ET LA CROISÉE

D'abord, il faut franchir la Seine. De part et d'autre de la Cité, un grand bras au nord
s'oppose à un petit bras au sud. Notons que cette terminologie s'applique mal de part et
d'autre des îles qui formeront l'île Saint-Louis : le grand bras est ici au sud, ce qui conduit
la navigation à passer d'un bras à l'autre. La circulation fluviale n'est donc guère plus
commode que le transit entre les rives.
Lutèce se caractérise par deux ponts, le grand et le petit. Le petit pont, dont
l'appellation a traversé les millénaires, reliera longtemps seul l'île en son tiers oriental à la
rive gauche. C'est lui qui détermine l'axe principal de la ville gallo-romaine. Le grand
pont des Gaulois, le pont de bois que Camulogène fait incendier et que les Romains
s'empressent de reconstruire en pierre entre l'île et la rive droite, est approximativement
situé dans l'axe de l'actuelle rue Saint-Martin. Il est donc, notons-le car cette disposition
logique ne se perpétuera pas, dans le prolongement du petit pont.

Ces deux ponts sur l'axe du cardo romain sont encore en usage, mais bien fatigués et
mal défendables, lorsque se précise au IXe siècle la menace normande. Au moins autant
que des ponts proprement dits, c'est des fortins qui les gardent sur les deux rives qu'il
s'agit quand en 854 Charles le Chauve ordonne des travaux de restauration. Vers la rive
gauche, le petit pont est toujours de bois. Les incursions normandes se multipliant,
Charles fait édifier en 877 une sorte de digue défensive, faite de piles de pierre et d'un
tablier de bois, sur le grand bras de la Seine en aval du grand pont romain, sur
l'emplacement de l'actuel Pont-au-Change. Cette digue comprend deux fortifications,
l'une sur la rive, l'autre sur l'île. Mais elle ne conduit que fort mal à l'île puisqu'il n'y a en
face nulle porte dans l'enceinte de la Cité. Le vrai pont de circulation demeure le
L'Ile de la Cité vers 1600
pont de pierre romain. Sans doute dans le courant du Xe siècle, une chaussée pavée est
aménagée au pied de l'enceinte de l'île, entre la porte et le pont de Charles le Chauve.

Le délabrement du pont romain fait au Xe siècle la fortune du pont de Charles le


Chauve. Solide, large, bien entretenu, il se substitue dans l'usage quotidien à un vieux
pont dont le seul avantage était qu'il fût dans l'axe de la rue principale. Ce qui avait été
une protection du pont est devenu le pont. Lorsqu'en 1111 le coup de main de Robert de
Meulan saccage les ponts, c'est celui du IXe siècle que l'on reconstruit fortement, avec
ses piles de pierre.

Il a pour premier mérite d'être proche du Palais royal, donc du centre. Il est de surcroît
favorisé par l'intensité nouvelle du trafic de la rue Saint-Denis, lié au développement
économique de la Normandie et à la fréquentation des grandes foires du Lendit qui se
tiennent dans la plaine de Saint-Denis. Tout cela provoque une extension vers l'ouest de
l'urbanisation de la rive droite, longtemps limitée aux monceaux Saint-Gervais et Saint-
Jacques et à leur environnement proche. De la place de Grève, le centre commercial
s'élargit lorsque le roi établit en Champeaux les Halles. Vers 1130, le nouveau
déploiement des fonctions parisiennes dans l'espace conduit à la décision qui va marquer
la topographie de la capitale pour des siècles : on ouvre une nouvelle porte dans
l'enceinte de la Cité, face au pont de pierre et de bois qui a, depuis le IXe siècle, pris
place dans l'usage des habitants. La commodité du Palais et celle de l'accès au pont
poussent également à l'aménagement dans la Cité de nouvelles circulations. Une
deuxième rue nord-sud est ouverte devant la façade du Palais, parallèlement à la Juiverie.
La logique voudrait alors que ce deuxième axe soit complété par un deuxième pont sur le
petit bras.

La logique sera déçue : on en reste là. On établit simplement des voies transversales
entre l'axe constitué par le pont de Charles le Chauve et la rue Saint-Martin sur la rive
droite, et le vieux cardo toujours vivant sur la rive gauche dans l'axe de la rue Saint-
Jacques, du Petit-Pont et de la Juiverie. Une rue de la Pelleterie succède au chemin de la
berge. Une rue de la Vieille-Draperie joint en leur milieu les deux axes. Du milieu du
XIIe à la fin du XVe siècle le centre de Paris va demeurer sous l'emprise d'un axe brisé.
Dès le XIIIe siècle, les encombrements de la Cité sont à la mesure de cette incohérence.
Et la large rue Neuve-Notre-Dame ouverte vers 1153 par Louis VII pour relier la Juiverie
au parvis de la cathédrale n'améliore en rien les relations entre les rives et entre les axes.
Au mieux facilite-t-elle les processions entre le Palais et la cathédrale.

Mis à mal en 1111, le vieux pont romain finit de s'écrouler. Il en reste les piles. C'est
sur ces piles de pierre que s'établit en ce début du XIIe siècle un semblant de pont. Entre
celui qui est devenu le Grand-Pont et la place de Grève, ces «planches Mibrai» sont une
passerelle légère qui ne s'avance guère au-delà du milieu du grand bras et donne accès
aux bateaux-moulins amarrés dans le courant. Raoul de Presles, au XIVe siècle, fera de
Mibrai un toponyme signifiant «mi-bras». La chose n'est pas impossible.

Le Paris du XIIIe siècle n'a donc que deux ponts. À peine le Petit-Pont est-il emporté
par la crue de décembre 1206 qu'on le rétablit à l'identique. Le Grand-Pont s'étant écroulé
par l'effet des crues de 1280 et 1296, il est à chaque fois reconstruit sur place : les piles
de Charles le Chauve ont tenu bon, et les Parisiens s'empressent de jeter quelques
planches entre ces piles où s'accrochent des moulins : on parlera du pont aux Meuniers.
Mais cette restauration sommaire ne saurait suffire à la circulation, et c'est un pont tout
entier de bois que le roi fait édifier d'urgence au printemps de 1296 une dizaine de mètres
en amont du pont de Charles le Chauve et légèrement en biais. Ainsi le nouveau pont ne
se substitue-t-il à l'ancien que dans la pratique. Dans le droit foncier, il n'est pas l'ancien,
qui appartenait à l'évêque puisque l'aboutissement s'en trouvait dans sa censive, non plus
que le pont romain, qui était au chapitre de Notre-Dame. Le nouveau Grand-Pont est au
roi, et c'est à celui-ci que vont les profits. Comme on y trouvera bientôt des changeurs, on
l'appellera le Pont-au-Change. Quand les deux ponts brûleront en 1621, on retrouvera
dans les fondations des piles du pont aux Meuniers quelques vestiges peut-être
carolingiens.

Deux ponts ne suffisent pas - même si l'un est double - à la vie d'une place qui se
développe sur les deux rives. Hors Paris, il n'y a rien en aval avant le pont de Saint-
Cloud, en amont avant celui de Charenton, deux ponts dont l'importance stratégique sera
grande pour qui voudra encercler Paris. Toute la circulation régionale liée au nœud
routier de Paris passe par le Petit et par le Grand-Pont. À la fin du XIVe siècle, on juge
nécessaire de dédoubler cette traversée de la Seine. C'est le prévôt Hugues Aubriot qui
prend en 1378 la première initiative : le Petit-Pont-Neuf, achevé en 1387, double le Petit-
Pont. Emporté par la débâcle le 31 janvier 1408, il est reconstruit en 1416 et dénommé en
1424 pont Saint-Michel. Il porte alors dix-sept maisons. Un bateau l'ayant heurté, le 9
décembre 1547, neuf maisons s'écroulent du côté amont, celui qui reçoit de plein fouet la
violence des crues et des débâcles. On reconstruit alors le pont Saint-Michel, presque
intégralement, en bois mais avec des maisons de pierre et de brique dessinées par
Philibert de l'Orme dans le goût du jour. De nouveau, le 30 janvier 1616, il est emporté
par une crue. C'est alors seulement qu'on le reconstruit en pierre, avec trente-deux
maisons qui seront détruites par souci d'urbanisme entre 1786 et 1809. Haussmann le fera
reconstruire, pour l'élargir, en 1857.

Une crue emporte en 1406 la passerelle de Mibrai. Il paraît alors nécessaire de


dédoubler la traversée du grand bras de la Seine de manière définitive et solide. On va
construire un nouveau pont, sur l'emplacement du pont romain et de la passerelle, dans
l'axe de la rue Saint-Martin. C'est le pont Notre-Dame, ainsi baptisé par Charles VI qui,
le 31 mai 1413, enfonce d'un coup de hie le premier pieu. Frappent après lui le dauphin et
les ducs de Berry et de Bourgogne. Le pont est en bois. Il porte trente maisons. Très vite,
on s'avise qu'il est fragile : il supporte mal l'ébranlement que provoquent les lourds
chariots. Dès le milieu du XVe siècle, on parle de le reconstruire. Chaque crue le menace.
Il chancelle sous les coups de la débâcle. En 1497, on craint qu'il ne s'écroule. Le 25
octobre 1499, c'est chose faite. Il y a des morts. La ville est paralysée. Le Parlement fait
arrêter le prévôt des marchands, l'avocat Jacques Piédefer, et les échevins actuels et
anciens, tenus pour responsables d'un mauvais entretien. Ils paieront de fortes amendes.
En attendant mieux, on dégage un peu la circulation en ouvrant au passage public le pont
aux Meuniers, mais les meuniers se plaignent, et le Parlement décrète en 1510 qu'une
telle ouverture ne saurait se concevoir hors des cas d'exception. En fait, le pont aux
Meuniers s'écroulera le 22 décembre 1596.

Une commission juge des projets de reconstruction du pont Notre-Dame, et un débat


s'ouvre sur le choix entre des arches égales et des arches inégales favorisant la navigation
au centre du lit. C'est alors qu'on fait appel à des maçons venus de toute la France, voire à
des Italiens comme le dominicain de Vérone fra Giocondo, que l'on appelle à Paris frère
Joyeux. Car une chose est sûre : on va reconstruire en pierre un pont qui sera le plus beau
de Paris. Les soixante-huit maisons à rez-de-chaussée, deux étages élevés et grenier sous
pignon portent des numéros en chiffres dorés sur fond rouge. Deux portes monumentales
ferment le pont. Le pont Notre-Dame est à partir de son achèvement en 1512, le premier
grand pont de la capitale. C'est le pont du roi, celui des défilés, des processions et des
entrées royales. Construit sur piles de maçonnerie et non sur pilotis de bois, il supporte la
charge des chariots qui font trembler le Pont-au-Change. Il est richement maisonné, et les
baux passés pour les soixante-huit maisons prévoient que, lors des entrées royales, les
fenêtres des premiers étages seront réservées aux invités du prévôt des marchands, des
échevins et des conseillers de la Ville. On y verra surtout leurs femmes et leurs filles.

De même reconstruit-on, en 1552, les maisons du côté amont du Petit-Pont. Au moins


les deux ponts supportent-ils désormais le passage des chariots entre la rive gauche et la
Cité. Cela ne suffit pas à dissiper les inquiétudes que suscite le vieux Pont-au-Change,
qui porte à grand peine ses maisons de bois et de plâtre.

Le XVIe siècle voit s'ouvrir à la circulation les rives de la Seine. Jusque-là, on n'a
guère pavé que, en 1370, le quai de la Mortellerie où Charles V a planté des ormes (plus
tard quai des Ormes, puis de l'Hôtel-de-Ville). L'expansion de la ville vers l'ouest
suppose maintenant un réaménagement de la circulation. Au pied de la tour de Bois, on
transforme en 1530 le chemin de halage qui contourne le Louvre en un quai pavé
jusqu'aux Tuileries et on ouvre en 1537 dans la vieille enceinte une porte Neuve. Dans le
même temps, on pave le Pont-au-Change et le quai entre celui-ci et le Louvre. Elargi à
vingt toises, l'ancien chemin devient ainsi le quai de la Mégisserie, façade urbaine sur le
fleuve et nouvelle grande rue. Plus que jamais, le Louvre s'intègre dans la ville à laquelle
il tournait le dos.

Henri II poursuit vers 1550 l'aménagement des quais, dont la plupart n'étaient que de
simples grèves ponctuées d'abreuvoirs à chevaux. On en maçonne et pave un entre le port
au Foin (rue Geoffroy-l'Asnier) et le port Saint-Paul (quais de l'Hôtel-de-Ville et des
Célestins), et deux autres sur la rive gauche, de part et d'autre du pont Saint-Michel, vers
l'est jusqu'au port des Bernardins (quai de Montebello) et vers l'ouest jusqu'à la poterne
de Nesle (quai des Augustins), puis jusqu'au port de Mal-Acquest, ainsi nommé en raison
d'une contestation sur son acquisition (quai Malaquais). Des quais viennent aussi border
la Cité : le premier est aménagé vers 1566 autour du Marché Neuf qui groupe les halles
aux poissons et les nouvelles boucheries. Tous ces quais, qui ouvrent les rives à la
circulation, bouleversent les accès à la Seine, qui sont le principal moyen de faire boire
les chevaux et, éventuellement, de puiser l'eau. Au bout de plusieurs rues, des arches sont
construites; elles permettent de passer sous le quai pavé pour atteindre les anciens
abreuvoirs, qui n'étaient au vrai que des descentes. Notons que subsistent en contrebas
des quais des grèves où l'on continue de faire atterrir les bateaux. Le quai ne tue pas le
port.

C'est en 1577 que l'on reprend l'idée d'un cinquième pont, après avoir vers 1550 mis en
place un bac entre le Louvre et le port de Nesle. On élimine d'abord le propos, soutenu
par les milieux d'affaires et l'Hôtel de Ville, de deux ponts de part et d'autre de l'île aux
Vaches, la partie orientale de la future île Saint-Louis, dont l'isolement au centre de
l'espace urbain paraît déraisonnable alors que la ville ne cesse de s'étendre. Le projet
retenu est donc celui d'un pont double, établi sur une pointe occidentale de la Cité enfin
consolidée, un pont qui desservira à la fois la Cité, le quartier du Louvre et celui du
faubourg Saint-Germain. Se manifeste là comme en d'autres cas la préférence donnée à
l'expansion vers l'ouest.

Après un premier projet de type Renaissance à l'antique, avec arcs de triomphe aux
aboutissements et passage sous l'arche d'un pavillon palladien au centre, c'est finalement
une architecture simple qui l'emporte. Les plans du pont de Valois, qui sera le Pont-Neuf,
sont dressés par Baptiste Androuet du Cerceau, alors architecte du Louvre. Commencée
en 1578, la construction n'est achevée qu'en 1606, après de nombreuses interruptions
dues aussi bien aux vicissitudes politiques qu'au manque d'argent. Car il s'agit du plus
long pont de Paris (278 m) et du plus large (28 m). Plusieurs architectes – dont Pierre
Chambiges - s'y seront employés, dans une parfaite continuité du parti. Une statue de
Henri IV orne en 1614 le nouveau pont en son milieu. On reprend ainsi à Paris la
tradition antique de la grande statue équestre. Au vrai, alors que le gouvernement de
Marie de Médicis encourt l'impopularité, fortifier le souvenir de Henri IV n'a rien
d'innocent.

Le Pont-Neuf présente deux traits originaux : il est pourvu de trottoirs et il n'est pas
maisonné, exception faite des boutiques maçonnées qui occupent à l'origine les demi-
lunes. C'est donc à la fois un passage et une promenade. La vue que l'on a sur le nouveau
Louvre depuis le pont et depuis la place publique aménagée au centre sur l'ancien verger
du roi n'est pas étrangère à ce parti. Pour la première fois, un pont offre aux Parisiens un
panorama sur la ville, et c'est par cette vue sur le Louvre que le roi justifie son refus à
l'Hôtel de Ville qui demande en 1601 à construire sur le pont des maisons et des
boutiques. Il faudra encore guerroyer en 1657 contre les échoppes de planches qui
surgissent de temps à autre.

Si le Pont-Neuf dessert deux nouveaux quartiers, il les dessert mal. Au nord, la rue de
la Monnaie offre un médiocre débouché vers les Halles, au sud les Grands Augustins
barrent la route. L'ouverture de la rue Dauphine, en 1607, se fera au prix d'une difficile
négociation avec le couvent, peu désireux de sacrifier une partie de son jardin pour
perdre sa tranquillité. On sait qu'aujourd'hui encore ces médiocres débouchés du Pont-
Neuf pèsent sur la circulation entre les deux rives. Ouvert en 1608 et incendié en 1621,
un pont Marchant - du nom de l'entrepreneur de maçonnerie Guillaume Marchant, qui a
déjà œuvré au Pont-Neuf - reliait encore plus mal le Palais au quai de la Mégisserie sur le
tracé de l'ancien pont aux Meuniers. On ne le reconstruira pas.

La construction du Pont-Neuf donne, au prix d'une amputation des jardins de la Sainte-


Chapelle, l'occasion d'aménager deux quais sur l'île, le quai de l'Horloge et le quai des
Orfèvres. Ils permettent de détourner la circulation vers le nouveau pont et de soulager
ainsi le Pont-au-Change. En contrebas du pont, les trois îlots sont rattachés à la Cité. Ils
constitueront un jardin public.

Un pont de bois est construit en 1627-1634 entre les îles de la Cité et Saint-Louis. Son
tracé est oblique, pour ne pas offenser les chanoines qui refusent de le voir déboucher en
face du cloître Notre-Dame. Ébranlé par une débâcle en 1709, il est reconstruit en 1717.
Comme il est peint, on l'appelle alors le pont Rouge, ce qui avait été le surnom du pont
emporté en 1684 et remplacé par le pont Royal. De nouveau emporté par une crue, il est
démoli en 1795 et reconstruit, en pierre, perpendiculaire aux berges, en 1804. On
l'appelle alors le pont de la Cité. Il est restauré en 1842, puis reconstruit en fonte en 1861.
Il prend alors le nom de pont Saint-Louis. S'étant effondré en 1939 après le choc de deux
péniches, il sera remplacé par une passerelle métallique, elle-même remplacée en 1966
par l'actuel pont de pierre.

On achève l'aménagement des quais. Paradoxalement, c'est au centre qu'il en manquait


encore. Le marquis de Gesvres avait commencé en 1644 ce qu'achève Colbert en 1675 :
on maçonne la rive entre le pont Notre-Dame et la place de Grève (quai de Gesvres). En
1708, c'est le prévôt des marchands Charles Boucher d'Orsay qui organise l'aménagement
du quai d'Orsay à partir du pont Royal (devenu en 1947 le quai Anatole-France). Il ne
sera achevé jusqu'aux limites de la ville qu'en 1815 (demeuré là quai d'Orsay). De
nouveaux ponts améliorent la relation entre les rives, soit à travers la nouvelle île Saint-
Louis, soit entre les nouveaux quartiers de l'ouest.

Entre-temps, le Pont-Neuf a fait école. C'est en 1786 que Louis XVI ordonne la
destruction des maisons établies sur la plupart d'entre eux. Entre quais et ponts, la Seine
devient à elle seule un panorama et un spectacle.

Quand Rambuteau devient préfet en 1833, Paris compte vingt et un ponts dans l'espace
défini par l'enceinte des Fermiers généraux. Il y en aura vingt-deux à l'arrivée de
Haussmann. De part et d'autre des deux îles centrales, dix ponts les reliant aux rives
donneraient une certaine aisance à la circulation dans le cœur de Paris s'ils ne
provoquaient l'encombrement d'une Cité aux rues encore étroites. Ces dix ponts datent de
l'Ancien Régime : pont Marie (1614-1630) et pont de la Tournelle (1654-1656) de part et
d'autre de l'île Saint-Louis, Pont-au-Double (1626), pont Notre-Dame (1501-1512), Petit-
Pont (1718), Pont-au-Change (1639-1647), pont Saint-Michel (1549) et le double Pont-
Neuf (1578-1607) autour de la Cité. Ajoutons-y le pont Rouge entre les deux îles. Le
pont Marie marque le tournant entre deux conceptions du pont, le pont-rue et le pont-
point de vue : encore maisonné dans sa moitié nord, vers la rive droite, il ne l'est pas dans
la moitié qui touche à l'île Saint-Louis. Datent également d'avant la Révolution deux
ponts de pierre en aval, le pont Royal (1685-1689), dû pour l'essentiel à Jacques IV et
son fils Jacques V Gabriel et, encore en cours d'achèvement bien qu'envisagé par Ange-
Jacques Gabriel dès les premiers
Les ponts de Paris du Iers. ap. J.-C. au XVIIes.
travaux de la place Louis XV dans les années 1753-1757, le pont Louis XVI, futur
pont de la Concorde (1787-1791), œuvre de Perronet, que la Restauration chargera de
manière inutile et onéreuse de douze statues colossales, enlevées en 1837. Dans le même
temps, Perronet a construit le nouveau pont de Neuilly, inauguré par le roi en 1772.
Remplaçant un pont de bois qui datait de 1638, ce superbe pont de pierre fera beaucoup
pour une nouvelle extension de l'agglomération parisienne vers l'ouest.
L'Empire a laissé en amont le pont d'Austerlitz (1807), en aval les ponts des Arts
(1804) et d'Iéna (1813). Il en coûte un sou pour franchir le pont des Arts. La Restauration
vient de construire la passerelle d'Antin (1826, remplacée dès 1827 par un pont de fer
suspendu, dit des Invalides), le pont de Grenelle (1827), le pont de l'Archevêché (1828)
et la passerelle de Grève, futur pont d'Arcole (1828). S'achèvent en 1832 la construction
du pont de la Rapée (futur pont de Bercy) et en 1834 celle du pont du Carrousel.

Voulant améliorer la desserte des vieux quartiers du centre-est qu'il rénove, Rambuteau
s'attaque au franchissement de la Seine à travers l'île Saint-Louis. En aval, il relie la
pointe des deux îles à la rive droite par un pont en filin métallique, lancé en oblique, qui
touche à peine la pointe occidentale de l'île Saint-Louis et atteint la Cité quelques mètres
au nord du pont de la Cité. Ouvert en 1834 et à péage jusqu'en 1848, il est
successivement le pont Louis-Philippe et le pont de la Réforme. Très abîmé, il est
remplacé en 1861 par un pont de pierre tracé perpendiculairement à la rive droite pour la
seule desserte de l'île Saint-Louis, mais formant un cul-de-sac, faute de pont analogue sur
le bras méridional de la Seine. En amont, Rambuteau construit en 1836 une double
passerelle, dite de Constantine et de Damiette. Elle sera remplacée en 1877 par le pont
Sully.

Cette répartition illustre bien la faveur dont jouit depuis le XVIe siècle l'ouest parisien,
faveur qui se renforce au XIXe. Le déséquilibre est flagrant. On trouve autour des îles dix
ponts en 1789, douze en 1833, treize en 1848. On en trouve en aval des îles, avant le pont
de Saint-Cloud, un seul en 1789, sept en 1833 et en 1848. En amont, on n'en trouve,
avant le pont de Charenton, aucun en 1789 et il n'en est que deux en 1833 et en 1848.

Outre le fait qu'il remplace en 1854 le pont des Invalides, qui était de fer, par un pont
de pierre, le Second Empire laisse trois ponts nouveaux. Deux ont pour objet le passage
du chemin de fer de Petite Ceinture; ils deviennent ensuite le passage des boulevards des
Maréchaux, et toute trace du chemin de fer y est effacée après la Seconde Guerre
mondiale. À l'est, c'est le pont Napoléon, ouvert en 1852 (pont National en 1870). À
l'ouest, c'est le viaduc d'Auteuil (pont du Garigliano en 1966). À l'occasion de
l'Exposition universelle de 1855, on construit le pont de l'Alma, ouvert en 1856. Ses
statues de soldats deviennent rapidement populaires, et le Parisien prend l'habitude de
mesurer la hauteur des crues en regardant l'immersion du zouave, ultime souvenir de la
guerre de Crimée. Une réfection presque totale en 1972, supprimera une arche et ne
laissera en place que le zouave, désormais surélevé et privé par là de son rôle
traditionnel.

En même temps qu'il construit, Haussmann rénove les anciens ponts des Invalides
(1854), d'Arcole (1855), des Arts (1857) et de Bercy (1864). À la fin de l'Empire, on
continue cependant de devoir dans les quartiers périphériques franchir la Seine en barque
ou emprunter des bacs comme celui de Bercy.
Le recours à la fonte moulée procure alors quatre ponts : en 1858-1859, le pont de
Solférino, en 1874-1877 un pont Sully qui remplace les passerelles, en 1882 un pont au
Double qui remplace celui du XVIIe siècle, en 1874 un pont de Grenelle qui remplace le
pont de bois de 1827. La nouvelle technique passe pour une hardiesse, mais la fonte
moulée montrera vite sa fragilité : il faudra reconstruire le pont au Double et remplacer le
pont de Solférino par une simple passerelle, un pont carrossable ne s'imposant pas alors
qu'il ne déboucherait que sur le jardin des Tuileries.

La Troisième République complète donc le dispositif de franchissement. En aval,


celui-ci est amélioré en 1877 par une passerelle dite pont de Passy, à laquelle est
substitué en 1903-1906 un pont doublé d'un viaduc pour le métro (pont de Bir-Hakeim en
1949), et en 1897 par le pont Mirabeau. On a, en 1879-1880, reconstruit plus solidement
le pont des Invalides. En amont, le pont de Tolbiac, ouvert en 1879 mais endommagé par
une débâcle en 1890, est reconstruit en 1895. Faisant pendant au pont de Passy, le pont
de Bercy est doublé en 1909 d'un viaduc pour le métro. Le pont de la Concorde est
restauré en 1931.

C'est en vue de l'Exposition de 1900 que l'on construit un pont d'une architecture
audacieuse, à une seule arche de fer surbaissée, d'une portée de 107,5 m, appuyée sur
deux petites arches de pierre sur les rives. Il est large de 40 mètres. Le tsar Nicolas II en
pose la première pierre le 7 octobre 1896 : c'est le pont Alexandre III. On en parlait déjà
en 1824.

Le XXe siècle n'aura guère à ajouter à ce dispositif. On reconstruit le pont de Grenelle


et le pont des Arts. On restaure et élargit plusieurs ponts, notamment celui d'Austerlitz,
celui d'Iéna et celui de l'Alma. Le franchissement sera complété par la construction, en
1968-1969, aux extrémités du parcours urbain de la Seine, des ponts de l'autoroute
périphérique et des accès de l'autoroute de l'Ouest. Le pont de Solférino, détruit en 1960
parce que devenu dangereux et alors remplacé par une passerelle fragile, elle-même
Les ponts de Paris de 1789 à 2000

détruite en 1993, sera reconstruit dans les dernières années du XXe siècle. De
nouveaux franchissements sont enfin ouverts à l'est de Paris par le pont Charles de
Gaulle et par la double passerelle Simone de Beauvoir.
LE SOUCI DE L'URBANISME

La préoccupation d'une vue d'ensemble de la ville, apparaît au début du XVIe siècle


lorsque l'on commence de penser qu'une rue droite et pourvue de perspective est un
élément de l'élégance urbaine, et de préférer une enfilade de façades alignées et
harmonieusement semblables à une succession de pignons dissemblables. Jusque-là, on
s'est contenté de redresser quelques façades, de percer quelques nouvelles rues et de
transformer en rues des sentiers villageois et des passages coutumiers au fur et à mesure
que s'étendait la ville. C'est en 1508, pendant la construction du nouveau pont Notre-
Dame, qu'est menée la première opération d'un urbanisme délibéré : on élargit la rue de la
Juiverie qui traverse la Cité pour la porter à vingt pieds (6,50 m) après démolition et
reconstruction des deux rangs de façades. On normalise les hauteurs et jusqu'à l'aspect
des façades. C'est alors, et alors seulement, que Paris trouve enfin en son cœur la
prolongation, qui semblait naturelle, du cardo romain.

L'idée est en l'air quand, vingt ans plus tard, François Ier fait redresser l'alignement de
la rue d'Autriche afin de donner une nouvelle monumentalité au front urbain qui s'élève
en face de l'entrée orientale du Louvre : une rue doit être rectiligne, large et uniforme. En
1564, Charles IX exige des lotisseurs de l'hôtel des Tournelles qu'ils dressent, sur une
nouvelle rue large de vingt pieds, une suite de façades identiques. Semblablement
rectilignes sont les nouvelles rues de ce quartier en plein remodèlement (rues Charles-V
ou de Sévigné). La voie droite, avec son caractère triomphal que renforce la perspective,
devient l'idéal de ce premier urbanisme. On va pourchasser les goulots, les chicanes, les
ruptures d'axe, et supprimer les auvents et les échoppes qui empiètent sur la façade des
maisons.

Au siècle suivant, l'urbanisme sera préoccupation normale des gouvernants. Henri IV


organise l'harmonie de la future place des Vosges et instaure à cette occasion une hauteur
à ne pas dépasser. Louis XIV ouvrira la place Vendôme, imposera les façades uniformes
de la Ferronnerie et songera à redresser la partie méridionale de la rue Croix-des-Petits-
Champs afin que du Louvre on puisse voir la place des Victoires et sa statue.

Le XVIe siècle voit donc tout naturellement se manifester le besoin d'une description
et d'une représentation figurée de la ville. On n'en est pas encore aux plans de repérage
que multiplieront les nécessités de la gestion domaniale ou fiscale et dont l'aboutissement
sera le cadastre, voire celles de la circulation qui feront naître à notre siècle les guides et
plans de poche. Au XIXe siècle encore, c'est en demandant sa route que l'on se déplace
en ville. Les premiers plans de Paris se présentent au contraire, à partir des années 1520,
comme des «portraits». Truschet et Hoyau, en 1550, qualifient le leur de «vrai portrait
naturel de la ville ». À l'évidence, les gouvernants veulent savoir à quoi ressemble la
capitale en son ensemble. Il n'est pas étonnant que dessinateurs et graveurs, sur
commande, privilégient la vue cavalière, le plan en perspective «à vol d'oiseau», qui
traduit une vue aérienne que l'on n'aura réellement qu'avec les montgolfières et les avions
mais qui intègre à la représentation géométrique de l'espace horizontal une figuration des
monuments et des façades, fussent celles des maisons les plus simples, donc une image
de ce que voit le passant. Ce souci est particulièrement évident vers 1535 pour le plan de
la Gouache, dont les reliefs ombrés mettent en valeur les curiosités architecturales. Dès le
temps de François Ier, comme encore au temps du prévôt des marchands Michel Turgot,
le plan de Paris est la base d'une réflexion sur l'organisation spatiale de la ville.

Les plans ne sont souvent que l'illustration d'un éloge de la ville en tant qu'oeuvre d'art.
On n'en est plus au jeu verbal que procurait déjà vers 1300 le Dit des rues de Guillot de
Paris et que renouvelle vers 1498 le livre Des rues et églises de Paris publié par
l'imprimeur Pierre Le Caron. Sous François Ier, c'est la beauté de la ville que l'on chante.
Lorsque Gilles Corrozet remanie en 1543 sa Fleur des antiquités de la ville et cité de
Paris, en enrichissant la version de 1532 qui n'était qu'une série de sentences et
d'épitaphes, il ne conçoit véritablement qu'un guide touristique de la capitale. Lorsque le
même Corrozet publie en 1550 Les Antiquités, histoires et singularités de Paris, livre
qu'il accompagne d'un tirage du plan de Truschet et Hoyau, c'est une première histoire
critique de la ville qu'il procure, en même temps qu'un éloge digne de la tradition : la
«louange de Paris » qui accompagne le plan est empruntée aux Antiquités.

LE DÉCOR DE LA VILLE

Jusqu'au XVe siècle, le décor urbain était fait des monuments, des églises comme des
palais et des hôtels aristocratiques. Le XVIe invente de décorer la rue pour elle-même, de
pourvoir d'un décor les édifices utilitaires, les boucheries comme les fontaines. Le XVIIe
passe à l'étape suivante, celle d'un paysagisme délibéré, dont les places architecturales et
les grands jardins royaux sont à la fois moyen et témoignage. Les fontaines et les bassins
y ont encore leur place.

Connues de tout Paris, achalandées de porteurs d'eau, de ménagères et de domestiques


qui y font la queue, les fontaines sont lieu de rencontre, voire de rixes. Elles prennent dès
le XVe siècle leur importance dans le paysage urbain. On connaît vers 1400 les fontaines
Maubuée et Sainte-Avoie qui datent du début du XIIIe siècle, la fontaine des Innocents
créée par saint Louis vers 1260, les fontaines de la Halle, Saint-Julien et Saint-Leu qui
datent du XVIe siècle. Toutes sont sur la rive droite. Vers 1500, Paris compte dix-sept
fontaines. Au siècle suivant, elles deviennent l'une des parures essentielles de la capitale.
On les restaure, on en construit de nouvelles. Mise en service en 1529, la fontaine du
Trahoir alimente le quartier du Louvre qui redevient à la mode. En 1538, on restaure la
fontaine du Ponceau-Saint-Denis et celle de la porte Baudoyer. Tout Paris note
l'événement durable qui accompagne l'entrée solennelle de Henri II en 1549 : on inaugure
la nouvelle fontaine des Innocents. Pour la première fois, la fontaine est un monument.
Jean Goujon a orné de nymphes et de victoires en bas-relief l'édicule à arcades
corinthiennes qui surmonte le bassin. En 1578, on inaugure, derrière Saint-Leu-Saint-
Gilles, la fontaine de Marle que le maître des comptes Charles Lecomte vient de restaurer
en la faisant orner de figures de fleuves sculptées par les frères Leureux. L'année
suivante, on admire la toute neuve fontaine de Birague, élevée rue Saint-Antoine près de
l'hôtel du cardinal de Birague : le décor sculpté est de Germain Pilon. En 1594, Henri IV
fait restaurer les fontaines et, ce qui est un paradoxe, finance l'opération par un impôt sur
le vin.

Les XVIIe et XVIIIe siècles font de la fontaine l'un des types monumentaux qui
soulignent la richesse d'un quartier. On en compte trente-cinq vers 1670, date à laquelle
une deuxième pompe entre en service sur la Seine, sous le pont Notre-Dame. Il en est
cinquante vers 1750. Quant à la Samaritaine, cette pompe établie en 1608 sous la
deuxième arche du Pont-Neuf du côté du Louvre et fortement restaurée en 1712, on
continue d'en admirer, sous le fronton orné de la scène évangélique qui lui donne son
nom, l'horloge hydraulique et son carillon que complète un baromètre à cadran. La
fontaine devient par excellence l'ornement d'une rue ou d'un carrefour. Pour celle des
Quatre-Saisons, que l'on voit encore rue de Grenelle, Edme Bouchardon conçoit en 1736
une ordonnance qui ne déparerait pas l'une des portes de la capitale : une grande façade
de deux étages à deux ailes en hémicycle à l'italienne, avec de hautes statues des Saisons
et un fronton sur colonnes abritant la statue de la ville de Paris entre les deux nymphes
allongées qui sont la Seine et la Marne. Plus modestes, des fontaines à édicules, frontons
et niches apparaissent aux carrefours ou dans les encoignures. De simples regards
branchés sur les canalisations font le bonheur des quartiers les moins favorisés. Plusieurs
rues du Regard en ont gardé le souvenir.

La fontaine est aussi l'une des parures du jardin public. Elle tient une place de choix
dans les grands jardins à la française du XVIIe siècle comme les Tuileries, le
Luxembourg (fontaine Médicis, construite en 1620 par Salomon de Brosse au nord de
l'emplacement actuel, où elle est réaménagée en 1860) ou le Jardin du roi. On la
retrouvera, pourvues de rocailles, dans les parcs à l'anglaise du XIXe comme le parc
Monceau, les Buttes-Chaumont ou le parc Montsouris. Certains squares de quartier en
seront pourvus.

Le XIXe siècle voit la fontaine à écoulement continu devenir l'ornement central des
grandes places et l'accessoire marginal des petites et des rues. Quinze fontaines sont
aménagées sous l'Empire, comme celle du Palmier place du Châtelet ou celle de la Paix,
des Arts, du Commerce et de l'Industrie dans l'allée du Séminaire près de Saint-Sulpice.
Rambuteau poursuit l'équipement de la capitale sous la Monarchie de Juillet : treize
nouvelles fontaines. On pose aussi des bornes-fontaines à travers toute la ville. Il en est
146 en 1830, 1840 en 1848. L'eau n'y coule qu'à la demande. Il est plus de deux cents
fontaines à écoulement continu à la fin du Second Empire.
L'avènement de l'eau courante dans les maisons met fin à la fonction principale des
fontaines : on ne vient plus s'y approvisionner. La fontaine est là pour sa sculpture, pour
son jeu d'eau, pour son bruissement. Cela n'interdit pas au passant d'y boire, ou d'y faire
boire les chevaux, mais les porteurs d'eau, encore actifs vers 1850, disparaissent
pratiquement sous le Second Empire. Louis-Philippe profite de ces nouvelles adductions
d'eau pour multiplier les fontaines décoratives : en 1831 les sept fontaines du rond-point
des Champs-Élysées (la fontaine centrale sera enlevée en 1854) et en 1836 les deux
fontaines de Jacques Hittorff à la Concorde.

Girard en a élevé une en 1811 au centre de la nouvelle place du Château-d'Eau, où elle


est remplacée en 1874 par une fontaine de Davioud, plus monumentale. Lorsqu'en 1879
la place devient celle de la République, on remplace de nouveau la fontaine pour faire de
la statue de la République le centre symbolique de la place, mais on transporte place
Daumesnil (Félix-Éboué) l'œuvre de Davioud cependant que celle de Girard a trouvé
refuge depuis 1867 au marché de la Villette. Une fontaine, elle aussi de Davioud, est
adossée en 1858-1860 au centre de la nouvelle place Saint-Michel; elle donne au
boulevard du Palais l'une de ces perspectives dont est friand l'urbanisme haussmannien.

Le XXe siècle n'est pas en reste. En 1928, ce sont les fontaines de la porte de Saint-
Cloud. Le dernier grand équipement de la sorte est constitué par l'ensemble de bassins et
de jeux d'eau verticaux et obliques qui forment en 1937 le parterre du Palais de Chaillot
vers la Seine. C'est la première fontaine dont l'illumination ait été conçu en même temps
que les jeux d'eau. S'y ajoutent depuis des fontaines à l'ombre de Saint-Merry, place de
Catalogne et place Saint-Germain-des-Prés.

Encore la fontaine a-t-elle son utilité. L'urbanisme incite aussi à concevoir des décors
sans fonction, car la perspective appelle un décor : on orne les portes de la ville, on élève
des arcs de triomphe, on dresse des colonnes. Des arcs par lesquels s'ouvre au XVIe
siècle le pont Notre-Dame à la Grande Arche de la Défense de 1989 en passant par les
portes du Pont-Neuf, par les arcs louis-quatorziens, par le Carrousel et par l'Étoile, l'arc
de triomphe aura une longue vie dans la capitale, et l'on ne saurait compter les arcs de
bois et de toile peinte qui ont en tout temps servi de décor à la fête.

Au temps de François Ier, on dresse un arc de bois peint en 1515 pour l'entrée du roi,
puis deux arcs au pont Notre-Dame en 1531 pour saluer la nouvelle reine, Éléonore de
Habsbourg. Un autre métamorphose en 1540 la porte Saint-Antoine pour l'entrée de
Charles Quint. En 1573, pour celle du duc d'Anjou, nouveau roi de Pologne et futur
Henri III, Germain Pilon y décore de reliefs un arc de pierre que la Ville fait agrandir en
1584.

Louis XIV reprendra le propos, faisant élever en 1672-1674 par les architectes Pierre
Bullet et François Blondel les arcs de triomphe que sont les portes Saint-Denis et Saint-
Martin, qui célèbrent le passage du Rhin et la conquête de la Franche-Comté. Il y a deux
arches à la porte Saint-Bernard, trois à la porte Saint-Antoine. Un autre arc à trois
grandes arches est construit à partir de 1670 par Claude Perrault au débouché du cours de
Vincennes, place du Trône. Inachevé, il sera détruit en 1716.

Napoléon fait sienne l'idée d'une capitale ponctuée d'arcs de triomphe. Il en veut
quatre. Pour commencer, il fait construire par Percier et Fontaine, en 1806-1808, un arc
de Marengo qui sera tout simplement la porte, côté cour, du palais des Tuileries. C'est
l'arc du Carrousel. Deux autres, à la Bastille et au Châtelet, resteront à l'état de projet.
Quant à la perspective des Champs-Élysées et à celles de l'Etoile dessinées par la
confluence des avenues d'un Paris qui s'étend vers l'ouest, elles auront alimenté toutes les
imaginations. On a songé en 1758 à orner la colline de Chaillot d'un éléphant portant la
statue de Louis XV, propos remplacé par celui d'un obélisque ou d'une colonne. Un projet
d'horloge monumentale échoue en 1799. C'est Napoléon qui, après un rapide retour à
l'idée de l'éléphant, décide en 1806 d'un arc de triomphe qui sera celui d'Austerlitz.
Préfiguré en bois et toile peinte pour l'entrée de Marie-Louise en 1810, l'arc de triomphe
de l'Étoile l'est de nouveau sur l'ordre de Louis XVIII pour le retour de l'armée d'Espagne
en 1823. Il ne sera achevé que par un Louis-Philippe désireux de se concilier les
survivants de l'épopée impériale. Des équipes de sculpteurs ont réalisé les hauts-reliefs
des quatre piliers, celle de François Rude pour un Départ des volontaires romantique qui
sera plus tard dénommé la Marseillaise, celle de Jean-Pierre Cortot pour un Triomphe
néoclassique, celle d'Antoine Étex pour les allégories de la Résistance et de la Paix Des
tableaux en bas-relief illustrent les victoires impériales, d'Aboukir à Austerlitz. L'Arc est
finalement inauguré par le roi des Français le 29 juillet 1836, au petit matin, sans grand
tapage. Et, le 15 décembre 1840, les cendres de Napoléon font sous l'Arc de Triomphe
leur entrée solennelle dans Paris. La place, complétée sous Napoléon III par sept
nouvelles avenues et par les douze hôtels dits des Maréchaux, ne prendra son aspect
définitif et son nom officiel qu'après 1860.

L'empereur n'avait pas renoncé à l'éléphant. La place de la Bastille dont


l'aménagement est prévu dès 1803 doit accueillir, au sommet d'une fontaine, un éléphant
monumental chargé d'une tour crénelée. En 1813, on dresse sur le côté de la place un
modèle en plâtre couleur bronze, haut de douze mètres. Il provoquera les quolibets, mais
demeurera là. Victor Hugo en fera le repaire de Gavroche. Louis-Philippe l'enlèvera en
1846.

Quant à la colonne, directement empruntée à la Rome antique et renaissante, et sans


oublier la colonne astronomique de Catherine de Médicis (auj. contre la Bourse de
Commerce), elle trouve sa raison d'être au centre des places que l'urbanisme nouveau va
multiplier. Il y aura la colonne du Figuier ou des Victoires qui commémore place du
Châtelet les victoires du Consulat, la colonne Vendôme qui célèbre celles de la Grande
Armée impériale (renversée en 1814, la statue de Napoléon sera rétablie par Louis-
Philippe en 1833), la colonne de Juillet qui rappelle place de la Bastille la révolution de
1830 et que somme depuis 1840 le Génie de la Liberté, et à la barrière du Trône (place de
la Nation) les deux colonnes de Ledoux. La croix sur piédestal n'est pas rare non plus,
depuis la croix de Grève ou la Croix-Rouge élevée en 1514 par Guillaume Briçonnet,
alors abbé de Saint-Germain-des-Prés. Nombre de croix ont ainsi donné leur nom à des
carrefours ou à des rues.

N'oublions pas les obélisques chers aux architectes de la Renaissance qui les
empruntent également à Rome, en attendant celui de Louksor, offert par Méhémet-Ali en
1831 et érigé en 1836 place de la Concorde après avoir attendu trois ans sur son bateau
amarré près du pont d'Austerlitz. À la même époque, la double perspective de la
Concorde, longtemps négligée, se complète autour de l'obélisque : entreprise en 1806 et
achevée en 1841, la façade monumentale plaquée sur le Palais-Bourbon comme un
temple des Lois répond, avec son péristyle et son fronton, à l'église de la Madeleine, dont
les premières constructions, datant de 1763, devaient servir de fond à la rue Royale et
dont la nouvelle église, entreprise en 1806 comme temple de la Gloire mais longtemps
laissée à l'état de chantier délabré, est reprise en 1824 et presque achevée vers 1830. La
Madeleine avait été, sous Louis XV, un projet d'une singulière importance : pour la pose
de la première pierre, le 6 septembre 1764, on avait dressé devant la foule une maquette
de la façade, en toile peinte, de grandeur nature.

La place est parfois cédée à la grande statue, la statue équestre ou en pied, qui
magnifie un homme. Le Moyen Age mettait les statues aux façades. La Renaissance les a
gardées, en des niches ou sous des frontons. Directement empruntée aux villes italiennes
de la Renaissance, la tradition romaine de la statue équestre du prince ou du héros est
reprise en 1614 pour Henri IV au Pont-Neuf. Fondue en Italie, la statue était de Jean
Bologne et Pietro Tacca. Quatre prisonniers dus à Pierre de Franqueville, élève de Jean
Bologne, encadraient le roi à cheval. La statue équestre de Louis XIII sur la place Royale
(des Vosges) doit plus encore à l'Italie : le cheval est celui qu'a fait exécuter à Rome
Catherine de Médicis par un élève de Michel-Ange pour Henri II, cheval que Richelieu
fait venir d'Italie en 1622 pour y placer un Louis XIII de Pierre Biard trop grand pour le
cheval. Jetée à bas en 1792, elle sera remplacée à la Restauration par un Louis XIII de
marbre,

Certes, le maréchal de la Feuillade a fait dresser en 1686 place des Victoires une statue
du roi debout et en costume de sacre, foulant un cerbère à trois têtes qui représente la
Triple Alliance, statue en marbre de Martin Van den Bogaert dit Desjardins. Brisée en
1792, elle sera remplacée en 1810 par une statue de Desaix, représenté nu à l'antique,
elle-même fondue en 1815. Le bronze sert alors pour le nouveau Henri IV du Pont-Neuf,
mis en place en 1818. On remplacera Desaix, en 1822, par une statue équestre de Louis
XIV due à François Bosio.

Car l'idée de la statue équestre semble naturelle pour Louis XIV. Celle que réalise
Girardon s'élève en 1699 place Vendôme. Antoine Coysevox est à son tour, en 1689, pour
la cour de l'Hôtel de Ville l'auteur d'une statue du Roi-Soleil en empereur romain (auj., au
musée Carnavalet). Louis XV aura la sienne en 1763, due à Edme Bouchardon, sur la
place Louis XV (la Concorde). Les grandes statues équestres ne disparaissent pas avec la
monarchie. La Troisième République place Étienne Marcel sur le flanc de l'Hôtel de Ville
et Charlemagne au Parvis-Notre-Dame, puis le maréchal Joffre devant l'École militaire.
La dernière statue équestre sera, inaugurée en 1951, celle du maréchal Foch place du
Trocadéro. Œuvre d'imagination, un Centaure de César prendra place à la Croix-Rouge.
Un ultime avatar de la statue équestre est l'installation dans la cour Napoléon du Louvre,
à côté des pyramides de Peï, du moulage d'une statue de Louis XIV par le Bernin, statue
commandée pour Versailles et récusée en 1685 par le roi.

Notons que l'on a vu, sous le Premier Empire, les chevaux de bronze doré pris à la
façade de Saint-Marc de Venise orner les piliers de la cour orientale des Tuileries; ils
seront en 1809 incorporés dans un quadrige placés sur l'arc de triomphe du Carrousel,
puis rendus à Venise en 1815 et remplacés en 1828 par un quadrige de Bosio.

L'effacement du cheval dans les manifestations triomphales fera surgir des statues en
pied, de celle de Clemenceau aux Champs-Élysées à celles des maréchaux de la Seconde
Guerre mondiale et à celle de Georges Pompidou dans le jardin des Champs-Élysées.
Proliférant aux carrefours et dans les jardins publics, les bustes de bronze ou de pierre
n'en seront que la version économique. Rappelons ici que, l'occupant ayant besoin de
métaux non ferreux, bien des statues et bustes de la sorte ont été fondus entre 1942 et
1944.

Cas d'exception de la statue conçue comme pivot d'une étoile et ornement d'une
perspective, le Lion de Belfort dû au sculpteur Bartholdi - l'auteur de la Liberté de New
York - symbolise depuis 1880, place Denfert-Rochereau, la Défense nationale de 1870.
Nul ne sait s'il a été sauvé de la fonte par le respect de l'ancien ennemi ou par la
médiocrité de son métal, plusieurs fois repeint couleur bronze.

LES BELLES RUES

La recherche de l'harmonie par l'uniformité et l'alignement procède de cette même


volonté d'organiser en soi la beauté de la ville. Il y avait de beaux hôtels et de beaux
clochers. Le XVIe siècle invente les belles rues. Elles sont le cadre de la vie élégante que
devient la vie urbaine. Les aboutissements seront la place des Victoires ou la place
Vendôme, la rue de Rivoli ou l'avenue de l'Opéra.

Les habitants n'y sont pas moins sensibles que le roi ou les notables de l'Hôtel de Ville.
Lorsqu'en 1498 les habitants de la rue Montorgueil et les poissonniers des Halles
demandent qu'on élargisse la «poterne au comte d'Artois » dont l'étroitesse bloque la
circulation et ralentit l'arrivée du poisson de mer, c'est le souci de la marée qu'ils mettent
en avant, avec le risque d'embuscades lié à tout resserrement du passage. Mais, lorsque
ceux de la rue Saint-Martin pétitionnent en 1530 pour qu'on démolisse la vieille porte de
l'enceinte de Philippe Auguste, c'est d'esthétique qu'ils parlent, autant que de circulation :
la porte n'est pas dans l'axe de la rue et gêne donc la perspective autant que le passage. La
porte abattue, on verra, disent-ils, depuis Saint-Séverin sur la rive gauche jusqu'au mur
de Charles V sur la rive droite, et ce sera «fort triomphant». François Ier entend ce
langage : à partir de 1533, on abat les «fausses portes» qui subsistaient sur la rive droite
de l'enceinte de Philippe Auguste.

On s'avise que l'étroitesse des rues, déjà coupable de favoriser la propagation des
incendies, nuit aussi à l'aération et favorise la stagnation d'un air souvent pestilentiel.
L'ennemi, c'est maintenant l'encorbellement. Il fait la rue obscure, et il empêche de la
voir. Dès 1508, le Parlement interdit la construction de nouveaux encorbellements. Peu
après, le roi ordonne la destruction des anciens. Henri II en 1554, puis Charles IX en
1560 renouvellent l'ordre. Autant dire que les propriétaires n'ont pas obtempéré. Il y a des
dérogations, des tolérances. Jean de Vignolles est autorisé, en 1533, à construire une
tourelle à l'angle de son hôtel de la rue Saint-Denis à la condition que la base en soit à
douze pieds du sol. En 1565, Charles IX ordonne le remplacement des façades à
colombages par des façades de pierre ou de moellons maçonnés sans encorbellement.
Henri IV, en 1607, et Louis XIV, en 1667, devront se contenter d'interdire de nouvelles
constructions en encorbellement. Pour les anciennes, on attend qu'elles s'écroulent.
N'oublions pas cette saillie que constituent les perches tendues aux fenêtres par les
ménagères qui font sécher leur linge. Pour légère que soit la charge, elle assombrit la rue.
C'est en vain que l'on prescrit en 1539 d'étendre la lessive ailleurs qu'aux fenêtres.

Cette interdiction des saillies ne va pas sans mal. Force est à bien des propriétaires
d'abattre leur façade, quand ils ne sont pas obligés par là de reconstruire toute la maison.
Certains inversent la proposition : au lieu d'abattre les étages en saillie, ils agrandissent le
rez-de-chaussée, tirant argument des constructions adventices qui ont proliféré sous les
saillies et que l'on pérennise en jouant sur les mots. Échoppes et encoignures engendrent
des façades en avant de l'ancien mur. Henri II condamne cette pratique en 1554, mais en
1563 Charles IX en est encore à menacer ceux qui ne se mettraient pas en règle d'ici à un
an. Le 29 décembre 1564, il donne aux propriétaires un délai de huit jours. À l'évidence,
les saillies ont la vie aussi dure que les encoignures. Le roi laisse passer un mois, puis
tente l'épreuve de force : en février 1565, il ordonne au prévôt de Paris de faire abattre
d'autorité les saillies qui subsistent. Les métiers du bâtiment connaissent alors une
embellie. les prix des matériaux flambent, et avec eux les salaires. Mais les bourgeois
font observer que nul ne saura où loger les habitants des maisons ainsi privées de façade,
et que les murs mis à bas vont rendre la circulation impossible dans toutes les rues. Le roi
recule, donne un nouveau délai : tout doit être achevé à la Toussaint. Il en profite pour
exiger que les nouvelles façades soient en pierre.

Un siècle et demi plus tard, les choses ne se sont pas arrangées. C'est en vain qu'en
1660 La Reynie a tenté de limiter l'avancée des auvents et la taille des enseignes. Mais en
1725 la Ville y parvient : elle limite à deux pieds et demi les auvents, à huit pouces les
seuils et perrons, à deux pouces les abattants fixes. Les étalages et éventaires doivent être
mobiles. Et en 1783 le roi fixe à trente pieds (9,74 m) la largeur des nouvelles rues.

Le roi et le Parlement n'ont cessé, dans le même temps, de chercher remède à


l'encombrement de la voie publique. Toutes sortes de bancs et de tréteaux prolongent les
éventaires des boutiques. Perches et cordes pendent aux auvents. le passant se cogne à
tous les pas. La rue est une boutique continue, et il faut le mauvais temps pour rendre ses
droits à la circulation. En 1523, en 1533, en 1554, le Parlement ordonne la destruction
immédiate des installations abusives. Rien n'y fait.

De telles pratiques, que la Ville se contente finalement de régulariser en percevant des


taxes qui n'améliorent en rien la circulation, se perpétueront jusqu'aux temps
contemporains. Les éventaires étendus jusqu'au bord du trottoir, les marchands ambulants
établis en plein passage, les terrasses des cafés et des restaurants, les présentoirs des
marchands de journaux, les vitrines mobiles des magasins et les panneaux publicitaires
obligent encore au XXe siècle les piétons à préférer, dans bien des rues, le cheminement
de la chaussée à celui des trottoirs encombrés.

On s'inquiète aussi dès le XVIe siècle du nombre de culs-de-sac qui sont autant de
repaires pour les malandrins et de dépôts pour les immondices. La plupart seront encore
une préoccupation pour la police au XIXe siècle. Haussmann en supprimera la plus
grande partie dans le centre, mais il faudra attendre les opérations d'urbanisme de la
seconde moitié du XXe siècle pour voir disparaître ceux des anciens faubourgs devenus
quartiers périphériques.

UNE VUE GLOBALE DE LA VILLE

L'urbanisme épisodique le cède au XVIIe siècle à l'urbanisme global. La multiplication


des plans d'ensemble témoigne à la fois de la capacité et de la volonté que l'on a de
penser la ville autrement que par des mesures ponctuelles. Le règlement d'urbanisme de
juillet 1609 met en oeuvre une vision d'ensemble des problèmes posés par le
développement de la capitale. D'abord poussé par Mazarin, puis par Colbert, Louis XIV
veut faire de sa capitale une «nouvelle Rome ». C'est désormais d'une vue d'ensemble à
des fins pratiques qu'il s'agit en 1675 quant le prévôt des marchands Le Peletier charge
Bulet et Blondel de lever un plan grâce auquel on identifiera les améliorations à apporter
au réseau des rues. L'urbanisme louis-quatorzien trouve sa traduction dans une floraison
de plans figurés et de gravures. C'est ainsi que Gabriel Pérelle gagne son emploi à la
Bibliothèque royale en se faisant, comme après lui son fils Adam, le peintre et le graveur
des vues sur la Seine, des jardins royaux et des portes monumentales. On retrouve le
propos romain quand Louis XIV songe à faire de la place Louis-le-Grand (Vendôme)
dont l'harmonie était faite d'une succession de façades à l'identique avec d'ingénieux pans
coupés qui adoucissent le quadrilatère, le siège de plusieurs institutions prestigieuses : les
Académies, la Bibliothèque royale, la Monnaie. Encore faudrait-il construire les palais
derrière les façades. Force sera de vendre terrains et façades à des financiers. Mais c'est
d'un plan général de remodèlement de la ville que rêve encore sous Louis XV l'architecte
Pierre Patte, déplorant que tout se fasse au coup par coup.

Les espaces verts ont, au fil des siècles, reflété la conjoncture démographique. Le Paris
remembré de la seconde moitié du XVe siècle est ainsi plus vert que le Paris encombré du
siècle précédent, où baraques et masures occupaient derrière les maisons l'espace des
anciens jardins. Tout surpeuplement se traduit par une densité accrue de l'habitat, donc
par une place plus exiguë laissée à la végétation naturelle ou organisée. Mais au XVIe
siècle le souci du jardin s'intègre dans les vues d'urbanisme. C'est entre le XVIe et le
XIXe siècle que naissent les grands espaces verts de la capitale, ces jardins publics qui
sont à la fois promenade et poumon, voire terrain de jeu et lieu de rendez-vous.

D'emblée, les grands jardins commencent de s'équilibrer dans l'espace avant de


s'inscrire dans la poussée de la ville vers l'ouest. Une fois ouverte la place Royale (des
Vosges) et créés par Richelieu les jardins de ce qui sera le Palais-Royal, il ne reste plus
guère en ville de place pour des jardins publics. C'est en bordure de la ville que Sully
aménage dans les années 1595 le jardin de l'Arsenal avec sa terrasse sur la Seine, et que
Marie de Médicis crée à partir de 1617 celui du Luxembourg, alors étendu au long de la
rue de Vaugirard jusqu'au niveau de l'actuelle rue d'Assas et vers le sud jusqu'aux
Chartreux de Vauvert. Mais Catherine de Médicis a voulu la percée des Tuileries et Louis
XIV, on le sait, préfère finalement les Tuileries au Louvre. Or le Roi-Soleil a pour les
jardins une passion que n'avaient pas son père et son grand-père. Il ne conçoit pas les
Tuileries sans un jardin d'une autre taille que les petits parterres qui s'étendent au pied du
Louvre. Dès 1664, Colbert charge André Le Nôtre de créer un vaste jardin devant la
façade occidentale du palais, à la place de ce qui était une série de jardinets, le jardin de
Catherine de Médicis, le parc de la guinguette alors tenue par l'entrepreneur Renard, et
l'espace dégagé par la destruction du bastion de l'enceinte dite « les murs de crotte
sèche». Malgré Colbert qui craint les dégradations, le jardin sera ouvert au public. Au-
delà des jardins, Le Nôtre trace jusqu'au Rond-Point qu'il orne de parterres la grande
percée vers la colline de Chaillot qui sera celle des Champs-Elysées. Dans l'immédiat, ce
sont de nouveaux jardins. Le même Le Nôtre dessine pour les Invalides une esplanade
qui va jusqu'à la Seine.

Fondé en 1635 par le médecin et botaniste Guy de la Brosse, le Jardin du roi reprend
un vieux projet, peut-être esquissé du temps de Henri IV et assurément formé dès 1626
par Hérouard. Le «Jardin royal des plantes médicinales» s'étend sur sept hectares au nord
de la rue du faubourg Saint-Victor, sur la rive gauche de la Bièvre. Les collections
d'histoire naturelle sont conservées dans l'hôtel de Vauvré. Si le jardin botanique est
réservé aux maîtres et aux étudiants, le jardin central est ouvert au public et, seul espace
vert accessible dans ce quartier, devient rapidement une agréable promenade. Il ne cesse
ensuite de s'agrandir. Au XVIIIe siècle, son intendant, Georges-Louis de Buffon, annexe
les champs et les chantiers qui permettent de l'étendre jusqu'à la Seine. C'est Bernardin
de Saint-Pierre, directeur en 1792, qui y établit une ménagerie pour accueillir les
animaux confisqués sur les montreurs d'ours, singes, léopards et autres bêtes dressées.
Cette ménagerie se développera en un véritable parc zoologique.

La fin de l'Ancien Régime voit reparaître un urbanisme fondé sur la multiplication des
monuments. On lance de grands projets comme ceux des nouvelles églises de la
Madeleine et de Sainte-Geneviève. La Révolution fera de cette dernière le Panthéon. Les
architectes visionnaires élaborent de grandioses architectures. Étienne-Louis Boullée
propose en 1785 de reconstruire sur place la Bibliothèque royale sous la forme d'une
immense halle, une basilique à la romaine qui superposerait quatre étages de rayonnages,
une colonnade monumentale et une vaste voûte à caissons ouverte à la lumière en son
sommet. Faute d'argent, on n'en parlera guère.

Les espaces libres s'offrent : on détruit peu. L'aménagement de la place des Victoires
par le maréchal de la Feuillade ne nécessite en 1685, sur le dessin qu'en propose Jules-
Hardouin Mansart, dit Hardouin-Mansart, que la mise à bas des hôtels de la Ferté-
Senneterre et d'Hémery, ainsi que de quelques maisons. La place des Conquêtes, devenue
Louis le Grand (Vendôme), voulue par Louvois pour ne pas laisser à la seule initiative
privée l'aménagement d'une nouvelle place, ne suppose en 1685 que la destruction de
l'hôtel de Vendôme, dont le jardin était assez vaste pour qu'on y taillât une place. Lorsque
Louis XIV ordonne en 1670 de tracer de nouveaux boulevards, c'est sur l'emplacement
du fossé de l'ancienne enceinte : ainsi naissent après 1676 les «boulevards du Nord» (des
Capucines, des Italiens, Montmartre, Poissonnière, Bonne-Nouvelle, Saint-Denis, Saint-
Martin, du Temple, des Filles-du-Calvaire, Beaumarchais et de la Bastille) et après 1704
les «boulevards du Midi» (de l'Hôpital, Auguste-Blanqui, Saint-Jacques, Raspail et des
Invalides). Ces boulevards à la quadruple rangée d'arbres cernent la ville ouverte, ils
n'entament pas le tissu urbain. Les «portes» qui les ornent ne sont que des arcs de
triomphe. Et le cours de Vincennes planté d'ormes n'est qu'une promenade ouverte sur la
perspective triomphale qui conduit au château de Vincennes.

Il en va de même lorsqu'en 1749 Louis XV choisit l'espace entre le jardin des Tuileries
et les Ghamps-Élysées pour en faire une place. Autour de la statue qu'offre la Ville au roi,
la place - que l'on a d'abord songé à aménager sur le quai de la rive gauche, à
l'emplacement de l'hôtel de Conti, un emplacement qu'occupera finalement l'hôtel des
Monnaies - sera la place Louis XV (la Concorde), reliée au jardin par un pont tournant
réalisé par le moine ingénieur Augustin Bourgeois. D'après un dessin de Boffrand, elle
sera réalisée par Ange-Jacques Gabriel dont le projet propre, qui plaçait des pavillons en
bordure de Seine, avait été écarté. Le propos de Boffrand était de créer une place non
fermée, ouverte sur la Seine comme sur les Champs-Élysées. Boffrand étant mort,
Gabriel put au moins dessiner à son gré les deux pavillons opposés à la Seine.
On regarde encore vers les espaces libres de l'ouest parisien quand en 1770-1772, le
marquis de Marigny poursuit la perspective des Champs-Élysées au-delà du sommet de
la colline de Chaillot et jusqu'à la Seine, sur laquelle Perronet, l'architecte du pont Louis
XVI (de la Concorde), lance le pont de Neuilly. Quant aux avenues qui doivent rayonner
à partir du dôme des Invalides, elles sont tracées entre le règne de Louis XIV et celui de
Louis XVI, mais elles ne seront encore, à la veille de la Révolution, que des allées à
travers un espace champêtre.

Une autre réalisation concourt à l'agrément des quartiers occidentaux : l'École


militaire, avec son Champ-de-Mars. Pour Mme de Pompadour, il s'agit de créer sous
Louis XV ce qu'ont été les Invalides sous Louis XIV et Saint-Cyr sous Mme de
Maintenon : une fondation charitable en faveur des futurs officiers issus d'une noblesse
appauvrie. Entrepris en 1752, le bâtiment, avec sa chapelle et son dôme, est achevé en
1770.

Quelques opérations qui réutilisent des espaces libres ne changent que l'aspect d'un
étroit quartier. Ainsi l'ouverture des rues en éventail créées en 1779 à travers les jardins
de l'hôtel de Condé pour fournir un environnement à la façade de ce qui sera le théâtre de
l'Odéon.

On parle toujours de l'aération des rues. Une ordonnance du 25 août 1784 innove
heureusement en définissant un gabarit de construction déterminé par la largeur des
voies. Elle fixe à 17,5 mètres la hauteur tolérée pour les maisons des rues larges - plus de
9,75 m. - et impose un gabarit de 10 ou 14 mètres aux nouvelles rues de la capitale, mais
cela n'embarrasse que les constructeurs et le principal résultat est de procurer à bien des
voies un tracé en créneaux.

Au temps de la Convention thermidorienne, une Commission des artistes créée juste


avant Thermidor pour juger de l'utilisation des biens confisqués, se préoccupe des artères
parisiennes. On y ébauche quelques projets, celui d'une nouvelle réglementation des
largeurs et des hauteurs, mais aussi celui d'un nouveau réseau de rues, et notamment
d'étoiles, comme celle de la barrière d'Enfer et de la barrière du Trône (places Denfert-
Rochereau et de la Nation). On songe aussi à une étoile autour de la Bastille. Le temps
manquera. La Commission sera dissoute en août 1797 après trois ans de vain travail.

DESTRUCTIONS

Contrairement à une idée abondamment répandue, ce n'est pas la Révolution qui a le


plus détruit. On a de tout temps détruit pour moderniser, et aucune des églises gothiques
n'aurait vu le jour si l'on n'avait démoli des constructions romanes passées de mode. La
vieille Maison aux Piliers de la place de Grève et le Louvre de Philippe Auguste tombent
sous les coups de la Renaissance, et l'enceinte de Charles V disparaît parce que les
urbanistes du XVIe siècle n'en voient plus l'utilité. Les exigences de la circulation sont
durement ressenties dès le XVIIe siècle, et la sottise est de toute époque. L'esthétique du
moment tient aussi sa place dans les politiques destructrices. C'est en 1765 que
l'architecte Pierre Patte propose de supprimer dix-sept églises de la Cité pour ne laisser
subsister que Notre-Dame, laquelle, étant vétusté, pourrait être reconstruite dans un style
un peu plus moderne. À la fin du siècle, le jeune historien d'art et archéologue Antoine
Quatremère de Quincy imagine d'isoler les monuments pour les dégager du tissu urbain
en détruisant leur environnement immédiat, qui bouche la vue. On entendra sa voix
quand il sera, sous la Restauration, secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts.
Bien avant que les sectionnaires n'aillent en 1793, en les prenant pour des rois de France,
jeter à bas les statues des rois de Juda qui ornaient la galerie haute de la façade
occidentale de Notre-Dame, les chanoines font abattre en 1771 le trumeau au Beau Dieu
du portail central pour la seule raison qu'elle gêne le passage du nouveau dais de
procession. Quant au vieux donjon du Palais de la Cité, c'est Louis XVI qui le rase en
1783 pour construire les bâtiments de la cour du Mai.

Pour la plupart, les destructions des XVIIe et XVIIIe siècles procèdent d'une intention
compréhensible : faciliter la circulation dans un centre urbain dont les rues étroites et
rarement rectilignes ne sont plus à la mesure d'une ville d'un demi-million d'habitants.
Saint-Leufroi est démolie en 1684, Saint-Bon en 1692. À la veille de la Révolution, en
1788, on démolit les Innocents. Saint-Jacques-de-la-Boucherie, qui passera souvent pour
victime de Haussmann, tombe sous les coups des démolisseurs en 1797, alors que l'on
s'emploie à oublier la Terreur et que Haussmann n'est pas né. Sainte-Opportune et Saint-
Jean-en-Grève disparaissent peu après. L'abbaye de Saint-Germain-des-Prés est en 1802
privée sa chapelle de la Vierge, qu'avait déjà ébranlée en août 1794 l'explosion de la
poudre entreposée dans le réfectoire. Celle de Sainte-Geneviève perd son église et la
plupart de ses bâtiments conventuels en 1806, parce qu'on veut ouvrir une liaison entre la
rue Descartes et le Panthéon. Quant au Grand-Châtelet, c'est à partir de 1802 qu'il est
détruit pour faire place à un carrefour nécessaire, à la Croisée de Paris, depuis le XIIIe
siècle. Napoléon ne cache pas son intention. S'il en avait eu le temps, il le dira à Sainte-
Hélène, on eût «vainement cherché l'ancien Paris».

Si le Temple est démoli dès 1808 pour éviter que les royalistes en fassent un lieu de
pèlerinage, le Vieux Temple qui n'évoque rien d'autre que les premiers templiers disparaît
en 1843 dans un curetage du quartier de Grève. On détruit aussi de simples maisons.
Sous la Restauration, donc avant Rambuteau et avant Haussmann, on détruit 687
maisons, dont 404 parce qu'elles sont vétustes et 283 parce qu'elles s'opposent à des plans
d'aménagement de la ville. Peut-être faut-il noter ici que les destructions délibérées n'ont
pas cessé avec le départ de Haussmann. C'est en 1882 que la Chambre vote la destruction
d'un palais des Tuileries dont l'incendie de 1871 n'avait brûlé que le toit et les planchers,
c'est en 1965 que l'on démolit l'architecture extérieure de la station de métro Bastille, due
à Guimard, et c'est entre 1971 et 1976 que l'on détruit les Halles de Baltard.
CHAPITRE VII

Un Paris nouveau

UNE VILLE REMODELÉE

Les destructions opérées jusqu'au milieu du XIXe siècle n'ont pas, pour
l'essentiel, remodelé l'espace. Des monuments ont disparu, remplacés par de
nouvelles constructions. Le tracé des rues n'a guère changé, dans le centre, entre
Philippe Auguste et Louis-Philippe. Louis XIV et Napoléon ont en leur temps
poussé à des opérations qui concernaient les quartiers alors nouveaux.

Napoléon rêve d'un urbanisme témoin de la grandeur impériale. C'est toujours le


temps de l'ouverture vers l'ouest. Reprenant dès le temps du Consulat un projet
esquissé sous Louis XVI, l'empereur veut une rue de Rivoli conçue, de l'Hôtel de
Ville à la Concorde, comme un long front monumental. En attendant, on ouvre en
1802 les rues des Pyramides et de Castiglione, puis en 1806 la rue Napoléon (de la
Paix) qui en seront le complément. On parle ensuite d'une colline de Chaillot
écrêtée pour en faire la plate-forme d'un arc de triomphe à la gloire de l'armée
d'Austerlitz, d'un Palais-Bourbon en façon de temple grec pour répondre, de l'autre
côté du fleuve, à la colonnade de la Madeleine, d'une avenue plantée d'arbres
prolongeant jusqu'à la nouvelle Étoile la perspective du jardin des Tuileries et d'une
enfilade de palais sur l'ancienne île aux Cygnes – devenue le port du Gros-Caillou
en aval des Invalides - pour y loger les fondements du rayonnement intellectuel de
l'Empire : avec l'Université, l'École normale, le Palais des Beaux-Arts, la
Bibliothèque nationale et les Archives nationales, ce sera le «quartier Napoléon ».
Ces projets auxquels on travaille sur le papier en 1812 cependant qu'avance la
construction du quai des Invalides, et qui rappellent curieusement les ambitions de
Louis XIV pour la place Vendôme, s'effondrent avec la crise économique et
financière. En 1815, on arrête les frais. Un marché au charbon occupera
l'emplacement. Il ne restera que peu de chose du rêve impérial : la façade de
l'Assemblée nationale et une rue de Rivoli achevée sous Napoléon III, non sans
d'âpres débats lorsqu'en 1849 on rouvre le chantier pour la partie située à l'est du
Palais-Royal et que l'on hésite entre deux tracés, vers la Bastille ou vers le tout neuf
embarcadère de Montereau, future gare de Lyon. On atteindra la rue de Sévigné en
1854, et on s'en tiendra là, laissant à la vieille «grande rue» Saint-Antoine sa
continuation en tracé irrégulier jusqu'à la Bastille.

L'empereur se soucie d'une capitale en forme de triomphe plus que d'une ville
habitable, mais il ne néglige nullement celle-ci. Les points forts d'un grand projet
qu'il n'aura pas le temps de mener à bien sont l'adduction des eaux de l'Ourcq, la
rénovation des Halles, l'aménagement d'abattoirs à la périphérie, le déplacement de
la halle aux Vins. Le meilleur de son œuvre d'urbaniste est la construction de quatre
ponts.

Après 1815, c'est vers l'ouest et le nord que la spéculation tire profit de larges
espaces pour faire éclore des quartiers neufs. On commence de planifier
l'expansion. Banquiers, agents de change, hommes d'affaires en tout genre et
femmes du monde s'installent à la Chaussée d'Antin, dans le nouveau quartier
Poissonnière ou dans celui de l'Europe. Les grands boulevards deviennent l'un des
hauts-lieux de l'activité parisienne.

Le Marais devient un quartier d'artisans, de boutiquiers et de très petits bourgeois.


La décadence du patrimoine immobilier y est à la fois faite de dégradation
matérielle du bâti et d'adjonctions qui le dénaturent. Dès le début du XIXe siècle,
des étages sont montés sur les architectures classiques des anciens hôtels
aristocratiques, des appentis encombrent les cours et jardins, des cloisons divisent
les espaces intérieurs. L'hôtel de Sens, que son aspect médiéval a déconsidéré dès le
XVIIe siècle au point d'en faire le terminus des messageries et coches pour Lyon,
devient sous la Restauration une blanchisserie. Vers 1830, on compte trente-cinq
personnes par maison dans les quartiers voisins des Halles et de l'Hôtel de Ville. Les
épidémies y font des ravages. Nul ne parle encore de les rénover.

C'est une autre carte qui se dessine dans la première moitié du XIXe siècle. L'est
et le centre historique de la ville sont abandonnés aux couches laborieuses. Sur la
rive gauche, les quartiers de la place Maubert, du faubourg Saint-Victor, du
faubourg Saint-Marcel et de la barrière d'Italie sont peuplés de «misérables». La
Cité ne vaut pas mieux, et les habitants s'y plaignent de la concentration de forçats
libérés. L'ouest attire davantage les Parisiens aisés, et les commerces florissants se
déplacent. Le clivage est amorcé avant l'industrialisation. Celle-ci ne fait, avec ses
fumées rabattues par les vents d'ouest, qu'aggraver la défaveur de l'est. Passy, la
plaine Monceau et le faubourg Saint-Germain l'emportent sur la barrière du Trône
ou la rue Mouffetard. Dans l'espace, le vrai centre de la ville est au Louvre. Pour ce
qui est de la population, il est à la place des Victoires. Dans le vécu, il est autour de
la Madeleine, entre la Concorde et la Chaussée d'Antin.
Arrêtons-nous à ce moment où le tissu urbain du Paris ancien est pratiquement
constitué, sans grande rupture de continuité. On connaît mal la densité de la
population avant le XVe siècle. Les plus fortes densités sont atteintes dans l'espace
jadis défini par l'enceinte de Philippe Auguste, notamment dans la Cité, sur la rive
gauche autour de Saint-Séverin et sur la rive droite entre le port en Grève et les
Halles, autour de la croisée de Paris. C'est là que l'on voit, avant 1400 comme après
1450, s'édifier des maisons à étages multiples et des bâtiments secondaires dans les
cours et jardins. Les extensions de l'espace bâti aux XVIe et XVIIe siècles font
naturellement croître les densités des nouveaux quartiers, comme au XVIe siècle
celui du Temple et au XVIIe ceux du Nord-Ouest. On connaît mieux les densités
comparées des sections révolutionnaires de 1792. Les plus fortes se rencontrent
autour des Innocents et Saint-Jacques-de-la-Boucherie : autour de 1 500 habitants à
l'hectare. On atteint encore un bon millier à l'hectare autour de l'Oratoire du Louvre
et de la rue des Lombards.

Les remodèlements du parcellaire bouleversent au XIXe siècle cette répartition de


la population. Sous la Monarchie de Juillet, les plus fortes densités demeurent celles
des quartiers centraux de la rive droite : sur quarante-huit quartiers, on y trouve en
1831 les treize et en 1846 les dix-huit qui dépassent 750 habitants à l'hectare. Sous
le Second Empire, alors que l'on n'atteint 200 habitants à l'hectare que dans deux (le
17e et le 18e) des arrondissements réunis en 1860, on en compte de 400 à 500 dans
les arrondissements du centre, et jusqu'à 630 dans le 4e, 798 dans le 3e et 819 dans
le 2e.

Si le Paris de Balzac n'est plus celui des Fermiers généraux, c'est qu'il s'étend à
ces vastes espaces du nord et de l'ouest qu'a urbanisés une spéculation favorisée
dans les années 1820 par le préfet Chabrol. Pendant que l'aristocratie d'Ancien
Régime continue de régner sans éclat sur le faubourg Saint-Germain, d'où elle
s'absente plusieurs mois par an pour vivre plus économiquement à la campagne, et
que les lignages en déclin achèvent de laisser se dégrader le Marais, les nouvelles
fortunes préfèrent le quartier Saint-Honoré et ses prolongements vers l'ouest et le
nord. La spéculation s'y donne libre cours. Ainsi naissent les quartiers de l'Europe,
Poissonnière, François Ier, Saint-Georges et de la Chaussée d'Antin, sans oublier la
Nouvelle Athènes. Soixante-cinq rues sont ouvertes entre 1816 et 1828. Ces
opérations de promotion immobilière n'ont guère touché au centre urbain déjà
structuré. Aux marges, quelques nouvelles artères s'ouvrent, comme la rue Charles
X (La Fayette).

Tout cela bouleverse les équilibres. Le centre de la ville est maintenant du côté de
la Madeleine. Napoléon ne s'y trompe pas, qui imagine une capitale étendue jusqu'à
Saint-Cloud, souhaite la voie symétrique aux Grands Boulevards qui sera le
boulevard Malesherbes et voudrait porter jusqu'à la hauteur de Montmartre l'axe
nord-sud ébauché entre le pont de la Concorde et la Madeleine,

Les grandes opérations d'urbanisme ne commencent vraiment qu'à la fin du règne


de Louis-Philippe, dont la grande affaire a d'abord été, de 1840 à 1844, la
construction des fortifications. Mais on parle dès 1842 de remodeler Paris pour tenir
compte des glissements de population et de fonctions intervenus au cours des
dernières décennies. Cette fois, il ne s'agit plus, comme depuis le XVIe siècle,
d'embellir la ville en redressant et en harmonisant. En 1843, Hippolyte Meynadier
propose de réaliser de nouvelles percées qui débloqueraient les quartiers centraux et
faciliteraient les relations entre les périphéries. Deux idées se combinent dans les
projets qui fusent : celle d'une rocade et celle d'une grande artère nord-sud ouverte
sur la rive droite à partir du Châtelet (le futur boulevard de Sébastopol) et de deux
grandes voies sur la rive gauche, l'une entre le pont Saint-Michel et la barrière
d'Enfer (les futurs boulevards Saint-Michel et Denfert-Rochereau), l'autre entre le
port Saint-Bernard et le Palais-Bourbon, sur le tracé des rues Jacob et de
l'Université. Haussmann, on le voit, s'inspirera de ces projets. Alors que se
multiplient les émeutes, le propos tactique n'est pas absent des préoccupations
urbanistiques de la Monarchie de Juillet. On le voit bien quand on élargit la
chaussée des Boulevards en supprimant les contre-allées, à seule fin d'y permettre le
déplacement rapide et le déploiement de la cavalerie.

RAMBUTEAU

Apparaît alors Claude-Philibert Barthelot, comte de Rambuteau. Préfet de la


Seine depuis le 22 juin 1833, il a commencé par frapper d'alignement quelque cinq
cents maisons dont les façades étrécissaient les rues les plus encombrées du centre.
Dès ce moment, Balzac lance son cri : «le Vieux Paris disparaît». Puis, en 1846,
s'appuyant sur la loi du 3 mai 1841 qui permet de passer outre aux oppositions du
Conseil municipal et d'exproprier pour élargir les voies anciennes ou en percer de
nouvelles, Rambuteau fait approuver par le Conseil municipal un vaste programme
qui, afin d'aérer Paris et d'occuper les Parisiens à autre chose qu'à l'agitation
politique, bouleverse les quartiers anciens de la Cité et de la rive droite. Mais le
programme est fait d'actions diverses, sans un plan d'ensemble auquel se refuse le
préfet et que, d'ailleurs, la modicité du budget municipal ne permettrait pas.
Rambuteau n'a pas, comme plus tard Haussmann, la capacité d'endetter la Ville. Au
temps de son successeur, il se targuera de son sens de l'économie. Au vrai, elle lui
est imposée par la bourgeoisie qui tient le Conseil et que soutient le roi.
L'initiative particulière seconde les efforts du préfet. De cette embellie de la
construction à Paris, surtout sensible dans les quartiers de l'ouest et du nord où se
lotissent les terrains à bâtir, l'octroi témoigne avec des chiffres, qui voit passer les
matériaux nécessaires aux entreprises des particuliers. Avec deux légères
dépressions en 1831-1832 et en 1840-1842, la Monarchie de Juillet est le temps d'un
gonflement des importations de pierre, de ciment, de poutres et de tuiles. Le Paris
de l'Empire compte 24 000 maisons. Celui de 1848 en compte 31 000.

La voirie ne cesse de s'améliorer. On achève les quais vers l'amont jusqu'au pont
de Bercy. Les berges de la rive droite deviennent ainsi une voie continue et
carrossable. Sur la rive gauche, c'est le quai Saint-Bernard qui fait l'objet d'une
entière réfection. Une large rue (d'Arcole) est ouverte en 1837 à l'aplomb de la
façade de Notre-Dame. La rue de Constantine (de Lutèce) remplace l'étroite rue de
la Vieille-Draperie et ouvre en 1838 une voie longitudinale face au Palais de Justice.
Demandée par les habitants du quartier dès 1834 et décidée par ordonnance en
1838, une rue «de grande communication» qui sera la rue Rambuteau joint dès 1843
les Halles au Marais : large de treize mètres, elle réalise entre la rue des Francs-
Bourgeois et la Pointe-Saint-Eustache un premier désenclavement du Marais,
auquel concourent également deux nouvelles artères (rue du Pont-Louis-Philippe et
boulevard Morland) . Face à la gare de l'Est, le premier tronçon du boulevard de
Strasbourg amorce ce qui sera, complété par Haussmann avec le boulevard de
Sébastopol, l'un des éléments essentiels de la nouvelle croisée de Paris. La rue
Soufflot est percée sur la rive gauche.

Les Boulevards souffraient d'une dénivellation due à leur origine : l'ancienne


levée de terre de l'enceinte. Rambuteau les fait niveler, et raccorde la plupart aux
rues adjacentes. Il ne subsistera que quelques dénivellations, encore perceptibles
dans des rues en contrebas du boulevard Beaumarchais ou en surplomb du
boulevard Bonne-Nouvelle.

Plus largement, Rambuteau amorce la rénovation des rues en multipliant les


mesures d'alignement qui mettent à la charge des propriétaires un élargissement
d'intérêt pratique autant qu'esthétique. Comme l'alignement consiste surtout à
interdire aux propriétaires d'entretenir les façades proéminentes, cette politique sera,
paradoxalement, cause de dégradation et multipliera dans les rues les créneaux
propices à l'implantation d'encoignures et de baraques.

Louis-Philippe ne néglige pas l'aspect monumental de Paris. Le retour au culte de


l'Empereur pousse à l'achèvement de l'arc de triomphe de l'Étoile (1836).
L'orientalisme n'apparaît pas moins quand on érige, la même année, l'obélisque de
Louqsor au centre d'une place de la Concorde que remodèle Jacques Hittorff, avec
ses fontaines imitées de la place Saint-Pierre de Rome et ses statues des villes de
France déjà prévues par la Convention thermidorienne. Sans dénaturer l'ancien
édifice, on agrandit l'Hôtel de Ville vers le nord, aux dépens de Saint-Jean-en-Grève
et de l'hospice du Saint-Esprit. On agrandit également le Palais de Justice.

C'est alors que reparaît le grand projet de Henri IV pour le Louvre. Un bâtiment
en équerre commence de fermer l'espace sur le côté nord, permettant d'entreprendre
la reconstitution d'un jardin privé devant la façade orientale des Tuileries, celles-ci
étant toujours séparées du Louvre par un lacis de ruelles.

Dans le même temps, l'idée fait son chemin d'une suppression de ce fossé
bourbeux qu'est devenue la Bièvre. Dès 1828, on entreprend d'en recouvrir le cours
dans la ville. À partir de 1840, on tente de la draguer pour l'assainir et si possible de
la canaliser. Le recouvrement ne sera achevé qu'en 1910, avec détournement des
eaux par le collecteur d'égout.

Certains trouvent cette politique bien timide. La Monarchie de Juillet voit aussi
l'éclosion d'utopismes tous plus ou moins issus du saint-simonisme. Les naïvetés du
Père Enfantin ne doivent pas cacher la profonde imprégnation saint-simonienne des
philosophes qui, comme Auguste Comte, préconisent déjà une nouvelle
organisation de la société de progrès, celle des financiers qui, tels les frères Pereire,
vont financer l'urbanisation de l'ouest parisien et soutenir l'aventure des chemins de
fer, celle des ingénieurs qui, comme Michel Chevalier, directeur du Globe,
suggèrent un remodèlement complet du tissu parisien par le percement de voies
adaptées aux besoins du monde moderne, et plus précisément aux nécessités d'une
capitale où l'on compte déjà quinze mille voitures. Or celui dont va dépendre le
choix de politique, Napoléon III, demeurera longtemps sous l'emprise des idées
sociales de Saint-Simon.

HAUSSMANN

L'opération menée par Rambuteau est donc reprise avec une autre ampleur par
Napoléon III. Car c'est bien lui qui lance les projets, qui commence les travaux des
Halles et de la rue de Rivoli bien avant qu'apparaisse celui qui sera le maître de
l'affaire, Georges-Eugène Haussmann, que l'Empereur nomme préfet de la Seine le
29 juin 1853 pour le récompenser d'avoir, le premier, fait crier «Vive l'Empereur!» à
Bordeaux sur le passage du Prince-Président. Notons que le «baron Haussmann»
n'acceptera pas d'être fait baron, par crainte de susciter les rires si le Moniteur
publiait une nomination à un titre qu'il a pris de lui-même par anticipation. Étranger
à la capitale où il est cependant né en 1809, soutenu par un empereur non moins
détaché d'une ville qu'il a quittée dans l'enfance mais dont la rénovation lui paraît la
condition d'un développement économique, entouré d'hommes nouveaux comme
l'ingénieur des Ponts et Chaussées Jean-Charles Alphand, l'horticulteur Pierre
Barillet-Deschamps, l'hygiéniste Eugène Belgrand, l'architecte Victor Baltard ou
l'architecte et sculpteur Gabriel Davioud, Haussmann n'est retenu par aucun
attachement sentimental envers l'ancienne ville qu'il va totalement remodeler avec
cohérence, modernisant la ville des notables et faisant apparaître un réseau de
communications tout à fait nouveau. Tout cela suppose des destructions d'ensemble,
rendues possibles par le décret-loi du 25 mars 1852 et le sénatus-consulte du 25
décembre 1852 qui permettent et régissent l'expropriation d'intérêt public.

Alors que l'on n'avait guère usé de la loi de 1807, que la loi de 1841 n'avait
permis que de tracer les lignes de chemin de fer, et que le décret du 25 mars 1852
subordonne au vote d'une loi chaque expropriation d'une parcelle, le sénatus-
consulte du 25 décembre 1852 ne soumet plus qu'à la sanction d'un décret simple
l'expropriation d'une parcelle et autorise la Ville à revendre la part des parcelles
expropriées qui ne sert pas à élargir la rue. Autrement dit, on touche enfin au vieux
parcellaire, dont on sait quel émiettement le caractérisait dans le centre.

Si elle bouleverse la vie des Parisiens, souvent condamnés sans façons au


déménagement, la procédure a le double avantage de faciliter les opérations et, pour
une large part, de les financer en escomptant la plus-value des reventes. L'exproprié
est payé suivant la valeur d'une parcelle située sur une mauvaise rue. Le nouveau
propriétaire paie cher un terrain constructible sur une rue toute neuve. Au prix d'un
transfert de propriété passablement autoritaire, Haussmann finance donc sa rue par
la construction des nouveaux immeubles qui vont la border, et dont les longues
façades sur rue contrasteront avec l'étroitesse de l'ancien parcellaire. Le temps des
pignons sur rue est terminé. Cet élargissement des immeubles fait accéder la
bourgeoisie à un type de résidence, avec enfilade de fenêtres sur rue, jusque-là
réservé à l'aristocratie.

Les petits-bourgeois qui perdent en l'affaire leur médiocre immeuble en retirent


un profit qu'ils placent à la Bourse : le rentier de son patrimoine foncier devient un
rentier de la valeur mobilière. Les nouvelles fortunes du monde des affaires, jusque-
là maigrement investies dans la pierre où l'offre était rare, prennent place dans la
propriété foncière parisienne avec une capacité d'entretien qui faisait gravement
défaut aux anciens propriétaires. Quant à Haussmann, il peut se lancer dans une
politique de grande envergure, interdite au temps où l'on ne pouvait qu'acheter les
quelques mètres nécessaires à un élargissement.
Le propos est en effet tout autre que celui des siècles passés, où l'idée d'entretenir
ou de restaurer un édifice délabré ne venait pas et où rénover passait toujours par
une démolition. Haussmann détruit parce que le Paris ancien s'oppose à la
circulation rapide, à la manœuvre des régiments de cavalerie, à l'assainissement.
L'objet de l'opération, c'est de restaurer le centre pour éviter un glissement aggravé
vers l'ouest, de réveiller la rive gauche, de prendre en compte la relation nouvelle de
Paris et de son voisinage immédiat. C'est aussi de réaliser des percées, de rectifier
des tracés irréguliers, d'élargir les artères, de relier les gares au centre urbain,
d'ouvrir une véritable croisée de Paris - le vieux terme médiéval revient – et de créer
des perspectives ouvertes sur des volumes monumentaux. La caricature de ce
propos est le dôme du Tribunal de commerce, qui n'a d'autre utilité que de procurer
une vue aux boulevards de Strasbourg et de Sébastopol, ou celui, combien
disproportionné avec ses 50 mètres de hauteur, de l'église Saint-Augustin, placé là
pour compenser l'inévitable brisure du boulevard Malesherbes. Et l'erreur est d'avoir
privilégié le propos tactique - l'intervention rapide de la cavalerie - par rapport aux
besoins de la circulation quotidienne : le systématisme de la perspective et de
l'étoile conduit à la convergence des flots de circulation, donc à l'embouteillage des
places et carrefours.

Hors de la caricature et de la critique des erreurs évitables, imaginons ce que


serait sur la rive droite la circulation depuis un siècle et demi si n'existaient ni ces
boulevards ni la rue de Rivoli, et ce que serait la rive gauche sans le boulevard
Saint-Michel, le boulevard Saint-Germain, la rue de Rennes et le boulevard Raspail.

Naturellement, le dénigrement commence avant même les travaux. On accuse le


préfet de couper Paris en quatre. On ironise sur la relation nouvelle entre la Bourse
et l'Opéra, «le jour et la nuit» : nul ne devrait normalement aller de l'une à l'autre.
L'avenue de l'Opéra n'est pas mieux venue, bouchée qu'elle est à ses deux
extrémités. Sur le moment, ce n'est pas la destruction d'édifices historiques qu'on
reproche à Haussmann, c'est le nouveau réseau de rues rectilignes qui bouleverse les
habitudes. La ville est « trouée », elle est « sabrée », et les faubourgs vont s'intégrer
dans Paris à la faveur de ces communications rapides. Le Parisien n'est plus chez
lui.
Napoléon III va enfin réaliser le grand dessein de Henri IV au Louvre. On
commence par donner un nouveau décor à la façade sur Seine de la galerie du Bord-
de-l'Eau : sous la direction de Félix Durban, puis d'Hector Lefuel, deux cents
sculpteurs s'y emploient : on a délibérément choisi d'éviter la monotonie qu'eût
procurée un seul décor longuement répété. Comme l'urbanisme de Haussmann, le
programme monumental de l'empereur s'appuie sur les nouvelles possibilités
d'expropriation. Napoléon III peut donc faire ce que ni Henri IV ni Louis XIV ne
pouvaient oser : détruire le quartier qui sépare le Louvre des Tuileries. Une longue
galerie, au flanc de la rue de Rivoli, ferme enfin le quadrilatère. Lefuel et Visconti
donnent au plan son équilibre en construisant, de 1852 à 1857, de part et d'autre
d'une cour Napoléon pourvue d'un étroit jardin, des ailes avancées, séparées des
grandes galeries par trois cours intérieures. L'ensemble se caractérise par un décor
sculpté particulièrement chargé.

Haussmann n'oublie pas le logement qu'exige une population en rapide


croissance. Or l'afflux de populations à faible capacité financière se traduit par une
aggravation des conditions de logement. Un Parisien sur deux habite le centre passé
de mode, où les bâtisses qui ont parfois été des hôtels aristocratiques ne cessent de
se dégrader et voient pousser les étages surajoutés et les baraques dans les cours, et
cela sur un cinquième de la surface de la ville. La densité de population signifie une
dramatique insalubrité. Quand on loge à quatre dans six mètres carrés, le seau
hygiénique dort dans l'escalier. La puanteur règne. Les épidémies frappent là plus
lourdement que dans les quartiers aérés. Il n'y a guère d'autre solution que de
démolir les taudis des quartiers insalubres et d'y tracer de nouvelles rues à la place
de ruelles qui sont le plus souvent des coupe-gorge. On va donc raser des quartiers
entiers, comme la Cité ou le centre du quartier Latin. On ne verra plus ces
immeubles aux façades étroites héritées du parcellaire médiéval, ou ces immeubles
sans profondeur que le Parisien traite de placards parce qu'on en a, sous Rambuteau,
refait la façade en la mettant à l'alignement. Les décrets de 1852 et celui du 27
décembre 1858 autorisent l'expropriation de vastes zones où seront tracées des
percées entièrement nouvelles, ouverts des carrefours orthogonaux et construits des
ensembles immobiliers largement dimensionnés.

Dans la Cité, ne subsisteront que les rues situées au nord de la cathédrale : pour le
reste, l'ancien lacis laisse la place à un parvis, à un nouvel Hôtel-Dieu, à une caserne
qui sera la Préfecture de police et à un Palais de Justice sensiblement agrandi. La
Cité se vide de ses habitants : de 15 000 avant 1850, la population tombe à 5 000
habitants. Dans l'opération, ont disparu seize églises.

Mais on construit en revanche dans les quartiers périphériques, et on reconstruit


dans les anciens centres de la rive droite et de la rive gauche. La moyenne annuelle
de la construction dans Paris et les villages qui seront annexés en 1860 passe de 260
maisons neuves entre 1820 et 1850 à quelque 5 000 entre 1850 et 1860. Dans
l'immédiat, le décalage entre la démolition et la reconstruction, aggravé par un
systématisme qui fait tout réaliser en même temps, provoque dans les années 1850
une crise du logement qui se traduit par une spéculation et une hausse des loyers.
Sur le moyen terme, pour le Parisien qui cherche logis, le bilan global de
Haussmann est largement positif : entre 1853 et 1870, dans les limites du Paris
d'après 1860, on détruit 27 500 maisons représentant 117 000 logements, et on
construit 102 500 maisons, généralement plus hautes, représentant 215 000
logements. Paris ne sera pas une ville de bureaux. Paris ne sera pas désert le soir.

Le principal souci de l'urbaniste n'est pas de donner à la rue une uniformité -


l'exemple de la rue de Rivoli reflète l'esprit de Napoléon, non celui de Haussmann
–, mais d'en assurer l'harmonie. De nouvelles réglementations garantissent la
grandeur des nouvelles percées et assurent la salubrité des rues. Le règlement de
1784 limitait la hauteur des maisons à 12 ou 17,5 mètres, selon que la voie avait
moins ou plus de 8 mètres de large. À vrai dire, bien des propriétaires tournent le
règlement en doublant les mansardes en retrait ou en abusant des constructions sur
cour. La ville perd ses jardins. On n'en cherche pas moins à améliorer le confort de
la rue. Rambuteau fait sensation avec sa rue de 13 mètres. Meynadier va plus loin,
qui préconise en 1843 un boulevard de 16 ou 18 mètres. En 1848, un décret rappelle
les dispositions de 1784. En 1859, alors que les nouvelles rues ont gagné en largeur
et que les boulevards dépassent les 30, voire les 40 m, Haussmann ne tolère aux
nouvelles constructions que cinq étages, combles non comptés dans la limite de 5
mètres. Sur les voies larges d'au moins 20 m, un sixième niveau est autorisé, mais la
corniche ne peut être à plus de 20 m du sol. Un étage doit avoir 2,60 m sous
plafond, précise Haussmann. Les chiffres seront révisés en 1884, l'équilibre étant
assuré par l'inscription du comble dans un arc de cercle proportionnel à la largeur de
la rue. Un nouveau règlement, publié le 13 août 1902, tiendra compte de la
multiplication des ascenseurs. Le gabarit deviendra flexible dans la limite des 20 m
pour les rues larges, l'autorisation des surplombs permettra des variations de façade
et les étages en recul répondront au désir de valoriser les niveaux élevés sans
toucher à l'ensoleillement de la rue.

L'affaire du remodèlement des espaces urbains est rondement menée par un


Haussmann qui dispose de moyens nouveaux. Le temps est passé des investisseurs
particuliers : le bourgeois est prudent et n'ose escompter le profit d'une construction
sur un axe de circulation dont on ne peut deviner par avance ce qu'y sera la
fréquentation. Quant aux spéculations de quelques hommes d'affaires avisés, elles
ne sauraient financer à elles seules le remodèlement de la ville. Ce financement,
Haussmann le trouve dans le nouveau capitalisme que représentent les grandes
banques de dépôt, dont les masses financières peuvent s'intégrer dans un
programme d'ensemble. Un urbanisme global devient possible.
Le premier projet, c'est la croisée, que Paris attend depuis dix-huit siècles. Elle
sera faite d'un axe nord-sud enjambant la Seine et la Cité, et de deux axes ouest-est,
un sur chaque rive. Une première tentative, sous le Premier Empire, avait tourné
court avec une rue de Rivoli inachevée. Une autre, en 1852, n'avorte pas moins avec
une rue des Écoles qui n'aboutit à rien et que condamne son accès escarpé.
Haussmann opte finalement pour un tracé qui contourne la Montagne Sainte-
Geneviève en pleine zone alluviale : ce sera le boulevard Saint-Germain. Ouvert
entre 1855 (du côté de la Seine) et 1858 (jusqu'au boulevard Saint-Denis) dans le
prolongement du boulevard de Strasbourg qu'avait entrepris Rambuteau, le
boulevard Sébastopol met à bas l'essentiel de ce quartier entre les Halles et le
Marais qui a été pendant la Monarchie de Juillet le lieu des grandes insurrections et
le terrain d'élection des barricades. Ouvert en 1855 jusqu'à la rue Cujas et en 1859
au-delà, sur le tracé de la vieille rue d'Enfer, peut-être ainsi nommée parce
qu'inferiora au cardo romain, le boulevard Saint-Michel - qui porte jusqu'en 1867 le
nom curieux de Sébastopol-Rive-gauche parce qu'il prolonge le boulevard
Sébastopol et que Haussmann a le souci des axes - fait disparaître le dédale des rues
animées du cœur de l'ancienne rive gauche, autrement dit le terrain d'agitation des
étudiants. Divisant en quatre l'ancien quartier de l'Université, il recoupe le
boulevard Saint-Germain qui s'ouvre entre 1855 et 1866, lui même croisé par la rue
de Rennes, prévue sous Louis-Philippe pour joindre la Seine et la gare
Montparnasse, et ouverte à la circulation dès 1853 pour la partie sud, en 1866 pour
la partie centrale, la poursuite jusqu'au quai n'ayant jamais été achevée.

La croisée se complète d'une rocade intérieure - incomplètement réalisée –


pourvue de pôles radiaux dont on espère qu'ils désencombreront la croisée et
doubleront avantageusement la voie circulaire constituée par les boulevards de
l'ancienne enceinte des Fermiers généraux (auj. par le métro aérien), lesquels sont
ponctués de plusieurs places rayonnantes correspondant en général aux anciennes
barrières de l'octroi. Sur la rive droite, la nouvelle rocade part de la Bastille,
provisoirement raccordée au boulevard Saint-Germain par le boulevard Henri IV.
Grâce à de nouvelles voies – avenue de Friedland et boulevard Haussmann -, elle
atteint l'Étoile, d'où partent plusieurs radiales vers l'ouest et vers la Seine, cependant
qu'à l'est un boulevard de Vincennes (avenue Daumesnil) relie le pôle de la Bastille
à un autre pôle radial plus éloigné, celui de la barrière de Reuilly (place Félix-
Éboué), d'où partent des voies nouvelles vers le nord et vers la Seine, les boulevards
de Reuilly et de Picpus. Sur la rive gauche, la rocade est complétée par les
boulevards Saint-Marcel et de Port-Royal, autour du pôle radial de la place des
Gobelins, mais les boulevards Montparnasse et des Invalides n'atteignent toujours
pas la Seine.
La troisième idée du préfet Haussmann consiste en des pénétrations rapides à
travers les anciens faubourgs que l'on va relier à la ville autrement que par les
vieilles routes issues du centre urbain: ce sont les boulevards Malesherbes,
Magenta, du Prince-Eugène (Voltaire), de Vincennes (avenue Daumesnil) et d'Enfer
(Raspail). Tous ces boulevards seront inaugurés en grande pompe par l'Empereur
lui-même. Une avenue du Bois (Foch) offrira une majestueuse liaison de la ville
avec le lieu des promenades élégantes que devient le Bois de Boulogne, voulu par
un Napoléon III qui garde grand souvenir de son séjour londonien et de ses
promenades à Hyde Park. Deux espaces plantés d'arbres y assurent l'équilibre d'une
artère large de 120 mètres.

Haussmann est attentif à l'aspect social de son projet. Il n'aura pas les moyens de
le mener à bien. Hors des quartiers qu'il rase et des nouveaux quartiers qui
surgissent à l'ouest et au nord-ouest, c'est une façade sur rue qu'il édifie en
élargissant la rue et en la rectifiant. À l'arrière-plan des beaux immeubles du centre
urbain, demeure dans le pâté de maisons un enchevêtrement d'habitations plus ou
moins salubres. Au vieux clivage par l'étage se substitue donc souvent un clivage
par la façade et la profondeur. Les quartiers du centre sont toujours de ceux que
peuplent des Parisiens de tous les niveaux sociaux. On voit en revanche se
distinguer des quartiers entièrement bourgeois, ceux où l'on a conçu les arrières en
même temps que les façades. Il faudra cependant attendre l'ascenseur pour que
l'appartenance à un quartier l'emporte sur l'installation à un étage.

De nouveaux centres d'équilibre sont créés. Les principaux sont l'Opéra et la


Bourse, dont l'implantation doit donner une structure plus organisée à ces quartiers
du nord-ouest développés depuis le temps de la Restauration mais dépourvus,
Madeleine et Saint-Augustin mis à part, de tout centre monumental. L'un et l'autre
sont occasion de nouvelles percées : l'avenue de l'Opéra et la rue du Dix-Décembre,
ainsi nommée en souvenir de 1848 (auj. du Quatre-Septembre). Ainsi l'Opéra est-il
relié à la Bourse autant qu'au Louvre et au Palais-Royal, et les Grands Boulevards
sont-ils trois fois reliés à la rue de Rivoli, par la Concorde, par le boulevard
Sébastopol et par l'avenue de l'Opéra. Le quadrillage de l'Ouest sera achevé en 1861
par le boulevard Malesherbes. On a même prévu d'harmoniser les façades des
maisons de la place de l'Opéra avec la façade de l'Opéra lui-même, mais le
remplacement de l'architecte Rohault de Fleury par Charles Garnier laisse les
façades de Fleury encadrer celle de Garnier, et l'avenue de l'Opéra elle-même,
prévue dès 1853 sous le nom d'avenue Napoléon et en construction depuis 1867, ne
sera achevée que sous la République en 1878.

À l'exception de la gare Montparnasse et de la gare de l'Est, les gares échappent


fâcheusement au dessin de cet urbanisme. Bien des gares ne seront reliées aux
grandes artères que par des voies secondaires. Aucun système n'est prévu pour
assurer la liaison de gare à gare. À l'évidence, on tient les gares pour lieux de
relations épisodiques de Paris avec la province. Les relations de province à province
via Paris ne sont pas même envisagées. Pour la même raison, le chemin de fer de
Petite Ceinture, aménagé entre 1851 et 1863, n'est ni raccordé ni raccordable avec
les réseaux des compagnies ferroviaires. Il est à l'usage exclusif des faubourgs
parisiens. Une autre relation est oubliée: on ne réalisera pas la desserte ferroviaire
des Halles. La circulation dans la ville paiera cher, pendant un siècle cet
aveuglement.

La grande opération de Haussmann s'interrompt brusquement. Soucieux de


l'intérêt des propriétaires qui se jugent lésés par le transfert de propriété des
parcelles entières, le Conseil d'État rend en 1858 un arrêt selon lequel les terrains
expropriés mais non utilisés dans l'intérêt public seront rendus à leur premier
propriétaire et non revendus au profit de l'État. En 1860, c'est la Cour de cassation
qui porte le coup fatal: l'exproprié sera indemnisé dès le moment de la décision, non
lors de la démolition. Autant dire qu'il faut maintenant payer les expropriations, les
payer à l'avance, et renoncer à faire porter par les propriétaires le coût des nouvelles
voies. C'en est fini de l'astucieuse combinaison financière du préfet. La croisée est
achevée, mais la rocade ne le sera que plus tard et incomplètement : tracés sous
Louis XIV et ouverts sous Louis XVI, le boulevard Montparnasse et le boulevard
des Invalides buteront fâcheusement sur une propriété aristocratique que nul ne
pourra violer, et l'on devra renoncer à les raccorder à la rocade de la rive droite. Ne
parlons pas de la deuxième rocade, celle qui devait desservir les villages de la rive
gauche annexés en 1860. Avec les rues de Tolbiac, d'Alésia, de Vouillé et de la
Convention, elle ne sera ouverte sur toute sa longueur qu'en 1899. Le boulevard
Raspail ne sera ouvert qu'en 1911. Quant au boulevard Haussmann, dont un premier
tronçon est ouvert dès 1857, il ne sera achevé qu'en 1926!

Haussmann est en effet aux abois. Les annexions de 1860 font à la capitale un
devoir de doter les nouveaux arrondissements des mêmes commodités que l'ancien
espace municipal : éclairage public, égouts, eau de nettoyage, tout cela coûtera
quelque 150 millions, qui s'ajoutent au coût des grandes opérations d'urbanisme,
Même s'il rapporte maintenant 70 millions par an, l'octroi ne suffit pas au
financement. On reprend la vieille technique des rentes sur la Ville. Le préfet
emprunte 60 millions à 3 % en 1853. Entre 1858 et 1860, il emprunte 360 millions.
C'est à 4 % qu'il emprunte 300 millions en 1868. Des banques privées complètent le
financement, mais à de plus forts taux. Les contribuables parisiens porteront le
poids de la dette jusqu'à ce que l'inflation liée à la guerre de 1914 l'efface
pratiquement. Dès 1865, dans le Journal des Débats, Léon Say dénonce les
montages financiers du préfet. Dans le public comme à la Bourse, on brocarde ce
que Jules Ferry appelle, dans le Temps, «Les comptes fantastiques d'Haussmann».
Tout Paris connaît les Contes fantastiques d'Ernst Hoffmann, dont Offenbach tirera
quinze ans plus tard l'argument de sa dernière œuvre. La transformation de Paris
aura coûté deux milliards et demi de francs-or. Haussmann quitte la Préfecture dans
l'amertume, le 5 janvier 1870. Un obscur Henri Chevreau lui succède, qui tombera
huit mois plus tard avec l'Empire.

La fin du siècle voit se multiplier les projets utopiques. Alors que l'on célèbre
l'invention industrielle, l'imagination fait déferler les projets ingénieux ou
fantaisistes sur les bureaux ministériels. L'un propose d'agiter l'eau de la Seine avec
des battoirs géants pour la simple raison que l'eau de mer doit sa pureté à l'agitation
des vagues, l'autre propose de dessaler l'eau de mer après l'avoir conduite à Paris en
de gigantesques aqueducs, un autre veut faire de la capitale un port de mer. Les
humoristes se mêlent au concert, proposant de supprimer les maisons pour faciliter
la vue de la ville ou de prolonger le boulevard Saint-Michel jusqu'à la mer pour
améliorer l'air de Paris. Certains vont, avec sérieux, jusqu'à proposer de tout détruire
pour reconstruire une ville au tracé géométrique. Au vrai, la seule chose sérieuse en
ces dernières années du siècle, c'est le métro.

Un autre type d'architecture se développe à partir des années 1860: celui des
sièges sociaux des grandes banques de dépôt, dont la large clientèle appelle autre
chose que les bureaux confidentiels des banques d'affaires. Le siège central du
Crédit lyonnais, boulevard des Italiens, plusieurs fois modifié et agrandi de 1876 à
1913, aura été un bon exemple de ces vastes espaces d'accueil à haute verrière et
nombreux guichets, dont la façade affirme la solidité et la pérennité. Zola ironisera
facilement sur le «luxe étalé» d'une architecture dont le premier propos est
d'inspirer confiance.

VOIRIE ET SALUBRITÉ

Au XIIe siècle encore, piétons et chevaux ne foulent que la terre battue, largement
complétée des immondices que chacun jette devant son huis ou devant celui du
voisin. La divagation des animaux, et notamment des porcs de Saint-Antoine, seuls
autorisés à paître dans la rue, n'améliore pas la salubrité. La pluie et les écoulements
domestiques transforment ce sol en une infâme boue qui conduit à se déchausser
immédiatement celui qui rentre chez lui autrement qu'à cheval. Le Ménagier de
Paris le dira sans façons au XIVe siècle : le premier devoir de la femme
attentionnée est de laver les pieds de son mari quand il rentre à la maison. Quant
aux animaux dits domestiques, ils se multiplient au point que la ville organise
l'abattage des chiens errants.

Les rues de Lutèce ne sont qu'incomplètement pavées. On retrouve encore, sous


la rue Saint-Jacques, les grandes dalles du cardo principal du Bas-Empire. Le cardo
secondaire et quelques transversales sont également pavés. À certains endroits, six
strates témoignent d'autant de réfections de la chaussée au fil de trois siècles
d'urbanisme. Au Moyen Âge, ce pavement romain a disparu.

C'est Philippe Auguste qui, incommodé par l'odeur de la gadoue, ordonne en


1184 aux bourgeois de paver à leurs frais les places et les rues. La collectivité - la
Hanse - prend en charge les grandes artères de la «Croisée de Paris » et les autres
rues sont à la charge des riverains, chacun devant chez soi. Nul doute que le roi
souhaite voir tout Paris pavé. Une ordonnance le rappelle encore en 1389, mais c'est
trop demander. On se contentera que les habitants paient la pose de pavés fournis
par la Ville. En fait, on s'en tient à paver aux frais communs de la Ville les ponts, la
place de Grève et les grandes rues qui conduisent des abords de la Grève vers les
portes Baudoyer, Saint-Honoré, Saint-Martin et Saint-Denis sur la rive droite, du
carrefour Saint-Séverin vers la porte Saint-Jacques sur la rive gauche. Au fil des
siècles, le pavé progresse, mais à l'extrême fin du XVe siècle on en est encore à
paver pour la première fois certains tronçons de la rue de la Bûcherie, et l'on se
dispute au milieu du XVIe sur l'appartenance de certaines rues à la Croisée: ainsi en
1547 pour la petite rue de la Tabletterie, entre la rue Saint-Denis et le cloître Sainte-
Opportune, qu'une décision du prévôt des marchands laisse hors la Croisée. Ces
querelles ne cesseront qu'en 1605 quand le roi prendra le tout en charge.

Malgré la présence dans ces rues de quelques vestiges de pavés faits de calcaire
d'Île-de-France, c'est de grès que furent pavés les tronçons que la Ville put
régulièrement entretenir. Au XVe siècle, des fournisseurs de Meaux, de La Ferté-
sous-Jouarre, de Lisy-sur-Ourcq, de Samois et de la région de Corbeil acheminaient
chaque année vers le port en Grève quelques cents de pavés de grès. On renonça
vite aux grosses dalles de trois à quatre pieds de large et d'un tiers de pied
d'épaisseur, au profit de pavés carrés de six à sept pouces de côté (1501), puis sept à
huit pouces (1567). Les mêmes carrières fournissaient les «œillards» c'est-à-dire les
bouches d'égout, les pierres de meule et, parfois, les tombes. Le soin de la voirie
était confié à un voyer du roi, assisté d'un visiteur du pavé, chargé de vérifier en
permanence l'état des pavés et de veiller au remplacement des pierres usées.

Au XVe siècle encore, la plus grande part des eaux sales s'engloutit dans les
cloaques que constituent les parties basses de la voirie. On y jette les ordures, le
sang des boucheries s'y accumule et bloque en caillant les écoulements. Ces puits
perdus ont un surnom qui dit la pestilence dont souffre le voisinage : ce sont les
«trous punais». Seule une partie des eaux usées va au «grand égout» constitué
autour de la rive droite par la dispersion des ruisseaux de Ménilmontant, Belleville
et Montmartre qui se déversent dans le grand égout périphérique du méandre
marécageux, sur l'actuel tracé des rues Montmartre, de Provence et La Boétie, pour
se jeter dans la Seine au pied de la colline de Chaillot, vers l'actuelle place de
l'Alma. Au fil des siècles, quelques tronçons ont été ouverts à l'air libre, comme
celui qui, en 1350, évacue les eaux usées depuis la porte Baudoyer vers le fossé
extérieur, et que les plaintes des riverains feront couvrir, du moins en partie, dès
1370, puis détourner vers le nord en 1417 pour éviter le voisinage de l'hôtel Saint-
Paul. On en construira ensuite qui seront couverts et voûtés, notamment au passage
des rues, ce qui porte alors le nom de ponceau.

L'ennui est que tout se déverse finalement dans la Seine. Dès le Moyen Âge, la
pollution du fleuve est l'un des maux dont on se plaint. Non seulement la Seine
reçoit en aval et en amont les grands collecteurs d'eaux sales et d'eaux usées de
l'ancien marécage, mais elle est tout au long des rives urbanisées le dépotoir de la
ville. Les boucheries et les triperies y jettent leurs déchets tout près du Pont-au-
Change. Le sang à demi caillé des abattoirs s'écoule dans les rues jusqu'au fleuve.
Ce qui était logique au XIIe siècle quand la ville était en amont du pont, et quand la
Seine emportait donc loin du centre le ruissellement fétide, ne l'est plus au XIIIe
quand les maisons s'alignent le long du fleuve jusqu'au Louvre. Les artisanats du
cuir et de la laine ne font pas mieux, qui renvoient aux abords de la planche de
Mibrai, puis du pont Notre-Dame, l'eau rendue infecte par leur activité: tanneurs,
foulons, teinturiers sont les principaux pollueurs, mais on ne peut sous-estimer le
résultat de l'activité des dégraisseurs de laine, des blanchisseurs de toiles, des
corroyeurs de cuirs.

Les règlements prennent en compte ces nuisances. Il est interdit aux bouchers
d'abattre en pleine ville. Des artisanats sont délibérément repoussés hors les murs,
mais le résultat n'est pas toujours fameux : lorsque vers 1450 Jean Gobelin installe
sur la Bièvre sa nouvelle teinturerie, cela n'empêche ni la Bièvre de se déverser dans
la Seine en amont de la Cité, ni d'autres teinturiers de maintenir leurs ateliers sur la
rive même de la Cité, près de Saint-Denis-de-la-Chartre, donc en face de la place de
Grève. Et bien des tanneurs subsistent encore au XIVe siècle en la rue de la
Tannerie qui longe le fleuve en plein centre.

D'autres raisons poussent à expulser certaines activités. Le risque d'incendie n'est


pas le moindre dans une ville où l'étroitesse des rues et l'encorbellement des étages
interdit de compter sur le moindre coupe-feu. Là encore, les résultats sont limités.
Des potiers s'en vont en banlieue, mais il reste des fours allumés en plein Paris
quand en 1486 le prévôt tente de les fermer. Quant aux boulangers, le fait qu'on
fasse venir du pain de Chailly, de Corbeil, de Melun ou de Gonesse et qu'on ait
encouragé le développement de la boulangerie dans le bourg Saint-Marcel ne suffit
pas à empêcher le fonctionnement des fours parisiens.

Restent les pollutions dues aux habitants eux-mêmes. Bien des incendies partent
des cheminées domestiques. Nombreuses sont les maisons dont les cabinets
d'aisances ne sont raccordés à aucune fosse, en sorte qu'on les vide dans la rue avec
les eaux grasses des cuisines. Les ordures ménagères s'entassent devant les maisons.
Lorsque François Ier projette d'aller du Louvre à Notre-Dame, force est d'enlever la
fange et les immondices à la pelle avant son passage.

Ajoutons, pour parfaire le tableau, la boue naturelle d'une ville dont quelques rues
seulement sont pavées. Enrichie ou non d'ordures, la boue est le produit des pluies,
mais aussi celui de l'écoulement des eaux domestiques. Les déjections des animaux
domestiques et des bêtes de boucherie – celles que l'on élève à Paris et celles que
l'on conduit à la boucherie - ne font qu'ajouter la pestilence à la saleté. C'est pour y
remédier que l'on déplace dès le XIIIe siècle vers la porte Saint-Honoré le marché
aux porcs et aux chevaux qui se tenait depuis un siècle au sud du cimetière des
Innocents: au temps de saint Louis, on y est en pleine ville. On n'empêchera
cependant pas les chevaux que montent les Parisiens de laisser leur crottin dans la
rue et le Parisien d'envoyer se repaître des eaux de la rue le porc qu'il élève dans son
jardin.

Alors que l'on commence de se préoccuper de la beauté des perspectives


urbaines, le roi et la Ville s'entendent pour régler l'irritant problème des ordures
ménagères en organisant un service public de collecte. En 1539, puis en 1550,
obligation est faite aux propriétaires de paver devant leur maison en ménageant une
pente convenable pour que les eaux usées et les eaux de pluie s'écoulent rapidement
vers le centre. Ils entretiendront la propreté en versant chaque jour de l'eau propre
sur le pavé. Quant aux particuliers qui vident dans le ruisseau leurs vases
hygiéniques, ils verseront également un seau d'eau à la suite. On voit ce qu'un tel
système représente comme marché pour les porteurs d'eau. On devine aussi
combien de Parisiens attendent que la prochaine pluie fasse le nécessaire. En bref,
Paris sent mauvais. À la fin du siècle, Montaigne se plaint de son «aigre senteur».
Les zones basses où s'accumulent les ruissellements sont particulièrement infectes.
La puanteur de la place Maubert et de son cloaque est proverbiale. Louis XIV
reviendra sur le problème en 1666, et son lieutenant de police La Reynie, obligeant
les propriétaires à balayer devant leur porte, leur fera également payer une taxe dite
«des boues» proportionnelle à la longueur de chaussée que côtoie leur maison, et ce
pour financer un service public de nettoyage. Guy Patin s'en émerveillera, trouvant
que la ville n'a jamais été aussi belle.

On ne saurait emporter en voiture tout ce que le ciel et les Parisiens déversent


dans la rue. Les vieux égouts du Moyen Âge ne suffisent plus. Au XVIe siècle, deux
conceptions s'affrontent pour l'élimination des eaux usées: les urbanistes les
déverseraient volontiers dans la Seine pour dégager les chaussées, et Philibert de
l'Orme est chargé en 1550 de contrôler la pente des égouts pour favoriser
l'écoulement, cependant que les habitants préfèrent voir les ordures dans la rue que
dans un fleuve dont beaucoup utilisent l'eau. Même le projet de Philibert de l'Orme,
qui prévoit de tout déverser dans la Seine à l'aplomb de Chaillot, rencontre sous
Henri II une opposition générale. Pour la première fois, l'Hôtel de Ville s'oppose à
la pollution de la Seine. Au moins couvre-t-on, sous Henri IV, la partie
septentrionale du grand égout.

Un égout nouveau est apparu en 1578 : entourant la partie récemment urbanisée


de la rive gauche, au faubourg Saint-Germain, il va de la Croix-Rouge à la Seine.
Quelques mesures de détail améliorent tant soit peu le réseau, comme le voûtement
entre les rues Saint-Martin et Saint-Denis, réalisé en 1605 sur ordre du prévôt des
marchands François Miron. Sous Louis XIV, Paris a 9,6 km d'égouts, dont
seulement 2,4 km voûtés.

Une première mesure d'envergure est en 1737-1740 le dallage total du grand


égout qui, large de dix mètres, entoure l'ancien Paris. Décidée par le prévôt des
marchands Michel Turgot, elle est complétée par une régulation de l'alimentation en
eau, que permet la construction d'un vaste réservoir à l'emplacement de l'actuel
cirque d'Hiver. Désormais, les eaux fétides stagnent moins en période d'étiage. La
deuxième est la couverture de l'ensemble, réalisée sous Louis XVI. Elle va
permettre le développement de quartiers qui subissaient jusque-là le handicap de la
pestilence : le Roule, la plaine Monceau. À la même époque, de nouveaux égouts
sont creusés sur la rive gauche, notamment au Champ-de-Mars.

C'est donc une opération de grande envergure mais d'absolue nécessité que
l'établissement, à partir de 1805, d'un réseau d'égouts collecteurs qui reproduit sous
la ville le réseau des rues. Il est complété par l'adduction d'eau - en provenance du
canal de l'Ourcq – au long des chaussées. Les égouts se déversent finalement dans
la Seine, mais en aval du pont d'Asnières. On compte sur la nature pour rendre au
fleuve quelque pureté avant la traversée des villes d'aval, à l'évidence sacrifiées à la
salubrité de la capitale. Il y a 26 km d'égouts en 1805, 40 en 1830, 135 en 1850, 155
en 1855. C'est ce «vieil égout» qui fournit un décor à la fuite de Jean Valjean dans
Les Misérables (1864). Il comporte en particulier un grand collecteur sous la rue de
Rivoli, pour déverser les eaux sales en aval de la Concorde et non plus au fil des
descentes du centre.

Dans le même temps, on se préoccupe de l'épandage du produit des vidanges


domestiques. On compte, au début du XIXe siècle une dizaine de champs
d'épandage, à la périphérie de la ville. On les ferme après 1830, ne laissant subsister
que le principal, la «grande voirie » de Montfaucon, entre Belleville et la Villette,
avec ses six bassins de décantation dont le trop-plein s'écoule dans le canal Saint-
Martin et finalement dans la Seine, en amont de la ville. Les bassins sont complétés
d'une décharge où l'on porte les ordures et où, pour faire bonne mesure, on équarrit
les chevaux réformés. Décidée en 1817 et achevée en 1840, l'installation d'une
nouvelle décharge en bordure de la forêt de Bondy, approvisionnée par des bateaux
circulant sur le canal de l'Ourcq, ne fait qu'éloigner la puanteur, au grand dam de la
banlieue.

Les «nouveaux égouts» réalisés sous la direction de l'ingénieur Belgrand


atteignent les communes unies à Paris en 1860, lesquelles n'étaient que fort peu
pourvues de cette commodité. Des collecteurs et un collecteur principal partant de
la Concorde portent en aval à Asnières, grâce au siphon de Clichy, les eaux des
quartiers de l'ouest grossies, par le siphon de l'Alma, de celles de la rive gauche. Un
autre porte à Saint-Denis celles des quartiers du nord et du nord-est. Les égouts sont
alors une curiosité à la mode. On y rencontre les dames de la meilleure société. Le
journal La Vie parisienne ironise à ce propos en 1865, alors que Nadar vient de
mener dans le réseau souterrain une campagne de photographies. En 1873, Maxime
du Camp consacre à cette promenade d'un genre nouveau un article de la Revue des
Deux-Mondes. On en est à 600 km en 1870, à 1 650 en 1900. On atteindra 1 770 km
en 1960, à 2 000 en 1990. Ces égouts sont désormais drainés par quatre collecteurs
vers les champs d'épuration situés hors de l'agglomération. Ces nouveaux égouts ont
des fonctions complémentaires. Les canalisations d'eau les empruntent dès l'origine,
comme plus tard les fils du téléphone et les tubes des pneumatiques.

Le développement des industries ajoute ses nuisances, au XIXe siècle. L'industrie


chimique, en particulier, est grosse productrice d'eaux polluées. La fumée et le
vacarme prennent alors rang parmi les nouvelles pollutions. Lorsqu'en 1889 il faut
choisir les implantations des nouvelles usines de production d'électricité, le préfet
Lépine tente vainement d'imposer des sites de banlieue. Rien n'y fait, et l'énergie
propre qu'est l'électricité produira longtemps ses fumées, son oxyde de carbone et
son bruit. L'avènement des rotatives dans l'imprimerie (1865) se traduit aussi par un
vacarme contre lequel protestent en vain les habitants du voisinage et notamment
des quartiers occupés par la presse où les machines tournent de nuit.
D'autres progrès font, à partir des années 1830, la ville moins nauséabonde:
l'achèvement du pavage, et la redécouverte du trottoir. Le pavage se généralise sous
la Monarchie de Juillet, et Rambuteau tient autant au profil bombé de la chaussée
qu'au pavé lui-même. C'est en 1839 que l'on pave enfin le boulevard Montparnasse.
Il faut noter que les pavés ne sont jointifs ou cimentés que dans les grandes artères :
la terre réservée entre les cubes de pierre se traduit dans le paysage urbain par des
herbes qui confèrent aux rues les moins fréquentées un aspect champêtre. Comme
les Parisiens continuent de jeter bien des ordures dans la rue, que le crottin de
cheval reste là où il est tombé et que le ruisseau central charrie de la boue à la
moindre pluie, le pavé reste un leurre jusqu'à la mise en service en 1827 d'un
nettoyage municipal et à l'adduction de l'eau du canal de l'Ourcq au long des
chaussées à partir de 1840.

L'établissement des lignes de tramway bouleverse, à partir de 1855 le revêtement


des rues parisiennes. Le «tram» occupe le centre des artères principales, ramenant
les voitures vers les côtés de la chaussée, au grand dam de piétons souvent
éclaboussés par ce qui roule dans le caniveau. Les cyclistes, qui se multiplient dès le
début du XXe siècle, ne pestent pas moins contre les rails, dans lesquels leurs roues
se prennent souvent.

Les pavés de bois enduits de bitume apparaissent en 1881, après quelques essais
infructueux depuis 1842. Presque aussi résistants à l'usure que les pavés de grès, ils
offrent l'avantage d'un réel confort pour les riverains: on entend à peine le pas des
chevaux et le bruit des roues ferrées. Par temps de pluie, ils sont glissants; le
spectacle du cheval et de la voiture versés est habituel dans Paris jusque dans les
années 1950. On juge alors commode de recouvrir les pavés de bois d'une couche
de macadam, quand on ne les enlève pas pour les vendre à des fournisseurs de bois
de chauffage.

La fin du pavé, c'est finalement le macadam. Cet agglomérat de pierres


concassées et de goudron apparaît sous le Second Empire. Certains y voient un
moyen de prévention contre les barricades de pavés. Dans les années 1950, les
revêtements de macadam s'accompagnent d'un enlèvement définitif des rails de
tramway. Les mouvements de mai 1968 emportent les derniers pavés, qui ont trop
aisément servi à l'édification de barricades, alors que l'on avait remis en place les
pavés des barricades d'août 1944. Les chaussées du centre et notamment du quartier
Latin sont d'abord surhaussées par un revêtement précipitamment coulé sur les
pavés que, dans un deuxième temps, remplace un macadam définitif.

Quant au trottoir, il met fin à la promiscuité du piéton, du cheval ou de la voiture


et des ruissellements. L'Antiquité connaissait ce type d'aménagements. L'étroitesse
des rues médiévales interdit d'y songer. Le Parisien doit s'accommoder de recevoir
en pleine figure les éclaboussures des chevaux et des charrettes. Heureux celui
auquel on cède le «haut du pavé », autrement dit le passage latéral près des
maisons : on y reçoit les eaux jetées par la fenêtre, mais on y échappe au ruisseau
qui coule au centre de la rue. Pis encore, on y laisse parfois la vie, et le droit ne met,
dans les années 1820 encore, la responsabilité du piéton écrasé à la charge du
cocher que si le piéton a été renversé par les roues de devant. S'il est passé sous les
roues arrière, il n'avait qu'à s'abstenir de glisser. Le cocher, observe vers 1780
Louis-Sébastien Mercier, ne répond que de la petite roue. Par temps de pluie ou de
verglas, côtoyer une voiture fait courir un risque mortel, et rares sont les Parisiens
qui n'ont été à plusieurs reprises dans leur vie bousculés ou renversés par une
voiture. Si la largeur de la voie le permet, les piétons se mettent d'ailleurs à l'abri,
même sans trottoir: ainsi occupent-ils, dès le temps de la Restauration, sur les
Boulevards l'espace sablé compris entre les arbres et les maisons, laissant autant que
faire se peut la chaussée centrale aux cavaliers et aux voitures.

Réinventés à la fin du XVIe siècle pour le Pont-Neuf, maçonnés sur les quais et
dans quelques rues - rue de l'Odéon, rue Louvois – à la fin du XVIIIe siècle, tenus
pour souhaitables alors que les voyageurs louent l'efficacité de ceux de Londres,
mais à peine entrepris par Chaptal sous l'Empire, les trottoirs sont aménagés dans
les principales rues à partir de 1823, et surtout à partir du moment où Rambuteau
prend l'affaire en main. La généralisation est décidée en 1846. On passe ainsi de 267
mètres de trottoirs en 1820 à 20 km en 1830 et 195 km en 1848. Haussmann vient
ensuite, qui systématise le trottoir dans des rues élargies. Resteront toujours les rues
étroites du centre, où un trottoir théorique ne dissuadera jamais les piétons de
marcher au milieu de la chaussée. À l'opposé, les rues larges voient immédiatement
leurs trottoirs embarrassés de terrasses et d'éventaires, ce qui conduit également le
piéton à emprunter la chaussée.

Le trottoir ne protège pas seulement le piéton des accidents, il crée un


ruissellement entre la chaussée des voitures et le passage des piétons: le caniveau
représente sans doute l'un des grands progrès de l'urbanisme moderne. Le parler
parisien lui donne d'ailleurs le plus souvent le nom de l'ancien collecteur d'eaux
sales : c'est le ruisseau. Faut-il le dire, le caniveau est mal accepté à ses débuts : il
rapproche les eaux sales du cheminement proche des maisons, celui qui protège le
mieux de la pluie, ce «haut du pavé» qu'une longue habitude avait fait passer pour
relativement à l'abri des éclaboussures. En 1840, Delphine de Girardin écrit qu'on
ne peut plus se promener à Paris. Un siècle plus tard, le Parisien se plaindra qu'on
rétrécisse le trottoir pour faciliter le passage des voitures.
D'autres solutions sont apportées au double problème de la saleté des rues et de
l'insécurité des piétons: dès la fin du XVIIIe siècle, on imagine des rues couvertes et
inaccessibles aux chevaux. Le modèle est fourni par les galeries du Palais-Royal,
ces galeries aménagées en 1786 sur l'ordre du duc d'Orléans et largement ouvertes
sur les jardins qui sont plus que jamais l'un des lieux de rencontre du Paris élégant.
Les boutiques de la galerie sont fort achalandées. On y trouve tous les trafics, y
compris celui de la petite vertu. Louis XVI a beau ironiser - «Mon cousin, vous
allez donc tenir boutique? » -, le Palais-Royal est vite l'endroit à la mode. Bien plus,
c'est un lieu de rassemblement. En juillet 1789 Camille Desmoulins y lance son
appel au peuple contre le risque d'une «Saint-Barthélemy des patriotes».

Bien avant les «passages » de la Restauration, le Palais-Royal est pour les


Parisiens la première galerie marchande où l'on ne risque ni la fange ni la rencontre
avec les chevaux et les voitures. Sa vogue ne se dément pas après Thermidor.
Autour du Café de Chartres, il est un centre de la vie mondaine. On y voit les
muscadins, les incroyables, les merveilleuses. On y compte sous l'Empire quinze
restaurants, vingt cafés et dix-huit tables de jeu. Ouvrant sur la rue de Montpensier,
un théâtre attire les noctambules. C'est ce jardin élégant que peint vers 1815 Georg
Emmanuel Opitz, mais une toile de Louis Boilly ne laisse pas ignorer qu'en 1809 on
y vient pour lutiner la petite vertu.

D'autres «passages» font fortune à l'instar du Palais-Royal. Celui du Prado est


ouvert en 1795, celui du Caire en 1799, celui des Panoramas en 1800. Quatorze
autres sont aménagés entre 1822 et 1829 pour une clientèle aisée, cependant que
cent passages moins opulents desservent à ciel ouvert les lotissements issus des
domaines religieux nationalisés. Le passage des Panoramas et le passage Véro-
Dodat sont éclairés au gaz dès 1817. La luxueuse galerie Vivienne, ouverte en 1823,
sort du simple schéma du passage couvert pour présenter un nouveau type
d'architecture, avec ses galeries disposées autour d'une rotonde qu'éclairent des
verrières alors audacieuses sur leur structure métallique. On y voit des statues à
l'antique. Cette multiplication des passages conjugue ses effets avec la vogue des
grands boulevards pour mettre à mal la fréquentation du Palais-Royal, qui
commence de s'enfoncer dans la somnolence. À la fin du Second Empire, il est à
Paris cent cinquante passages. Leur attrait est d'offrir un accès commode à des
commerces variés: ils le verront fondre sous l'effet de la concurrence que leur fera
dès le Second Empire le grand magasin.

Longtemps, le Parisien circulant en ville n'a pu se soulager qu'en urinant sur les
murs, dans les encoignures et contre les portes cochères. En plein XVIIIe siècle, la
rangée d'ifs de la terrasse des Tuileries est peuplée de gens accroupis. Quelques
latrines publiques apparaissent de temps à autre, comme celles que l'on aménage
vers 1568 au Marché Neuf, sur le côté sud de la Cité. Quelques édicules à deux sous
apparaissent sous Louis XVI. Mais c'est dans les années 1830 que l'établissement de
«pissotières» ou «vespasiennes» à évacuation commence de limiter l'insalubrité. Le
préfet les a voulues: on les appelle des rambuteaux. En 1834, le plan de Perrot en
indique déjà un certain nombre. Il en est 468 en 1843. Comportant plusieurs places,
ouvertes à tous les vents, elles sont pourvues de l'eau courante. Vers 1860, on
commence de penser aux femmes, notamment sur les lieux de promenade. Au début
du XXe siècle, on compte 1 600 édicules pour hommes, 112 pour femmes. Des
«lavatories» - l'anglicisme est à la mode - sont établis en souterrain à partir de 1905.
Sur les promenades et dans les parcs, on trouve des «chalets de nécessité ». Les uns
et les autres font apparaître un nouveau personnage: la «dame pipi». Dans
l'ensemble, les édicules sont nauséabonds. En 1960, on parle de les détruire.
L'implantation de «sanisettes» fermées a donné depuis 1980 satisfaction aux
Parisiennes et fait disparaître l'odeur souvent insupportable de ces équipements,
mais le fait qu'il faille payer un modeste droit d'accès a renvoyé nombre de passants
vers les encoignures.

La collecte des ordures ayant gagné en efficacité et les boues se faisant rares,
même dans le caniveau, depuis que le revêtement uniforme a remplacé les pavés,
c'est la multiplication des chiens domestiques qui crée sur les trottoirs une nuisance
de type médiéval à laquelle aucune campagne de sensibilisation n'a encore porté
remède.

L'URBANISME DU XXe SIÈCLE

Au XXe siècle, les inégalités de peuplement seront bouleversées par deux


facteurs étroitement liés: la rénovation permise par la loi de 1915 qui permet
l'expropriation des îlots insalubres et la construction de grands immeubles, voire de
tours, qui crée après les années 1960 de grands ensembles urbains à fort
peuplement, notamment dans les quartiers du sud-est. On comptera en 1954, avant
la rénovation du quartier des Halles et celle des arrondissements périphériques, 555
habitants à l'hectare dans le 3e arrondissement (le Marais et les Halles) et 272 dans
le 16e.

Après la Grande Guerre, on s'avise enfin qu'un aménagement de la région


parisienne et de la capitale elle-même ne peut plus se faire dans l'anarchie. Quelques
programmes sont élaborés, comme en 1934 le plan Prost, qui intègre la banlieue
dans un projet de transports autoroutiers périurbains et qui veut organiser le contrôle
des espaces non encore bâtis. Mais, même si les successeurs de Haussmann n'ont
jamais oublié les préoccupations de l'urbaniste, les réalisations du siècle qui suit
sont plus souvent des constructions isolées que le développement d'un plan
cohérent. Les Expositions universelles laissent leurs souvenirs monumentaux, de la
tour Eiffel en 1889 au palais de Chaillot en 1937. On ajoute ou on refait quelques
ponts. Les boulevards des Maréchaux sont complétés d'une ceinture de logements
locatifs. Le métro triomphe. De nouvelles gares s'élèvent. Dire que tout cela répond
à une vue et à un projet d'ensemble serait excessif. La banlieue s'élargit dans
l'anarchie, et la loi Loucheur, qui favorise en 1928 l'accession à la propriété,
multiplie les pavillons à des distances croissantes du centre urbain. Les lendemains
de la Seconde Guerre mondiale ne voient encore que des opérations immobilières
de détail, qui répondent plus au besoin de logement après trente ans
d'assoupissement de la construction qu'à une volonté d'organiser l'espace parisien à
la mesure des évolutions démographique, économique et socioprofessionnelle de la
ville. Nul ne peut contrarier la multiplication des bureaux aux dépens du logement,
non plus que le changement social qui résulte de la hausse des prix immobiliers
consécutive aux réhabilitations.

C'est pour répondre à la nécessité d'une reconstruction après les destructions de la


Seconde Guerre mondiale qu'apparaît la notion d'aménagement du territoire. Il s'agit
alors bien plus des villes gravement détruites en province que de la capitale. Le bâti
parisien n'a guère souffert en 1914-1918, sinon de quelques obus lancés par la
«grosse Bertha», et la ville elle-même n'a été vraiment touchée que par le
bombardement allemand du 26 août 1944, alors que les bombardements alliés ont
sensiblement atteint la banlieue industrielle (40 800 immeubles sinistrés dans le
département de la Seine). Paris entre cependant dans une réflexion globale sur
l'organisation de l'espace urbain. Conduite au niveau national par la direction de
l'aménagement du territoire (1949), puis par la Délégation à l'aménagement du
territoire et à l'action régionale (la DATAR, 1963), elle est assumée pour Paris par
l'Atelier parisien d'urbanisme créé en 1968. Des secteurs sont alors l'objet de
schémas directeurs de remodèlement et de modernisation. Des Zones
d'aménagement concerté (ZAC Bercy, Tolbiac-Masséna, Guilleminot-Vercingétorix,
Saint-Blaise, Jemmapes, Champerret, Citroën-Cévennes) sont définies et font l'objet
de plans d'ensemble. De vastes quartiers connaissent un remodèlement intégral,
comme les Hauts de Belleville, l'espace entre la porte d'Italie et la Seine, le
voisinage des anciennes Halles, le quartier Maine-Montparnasse ou celui de
Grenelle, dont le front de Seine s'inscrit dans le paysage. Et l'on entreprend enfin la
réalisation d'un système de communications à l'échelle de l'agglomération, non de la
seule ville de Paris.

La mise à l'écart d'activités particulièrement polluantes renforce progressivement


le dispositif de salubrité. Les abattoirs en sont l'exemple le plus significatif. Les
usines à gaz et les centrales électriques en sont d'autres.

Une attention particulière est portée aux espaces verts, tant de la part des
pouvoirs publics que des habitants, qui pétitionnent à l'envi dès qu'on parle d'abattre
un arbre. C'est après 1980 que l'on voit se dresser des massifs floraux le long des
voies express urbaines et que l'on crée le nouveau parc de Bercy. Cent trente-quatre
jardins (118 ha) sont créés entre 1977 et 1995, date à laquelle on compte à Paris 484
hectares de jardins publics, outre les bois de Boulogne (846 ha) et de Vincennes
(995 ha), les espaces verts que sont les cimetières et les alignements ou
groupements de plantes et d'arbres que sont les places et les boulevards. Sans
compter les deux bois, la ville est riche de plus de 150 000 arbres, ce qui la place à
cet égard loin devant les autres métropoles européennes si l'on exclut, comme les
bois de Boulogne et de Vincennes, le Tiergarten de Berlin et Hyde Park à Londres.

Dans le même temps, Paris a gagné en hauteur. La hauteur tolérée passe en 1958
à 31 m dans le centre et 37 dans les arrondissements périphériques. Les dérogations
sont nombreuses. Georges Pompidou privilégie délibérément la hauteur sur
l'étalement. La tour de la Maison de la Radio ouvre la série en 1964. En 1970, Paris
discute l'esthétique de la nouvelle Faculté des sciences de Jussieu et de sa «tour
Zamanski». En 1973, la tour Maine-Montparnasse provoque une polémique.
L'ironie l'emporte : de la tour, dit-on, on ne voit pas la tour. Dans les années 1990,
ce sont les tours de la Bibliothèque nationale de France qui alimentent une longue
querelle, au point qu'on devra amputer de deux étages l'édifice en cours de
construction. Dans le même temps, le Parisien s'accommode mieux des tours de la
Défense et de celle du Palais des congrès de la porte Maillot, puis de celles des
quartiers périphériques (13e, 18e, 19e et 20e arrondissement) et de la banlieue. Il
semble cependant que l'on renonce maintenant à multiplier les tours, et que Paris ne
soit pas près de voir des gratte-ciel à l'américaine. Dans le centre de la ville, des
rénovations changent le paysage mais n'altèrent pas le panorama, comme celles du
quartier des Halles, des alentours de la gare Montparnasse ou de la frange orientale
du 15e arrondissement. Inauguré en 1979, le Forum des Halles, que certains
continuent d'appeler le «trou des Halles» comme au temps où ce n'était qu'un
chantier, est l'exemple même d'un aménagement conçu pour ne pas prendre place
dans le panorama.

Le passage, rebaptisé «galerie», revient à la mode dans la seconde moitié du XXe


siècle pour dégager certains commerces des nuisances de la circulation automobile.
C'est alors la vogue des galeries ouvertes sur les Champs-Elysées, auxquelles
s'apparentent quelque peu les «drugstores» des quartiers à forte fréquentation.
Le réaménagement de voies «piétonnières» à partir de 1970 traduit cette même
volonté d'exclure les voitures automobiles. La notion de haut du pavé retrouve ici
son sens. Chacun sait que la rue piétonnière prendrait tout son intérêt si, par la
nécessité du service et de l'approvisionnement des riverains, les voitures ne s'y
rencontraient quand même.

Le XXe siècle a bouleversé bien des données, en faisant passer au premier plan le
temps de transport. La gamme est alors ouverte entre les quartiers commodément
reliés au centre (la Défense en est le modèle) et les zones mal desservies avec
rupture entre le train de banlieue et le métro. Autant que par le niveau de confort ou
d'inconfort, les quartiers et communes-dortoirs mesurent leur faveur en temps
d'embouteillage sur les autoroutes.

De nouvelles infrastructures améliorent à partir de 1960 les relations rapides à


moyen rayon, créant ainsi des facilités de communication entre la ville et sa
banlieue qui correspondent aux réalités d'une agglomération de cinquante
kilomètres de diamètre. Certaines sont proprement urbaines, mais tiennent compte
de la circulation automobile engendrée par la résidence en banlieue. Ce sont, avec
plusieurs autoroutes de dégagement, un boulevard périphérique de 32 km aménagé
entre 1960 et 1973, des voies autoroutières sur les berges, entre 1967 et 1976 sur la
rive droite, à partir de 1967 mais inachevée sur la rive gauche en raison des
oppositions provoquées par un éventuel passage au flanc de Notre Dame. Ce sont
aussi des passages souterrains qui limitent les inconvénients du croisement : on en
avait ouvert quelques-uns avant la guerre (quai Voltaire, pont d'Iéna), et on les
multiplie à partir de 1960: place de l'Alma, Concorde, boulevards des Maréchaux.
En banlieue, les autoroutes de liaison se raccordent à deux rocades, celle de
l'autoroute A 86 et, plus loin, la Francilienne. Quant aux transports en commun, ils
se complètent des lignes de RER et de la ligne Météor.

Les choses changent sensiblement à partir de l'entrée en scène d'une autorité


nouvelle : la municipalité issue de la réforme de 1977. De grandes opérations sont
lancées ou accélérées, dans le cœur de la capitale – le quartier des Halles, les
alentours de la gare Montparnasse et ceux de la gare de Lyon – et dans les quartiers
périphériques qui se peuplent alors, de tout côté, de tours et d'équipements hôteliers
mais qui voient aussi surgir des ensembles d'urbanisme comme la place de
Catalogne (Ricardo Bofill), le Ponant (Olivier-Clément Cacoub), l'Aquaboulevard
(Alexandre Ghiulamila) et les équipements culturels du parc de la Villette (la Cité
des sciences d'Adrien Fainsilber et les «folies» de Bernard Tschumi, la Cité de la
musique de Christian de Portzamparc), puis dans les espaces riverains de l'Est
parisien où l'on tente pour la première fois de rééquilibrer la capitale avec des zones
d'aménagement où se répartiront les fonctions proprement urbaines autour de
l'Opéra de la Bastille (Carlos Ott), du nouveau Ministère des finances (Paul
Chemetov), du Palais omnisports (Michel Andrault et Pierre Parât) et du parc de
Bercy sur une rive, de l'Institut du Monde arabe (Jean Nouvel) et de la Bibliothèque
nationale de France (Dominique Perrault) sur l'autre. On en profitera pour faire de
l'extrémité parisienne du canal Saint-Martin un bassin de plaisance. L'axe des
Champs-Elysées et de la Grande-Armée est prolongé jusqu'à la Défense, qui cesse
d'être un carrefour routier pour devenir un quartier de prestige et d'affaires. Des axes
anciens sont aménagés, comme la longue promenade qui recouvre en partie le canal
Saint-Martin.

Les années 2000 voient quelques mutations de l'espace et du système de


communications. La principale touche la circulation automobile, que la municipalité
entend réduire à des fins de fluidité aussi bien que d'assainissement de l'air. Les
berges sont ainsi réservées le dimanche aux piétons et aux cyclistes, l'été à
l'aménagement d'une plage. Le projet d'un tramway périphérique sur les boulevards
des Maréchaux connaît sur la rive gauche une première réalisation. Une vaste
opération de location horaire de cycles facilite le recours aux Parisiens à un moyen
économique et écologique de transport.

D'autres actions sont entreprises sur l'espace bâti. Dans le centre, on amorce la
rénovation du vaste ensemble du forum des Halles et, pour la périphérie, on
réfléchit à la révision des normes de hauteur et à la construction de tours, seule
réplique à la densité de l'occupation du sol en ville et à l'élargissement sans fin de
l'urbanisation en région parisienne.

Un paradoxe doit être noté: alors que les gouvernements multiplient les efforts
pour inciter ou contraindre les administrations et les entreprises à s'établir en
province, c'est bien dans la capitale que, par la volonté délibérée des chefs de l'État,
sont érigés ou rénovés les grand équipements nationaux. De la Maison de la Radio
et des aéroports internationaux voulus par le général de Gaulle à la Bibliothèque
nationale de France voulue par François Mitterrand en passant par le bâtiment
universitaire de Jussieu, le Centre Georges Pompidou, le Musée d'Orsay, le nouveau
Ministère des finances, la Grande Arche, l'Opéra-Bastille, la Cité de la Villette et le
Grand Louvre, tout a été mis en œuvre pour perpétuer dans Paris ou alentour la
tradition huit fois centenaire d'une création monumentale qui rend perceptible à l'œil
la centralisation et la fonction capitale de Paris.

Au terme de ce survol des modernisations successives de l'espace urbain, force


est d'observer qu'il n'en est pas une qui n'ait suscité chez le Parisien, né frondeur, les
critiques et l'ironie, les chansons et les pamphlets, les pétitions et les campagnes de
presse. Ainsi a-t-on salué les enceintes médiévales et le mur des crottes sèches, les
fortifs et l'annexion des villages, les expropriations de Philippe le Bel et les
«Comptes fantastiques d'Haussmann», les places de Louis XIV et les percées de
Napoléon III, l'éléphant de la Bastille et la pyramide du Louvre, la tour Maine-
Montparnasse et la Maison de la Radio, l'Arche de la Défense et la Bibliothèque
nationale de France. On a longtemps demandé la destruction de la tour Eiffel.
L'opinion a fait interrompre l'autoroute des berges. Il n'est pas besoin d'imagination
pour penser que les Gaulois ont daubé sur le cardo rectiligne de la ville romaine.
Seul le mauvais goût a été épargné: on n'a ironisé ni sur la pâtisserie rose de l'ancien
Trocadéro ni sur le pastiche néobyzantin du Sacré-Cœur.
CHAPITRE VIII

Les structures économiques

LE CARREFOUR

Paris tire tous les avantages d'une position héritée de l'Antiquité. À la


convergence des voies fluviales se superpose aisément une carrefour routier.
La route d'Orléans et celle du Nord - Picardie et Flandre - sont évidentes par
le plateau de la rive gauche et par le seuil de la Chapelle. La route de
l'Allemagne s'ouvre entre Montmartre et les Buttes-Chaumont. Celle de
Lyon part directement de la place Maubert. Une route vers la Suisse se
dégage peu à peu, par le pont de Charenton.

C'est entre le XIIe et le XIIIe siècle que Paris cesse d'être ce simple
carrefour. Tout y contribue, l'émergence de la fonction de capitale, la
croissance démographique, le développement de l'opulence bourgeoise, et
jusqu'à l'essor des foires de Champagne vers lesquels afflue, de la Flandre à
l'Italie, toute l'Europe marchande et bientôt financière. On sait ce que sont
ces six foires, réparties en quatre villes, Provins, Lagny, Troyes et Bar-sur-
Aube, qui constituent, sous la protection royale, un centre de transactions
quasi permanent et remarquablement organisé. Au XIIIe siècle, alors que les
foires de Champagne sont à leur apogée, nul n'y peut ignorer la grande ville
voisine, et la confluence de l'information sur les foires comme dans la
capitale constitue un atout pour qui négocie à grande échelle les
marchandises et le crédit. Nul doute que, pendant ce temps, les foires
parisiennes, y compris le Lendit de Saint-Denis, ne souffrent de la trop
grande force d'attraction du cycle champenois. Les hommes d'affaires
savent jouer de la complémentarité de ce cycle qui fournit les échéances
multiples permettant le crédit et de la place permanente où se rencontre une
clientèle qui ne se déplace pas aux foires. Ils ont besoin des deux, non d'un
troisième système que fourniraient les foires parisiennes. Celles-ci
demeurent d'intérêt régional. Même si le Lendit tient un rôle dans les
approvisionnements, il n'en a guère dans les trafics bancaires.

À la fin du XIIIe siècle, c'est Paris qui l'emporte. À quoi bon déménager
six fois dans l'année quand tous les acteurs du jeu économique peuvent se
rencontrer en un centre permanent riche de toutes les opportunités? Encore
vivantes vers 1300, les foires de Champagne s'étiolent ensuite rapidement.
La capitale les a mises à mal, et en recueille l'héritage.

Dès le XIIe siècle, Paris a tiré de nouveaux profits de son carrefour. Ses
ports deviennent le point de passage de tous les trafics d'approvisionnement
qui recourent au moins onéreux des transports dès lors qu'on véhicule des
pondéreux. On y approvisionne Paris, mais aussi tous les pays du bassin
fluvial, parfois relayé par les routes terrestres vers le Nord, vers la
Bourgogne et vers la Loire. Les pays de la basse Seine procurent du poisson
de mer, du bois, du foin, du sel, des fruits, du fer. On comprend l'intérêt que
présente pour la ville des Capétiens l'effondrement de la quasi-
indépendance de la Normandie du Plantagenêt. Par l'Oise et l'Aisne, c'est le
bois qui arrive, pour la construction comme pour le chauffage. Les pays
d'amont font surtout descendre du vin.

C'est à la fin du XIe siècle que les marchands parisiens qui usent de la
voie fluviale pour trafiquer avec l'ensemble du bassin de la Seine ont
commencé de s'organiser pour lutter contre la concurrence, et avant tout
contre celle des Rouennais. Dès le milieu du XIIe, ces grands marchands
parisiens, ceux qui tirent profit du port et prennent le nom de «marchands
de l'eau» sont reconnus par le roi. En 1134, Louis VI parle de la
«communauté des bourgeois de Paris», comme si Paris avait une
personnalité juridique que, pourtant, la royauté ne songe pas à lui donner.
En 1142, Louis VII reconnaît l'usage de la place de Grève à ses «bourgeois
de Grève et du Monceau». En bref, Paris n'est pas une commune mais les
bourgeois sont des bourgeois. Ils gèrent alors leurs affaires communes, soit
spontanément comme lorsqu'ils décident d'aménager une maladrerie, soit à
l'intiative du roi comme lorsque Philippe Auguste les charge du pavage et
de la construction de l'enceinte.
Que sont ces droits reconnus à la Hanse et tenus au XVe siècle pour
«privilèges de la Ville de Paris»? Dès 1134, les bourgeois sont habilités à se
prêter mutuellement aide pour saisir eux-mêmes les biens de leurs
débiteurs. En 1171, Louis VII confirme les privilèges de la Hanse et le
monopole des «marchands de l'eau» sur tout le trafic fluvial entre Paris et
Mantes. Il reconnaît la compétence de leur juridiction pour les affaires liées
à cette navigation. Peu à peu, les «détroits» de la Marchandise de l'eau
s'étendent. Ils atteindront en amont Nogent-sur-Seine. Mais en 1207,
soucieux de se concilier la Normandie qu'il vient de conquérir, Philippe
Auguste accorde aux Rouennais les mêmes avantages sur la basse Seine.
Pour franchir Paris, il faut s'associer avec un Parisien, pour franchir Rouen
il faut faire compagnie avec un Rouennais. La capitale normande perdra ce
privilège après l'émeute de 1292, le retrouvera en 1309 grâce à l'entregent
du Normand Enguerran de Marigny, le perdra définitivement en 1315 lors
de la disgrâce de Marigny. Paris devra s'incliner après l'affaire des
Maillotins et un arrêt du Parlement rendra aux Rouennais leurs privilèges,
mais un ultime arrêt, en 1398, consacrera le triomphe de la capitale. Paris
sera alors libre de son trafic sur la Seine jusqu'à la mer.

Les bourgeois ont obtenu en 1192 de Philippe Auguste le droit de


décharger à Paris le vin qui arrive par la voie fluviale. En 1200, le même
Philippe Auguste obtient du comte d'Auxerre qu'il lève l'interdiction faite
aux Parisiens de décharger à Auxerre le sel qui remonte l'Yonne. C'est la
concurrence avec les marchands bourguignons qui conduit le roi à fixer les
limites des deux aires dans le haut bassin.

La Hanse sort de ses compétences spontanées de représentation des


intérêts marchands quand elle se fait attribuer des fonctions
juridictionnelles. En 1220, Philippe Auguste reconnaît aux marchands de
l'eau hansés le monopole du criage des marchandises disponibles et des prix
fixés sur le marché, ainsi que le droit de contrôler les mesures et de les
amender. Comme il faut bien financer de telles tâches, le roi autorise les
marchands à taxer le trafic fluvial du sel. La police commerciale, celle de la
régularité des transactions comme celle des poids et mesures, débouche
enfin sur une fonction qui dépasse largement le commerce fluvial et même
le commerce, quel qu'il soit: la basse justice sur les terres relevant de la
justice du roi. Celui-ci ne se réserve, outre sa haute justice et sa justice
d'appel, qu'une moyenne justice limitée aux voies de fait, aux vols et aux
fraudes sur les mesures. Les mesures étalons sont naturellement conservées
à l'Hôtel de Ville, exception faite des mesures pour le grain et le sel, qui
sont encore à la fin du XIIe siècle dans la chapelle Saint-Leufroy, près du
Pont-au-Change, mais que l'on transporte avant 1258 au Parloir aux
Bourgeois. C'est en Grève que l'on brûle les mesures inexactes ou
frauduleuses.

Toute rupture politique avec le Nord, avec la Picardie céréalière comme


avec la Flandre industrielle, est durement ressentie sur la place de Paris. Au
XIVe siècle déjà, la place financière de Paris n'est qu'un relais de celle de
Bruges. L'engagement des milieux d'affaires parisiens, entre 1410 et 1430,
dans le parti de Bourgogne passe aux yeux de beaucoup pour celui qui
procurera la route libre vers Arras, Lille et Bruges. En 1528, l'Hôtel de Ville
se plaindra du dommage causé à la ville par la rupture entre François Ier et
Charles Quint. La capitale ne vit pas sans les vivres qui lui viennent du
Nord et sans la relation qu'assurent Bruges puis Anvers avec le grand
commerce international. Même si Paris a souffert au XIIe siècle de la
frontière politique qui coupait périodiquement la basse Seine, jamais Rouen
ne parviendra à tenir ce rôle d'avant-port du bassin parisien que tiennent les
grands ports des Pays-Bas. Au XVIe siècle encore, une rupture avec les
Pays-Bas de Charles Quint cause en 1528, disent les marchands, la ruine de
la place.

En ce XVIe siècle, Paris redevient la plaque tournante de tous les trafics


de la France du Nord avec les Pays-Bas. Les produits du grand commerce
mondial, élargi par l'ouverture des nouvelles routes maritimes, sont
réexportés d'Anvers ou de Rouen vers Paris, où la France du Nord
s'approvisionne en tissus précieux et en fourrures, en fruits exotiques et en
sucre, en joyaux et en œuvres d'art, en épices et en parfums.

LA MONNAIE

Dès les temps carolingiens, Paris émet dans son atelier des monnaies
reconnaissables comme parisis. Sous les Capétiens, la monnaie parisis est
délibérément tenue à un haut niveau pour des raisons politiques. Frappé à
200 pièces au marc, d'alliage à 5/12 d'argent fin, le denier parisis de
Philippe Auguste pèse en argent fin 5/4 du tournois, qui est frappé à 192
pièces au marc d'alliage à 3,75/12. La supériorité n'a rien d'économique.
Elle est tactique. La monnaie de la capitale doit être une forte pièce. Quatre
parisis valent cinq tournois.

C'est l'alignement par saint Louis des nouvelles espèces qui annonce à
terme l'effacement du parisis en tant que monnaie de compte : le gros de
saint Louis vaut en 1266 un sou tournois, l'écu vaut une livre tournois.
Après l'émission en 1350 des derniers doubles parisis de Philippe VI, on
cesse de frapper des espèces parisis. L'atelier monétaire de Paris continue
de frapper, mais la valeur des pièces est officiellement spécifiée en sous et
deniers tournois. Dès le XIVe siècle, il n'y a plus de place pour le parisis
dans les mentalités comptables du reste de la France, mais on continuera
encore pendant un bon siècle de compter à Paris en parisis. Cela n'empêche
pas le gouvernement de Bedford de donner en tournois le cours de ses
espèces, alors même que Tours est à Charles VII.

L'unification de la monnaie de compte, puis de la monnaie réelle, ne


change rien à la part que tient l'atelier parisien dans le monnayage royal,
puis national. Cette part aura son importance économique jusqu'à la
cessation des frappes en métaux précieux. Du Moyen Âge à la première
moitié du XXe siècle, la frappe de l'or et de l'argent signifie un afflux de
métal vers la capitale. Le remplacement des espèces précieuses par des
pièces de métal ordinaire et par les billets de la Banque de France met fin,
avant même le transfert en province des frappes, à ce mouvement de
numéraire qui profite du drainage des capitaux mais l'amplifie largement.

La circulation monétaire est à la mesure du cosmopolitisme des milieux


d'affaires qui fréquentent la place de Paris. Dès que l'économie monétaire
l'emporte sur le troc et que l'on traite des affaires en les soldant par des
paiements en monnaies apportées de toutes parts, les changeurs
apparaissent spontanément sur le marché parisien. Au milieu du XIIe siècle,
ils sont déjà présents sur la place des Champeaux où vont s'élever les
Halles. C'est Louis VII qui décide en 1142 de les regrouper au point de
passage obligé que représente le Grand-Pont. Dans le parler parisien, celui-
ci deviendra vite le Pont-au-Change. Mais l'emplacement n'a rien
d'obligatoire. On trouve des changeurs sur tous les lieux de transactions,
aux Halles comme au marché Saint-Gervais. Au Temple, les templiers font
du change l'une des activités essentielles de leur maison parisienne, ce qu'on
leur reprochera sévèrement au XIIIe siècle et qu'on mettra à leur passif
quand le moment viendra de défendre l'existence même de l'ordre. Dans les
rues qui séparent les Halles de la Seine, les grands marchands et en premier
lieu les Lombards tiennent des bancs de change dans leurs hôtels. La rue
des Lombards, la rue des Bourdonnais et la rue de la Monnaie font une
sérieuse concurrence au Pont-au-Change. Il est vrai que le chaland moyen
n'accède guère à l'hôtel des grands financiers toscans, et qu'il se trouve bien
de pouvoir changer une pièce sur le Grand-Pont.

Du change manuel - celui qui consiste à échanger une pièce contre une
autre et à approvisionner en métal l'atelier royal de la Monnaie - au crédit à
court terme, il semble n'y avoir qu'un pas. En fait, les deux activités n'ont
rien de commun. Le crédit à long terme est fait de la constitution de rentes à
laquelle participe toute la société. Le crédit à moyen terme est une retombée
du commerce, qui engendre des créances négociables; il sera toujours le
domaine par excellence des grands marchands et des sociétés d'affaires
ayant sur les autres places des correspondants capables d'accepter le trafic
des changes tirés, c'est-à-dire des effets à terme. Quant au crédit à court
terme, il est l'affaire des usuriers, juifs, lombards ou cahorsins, puisque l'on
affuble collectivement de ce surnom toutes sortes de chrétiens français,
originaires de Cahors ou d'ailleurs, qui rivalisent avec les juifs pour prêter
quelques sous en prenant en gage des hardes ou des pièces de vaisselle
qu'ils revendent en bric-à-brac quand l'emprunteur ne peut les dégager. Les
grands marchands ne dédaignent cependant pas de pratiquer
secondairement l'usure. Ils traitent les affaires dans leur hôtel et font traiter
l'usure à leur auvent. Le Parisien fera rapidement une assimilation abusive
et bien des crises de xénophobie ou d'antisémitisme ne seront que la
revanche du pauvre contre qui lui a pris sa houppelande pour trois sous.

L'usurier demeurera l'un des personnages de la vie parisienne. Les


gouvernants tentent, de loin en loin, de remédier au fléau qu'est l'usure.
C'est à l'imitation des villes flamandes que s'ouvre, en 1625, le «bureau
d'adresses» de Théophraste Renaudot, sorte d'agence où se rencontrent
employeurs et demandeurs d'emploi, propriétaires et demandeurs de
logement, détenteurs de capitaux à placer et demandeurs de crédit. En fait,
il prête sur gages, à 3 %, ce qui est un intérêt très modéré. Renaudot ne
cache pas ses intentions sociales. En 1639, il est chargé de tenir registre de
tous les demandeurs d'emploi. Son officine sera fermée par le Parlement en
1644.

On en est revenu au temps des usuriers. Molière, dans L'Avare, les


fustige. Il faut attendre 1777 pour que l'institution du Mont-de-piété vienne
modérer le marché du prêt sur gages. Le Crédit municipal en naît en 1918.
Mais le XIXe siècle a vu cohabiter le traditionnel prêt à intérêt et une
grande banque qui prend le premier rôle dans le développement
économique. En 1824 encore, des usuriers sont condamnés pour avoir exigé
un intérêt de 120 %. Le Mont-de-piété, qui pratique les prêts à très court
terme pour de très petites sommes, mais à un taux d'environ 12 %, jouit
d'une clientèle considérable : 1 200 000 prêts par an à la fin de la
Restauration. On y voit les ouvriers comme les princes, et c'est l'un d'eux
qui, pour se disculper d'avoir engagé sa montre, dira à la reine Marie-
Amélie l'avoir laissée «chez ma tante ». En 1828, c'est la Ville qui emprunte
quatre millions au Mont-de-piété pour fournir du travail aux indigents. Le
XXe siècle modernise le prêt en ce que l'hypothèque sur salaire remplace
souvent le prêt sur gages mobiliers. Aggravé par la pratique de la vente à
crédit, l'endettement de la population modeste ne demeure pas moins l'une
des préoccupations de tout gouvernement.

LES PORTS

Le port de Lutèce était probablement installé dans l'île et l'on ne risque


rien en pensant que l'accostage très anciennement attesté sur le côté nord-est
a joué un rôle dès l'Antiquité dans le trafic commercial de la ville. Il
subsiste jusqu'à la fin du Moyen Âge, sur le site actuel des rues des
Chantres et des Ursins. C'est le port Saint-Landry, parfois appelé port
Notre-Dame. Tout voisin est au XIIe siècle un port aux Œufs. Le port
l'Évêque ne paraît guère avoir joué un rôle dans la vie économique de la
Cité. Il en va de même, sur le côté sud, du port de l'Hôtel-Dieu.
Très tôt, en effet, l'étroitesse des ports de la Cité les rend inaptes à autre
chose qu'à de brefs déchargements. Pour la flotte que représente une
navigation active à travers tout le bassin de la Seine, force est aux bateliers
de chercher sur les berges du grand bras une large emprise sur une rive
accessible, donc hors des zones marécageuses d'amont et d'aval. Le port en
Grève est-il créé dès l'époque romaine? C'est probable. On voit mal un
grand port coupé de la ville, en l'occurrence de l'île, par l'enceinte du Bas-
Empire. La Grève, au contraire, offrait de larges espaces, une berge avec
une pente douce et une relation commode avec les régions urbanisées,
accessibles par les ponts. Le développement ultérieur de la ville marchande
sur la rive droite et non sur l'emplacement de la ville antique semble
confirmer l'hypothèse d'une très ancienne implantation portuaire à
l'emplacement de l'actuelle place de l'Hôtel-deVille. Un document du IXe
siècle cite déjà le centre commerçant qu'est la place de Grève. Elle le
demeurera jusqu'au transfert des transactions vers les halles en Champeaux.

Le port en Grève, c'est d'abord une grève de sables alluviaux que l'eau
couvre plus ou moins haut. Autant dire que l'on peut tirer les bateaux. Le
port n'est longtemps qu'une plage sur laquelle glissent des barques. Très tôt,
cependant, un peu de police et un minimum d'infrastructure se révèlent
nécessaires pour faire face à l'encombrement. La Hanse des marchands de
l'eau fait construire des pontons, perpendiculaires à la berge. Les premiers
sont au droit de la place. En les multipliant, on atteindra vers l'amont les
abords de l'enceinte de Philippe Auguste. C'est ce roi qui, d'ailleurs,
favorise cet aménagement essentiel en accordant à la Hanse un droit sur les
trafics pour financer les travaux propres à faire d'une grève un port.

Le premier de ces ports qui sont des pontons, c'est le port au vin. Les
deux pontons au vin de Bourgogne et au vin de France se complètent du
marché en gros qui se tient sur la place de Grève. Le vin qui parvient en
Grève peut aussi bien prendre le chemin de la Flandre que celui d'une
taverne parisienne ou du cellier d'un bourgeois. Il arrive que l'on décharge
le vin : c'est le travail des «avaleurs», gens qui mettent les fûts aval, donc en
bas du bateau. Il arrive aussi que la transaction se fasse en place de Grève
mais que le vin soit simplement transféré, «rachié», d'un bateau en l'autre.
En allant de la Grève vers l'enceinte, on rencontre ensuite le port au blé,
où relâchent les bateaux chargés en Brie et en Beauce. Le port Saint-
Gervais est un port au foin, aux bûches et aux fagots, alimenté par les forêts
de la haute Seine et de ses affluents. Règnent là les crocheteurs, le crochet
étant une sorte d'armature de bois qui se porte au dos et sur laquelle le
portefaix empile le bois ou le foin. Un port aux Bouticles reçoit les envois
de poisson des pêcheries de cette même région. Un port au charbon de bois
est voisin, où l'on voit aussi au XVIIIe siècle du charbon de terre. Vient
ensuite un port à l'Archevêque qui accueille les trafics avec la ville
archiépiscopale de Sens. Au-delà de la tour Barbeau qui borde l'enceinte de
Philippe Auguste, le port des Barrés et le port des Célestins reçoivent aussi
bien du vin en transit que du blé et du bois. Aux abords de la tour de Billy,
qui ferme sur la rive l'enceinte de Charles V, le port de la tour de Billy voit
surtout passer à partir du XVe siècle les pierres de taille, les pavés de grès,
les meules et les fûts de plâtre qu'on ne décharge pas tout bonnement en
plein port au vin. N'oublions pas le port particulier qu'ont établi les
templiers à la hauteur de Saint-Gervais. Au XVe siècle, tout cela forme le
port en Grève.

Alentour, les entrepôts se multiplient. Si le vin doit être gardé un ou deux


jours en attendant la revente, et si le marchand n'a pas, comme les deux tiers
de ses collègues, son établissement en la Mortellerie, le long de la rive, il
faut demander au prévôt des marchands un congé pour loger les fûts sous
les piliers de la maison commune ou dans le chantier - le terrain vague -
d'un marchand établi dans le quartier. Le bois d' œuvre – bois de
construction, pieux de clôture, javelles d'échalas pour les vignes - est
groupé derrière la place de Grève, entre la Mortellerie et la Seine, contre les
murs de la chapelle Étienne Haudry, cet établissement charitable que l'on
appelle ainsi du nom de son fondateur, un panetier de Philippe le Bel, quand
on ne dit pas familièrement «les Haudriettes». Il y a des tas de charbon et
des empilements de bûches à travers tout le quartier, et même au milieu de
la place de Grève. On trouve du foin partout. N'oublions pas l'avoine des
chevaux: elle est entreposée et vendue en l'Avoinerie ou Avènerie, qui
deviendra plus tard la Vennerie.

Pour pallier l'inconvénient d'une remontée sous les ponts, il était tentant
d'établir un port en aval. Dès le XIe siècle, la rive droite dispose d'un
deuxième port. Les habitants du bourg Saint-Germain-l'Auxerrois ont en
effet aménagé un port, qui les dispense d'aller jusqu'en Grève pour faire
accoster leurs bateaux chargés de vin ou de bois. Cette grève portera dans
l'histoire parisienne un nom étrange : l'École Saint-Germain, ou plus
brièvement le port de l'École. Au vrai, cette École n'a rien à voir avec les
études. Dans le latin du XIe siècle, scala désignait la pente d'un accostage :
un port sans quai. L'usage a longtemps fait nommer Échelles les ports du
Levant. Du même mot, le marin a fait « escale » et le Parisien du Moyen
Âge a fait École.

Le port de l'École est le préféré des marchands qui organisent vers Paris
des trafics d'aval mal encadrés par les règlements de la Marchandise de
l'eau. On y trouve le poisson de mer, le bois des forêts de l'Oise et de
l'Aisne, les fagots de Sèvres et de Saint-Germain, le cidre de Normandie, le
foin de la basse Seine. Le vin de Suresnes, de Chaillot ou de Meudon arrive
également à l'École, quand les Parisiens ne jugent pas plus commode d'y
faire également venir le vin de Beaune ou de l'Auxerrois destiné à leurs
celliers. S'il faut bien en passer par les exigences des intermédiaires établis
au port en Grève dès lors qu'il s'agit de revendre le vin importé, on peut les
ignorer pour approvisionner les hôtels des quartiers du Louvre ou des
Halles : il est malgré tout plus aisé de passer sous le pont vers l'aval que
d'acheminer des fûts en chariots depuis le port en Grève à travers les rues
étroites de la Croisée de Paris.

La Marchandise de l'eau était consciente de l'inconvénient que


représentait, pour les trafics venus d'aval, l'obligation de franchir le pont
vers l'amont pour accéder à un accostage en Grève. Notons à ce propos qu'il
était moins onéreux de franchir le pont vers l'aval que vers l'amont: il y
suffisait d'un bon pilote et d'une gaffe, sans qu'il y faille un halage au treuil.
On sait bien à l'Hôtel de Ville qu'il ne reste, sous le pont aux Meuniers,
qu'une arche navigable. Afin de ne pas dépendre de Saint-Germain-
l'Auxerrois, la Ville fit l'acquisition peu avant 1170, d'une petite grève, entre
l'École et le Grand-Pont, qui portait le nom d'un ancien propriétaire, le
bourgeois Jean Popin. Elle appartenait alors à l'abbaye de Haute-Bruyères,
qui la céda moyennant la cession perpétuelle d'une part du trafic : une mine
par bateau de sel, un cent par bateau de harengs. L'espace était exigu, et le
port ne connut guère l'affluence. Dès la fin du Moyen Age, il était surtout
fréquenté par les Parisiens qui y faisaient boire leurs chevaux. Le nom
d'Abreuvoir Popin l'emporta sur celui de port. On y accédait par une petite
rue en pente douce et, après la construction du quai au milieu du XVIe
siècle, par une arche sous le quai.

L'expérience d'un accostage d'aval fut renouvelée. On construisit, près du


Grand-Pont, une maison de la Marchandise. Elle recevait quelques
arrivages de harengs, et alimentait la Saunerie dans les moments où la
liberté de circulation sur la Seine permettait de privilégier
l'approvisionnement en sel par Harfleur et non celui qui, plus onéreux
puisque supportant le coût de deux ruptures de charge, venait par la Loire,
la route et le Loing. Le sel était entreposé dans les greniers de la Saunerie,
entre la porte Paris et l'Abreuvoir Popin, ainsi que dans quelques magasins
durablement établis ou occasionnellement loués dans le voisinage du
Louvre. Cette Saunerie était fragile. Elle avait contre elle les
contrebandiers, qui souhaitaient éviter la gabelle et préféraient relâcher en
un port moins surveillé, et la conjoncture politique qui ruinait
périodiquement le commerce d'aval. En 1355 déjà, des marchands de sel
relâchaient au port des Barrés, donc en amont du pont. Au début du XVe
siècle, le sel arrivait aussi bien d'amont que d'aval, et les agents de la
gabelle s'employaient à faire converger tous les approvisionnements en la
Saunerie, ce qui condamnait les trafics d'amont à franchir le pont. La ruine
du commerce d'aval, à partir des années 1415, fut celle de la Saunerie. En
1424, la Ville louait la maison à un poissonnier. Quand Guillebert de Metz
décrit vers 1400 le quartier, il ne trouve à en dire qu'une chose: en la
Saunerie, on trouve des saucisses. La Saunerie ne retrouva une activité
normale qu'avec la paix, dans la seconde moitié du XVe siècle.

On renouvelle au XVIe siècle l'expérience d'un véritable port d'aval,


capable de décharger efficacement le port en Grève. Naturellement la Ville,
qui a ses intérêts en Grève, s'oppose tant qu'elle peut à de telles tentatives.
Les charrois de pierres qui viennent de Vaugirard et de Notre-Dame-des-
Champs pour approvisionner la construction des Tuileries sont déroutés en
1564, d'ordre du roi, des ponts vers le bac qui accoste à l'aplomb du Louvre.
Le roi n'aura que lentement raison de la mauvaise volonté des habitants, peu
satisfaits de voir passer devant leur porte des chariots qui défoncent le sol :
en 1582, on n'aura pas fini d'aménager le chemin qui y conduit (la rue du
Bac).

Demeure le port de l'École. Exigu, mal organisé, il sert encore au XVIIIe


siècle où les marchands de grains de Rouen, de Mantes et de Soissons y ont
leurs habitudes. Ceux qui approvisionnent la capitale par la haute Seine et
ses affluents vont naturellement en Grève. Ceux qui viennent de la Beauce
ou du proche pourtour parisien, de Gonesse et Lagny à Brie-Comte-Robert
et Rambouillet, empruntent la route terrestre et vont aux Halles.

Les quais ne seront aménagés qu'à partir du XVIe siècle. C'est entre 1673
et 1675 que le prévôt des marchands Claude Le Pelletier - futur contrôleur
général - construit un quai maçonné et aménage en Grève un véritable port,
séparé par un muret de la place proprement dite. La maçonnerie, cependant,
n'a pas que des avantages. Avec des quais surélevés, il n'est plus question de
halage. La remontée du courant devient difficile, et ce d'autant plus que la
multiplication des ponts fait de la Seine, au XVIIIe siècle, une succession de
goulets à fort courant et à remous. Le treuil devient indispensable; En 1745,
un système mécanique de remontée est mis en place du pont Royal au Pont-
au-Change.

La rive gauche est la moins pourvue de ports, et le petit bras de la Seine


se révèle en toute saison moins commode. L'abbaye de Sainte-Geneviève
possède au XIIe siècle un port particulier sur la Bièvre, au lieu-dit le
Chardonnet. C'est là que relâchaient, à la veille de la bataille de Lutèce, les
bateaux de Labienus. Il est en usage aux temps carolingiens. Nul doute que
ce port Saint-Bernard ait été de tout temps l'accostage normal des petits
bateaux qui descendent la Bièvre chargés de vin, de bûches et de légumes.
Un port dit du Noyer est aménagé au XIVe sur la rive gauche, en contrebas
de la place Maubert. Pour la place qu'y tient le bois de chauffage venu
d'amont, il restera connu comme la Bûcherie du Petit-Pont. En aval, il faut
citer pour mémoire le port de Nesle, qui soulage le port de l'École d'une
partie du trafic de bûches et de vin. Au XVIIIe siècle, outre les petits ports
de la Bûcherie, de la Tournelle et des Quatre-Nations, le rattachement de
l'île aux Cygnes à la terre ferme procure sur la rive gauche un port de
grande capacité, situé en aval, hors de la ville : le Gros-Caillou, ou port des
Cygnes (auj. de la Bourdonnais).

Quelques chiffres donnent en 1413 le rapport de l'activité des différents


ports. Sur soixante bateliers, trente et un ont leur attache aux ports d'amont
(22 en Grève et à Saint-Gervais, 9 aux Barrés), vingt-trois l'ont aux ports
d'aval (École, Louvre et Nesle), quatre l'avaient en la Cité. Deux suffisent
au port Saint-Bernard, sur la rive gauche.

La voie fluviale prend une nouvelle importance avec la naissance


d'industries faisant appel à des matières premières pondéreuses. La
construction exigeait déjà du bois, de la pierre et du sable. L'industrie veut
du charbon. De la fonderie de cuivre et de zinc à la fabrication de machines-
outils ou de locomotives au milieu du XIXe siècle, et plus tard à la
construction automobile, la métallurgie différenciée appelle de surcroît du
métal brut.

La Seine étant ce qu'elle est, malgré les difficultés de navigation déjà


évoquées, avec son réseau rayonnant autour de Paris, il devenait essentiel
d'assurer le contournement de la capitale et la desserte transversale entre le
trafic d'amont par la haute Seine et le trafic du Nord par l'Oise. C'est
Napoléon qui, le premier, imagine de compléter le système fluvial par un
ensemble de canaux propre à l'acheminement des pondéreux en provenance
d'Anvers et de Rotterdam, et capable d'alléger la circulation fluviale dans la
capitale. Amorcé en 1802, efficace en 1810 quand un bateau relie Cambrai
à Paris, ce système est achevé en 1825. Le centre en est le bassin
rectangulaire de la Villette, au nord-est de la ville. Il est relié par le canal
Saint-Martin au bassin de l'Arsenal et à la Seine, par le canal de l'Ourcq à
l'Ourcq et à la Beuvronne, par le canal Saint-Denis à la Seine en aval de
Paris, par le canal Saint-Martin à la Seine, qu'il atteint au sud de la Bastille
au bassin de l'Arsenal. Seize écluses régularisent les plans d'eau et
permettent une circulation aisée dans les deux sens. Le remorqueur à hélice,
qui commence de concurrencer le halage à cheval en 1867, ouvre au
transport des pondéreux de nouvelles perspectives, et cela au moment où les
voyageurs achèvent de se détourner de la voie fluviale au profit d'un
transport ferroviaire plus rapide. L'implantation de ces canaux bouleverse
l'implantation des fonctions portuaires et industrielles, accentuant la
vocation industrielle des quartiers périphériques du nord et de l'est, jusque-
là mal desservis, et éliminant par là-même ce qui y subsistait de résidence
non ouvrière.

Les ports modernes naissent donc au long de la Seine dans une ville en
extension entre l'Empire et la Monarchie de Juillet. Le 29 mars 1816, les
Parisiens se pressent pour voir le premier navire à vapeur qui ait jamais
remonté la Seine. Deux ans plus tard, un vapeur se montre capable de tirer
deux péniches chargées. En 1824, on compte plus de 15 000 bateaux et 4
500 trains de bois dans les ports parisiens, qui accueillent déjà vingt-deux
vapeurs. Le trafic parisien est alors le double de celui de tous les ports de
mer français, et l'idée germe d'un port de mer à Paris, relié à Dieppe ou
Rouen par un large canal. La courbe ne sera inversée qu'à la renaissance du
trafic colonial. Dans les années 1835-1840, on aménage le port Saint-Paul
et on crée le port Henri IV sur l'espace formé par le rattachement à la rive
de l'île Louvier. Les ports parisiens sont alors en tête de tous les ports
français pour un trafic qui équivaut à ceux, réunis, de Nantes, Bordeaux, le
Havre et Marseille. Mais les ports de la ville ne sauraient suffire. On gagne
la banlieue. Claude Monet peindra en 1875 (Musée d'Orsay) les
déchargeurs de charbon qui, marchant sur des passerelles faites d'une
planche, portent sur leurs épaules les hottes remplies sur les péniches qui
stationnent sur deux rangs tout au long du quai qui avoisine le pont
d'Asnières.

Les quais ne suffisent plus. C'est sous la Monarchie de Juillet que l'on
creuse dans la plaine de Clichy un nouveau port de grande capacité. Il ne
s'agit plus de simples pontons dans le lit du fleuve, permettant seulement
l'accostage et le déchargement rapide. Le port de Clichy est un véritable
port à bassins, avec son accompagnement d'entrepôts et de relations
terrestres. Dans le même temps, on aménage les entrepôts de la Douane, à
la Villette, puis les docks de Saint-Ouen.

On cherche aussi les moyens d'un trafic qui puisse se développer


commodément dans les deux sens sur les voies fluviales elles-mêmes. Les
nouveaux ponts sont pourvus d'arches plus larges. On drague le lit. Des
écluses apparaissent, comme celle de Suresnes en 1885. Toutes sont
rénovées après la Seconde Guerre mondiale pour s'ouvrir à des navires de
fort tonnage. Au remorqueur qui tirait son train de péniches inertes et dont,
grâce à une corde, on abaissait la cheminée au passage des ponts, succède
après 1945 et surtout dans les années 1960 le pousseur, plus puissant – il
pousse de deux à quatre barges – et plus maniable, cependant que se
multiplient les transporteurs autotractés, donc autonomes.

Les ports périphériques se multiplient au XXe siècle pour dégager la ville


d'un trafic terrestre entre les périphéries. Gérés par le Port autonome créé en
1970, on en compte quatorze principaux, soixante-dix au total, dont dix-
neuf dans la ville. Les plus actifs sont ceux de Limay et de Gennevilliers sur
la basse Seine, de Vigneux sur la haute Seine, de Bonneuil sur la Marne.

Le trafic des ports parisiens, ceux des canaux comme celui du fleuve,
dans la ville et surtout aux abords de celle-ci, ne cesse de croître. Il est de
500 000 tonnes à la veille de la Révolution, de 2,5 millions de tonnes sous
le Second Empire, de 9 millions de tonnes au début du XXe siècle, de 22
millions de tonnes aujourd'hui, dont 3 millions pour le trafic international,
ce qui fait de Paris le deuxième port fluvial d'Europe après Duisbourg.

Bien qu'évidente dès le Second Empire, la concurrence ferroviaire ne


touche réellement le trafic fluvial qu'avec lenteur. Autant qu'au coût, le
faible développement du trafic ferroviaire tient à l'insuffisance des
infrastructures d'entrepôt. Les gares de marchandises de la proche couronne
- Vaugirard, La Chapelle, etc. – sont très vite englobées dans le tissu urbain.
On y décharge de train en charrette, plus tard en camion. On ne saurait y
laisser la marchandise en attente. Il en va de même des entrepôts comme les
docks Napoléon du quartier de l'Europe, vite enserrés dans la ville. Malgré
une tentative des Pereire, dans les années 1860, pour s'assurer d'un
monopole des transports et de l'entrepôt, le transport ferroviaire demeurera
celui des semi-pondéreux, des paquets et colis, non des matériaux bruts de
l'industrie. Les deux trafics ne s'équilibreront qu'au XXe siècle, quand ils
devront à leur tour faire face au trafic routier, largement majoritaire pour
l'approvisionnement de consommation.

FOIRES ET HALLES
La Cité est approvisionné au XIIe siècle par un marché, situé près du
Petit-Pont. Toujours dans la Cité, un marché au grain se tient en la Juiverie,
la rue qui prolonge le Petit-Pont. Un marché se tient tout naturellement sur
le port en Grève, mais la batellerie et le trafic en gros l'emportent ici sur le
commerce de détail. Sur les rives, c'est surtout dans les cimetières de la rive
droite que, profitant de l'espace libre et de l'asile juridique, les marchands se
retrouvent pour procurer aux Parisiens les produits de l'agriculture
régionale. Le cimetière des Innocents n'échappe pas à cette fonction
secondaire, et le vaste espace situé à l'ouest des tombes dans la plaine des
Champeaux aurait accueilli de toute antiquité, selon le moine Rigord qui
l'évoque à la fin du XIIe siècle, un marché fort actif. Le roi et l'évêque
s'entendent en 1137 pour y développer un centre permanent de transactions
qui puisse donner à Paris sa place sur la carte des échanges internationaux.
Plus central et bien adapté à la fonction locale d'un marché où l'on vend des
fruits et des légumes, des œufs et des poulets, le marché du cimetière Saint-
Jean, qui devient le marché de la porte Baudoyer, derrière la place de
Grève, est trop exigu pour un propos plus ambitieux. Il écoule en bonne
partie la production agricole d'un Marais où les potagers seront nombreux
jusqu'au XVIIe siècle.

Certes, Paris a depuis longtemps ses foires. On y vend du grain et du vin,


des draps et des toiles, des outils de fer et de la quincaillerie de bois. Chose
normale, compte tenu du rôle des pèlerinages dans la naissance des foires à
travers toutes l'Europe, ces foires appartiennent aux grands établissements
ecclésiastiques. Il y a une foire Notre-Dame, qui se tiendra encore au XIVe
siècle. La foire Saint-Germain-des-Prés, qui est à l'abbé, est active depuis le
XIIe siècle, d'abord après Pâques, puis en février. Transférée aux Halles en
1286, elle est rétablie dans le bourg Saint-Germain-des-Prés par Louis XI
en 1483. Entre Saint-Sulpice et la rue du Four, elle occupe au XVIIe siècle
un vaste enclos rectangulaire divisé en vingt halles à quatre galeries. On y
vend du change ou du vin d'Espagne aussi bien que de la laine ou de la
dentelle. Reconstruite en 1726 et faite alors de deux longues halles jointes
par cinq galeries transversales, elle ne sera plus guère qu'un marché de
quartier. Tenue depuis 1131 sur la route de Saint-Denis, puis après 1181 aux
Halles, la foire Saint-Lazare est, dans la première quinzaine de novembre,
la principale source de revenu de la léproserie de ce nom. Au même endroit
se tenait à partir du 10 août la foire Saint-Laurent. À Saint-Denis, la foire
du Lendit, qui se tient dans les trois semaines précédant la Saint-Jean, est
complétée par la foire Saint-Denis qui se tient en octobre.

Le Lendit est né d'un pèlerinage, peut-être organisé dès le VIIe siècle, ce


qui permettra aux chroniqueurs de l'abbaye de revendiquer pour leur foire
une origine royale: le Lendit aurait été fondé par Dagobert. En fait, la foire
n'apparaît vraiment qu'au xe siècle. Prenant vite de l'extension, elle quitte
l'enclos de l'abbaye, se tient un temps dans le bourg, puis s'établit enfin plus
au large dans la plaine entre Saint-Denis, La Chapelle, Saint-Ouen et
Aubervilliers. Dans la petite période de prospérité qui caractérise le début
du règne de Charles VI, on voit au Lendit des marchands de Bruxelles, de
Malines, de Gand, d'Ypres, de Tournai, de Lille. Une centaine de villes du
nord du royaume, jusqu'à Sens et Troyes, y est représentée et l'on y vend
toutes sortes de produits, mais surtout du vin et du drap. Malgré une
diminution du chiffre d'affaires – l'abbaye en tire un revenu de 1 600 livres
parisis vers 1300, de 1 200 livres vers 1400 après une inflation de 30 % - et
une fréquentation moins cosmopolite que par le passé, le Lendit continue de
jouer les grandes foires. Mais le déclin est proche. La guerre fait cesser la
foire en 1418. Elle reprend de 1426 à 1428 ou 1429 et définitivement après
les trêves de Tours en 1444, mais elle n'est plus qu'une foire régionale, que
fréquentent les étudiants venus en grande pompe y faire emplette de leur
parchemin de l'année et, en pratique, y mener quelques beaux chahuts à
l'ombre des guinguettes. Le Lendit est devenu une fête. Les hommes
d'affaires sont plus à l'aise en ville. Le Lendit se trouve trop au large dans la
plaine. Henri II en tirera les conséquences en 1556: la foire se tiendra
désormais dans la petite ville qu'est Saint-Denis.

La foire Saint-Denis, elle, n'atteindra jamais à l'importance du Lendit.


Succédant à un marché ouvert par Clovis II, elle demeure un gros marché
régional. En 1471, elle ne dure plus qu'une journée. Les moines auront
quelque mauvaise foi à rendre responsable en 1482 la foire Saint-Germain-
des-Prés. Quant aux foires qui demeurent vivantes, elles sont l'objet de
toutes les animosités de la part des grands marchands, des Six Corps qui
souffrent d'un commerce non réglementé aux portes de la ville mais ne
peuvent rien contre ces trafics situés hors de portée de leurs privilèges, tout
comme ils sont démunis face à la libre entreprise des artisanats de faubourg.

À Paris comme dans les bourgs alentour, ces foires sont à la fois le lieu et
le moment où l'on s'approvisionne en gros et en détail, et l'occasion de
rencontres, de réjouissances, de spectacles même, car le jongleur y vient
aussi naturellement que le badaud. On le sent bien lorsque, la foire Saint-
Germain étant suspendue en 1611 en signe de deuil après l'assassinat de
Henri IV, on imagine de transporter les marchands dans le jardin des
Tuileries: en quelques jours, le Parisien y retrouve, à la lueur de milliers de
flambeaux, ses amusements habituels.

Pour les affaires, les foires parisiennes ont l'inconvénient de ne pas offrir,
comme les foires de Champagne, de Flandre ou de Languedoc, un cycle
régulier constituant, entre plusieurs villes, un centre presque permanent. On
peut vendre une fois par an des draps ou du vin, non constituer une place
financière si elle ne fonctionne que de manière épisodique. A la fin du XIIe
siècle, la réalité que sera une foire de change ne se laisse qu'entrevoir, mais
on sait ce que sont les échéances de paiement, et il y faut une autre
régularité que celle d'une réunion annuelle. Même Saint-Denis, avec ses
deux foires qui laissent neuf mois sans activité commerciale, ne saurait
rivaliser avec les six foires des quatre villes champenoises. Tel qui a conclu
une affaire avec un marchand venu d'ailleurs sait qu'il ne retrouvera son
partenaire que neuf mois ou un an plus tard. Organiser à Paris un cycle de
foires eût été possible un siècle plus tôt, mais cela relèverait de la gageure
au milieu du XIIe siècle, alors que les foires de Champagne touchent à leur
apogée, et que Lagny, Provins, Troyes ou Bar-sur-Aube sont à une ou deux
journées de route de la capitale. Les marchands italiens et flamands y ont
leurs habitudes, leurs rendez-vous. Vouloir bouleverser cela serait courir à
l'échec. Au mieux certains considèrent-ils le Lendit comme une septième
foire du cycle, une foire de juin qui prend place entre la foire Saint-Quiriace
de Provins qui se tient en mai et la foire «chaude» de Troyes qui commence
à la Saint-Jean.

Le Capétien se refuse donc à concurrencer les foires de Champagne, qui


sont une richesse pour le royaume entier, et invente pour Paris un système
nouveau, complètement détaché des foires. Il y a dans toutes les villes un
lieu où se tiennent le marché hebdomadaire et la foire annuelle. La plus
grande ville d'Occident aura ses halles, pour un trafic quotidien.

Louis VII semble avoir d'abord songé à la place de Grève. En 1137, il


s'accorde avec l'évêque Étienne de Senlis au sujet de la place comprise à
l'intérieur du «fossé du Champeau», un vaste quadrilatère d'environ cinq
hectares entre les Innocents et Saint-Eustache. Sans revenir de front sur
l'épineuse question de la propriété du sol, que se sont attribuée les évêques à
force de documents forgés, le roi obtient les deux tiers des redevances et des
amendes liées au «nouveau marché» qui se tiendra aux Champeaux et qu'il
prend sous sa protection. L'évêque aura le tiers restant, lequel devrait
largement dépasser les droits qu'il avait en totalité sur un simple marché
local. On vend toujours des bêtes et des viandes, des légumes et des fruits,
mais on trouve dès l'année suivante des merciers et des changeurs. L'affaire
prend de l'ampleur. Par la fréquence, c'est un marché que procurent les
Halles. Par les transactions, c'est une foire. On prend en compte le désir des
marchands de ne pas recevoir leurs clients les pieds dans les immondices: le
marché aux bêtes est relégué hors du fossé, du côté de la Seine, en un
carrefour (auj. entre la place Vendôme et l'avenue de l'Opéra) qui gardera le
nom de Marché-aux-Pourceaux et où l'on vendra les porcs jusqu'au XVIIe
siècle.

Un demi-siècle passe. Les marchands se groupent par affinités, par types


de commerce, par villes ou contrées d'origine. En 1181, Philippe Auguste
ajoute au centre d'affaires permanent les avantages d'une foire où se
retrouvent ceux qui ne peuvent séjourner continuellement à Paris. Le
marchand venu de loin se déplace plus volontiers s'il est sûr que ses
semblables viennent à la même date. La foire est faite pour cela. Pour 300
livres de rente, Philippe Auguste cède aux suggestions des marchands
parisiens et achète aux religieux la foire Saint-Lazare, qui est assez active
pour que Louis VII l'ait, en 1166, allongée d'une semaine et retardée à la
Saint-Martin afin de bien la détacher de la foire Saint-Denis. Puis il la
transfère aux Champeaux.

Le temps est venu de construire. En cette même année 1181, le roi


ordonne l'édification d'un mur autour du marché des Champeaux. Cette
enceinte sera achevée en 1186. Le roi prend de surcroît à sa charge le coût
de ces longues halles – une centaine de mètres - qui s'édifient à partir de
1183 parallèlement à la Seine pour accueillir le samedi les drapiers, les
tisserands, les fourreurs et les merciers. C'est pour ces galeries accessibles
aux chariots aussi bien qu'aux piétons que l'on emploie dès le XIIe siècle le
mot «halle» que les villes de l'Europe du Nord utilisaient pour tout bâtiment
en longueur. On imitera Paris: quelques années plus tard, toute ville abrite
son marché sous une halle. Le propos est simple : mettre marchands et
marchandises hors d'atteinte de la pluie et des voleurs. D'autres bâtiments
suivent, qui ferment le quadrilatère vers l'est et l'ouest, l'agrandissent en
triangle vers le nord. Des échoppes surgissent entre les halles.

À mesure que se multiplient les espaces couverts, ils se spécialisent. Les


drapiers de Paris ont leur halle, qui est au centre. Les marchands de toile
sont à l'étage. Les drapiers de Beauvais bénéficient de la deuxième halle, au
sud. Les merciers et les lingères occupent le bâtiment perpendiculaire, à
l'est. Ceux de Douai, de Bruxelles et de Malines auront le leur aux XIIIe et
XIVe siècles, sur le côté oriental de la place triangulaire dont le centre est
occupé par le marché au blé qui double, pour le blé d'Île-de-France, de
Vexin et de Picardie, celui de la Juiverie en la Cité où l'on vend surtout le
blé de Beauce et de Hurepoix, quand il ne sert pas aux Parisiens pour des
réunions publiques. Car les Halles, et notamment les abords de leur
fontaine, seront pendant des siècles un lieu où circulent l'information et la
rumeur, où s'échauffent parfois les esprits, où se fomentent les complots.
C'est aussi un lieu de spectacle: le pilori et le gibet se dressent au milieu du
parquet de la Marée. Les marchands de Saint-Denis et de Gonesse
obtiennent leur halle, sur le flanc occidental. Ceux de Pontoise, de Corbie,
d'Aumale, de Chaumont, d'Avesnes sont au sud du triangle. D'autres se
casent dans les espaces encore disponibles. Les fripiers ont leur halle à la
corne orientale du triangle. Les gantiers se logent au bout de la halle des
merciers. Les bouchers s'établissent dans le bâtiment qui ferme le rectangle
à l'ouest. Les cordonniers sont en face. On vend même le samedi, à
l'extrémité septentrionale proche de Saint-Eustache, le pain des boulangers
de la région parisienne.

L'espace semblait vaste. Il est vite étroit pour toutes les activités qui
trouvent avantage à l'afflux des clients en un même lieu. Les maisons des
rues alentour présentent des encorbellements sur piliers qui abritent des
poissonniers au nord-est, des tonneliers à l'ouest. Les potiers d'étain
prennent leurs habitudes en face de la halle des fripiers. Sur la place voisine
de la Marée, on vend le fourrage. Les chaudronniers et les ferrons
s'installent dans la rue qui dessert, au sud, les Halles comme le cimetière
des Innocents. On vend du foin dans la rue du Feurre, de la volaille rôtie et
de la charcuterie - traduisons: de la chair de porc cuite - chez les rôtisseurs
et les saucissiers de la Cossonnerie et de la toute voisine rue aux Ours, des
cordes dans la rue de la Chanvrerie. De grands marchands qui préfèrent
gérer leurs affaires dans leur hôtel choisissent d'établir celui-ci dans les rues
qui joignent les Halles aux abords de Saint-Germain-l'Auxerrois : la rue des
Bourdonnais, la rue de la Monnaie. C'est là que nous trouvons, à la fin du
XIIIe siècle comme au xve, les changeurs qui spéculent sur tout, les
merciers qui fournissent à l'opulence bourgeoise, les épiciers qui
approvisionnent les tables des Parisiens aisés.

Le temps des foires était passé. La foire Notre-Dame se fit oublier, et le


clerc de la ville ne pouvait, en 1424, que noter dans son compte que l'on
n'en avait rien reçu parce qu'on ne savait plus très bien ce que c'était. La
foire Saint-Lazare disparut d'elle-même dans le calendrier des Halles, et
Louis XI ne fit que clarifier la situation en la supprimant officiellement en
1465. La foire Saint-Germain-des-Prés tenta de survivre avec la protection
du roi, une protection que l'abbé payait en laissant au roi, depuis 1177, la
moitié du revenu. Une deuxième foire fut créée par Louis XI en 1482. Elle
se tenait dans la première semaine d'octobre. Comme elle souffrait de la
concurrence avec la grande foire rouennaise du Pardon-Saint-Romain, on la
transféra dès 1484 en novembre, puis en 1485 en février. Tout cela était
vain: l'hiver, les hommes d'affaires restaient chez eux, et la foire demeura
comme une fête folklorique : on y allait pour les bateleurs, non pour y
traiter des affaires. On verra en février 1571 Charles IX se déguiser en
cocher pour mener ses sœurs à la foire Saint-Germain, puis y conduire en
procession ses amis vêtus des robes empruntées au couvent des carmes.

Les Halles elles-mêmes connaissent la désaffection. Il est plus commode


pour l'artisan de présenter sa production à l'éventaire de son atelier. Le
marchand renâcle à transporter ses pièces de drap ou ses sacs d'épices aux
Halles, alors qu'il a boutique achalandée en une rue où on sait le trouver.
Les gantiers protestent en corps, en 1379, que l'obligation de vendre aux
Halles trois fois par semaine n'a rien qui améliore ou assainisse la
concurrence: ils sont tous établis dans la même rue proche du Palais, et on
trouve en cette Ganterie le même choix et les mêmes prix qu'aux Halles.
Force est au roi, pour préserver son revenu, de contraindre les Parisiens à
fréquenter les Halles. Il trouve en la matière une alliance de prix : celle de
la municipalité, soucieuse d'un marché public pour limiter les effets pervers
de la concurrence: aux Halles, chacun voit tout ce qu'on offre, et le prix se
forme par l'effet du marché global. La réputation de sérieux que la Ville
entend préserver est largement débitrice de cette transparence des prix et
des qualités, que ne favorisent pas les négociations dans les arrière-
boutiques. Dès le XIIIe siècle, les boutiques doivent être fermées le samedi :
tout le monde doit être aux Halles. Au milieu du XIVe siècle, on rappelle
l'obligation de présence aux Halles le mercredi, le vendredi et le samedi. On
ne cessera de la rappeler, et encore en 1497, alors que les Halles ne sont
plus qu'un complexe d'étaux en ruine et de terrains vagues occupés par des
décharges. Le roi et le Parlement ont beau réitérer leurs instructions, rien
n'y fait : le Parisien a ses habitudes, et ce n'est pas pour rien que les rues ont
pris le nom des métiers qui s'y pressent. On achète les gants en la Ganterie,
les couteaux en la Coutellerie, et le banquier reçoit chez lui sur rendez-
vous.

Une tentative de réhabilitation, au milieu du XVIe siècle, n'est guère


couronnée de succès. Quelques maisons sont reconstruites, sur le pourtour
des Halles. Elles subsisteront jusqu'au XIXe siècle. Le mur de clôture est
détruit, ce qui facilite la circulation. La désaffection n'en demeure pas
moins chez tous ceux qui ont meilleur compte de vendre en leurs boutiques.
Les Halles ne sont plus, jusqu'à leur transfert à Rungis en 1969, que le
centre des approvisionnements alimentaires de la ville et de son
agglomération, bénéficiaires presque exclusifs de la redistribution.

LES STRUCTURES D'ANCIEN RÉGIME

La première raison d'être de l'encadrement des activités est la


transparence des concurrences. Il s'agit d'éviter que, faute de publicité, le
même produit soit proposé à des prix différents, ou qu'on propose comme
semblables des produits différents. D'où les mesures prises pour distinguer
la présentation des produits et la vente. Il importe que le client ait le temps
de se faire une opinion sur l'ensemble du marché. La deuxième est la
défense des intérêts collectifs par un contrôle permanent de la qualité. La
collectivité tient à son image de marque. Un seul mauvais produit nuit à
tous. La troisième est la défense de ces mêmes intérêts par une série de
monopoles au bénéfice des Parisiens et la mise à l'écart des provinciaux,
systématiquement exclus du marché ou sévèrement taxés. Cette exclusion
ne frappe d'ailleurs pas que les activités commerciales ou artisanales.
Jusqu'en 1696, il sera interdit à un médecin d'exercer à Paris s'il n'a fait ses
études dans la capitale. Encore le métier de médecin ne s'ouvre-t-il alors
aux provinciaux – cela vise avant tout les diplômés de Montpellier - que
sous la condition de nouvelles études et d'examens inacceptables pour tout
autre qu'un débutant.

À tous égards, Paris apparaît donc jusqu'à la Révolution comme une ville
où les activités sont étroitement réglementées et qui se conforte d'un
protectionnisme, voire d'un malthusianisme, que le voisinage du monde des
offices ne fait que contaminer pour les exacerber.

Le premier métier dont l'organisation apparaisse dans les documents est


celui des bouchers. En 1146, il est un «maître des bouchers». En 1162, le roi
confirme les statuts du métier. La chose n'a rien d'anormal : dans une ville à
haut niveau de vie, le travail et le commerce de la viande de bétail sont
essentiels. Mais d'autres métiers suivent. Dès le XIIIe siècle, les principaux
sont pourvus de statuts soumis à l'approbation royale et de ce fait encore
plus contraignants. Le prévôt Étienne Boileau les codifie vers 1268 dans un
Établissement des métiers, dit Livre des métiers, qui fera autorité pendant
deux bons siècles. Mais la liste ne cesse de s'allonger des métiers organisés,
que l'on finira par qualifier, au XVIIIe siècle, de corporations. Ce sont
d'abord ceux de la production artisanale et du petit commerce, la haute
marchandise ayant gardé plus de souplesse quant à son organisation interne.
Un grand marchand vend de tout, un artisan n'a même pas le choix de
diversifier sa production.

La spécialisation est, au fil des siècles, poussée à l'extrême, entraînant


une sclérose de l'organisation même de la production. Ces métiers organisés
sont cent un en 1268, chacun pourvu de ses règles et de sa hiérarchie.
Quelques regroupements, quelques éclatements modifieront par la suite la
liste. En 1581, le roi généralise le système: tout métier sera dorénavant
organisé en métier juré. On distingue alors les fabricants de patenôtres en
jais et ceux de patenôtres en bois. Il est des métiers jurés pour les
plumassiers, pour les constructeurs de balances, pour les vergetiers, pour les
oiseliers. Au siècle suivant, on regroupe. En 1669, il y a soixante métiers.
Mais, lorsqu'en 1691 Louis XIV les transforme en jurandes, elles sont cent
vingt-neuf.

La base du système, c'est la maîtrise. Est maître celui qui a satisfait à


trois exigences: l'examen, le chef-d'œuvre et la charge financière de la
réception. Or le chef-d'œuvre coûte en temps et en matières premières, que
certains maîtres procurent alors que d'autres laissent l'apprenti ou le
compagnon se débrouiller. L'examen est inégalement difficile, et bien
souvent truqué. On voit au XVe siècle un apprenti barbier recalé parce que
son rasoir est mal affûté: le jury l'a éprouvé en écrasant le fil sur une pierre.

Dès le xve siècle, et plus encore à partir du XVIIe, la maîtrise est réservée
en fait aux fils de maître. Ceux-ci sont au XVIIIe favorisés par un
apprentissage plus court, de moindres frais de réception, voire une
exemption du chef-d'œuvre. Pour protéger la clientèle, le Châtelet doit
intervenir contre ces maîtrises au rabais. En 1746, interdiction est faite aux
fils de cordonniers reçus maîtres d'exercer comme tels avant l'âge de
quatorze ans. Sensibles à l'exigence d'un talent personnel, les orfèvres sont
les seuls à conserver une maîtrise sur deux pour des apprentis qui ne sont
pas fils de maître: plus qu'ailleurs, la clientèle sait comparer les productions,
et laisser hors du marché des artistes de qualité pourrait faire le jeu de
l'importation contre la production proprement parisienne.

Le roi s'est toujours réservé le droit de créer des maîtres. Il en use peu, et
Charles IX a même, en 1565, révoqué toutes les maîtrises par lettres, c'est-
à-dire sans chef-d'œuvre. Dans le même temps où, vérifiant les titres, il
vend en fait le droit à porter des armes pour renflouer le Trésor, Louis XIV
multiplie les lettres de maîtrise. Les métiers tentent d'enrayer l'inflation en
achetant pour eux-mêmes ces lettres, mais ils ne peuvent empêcher, dans les
années 1690, la prolifération des charges héréditaires vendues par le roi:
cent offices de barbier, cent cinquante offices de limonadier, cent trente
offices de garde de bateaux sur la Seine, cinquante offices d'inspecteur de
veaux achèvent de ridiculiser le système. Dans le même temps, le roi vend
les charges de jurés: les métiers sont totalement dans sa main.

Le compagnon du XIIIe siècle avait encore quelques chances de parvenir


à la maîtrise. Celui du XVe en a peu, sauf s'il parvient à se rendre
indispensable à la mort du maître, quand sa patronne est physiquement
incapable d'assumer seule un travail d'homme. On voit ainsi des valets qui
jouent au maître, et nombre d'entre eux, en se faisant épouser, atteignent à la
maîtrise complète de leur outil de travail.

Les hiérarchies de l'Hôtel de Ville reflètent bien la conjoncture des


affaires parisiennes. Ceux qui ont le droit de porter le dais royal lors des
entrées solennelles sont les grands «corps» que leur chiffre d'affaires fait
considérer. On les appellera les «Six Corps». Au XVe siècle, ce sont les
drapiers, les épiciers, les changeurs, les orfèvres, les merciers et les
pelletiers. L'absence de la cour et la montée de l'opulence bourgeoise des
notables fait la fortune de ces fournisseurs du petit luxe que sont les
merciers. Au XVIIe, nous trouvons ainsi au sommet de la hiérarchie les
drapiers, les pelletiers, les orfèvres, les épiciers, les apothicaires et les
merciers. Les Six Corps représentent une part essentielle des affaires
parisiennes. Sous Louis XIV, ils comptent trois mille maîtres et six mille
compagnons. Les autres métiers comptent dix mille maîtres et quarante-
cinq mille compagnons. Ce sont les métiers du bâtiment, ceux de la
consommation, ceux de la confection.

Ne nous y trompons pas: les Six Corps ne sont pas le sommet de la


hiérarchie des fortunes. Les gens de finance, qui ne constituent pas un
métier puisque leur activité est indéfinissable, tiennent en réalité le haut du
pavé. Bien distincts des banquiers qui sont des gens du négoce, les
financiers tirent leur fortune de la gestion de l'argent du roi. Des financiers
du XVe siècle aux fermiers généraux du XVIIIe, ils sont la véritable
aristocratie de l'argent, mais ils échappent à toute réglementation, et à tout
encadrement. Il en va de même des hauts niveaux du service royal, des
trésoriers de France aux généraux des aides en passant par les maîtres des
monnaies. Riches et influents, ils sont hors des cadres.
La régulation du travail artisanal est faite d'un contrôle des matières
premières, des horaires de travail, des qualifications de la main-d'œuvre, de
la qualité des produits finis. Le contrôle s'étend aux produits alimentaires.
En 1467, Louis XI organise les vignerons parisiens en un métier juré, dont
les quatre visiteurs ont charge d'inspecter le vignoble et de veiller à sa
bonne tenue. C'est pour protéger le consommateur que Charles VIII
organise en 1484 un métier juré des épiciers qui fabriquent des ouvrages de
cire et de sucre: il s'agit d'exclure d'une telle fabrication les chandeliers de
suif, qui mettent sur le marché des produits attrayants par leur prix mais
impropres à l'alimentation.

L'encadrement de la production interdit aux artisans parisiens de suivre


de près les évolutions du marché, qui tiennent parfois à la mode, et de
réduire les prix de revient alors que s'exerce une réelle concurrence des
producteurs étrangers. L'artisanat réagit donc de diverses manières, les
maîtres établis étant normalement partisans d'un maintien des règlements
qui les favorisent à court terme, alors que les compagnons tentés de s'établir
regardent hors de la ville les possibilités qui s'offrent à eux. C'est ainsi que,
dès le XVIe siècle, nombre de compagnons renoncent à la longue route
qu'est l'accès à la maîtrise et vont dans les faubourgs, où les loyers sont des
plus modérés, créer des entreprises souvent novatrices et largement
dégagées des contraintes corporatives.

Pour la ville, la conséquence est catastrophique. Le compagnon qui


demeure chez son maître monnaie durement son travail. Faute de main-
d'œuvre qualifiée, les prix de revient ne cessent de croître. Paris devient une
ville chère, et ne défend sa production qu'en multipliant les taxes sur les
produits importés, même des faubourgs immédiats. Paris se défend plus
contre Saint-Marcel que contre Milan ou Solingen.

À plusieurs reprises, le gouvernement royal tente de desserrer l'étau du


corporatisme, et notamment du malthusianisme qui a la part belle parmi les
causes des conflits sociaux. En bref, il s'agit de réduire la capacité des
maîtres à former des ententes dont les premières victimes sont les
compagnons. En août 1539, l'ordonnance de Villers-Cotterêts interdit même
dans tout le royaume toute confrérie de gens de métiers, ce qui laisse
subsister les confréries non professionnelles de pure dévotion, et limite les
frais afférant à l'accession des artisans à la maîtrise. En fait, les gens de
métier continueront à se réunir, et certaines confréries ressusciteront par
privilège.

Les métiers ont leurs jurés, leurs règlements sur les modalités du travail
et sur la qualité de la production, leurs organes de solidarité devant la
maladie ou la mort. Mais ces métiers jurés, qui se transforment en
corporations, sont surtout l'affaire des maîtres. Ils sont le plus sûr moyen
d'une protection contre les nouveaux venus, donc contre la promotion
sociale. Les compagnons y sont inégalement admis. Certains métiers leur
font une petite place. D'autres les rejettent. On voit donc les compagnons
former dès le XVe siècle des organisations parallèles. Dans ces
compagnonnages, ils mettent en œuvre leurs moyens propres de solidarité.
Ceux-ci entrent dans un processus d'initiation, qui tourne lui-même à
l'élitisme par la transmission des tours de main comme par la sélection des
compagnons reçus et admis au tour de France. N'est pas reçu compagnon
qui veut. Dès le XVIIe siècle, une aristocratie se dégage ainsi au sein du
monde du travail. Ces compagnonnages sont souvent des groupes de
pression à peine discrets, et leur poids pèse sur le marché du travail. Plus
enviables sont à la même époque les ouvriers des manufactures royales.
L'arbitraire s'y fait moins sentir que dans l'atelier artisanal ou dans la
boutique. Et les salaires sont régulièrement payés.

À cet encadrement, les faubourgs échappent naturellement puisqu'ils ne


sont pas la ville. De surcroît, les loyers y sont moindres. C'est donc là que
se développent, à partir du XVe siècle des artisanats qui vont faire fortune
grâce à une liberté qui leur permet de faire face aux variations de la
clientèle, de ses besoins et de ses goûts. C'est le cas au faubourg Saint-
Antoine pour les artisanats du bois, au faubourg Saint-Marcel pour ceux du
textile. Au XVIe siècle, les maîtres se plaignent parce que les compagnons
désargentés mais ambitieux vont s'y établir. Le résultat ne se fait pas
attendre: faute de main-d'œuvre qualifiée, les prix de revient augmentent en
ville. Le consommateur achète volontiers les produits du voisinage. Mais il
arrive que le contrôle s'étende au plat pays. Ainsi la police intervient-elle au
XVIIIe siècle, à la demande des saucissiers et charcutiers, dans les villages
de la prévôté pour y vérifier l'état sanitaire des jambons de production
familiale. Ceux qui sont trouvés corrompus sont saisis et portés à Paris où
on les jette solennellement dans la Seine. D'astucieux mariniers les
récupèrent sous le Petit-Pont et en régalent leur entourage.

Ces faubourgs où ne s'exercent ni les contraintes des métiers organisés ni


les charges parafiscales acquittées à l'entrée en ville se révèlent vite
favorables à l'initiative des entrepreneurs libres de tout encadrement et à
l'implantation de manufactures en tout genre. C'est en 1443 que Jean
Gobelin établit sur la rive de la Bièvre une entreprise de teinturerie vite
renommée pour ses écarlates. Henri IV, en 1597, organise rue Saint-
Jacques, dans le collège de Clermont momentanément privé des Jésuites,
une manufacture de tapisseries qui s'établit en 1606, au retour de ceux-ci,
dans une galerie du Louvre. C'est cette manufacture, spécialisée dans les
tapis à la façon de Perse et de Turquie, qui se transfère en 1625 hors la ville,
dans une ancienne savonnerie installée sur la Seine au pied de la colline de
Chaillot. L'année suivante, Louis XIII achète la Savonnerie.

Soucieux de développer la production française, Colbert multiplie les


manufactures aux abords de la capitale. En 1662, il établit faubourg Saint-
Marcel, sur l'ancien atelier des Gobelin, les artisans qui travaillaient près de
Vaux-le-Vicomte pour le surintendant déchu Nicolas Foucquet et crée une
Manufacture royale de tapisseries, qui devient en 1667 la Manufacture
royale des meubles de la Couronne. Y travaillent, sous la direction de
Charles Le Brun, des tapissiers, des orfèvres, des ébénistes, des fondeurs et
des sculpteurs. De son côté, la Savonnerie demeure active, et Colbert la
réorganise en 1663 afin qu'elle produise les tapis nécessaires au Louvre, à
Versailles et à Marly; elle sera réunie aux Gobelins en 1826. À Reuilly,
Colbert établit une Manufacture royale de glaces, dont les premiers produits
contribueront au décor de Versailles. Au XVIIIe siècle, en pleine vogue des
papiers peints qui concurrencent la toile de Jouy dans le remplacement des
indiennes, Réveillon établit au faubourg Saint-Antoine la manufacture de
papiers peints que mettra à mal, en avril 1789, une foule où les artisans sont
nombreux pour se venger de cette industrie naissante qui les met en danger.

D'autres manufactures prennent de l'importance. L'industrie des faïences,


que protégeait déjà Henri IV, prend de l'importance sous Louis XIV.
Plusieurs fabriques se développent au faubourg Saint-Antoine. Au siècle
suivant, Paris produit même des poëles de faïence. Des fabriques se disent
manufacture, et excipent du privilège royal. Autour de Paris, cependant,
c'est la porcelaine qui domine. Mais les faïenceries de Sceaux, de Meudon,
de Saint-Cloud, de Poissy sont réputées. Fondée seulement en 1738, la
manufacture de porcelaine de Vincennes connaît rapidement le succès. Elle
se transfère en 1756 à Sèvres, où elle est toujours. D'autres porcelainiers
s'établissent à la fin du XVIIIe siècle, notamment au faubourg Saint-Antoine
et à Clignancourt. Mise à part la production de luxe de Sèvres, cette
industrie s'étiolera au XIXe siècle et disparaîtra après 1850.

La plupart des manufactures royales reprendront cependant de


l'importance après l'Empire. Leur production sera périodiquement exposée
au Louvre. Elle figurera, ensuite, dans les expositions internationales.

Tout le monde – sauf les maîtres - est conscient du handicap que


représente pour le développement économique de Paris un encadrement
étroit. Louis XVI, déjà, tente d'y remédier. En 1776, il supprime les
communautés de métier, puis les rétablit de fait. Allant plus loin dans
l'enthousiasme libéral des premiers temps de la Révolution, la loi Le
Chapelier supprime le 14 juin 1791 tous les encadrements mutuels : il faut
éviter les ententes et les coalitions. Quant aux associations de prévoyance et
de secours mutuel, un règlement de 1806 stipule qu'elles ne sauraient être
limitées à un seul métier. C'est en briser d'avance la cohésion. Plus
tolérants, les gouvernements suivants laissent se multiplier les associations,
au risque de voir se reconstituer un caractère professionnel, tenant que
mieux valent de nombreux groupements d'une centaine d'ouvriers que peu
de groupes forts de quelques milliers. On en compte 80 en 1818, et 200 en
1830.

Dans le même temps, se développe un compagnonnage ressuscité après


une éclipse sous l'Empire. C'est de province que vient le mouvement, et l'on
voit dans les années 1820 émerger deux groupements souvent opposés,
celui des Compagnons passants ou Dévoirants, et celui des Compagnons du
Devoir de Liberté ou Gavots. Les uns et les autres sont surtout peuplés de
compagnons venus des métiers à compétence technique reconnue. Ils ont
leurs organisations d'entraide, leurs sièges permanents, leur morale
professionnelle, leurs rituels. Leurs auberges, dont la patronne est la
«Mère» des compagnons, sont le point de passage obligé de tout tour de
France parti de province, et le point de départ des Parisiens. Leur œuvre est
complétée par celle des nombreuses sociétés philanthropiques ou de secours
mutuel qui se développent sous la Monarchie de Juillet, gardant toujours un
cadre professionnel et limité.

Les transactions ne sont pas moins étroitement corsetées que la


production. Pour ce qui est des relations locales entre marchands venus
d'ailleurs et le marché local, le rôle des intermédiaires est essentiel.
Assurément, ils rendent service. Ils contrôlent le marché. Mis au point entre
le XIIe et le XIVe siècle, un système de vendeurs, de courtiers et de
mesureurs, tous jurés et investis par la Ville sur le vu de cautions
bourgeoises, assure la régularité et la régulation du marché, vérifiant les
quantités – c'est-à-dire les mesures - et les qualités, organisant la publicité
de l'offre et des prix, proposant aux forains - on est forain que l'on vienne de
Meudon ou de Milan – un service de conseil qui, pour être inévitable, n'en
est pas moins utile, sauf lorsqu'il impose des charges superflues à des
forains habitués du marché parisien, qui n'y voient qu'un parasitisme
onéreux. Mais tout est fait pour que les acheteurs puissent comparer. Les
bûches vendues sur le bateau sont visibles grâce à l'obligation de la
«planche» : une passerelle légère permet au Parisien d'aller à bord voir ce
qu'il achète.

Au XVIe siècle, il y a pour le vin 34 vendeurs jurés, 34 courtiers jurés, 12


jaugeurs jurés, sans parler des avaleurs et des crieurs. Il y a semblablement
des jurés de toutes sortes pour le bois, le charbon, les oignons et les aulx, le
fer. L'ordonnance de 1416 fixe à cinquante l'effectif des «compteurs et
mouleurs de bûche», c'est-à-dire des experts qui comptent les grosses
bûches quand on les vend au cent et qui mesurent au moule les bûches
moyennes que l'on vend au volume. Ajoutons les hôteliers et les taverniers
voisins des ports, qui offrent également leurs bons offices à leur clientèle.
Tous sont, il est vrai, fort efficaces pour mettre le forain au fait du marché,
de ses usages, de ses personnages. Bref, ce sont des donneurs de bons
conseils. Mais leur conseil se paie, et le forain se plaint volontiers de ce
qu'il lui faut payer pour traiter à Paris.
Le forain n'est pas le seul. On voit dès la fin du XIIIe siècle les taverniers
s'efforcer d'échapper au crieur qui se propose de lui-même et crie par la
ville, pour quatre deniers par jour, un vin que le tavernier s'estime capable
de vendre sans cela. Le roi jugera que le tavernier n'est exempt que s'il n'a
rien vendu de la journée.

Non content d'établir un contrôle, le Parisien s'est entendu à prendre sa


part du trafic auquel il est étranger. C'est le système de la «compagnie
française». Le trafic sur la Seine dans les «détroits de la Marchandise de
l'eau» étant réservé aux Parisiens, le non-Parisien doit, pour faire entrer ses
marchandises par eau dans la capitale, ou tout simplement pour les faire
passer sous les ponts en simple transit, s'associer avec un Parisien. Que
celui-ci soit ou non marchand de cette marchandise n'a aucune importance.
En théorie, le Parisien se voit offrir au prix coûtant la moitié de la cargaison
et en fait son affaire. Autant dire qu'il achète, sans les aléas du trafic de
venue, une marchandise déjà à bon port. En pratique, il n'achète le produit
que s'il en a l'usage, soit pour le revendre soit pour approvisionner son
cellier, son grenier ou son écurie. Dans la plupart des cas, il se contente de
percevoir la moitié du bénéfice réalisé par le forain sur la totalité de la
cargaison. Le parasitisme est ici absolu.

Le forain qui a ses habitudes choisit pour compagnon un Parisien avec


lequel il est en affaires. Plus souvent, le marchand dont le bateau est au port
s'adresse à l'Hôtel de Ville pour qu'on lui indique un nom. Le clerc de la
Ville est assez avisé pour suggérer le nom d'un ancien ou d'un futur échevin
quand la cargaison est de valeur, et pour donner le nom d'un sergent ou du
concierge lorsque le déplacement n'en vaut que médiocrement la peine.

On peut aussi obtenir du prévôt des marchands un congé de navigation,


accordé pour une fois et pour une cargaison. En fait, il s'agit le plus souvent
de trafics modestes et nécessaires à l'alimentation de la ville: il est
significatif que le commerce de la seiche, ce poisson du pauvre, ne donne
pas lieu à une seule compagnie française, mais soit l'objet de nombreux
congés.

Il est un moyen d'échapper à la contrainte : se faire recevoir dans la


Hanse des marchands parisiens. Le marchand de Rouen ou d'Amiens n'y
parvient qu'exceptionnellement. Le droit de hanse est modique, et ne gêne
pas le Parisien qui doit aussi l'acquitter. Mais le Parisien entre comme il
veut dans la Hanse, non le forain. Mieux vaut être bien introduit. Tout ce
système de monopole sur le trafic fluvial sera aboli en 1672.

Une juridiction s'impose pour les affaires commerciales, et les hommes


d'affaires sont seuls capables de l'assumer, en connaissance des problèmes
économiques et techniques qui nourrissent les contentieux. Les litiges nés à
la foire Saint-Lazare sont portés devant un prévôt spécial désigné par le roi.
Du XIIe au XVe siècle, c'est le tribunal du prévôt des marchands assisté de
ses échevins qui rend la justice marchande, avec à son rôle les infractions
sur les horaires de vente, sur la loyauté des mesures, sur l'interprétation des
marchés de vente ou de voiturage par eau. Au XVIe, les litiges deviennent
trop nombreux et trop complexes pour que le prévôt des marchands, grand
personnage et fort peu marchand, s'en saisisse personnellement. Un édit de
novembre 1563 crée une juridiction composée de gens de métier pour traiter
des affaires faisant appel à leur compétence technique. C'est le Tribunal des
juges-consuls, qui juge sans appel lorsque le litige n'excède pas une valeur
de 500 livres. Formé de cinq marchands parisiens - un juge et quatre
consuls - élus par une assemblée de cent marchands et non rééligibles, ce
tribunal, établi rue Saint-Denis, puis rue du Renard, donc en pleine ville
marchande, perpétuera au détriment du Châtelet l'usage d'une justice des
marchands pour les marchands. Il s'agit en fait des métiers prédominants -
merciers, drapiers, marchands de vin - qui ne sont pas, loin de là, ceux d'un
grand négoce international.

Le Tribunal de commerce est créé en janvier 1791. Il prend la relève de la


juridiction du prévôt des marchands. Un Conseil des prud'hommes renforce
en 1845 le dispositif en ce qui concerne les conflits entre patrons et salariés.

D'autres entraves tiennent à l'établissement de charges fiscales qui se sont


superposées au fil des siècles. Aux portes de la ville comme sur les ponts,
les taxes se sont multipliées dès le Moyen Âge. Il n'est guère de denrée qui
échappe aux agents et aux fermiers du roi ou de la Ville. En 1350, il est huit
taux différents pour le vin, suivant son origine - cela va de deux à trente
sous - et quatre pour les poissons de mer. Il est des taux et des systèmes de
taxation – à l'unité de transport, au poids, au nombre - pour la laine et le
coton, pour les épices et l'encens, le soufre et le savon, la cervoise et les
confitures, les draps et les pelleteries, les chevaux et les bêtes de boucherie,
l'or et l'acier. Les agents du fisc mesurent, estiment, sondent.

Le dernier avatar de la fiscalité sur les entrées en ville est l'octroi.


Comme son nom l'indique, c'est une taxe octroyée au roi. Affermé à des
financiers, il est au XVIIIe siècle la seule raison de la construction d'une
enceinte dite des Fermiers généraux. Le produit en va pour une part à la
Ville. Supprimé en 1791, ce qui met à mal les finances de la Ville et ruine
ses hôpitaux, il est rétabli dès 1798. Au siècle suivant, on continue de
fouiller les voitures. On taxe les comestibles, les combustibles. les
matériaux de construction. Inutile de dire que l'octroi est au premier rang
des responsables du retard pris par la capitale dans la révolution
industrielle. Dès lors que l'on fabrique pour réexporter, on paie deux fois
l'octroi, sur les matières premières et le combustible, et sur le produit fini.
Inversement, le gouvernement ne favorise guère les industries qui vendent à
Paris et de ce fait ne paient l'octroi que sur les produits non transformés:
c'est l'unique raison de la suppression, en 1822, d'une vingtaine de
distilleries qui, implantées à Paris, vendent ainsi leur alcool aux Parisiens
sans payer l'octroi. Le désir d'éviter l'octroi explique bien des implantations
artisanales et industrielles dans les villages du pourtour parisien, et l'on
comprend l'hostilité des milieux industriels à l'annexion de ces villages en
1860. L'octroi, dont la Chambre de commerce demandait la suppression dès
1821, ne sera supprimé pour le tout que le 31 juillet 1943. Mais il est
d'autres octrois, encore plus gênants parce qu'internes. Au XIXe siècle
encore on en perçoit un au passage des ponts.

La procédure est aussi mal tolérée que le poids financier. Les pavillons
élevés aux barrières de l'enceinte des Fermiers généraux sont, autant que
des bureaux de gestion, des lieux de déchargement et d'inspection. On jauge
les fûts, on sonde les charrettes de foin et les sacs de grain pour avoir la
certitude que des denrées de valeur n'y sont pas dissimulées, on compte et
recompte les denrées vendues à la pièce.

L'idée vient sous l'Empire de concentrer certaines denrées après leur


entrée en ville pour mieux en contrôler le trafic et percevoir les droits. Ainsi
naissent, ouverts sous la Restauration, les entrepôts pour les vins et les
huiles (quai Saint-Bernard, à ne pas confondre avec l'entrepôt hors taxe
puisque hors la ville, situé sur l'autre rive, quai de Bercy) et l'entrepôt pour
le sel (boulevard Saint-Antoine, auj. Beaumarchais). Un entrepôt central est
aménagé en 1825, entre la rue de Provence et la rue de la Grange-Batelière,
donc dans la ville. C'est une vaste halle où l'on conduit, plombés à l'entrée
dans Paris, les chargements appelant un examen méticuleux, qui
encombrerait la barrière. Dernier avatar, l'apparition de l'automobile fait
naître une nouvelle pratique : jusqu'en 1930, on sondera les réservoirs
d'essence.
DEUXIÈME PARTIE

Une ville d'exception


CHAPITRE IX

La capitale

LE CŒUR D'UN ROYAUME

Au lendemain de la conquête de César, Lutèce est l'une des cités de la


nouvelle organisation géopolitique. Une cité, c'est le territoire d'un peuple et
c'est une ville chef-lieu. Lutèce, tête de la «cité des Parisii», appartient à la
province de la «Gaule chevelue», séparée en 44 av. J.-C. de la province
méridionale de Transalpine. En 27, Octave - qui sera Auguste - divise la
Gaule chevelue en trois: Lutèce est dans la Lyonnaise. Sa place demeure ce
qu'elle était au temps de l'indépendance : celle d'une ville pont. La route
stratégique et commerciale ouverte par les Romains entre Lyon et la
Manche passe par Lutèce et c'est là que, entre Sens d'une part et Rouen ou
Beauvais de l'autre, elle franchit la Seine.

Adaptées à la paix romaine, les provinces se révèlent trop vastes quand


viennent les difficultés. Il faut rapprocher l'autorité, améliorer l'exercice des
responsabilités. À la fin du IIIe siècle, Dioclétien divise la Lyonnaise en
deux. Lutèce est dans la Première Lyonnaise, celle dont la capitale est Lyon.
Sous Maxime, en 385, une nouvelle division place Lutèce dans la
Quatrième Lyonnaise. La capitale est Sens. On parle de la Sénonaise.

Dès ce IVe siècle, Lutèce a fait figure, sinon de capitale, du moins de


quartier général. Un Julien en 358 et 360, un Valentinien Ier en 365 et 366
dirigent de leur palais de la Cité une défense qu'il serait alors risqué de
diriger de Trèves, dorénavant trop exposée aux surprises. Le carrefour
lutétien avait perdu sa valeur stratégique quand la frontière du limes
protégeait efficacement l'empire. Il retrouve un intérêt quand les routes qui
s'y croisent sont celles que ne menacent pas les incursions des Alamans.
Bien sûr, dès qu'on annonce un assaut, le commandant en chef est sur le
front de l'Est. Entre les alertes, c'est dans l'île de Lutèce qu'il s'établit,
capable ainsi de marcher vers n'importe quel point névralgique. Et parce
qu'il y est prêt à la riposte militaire, il y concentre ses troupes de réserve, et
il y consacre ses hivers au gouvernement, à l'administration, à la justice.
C'est à Lutèce que Julien se laisse forcer la main par son armée et usurpe le
titre impérial. Cela ne suffit pas à faire d'un quartier général temporaire une
capitale. Quelques années plus tard, c'est le triomphe de la cité rivale, Sens.
Après un séjour de Gratien, on ne verra plus d'empereur à Lutèce. Pour
diriger la défense, Trèves l'emporte à nouveau.

Dire que Paris est la capitale de Clovis serait forcer la réalité. Ce n'en est
pas moins dès 486 sa résidence préférée, son «siège», et c'est là qu'il se fait
enterrer en 511 auprès du corps de sainte Geneviève, dans cette basilique
qu'il a construite au sommet de la rive gauche et qui portera le nom de la
sainte, morte octogénaire vers 502. Bien que morte à Tours, Clotilde l'y
rejoindra en 545. Paris n'est pas la capitale romaine des Gaules, ou même de
la province, mais Clovis s'en moque. Ce qui lui importe, c'est que Paris est
la ville de Geneviève et que le site est stratégique entre le vieux pays franc
du Nord et les nouvelles conquêtes du Centre et du Midi aquitain.

Pourvu en 511 d'un royaume qui comprend les pays de la future Neustrie
et de l'Armorique, d'Amiens à Quimper, ainsi que d'une partie de
l'Aquitaine récemment conquise sur les Visigoths, avec Bordeaux et
Saintes, l'aîné des fils de Clovis et de Clotilde, Childebert Ier, prend Paris
pour capitale. Il y élève une nouvelle cathédrale, Saint-Étienne. La ville
n'est pas choisie pour une position centrale qu'elle n'a pas dans un tel
royaume mais pour sa proximité des autres sièges royaux: les frères de
Childebert ont les leurs à Reims, Orléans et Soissons. Il ne s'agit pas d'une
capitale d'où l'on gouverne commodément le royaume de Childebert mais
d'une capitale qui concourt à préserver, malgré l'inévitable partage d'une
royauté patrimoniale, l'unité du royaume franc. Ce rôle demeure lorsque
l'effondrement du royaume burgonde donne à Childebert des terres
éloignées de Paris, jusqu'à Lyon, Vienne, Genève et la Tarentaise.
L'abandon des Ostrogoths aggrave encore, en 537, l'excentricité
géographique de la capitale : Childebert met la main sur Marseille, Toulon,
Antibes et Nice. Mais c'est dans un monastère de Sainte-Croix qu'il a fondé
vers 543 aux portes de Paris que le roi dépose, à son retour d'une campagne
contre les Visigoths, la précieuse relique de saint Vincent rapportée de
Saragosse: le monastère sera Saint-Germain-des-Prés. On y enterre
Childebert en 558.

Le problème des capitales devient secondaire lorsqu'à la mort de


Childebert Ier son frère Clotaire Ier reconstitue l'unité du royaume de Clovis.
Paris est alors l'une des villes principales du royaume. Lorsque Clotaire
meurt (561), Paris passe à son fils Caribert Ier, avec un royaume étendu de
Beauvais à Auch. Notons que, si Clotaire est enterré à Saint-Médard de
Soissons, la reine Arégonde l'est vers 570 à Saint-Denis. On retrouvera en
1957 sa tombe, avec ses bijoux.

Paris demeure indivis dans le partage auquel procèdent ses frères à la


mort de Caribert Ier en 567, et fait alors figure de capitale commune des rois
mérovingiens. La Neustrie va pour l'essentiel à Chilpéric Ier, le dernier des
frères de Caribert. Assassiné en 584, Chilpéric est enterré à Saint-Germain-
des-Prés. Frédegonde l'y rejoindra en 596. La Neustrie passe alors à son fils
Clotaire II, mais Paris va au dernier des petits-fils de Clovis, Gontran.
L'unité n'est rétablie au bénéfice de Clotaire II qu'en 613, après l'élimination
de tous les Mérovingiens concurrents. Paris est alors la capitale du royaume
franc, et c'est là que se tient l'assemblée d'évêques, d'abbés et de grands
laïcs convoquée par le roi en 614 pour organiser la royauté sur des bases
réalistes qui tiennent compte de la diversité des trois royaumes de Neustrie,
d'Austrasie et de Bourgogne, et du particularisme de leur aristocratie qui se
reconnaît en trois maires du Palais, sans laisser pour autant prescrire l'unité
fondamentale du royaume franc auquel ils appartiennent. Après son père
Clotaire II, Dagobert, encore, réside dans la forteresse de la Cité.

Clotaire II est enterré à Saint-Germain-des-Prés, Dagobert l'est en 639 à


Saint-Denis, dans l'église où, sous la responsabilité de son trésorier, saint
Éloi, il a fait faire d'importants travaux et établir son trône. C'est là la
première sépulture d'un roi à Saint-Denis. Le fait jouera son rôle dans
l'attribution qu'on fera à Dagobert, selon les moments, de la fondation de
l'abbaye ou simplement de celle de la foire du Lendit. Quoi qu'il en soit des
légendes futures, Saint-Denis ne prend pas encore les allures d'une
nécropole dynastique. Clovis II y rejoint en 657 son père Dagobert, mais il
est le dernier des Mérovingiens à y avoir sa sépulture.

Plutôt qu'en ville, le roi se tient volontiers dans l'un ou l'autre de ses fiscs,
ces domaines impériaux passés au roi franc. C'est dans leur fisc de Clichy
que Clotaire II en 614 et Dagobert en 637 réunissent un concile de l'Eglise
franque. C'est encore à Clichy qu'est célébré en 625 le mariage de Dagobert.
C'est là, dans un palais plus vaste que l'étroite résidence de la Cité, qu'il
peut tenir une cour aux dimensions de son royaume : il y reçoit le roi des
Bretons, venu conclure une paix avec les Francs. Dès ce moment-là, on voit
se séparer deux notions qui vont se perpétuer dans l'histoire de la France
jusqu'au moment où Louis XVI quittera Versailles : le roi préfère pour sa
résidence les larges espaces et les possibilités de chasse qu'offre tel ou tel de
ses domaines, mais un domaine rural, fût-il dénommé palais comme l'est
déjà Clichy, ne saurait être une capitale. Que le roi y réside principalement
ou non, un village ne peut être une capitale. Il y faut une ville, une cité.

Qu'est-ce exactement qu'une capitale pour un roi franc du VIe ou du VIIe


siècle ? Peu de chose, au vrai. Le roi convoque ses grands, garde avec lui
ses conseillers, rend la justice et traite les affaires là où il réside. Les
référendaires qui font rédiger les actes royaux et y apposent le sceau après
les avoir souscrits pour en prendre la responsabilité sont à l'évidence de
l'entourage proche qui accompagne le roi dans ses déplacements. Le palais
de Paris n'abrite aucune chancellerie. Le trésor, au contraire, est
vraisemblablement laissé à demeure dans la capitale. Dans les conflits entre
les rois francs, la prise d'une capitale signifie la mainmise sur le trésor du
vaincu.

C'est pendant cette époque mérovingienne que se repeuple


progressivement la rive gauche. On y trouve huit des treize cimetières
comportant des tombes des VIe et VIIe siècles, les cinq autres étant dans
l'île. Après la tourmente du IVe siècle, l'activité économique a repris. Le
port est fréquenté par les bateaux qui font le trafic entre Auxerre,
Compiègne et Rouen. L'atelier monétaire est, après celui de Marseille,
favorisé par sa position sur la Méditerranée, le plus productif du royaume.
De nouveaux lieux de culte surgissent au milieu des cimetières de la rive
droite.
Vient pour les Mérovingiens le temps du déclin. Paris souffre alors d'un
transfert vers l'est du centre politique du royaume franc. La dynastie qui
monte, c'est celle des maires du Palais d'Austrasie, et leurs racines sont
entre Metz et Trèves. Paris n'est plus, après le milieu du VIIe siècle, qu'une
des villes importantes d'une Neustrie quelque peu délaissée. Une
administration locale y maintient une fonction politique et judiciaire, mais il
n'est plus de capitale sur la Seine. À la fin du VIIIe siècle, une nouvelle
capitale émerge, pour équilibrer vers le nord le rôle de Rome et faire ainsi
pièce aux prétentions éventuelles du pape et de l'empereur byzantin : c'est
Aix-la-Chapelle. Paris a perdu tout intérêt.

Paradoxalement, c'est sous les Carolingiens que Saint-Denis devient, par


une pratique systématique, la nécropole dynastique que n'avaient pu fixer
les Mérovingiens. Charles Martel et Pépin le Bref, puis Charles le Chauve
et sa femme Ermentrude, puis Louis III et Carloman y sont enterrés.

Du rayonnement de Paris ne demeure que celui des foyers intellectuels et


spirituels que sont les grandes abbayes du voisinage, Saint-Denis en tout
premier lieu. Sous Pépin le Bref, l'abbé de Saint-Denis, l'Austrasien Fulrad,
joue un rôle politique au côté du maire du Palais, et il est l'un des
ambassadeurs qui s'en vont en 751 demander l'aval du pape Zacharie pour
le changement de dynastie. Trois ans plus tard, le pape Étienne II est à
Saint-Denis, et c'est là qu'il réitère l'onction qui fait rois Pépin et ses fils
Charles et Carloman. Encore faut-il noter qu'aucune de ces abbayes, et pas
même Saint-Denis, n'est un foyer de la renaissance carolingienne au même
titre que Corbie, Laon, Metz ou Reims.

La grande ville de la partie occidentale du royaume franc, c'est


maintenant Tours, où le principal personnage est l'abbé de Saint-Martin.
Seul événement qui rappelle l'ancienne grandeur, le synode convoqué en
829 par Louis le Pieux pour préparer la réforme de l'empire reste sans
lendemain. D'ailleurs, on ne saurait parler de capitale : de semblables
synodes sont convoqués la même année à Mayence, à Lyon et à Toulouse.
Le synode de Paris ne concerne que la France du Nord.
À Paris, un comte occupe le palais de la Cité. Dans le royaume dessiné
pour Charles le Chauve au traité de Verdun (843), Paris n'est pas capitale.
Charles le Chauve y vient deux fois, et c'est tout. Son palais est à
Compiègne, et c'est là que se développe une école palatine dont l'atelier de
copie et d'enluminure produit quelques-uns des derniers chefs-d'œuvre de la
renaissance carolingienne.

Le destin de Paris change avec l'arrivée des Normands et avec les comtes
neustriens chargés d'organiser la défense. De l'est où la situaient les
combats des Francs contre les peuples demeurés en Germanie, puis les
affrontements des rois francs, la zone névralgique du royaume passe à
l'ouest. Le péril est désormais sur l'Escaut, sur la Somme, sur la Seine, sur
la Loire. Le carrefour parisien redevient un enjeu. De 845 à 888, Paris
connaît les incursions des Normands, leur menace permanente, leurs sièges
épisodiques. Le résultat politique en sera l'impopularité d'un pouvoir
carolingien incapable d'assumer efficacement la défense, et la popularité du
comte de Paris qui prend en main cette défense. Charles le Chauve tente
encore de protéger la ville en imaginant des infrastructures défensives.
Charles le Gros préfère payer rançon aux envahisseurs. Mais le comte de
Paris, Conrad, joue un rôle de premier plan - avec l'abbé de Saint-Germain-
des-Prés, Gozlin - dans la tentative de dévolution au Germanique Louis le
Jeune de la royauté vacante par la mort de Louis II le Bègue (879). Le 29
février 888, ayant appris la mort du Carolingien, les grands élisent roi le
sauveur de Paris, le comte Eudes.

Le nouveau roi n'est pas seulement un combattant, c'est un


administrateur. Homme de confiance de Charles le Gros en Francie
occidentale, comte de Paris depuis 884, le fils de Robert le Fort reçoit à la
mort du comte Hugues l'Abbé en 886 l'ensemble des comtés naguère tenus
par son père, avec le même commandement militaire qui faisait celui-ci
chef d'une «marche» contre les Bretons et les Normands. De plus, il est
abbé laïc de Saint-Martin de Tours, et comme tel gardien de la plus
précieuse relique du royaume, la «chape» de saint Martin. Lorsqu'il devient
roi, Eudes est l'un des plus puissants parmi les grands du royaume.
Quelques mois plus tard, le 24 juin 888, il écrase les Normands à
Montfaucon-en-Argonne. Son prestige est au plus haut.
L'homme est habile : il reconnaît la suzeraineté du Carolingien Arnoul,
qui a succédé en Germanie à Charles le Gros. Autrement dit, il se présente
aux yeux des légitimistes comme celui qui préserve en Occident l'autorité
carolingienne, non comme celui qui la renverse.

Reste que la royauté affaiblit le comte de Paris. Même alors que les
comtés se transmettent déjà de père en fils, nul n'a oublié en 888 qu'un
comte est un agent du roi. On ne saurait être à la fois comte et roi. Le
domaine royal, c'est l'ensemble des fiscs. Ce ne peut être un ensemble de
comtés. Eudes doit se dessaisir de ce qui faisait une bonne part de sa force :
il remet ses comtés à son frère Robert. Paris, qui n'avait plus grand-chose
d'une capitale, manque ainsi de redevenir le point fort de la royauté
occidentale. Quand, à la mort d'Eudes, la Couronne revient au Carolingien
Charles le Simple, c'est une parenthèse qui se referme pour Paris.

Le bref règne du frère d'Eudes, le roi Robert Ier (922-923) ne change rien
à la situation. Et ce n'est pas le règne de son beau-frère Raoul de Bourgogne
qui peut rétablir la position politique de Paris.

À la mort de Raoul en 936, le Carolingen reparaît. C'est Louis d'Outre-


Mer, le fils de Charles le Simple. Mais l'homme fort du royaume, c'est à
nouveau un descendant de Robert le Fort, le propre fils du roi Robert, le «
duc de France » Hugues le Grand. Et Hugues a la sagesse de se refuser à
une usurpation qui l'eût privé du soutien des légitimistes en même temps
que de ses comtés. Pendant que le Carolingien, au fil des années qui vont
conduire à l'avènement de Hugues Capet en 987, se fortifie dans ses
positions de Laon, de Compiègne, de Langres et de Dijon, le Robertien
organise son pouvoir autour de deux fleuves, la Seine et la Loire, et de trois
villes : Paris, Orléans et Tours. De cette Neustrie muée en duché de France
et qui s'étend jusqu'à Angers et à Sens, Paris ne peut être la tête unique,
mais la ville retrouve un rôle capital dans le cadre étroit d'un ensemble
territorial formé des comtés inféodés à des vassaux du duc. Alors que le duc
Hugues est lui-même comte de la plupart des comtés des pays de Loire, il
n'est comte sur la Seine que de Paris. À Beauvais, à Étampes, à Melun, il est
le seigneur d'un comte. Le résultat de cette situation qui lui fait partager le
pouvoir local avec des vassaux sera paradoxal : le duc de France est plus
riche sur la Loire que sur la Seine, mais il a plus de vassaux de haut rang
sur la Seine. La Touraine n'est pas dans la mouvance d'Orléans, non plus
que l'Orléanais dans celle de Tours, alors que dix comtés du Bassin parisien
ont leur suzerain à Paris. Une fonction de capitale se dessine à nouveau.

Paris fait déjà figure de symbole, comme dans l'Empire carolingien Aix-
la-Chapelle. Quand l'attaque intempestive déclanchée en 978 par l'empereur
germanique Otton II en réplique à l'entreprise du Carolingien Lothaire
contre Aix-la-Chapelle se brise devant Paris, le fait ne peut que frapper les
esprits. De Montmartre, l'Allemand a aperçu les toits de Paris. Il s'est
avancé jusqu'aux portes de la ville, a fiché sa lance dans un vantail et s'est
retiré. Beaucoup plus que vaincu, il est ridicule. La crue de l'Aisne gênera
sa retraite. Lothaire le rattrapera et le battra. Plus que le souvenir d'un roi de
France vainqueur, l'affaire laisse à Paris la réputation d'une ville protégée
par Dieu.

Parce que le comte y est duc, les vicomtes mis en place par le comte dans
ses comtés se prennent d'ambition. À Blois, à Tours, à Sens, le vicomte se
fait comte. Il en va de même à Paris, où Teudon, vicomte en 925, se dit
comte en 942. Fils d'Hugues le Grand et roi en 987, Hugues Capet ne peut
faire autrement que de confier ce comté de Paris à l'un de ses fidèles et
principaux conseillers, le comte de Vendôme Bouchard le Vénérable. Au
reste, c'est à Noyon qu'Hugues Capet a été sacré après une élection
survenue à Senlis. Lorsque meurt en 1007 le comte Bouchard, le comté de
Paris passe à son fils Renaud. C'est à la mort de Renaud en 1016 que le
Capétien Robert II se sent assez fort pour rompre avec l'ancien usage. Le
comte n'est plus un agent royal, c'est désormais un grand baron, et le comté
n'est plus une circonscription d'administration et de défense : c'est un fief,
donc une terre inféodée. Nul n'est obligé d'inféoder une terre. Le Capétien
peut garder dans son domaine royal ce qui lui convient. Il garde Paris.
Renaud n'aura pas de successeur. Il n'y aura plus à Paris que des vicomtes,
puis des prévôts. En gagnant définitivement un comte, Tours perd sa chance
d'être, avec la chape de saint Martin, la nouvelle capitale de la France. En
perdant son comte, Paris voit se rétablir sa place d'exception, que conforte
le voisinage de Saint-Denis.

Orléans est l'autre point fort du domaine des premiers Capétiens, mais les
deux ensembles territoriaux ne sont pas jointifs. Orléans n'a qu'un passé
épisodique de capitale, et la ville est trop éloignée de ce qui commence
d'être la frontière préoccupante pour le roi, celle de la Normandie. Quant
aux évêchés royaux que le Capétien hérite du Capétien, ils forment un
héritage essentiel, mais ils constituent une couronne vers l'est plus que des
rivaux pour Paris. À Reims comme à Laon ou à Châlons, le souvenir
carolingien est trop fort. À Paris, le roi de France est définitivement chez
lui.

La politique de Robert II le Pieux contribue à rééquilibrer le domaine


capétien autour de Paris. Les comtés d'Auxerre, Autun, Avallon, Sens et
Dijon constituent un nouveau duché de Bourgogne, que le roi donne
successivement à deux de ses fils, fondant ainsi une dynastie capétienne de
Bourgogne qui gardera jusqu'au XIVe siècle le duché dans la mouvance du
roi. Il n'y a rien de commun, alors, entre le duc de Bourgogne qui se sent
profondément capétien et des comtes d'Anjou, de Blois ou de Champagne
qui ne doivent pas leur fief à un don du roi, non plus qu'un duc de
Normandie qui doit le sien à une conquête et à des marchandages plus qu'à
une générosité.

On voit peu Henri Ier ou Philippe Ier en ville, mais, pour faible qu'il soit,
Philippe Ier continue d'assurer l'environnement politique et militaire qui fera
la force de Paris. L'alliance avec le comte d'Anjou lui rapporte en 1068 cette
pièce essentielle de la construction qu'est le Gâtinais : le roi de France a
désormais un chemin sur ses terres entre Paris et Orléans. Encore faut-il
pouvoir l'emprunter sans risque, et ce n'est pas encore le cas : les petits
barons qui contrôlent cette route sont assez turbulents pour dissuader
Philippe Ier d'un pareil voyage. Vers l'ouest, le roi acquiert en 1074 le Vexin.
Vers le sud, il achète en 1101 la vicomté de Bourges.

C'est Louis VI, roi de 1108 à 1137, qui règle définitivement le problème
de la relation entre la Seine et la Loire : il met au pas les brigands que sont
les seigneurs de Montlhéry, de Chevreuse, du Puiset, de Moret, de Marle.
Hugues IV du Puiset ne cesse de razzier les villages beaucerons. On le voit
menacer Chartres, Orléans et même Blois. Il faut, pour établir l'ordre dans
la région parisienne, trente années de combats longtemps vains. Trois fois,
le Capétien doit entrer en campagne pour aller raser le repaire de Hugues du
Puiset. Prisonnier en 1108, Hugues cède au roi Corbeil pour prix de sa
liberté, puis se retourne immédiatement vers le comte de Blois pour une
alliance dont l'unique adversaire est le Capétien. Seule la défection de
Thibaut de Blois permettra au roi de reprendre efficacement la lutte. En
1128, Hugues abandonne le combat, laisse ses terres à son fils et part pour
la Terre sainte. Quant au fils du sire de Coucy Enguerran de la Fère, le
terrible Thomas de Marle, il faut en 1114 prêcher contre lui la croisade pour
réunir l'armée qui va tenter de le mettre au pas. Thomas de Marle ne se
rendra qu'en 1130.

Louis VI, déjà, voit au-delà de son voisinage immédiat. En épousant en


1051 la fille du prince de Kiev, Henri Ier avait réussi un coup diplomatique,
mais dont l'effet immédiat était léger, sinon pour la considération que
pouvait accorder au roi de France l'empereur germanique. Enjoignant au
domaine Meung-sur-Loire (1108) et Château-Renard (1134), Louis VI se
montre réaliste : il consolide la position et garantit par un deuxième pont la
route de l'Aquitaine.

Dès ce temps-là, Paris apparaît comme le siège de la royauté. Louis VI,


déjà, réside plus souvent à Paris qu'à Orléans, et c'est à Saint-Denis qu'il
réserve ses meilleures faveurs, non à Saint-Benoît-sur-Loire. Avec Louis
VII, Paris a partie gagnée. Ne parlons pas de capitale, alors que le
gouvernement - la Cour, la Chancellerie - suit le roi dans ses déplacements
et que le royaume n'a aucune institution administrative ou judiciaire à
demeure. Mais c'est bien à Paris que se tiennent les grandes réunions de la
Cour, et c'est dans un palais élevé à la pointe occidentale de la Cité que le
roi réside le plus normalement, à l'emplacement même du palais de
l'empereur Julien et de la maison forte des comtes de Paris. Lorsque le roi
s'absente pour la croisade, il ne vient pas à l'idée des régents de s'établir
ailleurs.

Les considérations politiques et les pesanteurs de l'histoire jouent ici un


rôle déterminant. Nul ne s'avise à ce moment que Paris est une capitale à
découvert, mal défendable en sa position. On ne vérifiera la chose que bien
des siècles plus tard, quand déferleront jusque dans la région parisienne les
armées ennemies de 1814, de 1870 et de 1914. Au XIIe siècle, le site de
Paris est défendable, et l'on ne s'occupe pas d'une position qui ne prendra
son importance qu'avec la croissance de la ville.
En un siècle, l'entourage royal a changé. Au début du XIe siècle, la Cour
des grands vassaux fait défaut au roi. Les ducs et les comtes n'ont rien à
faire à Paris, où la place est prise par les grands officiers de la Couronne, le
sénéchal, le connétable, le bouteiller, le chambrier. Théoriquement chefs des
services administratif, militaire et domestique, les grands officiers se
constituent en une aristocratie de l'entourage royal. Quelques lignages
mettent la main sur les offices et tiennent le haut du pavé. Les fiefs étaient
déjà héréditaires, le pouvoir à la Cour le devient. Aubry de Montmorency
est connétable de France en 1060. Thibaut de Montmorency, sans doute son
petit-fils, l'est à son tour en 1083. Mathieu de Montmorency le sera en 1131.
On aura entre-temps vu comme connétables Adam de l'Isle-Adam en 1080,
le seigneur de Poissy Gaston de Chaumont en 1107 et Hugues de Chaumont
en 1118. À la fin du XIe siècle, d'autres lignages apparaissent. Les seigneurs
de Senlis accaparent la charge de bouteiller de France à tel point que le nom
de Le Bouteiller finira par passer pour leur patronyme. Le frère du premier
bouteiller de Senlis, Étienne de Senlis, est chancelier de Philippe Ier et de
Louis VI. Emergent dans le même temps les Montlhéry : Guy et Hugues de
Montlhéry sont successivement sénéchaux de France à partir de 1093. De
petits seigneurs comme les Garlande, seigneurs de Gournay-en-Bray, leur
succèdent : Anseau en 1108, son frère Guillaume en 1118, leur frère Étienne
en 1120. Étienne de Garlande était déjà chancelier. Il va cumuler les deux
offices. Un autre frère, Gilbert, est bouteiller du roi en 1112. Le pouvoir
semble confisqué par la féodalité d'Île-de-France.

C'est elle qui apparaît le plus souvent parmi ces familiers du roi, ces
châtelains et chevaliers dont les souscriptions - les noms - figurent au bas
des actes royaux comme ceux des témoins privilégiés de la volonté royale.

La féodalité d'Île-de-France se retrouve même dans la famille royale.


Plus ou moins enlevée, Bertrade de Montfort épouse en 1092 Philippe Ier.
La mère du roi était une princesse venue de Kiev. Sa femme vient de
Montfort-l'Amaury. La différence se passe de commentaire.

UNE CAPITALE POUR UN ROI


Les choses évoluent au XIIe siècle. Le roi réagit contre ce qui
commençait d'être une tutelle des petits seigneurs du voisinage. Louis VI
révoque le sénéchal Étienne de Garlande en 1127 et juge prudent de ne pas
lui donner immédiatement un successeur. Philippe Auguste l'imitera, qui
mettra fin sans le dire à la fonction en ne nommant plus de sénéchal après
1191. Certains lignages demeurent, et on retrouvera les Montmorency,
Neauphle, Mello, Nesle et Montfort sur la liste des connétables, mais le rôle
politique qu'ils jouaient à la Cour s'estompe dès lors que d'autres puissances
s'y manifestent.

En effet, les grands vassaux prennent de nouveau le chemin de la Cour,


où ils fréquentent plusieurs semaines par an, comme jadis les comtes
carolingiens qui venaient à l'assemblée. Comme les barons du royaume ne
viennent pas seuls, Paris cesse d'être le chef-lieu de l'Île-de-France et de la
Beauce. Ceux qui accompagnent un comte de Flandre ou un comte d'Anjou
commencent de donner à la ville un cosmopolitisme à l'échelle de la France.
Après la disgrâce d'Étienne de Garlande, c'est un haut baron qui fait figure
de chef du gouvernement royal au côté de l'abbé de Saint-Denis, Suger : le
comte Raoul de Vermandois, l'un des féodaux les mieux possessionnés du
nord du royaume.

Les extensions, vers le sud ou vers l'ouest, du domaine et de la mouvance


du roi ne changent dès lors rien. Même si Paris, qui n'a jamais été au centre
du royaume issu du partage de 843, n'est plus au centre d'un domaine royal
étendu au XIIIe siècle jusqu'à la Manche, à l'Atlantique et à la Méditerranée,
c'est dans la ville de Julien et du comte Eudes que vont se fixer à partir de
Philippe Auguste les institutions qui feront naître une capitale moderne.

Il va de soi que les causes judiciaires portées devant le roi et sa Cour le


sont où que soit la personne royale. Il n'y a donc pas, au temps de Philippe
Auguste, de siège judiciaire hors de la résidence royale. Mais Paris est
alors, plus que jamais, la résidence préférée. Un chiffre résume la situation
de ce qui devient une capitale : sur 1 542 actes de Philippe Auguste dont la
date de lieu est explicite, 483 actes, soit 31 %, sont expédiés de Paris. C'est
à la même époque, on le verra, que Philippe Auguste parvient à réduire
l'évêque de Paris, dont la justice concurrençait sérieusement celle du roi, au
rang d'un justicier secondaire. Après la conclusion de l'accord connu
comme la forma pacis de 1222, le roi est seul maître de sa capitale. Il lui
fallait bien partager la justice dans une ville où il avait sa résidence, nul ne
prétendant à la justice sur le Palais. Il ne pouvait plus partager dans une
véritable capitale. C'est désormais tout Paris qui est la chose du roi. Dans sa
Philippide, le chapelain et chroniqueur Guillaume Le Breton donne alors à
la ville son titre définitif : elle est le chef (caput, la tête) du royaume.

C'est en matière financière que la volonté du roi de faire de Paris un siège


permanent est décisive. L'extension du domaine royal ne permet plus
d'attendre des agents locaux qu'ils courent après le roi de château en château
lorsqu'ils ont à rendre leurs comptes. Il y faut un bureau permanent, qui les
accueille à date fixe. En homme réaliste, Philippe Auguste a d'autre part
compris que les affaires sont de plus en plus complexes, et qu'il est vain de
vouloir en traiter lui-même devant sa Cour de barons et de prélats. Il y faut
des spécialistes, et ceux-ci n'ont que faire de suivre le roi à la guerre ou à la
chasse. L'ordonnance de 1190 qui organise le gouvernement du royaume
stipule que les versements dus par les prévôts et baillis se feront trois fois
par an, à la Toussaint, à la Chandeleur et à l'Ascension, au Temple de Paris.
Le transfert au Temple d'un Trésor royal jusque-là établi au Palais de la Cité
est déjà une affaire ancienne : c'est Louis VII qui, avant de partir pour la
deuxième croisade, décide en 1146 de confier son trésor à ceux qui sont le
plus aptes à assurer le mouvement des fonds entre l'Europe et la Terre
Sainte, les templiers. Ce qui est nouveau avec Philippe Auguste, c'est le
versement direct au Trésor, que le roi soit là ou non. Les clés sont partagées
entre six bourgeois de Paris et l'homme de confiance du roi, Pierre le
Maréchal. Le trésorier, frère Haimard, n'a qu'à tenir les comptes de ce qu'il
reçoit et dépense. Paris est alors, pour toujours, le centre des opérations
financières de l'État.

On sait que Philippe Auguste a perdu dans la débandade de Fréteval, en


1194, la vaisselle précieuse qu'il transportait en campagne, ainsi que les
documents financiers qui constituaient alors le plus clair des archives
royales, l'idée n'étant pas encore venue d'enregistrer les décisions
judiciaires. Là encore, c'est à Paris que profite la dure expérience : les
archives que fait reconstituer le roi resteront à demeure dans la capitale.
Tout cela exige des locaux. Sur la place même du palais de Julien et des
comtes robertiens, les premiers Capétiens ont eu leur palais dans la Cité, sur
le côté nord de la partie occidentale, à l'ouest du Grand Pont. C'est à peu
près l'emplacement actuel de la Sainte-Chapelle. Après Robert II le Pieux,
qui en a fait une forteresse carrée, Louis VI a reconstruit ce palais tel qu'on
pouvait alors concevoir une résidence royale, autrement dit comme un
château fort : un donjon circulaire que l'on appellera au XVIe siècle la tour
Montgomery et que fera détruire Louis XVI, une chapelle dédiée à saint
Nicolas, une enceinte fortifiée. Le personnel permanent du gouvernement se
loge à son gré dans l'île, où le terrain se fait rare, ou sur l'une des rives.
Suger se loge ainsi hors les murs, rue Saint-Martin.

Philippe Auguste ne s'accommode pas de cette médiocrité trop


évidemment affichée dans le panorama urbain. La nouveauté, ce sera le
Louvre. La forteresse s'élèvera à l'ouest de Paris, sur l'emplacement d'une
ancienne louveterie qui a laissé son nom au lieu, donc hors de l'enceinte qui
se construit dans les mêmes années. Elle ne sera pas seulement la résidence
du roi et le cadre de la Cour. Ce sera un symbole : le siège de la royauté. La
locution s'impose très vite : les fiefs tenus du roi sont «mouvant de la grosse
tour du Louvre ».

Commencée en 1190, la tour du Louvre est vraisemblablement achevée


en novembre 1202. Comme pour les grands châteaux que le roi fera
construire sur le pourtour du domaine royal, le parti est celui d'un énorme
donjon cylindrique (16 m de diamètre extérieur) dont les murs de fortes
pierres de taille (4 m d'épaisseur) sont capables de résister à tous les tirs de
l'artillerie mécanique. Haut de 30 mètres (sans compter le toit) depuis le
fond du fossé, le Louvre domine la région, la ville comme la campagne.
Entouré d'un fossé sec et dallé, profond de six mètres et large de dix, le
donjon est accessible à son premier étage par un pont-levis situé du côté de
la Seine. Il est complété après 1214 par une large enceinte quadrangulaire
(78 m sur 72) que cantonnent quatre fortes tours d'angle (8 m de diamètre,
25 m de hauteur) et que renforcent des tours ou des portes entre deux tours
au milieu des courtines : au total, dix tours. Le tout est protégé par un large
fossé en eau (12 m). Ouvrant sur le chemin qui longe la rive, la porte
principale est défendue par deux tours. Face à la muraille de Paris ici percée
d'une poterne, une porte étroite (1 m) est défendue par deux tours et un
pont-levis que prolonge un pont dormant. Les fouilles menées en 1984-
1986 dans l'angle sud-ouest de la Cour carrée du Louvre moderne ont mis
au jour les parties inférieures de cette fortification, aujourd'hui visibles dans
le sous-sol du musée.

ORGANISATION D'UNE CAPITALE

Ce Louvre de Philippe Auguste est surtout occupé par une garnison et par
un prisonnier de marque, le comte de Flandre Ferrand de Portugal, celui des
vaincus de Bouvines qui paie de sa liberté une coalition qui était une
hostilité de la part d'un empereur et d'un roi d'Angleterre mais une pure et
simple félonie de la part d'un vassal. Ferrand restera au Louvre. À
l'occasion, on y met en sûreté la vaisselle précieuse et une partie du Trésor.
Le roi y réside peu, et les grands n'y ont place que pour venir faire leur
service de cour.

Roi en 1226, Louis IX tire en deux sens les conséquences de cette


incommodité. Son grand-père et son père n'ont guère vécu au Louvre.
D'abord, Louis IX fait de Vincennes le lieu privilégié de sa cour. Mais il n'a
que des raisons d'avoir confiance en Paris : lorsque les féodaux ligués
contre la régente ont tenté de se saisir du jeune roi en 1228, c'est la fidélité
des Parisiens qui a assuré sa sauvegarde. Il entreprend donc la construction
d'un nouveau palais royal en ville, sur l'emplacement déjà millénaire qu'est
la partie nord-ouest de la Cité. Le Louvre est un château fort et un symbole.
Un palais est autre chose.

Les travaux commencent lorsque Louis IX fait abattre la chapelle Saint-


Nicolas pour élever la Sainte-Chapelle destinée à recevoir la Couronne
d'épines acquise en 1239 de l'empereur de Constantinople. Elle est achevée
en avril 1248. Au-dessus de la sacristie, le roi établit sa bibliothèque et les
archives de sa Chancellerie, tenues pour une partie du Trésor, d'où le nom
qu'elles prennent alors : le Trésor des chartes. Un édifice s'élève au nord de
la Sainte-Chapelle pour l'Audience du sceau. Le logis royal de Robert le
Pieux demeure au nord, avec sa grande salle haute, la Salle du roi, où siège
la Cour et où tous ceux qui « mangent à cour » prennent leurs repas, et ses
deux salles superposées, la Chambre des Plaids en bas, où le roi mange
mais où, entre les repas, on entend les plaideurs, et la Chambre du Conseil à
l'étage. Le roi couche dans une Chambre Verte qui, sur la façade
occidentale, domine les jardins et la pointe de l'île. Il y tient parfois son
conseil. Saint Louis réunit le logis à la Sainte-Chapelle par une longue
galerie, qui sera occupée dès le début du XIVe siècle par les merciers et
demeurera jusqu'au XVIIIe la «galerie Mercière ». La vieille galerie, dite au
XVIIe siècle galerie des Prisonniers raccorde la nouvelle galerie à la façade
occidentale du Palais. À l'emplacement de la future cour du Mai, l'entrée
fait face à la rue de la Vieille-Draperie.

Très vite, les institutions logées au Palais prennent la place que s'était
réservée le roi. Ce qui va être le Parlement juge dans la salle à manger, les
princes et les conseillers délibèrent dans la chambre du roi. La Chambre aux
deniers s'installe dans le vieux donjon. Le souverain n'est plus chez lui, et
les gens du roi sont à l'étroit : les gens du Parlement conservent leurs
archives à leur domicile. Philippe le Bel décide d'agrandir le Palais.
Précédée d'une longue opération de remembrement foncier amorcée dès
1298, la construction est hâtivement menée de 1297 à 1313 sous la direction
du chambellan et maître des finances qu'est Enguerran de Marigny.

En gros, Philippe le Bel démolit tout ce qui restait du Palais de Robert le


Pieux. On ne garde que le donjon et la Chambre Verte. Les vestiges du mur
d'enceinte gallo-romain sont rasés. Une audacieuse politique d'acquisitions,
rendues possibles par des expropriations où l'opinion accusera bientôt
Marigny d'avoir fait fortune, permet de construire jusqu'à la Seine au nord
et jusqu'à la rue de la Barillerie à l'est, cependant qu'on gagne vers l'ouest
aux dépens du verger du roi. À la place du logis et des maisons voisines,
s'élève maintenant une grande et vaste salle, aujourd'hui conservée. Sur la
rive un long bâtiment est scandé par des tours rondes (la tour d'Argent et la
tour de César autour de la porte et de la Conciergerie, la tour Bonbec vers
l'ouest).

La réalisation se présente d'abord comme une action de prestige. Des


statues ornent la façade. Une table de marbre noir prend place dans la
grande salle. Un superbe escalier extérieur, le Grand Degré ou Grand
Perron, donne accès, vers la ville, aux nouveaux bâtiments qui joignent la
Sainte-Chapelle à la grande salle. Marigny ne manque pas d'y mettre,
devant celle du roi, sa propre statue. On le lui reprochera.

L'inauguration, à la Pentecôte 1313, prend les allures d'un symbole


dynastique. Philippe le Bel fait chevalier son fils aîné Louis, roi de Navarre
par sa mère et futur roi de France. Il a invité sa fille Isabelle et son gendre le
roi d'Angleterre Édouard II. À l'exception du comte de Flandre, tous les
pairs sont là. Avec son fils, Philippe le Bel adoube deux cents nouveaux
chevaliers, dont son neveu Philippe de Valois, qui sera Philippe VI, et son
cousin Robert d'Artois. Le symbole est clair : en faisant de sa main tant de
chevaliers, le Capétien manifeste que la noblesse vient désormais de lui.

Le nouveau Palais est cependant, pour l'essentiel, un outil politique. Le


roi y concentre les moyens de gouvernement d'une royauté en expansion :
les institutions prennent la plus grande part de la place disponible. Le logis
royal s'étend en façade du jardin, sur les substructures du mur de clôture de
Louis VI, avec l'ancienne Chambre Verte pour antichambre, et la Grande
salle basse sert au repas du «commun» de la Cour, mais les assemblées de
grands se tiennent dans la grande salle haute et le Parlement occupe le
bâtiment qui domine la Seine : la Grand-Chambre siège dans une pièce
contiguë à la grande salle, la tour d'Argent abrite la chambre dite Tournelle
civile et la tour de César la Tournelle criminelle. La Chambre des comptes
occupe au sud du logis du roi un bâtiment qui fait face à la Sainte-Chapelle.
Une nouvelle maison accueille l'Audience du sceau. Un peu plus tard, sous
Charles IV, le Trésor viendra s'établir dans une Chambre du Trésor
aménagée sur le côté oriental.

Le Palais est remanié sous Jean le Bon. On améliore le logis royal par la
construction de nouveaux bâtiments pour les services domestiques, et
notamment de nouvelles cuisines. C'est alors que l'on construit à l'angle
nord-est une tour carrée, qui prendra son nom définitif de tour de l'Horloge
sous Henri III quand celui-ci fera installer sur le mur oriental une horloge
publique. Mais l'extension des services administratifs se poursuit. La Cour
des monnaies occupe un bâtiment contigu à la Chambre des comptes. Celle-
ci s'agrandit sous Charles V, se complète sous Charles VI d'une Chambre
des sénéchaussées pour la reddition des comptes de la France du Midi. À la
même époque, en 1390, la Cour des aides s'établit dans une tour adjacente à
la Chambre des monnaies. Tout l'appareil financier de la royauté est enfin
réuni.

Le XVIe siècle voit se multiplier les implantations administratives au


Palais. On rénove, on construit. Louis XII restaure le décor de la Grand-
Chambre et reconstruit la Chambre des Comptes, pourvue d'un escalier
monumental à arcades. De nouveaux bâtiments abritent le Parquet du
Parlement, la Chambre du Domaine, la Chambre de la Marée. On construit
sous Henri II un dépôt pour les archives de la Chambre des comptes et de la
Cour des monnaies. Les adjonctions se poursuivent au XVIIe siècle. On
aménage un nouveau bâtiment, en 1636, pour recevoir la troisième
Chambre des Aides. Élevée en 1639 contre la Grand-Salle, la galerie
Dauphine accueille les changeurs, mais aussi l'Amirauté et les Eaux-et-
Forêts.

Tout cela souffre des incendies qui ravagent périodiquement tout ou


partie des locaux administratifs et judiciaires. Après celui de 1618, qui fait
disparaître une partie des archives de la Chancellerie, Salomon de Brosse
reconstruit en 1622 la Grand-Salle et ses alentours. Celui du 27 octobre
1737 emporte en fumée les archives de la Chambre des comptes et donne à
Jacques V Gabriel l'occasion de reconstruire le bâtiment. Celui du 12
janvier 1776 détruit tout le voisinage de la galerie Mercière et de celle des
Prisonniers, atteint la Cour des aides, et hâte ainsi une réfection globale,
déjà prévue l'année précédente, de ce qui apparaît maintenant, non comme
le Palais du roi, mais comme le Palais de Justice. C'est alors, de 1776 à
1784, que le Palais prend sa configuration actuelle, où le vieux plan de saint
Louis demeure perceptible sous les élévations nouvelles de la cour du Mai,
dues à Desmaisons, Couture et Antoine. Après l'incendie de la Commune en
1871, on devra reconstruire la Grand-Salle, qui deviendra la salle des Pas-
Perdus. De nouveaux agrandissements, entre 1860 et 1914, achèveront de
faire du quadrilatère, étendu jusqu'au quai des Orfèvres, un ensemble
cohérent.

Dès les années 1360, Charles V tire les conséquences d'une évolution
irréversible. Il abandonne le Palais, préférant rénover le Louvre et, surtout,
se doter d'une résidence agréable avec l'hôtel Saint-Paul. C'en est fini de la
résidence royale dans la Cité. On y voit encore le jeune roi en 1364 pour les
fêtes qui suivent son retour de Reims, et en 1378 pour les fêtes données en
l'honneur de l'empereur Charles IV. Au temps de la maladie de Charles VI,
le Conseil se tiendra parfois dans la Chambre Verte, pour éviter le voisinage
du roi fou. C'est tout. Le Palais est définitivement la chose des gens du roi.
Il ne sera jamais plus la résidence royale qu'avait voulue saint Louis.
Charles V tente de mettre au goût du jour la sévère forteresse du Louvre. Il
ne l'habitera guère, mais il entend que le logis soit agréable. Il y place son
trésor et, dans la tour de la Fauconnerie au nord-ouest, sa librairie. Il y fait
donc d'importants travaux. Des fenêtres sont ouvertes dans l'épaisse
muraille du donjon. Sur les côtés nord et est, de nouveaux bâtiments
s'élèvent à l'intérieur de l'enceinte de Philippe Auguste, cependant que sont
remodelés les intérieurs des corps de bâtiment du sud et de l'ouest. Charles
V, qui aménage dans le même temps les jardins de l'hôtel Saint-Paul, fait
établir un jardin à l'ouest du Louvre, et il ouvre un passage, pourvu d'un
pont-levis, afin de permettre l'accès aujardin depuis la forteresse.

L'hôtel Saint-Paul, c'est le contraire d'un château ou d'un palais. C'est,


autour de l'ancien hôtel d'Étampes entièrement rénové à partir de 1360, un
complexe de maisons aux dimensions moyennes, réparties dans un jardin
qui descend vers la Seine. La plus grande salle, la Chambre du Conseil, ne
fait que huit toises de long. Elle avoisine celle que la mode du temps fait
appeler Chambre de Charlemagne et autour de laquelle s'organise le
logement royal. Des galeries couvertes les relient, parfois pourvues d'un
étage formant à la fois promenoir et belvédère. Les cours sont assez grandes
pour qu'on s'y réunisse à la belle saison. On trouve dans les jardins une
ménagerie, des volières, un aquarium, un jeu de paume. Il y a des fontaines,
des tonnelles. Bien avant l'italianisme des jardins de Villandry, on y voit des
parterres de légumes à côté des massifs de roses.

Sur la route de Chelles et de Lagny, Vincennes n'avait longtemps été


qu'un gîte de chasse au cœur d'une large forêt. On est là près de Paris. Au
XIIe siècle, un Louis VII, un Philippe Auguste y séjournent volontiers. Par
des acquisitions successives, ils se rendent propriétaires de l'essentiel du
bois. Des moines de Grandmont y fondent un prieuré. Il sert de chapelle au
manoir royal. Philippe Auguste fait restaurer le château et enclore le bois :
on sort déjà du cadre normal du rendez-vous de chasse. On n'en est pas
encore à la forteresse.
C'est avec saint Louis que Vincennes prend les allures d'une grande
résidence royale. Un donjon s'élève maintenant à côté du vieux manoir. Il y
a une chapelle, dédiée à saint Martin. Saint Louis fait construire une salle
d'assemblée et dote la chapelle de quelques épines de la Couronne d'épines
du Christ. Il fait à Vincennes de longs séjours. Ses successeurs y vivent une
partie de l'année. Il faut dire que les travaux rendent, jusqu'en 1313, fort
désagréable le séjour du Palais, où les institutions centrales de la monarchie
sont en train d'occuper la plupart des espaces, que le Louvre est fort austère
pour une résidence de ville et que l'air de Paris est nauséabond. On parle du
«bon air» de Vincennes. Philippe III se marie à Vincennes, et l'on ne
comptera plus, désormais, les mariages et les fêtes pour lesquels la cour se
déplace « au Bois». Des traités sont signés à Vincennes. Des officiers
royaux y tiennent séance, qui pour juger, qui pour entendre les comptes.
Philippe le Bel restaure le manoir, qui possède maintenant seize pièces sans
compter les dépendances. C'est là que, dans les derniers mois du règne, les
princes font jouer le théâtre de marionnettes où ils singent l'ambition et le
rôle excessifs du chambellan Marigny. Louis X meurt à Vincennes en 1316.
Son frère Charles IV y meurt en 1328. C'est tout naturellement à Vincennes
qui se tiennent les assemblées où princes et barons délibèrent de la
succession à la Couronne. Le changement de lieu est significatif : sous
Philippe le Bel, les assemblées rendues nécessaires par la lutte contre le
pape avaient lieu en ville, soit dans les jardins du Palais, soit à Notre-Dame.
Sous Philippe VI, on réunit à Vincennes trois assemblées du clergé.

La cour n'a pas cessé d'être itinérante. Le roi parcourt son domaine, il
impose sa présence, il chasse. D'autres châteaux prennent pour un temps les
allures d'une résidence royale. C'est en particulier le cas de Fontainebleau.
On y voit beaucoup Philippe Auguste et Louis VIII. Philippe le Bel y est né.
Il y meurt. La capitale n'en est pas moins à Paris. Même si Philippe le Bel
ne réside à Paris que trois à quatre mois par an, les rouages permanents de
l'État y sont à demeure.

L'idée va cependant ressurgir d'une capitale moins exposée aux tumultes.


Elle n'ira jamais très loin. En 1321, Charles de Valois suggère d'établir à
Orléans le gouvernement royal, et ce pour punir les bourgeois de leur refus
de financer une réforme monétaire. L'idée passe d'elle-même. Charles V va
la reprendre. Vincennes n'est pas loin.

Charles V est né, en 1338, à Vincennes, dans le vieux manoir agrandi au


fil des ans, où se logent à l'aise seize princes et leurs gens. Il s'y sent plus
naturellement chez lui qu'au Palais, occupé par une foule de juges, de gens
de finance, d'avocats, de procureurs, de plaideurs et d'officiers venant
rendre leurs comptes. La distinction s'établit nettement entre le siège du
pouvoir souverain - le Palais - et les châteaux où le roi établit sa résidence.
Le Louvre demeure le premier des châteaux. Vincennes devient un
deuxième Louvre.

La faveur de Vincennes ne fait que croître à raison de l'insécurité qu'a


connue le jeune duc de Normandie pendant que, le roi son père étant en
captivité après sa défaite de Poitiers (1356), l'agitation s'est, dans la
capitale, étendue des États généraux réformateurs à toute une population
aisément remuée par les perspectives financières de la défaite. Le peuple a
pénétré sans peine dans le Palais, a trouvé le dauphin dans sa chambre, a
massacré sous ses yeux les maréchaux de Champagne et de Normandie.
Contre l'insurrection d'Étienne Marcel, le jeune régent n'a préservé son
indépendance qu'en sortant de Paris. L'affaire de Charles V devenu roi, ce
ne sera plus d'aller au Bois prendre l'air, ce sera de doter la monarchie d'un
siège hors de portée des Parisiens, non moins que protégé des incursions
anglaises et des divagations des routiers laissés sans solde en 1360 par la
conclusion de la paix.

Jean le Bon amorce l'affaire dès son retour à Paris en nommant Jean
Goupil payeur des œuvres de Vincennes. On commence les travaux en
1361. Charles V confirme la mission de Goupil, et la construction du
donjon et de l'enceinte à neuf tours est activement menée entre 1365 et
1371. Le tout est achevé à la mort du roi en 1380. C'est alors que l'on
entreprend de doter Vincennes d'une chapelle, longtemps dépourvue de
couverture et achevée seulement en 1552 par Philibert de l'Orme. À l'instar
de celle du Palais de la Cité, elle prendra plus tard le nom de Sainte-
Chapelle. Nul ne s'y trompe, une Sainte-Chapelle n'est pas une chapelle de
château, c'est la chapelle du Palais royal. Vincennes a pris place parmi les
palais. Et les nouvelles constructions en ont fait un véritable château.
Le nouveau donjon, contre l'une des faces de l'enceinte, est conçu comme
élément essentiel de la première défense et non ultime refuge en cas de
prise de l'enceinte par des assiégeants. Ce sera le dernier donjon de ce type
rendu nécessaire par les progrès de l'artillerie mécanique et non moins
dépassé par ceux de l'artillerie à feu. Alors que l'on étend en profondeur une
défense basse autour de la capitale, on construit encore à Vincennes suivant
les principes éprouvés depuis le XIe siècle : une haute tour, de hautes
courtines.

Mais le donjon de Vincennes n'est pas celui du Louvre. Avec sa petite


enceinte dans la grande, elle-même pourvue d'un châtelet, ses cinq niveaux,
sa façade intérieure largement ouverte de fenêtres, ses neuf grandes pièces
et ses treize petites, il offre au roi une résidence agréable autant que
défendable. Les tours de l'enceinte sont autant de résidences princières.
Louis d'Anjou s'établit dans celle qui, au nord, portera le nom de tour du
Village. Et le vieux manoir, qui demeure en place, accueille les services de
l'Hôtel. Christine de Pisan ne s'y trompera pas, qui écrira que Charles V
avait à Vincennes l'intention de faire «ville fermée ».

Vincennes, dès lors, met le souverain à l'abri des Parisiens. Hors des
temps de crise, le roi y trouve le calme favorable à un bon gouvernement. Il
y tient sa cour, y réunit des assemblées, il reçoit les visiteurs de marque.
C'est là qu'en 1382 le gouvernement de Charles VI peut négocier en
position de force avec les meneurs de l'affaire des Maillotins. La rivalité des
princes, qui occupe la scène politique à partir de 1392, rend à Paris tout son
rôle de résidence du pouvoir. Chaque prince y compte ses partisans, et ne
songe pas à s'en écarter. Mais Henri V, épisodique roi de France et
d'Angleterre, se tient à distance d'une population parisienne qu'il sait
acquise à Bourgogne, non à l'Anglais. C'est à Vincennes qu'il vit, et qu'il
meurt en 1422. Le château est ensuite délaissé par des rois qui se méfient
toujours de Paris mais ont pris goût au Val de Loire. Vincennes n'a de raison
d'être que par rapport à Paris. Vincennes retrouve quelque vogue au XVIe
siècle. C'est là que rend l'âme, le 30 mai 1574, un Charles IX que sa mère
fait porter mourant au bon air du « Bois ».
Encore faut-il protéger le libre accès à Vincennes. Tout tient à la porte
Saint-Antoine. Car on ne contourne pas Paris. Pour aller de Paris à
Vincennes, il faut prendre la route qui s'ouvre à la porte Saint-Antoine.
Sortir par une autre porte et gagner ensuite la route de Vincennes serait une
opération difficile à travers champs et marais. On comprend, dans ces
conditions, que la Bastille, qui protège la porte, soit en arrière de celle-ci,
dans la ville : il ne s'agit pas de protéger la porte d'une agression extérieure,
et l'on se demanderait pourquoi protéger plus spécialement cette porte que
telle autre, la porte Saint-Denis ou la porte Saint-Jacques, qui sont d'un
semblable intérêt stratégique en cas d'attaque contre Paris. La Bastille
protège bien la porte contre une tentative de sortie des Parisiens. C'est
Vincennes qui est ici l'enjeu de la défense, non la capitale.

Au XVe siècle, le Louvre et l'hôtel Saint-Paul sont délaissés. Charles VI


est mort en 1422 à l'hôtel Saint-Paul, Isabeau de Bavière y meurt en 1435,
tous deux dans la solitude. La vieille Isabeau, qui a vécu à partir de 1401 à
l'hôtel Barbette, rue Vieille-du-Temple, où elle résidait à l'écart du roi
malade, et qui s'est établie en 1407 aux Tournelles, a passé ses dernières
années à Saint-Paul dans une réclusion volontaire qui a fait d'elle, pour le
bourgeois, la plus digne des veuves.

La résidence royale, c'est maintenant cet hôtel des Tournelles, vaste


maison construite en 1388 par le chancelier Pierre d'Orgemont sur le côté
nord de la rue Saint-Antoine et dont le jardin enclos s'étend jusqu'à
l'emplacement de l'actuel côté sud de la place des Vosges. Les Tournelles
doivent leur nom aux petites tours élevées sur la clôture du jardin. Acquise
en 1402 par Jean de Berry, puis en 1404 par Louis d'Orléans, la maison est
rachetée à la mort de son frère par Charles VI, qui la rénove et l'agrandit.
Bedford y loge longuement et l'étend vers l'est jusqu'aux abords de
l'enceinte. Charles VII y aura sa résidence lorsqu'à l'occasion il visitera sa
capitale. Les Tournelles rendues à Charles d'Orléans, Louis XI s'établit à
l'occasion à l'Hôtel Neuf, l'ancien hôtel du Petit-Musc jadis reconstruit par
le dauphin Louis, l'aîné des fils de Charles VI, sur un terrain proche de la
Bastille, et occupé en 1418 par Jean sans Peur avant d'être pour un temps
uni aux Tournelles par Bedford. En 1445, les Orléans laissent les Tournelles
à leur branche cadette, celle d'Angoulême. Ainsi l'hôtel est-il la propriété
familiale de François d'Angoulême quand il devient le roi François Ier.
Celui-ci y réside habituellement. Son fils Henri II continuera d'y habiter
l'hiver, même s'il préfère Saint-Germain ou Fontainebleau l'été, et s'il donne
dans le nouveau Louvre ses fêtes et ses audiences.

L'histoire de la France a commencé de se faire à Paris. C'est évident


quand s'y traitent au sein des institutions royales les affaires de
l'administration et quand s'y jugent les procès qui viennent devant la justice
du roi. C'est encore plus vrai quand ce sont les affaires de gouvernement qui
conduisent à Paris les représentants des sujets du roi. Les grandes
assemblées du temps de Philippe le Bel et des derniers Capétiens sont une
nouvelle émergence de la fonction de capitale. Que les justiciables, fussent-
ils des princes comme Robert d'Artois, soient jugés chez le roi, rien
d'étonnant. C'est autre chose quand les barons, les prélats et les bourgeois y
viennent entendre parler et, si peu que ce soit, débattre de l'attitude à tenir
envers le pape, ou des prétentions à la Couronne de France.

UNE CAPITALE SANS ROI

Jusque dans les années 1420, nul ne distingue dans le vocabulaire la


capitale de la résidence. Paris est capitale, et Paris a la résidence principale
du roi. La Chancellerie royale, en 1403, ne fait pas la distinction : «la
principale ville de notre royaume, en laquelle nos prédécesseurs ont
accoutumé, de très long et ancien temps, faire leur résidence », mais elle
précise que la ville est le «siège souverain» de la justice royale. Et de la
citer, sans ironie, en exemple de bon gouvernement aux autres villes du
royaume. On se souviendra qu'à ce moment, même l'administration de
l'Hôtel de Ville est, depuis l'affaire des Maillotins, en la main du roi.

Vient le temps d'une capitale sans roi. Vincennes portait déjà un coup au
rôle de Paris. Les événements de 1413-1420 sont autrement décisifs. Le roi
anglais n'est pas plus présent. On lui eût pardonné d'être un enfant, non
d'être absent.

Les temps sont durs pour tout le monde. Quelques piécettes aux enfants
de chœur et rien au peuple pour le sacre de Henri V en 1431. Les tailles se
succèdent, Paris vit dans la tristesse la fin de la guerre de Cent Ans. En
1438, le Bourgeois de Paris note avec amertume qu'on ne voit plus ni le roi
ni les seigneurs : c'est comme s'ils étaient à Jérusalem. Charles VII a dans la
capitale trop de mauvais souvenirs d'une enfance gâchée par les troubles et
par la guerre civile. Il fait le 12 novembre 1436 son entrée solennelle, mais
il quitte Paris le 3 décembre. Le Parisien opine qu'il n'est venu que pour
voir la ville. Louis XI, sur ce point, ne dément pas l'attitude de son père.
Lorsqu'il fait son entrée solennelle en 1461, il loge aux Porcherons chez
Jean Bureau. On restaurera quelque peu les Tournelles, où il séjournera
entre décembre 1474 et avril 1475. Mais, l'année suivante, il loge chez un
riche épicier. Si la capitale demeure à Paris, le siège de la royauté est
maintenant à Tours.

Charles VIII ébauche un retour à Paris, loge quelque peu aux Tournelles,
réside surtout à Vincennes et préfère finalement la Loire à la Seine. Ses
exigences financières le brouilleront définitivement, en 1496, avec des
Parisiens peu portés à financer l'expédition d'Italie. Pour homme du roi qu'il
soit comme correcteur à la Chambre des comptes, le prévôt des marchands
Nicolas Violle ne peut qu'interpréter la détermination des bourgeois. Le roi
repart en déclarant qu'il ne remettra pas les pieds à Paris.

Le service public est né du service du roi. Entre les magistratures


romaines et les offices de la cour, la relation est ténue. Du temps de Clovis à
celui de Charles VI, on sert la Couronne parce qu'on sert le roi. Dès le XIIIe
siècle, les théoriciens - philosophes et canonistes qui ont lu Aristote et
savent le droit de Justinien - ont dégagé la notion d'un État qui s'impose
même au roi. Dans la pratique, cela n'a rien changé. Tout bascule en
revanche vers 1435. Au traité d'Arras, le duc de Bourgogne a imposé une
clause : si Charles VII est en droit de réintégrer à Paris ceux qui l'ont suivi
au sud de la Loire, il gardera à son service ceux qui ont tenu le parti de
Bourgogne.

C'est la première chose qu'apprennent les Parisiens quand, le 13 avril


1436, le connétable de Richemont entre dans Paris. A peine a-t-il franchi la
porte Saint-Jacques que le connétable le fait crier : de quelque condition
qu'ils soient, ceux qui ont manqué au roi sont pardonnés. Il en est qui ont
préféré prendre le large pour avoir abusivement collaboré; ils rentreront
l'hiver suivant, sans qu'on s'en prenne à leur personne ou à leurs biens.
Mieux, on les rappelle «avec douceur », note le Bourgeois de Paris. Autant
dire que la clémence du vainqueur fait parler dans Paris. Elle donne aussi à
réfléchir. On verra ce que seront, pour le devenir de la société parisienne,
les conséquences de cette stabilité des fonctions publiques comparée à
l'incertitude des créances commerciales et bancaires en temps troublé.

Paris devient une ville d'officiers, on dira plus tard une ville de
fonctionnaires. Lors de la revue de 1467, qui ne compte ni les clercs ni les
sans-métier, les gens du service public, officiers de tout rang aussi bien
qu'avocats et procureurs, sont aussi nombreux que les artisans et les
marchands.

La course aux offices est commencée. Le Parisien tient désormais l'achat


d'un office pour une bonne affaire, quitte à faire de son capital un élément
mort de la richesse globale de la capitale. Comme l'aire d'action du pouvoir
royal ne cesse de s'élargir, les offices se multiplient, et le besoin d'argent du
Trésor n'est pas étranger à ce marché où la puissance publique se vend
comme une denrée de bon rapport. Un office, à la fin du XVe siècle, se vend
couramment quinze fois son revenu officiel, ce qui laisse penser que les
profits annexes et les avantages non monnayés l'emportent largement sur les
gages. Au siècle suivant, la mutation est achevée : le haut du pavé est tenu
par le service public, lequel est transformé par la vénalité des offices en une
propriété transmissible.

Alors que le roi est en Berry ou en Touraine, on commence de définir la


capitale sans faire référence à la personne royale. Nul ne présente plus la
capitale comme la ville du roi, non plus que comme le siège, au Louvre, de
la suzeraineté étendue sur les vassaux de la Couronne. Paris est capitale en
soi : « cité royale [...], chef de tout notre empire» dit Charles V, «ville
souveraine et capitale de notre royaume », dit une ordonnance de 1415,
«ville maîtresse» du royaume, répètent les chroniqueurs, «ville capitale à
l'exemple de laquelle les autres se doivent gouverner», dit un étonnant acte
royal de 1484. Il y a quelque paradoxe lorsque Louis XI, accordant ses
privilèges à la ville de Besançon en 1481, ne trouve de meilleure référence
que de garantir aux Bisontins les franchises et libertés dont jouissent les
Parisiens : on se souviendra que Paris n'a pas de commune.
Clément Marot ne s'y trompe pas, qui donne en 1537 à Paris, ville «sans
pair», l'épithète de «ville authentique». L'authenticité, Marot le sait bien,
c'est le caractère qui procède de la puissance publique. En 1549, le prévôt
des marchands parle au roi de la «capitale de votre royaume». Et Gilles
Corrozet, en 1550, qualifie de «ville capitale du royaume» l'objet de ses
Antiquités.

À la même époque, on tente même, en reprenant un thème déjà évoqué


par quelques auteurs du Moyen Age, de forger à Paris un passé mythique
qui place la capitale royale dans la filiation des grandes cités antiques, de
Troie comme de Rome. En 1532 déjà, Corrozet ne craint pas de faire, dans
sa Fleur des antiquités de Paris, de l'antique Paris une fondation d'Hercule
et des premiers Parisiens des compagnons du héros grec. La leçon sera
répétée par bien des auteurs. À la même époque, une tapisserie (Musée
départemental, Beauvais) présente un panorama de Paris comme
environnement de l'histoire du roi Pâris, fondateur présumé de la capitale.

La capitale perd de nouveau ses droits lorsque le gouvernement de la


Ligue, mené par le duc de Mayenne, met la main sur la plupart des
institutions. Henri III réplique en repliant sur la Loire ses fidèles et en y
organisant le fonctionnement d'une véritable capitale. En février 1589, il
convoque à Tours le Parlement. Une quinzaine de présidents et de
conseillers commencent de siéger là en avril. Leur première tâche est de
juger les «félons», autrement dit les gens du Parlement, du Grand Conseil,
des Requêtes de l'Hôtel et des Comptes qui sont demeurés à Paris. Quatre
conseillers créés en mai et deux venus de Paris à l'automne complètent ce
Parlement de Tours qui siège jusqu'en avril 1594 avec pour premier
président Achille de Harlay. Reste à en conforter l'autorité, et à asseoir la
définition de son ressort. La position de Tours, on s'en rend parfaitement
compte, ne favorise pas la reconnaissance de sa juridiction par les régions
orientales du ressort de Paris. Le Parlement de la Ligue ayant créé en avril
1589 une Chambre à Troyes, Henri III répond donc par la création à
Châlons-sur-Marne d'une Chambre de son Parlement de Tours,
définitivement constituée en octobre 1590. On y trouve alors deux
présidents et quinze conseillers. La compétence de ce qu'on appellera le
Parlement de Châlons s'étend de la Champagne à la Picardie. À Paris,
Mayenne comble les vides, ceux du premier départ comme ceux que créent
les départs des officiers qui, tels Pierre Séguier en 1592 rallient le roi sur le
tard.

La victoire des modérés et l'entrée de Henri IV dans Paris mettent fin, en


1594, à ce schisme institutionnel. Le 14 avril, le Parlement de Tours fait
dans Paris sa rentrée en corps. Les gens des Comptes et des Aides suivent.
Le 23 mai, c'est enfin le Parlement de Châlons. La capitale est reconstituée.

Comme chaque fois que l'on veut effacer les divisions du passé, le même
problème se pose. Henri IV confirme dans leurs offices les membres du
Parlement qui ont pourtant, tout au long de la Ligue, entériné les édits de
Mayenne et validé les décisions du gouvernement populaire des Seize. Le
plus souvent partisans de la paix et favorables aux solutions négociées, les
parlementaires ont été au premier rang de ces « Politiques » qui, sans se
rallier à un prétendant huguenot, ont favorisé l'évolution des esprits qui rend
possible en 1594 l'avènement d'un converti contre lequel Paris s'est si
longtemps et si violemment dressé. Henri IV est à Paris le 22 mars. Dès le
matin, il fait publier qu'il entend que « toutes les choses passées soient
oubliées». Le 28, il rétablit dans toutes leurs prérogatives les Cours
souveraines du Paris ligueur. Un seul, le président Étienne de Neuilly, sera
exclu de la clémence royale.

Les magistrats qui avaient rallié le Navarrais et constitué son Parlement à


Tours et sa délégation à Châlons ressentent naturellement l'amertume de qui
voit mal récompensé les risques pris. Les Parisiens ont celle de qui, en
gardant sa place, se voit quand même désavoué : on déchire officiellement
les pages des registres qui portaient les édits cassés. Les deux cents officiers
venus de Tours derrière le premier président Achille de Harlay sont
solennellement réintégrés les 14 avril et 15 mai. Leur seule satisfaction sera
d'avoir à vie, à ancienneté égale, préséance sur les anciens ligueurs. Comme
vers 1440, il y a vers 1595 quelques surnombres dans les Cours
souveraines. Entré au Parlement sous Henri II en 1558, président en 1572 et
premier président à Paris puis à Tours depuis 1584, Achille de Harlay
demeurera en fonction jusque sous Louis XIII : il se démettra pour raison
d'âge le 9 avril 1611. Il avait succédé deux fois, comme conseiller et comme
président, à son père, Christophe de Harlay, et comme premier président à
son beau-père, Christophe de Thou.

Au long de ces deux siècles, la «robe» parisienne est née, comme un


milieu social aux contours incertains et aux couches économiques et
politiques aussi diversifiées que sans cesse remodelées. Résignation,
vénalité, hérédité l'ont faite. Les solidarités lignagères s'y sont ajoutées. Dès
le milieu du XVe siècle, il est bon d'avoir fait des études de droit, mais il est
plus important encore d'avoir en place un père ou un oncle. S'il arrive
encore que l'on se hisse dans la haute société de robe par un beau mariage,
il est plus normal que le mariage consolide les liens préexistants de ce
monde qui fait désormais front contre les intrus. Les magistrats et les
avocats ne se comportent d'ailleurs pas différemment des drapiers ou des
taverniers : le mariage est le ciment des cohésions professionnelles. Des
Orgemont du XIVe siècle aux de Thou, aux Séguier et aux Harlay du XVIe
et aux Lamoignon, aux Ormesson, aux Nicolay et aux Molé du XVIIe, c'est
bien la même politique de défense lignagère des positions acquises, contre
l'ascension des couches inférieures ou contre l'entrée en force des milieux
parallèles, celui des financiers, par exemple, que l'on est content de trouver
quand il faut courir une dot ou marier des filles mais dont on aimerait qu'ils
ne tentent pas de placer leurs fils dans les offices qui font le gentilhomme.

LE RETOUR DU ROI

Les temps ont passé. Paris a refusé de s'allier aux princes insurgés de la
Praguerie, du Bien public ou de la Guerre folle. Bon gré mal gré, la Ville a
répondu aux demandes d'appui financier de rois en peine de financer qui
une armée qui une flotte. Peu à peu, la confiance revient. Et l'on finit par
comprendre que gouverner des bords de Loire dans le séjour agréable des
châteaux à jardins quand la machine administrative et judiciaire travaille à
longueur d'année à Paris consiste à prendre le risque de voir des affaires
majeures traitées sans le roi. On ne peut, d'ailleurs, se priver du
consentement parisien aux grandes décisions politiques. Paris intervient en
1506 dans le choix que fait Louis XII de marier sa fille à celui qui apparaît
déjà comme l'héritier de la Couronne, le futur François Ier. Paris cautionne
en 1525 le traité avec l'Angleterre, puis en 1526 le traité avec l'Espagne.

François Ier a déjà, en 1516, décidé de résider plus souvent à Paris.


Revenu d'une captivité en Espagne pendant laquelle Paris n'a pas flanché
dans sa fidélité, il met un an à retrouver Paris, mais la Ville prend les
devants pour contribuer au paiement de la rançon royale, et le roi lui en sait
gré : il manifeste en 1528, par une lettre à la Prévôté des marchands, que la
capitale doit être sa résidence principale. Dès lors que le roi s'établit
durablement à Paris, il lui faut une résidence qui ne fasse pas regretter les
châteaux de la Loire. Le Louvre est vétuste, les Tournelles ne le sont pas
moins, le Palais est occupé par les gens de justice. En 1534, François Ier
vient s'installer au Louvre, où s'achève la démolition du vieux donjon, mais
c'est avec le propos de le rénover entièrement. En 1547, il décide de le
reconstruire purement et simplement. Le Louvre n'a jamais pris la place du
Palais de la Cité. La Grosse Tour, c'est le sommet de la pyramide féodale.
Le Louvre de Philippe Auguste, c'est le cœur et le symbole du système
féodal dont le roi est le suzerain. Ce n'est encore ni le cœur ni le symbole de
la monarchie, autrement dit de l'État. Pour tous, le Palais, l'unique Palais,
c'est toujours celui de la Cité, celui où est, depuis les temps romains, le
siège du pouvoir sans partage. C'est au Palais que s'accomplissent les actes
de souveraineté, et c'est là que le roi préside les lits de justice. Le Louvre
c'est le premier des châteaux du roi, ce n'est pas le Palais. Avec François Ier,
tout change. Le Louvre va alors devenir un palais royal, et non plus un
château du roi. On dira encore au siècle suivant que les fiefs tenus du roi
sont mouvants de la Grosse Tour du Louvre. En réalité, la monarchie n'a
plus rien de féodal.

La métamorphose du Louvre commence en février-juin 1528 par la


destruction du vieux donjon. Les parties inférieures sont gardées, mais
arasées. C'est ce que l'on retrouvera au XXe siècle du Louvre de Philippe
Auguste. Une place vide occupe donc le coeur du Louvre de François Ier:
l'ancien Louvre était un donjon entouré d'une enceinte, le nouveau sera un
bâtiment autour d'une cour. Au début du XVIIe siècle encore, le centre du
palais sera une cour au sol affaissé, occupée en son centre par une mare.
Lorsque François Ier s'installe au Louvre en 1534, sans abandonner
définitivement les Tournelles, c'est au prix d'une légère restauration de ce
qui fut le logis de Charles V. Les vrais travaux ne commencent qu'en 1546,
lorsqu'on remplace la grande salle médiévale du côté sud de l'aile
occidentale par un nouveau corps de bâtiment comportant une grande salle
de bal à l'antique et une salle du Conseil. L'architecte en est Pierre Lescot.
Côté cour, la somptueuse façade Renaissance est ornée par Jean Goujon de
figures allégoriques en bas-relief. Le tout est achevé sous Henri II en 1550,
après une ultime modification de la grande salle de bal, pourvue d'une
tribune à caryatides. Ce «pavillon du roi» sera l'amorce d'un Louvre sans
rapport avec l'ancien.

Le parti général se précise. Pour la reine, Lescot puis Baptiste Androuet


du Cerceau complètent le nouveau Louvre par un corps de bâtiment
parallèle à la Seine. Il forme avec le pavillon du roi une équerre, qui rejoint
enfin sous Henri III ce qui reste de l'ancien Louvre. Le Palais du roi forme
alors, autour de la cour, un carré dont la moitié sud et ouest appartient au
XVIe siècle et la moitié nord et est date du XIVe. Deux escaliers, au nord et
à l'est, desservent les pavillons nouveaux. Il paraît évident que l'on
reconstruira un jour la partie ancienne. Nul ne songe alors à déborder la
superficie de l'ancien Louvre.

Brève est l'idylle du roi et de Paris. Les besoins d'argent liés à la reprise
de la guerre avec le Habsbourg ramènent à des négociations où Paris
manifeste sa lassitude. Pour faire face à des exigences qui ne cessent de
croître, Paris aggrave sa dette publique. François Ier menace en 1544
d'imposer la Ville sans lui demander son avis. Il menace le prévôt des
marchands de le faire réfléchir à la Bastille. François Ier, qui avait tant
voulu donner à Paris une place de choix dans son système politique, meurt à
Rambouillet. Les choses ne s'améliorent pas avec Henri II, dont les
exigences financières se font méprisantes, même si les contributions de la
ville revêtent l'apparence de prêts. Autant que les emprunts forcés, on prend
mal, à l'Hôtel de Ville, de devoir entretenir aux frais des Parisiens le
dromadaire, le jaguar et le lion du roi. Certes, le roi maintient le propos de
son père et fait avancer les travaux du Louvre. Mais le temps de la méfiance
est revenu, et avec lui le temps des châteaux sur la Loire.
On a donc connu sous Charles VII le royaume de Bourges, sous Louis XI
le royaume de Tours, sous Henri III le royaume de Blois, derechef sous
Henri IV le royaume de Tours. Louis XIV gardera de son enfance une
méfiance envers Paris qui fera de Versailles autre chose qu'une simple
résidence royale. Henri IV, au contraire, qui a tant lutté pour s'assurer de
Paris, s'emploie à se montrer bon Parisien. La ville a représenté pour lui,
pendant sa longue marche vers le trône, un tel enjeu qu'il ne peut
s'empêcher de la chérir.

Ce Louvre que trouve Henri IV quand à son tour il décide de fixer à Paris
sa résidence habituelle est donc un hybride inconfortable. Le vieux Louvre
est hors d'usage, et les constructions des derniers Valois demeurent
inachevées. Henri IV a besoin d'un vrai palais dans sa capitale, ce qui ne
l'empêche pas de se donner à Fontainebleau et à Saint-Germain-en-Laye les
châteaux de son plaisir. Dès son arrivée à Paris, il commande un plan. Il en
demande un autre peu après 1600. Le propos est simple : quadrupler la cour
prévue par Pierre Lescot et supprimer pour cela tout ce qui subsiste du
vieux Louvre. Une longue galerie joindra sur la rive le Louvre aux
Tuileries, mais il ne peut être pour autant question de concevoir un
ensemble monumental unique : un quartier s'est constitué au-delà du
Louvre, et l'on peut au mieux le contourner par le sud. Entre les deux palais,
subsistera jusqu'au début du XIXe siècle le lacis des rues Fromenteau,
Saint-Thomas-du-Louvre, Saint-Nicaise et du Carrousel, qui interdit de voir
les Tuileries depuis le Louvre. On doit avoir cela en tête lorsqu'on constate
la brisure aux Tuileries de l'axe Étoile-Louvre.

Charles IX avait aménagé une Petite Galerie couverte pour aller du


nouveau Louvre à la Seine et à la future Grande Galerie. Henri IV l'amplifie
en un grand corps de bâtiment : ce sera sous Louis XIV la galerie
d'Apollon. De son extrémité part, enfin achevée vers 1610, la galerie du
Bord-de-l'eau, qui s'étend sur 450 mètres jusqu'au pavillon de Flore, lui-
même relié au pavillon méridional des Tuileries, celui qu'a construit après
1570 Jean Bullant. Cette galerie remplit trois fonctions, dont aucune n'est
secondaire. Elle affirme le caractère royal de la capitale par un majestueux
front de Seine : aucun palais ne s'inscrit alors de cette manière dans un
paysage urbain. Elle permet au roi d'aller à son jardin sans devoir traverser
le quartier. Elle offre la possibilité d'une sortie rapide : aucune émeute ne
saurait désormais assiéger en sa totalité la résidence royale.

Le Louvre n'est encore qu'un château, mais celui-ci tourne au palais.


Louis XIII s'avise qu'il y manque une chapelle, et songe pour ce rôle à
l'église que Jacques Lemercier est en train d'édifier, de 1621 à 1630, pour
l'ordre de l'Oratoire créé par le cardinal de Bérulle. L'église construite à la
place de l'ancien hôtel de la duchesse de Guise et le nouveau palais ne
seront jamais réunis. Il en restera le nom d'Oratoire du Louvre, et une
orientation anormale, qui fait passer l'axe de l'église par le centre de la cour
Carrée. Et en 1655 Louis XIV fera aménager par Le Vau une chapelle dans
le Louvre même.

Le retour du roi signifie une plus grande osmose entre la cour et la ville.
Le bourgeois s'était déshabitué de copier la cour. Il s'y reprend. L'évolution
des mœurs, en ce temps de paix intérieure, porte à plus de délicatesse, à
plus de subtilité. La cour s'inspire de l'Italie et la ville de la cour. Les
comportements s'en ressentent. Dans les rues comme dans les salons, on se
salue chapeau bas. Dans les fêtes, on baise la main des dames. On ne
cherche plus à paraître à l'aise, on veut être élégant. Les couches
dominantes de la marchandise vivent à l'heure du Louvre, comme
l'aristocratie qui retrouve son rôle dans la civilisation urbaine.

Un nouveau symbole politique apparaît par la volonté de Richelieu : la


Bastille devient l'image même de l'absolutisme. Privée de son rôle défensif
par l'éclatement de l'enceinte, la vieille forteresse avait souvent servi de
prison. Jamais cette prison ne s'était différenciée des autres, du For-l'Évêque
ou du Châtelet par exemple. La Bastille de Richelieu, et ensuite celle de
Mazarin, est une prison d'État. On y voit des ducs et des anciens ministres.
Les prisonniers sont traités avec égards. Ils ont domestiques et table garnie -
à leurs frais - par les meilleurs cuisiniers. Ils reçoivent des visites, jouent
gros jeu, prient à l'occasion le gouverneur à leur table. Mais ils sont
prisonniers. Et l'opinion se fait à l'idée que l'on va à la Bastille, non après un
procès, mais par la volonté du roi. L'aristocratie sera la première victime
des lettres de cachet, qu'elle ne cessera d'ailleurs de solliciter au mieux des
intérêts propres et familiaux de chacun.
Jamais jusqu'à Mazarin le siège du gouvernement n'avait été vraiment
distinct de la résidence royale. On avait vu s'identifier dans l'espace parisien
le siège des grandes administrations et juridictions. On avait vu Sully tenir
une cour dans son hôtel de la rue Saint-Antoine et Richelieu recevoir ses
fidèles, ses collaborateurs et ses obligés dans son Palais-Cardinal proche du
Louvre, cet hôtel - le futur Palais-Royal - qu'il avait édifié à partir de 1624
sur l'emplacement de l'hôtel d'Angennes. Toujours incertain de la confiance
du roi, Richelieu n'était cependant dispensé ni de visiter Louis XIII au
Louvre ni d'aller y tenir le Conseil. Avec l'avènement d'un roi de cinq ans,
la topographie politique de la capitale change. Anne d'Autriche n'aime pas
le Louvre, ce palais à demi vétuste et à demi chantier, fait de deux ailes en
équerre manifestement inachevées et qui semblent l'annexe des lointaines
Tuileries auxquelles elles sont reliées par la longue et glaciale galerie du
Bord-de-l'eau, cette galerie assez vide pour que Henri IV ait pu naguère,
pour divertir le futur Louis XIII, y donner une chasse au renard. Régente,
Anne d'Autriche s'établit donc au Palais-Cardinal, plus central que les
Tuileries, plus agréable, avec ses jardins, que le Louvre. Ce qui prend alors
le nom de Palais-Royal n'est pas défendable. Nul, alors, ne s'en soucie. La
ville est calme.

Mazarin s'installe à proximité, au nord du Palais-Royal, dans un hôtel


Chevry-Tubeuf qu'il loue et fait aménager autant pour y loger que pour y
présenter ses collections (auj. partie de la Bibliothèque nationale de
France). Entre le Palais-Royal et l'hôtel de Mazarin, le chemin traverse un
jardin sur l'emplacement duquel s'élèvera au siècle suivant l'actuel rectangle
du Palais-Royal du duc d'Orléans. Le cardinal se lasse d'aller plusieurs fois
par jour de l'un à l'autre. En novembre 1644, la régente lui donne un
appartement au Palais-Royal. Par une longue galerie, le cardinal peut se
rendre commodément chez la reine. Les Parisiens commencent d'en parler,
incertains qu'ils sont du caractère exclusivement politique de tous les
entretiens.

Faute de construire pour lui, Mazarin construit pour sa gloire. Sur la rive
gauche, juste en face du Louvre, il établit les religieux théatins qu'il fait
venir de Rome afin de raviver les souvenirs de sa jeunesse italienne, mais
aussi de faire pièce aux avancées des jésuites. C'est pour eux qu'en
hommage à la reine il entreprend la construction d'une église nommée
Sainte-Anne-la-Royale. Quelques années plus tard, il donne au collège des
Quatre Nations, pour mettre sa marque dans le paysage parisien, une
coupole aussi prestigieuse que celles dont Anne d'Autriche a pourvu le Val-
de-Grâce et l'Hospice général (la Salpêtrière) : c'est aujourd'hui la coupole
de l'Institut.

Pour le jeune roi, Mazarin a choisi Vincennes. En 1652, il s'en fait


nommer gouverneur. Il confie à Louis Le Vau l'édification d'un Château
Neuf, achevée en 1659. Le plan en est original mais adapté à la situation :
deux corps de bâtiment, face à face, l'un pour Louis XIV, l'autre pour Anne
d'Autriche et son second fils, Monsieur. Les deux pavillons sont reliés par
une galerie et un arc de triomphe largement ouverts sur la forêt.

Mazarin meurt à Vincennes, le 9 mars 1661, dans le pavillon du Roi,


l'appartement qu'on lui préparait dans le pavillon de la Reine n'étant pas
achevé.

À la mort du cardinal, Louis XIV quitte Vincennes et vient s'installer


dans un Louvre fort encombré d'ouvriers. Grand chasseur et détestant l'air
vicié de l'été parisien, le roi préfère souvent Fontainebleau ou Saint-
Germain-en-Laye, mais c'est au Louvre que, de 1662 à 1664 il donne le bal,
la comédie, le ballet ou l'opéra. Son frère le duc d'Orléans est tout proche,
au Palais-Royal. Le roi y assiste à bien des fêtes.

Le nouveau Louvre est toujours en construction. Au XVIIe siècle, on


parle de doubler le carré dont Pierre Lescot n'a construit que la moitié. Pour
Louis XIII, Jacques Lemercier double l'aile occidentale, construisant à
partir de 1624 le pavillon de l'Horloge, puis les deux ailes en équerre au
nord-ouest. Le chantier s'est arrêté en 1640. Reste à achever le grand projet.
C'est ce qu'entreprend Louis XIV en 1660. Le roi, qui ne connaît le Palais
de la Cité que comme le siège des gens de robe, ne voit dans le complexe
légué par François Ier et ses successeurs immédiats que l'assemblage, relié
par une longue galerie, d'un palais inachevé, le Louvre, et d'un château en
bordure de la ville, les Tuileries. Il importe que le siège du pouvoir
monarchique soit matériellement à l'image de ce pouvoir. Colbert, qui juge
que le roi dépense trop à Versailles, pense en revanche que l'on néglige le
Louvre, autrement dit la capitale et la façade que le régime se doit d'y avoir.
Le Vau achève donc la nouvelle cour Carrée entre 1661 et 1663, finissant
l'aile nord, construisant l'aile orientale.

Il s'agit maintenant d'élever la façade. Face à la ville, donc sur ce côté


oriental, elle sera le nouveau front du Louvre. D'emblée, le roi écarte Le
Vau. Soucieux de faire de Paris une «Nouvelle Rome », Colbert oriente son
maître vers un artiste prestigieux qui vient d'édifier à Rome la colonnade de
la place Saint-Pierre. Il a le sens du monumental, le goût du grandiose. Il
convient à l'entreprise. En 1664, on écrit au «Cavalier» Bernin. Celui-ci
répond avec un projet de façade à grand mouvement : un pavillon central
semi-circulaire convexe encadré de deux corps sur plan concave, eux-
mêmes flanqués de deux ailes rectilignes. C'est du Bernin à l'état pur, et la
France n'est pas prête à recevoir un art à ce point baroque, et un projet dont
les défauts sont évidents : il implique la destruction totale du bâtiment
existant, le coût dépasserait ce que Colbert est disposé à consacrer à la
grandeur du roi, et la façade accessible de plain-pied n'offre aucune sécurité
en cas d'émeute.

De mai à octobre 1665, le Bernin est à Paris, où on le traite en grand


seigneur. D'emblée, il s'interroge sur le décor de la cour Carrée. Conçue
pour une cour quatre fois plus petite, la façade raffinée de Pierre Lescot lui
semble mesquine dans le vaste ensemble des huit façades qui encadrent les
quatre pavillons. Puis il élabore un second projet, plus classique, plus
colossal, pour la façade orientale. Deux hauts étages à colonnes dominés
par une balustrade à statues font la façade d'un large avant-corps. Louis
XIV en pose la première pierre en octobre 1665. Le Bernin parti, le roi
change d'avis et se tourne finalement vers Louis Le Vau, Charles Le Brun et
Claude Perrault. C'est pour l'essentiel ce dernier qui dessine et construit
quinze mètres en avant de l'aile orientale la longue et sobre façade à double
colonnade intégrée entre trois pavillons à fronton - un seul sera construit-
que le roi adopte en 1668. Commencée entre 1668 et 1674, elle ne sera
achevée qu'un siècle plus tard, Louis XIV ayant, malgré Colbert, fermé le
chantier après l'achèvement de la colonnade, sans même mettre en place la
toiture.

Les travaux du Louvre apportent assez de perturbation pour décourager


Louis XIV d'y avoir sa résidence. Et le souvenir de la mort d'Anne
d'Autriche est trop attaché au palais. En novembre 1667, il s'établit pour un
temps aux Tuileries, entièrement rénovées. Le grand machiniste Carlo
Vigarani y a construit, de 1659 à 1662, un théâtre sans pareil. De 1664 à
1666, Le Vau a remodelé les appartements. Le Nôtre va dessiner les jardins.
C'est du théâtre des Tuileries que viendront les appellations usuelles «côté
cour» et «côté jardin».

En définitive, le roi n'aime guère le Louvre. Il se lasse vite de l'ennuyeuse


façade sur la ville et de l'incommode organisation des espaces intérieurs. Au
reste, le Louvre n'est pas achevé. Les Tuileries vont demeurer la résidence
royale pendant vingt ans. On donne encore des fêtes au Louvre, mais le roi
ne fait qu'y assister. Et parce que le Louvre est en défaveur, on y travaille de
moins en moins. Le palais ne sera, au XVIIIe siècle, qu'un édifice endormi
qu'on entretient mal.

Au vrai, Louis XIV accumule les raisons de n'aimer point Paris. Les
souvenirs de la Fronde sont la base d'une méfiance que rien n'atténue. Le roi
n'oublie pas que le peuple l'a défié. Il attendra 1687 pour faire enlever de la
cour de l'Hôtel de Ville le groupe sculpté de Gilles Guérin représentant le
roi terrassant la rébellion qu'il a fait placer là en 1654. Il a d'autre part toutes
raisons de penser que le Parlement n'attend que l'occasion pour jouer de
nouveau un rôle politique, lequel rôle ne saurait être que de balancer
l'absolutisme royal. En s'éloignant, le roi mettra un fossé entre la robe
parisienne et la cour. L'ancrage du jansénisme dans la société parisienne ne
fait que creuser un autre fossé entre le roi, qui ouvre le conflit en 1660, et
une bourgeoisie où les sympathies jansénistes sont plus fortes que
l'adhésion de la majorité aux doctrines officielles de l'Église. Derrière les
Arnauld et derrière les solitaires de Port-Royal-des-Champs, il y a à Paris
même bien des notables. Quand, en août 1664, les religieuses rebelles sont
expulsées de Port-Royal par la troupe aux ordres de l'archevêque Hardouin
de Péréfixe, Paris gronde. Le retournement de l'opinion en faveur de
Foucquet y ajoute entre 1662 et 1664. D'abord tenu pour un prévaricateur
trop vite enrichi, le surintendant des Finances passe maintenant pour une
victime de l'ambition d'un autre parvenu, Colbert. La robe parisienne et la
petite aristocratie n'aiment pas Colbert. Foucquet déchu, elles prennent son
parti. Des libelles circulent sous le manteau. On s'apitoie dans les salons sur
le sort du prisonnier, gardé d'abord à Vincennes, puis à la Bastille. Même le
petit peuple se réjouit quand Foucquet sauve sa tête. Bien sûr, nul ne met en
cause le roi. La nouvelle fronde vise ceux qui gouvernent en son nom. La
Fronde n'avait pour cible que Mazarin, mais le roi sait qu'il lui a fallu fuir
alors sa capitale.

À mesure que l'on avance dans le règne, la fronde parisienne se fait plus
insistante. Les libelles hostiles au roi circulent au Palais-Royal comme aux
Tuileries. Le public manifeste au théâtre et à l'Opéra, où les scènes à la
louange du souverain provoquent un rire appuyé. On y entend des quolibets.

Bref, à partir de 1667, le roi n'est plus à Paris que deux mois par an. Le
printemps venu, il est à Saint-Germain-en-Laye, à Fontainebleau, à
Versailles, à Chambord. En mai 1682, il transfère la cour à Versailles. Les
Parisiens se lamentent. Qu'en est-il d'une capitale sans son roi? Nul ne se
fait d'illusions à ce sujet : on devra en 1683 enterrer Colbert en catimini, et
on fera de même en 1715 pour le roi lui-même. La charge fiscale, le coût
des guerres et celui des constructions y seront pour beaucoup. La vexation
n'y sera pas pour rien.

Dès sa jeunesse, Louis XIV a aimé Versailles, comme un lieu de répit,


éloigné de Paris mais aussi de la cour. On y avait beaucoup vu les rois
chasseurs. Louis XIII s'y était retiré quelques jours en novembre 1630 pour
faire face aux conséquences de la Journée des dupes. Louis XIV y a fait
retraite en 1666 après la mort d'Anne d'Autriche. En 1671, il gagne
Versailles dès la mi-février. Par la suite, il se dispense même des festivités
du Jour de l'An à Paris. Paris demeure la capitale du royaume. Ce n'est plus
la résidence du roi. De 1671 à sa mort en 1715, soit en quarante-quatre ans,
on ne verra le Roi-Soleil dans sa capitale que vingt-quatre fois,
généralement pour les quelques heures d'une cérémonie ou d'une fête.
Vainement la Ville tente-t-elle de rattraper la faveur royale en faisant graver,
en 1672, une médaille qui donne pour la première fois au roi son surnom de
Louis le Grand. La flagornerie ne sert de rien. Lorsqu'en 1678 la Ville
propose d'organiser une entrée solennelle pour fêter le retour du roi,
vainqueur en sa campagne de Flandre, Louis XIV refuse cet «embarras». Il
ne l'acceptera qu'en 1687 pour une messe d'action de grâces à Notre-Dame,
après son opération de la fistule et son rapide rétablissement. Même pour la
fastueuse inauguration de la place Louis le Grand (auj. Vendôme) et de sa
statue équestre, le roi se fait représenter en 1699 par le duc de Gesvres,
gouverneur de Paris. Monsieur, frère du roi, assiste le soir au feu d'artifice,
mais d'une fenêtre du Louvre. La capitale ne reverra son roi que pour de
brèves visites au seul chantier qui l'intéresse, celui des Invalides. Peut-être
pensera-t-il un temps y préparer sa sépulture, au lieu même où prendra
place le tombeau de Napoléon.

Les grandes institutions de l'État avaient pour la plupart gardé leur siège
parisien, quitte à déplacer vers le Val de Loire des délégations temporaires
et à contraindre certains dignitaires, comme le chancelier, à d'incessants va-
et-vient entre le roi et ses juges ou administrateurs. D'autres institutions
renforcent leur implantation à Paris dès lors que le roi y a repris sa place.
C'est le cas en 1570 de la Bibliothèque royale, dont on reparlera.

C'est aussi celui de la Monnaie. L'atelier parisien était actif depuis les
temps carolingiens, et il avait donné son nom au denier parisis. D'abord
établi près du Palais de la Cité, puis dans une rue voisine de la rue des
Lombards qui portera par la suite le nom de rue de la Vieille-Monnaie,
l'atelier royal est transféré dès le XIIIe siècle dans un hôtel de la rue du
Cerf, proche du Louvre (auj. de la Monnaie). On sait, d'autre part,
l'importance des forges d'orfèvres et de changeurs établies sur le Grand-
Pont pour l'approvisionnement en métaux précieux de l'atelier royal. Henri
II tient compte de ces deux traditions quand, en 1553, la Monnaie étant à
l'étroit près du Louvre, il installe une grosse forge monétaire sur la rive
gauche, dans les bâtiments du Petit-Nesle où son père avait logé divers
orfèvres et notamment Benvenuto Cellini. Cet atelier est la première forme
de cette Monnaie de Paris dont le bâtiment définitif sera construit de 1771 à
1777 à la place du Petit-Nesle, où l'on avait un temps pensé édifier un
nouvel Hôtel de Ville. Il faut noter l'étrangeté du choix qui place, pour la
première fois, une institution royale sur la rive gauche.

Autre symbole du rayonnement monarchique, l'Académie naît à Paris et


demeure parisienne. À l'origine, il n'y a que ce qu'on appellera plus tard un
cercle : quelques hommes de plume et de parole, liés par la seule amitié,
prennent vers 1629 l'habitude de se réunir chez Conrart. Ce n'est plus la
«ruelle» des précieuses. Ce n'est pas encore l'Académie. Cela le devient
quand en 1634 Richelieu en fait un corps, malgré la réticence de ceux qui
tiennent à leur indépendance. Lorsqu'en 1635 naît l'Académie française, elle
est sans le moindre doute un corps d'hommes d'esprit parisiens qui vont
légiférer sur la langue pour la France entière.

Il est une institution qui n'a guère marqué Paris : les États généraux. La
capitale n'a pas de salle pour recevoir cette réunion épisodique, et il est
évident que le roi ne souhaite pas l'accueillir chez lui, ni dans la grande salle
du Palais, ni dans celle du Louvre. Au vrai, on a gardé mauvais souvenir
des États réunis à Paris sous les premiers Valois, de Philippe VI à Charles
VI. Ils avaient siégé aux Mathurins comme le faisait l'Université depuis le
XIIIe siècle et comme elle le fit jusqu'en 1764. Les États du XVIe siècle se
tiennent dans le Val de Loire. Lorsque Marie de Médicis ne peut faire
autrement que de les réunir de nouveau en 1614, on les divise dans
l'espace : le clergé aux Grands-Augustins, la noblesse au Petit-Bourbon, le
Tiers à l'Hôtel de Ville. Les trois États ne travailleront ensemble que le 27
juin 1789, à Versailles.

LE SYSTÈME DE VERSAILLES

Le roi est à Versailles. Le chancelier le suit, avec ses services. Construite


non loin du château entre 1670 et 1673, la nouvelle Chancellerie comprend
un logement que Séguier n'aura pas le temps d'habiter. On y verra Antoine
d'Aligre et leurs successeurs. Le contrôleur général Colbert s'installe, en
raison de sa fonction secondaire, dans l'hôtel de la Surintendance des
bâtiments, près de l'Orangerie, Pour ce qui est des secrétaires d'État, on
commence par improviser. Les uns, comme Louvois, ont à Versailles un
hôtel particulier en ville, les autres un logement dans les bâtiments de
l'avant-cour ou dans une dépendance, comme Arnauld de Pomponne,
secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, qui loge à la Ménagerie. Ils se
partagent donc entre Versailles où se tiennent les conseils et Paris où leurs
services travaillent sans grande relation avec Versailles. Les gens des
bureaux ne sont pas grands cavaliers, et il faut trois heures de voiture.
Autant dire qu'on perd beaucoup de temps en route, qu'on renonce à bien
des déplacements et qu'il est parfois difficile de trouver un ministre. Mme
de Sévigné se plaint en 1676 : elle a trouvé Louvois à Paris, mais non
Colbert, qui est toujours à Versailles. Quant aux officiers de la Maison du
roi, ils ont en ville des hôtels particuliers qui ne sont que des résidences. Il
en va autrement à partir de 1684, quand s'achève la construction des deux
ailes du château vouées aux ministres. Les secrétaires d'État ont alors un
siège et une résidence.

Le jeu est ici complexe, car on est maître chez soi, non chez le roi. L'état
récapitulatif de la fortune de Colbert reflète bien cette disparité de la
résidence parisienne et de la résidence versaillaise. La fortune immobilière,
estimée à 916 000 livres, est à Paris. Rien à Versailles. Composé des deux
hôtels achetés de Guillaume de Bautru et de Claude Vanel à l'angle des rues
Neuve-des-Petits-Champs et Vivienne, l'hôtel parisien est bien la principale
résidence du ministre, qui loge de surcroît sa famille alentour. Les
collections – tapisseries, tableaux, vaisselle précieuse, joyaux, bibliothèque
- sont pour l'essentiel à Paris, pour une part à Sceaux. Le mobilier meublant
de Versailles vaut 11 331 livres, celui du château de Sceaux 35 589 livres,
celui de Paris 62 921 livres. Il serait imprudent de faire à Versailles étalage
d'une fortune.

Peut-on parler à Paris de ministères? Sully habitait l'Arsenal, non comme


ministre mais comme grand maître de l'Artillerie. L'hôtel de Sully ne date
que de sa vieillesse, sous Louis XIII. Richelieu, Mazarin et Colbert
logeaient chez eux. Les ministres partis pour Versailles, demeurent à Paris
les commis. C'est seulement à la fin du règne de Louis XV que l'on verra se
transférer à Versailles les services des principaux ministres, ceux des
Affaires étrangères, de la Marine et de la Guerre. Mais le Contrôle général
reste établi dans la capitale et le roi lui affecte, en 1756, l'ancien hôtel
d'Hugues de Lionne, rue Neuve-des-Petits-Champs, hôtel qu'embellit
Calonne et où sera encore Necker à la veille de la Révolution. Il demeurera
le siège d'un ministère jusque sous Louis XVIII. Quant aux ambassadeurs,
ils continueront de demeurer à Paris, quitte à se rendre à Versailles chaque
fois que les affaires ou les cérémonies l'exigeront.

Le système de Versailles est donc ambigu. Vauban ne s'y trompe pas, qui
tient Paris pour « le vrai cœur du royaume, la mère commune des Français
et l'abrégé de la France ». Mais s'il se croit obligé d'insister, n'est-ce pas
parce que cette affirmation ne va plus de soi? Pour plaire au roi, les princes
eux-mêmes ne vont plus à Paris, et l'usage s'établit selon lequel il y faut
l'autorisation royale. Tout cela n'empêche d'ailleurs pas le Roi-Soleil de
vouloir une capitale à son image, et de veiller - ou de laisser veiller par
Colbert, que désespère Versailles – à la grandeur de la ville. Il n'est pas
nécessaire d'aimer y résider pour faire de Paris la nouvelle Rome. Le grand
urbanisme louis-quatorzien ne tient pas à un amour pour les Parisiens.

Paris a, un temps, mis son espoir dans le Grand Dauphin. On le voit au


spectacle, il dîne au Palais-Royal, il parcourt les rues, il parle aux dames de
la Halle. Toute la ville pleurera sa mort en 1711. Le roi ne sera même pas au
Requiem chanté à Notre-Dame. Le nouveau dauphin, le duc de Bourgogne,
y sera seul avec son frère Berry. L'année suivante, la mort emporte le
dauphin. L'héritier est maintenant un enfant.

Le seul que l'on voit, parce que Versailles ne lui fait pas place suffisante,
c'est le duc d'Orléans, à qui Louis XIV a donné en 1661 le Palais-Royal à
l'occasion de son mariage avec Henriette d'Angleterre. Le roi trouve
commode de laisser à son frère une fonction de représentation. Déjà, les
notables parisiens se font, par intérêt, orléanistes. On fréquente chez
Orléans. Bientôt on y conspirera, et on dira du maître du Palais-Royal qu'il
est le «prince de Paris ».

La mort de Louis XIV (1er septembre 1715) semble rendre pour un temps
à Paris son double rôle de capitale et de résidence royale. À la nouvelle de
la fin du Roi-Soleil, Paris est demeuré silencieux. Et le Parlement ne s'est
pas fait prier pour casser le testament du monarque de Versailles. Dès le 30
décembre 1715, le jeune Louis XV est aux Tuileries. Le Régent, lui, est au
Palais-Royal. Philippe-Égalité et le futur Louis-Philippe y seront encore
chez eux. Mais Louis XV ne se plaît pas aux Tuileries. Le 15 juin 1722, il
quitte Paris pour Versailles. On ne le reverra guère qu'à l'Opéra, pour un
spectacle ou pour un bal.

Que demeure-t-il à Paris de cette population qu'attiraient à la fois la


fonction de capitale et la résidence royale? D'abord, la robe et la finance.
Les administrations et les juridictions continuent de fixer durablement la
haute bourgeoisie et la petite aristocratie de robe qui assurent le service du
roi et celui des administrés et justiciables. Du président au procureur, du
conseiller à l'avocat, du maître des Comptes au fermier général, du greffier
à l'huissier, du saute-ruisseau au sergent, tout un monde de robe ou proche
de la robe peuple la capitale à tous les niveaux de la fortune et de la
notoriété. Et les Parisiens en sont la majorité. Sous Louis XV, sur 348
maîtres des requêtes, jeunes magistrats aux premiers degrés d'une brillante
carrière, 240 sont natifs de la capitale. La forte cohésion du corps est soudée
par les liens familiaux, ceux de l'origine ou ceux que tissent les alliances
matrimoniales. Ajoutons-y cette population moins fixée que forment les
jeunes en attente d'une position qu'ils trouveront plus aisément - du moins le
pensent-ils - à l'ombre du pouvoir : fils et neveux d'officiers dont on attend
la résignation ou la mort, clercs bien nés vivant dans l'espoir d'une abbaye
ou d'un évêché. Et ne négligeons pas le séjour parfois long qu'impose à bien
des provinciaux le souci de leurs affaires : solliciteurs et plaideurs semblent
parfois à demeure dans une ville qui n'est pas la leur.

Plus nuancée est la position de la noblesse d'épée. Au XVIIe siècle, Paris


vit encore sur sa tradition, mais les princes territoriaux ont disparu. Flandre,
Artois, Bourgogne, Provence, Aquitaine, Bretagne sont au roi, ou aux siens.
Les nouveaux princes et ducs ne sont plus des féodaux venus dans la
capitale du roi, ce sont des gens de cour titrés, et comme tels c'est à la cour
qu'ils ont leur raison d'être et leur intérêt. Leurs affaires sont de celles qui se
jouent près du roi, non dans la capitale. Ces grands ont le plus souvent leur
hôtel à Paris. Ils n'y sont pour ainsi dire jamais. Au contraire, la noblesse
petite et moyenne, qui ne joue à Versailles que le public, tente souvent, aux
limites de ses capacités financières, de vivre une double vie, sur ses terres
l'été, à Paris l'hiver. Là encore, pour une noblesse endettée à l'excès et
vivant pour ses procès, le séjour parisien est une nécessité, tout autant qu'un
moyen d'affirmer son état. Même si les deux sont mal chauffés et appellent
des travaux que l'on ne peut financer, on entretient un château en province
et un hôtel à Paris. Et on achève de se ruiner en donnant le bal ou le concert
et en jouant grand jeu pour maintenir les apparences d'une position sociale
de plus en plus précaire. Mme de Sévigné est un bon exemple de ce
comportement où le goût de la société parisienne est en permanence
contrarié par les questions d'argent. Accessoirement, résident à Paris ceux
qui ne peuvent se faire recevoir à Versailles, ou qui boudent Versailles, soit
parce qu'ils sont en froid avec la cour, soit parce qu'ils n'aiment pas ce qui
demeure pour beaucoup la campagne. Il y a des Parisiens invétérés.
Le haut du pavé est tenu au XVIIe siècle par quelques princes qui ne se
satisfont pas du rôle qu'on leur ferait jouer à Versailles, comme le duc
d'Orléans, le prince de Condé qui tient sa cour dans son hôtel de la rive
gauche, ou Mlle de Guise qui donne le concert au Marais pour narguer la
cour. Il l'est aussi par les gens de la haute finance, fermiers des aides ou des
gabelles comme les Coulanges ou les Aubert de Fontenay, par les têtes de la
robe, comme les Lamoignon, les Ormesson ou les Arnauld. N'ignorons pas
la part de fronde qu'il y a chez certains dans le choix d'une résidence à
Paris. C'est le cas de Lauzun comme de La Rochefoucauld, et c'est celui de
Mlle de Guise comme de Mlle de Montpensier. Quant au maréchal duc
d'Aumont, s'il tient à être Parisien, c'est qu'il est gouverneur de Paris. Mais
le temps est passé où la société parisienne était dominée par les grands, les
Albret, les Guise, les Montmorency, les Mayenne, les La Vrillière.

Les choses changent quelque peu au XVIIIe siècle. L'aristocratie trouve


son compte à occuper son rang dans des villes de province où se
développent à la fois les affaires et la vie intellectuelle, et où la société lui
fait une place d'honneur. Quelques princes comme les Orléans ou les
Rohan-Soubise construisent encore ou aménagent à Paris des hôtels qui
sont de véritables palais, mais ces cas sont rares. Pour la plupart, ceux qui
construisent alors dans le Marais ou le faubourg Saint-Germain sont de
cette petite noblesse qui accède par la faveur royale à des titres de marquis
ou de duc établis sur un château et sa terre, non sur un grand fief, mais qui
garde, avec un nom patronymique, le souvenir d'une récente ascension :
Colbert de Seignelay, Le Tellier de Louvois, Mansart de Sagonne, La Croix
de Castries, Motier de La Fayette, Lamoignon de Malesherbes.

Nombreux sont au long des siècles les souverains étrangers qui


séjournent à Paris au point d'y avoir une résidence. À la fin du XIVe siècle,
le duc de Bavière, frère de la reine Isabeau, est en fait domicilié à Paris. Les
Angevins de Naples ont aux XIVe et XVe siècles leur hôtel dans la rue
dénommée pour cela rue du Roi-de-Sicile, au nord de la rue Saint-Antoine.
Au XVIe, le roi de Navarre, futur Henri IV, a le sien rue des Boucheries.
Lorsque Jean-Casimir Sobieski se retire à Paris après avoir renoncé à la
Couronne de Pologne, le roi s'empresse de lui donner l'abbaye de Saint-
Germain-des-Prés, où l'ancien souverain résidera de 1668 à sa mort en
1672. L'établissement d'ambassades permanentes au XVIIIe siècle, la
fondation des grands hôtels au XIXe et la rapidité des communications qui
facilite les séjours brefs mettent à peu près fin à cet usage, né du fait qu'on
ne se déplaçait pas à travers l'Europe pour quelques jours seulement. Pour
des séjours malgré tout limités, l'hôte loge chez le roi de France ou chez un
prince : ainsi Jean sans Terre en 1201 et son fils Henri III en 1259 ont leurs
quartiers au Palais, le roi de Bohême Jean de Luxembourg les siens au XIVe
siècle à l'hôtel de Nesle de la rue Coquillière, et son fils l'empereur Charles
IV loge au Palais. En 1400 Manuel Paléologue, en 1415 l'empereur
Sigismond et en 1656, Christine de Suède logent au Louvre. Pierre le Grand
est en 1717 aux Tuileries. Les têtes couronnées qui défilent à Paris au XIXe
siècle logent souvent au Quai d'Orsay, ou dans leur ambassade. L'hôte de la
République loge de même, suivant les circonstances, à l'Élysée ou, depuis
1975, dans cette dépendance qu'est le palais de l'avenue Marigny, ou tout
simplement dans son ambassade lorsque celle-ci est suffisamment vaste.

Les papes logent en terre religieuse. Les abbayes parisiennes, voire le


cloître de Notre-Dame les reçoivent volontiers. Par exception, Pie VII loge,
en 1804, aux Tuileries.

De moins considérés sont chez des notables : le roi d'Arménie Léon de


Lusignan loge en 1385 chez le chancelier d'Orgemont, aux Tournelles, le roi
Alphonse V de Portugal en 1476 chez le bourgeois Herbelot, l'archiduc
Philippe d'Autriche en 1499 à l'hôtel d'Hercule, quai des Grands-Augustins.
Le roi d'Écosse Jacques V Stuart va en 1536 de l'hôtel d'Hercule à l'hôtel de
Cluny.

Jusqu'au XVIIIe siècle, il n'est pas de missions diplomatiques


permanentes. Une ambassade n'est pas un immeuble, mais une mission. Il
est des ambassades qui durent quelques mois, voire quelques années,
comme celle du cardinal de Saint-Ange qui devient le principal conseiller
politique de Blanche de Castille ou celle de ces envoyés du roi d'Aragon
dont la correspondance est une riche source d'information sur le règne de
Philippe le Bel. Venue pour négocier un traité ou une alliance matrimoniale,
une ambassade ne demeure normalement à Paris que quelques jours. Dans
l'un et l'autre cas, il convient de la loger. On loge au Temple une ambassade
anglaise en 1414. Ensuite, de Charles VII à Louis XII, les ambassades ont
meilleur compte d'aller trouver le roi dans le Val de Loire. Paris les voit
peu. Lorsqu'il revient vers Paris, au XVIe siècle, on conserve l'ancienne
habitude d'emprunter à quelque grand seigneur son hôtel ou l'un de ses
hôtels, quand on ne met pas tout simplement les hôtes à l'hôtellerie.

C'est ainsi qu'en 1500 Louis XII loge les ambassadeurs de l'Empereur à la
maison de l'Ange, rue de la Huchette. On y retrouve en 1552 l'ambassadeur
du «roi d'Argos », en 1559 les ambassadeurs vénitiens. Louis XIII logera
non loin de là une ambassade anglaise rue de Seine, à l'hôtel de la Reine-
Marguerite.

On recourt volontiers à ces hôtels du Marais qui ont encore quelque


apparence mais ne sont plus guère occupés qu'occasionnellement. Jusqu'à
Henri II, la résidence officielle du roi est aux Tournelles, au nord de la rue
Saint-Honoré. En 1514, les ambassadeurs anglais sont précisément logés
aux Tournelles. En 1530, le cardinal Duprat, légat du pape, loge à la
commanderie de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, puis au cloître Notre-Dame
dans la Cité. Encore auréolé du prestige des Tournelles, le quartier Saint-
Antoine est assez prisé. En 1533, le duc de Norfolk loge rue du Roi-de-
Sicile dans l'hôtel qui, bien que reconstruit en 1517, porte encore le nom du
chambellan de Charles VI Charles de Savoisy. Le même hôtel, devenu celui
de l'amiral Chabot, abrite en 1551 une ambassade anglaise. Passé aux ducs
de Lorraine, il sera l'une des premières résidences diplomatiques
permanentes : on l'appellera parfois l'hôtel des Ambassadeurs de Lorraine.
En 1549, les Suisses sont non loin de là en plusieurs hôtels des rues Saint-
Antoine et de Tiron. En 1552, le nonce du pape est lui aussi rue Saint-
Antoine, chez le connétable de Montmorency, à l'hôtel de Rochepot. Les
Polonais sont installés en 1573 à l'hôtel de Nantouillet, rue de Paradis (rue
des Francs-Bourgeois). En 1612, le quartier ayant retrouvé son importance
par la création de la place Royale (place des Vosges), on y loge les
Espagnols rue du Roi-de-Sicile à l'hôtel du maréchal de Roquelaure. En
1631 encore, le cardinal de Savoie est logé à l'Arsenal. Et l'ambassadeur de
Venise loue, de 1671 à la Révolution, l'hôtel Salé.

Quelques hôtes sont logés en plein centre, mais sans grand ménagement :
en 1602, Henri IV loge les Suisses dans la plus fameuse hôtellerie de la rue
Saint-Denis, la Croix de Fer. Ce n'est quand même qu'une auberge. On
transférera les Suisses à l'hôtel de Longueville, proche du Louvre. Quant à
l'ambassadeur polonais survenu en 1636 dans le même temps qu'un
Anglais, on le conduit rue Saint-Denis à l'hôtel de Chaumont.

La vogue de l'Ouest parisien, qu'accentue en 1534 l'installation de


François Ier dans la vieille forteresse du Louvre qu'il commence de rénover,
se traduit naturellement dans le logement des grands, donc dans celui des
ambassadeurs. Plusieurs logent dans cette rue Saint-Thomas-du-Louvre qui
conduit du Palais-Royal à la galerie du Bord-de-l'Eau : en 1595, les
Vénitiens à l'hôtel d'O, futur hôtel de Rambouillet, en 1606, les Espagnols à
l'hôtel de Gondi, et en 1625 Buckingham à l'hôtel de Chevreuse. En 1639,
l'ambassadeur de l'ordre de Malte est logé devant le Palais-Royal à l'hôtel
de Sillery. En 1645 les Polonais et en 1647 les Danois sont à l'hôtel de
Vendôme, rue Saint-Honoré.

La rive gauche et notamment à l'ouest le faubourg Saint-Germain


acquièrent leurs lettres de noblesse. On y trouve en 1618 le cardinal de
Savoie, en 1621 les ambassadeurs anglais. Les ambassadeurs des Pays-Bas
sont en 1634 dans l'ancien hôtel du maréchal d'Ancre, baptisé «hôtel des
Ambassadeurs extraordinaires ». Un ambassadeur anglais y loge en 1636.
On s'achemine donc vers une résidence spécialement affectée aux
ambassades. Mais il n'y a encore rien de systématique. Très vite, d'ailleurs
le roi revendra cet hôtel des Ambassadeurs. On continuera de loger les
hôtes selon les possibilités du moment, ou de les laisser se loger à leur gré.
Il semble qu'un ambassadeur néerlandais ait, en occupant quelque temps
vers 1640 le futur hôtel Amelot de Bisseuil, rue Vieille-du-Temple, donné à
ce logis son nom énigmatique d'hôtel «des Ambassadeurs de Hollande ».
Une première résidence permanente apparaît cependant avec l'hôtel du
nonce, rue des Mathurins, en bas de la Sorbonne. Mazarin y loge lors de son
premier séjour parisien, en 1634. C'est seulement vers 1750 que le roi
achète, pour y loger les ambassadeurs extraordinaires, l'hôtel qu'il cède
aussitôt au prince de Condé, remplaçant alors ce Palais-Bourbon par
l'ancien hôtel d'Évreux, ce logis de la Pompadour que l'histoire retiendra
comme le palais de l'Elysée.

Les ambassadeurs continuent de louer le plus souvent, à leur arrivée, un


hôtel correspondant à leurs besoins et à leurs moyens. Il n'y a encore, les
Américains en donnent un bon exemple. aucune ambassade permanente. De
1777 à 1785, Benjamin Franklin, venu négocier des armes, puis une
reconnaissance diplomatique, loge à Passy dans une dépendance de l'hôtel
de Valentinois, chez le grand maître des Eaux et Forêts. En 1784-1785, le
futur président John Adams s'établit à Auteuil dans l'élégant hôtel des
Demoiselles de Verrières. Venu après l'Indépendance comme ambassadeur
permanent, Thomas Jefferson loue de 1785 à 1789 l'hôtel de Langeac, où le
comte d'Artois avait logé quelque temps une actrice à laquelle il voulait du
bien (entre les actuelles rues de Berri et de Ponthieu).

LE SIÈGE DU POUVOIR

Le retour de Louis XVI bouleverse, le 6 octobre 1789, un système bien


établi depuis plus d'un siècle. Du jour au lendemain, les centres de décision
qui s'étaient déplacés à Versailles se retrouvent à Paris. Ministères et
administrations centrales se regroupent. Le souverain réside aux Tuileries.
Peut-on parler de cour? Ce qui restait de cour depuis mai s'égaille dans les
hôtels parisiens et les châteaux de province. Beaucoup, d'ailleurs, siègent à
la Constituante. Celle-ci s'installe au Manège, sur la terrasse nord du jardin.
La Législative y restera. Lors des «journées» de 1792, tout se jouera entre le
château et le Manège.

Abandonnées par le roi le 10 août 1792, les Tuileries demeurent le centre


du pouvoir pendant toute la République conventionnelle. La Convention a
quitté le Manège pour s'établir dans le théâtre du château. Les Comités, et
notamment le Comité de Salut Public et le Comité de Sûreté générale, se
réunissent dans les salons. Jusqu'à leur suppression en avril 1794, les
ministres y tiennent leurs réunions. D'autres ont occupé les espaces laissés
vacants par le départ de la cour. L'archiviste de la République, Camus,
occupe le bureau du roi.

Bonaparte a été, le 20 juin 1792, le témoin de l'émeute parisienne et de


l'humiliation du roi. « Si j'étais roi, cela ne se passerait pas de même »,
aurait-il laissé tomber. Officier de carrière, homme d'ordre, adhérant sans
réserve à la philosophie des Lumières mais non à l'anarchie populaire, le
jeune capitaine a mal vécu la chute de la monarchie, en voulant autant au
roi qu'au peuple. Voyant, d'une fenêtre qui donne sur le Carrousel, passer un
Louis XVI en piteux état au matin du 10 août, il aurait murmuré « Che
coglione ! » Mais le roi a disparu et les Parisiens demeurent. Malgré
quelques propos d'estime pour le petit peuple parisien - «Si j'avais besoin
d'un asile, dit-il en 1800, c'est au milieu du peuple de Paris que je viendrais
le chercher » - qu'amplifieront les témoins de propos tardifs tenus à Sainte-
Hélène sous l'effet de la nostalgie, le Premier Consul garde son mépris pour
la société des salons peuplés d'idéologues, pour un Paris versatile et
frondeur.

Ce mépris le pousse à chercher une autre capitale, et d'abord une ville


pour le sacre. En 1804, il songe sérieusement à s'établir à Lyon, dont la
position est plus centrale pour qui est à la fois Premier Consul de la
République française, puis en 1804 empereur des Français et président de la
République italienne, puis en 1805 roi d'Italie. Le souci de la commodité
l'emporte : Bonaparte voit bien qu'aucune ville n'a la capacité matérielle
d'héberger sur-le-champ toutes les institutions centrales de la France, et il ne
tient pas à laisser derrière lui à Paris tous les rouages de l'Empire. Dès le
Consulat, une véritable cour s'organise, à laquelle Joséphine n'est pas
étrangère. Mais Bonaparte n'entend pas s'établir dans les meubles du
Directoire. Dès février 1800, il s'installe aux Tuileries, que rénovera
Fontaine à partir de 1805. Il n'en prend pas moins ses précautions contre le
peuple de la capitale, veillant en particulier à ce que les faubourgs les plus
actifs depuis 1789 ne soient pas réarmés.

Le gouvernement de Napoléon, quoi qu'il en soit, n'est nulle part ailleurs


qu'à Paris. Les grandes institutions nées depuis Thermidor y ont leur siège.
Les ministres ont chez eux leurs collaborateurs. Et c'est vers la capitale que
préfets et ambassadeurs à l'étranger font converger l'information. Jamais
Paris n'a été à ce point sans partage le centre nerveux de la France.

Ne nous y trompons pas, le gouvernement ne suit pas l'Empereur dans ses


campagnes. Une malle de poste suffit à le tenir au courant, et à véhiculer les
textes qu'il signe «au Quartier général impérial». Le célèbre décret de
Moscou qui, le 15 octobre 1812, réorganise la Comédie-Française, est
soigneusement préparé à Paris par le gouvernement siégeant sous la
présidence effective de Cambacérès, visé à Paris par le Conseil d'État,
confié à la malle et signé à la va-vite par l'Empereur. Le quartier général
bouge, non la capitale.

La Cour est maintenant aux Tuileries, et ce jusqu'en 1870, malgré la


vogue de quelques résidences hors la ville. Charles V avait Vincennes,
Louis XIV avait Marly. Napoléon, qui juge incommodes les Tuileries, et a
souvent séjourné à la Malmaison au temps du Consulat, gagne volontiers
Saint-Cloud ou Fontainebleau. Il songe même à Versailles. La Restauration
ne changera rien à la prééminence des Tuileries. Les autres résidences
seront lieux d'escapade.

On sait que Louis-Philippe a quelque peu hésité à quitter le Palais-Royal.


Le roi bourgeois a du goût pour la vie de famille, non pour la cour. Héritier
d'une lignée déjà longue de «rois de Paris», porté au trône par une vague
populaire dont il voit mal que les banquiers ont confisqué la révolution, le
«roi citoyen» sera déçu de perdre rapidement sa popularité. Dans les
premiers mois, on le voyait se promener dans Paris, bourgeoisement flanqué
de son parapluie. Très vite, on ne le rencontre plus qu'en voiture. Aux
Tuileries à partir d'octobre 1831, Louis-Philippe se protège par un jardin
bien clos des mésaventures survenues à son cousin Louis XVI. Bref, l'idylle
n'a guère duré. Dès 1832, dans La Caricature, le dessinateur Charles
Philipon immortalise la transformation du visage royal en une poire. Les
bourgeois sont fidèles au roi parce que les affaires sont florissantes, mais ils
lui reprochent une fiscalité trop souvent alourdie pour doter la famille
royale. Les mondains fréquentent les princes qui font merveille au bal et à
cheval, mais la vieille aristocratie boude l'usurpateur. Le peuple, lui, rit du
roi, avant de songer à le renverser. Les attentats se succèdent. La machine
infernale de Fieschi fait des morts le 28 juillet 1835. Des balles manquent
de peu le roi en 1836, en 1840, en 1841, en 1846. On tire sur sa voiture, on
tire sur le balcon des Tuileries. Ces attentats contribuent à raréfier les
sorties royales, tout comme à intensifier le zèle de la police.

Une tentative fait long feu, en avril 1848, pour mettre le gouvernement à
l'abri des mouvements parisiens. Provinciale en majorité, la nouvelle
Assemblée se verrait bien siéger en province. On en parlera quelques jours,
mais on y pensera longtemps : le peuple de la capitale abuse de sa situation.
Napoléon III prend volontiers ses quartiers d'été à Saint-Cloud, mais tient
souvent sa cour à Compiègne. On y danse, on y donne le théâtre ou le
concert. Rien de tout cela ne ressemble a ce qu'a été Versailles. Il n'y a plus
de menace planant sur Paris capitale.

Il avait fallu loger les institutions nées des constitutions de l'an III et de
l'an VIII. Le Directoire s'étant établi au Luxembourg, les Tuileries ont
accueilli les Anciens et les fonctionnaires. Les Cinq-Cents sont au Palais-
Bourbon, confisqué sur le prince de Condé. Le Luxembourg, à la fin du
Directoire, est le symbole d'un régime déconsidéré. Avec le Consulat, le
Sénat est allé au Luxembourg, le Corps législatif au Palais-Bourbon et le
Tribunat au Palais-Royal. Les administrations, elles, ont occupé les palais et
hôtels aristocratiques procurés par la nationalisation des biens du clergé et
la saisie des biens des émigrés. Les restitutions de 1814-1815 ont ensuite
conduit l'État à acheter certains immeubles, et bien des institutions à
déménager plusieurs fois avant de trouver un établissement définitif.

On reviendra sur les grands projets de Napoléon, qui tiennent à une


volonté d'urbanisme monumental autant qu'à la nécessité d'affirmer dans le
paysage parisien la force du nouveau régime. La crise financière emporte
les projets à peine formés. Un seul sera réalisé, le Ministère des affaires
étrangères sur le quai d'Orsay. Encore n'en est-il, à la chute de l'Empire,
qu'aux fondations. C'est la Monarchie de Juillet et le Second Empire qui
construiront l'actuel palais, de 1845 à 1854. De 1793 à 1821, le Ministère
des affaires étrangères demeure à l'hôtel de Galliffet, rue de Grenelle (auj.
consulat d'Italie), puis s'établit de 1821 à 1853 boulevard des Capucines, à
l'hôtel de la Colonnade.

Réaménagé à plusieurs reprises et notamment en 1806 par la construction


de la façade monumentale sur la Seine, puis en 1829-1832 - après son achat
par l'État qui n'était depuis la Restauration que locataire du prince de Condé
- par la construction du grand hémicycle, le Palais-Bourbon allait demeurer
le siège de la Chambre des députés, puis de l'Assemblée nationale. Il est un
temps insuffisant, quand la Deuxième République envoie à Paris 880
députés : on construit alors dans la cour une salle de séances provisoire, la
«salle de carton», sorte de grand manège pourvu d'immenses tribunes en
bois. Par la suite, on se contentera de serrer un peu les places dans
l'hémicycle.

La Chambre des députés et le Sénat ont gagné Versailles pendant la


Commune. C'était un pis-aller de crise, mais il a failli se pérenniser. Le 25
février 1875, une loi fixe à Versailles le siège du pouvoir exécutif et des
deux Chambres. Profondément méfiantes envers la capitale, les assemblées
attendront 1879 pour voter le retour à Paris. Les électeurs parisiens y
demeureront délibéréments sous-représentés. La Chambre, et plus encore le
Sénat, seront dominés par les notables de province, et, par la grâce d'un
découpage électoral contre lequel Paris proteste en vain, représenteront
surtout la France rurale. Les mouvements de rue de 1934 et 1936 se seront
pas pour faire changer les attitudes du pouvoir.

Troisième chambre créée en 1946, l'Assemblée de l'Union française


prend en 1956 avenue d'Iéna, dans le palais construit en 1937 par Auguste
Perret, la place d'un Musée des Travaux publics assez peu visité. Elle la
cède deux ans plus tard au Conseil économique et social.

Créé par la constitution de l'an VIII, le Conseil d'État siège d'abord aux
Tuileries, comme les consuls. Il est en 1814 à la Chancellerie, place
Vendôme, en 1824 au Louvre, en 1832 boulevard Saint-Germain à l'hôtel de
Roquelaure, en 1842 au palais d'Orsay, en 1872 rue de Grenelle à l'hôtel de
Rothelin. Il trouve son siège définitif en 1875 dans l'ancienne résidence des
Orléans qu'est le Palais-Royal. Le Conseil constitutionnel l'y rejoindra en
1959.

La Cour des comptes créée en 1807 est établie au Palais de Justice, dans
le bâtiment reconstruit de l'ancienne Chambre des comptes. Elle s'installe
en 1842 au Palais d'Orsay. Celui-ci ayant été incendié pendant la Commune,
la Cour émigre de 1871 à 1910 au Palais-Royal, puis occupe l'immeuble
construit à cette fin rue Cambon.

Pour la Grande Chancellerie de la Légion d'Honneur, Napoléon achète en


1804 le très bel hôtel de Salm, entre le quai (auj. Anatole-France) et la rue
de Lille. L'intérieur ayant brûlé pendant la Commune, il est restauré peu
après.
La notion de ministère apparaît avec la multiplication d'employés qui ne
sont plus les collaborateurs personnels du ministre, comme encore sous
Louis XVI, mais bien des agents de l'administration. Chefs de bureau,
commis, expéditionnaires, garçons de bureau, tout ce monde là est
relativement pérenne. On commence à les dire fonctionnaires. C'est eux,
autant que le ministre, qui font le ministère.

À l'exception du Ministère des finances, tous les ministères sont encore,


sous le Second Empire, sur la rive gauche, dans les hôtels aristocratiques du
faubourg Saint-Germain, alternant avec des ambassades au long des rues de
Varenne, de Grenelle et Saint-Dominique.

Le Ministère de l'intérieur occupe dès 1792 l'hôtel de Lionne, rue Neuve-


des-Petits-Champs, qui était le siège du Contrôle général. En 1800, Lucien
Bonaparte est à l'hôtel de Rothelin, puis en 1803 à l'hôtel de Villars, tous
deux rue de Grenelle. L'Intérieur revient ensuite à l'hôtel de Rothelin. C'est
en 1859 que Napoléon III fait acheter, du banquier Ernest André, l'hôtel de
Beauvau, construit en 1769 rue du Faubourg-Saint-Honoré par l'avocat
Armand-Gaston Camus, spécialiste des causes ecclésiastiques et futur
archiviste de la Nation, et loué par lui au maréchal Charles-Juste de
Beauvau. On y loge le Ministère de l'Algérie, puis en 1861 le Ministère de
l'intérieur, jusque-là établi rue de Grenelle à l'hôtel de Rothelin. L'Intérieur
allait, pendant un siècle, élargir son assise en acquérant les immeubles
voisins, notamment en 1956 ceux de la Compagnie de Saint-Gobain.

Le Ministère des finances reprend sur l'Intérieur en 1800 l'hôtel de


Lionne, puis s'établit en 1822 sur le côté nord de la rue de Rivoli et sur la
rue de Castiglione (emplacement actuel de l'hôtel Intercontinental). dans
l'énorme quadrilatère d'un palais construit à partir de 1811 pour remplacer
l'hôtel des Postes de la rue du Louvre. Incendié pendant la Commune, il
s'installe en 1871 dans la nouvelle aile du Louvre, qu'il ne quittera qu'en
1989 pour le quai de Bercy.

C'est Louis XVIII qui établit en 1817 le Ministère de la Guerre à l'hôtel


de Brienne, rue Saint-Dominique. Il devait s'étendre jusqu'au boulevard
Saint-Germain, non sans établir des services aux Invalides et à l'École
militaire.

Le Ministère de l'instruction publique s'établit en 1829 rue de Grenelle


dans l'hôtel de Courteilles. Il s'étendra sur place et, devenu Ministère de
l'éducation nationale, n'essaimera que sous la Ve République, avec le
transfert rue Dutot, dans le 15e arrondissement, des services constituant le
département de l'enseignement supérieur.

Les derniers venus eurent quelque peine à s'établir. En 1909, le Ministère


des colonies (créé en 1894) occupait rue Oudinot l'ancien noviciat des frères
des Écoles chrétiennes. On put parfois construire : ainsi le bâtiment élevé en
1932 en face de l'École militaire, qui abrita les ministères de la marine
marchande, des postes, de la santé, du travail. Ce furent en dernier lieu les
Ministères des universités rue Dutot (1975) et des finances quai de Bercy
(1989).

L'Élysée entre dans l'histoire comme l'hôtel d'Évreux, puis de la


Pompadour qui s'y installe en 1753. Il abrite un temps les ambassadeurs
extraordinaires, puis le Garde-Meuble. Le banquier Beaujon l'achète en
1773 et en fait un palais. À sa mort, il est acheté par la duchesse de
Bourbon. Confisqué à la Révolution, il est loué à des entrepreneurs qui en
font un parc de loisirs. Murat, en 1805, en fait sa résidence, puis le cède à
l'Empereur, qui y habitera peu mais y passera en 1815 ses dernières heures à
Paris. Le duc de Berry s'y installe en 1816. La Monarchie de Juillet en fait
la résidence de personnalités de passage. Le 20 décembre 1848, Louis-
Napoléon en fait le siège de la Présidence de la République. Devenu
empereur, il préfère les Tuileries, et loge à l'Élysée ses invités de marque.
En 1873, la Présidence de la République y reprend ses droits.

C'est une séquelle des événements de février 1934 qui fait de l'hôtel des
Goyon-Matignon, construit à partir de 1721 pour un fils du maréchal de
Luxembourg et qui a été un temps la résidence du prince de Monaco, puis
de Talleyrand, et même l'ambassade d'Autriche, le siège de la Présidence du
Conseil. Jusque-là, en effet, le président du Conseil, qui n'a pas d'existence
constitutionnelle, n'est que l'un des ministres chargé de présider, non le
Conseil des ministres, mais les conseils de cabinet qui réunissent tout ou
partie du gouvernement en l'absence du président de la République. Le
président du Conseil est donc, jusqu'à Gaston Doumergue, établi dans son
ministère. Mais on a vu en février 1934 que le président du Conseil avait
une responsabilité propre suffisamment lourde pour justifier un emploi à
plein temps. Doumergue ne prend pas de portefeuille. Quelques mois plus
tard, son successeur Pierre-Étienne Flandin choisit l'hôtel de Matignon pour
en faire le siège d'une Présidence du Conseil enfin matérialisée. Mais, mis à
part Léon Blum en 1936, il faudra attendre la constitution de 1946 pour que
le président du Conseil soit juridiquement autre chose qu'un ministre.

La centralisation intellectuelle n'est pas moins marquée. Toute grande


institution est dans la capitale. C'est le choix que font délibérément les
gouvernements thermidoriens et ceux du Directoire, puis Bonaparte, quand
ils ne songent pas un instant à établir ailleurs qu'à Paris les moyens de la
formation des cadres supérieurs et ceux de leur groupement. Comme celle
de l'Institut, qui s'inscrit dans une certaine continuité des académies de
l'Ancien Régime, la fondation de grands établissements d'enseignement
supérieur obéit à cette logique. De l'École normale supérieure à
Polytechnique, la tradition se renforce d'un lien physique entre la fonction
de capitale et celle de centre intellectuel. C'est au Louvre que se tient, le 15
germinal IV, la première séance de l'Institut de France, dans la grande salle
des Cariatides meublée pour la circonstance d'une immense table en fer à
cheval autour d'un tapis central. Les directeurs sont présents, face aux
membres de l'Institut, derrière lesquels a pris place un nombreux public. Les
classes de l'Institut tiendront leurs séances au Louvre jusqu'à leur
installation, en mars 1805, dans l'ancien collège des Quatre-Nations. Entre
temps, Napoléon aura rendu au Louvre sa dignité, d'abord en chassant les
marchands qui y tenaient leur échoppe, les clochards qui y dormaient et les
prostituées qui y racolaient, ensuite en favorisant le développement du
Musée du Louvre.

C'est du Premier Empire que date la première tentative faite pour fermer
le quadrilatère du Louvre et des Tuileries. De 1806 à 1812, Percier et
Fontaine construisent une aile en retour des Tuileries le long de la rue de
Rivoli, que Louis XVIII fait terminer par le pavillon de Rohan, face au
Carrousel. Entre ce pavillon, plus tard percé de guichets pour la circulation,
et le carré de Louis XIV, il reste un vide. Le roi est aux Tuileries, et n'a
aucun besoin du Louvre. On reparle du projet sous la Deuxième
République, et dès le temps du gouvernement provisoire qui songe à en
faire le Palais du Peuple. Un décret du 3 mai 1848 prévoit déjà les
expropriations nécessaires autour du Carrousel. C'est finalement Napoléon
III qui achève le quadrilatère en faisant élever par Lefuel et Visconti la
grande galerie sur la rue de Rivoli, puis les deux corps avancés qui doublent
le Louvre entre l'ancien carré et la cour du Carrousel.

Les ambassades permanentes ont pris leur place dans la société


parisienne. Deux quartiers sont d'abord recherchés : les faubourgs Saint-
Honoré et Saint-Germain. Sont au faubourg Saint-Honoré l'ambassade
d'Autriche (hôtel de Montesson, à la Chaussée d'Antin, de 1807 à 1810),
l'ambassade de Grande-Bretagne (hôtel de Béthune-Charost acheté de
Pauline Borghèse en 1814), l'ambassade des États-Unis (d'abord place
François Ier, puis dans l'hôtel Rothschild en 1948), l'ambassade du Japon
(sur l'emplacement de l'hôtel d'Albufera, en 1965), l'ambassade du Canada
(hôtel de Fels, en 1951), l'ambassade de Belgique (hôtel d'Aguesseau, en
1936). On trouve au faubourg Saint-Germain l'ambassade de Russie (hôtel
d'Estrées). l'ambassade d'Italie (hôtels de Gallifet et de Boisgelin, en 1909
et 1938), l'ambassade d'Allemagne (hôtel de Beauharnais, acheté sous la
Restauration par le roi de Prusse), l'ambassade des Pays-Bas (hôtel d'Avaray
en 1920), l'ambassade de Suisse (hôtel Chanac de Pompadour, puis de
Besenval, en 1938). On y a connu l'ambassade d'Autriche (hôtel de
Bauffremont de 1742 à 1745 et de 1850 à 1861, hôtel de Rothelin de 1861 à
1869, hôtel Matignon de 1888 à 1914), plus tard établie sur l'esplanade des
Invalides à l'hôtel d'Haussonville.

Après la Seconde Guerre mondiale, des ambassades se fixent en divers


quartiers, de la plaine Monceau et de la colline de Chaillot au voisinage de
l'École militaire et des Invalides. L'accession de nombreux pays à
l'indépendance et la présence à Paris d'organisations internationales font de
la ville, à la fin du XXe siècle, le siège de plus de trois cents ambassades ou
délégations permanentes. De même, la croissance des effectifs
diplomatiques conduit souvent à distinguer la résidence de l'ambassadeur, la
chancellerie de l'ambassade, le consulat et les services rattachés, service
économique, service culturel, parfois doublé par un centre culturel
accessible au public, voire par un institut universitaire (Institut historique
allemand). Paris est fortement marqué par la présence de ces nombreux
services étrangers qui tiennent une place originale dans la vie sociale. Des
institutions publiques (Maison de l'Europe) ou privées complètent le
dispositif : le Cercle de l'Union interalliée, la Maison de l'Amérique latine,
l'Institut Goethe, le British Council.

INTERMÈDES

Les organes du pouvoir exécutif et législatif avaient gagné Versailles


pendant que le drapeau rouge de la Commune flottait sur l'Hôtel de Ville.
De 1871 à 1879, c'est un partage autrement officiel que celui de l'Ancien
Régime. Le siège des pouvoirs et la capitale sont distingués. Le
gouvernement est revenu le premier, parce qu'il était impossible de loger à
Versailles les administrations et les juridictions. Le pouvoir législatif est
revenu le dernier. Aux yeux de tous, ce n'a été qu'un intermède. Nul n'a pris
Versailles pour la capitale.

L'invasion allemande conduit en 1940 à un nouvel exode des institutions


centrales. La première idée du gouvernement, c'est un repli au sud de la
Loire, considérée comme plus aisément défendable que la ligne de l'Oise et
de l'Aisne. Entre le 6 et le 11 juin, on voit partir la Cour de Cassation, le
président de la République, le Parlement et enfin le gouvernement de Paul
Reynaud. Etabli pour l'essentiel à Tours, le gouvernement n'y demeure que
deux jours. Le 16, le Grand Quartier général arrive à Vichy, puis gagne
Ussel et Tulle. Le gouvernement et le Parlement trouvent un deuxième asile
à Bordeaux, d'où part la demande d'armistice. Celui-ci, signé le 25 à
Rethondes, prévoyant le départ des Allemands d'un certain nombre de
départements déjà occupés, il est décidé d'établir le gouvernement et le
Parlement dans ce qui devient la zone libre. Après une tentative à Clermont-
Ferrand, dont l'équipement hôtelier montre vite ses limites, et après une
dispersion entre Clermont, La Bourboule et Royat, le choix se porte sur
Vichy, ville dont la capacité d'hébergement est assurée et dont les relations
téléphoniques sont organisées en fonction d'une clientèle saisonnière venue
de toute la France et de l'Empire. Le gouvernement y arrive le 30 juin. Le
Parlement, le 10 juillet, vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain.
On songe un temps à revenir, sinon à Paris, du moins dans la région
parisienne. On parle de Versailles. Le projet n'ira pas loin, Pétain craignant
d'y être l'otage de l'occupant. Le chef du gouvernement - nouvelle
appellation de l'ancien président du Conseil - viendra régulièrement à Paris.
Le chef de l'Etat n'y viendra qu'une fois, le 26 avril 1944, pour les obsèques
des victimes d'un bombardement allié : le temps d'un Requiem à Notre-
Dame et d'un discours, place de l'Hôtel-de-Ville, dont la censure ne publiera
qu'un texte modifié. Lorsqu'en mai il séjournera trois semaines au château
de Voisins, près de Rambouillet, il ne se montrera pas dans la capitale.

Les ambassades à Paris se sont vidées. Quarante ambassadeurs se font


place à Vichy dans l'été de 1940. À Paris, l'ambassadeur allemand Otto
Abetz s'établit à l'ancienne ambassade, l'hôtel de Beauharnais, qui domine
la Seine face au jardin des Tuileries. La mission qu'a confiée Ribbentrop à
cet intellectuel passionné de culture française est de contenir les militaires
dans leur rôle et de mettre ses relations dans l'intelligentsia parisienne au
service des buts du nazisme. Délégué général du gouvernement français
dans les territoires occupés et titré ambassadeur de France à Paris, le
journaliste Fernand de Brinon est l'animateur de la collaboration organisée.
Il sera vite dépassé dans ce rôle par les mouvements comme le Parti
populaire français de Jacques Doriot ou le Rassemblement national
populaire de Marcel Déat, et par la Milice de Joseph Darnand. Pierre Laval
viendra parfois occuper son bureau de l'hôtel Matignon, devenu lieu de
réunions plus que siège d'un pouvoir. Nul ne s'y trompe, le vrai pouvoir est
ailleurs. La Kommandantur est à l'Opéra, le Commandement militaire du
Grand Paris est à l'hôtel Meurice, rue de Rivoli, et le Commandement civil
au Palais-Bourbon. Parce que Paris est la capitale d'un pays centralisé, les
occupants ont trouvé naturel d'y établir très fortement leur présence. Toutes
les administrations centrales de l'occupation sont là. L'hôtel Majestic,
avenue Kléber, abrite le Commandement militaire en France. L'Abwehr est
au Lutetia, au carrefour Sèvres-Babylone, et la Gestapo occupe plusieurs
immeubles du 16e arrondissement. Mais quelques rares événements, comme
la signature des accords des 27-28 mai 1941 qui relancent la collaboration
d'État et facilitent l'intervention allemande au Proche-Orient, ou comme la
venue du maréchal Pétain le 26 avril 1944, ne suffisent pas à rendre à Paris
son rôle de capitale française. Les ministères, dont les ministres sont à
Vichy, continuent de travailler avec un personnel, à tous les niveaux, qui est
en gros celui d'avant la défaite. Certains ministres font à Paris de courtes
apparitions. Le secrétaire d'État à l'Information et à la Propagande, Philippe
Henriot, y sera exécuté par la Résistance, dans son appartement, le 28 juin
1944.

À peine rentré dans Paris libéré, le général de Gaulle s'établit, le 25 août


1944, dans le bureau du Ministère de la guerre, rue Saint-Dominique, qu'il a
occupé en 1940 comme sous-secrétaire d'État. Ses successeurs à la
Présidence du Gouvernement provisoire, Félix Gouin, Georges Bidault et
Léon Blum, occupent l'hôtel Matignon. Avec l'entrée en vigueur de la
Constitution de 1946, la France retrouve les deux institutions qu'a connues
la Troisième République sur sa fin : Vincent Auriol réinstalle à l'Élysée la
Présidence de la République et rend son lustre au palais désert depuis le
départ d'Albert Lebrun en 1940, Paul Ramadier prend à Matignon, comme
président du Conseil, la place laissée libre par le dernier président du
Gouvernement provisoire.

La Constitution de la Cinquième République pose en 1958 un nouveau


problème. Les pouvoirs du Président s'accroissent, l'Élysée devient exigu.
Le général de Gaulle songe un temps à Vincennes, où il y a de la place.
L'éloignement l'en dissuadera : tous les ministères demeurant à Paris,
Vincennes pourrait réaliser de fait l'isolement du chef de l'État. Après avoir
également songé aux Invalides, le Général opte finalement pour le maintien
à l'Élysée, laissant à ses successeurs le soin d'en agrandir l'emprise en
annexant quelques immeubles voisins. Naturellement, le Premier ministre
va à Matignon.

LE PANTHÉON

Les symboles de l'État qui font la capitale sont nombreux : le siège des
pouvoirs y a le premier rang. Mais on a vu que le transfert provisoire de ce
siège ne prive pas Paris de son titre. Il est un autre symbole, qui tient à
l'histoire mais non aux institutions qu'hébergent les monuments mais dont
ils ne sont pas constitutifs. Ni l'Élysée ni le Palais-Bourbon ne sont des
édifices constitutifs de la capitale. Le Panthéon l'est.

C'est à la mort de Mirabeau, en avril 1791, que l'Assemblée vote


l'affectation de l'église Sainte-Geneviève, à peine achevée par Jacques-
Germain Soufflot, à tous les «grands hommes» de la France. Déposé au
Panthéon deux jours après sa mort le 2 avril 1791, Mirabeau en sera
d'ailleurs évincé deux ans plus tard après la découverte de l'armoire de fer et
des documents qui établissent ses relations avec le roi. Suivent les gloires
de l'Europe des Lumières, Voltaire en juillet 1791, Le Pelletier de Saint-
Fargeau en janvier 1793, Marat en juillet 1793, Rousseau en octobre 1794.
En Thermidor, Marat et quelques autres seront jetés à la fosse commune.

L'esprit centralisateur implique donc que les illustrations du génie


français et du patriotisme ne soient pas dispersés entre leurs villes et
villages. Le Panthéon devient le Temple de la Patrie.

Cette affectation sera revue au fil des temps. Mais on ne cesse pas
d'établir des sépultures dans les temps où l'édifice est rendu au culte,
comme c'est le cas sous l'Empire et pendant la Restauration, puis pendant le
Second Empire et jusqu'en 1885. Les tombeaux n'ont jamais étonné dans
une église. Le Panthéon apparaît alors le plus souvent comme la nécropole
officielle de la France nouvelle, et notamment de la France des Lumières,
puis de la France républicaine. Le transfert de «cendres» au Panthéon est
l'occasion de cérémonies, de processions, de cortèges, de discours.

Dans la longue théorie des «panthéonisations», il faut noter des époques


plus fécondes que d'autres. On conduit beaucoup au Panthéon pendant la
Révolution, sous la Troisième République et, pour la Cinquième, sous la
présidence de François Mitterrand, lequel a choisi en 1981 le Panthéon pour
cadre de son entrée en charge.

La Troisième République restaure l'usage révolutionnaire, avec le


transfert des cendres de Victor Hugo en 1885, au cours d'une cérémonie
commencée à l'Arc de Triomphe et suivie par un peuple considérable. Le
centenaire de 1789 donne l'occasion de porter au Panthéon Marceau, Carnot
et La Tour d'Auvergne. On leur adjoint le député Baudin, opposant au coup
d'Etat du 2 Décembre. Assassiné pendant sa présidence, Sadi Carnot est
placé au Panthéon en 1894. On y conduit aussi Marcelin Berthelot en 1907
et Émile Zola en 1908. Après la Grande Guerre, on y place le cœur de
Gambetta en 1921, celui de Jean Jaurès en 1924 et celui de Paul Painlevé en
1933. À la mort de Paul Doumer, assassiné en 1932, les obsèques se
partagent entre le Panthéon et Notre-Dame. Après la Seconde Guerre
mondiale, on porte au Panthéon Paul Langevin et Jean Perrin en 1948,
Victor Schoelcher et Félix Éboué en 1949, Louis Braille en 1952, Jean
Moulin (avec un mémorable discours d'André Malraux) en 1964, René
Cassin en 1987, Jean Monnet en 1988. Les derniers à être «panthéonisés»
sont en 1989, à l'occasion du bicentenaire de la Révolution, Monge, l'abbé
Grégoire et Condorcet, en 1995 Pierre et Marie Curie, en 1996 André
Malraux.

Mêlant les hommes politiques, les écrivains, les savants et les héros, le
Panthéon a pris la valeur d'un symbole de la mémoire nationale. Il n'y
manque que des artistes et, pour l'essentiel, les chefs de guerre. Car d'autres
nécropoles ont donné lieu à d'imposantes cérémonies. Ainsi Napoléon est-il
aux Invalides depuis 1840, rejoignant là Turenne, le cœur de Vauban et des
maréchaux de l'Empire, et peut-être à l'emplacement que Louis XIV se
destinait à lui-même. C'est aux Invalides que l'on transfère Rouget Lisle le
14 juillet 1915, et par la suite plusieurs maréchaux de France comme
Gallieni, Foch, Joffre, Leclerc et Juin. Notons enfin le choix de l'Arc de
Triomphe de l'Étoile pour le Soldat inconnu de la Grande Guerre, inhumé le
28 janvier 1921.

Certains, comme Louis Pasteur et Charles de Gaulle, ont refusé à l'avance


toute «panthéonisation». L'un repose à l'Institut Pasteur, l'autre à Colombey.

Il faut noter que l'aspect glacial du monument fait du Panthéon, malgré sa


célébrité dans le panorama parisien, l'un des moins fréquentés par la
population de la capitale, et qu'aux Invalides la crypte des maréchaux ne se
visite guère. Le seul tombeau qui attire les foules demeure celui de
Napoléon. Le Panthéon est un symbole national, mais les Parisiens y sont
peu sensibles.
CHAPITRE X

Centralisation

CONCENTRATION D'HOMMES

Le drainage de l'élite par Paris est une conséquence de la fonction de


capitale. Dès le temps des premiers légistes, une carrière de serviteur du roi
commencée en province peut s'achever à Paris. Le contraire passe pour
anormal. C'est toujours vrai au XVIIIe siècle, où les familles de magistrats
provinciaux essaiment volontiers à Paris, les cours souveraines de province
servant ici de filtre à la promotion sociale que couronne l'insertion dans le
milieu relativement fermé des cours parisiennes. La fonction publique y
poussera encore plus après la Révolution, et encore sous la Cinquième
République. Bien des «mouvements» de fonctionnaires s'inscriront dans une
spirale dont le centre et le terme sont Paris. Ce qui est vrai de la chose
administrative ou judiciaire l'est aussi de la vie intellectuelle. Des quarante-
six écrivains reçus à l'Académie du vivant de Richelieu, trente-deux sont
natifs de la province.

La conséquence est paradoxale : gouvernée de Paris au point de s'en


plaindre, la province le sera le plus souvent par des provinciaux. Passé le
temps des ministres pris dans une aristocratie féodale qu'il est difficile de
qualifier par le lieu de leur naissance, rares sont au gouvernement les
Parisiens de naissance. Ni Colbert ni Turgot n'en sont. Ni Danton, ni
Robespierre, ni Hébert, ni Marat, ni Saint-Just, ni Fouché. Centralisateurs,
les Jacobins sont aussi provinciaux que les fédéralistes de la Gironde. Des
douze directeurs qui se succèdent au gouvernement collectif du Directoire,
pas un n'est Parisien. Parmi les ministres de Napoléon, un Parisien :
Talleyrand. Depuis 1815, la France n'a eu que six chefs de l'État natifs de la
capitale : Louis-Philippe, Napoléon III, Casimir-Perier, Félix Faure,
Alexandre Millerand et Jacques Chirac. N'oublions pas les hauts
personnages de la République, présidents du Conseil, ministres ou têtes de
partis politiques. Grévy, Ferry, Favre, Thiers, Gambetta sont des
provinciaux. Clemenceau n'est pas plus Parisien que Jaurès. Laval et
Herriot sont aussi provinciaux que Daladier et Bidault. On ne peut citer que
quelques exceptions : Tardieu, Blum, Mendès France.

Dans les moments où le peuple de Paris dispose des institutions et


dispense la légitimité sans s'encombrer de la province, les Parisiens sont
rares parmi les tribuns dans lesquels il se reconnaît et qu'il porte au pouvoir
par acclamation. Dans le gouvernement provisoire de février 1848, Dupont
de l'Eure est un Normand du Neubourg, Ledru-Rollin vient du Mans,
Crémieux est de Nîmes, Garnier-Pagès est Marseillais, Marrast vient de
Saint-Gaudens, Marie est d'Auxerre, Louis Blanc est natif de Madrid.
Symbole du prolétariat parisien parvenu au gouvernement, Alexandre
Martin, qui se fait appeler « l'Ouvrier Albert », vient de l'Oise. Hors du
gouvernement, Barbès est natif de la Guadeloupe et propriétaire à
Carcassonne, Raspail est de Carpentras, Blanqui vient de Nice.

Pendant ces mêmes quatre siècles, les gouvernements ont manifesté plus
que de la méfiance envers une capitale qu'ils traitent avec d'ostensibles
précautions. Non seulement Paris n'a pas de maire, mais Bonaparte préfère
y voir deux préfets plutôt qu'un. Les traitements d'exception se rencontrent
de toute part : alors qu'il y a depuis 1854 dix-sept recteurs d'académie en
province, Paris n'a jusqu'en 1920 qu'un vice-recteur.

N'insistons pas sur le pouvoir législatif. Depuis le rétablissement de la


République en 1870, la centralisation a plus souvent servi les intérêts d'une
province largement majoritaire dans l'électorat que ceux de la capitale.

Le drainage catégoriel affecte en toute époque les couches les plus


diverses de la population française. Dès le Moyen Age, l'Université exerce
une puissante attraction sur la province, voire sur l'étranger. Jusqu'à la fin
du XIIIe siècle, toutes les régions de la France du Nord sont représentées
dans les trois «nations» française, normande et picarde, et la nation anglaise
mérite bien son nom, même si l'on y trouve des Rhénans et des Hongrois.
Les seules concurrentes en France sont Toulouse et Montpellier. Orléans, au
début du XIVe siècle, n'apparaît que comme une annexe, pour le droit
romain interdit à Paris.

On a souvent rapporté cette interdiction du droit romain à l'hégémonie


des logiciens et des théologiens, capables de supporter le voisinage du droit
canonique, non la concurrence d'un droit civil capable de procurer d'autres
carrières que celles de l'Église. Il ne faut pas, toutefois, sous-estimer la
volonté de l'entourage juridique du roi, tout formé qu'il soit de quelques
légistes venus du Midi, d'imposer pour des raisons politiques une unité au
droit français sur la base du droit parisien, celui qu'exprime le Parlement
dans sa jurisprudence. On le voit bien quand, dans le dernier tiers du XIIIe
siècle, un auditoire de droit écrit est organisé au sein du Parlement. S'il
s'agissait de mieux comprendre les gens du Midi, leur langue et leur droit,
on y verrait juger des magistrats venus des pays de droit écrit, et plaider des
avocats méridionaux. Or l'auditoire de droit écrit n'est peuplé que de
Parisiens. Et il disparaît tout simplement au début du XIVe siècle. Le
propos était d'accommoder les affaires du Midi à la manière de Paris.

La multiplication des universités en province porte, aux XIVe et XVe


siècles, des coups sévères au rayonnement de la capitale. À vrai dire,
l'objectif est bien tel. La plupart des nouvelles universités sont, à Avignon, à
Orange, à Angers, à Aix, à Valence, à Nantes, à Bourges, des signes
d'autonomie politique, voire d'indépendance. Lorsqu'il fonde les universités
de Dole et de Louvain (1422 et 1425), le duc de Bourgogne n'a pas d'autre
propos que de ne pas voir son élite intellectuelle partir vers une capitale
dont il s'éloigne. Quand il fonde en 1431 celle de Poitiers, Charles VII
entend faire concurrence à une Sorbonne dominée par le parti anglo-
bourguignon. En créant celle de Caen, Bedford tire en 1432 un trait sur sa
domination à Paris et annonce son repli sur l'héritage Plantagenêt de
Normandie : il sait que Paris va lui échapper.

Le prestige de Paris joue encore son rôle. On y vient encore étudier


d'Aquitaine et de Bourgogne, mais de moins en moins. Pour l'essentiel,
l'écolier contemporain de François Villon vient de Pontoise, de Chartres ou
de Soissons. Le mouvement se poursuit aux temps modernes. Strasbourg,
Nancy et Reims au XVIe siècle, Douai au XVIIe, Dijon au XVIIIe privent
Paris d'une bonne part de son rayonnement. L'effondrement intellectuel du
XVIIIe siècle fait le reste. Si l'enseignement parisien garde son prestige
grâce à quelques collèges et notamment au Collège de France, il est des
jésuites ailleurs qu'à Paris.

La centralisation reprend au XIXe siècle à la faveur de trois nouveautés :


les grandes écoles qu'annoncent les créations de la Convention
thermidorienne et qui forment rapidement un véritable système de sélection
à l'échelle nationale, la constitution d'une fonction publique unifiée avec des
carrières que favorisent les recrutements parisiens, la naissance d'un réseau
de chemins de fer qui facilite les venues à Paris. Les jeunes protagonistes
des Misérables sont bien des provinciaux qui s'en retournent ensuite pour
être les notables de leurs villes d'origine. Le développement d'un ensemble
de hautes études supérieures, dont le Collège de France fournit le modèle,
assurera dès le Second Empire la venue tardive d'étudiants avancés en quête
d'enseignements spécialisés.

Le ressort de l'Académie de Paris, c'est-à-dire du rectorat, atteindra à son


apogée dans la définition de 1854 neuf départements, dont l'Oise, le Cher et
le Loir-et-Cher. Il s'agit là de l'administration des établissements, non des
carrières des maîtres ou du recrutement des étudiants.

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, un étudiant français sur deux


est à Paris, où le prestige de la Sorbonne et la diversité de ses
enseignements, les enseignements complémentaires du Collège de France et
de l'Ecole pratique des Hautes Études, la qualité des classes préparatoires et
la présence des grandes écoles drainent de surcroît les meilleurs produits de
l'enseignement secondaire de la France entière et de l'Empire colonial. Il en
va de même pour les artistes : un sur trois habite Paris, tributaire qu'il est
des enseignements, des galeries et de la clientèle à haut pouvoir d'achat,
voire des habitudes prises. Mais ce drainage ne concerne pas seulement les
élites intellectuelles ou artistiques. Une indemnité de résidence supérieure
et des échelons de fin de carrière plus élevés conduit la fonction publique
vers Paris. L'importance du marché y pousse les hommes d'affaires. La
diversité des emplois détermine aussi la venue d'une population peu
qualifiée, qu'attirent les possibilités offertes par la SNCF, le métro, la
police, le gaz ou l'électricité.
Même si des rééquilibrages ont été pratiqués depuis vingt ans par
transfert en province d'activités secondaires et tertiaires, il n'en demeure pas
moins que le marché du travail parisien attire. On voit même des
mouvements quotidiens liés à cette réalité économique. Des personnes
résidant hors de la région Île-de-France viennent chaque jour travailler à
Paris : on en compte 60 000 en 1968, 183 000 en 1982. Le TGV n'a fait,
depuis cette date, qu'alourdir ces translations quotidiennes. Il n'est plus rare
de travailler à Paris en habitant Orléans ou Beauvais.

DRAINAGE DES CAPITAUX

Le premier drainage de capitaux tient à la redistribution des produits du


domaine public et de l'impôt. Des cours et des hôtels du Moyen Âge aux
entourages politiques et à la fonction publique contemporaine, c'est le
même phénomène : le Trésor est alimenté par les recettes de tout le pays, et
l'on hésite même à dire que cette ponction est proportionnelle aux facultés
contributives des régions, tant il est vrai que Paris s'est souvent trouvé
globalement privilégié. Dans les années 1460, l'élection de Paris - la
circonscription financière la plus sensible au contribuable - voit ainsi sa
quote-part de la taille imposée dans la généralité d'outre-Seine-et-Yonne
osciller entre 7 et 40 %. Il s'agit alors de ménager une ville réputée difficile.
Cette concentration des moyens financiers et du pouvoir d'achat est forte
entre le XVe et le XVIe siècle. À la veille de la Révolution, un Paris qui
groupe quelque 2 ou 2,5 % de la population du royaume semble disposer
d'un bon tiers du pouvoir d'achat national. À titre de comparaison, Londres
a la même part du pouvoir d'achat pour 10 % de la population du royaume,
ce qui signifie une concentration relative de capitaux quatre fois moindre.
En 1900, le département de la Seine vaut à lui seul le quart de la richesse
française. Il faudra attendre l'impôt progressif sur le revenu et la fiscalité sur
les sociétés pour voir au XXe siècle les rapports s'inverser en matière
fiscale, Paris alignant à l'évidence plus de hauts salaires et plus de sièges
sociaux que la province. Mais l'impôt de solidarité sur la fortune (ISF, ex-
IGF) fait encore apparaître dans les années 1990 une écrasante
prédominance de la région Île-de-France - 52 % des assujettis et 62 % de
l'impôt pour 18 % de la population française - et cela malgré des banlieues
plus souvent pauvres ou modestes qu'opulentes. La part de Paris est donc
singulière : alors que l'impôt sur les fortunes touche 2,6 % de la population
française, il touche 7,4 % de la population en Île-de-France et 49 % dans les
arrondissements de l'ouest parisien (7e, 15e et 16e). L'impôt est en moyenne
de 44 000 francs par assujetti en France, il est en moyenne de 52 000 dans
les arrondissements de l'ouest.

Or les charges du Trésor sont largement présentes dans la capitale. Des


gages des officiers des cours souveraines de l'Ancien Régime aux
rémunérations de la haute fonction publique, de la concentration des
affaires judiciaires à celle de la gestion des finances publiques à quelque
époque que ce soit, tout ce que l'on appelle aujourd'hui le train de vie de
l'Etat est pour une large part parisien. Sous la Restauration, les travaux
d'urbanisation qui transforment les quartiers périphériques et façonnent les
nouveaux quartiers de l'opulence propre aux milieux d'affaires sont
dénoncés par les élus de la province. Non seulement ces travaux
concentrent sur la capitale les fonds publics et privés qui pourraient
s'employer en province et qui sont le produit de l'activité économique de la
France entière, mais ils provoquent une hausse anormale du coût des
matériaux. Et c'est au XXe siècle un lieu commun du discours politique que
de dénoncer l'effort consenti par le Trésor au bénéfice des équipements
culturels parisiens, largement fréquentés, il est vrai, par les provinciaux.

Le capital privé n'est pas moins touché par la concentration. Du Moyen


Age au XIXe siècle, les patrimoines fonciers de province ont financé
d'abondance le paraître de la société parisienne. C'est vrai des princes
comme Louis d'Orléans au XIVe siècle ou la Grande Mademoiselle au
XVIIe, des hobereaux qui dépensent leurs fermages dans leurs salons
parisiens comme Mme de Sévigné, des nobles d'Ancien Régime ou
d'Empire qui tiennent encore le haut du pavé au faubourg Saint-Germain
jusqu'au début du XXe siècle.

Au milieu du XVIIe siècle, Paris compte quatre cent mille habitants.


Dans une France forte d'une vingtaine de millions d'habitants, c'est peu,
même si cela constitue de loin la première ville du royaume. Un Français
sur cinquante est Parisien. Mais, patrimoines immobiliers et fortunes
marchandes confondus, la population de la capitale dispose, sans estimer les
résidences royales et sans compter le Trésor, d'un bon quart de la richesse
disponible dans ce royaume.

Le développement de la spéculation ne fait, au XVIIIe siècle, que


provoquer un nouveau drainage des capitaux par une capitale où tout
agioteur sait que l'information devance de plusieurs jours celle que l'on
obtient en province. Les fortunes s'édifient et se perdent à Paris, alors
qu'elles ne font en province que se conserver.

Du banquier au fournisseur, nombreux sont ceux qui, sur la place de


Paris, profitent de ce drainage des capitaux français. À la clientèle
proprement parisienne, où le haut pouvoir d'achat détermine les capacités et
les besoins, il faut ajouter la clientèle de passage. Les ambassadeurs des
villes languedociennes venus au XVe siècle exposer la situation
économique de la province profitent de leur séjour à Paris pour des
emplettes auxquelles les poussent la curiosité du voyageur et la diversité de
l'offre. La tentation du bijou ou du vêtement à la mode sera longtemps la
ruine du provincial de passage.

LE LUXE

L'orfèvrerie et la joaillerie sont à Paris la conséquence d'une clientèle,


locale ou de passage, à haut pouvoir d'achat. Il faut fournir aux églises, à la
Cour, aux princes, voire aux bourgeois. Les prétentions au luxe d'un
nouveau riche du temps de Charles V ne le cèdent pas à celles des fermiers
généraux du temps de Louis XV ou à celles d'une demi-mondaine de la
Belle Époque. Dès le Moyen Age, il faut garnir les autels et les tables, mais
aussi procurer les œuvres d'art offertes lors des visites officielles et des
entrées solennelles. Paris a besoin de bagues et de miroirs, de bassins et
d'aiguières, de gobelets et de salières, de calices et de reliquaires, de crosses
épiscopales et de bâtons de chantre, de candélabres et de nefs en manière de
surtout. L'or et l'argent en sont les principaux matériaux, mais on ne saurait
oublier tant d'aiguières en cristal de roche et tant de bijoux où les pierres
précieuses et les perles rehaussent l'encadrement d'un émail ou d'un camée
antique. Et il serait injuste de ne pas faire place à cet art de l'étain qui donne
matière à un métier organisé, celui des potiers d'étain, et qui fournit en
objets de demi-luxe toute la clientèle de petits notables de la robe ou de la
marchandise, friande du paraître de l'opulence bourgeoise. On voit même,
au XVIe siècle, une bijouterie d'étain.

Au XIIIe siècle, les orfèvres parisiens ont déjà grande réputation, et ils
occupent, à égalité avec les changeurs, ce lieu de prestige et de présentation
par excellence qu'est le Grand-Pont. Ils sont aussi dans la Cité, autour de
Saint-Éloi, et au débouché du Grand-Pont, autour de Saint-jacques-de-la-
Boucherie. L'orfèvrerie se développe au XIVe siècle. Les émaux parisiens
sont célèbres sous Philippe le Bel. Ils le seront encore à la fin du XIVe
siècle, dans les grandes compositions de perles et d'émail blanc qui parent
les tables et les chapelles de Charles VI et de ses oncles. Car le mécénat des
princes multiplie les commandes, dans lesquelles trouvent place les
statuettes de vermeil ou argent doré ornées d'émaux, de perles et de grenats
comme la Vierge de Jeanne d'Évreux (entre 1324 et 1339, Louvre) aussi
bien que les pièces de vaisselle comme la coupe d'or émaillé, la Coupe de
Sainte-Agnès, offerte à Charles VI par son oncle Jean de Berry (vers 1370-
1380, Londres, British Museum). Les orfèvres constituent un métier juré,
gouverné par quelques familles. Il a ses statuts en 1355. Le poinçon
apparaît. En 1506, le roi fixe le poinçon de Paris : une fleur de lys
couronnée, sous laquelle l'orfèvre place ses initiales ou son symbole. Au
XVIe, l'orfèvrerie bénéficie du retour de la Cour et de la venue en France
d'artistes italiens. Henri II limite le nombre des maîtres à trois cents. En fait,
un millier de Parisiens travaillent alors le métal précieux, l'or à 22 carats,
l'argent à 11 1/2 deniers, les titres les plus élevés d'Europe. Paris est alors le
plus grand centre d'orfèvrerie, loin devant Anvers, Londres et Augsbourg.
Benvenuto Cellini cisèle la Salière de François Ier (Vienne), mais il n'est
pas le seul Italien à s'établir pour un temps à Paris, et le métier des orfèvres
occupe alors une main-d'œuvre considérable, parisienne pour l'essentiel : on
voit cent quatre forges d'orfèvres sur le Grand-Pont, et l'on recense plus de
1 400 orfèvres et compagnons orfèvres en quarante ans, de 1547 à 1589.

Le monde laïc est grand consommateur d'orfèvrerie. Il y a le roi et la


cour, mais aussi les princes et tout simplement la clientèle de passage. La
centralisation politique, administrative et judiciaire est pour beaucoup dans
ces achats que l'on fait à Paris parce qu'on a l'occasion d'y venir. Mais il y a
aussi les églises, et leur nombre dans la capitale ou alentour multiplie les
commandes de calices, d'ostensoirs, de croix processionnelles et de
reliquaires qui traduisent la générosité des grands ou celle des corporations.

Il y a l'orfèvrerie que l'on commande pour soi, et celle que l'on


commande pour l'offrir. La pratique du cadeau royal ou princier favorise les
artistes parisiens, comme celle du cadeau des villes aux grands de passage,
qui bénéficie parfois à l'orfèvrerie de province mais plus souvent à celle de
Paris, où il est de bon ton de faire réaliser les vases, les salières et les
surtouts que l'on doit offrir. La nef d'argent doré pesant 190 marcs et les
flacons d'argent doré et émaillé pesant chacun 70 marcs offerts par la Ville à
l'empereur Charles IV en 1378, le Saint François d'or massif sur un
piédestal en forme de salamandre offert à François Ier lors de son entrée
solennelle en 1515, l'Hercule de six pieds de haut en argent massif offert
lors de sa venue en 1540 à Charles Quint ne sont que des exemples de cette
prodigalité qui mobilise la main-d'œuvre parisienne aussi bien que le métal
précieux disponible sur la place.

On ne travaille pas moins pour la province. Ce marché des présents, et


notamment des présents au roi, est particulièrement actif pendant tout le
XVIe siècle, et ce malgré la concurrence des orfèvres établis dans le Val de
Loire. De grandes pièces sont ainsi réalisées, comme le cadeau de la ville de
Nevers à son duc, François de Clèves : le navire à trois mâts tiré par un
cygne et le vase ciselé à l'antique sont fabriqués à Paris en 1550, l'un par
Denis de Laistre et l'autre par Claude Prévost, sur un dessin d'un orfèvre de
Nevers, à l'évidence incapable de prendre en charge la réalisation d'un
double ouvrage haut de deux pieds et pesant 25 marcs (61,25 kg) d'argent.

À la même époque, se développe l'art de la médaille, à la fois héritier de


celui des graveurs de sceaux, de celui des orfèvres et de celui des graveurs
de coins de la Monnaie. On voit également naître au XVe siècle et se
répandre au XVIe la gravure des caractères d'imprimerie. Les maîtres en
sont Claude Garamond et Robert Granjon. Pierre Hautin invente vers 1525
la gravure des poinçons de musique, relayée sous Louis XIV par la gravure
directe des planches de musique, fille de la gravure d'illustration en taille-
douce.

À côté de l'orfèvrerie, l'art de l'ivoire connaît à Paris de grands moments.


C'est le cas pendant tout le XIVe siècle, où les ateliers produisent des
diptyques, des triptyques, des statuettes, des manches de couteau, des
miroirs : quelques objets de luxe, donc, mais surtout une profusion d'objets
de dévotion qui viennent orner les églises et les chapelles des hôtels
aristocratiques.

L'orfèvrerie parisienne se perpétue à travers les siècles. Elle profite du


luxe étalé par la Cour au XVIe siècle, comme de la passion des grands
collectionneurs du XVIIe, Mazarin en tête. Malgré l'absence de la Cour, elle
connaît la prospérité au XVIIIe siècle : c'est à Paris que se fournissent la
Cour et l'aristocratie, et les fermiers généraux constituent une clientèle
d'exception. Le Premier Empire lui donne un nouvel essor. La haute finance
qui tient le haut du pavé à la Chaussée d'Antin forme ensuite une clientèle
qui prend le relais des fermiers généraux de l'Ancien Régime. On a service
en argent et service en vermeil. Celui de la baronne de Rothschild compte
cent douze plats, saucières et salières, cent cuillers, deux cents fourchettes
et cent cinquante couteaux, non compris les pièces de décoration. Les
assiettes sont de porcelaine fine. Les cristaux étincellent. Le Second Empire
et ses fêtes font rivaliser les maréchaux et les banquiers.

Conjonction de l'artisanat du meuble et de l'orfèvrerie, la bronzerie


connaît, du XVIe au XIXe siècle, de beaux jours à Paris. Elle concourt à
faire du meuble parisien, initialement voué à la consommation locale, un
artisanat de luxe lié à une clientèle aristocratique et naturellement
exportateur. Il en va de même de l'horlogerie, développée au XVIe siècle
quand la mise au point d'horloges d'intérieur et même de réveils, puis au
XVIIe de montres de carrosse ou de poche, crée de nouvelles clientèles,
analogues à celles de l'orfèvrerie et du mobilier de luxe.

Car l'orfèvrerie et la joaillerie parisiennes sont dès leur début objets


d'exportation. À la clientèle aristocratique des cours et de la ville se joint
dès le Moyen Âge la clientèle de passage. Des grands-ducs russes aux émirs
du pétrole, le courant ne tarira guère jusqu'au XXe siècle. Sans oublier les
origines anciennes de Mellerio dits Meller (1613) et de Chaumet (1780),
c'est au XIXe siècle que se multiplient les joailliers (Mauboussin en 1827,
Boucheron en 1858). Les orfèvres ont quitté le Pont-au-Change. Ceux que
l'on appelle maintenant les bijoutiers sont maintenant autour de la place
Vendôme et de la rue de la Paix. Mais il s'agit là de présenter et de vendre.
La fabrication a pour une large part émigré en province.

Dès le Moyen Âge, les artisanats du vêtement répondent à la fois à une


consommation de masse qui tient à l'importance de la population et à une
consommation de haut niveau qui est un effet de la centralisation. Après
l'effondrement de la draperie parisienne au XIVe siècle, il ne s'agit plus que
deux types d'activité : la marchandise, représentée par les drapiers
importateurs de la matière première que le client achète à l'aune, ainsi que
par les pelletiers et les merciers, qui vendent les produits de luxe qu'ils
importent ou font fabriquer, et la confection, que pratiquent couturiers,
pourpointiers, chapeliers, bonnetiers et autres petits artisans. Tous
travaillent pour les notables parisiens, mais aussi pour les cours et pour la
clientèle de passage qui tient à la fonction de capitale aussi bien qu'à celle
de centre d'affaires. Le besoin de changement périodique va de pair avec
l'évolution de l'industrie drapière : la forme, la coupe, la couleur l'emportent
sur la solidité. Quand disparaît, au début du XIVe siècle, la robe que l'on
portait toute une vie, on peut commencer à parler de mode. C'est le règne du
tailleur et de la couturière. C'est aussi celui du brodeur, qui travaille à la fois
pour les ornements d'église - de la mitre de l'évêque à la chasuble du simple
curé - et pour le vêtement masculin et féminin. Dès le temps de Charles VI,
on voit s'établir à Paris des brodeurs hongrois, attirés par un marché en
plein développement. L'ancienne robe était brodée au col et aux poignets.
Le pourpoint ou le surcot ajusté est brodé sur tout le plastron, sur les
manches, sur les retroussis.

Les XVIIe et XVIIIe siècles voient les marchandes à la toilette, également


dites marchandes de modes, tenir boutique dans leurs salons. La cour et la
ville ont ainsi entretenu un artisanat diversifié du vêtement de luxe, du
pourpoint brodé à la robe de dentelle, de l'uniforme chamarré des militaires
au costume brodé des courtisans, de la tenue de ville au vêtement de chasse.
Au XVIIe siècle, la Ville copie la cour, au point que La Bruyère ironise :
«L'air de cour est contagieux», dit-il, en qualifiant Paris de «singe de la
cour». À vrai dire, il faut avoir l'air gentilhomme, au risque du ridicule
quand on n'en a ni le rang ni le goût : c'est l'affaire de M. Jourdain et des
fleurs brodées « en en-bas ». C'est au XVIIIe siècle que la mode conquiert
certains lieux de la capitale, le Palais-Royal avant tout.

Les publications de mode, qui sont apparues vers 1670 et ont connu la
fortune au XVIIIe siècle, se multiplient au XIXe, des gravures à l'unité qui
soutiennent la création à Paris comme en province aux véritables
périodiques comme La Mode, devenue Revue du monde élégant et enfin
Mode nouvelle (1829-1862), où l'on trouve la signature de Balzac, de Jules
Janin, de Charles Nodier et d'Eugène Sue, Le Follet qui paraîtra de 1829 à
1871 et bénéficiera d'éditions anglaise, américaine et italienne, Figaro qui
paraît tous les jours (1826-1834), Le Colifichet (1838-1843), le Journal des
tailleurs (1830-1856) et L'Élégant (1835-1881). La mode a sa place dans
les publications d'intérêt général, comme l'Illustration (à partir de 1881). La
chromolithographie permet déjà des pages en couleurs. Les comptes rendus
de réceptions et de fêtes commencent de mentionner le faiseur d'une robe
ou d'un chapeau. Quelques couturiers émergent de l'artisanat : Maurice
Beauvais impose ses créations jusqu'en Russie, et Mme Gardette se dit
«couturière de la Chaussée-d'Antin et de l'aristocratie ». Certains imaginent
des modèles extravagants, que reproduit Le Follet mais que nulle femme ne
portera vraiment : ils donnent sa ligne à la mode d'une année. Les hauts
lieux de la mode changent : le Palais-Royal est dépassé, on ne jure que par
la Chaussée-d'Antin.

La Révolution et l'Empire ont porté toute une clientèle chez les tailleurs
et les brodeurs. Certes, Paris compte plus de sans-culottes que de
représentants en mission, mais ceux-ci, comme par la suite les membres des
assemblées, les préfets, les membres de l'Institut, les magistrats, les avocats,
les notaires, les corps constitués, portent maintenant la toge, l'habit brodé,
les chapeaux à plume qui font la fortune des artisans parisiens. Le Second
Empire surenchérit sur le Premier. Quiconque a un rang dans l'appareil de
l'État est tenu à deux costumes, l'un de cérémonie, l'autre de ville. On brode
cent mille habits en 1852, dont un grand nombre – et les plus chers – à
Paris. Pour les réceptions à la Cour, les dames sont tenues au manteau brodé
à longue traîne. Inspirée de l'Angleterre, la crinoline donne de l'ampleur
jusqu'à ce que Worth crée la robe Princesse aux ampleurs rétrécies et à
l'ourlet parfois monté jusqu'au milieu de la cheville. Hors des Tuileries, on
ne peut guère faire moins. La broderie et la passementerie triomphent aux
mariages mondains et aux réceptions de contrat qui les précèdent. En
province, ce sont les manufacturiers qui en profitent, et notamment les
soyeux de Lyon. À Paris, ce sont les tailleurs et les couturiers.

La mode se démocratise. Sous la Monarchie de Juillet, les premiers


grands magasins offrent à leur clientèle des vêtements accessibles aux
bourses modestes. Le Journal des couturières en robes réagit dès 1866
contre une mode à laquelle restent étrangères les bourgeoises qui ont autre
chose à faire que fréquenter les salons. Le Petit Écho de la mode permet
aux couturières de quartier, voire de village, de copier la mode de Paris
ramenée à ce que peut porter une petite bourgeoisie plus attentive aux robes
de jour qu'aux grandes tenues de soirée. Les magazines d'information
générale publient, cependant, des illustrations, dessins puis photos, qui n'ont
d'autre objet que de faire rêver.

Paris devient alors une référence en matière de mode. La référence est


souvent illusoire, mais bien des magasins à bon marché prennent en
province des noms qui comprennent «de Paris» ou « parisien ». Il faudra,
après la Seconde Guerre mondiale, la diffusion de magazines de mode à
prix réduit et les reportages de la télévision pour détromper ce qui
demeurait de crédules.

En sens inverse, naît la haute couture, qui devient rapidement l'un des
porte-drapeau du rayonnement parisien. Elle doit tout, avant 1914, à
quelques créateurs originaux comme Worth, établi rue de la Paix en 1858,
Poiret, Callot, Jeanne Lanvin ou «Coco» Chanel, auxquels se joignent après
1919 - les «années folles » - Jean Patou, Maggy Rouff, Marcel Rochas,
Lucien Lelong, Robert Piguet, Grès, Balenciaga, Schiaparelli et Molyneux.
Ils font déjà de la nouvelle mode un événement saisonnier aux fortes
retombées économiques. D'autres noms surgissent après 1945, comme
Jacques Fath, Pierre Balmain ou Christian Dior avec son new look qui est
d'abord, en 1947, une réaction contre la persistance des modes d'avant-
guerre et les contraintes économiques de l'après-guerre. La Chaussée-
d'Antin a perdu de son lustre. Les hauts lieux de la mode sont désormais les
alentours de la place Vendôme, le faubourg Saint-Honoré et l'avenue
Montaigne, voire les alentours de Saint-Sulpice et de Saint-Germain-des-
Prés, où florissaient naguère les magasins de vêtements ecclésiastiques et
d'objets du culte.

Notons que, du XVIIIe au milieu du XXe siècle, la chapellerie féminine


tient une place notable dans la création de la mode. La chapelière finira,
vers 1830, par s'appeler modiste, ce contre quoi proteste Mme de Genlis,
qui juge qu'un modiste est un marchand de modes.

Tout cela concerne d'abord la mode féminine. Malgré quelques tailleurs


réputés, c'est Londres qui l'emporte au XIXe siècle, et encore largement au
XXe, pour constituer la garde-robe du mondain. Des tailleurs, dans les
années 1830, se disent Taylor, et le confectionneur qui n'utilise que des
tissus français fait savoir qu'il travaille à l'anglaise. La réputation des
lainages anglais y est pour beaucoup, alors que les femmes s'embarrassent
moins de savoir d'où vient le lainage, la cotonnade et la soierie de leur
parure.

Comme la maroquinerie de luxe avec Hermès en 1837 et Louis Vuitton


en 1854, le parfum prend sa place dans l'industrie du luxe, se greffant
souvent sur la couture. De la première eau de Cologne de Jean-Marie
Farina, le chemin conduit aux produits de beauté et aux parfums dont
certains s'intègrent au XXe siècle dans le marché de la mode au point d'y
prendre une place financièrement essentielle. Chanel ou Patou en un temps,
Nina Ricci ou Dior en un autre, en donnent l'exemple. D'autres s'en tiennent
au parfum : Guerlain (depuis 1828), Coty, Houbigant.

La raréfaction de la clientèle parisienne à très haut pouvoir d'achat


conduit dès le milieu du XIXe siècle les bijoutiers et les couturiers à
décliner une gamme de produits accessibles à de plus modestes bourses. La
bijouterie et la couture de boutique sont nées, avec des produits de qualité et
portant des marques célèbres, mais fabriqués en série et mettant en œuvre
des matières de moindre prix.
Le même raisonnement conduit des fabricants à inventer dès la
Monarchie de Juillet l' «article de Paris », ce bijou de fantaisie, sans
matériaux précieux, pour laquelle la clientèle des touristes s'ajoute à celle
des Parisiennes. La fabrication profite d'une main-d'œuvre féminine à bon
marché. Cela va des bijoux en plaqué et en ruolz aux fleurs artificielles pour
chapeaux et parures, en passant par les jais dont Jean Valjean, à son lit de
mort, fait l'apologie pour expliquer à Marius sa fortune. Les centres
commerciaux de cette bijouterie de pacotille sont, avec les grands magasins
et sans compter d'innombrables boutiques de quartier, le quadrilatère formé
par les grands boulevards et la rue de Rivoli.

Il est d'autres sous-produits du luxe. Parce que la clientèle parisienne à


haut pouvoir d'achat change volontiers de vêtement, Paris est par excellence
la ville où l'on trouve du vêtement d'occasion. Le Moyen Âge voit se
développer le métier des fripiers, qui revendent les hardes laissées par les
pauvres hères chez l'usurier, mais aussi les pièces de luxe dont se séparent
celles et ceux qui ne les trouvent plus à la mode. Les temps contemporains
connaissent l'activité des spécialistes du «dégriffé», c'est-à-dire du vêtement
de haute qualité revendu, porté ou non, après ablation de la griffe qui faisait
une partie de sa valeur. Naturellement, ces trafics n'ont rien à voir avec la
friperie du pauvre, celle que voulait réglementer le préfet de Police Gisquet
lorsqu'il ouvrait en 1831 sur l'emplacement de l'archevêché incendié, dans
la Cité, puis en 1835 à la Halle aux veaux, en arrière du quai de la
Tournelle, un «marché provisoire destiné à la vente des vieux linges et
chiffons, de la friperie, de la ferraille et des marchandises dites de bric-à-
brac » qui annonce les modernes «marchés aux puces».

Le marché du luxe est extrêmement sensible aux variations de la mode,


elle-même influencée par les goûts des grands du moment. La passion de
François Ier pour les joyaux fait monter les cours de la perle et de la pierre
précieuse. Toute la bonne société veut en porter. Henri II fait moins de cas
de la joaillerie : les cours s'effondrent. Ces mêmes variations de la mode,
qui s'accélèrent sous le Second Empire, bouleversent le marché de
l'occasion. La robe portée pour un bal aux Tuileries n'est plus portable
l'année suivante. Les riches se ruinent à ce jeu, et le demi-monde s'habille
pour trois fois rien.
Il est un autre domaine dans lequel le centralisme français fait au XIXe
siècle la part belle à Paris : c'est la gastronomie, l'une des composantes du «
bon goût parisien ». La province n'avait au XVIIIe siècle aucune leçon à
recevoir de Paris, et ne cherchait pas à singer Versailles. Avec l'essor des
grands restaurants et de la cuisine bourgeoise de haut niveau, c'est Paris qui
donne le ton. Les grandes tables du XIXe siècle font partie du mythe
parisien, dans lequel se mêlent la véritable gastronomie et les relents de la
fête, voire du spectacle qu'est aussi le repas fin. Il faudra attendre le XXe
siècle et l'automobile pour que la France entière redécouvre la cuisine
régionale, laquelle se fera alors créative en sachant dépasser le
régionalisme, et que le Parisien se prenne à rêver d'un déjeuner dans un
grand restaurant de province comme rêvait le provincial du siècle précédent
d'un festin à Paris. Ce n'est pas par hasard si le lointain successeur du très
parisien Almanach des Gourmands de Grimod de La Reynière sera,
longtemps seul, le Guide Michelin, initialement inventé pour donner les
adresses des mécaniciens capables de réparer une voiture en difficulté et de
l'approvisionner en essence, et devenu le répertoire et le juge des tables de
la France entière.

CENTRALISATION ADMINISTRATIVE

D'entrée de jeu, la République porte en soi un nouveau ferment de


centralisation. Confrontés aux tendances fédéralistes que défend à Paris la
Gironde et qui se traduisent en province par de véritables insurrections, les
jacobins posent le principe dès septembre 1792 : la République est «une et
indivisible». A l'hostilité des girondins déjà las de voir l'histoire de la
France aux mains des Parisiens répond une unité qui, dès lors qu'elle est
organisée de Paris, signifie le centralisme.

Même si le jacobinisme aggrave la centralisation de l'Ancien Régime et


prépare celle, combien plus systématique, de Napoléon, l'une des premières
créations de la Révolution porte déjà en germe un renforcement de la place
de Paris : c'est le département. L'Ancien Régime avait des métropoles
d'équilibre, sièges de grands gouvernements et d'administrations à l'échelle
de la province. En créant des départements tous égaux, la Constituante - où
l'on a un temps pensé à des régions dont la carte eût étonnamment anticipé
sur celle des années 1960 - met fin à l'hégémonie provinciale de Toulouse,
de Lyon, de Bordeaux. Paris sera de ce fait au XIXe siècle le principal
centre du développement économique. À de rares exceptions près (le textile
et l'automobile à Lyon, le textile à Lille), c'est de Paris que viendra
l'impulsion.

La centralisation amorcée sous la Convention et systématisée sous le


Consulat revient sur une décentralisation lentement réalisée, on le verra, par
l'Ancien Régime sous la pression des événements. Il n'y a plus qu'une Cour
de cassation, qu'une Cour des comptes. Les grands corps qui se dégagent
alors au sein de la nouvelle fonction publique vont être les agents d'une
centralisation de l'initiative largement facilitée par la rapidité des
communications. Le télégraphe Chappe dès 1793, le chemin de fer à partir
de 1843, le télégraphe électrique à partir de 1845, le téléphone après 1880
donnent à Paris la connaissance des problèmes locaux et les moyens de la
décision, voire de la programmation. À ces titres, les préfets n'ont pas
l'autonomie de politique dont jouissaient les intendants. Certes, ils n'ont
plus devant eux ces corps intermédiaires qui limitaient la marge de
manœuvre des intendants, mais ils ont à rendre au gouvernement des
comptes que les administrations centrales sont à même d'apprécier. La
représentation nationale ajoute à cette centralisation en prenant l'habitude de
régler à Paris avec les responsables du plus haut niveau - du ministre au
banquier - les affaires de leur département ou de leur canton. Pendant que le
préfet met en œuvre localement une politique conçue à Paris, le député
défend à Paris les intérêts locaux.

RELATIONS RADIALES

On le voit bien lorsque, figeant pour longtemps le réseau des routes


royales, le corps des Ponts et Chaussées organise à partir de 1832 un réseau
ferroviaire en étoile compris comme l'un des fondements de la puissance de
l'Etat.
Le réseau routier des Romains, qui était stratégique, ne privilégiait guère
Lutèce. Les nœuds principaux étaient Lyon et Reims. C'est l'émergence de
la capitale qui donne au nouveau réseau né du et pour le développement
économique entre le Xe et le XIIIe siècle son dessin en étoile autour de
Paris. La carte n'a pas changé avec, au XVIIIe siècle, l'admirable réseau des
routes de poste, avec ses étoiles secondaires autour des grandes métropoles
provinciales.

En 1850 encore, la route demeure la voie normale du transport des


personnes. Les voyageurs aisés vont à cheval ou en voiture privée, les
autres empruntent la diligence, quand le prix du voyage ne les fait pas aller
à pied. Même d'Auvergne ou de Bretagne, la plupart des immigrants qui
viennent peupler les quartiers populaires sont arrivés à pied. Mais les
transports en commun se sont développés. Dès le XVIe siècle, des coches
publics sont organisés pour assurer les relations de la capitale avec la
province. Il y a un coche régulier vers Orléans, un autre vers Rouen. Sous la
Restauration, le service est quotidien. On va de Paris à Orléans en une
journée.

Le coche d'eau prend à partir du XVIe siècle une importance réelle pour
les relations avec les villes du bassin navigable de la Seine. Le coche
transporte les personnes et les bagages. Grâce au canal de Briare, la
première voie d'eau à double pente depuis l'Antiquité romaine, un coche
atteint la Loire en 1642. Au XIXe siècle, les coches ont pris de l'ampleur.
Halés par des chevaux même à la descente, ils transportent jusqu'à quatre
cents passagers, soit en cabines particulières, soit en salle commune. On
prend ses repas à bord. Militaires et nourrices paient demi-tarif. Ces coches
portent des noms empruntés à leur destination : si le Mélinois et le
Montrelais vont en une journée à Melun et à Montereau, c'est le Corbeillard
ou Corbillard qui dessert Corbeil. Il ne brille pas par le confort. Le mot en
viendra à désigner un méchant véhicule, tout juste bon à porter les morts
sans fortune. Naturellement, on couche à bord : il faut trois jours pour aller
à Auxerre. Le port principal est, en amont du Jardin des Plantes, sur la rive
que dominera plus tard la gare d'Austerlitz. Jusque vers le milieu du XIXe
siècle, la voie fluviale reste essentielle pour les approvisionnements de
Paris. La mise en œuvre de bateaux à vapeur, dans les années 1820, permet
d'envisager une intensification de ces relations qui profitent de la
navigabilité de la Seine et de ses affluents, mais aussi d'un système de
canaux particulièrement développé sous la Restauration. Dès 1825, sur la
haute Seine, deux navires à vapeur offrent salon et restaurant.

En 1950 encore, la carte routière est à peu de chose près celle de l'Ancien
Régime. Les revêtements ont changé, non les tracés. L'étoile autour de Paris
domine toujours. La voie routière connaît un nouvel essor avec la
construction des autoroutes. En 1934, on en prévoit cinq, toutes en étoile
autour de Paris. La première, commencée en 1936, ne comportait encore à
la guerre qu'un tunnel sous la colline de Saint-Cloud et huit kilomètres de
voie inutilisable. Elle atteint Orgeval en 1946, Rocquencourt en 1950. C'est
à partir de 1950 que le réseau se constitue, atteignant Fontainebleau en
1960, Mantes et Lille en 1967, Lyon en 1971, Marseille en 1974, Metz en
1976, Caen en 1977. En trente ans, une nouvelle étoile se constitue, reliant
la capitale à la plupart des métropoles régionales. Mais il faut attendre 1982
pour qu'une autoroute transversale (Bordeaux-Narbonne) vienne rompre la
centralisation systématique du réseau routier. Des rocades encore
incomplètes favorisent les relations inter-régionales qui supposeraient sans
cela la traversée de Paris. Elle rendent surtout service à la capitale, à
laquelle elles épargnent un engorgement par le trafic nord-sud.

Non moins importante est la relation postale. La Poste apparaît lorsqu'en


1479, pour succéder aux messagers occasionnels dont le roi usait tout
comme les particuliers, Louis XI organise un réseau de courriers réguliers,
avec son personnel et ses relais. C'est la poste royale, mais on s'y charge
volontiers de messages personnels, moyennant une rétribution que le roi
feint d'ignorer. Des villes, dans le même temps, mettent de semblables
services sur pied, sur les routes qui leur sont utiles. Les choses changent en
1603 lorsque Henri IV ouvre, contre paiement d'une taxe proportionnelle à
la distance, le service public à tous ses sujets. Ceux-ci ont alors le choix,
entre le service du roi et celui des villes. Il en coûte à l'origine deux ou trois
sous. On en sera à quatre ou six sous à la fin de l'Ancien Régime. Un tarif
spécial concernera alors les lettres sous enveloppe, un autre les paquets. En
ville, il est plus expédient et moins onéreux de donner la pièce à un valet ou
à un galopin qui porte sur-le-champ la lettre ou le colis. Pour correspondre
avec la province, cependant, les Parisiens prennent dès 1603 le chemin de
l'hôtel des Postes. Celui-ci ouvre à heure fixe. On sait quand la lettre partira.
Cela n'interdit pas aux messageries privées et aux simples entreprises de
roulage de prendre lettres et colis. Suivant le jour et la destination, le public
choisit.

Sous Louis XVI, on distingue deux postes. La Grande Poste assure


l'acheminement vers la province et l'étranger, normalement en port dû avec
des tarifs proportionnels à la distance. La Petite Poste dessert depuis 1759 la
ville et la banlieue.

L'invention du télégraphe vient conforter cette vision radiale des relations


à l'intérieur de la France. Le procédé optique mis au point dans les années
1790 par Claude Chappe est d'abord présenté à la Convention, en juillet
1793, comme un moyen de gouvernement et une machine à centraliser
l'information rapide. On fait une tentative autour d'un pôle établi au Louvre,
près des Tuileries où siège le gouvernement de la Convention. Avec des
bras de quinze pieds, l'appareil défigure passablement le pavillon de
l'Horloge, mais l'invention se révèle vite efficace. Les seize premières
stations établies à partir du pôle qu'édifie finalement Chappe - après un
essai sans lendemain à la barrière de l'Étoile - à Ménilmontant dans le parc
de Le Peletier de Saint-Fargeau couvrent un rayon d'une trentaine de
kilomètres autour de Paris. Mais on atteint Lille en 1794, Strasbourg en
1798, Lyon en 1800. Ainsi la nouvelle de la victoire de Marengo atteint-elle
rapidement Paris. On pousse l'entreprise au-delà des frontières de l'ancienne
France. Le télégraphe Chappe touche en 1809 Amsterdam en même temps
que Venise. Mais il faudra attendre 1834 pour que soit réalisée la liaison
transversale entre Montpellier et Bordeaux.

Le chemin de fer a été expérimenté en province, et d'abord pour les


besoins de l'industrie lourde. La voie qui relie Saint-Etienne à Andrézieux,
autrement dit à la Loire navigable, est aménagée en 1823 et mise en service
en 1828. Elle est longue de 21 kilomètres. Les voitures sont tirées par des
chevaux. La ligne Lyon-Saint-Etienne s'ouvre en 1832. La locomotive y fait
son apparition. On travaille alors à des tronçons de ce que seront les lignes
Paris-Tours et Marseille-Avignon. Une première ligne régulière fonctionne
en 1837 au départ de la gare Saint-Lazare : elle conduit à Saint-Germain-
en-Laye et ne représente alors qu'une curiosité. Il n'en va plus de même
lorsque s'ouvrent en 1843 les lignes de Paris à Rouen et à Orléans, celle-ci
atteignant Tours en 1846. Lyon est relié à Paris en 1849. La loi du 11 juin
1842 a créé un réseau national à caractère radial affirmé. L'État prend à sa
charge l'infrastructure.

Nul ne voit qu'il s'agit là d'une erreur économique, et plus encore d'une
erreur stratégique : le réseau ferroviaire met l'ensemble de la France à la
merci d'une mainmise ennemie sur la capitale. C'est là la principale raison
de l'arrêt des combats en 1870, arrêt qui préserve pour un temps le contrôle
de la rocade de communication entre les lignes radiales constituée par la
Grande Ceinture. On vérifiera, en sens inverse, le risque lorsque l'occupant
aura en 1940, grâce à Paris, le contrôle de presque toutes les relations
ferroviaires.

Dès lors qu'il s'agit d'un investissement amortissable à long terme, la


construction des lignes ferroviaires devient l'affaire des banques. C'est
Émile Pereire que Thiers choisit en 1835 pour concessionnaire de la
réalisation et de l'exploitation de la ligne de Saint-Germain. Pour financer la
ligne Paris-Lyon, la compagnie doit réunir 285 millions, ce qui la met dans
la main des grands banquiers. Or les banques vont favoriser la capitale,
fortement soutenues en l'affaire par les intérêts de la province qui voit dans
le chemin de fer le moyen de mieux profiter des avantages commerciaux et
bancaires offerts par la place de Paris. Cinquante après Bonaparte, c'est la
province commerçante qui joue la carte des banques parisiennes et, partant,
celle des relations radiales. Rien d'étonnant à ce que la haute banque, très
dépendante des capitaux britanniques, privilégie alors les relations vers
l'étranger et notamment vers l'Angleterre. La banque Laffitte, qui a déjà
financé l'avènement de Louis-Philippe, prend en main la ligne de Paris au
Havre. James de Rothschild lance l'idée d'une ligne Paris-Bruxelles, ce à
quoi la Chambre de commerce du Havre réplique en faisant aboutir le projet
d'une ligne Paris-Strasbourg : Strasbourg prolonge vers l'est le trafic
maritime du Havre, alors que Bruxelles le court-circuiterait en bonne partie.

N'oublions pas les députés, de qui dépendent les déclarations d'utilité


publique qui vont permettre les expropriations nécessaires à la construction
des lignes. Les relations radiales sont les seules qui permettent aux élus du
peuple de tenir leur place à Paris et de garder le contact avec leur
circonscription. Pendant qu'il est à Paris législateur ou ministre, tout député
sait que son adversaire local travaille le terrain. Il faudra, à la fin du XXe
siècle, les liaisons rapides, ferroviaires et aériennes, pour permettre aux élus
nationaux d'aller vers la décentralisation.

Naturellement, les milieux financiers de province, qui sont avant tout


engagés dans l'industrie, vont à l'encontre de ce tropisme des milieux
commerciaux pour la grande banque parisienne. L'entrepreneur de province
a partie liée avec les petites banques locales, peu suspectes de volonté
hégémonique. Lyon est ici une exception, qui cherche à concurrencer Paris
mais ne trouve pas l'appui du monde politique. Le grand capital lyonnais,
qui a son système bancaire, est donc, pour d'autres raisons, hostile à la
finance parisienne. De cette opposition d'intérêts résulte, à partir de 1840,
une revendication constante de la province : que l'État, et non les banques,
assume le service public.

Les lignes se multiplient. Sur 650 kilomètres de voies construites avant


1840, 180 kilomètres touchent Paris : 28 %. Sur 4 000 kilomètres de voies
construites jusqu'en 1848, 1 300 partent de Paris, 32 %, qui constituent déjà
les amorces d'une étoile désormais inévitable. Lorsque s'ouvre en 1852 la
liaison Paris-Strasbourg, la capitale est reliée à toutes les grandes villes de
France, le Paris-Orléans atteint Clermont-Ferrand aussi bien que La
Rochelle et le Paris-Lyon atteint Marseille. La ligne de Bordeaux à Sète fait
figure d'exception.

Les phénomènes s'inversent alors. Le chemin de fer desservait Paris


parce que c'était à la fois la capitale et, de loin, la plus grande ville du
royaume. Maintenant, il va contribuer à alimenter une migration vers Paris
qui ne l'a pas attendu. Après les financiers, ce sont les usagers qui
demandent des relations radiales : l'Auvergnat de Clermont et celui de Paris
appellent de leurs vœux une ligne de Clermont à Paris, non à Bordeaux.

La réalisation du réseau ferroviaire est, jusqu'au début du Second Empire,


l'affaire d'un grand nombre de compagnies soutenues par leurs banques.
Cinq compagnies se partagent ainsi les principales liaisons avec le Sud-Est :
Paris-Lyon, Lyon-Genève, Lyon-Saint-Étienne, Lyon-Avignon et Avignon-
Marseille. La nécessité d'une entente pour la limitation des chevauchements
et la rencontre de difficultés financières conduisent dans les années 1856-
1858 à un regroupement en six grands réseaux dont chacun a sa tête à
Paris : Nord, Est, PLM, PO-Midi, Ouest, Etat. Les relations locales seront
laissées en 1865 à l'initiative des collectivités locales.

Le chemin de fer va figer pour longtemps la centralisation matérielle de


la France. C'est sur les lignes radiales, non sur les transversales,
qu'apparaîtront les trains rapides. Malgré le réseau en étoile, la route du
XVIIIe siècle mettait à égalité de temps dépensé la lieue entre Paris et
Orléans et la lieue entre Toulouse et Bordeaux. Le train du XIXe, lui, va
réaliser ce paradoxe de la France : pour aller de Toulouse à Bordeaux, il
sera longtemps plus rapide de passer par Paris. Le réseau autoroutier conçu
dans les années 1950, le turbotrain de 1970 et le TGV des années 1980 ne
feront que consolider le système.

L'entrée en scène des médias n'est pas à négliger parmi les facteurs d'une
centralisation accrue à partir des années 1930. La radio, puis la télévision
sont à leurs débuts le moyen d'une diffusion rapide et fortement ramifiée
des idées et des modes de Paris. Les premiers émetteurs sont parisiens. Il est
vrai que la radio profite d'une antenne hors du commun : la tour Eiffel, qui
servait déjà d'antenne en 1898 à Eugène Ducretet pour sa relation
radiophonique avec le Panthéon et autour de laquelle Gustave Ferrié tendait
dès 1903 des fils métalliques accrochés l'un à l'une des tours du Trocadéro
et l'autre à un arbre de l'avenue de Suffren. La tour Eiffel sera encore, en
1935, l'antenne des premières émissions télévisées.

La télégraphie et téléphonie sans fil, la TSF, n'est jusqu'en 1918 qu'une


technologie de recherche - les liaisons tour Eiffel-Panthéon en 1898, tour
Eiffel-Villejuif en 1908 - puis de transmission militaire, en complément du
télégraphe électrique. L'armée a, depuis 1905, le monopole de l'antenne de
la tour Eiffel. Depuis le 10 août 1914, il est interdit aux particuliers de
posséder un poste. C'est au lendemain de la guerre que des sociétés se
créent pour une exploitation civile. Toutes sont d'abord parisiennes, grâce à
la tour Eiffel et à la station créée en 1922 à Sainte-Assise, en Seine-et
Marne, d'où est émis, en novembre 1921, un premier concert, dirigé par
Gustave Charpentier et diffusé en direct à Paris à l'hôtel Lutétia. Les
premières stations d'émission sont Radio-Tour-Eiffel (1921), Radiola (1922,
à Levallois, puis Clichy) - qui deviendra Radio-Paris (1924) et, rachetée par
l'État à la Société française radioélectrique (1933), sera le Poste national -,
et enfin une première station d'Etat, Radio-PTT (1922). C'est Radio-Tour-
Eiffel qui invente en 1925 le journal parlé et publie les cours de la Bourse.

Les programmes sont de ce fait parisiens, même s'ils font intervenir bien
des talents de province. Là encore, Paris gouverne la France, mais les
provinciaux gouvernent à Paris. Les initiatives locales, qui se développent à
partir de 1925, demeurent donc limitées. Treize postes privés régionaux
sont autorisés en 1928, dont quatre à Paris, et le journal Le Petit Parisien en
profite pour lancer le Poste Parisien. La guerre accentue le monopole
parisien. Dans la zone nord, le trop célèbre Radio-Paris - «Radio-Paris
ment, Radio-Paris est allemand», scande la radio de Londres - devient le
principal moyen de propagande de la collaboration. Son occupation et sa
transformation en Radiodiffusion de la Nation française au soir du 24 août
1944 seront l'un des signes les plus éclatants de la Libération.

À l'intérieur du monopole d'État instauré en mars 1945, deux


programmes sont diffusés : le Programme national et le Programme
parisien. Paris-Inter s'y joint en 1947 : deux programmes sur trois, donc, se
disent parisiens. Il en va de même de la première télévision, qui émet
régulièrement à partir de 1947 depuis les studios de la rue Cognacq-Jay.
N'échappent à ce monopole que quelques grandes sociétés de radiodiffusion
dites périphériques parce que domiciliées à l'étranger (Luxembourg en
1932, Monte-Carlo en 1942, Europe n°1 en 1955) mais dont les studios
sont, pour l'essentiel, situés à Paris. Quant à la télévision, elle n'aura
d'émetteurs en province qu'en 1951 et 1953, mais Paris consolidera sa
position dominante par l'acquisition, en 1957, des studios Gaumont des
Buttes-Chaumont. La centralisation est renforcée en 1964 par la disparition
des émetteurs radiophoniques à vocation régionale. Il faudra attendre 1974
pour qu'une chaîne de télévision soit véritablement régionale avec
décrochage des programmes nationaux permettant, à certaines heures,
l'insertion de programmes régionaux, et 1982 pour que soit reconnu le droit
des stations privées de radiodiffusion.

Un grand progrès est réalisé vers 1960 par le succès de la modulation de


fréquence, laquelle exige des relais et réduit les recouvrements d'émission.
Il devient économiquement possible d'organiser des autonomies que ne
favorisait pas la modulation d'amplitude, avec sa longue portée. La même
modulation de fréquence permet également à de modestes opérateurs locaux
de lancer des stations, multipliées avec la fin du monopole de l'État et la
multiplication des radios privées.

Si la modulation de fréquence ouvre la porte aux diffusions régionales,


elle met un terme à la réception des stations étrangères. Jusque dans les
années 1950, le Parisien captait sans difficulté, au prix d'une simple antenne
intérieure, les programmes émis d'Allemagne, de Grande-Bretagne ou
d'Italie. La Semaine radiophonique publiait chaque semaine les
programmes de l'Europe entière. Le Paris mélomane écoutait régulièrement
Hilversum et entendait en 1951 le fabuleux Ring dirigé par Furtwängler à la
Scala. La possibilité offerte aux Français de capter, pendant l'Occupation,
les radios de Londres ou de Lausanne eût été faible trente ans plus tard.

Le centralisme médiatique s'étend à des faits de civilisation d'une


extrême diversité. La radio et plus encore la télévision imposent à la France
entière des modèles de vie. Plus que les présentations de mode qui
demeurent pour la plupart des téléspectateurs des moments de rêve, c'est la
façon de vivre, de se meubler ou de s'équiper que reflètent, délibérément ou
non, les journaux télévisés et les publicités. Et l'on ne doit pas sous-estimer
le rôle de ces médias dans l'uniformisation en cours de la manière de parler
le français.

Après une timide tentative en 1932, la radio commence en 1936 de jouer


un rôle dans les campagnes électorales. Les interventions radiodiffusées de
Maurice Thorez dans la campagne du Front populaire auront marqué leur
temps, comme ensuite celles du président du Conseil Léon Blum. L'élection
du président de la République au suffrage universel est venue, à partir de
1965, modifier en tout l'approche de l'électorat. Cette centralisation, pour un
enjeu politique de cette importance, fait alors naître une profession
typiquement liée à la capitale: celle de conseiller en communication. Dans
le même temps, le remplacement des campagnes locales dans les préaux des
écoles et sur les places publiques par des émissions destinées à pénétrer
dans les logements les plus modestes met fin à la grandiloquente rhétorique
politique et lui substitue un intimisme de conversation. L'exemple donné en
1954 par Pierre Mendès France avec ses vingt-six propos du samedi soir au
coin du feu sera suivi par tous ceux qui auront un accès aux médias devenu
l'un des éléments essentiels du jeu politique.

Spectacle national par excellence, et bien avant sa retransmission


télévisée, le sport entre dans le jeu d'une centralisation parisienne. Les
premières grandes courses ont Paris comme pôle : ainsi en 1895 la course
automobile Paris-Bordeaux-Paris et en 1896 Paris-Marseille-Paris, ou en
1903 la course à pied Bordeaux-Paris. Il faudra attendre 1951 pour que le
Tour de France cycliste ne commence plus à Paris, mais c'est à Paris que,
depuis ses débuts en 1903, il s'est toujours achevé. Coupes et championnats
de football se concluent à Paris. La seule épreuve internationale de tennis
dont toutes les parties se jouent en France est, depuis sa création en 1891, à
Paris.

DÉCENTRALISATION

La première décentralisation est celle que réalise entre le XIVe et le XVe


siècle la réunion d'Etats provinciaux et d'assemblées de bailliage ou de
diocèse, et la création en province de ces institutions qui concouraient au
centralisme royal. Le phénomène tient pour une part à l'émergence de la
dernière génération des grandes principautés territoriales, dont les maîtres
entendent se pourvoir d'organismes de gouvernement, d'administration et de
justice à l'instar du roi, non moins que d'universités propres à assurer à la
fois le prestige de leur état et la formation de leurs propres élites hors de
tout prélèvement des meilleurs par le roi. Il tient pour une autre part à la
nécessité éprouvée par le roi d'un rapprochement de l'administration et de la
justice par rapport à des sujets auxquels les lendemains de la guerre de Cent
Ans ont laissé quelque nostalgie d'une relative indépendance. Lorsqu'il
attache une principauté à son domaine, le roi n'est pas vraiment libre d'en
supprimer les anciens organes. Il n'est au XIVe siècle qu'un Parlement, une
Chambre des comptes et une Cour des aides, et ils sont de Paris. À la fin du
XVe, il est six parlements, cinq chambres des comptes, six cours des aides.
Le royaume des années 1250 est riche de deux universités ; on en compte
cinq en 1350, quinze en 1500. Dans celui de 1789, il y a treize parlements,
douze chambres des comptes, treize cours des aides, vingt-deux universités.

Une forte tentative de décentralisation est celle du chancelier de


Maupeou qui, en janvier 1771, démembre le ressort du Parlement de Paris
pour rapprocher du justiciable la justice d'appel. Dans l'ancien ressort - la
moitié du royaume - Maupeou établit des Conseils supérieurs souverains à
Arras, Blois, Châlons-sur-Marne, Clermont-Ferrand, Lyon et Poitiers. Seul
demeure unique le Conseil du roi. Que les Lyonnais ou les Poitevins
pussent trouver des juges souverains sans aller à Paris relevait d'un grand
bon sens. Les six Conseils supérieurs de Maupeou ne survivront pas à la
disgrâce au chancelier en novembre 1774.

Une autre réaction est celle des constituants de 1789, qui, en dessinant la
carte des nouveaux départements, ont réduit Paris et son département de la
Seine à la portion congrue : il faut réduire Paris, diront les Girondins, « à
son quatre-vingt-quatrième d'influence ». On a vu que le département a
semblablement touché les grandes métropoles régionales. Les événements
dépasseront le vouloir des députés des petites villes. La Révolution se fera à
Paris. Et la France du XIXe siècle, largement conduite par des provinciaux,
le sera de Paris.

Une première réaction vient, assez fâcheusement pour n'être pas


acceptée, de l'idéologie développée à Vichy après 1940. Le « retour à la
terre » du maréchal Pétain est une dénonciation des vices des grandes villes,
et en premier lieu de Paris. La réaction véritable ne vient qu'au lendemain
de la Seconde Guerre mondiale. La publication du livre de Jean-François
Gravier, Paris et le désert français, est en 1947 un signal d'alarme
fortement marqué d'un anti-parisianisme paradoxalement conservateur. Un
Plan national d'aménagement du territoire est élaboré en 1950. Les
gouvernements tentent alors d'enrayer l'afflux vers Paris de populations et
d'activités génératrices d'emplois. La création en 1963, grâce à l'impulsion
d'Olivier Guichard, d'une Délégation à l'aménagement du territoire et à
l'action régionale (DATAR) permet la mise en œuvre d'une répartition des
fondements de la vie économique à travers l'Hexagone.
On fait éclater les trop lourdes institutions locales de Paris. L'Académie
de Paris est divisée en 1961 au bénéfice des nouvelles académies d'Orléans,
Reims et Rouen, puis en 1972 pour créer celles de Versailles et Créteil.
L'Université de Paris à cinq facultés est scindée à partir de 1968 en
universités dont sept seulement ont dans la ville leur implantation
principale. Des créations périphériques porteront progressivement à dix-
sept le nombre d'universités des trois académies de Paris, Versailles et
Créteil.

Encore faut-il noter que bien des décentralisations ne vont guère plus loin
que la région Ile-de-France. La Cité scientifique d'Île-de-France (Saint-
Quentin-en-Yvelines, Massy, Melun-Sénart) regroupe 43 % des laboratoires
français et 60 % des grandes écoles scientifiques. Un grand pôle
scientifique s'est implanté sur le plateau de Saclay. D'autres moyens de
recherche sont établis autour de Marne-la-Vallée et de Bry-sur-Marne, ainsi
qu'à Évry.

Quelques mesures spectaculaires montrent leurs limites : ainsi le transfert


à Strasbourg de l'École nationale d'administration, finalement réduit à la
délocalisation de quelques enseignements, ou celui de quelques cours du
Collège de France dans des universités de province. D'autres sont à plus
long terme, comme la création de centres universitaires de recherche
spécialisés (Moyen Age roman à Poitiers, sécurité industrielle à Nancy) , le
transfert en province de sections des Archives nationales (Outre-Mer à Aix-
en-Provence, Monde du Travail à Roubaix) ou diplomatiques (état civil des
Français de l'étranger à Nantes) et la constitution d'un réseau de pôles
associés autour de la Bibliothèque nationale de France, pour un partage
raisonné des acquisitions à l'étranger entre les bibliothèques hautement
spécialisées de Paris et de la province.

Il n'en demeure pas moins qu'en 1994 29 % des publications médicales


françaises, 28 % des publications mathématiques et 27 % des publications
dans les domaines de la physique viennent de Paris, pourcentages qui
doivent être portés à plus de 40 % si l'on y comprend celles des centres de
recherche et d'enseignement établis hors de Paris en région Île-de-France.
L'un des facteurs les plus efficaces de décentralisation est certainement la
création de relations transversales, que ne favorise pas le réseau centralisé
des autoroutes mais que rend possibles l'avion moyen porteur à court rayon.
Compagnies publiques et privées s'emploient depuis une vingtaine d'années
à développer ces relations rapides entre les villes de province.

Conséquence inattendue de la décentralisation, les «affaires», qui


constituaient un privilège de Paris au temps où l'autorité locale était exercée
par des préfets immédiatement responsables devant le gouvernement,
concernent plus fréquemment que par le passé la province, où s'exercent
réellement des pouvoirs locaux.
CHAPITRE XI

La fête

LE CYCLE ANNUEL

Le cycle annuel est d'abord dominé par le retour des fêtes religieuses, les
grandes fêtes du Christ et de la Vierge, celles des apôtres, celles, moins
notables et parfois purement locales, de saints particulièrement honorés à
Paris, ceux qui ont tenu une place dans l'histoire de la ville ou ceux dont on
conserve des reliques insignes, tel ce pied de saint Victor qui fait l'honneur
de l'abbaye parisienne de ce nom, le corps de l'évêque breton Magloire ou
les reliques de saint Vincent rapportées de Saragosse par le roi Childebert et
confiées par lui à la future abbaye de Saint-Germain-des-Prés. On fête donc
les évêques et moines gallo-romains et mérovingiens comme les évêques de
Paris Denis, Germain, Marcel, Céran et Landry, les évêques de Noyon Éloi
et Médard, le moine parisien Séverin, l'évêque de Bourges Sulpice, l'évêque
de Beauvais Lucien, l'évêque d'Amiens Honoré, les évêques de Dol Turian
et Samson, les abbés Merry, Leufroy et Doctrovée, les martyrs parisiens
Agoard, Agilbert et Justin, le martyr marseillais Victor, les vierges Aure et
Geneviève, les reines Clotilde, Radegonde et Bathilde, et plus tard la sœur
de saint Louis Isabelle. Une véritable Toussaint parisienne est la fête, le 20
juin, de tous les saints évêques et de tous les saints patrons et autres saints
du diocèse.

Le calendrier liturgique ordonne comme partout les célébrations à


l'église, mais aussi le cortège de réjouissances qui les accompagne. On a
fêté Noël avec ses trois messes, de minuit, de l'aube et du matin. Imitée de
l'Italie, la crèche s'introduit au XIXe siècle dans les usages. La fête dure
jusqu'à l'Épiphanie où, le 6 janvier, depuis le XVIIe siècle, on tire les Rois.
Chez eux, les Parisiens fêtent le Jour de l'An. Certes, l'année commence à
Pâques pour la chancellerie royale, mais pour tout le monde, c'est au début
de janvier que l'on souhaite à ses proches une bonne année et que l'on
échange ces étrennes qui sont déjà de pratique courante au Moyen Age.

L'année s'ouvre donc le 1er janvier par la messe des chevaliers du Saint-
Esprit. Le 3, c'est la fête de sainte Geneviève. On promène dans les rues la
châsse de la sainte patronne de Paris. Jusqu'en 1671, le roi suit la
procession.

Pour le Premier de l'An, il est peu de réjouissances publiques. Paris


profite peu des présentations de vœux protocolaires, même si la Ville
participe à cette liturgie laïque. C'est au XVIe siècle que se forme le
cérémonial qui régira le Premier de l'An royal jusqu'au départ de la cour
pour Versailles et où se place la venue au Louvre du prévôt des marchands
et des échevins. La République ne connaîtra plus que le cortège du
président du Conseil municipal, puis celui du maire de Paris, venant à
l'Élysée pour un échange de discours inséré entre les vœux du
gouvernement, ceux du corps diplomatique, ceux de l'armée et ceux des
corps constitués. Jusqu'à la fin de la Quatrième République, le président de
la République rendait dans l'après-midi aux présidents des assemblées leur
visite du matin. L'usage prit fin avec le général de Gaulle. Pour la majorité
des Parisiens, le Premier de l'An n'a jamais donné lieu qu'à des visites
familiales ou amicales et, dans les jours suivants, à des réceptions au sein
des institutions et des entreprises.

C'est ensuite que le Parisien se donne des occasions de rire. Il en est


deux, dans les jours qui suivent Noël, qui sont à l'origine liées au souvenir
de l'âne de la crèche et à celui du massacre des Innocents. La fête des Fous
devient vite une occasion de tourner en dérision l'ordre public et l'autorité.
Le mauvais goût est roi. On porte en procession des ordures, on chante des
obscénités. On élit un roi des Fous. La fête avait commencé dans la
cathédrale. Eudes de Sully, en 1196, ne peut que l'en expulser, sans
empêcher la manifestation de se dérouler sur le parvis et à travers la ville.
Elle se double d'une fête de l'Âne où l'animal est promené comme un
évêque au son des cantiques qui chantent son éphémère triomphe. Ce type
de divertissement passera ensuite dans le théâtre bourgeois avec les soties,
qui seront des caricatures non déguisées de la société, puis avec les farces.
Le carnaval, lui, est une réaction anticipée aux rigueurs du carême qui va
s'ouvrir. On mange, on boit, on se divertit. On se déguise, parfois au mépris
de la morale ou du bon goût. Alors que la société s'affine, elle réagit contre
des abus comme les sexes postiches et autres accoutrements qui se vendent
jusque dans le Palais. Les arrêts du Parlement ne parviennent pas à
empêcher la mode des masques, à l'abri desquels tout le monde pratique ou
simule la débauche. La cour donne l'exemple, et l'on devine les
gentilshommes derrière les agités qui lancent sur la foule de œufs et de la
farine. Le Carnaval justifie tout, y compris les coups de bâton.

Les sergents du Châtelet défilent au Mardi Gras, et ils sont l'objet des
quolibets du spectateur. Henri II, en 1558, reporte au lendemain de la
Trinité ce défilé, à seule fin de limiter les offenses à l'autorité. Le défilé
s'achèvera par un banquet offert à tous les gens du Châtelet. Au moins la
foule n'aura-t-elle plus part à la réjouissance.

Le goût du travesti de carnaval dégénère au XVIe siècle. Le roi et les


princes vont en ville sous des déguisements qui ne trompent personne. Bien
sûr, chacun cache son visage derrière un masque, mais le luxe des costumes
et le sans-gêne des comportements provoquent dans le peuple des
mouvements de réprobation.

Au début du XIXe siècle, le Carnaval est encore une réjouissance de


faible ampleur. Il dure trois semaines, avant le Mardi Gras. Les bals publics
sont ouverts chaque nuit jusqu'à l'aube. Les ouvriers fêtent le lundi la Saint-
Lundi contre laquelle tonnent en vain les curés, aussi mécontents de voir
tourner en dérision la fête des saints que des atteintes à la morale que
couvrent ces soirées de danse et de boisson. Sous la Restauration, il ne
subsiste que les bals de l'Opéra, de l'Odéon et de la porte Saint-Martin.
Encore ne sont-ils plus costumés. Mais on applaudit dans les rues le cortège
du bœuf gras. C'est vers 1830 que le carnaval prend de l'envergure. Les bals
se multiplient dans les théâtres. On se déguise. On danse masqué. En 1833,
le bal de l'Opéra tourne à l'orgie. Au théâtre du Palais-Royal, le Carnaval
dure de Noël à la Mi-Carême. Dans les théâtres, des entrepreneurs inventent
alors le bal-spectacle, à programme. On voit des bals vénitiens, russes,
provençaux.
Le Carnaval finit par se recentrer sur les fêtes du Mardi-Gras. Un grand
bal, à l'Opéra, ouvre la nouvelle pratique en 1837. On distinguera désormais
la saison des bals d'hiver, les bals d'usage dans les théâtres, et la saison des
bals d'été, dans les guinguettes, du Carnaval proprement dit, qui occupe
quelques jours jusqu'au Mardi-Gras. Quant à la Mi-Carême, elle sera
encore, dans les années 1950, prétexte à défilés costumés. Hors du Carnaval
et des manifestations de gaieté non programmées, le monde étudiant invente
au XIXe siècle le nom mathématique - «comme un seul homme» - et la
réalité du monôme, qui n'est qu'un défilé avec chansons et lazzi à l'intention
des spectateurs. Le plus important est celui qui conclut bruyamment, avec
lancers de bouteilles d'encre, les épreuves écrites du baccalauréat. Le
monôme se muera, après 1950, en manifestation politique et disparaîtra en
tant que réjouissance.

Les Rameaux sont l'occasion pour les enfants de quêter de maison en


maison. Au Moyen Âge, on conduit de Sainte-Geneviève à Notre-Dame les
châsses de saint Marcel et de sainte Geneviève. Les étudiants suivent la
procession.

Les reposoirs du Jeudi-Saint deviennent au XIXe siècle l'ornement


éphémère des paroisses. Les sacristains et les religieuses y rivalisent de
talent, les paroissiens fournissant les fleurs.

Célébrée le jeudi qui suit la Trinité, donc dix jours après la Pentecôte, la
Fête-Dieu est par excellence une procession, la plus remarquable de l'année.
Le cérémonial est déjà fixé au XIVe siècle. Sous un dais que précède le
clergé et qu'escortent les corps de métier, les corps constitués et les
étudiants des collèges, le Saint-Sacrement porté par l'évêque parcourt la
ville. Comme l'ostensoir d'orfèvrerie est lourd et qu'il faut ménager des
temps d'arrêt, on dresse aux carrefours des reposoirs, chapelles provisoires
abondamment fleuries et garnies de la vaisselle précieuse qu'y ont placée les
notables du quartier. On porte des cierges. Chaque halte est occasion de
cantiques, avant une bénédiction du Saint-Sacrement. Au XVIIe siècle, la
procession part de la paroisse royale, Saint-Germain-l'Auxerrois, et s'achève
au pied du nouveau Louvre, où est dressé un grand reposoir sur fond de
tapisseries prêtées par le roi. Celui-ci suit le Saint-Sacrement, tête nue,
accompagné des princes et de la cour. Le peuple regarde passer,
s'agenouille, chante à l'unisson du clergé. On est en juin. Il fait chaud. Pour
bien des Parisiens, la Fête-Dieu s'achève dans les tavernes. C'est au soir de
la Fête-Dieu de 1455 qu'éclate rue Saint-Jacques la rixe qui fait de François
Villon un meurtrier.

La procession de la Fête-Dieu sera encore au XIXe siècle une


manifestation publique. C'est par ordonnance du préfet de police qu'est
notifiée aux Parisiens, sous la Restauration, l'interruption de toute
circulation, l'interdiction des pétards et l'obligation de tendre les façades.

Huit jours plus tard, c'est la «petite Fête-Dieu». Le matin, on


processionne derechef. Ensuite, la fête est dans les boutiques, dans les
tavernes. Et le faubourg Saint-Laurent y ajoute une nouvelle procession, le
dimanche suivant : le Grand Pardon, auquel participent les confréries de
toute la ville. On passe devant l'hôtel Salé, où tout le corps diplomatique est
au balcon de l'ambassadeur de Venise.

La Saint-Jean, nous y reviendrons, est plus une fête de l'été qu'une fête de
l'Apôtre. On célèbre en bien des églises la fête des innombrables confréries
placées sous son patronage, mais l'essentiel est dans la grande fête de la
Ville qu'est, en place de Grève, le feu de la Saint-Jean.

La succession de quatre rois portant le même nom fait aux XVIIe et


XVIIIe siècles la fortune de la Saint-Louis. Le 25 août prolonge donc le 15,
avec bals et feux d'artifice. Dès 1613, tirées des quais ou de bateaux, les
fusées jaillissent sur la Seine entre le Louvre et la tour de Nesle. Cinq ans
plus tard, Paul V élève la fête au rang de solennité pour tout le royaume.

L'Assomption, le 15 août, est la grande fête de la Vierge, mais c'est le


vœu de Louis XIII qui lui donne sa solennité. Dans les villages, c'est la fête
agraire, la fête d'après les moissons, comme les processions des Rogations,
dans les trois jours précédant l'Ascension, ont été la prière propitiatoire pour
que la pluie et le soleil donnent de bonnes récoltes. Dans la capitale, on se
soucie peu des travaux ruraux, et la procession du 15 août est avant tout
celle de la monarchie sauvée des Orléans par la naissance de Louis
Dieudonné, le futur Louis XIV. Volontiers frondeur et porté, au temps de
Versailles, à voir dans le duc d'Orléans une sorte de roi de Paris, le Parisien
ne processionne que d'un cœur léger.

La Saint-Napoléon prend dès 1803 le relais du vœu de Louis XIII aussi


bien que de la Saint-Louis. À peine la France a-t-elle un empereur au nom
inusité depuis qu'on a vu à la cour de Philippe le Bel le cardinal Napoléon
Orsini, que les notables de l'Empire cherchent comment flagorner en
célébrant ce nouveau saint. Avec l'aide du légat Caprara, on a trouvé un
saint avec son histoire, et une date : l'anniversaire du nouveau maître. Ainsi
conjoint-on la fête personnelle, celle de l'Empire et celle de l'été. En 1806,
c'est le 15 août que l'empereur pose la première pierre de l'Arc de Triomphe
de l'Étoile. En 1810, on inaugure la colonne Vendôme. La fête sera célébrée
chaque année jusqu'en 1813, avec Te Deum et feu d'artifice. Louis XVIII
n'osera pas, en 1814, toucher à un 15 août ancré dans les habitudes : il se
contentera de vouer de nouveau la fête à la Vierge. Charles X croira gagner
quelque popularité en remplaçant la Saint-Louis par la Saint-Charles,
célébrée le 4 novembre, et il y ajoutera la Saint-Henri le 15 juillet en
l'honneur du duc de Bordeaux. Pour ne pas revenir à la Saint-Louis, Louis-
Philippe tentera de faire célébrer la Saint-Philippe, le 1er mai. Ce sera un
échec.

Le 29 juillet, anniversaire des Trois Glorieuses de 1830, est célébré avec


un zèle décroissant après l'apogée de 1833 qui voit le roi entonner lui-même
la Marseillaise de son balcon des Tuileries, devant sept cents choristes et
cent cinquante mille badauds agglutinés dans le jardin jusqu'à la Concorde.
Une revue a ouvert la fête. Les bourgeois de la Garde ont défilé. Un feu
d'artifice clôt la fête, avec illumination des quais. On continuera cependant
de célébrer le 29 juillet, et l'on applaudira en 1845 l'illumination de l'axe
Concorde-Étoile, devenu le symbole de ce qu'on commence d'appeler la
Ville-Lumière.

Avec le Second Empire, on en revient en 1853 à la Saint-Napoléon, mais


sans grand succès. Elle sera célébrée avec faste en 1869, pour le centenaire
du premier empereur, et cela malgré la morosité ambiante.

La République se passe ensuite de fête nationale. Le régime de Thiers et


de Mac-Mahon n'ose pas ressusciter les fêtes monarchiques, mais il ne
souhaite pas consolider le nouveau régime. En 1878, le gouvernement va
jusqu'à interdire de fêter le 14 Juillet. L'année suivante, Gambetta, président
de la Chambre, le célèbre au Palais-Bourbon. C'est seulement en 1880 que
l'anniversaire de la Fédération sera officiellement la fête nationale de la
France, et la plus grande fête publique des Parisiens.

Deux fêtes qui n'ont rien de liturgique marquent l'arrivée de la belle


saison. La première est le mai, cette plantation d'un arbre, dit «le mai» par
laquelle la corporation des orfèvres rappelle dès le milieu du XVe siècle,
chaque 1er mai, son ancienneté et sa prospérité. On le présente sur le parvis
de Notre-Dame, dûment orné de rubans, puis on le plante dans le quartier.
Un « prince du mai » est élu. Vers 1482, faute de savoir où planter tous les
ans un arbre hors de la saison des plantations, l'arbre est remplacé par un
tabernacle architectural de bois sculpté dont les six faces représentent des
scènes de la Bible, On en vient enfin, en 1630, à un mai qui est un tableau,
offert à Notre-Dame pour orner les piliers ou les chapelles. L'offrande
s'accompagne de chants, de poèmes, d'hymnes à la Vierge ou de
commentaires de la scène peinte.

À Paris comme ailleurs, la Saint-Jean s'inscrit au solstice d'été comme la


grande fête de la lumière et du jour le plus long. Elle prend donc le relais
des festivités païennes. Le «feu» de la Saint-Jean réunit tout Paris au soir du
23 juin sur la place de Grève, entre la croix de pierre et le fleuve. C'est un
immense bûcher, construit sur une charpente assemblée à ferrures dont la
Prévôté des marchands assume les frais. Celui de 1573 est ordonné autour
d'un arbre haut de vingt mètres. Les centaines de fagots et de bûches sont
arrimés. On cloue les bûches. La catastrophe serait que le bûcher s'écroulât
avant de brûler. Pour que le feu produise une épaisse fumée, propre à
dissiper les démons qui pourraient profiter de la nuit satanique pour
empoisonner le fleuve, on ajoute du bois vert et de la paille humide.

Des personnalités que l'on veut honorer allument le feu. En 1438, c'est
Richemont, celui qui, deux ans plus tôt, a repris Paris pour Charles VII.
Marie, fille du roi, allume de l'autre côté, toute religieuse qu'elle soit à
Poissy. En 1471, c'est Louis XI. En 1528, François Ier allume le bûcher avec
une torche enguirlandée de velours rouge, cependant que l'on fait retentir
l'artillerie. En 1531, ce sont ses trois fils. En 1572, c'est Henri III. En 1598,
Henri IV allume le feu avec Gabrielle d'Estrées. Le jeune Louis XIV
remplit l'office en 1648. Louis XV enfant fait de même en 1719. Si le roi
n'est pas là, le gouverneur le remplace. Le plus souvent, le rôle revient au
prévôt des marchands.

On distribue des bouquets, des chapeaux de fleurs et des flambeaux aux


gens de la Ville. Les autres Parisiens apportent leur chandelle. On a loué des
musiciens. Jusqu'à l'écroulement du bûcher, le bon peuple danse autour du
feu. Les archers et arbalétriers de la Ville s'emploient à empêcher la foule
d'approcher des flammes. Les malins grimpent sur les degrés de la croix,
vers le milieu de la place, et regardent par-dessus les têtes. D'autres
viennent en bateau, et la Seine en est parfois encombrée. Au début du
XVIIIe siècle, la Ville gagne en popularité en dressant des tribunes de bois
pour le peuple. On y renonce en 1744, par crainte d'effondrement.

Avec les années, le protocole se précise. Au XVIe siècle, les guirlandes


de fleurs sont nouées sur l'épaule par un ruban. Bouquet, guirlande et
bracelet sont de fleurs blanches pour le prévôt des marchands et le
gouverneur qui représente le roi, bleues pour les échevins. Archers,
arbalétriers, arquebusiers et sergents dégagent le cercle dans lequel
Messieurs de la Ville processionnent autour du feu. On en fait trois fois le
tour. Les notables entrent ensuite dans l'Hôtel de Ville, où le prévôt des
marchands offre le bal et le souper. Il arrive qu'on y voie le roi et la reine.
Pendant ce temps, le petit peuple s'offre une nuit de folie. Les taverniers
font des affaires. Les chambrières et les servantes perdent leur vertu.

Au XVIe siècle, la fête du feu prend une nouvelle envergure avec


l'apparition des artificiers. Pétards, fusées, lances à feu entrent en scène, au
bénéfice d'une foule qui grossit d'année en année en même temps que la
population de la capitale. Au bûcher dont on ne voit au loin que le sommet
et les lueurs sur la façade de l'Hôtel de Ville s'ajoutent les feux aériens que
l'on voit des rues avoisinantes. Une roue à fusées est fixée au sommet de
l'arbre : son embrasement et sa rotation en font un soleil de nuit qui envoie
des flammèches dans tous les sens. Symbole solaire encore, un moulinet
embrasé est porté devant le prévôt des marchands jusqu'aux degrés de la
maison commune. Tenir le moulinet est, pour un petit-bourgeois, un
honneur apprécié.
Le spectacle n'est pas exempt de cruauté. Une coutume peut-être fort
ancienne et en tout cas attestée depuis le XVIe siècle veut que l'on juche au
sommet de l'arbre un panier dans lequel sont des chats. Les sauvages
miaulements qu'ils font entendre avant de rôtir concourent à dissiper les
mauvais esprits de la nuit. En 1572, six semaines avant la Saint-Barthélemy,
la Ville fait honneur à Charles IX en joignant aux chats un renard dont
l'histoire ne dit pas s'il contribue au martyre des chats avant de partir lui-
même en fumée.

La multiplication des feux d'artifice enlève, au XVIIIe siècle, un peu de


son caractère spectaculaire au simple bûcher qu'est le feu de la Saint-Jean.
La population le boude. En 1768, la Ville le supprime. Cela ne met fin ni
aux bals ni aux feux d'artifice, mais point n'est besoin d'attendre une fête
carillonnée : on organise le bal pour lui-même, et les bals publics – ceux de
Tivoli comme ceux des guinguettes de barrière – sont accessibles à jours
fixes.

Tout autre est l'histoire du 1er mai laïc. Dès 1906, le Conseil municipal
demandait que la journée fût fériée. À l'initiative des organisations
syndicales, elle devient journée de revendications. Elle prend de l'ampleur
en 1919, année où elle se solde par un mort et des centaines de blessés. Elle
ne devient «fête du Travail» qu'en 1947. Encore s'agit-il plus souvent d'une
journée de manifestations que d'une véritable fête.

Éloigné du calendrier agricole qui règle les habitudes de la campagne,


Paris donne peu dans les fêtes d'après la moisson que sont les soirées du 15
août. Les bals en plein air de la Saint-Napoléon ont fait leur temps sous le
Second Empire. C'est la « fête nationale » qui devient la grande fête de l'été,
où les bals populaires, qui voient triompher après 1880 l'accordéon, font
écho trois soirs de suite dans les carrefours à la cérémonie officielle qu'est
le matin, depuis 1886, le défilé militaire. Le feu d'artifice prend
naturellement sa place dans la soirée d'été par excellence qu'est à Paris le 14
Juillet.

Les fêtes se font rares à l'automne. La Saint-Martin, le 11 novembre, n'est


jusqu'à la Révolution que l'occasion de festivités familiales ou d'ultimes
expéditions vers les guinguettes avant les frimas. Paris n'a jamais fait de la
Saint-Nicolas ce qu'elle est dans le Nord. Le XXe siècle, en revanche, et à
des fins commerciales, anticipe largement sur les fêtes de Noël et, adoptant
l'usage alsacien des sapins décorés, multiplie dès le début de décembre les
décors de rues et de boutiques.

LES SOLENNITÉS DE L'ÉTAT

Cela, ce sont les fêtes que connaît toute ville. La capitale, elle, a ses fêtes
propres, qui sont à la fois le fruit de la volonté politique et celui d'un afflux
de peuple lié à la présence de l'État. La fête à Paris, ce n'est pas seulement
la fête d'une ville de deux cent mille habitants ou de deux millions, c'est la
fête d'une ville où l'appareil de l'État tient sa place au vu de tous, et où la
fête est plus qu'ailleurs un moyen d'expression politique.

Quelque titre qu'il porte, la présence du souverain, c'est la garantie du


spectacle dont jouit gratuitement le Parisien. Aucune autre ville ne procure
au bourgeois tant d'occasions de voir les grands de ce monde, d'admirer ou
de critiquer leur train, de se forger ainsi de pseudo-familiarités. Jusqu'au
XVIe siècle, on voit peu de voitures dans les rues : qui ne va pas à pied va à
cheval, et le Parisien a toujours l'occasion, dans les rues étroites, de se
trouver à trois pas d'un roi, d'un duc ou d'un archevêque. Carrosse ou
limousine, la voiture a tout bouleversé. Il demeure que la rue est dans une
capitale lieu de spectacle. Si le Parisien est badaud, c'est qu'il y a quelque
chose à regarder.

La télévision n'a pu que freiner cette curiosité. Le caractère répétitif de


l'événement émousse dès les années 1960 l'envie de bouger, d'attendre ou
de faire la queue. Le badaud se fait plus rare sur le passage rapide des chefs
d'état ou de gouvernement que signalent quelques motocyclistes et un
fanion, et les touristes grossissent le public du 14 Juillet. Dès que
l'événement sort de l'ordinaire, le Parisien participe à la fête. De la
chevalerie des rois de Navarre et d'Angleterre à la Pentecôte 1313, à la
soirée des Champs-Élysées et de la Concorde pour le Bicentenaire de 1989,
de la venue de l'empereur Charles IV chez son neveu le roi Charles V en
1378 à celle du président Kennedy en 1961 ou à celle de Jean-Paul II en
1980, de l'entrée solennelle de Charles VII vainqueur en 1437 aux défilés de
1919 ou de 1945, le Parisien est le premier bénéficiaire de la fête que l'État
se donne à lui-même. S'il n'en a que les miettes, s'il se contente de voir
arriver les invités ou d'apercevoir les héros dans un périscope de carton, il
est cependant là.

Il est aussi l'impitoyable censeur de cette fête. Plus que d'autres avant le
règne des médias, il est le témoin d'une réjouissance qui se conjugue mal
avec la misère des temps. Il accepte mal les bals d'Isabeau de Bavière ou
ceux de Bedford, les soirées du Régent et les folies du Directoire. Le bon
bourgeois dont le luxe est un chapeau de castor se scandalise d'une fantaisie
dont le goût lui paraît douteux, comme lorsqu'on déguise Charles VI en
homme sauvage pour le bal tragique - le «bal des Ardents» - qui transforme
en torches plusieurs danseurs, ou lorsque le duc d'Anjou, futur Henri III,
porte de telles boucles d'oreilles que son frère Charles IX fait, pour n'être
pas en reste, perforer les oreilles des gentilshommes de sa suite. Le badaud
n'est pas moins critique, et fort injustement, devant l'exotisme quand il sort
de son cadre. Il se gausse en août 1573 de la coiffure et de l'accoutrement
des seigneurs polonais venus notifier au duc d'Anjou son élection comme
roi de Pologne. La Cour, elle, ne rira pas quand les Polonais parleront
plusieurs langues et s'exprimeront en latin.

La fête passe, le souvenir s'estompe. Très tôt, on fixe les images. La


gravure va immortaliser de manière systématique les fastes de l'État.
L'Auratus de l'Arsenal représente les fêtes données en 1573 pour les
ambassadeurs polonais. Le ballet costumé donné au Louvre en janvier 1617
sur le thème de la Jérusalem délivrée fait immédiatement l'objet d'un livre
d'illustrations. Une série de gravures représente les carrosses ornés de
Mazarin. Sous Louis XIV, c'est une véritable éclosion de gravures et de
livres illustrés. Israël Silvestre grave les bals, les carrousels - celui de juin
1662 donne matière à une véritable bande dessinée de huit planches,
légendées en latin dans le détail - et les feux d'artifice d'un Louis XIV qui
les multiplie à toute occasion, en particulier quand il revient victorieux
d'une campagne. On illumine même en 1702 quand le duc de Vendôme
écrase à Luzzara les Autrichiens, et c'est la Sérénissime de Venise qui paie
le feu d'artifice, dûment gravé pour que mémoire en demeure. On grave
semblablement les chars de la fête où le char de la Ville de Paris prend
place entre ceux des déesses et des vertus comme la Gloire et la Fortune.
Napoléon ne pensera pas à autre chose en commandant à David un Sacre où
l'imaginaire - la présence de Madame Mère - se combine avec le reportage.

Les périodiques prennent le relais. Sous Louis XIV déjà, la Gazette de


France rapporte le détail des fêtes royales et municipales. Dès 1843,
L'Illustration ne manque pas de rendre compte des fêtes officielles ou
mondaines à grand renfort de gravures, puis, à partir de 1891, de
photographies. L'exemple sera suivi par bien des hebdomadaires. Le cinéma
s'insère naturellement dans cette mémorisation des fastes. Les actualités
cinématographiques ouvrent la voie à des films spécialement réalisés.

La procession politique ou le cortège est l'une des formes de cette fête


que procure au badaud de Paris la fonction de capitale. Au printemps de
1412, alors que les conflits entre Armagnacs et Bourguignons tournent à la
guerre civile, on sort successivement toutes les reliques possibles, et cela
sur les cheminements les plus divers. Le Bourgeois de Paris compte selon
les jours trente ou quarante mille personnes, estimation sans doute
exagérée. Tout le monde est pieds nus, torche ou cierge en main. Le
Bourgeois n'a jamais rien vu d'aussi beau que quarante mille personnes
processionnant à la lueur de quatre mille torches. Et pourtant, note-t-il, il ne
cesse de pleuvoir. Le lundi 30 mai, les gens du Parlement et les ordres
mendiants mènent la procession qui conduit à travers Paris la relique de la
Vraie Croix sortie de la Sainte-Chapelle. Le mardi 31 et le mercredi 1er juin,
les paroisses suivent les châsses de saint Blanchard et de saint Magloire
qu'entourent deux cents enfants. Le jeudi 2, la procession du Saint-
Sacrement s'impose pour la Fête-Dieu. Le 3, on prend à Saint-Jean-en-
Grève la relique dramatique qu'est l'hostie jadis profanée par le juif
Jonathas. Le 4, maîtres, étudiants et petits écoliers vont des Mathurins à
Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers, au-delà des ponts, portant tant de
reliques qu'on ne peut les compter. Le dimanche 5, les moines de Saint-
Denis n'apportent rien de moins que l'Oriflamme des rois de France, la
relique du Clou de la Croix et la couronne de saint Louis. On compte treize
bannières dans la procession. À la hauteur des Halles, la paroisse Saint-
Eustache se joint à eux avec la châsse de son saint patron.
La semaine suivante s'ouvre le lundi avec la procession de Saint-Martin-
des-Champs qui vient chanter la messe à Saint-Germain-des-Prés pendant
que les gens de Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers vont la chanter à
Saint-Martin-des-Champs. Le mardi et le mercredi, toute la ville est en
effervescence : chacun processionne autour de sa propre paroisse. Le jeudi
9, les Parisiens se transportent à Boulogne-la-Petite (Boulogne-sur-Seine).
Le vendredi, Paris est occupé par une procession de toutes les paroisses, de
tous les collèges et de tous les ordres religieux, auxquels se joignent les
bonnes gens venues des villages d'alentour, notamment de Montgeron et de
Villeneuve-Saint-Georges. Le samedi et le dimanche, chaque paroisse
processionne chez soi. Le lundi 13, ce sont les villageois de Saint-Maur-
des-Fossés qui viennent chanter la messe à Notre-Dame. Le 14, les
Parisiens vont en échange à Saint-Antoine-des-Champs. Le 15, on fait le
tour des paroisses. Le jeudi 16, toutes les paroisses s'en vont à Montmartre.
Le vendredi, les paroisses Saint-Paul et Saint-Eustache vont à Saint-Denis.
Le samedi, Paris voit une grande procession des gens du Châtelet. Le
dimanche 19, ce sont les processions paroissiales. Le lundi 20, Saint-
Nicolas, Saint-Sauveur et Saint-Laurent vont à Boulogne. Tout cela
n'empêche pas les initiatives locales : certains sont allés en pèlerinage à
Blanc-Mesnil près de Gonesse, d'autres au Mesche près de Créteil.

Le bourgeois s'en tient là. Il a la plante des pieds tannée. Il est exténué.
Seul le clergé continuera de processionner. Le 13 juillet encore, on porte à
Sainte-Catherine la relique de la Vraie Croix et le chef de saint Louis. Les
fidèles, maintenant, regardent passer les cortèges. Il va de soi que, pendant
trois semaines, personne à Paris n'a rigoureusement rien fait, ni travail ni
études.

Toutes les crises se traduisent ainsi par des processions propitiatoires. En


1444, alors que se négocient les trêves de Tours, la procession du 15 mai
réunit tous les clercs et une dizaine de milliers de fidèles. Les habitants ont
orné leurs façades. Les tapis pendent aux fenêtres. On a jonché les rues de
pétales. Des reposoirs sont dressés aux carrefours. Les évêques de Paris et
de Beauvais, ainsi que deux abbés, se relaient pour porter le Saint-
Sacrement de Saint-Jean-en-Grève jusqu'aux Billettes, puis à Sainte-
Catherine-du-Val. On porte aussi de nombreuses reliques, et surtout celle de
la Vraie Croix. On sort même des Billettes le «canivet» avec lequel
Jonathas avait profané l'hostie miraculeuse. Des spectacles vivants
complètent la procession : une charrette suit le cortège, et un Parisien y
figure le juif conduit au bûcher. Sur des échafauds, au passage de la
procession, on joue de courts mystères.

Avec le caractère exacerbé de son expression des sentiments religieux, la


Ligue donne lieu à bien des processions. Ce genre de manifestation ira se
raréfiant, mais on verra encore en juin 1940 le gouvernement de la
République se rendre à Montmartre. Les pouvoirs publics s'abstiennent
ensuite, mais en 1943 le Parisien se glissera au premier rang d'une foule
massée jusqu'au pont Saint-Michel pour voir et photographier cent évêques
et sept cardinaux en grande cappa pourpre qui, derrière la châsse de sainte
Thérèse, spécialement apportée de Lisieux, processionnent autour du parvis
de Notre-Dame pour le salut de la France.

Du XIVe au XVIe siècle, l'entrée solennelle, la première entrée du


souverain dans sa capitale, est le grand spectacle qu'offre le bourgeois mais
dont il est le bénéficiaire. Le cérémonial s'esquisse le 18 juin 1328 pour
Philippe VI. Il se précise le 17 octobre 1350 pour Jean le Bon. Au roi qui
revient de Reims, l'entrée est le cadeau d'une ville qui se met en frais pour
compenser le fait que le sacre s'est fait ailleurs et que les Parisiens ont été
rares parmi les sujets qui, en applaudissant, ont rappelé l'ancienne élection
du roi par son peuple. C'est une fête symbolique, et le Parisien se fait
inventif pour la charger de symboles. Après Philippe VI, aucun des
souverains n'aura manqué à cette liturgie de la reconnaissance par le peuple
de Paris. Au roi qui vient de remporter une victoire, elle est l'ovation qui
renoue avec le triomphe antique tout en manifestant la joie d'une paix
retrouvée. À la nouvelle reine qui vient prendre sa place, elle est un
témoignage de confiance autant qu'un souhait de bonheur partagé avec ses
sujets. Les Parisiens regretteront vite d'avoir, le 20 août 1389, ménagé une
ovation, de la porte Saint-Denis à Notre-Dame, puis à l'hôtel Saint-Paul, à la
gracieuse Isabeau de Bavière et à son cortège. Ils se féliciteront en revanche
d'avoir acclamé le 9 février 1492 la jeune Anne de Bretagne.

L'arrivée d'un nouvel évêque est également cause de procession. En


février 1495, Jean de Champigny fait une entrée solennelle dans une ville
dont il est l'évêque depuis plus de deux ans. À Saint-Victor, l'abbé le
présente aux notables de l'Hôtel de Ville. À Sainte-Geneviève, il baise la
châsse de la protectrice de Paris et fait le serment de préserver les privilèges
de l'Église. Porté sur une chaise à haut dossier par les vassaux de l'Église,
puis par les chanoines, il atteint enfin Notre-Dame, où l'on chante le Te
Deum. La pratique en durera jusqu'à la Révolution.

Le roi est sacré à Reims, mais la reine l'est au gré des circonstances. Sauf
si elle accède au trône en même temps que son mari,

on ne lui impose pas un voyage à Reims. Elle pourrait donc être tout
aussi bien sacrée à Paris. Il n'en est rien. Notre-Dame ne joue qu'un rôle
mineur dans la transmission de la légitimité par l'onction sacrée. La reine ne
bénéficie pas de la Sainte-Ampoule de Reims, mais il faut quand même un
symbole, et c'est le rôle ici dévolu à Saint-Denis. La nécropole dynastique
accueille la nouvelle reine, si souvent étrangère, dans la «race» des rois de
France qui y ont leur sépulture. C'est bien à Saint-Denis que l'on conserve
les couronnes. La capitale n'a pas charge du charisme royal.

Même pour le deuxième avènement d'Anne de Bretagne, qui ne peut


recevoir une nouvelle fois l'onction déjà reçue après son mariage avec
Charles VIII, c'est à Saint-Denis que l'on organise pour l'épouse de Louis
XII ce qui n'est qu'un second couronnement. Quant à Élisabeth d'Autriche,
qui entre dans sa capitale avec son époux Charles IX le 6 mars 1571, elle en
sort aussitôt pour aller se faire sacrer à Saint-Denis le 25, puis fait une
entrée solennelle le 30. Sacrée la veille de l'assassinat de Henri IV, Marie de
Médicis n'aura pas le temps de profiter de son entrée.

Le roi et les princes vont normalement à cheval. Le roi monte le plus


souvent un cheval blanc. Il porte l'habit royal, rouge et blanc. Faut-il croire
la miniature de Fouquet qui montre Charles V entrant, en 1364, en habit du
sacre fleurdelisé et colleté d'hermine, couronne en tête et sceptre en main?
Non, probablement. Mais l'entrée à cheval est de rigueur. La reine est en
litière, encore que l'on connaisse des reines qui font leur entrée à cheval. Le
cortège est parfois suivi à pied par les princes, comme en 1364. Les dames
sont à cheval ou en litière. Le carrosse n'apparaît pour le roi qu'en 1654
pour Louis XIV. Mais celui-ci caracole en 1660 pour l'entrée qu'il fait avec
la jeune Marie-Thérèse.
Le protocole se fixe vite. Le prévôt des marchands et les échevins
attendent le roi à la porte Saint-Denis, vêtus de rouge, chapeau en tête. Ils
portent le dais royal jusqu'à l'ancienne porte Saint-Denis. Les relaient alors
les grands métiers de la capitale, ceux que l'on appellera les Grands Corps
et dont le privilège fera des jaloux : ce sont en 1431 les drapiers jusqu'aux
Innocents, les épiciers jusqu'au Châtelet, les changeurs jusqu'au Palais, les
orfèvres jusqu'à Saint-Denis-de-la-Chartre, les pelletiers jusqu'à Saint-
Antoine-le-Petit, les bouchers jusqu'à l'hôtel des Tournelles. L'honneur de
porter le dais ne doit rien au hasard. Il reflète la fortune de la ville. En 1514,
les merciers remplaceront les changeurs : alors que Paris a perdu sa place
bancaire, le mercier est désormais le fournisseur de l'opulence bourgeoise
dans une ville où l'absence de la cour se fait sentir sur les marchés.

Sur le passage du cortège, on crie «Noël!» dès qu'apparaissent les


évêques, les hérauts et les trompettes qui précèdent le roi. Princes et
seigneurs suivent le dais. Viennent enfin le clergé et le peuple, qui emboîte
le pas dès lors qu'il a vu passer les grands de ce monde. Devant les églises,
on sort les reliques. Les tapis sont aux fenêtres.

Si le rituel du cortège est fixé, l'invention règne sur le passage, aux


carrefours et sur les parvis. Elle mêle l'allusion politique et le simple décor,
l'histoire et la légende, la religion et la mythologie. Chacun y comprend ce
qu'il peut.

Le 30 novembre 1431, c'est le Lancastre Henri VI qui, à la fois roi de


France et d'Angleterre, fait son entrée dans la capitale où, le Conseil ayant
déconseillé le voyage à Reims, il vient se faire sacrer. Cette entrée se veut
lourde de signification politique. L'écu aux armes de la Ville qui orne la
porte Saint-Denis est d'une telle taille qu'il cache la porte : la nef d'argent
qui navigue sur champ d'azur est haute comme trois hommes. Le lait et le
vin coulent gratis au ponceau Saint-Denis d'un lis qu'entourent trois sirènes.
Le décor peint sur le passage représente ici l'Enfance du Christ, là un lit de
justice. À la Trinité, on joue la Passion.

Peu d'entrées royales sont aussi lourdes de signification que celle de


Charles VII. Le 12 novembre 1437, il retrouve une capitale qu'il a
précipitamment quittée, dauphin de fraîche date et passablement désemparé,
le 29 juin 1418, sous la protection encombrante de Tanguy du Chastel. On
le fêta, dit le Bourgeois de Paris, «comme on eût fêté Dieu lui-même ».
C'est «les armes au clair » que Charles VII et le futur Louis XI passent la
porte Saint-Denis où les attend le dais de procession. Au lendemain de la
Saint-Martin, le temps est maussade, et les Parisiens ne se sont pas
contentés de placer aux fenêtres leurs plus beaux tapis : les rues sont
couvertes de tentures. À tous les carrefours, on représente des mystères. On
voit des anges. Les metteurs en scène du spectacle royal ont pensé que le
Valois n'était pas là en 1431 : devant la Trinité, on joue la même Passion
qu'on y jouait pour l'entrée de Henri VI. Ceux qui ont de la mémoire ne
peuvent s'empêcher d'ironiser. Devant Notre-Dame, comme à Reims au jour
du sacre, le roi prête serment d'accomplir fidèlement sa mission. Puis on
chante le Te Deum. Le roi couche ce soir-là au Palais, pendant que les
Parisiens dansent et «bassinent», autrement dit tapent sur des casseroles. On
boit du vin nouveau. La nuit sera courte.

L'affaire a une suite. Le 25, le roi fait célébrer une messe de Requiem
pour le connétable d'Armagnac, tué le 12 juin 1418 dans la bataille pour le
Palais. Le revirement des Parisiens en faveur de Charles VII est plus un
rejet des Anglais qu'une adhésion franche au parti armagnac. On se souvient
d'un Bernard d'Armagnac dont le pouvoir avait signifié la terreur. Ceux qui
viennent à l'office - peut-être quatre mille personnes - ne sont donc guère,
l'entourage royal et les revenants mis à part, que des gens modestes qui
comptent bien sur la distribution d'argent aux assistants. Quand on constate
que la cérémonie s'achève sans « donnée », les Armagnacs les plus sincères
se disent que le connétable n'a pas sa place au Paradis. Il est vrai qu'en 1431
les enfants de chœur de Notre-Dame avaient trouvé maigre l'offrande de
Henri VI.

L'entrée de Louis XI, le 31 août 1461, procure aux Parisiens le spectacle


d'une extraordinaire confrontation. Le duc de Bourgogne Philippe le Bon
est arrivé la veille et a logé chez lui. Sacré à Reims le 15, Louis XI arrive à
Paris le 31. Exilé à la cour du duc de Bourgogne, le nouveau roi n'était pas
aux obsèques de Charles VII. Il vient de passer deux jours aux Porcherons
chez le trésorier Jean Bureau. Il lui faut maintenant s'imposer aux anciens
fidèles de son père, et secouer la tutelle de son ancien protecteur. Or celui-ci
se pose en maître. Flanqué de son fils, le futur Charles le Téméraire,
Philippe le Bon va en grand cortège accueillir le nouveau roi au-delà de la
porte Saint-Denis, vers La Chapelle. On admire sa selle enrichie de joyaux,
le chanfrein de son cheval orné d'un énorme rubis. Pierreries et perles
étincellent à son chapeau, à son pourpoint, à son épée. La housse de son
cheval est de satin noir brodé d'or. Son heaume, que porte un valet, est
chargé du plus gros rubis que l'on ait jamais vu. Philippe le Bon est suivi de
sa cour : fils, neveu, frère, ils sont tous là, étincelants de broderies d'or et de
pierreries. Vêtu de damas blanc à franges d'or, coiffé d'un petit chaperon
noir, Louis XI, sous son dais de satin bleu, appréciera modérément le train
de son vassal.

C'est pour Louis XI que l'on emploie pour la première fois un mot
antique promis à un grand avenir, celui de « triomphe ». L'entrée solennelle
se rattache ainsi à l'entrée dans Rome du général vainqueur ou de
l'empereur. Mais il ne s'agit pas ici de guerre. Les Parisiens ont choisi les
symboles du spectacle. À Saint-Lazare, cinq dames illustrent Paix, Amour,
Raison, Joie et Sûreté dont les initiales forment le nom de la capitale. À la
porte Saint-Denis, une nef rappelle les armes de la Ville. Au Ponceau, des
sauvages simulent un combat et trois jeunes filles nues figurent les sirènes.
À l'ancienne porte Saint-Denis, un tableau allégorique utilise les cinq lettres
du mot France. Au Pont-au-Change, on représente le baptême de Clovis.
Cette fois, les Parisiens ne seront pas méprisés : le banquet sera superbe.

Grandiose est, le 9 février 1492, l'entrée d'Anne de Bretagne. Alors que


la cour et la ville sont déjà marqués par l'humanisme classique de la
première Renaissance, la mythologie est à tous les carrefours. On voit
même Hercule tuer l'hydre de Lerne.

Pour l'entrée de Louis XII le 2 juillet 1498, les symboles vivants sont
Noblesse, Humanité, Richesse, Libéralité, Puissance, Fidélité. Ils sont aussi,
pour saluer celui qui sera le «père du peuple», Bon Temps, Paix,
Réjouissance et surtout Peuple français et Bon Pasteur. C'est la première
fois que le Peuple apparaît comme personnage symbolique et constituant de
la monarchie. On sait que le roi a pour emblème personnel le porc-épic : un
gigantesque porc-épic paré d'un camail d'or bordé d'argent est mené à sa
rencontre, devant les Filles-Dieu, par deux Maures. On donne des joutes
dans la grande rue Saint-Antoine. En 1515, pour François Ier, on dresse un
arc de triomphe et on joue des mystères. La Ville fait au roi un présent
somptueux : un Saint-François monumental en or massif.

En 1531, l'entrée de la reine Éléonore d'Autriche, couronnée deux


semaines plus tôt à Saint-Denis, voit reparaître à l'italienne le thème du
triomphe, et c'est alors que l'on dresse pour la première fois aux deux bouts
du pont Notre-Dame d'épisodiques arcs de triomphe. Ce même thème
domine le 1er janvier 1540 la symbolique de l'étonnante entrée que l'ancien
vaincu de Pavie ménage à Charles Quint, non pour rappeler la victoire du
Habsbourg mais pour lui faire voir que Paris est capable de rivaliser de faste
avec les villes italiennes. Flanqué du connétable de Montmorency vêtu de
drap d'or, l'empereur fait son entrée sous un dais d'or orné d'aigles. Des
mystères sont en scène sur le parcours. Le cortège gagne Notre-Dame, puis
le Palais, où l'on soupe. Les joutes sont données au Louvre, où va résider
l'hôte de François Ier et dont on a redoré les girouettes. Il y a des
candélabres aux fenêtres. À l'emplacement de l'ancien donjon, un arc de
triomphe porte l'aigle à deux têtes. Haute de quinze pieds, une statue dorée
de Vulcain surplombe la cour. Sur instructions du roi, la Ville offre à
l'empereur un immense candélabre d'orfèvrerie représentant Hercule
soutenant deux colonnes.

L'entrée de Henri II, le 16 juin 1549, est un grand spectacle de la


Renaissance. Celle de Catherine de Médicis, le surlendemain, ne l'est pas
moins. Il a fallu deux ans pour les préparer. On est loin du simple retour de
Reims. La mythologie est partout, dans le décor comme dans les discours.
Dominant la porte Saint-Denis, Hercule a les traits du feu roi François Ier.
Des chaînes le relient à l'Eglise, à la Noblesse, au Conseil et au Labeur.
Nymphes, fortunes et dauphins peuplent les fontaines. Deux Victoires ailées
ornent l'arc de triomphe corinthien qui se dresse devant Saint-Jacques-de-
l'Hôpital. Au Saint-Sépulcre, Flore et Pomone illustrent la fertilité du
royaume, la Seine et la Marne la fortune de la capitale. La signification des
figurations mythologiques dépasse le plus souvent l'entendement du
Parisien moyen, qui regarde, ébahi, une statue de Henri II en Typhis et une
histoire de la Toison d'Or où l'on peut admirer Jason et Prixos. Au pont
Notre-Dame, Phébus et Phébé tiennent le globe terrestre. Au Palais, des
Harpies surmontent une Minerve encastrée dans un arc de triomphe. Le
nationalisme est également là : devant Sainte-Catherine-du-Val-des-
Ecoliers, le dieu Dis porte une banderole qui le dit «père des Gaulois ».
L'exotisme n'est pas absent : face au Saint-Sépulcre, un obélisque se dresse
sur le dos d'un rhinocéros, symbole de la France qui l'emporte sur les
monstres. Au moins le Parisien n'a-t-il pas à s'interroger devant la nouvelle
fontaine qui, dédiée aux Nymphes, s'élève aux Innocents : elle est due au
ciseau de Jean Goujon.

On voit aussi parader les Enfants de Paris. Ces cent vingt jeunes gens, fils
de la haute bourgeoisie commerçante, forment une cavalerie de luxe qui
caracole devant le roi. Ils sont, avec leurs pourpoints de velours rehaussé de
pierreries, la revanche de la bourgeoisie sur l'arrogante aristocratie des
familles déjà anoblies. Le roi, lui, porte une cuirasse d'argent, et l'on voit
étinceler un énorme diamant à son chapeau de satin blanc.

Charles IX est roi depuis dix ans lorsqu'il épouse en novembre 1570 la
jeune Elisabeth d'Autriche, fille de l'empereur Maximilien II. Le mariage
est célébré à Mézières, donc loin de la foule. L'entrée solennelle des deux
époux dans leur capitale aura dès lors à la fois, en mars 1571, la valeur d'un
symbole et celle d'une reconnaissance publique. On y dépensera plus d'un
million de livres. Pour la première fois, la fête est mise en scène. Jusque-là,
c'était l'initiative de chaque quartier, de chaque corps, de chaque métier qui
multipliait sur le parcours royal les arcs de triomphe de bois découpé et les
tableaux vivants. Chacun imaginait son décor, ses allégories mythologiques,
ses allusions historiques. Les artisans peignaient le décor. Les demoiselles
du quartier jouaient les nymphes ou les saintes. Cette fois, Catherine de
Médicis se souvient des fêtes florentines. Trois fins lettrés sont chargés de
concevoir un programme : le poète Pierre de Ronsard, l'humaniste Jean
Dorat et le précepteur du duc d'Anjou, le latiniste Guy du Faur de Pibrac.
La peinture est confiée à un élève du Primatice, Nicolo del Abbate, la
sculpture à Germain Pilon. Alternant l'histoire et la mythologie, tout le
parcours célébrera la renommée de la Couronne de France pour l'entrée du
roi, la rencontre de la France et de la Germanie pour celle de la reine.

Pour le roi, qui fait à cheval son entrée le 6 mars, on voit Pharamond à la
porte Saint-Denis, Catherine de Médicis en déesse antique à la fontaine du
Ponceau, Junon en allégorie des vertus maternelles devant le Saint-
Sépulcre, Hyménée aux Innocents, Castor et Pollux au pont Notre-Dame.
La Ville illustre sa grandeur par l'union de la Seine et de la Marne, sommée
du vaisseau qui flotte sans sombrer. La prospérité de la France accompagne
le cortège à travers la Cité d'un décor de fleurs et de fruits présentés par des
naïades. Trois semaines plus tard, quand la reine, sacrée à Saint-Denis le 25,
fait le 29 son entrée en litière découverte, la porte s'orne de Pépin le Bref et
de Charlemagne, tenus pour ancêtres des deux dynasties. Au ponceau, il y a
maintenant deux statues puisqu'il y a deux reines en France : Elisabeth
reçoit de sa belle-mère une couronne de fleurs de lis. Saturne a remplacé
Hyménée. Sur le pont, c'est le voeu d'un enfant royal qui exprime en une
allégorie le fruit attendu de cette rencontre des deux Couronnes. On
reparlera de cette future naissance lorsqu'au banquet de l'Hôtel de Ville on
servira des architectures de sucre.

Dans tout cela, le Parisien a cessé pendant un mois toute autre activité
que d'approvisionnement. Il a regardé se construire le décor, il a patienté sur
le parcours pour être bien placé, il a admiré la couronne et l'hermine de la
reine, il a crié très fort, il a bu gratis aux fontaines qui laissaient couler du
vin vermeil, il a dansé aux carrefours. Le petit peuple a trouvé grand plaisir
à la chose. Le bourgeois établi a pensé aux trois cent mille livres de
l'emprunt forcé qu'il en coûtait à la Ville.

La plus extraordinaire des entrées triomphales du XVIIe siècle est sans


doute celle que font, le 26 août 1660, le roi Louis XIV et sa jeune épouse
Marie-Thérèse, combinant ainsi, dans une mise en scène confiée par
Mazarin à Carlo Gaspare Vigarani, les suites du mariage, la célébration de
la paix tant attendue avec l'Espagne, les fastes de l'entrée solennelle et les
fêtes de la Saint-Louis. Venant de Vincennes et entrés dans Paris par la
porte Saint-Antoine, les souverains - la reine dans un char découvert à six
chevaux, le roi derrière à cheval – gagnent la place de Grève, Notre-Dame,
le Pont-Neuf et le Louvre. A la porte Saint-Antoine, le roi et la reine ont
pris place sur un trône - ce sera désormais la place du Trône (de la Nation)
-, le chancelier Séguier leur a présenté le sceau royal. Le prévôt des
marchands leur a offert les clés de la ville. Sur la Seine, un navire illuminé
domine une flotte de mille barques portant musiciens et jouteurs. Le soir, on
tire des salves d'artillerie. Un feu d'artifice part de la tour de Nesles. On est
venu de toute la France et même de l'étranger pour assister au spectacle.
Déjà saluée le 7 juin 1573 par un Te Deum et des feux de joie, l'élection
du duc d'Anjou, le futur Henri III, au trône de Pologne donne lieu en août à
de singulières entrées. Il y a d'abord, le 19, l'arrivée des trois cents envoyés
de la Diète, dont le badaud ne regarde pas sans étonnement les costumes.
Les échevins ne se portent pas à leur rencontre, mais ils vont les saluer en
leur logis proche de Saint-André-des-Arts. Le 21, il passent la Seine en
gondoles pour faire visite au roi, qui les reçoit au Palais. Le 22, les voici de
nouveau sur l'eau, qui vont saluer leur nouveau roi. Bals et banquets se
succèdent. Le 10 septembre, c'est à Notre-Dame le serment du roi de
Pologne. Et le 14, celui-ci, qui est sorti de Paris sans cérémonie, fait dans la
capitale de son frère une entrée solennelle de souverain étranger en visite,
qui admire comme il se doit les arcs de triomphe décorés par Germain
Pilon. Pour une fois, l'effigie de la Vistule fait pendant à celle de la Seine.
Le bal du soir est aux Tuileries.

D'autres que les souverains auront bénéficié de la liturgie des entrées.


Régent pour son neveu Henri VI, le duc de Bedford fait le 8 septembre
1424 une entrée que le Bourgeois de Paris compare au triomphe des
généraux romains.

Le sacre de Napoléon ayant lieu à Paris, il ne pouvait être question d'une


entrée après le sacre. L'empereur ne manque cependant pas de faire, à
l'occasion de son mariage avec Marie-Louise, une entrée solennelle dans sa
capitale par la porte occidentale du jardin des Tuileries. Les architectures
qui ornent le front du jardin et le pont tournant sont alors commandées à
Percier et Fontaine. On illumine Paris.

L'entrée de Louis XVIII se situe dans un contexte de guerre. La ville est


quadrillée par les Alliés. Le roi est accueilli à la barrière Saint-Denis par le
préfet et le Conseil général. Toute la fête se réduit à quelques
applaudissements devant les Tuileries. Mais Charles X ne manque pas de
faire une entrée solennelle. Il en fait même deux. Le 27 septembre 1824,
onze jours après la mort de Louis XVIII, il reçoit à la barrière de l'Étoile les
clés d'une ville qui n'a pas d'enceinte, descend à cheval les Champs-Elysées,
parade sur les Boulevards et gagne les Tuileries. Tout Paris note la présence
du duc d'Orléans dans le cortège. S'étant fait sacrer à Reims, ce qu'a évité
Louis XVIII, Charles X fait le 6 juin 1825 la dernière entrée royale dans la
capitale. Devant la rotonde de la Villette, le carrosse à huit chevaux aux
crinières parées de plumes blanches passe sous un immense dais de velours
bleu. Les notables occupent des tribunes tendues de rouge. Le soir, les quais
sont illuminés de lampions accrochés à des ifs. Un feu d'artifice est tiré aux
Champs-Élysées. On y voit la couronne s'élever au-dessus des chandelles et
des pots-à-feu de Ruggieri

Napoléon III sait qu'il irait trop loin en se faisant sacrer, et il ne peut être
question d'une entrée solennelle autre qu'un cortège convenablement
encadré. Quelques arcs en forme de dais l'attendent le 2 décembre 1852 à
l'entrée des perspectives. La foule, aux Champs-Élysées, acclame le nouvel
empereur qui caracole à la tête de ses troupes. C'est tout. Le souverain
attendra que des occasions se présentent : ce sont à Notre-Dame le 30
janvier 1853 son mariage avec Eugénie de Montijo et le 14 juin 1856 le
baptême du Prince impérial. On a tiré cent un coups de canon pour la
naissance. Le pape est parrain. La légitimité est réaffirmée. Par la suite,
l'empereur transformera en pompes d'État l'inauguration des nombreuses
voies que l'on ouvre dans Paris. Pour le boulevard Sébastopol, en 1858, on
ménage même un effet de théâtre : tendu entre deux hauts piliers au niveau
du boulevard Saint-Denis, un large rideau masque la perspective de la gare
de l'Est jusqu'à ce qu'il s'ouvre devant l'empereur sous les applaudissements.

La République a simplifié la liturgie. Elle n'a pas renoncé au symbole.


L'arrivée à Paris du président élu à Versailles est un spectacle programmé,
avec son cortège qu'escorte la garde à cheval, au point qu'on fera coucher le
nouvel élu à la Préfecture de Seine-et-Oise pour éviter une arrivée nocturne
et laisser aux Parisiens le temps de se masser sur les Champs-Élysées.

Une dernière entrée prend vraiment les allures de la fête et du triomphe.


C'est, le 25 août 1944, l'arrivée du général de Gaulle à l'Hôtel de Ville, une
fois de plus choisi comme épicentre de l'émotion populaire et de l'adhésion
nationale, et le 26 la descente des Champs-Elysées, ressentie comme une
confirmation par le peuple parisien de la légitimité conquise à Londres dans
le refus de la défaite. Malgré la fusillade qui éclate place de la Concorde,
tout le monde voit dans ce parcours de l'Arc de Triomphe à Notre-Dame -
en voiture après la Concorde - une joyeuse entrée solennelle dans la
tradition retrouvée.

L'élection du président au suffrage universel fera inventer d'autres formes


de manifestation : ce sera en 1974 la montée à l'Arc de Triomphe, que
Valéry Giscard d'Estaing tiendra à faire à pied, en 1981 la fête à la Bastille
puis la visite solennelle au Panthéon imaginée pour François Mitterrand, en
1995 la fête à la Concorde au soir de l'élection de Jacques Chirac. Paris, et
la France grâce à la télévision, ne comprendraient pas qu'un nouveau chef
de l'Etat gagne tout simplement ses appartements.

Hors des «premières entrées», restent les petites entrées. Lorsque Charles
VI regagne Paris le 17 mars 1409, la Ville le fait précéder de trompettes et
le bourgeois moyen prend son bassin pour tambouriner. On crie Noël, on
jette des fleurs. Les petites entrées ne perdront leur lustre qu'avec la
banalisation des déplacements. Il n'en restera au XXe siècle que l'obligation
faite au gouvernement et au corps diplomatique d'aller au grand complet
saluer le président de la République lorsqu'il atterrit après un voyage à
l'étranger, et au gouvernement de faire de même pour le retour d'un
déplacement officiel en province.

Parce que capitale, Paris bénéficie plus que toute ville de cette fête qu'est
la visite d'un grand personnage étranger. La fête est pour l'invité. En réalité,
c'est le badaud qui en profite le plus.

Les premiers souverains qui honorent la capitale du Capétien de leur


visite sont des papes. En 1147, Eugène III est à Paris, où il préside des
assemblées et consacre le chœur de Saint-Pierre de Montmartre. En 1163,
Alexandre III pose la première pierre de Notre-Dame et consacre le
nouveau chœur de Saint-Germain-des-Prés. Aucun récit n'a été conservé de
ces deux entrées. Le prochain pape en visite sera là pour couronner
Napoléon, et ce sera une autre affaire.

On ne compte plus les venues et les séjours des souverains anglais. Henri
II Plantagenêt retrouve avec plaisir en 1158 une ville où il a vécu comme
comte d'Anjou, et où il a noué avec la reine Aliénor l'intrigue amoureuse
qui devait avoir de si lourdes conséquences. Henri II loge alors à ce qui sera
le Vieux-Temple, à côté de Saint-jean-en-Grève. L'Anglais, qui s'est fait
précéder d'une somptueuse ambassade menée par son chancelier, le futur
archevêque Thomas Becket, vient avec un train magnifique demander à
Louis VII la main de sa troisième fille Marguerite pour son fils aîné Henri
le Jeune. On reverra Becket à Paris, mais cette fois comme réfugié. C'est
encore au Temple que s'installe en 1254 l'Anglais Henri III, cependant que
son entourage occupe plusieurs maisons voisines de la Grève.

Fête bien particulière que celle dont, à la Pentecôte 1313, Paris est le
théâtre pour l'inauguration du Palais : en présence du roi d'Angleterre son
gendre, Philippe le Bel adoube deux cents chevaliers, dont son fils le roi de
Navarre et le futur Philippe VI de Valois. Chacun offre son banquet : il y a
ceux du roi le samedi et le dimanche, celui du roi de Navarre le lundi, celui
du roi d'Angleterre et celui que donnent aux dames les reines de Navarre et
d'Angleterre le mardi, ceux de Louis d'Évreux et de Charles de Valois,
frères du roi, le mercredi et le jeudi. La ville a pris toutes ses parures. Les
tapisseries sont aux fenêtres. Des milliers de torches brûlent dans les rues en
plein jour. Aux carrefours, les bourgeois ont mis en scène des tableaux
vivants, et l'on y voit la Vierge à l'Enfant, mais aussi Renart médecin. Un
pont de bois a été hâtivement jeté entre la Cité et l'île Notre-Dame où les
invités du comte d'Évreux ont pu aller se promener en attendant le festin. Le
lendemain, les Parisiens en profitent. Les métiers défilent devant le Palais.
On danse sur les places. Le légat Nicolas de Fréauville prêche la Croisade
dans un enthousiasme général qui sera sans suite. La fête s'achève, du
vendredi au dimanche de la Trinité, par trois nuits d'illuminations. Le vin
coule d'une fontaine. On danse, on chante, on lutine.

La visite de Charles IV en 1378 n'a rien d'un voyage d'État. L'empereur


se rend en pèlerinage à Saint-Maur pour implorer sa guérison. Il a la goutte,
et souffre atrocement. Son neveu Charles V en profite quand même pour lui
offrir une réception à Paris qui doit souligner aux yeux de l'empereur
comme à ceux des Parisiens une parfaite égalité entre les deux souverains.
Le roi de France caracole à cheval à côté de l'empereur. Tout le monde
comprend.

Le 1er mars 1416, c'est le roi des Romains - titre de l'empereur avant son
couronnement à Rome – Sigismond de Luxembourg, que tout le monde
appelle encore le roi de Hongrie, qui fait à Paris une visite diplomatique : il
négocie la libération de chevaliers pris à Azincourt. Malgré les
circonstances, car on est en pleine terreur armagnacque, Paris lui réserve un
accueil solennel. Entré en ville par la porte Saint-Jacques, il va loger au
Louvre. Il donne un somptueux dîner à l'hôtel de Bourbon, et offre des
bijoux aux femmes notables de la bourgeoisie. Mais les bijoux sont de
pacotille, et à la messe, à Notre-Dame, Sigismond oublie de donner quelque
chose à l'offrande. À la sortie, il ne laisse qu'un écu pour les enfants de
chœur. L'assistance juge sévèrement une telle économie. Tout cela avant
que le futur empereur aille à Cantorbéry conclure une alliance avec
l'Anglais. Le Parisien gardera rancœur de la visite.

À la fin de 1536, c'est le roi d'Écosse Jacques V qui est en visite à Paris.
Son mariage avec Madeleine de Valois, fille de François Ier, va resserrer la
vieille alliance franco-écossaise qui date de Philippe le Bel.

Pierre le Grand arrive à Paris le 7 mai 1717, dans la soirée, venant de


Flandre. Il loge au Louvre, dans ce qui a été l'appartement d'Anne
d'Autriche. Ses goûts simples s'accommodant mal du Louvre, le tsar s'en va
finalement coucher à l'hôtel de Lesdiguières, où il s'installe dans la chambre
préparée pour son valet. C'est là que le Régent, puis le jeune Louis XV
viennent le saluer. En quelques jours, on le voit partout, il parcourt la
Monnaie, l'Imprimerie royale et même la Sorbonne. Il est reçu par le roi aux
Tuileries, visite Versailles. Il va chez la vieille Mme de Maintenon.
Lorsqu'il part le 21 juin, il peut se dire qu'il a été la grande curiosité de
Paris.

Passé la Révolution et l'Empire, la tradition reprend. En septembre 1825,


c'est le roi de Prusse, plutôt discret, dix ans après Waterloo. La capitale
réserve en mai 1830 un accueil qu'on voudrait grandiose aux souverains de
Naples, François Ier et Isabelle. Entre les deux branches de Bourbon, c'est
l'idylle. Marie-Caroline «des Deux-Siciles » est duchesse de Berry, sa tante
Marie-Amélie est duchesse d'Orléans. Le duc d'Orléans se fait remarquer
par la fête qu'il offre au Palais-Royal à son beau-frère de Naples et à son
cousin Charles X. Mais le Parisien garde son chapeau sur la tête. On est
alors à quelques semaines de la chute de Charles X, et la reine de Naples est
aussi laide que son époux.
Le défilé continue sous Louis-Philippe. On voit notamment en 1846 le
prince héritier d'Égypte et le bey de Tunis.

Les souverains en visite sont nombreux pendant le Second Empire. En


août 1855, la jeune reine Victoria et son époux le prince Albert arrivent par
le train en gare du Nord et logent au château de Saint-Cloud. La soirée
donnée à l'Hôtel de Ville leur paraît «digne des Mille et Une Nuits». Les
Expositions universelles sont occasions d'autres visites. En quinze ans, on
voit à Paris le roi de Sardaigne flanqué de Cavour, le roi de Suède, le roi de
Prusse, le tsar Alexandre II, le sultan d'Egypte et le sultan ottoman, le roi de
Portugal, la reine de Wurtemberg, l'empereur d'Autriche. Aux Tuileries
comme à l'Hôtel de Ville, que Rambuteau a réaménagé pour rendre
possibles les grandes réceptions et où Haussmann mène grand train, les bals
et les banquets se succèdent. Paris ne s'étonne plus des souverains. Lorsque
Hortense Schneider déclare avec aplomb qu'elle est la grande-duchesse de
Gérolstein, l'interlocuteur n'évente même pas la supercherie. Une de plus, se
dit-il.

Quelques visites scandent après la défaite de 1870 le rapide relèvement


de la France. On voit à Paris en 1873 le shah de Perse, en 1875 le sultan de
Zanzibar et l'impératrice Élisabeth d'Autriche, autrement dit Sissi. Mais en
1883 le roi d'Espagne se fait siffler, ce qui rend prudent le gouvernement.
Les invitations ne se raréfient pas pour autant: l'année suivante, on voit la
pittoresque ex-reine de Tahiti. En 1887, c'est l'empereur du Brésil.

Dans les années 1890, la France républicaine est encore isolée en Europe.
La rivalité coloniale la sépare gravement de l'Angleterre - l'incident de
Fachoda est de 1898 - et l'on cherche une alliance de revers contre
l'Allemagne. On la trouve dans une Russie désireuse de capitaux et de
technologies occidentales. Trois conventions, signées entre 1891 et 1893,
mettent en forme cette alliance, mais ce sont des visites officielles qui la
manifestent. En juillet 1891, l'escadre française du Nord est à Cronstadt, où
elle reçoit un accueil triomphal. Le nom de Cronstadt sera donné dès 1897 à
une rue du 15e arrondissement. Quelques jours plus tard, le grand-duc
Alexis est à Paris, en même temps que le roi de Serbie. En octobre 1893, les
Russes rendent la visite : l'escadre russe est à Toulon. Conduite par l'amiral
Avellan, une délégation gagne Paris, où elle est accueillie en gare de Lyon
le 17 octobre. Pendant une semaine, la capitale va vivre sa première grande
fête depuis Sedan et la Commune, la nouvelle amitié franco-russe se
doublant d'une manifestation patriotique : on entrevoit enfin la «revanche».
On chante le Te Deum en l'église russe de la rue Daru, les Russes sont reçus
à l'Élysée par Sadi Carnot, ils vont au Sénat, à la Chambre, à l'archevêché.
Ils participent, le 22 octobre, aux obsèques de Mac-Mahon. Mais c'est place
de l'Hôtel-de-Ville que la fête prend ses proportions populaires. Le 19
octobre, la Ville offre un grand dîner dans une cour, couverte d'une vaste
tente, de cet Hôtel de Ville dont la reconstruction est symbole de
résurrection politique. Une gigantesque galère orne la place illuminée de
lampions d'où partira, en fin de soirée, une retraite aux flambeaux à laquelle
participe, jusqu'à la Concorde, Sadi Carnot lui-même. Le 20, les Russes
parcourent en cortège la rue de la Paix, les Grands Boulevards et le
boulevard Saint-Germain. Aux Halles, le syndicat des marchands leur
réserve une réception qui renoue avec la tradition de l'ancienne Prévôté des
marchands. Le 23, trois mille six cents invités dînent au Champ-de-Mars
dans la galerie des Trente Mètres. Les Russes ne repartiront, après une
visite de Versailles et un gala à l'Opéra, que le 25 octobre pour Lyon et
Marseille. Ils seront le 27 à Toulon, où Sadi Carnot viendra lui-même en
visite à bord du cuirassé Imperator Nicolaï I et présidera au départ de
l'escadre.

Le tsar va suivre ses marins. Le 5 octobre 1896, Nicolas II et


l'impératrice Alexandra Féodorovna sont accueillis à Cherbourg par Félix
Faure. Le lendemain, le tsar et la tsarine arrivent par la gare du Bois de
Boulogne, qui sera jusqu'à la IVe République la gare des souverains en
visite, et ils descendent les Champs-Elysées sous les ovations d'un peuple
parisien dont les sentiments républicains n'interdisent pas une certaine
nostalgie des fastes impériaux, et d'un million de provinciaux venus à Paris
pour ne pas manquer le spectacle. On voit les souverains à l'Opéra, aux
Invalides, au Panthéon, à Notre-Dame, sous la coupole de l'Institut. Le tsar
pose le 7 octobre la première pierre du pont rendu nécessaire dans l'axe de
l'esplanade des Invalides par la prochaine Exposition de 1900, un pont qui
voit triompher l'architecture métallique et qui portera le nom d'Alexandre
III. L'année suivante, la foule fera un accueil enthousiaste à Félix Faure lors
de son retour de Russie. En août 1901, Nicolas II assiste en Champagne à
une revue militaire mais ne va pas jusqu'à Paris. Les Parisiens sont furieux.

Il n'y a pas que les Russes. On a vu en octobre 1886 et en octobre 1899


Georges Ier de Grèce, en juillet 1889 le shah de Perse, en août 1891
Alexandre Ier de Serbie, en juin 1897 le prince impérial du Japon, en mars
1899 - et en juin 1900 pour l'Exposition - Oscar II de Suède et de Norvège,
en octobre 1903 Victor-Emmanuel III d'Italie, en juillet 1904 le bey de
Tunis, en mai 1905 Alphonse XIII d'Espagne et en novembre Charles Ie' de
Portugal, en juin Ferdinand Ier de Bulgarie et en juillet Albert Ier de
Belgique. L'exotisme est toujours de mise : tout le monde veut avoir vu, en
juin 1901, l'ex-reine de Madagascar, Ranavalo.

On a applaudi en mai 1903 le roi d'Angleterre Édouard VII. L'Entente


cordiale de 1904 et 1912 est scellée en avril 1914 par la visite à Paris de
George V.

La visite d'un chef d'État revêt longtemps un caractère spectaculaire.


Paris pavoise aux couleurs des deux pays. Le visiteur est accueilli à la gare
du Bois de Boulogne, fait son entrée dans Paris par les Champs-Élysées,
entouré de la Garde républicaine à cheval. À partir de 1921, toute visite
comporte la remontée des Champs-Élysées et le dépôt d'une gerbe au Soldat
inconnu. Le tout se fait en voiture découverte. La promenade sur la Seine
est de rigueur.

La tradition reprend dès la fin de la Seconde Guerre mondiale. On


applaudit en 1945 le sultan du Maroc, puis le bey de Tunis. Et l'on compte
les voitures des chefs d'État ou de gouvernement qui participent aux
premières conférences internationales de l'après-guerre. Le Parisien apprend
alors à identifier des fanions jusque-là ignorés. La banalisation des voyages
d'État, la multiplication des pays indépendants et les nécessités de la
circulation ont, après 1960, simplifié le spectacle et émoussé l'intérêt. Le
badaud ne cherche plus à identifier les drapeaux, eux-mêmes réduits au
minimum. En offrant les moments essentiels de ces visites, la télévision a
quelque peu vidé les trottoirs. Bien souvent, ces déplacements ne
provoquent qu'un mécontentement dû aux embarras accrus de la circulation.
Il faut la venue de personnages de premier plan pour que renaisse la fête.
Le Parisien se souviendra de la visite de la reine Juliana des Pays-Bas, en
mai 1950, parce que c'était le premier événement de la sorte après la guerre,
de la navigation sur la Seine de la jeune reine Élisabeth II en 1957 et de ses
retours en 1972, puis en 1993, de la traversée de Paris des présidents
Eisenhower et de Gaulle en 1959, du déploiement de police qui entoure en
1960 le voyage de Nikita Khrouchtchev, de l'apparition du couple Kennedy
à l'Hôtel de Ville en 1961, du séjour de Jean-Paul II en 1980.

Dès qu'elles ont un caractère d'exception, les ambassades ne sont pas


moins propres à émerveiller le bourgeois. En 1158, le chancelier du roi
d'Angleterre Henri II, le futur archevêque Thomas Becket, n'excite que
l'intérêt de l'entourage royal. Par la suite, les ambassadeurs aragonais ou
vénitiens demeurent si longtemps qu'ils se fondent dans la société politique
de la capitale. Mais en 1552 on se bat pour voir l'étrange personnage qu'est
l'ambassadeur du «roi d'Argos », descendu avec sa suite à l'hôtellerie de
l'Ange, rue de la Huchette. On lui fait visiter Paris et le programme de cette
visite est significatif de ce que l'on entend alors montrer pour la gloire de la
capitale. En 1721, l'arrivée de Méhémet Effendi, ambassadeur de la
Sublime Porte, donne une nouvelle bouffée d'exotisme aux Parisiens.

L'ambassade a une première fin, qui est politique. Elle a pour objet non
secondaire de manifester l'opulence de celui qui l'envoie. La capitale se doit
en revanche d'offrir un accueil qui manifeste la grandeur de la France. Pour
les Parisiens, c'est une affaire de tapisseries aux façades. Pour le roi et pour
l'Hôtel de Ville, il s'agit de proportionner banquets et présents d'orfèvrerie à
l'importance que l'on accorde à l'ambassade. S'il le faut, douze cents torches
illuminent les murs de la Bastille. On envoie des fifres et des tambours sous
les fenêtres de l'hôte. On lui fait porter du vin et des épices, voire des
dragées et des confitures. Henri II fait tirer l'artillerie pour les Suisses en
1549. En 1556 le cardinal Carlo Caraffa, en 1557 le cardinal Antonio
Trivulzio et en 1572 le cardinal Flavio Orsini font des entrées remarquées.
À des Suisses encore, en 1602, la Ville de Paris fait porter des bouteilles
d'hypocras, du vin clairet, du jambon de Mayence, des pâtes de fruits et des
flambeaux de cire jaune. À chaque occasion, le prévôt des marchands
prononce une harangue.
Plus lourde de sous-entendus est la venue du cardinal Chigi, légat en
1664 pour son oncle le pape Alexandre VII, lequel se voit obligé de faire
présenter les excuses du Saint-Siège pour l'injure faite à Rome à
l'ambassadeur français, le duc de Créqui. Reçu par Louis XIV à
Fontainebleau le 29 juillet, le légat fait dans Paris une entrée solennelle sous
un dais, chevauchant, son grand chapeau rouge en tête, entre le prince de
Condé et son fils Enghien. Le propos politique est ici inversé : il s'agit que
les Parisiens n'ignorent rien de l'humiliation du pape. Sur huit almanachs
publiés l'année suivante, six font de la scène leur principal ornement.

L'ambassade, c'est souvent l'exotisme dans la rue parisienne. On


s'émerveille en 1461 de l'accoutrement des Persans, et de celui qui porte des
anneaux d'or aux oreilles. En 1552, force est de placer des archers devant la
porte des ambassadeurs algériens, tant est importune la curiosité des
Parisiens. Il est vrai que les experts avaient situé le royaume d'Alger
quelque part entre la Grèce et l'Albanie. De même s'émerveille-t-on lorsque
le 21 mars 1721 l'ambassadeur de l'empereur ottoman, Celebi Mehemet
Effendi, conduit son cortège à travers les jardins des Tuileries. Sous le
Second Empire, le Parisien est comblé : il voit passer les Égyptiens et les
Japonais, les Siamois et les Annamites.

Après l'Empire, les ambassades prennent un caractère permanent qui


prive le Parisien de toute entrée spectaculaire.

NOCES ET OBSÈQUES

Les noces des grands ont longtemps été occasion de fête. Les souverains
associent normalement le peuple à la liesse de la cour. Honte à qui
oublierait de faire couler le vin et d'offrir le spectacle. On parle de
«triomphe» en 1528 pour les fêtes du mariage de la fille de Louis XII,
Renée, avec Hercule d'Este, fils aîné du duc de Ferrare. Mais la bousculade,
parfois, l'emporte sur le protocole. Lorsque Louis XII épouse en 1514 Marie
d'Angleterre, la reine doit gagner la salle du banquet en passant par
l'escalier de service. La noce est parfois l'occasion d'inaugurer un lieu de
fête : ainsi en 1558 pour le mariage du futur François II avec Marie Stuart,
dont le banquet permet d'admirer la nouvelle salle de bal du Louvre.

Célébré en 1572, le mariage de Marguerite de Valois, fille de Henri II et


de Catherine de Médicis, avec le roi de Navarre Henri de Bourbon, futur
Henri IV, laisserait des souvenirs même s'il n'était l'occasion de la Saint-
Barthélemy. Affaire politique s'il en est, que ce mariage conçu par
Catherine comme l'une des pièces d'un équilibre politique et religieux
propre à limiter les prétentions hégémoniques de l'Espagne. On fait la fête
le 11 avril pour la signature du contrat de mariage. On recommence le 17
août pour les fiançailles. Le 18, le cardinal de Bourbon reçoit les
consentements sur le parvis de Notre-Dame. C'est la solution retenue pour
ménager les protestants, peu désireux de voir Henri dans une cathédrale
pour une messe. Après le mariage proprement dit, le marié s'en va au
Louvre attendre avec son nouveau beau-frère Charles IX la jeune mariée
pendant que celle-ci entend à Notre-Dame la messe de son mariage,
accompagnée de son frère le duc d'Anjou, qui sera le roi Henri III. Le festin
réunit ensuite tout le monde, catholiques et protestants, et le clou de la fête
est un défilé de chars, dits « les roches argentées », sur lesquels prennent
place les souverains et les princes. Le 19, c'est Anjou qui offre le déjeuner
et le bal. N'est-il pas candidat à la couronne de Pologne? Le 20, c'est
Navarre qui reçoit en l'hôtel de Bourbon. On donne un spectacle
allégorique. Charles IX et ses frères y défendent l'entrée du Paradis, auquel
donnent assaut le roi de Navarre et ses chevaliers errants. Henri a du tact :
le combat s'achève sur la victoire du roi de France. Un ballet des Nymphes
sert d'interlude. À la fin, le roi de France délivre le roi de Navarre. Un feu
d'artifice éclate. Les Parisiens en profitent. Le 21, la cour du Louvre
accueille un tournoi de fantaisie. Depuis la mort de Henri II au cours du
tournoi de 1559, on se méfie quelque peu des vrais tournois. Cette fois, la
dérision l'emporterait, si la fiction n'était lourde d'allusions politiques.
Charles IX et ses frères Anjou et Alençon sont déguisés en amazones. Henri
de Navarre et ses protestants sont en Turcs. La fête devrait s'arrêter là.
Quelques heures plus tard, rentrant à son hôtel, l'amiral de Coligny reçoit
deux coups d'arquebuse. Trois jours plus tard, c'est la Saint-Barthélemy.

Les fiançailles du jeune Louis XIII et de l'infante Anne d'Autriche et


d'Élisabeth de France avec le futur Philippe IV d'Espagne sont en avril 1612
l'occasion de nouvelles réjouissances. Sur la toute neuve place Royale (des
Vosges), on applaudit un carrousel et un feu d'artifice. Une cavalcade
parcourt les quais. On tire des feux d'artifice depuis les courtines de la
Bastille.

Le dernier grand mariage parisien de l'Ancien Régime est en août 1739


celui de « Madame Première », la fille aînée de Louis XV, avec l'infant don
Philippe d'Espagne. Pour la dernière fois, un roi de France paraît au grand
balcon du Louvre aménagé en trône. La Ville offre un spectacle sur la
Seine. Les invités sont abrités par des tentes tout au long du quai des
Tuileries. Le feu d'artifice succède aux illuminations. On gravera non
seulement les vues perspectives mais aussi les plans.

Les fêtes, dès lors, sont surtout à Versailles. C'est là que brillent de tout
leur éclat les mariages du futur Louis XVI en 1770, du comte de Provence
en 1771, du comte d'Artois en 1773. La Ville, il est vrai, prend le relais du
roi. Toute occasion sera bonne, et l'on célébrera à grand renfort de Te Deum
et de feux d'artifice les mariages, de même que les naissances, mais on le
fera sans le roi. Celui-ci ne s'intéresse guère qu'aux occasions données au
peuple de célébrer sa fortune sur les champs de bataille. Les canons font
écho aux feux d'artifice. On porte à Notre-Dame les drapeaux pris à
l'ennemi. Le badaud en compte quarante en 1672 après la reddition des
villes de Flandre. On chante le Te Deum dans la cathédrale, on danse sur les
places. De même donne-t-on des fêtes grandioses en janvier 1687 pour la
guérison du roi, récemment opéré de sa fistule. On allume des bûchers, le
vin coule aux fontaines publiques, on remercie Dieu à Notre-Dame, l'Hôtel
de Ville offre un somptueux festin : 22 grands potages, 21 grandes entrées,
64 petits potages, 64 petits hors-d'œuvre, 22 grands rôts, 21 entremets, 64
petits entremets. On sert des vins, des liqueurs et, à la nouvelle mode, du
café. Le roi et les princes sont là. La foule les acclame à la sortie. Après le
départ du roi, qui passe voir sa toute neuve statue de la place des Victoires
avant de regagner Versailles, il y a pour le peuple un feu d'artifice. Pour les
notables, le prévôt des marchands donne le bal.

Les grands mariages redeviennent parisiens après la Révolution. Si le


mariage religieux de Napoléon et de Joséphine est célébré en catimini juste
avant le sacre, Marie-Louise a droit, en avril 1810, à un grand mariage, la
cérémonie civile ayant lieu à Saint-Cloud et la cérémonie religieuse aux
Tuileries. Les Parisiens, qui n'ont rien vu, bénéficient des fêtes populaires et
des illuminations.

En juin 1816, c'est le mariage du duc de Berry, neveu du roi et héritier du


trône, avec Marie-Caroline de Naples. Pour le passage du cortège, la rue du
Faubourg-Saint-Antoine est ornée de guirlandes. La cérémonie est célébrée
à Notre-Dame. On dote de cinquante louis quatorze orphelines. En mai-juin
1837, le mariage du duc d'Orléans avec Hélène de Mecklembourg-Schwerin
donne lieu à une entrée solennelle, à des fêtes et à un grand bal à l'Opéra.

Les mariages sont une fête pour l'œil. Les pompes funèbres en sont une
autre, surtout lorsque le mort n'est pas de ceux que pleure le bourgeois. En
bref, le Parisien participe au deuil, soit par émotion, soit par obligation,
toujours par curiosité.

Les obsèques de Charles VI ont de quoi surprendre. Alors que le règne a


fini dans le drame national, la pompe est extraordinaire et le peuple pleure
sincèrement, persuadé que seul le roi malade depuis trente ans pouvait
sauver la paix. La foule défile plusieurs jours à l'hôtel Saint-Paul. Puis, le 11
novembre 1422, on porte le corps en procession, le visage découvert et sous
un dais d'or, jusqu'à Notre-Dame. On l'enterre enfin à Saint-Denis. Un
grand banquet suit, où tout Parisien peut manger à sa guise. Quant aux
obsèques d'Isabeau de Bavère, que l'on conduit en bateau jusqu'à Saint-
Denis pour éviter une route où la veuve de Charles VI aurait pu rencontrer
les troupes de Charles VII, elles sont, le 14 octobre 1435, empreintes de la
sérénité royale - la reine est exposée, sceptre en main - mais aussi de la
sobriété qu'impose l'évidente défaite de ce qui, alors que Bedford est mort
et que le traité d'Arras est scellé, paraît alors avoir été le parti de l'occupant.

Au XVIe siècle, la référence à l'antique est soulignée par le nom de


triomphe que l'on accole à la cérémonie funéraire des princes. Les obsèques
de la reine Claude de France, fille de Louis XII et femme de François Ier,
sont célébrées «en triomphe».

Lorsque Henri III enterre son frère Hercule, que l'on appelait François
depuis la mort de François II et Monsieur depuis qu'il était le seul frère
survivant du roi, c'est avec une pompe digne d'un souverain. Celui qui avait
été le duc d'Alençon, puis le duc d'Anjou, est exposé à Saint-Magloire. Le
roi s'y rend vêtu de violet, huit gentilshommes portant sa traîne. Les Suisses
battent les tambours. Quand, le 25 juin 1584, le corps traverse Paris, ordre
est donné aux bourgeois de placer une torche sur chaque maison.

La mort dramatique du populaire Henri IV donne lieu à une pompe


extraordinaire. Une chapelle ardente est dressée au Louvre dans la salle des
Cariatides. La cour est tendue de noir. La foule défile pendant deux
semaines devant une effigie au visage de cire portant la couronne et les
ornements royaux. Il y aura deux cérémonies, l'une à Notre-Dame, l'autre à
Saint-Denis.

Malgré l'absence du roi, le Paris de Louis XIV demeure le théâtre


d'extraordinaires obsèques. On parle beaucoup, en 1672, du décor baroque
mis en place par l'Académie des Beaux-Arts, sur une maquette de Charles
Le Brun, pour les obsèques à l'Oratoire du chancelier Pierre Séguier. Sous
un dais illuminé que portent les allégories de la Poésie, de l'Éloquence, de la
Peinture et de la Sculpture, un mausolée monumental encadré des Vertus
présentant les insignes du défunt supporte le cercueil. Des tableaux en
trompe-l'œil rapportent, sur les murs tendus de noir, les hauts faits du
chancelier.

La Révolution met au goût du jour les obsèques patriotiques. La


Renaissance a redécouvert le triomphe. La Révolution, qui ne cesse
d'évoquer les vertus romaines, redécouvre l'apothéose. Dès les 26 et 27 août
1792, le ton est donné. Une extraordinaire pompe funèbre se déroule devant
les Tuileries en l'honneur des patriotes morts le 10 lors de la prise du palais.
Une pyramide imitée du tombeau romain de Caius Sextius se dresse sur le
grand bassin. On l'a drapée de noir. Deux statues géantes symbolisent la Loi
et la Liberté. On fait brûler de l'encens. Sur des vers de Marie-Joseph
Chénier, François Gossec a composé l'hymne aux victimes. D'autres
occasions se présentent ensuite d'architectures provisoires de bois peint, de
cortèges véhéments et d'hymnes patriotiques. On célèbre ainsi la mort de
Marat tué par Charlotte Corday, celle de Bara tué au combat contre les
Vendéens, de Viala tué en interdisant aux royalistes le passage de la
Durance. L'habitude se prend de conduire ensuite les corps au Panthéon. On
y place de même le 11 juillet 1791 les cendres de Voltaire, après un
parcours solennel depuis la Bastille, puis le 19 octobre 1794 celles de Jean-
Jacques Rousseau, jusque-là enterré dans l'île du parc d'Ermenonville, après
une célébration nocturne autour d'un mausolée grec élevé sur le bassin des
Tuileries et entouré de saules pleureurs. On joue des airs tirés du Devin de
Village.

Conduit prématurément au Panthéon au son d'une Marche lugubre


composée pour la circonstance par Gossec, le corps de Mirabeau en sera
retiré sans solennité quand, après l'ouverture de l'armoire de fer des
Tuileries, on aura la preuve de sa collusion avec Louis XVI.

Tout autre est le retentissement du transfert solennel, le 28 juillet 1840,


des corps de deux cent cinquante morts des journées de 1830 jusque-là
ensevelis dans la cour du Louvre, et que l'on place dans dix caveaux
aménagés dans le socle de la colonne de la place de la Bastille. Paris
s'émerveille devant un char funèbre tiré par vingt chevaux, haut de sept
mètres et long de dix-neuf.

En cette même année, l'arrivée sur les Champs-Élysées, le 15 décembre,


des cendres de Napoléon Ier, rapportées de Sainte-Hélène par le prince de
Joinville, offre un spectacle de choix. « Sire, vous reviendrez dans votre
capitale », avait écrit Victor Hugo, et l'Empereur l'avait demandé dans son
testament : «Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine... »
La Belle Poule avait touché terre à Cherbourg le 30 novembre. La
Normandie avait ensuite transporté le cercueil jusqu'à Rouen où, le 10
décembre, l'avait relayée la Dorade 3. Celle-ci s'était amarrée à Courbevoie
le 14. Le lendemain, chargé d'un portique en forme de temple grec, un char
de dix mètres de haut, tiré par seize chevaux noirs caparaçonnés d'or et
flanqué de quatorze statues de victoires, traverse Neuilly, passe au son de
vingt et un coups de canon sous l'Arc de Triomphe où se sont groupés les
anciens de la Garde, descend les Champs-Élysées précédé des troupes,
l'arme renversée, et des corps constitués. On voit passer un cheval - on dira
le cheval de l'Empereur - portant la selle du Premier Consul. Derrière le
char, les Parisiens reconnaissent Bertrand, Molitor, Oudinot et tant d'autres,
qui ouvrent le cortège des Anciens, dont les uniformes défraîchis sont sortis
des coffres. Gravement malade, Moncey attend assis dans la cour des
Invalides. Le vieux maréchal en est le gouverneur. En 1814, il défendait
Paris.

De l'Étoile à la Concorde, on a dressé des statues : des rois, des


maréchaux, des héros nationaux, des symboles. De Clovis à Jeanne d'Arc et
de Du Guesclin à Ney, il y a là l'Histoire de France. Le char franchit la
Seine, gagne l'esplanade des Invalides où quarante mille invités attendent
dans le froid, puis la cour d'honneur. Le roi, la reine et six mille
personnalités sont déjà dans l'église, tendue de drap violet semé d'abeilles
d'or. L'archevêque accueille le corps. Le roi s'incline quand Joinville, sabre
au clair, le lui présente. Bertrand place sur le cercueil l'épée de l'Empereur,
Gourgaud y pose le chapeau d'Eylau. Six cents choristes chantent le
Requiem de Mozart, ce qui contriste Berlioz, porté à plus de triomphalisme
mais oublieux du choix fait par Napoléon pour son sacre : Paisiello. Même
dans la mort, Napoléon est l'homme des Lumières, non du Romantisme.

Pendant trois semaines, cent mille fidèles défileront dans l'église. On


expose le char à l'Arc de Triomphe. Trois ans plus tard, on commence de
construire le tombeau de porphyre. Avec l'aménagement de la crypte, il
coûtera un million et demi. D'abord déposé dans la chapelle Saint-Jérôme,
le corps de l'Empereur ne prendra sa place dans la crypte qu'en 1861.

Les colporteurs auront fait de bonnes affaires. Des pipes et des tabatières
à l'effigie de Napoléon aux images d'Épinal, tout s'est vendu. Les seuls
exclus de la « fête des Cendres » sont les ambassadeurs étrangers. Certains
étaient indésirables. Tous ont pris le parti de passer la journée ensemble à
l'ambassade d'Angleterre, dûment protégée par des troupes en armes.

La pompe funèbre demeurera l'un des grands spectacles parisiens. Tout


Paris prend part en 1818 à celle du prince de Condé, dont le catafalque en
forme de pyramide est suivi par les corps constitués, mais aussi par cinq
cents pauvres habillés de neuf. On parlera longtemps de celle du duc de
Morny célébrée en mars 1865 devant le Palais-Bourbon, de celle de
Gambetta, conduit le 6 janvier 1883 de la Concorde au Père-Lachaise par
deux cent mille personnes, ou de celle de Victor Hugo, porté de l'Arc de
Triomphe au Panthéon les 31 mai et 1er juin 1885 dans le corbillard des
pauvres que suivent des dizaines de voitures chargées de fleurs, et ce devant
huit cent mille badauds. On a loué pour deux jours des fenêtres sur le
parcours. On retrouvera le même enthousiasme le 28 mars 1923 pour le
convoi de Sarah Bernhardt qui va de la Madeleine au Père-Lachaise par la
rue de Rivoli et la Bastille. Les obsèques de Sadi Carnot, assassiné à Lyon
en juin 1894, et celles de Paul Doumer, assassiné à Paris en mai 1932, sont
l'occasion d'extraordinaires cortèges où tous les corps constitués défilent en
costume. De semblables cortèges accompagneront en 1952 et 1967 les
dépouilles des maréchaux de Lattre et Juin. Le souci de la circulation mettra
ensuite fin à de tels défilés funèbres.

Moins spectaculaires sont les obsèques nationales à Notre-Dame. On voit


ainsi honorés Louis Pasteur en 1895, Paul Claudel en 1955. Quelques
exceptions attirent l'attention, comme les obsèques d'Emile Zola au
cimetière Montmartre en 1902 ou celles de Paul Valéry sur la terrasse du
palais de Chaillot en 1945, ou celles d'André Malraux dans la cour Carrée
du Louvre en 1976, en présence d'un chat égyptien de bronze tiré du musée
pour symboliser l'éternité.

Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale voient également


quelques obsèques nationales transformées en événement. Mort dans un
accident d'avion, le général Leclerc, populaire entre tous à Paris, a de
grandioses funérailles aux Invalides en décembre 1947. Fait maréchal dans
la nuit de sa mort, le général de Lattre de Tassigny a en 1952 les honneurs
du dernier grand défilé funèbre. Le cercueil est exposé sous l'Arc de
Triomphe, puis transféré à la lueur des torches de l'Étoile à Notre-Dame. Le
lendemain, tous les corps constitués en grande tenue suivent, en un cortège
qui coupe la ville en deux, la prolonge d'artillerie qu'escortent les deux
maréchaux anglais Montgomery et Alexander, et que suit un officier portant
le bâton de maréchal.

Depuis les obsèques de Paul Doumer en 1932, aucun chef de l'Etat n'a
souhaité que ses obsèques soient célébrées solennellement. Ce fut même le
cas pour Georges Pompidou, mort en fonctions : la messe de Requiem eut
lieu à Saint-Louis-en-l'Île. Il en est résulté la pratique d'une cérémonie
officielle à Notre-Dame, en présence des chefs d'État et de gouvernement
étrangers et des corps constitués, cependant que les obsèques avaient lieu au
Havre (Coty), à Muret (Auriol), à Colombey-les-Deux-Églises (De Gaulle)
ou à Jarnac (Mitterrand). Une cérémonie a été organisée dans la cour du
Palais-Bourbon à la mort de Pierre Mendès France.

La translation des « cendres » au Panthéon a pris dans la vie politique et


dans le spectacle parisien une place que justifie la possibilité d'illustrer ainsi
hors de l'émotion immédiate et des interventions familiales les gloires
reconnues de l'histoire nationale. L'invention des metteurs en scène s'y
renouvelle, non moins qu'une rhétorique particulière. Le discours d'André
Malraux pour le transfert de Jean Moulin en 1964 restera un morceau
d'anthologie.

LA FÊTE RÉVOLUTIONNAIRE

C'est de la fête de la Fédération que procède la fête patriotique. Les


Constituants ont voulu montrer - et montrer avant tout au roi - que le peuple
français n'était pas une vaine entité. On va faire défiler le peuple de France
dans Paris. La fête aura lieu le 14 juillet 1790, pour l'anniversaire de la prise
de la Bastille. Le symbole est clair. David est chargé de la mise en scène.

L'affaire commence mal : il pleut. Les parapluies gênent la vue que l'on
devrait avoir depuis les tribunes dressées tout autour du Champ-de-Mars.
Au centre, sur un haut podium à trois niveaux, l'autel est balayé par la pluie.
Les délégations de fédérés, c'est-à-dire de représentants des villes et des
campagnes, atteignent le Champ-de-Mars par la rive droite et franchissent
la Seine par un pont de bateau sur l'emplacement du futur pont d'Iéna. Elles
passent en cortège sous un arc de triomphe élevé pour la circonstance et
prennent place autour de l'autel. Encore évêque d'Autun, Charles-Maurice
de Talleyrand-Périgord célèbre la messe, assisté de La Fayette, qui prête
serment au nom de la Garde nationale. On racontera que l'évêque aurait dit
à son servant d'un jour : « Surtout, ne me faites pas rire! » Le roi prête un
serment patriotique. Les délégations suivent. La foule acclame Louis XVI.
Ce n'est pas ce qu'espéraient les Constituants.

La fête est réitérée. Le 18 septembre 1791, c'est au Champ-de-Mars celle


de la Constitution, que vient d'accepter le roi. Le 15 avril 1792, David
ordonne la fête de la Liberté, avec hymne de Gossec sur un poème de
Marie-Joseph Chénier. Les fêtes de la Fédération se succèdent les 14 juillet.
A celle de 1792, après la journée du 20 juin et la proclamation de la Patrie
en danger le 11 juillet, le roi est fort mal accueilli par les fédérés venus de
province, comme par les Parisiens. On fêtera encore le 14 Juillet sous le
Directoire, mais sans conviction.

On invente autre chose. Le 10 novembre 1793, c'est la fête de la Raison.


Car Robespierre met au premier plan le culte de la Raison, conséquence
logique mais excessive de la culture des Lumières. C'est la Commune qui, à
l'instigation de Chaumette, décide d'une fête de la Raison, célébrée dans la
ci-devant cathédrale Notre-Dame. Drapée de tricolore, une artiste de l'Opéra
représente en haut de l'autel la déesse Liberté. On chante des hymnes, on
récite des poèmes de circonstance. Derrière la danseuse, le cortège gagne
les Tuileries, où la Convention décrète que Notre-Dame sera désormais le
temple de la Raison. On y célébrera une fête en l'honneur des esclaves
libérés par le décret du 4 février 1794. Vainement, en novembre 1793,
Danton fulminera-t-il contre les «mascarades» de l'athéisme.

Robespierre réagit. Sa religiosité affichée se traduit le 20 prairial II (8


juin 1794) par la fête de l'Être suprême, paradoxalement annoncée comme
la fête du genre humain. David est mis à contribution pour concevoir une
mise en scène et un décor inspirés de la Grèce antique. Un autel s'élève sur
le grand bassin des Tuileries. On y voit les figures des vertus civiques,
dominées par la Sagesse, d'abord cachée par un large drapé de toile
représentant l'Athéisme. Méhul et Gossec ont composé la musique, et l'on a
répété les hymnes dans les sections. Le Chant du Départ (Méhul) est sur
toutes les lèvres. On a bien oublié que Gossec a été pendant quarante ans la
coqueluche des cours et qu'il a dirigé l'orchestre d'un fermier général, puis
celui du prince de Conti et celui du prince de Condé. L'estrade est dressée
sur la façade des Tuileries, côté jardin. La Convention y prend place en
grande tenue bleu barbeau. Comme dans les couplets de la Marseillaise, on
voit arriver en cortèges successifs les vieillards, les mères de famille, les
enfants.

La fête s'ouvre par le geste de Robespierre qui, flambeau à la main,


embrase la toile de l'Athéisme. La Sagesse apparaît dans les cendres de
l'Athéisme. Le triomphe de l'Être suprême peut commencer. Par le jardin
des Tuileries, la Concorde et le pont, le long cortège gagne au son des
tambours le Champ-de-Mars, devenu Champ de la Réunion. Là, devant
l'autel de l'Etre suprême, tout Paris chante des hymnes. On exécute des
danses à l'antique. Le soir tombe. L'autel est illuminé.

Une autre fête, le 29 juin dans le jardin des Tuileries, fait participer le
peuple de Paris à la joie de la victoire des armées de la Révolution à
Fleurus. On y présente à la parade les drapeaux pris à l'ennemi.

La dernière fête de la sorte sera, le 10 août 1794, donnée pour


l'anniversaire de la chute de la royauté. Deux semaines après la chute de
Robespierre, elle prendra vraiment les couleurs de la liesse populaire. On
fêtera pendant plusieurs années l'anniversaire du 9 Thermidor. Sous le
Consulat, on oubliera les anniversaires républicains du 14 Juillet, du 10
Août et de Thermidor. D'ultimes manifestations civiques seront, le 14 juillet
1799, la fête de la Concorde, à laquelle la place devra son nom, puis, le 23
septembre 1800, le huitième anniversaire de la fondation de la République.
Mais Bonaparte n'a aucune envie de commémorer des journées d'émeute.
D'autres fêtes, plus populaires mais moins patriotiques, succéderont. Ainsi
le Directoire organise-t-il en juin 1798 une fête de l'Agriculture qui veut
renouer avec la tradition des fêtes de l'été mais est également l'occasion de
souligner un retour à la prospérité plus espéré que réalisé. De la place
Vendôme à la place de la Révolution, on fait défiler des chars à bancs, des
carrioles de boulanger et des chariots de vendange. Le bon peuple de Paris
y gagne peu.

Notons une conséquence imprévue de ces fêtes patriotiques - et des


obsèques solennelles - toujours données en plein air et devant un public
considérable. Se confortent des pratiques déjà familières lors des fêtes et
des feux d'artifice de l'Ancien Régime : on joue hors des églises et des
salons. Mais les petits orchestres embarqués sur la Seine n'annonçaient pas
les orchestres à grand effectif des fêtes révolutionnaires. Napoléon
continuera de recourir à des orchestres, et c'est un véritable concert que l'on
donne devant les Tuileries le 2 avril 1810 pour fêter le mariage de
l'empereur et de Marie-Louise. Le résultat sera l'importance prise en France,
avant même le développement du grand orchestre symphonique, par
l'enseignement et la pratique des cuivres. Cors, trompettes et trombones ont
plus de part aux fêtes à grand spectacle en plein air que violons, flûtes et
hautbois.

LE SACRE DE NAPOLÉON

À peine l'Empire est-il établi, en avril 1804, que Napoléon parle de se


faire sacrer. Fontanes, qui est alors président du Corps législatif et qui sera
grand maître de l'Université, lui a démontré qu'un sacre consoliderait son
pouvoir et manifesterait son alliance avec la nouvelle Église de France.

Le choix du lieu donne matière à bien des conciliabules en ce printemps


de 1804. Napoléon n'aime pas les Parisiens, qu'il tient depuis 1792 pour « la
plus vile canaille », mais il ne saurait choisir Reims. L'empereur pense un
moment à Rome, trop éloignée, et à Aix-la-Chapelle, qu'il visite en
septembre mais que l'opinion accepterait mal. Le Français moyen ignore
Charlemagne et voit en Aix une ville allemande. Paris reste la solution
simple. La capitale n'a connu qu'un sacre, celui de Henri VI de Lancastre en
1431. L'histoire est bien oubliée. On parle un temps du Champ-de-Mars,
théâtre de tant de fêtes républicaines. Mais la date est déjà fixée - on parle
alors de l'anniversaire du 18 Brumaire - et l'on voit mal une cérémonie de
plein air en décembre. Même si les dignitaires sont sous une tente, le public
pourrait se faire rare sous la pluie. En sens inverse, il y aurait foule en cas
de temps clair, et Napoléon ne tient pas à une foule incontrôlable. Les
Parisiens n'ont pas, pense l'empereur, à croire qu'ils ont fait l'empereur :
celui-ci tient son pouvoir de l'ensemble des Français, et surtout de son
armée. Bref, Napoléon n'entend pas être sacré en présence des «poissardes»
qui se prendraient pour le peuple français. On évoque un moment les
Invalides. Finalement, malgré l'avis des répubicains de son entourage qui
étaient acquis à la paix religieuse mais non à une cléricalisation de l'Empire,
Napoléon décide de se faire sacrer à Notre-Dame.

Napoléon est sensible à l'histoire. À défaut d'Aix et de la légitimité


carolingienne, il souhaite le pape : celui-ci n'a-t-il pas, en 751, consacré le
changement de dynastie? Et puis, la venue du pape désarmerait les derniers
opposants des provinces encore attachées à l'ancien état des choses. L'appel
au pape n'a rien de religieux. C'est un geste politique. Le 4 septembre, Pie
VII accepte : il tient au Concordat, mais se méfie du gallicanisme et pense
que mieux vaut pour lui être là qu'absent. C'est l'acceptation du pape qui
conduit à retarder la cérémonie jusqu'au 2 décembre. Pie VII arrive à Paris
le 28 novembre. On le loge aux Tuileries. Paris n'a pas vu de pape depuis
six siècles.

D'urgence, on fabrique la couronne. Inspirée d'un dessin de l'érudit


bénédictin Montfaucon trouvé par Denon, elle est à l'imitation de celle de
Charlemagne, aux huit arceaux d'or chargés d'intailles et de camées
antiques. Sans fausse honte, on la baptise couronne de Charlemagne. On
fabrique aussi un sceptre de Charlemagne qui est au vrai un bâton de
chantre de Saint-Denis en vermeil, surmonté d'une aigle d'or et allongé
d'une hampe en cuivre. Une main de justice est également reconstituée
d'après un dessin de Montfaucon. Pour imiter l'empereur du Saint-Empire,
on fabrique même un globe d'or, insigne inconnu des rois de France.

À Notre-Dame, on s'affaire. On construit des tribunes, mais aussi, devant


la façade, un portique de bois d'un style néogothique, relié par une galerie
au palais de l'Archevêché. Le tout doit éviter le pire s'il pleut. En fait, le
temps sera sec, mais froid.

La cérémonie est un subtil compromis politique entre ce qu'on accorde au


pape et ce qu'on lui refuse, mais c'est aussi un compromis entre une
tradition qu'on ne saurait oublier si l'on veut que ce soit un véritable sacre,
et ce qu'on entend alléger pour ne pas donner l'impression que l'empereur
doit trop au pontife. Napoléon n'aime pas faire la génuflexion. Il a
cependant fait une concession au pape : discrètement, il a épousé
religieusement Joséphine. Le rituel est donc limité. L'empereur refuse les
onctions sur la poitrine et la nuque, ne communiera pas, se couronnera lui-
même.

Le 2 décembre, tous les corps constitués gagnent Notre-Dame. Les


cortèges se succèdent. On voit arriver le Sénat, le Conseil d'État, le Corps
législatif, le Tribunat, la Cour de cassation, les grandes institutions, les
préfets, les sous-préfets, les présidents des cours d'appel, les procureurs
généraux, les présidents des conseils généraux, les représentants des trente-
six principales villes de l'Empire. Il y a là les maires de Bruxelles, d'Anvers,
de Gand, de Liège, d'Aix-la-Chapelle, de Turin. Tous sont en habit brodé,
l'épée au côté, le chapeau à plumes sur la tête. C'est enfin le tour de la
délégation de la République italienne, menée par le vice-président Melzi
d'Eril, puis du corps diplomatique. On note quelques princes étrangers : le
margrave de Bade, le prince de Hesse-Darmstadt, le prince de Hesse-
Hombourg, le prince Borghèse.

Le protocole est précis, mais il n'empêche pas la pagaille. Venus très tôt
par curiosité, les invités déambulent cependant que les ouvriers achèvent de
monter les tribunes autour du chœur. Après quelques heures d'anarchie et de
vacarme, chacun gagne sa place. La plupart des cardinaux et des évêques
français entrent en procession. Depuis l'aube, on entend les cloches et le
canon. Aux ordres du grand maréchal du Palais Duroc, l'infanterie fait la
haie depuis les Tuileries, au long des rues Saint-Nicaise et Saint-Honoré, du
Pont-Neuf, du quai des Orfèvres et de la rue du Marché-Neuf. Sur le
parcours, les Parisiens ont mis aux façades des tentures et des guirlandes de
fleurs en papier.

Le pape quitte les Tuileries à neuf heures. Huit chevaux gris pommelé
tirent le carrosse que surmonte une tiare. Monté sur la mule blanche du
pape, le chapelain, Mgr Speroni, porte la croix devant le carrosse. Un
colonel caracole à la portière du pape. La foule rit franchement de la mule,
mais beaucoup font le signe de croix au passage du pontife. Deux régiments
de dragons encadrent le cortège. Pie VII attendra une heure, à l'Archevêché,
l'arrivée de l'empereur. Quand on annonce celui-ci, le cortège pontifical
pénètre dans Notre-Dame. Lesueur dirige le Tu es Petrus. On chante tierce.

Alors que le soleil perce enfin le brouillard, le cortège impérial arrive


enfin. Napoléon et Joséphine sont dans un carrosse à huit chevaux surmonté
d'une couronne, entouré de l'état-major à cheval et précédé de huit mille
cavaliers - carabiniers, cuirassiers, chasseurs, mamelouks - aux ordres de
Joachim Murat. Napoléon est en habit de velours brodé d'or à parements
blancs et ceinture de satin blanc. Son chapeau noir est orné d'un panache de
plumes blanches. Le plus célèbre des diamants, le Régent, étincelle à la
coquille de son épée. La cour précède et suit dans d'autres voitures : la
famille impériale, les grands dignitaires. On voit là Leurs Altesses
Sérénissimes l'archichancelier Cambacérès et l'architrésorier Lebrun, hier
encore consuls de la République. Les grenadiers à cheval de la Garde et la
gendarmerie d'élite ferment le cortège. Celui-ci atteint le parvis. On descend
devant une tente plantée contre l'Archevêché où l'empereur et l'impératrice
revêtent leur tenue de sacre.

Après que l'archevêque de Paris, le cardinal de Belloy, a présenté l'eau


bénite, un double cortège entre maintenant dans la cathédrale. Précédé du
grand maître des cérémonies, Louis-Philippe de Ségur, et du maréchal
Murat portant la couronne, vient d'abord, sous un dais, l'impératrice
Joséphine. Les belles-sœurs (Julie Clary et Hortense de Beauharnais,
épouses de Joseph et de Louis) et les sœurs (Élisa, Caroline et Pauline) de
l'empereur portent la traîne de son manteau. Leur propre traîne est soutenue
par un officier. Il a fallu que Napoléon se fâche pour que ses sœurs
acceptent ce rôle, qui leur paraît indigne d'Altesses Impériales. Il leur a
rappelé qu'il ne s'agissait pas de la succession de leur père. Suivent les
dames d'honneur, d'atour, du Palais. Les invités s'amusent de voir là tant de
grands noms de l'Ancien Régime, La Rochefoucauld, La Valette, Colbert, à
côté de la maréchale Ney ou de la générale Savary. Et l'on sait que
Joséphine a choisi un Rohan comme premier aumônier.

Vient ensuite l'empereur, dont quatre chanoines portent le dais. Les


maréchaux portent devant lui les insignes, parmi lesquels on distingue les
«honneurs de Charlemagne » (couronne, sceptre et épée) et les «honneurs
de l'Empereur» (couronne de laurier, sceptre, main de justice, globe et
épée). Kellermann porte la couronne de Charlemagne, Pérignon le sceptre
de Charlemagne, Lefebvre l'épée de Charlemagne (la Joyeuse du sacre des
rois de France), Bernadotte le collier de la Légion d'honneur, Berthier le
globe. Le fils de Joséphine, le colonel général Eugène de Beauharnais, porte
l'anneau. Talleyrand, grand chambellan, précède immédiatement l'empereur.
Napoléon avance lentement, portant déjà son sceptre - il entend bien ne pas
le devoir au pape - et sa main de justice. Ses frères Joseph et Louis,
Cambacérès et Lebrun portent la traîne. Suivent les maréchaux colonels
généraux de la Garde, Soult, Bessières, Davout et Mortier,
qu'accompagnent le grand écuyer Caulaincourt et le grand maréchal du
Palais Duroc. Puis ce sont les ministres, les autres maréchaux, l'état-major.
Lesueur dirige une Marche triomphale de sa composition. On y entend les
trompettes de la Garde.

Le pape est sur son trône, à gauche de l'autel. L'empereur a le sien, sous
un arc de triomphe de bois décoré, au sommet d'une estrade deux fois haute
comme celle du pape, face à l'autel. La famille occupe une tribune à droite,
le corps diplomatique une autre, à gauche. Jusqu'au couronnement,
Napoléon et Joséphine sont au petit trône, fait de deux fauteuils et deux
prie-Dieu placés devant l'autel. La famille et les dignitaires restent debout à
leurs côtés.

Il est un peu plus de onze heures. Le pape gagne l'autel et entonne le Veni
Creator. L'empereur et l'impératrice quittent leurs lourds manteaux à traîne.
La cérémonie va durer cinq longues heures. Même dans le chœur et dans les
tribunes, on bavardera beaucoup. Les grands du nouveau régime n'ont pas
l'habitude des cérémonies religieuses. Kellermann fait exprès de laisser son
épée cogner partout bruyamment. De la nef et des bas-côtés on ne voit rien,
puisque l'estrade du trône ferme le chœur sur toute sa largeur.

Trois absents d'importance à la cérémonie. Lucien et Jérôme sont


brouillés avec leur frère qui n'a pas approuvé leurs mariages. Et Lucien a
conscience d'avoir, plus que son frère Napoléon, mené les affaires en
Brumaire. Ce républicain n'a pas gouverné le coup d'État pour en arriver à
l'Empire. Madame Mère a pris le parti de Lucien. Cela n'empêchera pas
David de la faire figurer en bonne place dans son tableau du sacre. Les
Français n'ont pas à savoir. Quant au cardinal Caprara, le négociateur du
Concordat, il est tombé malade.

Napoléon est vêtu comme un empereur romain. Isabey a dessiné la robe


de satin blanc et le manteau de velours pourpre à camail d'hermine, le tout
brodé d'or et semé d'abeilles d'or. L'empereur porte le grand collier de la
Légion d'Honneur. Sa tête est coiffée d'une couronne de lauriers d'or
fabriquée par l'orfèvre Biennais. Joséphine porte une robe de brocart
d'argent semé d'abeilles d'or et de diamants, et un manteau de velours rouge
bordé d'hermine.
On joue une messe de Giovanni Paisiello, le grand compositeur italien
qui a été le favori des Parisiens. La musique est de celles que l'on aurait pu
jouer à la cour de Versailles ou à celle de Vienne. Paisiello est un homme de
l'ancien temps. Rien dans sa messe n'évoque la grandeur ou la gloire. Pour
tout dire, l'œuvre est terne. Le compositeur a honoré sa commande, mais il
s'est lassé des intrigues d'un Méhul ulcéré qu'on ne l'eût pas préféré, et il a
quitté Paris avant le grand jour. On a fait appel à Lesueur pour diriger les
deux chœurs et les deux orchestres - cinq cents exécutants - qui se
répondent d'un bras à l'autre du transept.

La cérémonie commence par un premier serment, puis des litanies et


plusieurs oraisons. Ce sont alors, pour Napoléon, puis pour Joséphine, les
onctions sur la tête et dans les mains. C'est ensuite la messe. Au graduel, le
pape bénit l'épée, les manteaux, les anneaux, les couronnes, le globe.
Parvenu au pied de l'autel, l'empereur reçoit alors l'anneau, l'épée, le
manteau, le globe, et enfin dans la main droite le haut sceptre orné d'une
aigle et dans la gauche la main de justice d'ivoire. Pie VII remet ensuite à
l'impératrice l'anneau et le manteau. Le pape va s'asseoir sur un faldistoire,
sur le plus haut degré de l'autel. Napoléon monte, lui aussi, à l'autel. Debout
à côté du pape, il saisit la couronne et la place lui-même sur sa tête.
Joséphine est agenouillée devant lui. Il la couronne. La foule applaudit le
geste inusité. Le pape récite une oraison. Le couple impérial regagne le petit
trône, puis monte en procession prendre place sur le grand trône,
l'impératrice d'abord, l'empereur ensuite. Le pape les rejoint, donne à
l'empereur un baiser et crie Vivat Imperator! La foule crie Vive l'Empereur!
Les chœurs chantent un Vivat Imperator! fâcheusement demandé par
Lesueur à son maître l'abbé Roze.

Revenu à son trône, Pie VII entonne le Te Deum. Cette fois, c'est de
nouveau la musique de Paisiello. Puis on reprend la messe à l'Évangile. On
enlève les couronnes pendant l'élévation. Comme convenu, on ne donne pas
la communion.

La cérémonie prend fin. Le pape se retire à la sacristie. L'empereur et


l'impératrice regagnent le grand trône. Le cardinal Fesch, oncle de
l'empereur et archevêque de Lyon, présente à son neveu l'évangéliaire sur
lequel Napoléon jure de maintenir l'intégrité du territoire de la République,
de respecter le Concordat, de ne pas lever d'impôts arbitraires, de ne pas
remettre en cause l'acquisition des biens nationaux.. Malgré l'Evangile et le
cardinal, c'est la partie laïque de lajournée. Napoléon est assis à son trône,
Joséphine à côté de lui, une marche plus bas. Quatre représentants du Sénat,
du Corps législatif, du Conseil d'Etat et du Tribunat sont appelés comme
témoins. La main sur le livre, Napoléon prononce la formule. On crie Vive
l'Empereur! Dehors, l'artillerie tire des salves. C'est alors la sortie.
Napoléon porte la couronne, le sceptre et la main de justice, Joséphine sa
couronne. Au son du Tu es Petrus, le pape les rejoint à l'Archevêché. La
nuit tombe. En passant par le Pont-au-Change, le Châtelet, la rue Saint-
Denis, les Boulevards, la rue Royale et la Concorde, l'empereur regagne les
Tuileries à la lumière des torches. Le pape le suit, à dix minutes.

Des ballons s'envolent, on danse dans les rues, des fontaines distribuent
du vin. Le soir, on illumine Paris. On n'avait pas vu semblable spectacle
depuis le temps de l'Être suprême. Des milliers de lumignons brûlent sur les
façades. Les théâtres affichent des pièces de circonstance. Le Théâtre-
Français joue un Cyrus de Marie-Joseph Chénier où l'on couronne un roi
qui fait le bonheur de son peuple. Les Parisiens rentreront tard à la maison.
Le lendemain, on supputera la dépense.

La Deuxième République tentera de renouer avec la fête civique et


patriotique. La plantation des arbres de la Liberté, en mars 1848, donne lieu
à des fêtes de quartier, avec chants, bal et boisson gratuite. La fête de la
Fraternité, le 20 avril, un long défilé de la Garde nationale et de l'armée, de
l'Étoile à la Concorde, est surtout une réplique à la journée insurrectionnelle
du 16 et une démonstration de force du gouvernement provisoire. La fête de
la Concorde, le 21 mai, s'inspire davantage des grands spectacles du temps
de la Convention. Mais le cœur n'y est plus, après la journée du 15 mai, et
les moyens n'y sont pas davantage. Il y a cinq cents jeunes filles formant
cortège de vierges antiques. De robustes chevaux de labour tirent le char de
l'Agriculture. On avait prévu des bœufs aux cornes dorées, mais on n'a
trouvé que des bêtes de boucherie, fort impropres à l'emploi. Le peuple
applaudit, mais sans savoir quoi. De l'archevêque qui refuse la mascarade à
l'ouvrier qui attend de la République autre chose que du cirque, en passant
par les députés qui viennent armés et le pauvre Lamartine que l'on force à
embrasser une rosière, chacun tient la fête pour un pensum. Il n'y en a pas
moins foule le 19 novembre pour le feu d'artifice tiré à la barrière de l'Étoile
pour fêter la promulgation de la nouvelle constitution.

QU'EST-CE QUE LA FÊTE?

Il est des signes obligés de la fête. Le premier, ce sont les cloches. Elles
participent du rythme quotidien ou annuel de la liturgie. Dans les grands
moments, elles annoncent la nouvelle ou appellent à la fête. Elles ont sonné
pour les naissances princières, pour les victoires, pour la paix. On connaît
les sonneries spontanées de la soirée du 24 août 1944. Elles sonnent aussi le
glas des décès.

Chaque jour, elles sonnent l'Angélus du matin, du midi et du soir. Les


sonneries matinales seront supprimées après 1950 par le cardinal Feltin,
soucieux du repos des Parisiens qui ne se lèvent pas avec le jour. Pour les
fêtes, en revanche, le Parisien identifie les grandes cloches qui résonnent
dans le ciel de la capitale. La plus ancienne, de 1331, est à Saint-Merry. Dix
cloches parisiennes datent du XVIe siècle, cinquante du XVIIe, soixante et
une du XVIIIe. Les principales sont le gros bourdon Emmanuel -
officiellement Emmanuelle-Marie-Thérèse - de Notre-Dame (13 tonnes,
1685), que huit sonneurs devaient ébranler jusqu'à son électrification en
1953, la Marie offerte (1527) à Saint-Germain-l'Auxerrois par François Ier
et qui devait sonner la Saint-Barthélemy, la Savoyarde - Françoise-
Marguerite - du Sacré-Cœur (18 tonnes, 1895) et le bourdon de Saint-
Sulpice (12 tonnes, 1824). Paris a ses carillons. Il n'en est pas de vraiment
ancien, le premier étant celui (38 cloches, 1862) qui occupe le clocher de la
mairie du 1er arrondissement et passe pour être à Saint-Germain-
l'Auxerrois. D'autres sont plus récents, comme ceux de Saint-Jean-de-
Montmartre (11 cloches, 1904), de Saint-Jean-Bosco (28 cloches, 1937) et
de Sainte-Odile (23 cloches, 1949).

Dans le paysage de la capitale, les architectures éphémères sont un autre


signe de fête, à tout le moins jusqu'au Second Empire, si tant est que les
tribunes du 14 Juillet n'en perpétuent pas la tradition. On notera que, dans
une ville où le défilé est un rite et où les personnalités officielles sont de
fondation, l'idée n'est jamais venue de construire une fois pour toutes un
podium. Les bals ne sont pas moins nécessaires. Du Moyen Age à nos
jours, le peuple danse aux carrefours et sur les places. Les bals de l'Hôtel de
Ville ont été renommés du Moyen Age jusqu'en plein XXe siècle. Le grand
bal avait quelque peu perdu de son importance sociale sous la Restauration.
Louis-Philippe renoua avec la tradition. Quatre grands bals par an aux
Tuileries, deux petits bals, d'innombrables soirées de gala n'ont alors pour
fin que d'éblouir la société et lui faire oublier que la nouvelle monarchie est
née sur les barricades. Mais c'est sous le Second Empire que le bal des
Tuileries ou de Compiègne devient le passage obligé de toute vie mondaine.

Le tournoi est par excellence, depuis le cœur du Moyen Âge, le jeu par
excellence qui permet à la chevalerie de montrer sa vaillance et aux
bourgeois d'en profiter. Le bourgeois n'assiste guère aux bals de la cour, et
le prince ne descend guère dans la rue pour danser avec les chambrières.
Pour le tournoi, la cour est à la tribune et la population aux fenêtres. On
dresse les lices, entourées de barrières doubles - les valets sont entre les
deux, pour secourir les cavaliers désarçonnés ou blessés, en tout cas
empêtrés dans leurs armures - et divisées par une barre dont le premier
emploi est d'éviter les chocs frontaux. Ce que cherche le chevalier, c'est
normalement à rompre des lances de bois léger qui éclatent en choquant
l'écu, et à désarçonner ainsi l'adversaire.

Encore qu'on y combatte en grand appareil et avec tous les atours


possibles, et ce au son des fanfares, le tournoi n'est pas un simulacre. Même
lorsqu'il n'est pas un combat à mort, on peut compter des victimes. Geoffroy
Plantagenêt, comte de Bretagne, trouve la mort le 19 août 1186 au cours
d'un tournoi donné dans la plaine des Champeaux. Le 30 juin 1559, Henri II
fête par un grand tournoi la conclusion de la paix avec l'Espagne et les deux
mariages princiers qui vont s'ensuivre, celui d'Elisabeth de France avec
Philippe II et celui de Marguerite de France avec le duc de Savoie. Les lices
sont établies au milieu de la large rue Saint-Antoine, dépavée pour la
circonstance et barrée devant l'hôtel d'Angoulême - ce qui subsiste des
Tournelles - par deux architectures de bois en manière d'arcs de triomphe
donnant passage aux cavaliers. Dans une rencontre avec Gabriel de
Montgomery, le roi est blessé à mort. D'abord en fuite, Montgomery sera
pris et décapité en place de Grève en juin 1574. Sous Henri IV, en 1605, au
cours d'un tournoi organisé devant la cour par le duc de Nevers, un éclat de
la lance du duc de Guise éventre le maréchal de Bassompierre, qui
manquera en mourir. Le roi interdira désormais les véritables tournois.

Jusqu'au début du XVIIe siècle, les tournois s'accompagnent souvent de


joutes données dans la rue ou sur une place comme la cour et les jardins du
Louvre par des adversaires à pied, ou sur la Seine depuis des bateaux à
rames. Le tournoi met enjeu des chevaliers, les joutes des bourgeois aussi
bien que des princes. On voit en 1609 Henri IV enlever à cheval des
anneaux. Une autre «course de bagues» fait courir la foule en 1656 au
Palais-Royal. Le soir, après les tournois ou les joutes, on danse, les
seigneurs à la cour, les bourgeois dans la rue.

Il y a le tournoi qu'organise la cour, mais aussi celui que procure


l'initiative de chevaliers désireux de prouver leur vaillance. Il est encore des
occasions de la sorte en plein XVe siècle : en 1415, six Espagnols et
Portugais lancent un défi à six Français. Tout Paris se déplace pour voir le
spectacle, qui se déroule dans la plaine de Saint-Ouen. Le Bourgeois de
Paris ironisera sur le fait qu'il fallait plus de temps pour aller à cheval d'une
porte à l'autre que pour voir déconfits les Portugais. Les Parisiens ne
s'amusent pas moins quand, en 1468, devant les Tournelles, quatre
Normands passablement bravaches, qui ont lancé un défi à quiconque
oserait les affronter, voient se dresser contre eux quatre officiers royaux
issus de la bourgeoisie d'affaires, un Raguier, deux Sanguin et un Louviers,
et se font déconfire par le receveur des aides Charles de Louviers, en qui
nul n'avait jamais vu un grand homme d'armes.

À cheval ou à pied, le combat devient un jeu d'honneur. Il annonce le


duel des temps modernes. Le peuple s'assemble pour le spectacle, on dresse
des tribunes pour les princes, on commente les péripéties, on juge la
victoire, la défaite ou le défaut. On parle longtemps, dans les années 1300,
du combat acharné qui oppose le sire de Tancarville et le sire d'Harcourt,
dont le rang social fait qu'ils comptent chacun leurs partisans au sein de
l'entourage royal. En 1387, sortant à peine de prison et parvenu au Louvre,
le connétable Olivier de Clisson lance à qui voudrait le diffamer un défi
public que personne ne relève. Les Parisiens manifestent vivement, en
1475, quand Boffile de Juge attend toute une journée glaciale - on est le 26
décembre - en place de Grève, la hache à la main, un Italien nommé Giulio
de Pise qui ne viendra pas. On commente en 1528 le défi lancé par François
Ier à Charles Quint, lequel n'envoie qu'un héraut d'armes chargé de discuter
les conditions du combat. On n'en reparlera plus, mais le Parisien s'est
amusé. On daube en 1539 quand, en présence de François Ier, Pierre du
Plessis attend en vain dans la cour du Louvre le seigneur de Vanlay,
Gaucher de Dinteville, qui l'a cité pour la cause que Du Plessis l'a traité de
sodomite. Le Parisien ne sera pas frustré du spectacle : le roi fait traîner
dans la poussière le blason du seigneur de Vanlay, puis le fait pendre, en
compagnie d'un mannequin de paille représentant ledit Vanlay, à la potence
du cimetière Saint-Jean. On ne reverra plus Vanlay à la cour. Le plus
souvent, on ne se bat que pour l'honneur des dames, c'est-à-dire pour
montrer sa vaillance. Cela peut quand même coûter la vie à l'un des
combattants. Lorsque la vengeance s'en mêle, le duel peut être délibérément
mortel. Ainsi le maréchal de Biron et deux compagnons laissent-ils morts
sur le champ, en 1586, trois adversaires dont l'un n'a que le tort d'avoir
épousé la demoiselle que convoitait Biron.

Le paroxysme du combat d'honneur est atteint vers 1600. Tout conduit au


duel. Un temps calmé, après l'édit de 1626 et malgré quelques actions
spectaculaires, par la rigueur de Richelieu, le besoin d'un règlement armé
des affaires d'honneur reparaît dès le temps de Louis XIV, mais avec une
discrétion due à la prudence et favorable aux potins. On s'interroge en 1665
sur l'identité des deux dames qui se sont battues au pistolet à trois lieues de
Paris. L'une est morte, et c'est tout ce qu'on en sait hors des familles. Le
lieutenant de police, Nicolas de la Reynie, se montre particulièrement
vigilant contre les duels. L'édit de 1679 qui impose l'arbitrage préalable de
la Cour des maréchaux dans toute affaire d'honneur ne portera que
lentement ses fruits. On se battra encore jusque vers le milieu du XVIIIe
siècle. Sous Louis XV, Mme de Nesle et Mme de Polignac échangent des
balles au bois de Boulogne; Mme de Polignac y laissera le bout de l'oreille.

S'il demeure ensuite rare jusqu'à la Révolution, le duel se fait fréquent


aux lendemains de l'Empire, quand le moindre geste déplacé remet face à
face les anciens émigrés et les demi-soldes. Tout au long du XIXe siècle, on
se battra pour l'honneur d'un nom ou les beaux yeux d'une dame. C'est pour
une « coquette » - une demoiselle qui refuse ses avances - que meurt en
1832 le génial mathématicien qu'est déjà, à vingt ans, Évariste Galois. Mais
l'affrontement politique demeurera jusqu'au milieu du XXe siècle l'une des
causes les plus normales de ces rencontres qui ont lieu dans une clairière du
pourtour de Paris en présence de quelques témoins et d'un médecin,
cependant que le commissaire de police fait semblant de chercher les
combattants pour interdire le combat. Les duels du prince Pierre Bonaparte
et ceux de Clemenceau seront longtemps célèbres. La violence verbale des
polémiques de presse conduit souvent sur le pré. Le monde ajoute les
affaires de femmes, et la bourgeoisie emboîte le pas pour faire bonne figure.
De Victorien Sardou à Labiche en passant par Dumas fils, le théâtre trouve
un inépuisable ressort dans ces duels où l'on se tue pour une offense faite à
une demi-mondaine (La Dame aux camélias) ou pour une affaire
d'orthographe sur le livre d'or d'une auberge (Le Voyage de Monsieur
Perrichon). Encore fréquents jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, les duels
disparaissent dans les années 1960. L'un des derniers verra s'affronter en
1967 Gaston Defferre et le député René Ribière qu'il avait traité de
«minable». Certains, à la fin, alimentent surtout l'ironie des chroniqueurs.
Ainsi en va-t-il du duel, arrêté à la première goutte de sang, du marquis de
Cuevas et de Serge Lifar, duel de chorégraphes qui s'achève par une
embrassade théâtrale.

Pendant que le duel à deux ou à six succédait au combat à grand


spectacle pour les affaires d'honneur, venait, pour remplacer le tournoi
comme spectacle, le carrousel. D'abord appelé « carrouzère », c'est une
démonstration raffinée qui n'a plus rien d'un combat. Le carrousel est un
ballet donné par des cavaliers empanachés, des chars à figures
mythologiques, des compagnies de soldats déguisés. Le roi et les princes y
prennent part. On voit des carrousels dès le XVIe siècle, comme celui que
l'on offre aux Parisiens rue Saint-Antoine, le 20 janvier 1559, pour fêter le
mariage de Claude de France, fille de Henri II, avec le duc de Lorraine. Le
premier grand carrousel est celui que, dans la nuit du 5 au 6 février 1606,
donne Henri IV pour fêter le mardi-gras. Le char de la Guerre est fait d'un
éléphant portant une tour peuplée de musiciens qui sonnent du fifre et
battent le tambour à la moresque, le tout conduit par les pages du duc de
Nevers déguisés en singes. On parlera longtemps du carrousel donné place
Royale (des Vosges) les 5-7 avril 1612 pour les fiançailles de Louis XIII.
On y a vu d'étonnantes entrées, comme celle des « Chevaliers de la Gloire »
avec leur cortège de Turcs habillés à la moresque.

C'est le carrousel donné par Louis XIV les 5 et 6 juin 1662 pour fêter la
naissance du Dauphin, le 1er novembre précédent, qui donnera son nom à la
place délimitée par le palais des Tuileries et la galerie du Bord-de-l'Eau, sur
l'emplacement de l'enceinte de Charles V enfin détruite et remplacée par le
parterre de Mademoiselle, la fille de Gaston d'Orléans - la Grande
Mademoiselle - ayant habité les Tuileries jusqu'en 1652. Ce qui restera «le
Carrousel» est précédé d'un défilé des six cent cinquante cavaliers qui,
depuis le Marché aux chevaux, gagne les Tuileries par la rue Saint-
Augustin, la rue de Richelieu et la rue Saint-Nicaise. Suivant les musiciens
que les gravures d'Israël Silvestre qualifient de tympanistae et de tubicines,
et les figures mythologiques de satyres et de faunes, précédés de leurs
chevaliers, de leurs écuyers et de leurs pages, viennent le duc de Guise à la
tête d'une troupe déguisée en Indiens d'Amérique, puis le duc d'Orléans,
frère du roi, conduisant une armée déguisée à la mode persane, et le duc
d'Enghien, fils aîné du prince de Condé, suivi de ses pseudo-Indiens d'Inde.
C'est alors le roi, en empereur de l'armée romaine. Tout le monde, dans ce
qui devient la «Nouvelle Rome», comprend l'allusion. Le cortège s'achève
avec l'armée des Turcs que mène le prince de Condé. La musique des
régiments du roi ferme la marche. Dans la cour, que domine la haute tribune
dressée sur la façade des Tuileries, se succèdent des figures équestres, des
quadrilles, des courses de têtes et de bagues. Le roi lui-même, costumé en
empereur antique, commande une quadrille - ce nom ne deviendra masculin
qu'au XIXe siècle - de cent cavaliers déguisés en Romains. Empanachés de
cimiers hauts de plus d'un pied, les princes - Orléans, Guise, Condé,
Enghien - paradent à la tête de quadrilles de Persans, de sauvages
d'Amérique, de Turcs et d'Indiens. L'exotisme, on le voit, concourt à la
splendeur de la monarchie. Le prix est remis par la reine Marie-Thérèse au
marquis de Bellefonds, chevalier de la quadrille de Monsieur : c'est un
portrait du roi, enserré dans un coffret serti de diamants. Le vainqueur de la
course de bagues, le comte de Tavannes, reçoit son prix des mains d'Anne
d'Autriche. Les deux reines sont assises sur deux trônes, sous le dais. Le roi
est debout, en empereur romain.
Le carrousel va passer de mode. Subsistera, avec le feu d'artifice qui
réjouit tout le monde, la joute nautique qui offre un spectacle peu cher pour
la joie du bon bourgeois. Ce que l'on attend, c'est de voir les concurrents
tomber à l'eau. Les fenêtres des maisons élevées sur les ponts sont très
recherchées.

Avec le tournoi ou la joute, le cortège ou le défilé est l'une des


manifestations autour desquelles s'organise la fête officielle. Héritier de la
procession religieuse, mais aussi de l'entrée solennelle et de la présentation
des combattants à l'aube du tournoi, le défilé est occasion de parcourir les
rues en montrant force et opulence, et en exprimant la joie générale par des
musiques appropriées. Le défilé est donc une procession laïque. Rien
d'étonnant à ce qu'il se développe au XVIe siècle. La conclusion d'un traité
de paix donnait lieu, au XVe siècle encore, à un Te Deum. L'esprit laïc
accompagne - ou remplace - l'hymne par la cavalcade. C'est un défilé
triomphal qui, le 14 décembre 1518, célèbre, des Tournelles à Notre-Dame,
la conclusion du traité avec l'Angleterre. Dans la cathédrale, le chœur est
tendu d'un pavillon de drap d'or porté par des piliers d'argent doré. Un
festin, le 22 décembre, clôt les festivités.

Avec le carrousel, la mode est, dès le XVIe siècle, aux défilés de chars.
Une somptueuse architecture de bois peint et doré porte un décor d'animaux
fantastiques, de fleurs et de feuillages que domine sur un trône une figure
emblématique, une jeune fille figurant, selon le thème du défilé, une déesse,
une ville, une vertu.

Catherine de Médicis multiplie les défilés à grand spectacle, les


triomphes à l'antique, les ballets comiques, les tournois, les danses, les fêtes
costumées où l'on parcourt la ville en des accoutrements que la foule
regarde avec des sentiments mitigés. Sous Henri IV, on s'étonnera encore de
voir César de Vendôme, fils du roi et de Gabrielle d'Estrées, déguisé pour
un bal en Cupidon, et des seigneurs, pour un autre, figurer des pots de fleurs
et des moulins à vent.

On a longtemps évité, compte tenu du risque de coup de force, de faire


entrer une armée dans la capitale. Napoléon fait parader la Garde, non
l'armée de ligne, et la paix de Vienne, qui suit la victoire de Wagram et
annonce le mariage avec Marie-Louise, est fêtée par cent coups de canon
lors du retour de l'empereur, puis par un banquet de trois mille couverts à
l'Hôtel de Ville, non par un défilé de l'armée victorieuse. Louis XVIII, seul,
déroge à la règle en faisant défiler sous son balcon des Tuileries, le 2
décembre 1823, l'armée du duc d'Angoulême revenant victorieuse de sa
campagne d'Espagne. En règle générale, Paris a sa garnison de ligne, mais
rien de plus.

Ce sont les victoires du XXe siècle qui font renaître le défilé, dans un
contexte politique changé : le gouvernement ne craint aucun coup de force
de la part des « poilus ». Peu célébré en 1919 par un gouvernement qui
craint maintenant les débordements des anciens combattants, le 11
Novembre se joint à partir de 1920 aux célébrations de la République,
parallèlement au 14 Juillet mais avec la nuance qu'apporte le souvenir de
milliers de morts.

Désormais, l'armée est seule à parcourir Paris : les notables sont à la


tribune, et c'est la force des armées que l'on montre, non la fortune de l'État,
mais il n'est pas de défilé qui, pour les besoins de l'hommage au Soldat
inconnu, ne soit précédé d'un cortège présidentiel. Au lendemain des
victoires, les chefs de l'armée se font applaudir à la tête de leurs troupes.
Les parcours changent, non le cérémonial. À la revue du Champ-de-Mars
qui avait célébré sous le Second Empire la Saint-Napoléon du 15 août et à
celle de Longchamp qui marquait le 14 juillet républicain succède donc le
défilé, qui emprunte diverses artères - en 1896, il est déjà aux Champs-
Elysées, en 1916, il va de la rue Royale à la République par les Boulevards
- jusqu'à la descente des Champs-Élysées le 14 juillet 1919 par une armée
que précèdent en personne, à cheval, les maréchaux Foch, Joffre et Pétain.
Ce sera le dernier passage d'un défilé sous l'Arc de Triomphe : le 28 janvier
1921, après un sordide marchandage qui commence par une sépulture
provisoire au deuxième étage de l'Arc, le Soldat inconnu choisi parmi les
morts de Verdun prend place sous l'Arc de Triomphe, avec une tombe de
bronze sur laquelle brûle à partir du 11 novembre 1923 une flamme qui sera
ravivée tous les soirs, même pendant l'Occupation de 1940-1944. Les
étudiants y manifesteront contre l'occupant le 11 novembre 1940, et
plusieurs seront arrêtés à cette occasion. Par la suite, on y verra en pleine
occupation des officiers de la Wehrmacht - non des SS - se mettre au garde-
à-vous pendant la cérémonie.

Le rite du défilé ne connaîtra que deux incidents : en 1921 et en 1929, le


défilé du 14 Juillet est annulé à la dernière minute : la canicule pourrait
provoquer une hécatombe.

Dès lors, revues et défilés ont lieu aux Champs-Élysées. Après la


Seconde Guerre mondiale, les Parisiens y font une ovation à Winston
Churchill debout dans sa voiture au côté du général de Gaulle (11 novembre
1944), comme aux généraux - Leclerc, Montsabert, Béthouart - qui
conduisent le grand défilé de la victoire (18 juin 1945). La remise à la ville
de Paris de la croix de compagnon de la Libération est occasion d'un autre
défilé (2 avril 1945). Pour varier, le défilé du 14 juillet 1945, que conduit le
général de Lattre de Tassigny, aura lieu de la Bastille à la République. On
reviendra ensuite aux Champs-Élysées. On y voit en 1959 les chefs d'État
des pays de la Communauté, puis plusieurs fois des chefs d'État invités pour
la circonstance. Après la disparition des spahis de Senlis, le panache
demeurera attaché à la présence de la Garde républicaine à cheval et à celle
de la Légion étrangère. Les écoles militaires se font plus nombreuses pour
ouvrir le défilé, que ferment les sapeurs-pompiers, toujours fort applaudis.
Un défilé aérien devient d'usage, quand le temps ne s'y oppose pas, à partir
de 1945. Le tracé de fumée tricolore de la Patrouille de France devient une
tradition.

Il y a les défilés dont le Parisien se serait passé : l'entrée des Prussiens en


1871, décrite par Alphonse Daudet dans les Contes du lundi, ou celle des
Allemands en 1940. Le public fit défaut. Il y a foule, en revanche, aux
Champs-Élysées le 26 août 1944 pour la descente triomphale, sans la
moindre mise en scène, du général de Gaulle.

La fête s'achève normalement par un feu d'artifice. Depuis le XVIe siècle


et au XXe encore, celui-ci est souvent l'objet d'une mise en scène. On
emprunte à la mythologie (le combat d'Apollon et de Python devant le
Louvre en 1623), on élève des architectures provisoires (la grotte de Thétis
aux Tuileries en 1719), on assemble des escadres sur la Seine (entre le Pont-
Neuf et le pont Royal, avec un temple flottant de l'Hyménée, pour les
premières fiançailles de Louis XV en 1722). À partir de 1744, un nom
domine les festivités de la lumière, celui de Ruggieri. C'est Pierre-Antoine-
Marie Ruggieri qui, le premier, compose de fusées, de soleils et de bouquets
un spectacle complet. Sous l'Empire, on fait appel à Francesco Piranesi pour
de grandioses mises en scène autour de temples grecs et de colonnes
romaines portés par des radeaux.

Tiré au Champ-de-Mars, aux Invalides ou sur le Pont-Neuf, les trois sites


qui offrent la plus grande capacité d'accueil et de vision, parfois tiré du
sommet de la tour Eiffel, souvent complété de musique, de chants, voire de
récitations poétiques, le feu d'artifice du 14 Juillet devient le spectacle
populaire de l'été. Lorsqu'après 1977 l'initiative passe à un maire de Paris
élu, il est aussi le pendant politique du défilé : l'un est l'affaire de l'État,
l'autre celle de la Ville. Et à l'horizon de la capitale, les communes de la
banlieue rivalisent pour offrir leur propre feu d'artifice. Un nouveau genre
de spectacle naît de cette concurrence, que favorisent les progrès
d'artificiers capables d'atteindre désormais de sérieuses altitudes : ce sont
les soirées auxquelles convient leurs amis les Parisiens dotés d'une terrasse
ou d'un balcon bien placé pour laisser apercevoir plusieurs feux à la fois.
Montmartre et les Buttes-Chaumont font ici recette, tout comme les tours de
la Défense ou du front de Seine.

Les technologies contemporaines se mêlent dans les années 1930 aux


vieilles recettes du feu d'artifice et des chandelles ou des lampions aux
façades. Car on illuminait déjà le Louvre au temps de Louis XIV. Mais au
XXe siècle la fête de la lumière emprunte à l'électricité les moyens d'un
nouveau spectacle. Quelques tentatives d'illuminations électriques avaient
étonné à la veille de la guerre une ville qui tenait beaucoup à son surnom de
Ville-Lumière mais le devait à ses artères marchandes. Paris n'avait oublié
ni les projecteurs qui donnaient vie la nuit aux pavillons de l'Exposition
universelle de 1937, ni les milliers d'ampoules qui avaient fait de la tour
Eiffel, de 1925 à 1936, une tour de lumière sur laquelle se lisait en lettres de
feu le nom d'André Citroën, désireux, dit-on, de rappeler ainsi son existence
à une amie qui lui avait juré de l'oublier. Il en restait quelques projecteurs,
et en premier lieu ceux qui faisaient des grandes eaux du palais de Chaillot
un spectacle sans pareil. Les eaux et la lumière reparurent dans la nuit du 8
au 9 mai 1945. La tradition se reprit de célébrer les fêtes par des
illuminations. Dès les années 1950, celles-ci devenaient hebdomadaires.
Vingt ans plus tard, elles marquaient toutes les soirées d'un été largement
calculé.

Le spectacle «son et lumière» atteint Paris lorsqu'en 1951, pour fêter un


deuxième millénaire de la capitale un peu arbitraire dans son historicité, les
Parisiens voient apparaître dans le ciel des Invalides des images projetées.
En 1963, un spectacle lumineux visible des berges de la rive gauche
embrase tous les soirs pendant trois mois les tours et les arcs-boutants de
Notre-Dame, cependant que, sur une musique de Campra, s'allument les
vitraux éclairés de l'intérieur. Seule, la lassitude d'un voisinage peu désireux
d'entendre tous les soirs la même musique et le même récit limitera à
quelques expériences, notamment aux Invalides, le succès parisien de ce
type de spectacle.

Il arrive que la fête finisse mal, la bousculade et la soif des soirées


chaudes conduisant parfois à de véritables massacres. On compte cent
trente-deux morts au soir du 29 mai 1770, à la fin du feu d'artifice tiré en
l'honneur du mariage du futur Louis XVI. Au XXe siècle, le 14 Juillet
s'achève parfois à l'hôpital.

Quel que soit le type de fête, et la raison de la fête, le petit commerce des
vendeurs ambulants et le plus souvent improvisés ne perd pas ses droits. On
vend l'image du héros du jour, du souverain en visite ou du personnage que
l'on enterre. L'usage ne fera que substituer la photo à la gravure et le
magazine à la carte postale. Les fleuristes font des affaires vers 1850 devant
les grilles qui entourent la colonne de Juillet et son caveau où les morts de
février 1848 ont rejoint ceux de juillet 1830. Aux obsèques de Victor Hugo,
on vend des lorgnettes en os d'un petit centimètre de long : à l'intérieur, on
voit le patriarche avec ses petits-enfants. Les grands défilés font naître la
vente de périscopes en carton. De pleins paniers de cocardes surgissent au
lendemain des victoires. Lorsque le 2 avril 1945 Paris reçoit la croix de la
Libération, on vend des reproductions en carton vert et noir de la
décoration, et tous les Parisiens de l'arborer jusqu'au soir.

Les victoires se fêtent aussi en rebaptisant les ponts et les rues. Austerlitz
et Iéna deviennent dès 1807 des noms de pont. Il faudra en 1815 changer le
pont d'Iéna en pont des Invalides pour le sauver de la colère de Blücher. La
victoire sur l'Espagne fait en 1824 de la colline de Chaillot une colline du
Trocadéro. Le Second Empire usera largement du procédé pour récupérer la
gloire du Premier. La République sera parcimonieuse : le quai de la Marne
ne sera qu'une rive du canal de l'Ourcq et l'avenue de Verdun une impasse.
Les derniers changements de la sorte seront en 1949 la transformation du
pont de Passy en pont de Bir-Hakeim et en 1966 la dénomination du
nouveau pont du Garigliano.

LE MONDE ET LE DEMI-MONDE

Si la fonction de capitale multiplie les fêtes dont profite plus ou moins le


Parisien, elle crée de surcroît un milieu favorable au développement d'une
fête mondaine où l'aristocratie et la bourgeoisie se retrouvent entre elles
comme en n'importe quelle ville de province, mais avec une abondance qui
tient à la concentration des élites sociales et économiques. Si le bal de
préfecture rivalise avec ceux des châteaux, il ne rivalise pas avec celui des
Tuileries. De même, si les intendants et les gouverneurs éblouissent leur
ville, ils demeurent en arrière des fermiers généraux, des ministres, des
banquiers. Par nature, la fête mondaine n'a rien de particulier à Paris. Elle se
distingue par sa fréquence, par son niveau, par ses participants.

Notons à ce propos que les banquets qu'offrent dans la capitale les grands
de ce monde souffrent longtemps d'un manque de femmes. Jusqu'au XIXe
siècle, les délégations, les ambassades, les suites princières, les états-majors
comprennent une majorité d'hommes seuls. Il appartient donc à l'hôte de
compléter ses tables en faisant appel non à des femmes du même monde,
dont les maris toléreraient mal de n'être pas invités, mais à des bourgeoises
dont les maris n'auront qu'à se sentir honorés par épouse ou fille interposée.
De là naît cette étonnante catégorie sociale : les dames et demoiselles de la
Ville. Femmes ou filles de notables, d'échevins ou de bourgeois aisés, elles
apportent aux banquets le charme de leur présence et de leurs plus beaux
atours. Naturellement, certaines se laissent séduire. La bourgeoise devient
ainsi la maîtresse d'un grand seigneur. L'affaire finit souvent mal. Le
seigneur n'a pas cru à une liaison éternelle, et le bourgeois campe sur sa
fureur. On vit en 1468 la femme d'un marchand abandonner son mari pour
rejoindre à Blois le comte de Foix Gaston IV, passer avec lui trois
merveilleuses journées, se retrouver l'un des ornements de la cour de Louis
XI et s'entendre finalement prier d'aller faire retraite à Fontevraud.

Il n'en va naturellement pas de même quand on se propose de danser. Du


Moyen Âge aux temps contemporains, la danse est l'une des distractions
préférées de la bonne société. On danse à la Cour, on danse chez les grands
et chez les financiers. Le bourgeois s'y prend quand il peut : Monsieur
Jourdain veut donner le bal et apprend le menuet. Le populaire n'a que le
cabaret, ou la place publique les jours de fête. C'est le Régent qui, en 1716,
imagine le bal public ouvert à une société choisie : le bal de l'Opéra.

Dans les hôtels particuliers, le bal est un rite. C'est aussi une
manifestation d'opulence : on y montre ses salons, ses robes et ses bijoux,
son argenterie et ses cristaux, sa domesticité même. Le bal donne la mesure
des fortunes et des cercles de relations. Qui l'on y voit est plus important
que ce qu'on y danse. C'est enfin un lieu de rencontres choisies : ainsi
marie-t-on ses filles. Le bal tient une place de choix au XVIIIe siècle dans
les relations sociales de l'aristocratie et de la haute bourgeoisie. Cette place
ne fait que croître après Thermidor. Le Directoire danse beaucoup, et bien
des femmes doivent une fluxion de poitrine à la robe légère « à la grecque »
qui ne protège certainement pas du froid. Le bal déguisé fait fureur. Le bon
goût est parfois oublié par une société qui a eu trop peur. Au « Bal des
victimes » réservé aux familles des guillotinés, les hommes sont coiffés « à
la bourreau » et les femmes ont un fil rouge autour du cou. On danse
d'abondance au XIXe, quand rivalisent l'ancienne et la nouvelle aristocratie,
les anciennes fortunes et celles des nouveaux financiers, les dames du
monde et celles du demi-monde. Alors qu'en province les bals de préfecture
ont pour objet la lutte contre les réceptions de château, à Paris les Tuileries
accueillent la même société qui, au gré des affinités politiques ou sociales,
se retrouve dans les hôtels du faubourg Saint-Germain ou ceux de la plaine
Monceau.

La danse demeure, jusqu'au milieu du XIXe siècle, fidèle aux principes


de l'Ancien Régime. On danse en ligne, ou par groupes : la pavane du XVIe
siècle se dansait par couples, le quadrille du XIXe se danse à huit. On ne se
tient pas par la ceinture, on donne la main. Venue d'Europe centrale, la
danse par couples enlacés apparaît vers 1810 avec la mazurka, dans les
années 1815 avec la valse, après 1840 avec la polka, que l'on dansera à
l'Élysée en 1850 chez le Prince-Président.

Le bal de société fait son apparition au XIXe siècle. Il souligne d'un


divertissement une festivité dans laquelle il s'insère : réunion annuelle d'une
association caritative, mariage, fête patronale. Ainsi naît le bal de charité,
comme celui qui, en février 1830, rapporte 116 000 francs aux bureaux de
bienfaisance de la Ville, ou comme les bals qui réunissent sous la
Monarchie de Juillet l'aristocratie légitimiste du faubourg Saint-Germain au
profit des anciens pensionnés de la Liste civile de Charles X, privés de leur
revenu par Louis-Philippe. De même nature, mais réservé à une haute
bourgeoisie d'affaires, est le bal des «Petits Lits blancs» organisé de 1924 à
1956. Donné après la guerre à l'Opéra, il partagea alors la vedette avec le «
Bal des débutantes», qui comportait comme clou la présentation des
«débutantes» choisies parmi les familles les plus huppées. De l'un et de
l'autre le grand public n'avait que les images procurées par les
hebdomadaires.

Système d'invitations mutuelles où les familles contrôlent à la fois la


tenue des soirées et leurs fréquentations, le rallye apparaît dans les années
1950 comme une forme sociale d'organisation des rencontres que procure le
bal et qui peuvent conduire à des mariages.

Les grandes écoles prennent leur place dans le cycle des bals de société.
Ces «bals d'étudiants» échappent à tout contrôle familial. On y trouve en
revanche une certaine unité de fréquentation. Ils s'accompagnent
généralement d'une fête, avec spectacle et tombola.

La charité est prétexte à d'autres fêtes. Ventes ou spectacles au bénéfice


d'une œuvre font partie du calendrier de tous les milieux. Au sommet de la
société, c'est le Bazar de la Charité dont l'incendie, le 4 mai 1897, fait cent
trente-cinq morts, endeuillant l'aristocratie et la haute bourgeoisie, et ce sont
les spectacles de gala organisés au profit d'une œuvre. À la base, ce sont les
ventes de charité paroissiales, les braderies municipales au profit de la
caisse des écoles et les ventes organisées par de nombreuses associations.
En son temps, la Kermesse aux Étoiles, au bénéfice des œuvres des anciens
de la 2e DB, occupa la chronique des festivités ouvertes à tout un chacun. Il
en reste la fête annuelle de l'Humanité, qui alimente la caisse du Parti
communiste, et quelques ventes de livres avec signature des auteurs comme
celle du Pen Club ou celle du Figaro Magazine.

Ville de la fête royale ou républicaine, ville de la convergence des


appétits de plaisir du monde entier, Paris cultive, plus que toute autre ville,
le mythe de la Belle Époque. Ne parlons pas ici des mythes économiques,
du bon temps du roi saint Louis et de sa forte monnaie jusqu'aux «trente
glorieuses», dont la figure reste celle du président Pompidou. Il s'agit ici de
ces moments de grâce où le Parisien - de l'aristocrate qui y a sa part et du
bourgeois qui y participe quelque peu au boutiquier et au restaurateur qui en
ont les retombées et à l'ouvrier qui s'en indigne quand il se demande qui
paie et en rêve quand il en entend les flonflons - profite d'un temps de
stabilité politique et économique pour s'étourdir d'une fête à épisodes qu'il
reconstruira largement quand les temps se feront plus durs. Entendons-nous
bien, la Belle Époque n'est jamais pour tout le monde, et elle est d'autant
plus belle que le temps a passé. Pour le menu peuple, elle est plus souvent
dans les rêves ultérieurs que dans la réalité du temps.

La première est sans doute cette fin du XIVe siècle où l'on croit finis la
guerre et les troubles sociaux. À partir des années 1385, Paris est le cadre
d'une fête qui doit tout aux princes, à la jeune reine Isabeau de Bavière
comme à son beau-frère Louis d'Orléans. Le Parisien renâcle quelque peu
devant la dépense, que porte le contribuable. Mais il cultivera, trente ans
plus tard, le souvenir nostalgique d'un temps où l'on ne s'égorgeait pas dans
les rues, où les portes de la ville n'étaient pas murées, où les ports étaient
fréquentés et les boutiques achalandées.

Ne confondons pas fêtes de cour et Belle Époque. La cour n'est pas la


ville, et l'on ne peut vraiment parler de Belle Époque que si la ville participe
des plaisirs de la cour ou les suit de près. Ainsi n'en est-il pas du temps de
Henri III, dont le goût pour les mignons, les parfums et les bijoux ne touche
guère que son entourage, laissant le Parisien plutôt narquois qu'imitateur.
La Régence voit au contraire la ville se prendre pour l'émule de cette cour
que tient à Paris le duc d'Orléans. Après le corset social du règne de Louis
XIV et de Mme de Maintenon, c'est l'explosion. La liberté des mœurs n'est
pas le propre des fêtes du Palais-Royal. L'aristocratie et une partie de la
haute bourgeoisie font leur le goût du souper fin tournant à la fête galante,
voire à l'orgie. Le phénomène reste parisien : la province s'étonne des échos
qu'elle a des plaisirs de Paris. Il demeure aussi élitiste : le menu peuple, qui
vit durement cette époque de crise, n'est que plus choqué par les relents qu'il
perçoit de la fête.

Différente est la Belle Époque du Directoire. La joie tient à l'étonnement


de ceux qui se découvrent survivants. On s'étourdit parce qu'on a eu peur.
Les muscadins sont la vitrine d'une capitale qui renoue avec la tranquillité,
car les coups d'État qui se suivent ne troublent jamais la rue que quelques
heures. On danse partout, dans les salons, mais aussi dans ces bals publics
qui s'installent dans les parcs d'attractions, voire au jardin des Carmes, au
cimetière Saint-Sulpice ou aux Champs-Élysées. Les Merveilleuses portent
le cheveu court et bouclé, la robe drapée à l'antique. Il en est pour ne pas
hésiter devant la transparence. On voit quelques seins nus. La fête est aussi
littéraire que politique et les salons bruissent de conversations où brillent
une Germaine Necker devenue Mme de Staël, une Thérésa Cabarrus
devenue Mme Tallien, une Juliette Récamier, une Fortunée Hamelin, une
Joséphine de Beauharnais, un Marie-Joseph Chénier, un Benjamin
Constant. À l'arrière-plan, une effrayante misère se trouve masquée par
cette haute société qui fait fortune et qui cultive au salon, au bal et au
théâtre une douceur de vivre artificiellement décalquée de l'Ancien Régime.

Avec une prospérité dont la capitale n'avait jamais connu l'équivalent, et


avec la venue des premières vagues de touristes fortunés qu'attirent les
fastes de la cour aussi bien que ceux des expositions, le Second Empire est
en soi une Belle Époque. Hôtels, restaurants et cabarets font fortune. Aller à
Paris est l'ambition de tout fêtard de province. Yséjourner est une preuve de
goût chez le riche étranger. D'année en année, Jakob Eberts, dit Jacques
Offenbach, met en scène une société où l'amusement d'un goût souvent
douteux se cache derrière une frénésie de plaisirs. Jouée à l'occasion de
l'exposition de 1867, La Vie parisienne en est le modèle au théâtre du
Palais-Royal, cependant qu'on donne La Grande-Duchesse de Gérolstein
aux Variétés.

La défaite, la Commune et les « affaires » de la fin du XIXe siècle


séparent ce temps de celui pour lequel sera inventée la locution «Belle
Époque» : l'époque 1900. Paris se pose alors, sans voir ce qu'une telle
réputation peut avoir de négatif à long terme, en symbole de l'esprit, de la
légèreté, du divertissement. On laisse certaine élégance vestimentaire à
Londres et la musique à Vienne. Paris, c'est la gaieté. Dans La Dame de
chez Maxim, Feydeau met en scène avec causticité l'admiration béate du
provincial venu s'amuser à Paris dans un anonymat qui permet les aventures
galantes. Mais la Belle Époque, c'est aussi le fruit d'une rapide
reconstitution des capacités économiques après la crise des années 1872-
1895. On cesse de fermer des entreprises. On en ouvre de nouvelles. Le
plein emploi fait participer le monde ouvrier au mythe de la Belle Époque.
Quant aux milieux aisés, ils font la fortune d'une haute couture qui émerge
comme un art au rayonnement international dans la continuité d'une activité
artisanale plusieurs fois séculaire. Les souvenirs de la défaite et de la
Commune s'estompent : les uns oublient l'insurrection, les autres la
répression. Et le temps est d'autant moins à l'humiliation que l'on conjugue
la fierté des réussites de l'Exposition de 1889, les espoirs liés à celle de
1900 et la fièvre cocardière qui accompagne la constitution du nouvel
empire colonial, largement constitué à l'encontre des ambitions anglaises et
allemandes. Ajoutons, dans certains milieux, l'effervescence intellectuelle,
le bouillonnement artistique qui font de Paris la capitale de la création, des
arts plastiques à la mode en passant par le théâtre. La brutale rupture
provoquée par la guerre de 1914 aura pour effet de diffuser le mythe jusque
dans des couches modestes de la population parisienne, celle qui n'a eu que
les miettes de la fête mais, dans les années 1920, regrette à la fois l'avant-
guerre et ses vingt ans, comme les survivants de la tourmente
révolutionnaire faisaient dans les années 1815 l'apologie de la «douceur de
vivre» du XVIIIe siècle. On en oubliera qu'en 1900 les sujets d'inquiétude
étaient légion.

De quoi est faite cette Belle Epoque? D'une fête quotidienne à laquelle ne
participe qu'une société fortunée où se côtoient les aristocraties de la
noblesse titrée et de la finance, mais dont la diffusion d'une presse illustrée
procure au petit peuple un certain écho. La Parisienne suit et commente
l'évolution de la mode, le talent des couturiers, la fantaisie des chapeaux et
la richesse des bijoux. Le demi-monde a largement sa place dans la Belle
Epoque. Fait nouveau, les grandes cocottes envahissent les restaurants à la
mode. Le badaud les voit passer dans les calèches. 1914 interrompra tout
cela.

La paix revenue, commencent les Années folles. Elles vont durer


jusqu'en 1929, ponctuées de quelques événements comme les
représentations de la Revue nègre aux Champs-Élysées ou comme
l'Exposition des Arts décoratifs. Joséphine Baker et Maurice Chevalier sont
pour le monde les chantres de Paris. Les Parisiens dansent le charleston.
Abandonnant la redingote et le haut-de-forme, les hommes adoptent le
veston et le chapeau mou. Les femmes découvrent leurs chevilles, coupent
leurs cheveux et allongent leur silhouette. La haute couture voit surgir de
nouveaux noms. Le cinéma prend sa place dans les loisirs. Quant à la Belle
Époque 1900, elle devient une référence. Tout cela sombrera dans la crise
économique de 1929, les soubresauts politiques et la marche à la guerre.
CHAPITRE XII

Une ville de clercs

LES ORIGINES

C'est vers le milieu du IIIe siècle qu'arrive chez les Parisii le premier
évêque, en qui la tradition voit Denis. Cette venue représente alors l'une des
avancées les plus notables du christianisme vers le nord. Denis meurt
martyr entre 251 et 258, mais son œuvre demeure. Au siècle suivant, la ville
apparaît comme un centre d'évangélisation. La communauté chrétienne est
suffisamment active pour se doter d'un cimetière propre. Dominé par
l'évêque Hilaire de Poitiers, un concile convoqué contre l'arianisme se tient
à Paris en 360. À la fin du IVe siècle, l'organisation de l'Église, calquée sur
celle des provinces romaines, fait de l'évêque de Paris un suffragant de
l'évêque métropolitain de Sens.

Deux personnages marquent le Ve siècle, avant même l'arrivée de Clovis.


L'un est l'évêque Marcel, dont la figure de vainqueur du paganisme est
illustrée par la légende, largement développée au siècle suivant, du saint
terrassant le dragon. L'autre est la vierge Geneviève, influente dans la cité
dès les années 440, organisatrice en 451 de la mise en défense contre une
éventuelle attaque des Huns et en 486 d'une réelle défense contre les
entreprises des païens francs. C'est dans ce temps que surgissent les
premières églises, autour de l'église-mère de la Cité. On voit au Ve siècle
une église dans un cimetière de la rive gauche, une autre sur la rive droite,
au nord, sur la tombe de saint Denis.

Une topographie sacrée s'élabore donc vers le Ve siècle. Des noms de


saints soulignent la structure de la ville du Bas-Empire finissant. Il y a la
voie par laquelle saint Denis est allé vers le martyre, celle par laquelle est
arrivé saint Martin, revenant de Trèves, et celle qu'empruntait saint Marcel
pour gagner les cimetières chrétiens de la rive gauche.

Clovis fait faire à Paris un progrès décisif en favorisant l'activité


religieuse de la ville qu'il choisit pour capitale. Lui et ses successeurs
multiplient les fondations. Paris, qui n'est pas métropole, devient l'un des
centres de la vie ecclésiale dans le royaume franc : cinq conciles s'y
réunissent entre 552 et 614. À cette dernière date, on y compte soixante-
dix-neuf évêques : autant dire la quasi-totalité du royaume franc. Les
évêques de Paris commencent de jouer un rôle dans l'entourage politique du
roi mérovingien. Au milieu du VIIe siècle, Landry (vers 654) est
référendaire de Clovis II. À la suite, Chrodobert (vers 657-663) et
Sigobrand (vers 664) sont les conseillers de la reine Bathilde.

Le relais est pris à l'époque carolingienne par Saint-Denis. La nouvelle


dynastie fait peu de cas de Paris, attirée qu'elle est par ses racines rhénanes
et par son front ouvert sur la Germanie, mais elle demeure attachée à Saint-
Denis, dont l'abbé Fulrad a négocié à Rome le changement politique de 751.
C'est bien pour marquer une continuité dans la légitimité que Pépin reçoit à
Saint-Denis le pape Étienne II et s'y fait sacrer par lui. L'Église de Paris,
elle, va vivre sans le roi, et ce jusqu'au moment où la ville assaillie par les
Normands devra en 885-886 son salut à la collaboration du comte Eudes et
de l'évêque Gozlin. Le comte deviendra roi, et le siège épiscopal de Paris
s'en trouvera rehaussé.

LE SIÈGE

Que savons-nous de la cathédrale? Un premier siège semble avoir, dès le


temps de l'évangélisation, été situé au sud-est, dans ce qui sera plus tard le
bourg Saint-Marcel. Puis il s'établit au cœur de la ville, dans la Cité. Peut-
être ne s'agit-il encore que de simples demeures de chrétiens. La cathédrale,
dédiée à Saint-Étienne, que fait élever le roi Childebert Ier vers le milieu du
VIe siècle, est à la pointe orientale de la Cité. Située en avant de la façade
actuelle et sous celle-ci, c'est une vaste basilique à cinq nefs précédées d'un
narthex, longue de quelque 70 mètres, large de 35. Les contemporains
vantent le décor de leur cathédrale. Elle est flanquée au nord d'un baptistère,
Saint-Jean-le-Rond, et dès le début du VIIe siècle d'une seconde église, qui
apparaît au IXe siècle comme dédiée à Notre-Dame. On compte alors trois
églises : Saint-Étienne, qui tient encore en 829 le rôle de siège épiscopal,
Notre-Dame à l'est et Saint-Germain-le-Vieux à l'ouest. Ce groupe
épiscopal, que complètent au sud le palais de l'évêque appuyé sur le rempart
romain et au nord le cloître entouré de murs, ainsi qu'un hospice, tombera
en ruine et sera abandonné lors de la réfection de la cathédrale romane entre
1120 et 1148. Mais on verra encore les vestiges de Saint-Étienne au milieu
du XIIe siècle, en avant de la cathédrale romane qui a remplacé l'église
Notre-Dame. Ils disparaîtront lors de la construction de la cathédrale
gothique.

Les conciles continuent de se tenir dans le Paris carolingien. Tous sont


d'intérêt régional. Louis le Pieux convoque celui de 825 pour mettre un
terme aux échos occidentaux de la querelle des Images, celui de 829 pour
assurer la réforme qui rend aux clercs la disposition des biens concédés aux
églises. Le concile de 845 n'est plus qu'un synode, qui ébauche la mise en
place dans la ville des prêtres-cardinaux, les futurs curés paroissiaux. Ceux
de 849 et 853 sont surtout convoqués pour préciser les règles de la
discipline ecclésiastique.

Le royaume capétien continue de tenir à Paris, outre des synodes


régionaux comme les «conciles» de 1006, de 1072 et de 1074, de véritables
conciles à l'échelle, au moins d'une partie du royaume. En 1024, on y traite
d'un conflit qui agite les Aquitaines. En 1051, c'est le roi Henri Ier qui
convoque les évêques du royaume pour juger un hérésiarque, Bérenger de
Tours. En 1074, on se dispute pour ou contre la réforme grégorienne, et
c'est le parti des clercs concubinaires qui l'emporte sur celui du pape, que
mène l'abbé de Pontoise. En 1104, les évêques des provinces de Sens et de
Tours s'assemblent à Paris à l'instigation du légat pontifical pour absoudre le
roi Philippe Ier. En 1129, sous la présidence d'un légat, ce sont les provinces
de Sens, Reims et Bourges qui, à Saint-Germain-des-Prés et en présence de
Louis VI, arbitrent une affaire bénéficiale entre Saint-Denis et Argenteuil.
Avec Louis VII, la capitale du Capétien commence de prendre une autre
dimension : en 1147, le pape Eugène III, alors réfugié en France, préside en
personne le concile tenu par des cardinaux, des évêques, des abbés - dont
Suger et Bernard de Clairvaux - et des maîtres en théologie comme Adam
du Petit-Pont et Hugues de Champfleury, afin de juger les propositions de
l'évêque de Poitiers Gilbert de la Porrée sur la Trinité. En 1186, à la
demande du patriarche de Jérusalem, un concile de tout le royaume est
convoqué par Philippe Auguste pour décider d'un secours à la Terre Sainte.
Deux ans plus tard, un autre concile parisien institue, pour financer contre
Saladin ce qui sera la troisième croisade, une dîme que les contribuables
diront «saladine» et qui sera fort impopulaire. En 1213, le légat Robert de
Courçon tient à Paris un concile essentiel pour la mise en œuvre d'une
réforme de l'Église, de la discipline ecclésiastique en particulier.

Après deux conciles en 1226 et en 1256, la pratique des réunions à Paris


tend à disparaître devant une centralisation pontificale qui appelle des
réunions hors de portée des princes temporels. Pour nombreux qu'y soient
les prélats, les assemblées convoquées par Philippe le Bel contre Boniface
VIII et contre les templiers, puis les assemblées vouées sous Charles VI à
en finir avec le Grand Schisme d'Occident, traduisent plus la fonction de
capitale politique que celle de centre religieux.

À la carte administrative de la Gaule romaine, Paris devait de n'avoir


qu'un évêque. L'archevêque était à Sens. La chose devint gênante lorsque
Paris prit sa place de première cité du royaume, par sa population comme
par sa fonction de capitale. Mais les Capétiens - Philippe Auguste comme
Philippe le Bel et même saint Louis - ne tenaient guère à trouver devant
eux, dans leur capitale, une trop haute autorité ecclésiastique. Que l'Eglise
de France n'eût pas de chef évident n'était pas pour leur déplaire. Un seul
roi songea à faire élever le siège de Paris au rang d'archevêché : Charles V,
qui en fit la demande en 1377. Le pape éluda, s'en tenant à conférer à
l'évêque de Paris le port du pallium, insigne des archevêques, mais sans le
titre et sans les prérogatives de juridiction. L'année suivante, le pape était
mort, et c'était le Grand Schisme d'Occident. On ne parla plus de l'affaire.
Alors que l'Église de France allait s'organiser, après la soustraction
d'obédience de 1398, pour vivre sans pape, le roi ne se pressait pas de lui
donner un chef autre que lui-même. Mais on ne pouvait feindre d'ignorer les
réalités. En 1522, c'est à Paris que se tient le concile provincial de Sens.
L'affaire fut reprise, subitement, en 1622, lorsque Louis XIII voulut faire
en faveur des Gondi un geste qui équilibrât la faveur montante de Richelieu.
Grégoire XV ne se fit pas prier. Le 20 octobre 1622, Jean-François de
Gondi devenait archevêque de Paris à la mort de son oncle Henri de Gondi,
qui n'en était qu'évêque. Louis XIV devait par la suite, en 1674,
récompenser les flagorneries et le zèle gallican de l'archevêque François de
Harlay - zèle qui le privait du chapeau de cardinal - en attachant au siège de
Paris le titre de duc de Saint-Cloud, promu en 1690 au rang de duché-pairie.

LES ABBAYES

Très tôt, Lutèce a donc pris rang parmi les cités dont la christianisation
assure la réputation. Si la cathédrale - ou plutôt l'ensemble cathédral-reste
jusqu'au XIe siècle l'unique église séculière, la seule qui soit normalement
constituée pour le culte à l'intention des fidèles, le dynamisme des clercs et
la ferveur des laïcs fait surgir dès les premiers temps de la paix religieuse,
c'est-à-dire dès le IVe siècle, des édifices religieux dont le statut ne sera
précisé que plus tard. Dans la Cité comme sur les rives, les sanctuaires
apparaissent, souvent sur l'emplacement de lieux de culte protohistoriques
que les premiers évangélisateurs ont détournés faute de les faire oublier. Au
cœur de cimetières gaulois, on voit ainsi surgir de nouveaux sanctuaires, qui
maintiennent en vie des sites religieux hérités du plus ancien paganisme.

Lutèce reçoit dès la fin du IVe siècle des reliques des saints milanais
Gervais et Protais, et leur fait tout de suite un succès. Un sanctuaire s'élève
en leur honneur sur un monceau de la rive droite, sur un lieu de culte
celtique dont témoignera jusqu'au XVe siècle la pierre levée du Pet-au-
Diable. Célébrée le 19 juin, la fête des deux saints participe de la
célébration du solstice, juste avant la Saint-Jean. L'orme de Saint-Gervais
perpétuera jusqu'à la Révolution la valeur surnaturelle et affective du lieu.

De peu postérieur est le sanctuaire auquel succédera l'église Saint-


Jacques-de-la-Boucherie. Il occupe l'autre monceau de la rive droite, sur un
autre lieu de culte antérieur au christianisme qu'attestent à la fois le
mégalithe de la Pierre au Lait, encore en place au Moyen Âge, et une stèle
de Mercure retrouvée grâce aux fouilles contemporaines. Avec une nef à
abside, il est le plus ancien témoignage de l'architecture préromane à Paris.
Il sera recouvert d'une église romane au XIIe siècle et d'un édifice gothique
aux XVe et XVIe. Celui-ci sera détruit en 1797, Saint-Jacques étant réduit à
une tour.

Les abbayes prolifèrent aux temps mérovingiens. Clovis et Clotilde, les


premiers, donnent à Paris la dimension religieuse à laquelle ne suffisait pas
la cathédrale. Sur le « mont » Leucototius qui domine la rive gauche, autour
de la sépulture de Geneviève, ils construisent une superbe basilique, dédiée
aux Saints-Apôtres Pierre et Paul. Le marbre y foisonne. Clovis y est
inhumé en 511, et Clotilde en 545. Détruite par les Normands, elle est
restaurée au IXe siècle comme collégiale de chanoines séculiers. Au XIe, les
désordres y deviennent permanents. Ils durent jusqu'à ce qu'en 1148, après
une échauffourée où le roi a reçu des coups, et sur ordre du pape, Suger
réforme les Saints-Apôtres et en fasse une abbaye de chanoines réguliers de
Saint-Augustin qui prend à la fin du XIIe siècle le nom de Sainte-
Geneviève. Ebauchée par une chapelle au début du XIIIe siècle, une église
paroissiale s'élève par la suite : ce sera Saint-Étienne-du-Mont.

L'époque mérovingienne voit aussi s'élever plusieurs églises au milieu de


cimetières récemment christianisés, de ces cimetières aux modestes
sarcophages de plâtre qui flanquent la route du Nord et dans une campagne
encore en friche. Il en est plusieurs entre le monceau Saint-Jacques et la
vieille Pierre-au-Lard. Au chevet de la future église Saint-Merry, c'est dans
une petite «celle» Saint-Pierre que se retire vers 697 l'abbé d'Autun saint
Merry. Quelques siècles plus tard, la celle devient un monastère, qui
s'intègre au XIe siècle dans Saint-Merry, devenue l'une des églises
importantes depuis qu'en 884 on a inhumé là, à l'abri de l'enceinte alors
nouvelle, le corps de Merry.

Le conseiller de Dagobert, le trésorier et évêque saint Éloi est un grand


fondateur de sanctuaires. Dans la Cité, il fonde vers 635 une abbaye de
femmes, Saint-Martial, qui deviendra Saint-Éloi. Au XIIe siècle, à la suite
de quelques désordres, les moniales seront remplacées par des moines de
Saint-Maur-des-Fossés. Sur la rive droite, le même Éloi fait construire à mi-
chemin de Saint-Pierre et de la Seine l'église qui conservera les reliques de
sainte Colombe, une vierge consacrée de Sens, dans un reliquaire fabriqué
par Éloi lui-même, dont le talent d'orfèvre était connu. L'église médiévale
Saint-Bon est probablement située sur le lieu même du sanctuaire de Sainte-
Colombe. Peut-être paroisse à la fin du XIe siècle, Saint-Bon sera ensuite
rattaché à Saint-Merry. Autre fondation d'Eloi, la basilique Saint-Paul
s'élève au milieu du cimetière des moniales de Saint-Martial.

C'est à l'instigation de l'évêque Germain que Childebert, fils de Clovis,


fait construire sur la rive gauche une superbe basilique, couverte de bronze
doré, pour recevoir la tunique de Saint-Vincent qu'il vient de rapporter de
Saragosse. Consacrée en 558, peuplée de moines venus d'Autun, c'est
l'abbaye de Saint-Vincent-et-Sainte-Croix. On allait y inhumer d'abord le
roi, puis en 576 l'évêque Germain, pour lequel on renommera l'église : ce
sera Saint-Germain-des-Prés. Dès le VIe siècle, Saint-Vincent, apparaît
comme la concurrente des Saints-Apôtres. On compte deux cent douze
moines à Saint-Germain-des-Prés vers 800. Il y en aura encore cent vingt au
creux de la vague, après 872. L'abbaye devient rapidement l'un des grands
propriétaires fonciers de la région. Le polyptyque rédigé entre 806 et 829
pour l'abbé Irminon reste le modèle d'une description minutieuse des biens
et des charges d'une propriété monastique.

Un cimetière est aménagé au VIIe siècle sur la rive droite, face à la pointe
occidentale de la Cité. L'évêque Landry fait construire là en rase campagne
une église, où il sera enterré en 657. Sans doute reconstruite à l'époque
carolingienne, c'est un bel édifice sur plan central lorsqu'elle doit supporter
les violences des Normands. Après avoir été quelque temps Saint-Germain-
le-Neuf, elle devint Saint-Germain-le-Rond, ces noms la distinguant de
l'église située dans la Cité, Saint-Germain-le-Vieux, et du monastère de
Saint-Germain-des-Prés. C'est sans doute à l'évêque Anchery (886-910), qui
a été abbé de Saint-Germain d'Auxerre avant de succéder à Paris au
défenseur de la capitale contre les Normands, Gozlin, que l'on doit la
clarification par un changement de nom : l'église devient Saint-Germain-
l'Auxerrois. Au XVIIIe siècle, elle sera l'une des premières églises
paroissiales de Paris.
C'est encore un cimetière qui donne naissance vers 700 à une église
Saint-Martin, le long de la route qui prolonge sur la rive droite le grand
cardo romain, au-delà d'un oratoire de branchages, construit au VIe siècle à
l'extérieur de la porte nord de la ville sur le lieu d'un miracle de saint
Martin, oratoire dont elle prendra le nom. C'est Saint-Martin-des-Champs.

En bref, une dizaine d'églises surgissent entre le VIIe et le milieu du VIIIe


siècle : Saint-Martial, Saint-Christophe et Saint-Pierre-des-Arcis dans la
Cité, Saint-Paul, Sainte-Colombe (plus tard Saint-Bon), Saint-Germain-le-
Rond, Saint-Merry, Saint-Martin et Saint-Pierre-de-Montmartre sur la rive
droite, Saint-Serge et Saint-Bacchus sur la rive gauche.

Les fondations anciennes sont inégalement réparties dans l'espace. On en


compte neuf sur la rive gauche : à l'ouest Saint-Pierre et Saint-Vincent
(Saint-Germain-des-Prés), au centre Saint-Séverin, Saint-Julien-le-Pauvre,
Saint-Benoît-le-Bétourné, Saint-Symphorien, Saint-Étienne-des-Grès et les
Saints-Apôtres (Sainte-Geneviève), à l'est Saint-Victor, auxquels on peut
joindre, au sud-est, les plus lointaines Notre-Dame-des-Champs, Saint-
Médard et Saint-Marcel. Il n'y en a que deux sur la rive droite : Saint-
Gervais et Sainte-Opportune, ainsi que, plus éloignées, Saint-Germain-
l'Auxerrois à l'ouest et Saint-Martin-des-Champs au nord. La Cité n'a
toujours que la cathédrale Saint-Étienne.

Vient le temps de l'insécurité. Au IXe siècle, les Normands font des


ravages. Bien des églises vont rester en ruine pendant près de deux siècles.
La reconstruction ne vient que, après 1050, quand reprennent l'activité
marchande de la route du Nord et l'expansion de la rive droite au-delà de
son enceinte carolingienne. C'est alors seulement que la reconstruction des
espaces saccagés commence de donner à la rive droite son équilibre par
rapport à la rive gauche et à son héritage romain. Ainsi Henri Ier restaure-t-
il en 1050 Saint-Martin-des-Champs dont son fils Philippe Ier fait une
collégiale, puis en 1079 un prieuré clunisien, dont la générosité des princes
et des fidèles fera l'un des établissements ecclésiastiques les plus riches de
la région.
Les fondations se poursuivent à l'époque des grands défrichements. En
1113, à l'instigation du grand théologien Guillaume de Champeaux, Louis
VI fonde sur la rive gauche, à l'est de la ville, une abbaye de chanoines de
Saint-Augustin sur l'emplacement d'une chapelle dédiée à saint Victor. Ce
que cherche Guillaume de Champeaux, qui vient d'abandonner ses
fonctions d'écolâtre de Notre-Dame pour s'installer là en 1108, c'est un peu
de tranquillité matérielle et intellectuelle. Il entend enseigner, et avec plus
de liberté. Très vite, Saint-Victor devient un foyer de vie spirituelle et
intellectuelle, assurant la diffusion de la réforme grégorienne et rivalisant
pour la théologie et les arts libéraux, autrement dit la philosophie, avec
l'école de Notre-Dame. Son rayonnement culmine dans les années 1130 au
temps de l'écolâtre Hugues de Saint-Victor.

Les cisterciens cherchent l'isolement. On comprend qu'ils aient peu


essaimé à Paris. Tardivement, la capitale voit se fonder à la périphérie
quelques maisons de cisterciennes. En 1198, pour accueillir des prostituées
repenties, le curé de Neuilly-sur-Marne, Foulque, et Pierre de Roissy
fondent à l'est de Paris une nouvelle abbaye, Saint-Antoine-des-Champs,
vite intégrée dans l'ordre de Cîteaux. Apparaissent ensuite celle de
l'Abbaye-aux-Bois (fondée en 1207 près de Noyon et repliée à Paris au
faubourg Saint-Germain en 1654) et celle de Pentémont (fondée à Beauvais
en 1217 et transférée au même faubourg Saint-Germain en 1671). Dès le
début du XIIIe siècle, c'en est fini du refus de la propriété. Les villes sont
une réalité que l'ordre ne peut négliger. Dans le temps où il constitue des
seigneuries rurales, il acquiert des maisons en ville. Les cisterciens sont
donc riches à Paris des acquisitions foncières de leurs monastères plus ou
moins éloignés qui se soucient d'abord d'un pied-à-terre parisien, puis de
placements en immeubles à louer. C'est en particulier le cas de l'hôtel de
Maubuisson, derrière Saint-Gervais, d'abord résidence parisienne de
l'abbesse et de ses religieuses, puis immeuble de rapport depuis la fin du
XVe siècle comme le sont les autres maisons acquises par l'abbaye. Les
Vaux de Cernay, Chaalis, Royaumont, Pontigny, Preuilly ont leur maison,
tout comme Cîteaux et Clairvaux.

À Montmartre, lieu de culte aussi ancien que le peuplement de la région,


Louis VI fonde en 1134 près de l'église mérovingienne Saint-Pierre une
abbaye de femmes qu'il peuple de moniales venues de Reims.
Le Temple est tout autre chose qu'une abbaye. Fondé en 1118, l'ordre a
déjà sa maison parisienne dans les années 1130. Dès ce moment, le Temple
de Paris se distingue des simples commanderies, qui sont des unités
d'exploitation et de résidence. Il fait figure de maison mère de l'ordre en
Europe. C'est là que, présent le grand maître, se tient le chapitre solennel de
1146. Cent trente templiers y entourent le pape et le roi, l'année suivante,
pour un chapitre qui ressemble à un concile.

Trois maisons se succèdent avant l'effondrement de 1307. Au XIIe siècle,


les templiers sont au nord de Saint-Jean-en-Grève, avec un petit donjon
rectangulaire, que la tradition parisienne appellera plus tard la tour du Pet-
au-Diable. Sur un terrain donné à l'ordre en 1272 s'élève le Nouveau
Temple, derrière Saint-Gervais. À vrai dire, il sert surtout de comptoir
financier : à deux pas du centre économique de la ville, il reçoit la clientèle.
Le Trésor royal y est conservé. Mais les templiers ont reçu dès le XIIe siècle
un vaste enclos hors la ville, à l'est du bourg Saint-Martin. Ils y construisent
alors une chapelle en rotonde, en souvenir du Saint-Sépulcre de Jérusalem;
elle est complétée au début du XIIIe siècle par une église gothique sur plan
basilical traditionnel. C'est toujours là qu'ils élèvent peu avant 1240 une
forteresse carrée, que remplace à la fin du XIIIe siècle le grand donjon qui
symbolise leur puissance et que l'histoire retiendra pour avoir été la prison
de Louis XVI et de Louis XVII.

Au fil des siècles, le Temple a constitué à Paris une énorme fortune


foncière. En amont de la place de Grève, il a depuis 1272, derrière Saint-
Gervais, une censive avec une grange et un port. Un moulin sous le Grand-
Pont, un four à la porte Paris, une maison aux Champeaux complètent le
patrimoine proprement urbain. Au nord, l'enclos de ce qui sera le Temple
définitif s'étend au XIIe siècle de la rue de la Verrerie aux abords du marais,
autour des rues qui portent encore ces noms significatifs : la rue du Temple
et la rue Vieille-du-Temple. La construction de l'enceinte de 1190 coupe
l'enclos, mais ne fait que valoriser la partie désormais urbaine. Le Temple
définitif s'élèvera dans la partie que l'enceinte maintient hors des premières
spéculations. Attribué après l'effondrement du Temple à l'ordre de l'Hôpital,
il restera jusqu'à la Révolution le siège du Grand Prieuré de France.
Les abbayes sont sur le territoire de Paris, mais elles tiennent fort à
l'indépendance qu'elles doivent, au regard de l'évêque, à leur statut régulier.
On le voit bien quand, pour la consécration du chœur de Saint-Germain-
des-Prés en 1163, l'évêque Maurice de Sully tente de se glisser dans le
cortège du pape Alexandre III. Il est vite débusqué, et chassé. L'abbé
s'honore de recevoir le pape, mais il ferait beau voir que l'évêque en profitât
pour se croire chez lui.

Les créations religieuses de l'époque qui suit se traduisent naturellement


par l'ouverture de maisons à Paris. Tout naturellement, les ordres mendiants
qui apparaissent au début du XIIIe siècle se détournent des implantations
rurales de l'ancien monachisme pour s'établir aux portes, voire au cœur, de
cet organisme social en pleine croissance qu'est la ville. C'est à la
dynamique des nouvelles forces liées au développement économique que
les mendiants entendent joindre une nouvelle dynamique de la prédication.

Dès 1217, les premiers frères prêcheurs, venus de Toulouse, sont à Paris,
provisoirement établis en la Cité. Ils occupent en 1220 un ancien hospice
pour pèlerins dénommé Saint-Jacques à cause de Compostelle. Leur
notoriété fera passer le nom de la maison à la rue, et les religieux
deviendront les jacobins. Saint Louis financera quelques années plus tard la
construction de l'église à deux nefs. C'est seulement en 1611 qu'ils ouvriront
une maison sur la rive droite : ce couvent de la rue Saint-Honoré donnera
son nom au club des Jacobins.

Sur les traces des dominicains, les franciscains, qui étaient à Saint-Denis
depuis 1217, sont à Paris avant 1224 et s'installent en 1234 entre la porte
Saint-Michel et la porte Saint-Germain, contre l'enceinte de la rive gauche :
ce sera le couvent des cordeliers, ainsi nommés en raison de la corde qui
leur sert de ceinture et symbolise leur pauvreté. Leur église est consacrée en
1262. En subsiste le réfectoire (rue de l'École-de-Médecine).

Issus de réformes successives de l'ordre franciscain, on voit s'établir les


capucins en 1576 près de la place Vendôme, en 1613 au faubourg Saint-
Jacques (transférés en 1779 à la Chaussée d'Antin) et en 1623 au Marais,
sans oublier les capucines (en 1604 rue Saint-Honoré puis en 1688 à
l'emplacement de l'actuelle rue de la Paix), puis les récollets, installés en
1603 à l'extrémité de la rue Saint-Martin, dans un faubourg Saint-Laurent
encore peu urbanisé mais dont le développement au XVIIIe siècle fera de la
chapelle des Récollets une utile annexe de la paroisse Saint-Laurent.
Quelques récollets s'en vont, en 1658, ouvrir une maison sur la rive gauche,
rue du Bac, pour assurer plus facilement la direction spirituelle du nouveau
couvent des récollettes.

D'autres ordres mendiants sont apparus dans la seconde moitié du XIIIe


siècle, souvent grâce à la protection de saint Louis. Les frères de la
Pénitence de Jésus-Christ, plus connus comme les «sachets» parce que leur
robe n'est qu'une sorte de sac, sont établis en 1261. Ils font partie de ces
ordres que, dans un souci de clarification de la vie religieuse, le concile de
Lyon supprimera en 1274. C'est leur couvent du quai qu'occuperont les
Grands Augustins. Les carmes, présents à Paris dès 1259, auront bientôt
deux maisons, l'une en 1309 jouxte la place Maubert, l'autre en 1318 à l'est
du port en Grève, où leur robe rayée leur vaudra le nom de barrés (reste la
rue des Barrés). Les ermites de Saint-Augustin sont en 1260 au Chardonnet
sur la rive gauche et rue Montmartre sur la rive droite. Ils élèvent en 1293, à
la place des sachets, le vaste couvent sur le quai de la rive gauche qui
portera leur nom. Quant les augustins réformés introduiront la confusion, en
1613, on parlera des Grands Augustins pour qualifier le couvent du quai et
des Petits Augustins pour celui des réformés, en bordure du Pré-aux-Clercs.
Quant aux célestins, ils sont installés en 1352 sur la rive droite au-delà des
barrés, sur un terrain où Charles V leur donnera les moyens d'édifier à partir
de 1365 une vaste église, vite populaire auprès des Parisiens. Les ducs
d'Orléans en feront leur nécropole.

Une chartreuse est fondée par saint Louis, hors les murs, au sud du bourg
Saint-Germain-des-Prés. C'est, en 1257, la chartreuse de Vauvert. Avant
même l'arrivée des chartreux, le lieu était connu pour ses apparitions du
diable : on enverra les importuns «au diable Vauvert», puis «au diable vert».

Les réformes de l'époque moderne font apparaître de nouveaux ordres,


comme les carmes déchaussés qui, venant d'Italie, s'établissent en 1611
entre la rue de Vaugirard et la rue Cassette. Ce couvent des Carmes, avec
une église édifiée de 1613 à 1620, sera pendant la Révolution l'une des
principales prisons de Paris et sera le théâtre des massacres des 2-4
septembre 1792. Diverses congrégations voient le jour à Paris, comme
l'Oratoire du cardinal de Bérulle en 1611 (face au Louvre) et les lazaristes
de saint Vincent de Paul en 1625 (au faubourg Saint-Denis, puis transférés
rue de Sèvres en 1817).

Les ordres féminins se multiplient au fil des siècles. Il y a d'abord les


moniales des ordres anciens. Des couvents de bénédictines se fondèrent
jusqu'à l'époque moderne : celles de la Ville-l'Évêque en 1613, celles de
Notre-Dame-des-Prés venues de Mouzon en 1638, celles de Bon-Secours
en 1648. Louis XI installe en 1480 les clarisses au couvent de l'Ave Maria,
non loin du nouvel hôtel de Sens, en arrière des Barrés. Jusqu'à la fin du
Moyen Âge, les religieuses sont surtout des hospitalières qui, à l'Hôtel-Dieu
et dans la plupart des hospices, prennent soin des malades. Bien différente
est l'histoire de Port-Royal, qui n'est en 1626 que la maison parisienne du
faubourg Saint-Jacques donnée par la veuve d'Antoine Arnauld aux
cisterciennes de Port-Royal-des-Champs, près de Chevreuse, et qui se
développe en monastère, indépendant en 1668. La destruction de Port-
Royal-des-Champs pour cause de jansénisme en 1709 laissera le monastère
de Paris seul porteur du nom.

Les temps modernes voient surgir de nouvelles congrégations. Certaines


sont issues des ordres anciens, tels les feuillants issus d'une réforme
cistercienne, qui s'installent en 1587 rue Saint-Honoré, et les carmélites
déchaussées établies en 1604 rue du Faubourg-Saint-Jacques dans l'ancien
prieuré bénédictin de Notre-Dame-des-Champs. D'autres sont
indépendantes, comme en 1619 les sœurs de la Visitation de saint François
de Sales et de Jeanne de Chantal et en 1636 les Filles de la Charité de saint
Vincent de Paul et Louise de Marillac. D'abord installées à La Chapelle,
puis fortement implantées à Paris dès 1641 et connues pour leur action au
service des malades, celles-ci seront jusqu'à l'époque contemporaine, avec
leur grande cornette blanche, les «bonnes sœurs» par excellence.

Le nombre et la force des établissements réguliers à Paris et aux


alentours ne font que contrarier l'autorité et la juridiction de l'ordinaire,
c'est-à-dire de l'évêque. Tout est prétexte à litiges. Lorsqu'on rétablit en
1444 la foire du Lendit, l'évêque et l'abbé de Saint-Denis se chamaillent
pour savoir qui bénira la foire. L'évêque invoque trois siècles de tradition,
l'abbé invoque sa juridiction et menace l'évêque d'une amende. Finalement,
l'abbé bénit la foire d'un côté pendant que l'évêque la contourne et fait
donner de l'autre côté une bénédiction par un maître en théologie.

DES PAROISSES ET DES CURÉS

Il n'est à l'origine qu'un seul clergé séculier, celui qui, autour de l'évêque
et dans sa cathédrale, forme le chapitre. Bien sûr, les fidèles vont prier au
monastère, s'il est plus proche, mais on ne saurait y recevoir les sacrements.
C'est pour rapprocher le culte des fidèles sans les faire échapper à l'autorité
morale de l'évêque que l'on en vient, au XIe siècle, à l'érection d'églises
paroissiales, à l'instar de ce qui se fait depuis longtemps dans les villages.
Des chapelles sont ainsi promues, en attendant d'être reconstruites en plus
grand. De nouvelles églises s'élèvent. Des paroisses sont définies, avec un
territoire. Lorsque le peuplement s'accentue, on démembre une trop vaste
paroisse. Ainsi se crée, entre le XIe et le XIIIe siècle un réseau d'églises
séculières pourvues de desservants, les curés. Les plus anciens portent le
titre de prêtres cardinaux, comme à Rome. Le concile de 845 a dressé la
liste de ces « titres cardinalices » qui, toujours à l'instar de Rome, devaient
servir de stations de Carême à l'évêque. Ce sont Saint Julien-le-Pauvre,
Saint-Séverin, Saint-Benoît qui sera plus tard le Bétourné et Saint-Étienne-
des-Grés. Au XIe siècle, la carte s'élargit : l'abbé de Saint-Victor, le prieur
de Notre-Dame-des-Champs et le curé de Charonne prennent place parmi
les prêtres cardinaux.

Ce réseau constitue, on le verra, un nouveau type de ressort territorial.


Superposé à l'espace seigneurial et à l'espace judiciaire, l'espace religieux
jouera son rôle dans la localisation des hommes et des biens.

Il y a les paroisses de plein exercice, celles qui ont été officiellement


reconnues et dont la liste ne cessera jusqu'au XXe siècle de s'adapter à la
croissance du tissu urbain. Il y a les simples chapelles, lieux de culte aux
origines très diverses, souvent nés d'une sépulture sainte ou d'un cimetière,
parfois d'une fondation pieuse, et dont la fréquentation par les fidèles ne
relève que de la commodité. Comme au monastère, on peut assister dans
une chapelle à tous les offices, entendre le sermon, participer à une
procession ou à une fête. La chapelle fait souvent figure d'annexe d'une
paroisse.

Tous ces bénéfices de curé ou de chapelain constituent, s'ajoutant aux


prébendes des chanoines, un débouché nouveau pour les clercs parisiens.
En un mot, l'importance numérique des fidèles parisiens conditionne celle
du clergé séculier. Ajoutons que, par les nécessités du culte, les curés et
chapelains sont prêtres, ce qui n'est pas le cas de la plupart des clercs, tout
juste tonsurés. C'est donc une élite du clergé diocésain qui trouve là, avec
un bénéfice, des moyens de vivre décents : maison, revenu. Bien sûr, les
différences de niveau sont notables. Le curé de Saint-Gervais, le mieux
pourvu, perçoit au XIVe siècle les deux tiers de ce que perçoit l'évêque, et
des curés comme ceux de Saint-Séverin, Saint-Jean-en-Grève et Saint-Paul
n'en sont pas loin. Au XVIIe siècle, le curé de Saint-Eustache sera tenu pour
un riche bénéficier. Curés ou chapelains, d'autres clercs vivent plus
modestement, mais leur train de vie n'a rien à voir avec celui des curés à
portion congrue des campagnes, et encore moins avec celui des clercs qui,
tels Villon qui d'ailleurs n'y croit pas, attendront toute leur vie le bénéfice
pour lequel ils sont ou voudraient être sur une liste d'attente. Bien des
maîtres séculiers tireront ainsi de leur bénéfice - prébende, cure, chapellenie
- des moyens de vivre qui complète la rémunération attendue des élèves.
Depuis le XIIIe siècle, s'y joignent les offices ecclésiastiques des collèges.
Maîtres, proviseurs et intendants y sont logés et payés. Paris offre donc à
ses clercs bien des moyens de subsister.

Le Moyen Âge a connu la concurrence des églises régulières, dont la


faveur tenait aussi bien à la proximité qu'à la meilleure qualité du clergé.
Villon ne croit pas commettre une erreur en mettant dans la bouche de sa
mère les mots «Au moûtier..., dont suis paroissienne ». Villon sait bien
qu'un moûtier n'est pas une paroisse, mais il est pris pour tel dans la vie
quotidienne d'une femme pieuse. Riche en couvents, la rive gauche retentit
au XIIIe siècle des imprécations des curés contre les ordres mendiants,
franciscains, dominicains et carmes, qui drainent les offrandes et les
fondations. Au XIVe siècle, le Parisien moyen juge sévèrement le
comportement des curés qui ont quitté la ville pendant la Peste noire alors
que l'on y trouvait encore un réconfort chez les carmes. Cette rivalité ne
devait pas cesser jusqu'à la quasi-disparition des grands monastères et des
congrégations. Passé les crises, la Révolution et la Séparation font le
triomphe des églises paroissiales. Et c'est dans le cadre de la paroisse que se
développent entre le XIXe et le XXe siècle les diverses formes de l'Action
catholique.

Le phénomène ancien reparaît, pour des causes diverses dont la première


est certainement la proximité, quand les congrégations reprennent pied sous
forme d'associations cultuelles. Les années qui suivent la normalisation des
relations entre la République et l'Église voient proliférer les chapelles
desservies par des religieux qui ne sont ni moines ni prêtres paroissiaux.
Des œuvres accompagnent les lieux de culte : patronages, ouvroirs,
assistance aux vieillards. Dans la pratique, bien des Parisiens sont, depuis
les années 1930, habitués d'une chapelle plus que paroissiens de leur
paroisse. Les chapelles accueillent même les communions solennelles, et les
archevêques ne refusent pas d'y confirmer. Seules les cérémonies de
mariage et d'enterrement demeurent le quasi-monopole des églises
paroissiales. La conséquence de cet état de fait sera tirée, par besoin de
proximité, lorsque nombre de ces chapelles seront, dans les années 1960 et
au-delà, érigées en paroisses. Le cas sera fréquent dans les arrondissements
du pourtour, du 13e au 20e, dont les paroisses étaient souvent étendues à la
mesure d'un ancien terroir villageois plus que d'un tissu urbain dense.

Bien que les deux phénomènes ne soient liés qu'a posteriori, cette
multiplication des lieux de culte prend une nouvelle résonance dans la vie
spirituelle de la capitale après les réformes liturgiques qui suivent le concile
de Vatican II. L'attachement à la paroisse était favorisé par l'uniformité des
rites et des prières. Seule, la réputation d'un prédicateur attirait les Parisiens
du XVe siècle aux sermons de Jean Gerson à Saint-Jean-en-Grève, ceux du
XXe aux sermons de Mgr Chevrot, ancien prédicateur du Carême à Notre-
Dame, dans sa paroisse Saint-François-Xavier. La diversification des
célébrations conduisit, dans les années 1960, au choix par les fidèles de
l'église qui convenait à l'idée qu'ils se faisaient du culte. À la faveur d'une
circulation aisée le dimanche matin, on vit le Parisien prendre sa voiture
pour aller à la messe de son goût, l'un étant porté vers le grégorien, l'autre
vers la guitare. La vogue des résidences secondaires ne fit que renforcer le
mouvement : bien des Parisiens se firent paroissiens d'une église de
campagne. Mariages et enterrements se transférèrent également, pour une
large part, vers ces lieux de résidence secondaire.

Il ne faut pas oublier le recul de l'habitat parisien. Des paroisses vivantes


dans la journée et en semaine sont pratiquement désertes le soir et le
dimanche. La pratique religieuse a subi là le contrecoup de la mutation des
quartiers. Là encore, le choix du Parisien tempère les effets du
bouleversement, et telle paroisse du centre, privée de ses paroissiens
naturels, attire les paroissiens automobiles par la qualité de ses offices et la
réputation de son organiste.

DES MAÎTRES ET DES COLLÈGES

L'école cathédrale doit d'exister à la réforme de Charlemagne. Tout


évêque doit entretenir une école. Pris parmi les chanoines, un écolâtre la
dirige, et c'est le chancelier du chapitre qui délivre la «licence d'enseigner».
Les deux fonctions seront vite conjointes. Dès la première moitié du XIe
siècle, quelques maîtres, l'archidiacre Albert, puis l'archidiacre Drogon,
assurent la notoriété de l'école de Notre-Dame. Au début du XIIe, le
rayonnement de Paris est assuré par des maîtres comme Guillaume de
Champeaux et Pierre Abélard. Quelques années plus tard, le maître Pierre
Lombard se rend célèbre par son Livre des Sentences qui sera la base de
tous les commentaires théologiques pendant plusieurs siècles. Pierre
Lombard devient évêque de Paris en 1159, un an avant sa mort. Le futur
évêque Maurice de Sully contribue également à la renommée de l'école. On
y entend aussi, après 1164, le célèbre théologien Pierre le Mangeur, puis
après 1171 le moraliste Pierre le Chantre. À cette époque encore, Paris doit
cependant compter avec deux grands centres intellectuels voisins, les écoles
épiscopales de Laon et de Chartres. L'une est héritière de la renaissance
carolingienne, l'autre se développe au XIIe siècle comme le creuset d'un
humanisme chrétien qui sera longtemps fécond.

Les écoles monastiques établies aux portes de Paris font rapidement


concurrence à celle de Notre-Dame. Tout aussi ancienne que celle de
l'évêque, l'école de Sainte-Geneviève est bien endormie quand elle se voit
réformée au XIe siècle et bénéficie au XIIe siècle du prestige de quelques
maîtres qui, tel Abélard, enseignent à titre privé sous la protection de l'abbé.
Les élèves commencent d'y affluer. Mais Sainte-Geneviève ne se développe
vraiment qu'après 1150, sous l'influence de la jeune école de Saint-Victor.
Celle-ci est en effet née de l'enseignement d'un Guillaume de Champeaux
qui, en 1108, avait cru trouver la tranquillité en se retirant dans l'oratoire de
Saint-Victor, aux portes de la capitale. L'abbaye de chanoines réguliers qui
se forme là en 1113 est donc dès ses origines indissociable de son école.
Elle organise et enrichit sa bibliothèque. Des maîtres vite illustres s'y
distinguent : le principal est Hugues de Saint-Victor, qu'on y entend de 1118
à sa mort en 1141. Saint-Victor est alors le premier foyer de vie
intellectuelle à Paris. C'est alors qu'en 1148, le pape Eugène III ayant été
fâcheusement le témoin des désordres de Sainte-Geneviève, cette abbaye
est brusquement réformée. Des chanoines réguliers de Saint-Victor y sont
implantés. Des maîtres viennent de Saint-Victor. En quelques années,
Sainte-Geneviève atteint à la même notoriété que Saint-Victor. La tradition
aidant, des écoles privées se multiplient à l'ombre de Sainte-Geneviève. Des
maîtres de l'école de Notre-Dame viennent y chercher un peu plus de
liberté. On doit souligner le voisinage des deux grandes écoles monastiques,
sur les pentes nord et nord-est de la Montagne Sainte-Geneviève : tout est
en place pour faire de ce quartier la future ville des universitaires. Au
moment où la ville des affaires s'organise autour des deux centres de la rive
droite que sont le port en Grève et les Halles en Champeaux, s'organise
également sur la rive gauche ce qui sera, plus encore que la Cité, le quartier
des clercs, le quartier Latin.

Alors qu'à la fin du XIIe siècle l'école de Saint-Victor est toujours fort
renommée, c'est de l'école cathédrale que part le mouvement
d'indépendance qui va conduire à la création de l'Université. Les écoliers
sont remuants, les chanoines supportent mal leur présence à l'ombre de
Notre-Dame et les maîtres acceptent mal la tutelle trop proche du chancelier
de l'évêché, même si on le choisit parmi les maîtres. C'est lui qui exerce la
juridiction de l'évêque sur les maîtres et les écoliers. La fonction est
prestigieuse. Elle est également rémunératrice : malgré toutes les
interdictions, le chancelier continue de percevoir un droit pour la collation
des grades. C'est dire qu'il est impopulaire.
Dans les années 1200, nombreux sont les maîtres portés à entendre
l'appel de l'abbé de Sainte-Geneviève qui, sur les pentes de la Montagne,
offre à la fois plus de liberté et des espaces. Le prestige de ces maîtres attire
les étudiants. Tout ce monde s'organise, et l'on voit naître les premiers
collèges. Il faudra cependant attendre 1227 pour qu'avec l'autorisation du
pape les enseignements de théologie quittent enfin le voisinage de Notre-
Dame.

Une Université se constitue, au sens originel du mot : un ensemble


organique d'individus liés par une fonction commune. Une assemblée des
maîtres existe déjà de fait vers 1170. En 1200, Philippe Auguste accorde
des privilèges aux maîtres et écoliers, et les prend sous sa protection. Peu
après, entre 1208 et 1210, une «Université des maîtres et des écoliers» est
officiellement reconnue. Ancien étudiant puis maître aux écoles de Paris, le
légat Robert de Courçon leur donne, entre 1213 et 1215, leurs premiers
statuts cependant que le pape Innocent III, ancien étudiant parisien lui aussi,
garantit l'indépendance de l'Université à l'égard du chancelier. Maîtres et
écoliers forment maintenant un corps professionnel. L'Université se donne
un premier sceau, signe de sa personnalité juridique, ce qu'en 1221
approuve Honorius III.

Des facultés se constituent groupant les maîtres et écoliers pour


l'organisation de la matière à enseigner : celle des arts pour l'enseignement
que nous dirions secondaire, celui des sept arts libéraux qui sont ceux de la
connaissance du monde et de l'expression orale et écrite de la pensée, celles
de théologie, de droit et de médecine pour l'approfondissement de la
réflexion et de la connaissance dans un enseignement véritablement
supérieur. Elles existent en fait dès 1212, en droit en 1221, mais le nom de
faculté ne sera officiel qu'en 1255. La répartition des maîtres et des
étudiants en «nations» est attestée dès 1222. Il y en a quatre, la française, la
normande, la picarde et l'anglaise, laquelle regroupe aussi les Allemands,
les Flamands et les Écossais.

En 1225, le pape tente de réduire les prétentions de l'Université. Le


cardinal de Saint-Ange brise leur sceau, accusé de légitimer des extorsions
de fonds. Le tumulte sera tel que le légat devra quitter précipitamment
Paris. Le roi, quatre ans plus tard, fait face à une grève de deux ans
provoquée par la brutale répression d'un carnaval excessif. Certains maîtres
ne reviendront pas : on en retrouvera jusqu'à Toulouse et à Cambridge. Dès
lors, les maîtres s'entendront à jouer habilement du pape contre le roi et du
roi contre le pape, pour acquérir leur indépendance. La bulle Parens
scientiarum confirme en 1231 tous les privilèges de l'Université, y compris
le droit de grève. Les clercs en useront d'abondance. C'est finalement en
1246 que l'Université, à la veille de sa grande querelle avec les ordres
mendiants, reçoit définitivement son sceau et peut se doter d'une juridiction
propre, les délits de droit commun commis par des maîtres ou des étudiants
relevant maintenant de cette cour et non plus de l'évêque. La consécration
vient en 1292 : l'Université de Paris se voit conférer par le pape le droit de
donner la «licence d'enseigner en tout lieu ».

Les quatre nations des Arts élisent, vers 1245, un recteur chargé de
représenter leurs intérêts. Ce recteur peut être régnicole ou étranger. Il
passera très vite pour le chef de toute l'Université, cette prérogative étant
limitée par la durée de son mandat électif : trois mois. L'Université entend
bien n'avoir aucun maître.

Le succès de la jeune Université est rapide. Favorisée par la charte de


1200 qui garantit les libertés de la nouvelle communauté, elle est devenue
dès les années 1210 une partie essentielle de la ville. En englobant dans sa
nouvelle enceinte les terres de Sainte-Geneviève alors qu'il laisse en dehors
celles de Saint-Victor et de Saint-Germain-des-Prés, ce qui encourage les
initiatives individuelles d'urbanisation, Philipe Auguste manifeste qu'il tient
le monde universitaire pour parfaitement intégré dans ce qui devient la
capitale du royaume. On commence de comparer, non sans flatterie, Paris
aux grandes métropoles intellectuelles de l'Antiquité, Athènes et
Alexandrie. On y vient de toute l'Europe.

Combien d'étudiants peuplent ce futur quartier Latin - l'appellation de


«pays Latin » paraît au XVIIIe siècle, celle de «quartier Latin» au XIXe -
qui s'organise entre le XIIIe et le XVe siècle? Un chiffre global est donné,
en 1394, pour les votants du synode qui se prononce sur la solution à
donner au Grand Schisme d'Occident : dix mille. Sans doute est-il gonflé, et
comprend-il les anciens étudiants qui gardent le droit d'assister aux
assemblées. Le décompte des étudiants ayant réellement, dans ces années-
là, obtenu des grades universitaires laisse apparaître des chiffres bien
inférieurs : deux à trois mille étudiants dans cet enseignement secondaire
qu'est la Faculté des arts, trois cents bacheliers ou licenciés en théologie,
droit ou médecine, sept cents maîtres ès arts en cours de scolarité dans les
facultés supérieures. On compte trente maîtres régents et trois cents
étudiants en théologie, une quinzaine de maîtres régents et deux cents
étudiants en droit, trente maîtres régents et cinquante étudiants en
médecine. Ajoutons quelques centaines de maîtres ès arts sans emploi et
sans études supérieures, et nous pouvons estimer à cinq mille les étudiants
des années 1400. Encore faut-il penser que les artiens ont de douze à dix-
huit ans et que les théologiens ou les médecins dépassent parfois la
trentaine. De nouvelles estimations sont données par les auteurs du XVIe
siècle : il y aurait à la fin du siècle quelque quarante mille écoliers. Là
encore, le chiffre est sans doute gonflé. Un chiffre de vingt à trente mille est
vraisemblable.

Tout cela est lourd de conséquences pour l'avenir de Paris. Cambridge


n'est pas Londres et Bologne n'est pas Venise. Dès le XIIIe siècle, et au XXe
encore, Paris est la seule ville qui soit à la fois la capitale d'un état
centralisé, une puissante place d'affaires et le siège d'une forte concentration
universitaire. Cette conjonction des fonctions se marque et restera marquée
dans les structures de la population parisienne aussi bien que par les
implantations d'établissements dans l'espace urbain.

Dès les origines, Paris est une ville de collèges. Un collège, c'est une
fondation pieuse pour l'entretien d'étudiants pauvres. C'est donc d'abord un
ensemble de bourses, pour lesquelles le fondateur et ceux qui ont continué
ses générosités ont donné des rentes, et c'est une maison pour loger les
étudiants ainsi pourvus. La maison ne saurait se passer d'un patrimoine qui
en supporte l'entretien. Fondé en 1171 dans l'Hôtel-Dieu pour abriter dix-
huit élèves de l'école de Notre-Dame, le collège des Dix-huit apparaît
comme une préfiguration. Mais les fondations vont se succéder et, dès le
milieu du XIIIe siècle, le collège est l'un des cadres, non encore de la vie
universitaire, mais de la vie des universitaires.

Quelques collèges se sont établis prématurément sur la rive droite, près


de Saint-Germain-l'Auxerrois : une maison Saint-Thomas-du-Louvre
fondée à la fin du XIIe siècle par Robert de Dreux, frère de Louis VII,
dénommée par la suite Saint-Nicolas, et un collège des Bons-Enfants-Saint-
Honoré, fondé en 1209 par la veuve d'un riche bourgeois. L'un et l'autre
souffrirent du développement d'un monde universitaire sur la rive gauche, et
s'étiolèrent jusqu'à leur fermeture, en 1541 et 1611.

Le transfert des enseignements sur la rive gauche fait que c'est, au XIIIe
siècle, celle-ci qui se peuple de collèges. Dès sa fondation en 1220, le
couvent des dominicains de la future rue Saint-Jacques est un établissement
d'enseignement autant que d'hébergement pour les jeunes de l'ordre : il y a
quarante étudiants en 1223, soixante et un en 1229. Les cordeliers en 1230,
puis les cisterciens en 1246 (collège des Bernardins), les prémontrés en
1252 et les clunisiens en 1261 font de même. Autant dire que les réguliers
sont bien établis, alors que les maîtres séculiers en sont à enseigner chez
eux et que l'Université n'a pas un local pour ses réunions. Rapidement, les
particuliers imitent les ordres : fonder un collège devient la bonne œuvre à
la mode, comme naguère fonder à la campagne un prieuré. C'est ce que font
en 1254 avec l'aide du roi le chapelain de saint Louis Robert de Sorbon,
entre 1280 et 1311 le chanoine Raoul d'Harcourt et son frère l'évêque
Robert d'Harcourt, en 1292 les exécuteurs testamentaires du cardinal Jean
Cholet, en 1302 le cardinal Jean Lemoine, en 1304 la reine Jeanne de
Navarre, vers 1317 et en 1329 le secrétaire royal Geoffroy du Plessis, qui en
fonde deux : le collège du Plessis et le collège de Marmoutiers. La tradition
est encore vivante à la fin du XIVe siècle : l'archidiacre Michel de Dainville
fonde en 1380 pour des écoliers d'Arras et de Noyon le collège qui portera
son nom.

Il est des collèges pour tous. Les premiers accueillaient les jeunes
écoliers de la Faculté des arts. Sorbon, le premier, fondait son collège pour
les étudiants des facultés supérieures, en l'occurrence celle de théologie. Il
est aussi des collèges de toutes tailles. Le collège des Écossais accueille
quatre étudiants alors que le collège de Sorbon est déjà riche en 1274, à la
mort de son fondateur, de quelque soixante-deux maisons, et que celui de
Navarre, qui accueille peu de Navarrais, quelques Champenois et beaucoup
de Français, compte au XIVe siècle vingt théologiens, trente philosophes et
trente grammairiens, sans compter les auditeur libres. Au total, vers 1460,
on compte à Paris une quarantaine de collèges, entretenant quelque quatre
cents étudiants boursiers. À la fin du XVIe siècle, il est soixante-cinq
collèges, et six cents boursiers. Il convient d'ajouter à ceux-ci les moines
qui, dans les conditions de la vie monastique adaptée aux obligations de
l'étudiant, viennent pour quelques années dans les collèges de Cluny, de
Vézelay, de Prémontré, des Augustins, des Jacobins ou des Cordeliers.

Le collège est évidemment l'objet de convoitises. Y accéder ouvre la voie


des études, avec de réelles facilités. On comprend que le roi, très tôt, ait
mesuré l'intérêt qu'il avait à s'assurer d'un contrôle sur le recrutement des
boursiers. Les premiers fondateurs avaient simplement demandé son
agrément. Les suivants doivent tenir compte de l'exigence royale. Celle-ci
se manifeste surtout à la fin du règne de Jean le Bon et sous celui de
Charles V, soucieux d'un contrôle royal étendu sur les principales structures
universitaires. La bienveillance est réelle, et le roi fonde des bourses, offre
des livres, voire, pour le collège de Maître Gervais, des instruments
d'astronomie. Mais la volonté d'imposer une tutelle n'est pas moins
évidente, et la nécessité d'une rigueur dans la gestion financière suffit à
rendre indiscutable l'intervention royale. À la faveur de réformes imposées,
le roi étend donc son autorité sur les principaux collèges, dont les
recrutements et le gouvernement sont placés sous la responsabilité de son
aumônier ou de son confesseur. Ainsi la royauté dispose-t-elle d'un moyen
de rémunération - on offre des études gratuites aux enfants de ses fidèles -
et d'un contrôle de la formation des élites politiques, administratives et
judiciaires du royaume et de l'Église. Au milieu du XVe siècle, le roi sera le
maître du recrutement pour cent vingt des quatre cents bourses offertes à
Paris.

Il est un collège qui est un symbole : la Sorbonne. Robert de Sorbon est


le chapelain de saint Louis. Il fonde un collège pour seize étudiants pauvres.
La générosité royale aidant, le collège de Sorbon prendra de l'extension au
long de la rue Coupe-Gueule (de la Sorbonne). Dès le XIVe siècle, il sera la
principale maison des théologiens et, en ce temps où les facultés n'ont pas
de siège, la Sorbonne fera figure d'établissement principal de la Faculté de
théologie.

Richelieu devient proviseur du collège de Sorbonne en 1622. Jusque-là,


la Sorbonne n'a rien d'un monument. C'est un complexe de maisons
particulières, avec une petite chapelle, celle-là même dont, depuis son gîte
de Saint-Benoît-le-Bétourné, rue Saint-Jacques, François Villon entend
sonner la cloche. Le Cardinal, qui y a été élève avant d'en être proviseur,
fait reconstruire à partir de 1625 par Jacques Lemercier une Sorbonne
agrandie aux dépens de plusieurs collèges voisins : le plan est alors à peu
près celui que nous connaissons, avec trois bâtiments autour d'une grande
cour, le quatrième côté étant formé de la chapelle, dont le cardinal pose la
première pierre en 1635. En 1648, tout est achevé. Dès lors, demeurant un
collège de théologiens, la Sorbonne reprend le premier rang dans
l'Université. La Faculté de théologie s'y assemble. Les positions politiques
de la Sorbonne sont tenues pour celles de l'Université. Pendant que la
Faculté des arts se secondarise, la Sorbonne tend à s'identifier avec
l'Université. C'est à ce titre que la Législative la supprimera le 5 avril 1792.

Entre-temps, les autres facultés se sont dotées d'un siège. La Faculté des
arts, la plus nombreuse, tient ses assises aux Mathurins, et c'est là que se
réunit, depuis le XIIIe siècle, l'assemblée générale de l'Université. Elle y
sera jusqu'à son transfert, en 1764, au collège Louis le Grand, confisqué sur
les jésuites. Pour ses leçons et exercices, la Faculté des arts trouve des
locaux dans la plupart des collèges et dans de petites écoles louées par les
maîtres. La Faculté de décret, c'est-à-dire de droit, fait construire en 1415 au
clos Bruneau, sur le flanc oriental de la rue Saint-Jacques. La Faculté de
médecine, la plus petite, s'établit en 1472 dans l'ancien collège de
Bourgogne, sur le côté occidental de la rue de la Harpe, face aux Cordeliers.
C'est là que s'élèvera en 1774 le premier bâtiment construit pour la
formation des médecins parisiens. Une Faculté de chirurgie se développe au
XVIIe siècle en face, autour du collège où l'on enseignait déjà l'anatomie et
la chirurgie dans le cadre de la confrérie des Saints-Côme-et-Damien qui
groupait les chirurgiens.

De nouveaux ordres naissent, avec une vocation d'enseignement qui


conduit à l'ouverture de nouveaux collèges. Et d'abord les jésuites. C'est le 2
février 1528 qu'arrive à Paris un étudiant tardif-il a trente-sept ans - nommé
Inigo Lopez de Loyola, venu découvrir l'humanisme et vite intégré dans le
collège de Montaigu. Il prend alors sa part du bouillonnement intellectuel
du milieu parisien que secouent les prodromes de la Réforme. Loyola a
obtenu sa maîtrise ès arts et entreprend des études de théologie chez les
dominicains de la rue Saint-Jacques, Les Exercices spirituels naissent ainsi
dans une masure du faubourg Saint-Jacques. Le 15 août 1534, Ignace et six
compagnons, dont le Savoyard Pierre Favre et le Navarrais Francisco de
Iassu y Javier, forment à Montmartre une première communauté soudée par
la conjonction de la foi et de l'humanisme. Ils font le vœu de quitter leurs
familles, de partir pour Jérusalem et de se placer sous l'autorité du pape.
Inigo se fait maintenant appeler Ignace de Loyola, et Francisco devient
François Xavier.

Loyola quitte Paris en février 1535. Ni lui ni ses compagnons


n'oublieront le quartier de l'Université. Son siège définitivement établi à
Rome, la Compagnie approuvée par Paul III en 1540 se préoccupe très vite
de prendre pied à Paris et d'y enseigner. Au printemps de cette année 1540,
une dizaine de jésuites menés par Diego de Eguia est admise dans le petit
collège du Trésorier, à deux pas des Jacobins. Peu après, les voici au collège
des Lombards, où les accueille le très moderne et combien original
Guillaume Postel, mathématicien et hébraïsant de grande réputation. Mais
ils sont espagnols, et la guerre avec l'Espagne provoque leur départ en 1542.
Deux ans plus tard, ils sont de retour. C'est alors que l'évêque de Clermont,
Guillaume du Prat, leur donne son propre hôtel sis près des Cordeliers, rue
de la Harpe. On parlera désormais du collège de Clermont. Grâce à l'argent
légué par Du Prat, ils achètent en 1563, rue Saint-Jacques, l'hôtel de
Langres, ainsi nommé pour avoir appartenu au XVe siècle à un évêque de
Langres mais rebaptisé sur-le-champ collège de Clermont.

Comme jadis face aux ordres mendiants, l'Université se garde toujours


des concurrences. Elle a longtemps, avec l'alliance du Parlement, trouvé
dans sa tradition gallicane toutes les raisons de se méfier d'une compagnie
d'origine étrangère - pis encore, espagnole – et mise entièrement en la main
du pape. Les maîtres parisiens reconnaissent au pape le droit d'autoriser les
jésuites dans ses états, non d'introduire dans le royaume de France les
agents d'une puissance étrangère. Pendant vingt ans, ce sera le combat pour
le droit à s'établir, le droit à vivre suivant une règle nouvelle, le droit à
enseigner. En 1552, l'évêque de Paris Eustache du Bellay condamne la
Compagnie. En 1554, la Sorbonne menace les jésuites d'excommunication.
Le salut des jésuites vient de Charles IX, et en fait de Catherine de
Médicis qui voit le danger d'une intervention du pape dans les affaires de
l'Eglise de France mais voit aussi l'intérêt d'une alliance contre les
protestants qui menacent l'unité du même royaume. En 1561, l'évêque du
Bellay autorise les jésuites à s'établir. En 1565, enfin, après une ultime
passe d'armes et un violent réquisitoire d'Étienne Pasquier, l'Université
s'incline devant la volonté du roi et reconnaît à la Compagnie de Jésus le
droit d'enseigner. Entièrement reconstruit, le nouveau collège de Clermont
deviendra en 1682, Louis XIV l'ayant pris sous sa protection, le collège
Louis-le-Grand. En cette même année, on y célèbre la naissance du duc de
Bourgogne par une fête que couronne un feu d'artifice. De nouvelles
méthodes d'enseignement et de formation y sont mises en œuvre. Les élèves
y jouent, en latin ou en français, du théâtre d'inspiration biblique. Le
musicien attitré du collège est Marc-Antoine Charpentier.

L'histoire des jésuites n'a pas cessé d'être troublée. En 1594, Henri IV les
a expulsés de France. Par l'édit de Rouen, il les a réintroduits en 1603, et la
Compagnie a rouvert ses collèges. Bien plus, le roi les a autorisés en 1609 à
enseigner la théologie, provoquant derechef la colère de la Sorbonne. La
crise est plus profonde quand Blaise Pascal, appuyé sur le milieu janséniste
et traduisant la pensée de celui-ci, attaque en 1656 la Compagnie dans ses
Provinciales et met les rieurs de son côté. Cette fois, une bonne partie de
l'intelligentsia parisienne se dresse contre les jésuites pour des raisons
doctrinales. La dernière crise tient à des affrontements intellectuels: après
avoir, en 1761, interdit aux sujets du roi d'entrer dans la Compagnie et dans
ses collèges, le Parlement, après une vigoureuse offensive des parlements,
de l'Université et de l'Assemblée de l'épiscopat, supprime la Compagnie en
1762. Deux ans plus tard, le roi chasse tout simplement les jésuites de son
royaume, et ce à seule fin de sauvegarder la paix dans le pays. L'archevêque
Christophe de Beaumont a vainement tenté de les sauver, persuadé que cette
victoire de l'esprit des Lumières prélude à une attaque générale contre la
religion. Mais en 1773 c'est le pape qui supprime l'ordre. On ne reverra les
jésuites qu'après la reconstitution de l'ordre en 1814. Mais l'enseignement
leur sera de nouveau interdit en France en 1880. Leurs collèges devront dès
lors s'abriter derrière le paravent d'associations de droit commun.
Le jansénisme a, lui aussi, à côté de ce foyer d'étude et de réflexion qu'est
Port-Royal, ses bases d'enseignement. La principale est le collège de
Beauvais. Le dogme le plus orthodoxe règne en revanche aux collèges du
Plessis et de Navarre, où l'on se garde également des jésuites et des
jansénistes.

Tout autre est le propos de Mazarin. Le collège des Quatre-Nations est le


fruit d'une disposition prise par le cardinal à son lit de mort: un collège
ouvert à soixante jeunes nobles originaires des «nations» unies à la France
par les traités de Westphalie et des Pyrénées: Alsace, Flandre, Artois et
Hainaut, Roussillon. Entrepris en 1662, le collège des Quatre-Nations ouvre
en 1688, mais, le cardinal ayant vu trop grand et les ressources ayant fondu,
force est dès 1690 de réduire de moitié les effectifs.

L'enseignement que nous appelons secondaire est assuré par la Faculté


des arts, en fait par les collèges. C'est pour améliorer ce système
d'enseignement qu'apparaissent en 1611 la congrégation de l'Oratoire, dont
les collèges seront longtemps menacés par l'inimitié d'un Louis XIV
sensible aux accusations de jansénisme et de cartésianisme portées par les
jésuites, en 1688 les collèges des Frères des Écoles chrétiennes, et dans le
même temps de nombreuses écoles paroissiales. Des collèges pour filles
sont ouverts à partir de 1703 par les Filles de la Sagesse.

La Sorbonne n'avait cessé au XVIIIe siècle de péricliter, passablement


déconsidérée par les implications politiques de son engagement
antijanséniste et par son incapacité à imaginer un véritable enseignement
supérieur littéraire et philosophique ouvert sur autre chose que l'exercice
d'un droit de censure dogmatique. On l'avait désaffectée en 1792 pour y
loger en 1806 des ateliers d'élèves des Beaux-Arts. Mais Napoléon rétablit
l'Université, transforme en facultés les écoles spéciales de droit, de
médecine et de théologie, crée en 1808 deux facultés d'un nouveau type,
celle des sciences et celle des lettres. En attendant le palais de l'Université
qui ne s'élèvera jamais sur la rive de la Seine, il établit en 1811 ces
nouvelles facultés dans l'ancien collège du Plessis (lycée Louis-le-Grand).
Le redressement s'amorce sous la Restauration, avec l'installation provisoire
en 1819 d'amphithéâtres dans la chapelle, à l'intention des étudiants en
droit, puis avec un réaménagement complet organisé dans les années 1821-
1825 par le duc de Richelieu: la Sorbonne devient alors le siège du rectorat
et des deux facultés des lettres et des sciences, jusque-là logées au collège
du Plessis, sur le côté oriental de la rue Saint-Jacques. Après des projets
sans suite sous le Second Empire, c'est la Troisième République qui
pourvoit enfin la Sorbonne d'un bâtiment adapté à sa fonction, construit de
1885 à 1901, avec une façade nouvelle sur la rue des Ecoles et un grand
amphithéâtre orné d'une vaste composition de Puvis de Chavannes. La
chapelle est alors rendue à sa vocation première, autour du tombeau de
Richelieu. La Faculté de droit a entre temps occupé en 1805, place du
Panthéon, le bâtiment construit par Soufflot pour être une école de droit et
affecté de 1795 à 1805 à la mairie de l'arrondissement.

Après la suppression en 1885 de la Faculté de théologie, et celle en 1905


de la Faculté de théologie protestante, les structures de l'Université
demeurent longtemps stables. Il faudra la croissance brusque des effectifs,
les événements de 1968 et la décentralisation pour les briser, d'abord par la
création en 1966 de l'Université de Nanterre et en 1968 de celle de
Vincennes, plus tard transférée à Saint-Denis, puis par l'érection de sept
universités nées des anciennes facultés, et enfin par la création des
universités Paris-Dauphine, Paris-Sud (Orsay), Paris-Nord (Villetaneuse) en
1968, Cergy-Pontoise, Évry-Val d'Essonne, Marne-la-Vallée et Versailles-
Saint-Quentin-en-Yvelines en 1991-1993. L'Académie de Paris est elle-
même divisée en 1972 pour constituer celles de Paris, Versailles et Créteil.

Peu à peu, s'est donc formé ce que le XIXe siècle appellera le quartier
Latin. Il est en germe lorsque les maîtres et les écoliers s'installent vers
1200 dans la justice de Sainte-Geneviève, sur le versant nord-est de la
Montagne. Les pôles en sont alors la rue du Fouarre pour les artiens, c'est-à-
dire les plus jeunes, le clos Bruneau pour les juristes, la Sorbonne pour les
théologiens. Le centre est la place Maubert. La plupart des collèges qui se
forment au XIIIe siècle sont à l'est de la rue Saint-Jacques, qui est encore
une rue de boutiques et de tavernes. La Sorbonne et les couvent de
mendiants, jacobins et à un moindre degré cordeliers, constituent à l'ouest
des exceptions. La masse est à l'est. Deux siècles plus tard, il n'en est plus
rien. Le monde des étudiants a envahi dès les années 1300 la rue Saint-
Jacques, et il la franchit après 1450. Les nouveaux collèges ont occupé les
anciens hôtels aristocratiques. Toute la rive gauche est devenue une terre de
clercs. Au siècle suivant, les étudiants suivent le mouvement général et
sortent de la vieille ville: en 1530, l'Académie Chéradame s'établit sur le
chemin de la Tuilerie (rue du Cherche-Midi).

LE MONDE DES CLERCS

Clerc, l'étudiant est, comme le maître, défini par ses privilèges autant que
par sa tonsure. Encore faut-il préciser qu'au fil des temps les privilèges se
sont étendus aux suppôts de l'Université, autrement dit aux libraires, aux
copistes, aux relieurs, aux enlumineurs et même aux bedeaux. Ce sont ces
privilèges que supportent mal les officiers des juridictions laïques, royales
et seigneuriales, et que jalousent les bourgeois. Non seulement l'écolier est
dispensé de participer aux charges militaires, mais il est exempt des aides et
ne paie pas les taxes sur l'entrée des vivres, dès lors qu'ils sont destinés à sa
subsistance. Mesure de charité que celle-ci, en théorie : il s'agit de favoriser
les études des étudiants pauvres. En fait, on voit les fils de famille faire
venir à Paris bien plus que leur nécessaire et revendre avec un réel profit ce
sur quoi ils n'ont pas supporté les charges que connaît le bourgeois.

Ce monde de jeunes clercs aux vocations incertaines - on est clerc parce


qu'on est étudiant, non le contraire - est naturellement turbulent. La rive
gauche n'a-t-elle pas mérité son destin de terre universitaire parce que les
clergeons s'accommodaient mal, près de Notre-Dame, de l'autorité pour cela
conjointe des gens de l'évêque et des chanoines du chapitre cathédral? Dès
le XIIIe siècle, cette rive gauche que l'on appelle globalement «l'Université»
se fait de temps à autre bruyante. En 1200, déjà, l'Université naissante se
met en grève parce que le prévôt royal a fait malmener des étudiants après
une rixe de taverne. Politisés ou non, les incidents de la sorte ne cesseront
plus.

L'idée que se font les étudiants de leur droit sur la rive gauche se heurte
parfois aux droits de propriétaires qui se font exigeants quand le terrain
prend de la valeur. C'est là toute l'histoire du Pré-aux-Clercs. On appelle
ainsi un vaste espace vide, hors de la porte Saint-Germain, entre le bourg
Saint-Germain et la Seine, où l'abbé de Saint-Germain-des-Prés tolère
depuis le XIVe siècle que les étudiants viennent se divertir. On s'y promène,
on y joue, on y refait le monde. On y est chez soi, loin des sergents du
prévôt comme des bedeaux de l'Université, lesquels manient, dans la ville,
le bâton avec autant de vigueur que des sergents. Comme le terrain ne vaut
rien, personne n'y voit malice, et les autorités sont bien aises que la
bruyante jeunesse s'ébatte ainsi hors de la ville.

Il en va autrement au XVIe siècle. On rouvre la porte Bucy, puis la


poterne de Nesle. À travers l'enceinte désormais perméable, c'est la ville
elle-même qui commence de s'étendre vers l'ouest- comme sur la rive droite
- en formant ce qui sera bientôt l'aristocratique faubourg Saint-Germain. Le
Pré-aux-Clercs apparaît alors comme un espace vide dans le tissu urbain qui
s'élargit. Le terrain prend de la valeur. Des bourgeois commencent d'y
construire des maisons. L'abbé en tire profit, qui perçoit des cens sur ces
nouveaux occupants. Les étudiants sont maintenant de trop.

Il reste du terrain libre, mais le promeneur doit y éviter les bêtes que font
paître les marchands de chevaux. Il doit aussi enjamber les tas
d'immondices que déversent les habitants du bourg voisin et, grâce aux
portes rouvertes, ceux des quartiers urbains voisins de l'enceinte. Bref, les
clercs voient venir le moment où leur Pré-aux-Clercs ne sera plus qu'un
souvenir. Le monde universitaire s'inquiète.

L'affaire tourne mal au printemps de 1548. Le quartier de l'Université


résonne de discours enflammés. Les étudiants invoquent une concession de
Charlemagne qui n'a aucun fondement historique. Le principal du collège
de Presle, Pierre Ramus, déclare que l'on bafoue les privilèges de
l'Université. Des placards vengeurs sont affichés aux carrefours. Au début
de juillet, armés chacun à sa façon, les étudiants envahissent le Pré-aux-
Clercs. On voit des bâtons, des couteaux, même des dagues et des épées. En
quelques minutes, c'est la guerre. Les jardins des bourgeois sont ravagés, le
mur du clos de l'abbaye est enfoncé, les cerisiers et les pieds de vigne de
l'abbé sont abattus.

L'abbé porte plainte. Mal lui en prend : le Parlement est peuplé d'anciens
étudiants qui vont, même si quelques magistrats ont déjà choisi de demeurer
au Pré-aux-Clercs, faire preuve d'une singulière compréhension du malaise.
Par arrêt du 10 juillet, le Parlement donne raison aux étudiants: on va
borner le Pré, dont les contours étaient jusque-là incertains, et on rasera les
maisons indûment construites. Les marchands de chevaux iront ailleurs. Les
ordures aussi.

C'est compter sans l'inertie des bourgeois. Six mois plus tard, les maisons
sont toujours là. L'agitation ne cesse pas, les dévastations se succèdent, le
chahut devient permanent. On affiche des pamphlets contre l'abbé de Saint-
Germain-des-Prés. Mais c'est maintenant le Parlement qui s'en lasse. Les
magistrats ne voient plus là qu'une menace pour l'ordre public. En janvier
1549, un arrêt interdit toute réunion au Pré-aux-Clercs.

Le conflit n'est pas apaisé pour autant. Il faut trancher. Le 14 mai 1551, le
Parlement divise l'espace contesté. Une partie sera affectée aux étudiants,
une autre sera constructible. Les clercs triomphent un peu vite. Le 25 mai,
le Parlement réitère l'interdiction des réunions et prohibe tout port d'armes.
On interdit par la même occasion l'affichage des pamphlets.

Le conflit reprend en mai 1557. Des maisons brûlent. L'agitation s'étend


en ville. Le 20 mai, la barrière de la place Maubert est en flammes pendant
que l'on brûle au Pré-aux-Clercs l'un des meneurs, l'étudiant picard Baptiste
Crocoezon. Les clercs font dire des messes pour leur camarade et l'enterrent
à grand bruit.

Le Parlement met alors le quartier de l'Université en état de siège. On


mure les fenêtres basses des collèges. La police effectue des visites
domiciliaires, saisit des armes. Tout étant occasion de réunion et de
manifestation, le recteur, le 21 mai, suspend les cours. Trois jours plus tard,
le roi envoie des troupes. Les étudiants qui n'ont pas leur place dans un
collège sont expulsés de Paris. On compte sur la soumission des nantis.

Ceux-ci n'entendent pas se voir privés de leurs bourses. Il en est qui


atteignent le montant des gages d'un magistrat. Le calme revient. Les deux
Prés-aux-Clercs seront désormais bien distincts: à l'ouest, le grand sera,
dans la tradition ancienne, réservé aux étudiants. On continuera d'y voir des
manifestations, comme en mai 1558 celle de milliers de protestants qui
chantent des psaumes. À l'est, vers l'enceinte de Philippe Auguste, le petit
verra vite progresser son urbanisation.

L'étudiant est naturellement porté à reconstruire le monde, et à tout le


moins à critiquer la société. Dès le XVe siècle, les étudiants profitent du
théâtre bourgeois pour mettre en scène des satires politiques. À plusieurs
reprises, notamment sous François Ier (en 1516, en 1523), il faut sévir
contre les évocations de la personne royale, et à plus forte raison en 1526
devant le risque d'allusions à la défaite de Pavie. Ces perfidies finissent
parfois fort mal, et maître Cruche, auteur d'une farce jouée en 1515 place
Maubert, se retrouve déshabillé, battu et menacé d'être jeté à la Seine pour
avoir caricaturé à l'excès la cour: ne montre-t-il pas une volaille qui se
nourrit sous une salamandre, allusion transparente à la liaison du roi avec la
fille du conseiller au Parlement Nicolas Le Coq?

Le chahut et l'indiscipline ne cessent guère avec la mise en place de


structures universitaires rigides et d'une police efficace. En plein XVIIe
siècle, les sévices contre les maîtres sont monnaie courante. On rosse les
professeurs, on les empêche de parler.

À Paris, les disciplines reines sont les arts libéraux - grammaire et


logique avant tout, ce qui veut dire philosophie - et la théologie. Y briller
conduit naturellement aux carrières de l'Université elle-même. Le droit
canonique tient une forte place. Y exceller peut conduire à l'épiscopat, voire
au cardinalat. À tout le moins, cela donne l'espoir d'être chanoine ou curé.
Rien de tout cela ne mène aux dizaines de carrières qu'ouvre, à partir du
XIIIe et surtout au XIVe siècle, le développement des organes centraux et
locaux de l'administration et de la justice royales, non plus qu'à celles qui
naissent par contrecoup pour le service des administrés et des justiciables.
Certes, le Parlement recrute des conseillers clercs, le plus souvent
canonistes. Mais du même Parlement aux Comptes, du Châtelet à l'Hôtel de
Ville, comme en province dans les bailliages, on ne rencontre guère que
deux sortes de gens: des bourgeois formés à la finance et des juristes
experts en droit civil et praticiens de la coutume.

Autant dire qu'il y a discordance entre l'Université de Paris et ses


débouchés. Les maîtres ont même organisé la discordance, excluant tout
enseignement de droit civil, tenu pour propre à détourner les vocations des
sciences ecclésiastiques. Les maîtres ne se sentent pas responsables de la
formation des élites administratives et judiciaires du royaume. Ils se veulent
responsables de l'orthodoxie dogmatique. Ils forment des maîtres, non des
conseillers, des avocats et des notaires.

À cela, il est, dès la fin du XIIIe siècle, deux conséquences. D'une part,
aux hauts niveaux du service royal, c'est l'arrivée à Paris de quelques grands
légistes formés au droit romain dans les écoles méridionales, anciens élèves
et anciens maîtres de Toulouse, de Montpellier ou d'Avignon. D'autre part,
les gradués de la Faculté des arts qu'attire le droit romain partent pour
Orléans, où l'on enseigne ce droit. Les uns en reviennent pour achever leurs
études à Paris, les autres n'en reviennent que pour monnayer ce qu'ils ont
appris à Orléans. Bref, les maîtres parisiens se trouvent très vite face à un
monde de diplômés qui ne se sentent plus leurs élèves. Même si nombre de
ces anciens étudiants vivent sur la rive gauche de leur jeunesse, ils se
détachent d'une Alma Mater à laquelle ils ne doivent pas leur situation et
qui ne raisonne pas toujours comme eux. S'ils se sont portés à l'aide de
Philippe le Bel dans les années 1300, c'est que Boniface VIII, alors le
cardinal Caetani, les avait proprement insultés, et que les séculiers qu'ils
étaient ne portaient dans leur coeur aucun ordre religieux, pas plus le
Temple que les ordres mendiants. Pour le reste et par la suite, les maîtres ne
se sentent nullement liés aux intérêts du roi et de la royauté. Entre le monde
du Palais ou du Châtelet et celui des collèges, il y a des souvenirs de
jeunesse, mais aucune affinité. Le ton monte parfois, on entend les
philosophes mettre en doute l'intelligence politique de juristes qui n'ont que
de vagues souvenirs d'Aristote, ce qui n'est qu'une réponse au peu de cas
que font des artiens et des théologiens les légistes de l'entourage de Charles
V.

Dès qu'au XIIe siècle les écoles parisiennes, celle de Notre-Dame comme
celle de Saint-Victor, parviennent à la notoriété que reflète l'afflux de
maîtres et d'étudiants, Paris retentit de l'écho des controverses et des
querelles. La première grande controverse est celle qui oppose au sujet des
« universaux » les réalistes qui, comme saint Anselme de Cantorbéry et
Guillaume de Champeaux, voient une réalité dans l'universel – les arbres
sont une réalité, et pas seulement chaque arbre - et les nominalistes qui,
dépassant souvent leur maître Abélard, enseignent que l'universel n'est fait
que d'un nom, sans essence propre, la seule réalité étant celle des individus.
L'affaire va très loin, car elle touche aussi bien la conception de la Sainte-
Trinité que celle de l'intelligence humaine, capable ou non de concevoir la
réalité d'une pluralité. L'échec d'Abélard, d'abord écarté de l'école de Notre-
Dame par Guillaume de Champeaux, provisoirement établi à Saint-Hilaire
en 1136, puis exilé à la suite de ses amours interdites avec son élève
Héloïse, et définitivement écrasé en 1140 par saint Bernard au concile de
Sens, ne peut empêcher qu'un tel bouillonnement des esprits fasse
définitivement de Paris le centre intellectuel qui, à lui seul, prend la relève
des grandes abbayes rurales et des vieilles villes épiscopales comme Reims,
Laon ou Chartres. Un demi-siècle plus tard, la naissance de l'Université
sonnera le glas de ces grands foyers de la pensée philosophique et
théologique.

Au XIIIe siècle, c'est d'une autre querelle dont bruit le monde des
intellectuels. On vient de découvrir la Métaphysique d'Aristote, un Aristote
surtout connu à travers les commentaires qu'en ont donnés les Arabes
Avicenne au XIe siècle et Averroès au XIIe, et les docteurs - comme
d'ailleurs le légat Courçon - s'inquiètent de ce rationalisme capable de
contaminer le dogme. Dès 1210, une assemblée de maîtres condamne tout
ensemble Aristote et Avicenne. On ne les enseignera pas, on pourra les lire
en particulier. Les esprits novateurs que sont les dominicains et franciscains
se sont vite emparés de l'aristotélisme pour tenter une conciliation entre les
données de la révélation et celles de la raison, donc entre la foi et
l'intelligence. Or le rayonnement de la jeune Université attire les étudiants
les plus brillants et les maîtres les plus illustres, des franciscains comme le
Brabançon Siger de Brabant (à Paris des années 1250 à 1270) et les Italiens
Grégoire de Naples et Bonaventure (à Paris de 1248 à 1257), l'Écossais
Duns Scot (à Paris vers 1300) et l'Anglais Roger Bacon (à Paris vers 1280),
des dominicains comme le Rhénan Albert le Grand (à Paris de 1240 à 1248)
et l'Italien Thomas d'Aquin (à Paris de 1245 à 1248 comme étudiant, puis
comme maître de 1252 à 1259 et de 1269 à 1272), sans oublier le Français
Jean de Meung, le continuateur du Roman de la Rose.

Leur propos: mettre Aristote au service de la foi, ce qui rompt avec


l'augustinisme largement marqué par Platon qui a dominé l'enseignement de
l'école de Saint-Victor et celui de la jeune Université à ses débuts. Leurs
adversaires comprennent: mettre la foi à la merci d'Aristote. Pour crime
d'averroïsme, Siger de Brabant fait scandale en 1265. Bonaventure rétablit
l'équilibre et sauve les franciscains en prêchant le Carême de 1267 contre
les vues d'Averroès. L'année suivante, c'est le dominicain Thomas d'Aquin
qui dénonce Siger et pourfend Averroès. L'un des créateurs du collège de
Sorbon, le théologien Gérard d'Abbeville, cherche pendant ce temps une
conciliation entre Aristote et Platon, ce qui équivaut à accommoder la foi et
la raison. C'est ce que tente pour sa part Thomas d'Aquin dans une Somme
théologique composée pour l'essentiel à Paris après 1268.

L'affaire prend une autre dimension quand s'en mêle le corporatisme, qui
est une forme de la lutte pour la vie. Les maîtres séculiers gagnent leur vie
en enseignant. Ils ont des bénéfices ecclésiastiques, des cures, des
prébendes. Ils se font payer. Les mendiants n'ont ni prébendes ni gages. La
parole de Dieu, la Vérité ne sauraient être, à leurs yeux, que gratuites.
Autant dire qu'ils volent le gagne-pain des séculiers. Capables de se
déplacer puisque n'étant attachés ni à un chapitre ni à une paroisse, ils ont le
prestige de qui parcourt l'Europe pour enseigner. Et, parce qu'ils dépendent
directement du pape, ils se sentent peu impliqués dans les conflits locaux
qui soulèvent de temps à autre l'Université contre le roi ou contre l'évêque.
En 1229-1231, alors que Paris risque de perdre ses étudiants après une
énergique intervention des sergents royaux contre des étudiants coupables
d'une rixe dans un cabaret, en 1253 plus violemment encore alors que les
motifs n'ont plus rien d'anecdotique, les mendiants refusent de s'associer à
la grève des maîtres séculiers. Bien plus, chacun des ordres en profite pour
se faire octroyer par le pape et le roi une chaire. Les séculiers vont
s'employer contre une telle concurrence. Ils trouvent de surcroît l'alliance de
tout le clergé séculier, las de voir – malgré les consignes de discrétion du
général des dominicains Humbert de Romans - la charité des fidèles se
détourner des paroisses et de leurs curés, souvent médiocres, au bénéfice
des couvents mendiants où les attirent une prédication de qualité et une vie
spirituelle intense. Dans son Dit des Cordeliers, le jeune Rutebeuf, qui vient
à peine de finir ses études de grammaire, dénonce avec talent vers 1250 le
manque de solidarité des mendiants. Il reprend le thème en 1255 dans la
Discorde de l'Université et des jacobins : les mendiants se sont présentés à
Paris avec humilité, ils ont été bien accueillis par l'Université, et ils sont
maintenant des ingrats, avides et ambitieux.

Bref, les séculiers ont à sauver à la fois le produit des quêtes et la


rémunération du métier d'intellectuel. Au-delà de l'enjeu universitaire, la
querelle oppose deux conceptions de la vie ecclésiale: il y a ceux qui se
réclament de la pauvreté évangélique et de la mendicité qui en découle, et
ceux qui sont intégrés dans un système social qui n'oppose pas la fidélité à
l'Évangile et la nécessité d'un gagne-pain assuré, individuel pour les clercs
séculiers, communautaire pour les religieux des ordres traditionnels. C'est,
déjà ébauché, le futur conflit entre les «spirituels» et les «réalistes». Dans le
Roman de la Rose, Jean de Meung fait du franciscain le personnage
hypocrite de Faux Semblant.

Le pape Alexandre IV ayant pris parti pour les mendiants et ordonné par
la bulle Quasi lignum vitae (14 avril 1255) leur réintégration dans
l'Université, les maîtres séculiers s'insurgent. Ils suivent Guillaume de
Saint-Amour, un maître lié à la cour de Savoie et bien pourvu de bénéfices,
dont le traité Des périls des nouveaux temps dénonce violemment les
mendiants et met en doute leur orthodoxie dogmatique, et décident de
dissoudre leur Université, annonçant leur intention de se retrouver ailleurs
en toute liberté. Ils céderont l'année suivante, non sans une durable
amertume. Guillaume de Saint-Amour est condamné par le pape pour ses
écrits en 1256, et notamment pour avoir fortement persiflé - dans une «
question » de Du Mendiant valide, à laquelle réplique vertement
Bonaventure – et soutenu que la mendicité est une faute pour qui est
capable de travailler: il est plus grave, écrit-il, de vendre sa prédication
contre une hospitalité que d'en faire un travail de clerc et de maître, Il se
verra interdire en 1257 de résider à Paris et mourra quinze ans plus tard
dans son village natal. Dès lors, les mendiants pensent triompher: en 1261,
dominicains et franciscains se voient attribuer deux chaires de théologie.
Mais en 1269, au collège de Sorbon, Gérard d'Abbeville prend la relève de
Guillaume de Saint-Amour et attaque de nouveau les mendiants.

Évêque de Paris depuis 1268, Étienne Tempier est sensible à la qualité du


raisonnement théologique de Gérard d'Abbeville. C'est avec lui que les
tenants de la tradition universitaire vont l'emporter. En 1270, il interdit
l'enseignement de Siger. Celui-ci se débat pendant sept ans, puis prend la
fuite. Reste Thomas d'Aquin, qui adhère à la condamnation de Siger mais
persévère dans sa construction d'un aristotélisme chrétien. Dans la
réprobation que voue l'évêque à la Somme théologique, il entre pas mal
d'orthodoxie théologique et beaucoup de rivalité séculière contre le
dominicain. Thomas, qui a tenté de détacher l'aristotélisme de sa déviation
averroïste et qui a combattu contre Siger se trouve impliqué dans la
condamnation de celui-ci. Il se décourage, regagne l'Italie, renonce à finir sa
Somme. Les rivalités n'ont pas fini de se faire sentir. Paradoxe
compréhensible, ce sont maintenant les franciscains qui attaquent Thomas.
La Somme sera à son tour condamnée en 1277, après la mort de son auteur.
Les couvents de dominicains n'en tiendront aucun compte: la Somme sera
considérée par eux pour la base de l'enseignement théologique. Lors de la
canonisation de son auteur, en 1323, nul ne voudra plus se souvenir des
ostracismes d'antan. Mais la condamnation du thomisme aura pour
longtemps stérilisé la réflexion théologique à Paris. Les étrangers se font
rares, et ne restent guère. À la fin du siècle, on verra à Paris le Majorquin
Raymond Lulle. Les maîtres les plus libres de leur enseignement sont
désormais les juristes. Mais les théologiens continuent de craindre leur
concurrence, et ils tiennent bon depuis la fin du XIIe siècle : le droit romain,
c'est-à-dire le droit civil, est interdit à Paris comme de nature à contrarier la
vocation religieuse d'écoles dominées par la théologie. Les étudiants
parisiens vont donc passer deux ans à Orléans, dans une école réputée
depuis le XIIe siècle et intégrée au XIIIe dans une université, pour y étudier
le droit civil avant d'achever à Paris leurs études en droit canonique.
Notons-le, on n'enseigne pas le droit féodal, non plus que le droit
coutumier, qui sont pourtant la principale affaire des praticiens, aussi bien
des juges que des avocats. D'entrée de jeu, l'enseignement supérieur se veut
théorique, en droit comme en médecine où le médecin n'a pas à toucher le
malade et se contente d'observer, de gloser Hippocrate et Galien, et de
prescrire.

Le conflit, entre-temps, s'est apaisé faute de combattants. Guillaume de


Saint-Amour et Gérard d'Abbeville sont morts en 1272, Bonaventure et
Thomas d'Aquin en 1274. Lorsqu'en 1290 le légat Benedetto Caetani tance
collectivement les maîtres, les vieux clivages disparaissent. L'Université se
trouvera, quelques années plus tard, unanime pour condamner Caetani,
devenu Boniface VIII.

Une dernière affaire occupe les maîtres dans les années 1330. Elle touche
surtout les logiciens de la Faculté des arts, alors très portés vers la partie
scientifique de leur enseignement. Les tables des mouvements des planètes
et étoiles, dites Tables alphonsines en hommage au roi de Castille Alphonse
X, sont l'œuvre de mathématiciens parisiens du début du XIVe siècle. Un
franciscain anglais, Guillaume d'Ockam, est à la fois le théoricien d'un
nouveau nominalisme et le praticien d'une recherche scientifique fondée,
fait nouveau, sur l'observation plus que sur les autorités et la spéculation. Il
est condamné par l'Université en 1337. Les maîtres parisiens le
poursuivront jusque devant le pape. Lulle finira sa carrière chez l'empereur
où il servira la cause du pouvoir impérial contre les prétentions pontificales.
Mais, quand Nicole Oresme, maître au collège de Navarre en 1356, y
traduit et commente Aristote, et en conçoit une analyse du système
monétaire qui doit beaucoup à Thomas d'Aquin, nul ne crie à l'aristotélisme.
On ne s'étonne pas davantage quand Oresme traduit Ptolémée et rédige des
traités de cosmographie, puis quand, à la fin du siècle, Pierre d'Ailly écrit sa
Description du monde. Quelques années plus tard, le chanoine parisien Jean
Fusoris écrit des traités de cosmographie, perfectionne l'usage de l'astrolabe
et construit des horloges.

Jusqu'au milieu du XIVe siècle, les controverses philosophiques et


théologiques ont suffi à occuper le monde universitaire. On a vu quelques
maîtres appelés aux assemblées politiques du temps de Philippe le Bel. Il
est vrai qu'il s'agissait d'une affaire théologique autant que politique: le pape
était-il juge du roi, Boniface VIII était-il hérétique, le Temple était-il
coupable de péchés? Quelques experts, comme on dira beaucoup plus tard
au concile de Vatican II, n'étaient pas inutiles, mais pas plus que ne l'est
Oresme quand Charles V prend ses conseils. L'Université en tant que telle
n'était pas engagée.

Les tumultes du temps de Jean le Bon agitent tout Paris, qui vit à l'heure
des États généraux et ne parle que de réformes. Les intellectuels ne
manquent pas de participer à l'agitation, au point que le recteur, soucieux de
préserver l'indépendance de l'Université, doit interdire à ses ouailles le port
de tout signe, chaperon ou insigne, d'allégeance à un groupe de pression
politique. Que les clercs soient en majorité derrière Robert Le Coq et donc
derrière le roi de Navarre ne change rien à l'affaire. Quelques-uns se
trouvent même, à titre personnel, dans les commissions désignées en 1356
par les États, et notamment parmi les représentants du clergé, mais aussi des
villes. C'est en février 1358 que, pour la première fois, l'Université prend
l'initiative d'une démarche en corps auprès du dauphin Charles. Après que
le maître général des dominicains, Simon de Langres, a parlé pour ses
collègues, cependant qu'Étienne Marcel parlait pour la Ville, un moine de
Saint-Denis prend la parole pour menacer le dauphin d'une prise de position
collective de l'Université dans le conflit du roi de France et du roi de
Navarre. Les maîtres exigent une négociation et un compromis. Ils
menacent de prendre parti contre celui qui ne l'accepterait pas. Pour la
première fois, donc, l'Université se pose, sinon en pouvoir, du moins en
groupe d'influence et de pression politiques. Et le 2 mai, aux Mathurins, les
maîtres réitèrent: ils proposent de livrer au dauphin les meneurs les plus
compromis, mais si on leur promet au préalable qu'il n'y aura aucune
exécution.

Tout cela n'est qu'épisodique. Le Grand Schisme d'Occident va changer


les choses. En 1378, les cardinaux ont, sous la pression de la population
romaine lasse des papes français de la période avignonnaise, voté pour un
pape italien. Puis ils se sont rétractés et ont élu un parent du roi de France.
L'Église a donc deux papes, et aucun ne songe à se retirer. La France tient
fermement pour Clément VII, qui se réinstalle à Avignon. Devant le crise
des consciences, on demande son avis à l'Université de Paris. En 1394,
celle-ci, votant à bulletins secrets aux Mathurins, opine pour la convocation
d'un concile œcuménique. En juillet 1398, les maîtres votent contre le pape
d'Avignon mais non pour celui de Rome: la soustraction d'obédience va
rendre pour un temps l'Église de France autocéphale. En fait, elle aura
changé de maître, et le roi y fera progresser son autorité.

L'Université connaît cependant sous Charles VI un regain d'activité


intellectuelle. Ce n'est plus le temps des querelles, mais c'est celui des
approfondissements. La pensée universitaire, avant tout théologique, répond
ici à l'humanisme qui fleurit dans les milieux laïcs des chancelleries du roi
et des princes. Dans l'ébullition intellectuelle des années 1390-1405, les
maîtres tiennent une place de choix. Recteur du collège de Navarre, Pierre
d'Ailly, chancelier de l'Université en 1389 et futur cardinal, est un lointain
disciple de Guillaume d'Ockam. Il jouera un rôle de premier plan dans les
affaires du schisme, et ce fin théologien qui prend parti pour l'Immaculée
Conception analysera le pouvoir spirituel du pape pour le distinguer d'un
pouvoir temporel contesté. Mais c'est aussi l'auteur d'une Image du monde
qui sera pour beaucoup dans la réflexion d'un Christophe Colomb. Quant à
son disciple Jean Gerson, chancelier en 1396 et curé de Saint-Jean-en-
Grève en 1403, il ouvre dans ses sermons la voie à une « dévotion moderne
» accessible à tous les chrétiens. Il n'en joue pas moins, dans la vie politique
de la capitale, le rôle d'une tête respectée du parti modéré, qui tente de
limiter les effets de la rivalité des princes. Il jouera un rôle d'importance au
concile de Constance, où il participera à la définition d'un gallicanisme à
base conciliaire.

L'implication des maîtres dans la vie politique retentit naturellement sur


leur indépendance. Élu évêque de Paris le 16 juin 1421 par le clergé avec
l'accord de l'Université et du Parlement, le théologien Jean Courtecuisse
n'avait pas l'heur de plaire aux Anglais. Il lui en coûta de ne pouvoir
prendre possession de son évêché: Courtecuisse alla s'établir à Saint-
Germain-des-Prés. Le 12 juin 1422, Martin V le transféra à l'évêché de
Genève et nomma à Paris un administrateur apostolique, le patriarche de
Constantinople Jean de Rochetaillée.

Si les maîtres tiennent le haut du pavé au concile de Bâle, celui-ci semble


bien loin de Paris. On n'en entend guère plus parler en ville ou au sermon,
note le Bourgeois dans son Journal, que s'il se tenait à Jérusalem. Quant à
Jeanne d'Arc, elle a retenu l'attention de la Sorbonne, trop fière d'être
consultée et de fournir des juges pressés de condamner pour justifier leur
engagement anglo-bourguignon. Mais Jeanne a échoué devant Paris par la
faute des Parisiens, et le procès se passe à Rouen. Certes, on en parle, mais
l'affaire ne paraît guère avoir ému l'opinion. Celle-ci ne se retournera que
peu après, et il ne sera que peu question de Jeanne, déjà oubliée.

Dans toutes ces affaires, l'Université a perdu de son poids politique. En


1452, le cardinal d'Estouteville rétablit pour un temps les obligations de
discipline que l'on oubliait par trop souvent. Lorsque, l'année suivante,
l'Université se met en grève pour protester contre une violation de son
privilège de juridiction, c'est en vain. Le Parisien hausse les épaules. Après
dix-huit mois de cessation, les cours reprennent sans que les maîtres aient
obtenu satisfaction. Lorsqu'en 1461 ils tenteront de mettre Louis XI dans
leur jeu, ils ne parviendront qu'à se faire éconduire avec mépris. L'année
suivante, le pape s'en mêlant, ils perdront leur droit de grève. Leur dernière
tentative, en 1488, se soldera par une victoire sans lendemain. Et l'on
constatera en 1492 que les études sont de nouveau fort anarchiques. Le
cardinal Georges d'Amboise et le roi, en 1499, réimposeront les règles jadis
établies par d'Estouteville. Dès cette époque, l'Université tente de lutter
contre les étudiants professionnels et pose des limites à la durée des études :
quatre ans pour les arts, huit ans pour la médecine, quatorze ans pour la
théologie. Ce même souci reparaîtra jusqu'à l'époque contemporaine.

Il serait injuste de s'en tenir aux apparences. Ce que perd l'Université


dans ses prétentions envers le monde, elle le gagne en sérieux dans les
études. L'humanisme des années 1390 avait été extérieur à l'Université.
Celui des années 1450 prend racine dans les collèges. Et l'on y accueille des
étrangers, cependant qu'un néo-platonisme d'origine italienne ouvre de
nouvelles perspectives à une réflexion qui allait en des ornières depuis la
victoire d'un aristotélisme jadis condamné. Dès 1458, un Italien, Gregorio
da Città di Castello, dit le Tifernate, enseigne à Paris le grec et engage ses
étudiants dans les voies de l'humanisme à l'italienne. La théologie refleurit
après 1460 au collège de Navarre comme à celui de Sorbonne. Tout va
désormais se passer dans les collèges, et l'Université décide en 1463 de ne
plus accorder la licence aux étudiants non inscrits dans un collège. C'est la
fin des étudiants «libres» qui encombraient la rive gauche. Mais cela
signifie que la protection sans laquelle on trouve difficilement une place est
devenue la condition des études. La Faculté, dès lors, n'est plus que le cadre
juridique de la collation des grades. Le cadre réel du travail universitaire,
c'est le collège. Ce n'est pas par hasard que la première imprimerie établie
en 1470 dans la capitale est en Sorbonne, où elle trouve droit de cité grâce
au recteur lui-même, Guillaume Fichet, qui fait venir des imprimeurs
rhénans. Dans le même temps, le bouillonnement intellectuel reprend, le
collège de Montaigu accueille le réformateur flamand Jan Standonck qui en
sera le maître treize ans plus tard avant d'être en 1485 recteur de
l'Université. Fichet prend parti pour le platonisme de Bessarion contre
l'aristotélisme de Georges de Trébizonde, et l'on condamne en 1474 le
nominalisme inspiré de Guillaume d'Ockam, avant de le réhabiliter en 1481.

C'est l'humanisme qui triomphe alors. Venu de Sparte, Georges


Hermonyme enseigne le grec. Le général des trinitaires, Robert Gaguin,
devient doyen de la Faculté de droit. Pic de la Mirandole est en 1478 à Paris
où il se brûle les ailes: on l'emprisonne, puis on le renvoie en Italie. En
1485, il est de retour, et nul ne l'empêche cette fois de parler pour les
platoniciens florentins contre les aristotéliciens de Paris. En 1492, c'est
Lefèvre d'Étaples qui enseigne au collège du cardinal Lemoine. Érasme est
en 1495 étudiant au collège de Montaigu. Il y reviendra quinze ans plus
tard. Partout, on ouvre des bibliothèques de prêt.

Fondé en 1529 par François Ier, le Collège royal, futur Collège de France,
n'est pas un collège de plus. Soucieux d'un humanisme qui fleurit déjà dans
quelques collèges, Montaigu ou Navarre, il entend lui consacrer un centre
d'enseignement philologique : les premières chaires de ce collège «des trois
langues» sont de grec, d'hébreu et de mathématiques. S'y joignent au fil du
siècle la chirurgie, l'arabe, l'anatomie et la botanique. Au XVIIe siècle on y
ajoutera le syriaque. Il ne s'agit plus là de logique ou de théologie. C'est
bien le premier enseignement supérieur moderne, pour des disciplines
jusque-là marginales puisque théoriquement cantonnées dans
l'enseignement « secondaire » du trivium.

Le Collège royal ne dispose pas à ses débuts d'un bâtiment propre.


Chacun enseigne de son côté, mais surtout dans deux collèges fondés au
XIVe siècle et quelque peu chancelants, ceux de Tréguier et de Cambrai.
Louis XIII fera édifier à la place de ces collèges un bâtiment tout neuf. Le
Collège de France y est toujours, après une reconstruction aux XIXe et XXe
siècles. L'indépendance du Collège royal n'allait pas de soi. En 1626, le
Parlement confirmait sa soumission à l'Université. Il fallut en 1633 un arrêt
du Conseil pour affirmer définitivement l'indépendance. En fait, le Collège
changeait de maître: par l'intermédiaire de son grand aumônier, c'est le roi
qui en devenait le seul maître.
L'Université du XVIe siècle a fait oublier les compromissions du siècle
précédent. Elle accueille dans ses collèges une foule d'étudiants venus de
tous les horizons. Rabelais ne manque pas de dauber sur le Limousin qui
parle un savant et prétentieux charabia de latin à peine francisé mais qui,
dûment rossé, se met à hurler en patois. Au temps de Henri II, on compte à
Paris de quinze à vingt mille étudiants. La nouveauté des enseignements
dispensés au Collège royal est rapidement imitée. Dès 1530, l'académie
Chéradame propose des enseignements de latin, de grec et d'hébreu. Au
collège des Lombards, Guillaume Postel enseigne à la même époque
l'hébreu et les mathématiques.

Deux réformes de Henri IV, en 1598 et en 1600, mettent fin à


l'indépendance universitaire. Les étudiants n'ont plus guère part à la gestion.
Les maîtres sont étroitement cantonnés dans l'enseignement. La nouvelle
Université va former des clercs, des magistrats, des avocats, des médecins.
Elle sera étrangère au renouvellement de la pensée. Elle ignorera Descartes.

LA PIÉTÉ DES LAÏCS

Les confréries qui se développent à partir du XIVe siècle sont de deux


sortes. Les unes, à caractère professionnel, ne font que doubler pour la vie
spirituelle les organisations de métiers, les corporations, au sein desquelles
se regroupent les artisans pour la défense de leurs intérêts communs. La
confrérie est alors en charge de la dévotion collective, celle de la fête du
saint patron du métier comme celle de tous les moments de la vie liturgique.
Elle participe en corps aux grandes processions. Elle entretient dans l'église
où elle a son siège l'autel ou la chapelle du saint, dont on finance la statue et
dont on place l'effigie sur la bannière. Les vendeurs de vin sont ainsi à
Saint-Gervais, avec la Vierge pour patronne, cependant que les bouchers
sont à Saint-Étienne-du-Mont et les orfèvres à Saint-Germain-l'Auxerrois.
Surtout, la confrérie met en œuvre une solidarité de prière pour les morts,
qui complète l'assistance aux veuves et aux orphelins normalement assumée
par le métier. Entre le métier et la confrérie, une différence, cependant: si le
métier se fait l'agent d'un malthusianisme des maîtres à l'encontre de la
promotion sociale des apprentis et compagnons, la confrérie s'ouvre à ceux
qui, sans être maîtres, participent de la vie quotidienne du métier. En bref, la
confrérie est souvent plus démocratique que la corporation. Comme telle,
elle s'intègre dans la vie sociale et tient son rôle dans les manifestations
collectives de la capitale. On voit les bannières des confréries dans les
processions, dans les fêtes, même dans les entrées royales.

Les autres confréries, à base plutôt paroissiale, ne sont que des


groupements de dévotion. Elle ont leur saint, leur bannière, leur fête, leur
chapelle ou leur autel. Comme les précédentes, elles prient pour les morts,
après les avoir décemment enterrés. Mais l'admission n'y est subordonnée à
aucune appartenance. On se coopte, sur la base relative de la bonne
réputation. Le XVIe siècle verra la multiplication de ces confréries, où l'on
acquiert des grâces spirituelles avec moins de contraintes que dans les tiers-
ordres. Il est des confréries pour tous les goûts, et pour tous les niveaux de
la société bourgeoise. Fondée au XIIe siècle, la «Grande Confrérie Notre-
Dame aux prêtres et bourgeois de la Ville de Paris » se veut élitiste:
cinquante prêtres et cinquante bourgeois, tous natifs de la capitale, plus sept
prêtres et six bourgeois nés à Saint-Denis. À la suite d'une demande de
Blanche de Castille, on y admet en 1225 cinquante femmes, avec préférence
pour les épouses des confrères. Le roi et la reine sont reçus hors contingent.
Le chef en est un abbé, choisi parmi les prêtres. C'est en fait un curé de
Paris, puis à partir du XVIIe siècle l'archevêque en personne. Des confréries
moins huppées s'accommodent d'avoir pour membres de bons bourgeois de
la paroisse et comme tuteur le curé.

Quelques confréries ont un objet particulier. La confrérie est alors un


cadre commode d'organisation sociale hors des cadres institutionnels. Il en
va ainsi pour les confrères de la Passion ou pour les clercs de la Basoche.

Au fil des siècles, quelques pèlerinages proprement parisiens prennent de


l'importance. Passons sur la participation des Parisiens aux grands
pèlerinages, celui de Jérusalem jusqu'au XIIe siècle, celui de Rome
qu'intensifie à partir du XIVe le jubilé des années saintes, celui de
Compostelle dont l'une des routes part de Saint-Jacques-de-la-Boucherie
pour gagner l'Espagne par Orléans, Poitiers et Bordeaux ou Angoulême.
Moins loin, on va volontiers à Chartres, et les femmes stériles n'y manquent
pas, ou à Saint-Fiacre-en-Brie. Le Mont-Saint-Michel ne paraît pas avoir
attiré les Parisiens, mais ils vont parfois à Boulogne-sur-Mer, et l'on en
parlera encore au lendemain de la Seconde Guerre mondiale quand la venue
à Paris de la statue de Notre-Dame de Boulogne sera l'occasion d'une
procession de plusieurs semaines de paroisse en paroisse. Au XXe siècle, ils
vont à Lourdes par trains entiers.

Il est depuis le Moyen Âge des pèlerinages en plein Paris, comme celui
qu'attire la châsse de sainte Geneviève à l'abbaye, puis à Saint-Étienne-du-
Mont. Au XIVe siècle, les écoliers du collège de Hubant font pendant le
temps pascal un pèlerinage aux trente-quatre églises stipulées par leur
fondateur, et ils y vénèrent les statues ou reliquaires de 57 saints, allumant
des cierges - 70 au total - et chantant des cantiques. Cela prend plusieurs
jours. Au terme, chaque enfant reçoit douze deniers pour acheter des
gâteaux.

D'autres pèlerinages naissent aux temps modernes, comme celui de la


chapelle de la Médaille miraculeuse, rue du Bac, connue pour les
apparitions de la Vierge à la novice Catherine Labouré en 1830, et qui reçoit
chaque jour plusieurs milliers de pèlerins, surtout étrangers: on en compte
jusqu'à cinq mille par jour en 1995. Le dernier de ces pèlerinages est depuis
1885 celui du Sacré-Cœur de Montmartre, caractérisé par l'Adoration
perpétuelle qui fait se relayer jour et nuit les chrétiens des différentes
paroisses parisiennes. Si les chiffres de fréquentation de Notre-Dame ou du
Sacré-Cœur ne sont pas significatifs, le tourisme se mêlant à la dévotion, les
deux millions de visiteurs annuels de la Médaille miraculeuse - presque
autant que Chartres (2,5 millions) et deux fois plus que Sainte-Anne
d'Auray - témoignent éloquemment pour la vitalité de ce petit sanctuaire. Il
est à noter que la relique la plus insigne, la Couronne d'épines du Christ
conservée à la Sainte-Chapelle jusqu'en 1791, puis à Saint-Denis, au
Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale, et finalement donnée en
1804 à Notre-Dame, n'est l'objet que d'une vénération annuelle au Vendredi-
Saint, et non d'un vrai pèlerinage. Les Parisiens sont à l'évidence plus
sensibles aux souvenirs propres à l'histoire de Paris.

Les pèlerinages hors la ville sont pour beaucoup l'occasion de parties de


campagne. Au Moyen Âge, on va au Blanc-Mesnil, à Notre-Dame-du-
Mesche près de Créteil, à Saint-Spire de Corbeil. Le XIXe siècle voit se
développer le pèlerinage au calvaire du Mont-Valérien, à l'abbaye de
Longpont-sur-Orge. Spectaculaire est l'essor du pèlerinage des étudiants
parisiens à Chartres, qui renoue en 1912, grâce à Péguy, avec la longue
tradition d'un pèlerinage célèbre jusqu'au XVIe siècle, et endormi depuis le
XVIIe. On y voit à la Pentecôte quinze étudiants en 1935, six mille en 1950,
vingt mille en 1962. Le pèlerinage se divisera ensuite, suivant les
appartenances à diverses tendances.

Toujours méfiante envers les formes de vie religieuse qui échappent à


l'encadrement hiérarchique, l'Église compose avec les traditions qui ne la
gênent guère. C'est ainsi que, le 11 octobre 1442, l'évêque Denis
Desmoulins installe dans une maisonnette toute neuve la nouvelle recluse
des Innocents, Jeanne La Voirière. L'évêque fait un sermon. Il y a foule. En
ce lieu de grand passage, la recluse ne manquera de rien, et sa présence ne
compromettra ni le magistère de l'Eglise ni le produit des quêtes
dominicales.

N'oublions pas ces formes de dévotion auxquelles le clergé n'a guère part,
et qui s'expriment par le choix des noms de baptême, souvent conformes à
la mode ou à l'usage familial, ou par celui des enseignes. Le choix d'une
«image» à placer devant une boutique ou une taverne résulte de
considérations qui demeurent le plus souvent obscures. Toujours est-il qu'il
se traduit par d'innombrables figures de la Vierge et des saints, placées bien
vue dans les rues. S'y ajoutent les statues que les propriétaires font
volontiers installer sur leur façade, généralement aux angles des rues.

LA RÉFORME

Le Réforme frappe de plein fouet Paris, à la fois ville politique et ville


universitaire, où le gallicanisme et l'humanisme ont largement préparé les
voies d'une contestation globale de l'Église romaine. Paris est l'un des hauts
lieux de la théologie occidentale. Rien d'étonnant à ce que les nouvelles
controverses y trouvent un écho particulier. Au vrai, le clergé parisien,
maîtres en tête, ne s'est pas remis d'une époque, celle de la soustraction
d'obédience et des grands conciles, où il a eu le sentiment de peser lourd
dans les choix de l'Église d'Occident. La décadence morale du clergé,
qu'illustrent tant d'abbés commendataires qui mènent à Paris des vies de
princes, contribue à justifier bien des critiques. Et la capitale bruit des
procès où s'affrontent devant le Parlement les évêques et les abbés pour la
collation de leurs bénéfices. Au début du XVIe siècle, cent trente procès de
la sorte sont pendants devant la Cour. On se querelle même devant le
Parlement pour l'évêché de Paris. Au milieu du siècle encore, l'abbé de
Saint-Germain-des-Prés, Antonio Caracciolo, dira crûment que les revenus
de l'abbaye servent à doter ses sœurs. Les fidèles s'en moquent, ou s'en
scandalisent. Dans les deux cas, tout est prêt pour une mise en cause de
l'institution ecclésiale.

On ne l'est pas encore pour une mise en cause du culte et des sacrements.
Nul ne se scandalise quand on brûle en 1491 un prêtre qui, en pleine
cathédrale, a nié la Présence réelle et profané une hostie. C'est avec le
même assentiment populaire que l'on brûle en 1503 un écolier qui a fait
scandale et profané l'hostie pendant une messe du Parlement. Sous François
Ier, cependant, les bûchers se font plus fréquents. Après l'Eucharistie, vient
le tour de la Vierge. En 1523, un augustin a la langue coupée au Marché aux
Pourceaux, puis est brûlé pour avoir nié l'Immaculée Conception. En 1525,
c'est un cardeur qui monte sur le bûcher pour avoir brisé une statue de la
Vierge. L'année suivante, on brûle encore pour outrages à la Vierge.

Quant aux clercs de bonne volonté, ils suivent l'évêque Étienne Poncher
quand celui-ci réforme de force les abbayes, en assainit les statuts, rétablit
les clôtures, évince les religieux et religieuses convaincus d'inconduite,
ravive la vie intellectuelle dans les monastères et les couvents, rappelle aux
curés leurs obligations. Mais cet humaniste tente dans le même temps
d'éviter une condamnation des livres d'Érasme et de Lefèvre d'Etaples par
une Sorbonne qui, comme jadis à l'encontre de Thomas d'Aquin, se montre
volontiers hostile à une pensée nouvelle. De plus audacieux écoutent dès le
début du siècle Guillaume Briçonnet, l'abbé de Saint-Germain-des-Prés qui
ranime la vie intellectuelle comme la vie spirituelle, introduit l'humanisme
dans le monachisme parisien, et entraîne à Meaux, dont il devient évêque en
1516, tout un groupe d'humanistes prêts à faire la réforme dans la
spiritualité comme dans la pratique religieuse sans quitter pour autant
l'Église. Dans le même temps, Lefèvre d'Étaples procure, chez l'imprimeur
Robert Estienne, une édition érudite des Psaumes et une des Épîtres de saint
Paul qui n'ont d'autre propos que de donner des bases sûres aux gloses des
théologiens et à la méditation des fidèles.

La Réforme morale va donc de pair avec le renouvellement des horizons


intellectuels. Bien des clercs parisiens, à Saint-Germain-des-Prés comme
dans le chapitre cathédral, lisent désormais le grec et l'hébreu, non sans
assumer une activité pastorale au bénéfice des fidèles. Dans le Paris du
XVIe siècle, on prêche beaucoup, et souvent bien. Quant aux fidèles eux-
mêmes, ils trouvent dans les confréries, toujours très vivantes, le moyen
d'exprimer leur sensibilité religieuse et d'organiser une solidarité de prière
au profit des morts et des vivants.

Le conflit s'ouvre vraiment entre les réformateurs et la tradition


qu'incarnent la Sorbonne et les Cordeliers quand, en 1521, la Sorbonne
condamne Lefèvre d'Étaples pour avoir affirmé qu'il y avait dans l'Évangile
trois «Marie» outre la Vierge. La même année, la Sorbonne condamne les
écrits de Luther que vient de diffuser un imprimeur bâlois. Le 5 août 1521,
le Parlement ordonne la saisie de tous les livres contraires au dogme.
Quelques réformateurs jugent alors prudent de quitter Paris et de rejoindre à
Meaux les fidèles de Briçonnet. D'autres demeurent, dont Guillaume Farel,
qui fonde sans doute dès 1523 une église luthérienne clandestine avant de
gagner Bâle. De nouveaux foyers de réflexion réformiste naissent, au
collège du cardinal Lemoine comme aux Augustins. Il en est pour sortir du
dogme, comme Jean Vallière, conduit au bûcher pour avoir nié la
conception divine du Christ. Dès lors, les condamnations se succèdent. On
brûle les hérésiarques, on brûle leurs écrits. En 1528, le chancelier Antoine
du Prat préside à Paris un synode qui dresse le catalogue des vérités
dogmatiques attaquées par l'hérésie.

Un élève de Lefèvre d'Etaples, Louis de Berquin, s'est fait remarquer en


traduisant le Traité du souverain bien de Luther et en dédiant son ouvrage à
Marguerite d'Angoulême dont on sait qu'elle protège l'humanisme
réformateur. En 1523, Berquin est emprisonné, et ses livres sont brûlés sur
le parvis de Notre-Dame, mais le roi le fait libérer. Il poursuit son activité,
tourne en ridicule la Sorbonne dans une Farce des théologastres, puis
attaque de front les théologiens en demandant à la Sorbonne de condamner
l'enseignement de l'un d'entre eux, Noël Béda. La provocation est, cette
fois, trop osée, et le roi est absent, qui partage les vues des humanistes
réformateurs, se défie des persécutions et protège en particulier Berquin.
Celui-ci monte sur le bûcher le 17 avril 1529.

Le mouvement ne s'affaiblit pas pour autant. Au Louvre, Marguerite


d'Angoulême, devenue reine de Navarre par son mariage avec Henri
d'Albret, fait prêcher le Carême de 1533 par son confesseur, un humaniste
du cercle de Meaux nommé Gérard Roussel. Les portes sont ouvertes. Tout
le Paris aristocratique et bourgeois se presse aux sermons, narguant ainsi les
théologiens de Sorbonne. Bien pis, le recteur de l'Université, Nicolas Cop,
prend parti pour la reine. L'affaire fera du bruit dans Paris.

Derrière Cop, se profile déjà un maître du collège Fortet, un petit collège


de huit étudiants établi depuis la fin du XIVe siècle rue des Sept-Voies, en
haut de la Montagne Sainte-Geneviève (rue Valette). Ce juriste venu de
Noyon qui vient de publier un commentaire de Sénèque s'appelle Jean
Calvin. Le discours de rentrée de l'Université, à la Toussaint de 1533, est
l'œuvre commune de Cop et de Calvin. On y entend parler de la grâce, non
des mérites, des œuvres et des indulgences. La Sorbonne s'empare de
l'incident. Cop et Calvin préfèrent quitter Paris pendant que l'on arrête trois
cents présumés hérétiques, des gens qui ont mal parlé de la religion ou
qu'on a pris à faire gras le vendredi.

Dans le paysage urbain qu'illuminent les bûchers dressés pour les


hommes ou pour les livres sur le parvis Notre-Dame, la place Maubert, la
place de Grève ou le Marché aux Pourceaux de la porte Saint-Honoré, la
réaction des réformés se traduit souvent par la mise à bas des statues
placées aux carrefours. Les effigies peintes ont les yeux crevés. Bien des
Vierges de bois ou de pierre disparaissent alors, ou sont mutilées. La
première fois, en 1528, on porte à Saint-Gervais la statue décapitée, que le
roi remplace à son coin de rue par une statue d'argent. Ensuite, ce genre
d'incident ne fait plus qu'agiter un quartier. On conseille aux propriétaires
de placer leurs images à dix pieds au-dessus du sol. Il faudra attendre 1557
pour que les protestants, par souci d'apaisement, condamnent ce genre
d'attentat contre des effigies.
Ces histoires de statues frappent plus vivement la population que les
controverses sur la grâce. Le Parisien vénère sa statue. Il la fleurit. De toute
manière, il a l'habitude de la voir là. Il s'accommoderait qu'on rosse le curé,
non qu'on brise la statue. Le menu peuple est donc aisément séduit par
quelques prédicateurs, notamment par les cordeliers, qui ont bonne
réputation parce qu'ils ne quittent pas la ville en temps d'épidémie. Les
catholiques orthodoxes du petit peuple répliquent donc en manifestant plus
que jamais leur attachement à l'Eglise, au dogme et aux sacrements. On fait
des neuvaines en criant «Vive le pape!» La Fête-Dieu prend de l'ampleur,
avec sa procession du Saint-Sacrement. En l'honneur des saints, les
paroisses et les confréries rivalisent pour organiser des processions où l'on
porte en triomphe – le mot est à la mode - les statues et s'il se peut les
reliquaires. Les quêtes permettent de mesurer le succès. On verra un procès
entre le couvent de Saint-Antoine et un curé qui a placé dans son église une
statue de saint Antoine afin d'améliorer le produit des quêtes.

Dans son adhésion aux nouveaux courants de pensée religieuse,


Marguerite d'Angoulême est allée loin, et avec moins de prudence que son
frère le roi. La réaction s'en prend à elle. Au collège de Navarre, on joue
une farce qui fait rire les étudiants aux dépens des relations de la reine de
Navarre et de son confesseur. Béda, qui parcourt la capitale sur sa mule en
prêchant contre la Réforme, ne récolte que les quolibets de ses étudiants.

L'effervescence est déjà dans la ville quand, avec l'accord de l'évêque


Jean du Bellay, Marguerite d'Angoulême, décidément maître à penser de la
Cour, invite Gérard Roussel à prêcher le Carême de 1534 à Notre-Dame.
Cette fois, c'en est trop pour les tenants de la tradition. Le chapitre fait
chorus avec la Sorbonne, et l'on mobilise la foule parisienne à coups de
placards affichés dans les rues. Le peuple envahit la cathédrale, empêche
Roussel de prêcher. Le fait que le roi et l'évêque tentent alors de faire
définir par une commission un compromis sur les articles essentiels du
dogme n'arrange rien. Le pape proteste. Ni le roi ni l'évêque de Paris ne sont
en charge de définir un dogme déjà énoncé au IVe siècle dans le symbole du
concile de Nicée, le Credo.

Au petit matin du 18 octobre 1534, Paris découvre, affiché pendant la


nuit sur tous les murs, le placard contre les «horribles, grands et
insupportables abus de la messe papale » rédigé par un pasteur émigré,
Antoine Marcourt. À la même heure, on trouve le placard sur la porte de la
chambre du roi à Amboise. Devant l'ampleur de la crise, le sacrilège d'une
mise en cause de l'Eucharistie elle-même - il ne s'agit plus des indulgences -
et de surcroît l'affront fait à son autorité, François Ier regagne Paris
d'urgence. Il est déjà trop tard pour poursuivre la recherche du compromis.
Un réformé a fourni la liste des coreligionnaires qu'il connaît. Le Châtelet a
organisé des visites domiciliaires, fait arrêter les luthériens. L'Hôtel de Ville
a prescrit une procession. Quand François Ier arrive dans sa capitale, il passe
presque pour complice, ce qui le conduit à prendre ostensiblement une
attitude d'hostilité à la Réforme qui n'était pas dans la ligne de sa pensée.
On arrête les agitateurs, même ceux qui, comme Béda, n'ont rien de
luthérien. Plus que jamais, on voit s'élever des bûchers. Les processions du
Saint-Sacrement répondent au sacrilège des placards. Le 21 janvier 1535, le
roi et la Cour suivent la procession qui parcourt la capitale derrière le Saint-
Sacrement et les reliques de toutes les églises parisiennes. Le surlendemain,
on brûle une maîtresse d'école qui a fait lire à ses élèves l'Évangile en
français.

En fait, la guerre civile est commencée. Bien des gens qui se sentent
menacés quittent Paris. Des religieux, des maîtres et des étudiants, des
officiers royaux, des artisans, des boutiquiers abandonnent tout sur-le-
champ pour gagner des lieux plus calmes. Clément Marot est de ces
fugitifs. Beaucoup vont retrouver Calvin, réfugié à Bâle, puis à Genève.
Ceux qui sont restés paient cher la confiance qu'ils ont mise en un François
Ier qui ne peut empêcher la condamnation des hommes et celle des livres. Il
devra en 1546 laisser exécuter sur la place Maubert plusieurs imprimeurs et
humanistes, brûlés au milieu de leurs livres: Étienne Dolet, Pierre Chapot,
Michel Vincent, Pierre Gresteau. L'imprimeur Robert Estienne gagnera
Genève en 1551.

La tentative d'une réforme négociée a bel et bien échoué. L'affaire des


Placards n'a peut-être fait que précipiter l'échec, inévitable dans la mesure
où, tout favorable qu'il soit aux idées nouvelles, François Ier ne peut se
couper du pape sans risquer de trouver contre lui la majorité du clergé
français.
L'avènement de Henri II signifie, en 1547, le durcissement de l'attitude
royale. Le temps de Marguerite d'Angoulême est passé. Vient celui de
Catherine de Médicis, du cardinal de Lorraine, de l'inquisiteur Mathieu Ory.
L'entrée solennelle du roi dans sa capitale, en 1549, fait place à la
répression: on brûle devant lui trois prêtres convaincus d'hérésie. Et l'un des
premiers gestes du nouveau souverain est de créer au sein du Parlement une
Chambre ardente pour les procès d'hérésie. En deux ans, elle en jugera cinq
cents, et enverra trente-huit protestants au bûcher.

Le protestantisme parisien s'organise alors, avec courage, dans une quasi-


clandestinité. Ce n'est plus le temps des prédications et des incidents. C'est
celui de la lecture de la Bible, de la méditation, de la prière. Les cadres et
les livres viennent de Genève, écartant la pensée propre de Luther au profit
de celle de Calvin, mieux adaptée à la mentalité et à la société françaises.
Le protestantisme recrute surtout dans les milieux lettrés, chez les avocats,
les notaires, les médecins, les libraires, parfois les officiers royaux. On
trouve également dans les rangs calvinistes bien des religieux des ordres
mendiants, si longtemps confrontés au dogmatisme de la Sorbonne. En
septembre 1555, la Réforme parisienne se dote d'une institution: au cours
d'une réunion d'une douzaine de personnes tenue au Pré-aux-Clercs, elle élit
un consistoire chargé de constituer une Église de Paris. Un «ministre» est
choisi, un clerc angevin revenu de Genève, Jean Le Maçon, dit La Rivière.
Car la clandestinité appelle le pseudonyme. La Rivière aura pour adjoint
François Morel, dit Du Buisson.

Il est prudent de se tenir éloigné des oreilles indiscrètes de la Ville et de


l'Université. L'édit de Compiègne (24 juillet 1557) prévoit la peine de mort
pour les hérétiques, pour ceux qui sont allés à Genève, pour ceux qui
possèdent des livres interdits. Mais les protestants prennent l'habitude de se
réunir dans le Petit-Pré-aux-Clercs, notamment dans l'auberge du Vicomte,
rue des Marais (Visconti). Dans les grandes occasions, la communauté
prend des risques pour trouver un local plus adapté à la croissance des
effectifs. Trois cents personnes sont assemblées pour la Cène le 4 septembre
1557 chez un conseiller du roi, rue Saint-Jacques, à deux pas de la
Sorbonne, quand des étudiants étonnés du va-et-vient les dénoncent: une
bagarre s'ensuit, et des exécutions. On compte parmi les réformés arrêtés
quarante femmes, dont vingt nobles. Les réformés tireront la leçon de ce
drame : ils éviteront les réunions trop nombreuses et multiplieront les lieux
de rencontre,

Certains s'enhardissent cependant. En mai 1558, les protestants


s'assemblent plusieurs jours de suite au Pré-aux-Clercs pour chanter des
psaumes, en français, dans la traduction de Clément Marot. On y voit le roi
de Navarre Antoine de Bourbon, sa femme Jeanne d'Albret et son frère le
prince de Condé. Le 16 mai, la procession pénètre dans la ville. Le
Parlement croit opportun de faire fermer les portes de la ville. Le 18, les
protestants passeront la nuit dehors.

Les réformés n'oublient pas que Paris est capitale: des émissaires sont
envoyés en province. Jusqu'à Lyon et à Angers, les églises s'organisent sur
le modèle de Paris. En mai 1559, les calvinistes tiennent au Vicomte. leur
premier synode national. Onze églises sont représentées. On estime à quatre
mille le nombre de protestants vivant alors dans la capitale.

La répression s'intensifie d'abord sous François II. On brûle en Grève, le


23 décembre 1559, le conseiller au Parlement Anne du Bourg, coupable
d'avoir seulement objecté qu'il était difficile de condamner à mort des gens
qui invoquaient dans les flammes le nom du Christ. En 1560, on rase les
maisons où se sont tenues des assemblées hérétiques.

Les années 1560 sont celles d'une relative tolérance. Récemment converti
au calvinisme, l'amiral de Coligny est influent à la cour de François II.
Malgré les Guise, l'amnistie l'emporte. À l'avènement de Charles IX en
décembre 1560, Antoine de Bourbon et Condé imposent au roi une
tolérance qu'approuve le chancelier Michel de L'Hôpital, catholique
convaincu mais non moins convaincu des nécessités de la paix sociale. En
janvier 1561, on ouvre les portes des prisons.

Malheureusement, le propos est mal compris, et les protestants en tirent


argument pour s'enhardir. Ils s'assemblent en armes. On brise de nouveau
des statues. Le Parlement réplique en renouvelant l'interdiction des
réunions. On arrête des huguenots pour avoir tenu des assemblées, qui en
ville, près de la rue Mouffetard, qui dans les faubourgs, à Popincourt ou au
Temple aussi bien qu'au Pré-aux-Clercs. Le prosélytisme porte ses fruits,
tout autant que le temps de tolérance: on compte maintenant de dix à vingt
mille huguenots à Paris. Mais les catholiques ne sont pas aveugles.
Certaines réunions qui n'ont rien de clandestin s'achèvent par des bagarres
dans la rue. Lorsque six mille personnes s'assemblent près de Saint-
Antoine-des-Champs en octobre 1561 et que les catholiques se proposent de
les attaquer en armes, force est au gouvernement de faire déposer à l'Hôtel
de Ville les armes détenues par les Parisiens. Le guerre civile est proche.
Tout le monde a peur.

Les protestants, à ce moment, se sentent soutenus. Jeanne d'Albret assiste


aux prêches, même si Antoine de Bourbon se tourne maintenant vers la
répression. Le culte se célèbre ouvertement au temple de Popincourt,
comme à la maison du Patriarche, au faubourg Saint-Marcel. Les ministres
célèbrent la Cène. On distribue des aumônes aux pauvres, qui n'ignorent ni
le lieu ni l'heure. Les catholiques, pour leur part, vilipendent les autorités
qui font preuve de laxisme. Il faut arrêter un frère minime qui appelle au
massacre. Le 27 décembre, les cloches de Saint-Médard sonnent pour
couvrir la prédication du Patriarche. Les protestants répliquent en
saccageant Saint-Médard. Le lendemain, les catholiques incendient le
temple du Patriarche. Le chapitre de Notre-Dame demande de l'artillerie
pour se défendre. L'Hôtel de Ville exige des mesures d'urgence contre les
réformés. Le moins qu'on puisse dire, c'est que le roi est ballotté. Poussé par
Michel de L'Hôpital et l'amiral de Coligny, Charles IX pense apaiser les
esprits en autorisant, le 17 janvier 1562, le culte réformé. Mais l'édit est mal
appliqué, et la Ville refuse de loger les soldats du maréchal de
Montmorency, envoyés pour faire respecter l'ordre nouveau. Un troisième
temple s'ouvre, celui de Jérusalem, hors les murs entre la porte Saint-
Jacques et la porte Saint-Marcel. Cela ne fait qu'exacerber la fureur des
catholiques. Toutes les tentatives d'apaisement seront ruinées, en 1572, par
la Saint-Barthélemy. L'affaire, dès lors, échappe aux clercs, aux
prédicateurs et aux ministres du culte. Même si les clercs et les prédicateurs
de tout poil vont jouer un rôle de premier plan dans l'histoire de la Ligue, il
s'agit bien d'un conflit politique. L'enjeu, c'est l'identité religieuse du
royaume.

Henri IV, un temps, calme le jeu. Sa conversion peut bien être


d'opportunité, les conséquences en sont l'arrivée à Paris d'un roi qui
préconise la tolérance et qui se veut bon Parisien. L'Édit de Nantes, en
1598, donne à la France un siècle de paix religieuse. À Paris, c'est le temple
de Charenton qui abrite le culte réformé.

L'affaire redevient religieuse quand, bien avant la révocation de l'Édit de


Nantes en 1685, une vague de conversions alimente la rumeur parisienne.
Au faubourg Saint-Antoine en 1671, au faubourg Saint-Marcel en 1682, le
peuple s'en prend aux riches demeures de quelques protestants. Les
Parisiens s'amusent en 1668 de la conversion intéressée de Turenne. Les
métiers expulsent ceux de leurs membres qui persistent dans l'hérésie. La
Révocation radicalise le mouvement: le temple de Charenton est détruit, les
hommes de La Reynie pourchassent les «religionnaires». La haute finance
parisienne se convertit ou feint de se convertir pour ne pas perdre sa place
sur le marché. De plus modestes protestants se retrouvent en prison pour
avoir gardé de manière plus ou moins clandestine leur religion. La situation
devient plus supportable pour les réformés sous le lieutenant de police
d'Argenson, qui montre peu de zèle dans la chasse aux religionnaires. Le
résultat est une sensible immigration vers Paris des réformés qui s'y sentent
plus en sécurité que dans les provinces. Ils y seront touchés comme les
autres en 1685.

Un affermissement de l'enseignement théologique paraît à beaucoup être


la première condition de la défense du dogme. Les initiatives se multiplient
en ce sens, dont la principale est la création des premiers séminaires pour la
formation des prêtres. Le cardinal de Bérulle a voulu, en 1611, toucher un
autre auditoire en fondant la congrégation de l'Oratoire. Les collèges de
l'Oratoire accueillent les enfants des milieux aristocratiques et de la haute
robe parisienne. Mais un séminaire, établi à Saint-Magloire, dans l'ancien
hôpital Saint-Jacques-du-Haut-Pas de la rue Saint-Jacques par l'évêque
Henri de Gondi, complète dès 1618 le système oratorien. En 1641, Jean de
La Fontaine y tâtera quelques mois de la vie religieuse. On y tient
également des «conférences ecclésiastiques» qui sont des stages de
formation continue. De toutes parts, c'est alors une éclosion de séminaires:
celui de Saint-Nicolas-du-Chardonnet issu en 1612 du collège de Reims,
celui des Bons-Enfants esquissé entre 1627 et 1635, celui de Saint-Sulpice
créé par Jean-Jacques Olier en 1641 à Vaugirard, puis en 1642, Olier étant
devenu curé de Saint-Sulpice, dans le voisinage de cette église. En 1696,
l'archevêque Louis-Antoine de Noailles rend obligatoire cette scolarité qui,
sans interdire une formation de théologien ou de canoniste médiocrement
dispensée à l'Université et en fait dans les collèges, procure au clergé les
bases d'une pastorale jusque-là assurées par la seule pratique. Ne
subsisteront après la Révolution qu'un Grand Séminaire diocésain (à Issy-
les-Moulineaux), le séminaire de Saint-Sulpice (rue du Regard, après la
nationalisation du bâtiment de la place Saint-Sulpice en 1905) et le
séminaire des Carmes, ces derniers jouissant d'un rayonnement
international.

L'éloquence sacrée a toujours fleuri à Paris. On n'a que lentement oublié


les sermons prononcés au début du XVe siècle par le curé de Saint-Jean-en-
Grève, le grand théologien Jean Gerson. La même éloquence se fait
entendre au temps de Louis XIV. On entend les sermons et les oraisons
funèbres de Bossuet, mais aussi les prédications de Carême de l'oratorien
Jean-Baptiste Massillon. C'est à cette pratique des sermons de Carême,
ressuscitée à Notre-Dame en 1834 par Mgr de Quelen, que Lacordaire
donne dès 1835 un lustre nouveau. Au siècle suivant, la radio donnera à ces
sermons de Notre-Dame un rayonnement national.

LA CRISE JANSÉNISTE

La crise janséniste, ouverte en 1643 par la publication du traité De la


fréquente communion d'Antoine Arnauld touche à son tour, sous Louis XIV,
la société parisienne, plus profondément que la province. D'un côté, il y a
les Arnauld, Antoine Arnauld dit «le Grand Arnauld», les solitaires de Port-
Royal-des-Champs autour de Robert Arnauld d'Andilly et les religieuses de
Port-Royal de Paris derrière la mère Angélique Arnauld, sa sœur. Plus
généralement, nombre de clercs et de laïcs – comme la duchesse de
Longueville – prennent le parti des religieuses par hostilité au roi. De l'autre
côté, il y a, derrière les archevêques François de Harlay (de 1671 à 1695) et
Louis-Antoine de Noailles (de 1695 à 1729), le parti des «dévots» et une
Compagnie du Saint-Sacrement officiellement dissoute par Mazarin mais en
fait bien vivante, où l'on trouve de grands seigneurs, mais aussi, derrière le
premier président Guillaume de Lamoignon, les représentants les plus
éminents de la robe parisienne, les Lamoignon, les Argenson, les Ormesson.

En avril 1661, le roi expulse de Port-Royal toutes les novices. En 1664,


l'archevêque Hardouin de Péréfixe échoue à imposer aux religieuses de
Port-Royal la signature d'une condamnation des cinq propositions tirées de
l'œuvre de Jansenius. L'expulsion des religieuses rétives le 26 août 1664
secoue toute la société parisienne. C'est, pour près d'un demi-siècle, l'exil à
Port-Royal-des-Champs. Il est juste de dire que la modération dont fait
alors preuve la police du lieutenant général d'Argenson limite les effets
sociaux de la répression.

Comme au temps du Grand Schisme, une poussée de gallicanisme


accompagne la crise religieuse. Jadis, le désir d'une «réforme» de l'Eglise
conduisait aux «libertés» de l'Église de France. Maintenant, la résistance au
dogme défini par Rome se conjugue avec la querelle de la régale, qui est
une affaire d'argent entre le pape, le roi et les évêques. Convoqué par Mgr
de Harlay avec l'accord du roi, un concile national se tient aux Grands-
Augustins d'octobre 1681 à juillet 1682. Autant dire que, pendant presque
une année, tout le haut clergé du royaume est à Paris. Le concile obtient du
roi une modération de ses exigences financières, mais il vote une
«Déclaration des quatre articles» qui affirme l'indépendance de l'Église de
France et que, comme Charles VII pour la Pragmatique Sanction, Louis
XIV ne craint pas de publier par édit royal. Trois ans plus tard, Mgr de
Harlay allait jouer un rôle décisif dans la Révocation de l'édit de Nantes.

Une nouvelle crise vient, à partir de 1686, troubler les âmes parisiennes.
C'est l'affaire du quiétisme, cette mystique tenue pour suffisante en soi, les
œuvres n'étant que secondaires en vue du Salut. Propagée par Jeanne
Guyon, favorisée à la cour par Mme de Maintenon, défendue par Fénelon,
cette spiritualité rencontre l'opposition de la majorité des théologiens,
menée par les évêques de Meaux et de Châlons, Jacques-Bénigne Bossuet
et Louis-Antoine de Noailles, ainsi que par le supérieur de Saint-Sulpice,
Louis Tronson. L'affaire se conclut, lors d'un colloque tenu à Issy dans
l'hiver 1694-1695, par un brutal affrontement et une durable inimitié entre
Fénelon et Bossuet, par la promotion de Noailles à l'archevêché de Paris en
1695 et par la condamnation prononcée contre Fénelon par le pape en 1699.
Le jansénisme n'était pas mort. Il allait revenir sous les feux de l'actualité
dès la fin du règne de Louis XIV à la faveur de l'affaiblissement du pouvoir
royal. La crise, alors, sera certes dans les consciences, mais elle sera surtout
un affrontement politique autour de l'idée que le roi, le clergé et le
Parlement se feront de leur droit sur le pouvoir. La réplique du roi est en
1709 l'expulsion des moniales de Port-Royal-des-Champs. Celle du pape est
en 1713 la bulle Unigenitus.

C'est bien, au contraire, d'une affaire purement religieuse qu'il s'agit


quand le bon peuple parisien s'assemble au cimetière de Saint-Médard où le
diacre François Pâris fait des miracles depuis sa mort en 1727. On voit sur
la tombe des scènes d'hystérie. La police intervient contre les
«convulsionnaires». Le 29 janvier 1732, le cimetière est fermé. Un
facétieux place une affiche: « De par le roi, défense à Dieu de faire miracle
en ce lieu».

CLERCS DE TOUT TEMPS

Paris n'a pas seulement la plus forte concentration d'étudiants de toute la


France. La ville est aussi peuplée d'anciens étudiants, d'anciens clercs,
d'intellectuels qui gardent une relation très étroite avec le monde de leurs
études. Il y a ceux que la vie professionnelle maintient dans le milieu de
leurs débuts. Les avocats du Moyen Âge sont les anciens de la Faculté de
droit du Clos Bruneau comme les médecins sont ceux de la Faculté de
médecine de la rue de la Bûcherie. La résidence est un bon reflet de cette
réalité sociale. Évêques et abbés affectionnent les hôtels de la rive gauche.
On connaît la population d'intellectuels qui caractérise largement aux XIXe
et XXe siècles les 5e et 6e arrondissements. Mais il y a aussi ceux qui ne se
définissent socialement que comme des anciens étudiants. Ils sont un type
humain souvent exploité, depuis que Rutebeuf les dénonçait vers 1270
comme fréquentant plus les tavernes que les cours, par les poètes et les
romanciers. Victor Hugo et Murger n'y ont pas manqué au XIXe siècle. Plus
que toute autre ville d'université, Paris a ses étudiants perpétuels.
Les uns vivent de petits métiers en rêvant toute leur vie du concours
qu'ils passent chaque année en l'ayant mollement préparé. Ils sont
surveillants dans les lycées, veilleurs de nuit. Au XIXe siècle, ils travaillent
aux Halles. Au XXe, ils sont vacataires dans l'administration ou garçons de
course dans les bureaux. D'autres renouvellent leurs inscriptions pour
garder leur rôle politique ou syndical. La tradition est illustrée par un
Alexandre Zévaès - son pseudonyme s'inspire de Zévaco et de Vallès - que
les événements de 1893 font émerger comme le tribun du quartier Latin.

La plupart ne sont que des étudiants prolongés au-delà d'études


véritables. Un jour, la famille rappelle à la réalité et menace de couper les
subsides. Les joyeux compagnons de Fantine lui annoncent un beau jour
que leurs parents entendent les voir avocats et les marier en grande pompe.
Ceux de Mimi Pinson font de même. Les moins chanceux se perpétuent
dans les petits métiers que multiplient le commerce de détail et le secteur
tertiaire. Tel qui reconstruisait le monde à longueur de nuits au D'Harcourt
ou au Capoulade finit vendeur dans une librairie sur le trottoir d'en face. Il
en est pour fréquenter encore, très épisodiquement, les amphithéâtres.

Le personnage de l'ancien étudiant fantaisiste se reproduit de génération


en génération. Il est orateur de carrefour, chansonnier de taverne, candidat
perpétuel à des honneurs imaginaires. Au XVe siècle, François Villon fait
rire en prenant des grands de ce monde comme exécuteurs testamentaires.
Au XVIe, Jean du Pont-Alais joue du tambourin aux Halles près du pont
Alais qui passe l'égout, et fait avec son instrument une sévère concurrence
aux sermons du curé de Saint-Eustache, non sans arguer que c'est le curé
qui, en prêchant trop fort, l'empêche de jouer tranquille sous le porche:
l'affaire finit dans le fou rire quand le curé s'en revient coiffé du tambourin.
Il avait l'air, jugea-t-on, d'un Albanais. La tradition se perpétuera. Au XXe
siècle, les campagnes électorales de Duconneau et de Ferdinand Lop
suscitent dans le quartier Latin une agitation factice mais réelle. Les
pouvoirs publics font preuve de patience, sinon de tolérance, envers ces
personnages bruyants et populaires. Villon est relâché et banni alors qu'il se
voyait pendu : qu'il aille se faire pendre ailleurs. Les gardes républicains en
faction devant le Sénat saluent Lop.
Le monôme est à l'origine fils du carnaval. Les étudiants parcourent le
quartier Latin en chantant. Le monôme du Mardi-Gras n'est pas autre chose
qu'un carnaval. Le «monôme du bac» prend de l'ampleur quand croît le
nombre de candidats. C'est un défoulement collectif de quelques heures, au
soir du dernier écrit. On déambule dans le quartier Latin, on chante des
chansons, on clame «Les cocus au balcon» et on applaudit qui se montre.
Les bouteilles d'encre traditionnellement portées au bout d'une ficelle sont
lancées contre la fontaine Saint-Michel. La police regarde.

Ce pittoresque spécifiquement parisien disparaît pour l'essentiel après la


Seconde Guerre mondiale. Le temps de La Bohème est passé. Les familles
qui ne savent pas compter se font rares. Les étudiants salariés comptent les
années. Le fantaisiste disparaît vite. Quant au monôme, il cède la place aux
manifestations politiques. Le monôme du bac déborde le quartier Latin et
tourne à la violence. La police intervient en force. Subsiste quelques
bizuthages à la rentrée des classes préparatoires et des grandes écoles, avec
leurs étudiants travestis et enfarinés.

Même si les soutanes s'y font rares, Paris est demeuré une ville de clercs.
Le nombre d'étudiants n'a que rarement cessé de croître depuis cinq siècles,
rapporté à la croissance de l'agglomération car, si l'on sait ce qu'est un
Parisien demeurant intra muros, nul ne saurait opposer aujourd'hui un
étudiant de Sorbonne demeurant à la Cité universitaire d'Antony ou un
élève de Polytechnique demeurant à Palaiseau à un étudiant de Nanterre
habitant le 16e ou un normalien domicilié rue d'Ulm. La cité universitaire
créée en 1920 boulevard Jourdan est très vite saturée, malgré ses trente-sept
fondations établies dans un parc de quarante hectares, et force est d'ouvrir
en banlieue de nouvelles cités, à partir de celle d'Antony. Quoi qu'il en soit,
il y a au XVe siècle, pour 200 000 Parisiens, un millier d'étudiants dans les
facultés supérieures. Cela signifie un étudiant sur deux cents Parisiens. Vers
1900, on compte à Paris quelque 13 000 étudiants pour 3 800 000 Parisiens:
un pour trois cents. Ce chiffre en baisse reflète la croissance des universités
de province, mais surtout l'afflux de population ouvrière au cours du XIXe
siècle. À partir de 1920, la croissance s'accélère: 21 000 en 1920, 53 000 en
1945, 78 000 en 1960, 90 000 en 1962. En 1994, il est 360 000 étudiants
dans les universités et grandes écoles des trois académies de Paris,
Versailles et Créteil, soit un étudiant sur cinquante habitants de
l'agglomération, l'effectif de 200 000 pour les seules universités parisiennes,
qui donnerait un rapport de un à dix sur Paris même, ne pouvant être retenu
en raison de la complexité des résidences.

Le phénomène est encore plus évident si l'on veut bien admettre comme
successeurs des clercs de l'Ancien Régime ceux qui sont les clercs des
temps modernes. Fondamentalement, Paris demeure la ville de clercs qu'elle
était au XIIe siècle, la ville de robins qu'elle était au XVe ou au XVIIIe, la
ville de diplômés, énarques, fonctionnaires, magistrats, avocats,
professeurs, médecins, écrivains, journalistes ou ingénieurs, qu'elle est
devenue au XIXe et au XXe. Sur vingt-six mille avocats que compte la
France, il en est douze mille à Paris intra muros.
CHAPITRE XIII

La vie des lettres

LE LIVRE

La librairie parisienne naît à l'ombre de l'Université. Les écoles de Notre-


Dame, de Sainte-Geneviève ou de Saint-Victor organisaient elles-mêmes
leur approvisionnement en livres. On empruntait et on copiait. L'Université
est soudain privée de cette base monastique et offre ainsi à l'initiative privée
un nouveau terrain d'activité. Libraires et copistes se multiplient. Ils sont
agréés par l'Université et participent à ses privilèges. Ce sont des suppôts.
Mais leur liberté est entravée par la censure ecclésiastique, le choix des
textes commentés, les règlements sur le travail. Cela mis à part, le libraire
gagne sa vie.

Et voici que l'imprimerie naît en Rhénanie dans les années 1440-1450.


Des livres imprimés par un associé de Gutenberg se vendent déjà à Paris en
1466, et ce sont des Rhénans qui apportent à Paris en 1470 leur nouvelle
technique d'impression à caractères mobiles : Ulrich Gering vient de
Constance, Michel Friburger de Colmar, Martin Kranz de Stein au pays de
Bade. Kranz se fait appeler en français Jean de la Pierre. Celui qui les a fait
venir est lui-même un Badois, le régent de Sorbonne Jean Heynlin, associé
pour la circonstance avec le rhétoricien Guillaume Fichet. Les trois
imprimeurs seront naturalisés par Louis XI en 1475.

D'entrée de jeu, la typographie occupe deux marchés bien différents.


D'une part, grâce à la possibilité de correction des épreuves, elle procure
aux milieux humanistes des versions enfin perfectibles des grandes œuvres
anciennes et modernes pour lesquelles on use des beaux caractères de
l'écriture romaine elle-même transmise par la renaissance carolingienne. De
l'autre, elle tire à bon marché en caractères gothiques traditionnels, pour une
clientèle surtout bourgeoise, des œuvres littéraires à la mode comme les
romans de chevalerie et les poèmes en langue française. Il y a des clients
pour Horace, Cicéron et Laurent Valla, et il y en a pour Amadis de Gaule et
pour François Villon. D'abord à la Sorbonne en 1470, puis en 1473 à
l'enseigne du Soleil d'or, rue Saint-Jacques, Gering, Friburger et Kranz, puis
Gering seul, publient jusqu'en 1484 les Lettres latines et le traité
d'orthographe de l'humaniste italien Gasparin de Bergame, puis le De
Officiis et les Tusculanes de Cicéron, des œuvres de Salluste, de Florus et
de Valère Maxime, les Harangues de Bessarion, les Élégances de Laurent
Valla et la Rhétorique de Guillaume Fichet. Ils procurent au monde
universitaire des ouvrages de théologie, de grammaire et de droit. Pour la
clientèle bourgeoise, ils impriment la Légende dorée et l'Imitation de Jésus-
Christ.

D'autres Rhénans s'établissent à Paris. On voit ainsi Peter Keysere


Wagner – dit Pierre César – et Georg Wolf, un Badois d'abord associé avec
Gering. Le Strasbourgeois Georg Mittelhus ouvre à la fin du siècle un
atelier à la Clé d'argent. Il y imprime aussi bien des manuels scolaires
qu'une Imitation de Jésus-Christ (1496).

Des imprimeurs français prennent la relève. Louis Simonel, de Bourges,


s'installe au Soufflet vert, près des Jacobins (1474-1484). Pasquier
Bonhomme puis son fils Jean, à l'Image Saint-Christophe (1475-1490),
publient le premier ouvrage imprimé à Paris en langue française, les
Grandes Chroniques de France (1477). Empruntant à Pasquier Bonhomme
ses caractères, les associés Richard Blandin et Guillaume Février impriment
un almanach ou Pronostication. Guillaume Le Fèvre imprime les Coutumes
et Établissements de Bretagne (1480).

À l'enseigne des Deux Cygnes, Jean du Pré publie un Missel (1481), les
Cent Nouvelles de Boccace (1485), une Vie des saints Pères Ermites (1486),
les Romans de la Table ronde (1488) et la Légende dorée (1489). Il imprime
une affiche, le Grand Pardon de Reims (1482). Il devient la même année
«imprimeur du roi». Antoine Caillaut et Louis Martineau (à partir de 1482)
impriment Horace, Cicéron, saint Augustin, un commentaire des Sentences
et un superbe Psautier. Leur ouvrier Philippe Pigouchet sera, après 1488, un
grand producteur de livres d'heures. Établi au Pélican, puis au Soleil d'or,
Guy Marchant se rend célèbre à partir de 1483 par ses Danses macabres
(1485 et 1490) et son Débat du Corps et de l'Âme; il édite un almanach
populaire enrichi d'un catéchisme, le Calendrier des bergers (1491). Quant
à l'ancien calligraphe Pierre Le Rouge (1487-1493), à la Rose, il imprime
une Mer des Histoires (1488) dont la qualité rappelle la formation première
de l'imprimeur.

À partir de 1485, Pierre Levet publie aux Balances d'argent les


Commentaires de César dans la traduction de Robert Gaguin, les Cent
Nouvelles Nouvelles composées dans l'entourage du duc Philippe le Bon, le
Livre des profits champêtres de Pierre de Crescens (1486) et un Virgile
(1494). Il procure la première édition des Testaments de François Villon
(1489) et, après le Lyonnais Guillaume Le Roy, édite la Farce de maître
Pathelin (1489).

D'abord établi sur la rive droite, rue du Temple, puis rue Quincampoix et
rue Saint-Merry, et enfin dans la Cité en la Juiverie, Pierre Le Caron (1489-
1500) publie des œuvres poétiques, un Livre de la chasse, le Triomphe et
Exaltation des Dames et un remarquable Grand Herbier en français avec de
superbes vignettes de plantes et d'animaux. Le Caron est l'inventeur, en
France, de la publication d'actualité. Il imprime des nouvelles des guerres
d'Italie et, en 1498, un programme de la cérémonie funéraire de Charles
VIII ainsi qu'un récit de l'entrée solennelle de Louis XII à Paris avec,
illustrée d'une gravure sur bois, une relation des joutes données à cette
occasion.

Des libraires de la Cité et du quartier de l'Université se font éditeurs, au


sens moderne du terme : ils font travailler des ateliers d'imprimerie. D'abord
associé à Marchant, le libraire juré Jean Petit finance et organise à partir de
1493, à la Fleur de lis d'or, l'édition des grands textes classiques. Il donne à
imprimer, il procure des correcteurs. Mille ouvrages sortent des presses à
son initiative. Les exigences de la clientèle bourgeoise font se multiplier les
publications de romans de chevalerie et particulièrement de romans
d'inspiration arthurienne, presque toujours publiés dans des versions
remaniées et abrégées: Merlin l'Enchanteur, Fiérabras, Lancelot, Tristan.
De même voit-on fleurir les éditions de la Légende dorée, des Art de bien
mourir, du Champion des Dames.

D'abord maître d'un atelier de copistes, le libraire Antoine Vérard


succède en 1493 à Jean du Pré et organise la première véritable maison
d'édition, faisant appel à des imprimeurs et à des illustrateurs pour publier
de nombreux livres en français et même en anglais. L'exportation
commence : Vérard a un correspondant à Londres. Comme Du Pré, il
multiplie les éditions de petits Livres d'heures, d'ouvrages historiques et de
romans à la mode.

Venu de Lyon, le Flamand Josse Bade crée en 1499, rue Saint-Jacques,


une entreprise d'édition qui alimente l'humanisme parisien en textes
classiques et modernes: on lui devra 750 publications, des œuvres de Budé
à celles d'Érasme.

L'illustration par des gravures sur bois apparaît dès 1481 dans le Missel
de Jean du Pré. Elle devient habituelle à partir de 1485 pour la plupart des
ouvrages de Jean du Pré, de Jean Bonhomme et de Guy Marchant, dont la
Danse macabre (1485) s'orne de dix-sept gravures d'une grande qualité. Son
Boccace est encore illustré de gravures sur bois, mais le Missel de Verdun
(1482) et les Heures de Jean du Pré (1488) comportent déjà des gravures
sur cuivre. Dans l'illustration de sa Légende dorée, Du Pré mêle bois et
cuivre. L'ouvrage le plus étonnant est la Mer des Histoires de Guy
Marchant, ornée de gravures à pleine page (1488). Pierre Levet illustre avec
des bois empruntés à l'atelier de Bonhomme sa propre édition de César et
orne de bois originaux la première édition de François Villon (1489). Les
bois de Levet se retrouveront dans l'atelier de Pierre Le Caron (1489-1500),
qui travaille pour Antoine Vérard. Ce dernier multiplie les ouvrages
illustrés de bois, dont certains relèvent de l'édition de luxe destinée à
l'aristocratie, comme les Grandes Chroniques (1493), la Bible historiale de
Guiart des Moulins (1494) ou un Boccace de la généalogie des dieux
(1498), mais dont la plupart ne sont que des oeuvres à bon marché,
médiocrement illustrées pour une clientèle bourgeoise peu difficile sur la
qualité artistique et sur l'adéquation de l'image au texte.
À côté de celui des imprimeurs typographes, un nouveau métier apparaît
alors, qui va bouleverser l'édition et permettre les progrès de la philologie:
celui des correcteurs d'imprimerie. D'entrée de jeu, Fichet déclare que c'en
sera fini de cette «peste» qu'est l'ouvrage de copistes qui ajoutent faute sur
faute au point de dénaturer le texte. Publié en 1485 par André Martineau, le
commentaire latin de Bacon sur le Livre des Sentences est revu et corrigé
par les carmes Bertrand Estienne et Jean Marchand, deux bacheliers
tourangeaux qui, à l'évidence, gagnent ainsi de quoi subsister pendant leurs
études.

La marque d'imprimeur fait son apparition en 1485, quand Martineau fait


figurer en bas de sa page de titre les armes de la ville de Paris.

Paris devient rapidement la capitale de l'imprimerie. Dans les années


1480, la ville est en septième position en Europe, loin derrière Venise. À la
fin du siècle, elle vient en deuxième position devant Lyon. On compte alors
soixante-quinze imprimeries dans la capitale. Il y en aura cent deux en
1550. Louis XII exempte les imprimeurs, en 1513, de toute imposition et de
tout guet. Avec l'invention des caractères mobiles, la rive gauche vient de
trouver une nouvelle vocation. Au XVIe siècle, Paris est en tête, avec 25
000 éditions en cent ans, alors qu'on n'en compte que 15 000 à Venise et 13
000 à Lyon. Les succès de librairie se succèdent. Wechel publie en 1546 le
Tiers Livre de Rabelais. Dans le même temps, l'industrie de l'image se
développe. Groupés autour de Saint-Eustache et notamment rue
Montorgueil, les nouveaux imagiers multiplient les éditions de gravures sur
bois coloriées au pochoir.

C'est en 1502 que s'installe Henri Estienne, suivi en 1526 de son fils
Robert. Les Estienne donnent à l'imprimerie parisienne, jusque-là sensible
aux avantages de la quantité, le goût d'une qualité promue au rang de vertu.
Avec eux, la typographie devient un art. Robert Estienne est l'un des
imprimeurs du roi institués dès 1538 par François Ier. Établi rue du Mont-
Saint-Hilaire, l'imprimeur Claude Garamond est déjà connu pour la gravure
de ses caractères. Il ajoute à sa réputation en gravant en 1544, pour le
compte de Robert Estienne, de nouveaux caractères grecs plus fins et plus
liés que ceux de Jean Petit, puis en dessinant, après le Vénitien Alde
Manuce, des caractères italiques d'une grande délicatesse.
Les métiers du livre avaient tenu leur place dans la diffusion de
l'humanisme, mais aussi dans celle de la Réforme. L'évolution politique et
religieuse de Paris leur porte des coups sévères dans la seconde moitié du
XVIe siècle. Les conflits religieux alimentent l'imprimerie en commandes
de pamphlets, non de livres durables. Les siècles suivants voient se rétablir
la primauté de Paris. La capitale l'emporte même, après 1650, sur Anvers
pour les gravures sur cuivre dont la production, développée trop tard pour
faire l'objet d'un encadrement médiéval, jouit d'une heureuse liberté.
L'imprimerie en taille-douce devient l'une des spécialités du marché
parisien. Elle tiendra le rôle essentiel dans la naissance de l'almanach, de la
gravure de circonstance et d'actualité, de la gravure de mode. Le XVIIIe
siècle voit les graveurs rivaliser pour l'invention de nouveaux caractères.
Ceux de Pierre-Simon Fournier et ceux de François Didot sont parmi les
plus réputés.

L'imprimerie parisienne est bouleversée au XIXe siècle par l'introduction


de technologies industrielles et au XXe par le coût croissant des espaces de
production et de stockage. D'atelier qu'elle était avec la composition à la
pince et le tirage à la presse, l'imprimerie devient industrie avec la rotative
et le papier continu (1865), la linotype (1884), la monotype (1887) la
lumitype (1949) et enfin la composition par ordinateur (inventée en 1964 et
diffusée après 1975). L'imprimerie devient une usine, qui associe à
l'impression le pliage et la brochure, également automatisés. Celle de Paul
Brodard, puis Brodard et Taupin, occupe en 1900 soixante-sept ouvriers et
publie chaque année près d'un millier de titres. Cette modernisation appelle
des injections de capitaux qui la font dépendre d'un système bancaire
aisément trouvé sur la place de Paris. En revanche, l'extension des
implantations au sol qu'exige un outillage lourd difficilement supportable
ailleurs qu'au rez-de-chaussée conduit à un gaspillage d'espaces qui entrave
dans la seconde moitié du XXe siècle la rentabilité des exploitations. Les
imprimeries gagnent alors la banlieue proche. Des imprimeurs de province,
déjà nombreux dès 1860, profitent un siècle plus tard de la facilité offerte
par la télématique pour offrir leurs services aux éditeurs parisiens. On voit
même s'introduire dans le circuit technique des imprimeries étrangères,
italiennes en particulier.
L'ÉDITION

L'édition est née dès le XVe siècle, lorsque des libraires imaginent de
commanditer l'imprimerie, fournissant à la fois les textes, la clientèle et les
capitaux dont l'achat de papier, le travail et le délai de vente supposent une
forte immobilisation. Elle est au XVIIIe siècle l'un des éléments du
rayonnement de Paris. Avec Montfaucon, les bénédictins de la congrégation
de Saint-Maur inventent vers 1720 l'édition par souscription. De grands
libraires éditent à leurs frais: c'est l'époque de L.- F. Prault, de Jules
Delalain, de Pierre Didot. Denis Diderot est l'éditeur de l'Encyclopédie.
Mais c'est au XIXe siècle que l'édition se détache de la librairie pour
devenir un métier de prospective intellectuelle, d'organisation de la
production et de rayonnement commercial. Le personnage de l'éditeur
apparaît, parfois imprimeur d'origine (Gauthier-Villars, Mame, Auguste
Poulet-Malassis, Henri Plon), plus souvent libraire - au point que quelques
grandes maisons gardent l'appellation de librairie -, rarement écrivain lui-
même mais nécessairement doué d'un réel talent pour choisir ses auteurs et
se les attacher. Quelques grands noms émergent alors: Louis Hachette en
1826, qui invente dans les années 1850 les guides touristiques, l'édition
pour enfants - avec la comtesse de Ségur - et en 1852 les librairies de gare,
Michel Lévy en 1836, qui éditera Balzac, Flaubert, Renan et Nerval et
auquel succédera en 1875 son frère Paul Calmann-Lévy, Auguste Garnier
en 1840, qui diffuse les auteurs classiques et les contemporains, Pierre-Paul
Didier en 1842, qui éditera Casimir Delavigne et Augustin Thierry, Pierre
Larousse en 1852, qui se spécialise vite dans les publications
encyclopédiques, Arthème Fayard en 1855, qui créera un demi-siècle plus
tard le «Livre populaire», Auguste Poulet-Malassis en 1858 (en 1855 à
Alençon), qui sera l'éditeur de Baudelaire, de Barbey d'Aurevilly, de
Leconte de Lisle et de Théophile Gautier, Charles Dunod en 1858, qui
imagine la littérature technique, Pierre-Jules Hetzel qui se fait en 1862
l'éditeur de Jules Verne, Charles Delagrave en 1864 et Armand Colin en
1868, qui touchent vite les milieux scolaires, Pierre-Victor Stock en 1877,
qui se donne à la littérature politique et dont la maison sera le quartier
général du parti dreyfusard, Ernest Flammarion en 1878, qui publiera à la
fois la littérature générale et une littérature scientifique dont le premier
succès est l'Astronomie populaire de Camille Flammarion. Malgré quelques
déconfitures, comme celle de Poulet-Malassis en 1863, les maisons qui
voient le jour dans ces années-là seront durables, souvent au prix de
regroupements financiers et commerciaux à la fin du XXe siècle.

Cependant que se constituent des empires, les générations suivantes


voient de nouveaux éditeurs se spécialiser. Le développement de
l'instruction publique fait naître un genre renouvelé des copistes de
l'Université médiévale: l'édition scolaire, où se distinguent, à côté de
l'omniprésent Hachette, des maisons comme Masson, Hatier, Bordas,
Nathan, Armand Colin, Belin ou Magnard. Multiplié après la Seconde
Guerre mondiale, le manuel d'enseignement supérieur s'ajoute à une telle
production (Hachette, Hatier, Presses Universitaires de France, Armand
Colin, Payot, Aubier, Nathan). Arthème Fayard invente le livre à bon
marché - la Modern Bibliothèque, en 1904 – puis lance sa grande collection
d'études historiques. Participent aussi à ce développement de l'édition
historiographique Hachette, Plon, Flammarion, Payot, Tallandier, Perrin,
Aubier. 1 300 titres de littérature historique représentent en 1950 13 % de
l'ensemble des publications de l'année.

Il y a l'édition religieuse (les Études des jésuites, 1856; la Bonne Presse


des assomptionnistes, 1873; Letouzey et Ané, 1885; le Cerf des
dominicains, 1929), l'édition philosophique (Alcan, 1866, fusionné en 1939
avec les Presses Universitaires de France; Vrin), l'édition universitaire
(Presses Universitaires de France, 1921; CDU-SEDES), l'édition juridique
(Jean-Baptiste Sirey, 1800; Désiré Dalloz, 1819), l'édition médicale
(Masson, Baillière), l'édition érudite (Klincksieck, 1842; Perrin; Didier,
1842; Alphonse Picard, 1869; Honoré Champion, 1874; De Boccard),
l'édition orientaliste (Geuthner, Maisonneuve et Larose), l'édition
scientifique (Gauthier-Villars, 1835; Hermann, 1870) et technique (Dunod),
l'édition d'art (Hermann, Mazenod). N'oublions pas les livres pratiques
(Gründ) et les grandes encyclopédies (Larousse, Hachette, Quillet, Bordas,
Encyclopaedia Universalis).

La littérature dite générale, où prennent place le roman, le théâtre et la


poésie, fait surgir des noms comme ceux d'Albin Michel en 1902, Bernard
Grasset en 1907, Gaston Gallimard en 1911, José Corti en 1925, René
Julliard en 1926, Robert Corréa en 1929 ou Robert Denoël en 1930. Les
naissances continuent aux approches de la guerre et pendant celle-ci (Le
Seuil en 1935, Seghers en 1939, les Presses de la Cité en 1942) et au-delà
(J.-C. Lattès en 1968, Odile Jacob en 1986, L'Olivier en 1990...). C'est
autour d'eux que se constituent des «maisons» intellectuelles qui rendent la
place de Paris difficilement contournable pour un écrivain.

Les revues littéraires et leurs comités de lecture, essentiellement


parisiens, renforcent cette répartition de la vie littéraire et de l'activité
éditoriale en quelques familles intellectuelles que définissent des clivages à
la fois littéraires et politiques. La vie intellectuelle de la France de la
première moitié du XXe siècle est fortement dominée par des revues lancées
par des groupes d'écrivains amis et des éditeurs comme la Revue de Paris
de Calmann-Lévy (1894), la Nouvelle Revue française (NRF) de Gaston
Gallimard (1909) ou le nouveau Mercure de France d'Alfred Vallette
(1895). Larousse lance en 1922 Les Nouvelles littéraires, Fayard Candide
en 1924 et Je suis partout en 1930, Gallimard Marianne en 1932. Des titres
moins durables tiennent leur place, publiant de courts textes d'écrivains
célèbres ou servant de banc d'essai à de jeunes inconnus. Ces revues vivent
surtout du milieu parisien.

Les revues d'art sont naturellement liées au monde parisien des ateliers,
des galeries et des expositions. Elles bénéficient des technologies de
reproduction et notamment, à partir de 1891, du traitement imprimé de la
photographie. Dès 1907, la photo en couleur apparaît en hors-texte.
L'invention déterminante est ici, en 1912, celle de l'héliogravure. Les revues
musicales sont également sensibles à l'activité parisienne, même si, dans les
années 1960, la vie musicale de la province - opéras, orchestres et festivals -
y prend une juste place et si le disque ouvre la voie à une pratique musicale
décentralisée.

L'attraction parisienne est telle que des éditeurs délibérément provinciaux


– voire étrangers comme dès 1912 le Suisse Gustave Payot - établissent à
Paris une antenne, quand ce n'est pas leur direction littéraire. C'est ce que
font Arthaud (de Grenoble) pour ses livres d'art et Alsatia (de Colmar) au
temps des grands succès de sa littérature pour jeunes. Si Robert Laffont crée
ses éditions à Marseille en raison de l'Occupation, il les transporte à Paris
dès la fin de la guerre. Quelques réels succès en province (Mame à Tours
depuis le XVIIIe siècle, Aubanel à Avignon, Jeanne Laffite à Marseille,
Privat à Toulouse, Ouest-France à Rennes) ne suffisent pas à modifier la
tendance. L'édition française est affaire de Paris, et de la Rive gauche.

LA PRESSE

La presse naît au début du XVIe siècle lorsqu'on vend aux carrefours des
pièces imprimées relatant les grands événements du temps. Le camp du
Drap d'or, la campagne de Naples, le retour des princes prisonniers après
Pavie, tout cela alimente une production de papiers que l'on vend en ville,
par colportage ou chez le libraire. L' « occasionnel » relate ou commente un
événement, qui peut n'être qu'un fait divers. Puis, illustré d'une gravure,
c'est le «canard», qui se multiplie à partir de 1550, au fil des victoires, des
émeutes ou des assassinats. On n'en est pas encore au périodique. On en
approche en 1611 avec un Mercure français imité de la Hollande, sorte
d'almanach annuel qui récapitule les faits saillants de l'année écoulée.
Richelieu comprend qu'on maîtrise ainsi l'information: il met à sa tête le
père Joseph, puis un homme à lui qui tient un bureau d'adresses et qui voit
passer dans sa boutique toutes sortes de gens, le médecin Théophraste
Renaudot. Ainsi le Cardinal sera-t-il bien informé, et tout le monde saura ce
que le Cardinal veut qu'on sache. On en vient donc au périodique lorsque, le
30 mai 1631, Renaudot obtient du roi le privilège qui lui permet d'imprimer
chaque semaine des gazettes périodiques comportant le récit des
événements survenus dans le royaume. Le même jour, on vend le premier
numéro de La Gazette. Elle devient rapidement une institution. Des
concurrents se manifestent, font un procès à Renaudot. La protection du roi
lui permettra de poursuivre.

Ainsi nommées dès 1651, les «mazarinades» relèvent d'un art fort ancien,
celui de la critique politique mise en vers. On avait la pratique des graffiti,
celle des chansons de cabaret transmises oralement, celle des placards
affichés dans les rues. La mazarinade se colporte. Elle est le fruit de
l'imprimerie et de la gazette. Elle a pour cible un cardinal, un ministre, un
étranger, l'amant de la reine - le Parisien y croit fermement - et un
prévaricateur dont les riches collections passent pour conséquence du
détournement de l'argent public. En moins de dix ans, on en imprime cinq
mille, presque toutes à Paris. La plupart tiennent en une page. Il en est une
de quarante pages. Le genre littéraire aura longue vie. Au temps de la
Régence, on colporte des vers de mirliton contre l'abbé Dubois. Sous la
Troisième République, on vend sur les places les chansons qu'inspire
l'affaire des décorations, celle de Panama ou les tribulations du général
Boulanger. C'est la radio qui, en diffusant les émissions de chansonniers,
mettra fin à la pratique.

Il faut un certain temps à Louis XIV pour museler une presse surtout faite
de petites gazettes où l'on critique plus ou mois ouvertement la cour et le
gouvernement. Colbert s'en plaint, et le lieutenant de police La Reynie se
voit en 1667 chargé de mettre un terme à cette circulation de nouvelles
tendancieuses. Le fouet, le bannissement et les galères en auront raison.

La Gazette, devenue en 1762 Gazette de France, poursuit sa carrière. En


1792, elle sera quotidienne. Fondé en 1672, le Mercure galant de Donneau
de Visé se montre servile à souhait. Un mot, parfois, lui échappe. Pour
l'essentiel, il fournit les informations que souhaite le pouvoir, et les gravures
de mode qu'attend la clientèle. En 1724, il devient Le Mercure de France.

Paris voit s'ouvrir des «bureaux d'adresses», comme celui que fonde en
1630 Renaudot lui-même. Ce sont des boutiques où l'on vient échanger des
informations pratiques et des adresses d'appartements à louer, mais où l'on
ne se prive pas de faire circuler et de commenter l'information politique.
Les principaux faits de l'année précédente demeurent affichés. On lit les
gazettes. On donne là des rendez-vous. Le plus fréquenté à la fin du XVIIe
siècle est celui du quai des Augustins.

La presse périodique se multiplie dès le temps de la Régence. Sous Louis


XV, l'hebdomadaire l'emporte sur le mensuel. Ces feuilles sont largement
consacrées à la vie intellectuelle. On y critique les derniers livres, on en
publie des extraits, on rapporte une partie de ce qui se dit dans les salons et
les cafés à la mode. Soucieux de contrôler autant que faire se peut
l'information, le pouvoir préfère les gazettes imprimées aux feuilles
manuscrites qui échappent à toute surveillance. En 1745, le Parlement les
interdit. Le Journal de Paris commence de paraître en 1777. Et c'est de
Paris qu'à partir de 1754 la Correspondance littéraire du baron Melchior
von Grimm rayonne sur l'Europe.

Occasionnelle jusque-là, souvent masquée par un propos philosophique,


la presse politique prend son importance dès le début de la Révolution. Elle
assure le relais de ce qui se passe à Versailles et celui des harangues
publiques du Palais-Royal. Plus ou moins quotidiennes, les feuilles
circulent dans tous les quartiers. On en fait lecture à haute voix dans les
cafés élégants comme dans les tavernes populaires. On lit à la fin de 1788
les cinq livraisons de La Sentinelle du peuple à laquelle collabore Volney.
Des pamphlets non périodiques soulignent les avancées de la réflexion
politique: ainsi L'Offrande à la Patrie du médecin Jean-Paul Marat, jusque-
là connu pour ses travaux sur l'optique et l'électricité. Avec la venue à Paris
de l'Assemblée, la presse d'opinion se développe rapidement. On a vu
paraître dès 1790 Le Père Duchesne de Jacques-René Hébert et L'Ami du
peuple de Marat.

Fille de la centralisation de l'information et de la décision dans les


domaines variés de la politique, de l'économie et de la vie littéraire, la
presse parisienne ne cessera de se développer. Vers 1830, les journaux
parisiens – Le Moniteur, Le Constitutionnel, Le Journal des débats, Le
Globe - tirent à près de soixante mille exemplaires. Vingt ans plus tard, ils
tirent à deux cent mille. Leurs animateurs sont, tels les frères Bertin du
Journal des débats, des notables dans la société politique. Les écrivains à la
mode ne dédaignent pas d'y publier leur prochain livre en feuilleton: ainsi
font un Balzac, un Eugène Sue, un Alexandre Dumas, dûment payés à la
ligne. Cette presse parisienne est alimentée par l'agence d'information et de
publicité créée dès 1832 par le négociant et financier Charles Havas.
Appuyé à l'origine par Gabriel Ouvrard, Havas n'organise d'abord qu'un
service privé d'information et de traduction de la presse étrangère, au
bénéfice de leurs affaires. Trois ans plus tard, rue Jean-Jacques Rousseau,
c'est une véritable agence de revente de l'information, dont toute la presse
de Paris et de province est immédiatement cliente. Bien plus, Havas traduit
du français à l'intention de ses clients étrangers. Sa position à Paris, près des
centres de décision politique et économique, lui procure tous les avantages
de la centralisation française.
La presse parisienne trouve dans le chemin de fer un précieux moyen de
diffusion rapide en province. Vers 1850, un abonné sur deux est en
province. Une publication généraliste comme la Revue des Deux Mondes
(1829) ne touche pas moins la province.

Le Second Empire voit s'imposer de nouveaux journaux politiques, qui


sont parfois le développement ou le renouvellement de publications
anciennes moins engagées. Ainsi Le Siècle du démocrate Armand Dutacq,
fondé en 1836, L'Univers du catholique ultramontain Louis Veuillot, qui
date de 1833, et enfin Le Temps de Jacques Coste, qui remonte à 1829. La
presse d'information se développe : on compte 573 titres en 1865. Recréé en
1854 après l'échec du titre en 1840, Le Figaro de Villemessant est le journal
mondain par excellence. Les journaux du soir, que l'on vend à la criée dans
les rues, prennent alors une importance exceptionnelle dans la vie du
Parisien. Ainsi est-il informé des événements de la journée sans attendre le
lendemain matin. Ces feuilles rapidement composées et vendues avec leur
encre encore fraîche tiendront la même place dans l'information du Parisien
jusqu'aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale et ne seront vraiment
détrônées que par l'autoradio et le journal télévisé.

Naissent en même temps les revues d'intérêt général, à la fois politique,


mondain et artistique. L'exemple est donné depuis 1881 par L'Illustration,
abondamment illustrée, où les événements parisiens tiennent la principale
place.

La Grande Guerre donne un nouvel essor à la presse, quelque muselée


qu'elle soit par la censure. Le public veut être informé, et plutôt mal que pas
du tout. Nombre de quotidiens et surtout d'hebdomadaires cessent de
paraître dès août 1914, mais ceux qui survivent malgré la pénurie de papier
et la hausse des coûts qui s'ensuit voient s'élever leurs tirages. Les
quotidiens parisiens tiraient en 1910 à cinq millions d'exemplaires. Ils
tirent, en 1917, à 6,5 millions, dont 2,6 sont vendus à Paris. Le Petit
Parisien est en tête, avec 1,7 million. Il est suivi du Matin, du Journal, et du
Petit Journal. Le quotidien se vendait cinq centimes depuis 1876. Un
journal, c'était un sou. En 1917, le prix passe à dix centimes. Le papier
revenu avec le trafic maritime en mer du Nord, c'est l'inflation qui frappe la
presse.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la presse est
profondément renouvelée. Dissoute par Vichy et alors remplacée par un
Office français d'information établi à Clermont-Ferrand, l'agence Havas
cède la place en 1944 à l'Agence France-Presse, qui s'inscrit très vite parmi
les premières du monde. Quelques journaux de l'avant-guerre reprennent
leur activité, comme Le Figaro, L'Aube, La Croix, Le Populaire,
L'Humanité, Ce Soir. L'actif et l'équipement du Temps sont la base d'un
journal du soir, Le Monde, dont Hubert Beuve-Méry fera l'un des quotidiens
les plus lus en France et à l'étranger. Ceux de Paris-Soir vont à France-Soir.
Les journaux issus de la Résistance se transforment en journaux
d'information ou d'opinion: ainsi Combat, Libération, Défense de la France,
L'Aurore, Franc-Tireur. La plupart ne dureront que quelques années, même
si le titre en est parfois repris. Quelques nouveaux titres naissent ensuite,
comme L'Équipe en 1946, le nouveau Libération en 1973 et le Quotidien de
Paris en 1974. Cependant que Le Canard enchaîné reprend sa carrière, de
grands hebdomadaires font leur apparition, Paris-Match, Jours de France
pour l'information générale, L'Express, l'Observateur, Le Point,
L'Evénement du jeudi pour l'expression d'opinion, Point de vue Images du
Monde pour la vie mondaine. N'oublions pas le périodique populaire. C'est
Gallimard qui, en 1928, lance Détective. Citons dans le même registre les
grandes entreprises de presse populaires tenant compte de l'expérience
américaine que sont la SEPI de Cino Del Duca (Hurrah, L'Aventureux) et
Opera Mundi de Paul Winkler (Mickey, Robinson). La presse féminine se
développe avec Elle (1945). La publication des programmes de télévision
devient un enjeu économique: plusieurs hebdomadaires (Télé 7 jours,
Télérama) et les suppléments de certains magazines rivalisent sur ce terrain
occupé naguère par la seule Semaine radiophonique. L'Équipe répond,
comme Paris-Turf, au besoin d'un large public. Par la suite, les journaux qui
se présentent comme l'organe direct d'un parti politique perdront une bonne
part de leur clientèle, et disparaîtront pour la plupart.

L'avion n'aura guère eu le temps de tenir un rôle dans les circuits: la


télécomposition commence d'introduire après 1980 un nouvel équilibre,
permettant de tirer en province un journal composé à Paris. La presse
parisienne y est cependant très largement concurrencée par les grands titres
correspondant aux intérêts régionaux des lecteurs.
LIBRAIRIES ET BIBLIOTHÈQUES

La diffusion locale du livre tient son importance de la forte fonction


universitaire de la ville, mais aussi de la concentration d'une population
politique, judiciaire, administrative et économique à haut niveau culturel.
Dès l'apparition du livre imprimé, les libraires de la rive gauche fournissent
à une clientèle laïque qui demande aussi bien les productions de
l'humanisme naissant que celles de l'invention romanesque. Dès le XVIe
siècle, pour pris qu'il soit dans le cadre juridique d'un métier organisé, le
libraire s'affranchit du cadre intellectuel de l'Université et rompt même avec
le groupement dans l'espace qui en était la traduction. Il se rencontre dans
tout quartier à la mode.

L'imprimerie et sa fille l'édition cessent d'apparaître comme des produits


de l'Université. En 1618, Louis XIII les place sous la juridiction du
Châtelet. Et en 1640 il crée l'Imprimerie royale, qu'il installe au Louvre et
qui publie pour commencer l'Imitation de Jésus-Christ, les œuvres de
Virgile et un Nouveau Testament en grec.

Les boutiques de librairie se multiplient au XVIIIe siècle, en rapport avec


les progrès de l'alphabétisation. Louis-Sébastien Mercier s'en étonne en
1783 : on lit dix fois plus à Paris que cent ans plus tôt. En 1828, Paris
compte 580 libraires brevetés. Quelques centaines de petits libraires
occupent des échoppes et des encoignures. On vend le livre neuf et le livre
d'occasion. Dès le XVIIIe siècle, le «détailleur» prend sa part des
inventaires successoraux. Il revend sur les promenades publiques. Au siècle
suivant, la bouquinerie prend place parmi les fonctions permanentes de
Paris. On la retrouvera jusqu'au XXe siècle dans tous les quartiers et,
localisation originale, dans des boîtes fixées aux murets des quais. Mieux
établis, les grands libraires tiennent en fait salon dans leur boutique où se
retrouve une clientèle venue parler des livres autant que les acheter. La
lecture rapide chez le libraire, considérée par celui-ci comme un appât
nécessaire et un moyen de choix, allait se perpétuer dans la vie parisienne.
Dès le milieu du XIXe siècle, des libraires tenaient boutique sous l'abri des
galeries de l'Odéon. Deux d'entre eux, Ernest Flammarion et Charles
Marpon s'associent en 1874 pour racheter les boutiques des autres et faire
des galeries le principal centre de cette lecture libre. On voyait encore dans
les années 1950 les étudiants lire gratis, debout pendant de longs quarts
d'heure, les livres exposés là par Flammarion, quitte à acheter plus tard le
livre dans une autre librairie pour acquérir un exemplaire non défraîchi. De
grandes surfaces spécialisées ont, après 1970, continué de tolérer un tel
usage. La pratique du massicotage systématique a facilité cette exploration,
gênée jusqu'au milieu du XXe siècle par l'impossibilité de lire un livre sans
en couper les feuilles, puis par la vente «sous bande » ou sous emballage
transparent.

Dès le temps des premiers Capétiens, il est au Palais une bibliothèque


faite des quelques manuscrits qu'a commandés ou achetés le roi : Bibles,
psautiers, livres d'heures. C'est avec les Valois que cette « librairie » se
développe, notamment avec un Charles V qui collectionne les auteurs
classiques et sacrés et auquel son entourage de juristes et de philosophes
aristotéliciens procure des copies et des traductions, à l'instar de ce que fait
à la même époque le pape d'Avignon. En 1368, la Librairie s'installe au
Louvre, dans la tour de la Fauconnerie, à l'angle nord-ouest. Les frères de
Charles V ont également leur collection. Celle de Jean de Berry, celle de
Louis d'Orléans et celle de Philippe de Bourgogne sont justement célèbres.
Il est vrai qu'ils profitent largement de la maladie de leur neveu Charles VI
pour les enrichir à bon compte. Ce qu'il reste de la Librairie du roi, c'est
Bedford qui l'achète en 1425, mais pour le transporter en Angleterre. Tout
est dispersé. Il n'y a plus de bibliothèque royale.

Louis XI et surtout Charles VIII reprennent l'entreprise. Ils achètent, on


leur offre. La Librairie est à Amboise, non loin de celle que ne cessent
d'enrichir à Blois les ducs d'Orléans. L'avènement de Louis d'Orléans,
devenu Louis XII, marque la naissance d'une grande bibliothèque, que
favorise ensuite la réunion, à l'avènement de François Ier, avec celle de la
branche d'Angoulême.

Non content de conserver à Blois la vieille bibliothèque et d'y joindre les


livres imprimés dont l'ordonnance de Montpellier prescrit en 1537 - avec un
succès limité – le dépôt obligatoire par les imprimeurs, François Ier crée
vers 1522, sous la direction de Guillaume Budé, une nouvelle bibliothèque,
à Fontainebleau, pour ces manuscrits que l'esprit de la Renaissance fait
chercher et copier, les textes des auteurs grecs, les ouvrages des humanistes
italiens et français. On y joint des manuscrits arabes, hébraïques, chinois
même. La bibliothèque de Blois rejoint en 1544 celle de Fontainebleau. On
commence d'y voir les imprimés à côté des précieux manuscrits.

À la même époque, les érudits qui fleurissent dans tous les milieux mais
surtout chez les hommes de loi constituent des bibliothèques personnelles
où le manuscrit se fait rare et où l'on rencontre surtout les productions de la
jeune édition parisienne. Cent ou deux cents volumes ne sont pas
l'exception dans la bibliothèque d'un magistrat ou d'un négociant aisé. On
en trouve sept cents en 1550 chez André Baudry, président des Enquêtes du
Parlement.

Les érudits de toute sorte réclament depuis longtemps l'établissement à


Paris d'un trésor auquel ils n'ont à Fontainebleau qu'un accès malaisé. En
1567, Charles IX entend enfin leur plainte: la Librairie du roi sera à Paris,
où elle s'établit en 1570 en plein quartier intellectuel, sur la rive gauche.
L'expulsion des jésuites laissant vacant le collège de Clermont, rue Saint-
Jacques, Henri IV y place en 1594 ses livres. Le retour des jésuites, en
1603, fait déménager les livres aux Cordeliers. Ils trouvent en 1622 un
établissement durable rue de la Harpe. C'est alors que la Librairie devient -
le grec est à la mode – la « Bibliothèque » royale.

Mazarin collectionne, on le sait, les œuvres d'art, et notamment les livres.


En 1643, il installe sa bibliothèque rue des Petits-Champs, dans l'hôtel
construit en 1635 par le président Charles de Chevry, hôtel qu'il a loué en
1643 et acheté en 1649 à son nouveau propriétaire, le président Tubeuf,
parce qu'il est contigu à son palais. Dans la grande réorganisation des
espaces voulue par le Cardinal lorsqu'il fait construire par François Mansart
les galeries d'apparat qui subsistent encore et dont le décor est confié à un
peintre déjà illustre à Rome, Gianfrancesco Romanelli, la bibliothèque
passe dans une galerie de cent quarante mètres de long qui domine la rue de
Richelieu. Il la léguera finalement au collège des Quatre-Nations. Ce sera la
Bibliothèque Mazarine.
C'est maintenant Colbert qui gouverne la Bibliothèque royale, ce qui ne
l'empêche pas de constituer pour lui-même une bibliothèque qu'il établit en
son hôtel de la rue des Petits-Champs, à deux pas de l'hôtel de Chevry. Pour
rapprocher les deux bibliothèques qu'il se plaît à fréquenter toutes deux, il
loge en 1666 celle du roi dans deux modestes maisons proches de son hôtel,
rue Vivienne. Il est amusant de constater qu'à la fin du XXe siècle la
Bibliothèque nationale trouvera là une extension.

La Bibliothèque ne cesse de s'enrichir et de se diversifier. Gaston


d'Orléans, qui meurt en 1660, lègue au roi ses antiques et ses médailles, que
Louis XIV installe à Versailles mais que Louis XV, en 1733, transfère dans
l'ancien palais Mazarin. L'arrivée de la collection de Michel de Marolles, en
1667, fait la Bibliothèque royale riche de cent vingt-trois mille gravures.
Des manuscrits mexicains y entrent en 1700. En 1717, ce sont des
manuscrits russes.

Dès le XVIe siècle, la Bibliothèque royale est ouverte à tous les savants.
Les simples curieux y ont accès deux fois par semaine à partir de 1692,
mais l'expérience est interrompue en 1706 à la suite d'un vol. Elle reprend,
une fois par semaine, en 1735. Le mouvement sera suivi. S'ouvrent ainsi au
public les bibliothèques de Saint-Germain-des-Prés, de l'Arsenal et de
Sainte-Geneviève. À la veille de la Révolution, on compte une centaine de
lecteurs à la Bibliothèque royale, et certains obtiennent d'emprunter les
livres pour travailler à domicile.

La maison de la rue Vivienne montre vite son exiguïté. Le palais Mazarin


a été divisé et est passé par toutes sortes de mains avant de devenir l'hôtel
de Nevers et d'être acquis par Law. La faillite de Law procure de nouvelles
perspectives : en 1721, le bibliothécaire du roi, l'abbé Jean-Paul Bignon,
obtient l'essentiel du quadrilatère et charge Robert de Cotte de construire
une galerie Neuve dans le prolongement des galeries Mansart et Mazarine
qu'occupe alors la Bourse. En 1750, la Bibliothèque royale met la main sur
l'hôtel de Chevry.

La Bibliothèque devient nationale en 1795. Elle est en 1810 bénéficiaire,


plus efficacement qu'auparavant, d'un dépôt légal qui vient de connaître
quelques aléas dus à l'antinomie de cette obligation et de la liberté
d'expression. Elle est de surcroît la détentrice de nombreux fonds
confisqués aux établissements religieux. Saint-Victor, la Sorbonne et Saint-
Denis. Deux projets doivent être retenus de cette époque, celui d'un
catalogue collectif des bibliothèques de France, qui ne reverra le jour que
dans les années 1990, et celui d'une politique d'acquisitions de manuscrits
d'écrivains contemporains, ouverte en 1801 par de vaines négociations pour
l'achat du manuscrit de La Nouvelle Héloïse.

Les locaux sont déjà insuffisants. On parle de mettre les livres au Louvre,
à la Madeleine, à la Monnaie, à la Charité. On reprend en 1828 sur le Trésor
la galerie Mansart. On parle de construire. À la veille de la Révolution,
Boullée imaginait une basilique à la romaine. En 1835, Benjamin Delessert
propose un immense bâtiment en ellipse. C'est Napoléon III qui,
abandonnant un nouveau projet de transfert au Louvre, et après une mission
confiée à l'inspecteur des Monuments historiques Prosper Mérimée, décide
enfin en 1858 d'une vaste opération destinée à moderniser et à adapter les
lieux à leur usage et à leur fréquentation. Déjà connu pour avoir réalisé
l'architecture novatrice de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, l'architecte
Henri Labrouste construit entre 1854 et 1868 la grande salle de lecture des
imprimés, chef-d'œuvre de la nouvelle architecture de fonte et de verre avec
ses neuf coupoles, élève de nouveaux magasins et restaure ce qu'il conserve
de l'héritage des Mazarin et des Tubeuf. En 1881, Jean-Louis Pascal y
ajoute sur le côté nord un nouveau bâtiment pour les manuscrits. Conçue
dès cette époque, la grande salle ovale de lecture des périodiques ne sera
ouverte qu'en 1936.

Depuis, l'extension de la Bibliothèque nationale, enrichie depuis la loi de


1925 par le dépôt légal enfin systématique, complétée en 1934 de la
bibliothèque de l'Arsenal et en 1942 de celle de l'Opéra, s'est peu à peu
réalisée par de larges rénovations partielles au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale et par l'ouverture d'annexes, soit dans le voisinage (galerie
Colbert, 1985), soit hors de Paris (Versailles, Provins, Sablé, Bussy-Saint-
Georges). On sait qu'en 1988 a été prise la décision d'édifier un nouveau
bâtiment de grande envergure, sur le quai de Tolbiac, et d'y placer
l'ensemble de l'imprimé et de l'audiovisuel. Créée en 1994 pour assurer
l'unité de l'ensemble, la Bibliothèque nationale de France est établie depuis
1996 sur ses deux sites principaux.
Les cabinets de lecture apparaissent au XVIIIe siècle. Ils se multiplient
après 1815. On en compte vingt-trois en 1819, plus de cinq cents – sur huit
cents pour toute la France - dans le Paris des années 1830. Le Petit Atlas
pittoresque de 1835 ne manque pas de figurer les «cabinets littéraires». On
lit sur place, ou on emprunte. Quelques cabinets se spécialisent dans la
presse quotidienne. Chaque livre étant en moyenne lu par quarante
personnes, cela signifie, dans le Paris de Louis-Philippe, une vingtaine de
milliers de lecteurs réguliers, appartenant surtout à une petite bourgeoisie
qui achète peu de livres nouveaux cependant que l'ancienne aristocratie se
satisfait le plus souvent de bibliothèques héritées de l'Ancien Régime.
Autant dire que les tirages sont faibles. C'est par le feuilleton, publié en bas
de page de titre par nombre de journaux, que la littérature nouvelle touche
un large public. Le feuilleton est progressivement remplacé, sous le Second
Empire, par les publications à bon marché que sont le journal-roman, puis
le roman publié par petits fascicules sur papier de mauvaise qualité. Il faut
au XXe siècle l'entrée en scène des premiers grands éditeurs de littérature
générale pour renverser les attitudes du public devant la nouveauté
littéraire, surtout diffusée jusque-là par le théâtre.

Dès le XIXe siècle, Paris est riche de bibliothèques publiques. Citons


pour mémoire les Bibliothèques nationale, de la Sorbonne, Sainte-
Geneviève, de l'Arsenal et Mazarine, ainsi que celles des facultés et grandes
écoles, et celles des Assemblées, toutes réservées en droit ou en fait à une
élite de lecteurs titrés et spécialisés. Il en va de même pour la Bibliothèque
historique de la Ville, ouverte en 1898. Mais la bibliothèque municipale
apparaît dès la Révolution. Au XIXe siècle, elle est une annexe obligée de la
mairie. La lecture populaire est également favorisée sous le Second Empire
par des créations spontanées à fondement philanthropique. Bibliothèques
municipales et bibliothèques populaires prêtent à domicile.

N'oublions pas, pour la presse, les cafés. Pendant tout le XIXe siècle et
jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, les cafés ont proposé à leur pratique,
sans supplément au prix de la consommation, un choix de quotidiens,
parfois attachés à des baguettes.
Devenus objet de plusieurs productions industrielles, les arts graphiques
sont directement nés de l'activité des «écrivains» qui, au Moyen Âge, vivent
dans le cercle très large des suppôts de l'Université. Aux temps modernes,
trois mondes professionnels, eux-mêmes très ramifiés, se développent
jusqu'à constituer l'une des activités essentielles de la capitale: l'imprimerie,
l'édition, la presse.

NAISSANCE DU MILIEU LITTÉRAIRE

Le premier humanisme français ne doit pas grand-chose à l'Université,


non plus que - comme la vague suivante – à l'humanisme florentin. Certes,
des théologiens comme Jean Gerson, Gérard Machet et Pierre d'Ailly y
tiennent leur place, mais c'est dans le milieu des chancelleries parisiennes,
celle du roi et surtout celle de Louis d'Orléans, qu'éclôt à la fin du XIVe
siècle un goût nouveau des lettres anciennes. Gontier Col est un officier des
finances et de la diplomatie royale. Jean de Montreuil est secrétaire du roi.
L'éloquent Nicolas de Clamanges a été le secrétaire de Benoît XIII à
Avignon. Le poète Laurent de Premierfait vit dans l'entourage des ducs de
Berry et de Bourbon. N'oublions pas Christine de Pisan, cette fille d'un
médecin de Charles V, qui est sans doute la première femme à avoir, veuve
d'un secrétaire du roi, élevé ses enfants en vivant de sa plume de poète, de
moraliste et d'historien. Elle crée l'événement en 1399 par son Épître au
Dieu d'Amour, brûlot lancé contre la conception cléricale de l'amour
représentée par le Roman de la Rose. La Cour trouvera là une occupation de
qualité : en 1401, le roi crée une cour d'amour chargée d'arbitrer la
controverse. N'y siègent que des hommes. La guerre civile, les massacres et
les proscriptions de 1413 et 1418, réduiront à néant ce mouvement littéraire
en dispersant les survivants de la tourmente politique.

C'est au XVIe siècle qu'apparaît dans le monde de l'édition parisienne un


personnage nouveau: l'auteur. On avait jusque-là plutôt publié des ouvrages
anciens, sans qu'intervienne l'auteur. Même la première édition de Villon est
posthume, et faite d'après la tradition orale. Maintenant, les auteurs se
cherchent un imprimeur.
Jusqu'au XVIIe siècle, les écrivains ont pour la plupart émergé du monde
des clercs et en particulier de l'Université. Guillaume de Lorris et Jean de
Meung, les auteurs du Roman de la Rose, comme Rutebeuf et Guillaume de
Machaut sont des écoliers. Même s'il a raté ses études, François Villon est
un écolier. Malgré son scepticisme, Rabelais a été façonné par sa formation
universitaire. Son passage par Paris n'aura guère marqué la capitale, non
plus que l'œuvre. D'abord cordelier puis bénédictin en province, étudiant à
Paris et sans doute au collège de Montaigu vers 1528, puis à Montpellier en
1530, il est en 1532 médecin hospitalier à Lyon. Il accompagne Jean du
Bellay à Rome. C'est du Bellay qui en 1536 le fait venir à Paris comme
moine à Saint-Maur-des-Fossés. Peu après, François Rabelais, qui vit
surtout de la médecine, est curé de Meudon. Il ne résidera jamais dans son
bénéfice. C'est au hasard de son itinérance qu'il meurt à Paris en mars 1553.
Mais il aura gardé un souvenir assez vif de ses années d'études pour brosser
à plusieurs reprises des tableaux hauts en couleur de la société cosmopolite
des écoliers et de la vie quotidienne dans le quartier de l'Université.

En ce milieu du XVIe siècle, il est d'autres viviers intellectuels : la Cour


et les entourages princiers. Un Ronsard, un du Bellay en sont les purs
produits. Il est vrai que l'on a vu Pierre de Ronsard au collège de Navarre,
mais il s'en est lassé. C'est auprès des princes que se forme le jeune
gentilhomme. Ainsi voyage-t-il, accompagnant les ambassades, apprenant
les langues. Contraint par la surdité à renoncer aux armes, le voici en 1543
prêt à se consacrer aux belles-lettres. Jean Dorat, qui l'attire dans son
collège de Coqueret où il rencontre Jean-Antoine de Baïf, lui fait aimer le
grec et le latin. En 1550, Ronsard fait jouer au collège sa traduction d'une
pièce d'Aristophane. Dans le même temps, il se lie avec Joachim du Bellay,
dont la Défense et Illustration de la langue française est publiée en 1549.

La protection des princes est assurée en ce temps où la poésie fait à


nouveau partie du train de vie. Ronsard a été formé à l'école des pages du
duc Charles d'Orléans, troisième fils de François Ier. Il a fréquenté l'Écurie
du roi et logé aux Tournelles. Du Bellay profite de ses cousins le cardinal
Jean et l'évêque de Paris Eustache. L'un et l'autre sont sous l'aile protectrice
de Henri II, de Charles IX, de Marguerite de Valois, de Michel de L'Hôpital.
Beaucoup d'autres ont ainsi fréquenté la cour et son cortège de maisons
aristocratiques. Mais on n'a guère vu à Paris le prince donner l'exemple,
comme au XIIe siècle Guillaume d'Aquitaine et au XVe Charles d'Orléans.
Marguerite de Valois est la dernière à le faire.

Même si les hôtels ont plus souvent fourni un cadre et une protection que
vu naître de réelles vocations, le XVIIe siècle voit éclore quelques écrivains
de premier plan dans l'aristocratie parisienne. Aucun ne fait métier de son
talent, mais, Saint-Simon et Mme de Sévigné exceptés, qui ne se prennent
pas pour des écrivains, aucun ne se prive de publier ses œuvres. L'exemple
est donné par l'avocat général Étienne Pasquier, qui publie à partir de 1560
ses Recherches de la France, et par Jacques-Auguste de Thou dont Robert
Estienne imprime à partir de 1604 l'Histoire de son temps en latin. Par la
suite, Mlle de Scudéry édite en 1661 sa Clélie, La Rochefoucauld en 1665
ses Maximes et Mme de La Fayette en 1678 sa Princesse de Clèves.

La « préciosité » est une réaction littéraire et sociale contre la grossièreté


des mœurs du temps de Henri IV. À celui-ci comme à son entourage, qui
succédaient au milieu gourmé de la cour des derniers Valois, le Paris raffiné
reproche son tempérament de Gascon, de coureur de jupons ancillaires, de
chasseur, de buveur. Bref, Henri IV est bien vu du petit peuple, moins de la
bonne société où l'on n'aime pas les grasses plaisanteries d'un roi qui
s'amuse à cracher son vin dans le décolleté des dames. C'est pour répliquer
à ces mœurs de la cour que les salons parisiens inventent, dans les années
1620, une société que domine l'art de la conversation et du jeu poétique. On
y brosse, non sans méchanceté, des portraits. On y récite des poèmes. On y
lit les prochaines pièces de théâtre. On y parle de futilités, aussi. Sans le
savoir, les belles dames de Paris reconstituent ce qu'avait été au XIIe siècle
la «courtoisie», réaction aux mœurs brutales de la société chevaleresque.
Mais les femmes ne se contentent plus d'arbitrer les joutes littéraires: elles
gouvernent le goût, elles écrivent, elles disent, elles chantent. Il leur arrive
aussi de conspirer, et les salons ont parfois une couleur politique. Chez la
marquise de Sablé, on est d'abord contre Richelieu, puis contre Mazarin, et
finalement contre le roi pour les jansénistes. La Fronde est un grand
moment de la vie de salon.

L'âme de cette préciosité est Catherine de Vivonne, marquise de


Rambouillet. Pour ses comparses, elle est Arthénice. L'écrivain du
mouvement est Vincent Voiture, l'auteur des Elégies, des Stances et des
Sonnets. Dans la « Chambre bleue » de l'hôtel de Rambouillet, on rencontre
Mme de La Fayette, Mme de Sévigné, Mlle de Scudéry, la maréchale
d'Albret et bien d'autres. D'autres salons rivalisent avec celui de Mme de
Rambouillet, comme celui de la Grande Mademoiselle, de la marquise de
Sablé, de la duchesse de Nemours, de la duchesse de Bouillon, de Mme de
La Sablière. Quelques hommes de goût tiennent aussi salon: le président de
Lamoignon reçoit rue Pavée une société que domine la personnalité de
Boileau.

La préciosité a affiné les mœurs littéraires et fait naître plus d'un chef-
d'œuvre. Mais elle a en elle-même ses limites, et le genre qui culmine avec
la «Carte du Tendre » de Mlle de Scudéry n'a rien de fécond. De surcroît, la
préciosité conduit le milieu littéraire à élaborer les règles du bon goût
parisien, ce contre quoi s'élèvera Molière en 1659 dans Les Précieuses
ridicules, montrant deux provinciales convaincues qu'il leur faut singer les
intellectuels de qualité que Paris leur propose comme modèles. Avec la
mort de Mme de Rambouillet en 1665, la préciosité passe de mode. Et la
maîtrise de la mode passe de la ville à la cour, ce qui est dire de
l'aristocratie au roi lui-même.

Le siècle de Louis XIV voit l'ascension intellectuelle du bourgeois,


cependant que se conjuguent deux phénomènes nouveaux. D'une part la
promotion sociale du monde des officiers, de l'autre le renforcement de
l'attraction exercée sur les intellectuels par la capitale, déjà attractive pour
les artistes qui savaient y trouver des commandes. Des bourgeois prennent
place dans la vie littéraire: ainsi Regnard, fils d'un poissonnier, Quinault,
fils d'un boulanger, Molière, fils d'un tapissier. Le monde des officiers
fournit d'abondance à celui de la littérature. La Bruyère est fils d'un
contrôleur général des rentes et lui-même trésorier de la généralité de Caen,
Boileau fils d'un greffier. Furetière est procureur fiscal de Saint-Germain-
des-Prés. La moitié des académiciens reçus avant 1640 sont fils d'officiers
royaux, de procureurs ou de notaires. Le père de Voltaire, Jean Arouet, est
receveur à la Chambre des comptes. Ceux que la plume tente en province
s'empressent de gagner Paris. Le goût des lettres conduit à Paris un
Corneille qui est de Rouen, un La Fontaine qui vient de Château-Thierry.
Dès l'origine, ils forment le tiers de l'Académie.
On n'en est pas encore à parler des droits de l'écrivain, encore moins de
droits d'auteur. Nul ne vit vraiment de sa plume. Au XVIIIe siècle encore,
plus de la moitié des écrivains recensés par la police vit d'un revenu
professionnel ou domanial, d'un bénéfice ecclésiastique ou d'un office. Les
autres vivent surtout des largesses du roi ou d'un grand. On gagne sa vie à
être secrétaire ou précepteur, non écrivain. L'auteur publié reçoit quelques
exemplaires, qu'il peut offrir. C'est ainsi que l'on obtient une pension. Trop
heureux est l'auteur quand il vend son manuscrit, à un prix modique. En cas
de succès, le profit va, comme pour La Bruyère, à l'éditeur. Voltaire lui-
même jugera que vivre de sa plume n'est pas honorable. La pratique de la
vente du manuscrit se généralise cependant après 1760. Diderot, qui a
obtenu de ses financiers une rente viagère pour son travail de
l'Encyclopédie, est l'un des premiers à revendiquer une rémunération
proportionnelle aux ventes. Les auteurs dramatiques sont les premiers à
obtenir une part de la recette. À la veille de la Révolution, un écrivain sur
deux vit de son talent. Encore la plupart sont-ils en réalité les collaborateurs
des grandes entreprises de librairie, et ils en vivent mal.

Chose inconcevable aux temps des romans arthuriens ou de la « Carte du


Tendre », Paris et sa société deviennent un cadre pour la littérature
d'imagination. La Farce de maître Pathelin se passait n'importe où, et le
berger Agnelet n'avait rien de parisien. Les comédies de Molière sont pour
la plupart localisées : «La scène est à Paris. » C'est bien une partie de la
société parisienne que met en scène Antoine Furetière dans son Roman
bourgeois, et c'est aux travers de la bourgeoisie que s'attaque Molière dans
Le Bourgeois gentilhomme.

Dans les années 1670, Paris commence d'être agité par la querelle des
Anciens et des Modernes. Ce n'est, il est vrai, que la répétition des querelles
qui ont été celles des universaux, de l'aristotélisme ou de l'humanisme.
Dans le même temps, on connaît celle de la circulation du sang. Le Cid, en
décembre 1636, a provoqué le scandale en violant la règle des trois unités,
mais le public a réservé un accueil triomphal à la pièce, que jouait au
Marais la troupe de Montdory. Richelieu soutenait Corneille. Les Anciens
s'en consolèrent mal. La querelle ne s'ouvre vraiment qu'en janvier 1687
quand Charles Perrault lit à l'Académie un poème dans lequel, pour exalter
le siècle de Louis XIV, il déclare les Modernes aussi grands que les
Anciens. Devant l'opposition de Boileau, de Racine et de Bossuet, Perrault
publiera jusqu'en 1697 quatre volumes d'un Parallèle entre les Anciens et
les Modernes qui développe l'éloge de l'art et des lettres de son temps et
auquel répondent l'Art poétique de Boileau (1674), l'Épître à Huet de La
Fontaine (1687) et le discours de réception de La Bruyère (1693). Le
combat de ceux-ci est cependant sans espoir. Fontenelle a beau jeu de
montrer en 1687 dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes et en 1688
dans sa Digression sur les Anciens et les Modernes que le renouvellement
des connaissances rend caduque la pensée des Anciens. Dans les années
1700, l'affaire se laisse oublier. Elle aura donné à parler dans les salons
parisiens.

C'est à l'époque de la Régence que la Ville retrouve son rôle dans la vie
littéraire et artistique, un rôle que, malgré les Académies, elle n'avait plus
guère tenu depuis le temps de Mme de Rambouillet, même si l'on s'était
pressé rue des Tournelles dans l'alcôve de Ninon de Lenclos, si Mlle de
Scudéry avait reçu dans son salon jusqu'à sa mort en 1701 et si le théâtre
était demeuré l'une des grandes activités sociales de la capitale. Mais,
depuis le départ de la cour pour Versailles, c'est la cour qui disait le goût.
Sous Louis XV, la cour n'y prétend plus, et le temps vient de ces nouveaux
pôles de formation, de jugement et de diffusion de la pensée que sont les
salons, les cafés, les journaux.

Quand il n'est pas lieu de galanterie libertine et spirituelle comme au


temps de Louis XIV celui de Ninon de Lenclos, le salon est d'abord un lieu
de rencontre mondaine. Animé par une femme du monde, grande dame de
l'aristocratie ou femme de financier, comme la marquise de Lambert de
1700 à 1733, Mme de Tencin vers 1740, Mme Geoffrin ou la marquise du
Deffand vers 1750, ou Mlle de Lespinasse après 1764, mais parfois par un
homme comme le baron d'Holbach ou le maréchal de Beauvau vers 1770, le
salon est une sphère d'influence. On s'arrache les personnages à la mode.
Les rivalités de femmes se surimposent aux rivalités de coteries. Les
maîtresses de maison montrent leur pouvoir en faisant élire à l'Académie
ceux qui fréquentent chez elles. On parle là de tout, on y joue, on y courtise.
Mais on y débat librement, et l'on y donne lecture du dernier livre aussi bien
que du prochain, car les écrivains y lisent leur œuvre en cours. On voit
Voltaire et Diderot chez Mme Geoffrin, Fontenelle chez Mme de Lambert,
Condorcet et Turgot chez Mme du Deffand, puis chez Mlle de Lespinasse,
Diderot et Marmontel chez le baron d'Holbach. Les financiers se prennent
au jeu, et les salons de quelques fermiers généraux ne sont pas les moins
fréquentés. On se presse chez Alexandre Le Riche de La Pouplinière, où se
rencontrent au milieu du siècle Rameau, Vaucanson et Marmontel, mêlés
aux maréchaux et aux ambassadeurs. La Pouplinière donne la messe en
musique et fait donner l'opéra. On joue aux échecs. On va de même, à la
génération suivante, chez François Fontaine, devenu marquis de Cramayel,
où l'on trouve Bernardin de Saint-Pierre et Crébillon fils aussi bien que le
cardinal de Bernis, et chez Philippe Tavernier de Boullongne, qui donne la
comédie. De moindres forment, régulièrement ou occasionnellement, un
auditoire actif où se mêle le goût de la réflexion politique et philosophique,
le besoin d'être au courant de ce qui se pense et se dit, le plaisir d'un
divertissement entre gens de qualité. C'est alors qu'émerge cette notion
sociale de «gens de lettres» à laquelle Voltaire consacre un article de
l'Encyclopédie.

Quelques salons s'érigent en lieux et en moyens d'influence politique. Les


plus actifs sont, avant même la Révolution et dans les premiers mois de
celle-ci, le salon libéral de la fille du ministre Necker, Germaine de Staël, et
plus durablement celui que tient l'épouse de l'inspecteur général des
Manufactures, devenu ministre de l'Intérieur de mars à juin 1792, Jean-
Marie Roland de La Platière. Mme Roland est l'égérie et le maître à penser
des Girondins. Elle les suivra sur l'échafaud, le 8 novembre 1793. Exilée
par Bonaparte, Mme de Staël tentera vainement de jouer à nouveau un rôle
sous la Restauration, jusqu'à sa mort en 1817. À défaut d'être influent, son
salon sera fréquenté.

À côté des salons, il y a les clubs. Traduite par la cooptation, la faveur


collective l'emporte là sur celle d'une maîtresse de maison. La vocation du
club constitué est rarement littéraire. C'est au XIXe siècle que certaines
associations de bibliophilie ressembleront à des clubs, et que les clubs les
plus huppés se pourvoiront d'une bibliothèque. Autre différence notable, les
femmes n'y ont guère leur place.

La maçonnerie s'inscrit en marge de cette société de salons et de clubs


par sa définition plus philosophique que mondaine. La première loge
apparaît à Paris vers 1726, à l'initiative de quelques Jacobites écossais et
irlandais réfugiés en France. Les loges se multiplient ensuite, surtout après
la rupture avec la maçonnerie anglaise qui conduit en 1773 à un éclatement
entre une Grande Loge de France toujours fidèle au rite anglais, et
nettement gouvernée par les maçons parisiens, et un Grand Orient de
France qui s'écarte de ses racines anglo-écossaises et fait la part plus belle à
la province. Même si les grands maîtres sont des princes - le duc d'Antin, le
comte de Clermont, le duc de Montmorency-Luxembourg, le duc de
Chartres, futur Philippe-Égalité - et si l'aristocratie domine largement la
maçonnerie française, le recrutement est très ouvert, et l'on compte dans les
loges parisiennes, à la veille de la Révolution, 17,5 % de financiers,
manufacturiers et négociants, et 12 % de petits commerçants et artisans.

Les sociétés savantes ne sont pas moins actives, se partageant à Paris le


rôle tenu ailleurs par les académies de province. Les philosophes et les
physiocrates y tiennent les principaux rôles, mais beaucoup y cherchent
seulement la satisfaction d'une curiosité d'honnête homme. Créée en 1761,
la Société d'agriculture est un parfait reflet de ce physiocratisme aux cent
visages. C'est elle qui, en 1778, soutient le propos d'un pain de pommes de
terre formulé par l'apothicaire et agronome Antoine-Augustin Parmentier
pour remédier aux insuffisances chroniques de l'approvisionnement en
céréales panifiables.

L'Encyclopédie est par excellence une entreprise parisienne. Lancée par


l'abbé de Gua de Malves, assurée par un privilège concédé en 1745 à
l'imprimeur Le Breton et au graveur Briasson, l'idée est reprise par Denis
Diderot qui fait aussitôt appel à tout ce que Paris compte d'intelligences. Le
premier volume est publié en 1751, le trente-cinquième en 1780. À Paris
comme en province, le succès est immense. La condamnation portée par
l'archevêque Christophe de Beaumont n'aura fait que de la publicité pour
l'entreprise.

Les académies naissent entre le XVIe et le XVIIe siècle de quelques


initiatives qui reprennent le vieux propos de la cour d'amour de Charles VI
et surtout celui des «ruelles» de la Préciosité. Dès les années 1570, l'idée de
grouper quelques beaux esprits liés par l'amitié en une académie à la mode
italienne a germé dans les milieux de la Cour. Charles IX donne même un
statut à une Académie de poésie et de musique spontanément formée autour
de Jean-Antoine de Baïf, académie qui se réunit quelque temps rue des
Fossés Saint-Victor. Dans le même temps, le futur Henri III favorise la
naissance d'une Académie du Palais à laquelle appartiennent Agrippa
d'Aubigné et Duplessis-Mornay. Tout cela disparaît dans la tourmente de la
guerre civile.

La paix revenue, les cercles de lettrés se multiplient à Paris. Il s'en forme


un en 1612 aux Minimes de la place Royale, autour du P. Marin Mersenne.
On y pratique la poésie et la musique. On y cultive l'encyclopédisme. Au
même moment, le précepteur du roi propose d'organiser une académie. C'est
l'idée que reprend vers 1629 un secrétaire du roi, Valentin Conrart, entouré
de quelques familiers de l'hôtel de Rambouillet. Le groupe prend forme en
1631. Ses réunions sont hebdomadaires. L'abbé de Boisrobert y intéresse
Richelieu, qui s'en déclare protecteur. En mars 1634, on peut parler de
l'Académie française. Conrart est élu secrétaire perpétuel. Les lettres
patentes du 27 janvier 1635 font de cette réunion une institution, sous la
protection de Richelieu. Dictionnaire et Grammaire en sont l'ouvrage
ordinaire. On ne parlera guère de la Rhétorique et de la Poétique également
prévues par le Cardinal. À l'occasion, l'Académie intervient dans les affaires
d'actualité. Richelieu demande son avis dans la querelle du Cid.

Cette assemblée de beaux esprits se réunit chez le chancelier Séguier, rue


Grenelle-Saint-Honoré (auj. Jean-Jacques Rousseau). Mais d'autres lettrés
convient dans le même temps leurs amis. Autour des érudits Jacques et
Pierre Dupuy, se tient chaque soir une «Académie puteane », l'Académie
«du Puits». D'autres sont à Saint-Germain-des-Prés. Les femmes du monde
règnent sur les salons, les hommes sur les académies.

Une «Petite Académie» naît en 1663, d'abord simple commission de


l'Académie française chargée de rédiger les inscriptions latines et françaises
qui fleurissent alors sur les monuments et sur les médailles frappées pour
former une histoire métallique du règne. Peuplée d'érudits, d'historiens, de
philologues, elle deviendra en 1716 l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres.
Les artistes se forment à leur tour en société, en réaction contre les
métiers jurés qui régissent abusivement leur activité. Dès 1648, sous la
protection d'Anne d'Autriche, Charles Le Brun est l'instigateur de la Société
royale de peinture, de sculpture et d'architecture qui se scinde en 1664 en
une Académie royale de Peinture et de Sculpture et une Académie royale
d'Architecture.

Des savants ont pris l'habitude de se réunir, et parfois avec les écrivains
qu'ils rencontraient déjà chez le P. Mersenne. L'Académie des Sciences naît
en 1666 de cette assemblée que Colbert entend faire concourir à la gloire du
roi. Elle se tient dans le Jardin du roi, face à l'Observatoire. Dans le même
temps, des savants se réunissent autour de Berthollet de Laplace dans une
Société d'Arcueil qui finira par se fondre dans l'Académie des Sciences.

D'autres académies naissent par la volonté de Louis XIV. C'est le cas de


l'Académie d'architecture en 1671, de l'Académie de Musique en 1669.

L'Académie française prend une autre allure en 1672 quand, à la mort de


Séguier, le roi s'en fait le protecteur. Elle s'établit alors au Louvre. Et le roi
d'offrir aux académiciens un début de bibliothèque, une rémunération et
quarante fauteuils. Les séances de réception, publiques depuis 1673,
deviennent une attraction pour le Tout-Paris mondain.

L'humanisme du XVIe siècle a créé la recherche philologique. Guillaume


Budé et ses semblables collectionnent, améliorent et publient les textes.
C'est un siècle plus tard que l'esprit de recherche atteint le domaine de
l'histoire avec le développement de quelques congrégations comme celle de
Saint-Maur et grâce à la passion personnelle de quelques lettrés issus de la
robe parisienne.

Au XVIIe siècle, le restaurateur de la congrégation de Saint-Maur, dom


Didier de la Cour, remet en honneur le travail intellectuel jadis tenu par
saint Benoît pour part essentielle de la vie monastique. Le principal foyer en
est Saint-Germain-des-Prés, où dom Luc d'Achery et dom Jean Mabillon (†
1707) font prévaloir l'intérêt de la recherche historique. Les bénédictins de
la congrégation de Saint-Maur vont donc fonder l'école de la collecte et de
l'analyse critique des sources historiques. De grandes publications en
naissent, comme en 1681 le De re diplomatica de Mabillon, en 1674
l'Histoire généalogique des rois de France d'Anselme de Sainte-Marie ou
en 1750 L'Art de vérifier les dates. Des érudits laïcs se joignent au
mouvement, comme l'avocat Eusèbe de Laurière qui publie en 1723 le
premier volume des Ordonnances des rois de France de la troisième race.

À la même époque, des robins consacrent leur talent à l'histoire. L'avocat


Henri Sauvai, réunit tous les éléments d'une compilation de documents
relatifs à l'histoire de Paris. Un autre avocat qui ne plaide guère et vit d'une
entreprise familiale d'éditions cartographiques, Jean-Baptiste Renou de
Chauvigné, dit Jaillot, mène des recherches critiques sur la topographie
parisienne. Faut-il le souligner, ces historiens ont alors accès à bien des
archives disparues depuis ce temps.

La publication, à partir de 1665, du Journal des Savants du conseiller


Jean-Denis de Sallo dit de Hédouville s'inscrit dans ce processus d'une
subite émergence des lettres et de l'histoire comme sciences à part entière.
Elle fera rapidement disparaître les autres composantes de l'esprit des
honnêtes gens, physique, chimie ou astronomie. Le Journal des Savants
paraît toujours.

Il faut le souligner, si bien des princes ont eu dans le passé des


chroniqueurs à gages chargés de chanter l'ancienneté de leur dynastie et de
clamer leurs hauts faits, et si l'on invente au XVIe siècle une charge
d'historiographe du roi, c'est Louis XIV qui y nomme Boileau et Racine.

DE L'ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR AUX ACADÉMIES

Le Collège de France reste fidèle à sa mission originelle, qui le situe en


marge des enseignements universitaires à sanction institutionnelle. N'ayant
aucun programme, ne distribuant aucun diplôme, ne préparant à aucune
carrière, il offre à des savants la possibilité de conjoindre la recherche et
l'enseignement de celle-ci. Les auditeurs appartiennent le plus souvent au
même monde de la recherche que les maîtres, mais on a vu des
personnalités hors du commun attirer un public mondain sensible à la
notoriété, à l'originalité ou à l'événement : ainsi pour entendre en leur temps
Guizot, Victor Cousin, Jules Michelet, Paul Valéry ou Roland Barthes. Dans
les moments où l'Institut apparaît comme la réunion des notables confirmés,
le Collège de France – qui reste un tremplin vers l'habit vert – joue souvent
le rôle d'un cénacle plus jeune et plus novateur, et les leçons qu'on y entend,
depuis Michelet, Quinet et Mickiewicz, tous trois suspendus par Guizot
dans les derniers temps de la Monarchie de Juillet, sont fréquemment en
opposition aux académismes du moment.

Le même propos anime Victor Duruy quand, en 1868, il crée l'École


pratique des Hautes-Études. Avec ses quatre sections, qui seront portées à
six au XXe siècle, l'École dispense des enseignements de recherche dans les
domaines les plus divers. Un enseignement aux horaires légers permet à des
savants de province d'y avoir leur place, souvent complémentaire d'une
chaire d'université. Mais la grande majorité des auditeurs se recrute parmi
les étudiants avancés de la région parisienne. La conjonction du Collège de
France et de l'École pratique des Hautes-Études - sa sixième section étant
devenue en 1975 l'École des Hautes-Études en Sciences sociales - fait de
Paris le seule pôle universitaire de France à offrir en même temps des
enseignements de physique moléculaire, d'ethnologie et d'éthiopien.

Fille de la centralisation née de la fonction de capitale, la présence des


grandes écoles est une des originalités du Paris universitaire. Leur
développement à partir de la Convention et pendant tout le XIXe siècle tient
largement à la relative sclérose de l'enseignement universitaire.

Créée le 28 septembre 1794 à l'initiative de Fourcroy pour former les


ingénieurs nécessaires à la Défense nationale, l'Ecole centrale des travaux
publics devient dès octobre 1795 l'École polytechnique. Très vite, elle étend
ses ambitions à toutes les techniques de la prospection minière, de la
construction des routes, de la cartographie, puis de toutes les sciences de
l'ingénieur, du calcul algébrique à la chimie. Dès les débuts, les élèves
viennent de toute la France.

L'École normale supérieure est créée le 30 octobre 1794 pour former les
maîtres qui, dans les départements, formeront à leur tour les instituteurs.
Elle s'appelle alors École normale de Paris. Réorganisée le 17 mars 1808
sous le nom de Pensionnat normal, elle forme cette fois les maîtres de
l'enseignement secondaire, voire les cadres de l'administration. Les élèves
en sont recrutés par un concours national. La centralisation est à son
apogée. Les cours sont ceux que propose, sur une large gamme, la place
universitaire de Paris. En fait, le Pensionnat normal opère une sélection
d'élèves auxquels sont ménagées toutes les facilités. Mais il redevient dès
1810 une École normale, où sont dispensées des conférences qui complètent
les cours de l'Université. Combinant la recherche et l'enseignement, elle
sera dite supérieure en 1843. Dès lors, elle sera ouvertement l'un des
creusets de l'élite nationale.

Le Conservatoire des arts et métiers est créé le 19 vendémiaire an III (10


octobre 1794), sur rapport de l'abbé Grégoire pour doter la France d'un
centre de conservation, d'étude et d'invention pour tout ce qui touche les
machines : nous dirions, les technologies industrielles. Il s'agit d'une
pédagogie pratique, complémentaire de l'enseignement mathématique et
théorique de l'Ecole polytechnique. Très vite, la nouvelle institution
s'ouvrira à tous les domaines de la recherche appliquée, de l'agriculture à
l'économie, et conjuguera les vocations d'un musée et d'une maison
d'enseignement supérieur. Un idéal domine le projet : le progrès. Le
Conservatoire est d'entrée de jeu riche des collections rassemblées dans les
années 1740 par l'ingénieur Jacques Vaucanson, célèbre par la construction
d'automates de salon mais aussi par l'invention et la réalisation de machines
industrielles. La collection était venue au roi. La République en fait la
première dotation du Conservatoire. Monsieur, le futur Louis XVIII, avait
inauguré en 1781 son musée, que dirigeait l'aéronaute Pilâtre de Rozier. Les
collections enrichiront le nouveau Muséum des arts et métiers. Dès 1798, le
Conservatoire s'établit, avec son Muséum, dans les bâtiments du prieuré de
Saint-Martin-des-Champs. Il devient en 1819 un établissement
d'enseignement supérieur.

Entre-temps, le 10 mai 1793, la Convention a créé le Muséum national


d'histoire naturelle. L'oeuvre de la Convention thermidorienne est
complétée par la création, le 30 mars 1795, de ce qui sera l'École des
langues orientales.
La Restauration voit éclore de nouvelles écoles, dans les domaines divers
de la technique et de la gestion des affaires. L'expansion les multipliera sous
le Second Empire. Dès le temps de la Monarchie de Juillet, on imagine de
préparer dans l'enseignement secondaire les candidats à ces nouvelles
écoles. Une section scientifique est mise en place dans les lycées. On
spécialise même un établissement, le collège Chaptal, dans les
enseignements scientifiques. L'École centrale des arts et manufactures
apparaît ainsi en 1829.

Une École spéciale de commerce est fondée en 1820 par deux hommes
d'affaires, Brodard et Legret. Elle devient en 1830 l'École supérieure de
commerce. En 1863, à l'initiative de l'industriel Guillaume Denière, la
Chambre de commerce et d'industrie de Paris ouvre avenue Trudaine sa
propre École commerciale. En 1869, elle achète l'École supérieure de
commerce. En 1881, elle crée l'École des Hautes-Études commerciales. Une
École commerciale de la rive gauche double en 1906 à deux pas de la gare
Montparnasse, celle de l'avenue Trudaine. Vient ensuite en 1916 l'École
commerciale de jeunes filles. La même année est fondée l'École des Hautes-
Études commerciales pour jeunes filles, qu'achète en 1924 la Chambre de
commerce et d'industrie.

Les écoles de haute technique se sont dans le même temps multipliées.


Ainsi l'École Breguet, devenue en 1961 l'École supérieure d'ingénieurs en
électrotechnique et en électronique.

La gestion des affaires appelle de nouveaux enseignements. L'École


pratique de commerce et de comptabilité fondée par Pigier père ouvre ses
portes en 1850. Des générations d'employés qualifiés en sortiront.

L'École coloniale, fondée en 1889 et devenue l'École nationale de la


France d'Outre-Mer, a longtemps joué un rôle d'exception par son
rayonnement à travers le monde

L'une des dernières grandes créations dans ce domaine est l'École


nationale d'administration, ouverte en 1945 à l'initiative de Michel Debré
pour donner à la France la haute fonction publique à forte cohésion
qu'assurait mal le système des concours organisés pour chaque corps. C'était
là l'aboutissement d'anciens projets, avortés en 1848 et 1936. Le concours
de l'ENA constitue le plus éclatant débouché de l'Institut d'études politiques
de Paris, qui résulte de la nationalisation de l'ancienne Ecole libre des
sciences politiques créée en 1871 par Émile Boutmy. Ses diplômés
représentent presque la moitié des promotions de l'ENA.

Plusieurs écoles ont été récemment transportées hors de Paris, où de plus


vastes espaces pouvaient leur être offerts : ainsi l'École polytechnique à
Palaiseau (1976), l'École des Hautes-Études commerciales à Jouy-en Josas
(1964), l'École supérieure d'ingénieurs en électrotechnique et en
électronique à Marne-la-Vallée (1987). Différente dans son inspiration est la
relative décentralisation de l'École nationale d'administration, dont quelques
enseignements ont été transférés en 1992 à Strasbourg pour des raisons qui
relèvent de la symbolique décentralisatrice. Et n'oublions pas le
regroupement à Lyon de plusieurs sections des Écoles normales supérieures
de Saint-Cloud et Fontenay.

L'Institut catholique naît en 1875 des écoles créées sous le Second


Empire par l'archevêché. Il s'agissait à la fois d'assurer l'enseignement
supérieur de la philosophie scolastique, de la théologie et du droit
canonique, et de développer un enseignement des disciplines profanes à
l'intention d'étudiants réfractaires à l'enseignement laïc. C'est là qu'en 1888
Édouard Branly découvre la téléphonie sans fil.

La Faculté de théologie protestante a une histoire plus compliquée. Une


faculté libre avait été fondée en 1833. Une faculté d'Etat n'est, à son origine,
parisienne que par accident. Fondée en 1877 pour remplacer celle de
Strasbourg qui était devenue allemande, elle justifiera par son rayonnement
sa pérennisation en 1896. Supprimée en 1905, elle renaît immédiatement
comme faculté libre.

Restait à grouper les savants confirmés, et à symboliser en une institution


l'universalité du savoir. C'est chose faite le 25 octobre 1795 avec la création
de l'Institut national des Arts et Lettres, devenu par la suite l'Institut de
France. Formant un corps unique, ses 144 membres, presque tous parisiens
et souvent membres des anciennes académies, sont groupés en trois
classes : sciences physiques et mathématiques, sciences morales et
politiques, littérature et beaux-arts. En 1803, Bonaparte réforme les
structures de l'Institut en quatre classes : sciences physiques et
mathématiques, langue et littérature française, histoire et littérature
anciennes, beaux-arts, qui sont au vrai les anciennes Académie des
Sciences, Académie française, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
et Académie des Beaux-Arts. Louis XVIII leur rendra leur nom en 1816.
Supprimée comme repaire des « idéologues », la classe des sciences
morales et politiques renaîtra en 1832 comme Académie des Sciences
morales et politiques.

Le rôle joué par les académies dans la vie intellectuelle de la capitale


varie selon les domaines et selon les époques. Malgré la litanie, toujours
aisée, des inconnus qui portèrent l'habit vert et des absents cependant
célèbres dans les salons et les librairies, l'Institut se maintient depuis sa
fondation comme la réunion à Paris des notables des lettres, des sciences et
des arts.

Si l'Académie française accueille délibérément des personnalités choisies


hors du milieu littéraire proprement dit et garde ainsi sa fonction première
d'assemblée capable de suivre l'évolution de la langue, les autres académies
sont vouées à l'accueil de spécialistes. Devant l'Académie des sciences
comme devant l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, les derniers
résultats de bien des recherches sont été systématiquement présentés.
L'Académie des Sciences morales et politiques a compris depuis sa création
en 1832, outre les représentants des sciences humaines et sociales, de
grands responsables de la vie nationale, capables de se constituer en
observatoire de leur temps. L'Académie des Beaux-Arts s'est maintenue, au
XIXe siècle, dans un étroit respect du classicisme, vite dénommé pour cela
académisme. Le Romantisme ne l'atteint que tardivement.
L'impressionnisme lui demeure étranger, comme ensuite les diverses
tendances de l'art dans la première moitié du XXe siècle. Mais un vigoureux
esprit d'ouverture renverse la situation après la Seconde Guerre mondiale, et
l'Académie reçoit même des acteurs, des cinéastes, un mime, un couturier.

L'Institut n'est pas seulement établi à Paris. Il est largement parisien. Il


l'est d'abord parce que l'esprit de salon – ou de club - conduit à ne coopter
qu'exceptionnellement des membres dont on peut être sûr qu'ils seront
souvent absents des séances et des commissions où se fait l'essentiel du
travail. Il l'est ensuite parce que l'aboutissement des carrières littéraires,
artistiques et universitaires porte normalement les notables vers Paris. Le
changement introduit dans les mentalités et les carrières après la Seconde
Guerre mondiale n'a que peu touché le recrutement des académies. Collège
de France, Hautes-Études, Sorbonne et éditeurs aidant, l'Institut apparaît
depuis deux siècles comme l'émanation de l'intelligentsia parisienne.

D'autres académies sont nées, ou recréées, qui ne sont pas intégrées dans
l'Institut mais réunissent les spécialistes dans des domaines assez divers.
L'Académie de Médecine, succédant à la Société royale de médecine fondée
en 1778, est créée en 1820. L'Académie de Marine fait renaître en 1921 une
ancienne section de l'Académie des sciences d'Ancien Régime. L'Académie
des Sciences d'Outre-Mer succède en 1957 à l'Académie des Sciences
coloniales fondée en 1923. L'Académie de Chirurgie est issue en 1935 de
l'Académie de Médecine mais renoue avec une Académie fondée en 1731.
L'Académie celtique, créée en 1805 pour assembler les historiens et
archéologues qui s'intéressent à l'histoire nationale et non seulement à
l'histoire romaine ou à l'archéologie grecque, devient en 1814 la Société
nationale des Antiquaires de France.

Des sociétés savantes se forment, nombreuses à partir de la Monarchie de


Juillet, qui prennent le relais des salons et des cafés littéraires et, par leur
spécialisation, se démarquent à la fois des cercles mondains et des sociétés
généralistes qui fleurissent en province dans les petites villes et auxquelles
Guizot donne en 1834 un organisme fédératif, le Comité des Travaux
historiques et scientifiques. Par le nombre de ses élites intellectuelles
comme par le niveau des spécialistes qui y travaillent et y enseignent, les
sociétés savantes parisiennes ne peuvent être que limitées à une discipline.
Les unes ont pour objet la publication des textes anciens : la Société de
l'Histoire de France, la Société de l'Histoire de Paris. La Société
d'Agriculture naît en à l'imitation des sociétés physiocratiques d'Ancien
Régime. La Société de Géographie prend son importance avec le
développement de l'exploration. La Société des Orientalistes, la Société
d'Histoire du droit prennent leur place dans le concert. Les unes et les autres
comptent des membres ou des correspondants en province et à l'étranger,
mais elles donnent surtout vie aux milieux intellectuels de la capitale. En
marge de l'Université à laquelle appartiennent nombre de leurs membres,
ces académies et sociétés savantes sont le cadre d'une activité scientifique
proprement parisienne.

Par leurs réunions de travail et par le retentissement de leurs jugements,


bien des jurys prennent dans la vie parisienne le rôle d'une académie.
Souvent inspirés de la Société littéraire des Goncourt, connue depuis 1903
comme l'Académie Goncourt, ces jurys font pour un temps et parfois pour
longtemps les réputations. Le fait que certains jurés appartiennent à
plusieurs jurys assoit leur influence. La proclamation des prix donne lieu à
des manifestations relayées par les médias, et la concentration de plusieurs
proclamations dans les dernières semaines de l'année fait de la « saison des
prix» un temps fort de la vie parisienne.

UN NOUVEAU MILIEU LITTÉRAIRE

Les salons du XIXe siècle ne sont souvent que des rendez-vous


mondains. Certains prennent vite une autre dimension. On y parle politique.
On y conspire à l'occasion. Chaque salon a sa couleur, et ses héros :
Chateaubriand chez Juliette Récamier, Louis-Mathieu Molé chez sa
maîtresse Cordélia de Castellane, Thiers chez sa belle-sœur Mlle Dosne.
Les inconsolables de l'Empire se retrouvent chez Fortunée Hamelin, jadis «
merveilleuse » de la société parisienne sous le Directoire. Mais on entend
aussi des poèmes ou de la musique, et les jeunes gens ambitieux se font
connaître dans les salons, tout comme les étrangers bien introduits. On y
écoute Liszt et Chopin. Sous le Second Empire, la finance et la diplomatie
côtoient les lettres et les arts. Le salon de la princesse Mathilde, fille du roi
Jérôme, est fréquenté par les frères Goncourt. Fille du banquier Charles
Laffitte, la marquise de Galliffet règne sur une véritable cour, et l'on se
presse à l'ambassade d'Autriche chez la princesse de Metternich. Quant aux
républicains, ils se rencontrent dans le salon de Marie d'Agoult ou dans
celui de Juliette Adam. Après 1871, la République renouvelle le jeu. À côté
des salons aristocratiques, apparaissent de nouvelles adresses. À la fin du
siècle, les dreyfusards se rencontrent chez la marquise Arconati-Visconti ou
chez Geneviève Straus, veuve de Georges Bizet et cousine de Ludovic
Halévy. Les mondes se mêlent. Chez Mme Aubernon se rencontrent aussi
bien le président de la Chambre Paul Deschanel que Sarah Bernhardt. À
l'aube du XXe siècle, Anna de Noailles reçoit le Tout-Paris mondain,
littéraire et même politique. À vrai dire, les lettres sont un ornement du
salon. On rencontre Paul Morand chez Laure de Chevigné, le prince de
Galles et Caruso chez la comtesse Greffulhe. José-Maria de Heredia récite
ses sonnets chez la princesse Mathilde. Certains donnent des tranches de
leur prochain roman ou des scènes de leur prochaine pièce. Les acteurs
donnent des lectures. En 1892, Jean Béraud peint ainsi Coquelin aîné
récitant dans un salon. Proust fera, par la description qu'il en donne, la
célébrité posthume du salon de Mme Arman de Caillavet, la maîtresse
d'Anatole France, que tout le monde reconnaît sous les traits de Mme
Verdurin.

Quelques salons tiennent encore leur place après la Grande Guerre. On


daube sur les Anglais et on pleure l'Autriche-Hongrie chez la comtesse de
Fels. Le monde politique entend Édouard Herriot et Léon Blum, tous deux
anciens de la rue d'Ulm, s'interpeller en grec chez Louise Weiss, à la fois
propagandiste de la construction européenne et du féminisme. La droite se
retrouve aussi chez Mme Léon Cotnareanu, la veuve du parfumeur François
Coty, qui avait acheté le Figaro en 1922 et créé l'Ami du peuple en 1928. La
société est plus nettement littéraire autour de Paul Valéry chez la duchesse
de La Rochefoucauld, née de Fels.

L'écrivain est enfin parvenu à une juste rémunération. Dire que beaucoup
vivent de leur plume serait exagéré. Certes, de Hugo à Sartre en passant par
Balzac et Dumas, il est des écrivains pour vivre de leurs droits. Quelques-
uns jouissent d'une fortune familiale : Proust, Gide, Mauriac, Valery
Larbaud, Montherlant. Ce sont des exceptions. D'autres subsistent grâce à
des expédients, des leçons. Paris demeure cependant une ville d'intellectuels
dont un salaire assure la matérielle. Beaucoup sont professeurs, mais il est
des archivistes comme Michelet, des bibliothécaires comme Leconte de
Lisle ou Anatole France. Nombreux sont les lecteurs dans l'édition, les
directeurs de revue ou de collection, les journalistes. Tous les secteurs de la
vie professionnelle procurent leur contingent de talents. Chateaubriand,
Saint-John Perse, Giraudoux, Morand et Claudel sont diplomates, Saint-
Exupéry aviateur. Certains se détachent du métier, comme Stendhal,
Courteline ou Sartre. Beaucoup y demeurent, ne serait-ce que par
prudence : le succès n'est pas forcément durable. Cette situation donne à la
société parisienne un caractère original né de l'entrecroisement des
notoriétés. La robe du magistrat, celle de l'avocat ou celle du professeur ne
cachent pas l'académicien ou le prix Goncourt.

Dans le mouvement intellectuel qui suit la Libération et traduit en bonne


partie le besoin d'une spontanéité mise à mal sous l'Occupation, c'est
évidemment l'existentialisme qui paraît dominer la vie parisienne. Cet
existentialisme littéraire et artistique, voire de comportement, n'a que de
lointains rapports avec la philosophie dont Jean-Paul Sartre se fait alors le
théoricien, non sans s'en éloigner lui-même dans son œuvre théâtrale. Tout
Paris parle de L'Être et le Néant. Peu l'ont lu. La jeunesse, en revanche, se
retrouve dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, qui succède
brutalement, entre 1945 et 1946, à Montmartre et à Montparnasse. En
réaction avec les milieux bourgeois, mais aussi avec les zazous sans
ambition intellectuelle de l'Occupation, le public que l'on dit existentialiste
affecte de porter les cheveux longs et de s'habiller avec négligence. On
pratique volontiers la provocation verbale ou écrite, voire la scatologie,
mais on apprécie la poésie et le jazz de qualité. Les hauts lieux sont alors
quelques cafés comme Les Deux Magots et le Flore, qui passe pour avoir
été le quartier général de Sartre, mais surtout quelques bars à musique
comme le Tabou, rue Dauphine, une cave où l'on rencontre Raymond
Queneau, Albert Camus, Boris Vian ou Maurice Merleau-Ponty, où l'on
entend le jazz de Claude Luter, la musique des frères Alain et Lélio Vian,
les chansons de Juliette Gréco. Le Club Saint-Germain, rue Saint-Benoît,
continuera quelque temps à abriter cette vie foisonnante qui ne concerne
qu'un petit nombre de personnes mais fait de nouveau parler de Paris dans
le monde entier. Le mouvement s'essoufflera rapidement après 1948. C'est
alors à des combats politiques que s'adonnera la jeunesse intellectuelle : la
lutte contre le Pacte atlantique, puis contre la guerre d'Indochine et celle
d'Algérie.

Le parisianisme littéraire n'est pas né d'hier. La querelle du Cid et la


bataille d'Hernani n'ont enflammé qu'un petit monde proche de la Seine.
Les surréalistes n'ont excité qu'un autre petit monde. Saint-Germain-des-
Prés n'a suscité hors de Paris qu'une curiosité souvent amusée.
CHAPITRE XIV

La mère des arts

LA MUSIQUE

L'école de Notre-Dame est déjà réputée au XIIe siècle. Allant plus loin
que l'ancien chant accompagné en improvisation, on y cultive une première
polyphonie faite d'un thème principal en valeurs longues et d'ornements en
valeurs brèves. Deux noms font de Paris l'un des principaux centres
musicaux de France. Maître de chapelle de Notre-Dame vers 1180, Léonin
entreprend d'écrire pour deux voix. Lui succédant vers 1200, Pérotin
compose des pièces à trois ou quatre voix. La polyphonie conduit à un
système rythmique que l'on commence de noter. Cette musique, que l'on
appellera plus tard l'Art ancien (Ars antiqua), procure tout au long du XIIIe
siècle et jusque dans les années 1320, un large répertoire de motets
religieux et de chansons profanes. Lui succède, dès les années 1260, un Art
nouveau (Ars nova) où les voix se développent librement, non sans une
nouvelle et subtile recherche de l'harmonie. Les maîtres en sont au XIVe
siècle Guillaume de Machaut, un Champenois que l'on rencontre à la cour
de Charles V, puis au XVe Guillaume du Fay, plus souvent présent à
Cambrai - voire à Rome ou à Rimini – qu'à Paris, mais qui représente bien
la composition musicale au temps de Charles VII.

L'orgue n'a cessé depuis le Moyen Âge de trouver dans l'invention des
facteurs les moyens de son originalité. On connaît quelques noms. Jean
Bourdon, de Laon, reconstruit à Notre-Dame en 1458 un instrument destiné
à remplacer celui - sans doute simple positif - qu'on a vendu pendant la
guerre, Paul Le Tonnelier construit en 1501 l'orgue de Saint-Paul.
Instrument d'accompagnement quand il n'a qu'un clavier, l'orgue devient au
temps de la polyphonie, avec ses claviers multiples et son pédalier,
l'instrument par excellence du dialogue entre des mélodies que caractérise à
l'oreille une sonorité différente. L'orgue se fait à la fois soliste et
accompagnateur. Le XVIe siècle voit toutes les églises se doter d'un orgue
ou agrandir le leur en l'enrichissant de nouveaux jeux. Cinquante églises
paroissiales, collèges, hôpitaux ou couvents ont désormais leur orgue. Dix à
quinze jeux ne sont pas chose rare, non plus que les montres de seize pieds.
Le goût du temps fait apparaître d'étonnantes sonorités. Il y a à Saint-
Eustache un rossignol et deux «soleils avec cymbales». L'orgue de Notre-
Dame compte déjà six cents tuyaux quand Nicolas Dabenet le restaure vers
1564. On construit ou restaure les orgues de Saint-Gervais en 1550, de
Saint-Germain-l'Auxerrois en 1551, de Saint-Eustache en 1565. Les
villages du pourtour parisien ne sont pas en reste : on entend déjà, en 1559,
douze jeux - dont un rossignol et un tambour - à Vaugirard et quinze à
Sarcelles, où un automate joue de la trompette en façade. Les instruments
de salon se multiplient. Le duc de Ventadour a le sien, à un clavier et cinq
jeux, dans son cabinet de musique.

Une seconde renaissance affecte l'orgue après 1570. Les buffets


deviennent alors monumentaux. L'orgue de la Sainte-Chapelle est, vers
1580, à cinq corps, dont une grande tourelle centrale, et un minuscule
positif. Au XVIIe siècle, la grande statuaire prend sa place dans le décor du
buffet. Ce sont les orgues de Saint-Étienne-du Mont, de Saint-Médard, de
Saint-Merry. Les jeux se multiplient, et notamment les jeux solistes comme
le cornet ou de nouvelles anches, trompettes ou clairons, voix humaine
aussi. On ajoute des tuyaux graves. Le positif se généralise. Un troisième
clavier apparaît dans les années 1610. Installé à Paris aux Minimes de la
place Royale, le P. Mersenne s'impose alors comme le grand théoricien de
la facture d'orgue. Il entretient une abondante correspondance et publie
nombre de traités, notamment en 1636 une Harmonie universelle qui sera la
base de tous les travaux de facture pendant deux siècles. L'orgue classique
est en train de naître.

Pendant que la musique religieuse suit sa lente évolution, la musique


profane subit à Paris les contrecoups de l'histoire politique. Présence ou
absence de la cour et de la haute aristocratie, enrichissement et prétentions
de la bourgeoisie, tout cela donne un caractère différent, suivant les
moments, à la fête qui appelle la musique. Il y a le concert, la danse, la
rengaine. On danse chez le roi et les princes, mais aussi dans les mariages
populaires et aux carrefours des soirées carillonnées.

C'est le retour de la cour qui fait s'établir à Paris, en 1549, le Poitevin


Clément Janequin qui va donner à la chanson un tour nouveau, puis
renouveler le traitement musical des psaumes. D'abord dans l'entourage des
Guise, puis chantre de la Chapelle royale, Janequin finira ses jours à
l'ombre de la Sorbonne. On voit à peine passer, en revanche, en 1571 un
Roland de Lassus plus attiré par l'Allemagne et l'Italie. L'italianisme touche
alors la musique parisienne. C'est l'âge d'or du madrigal importé d'Italie ou
imité de l'italien.

L'orchestre naît avec la formation en 1592 de la « grande bande » de


vingt-quatre violons qui évoluera jusqu'à la composition, au XVIIIe siècle,
de l'orchestre classique qui est aussi celui des cours germaniques.

Alors que la Cour ne cesse d'attirer compositeurs et interprètes, la


musique se développe à la ville. Même au temps de Versailles, les
compositeurs résident à Paris - Lully fait construire son hôtel rue Neuve-
des-Petits-Champs, à l'angle de la rue Sainte-Anne, puis s'installe à la Ville-
l'Évêque (rue Boissy-d'Anglas) - et font bénéficier la capitale de leur talent.
C'est vrai, de surcroît, de tous ceux qui vivent d'un emploi de maître de
chapelle ou d'organiste. De longue date, on tient l'office religieux pour un
concert. Tout Paris se presse pour entendre en 1680 à l'Abbaye-aux-Bois les
Ténèbres de Marc-Antoine Charpentier et en 1687 à l'Oratoire son Te
Deum. Pendant que Michel-Richard Delalande règne sur la musique de
Versailles, Charpentier règne sur celle de Paris. Notons que l'un et l'autre
sont fils de petits-bourgeois parisiens. Delalande tient les orgues de Saint-
Gervais en attendant que François Couperin ait l'âge d'occuper la tribune de
son père. Il gagne alors celle de Saint-Jean-en-Grève avant de trouver une
place à la cour, pendant que Charpentier dirige la musique des jésuites à
Saint-Paul-Saint-Louis et au collège de Clermont.

La musique attire toujours aux offices. On admire en 1713 les Ténèbres


de François Couperin. Depuis Louis Couperin, organiste de Saint-Gervais
de 1653 à sa mort en 1661, les Couperin se succèdent à la même tribune.
On entend François l'Ancien, François le Grand, Nicolas, Armand-Louis,
Pierre-Louis, Gervais. La dynastie ne prendra fin que vers 1830 avec
Thérèse.

Comme à la cour, on donne le concert à la ville. Le musicien gagne bien


sa vie dans une ville où l'on s'arrache à prix d'or le gambiste et le maître de
chant comme le cuisinier. Plus tard, les clavecinistes de profession et les
demoiselles du monde jouent les suites de Couperin, puis celles de Rameau.
Le «Concert spirituel» est créé sous la Régence pour compenser par une
série de concerts profanes la suspension des exécutions musicales à l'église
aussi bien qu'à l'Opéra les jours de fête et en temps de Carême. C'est un
orchestre de cent musiciens, qui se produit dans le théâtre du palais des
Tuileries. Il peut tout interpréter, sauf l'opéra et les livrets en langue
française, car cela irait à l'encontre du privilège de l'Académie royale,
autrement dit de l'Opéra. Mozart y fait jouer sa Symphonie parisienne en ré
majeur. Louis-Sébastien Mercier ironise sur le caractère faussement
spirituel de ces concerts où les cantatrices excommuniées chantent sans en
comprendre les paroles des psaumes qu'à la même heure psalmodient les
prêtres à l'office. En 1770, Philidor - François-André Danican – et François
Gossec créent à l'hôtel de Soubise un deuxième cycle de concerts, voué à la
musique la plus nouvelle : c'est le «Concert des Amateurs», fort de quelque
quatre-vingts musiciens. Un « Concert des associés » fait recette rue
Montmartre.

Les salons continuent de donner le concert. Sous Louis XIV, Mlle de


Guise entretient dans son hôtel du Marais (futur hôtel de Soubise) un petit
orchestre pour lequel écrit Charpentier. Son maître de musique conseille à
Monsieur Jourdain de donner le concert une fois par semaine. Sous Louis
XV, on joue chez le fermier général La Pouplinière, chez le duc de Rohan-
Chabot, chez le grand-prieur du Temple - on continue d'appeler ainsi le
maître de la maison parisienne de l'ordre de Malte - Louis-François de
Conti qui, à la mort de La Pouplinière en 1762, embauche ses musiciens.
Prévenu par son père, pour qui « c'est de Paris que se répandent dans le
monde la gloire et le renom», Mozart joue en 1763 chez l'ambassadeur
bavarois, le comte d'Eyck, et en 1766 chez Conti au Temple. Une toile de
Jean-Baptiste Ollivier immortalisera ce concert chez le grand-prieur. La
relation de Paris et de Versailles a changé. Sous Louis XVI, les beaux
esprits et les amateurs de musique ne se soucient plus d'être vus à
Versailles. C'est dans la capitale que la bonne société se donne à elle-même
les plaisirs qu'un siècle plus tôt elle attendait de la Cour. La Révolution ne
fait qu'ancrer dans les esprits la laïcisation du concert public : c'est hors de
toute liturgie que Cherubini dirige le 21 décembre 1804 la première
exécution à Paris du Requiem de Mozart.

Dans la mentalité de ceux qui «sortent», l'opéra apparaît longtemps


comme un spectacle, comme un théâtre, auxquels la musique apporte un
heureux complément. L'Opéra entre dans la vie musicale pour le
compositeur et pour les interprètes, non pour le spectateur, qui irait aussi
bien à la Comédie-Française ou aux Italiens. C'est au XVIIIe siècle que
s'amorce, avec la célébrité des chanteurs et des cantatrices, une évolution
des esprits qui place peu à peu l'opéra dans la vie musicale, parallèlement
au concert. Très vite, il s'établit au premier rang. C'est de l'opéra que naît la
gloire. Qui n'y a pas fait jouer est un musicien de second plan. Après la
première d'Hippolyte et Aricie, en 1733, Voltaire note que la musique est
due à «un nommé Rameau». Or Rameau a déjà composé et fait jouer une
grande part de son oeuvre, mais c'est sa première tentative à l'Opéra. Il sera,
avec Les Indes galantes (1735), Castor et Pollux (1737) et Platée (1745), le
rénovateur de l'opéra français. Au XIXe siècle, les deux approches de la
musique sont encore rivales. Au XXe, c'est le même public qui va à l'opéra
et au concert, non à l'opéra et aux théâtres des Boulevards. La première
apparition de Maria Callas en 1958 ou la première du Saint François
d'Assise d'Olivier Messiaen en 1983 prennent l'importance d'un événement
musical, non théâtral. La notoriété des metteurs en scène et des décorateurs
perpétue cependant l'ancienne ambiguïté, et l'on va aussi, au XXe siècle,
applaudir ou siffler à l'Opéra les décors de Cocteau, de Picasso ou de
Chapelain-Midy.

Le concert est toujours en mal de salles. Mozart déjà, en 1764, jouait


dans le théâtre de M. Félix, à la porte Saint-Honoré. Liszt donne à onze ans,
en 1824, son premier concert aux Italiens. Paganini, en 1831, joue à l'Opéra.
C'est au Cirque Olympique que, environné de son public, Hector Berlioz
dirige en janvier 1845 un véritable concert symphonique. L'année suivante,
La Damnation de Faust est jouée à l'Opéra-Comique. Une salle de concert
s'est ouverte en 1838 : la salle Saint-Honoré, dite salle Valentino. Il en est
d'autres, comme celles que dirigent Sébastien Érard, le facteur de pianos, le
pianiste Henri Herz ou Antoine Sax, l'inventeur du saxophone. L'Athénée
musical, vaste salle rectangulaire ouverte en 1863 dans une dépendance de
l'ancien couvent des Mathurins, boulevard Saint-Germain, ne connaît
qu'une existence brève : quelques mois plus tard, il devient un théâtre. À
l'occasion, on joue toujours dans un théâtre. Au XXe siècle, le Châtelet, le
théâtre des Champs-Élysées et celui du Palais de Chaillot sont connus pour
leurs concerts réguliers, comme l'Opéra pour ses concerts extraordinaires.
Mais on conçoit désormais des salles spéciales, à l'acoustique étudiée en
fonction des résonances de l'orchestre ou des solistes. Camille Pleyel ouvre
en 1830 rue Cadet des Salons Pleyel où l'on applaudit deux ans plus tard le
premier concert public de Frédéric Chopin, puis en 1839 une Salle Pleyel
boulevard Rochechouart. Construite en 1927, la nouvelle Salle Pleyel, rue
du Faubourg-Saint-Honoré, offre une grande salle de 2 300 places et deux
petites, adaptées aux récitals. Un autre facteur de pianos, Étienne Gaveau,
fait construire en 1908 la Salle Gaveau de la rue La Boétie. Baptisées
auditoriums, ces salles se multiplient à partir des années 1960. On en ouvre
deux en 1963 à la Maison de la Radio et une en 1995 à la Cité de la
Musique de la Villette.

Plusieurs associations symphoniques voient le jour au XIXe siècle. La


première est formée en 1801 par les élèves du Conservatoire, soucieux de
poursuivre les auditions publiques que son budget ne permettait plus à
l'institution d'assurer. Il y eut une dizaine de concerts chaque année,
jusqu'en 1815. En 1828, ce sont des maîtres du Conservatoire qui
constituent la Société des Concerts du Conservatoire, la première à
organiser des concerts symphoniques réguliers. Elle crée en 1830 la
Symphonie fantastique d'Hector Berlioz. Jules Pasdeloup fonde en 1861 les
Concerts populaires, qui jouent au Cirque d'Hiver et y font connaître à un
large public Mozart et Beethoven, plus tard Brahms et Tchaïkovsky. Charles
Lamoureux fonde en 1873 la Société d'Harmonie sacrée puis en 1881 la
Société des Nouveaux Concerts, qui fait entendre Wagner - on joue vingt
fois Tristan en 1899 - ainsi que de jeunes compositeurs français comme
Lalo, d'Indy, Chabrier et Chausson. Édouard Colonne s'établit en 1874 au
Châtelet, où il permet aux Parisiens de redécouvrir le Berlioz de La
Damnation de Faust, et joue les compositeurs contemporains, notamment
Saint-Saëns, Franck et Bizet, Ses successeurs défendront Debussy et Ravel.
C'est Jean Mistler, ministre des PTT et donc en charge de la radio qui, en
1934, crée l'Orchestre national, constitué pour donner les concerts
radiodiffusés, et le confie à Désiré-Émile Inghelbrecht, qui fera une large
place à la musique française et en viendra à des concerts publics. Il sera
complété en 1976 par un Nouvel Orchestre philharmonique, devenu
l'Orchestre philharmonique.

Créé en 1967 par André Malraux à l'initiative du directeur de la Musique,


Marcel Landowski, l'Orchestre de Paris entreprend de concurrencer les
grands orchestres étrangers. Pour la musique contemporaine, il faut
souligner l'apport du Festival d'automne, imaginé par Michel Guy pour faire
connaître les œuvres de théâtre, de musique et de danse rarement inscrites
au répertoire des formations classiques, ainsi que le rôle de l'Ensemble
intercontemporain fondé en 1977 par Pierre Boulez en relation avec les
laboratoires de musique expérimentale de l'IRCAM, créé en 1972 et établi
dans le cadre du Centre Georges-Pompidou.

Le concert en plein air naît du désir qu'a Philippe Musard, de s'attacher


les musiciens recrutés pour le Mardi-Gras. À l'imitation des concerts-
promenades de Londres, il fait donner, le 12 août 1833, dans un kiosque des
jardins de l'établissement des Champs-Élysées un concert où l'on joue aussi
bien des quadrilles que du Beethoven. Le succès justifiant l'initiative, les
concerts reprennent en novembre dans la grande salle des Champs-Élysées
d'hiver, rue Saint-Honoré, en alternance avec les bals. Le public étant
mélangé, on allège les programmes. On joue des arrangements. Les opéras
fournissent des mélodies de quadrilles. On donne un accompagnement
nouveau à des airs célèbres. Musard ouvre en 1836 une nouvelle salle, rue
Vivienne. On y voit George Sand, Alfred de Musset et Théophile Gautier.
Liszt y paraît. Johann Strauss père y dirige des valses. Un autre chef, Louis-
Antoine Jullien, donne à son tour une série de concerts au Jardin Turc, puis
à la Chaussée d'Antin dans un éphémère Casino Paganini. Il y condense Les
Huguenots de Meyerbeer en un quadrille fort enlevé que rehaussent des
mousquetades. L'orchestre va s'amplifiant. Musard a cent musiciens, Jullien
cent quarante. Pendant ce temps, les orchestres militaires se produisent dans
les kiosques des jardins publics. Du concert symphonique à la musette des
guinguettes en passant par les mariages mondains et les soirées privées,
Paris n'a jamais procuré les moyens de vivre à autant de musiciens, tous
talents confondus. De la Monarchie de Juillet à la guerre de 1914, c'est l'âge
d'or du violoniste. Et cela dans le temps même où le piano envahit les
appartements bourgeois, et où le pianiste gagne autant par ses leçons que
par ses interprétations.

La vie musicale parisienne appelle l'édition des œuvres et la facture


instrumentale. Celle-ci est déjà une spécialité parisienne au XVIIe siècle,
quand se fait connaître le P. Mersenne, quand on construit une nouvelle
génération de grandes orgues et quand de nombreux luthiers produisent des
instruments typiquement français. Se distingue là une dynastie parisienne,
celle de Pierre Thierry, de son fils Alexandre et de son petit-fils François.
On doit au premier les instruments de Notre-Dame, de Saint-Jean et de
Saint-Gervais, au deuxième ceux des Invalides et de Saint-Eustache, au
troisième ceux des Innocents et de Saint-Gervais. Une autre dynastie
apparaît au XVIIIe siècle, celle des Clicquot. Robert est l'auteur de l'orgue
des Invalides. François-Henri, qui construit des orgues dans toute la France,
est à Paris l'auteur d'instruments fameux à Saint-Nicolas-des-Champs, à
Saint-Merry, à Saint-Sulpice. Son fils François sauvera pendant la
Révolution bien des instruments menacés par l'hostilité à tout ce qui
rappelle la religion.

Au XVIIIe siècle, le clavecin est roi à la cour comme dans les salons, et
les facteurs parisiens sont prospères. Nicolas Blanchet et son fils François-
Étienne, Christophe Chiquelier et Jacques-Guillaume Bourdet puis Pascal
Taskin, élève et successeur de Blanchet, et son neveu Pascal II Taskin
travaillent pour la cour, tout comme pour la ville. Tous exportent les
instruments qu'ils construisent dans des ateliers souvent groupés autour de
Saint-Merry, quand ils ne sont pas à Versailles. À côté des Français, des
facteurs d'origine étrangère contribuent à la réputation de la place. Les
Taskin sont liégeois. Guillaume et Jean-Henry Hemsch, Antoine Vater,
Jacques-Joachim Swanen sont allemands. La lutherie parisienne n'est pas
moins vivante, produisant des violons, des gambes et déjà des violoncelles.
La harpe est également demandée. Salomon invente dès 1762 la harpe
chromatique à pédales.

Au XIXe siècle, Paris est l'un des principaux centres européens de la


facture instrumentale, et de nouvelles dynasties en font la notoriété. Établi à
Paris en 1833, le facteur d'orgues languedocien Aristide Cavaillé-Coll a
avenue du Maine son immense atelier, où ils ne dédaigne pas de présenter
de grands instruments tout montés, et de transformer en concerts l'audition
des nouveaux instruments. On lui doit à Paris les orgues de la Madeleine, de
Saint-Roch, de Saint-Sulpice, de Sainte-Clotilde et de Notre-Dame, et en
province plusieurs dizaines d'instruments prestigieux. Vers 1860, on trouve
à Paris quelque cent vingt facteurs de pianos, tous préoccupés d'une
amélioration de l'instrument que réclament alors les foyers bourgeois.
Facteur de clavecins à Paris dès 1780, l'Alsacien Sébastien Erard se fait
ensuite, rue du Mail, facteur de pianos-forte, puis de pianos. Cherchant
toujours un plus vaste espace pour entreposer bois bruts et instruments en
cours de fabrication dans l'entreprise qu'il a fondée en 1807, Ignace Pleyel –
l'inventeur du cadre métallique – est rue Neuve-des-Petits-Champs, puis
boulevard Bonne-Nouvelle, son fils Camille transfère l'entreprise rue de
Rochechouart et enfin dans la plaine Saint-Denis. Étienne Gaveau crée son
atelier en 1847, et ses descendants ne cesseront de le développer, le
transférant de la rue des Vinaigriers à la rue Servan et finalement à
Fontenay-sous-Bois. Sous le Second Empire, Gautrot fabrique, au Marais,
les cuivres que demandent les grands orchestres symphoniques aussi bien
que les musiques militaires.

À la fin du XXe siècle, on peut entendre à Paris 244 orgues, souvent


marqués par le souvenir ou le présence de grands interprètes, César Franck
à Sainte-Clotilde, Camille Saint-Saëns à la Madeleine et à Saint-Merry,
Charles-Marie Widor et Marcel Dupré à Saint-Sulpice, Louis Vierne et
Pierre Cochereau à Notre-Dame, Olivier Messiaen à la Trinité.

Quant à l'édition musicale, elle est déjà florissante au XVIIIe siècle,


quand Haydn et Mozart font graver leurs œuvres chez Mme Vendôme
cependant que Rameau fait graver les siennes par Rousset. Au XIXe siècle,
Paris rivalise en la matière avec Vienne.

LES ARTS PLASTIQUES


S'il n'y avait l'enluminure, il resterait peu de chose des premiers temps de
la peinture parisienne. De même manque-t-on de témoignages significatifs
de la sculpture avant les chapiteaux de Saint-Germain-des-Prés, et de
l'orfèvrerie avant son développement du XIIIe siècle.

L'art du livre trouve son origine dans les ateliers de copie et d'enluminure
qu'entretiennent les grands établissements ecclésiastiques. Celui de Saint-
Germain-des-Prés est actif dès le milieu du XIe siècle, et l'on connaît déjà
un artiste de grand talent, le moine Ingelard. Mais, si l'on copie beaucoup
dans les monastères parisiens, les grands centres de l'enluminure sont
ailleurs. Le mouvement intellectuel qui anime Paris au XIIe siècle ne
s'accompagne pas d'une symbiose de l'écrit et de la figuration. À la fin du
siècle, la superbe Bible de Manerius est, probablement réalisée à Sainte-
Geneviève, l'œuvre d'un artiste anglais. Et l'on dénote aussi vers 1200 des
influences anglaises dans le Psautier illustré pour la reine Ingeburge
(Chantilly, Musée Condé).

L'école parisienne d'enluminure s'anime dans les années 1230, alors que
le marché aristocratique de l'art se développe à la faveur de la fonction de
capitale qui caractérise maintenant en tout Paris. L'art demeure religieux par
son inspiration, mais il est déjà laïc par sa clientèle. Et la convergence
d'artistes venus de tous les horizons confère à l'enluminure parisienne une
extrême diversité. Le Psautier de Paris et le Psautier de saint Louis (1256)
en sont les témoins.

L'activité des enlumineurs n'est pas moindre quand elle-même se laïcise.


Vers 1300, on compte dix-sept ateliers de professionnels, la plupart groupés
autour de Saint-Séverin. Honoré travaille alors pour Philippe le Bel.
L'atelier de Jean Pucelle réalise, des années 1320 à sa mort en 1334, des
oeuvres riches d'imagination, de vie, de fantaisie : le Bréviaire de Belleville
(1323), la Bible de Robert de Billyng (1327), des Petites Heures et bien
d'autres où apparaît un souci nouveau, celui du modelé.

Il suffit de quelques mécènes pour donner vie à la production artistique.


Au début du XIVe siècle, après Philippe le Bel, ce sont les rois et les reines,
comme Jeanne d'Evreux, nièce de Philippe le Bel et épouse de Charles IV,
qui consacre son long veuvage - veuve en 1328, elle meurt en 1371 – au
soutien de tous les arts, l'enluminure, l'orfèvrerie, la sculpture. Paris attire
les artistes étrangers, et en premier lieu les Anglais, mais Jean le Bon fait
venir à Londres, pendant sa captivité, son peintre préféré, Girard d'Orléans.

Le temps de Charles V est fécond, même si la cour pontificale d'Avignon


fait à la capitale du royaume une sévère concurrence. Innombrables sont les
ouvrages à miniatures sortis d'ateliers comme celui du « Maître aux
Boqueteaux » qui produit un superbe recueil de Guillaume de Machaut, le
Tite-Live de Charles V, une Légende dorée, les Grandes Chroniques de
France et encore la Bible historiale de Charles VI.

C'est paradoxalement sous Charles VI que se développe la grande école


d'enluminure parisienne, favorisée par les commandes des oncles du roi, et
notamment du duc de Berry, puis par celles du duc d'Orléans. On voit à
Paris des Italiens, et les manuscrits italiens circulent sur la place. Les grands
artistes de ce temps sont le Maître de Boucicaut, Jacquemart de Hesdin,
André Beauneveu et les frères de Limbourg. Peut-être l'appellation de
Maître de Boucicaut cache-t-elle Jacques Coene, un peintre et ingénieur
brugeois établi à Paris. On lui doit, outre les superbes Heures exécutées vers
1408 pour le maréchal Boucicaut, un Livre des merveilles, recueil de récits
de voyages en Orient compilé et orné vers 1410 pour le duc de Bourgogne
Jean sans Peur, Quant aux frères Pol, Herman et Jean de Limbourg, qui ont
appris à Paris le métier d'orfèvre, c'est dans la capitale que commence pour
eux une carrière de peintres attachés au duc de Berry, carrière qui les
conduira à suivre leur mécène dans ses résidences berrichonnes.

Même sous l'occupation anglaise, le mécénat de Bedford se révèle


efficace en ce qui concerne les ateliers parisiens. Peut-être identifiable avec
Haincelin de Haguenau, celui que l'on appelle le Maître de Bedford, et qui a
d'abord travaillé à Paris dans les années 1410 pour le dauphin Louis et pour
les duc de Berry et de Bourgogne, voire pour de riches bourgeois, se fait
connaître par les peintures dont il orne à partir de 1424 un Bréviaire
commandé par le régent, ouvrage qui ne sera achevé qu'après la mort de
celui-ci en 1435. D'autres travaillent pour les Anglais : ainsi ceux que
l'histoire retient comme les Maîtres de Fastolf et de Talbot. Autant dire que
John Fastolf, le redoutable capitaine de la Bastille, et John Talbot, l'un des
meilleurs capitaines du roi Lancastre, sont plus sensibles à l'art que leur
carrière de soudards ne le laisserait penser. Après le retour de Charles VII,
même si quelques artistes préfèrent suivre les Anglais dans leur retraite, le
Maître de Bedford trouve sans peine de nouveaux clients, comme Dunois,
l'amiral Prigent de Coëtivy et l'évêque Jacques du Châtelier. Son
collaborateur le Maître de Dunois maintiendra longtemps la vie de l'atelier
en travaillant pour Dunois, pour Étienne Chevalier ou pour les Juvénal des
Ursins.

La guerre achevée, l'activité artistique reprend. La clientèle est faite des


notables de la robe et de la finance, mais aussi de ceux que les affaires du
royaume appellent dans la capitale. En sens inverse, le marché parisien
exerce son attrait sur les artistes du Nord, et les influences flamandes
viennent renouveler les styles, aussi bien dans la miniature que dans la
peinture de panneaux ou dans le vitrail. On compte alors quelques grands
enlumineurs auxquels on doit des missels, des livres d'heures, mais aussi
des ouvrages d'une réelle originalité comme la Consolation de Boèce et la
Divine Comédie de Dante qu'orne vers 1465 le Maître de Coëtivy, l'Orloge
de Sapience qu'enlumine vers 1460 le Maître de Jean Rolin ou les
Cérémonies et ordonnances à gage de bataille et l'Abrégé de Tite Live que
peint vers 1465-1470 Maître François. À la fin du siècle, avec un premier
mouvement de retour de la cour, les ateliers parisiens sont réputés. Les deux
principaux sont ceux du très traditionnel Maître de Jacques de Besançon et
du plus moderne Maître d'Anne de Bretagne. Vient enfin Jean Pichore, avec
qui triomphe une ample composition monumentale.

Deux influences se croisent dans le Paris de la seconde moitié du XVe


siècle. Il y a le vieux courant flamand et brabançon, qui suit la route
marchande de Bruges, puis d'Anvers, vers Paris et qui marque encore l'art
de son réalisme. Le Retable du Parlement de Paris (Louvre) en est le chef-
d'œuvre. Il y a aussi l'esprit nouveau venu d'Italie à travers les ateliers de la
Loire : la Descente de Croix de Saint-Germain-des-Prés (Louvre) en est la
meilleure manifestation.

La synthèse est faite dès le XVIe siècle. Jusqu'à la Révolution, l'art


parisien est avant tout un art de cour, ou l'art d'une société qui suit ou imite
la Cour. C'est dire que le portrait, souvent conventionnel, y côtoie les sujets
historiques, mythologiques et religieux. Le XIXe siècle, longtemps marqué
par le romantisme et par l'histoire, verra aussi se développer un art plus
bourgeois, qui répond aux besoins de décor intime manifestés par une
clientèle où le meilleur voisine avec le pire. Le tableau et le petit bronze ont
leur place au salon comme dans la chambre à coucher.

Il serait vain de citer tous les peintres et sculpteurs qu'attire ou retient à


Paris, du XVIe au XIXe siècle, la présence de la Cour, de la clientèle, des
marchands et des académies. De Fouquet à Poussin, Largillière ou David,
de Jean Goujon à Carpeaux, Maillol ou Bourdelle, tout ce qui compte dans
l'histoire de l'art français a trouvé dans la capitale le cadre de son
épanouissement. Même les impressionnistes, qui cherchent hors de leur
atelier la lumière et les jeux de couleurs forment au sein de la société
parisienne un groupe souvent soudé par l'amitié. Ni Monet ni Pissarro ni
Renoir ne résisteront à la tentation de multiplier les vues de Paris. Marquet
et Utrillo poursuivront la tradition du chevalet planté sur un trottoir.
Quelques exceptions comme Van Gogh, Gauguin ou Cézanne ne retirent
rien à cette constatation de l'attraction de la capitale. Et c'est dans son atelier
parisien que Boudin peint l'hiver les bords de mer dont il a pris l'été sur le
littoral les croquis. Quelques peintres illustrent très précisément la vie
parisienne : Toulouse-Lautrec, Edgar Degas.

Bien plus, passé le temps de l'impressionnisme et en réaction contre


celui-ci, on voit se constituer une « École de Paris » à laquelle concourent
des artistes venus de l'Europe entière, et finalement d'Amérique. À
Montmartre d'abord, à Montparnasse ensuite, ils constituent dans les années
1900-1930 les creusets où s'élaborent les nouvelles tendances de l'art, le
fauvisme, le cubisme, le surréalisme. Quelques œuvres atypiques n'en sont
pas moins très parisiennes.

Un art nouveau surgit de la conjonction de la peinture et des spectacles


parisiens, puis du marché de consommation. C'est l'affiche. On y trouve
d'abord les signatures d'Honoré Daumier, Gustave Doré et Gavarni, puis à
la fin du siècle celles de Bonnard et de Toulouse-Lautrec. Par la suite, des
artistes fondent sur l'affiche leur célébrité : Jules Chéret (Le Palais de
Glace), Alphonse Mucha (Le Papier Job), Cassandre (Dubonnet), Leonetto
Cappiello (Le Thermogène), Paul Colin (La Revue nègre), Raymond
Savignac (Monsavon, Gitanes).
L'ARCHITECTURE

L'architecture carolingienne n'a rien laissé à Paris. Les textes nous font
cependant connaître quelques édifices d'importance, comme cette église sur
plan circulaire qui donne son nom à Saint-Germain-le-Rond, futur Saint-
Germain-l'Auxerrois.

Dans le «blanc manteau d'églises» qui enthousiasme le chroniqueur


Raoul le Glabre et que fait surgir peu après l'an mil le dynamisme du
premier âge roman, Paris a sa place. Robert II fait reconstruire huit églises,
dont Saint-Germain-des-Prés, qui subsiste, et Saint-Germain-l'Auxerrois,
presque entièrement reconstruite aux XVe et XVIe siècles.

La cathédrale mérovingienne Saint-Étienne, devenue Notre-Dame au IXe


siècle, est en piteux état lorsqu'on construit en arrière un nouvel édifice,
voûté celui-là. Très vite, alors que la ville prend de l'extension et que le
milieu urbain s'enrichit, cette cathédrale se révèle insuffisante. Vers 1120,
on agrandit le cloître. En 1127, le palais épiscopal est doublé par une
maison affectée à l'école épiscopale. Au milieu du siècle, des vitraux
prennent place aux fenêtres. Après en avoir orné Saint-Denis, Suger en
offre un à Notre-Dame. Mais l'édifice menace ruine. Le roi emprunte pour
refaire la toiture. Finalement, l'évêque Maurice de Sully décide de
reconstruire sa cathédrale. Le pape Alexandre III, alors réfugié en France,
en pose la première pierre en 1163. Le chœur est achevé en 1177. Le maître
autel est consacré en 1182. L'art gothique est encore balbutiant : le chœur
est contrebuté par des contreforts, et c'est seulement pour la nef, dans les
années 1180, que l'on se risque à l'emploi de l'arc-boutant. Au XIVe siècle,
on en placera également, et de plus audacieux, à l'appui du chœur.

De cette floraison architecturale qui change en trente ans le paysage


parisien mais que bouleverseront les reconstructions de l'âge gothique, il
subsiste peu de chose : Saint-Martin-des-Champs, dont le chœur s'élève
vers 1140, Saint-Pierre de Montmartre, dont Eugène III consacre le chœur
et le transept en 1147, Saint-Julien-le-Pauvre dont le chevet date des années
1170, Saint-Séverin, Saint-Denis-de-la-Chapelle. Il reste moins encore du
travail des sculpteurs : inséré vers 1220 dans la façade de la cathédrale
gothique, le portail Sainte-Anne de Notre-Dame, sculpté vers 1160 pour la
dernière cathédrale romane.

On construit beaucoup dans la première moitié du XIIIe siècle.


L'architecte Pierre de Montreuil élève à Saint-Germain-des-Prés, de 1245 à
1255, une monumentale chapelle de la Vierge, puis aux Cordeliers une
longue église - 104 m de long – qui, consacrée en 1262, sera reconstruite
après 1280. Jean de Chelles puis Pierre de Montreuil achèvent après 1250 le
transept de Notre-Dame, avec ses deux grandes roses.

Le triomphe de l'art gothique, c'est la Sainte-Chapelle. Pour abriter la


Couronne d'épines du Christ rachetée par lui des Vénitiens chez qui l'avait
engagée l'empereur de Constantinople, saint Louis pense tout de suite à la
chapelle du Palais. Mais à l'arrivée de la relique, en août 1239, la petite
chapelle Saint-Nicolas est en piteux état. Une nouvelle église, à deux
étages, est entreprise en 1243. Pendant les travaux, les reliques - un
morceau de la Croix s'est ajouté en 1240 à la Couronne d'épines - sont
déposées à Saint-Denis. La Sainte-Chapelle est consacrée le 26 avril 1248.
Elle sera desservie par un collège de chanoines. De manière paradoxale, ce
chef-d'œuvre de l'art gothique cache l'appareil technique qui permet à la
même époque les envolées d'Amiens ou de Bourges. La légèreté des voûtes
et un très juste contrebutement par de solides contreforts a permis de se
passer des arcs-boutants. Entièrement ajouré, le mur de la chapelle haute
laisse place à d'immenses verrières.

Si l'on bâtit encore au début du XIVe siècle, alors que s'élève Saint-Leu-
Saint-Gilles, la guerre de Cent Ans fait ensuite marquer une pause. C'est
cependant en pleine occupation anglaise que l'on reconstruit Saint-Laurent
et Saint-Nicolas-des-Champs. La guerre finie, le dynamisme reprend. Saint-
Médard en est l'exemple.

L'art flamboyant prolonge dans la capitale les techniques et l'inspiration


du gothique. Malgré quelques emprunts de détail à une nouvelle grammaire
décorative, c'est dans la pure continuation d'une architecture médiévale
typiquement française que s'achèvent vers 1520 la construction de Saint-
Séverin et celle du réfectoire des Cordeliers. Édifié à partir de 1475 et
jusqu'en 1507, l'hôtel de l'archevêque de Sens est encore une forteresse du
Moyen Âge et, vers 1500, le décor plaqué sur l'hôtel du trésorier Jean
Hérouët (presque entièrement reconstruit après le bombardement du 26 août
1944, à l'angle des rues Vieille-du-Temple et des Francs-Bourgeois) ne peut
cacher un parti résolument traditionnel avec tourelle d'angle en
encorbellement. Au XVIe siècle encore, les églises Saint-Gervais
(commencée en 1494) et Saint-Étienne-du-Mont (commencée en 1492) -
exception faite de leurs façades classiques plaquées au XVIIe siècle et d'un
jubé Renaissance à Saint-Etienne - et Saint-Merry (commencée vers 1515)
sont dans leur structure de purs édifices gothiques, comme l'est la tour
Saint-Jacques que l'on construit après 1508 au sud de l'église médiévale de
Saint-Jacques-de-la-Boucherie. En 1517 encore, on entreprend à Saint-
Victor la construction d'une église gothique.

L'esprit de la Renaissance se manifeste déjà plus nettement, dans le parti


général autant que dans le décor, à l'hôtel que reconstruit entre 1485 et 1498
l'abbé de Cluny Jacques d'Amboise et à la nouvelle Chambre des comptes
qui s'élève sous Louis XII face à la Sainte-Chapelle et qui périra dans
l'incendie de 1737.

Séduit par l'Italie, Charles VIII en fait venir dès la fin du XVe siècle des
artistes et des artisans. Il y a quelques grands noms, des architectes en
particulier. Il y en a de moins connus, un charpentier de parquets, un
jardinier, des tailleurs, un parfumeur. Longtemps, ces Italiens ne sont à Paris
que par contrecoup de leur venue à Amboise sous Charles VIII, à Blois sous
Louis XII, à Fontainebleau sous François Ier. Il faudra sous ce roi
l'ouverture de quelques grands chantiers parisiens comme celui du nouveau
Louvre, pour que les artistes italiens trouvent sur les bords de la Seine un
marché plus important que celui du Val de Loire. C'est alors que l'on voit à
Paris des architectes comme Domenico da Cortona, dit le Boccador, qui
dessine les plans du nouvel Hôtel de Ville et de plusieurs hôtels particuliers,
ou l'architecte et humaniste franciscain Giovanni da Verona, dit Fra
Giocondo, qui dirige la construction du pont Notre-Dame. Viennent aussi
des sculpteurs comme Guido Paganino, dit Mazzoni, des peintres comme
Matteo dal Nassaro. Sculpteur et orfèvre, Benvenuto Cellini a, de 1540 à
1545, son logement et son atelier dans le vieil hôtel du Petit-Nesle qu'il a
choisi et obtenu de François Ier pour la vue qu'on y a de la Seine. C'est là
qu'il cisèle le décor des grandes tables de la cour et de la ville. Quant à
Paganino, il sculpte à Saint-Denis le tombeau de Charles VIII.

C'est en effet François Ier qui, en y ramenant la cour, fait de Paris la


maîtresse ville du mouvement artistique en France. Ronsard voit en elle le
successeur de Rome. Du Bellay chante la «Mère des arts ». L'esprit de la
Renaissance italianisante gouverne dès le début la haute élévation et les
voûtes en étoile comme le décor sculpté de Saint-Eustache, dont la
reconstruction commence en 1532 sur un plan d'une considérable
envergure : cent mètres de long, avec des voûtes - achevées seulement en
1637 – culminant à 33,45 mètres. Les chantiers surgissent de toute part,
pour réédifier ou pour agrandir les églises d'une ville à la population qui va
sans cesse croissant. On travaille à Saint-Nicolas-des-Champs, à la Trinité,
à Saint-Étienne-du-Mont, à Saint-André-des-Arts, à Saint-Médard, à Saint-
Sulpice. La mode est aux grands jubés, comme celui de Saint-Étienne-du-
Mont (1530-1535), que l'on voit encore, ou comme ceux, disparus, de Saint-
Germain-l'Auxerrois (1539-1544), de la Sainte-Chapelle (1552-1553) et de
Saint-Merry (1558). Le nouvel Hôtel de Ville du Boccador qui commence
de s'élever entre 1533 et 1541 à la place de l'ancienne Maison aux Piliers et
qui s'achèvera sous Henri IV, est un palais à trois corps autour d'une grande
cour, le tout orné de pilastres et de colonnes, de consoles et de frontons dans
le goût italien. Seuls les hauts toits et les tourelles d'angle rappellent encore
la tradition médiévale.

Dans le même temps, les façades et les galeries à arcades des hôtels
particuliers s'ornent de pilastres, de frontons, de guirlandes, de médaillons
de terre cuite à la mode italienne. On voit même, dans des niches, des
statues. Le meilleur exemple conservé est l'hôtel de Ligneris (auj.
Carnavalet). Pour la place Dauphine, Henri IV rendra obligatoires les
lucarnes à fronton.

Les souvenirs de l'Italie sont encore là quand, on l'a vu avec la fontaine


des Innocents et grâce au talent bien français de Jean Goujon, la fontaine
prend place parmi les œuvres d'art qui s'intègrent dans le nouvel urbanisme.
Jean Goujon est d'autre part l'auteur des sculptures de la façade du Louvre
de Pierre Lescot. Pierre Berton sculpte le jubé de Saint-Germain-l'Auxerrois
et la Cène de Saint-Merry (auj. au Musée Carnavalet). Avec le tombeau de
François Ier à Saint-Denis, Pierre Bontemps crée un nouveau type de
sculpture funéraire, que renouvellera encore Germain Pilon avec les Trois
Grâces du monument du cœur de Henri II.

Rien d'italien, en revanche, dans l'art du vitrail que l'excès d'insolation


condamne en Italie et que favorise depuis le XIIe siècle le ciel d'Île-de-
France. Se combinent dans le Paris de la fin du XVe et du XVIe siècle une
longue tradition normande et bourgeoise, un héritage flamand venu des
grands chantiers de la Loire où il s'est chargé de la délicatesse des cours
princières, un sens de la grande composition permis par l'ampleur des
volumes du gothique finissant. Les principales verrières de cet art parisien
sont à Saint-Étienne-du-Mont (de 1540 à 1614) et à Saint-Gervais (vers
1550). Les auteurs des cartons sont connus : Robert Pinaigrier, Nicolas
Beaurain, François Porcher, Jean Cousin.

Si l'art du sculpteur fleurit à Paris à la faveur des commandes religieuses


et aristocratiques, les arts du métal n'ont pas cessé d'y bénéficier de la
présence de la Cour et d'une clientèle à haut pouvoir d'achat. Alors que
l'usage du sceau recule devant les progrès de la signature, le talent des
graveurs de sceau se mue en un art de la médaille dont les premiers maîtres
sont le Parisien Germain Pilon et le Florentin Benvenuto Cellini, établis l'un
à la pointe de la Cité, l'autre en face. On doit notamment à Cellini, une
superbe médaille à l'effigie de François Ier.

C'est aux Tuileries que Philibert de l'Orme crée un « ordre français», qui
joint le goût décoratif de Catherine de Médicis à son propre désir de
clarifier la grammaire décorative héritée du temps de François Ier. La
juxtaposition de deux ordonnances architecturales au long de la galerie du
Bord-de-l'eau est une habile réponse au risque de monotonie sur 450
mètres. Jacques Androuet du Cerceau revient après 1580 à un style plus
rude, où le grandiose tient à la simplicité, mais il ne s'interdit pas, comme le
fait aussi Pierre II Chambiges, de rétablir dans le Paris de Henri III un peu
de fantaisie purement ornementale.
Ce qui sera le classicisme apparaît au tournant des XVIe et XVIIe siècles,
avec la sobriété dans les matériaux, la rigueur dans les ordonnances, la
monumentalité dans le décor. Construits vers 1585, le palais abbatial de
Saint-Germain-des-Prés et l'hôtel qui portera le nom de Lamoignon sont –
avec l'hôtel de la reine Catherine, près de Saint-Eustache, dont ne demeure
que la colonne astronomique - parmi les premiers exemples de ce nouvel art
où le grandiose l'emporte sur la subtilité.

Sensible dès la première moitié du XVIIe siècle, lorsque Richelieu fait


reconstruire la Sorbonne et substitue à l'ensemble de maisons médiévales un
complexe d'enseignement et de résidence dominé par une chapelle
monumentale que couronne une coupole à la romaine, la recherche du
monumental s'amplifie au temps de Louis XIV. Grâce au legs de Mazarin
qui fonde le collège des Quatre-Nations, Louis Le Vau édifie sur le front de
la Seine, entre 1663 et 1672, la coupole et les deux ailes en hémicycle qui
sont aujourd'hui le palais de l'Institut.

Les fondations hospitalières donnent également lieu à de grandioses


constructions, menées avec d'autant plus de célérité que leur financement
est en grande partie assuré par le Trésor royal. Anne d'Autriche transfère
dans le faubourg Saint-Jacques le monastère du Val-de-Grâce, jusque-là
établi dans la vallée de la Bièvre, et lui joint le vieil hôpital de la Santé, qui
dépendait de l'Hôtel-Dieu. Elle charge François Mansart d'en élever l'église,
qu'achèveront Jacques Le Mercier, l'architecte de la Sorbonne, puis Pierre
Le Muet. Cette vaste église à coupole, entreprise en 1645 est achevée en
1667. Le Vau se voit chargé de donner de vastes proportions à l'Hôpital
général de la Salpêtrière, dont Libéral Bruant construit entre 1670 et 1677 la
chapelle, pourvue d'une coupole octogonale à huit absides. C'est à ce même
Libéral Bruant qu'est confiée en mars 1671 la construction de l'hôtel des
Invalides, avec sa large façade vers la Seine et sa cour à galeries sur
laquelle ouvre la chapelle Saint-Louis. Jules Hardouin-Mansart couronnera
d'un dôme la seconde chapelle. Dominant la plaine de Grenelle, les
Invalides sont alors la réalisation dont Louis XIV est le plus fier.

Pendant ce temps, le Louvre prend des proportions quadruples de ce


qu'annonçait le plan de François Ier. C'est en 1624 que Richelieu achète au
nord du Louvre les terrains sur lesquels il fait édifier par Lemercier un hôtel
entre cour et jardin, achevé en 1629 et agrandi en 1634-1639. Il n'en
subsiste que la façade orientale sur le jardin, avec son décor de proues : le
cardinal était grand amiral. Légué au roi, ce Palais-Cardinal devient en 1642
le Palais-Royal, où s'établit l'année suivante Anne d'Autriche avec ses deux
fils. Résidence de la reine Henriette d'Angleterre, puis du duc d'Orléans,
auquel le roi le donne définitivement en 1692, le Palais-Royal est dès lors le
siège de la brillante cour entretenue par les Orléans, dont le départ de la
cour royale pour Versailles fait de véritables «rois de Paris». Il est restauré
par Hardouin Mansart et Robert de Cotte, et le décor en est refait par
Oppenordt. En 1730, le jardin est restructuré au goût du jour : des tilleuls
remplacent alors les ormes et les marronniers, de part et d'autre d'un vaste
bassin. Partiellement détruit par un incendie en 1763, il est reconstruit et
remanié, puis transformé par Victor Louis, qui ajoute autour du jardin, de
1781 à 1784, les trois longues ailes à vendre par pavillons, sur un rez-de-
chaussée de boutiques ouvrant sur une galerie couverte. Dès lors, complété
d'un théâtre, le Palais-Royal prend les allures d'une cité au cœur de la ville.
Restitué en 1814 au futur Louis-Philippe, il est alors pourvu par Fontaine
des colonnades qui, au lieu des anciennes galeries de bois, séparent la cour
nord du jardin proprement dit. Il présente en 1829 son aspect actuel. Louis-
Philippe n'en profitera que jusqu'au transfert de la nouvelle cour aux
Tuileries en octobre 1831.

De grands hôtels princiers dominent la floraison de demeures opulentes


qui accompagne les réalisations de l'urbanisme louis-quatorzien. Ayant
acheté le vieil hôtel de Guise construit sur les restes de l'hôtel de Clisson,
François de Rohan, prince de Soubise, charge en 1704 Pierre-Alexis
Delamair de le rénover, avec une grande façade classique et une vaste cour
à colonnade dont l'entrée est retournée vers le sud pour tenir compte des
nouvelles circulations urbaines vers la place des Vosges. Germain Boffrand
construira en 1709 les salons ovales à la jonction des appartements de
Soubise. Delamair élève aussi de 1705 à 1708 pour le cardinal Armand-
Gaston de Rohan, évêque de Strasbourg, un deuxième hôtel sur une partie
du terrain de son père le prince de Soubise. Le cardinal Armand de Rohan,
petit-neveu du précédent, en fait réaliser vers 1750 le décor intérieur où se
distingue le charmant salon des Singes de Christophe Huet.
Les grands palais des établissements ecclésiastiques ne cessent de
renforcer le poids du monumental dans le panorama parisien. Le grand
prieur du Temple fait construire le sien par Mansart. Celui du prieur de
Saint-Martin-des-Champs l'est un siècle plus tard par Jacques-Denis
Antoine, l'architecte de la Monnaie.

La munificence royale a largement profité à Paris, même si un Louis XIV


marquait sa défiance envers la ville. Mais, soutenues par de riches
paroissiens, les fabriques paroissiales ne demeurent pas en reste. S'élèvent
de nouvelles églises, comme Saint-Thomas d'Aquin, Saint-Roch, Saint-
Nicolas-du-Chardonnet ou Saint-Sulpice. De nouvelles façades ornent les
anciennes : ainsi à Saint-Gervais, à Saint-Laurent ou à Saint-Eustache. Le
manque d'argent fera parfois durer les travaux : certains s'étendent sur un
siècle.

Avec de plus ou moins grands moyens, on veut imiter Rome. Paris doit
être la «nouvelle Rome ». C'est à l'imitation de Saint-Pierre de Rome que le
Roi-Soleil fait élever un baldaquin au-dessus de l'autel du Val-de-Grâce et
placer un groupe de grandes statues derrière l'autel de Notre-Dame, c'est à
l'instar des églises romaines que fleurissent les coupoles ornées de fresques,
c'est en empereur romain que Girardon représente le roi au centre de la
place Vendôme, et c'est à la romaine que surgissent les tombeaux
monumentaux dus à Coysevox, à Coustou, à Girardon ou à d'autres dans les
chapelles de Saint-Eustache (Colbert), de Saint-Germain-des-Prés (Jean-
Casimir de Pologne), de Saint-Nicolas-du-Chardonnet (Le Brun), de Saint-
Gervais (Le Tellier), des Invalides (Turenne), voire de la Sorbonne
(Richelieu) ou du collège des Quatre-Nations (Mazarin), comme naguère à
Saint-Denis où l'italianisme a régné pendant tout le XVIe siècle.

L'Observatoire est le fruit d'une initiative individuelle. En 1665,


l'astronome Auzout expose au roi que les nouveaux moyens d'observation
rendent souhaitable la création d'un établissement voué à l'exploration du
ciel : Hans Lippersberg et Galilée ont, en 1608 et 1609, inventé la lunette
grossissante. Louis XIV affecte aux astronomes un domaine situé en un lieu
où le ciel est particulièrement dégagé, entre les jardins de Port-Royal et de
l'Oratoire. Passionné de sciences, le médecin-architecte Claude Perrault
s'inspire des exemples danois lorsqu'il fait les plans de l'édifice, construit
entre 1667 et 1672. L'architecture en est à la fois politique - ampleur du
bâtiment, hauteur de l'étage noble - et fonctionnelle : les pavillons
octogonaux sont coupés en leur centre par un méridien - ce sera le «
Méridien de Paris » - en sorte que le soleil s'y couche dans l'axe des façades
aux solstices et dans celui des pans coupés aux équinoxes. Le plan est
cependant mis en cause dès 1669 par l'astronome Cassini, emprunté par
Colbert au pape Clément IX : Cassini regrette que l'on ne puisse voir le ciel
en sa totalité sans se transporter d'une tour à l'autre. Le roi arbitre le conflit
en faveur de Cassini : ce sera la tour astronomique. La coupole blanche de
la tour orientale date de 1845. L'Institut d'astrophysique sera, en 1937,
adjoint à l'Observatoire.

C'est en 1754 que Louis XV, accomplissant peut-être un vœu fait pendant
sa grave maladie de 1744, décide la construction d'une nouvelle église
Sainte-Geneviève qui sera surtout son apport au panorama parisien encore
marqué par le dôme des Invalides, c'est-à-dire par l'œuvre de Louis XIV.
Elle deviendra le Panthéon.

Le triomphalisme dont témoigneront les arcs de l'Étoile et du Carrousel


se combine avec le goût de l'antique pour peupler Paris, entre le temps de
Louis XVI et celui de Charles X, d'un grand nombre de façades à péristyle
et fronton en manière de temple grec, donc très différentes du péristyle à
deux étages de colonnes encadré de tours imaginé en 1732 par Servandoni
pour Saint-Sulpice. C'est le cas de quelques églises, à commencer par la
Madeleine en 1768. En 1781, Louis-Sébastien Mercier se lamente dans son
Tableau de Paris : « On ne sait plus construire le plus petit édifice sans
colonnes. » Du futur Panthéon à l'École de chirurgie et à l'Ecole de
médecine qui lui fait face, du Palais-Bourbon aux deux hôtels de la place
Louis-XV (la Concorde) et de l'hôtel des Monnaies au théâtre des Italiens,
tous les monuments se ressemblent. La colonne et le fronton sont rois de
Paris. On en use encore dans les années 1825 à Notre-Dame-de-Lorette, à
Saint-Vincent-de-Paul, à Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, à Saint-Denis-
du-Saint-Sacrement. C'est aussi le cas de la façade plaquée sur le Palais-
Bourbon en réplique à la Madeleine, et de la nouvelle Bourse de
Brongniart. Et en 1831 c'est au fronton que David d'Angers place tout le
décor sculpté du Panthéon.
Une circonstance bien particulière vient en juillet 1798 développer
brutalement à Paris la vogue de l'antique. Vainqueur dans sa première
campagne d'Italie, Bonaparte s'est comporté en général romain : il a
copieusement pillé. Et les Parisiens voient défiler, comme dans un triomphe
d'imperator, sur des chariots à quatre chevaux garnis de feuillages, des
œuvres aussi significatives que l'Apollon du Belvédère, le Laocoon du
Vatican ou le Quadrige byzantin de Saint-Marc de Venise. Pour bien des
artistes qui n'ont pas fait le voyage d'Italie, ces œuvres seront autant de
révélations. Quant aux tableaux pris à Turin et à Florence, dont le Parisien
n'a vu que les caisses lors du défilé, on les expose en mars 1800, juste avant
que Bonaparte ne reparte pour sa seconde campagne d'Italie. Après celle-ci,
il en arrive d'autres, que l'on expose au Louvre en août 1802. La collection
Borghèse, qui est exposée en 1808, développe encore l'enthousiasme des
Parisiens pour l'art antique.

Le XIXe siècle découvre ensuite l'art du Moyen Age, et cela dans le


temps même où l'on en détruit quelques chefs-d'œuvre au nom de
l'urbanisme. La littérature précède ici l'art. C'est en 1805 que l'on joue à
Saint-Cloud devant l'empereur une pièce de Raynouard, Les Templiers.
Bientôt, ce sera Chateaubriand. La Commission des Monuments historiques
est fort active lorsque Prosper Mérimée ressuscite des noms oubliés. On
parle de restaurer quelques monuments. Le chantier le plus significatif sera
à Paris celui de Notre-Dame. Un concours est ouvert. En 1844, le jury
choisit Jean-Baptiste Lassus et Eugène Viollet-le-Duc. Le crédit est voté
l'année suivante. Les travaux dureront jusqu'en 1864. En 1846, Viollet-le-
Duc est en outre chargé de Saint-Denis.

Viollet-le-Duc est un anticlérical admirateur du Moyen Âge gothique.


Cet héritier des Lumières tient l'art ogival pour l'aboutissement absolu de la
recherche des équilibres. Il est déjà en charge, sur la recommandation de
Mérimée, de la restauration de Vézelay. Il est aussi l'architecte des
agrandissements de la cathédrale de Narbonne. Il a déjà formé sa doctrine :
il faut restituer l'édifice dans son état initial, non dans celui auquel a conduit
une longue évolution. En cas de besoin, l'architecte ajoutera à ce que l'on
connaît, pour donner une impression encore plus authentique. Du moins le
croit-il quand, emporté par la vision romantique du Moyen Age, il dote
Notre-Dame de chimères et de gargouilles inspirées de Victor Hugo plus
que de Pierre de Montreuil. Pour assurer l'authenticité de son gothique,
Viollet-le-Duc le fait plus gothique que l'original. Le restaurateur se
substitue au premier maître d'oeuvre et lui donne des leçons. C'est ainsi qu'à
Notre-Dame, où l'architecte du XIIIe siècle avait, dans un souci de meilleur
éclairage et grâce à l'invention de l'arc boutant, substitué une grande fenêtre
au système fait d'une rosace en manière de triforium et d'une petite fenêtre
haute, Viollet-le-Duc commence de rétablir l'ordonnance du XIIe siècle. On
ira jusqu'à modifier l'équilibre des volumes extérieurs en plaçant sur la
croisée du transept une flèche qui n'a rien à y faire.

L'histoire a souvent été dure pour Viollet-le-Duc. C'est oublier que l'on
partait de rien, et que les monuments menaçaient ruine. On peut regretter le
caractère doctrinaire de l'architecte, délibérément sourd à tout propos qui
n'épousait pas son point de vue. On ne saurait oublier que, dans l'instant, le
risque était de voir Notre-Dame s'effondrer.

Le néoroman et le néobyzantin vont avec le néogothique. Compris


comme un art original, non comme une ébauche du gothique, et pourvu des
charmes de l'exotisme, le roman envahit Paris à la faveur de coûts de
construction moins élevés que ceux du gothique. Ainsi Paul Naissant
conçoit-il dès 1848 l'église de Vaugirard, et Joseph Vaudremer édifie-t-il à
partir de 1864 l'église Saint-Pierre-de-Montrouge et treize ans plus tard
l'église d'Auteuil. Il semble naturel que les architectes russes de la
cathédrale Saint-Alexandre-Nevski choisissent un style byzantin
d'inspiration russe. L'apogée du mouvement est le Sacré-Cœur de
Montmartre, d'esprit purement byzantin : désigné en 1874, l'architecte Paul
Abadie est un disciple de Viollet-le-Duc.

Dans ce temps où l'on trouve opportun de construire en néogothique


puisqu'on n'a rien trouvé de mieux, d'autres imaginent un art nouveau qui
tire des nouvelles techniques son originalité. L'architecture métallique fait
son apparition en 1801 quand les ingénieurs Louis-Alexandre de Cessart et
Jacques Lacroix-Dillon conçoivent une structure métallique pour le pont
des Arts et en 1806-1811 quand Françoisjoseph Bélanger, associé à un
ingénieur, Brunet, use de la fonte pour reconstruire après un incendie la
coupole de la Halle au blé, future Bourse de commerce. On retrouvera le
métal à la passerelle d'Antin, remarquée en 1826 pour son tablier suspendu
mais assez maladroitement conçue pour qu'il faille la remplacer un an plus
tard, au pont du Carrousel en 1833 ou à celui d'Arcole en 1854. Il fera
l'ossature naturelle des verrières sans lesquelles il n'y aurait pas de passages
commerçants. Il est roi au Palais de l'Industrie de l'Exposition de 1855. Il
règne dans la construction des marchés couverts, et en particulier des Halles
de Baltard en 1854, comme dans celle des gares, depuis la première gare du
Nord en 1842 et la gare de l'Est en 1847. Encore faut-il se rappeler que
Napoléon III a prescrit le fer à Baltard par le seul souci d'une limitation de
la dépense; l'empereur voulait «de vastes parapluies, et rien de plus», et le
préfet de préciser pour favoriser Baltard auquel le lie une vieille
camaraderie : «du fer, rien que du fer ».

La fonte et le fer n'en triomphent pas moins avec Henri Labrouste,


architecte en 1843-1850 de la Bibliothèque Sainte-Geneviève et en 1854-
1868 de la grande salle de lecture sur coupoles et des magasins des
imprimés de la Bibliothèque nationale. Le métal devient symbolique avec la
tour Eiffel, construite en deux ans pour l'Exposition de 1889. Dans la
construction privée, c'est l'irruption des charpentes et des balcons de fonte.
Le métal se généralise dans le paysage urbain avec, à la fin du siècle, les
stations de métro, les fontaines publiques, les kiosques et les édicules de
jardin. La postérité en est assurée au début du XXe siècle avec l'église
Notre-Dame-du-Travail, et plus tard avec le Centre Georges-Pompidou.
L'architecture de verre de bien des tours de la fin du siècle doit tout, enfin, à
une structure de métal.

La fin du XIXe siècle voit un renouvellement de l'art décoratif. Cet «Art


nouveau » qui réagit contre l'orthogonie chère aux haussmanniens, se
caractérise par un goût immodéré pour les lignes courbes, pour les
entrelacs, les feuillages, les nus alanguis. Il perce déjà dans les années 1870
au grand foyer de l'Opéra. puis dans le décor à verrières de quelques
brasseries, aux façades et à l'escalier de quelques maisons d'habitation
comme celles que construit de 1895 à 1911 Hector Guimard rue La
Fontaine, ou comme celle que Jules Lavirotte élève avenue de Wagram, et
enfin dans le décor métallique conçu en 1899 pour les stations de métro par
Guimard, imposé par le Conseil municipal contre Jean-Camille Formigé,
candidat de la Compagnie. On se lassera de ce style «nouille», dont
personne ne voudra plus après 1910.
L'innovation suivante est due à l'emploi du béton. Il est déjà là à Saint-
Jean-de-Montmartre en 1897. Le premier chef-d'œuvre en est en 1913 le
théâtre des Champs-Élysées des frères Perret. Il domine ensuite la
construction publique et privée, la pierre et le verre n'intervenant que
comme parement.

L'exotisme apparaît dès le XIXe siècle dans un Paris qu'a épargné la


mode du XVIIIe siècle, limitée à quelques salons comme celui qu'ornent les
singes et les bergeries chinoises de Christophe Huet à l'hôtel de Rohan. Les
débuts du deuxième empire colonial se traduisent dans l'architecture
parisienne. L'observatoire météorologique du parc Montsouris, qui
complète la mire de l'Observatoire érigée en 1806, est une reproduction
réduite de la résidence d'été des beys de Tunis construite à l'occasion de
l'Exposition de 1867. L'École de la France d'Outre-Mer, avenue de
l'Observatoire, se fait remarquer en 1896 par son architecture mauresque.

La création de la Cité universitaire du boulevard Jourdan donne lieu, à


partir de 1920, à un étonnant cosmopolitisme de la construction. D'entrée de
jeu, il est admis que les pavillons nationaux sont le reflet architectural de
l'identité culturelle de chaque pays. La Fondation hellénique présente un
fronton de temple grec sur quatre colonnes à chapiteaux doriques. La
Maison du Japon s'inspire des temples de Kyoto. D'autres, dus à Le
Corbusier, à Lucio Costa ou à Claude Parent, traduisent les tendances de
l'architecture contemporaine. Le même souci conduit à l'identification
architecturale des pavillons provisoires de l'Exposition coloniale en 1931 et
de l'Exposition universelle de 1937.

L'ENSEIGNEMENT DES ARTS

La centralisation se traduit naturellement dans l'enseignement des arts.


Jusqu'à Louis XVI, celui-ci relève de maîtres engagés par les familles,
quand une institution ne prend pas en charge la formation et le
perfectionnement de ses artistes, comme à l'Ecole de danse de l'Opéra.
L'École de chant créée par Lully ne lui a pas survécu. C'est en 1784 que l'on
voit apparaître près de la porte Montmartre, dans l'ancien hôtel des Menus-
Plaisirs (rue du Conservatoire), une École royale de chant et de déclamation
où enseignent Gossec et Grétry. Elle disparaît en 1794, mais une École pour
la musique de la Garde nationale prend la relève. On forme déjà le projet de
ce Conservatoire de musique, qui s'ouvre à l'automne de 1796, avec les
maîtres de l'ancienne école que rejoignent Méhul, Cherubini et Lesueur. Les
Parisiens sont sensibles à une innovation : les élèves donnent des exercices
publics. En 1806, Napoléon, plus attaché au théâtre qu'à la musique, crée un
Conservatoire de musique et de déclamation, avec deux écoles parallèles,
une classe de danse et une salle de spectacle, achevée en 1811. Cherubini en
sera le directeur de 1822 à 1842, et Auber lui succédera de 1842 à 1871. Le
Conservatoire est alors, avant tout, une école d'art lyrique. Des succursales
s'ouvriront en province. Il faudra attendre le XXe siècle pour voir hors de
Paris de véritables conservatoires. Le Conservatoire national, cependant,
s'installe en 1911 dans une ancienne maison de jésuites, rue de Madrid, dans
le quartier de l'Europe. Sous des directions comme celle de Gabriel Fauré
(de 1905 à 1920), qui donne enfin sa place à la musique symphonique et à
la musique de chambre, et avec des maîtres comme Marcel Dupré ou
Olivier Messiaen, le Conservatoire national de Paris gardera son
rayonnement international. Et en 1946 on érige enfin les deux écoles en
Conservatoires nationaux supérieurs, l'un de Musique, l'autre d'Art
dramatique.

On n'enseignait plus guère la musique religieuse, sinon dans l'école


fondée en 1853 par Louis Niedermeyer et dont Fauré avait été l'élève. En
1892, l'Association des chanteurs de Saint-Gervais ouvre une école,
devenue deux ans plus tard la Schola Cantorum. Vincent d'Indy en est le
directeur. Le grégorien, l'orgue, la liturgie figurent au programme, mais
aussi la musique d'église des derniers siècles. La Schola fait alors
concurrence au Conservatoire. César Franck y joue un rôle décisif,
combinant l'histoire de la musique et l'art de la composition, élargissant les
études jusqu'aux œuvres de Berlioz, de Liszt et de Wagner, formant des
compositeurs à une meilleure adéquation de la musique et de la liturgie. Les
expériences faites à la Schola vont, grâce à Fauré, influencer les
programmes du Conservatoire, où les programmes sont élargis et où se
renforce la préoccupation de l'intelligence des œuvres, jusque-là trop
sacrifiée à la pure virtuosité. La concurrence se mue donc en une
complémentarité, au bénéfice de tous.

Décidée en 1983, la construction à la Villette d'une Cité de la musique


voisine de la Cité des sciences rééquilibre dans l'espace les institutions. Le
Conservatoire national supérieur de musique et de danse s'établit à la
Villette avec l'Ensemble intercontemporain et le Musée de la musique, celui
d'art dramatique demeurant rue du Conservatoire et le Conservatoire
national de région occupant l'ancien bâtiment de la rue de Lisbonne. Les
uns et les autres y ont gagné de l'espace, des équipements modernes et des
auditoriums.

Les Beaux-Arts tiennent leur place dans la vie artistique de la capitale.


Née des académies royales à la fin du XVIIIe siècle, l'École nationale
supérieure des beaux-arts est à la fois le conservatoire des enseignements
traditionnels, le creuset de l'innovation et le lieu d'un inépuisable folklore.
Elle a eu jusqu'en 1969 le monopole de la préparation au concours des prix
de Rome. N'oublions pas d'autres établissements, souvent d'origine privée
comme l'École spéciale d'architecture fondée en 1870, ainsi que l'École
nationale des arts décoratifs, qui succède à une école professionnelle crée
en 1765 pour la formation des ouvriers des métiers d'art.

MUSÉES, SALONS ET EXPOSITIONS

François Ier avait créé un Cabinet du roi, qui n'avait cessé de s'enrichir,
notamment grâce au legs des collections de Mazarin et à une judicieuse
politique d'acquisition menée par Colbert. Louis XIV décide en 1681 le
transfert de ces collections au Louvre. Mais celui-ci souffre immédiatement
de la concurrence de Versailles. Les œuvres d'art y sont l'une après l'autre
emportées. Mais l'idée se fait jour dans la seconde moitié du XVIIIe siècle
d'une présentation des collections royales au public. Quelques œuvres sont
exposées de 1750 à 1777 au palais du Luxembourg. Mais on parle surtout
d'une ouverture générale, à laquelle s'attache le comte d'Angiviller,
directeur général des Bâtiments du roi depuis 1774. Les réticences de Louis
XVI retarderont le retour à Paris qui est la condition de cette ouverture. En
mai 1791, l'Assemblée vote la création d'un Muséum central des arts,
devenu Muséum de la République lorsqu'il s'ouvre le 18 novembre 1793. Il
prend vraiment vie en 1802 avec la nomination de Vivant Denon comme
directeur général. Louis XVIII poursuivra l'aménagement du Louvre. Le 21
octobre 1795, naît le Musée des Monuments français, où Lenoir tente de
sauver ce qu'il a pu récupérer de sculptures et de fragments architecturaux
parmi ce que les sectionnaires ont jeté à bas. Louis XVIII le supprimera en
1816, pour en transférer les collections à Saint-Germain-des-Prés.

Plusieurs fois remanié et agrandi après la Seconde Guerre mondiale par


l'annexion du pavillon de Flore, le Louvre est au milieu du XXe siècle
notoirement insuffisant pour faire face à l'accroissement des collections et
du public. On expose les Impressionnistes dans la salle du Jeu de Paume,
sur la terrasse des Tuileries. On crée dans l'ancienne gare d'Orsay un musée
du XIXe siècle. On réaménage quelques accès. Finalement, en 1983, est
adopté le projet d'un Grand Louvre qui occupera l'ensemble du quadrilatère,
le Ministère des Finances allant s'établir en 1989 sur le quai de Bercy, où il
regroupera une bonne part de ses services depuis longtemps dispersés. Le
Musée de l'Union centrale des Arts décoratifs sera intégré dans le Grand
Louvre en y conservant son autonomie. L'opération est en définitive confiée
à Ieoh Ming Pei, Michel Macary et Jean-Michel Wilmotte. Elle donne lieu à
une longue polémique, centrée sur l'opportunité d'une pyramide de verre et
de métal qui doit couronner le nouvel accès central. Cette entrée par la
pyramide et un vaste espace souterrain s'ouvre le 30 mars 1989 dans une
cour Napoléon qui a retrouvé son unité. Elle permet d'accéder également
aux vestiges du Louvre de Philippe Auguste, remis en valeur après les
fouilles de 1984-1986. Le nouvel aménagement du musée lui-même est
enfin inauguré le 18 novembre 1993.

Les musées se sont multipliés. Le Trocadéro abrite dès 1882 un Musée


ethnologique qui deviendra en 1937 le Musée de l'homme, puis en 1886 un
Musée de sculpture comparée qui sera le Musée des monuments français. À
peine ouvert en 1900, le Petit-Palais reçoit les collections d'art de la Ville.
Le Musée des arts décoratifs s'ouvre en 1902. Le Musée de l'armée s'installe
aux Invalides en 1896. Le Musée de la marine, précédemment au Louvre,
s'établit au palais de Chaillot en 1937. En 1928, c'est à la porte Dorée le
Musée des colonies, devenu Musée de la France d'Outre-Mer, puis Musée
des arts africains et océaniens. En 1972, s'ouvrent au bois de Boulogne le
Musée des arts et traditions populaires et au Palais de Chaillot celui du
cinéma constitué grâce aux collections de Henri Langlois. Le Musée
national d'Art moderne est réorganisé en 1977 dans le cadre du Centre
Georges-Pompidou. Naît enfin à la Villette à partir de 1983, un complexe
comprenant un Musée des sciences et de l'industrie et une Cité de la
musique.

Les collections constituées par de riches amateurs se sont muées à leur


mort en musées : ainsi pour l'art médiéval celles d'Alexandre du
Sommerard, qui forment en 1844 la base du musée de Cluny, pour
l'orientalisme celles d'Émile Guimet données en 1886 à l'E-TAT, ou celles
de Henri Cernuschi léguées en 1895 à la Ville, pour l'art français et italien
celles de Nélie Jacquemart-André léguées en 1912 à l'Institut de France ou
celles d'Ernest Cognacq et de son épouse Mme Cognacq-Jay, léguées en
1928 à la Ville, pour l'histoire du Paris de la Révolution celles d'Alfred de
Liesville que la Ville installe en 1880 à l'hôtel Carnavalet pour en faire un
musée de l'histoire de Paris, pour l'art du Consulat et de l'Empire celles de
Jules et Paul Marmottan, léguées en 1932 à l'Institut, pour l'art du XVIIIe
siècle français celles de la famille Camondo léguées à l'État en 1935, sans
oublier celles du sculpteur Rodin, léguées par lui-même à l'État en 1917 et
maintenues à l'hôtel de Biron, ou les œuvres de Picasso qui, grâce à une
dation, forment en 1985 un musée installé dans l'hôtel Salé. Toutes ont été
par la suite enrichies et diversifiées par des achats et des dons.

Le Salon naît avec l'exposition, d'abord épisodique, puis périodique,


qu'organise l'Académie royale de peinture et de sculpture. À partir de 1737,
la manifestation devient, tous les deux ans, dans le Salon carré du Louvre,
le premier moyen dont dispose le public pour voir les œuvres des
académiciens et de leurs protégés, même s'il ne pénètre pas chez ceux qui
peuvent passer commande et acheter. Un catalogue est publié. À la veille de
la Révolution, on compte quelque trente mille visiteurs au Salon. Le public
commence de débattre des tendances artistiques. La presse en parle. La
notoriété de l'artiste ne dépend plus uniquement des mécènes et des
collectionneurs. Rétabli en 1817, annuel dès la fin du Second Empire, le
Salon est un événement de la vie parisienne. Par le choix des thèmes et des
artistes, c'est le triomphe d'un art académique contrôlé - sauf un temps sous
la Deuxième République - par un jury d'admission dont les choix alimentent
des polémiques.

C'est avec la Révolution de 1848 que la culture rentre dans la


préoccupation politique. Dès le premier jour du gouvernement provisoire, le
24 février, Ledru-Rollin joint les Beaux-Arts et les Musées à son
département ministériel, l'Intérieur, et ordonne d'ouvrir le Salon comme
prévu, le 15 mars, en n'excluant personne, souci démocratique qui provoque
l'arrivée de cinq mille toiles et conduira à rétablir dès l'année suivante la
sélection habituelle. Le jury n'assouplit ses jugements qu'en 1864, lorsqu'il
accepte l'Olympia de Manet pour ne pas voir s'ouvrir, comme l'année
précédente devant le refus de trois mille œuvres, un « Salon des refusés»
voué aux nouvelles tendances de l'art. Dix ans plus tard, ce sera, boulevard
des Capucines, le premier Salon des Impressionnistes. La critique et le
public marqueront leurs distances. Les artistes les moins conventionnels
trouveront, après 1884 un meilleur accueil au Salon des Indépendants.

Les galeries de peinture et les marchands n'apparaissent que sous le


Second Empire, quand la prospérité de la bourgeoisie élargit le marché de
l'art, et que la reproduction mécanique met l'œuvre d'art à la portée de
bourses moyennes. L'eau-forte, puis la lithographie qui se développe vers
1820 favorisent cette diffusion, que reflète, à partir de 1859, la Gazette des
Beaux-Arts et dont la Société des aquafortistes est le fer de lance contre la
photographie. En 1862, Édouard Manet traite successivement sa Lola de
Valence en huile sur toile, en dessin, en eau-forte et en lithographie. La
génération suivante verra les marchands se faire les porte-parole et les
propagandistes de l'art nouveau, cependant que les artistes cessent de
considérer l'estampe comme un sous-produit de diffusion et lui donnent le
rôle original qu'elle avait au XVIe siècle. Auguste Cadart a lancé le
mouvement dans les années 1860, exposant dans sa galerie de la rue de
Richelieu des estampes originales et publiant pour l'Europe et l'Amérique
des albums d'eaux-fortes. Dès 1880, Paris est le premier marché mondial de
l'art. Ambroise Vollard, dans sa boutique de la rue Laffitte, fait après 1895
le succès des impressionnistes qu'il expose, qu'il publie et qu'il vend. Il fera
plus tard le succès de Cézanne et de Gauguin.
De la fonction de capitale qui engendre un mécénat des princes et de
l'État à la présence d'une société à haut pouvoir d'achat, tout concourt à
attirer à Paris les artistes capables de concourir à l'enrichissement du cadre
de vie. Peintres, décorateurs, sculpteurs, graveurs y sont en tout temps
nombreux, de même que les architectes. Une statistique de 1828 mentionne
400 architectes, 582 peintres, 103 sculpteurs et 435 graveurs, non compris
les élèves de l'École des Beaux-Arts.

La multiplication des résidences secondaires rend impossible une


statistique pour les temps présents, bien des artistes ayant une part notable
de leur activité hors de leur domicile parisien. Il en va de même pour les
architectes, que le caractère international de la compétition conduit souvent
à travailler en plusieurs villes sans considération de domicile.
CHAPITRE XV

La place d'affaires

LE TEMPS DES LOMBARDS

Une véritable place d'affaires ne se constitue à Paris qu'au cours du XIIIe


siècle, à la faveur de la centralisation monarchique. Les « Lombards »
apparaissent au milieu du siècle. Toscans de Sienne ou de Florence,
Piémontais d'Asti, ils sont le plus souvent négociants en draps et produits de
luxe, mais on les trouve aussi artisans, épiciers au détail ou usuriers à la
petite semaine. De temps à autre, on expulse les usuriers, comme en 1269,
en 1274, en 1311, en 1330. Les représentants des grandes compagnies
commerciales et bancaires, qui s'établissent surtout au XIVe siècle, ne sont
nullement inquiétés. On a trop besoin d'eux. Biche et Mouche sont les
exemples de ces Lombards qui servent le roi mais profitent largement de se
trouver dans les allées du pouvoir. Banquiers et conseillers de Philippe le
Bel, fermiers d'ateliers monétaires et d'impositions en tout genre, ils
tiennent le haut du pavé. Leur contemporain le Placentin Aguinolfo degli
Arcelli, dit Gandoufle d'Arcelles, est dans les années 1300 le plus riche des
contribuables parisiens. Par la suite, on trouve sur la place de Paris les
grandes compagnies de Florence, de Pistoia, de Plaisance ou de Lucques
qui s'éloignent des foires de Champagne : d'abord les Riccardi et les
Capponi, puis les Bardi, Peruzzi et Acciaiuoli, ensuite les Alberti, à la fin
du siècle les Rapondi, banquiers du duc de Bourgogne Philippe le Hardi. La
capitale est alors une place financière, mais celle-ci demeure dans la
dépendance de la seule grande place de ce côté-ci des Alpes, Bruges.

La fréquentation des Italiens, et les opérations communes aux financiers


étrangers et aux marchands parisiens auraient pu inciter ces derniers à
adopter les techniques éprouvées sur d'autres marchés, en Italie comme à
Bruges et à Londres, et que les étrangers pratiquent couramment sur la
place de Paris. Il n'en est rien. Ni les pratiques du change tiré, c'est-à-dire
du trafic des effets à terme qui est un trafic des capitaux disponibles autant
qu'un moyen de paiement des opérations commerciales, ni les usages
comptables qui permettent une vue analytique des affaires, ni les procédés
d'assurance n'apparaissent au Parisien comme des voies nécessaires de la
prospérité. On les connaît pour les côtoyer. On les laisse aux autres.

La division de la France qui succède aux émeutes de 1413 et 1418 ne


peut que faire péricliter la place d'affaires parisienne. Les marchands et
notamment les étrangers ont payé un lourd tribut à la colère du peuple qui
voit en eux des riches sans voir qu'ils font la fortune de la ville. Le Paris des
années 1420 a vu partir ou mourir ses entrepreneurs, cependant que la
poursuite de la guerre fait de la capitale une place isolée. La politisation du
système monétaire n'arrange rien. La guerre monétaire tend à ruiner
l'adversaire. En fait, elle se retourne contre la population. En 1427, Bedford
baisse d'un quart le cours légal des monnaies au coin de France, autrement
dit des monnaies de Charles VII, et donne cours forcé aux espèces frappées
au coin de Henri VI. De dépit, des Parisiens jettent leurs monnaies dans la
Seine, préférant tout perdre plutôt qu'accepter cet allégement de leur bourse.
En soi, l'opération n'est qu'une vaine tentative de renforcement de la
monnaie de compte. En pratique, elle engendre une crise de confiance.

La confiance revenue, les affaires ne reprennent pas pour autant. La ville


s'est dépeuplée, et le marasme n'est que la traduction d'une dépression
démographique longue à surmonter. Il est aussi la conséquence d'une
inadaptation structurelle : abusivement corseté, le petit monde de la
production ne peut réagir à la conjoncture. En 1467, trois ans avant l'arrivée
de l'imprimerie, les libraires, écrivains publics, enlumineurs et
parcheminiers se disent incapables de financer la vie de leur confrérie, celle
de Saint-Jean-l'Évangéliste. Quatre ans plus tard, ce sont les brodeurs qui
interrompent l'activité de la leur. Les premiers n'ont pas vu le déclin du
manuscrit traditionnel, les seconds n'ont pas su voir l'évolution du costume,
où triomphent les damas et les satins, et où la parure de bijoux commence
de l'emporter sur la broderie.
La provenance des draps vendus à Paris est un bon exemple de cette
décadence de la place commerciale. Paris demeure le premier centre de
consommation du royaume, et les drapiers détaillent pour leur clientèle les
tissus les plus précieux, comme les somptueuses draperies de Bruxelles ou
de Malines. Mais les draps que l'on fait venir pour les revendre à la
province ne sont, au temps de Louis XI, que ceux des centres de production
voisins : des draps de Rouen, de Bayeux, de Montivilliers, de Bernay, de
Louviers, de Beauvais, d'Orléans, de Bourges, d'Issoudun. Le temps n'est
plus où tout le luxe de l'Occident se trouvait au Lendit comme aux foires de
Champagne.

C'est sous Charles VIII que l'on revoit le niveau d'opulence des années
1380. Les taxes perçues sur la circulation des marchandises aux ports de
Neuilly et d'Argenteuil n'atteignent qu'entre 1475 et 1500 la valeur de
l'avant-guerre. Mais la course aux offices et le besoin de paraître ont
devancé la prospérité : dès 1485, Charles VIII doit sévir contre le luxe qui
s'affiche dans les rues de Paris sur le dos des officiers, des bourgeois et
même des valets. Il est inutile de le souligner longuement : cette civilisation
du paraître, qui fait alors la fortune des artistes et les attire à Paris, détourne
vers des investissements stériles les capitaux disponibles.

La prospérité du XVIe siècle et le retour du roi ramènent à Paris les


hommes d'affaires italiens. Catherine de Médicis les protège. En quelques
années, Ruccellai, Gondi, Sardini, Cenami, Balbani occupent le premier
rang parmi les financiers établis sur une place désertée depuis près de deux
siècles par leurs compatriotes. Les Parisiens eux-mêmes se reprennent à
investir. L'un affrète à Rouen des navires pour le commerce du sel ou celui
des draps, l'autre investit à Marseille dans le trafic des épices. Quelques
Parisiens apparaissent sur la place d'Anvers. On en trouve pour importer
occasionnellement des fourrures ou des blés des pays riverains de la
Baltique, ou pour entretenir des relations avec les Açores. Plus
communément, les capitaux parisiens se placent à court terme dans les
trafics régionaux, ceux du sel, du blé, du poisson, voire dans l'affermage des
revenus royaux ou municipaux. Ce ne sont quand même que des exceptions.
Lorsqu'au XVIe siècle on parle de créer une banque proprement parisienne,
pour ne plus se satisfaire des succursales des compagnies italiennes, les
capitaux font défaut. Même lorsque Henri II s'en mêle en 1548, même
quand Gondi propose de gager le capital d'une banque parisienne sur des
terres et de le placer sous la tutelle de l'Hôtel de Ville, celui-ci est unanime
pour s'y opposer. La frilosité du XIVe siècle se retrouve au XVIe : le
bourgeois craint que la banque n'engendre l'oisiveté, la dépravation, la
spéculation. Les esprits sont ailleurs, et ils ne sont nullement prêts à intégrer
l'activité bancaire dans leur vue de la société économique. Sous François Ier
encore, des marchands qui opèrent à terme et trafiquent du change se voient
condamnés pour usure. Le Parisien a trouvé dans la capitale toutes raisons
d'éviter les risques des grands investissements économiques. Il est devenu
officier, il s'est fait seigneur, il entretient un grand train, il s'est mué en
rentier.

REMODÈLEMENT DE LA SOCIÉTÉ

Ce sont des fonctions non économiques et des placements non productifs


qui prennent à partir du XVe siècle le premier rang dans l'esprit des
Parisiens. Fermes et offices vont être, pour quatre siècles, les grandes
affaires. Les fermes des revenus domaniaux et fiscaux tiennent en effet une
grande place parmi les placements spéculatifs mais économiquement
stériles. Au XIVe siècle, des changeurs parisiens tirent le plus gros de leur
revenu de la prise à ferme du monnayage royal, de la collecte des impôts ou
de leur affermage. Très vite, tout devient objet d'affermage, et l'on verra
même, à la fin du XVIIe siècle, s'ériger une Ferme générale des Postes.

Pour le roi, l'affermage d'un revenu est d'abord une avance consentie par
le fermier, qui se rembourse en levant le revenu et se rémunère en levant
plus qu'il n'a payé sa ferme. C'est aussi un moyen de prévision budgétaire,
le roi étant, dès l'adjudication, assuré d'un revenu aléatoire par nature. C'est
vrai de l'impôt direct, qui ne rentre jamais en totalité. Ce l'est encore plus de
l'impôt indirect - aides sur la circulation et la consommation des denrées,
gabelles - et du revenu domanial (cens, taxes, banalités, monnaie) soumis
aux aléas de la conjoncture. Nul ne peut être certain en début d'année de la
production d'un vignoble, de l'affluence à une foire ou d'un nombre de
délinquants. Le fermier prend le risque. Le troisième avantage est le zèle de
qui lève l'impôt ou perçoit la taxe, zèle qui tient à ce que son profit se situe
dans la perception marginale qui dépasse le montant de l'adjudication. Un
collecteur payé au temps passé serait moins acharné.

Pour le fermier, la ferme est un investissement à ce point risqué que le roi


doit accepter des compromis, faute desquels on ne trouverait plus de
fermiers. Chacun prend donc ses précautions, et d'abord le roi. Un milieu
étroit se partage les fermes, et une entente entre les candidats limite la
montée des enchères. D'où l'invention, au XVe siècle, du système du
tiercement et du doublement. S'il est évident que le fermier perçoit des
sommes nettement supérieures aux prévisions - c'est surtout le cas des
revenus liés à la conjoncture politique et climatique - et qu'un tel profit est
capable d'engendrer la convoitise des concurrents, l'officier royal, l'élu, peut
remettre en adjudication sous condition d'une augmentation d'un tiers au
bout de trois mois ou d'une moitié au terme de six mois, quand on y voit
plus clair.

On pourrait croire que, le fermier gagnant quand le revenu se révèle


avantageux, il accepte la perte quand il n'en est rien. C'est là, en effet, la
théorie. En fait, le fermier ne perd que dans le cas où une catastrophe
naturelle ou une guerre inattendue vient ruiner ses calculs et décevoir sa
prudence. Mais on voit souvent, en de tels cas, le roi consentir à un rabais
en cours de ferme : il n'a rien à gagner à une ruine de l'un des hommes
d'affaires dont le crédit lui est normalement nécessaire. Le système
s'accompagne donc d'une régulation.

Le plus souvent, le fermier est un investisseur étranger à l'activité en


cause. Le fermier de l'impôt n'est pas un officier royal, le fermier d'une taxe
sur les viandes n'est pas un boucher, le fermier de la gabelle n'est pas un
trafiquant de sel. Le fermier est un homme d'affaires, qui fait lever
effectivement le revenu par des hommes à lui, dont la compétence
technique est parfois nécessaire. Dès le milieu du XVe siècle, il est des
fermiers professionnels, qui n'ont aucune autre activité. Certains le sont
même de père en fils. Se forment alors des groupes plus ou moins fondés
juridiquement, dont l'objet est la prise à ferme de tel ou tel revenu, ou de
tout revenu qui pourrait être acquis aux enchères. Des sociétés se
constituent, parfois derrière le paravent qu'est le système de la garantie
donnée par les cautions ou pièges du fermier en titre, souvent par une
association ouvertement déclarée de plusieurs «compagnons» également
fermiers. On partage ainsi les risques : le spéculateur avisé préfère être dans
plusieurs sociétés que seul fermier d'un unique revenu. Directement
intéressés à la recette, ces fermiers se font connaître pour leur acharnement.
Ils pressurent le contribuable, persécutent le tavernier ou le boutiquier,
sondent les fûts et inspectent les magasins, tiennent des agents aux aguets
pour dénoncer les transactions. En cas de tumulte social, ils sont les
premiers à voir flamber leur hôtel.

Les offices, ce sont les fonctions publiques d'administration, de finance et


de justice. L'officier est un agent du roi, d'un prince ou d'un simple seigneur.
La fonction de capitale fixant à Paris la majorité des offices de haut niveau,
la place des officiers dans la société urbaine ne peut qu'y être très différente
de ce qu'elle est en province. Le phénomène s'accentue au XVe siècle,
quand apparaissent les prodromes de l'hérédité. Tel qui souhaite se retirer
pour raison d'âge ou de santé recommande au roi l'un des siens, et le roi a
tout intérêt à s'attacher durablement ses serviteurs. Dès le temps de Louis
XI, ils se savent irrévocables, et peuvent donc disposer de leur office
comme d'un bien propre dès lors qu'ils ne meurent pas avant d'avoir résigné
« en faveur de... » - résignation qui peut n'être pas désintéressée : elle ouvre
la voie, au XVIe siècle, à la vénalité. La résignation s'achète ouvertement,
d'abord pour les offices de finance, ensuite pour ceux de justice. Le roi en
vient à considérer qu'il peut lui-même vendre les offices. Louis XII fait
payer les offices qu'il crée. François Ier cède pour argent les offices qui lui
reviennent quand les titulaires meurent sans avoir résigné. Charles IX fait
payer les provisions d'office après résignation. On commence de créer des
offices à seule fin de les vendre. Tout un milieu est donc de connivence, car
la cession de l'office constitue une sorte de capital de retraite pour l'ancien
officier, et la transmission héréditaire une garantie de survie pour le lignage.
L'évolution s'achève sous Henri IV quand les officiers, moyennant paiement
d'une taxe annuelle, se voient reconnaître la patrimonialité de leur office.
Du nom du financier Paulet qui en a eu l'idée, la taxe a un surnom : la
Paulette.

À Paris plus qu'ailleurs, l'office devient l'un des placements favoris d'une
classe de robins et de financiers. On dote les filles, on achète des offices
pour les fils et les neveux. Et comme des études de droit ne sont pas inutiles
pour l'obtention des lettres patentes qui sanctionnent la transmission, les
études deviennent elles aussi un placement. C'est autant de capitaux qui
manquent à la vie économique de la capitale. La place d'affaires végétera
longtemps parce que l'argent va d'abord aux offices, et ensuite au train de
vie qu'impose la réussite sociale dans le milieu des offices. Les hôtels
particuliers, voire les collections d'oeuvres d'art, sont autant de causes de
stérilisation des capitaux concentrés à Paris. La Bruyère ironise sur ces
enfilades de salons où le maître n'ose même pas habiter lui-même et que
l'on fait visiter : « Tous demandent à voir la maison, et personne à voir
Monsieur. » Même chez les fermiers généraux du XVIIIe siècle, gens fort
occupés à faire valoir leur fortune, l'hôtel et les collections accaparent une
part notable du capital. Marin de La Haye, qui occupe sous Louis XV l'hôtel
Lambert, y accumule les meubles précieux, l'argenterie, les pendules et les
tapisseries. La galerie, dont le plafond est de Lebrun, ne comporte pas
moins de douze sculptures, dont une réplique du Louis XIV équestre de la
place Vendôme. La Pouplinière laisse à sa mort pour 80 000 livres
d'argenterie et de bijoux.

Argent immobilisé que tout cela? Que non. Si les capitaux sont
improductifs, le numéraire circule. Voltaire, dans la Défense du Mondain,
note que le riche, obligé de dépenser pour le luxe de son paraître, donne
ainsi à travailler aux pauvres. Soyons clair : rarement l'artisanat parisien
s'est aussi bien porté que dans les moments où il est une société opulente
pour commander meubles, vaisselle, vêtements brodés et bijoux.

Les hiérarchies sociales en sont, là encore à Paris plus qu'ailleurs,


bouleversées. Au tournant des XIIIe et XIVe siècles, les Parisiens les plus
imposés sont - hors d'une noblesse non imposée mais très présente en ville -
les hommes d'affaires italiens, les changeurs, les drapiers, les orfèvres, les
merciers. Dès le XVe siècle, alors que l'absence du roi ne retient plus dans
la capitale l'aristocratie d'épée, les gens de la Chambre des comptes, de la
Cour des aides, du Trésor, du Parlement, voire ceux de la Chancellerie et
ceux du Châtelet, sont de loin plus fortunés que les hommes d'affaires.
Merciers, changeurs, drapiers, épiciers passent après. Et nul ne s'étonne plus
que le prévôt des marchands soit pris dans les rangs de la haute robe ou de
la finance royale.
Ne sous-estimons pas une autre conséquence : parce que les officiers sont
propriétaires d'une part de la puissance publique, ils se posent très vite en
contre-pouvoir face au roi. Sauf à les embastiller, on ne pourra pas grand
chose contre eux. L'affrontement du roi et de ses cours souveraines, ainsi
que la relation toujours fragile du roi et d'une capitale que dominent les
hauts officiers, sont inscrits dans les principes mêmes du système des
offices.

Le pouvoir et la fortune étant associés, il est un signe de réussite sociale


qui, à Paris, passe au second rang des préoccupations : les seigneuries. Dès
le XIIIe siècle, la grande bourgeoisie de province joue au seigneur en
achetant des terres, puis des fiefs. Le chemin de la noblesse se prend en
commençant par vivre noblement. À Paris, le mouvement est plus tardif, et
bien différent. Les grands lignages du service royal n'ont pas besoin de
seigneuries rurales pour vivre noblement dans la capitale. Au XIVe siècle,
au XVe encore, on acquiert des offices et on assure son paraître en ville
avant d'acheter de la terre. On est noble, influent et considéré avant d'être
seigneur. On a un hôtel avant d'avoir un château. Pour les Braque, les Budé,
les Bureau, les Pizdoe, les Sanguin, les Jouvenel (Juvénal), les Lhuillier, le
temps des seigneuries à la campagne ne vient qu'après 1450, quand la
fortune est faite et la noblesse acquise, quand la résidence parisienne est
déjà somptueuse. La seigneurie n'est pas ici un moyen de promotion, c'est
une consécration. C'est une maison de campagne, et un placement à bas
rendement mais à haute sécurité. On achète de la terre parce que cela se fait.
Ce n'était pas indispensable.

Les acquisitions foncières se multiplient au XVIe siècle lorsque sont


sécularisées nombre de propriétés ecclésiastiques. Les nouveaux hommes
du pouvoir, les grands seigneurs de la robe ou des finances se taillent alors
des seigneuries cohérentes autour de la capitale. Les Villeroy, les de Thou,
les Lamoignon investissent en terre, tout comme de plus modestes qui se
contentent d'un lopin avec ou sans maison, d'une vigne, d'un pré à louer ou
à faire exploiter. Quoi qu'il en soit de la motivation économique, qui
confine souvent au placement de sécurité, l'attrait de la maison de
campagne se décèle maintenant dans une large couche de la population
aisée de la capitale.
Paris marche donc résolument vers la robe, la robe noble des cours
souveraines ou la robe bourgeoise des avocats, des procureurs, des greffiers
et des notaires. Offices et seigneuries additionnent leurs effets pour muer la
Marchandise parisienne en une nouvelle aristocratie dans laquelle
débouchent tôt ou tard tous les lignages marchands qui ne se sont pas
éteints trop vite. Marchand de vins et de drap, Jean Le Gendre finit ses jours
propriétaire de vignobles et de terres à blé, trésorier des guerres et conseiller
du roi; en 1494, il est noble. Fils d'un vendeur de poisson, Nicolas de
Neufville est trésorier de France, et il hérite de son oncle Le Gendre la terre
de Villeroy dont sa postérité portera le nom.

C'est alors que les notables sont prêts à n'importe quoi pour avoir leur
particule. «Et de Monsieur de L'Isle se fit un nom pompeux », ironise La
Fontaine à propos du bourgeois qui a entouré sa terre d'un fossé bourbeux.
On verra des dénominations aberrantes, touchant même les pseudonymes :
M. de Molière en un siècle, M. de Voltaire en un autre. Le snobisme
deviendra inconscient : une gravure de Nicolas Guérard montrera la «rüe
d'Auphine». Louis XIV en tirera parti en faisant payer fort cher au
bourgeois le droit d'enregistrer ses armes.

Taxation fiscale, dots des filles, inventaires après décès, tout s'accorde
pour dessiner les grandes lignes de la hiérarchie économique et sociale. Du
XVe au XVIIe siècle, celle-ci ne varie plus guère. Au sommet, nous
trouvons les présidents et conseillers des cours souveraines, Parlement,
Comptes et Aides, les trésoriers de France et les avocats au Parlement. Au
second rang, ce sont les procureurs au Parlement, les huissiers et les
greffiers du Parlement et de la Chambre des comptes. Quelques changeurs,
pelletiers et libraires se hissent à ce degré. À un moindre niveau sont les
avocats et les procureurs au Châtelet. Les grands marchands, les merciers,
les drapiers, les orfèvres et les épiciers ne viennent qu'ensuite. Le gros du
monde de la boutique et de l'atelier ne vient que loin derrière. Les médecins
ne sont encore qu'à un rang modeste.

Les choses se gâtent quand le bourgeois se veut gentilhomme. Molière


dans Le Bourgeois gentilhomme (1670) et Charles de Champmeslé dans Le
Parisien (1682) nous montrent la même furie de dépenses non pour le
paraître mais pour le faux-semblant. Que l'un veuille, contre sa famille,
apprendre à philosopher, à jouer de la trompette marine et à tirer l'épée pour
être finalement reçu mammamouchi et que l'autre veuille se faire offrir une
compagnie par sa famille ne change rien au fond : pour se donner des airs
de noblesse, on gaspille. Dès ce temps et surtout au siècle suivant, les
fermiers généraux tiennent salon comme les marquises et, si nul ne rit de
Lavoisier, on se gausse volontiers de quelques-uns dont le niveau culturel
n'est pas à l'unisson des prétentions sociales.

La folie s'empare du monde des offices. Une place de conseiller au


Parlement coûte cent livres au temps du jeune Louis XIV, cinquante mille
livres au milieu du XVIIIe siècle. À ces prix, on ne trouve plus d'acheteur.
Après 1750, les cours s'effondrent, et avec eux l'investissement consenti par
les familles. On a beau réduire les effectifs, le charme longtemps opéré par
les offices a cessé d'agir. La crise sociale qui en résulte sera pour beaucoup
dans l'agitation qui secouera la monarchie.

APPARITION DU RENTIER

Du XIIIe au XVIe siècle, le seul type de rente qu'ait connu le Parisien


était la rente constituée par un propriétaire de terre ou de maison en
hypothéquant son bien. Il n'est guère de maison, à la fin du Moyen Age, qui
ne soit peu ou prou grevée de rentes. La rente étant par définition
perpétuelle, faute de quoi elle serait tombée sous le coup des
condamnations canoniques du prêt à intérêt, la charge s'en transmettait de
propriétaire en propriétaire. Le seul moyen de dégager un bien était
d'échanger la rente contre une rente de valeur équivalente et grevant un
autre bien. Comme n'importe quel habitant du royaume disposant de
quelques liquidités, le Parisien achetait ainsi une rente sur la maison d'autrui
aussi bien pour faire un placement que pour réaliser un échange susceptible
à libérer sa propre maison. Bien des opérations immobilières - ventes,
remembrements - passaient par ce nettoyage préalable des hypothèques.

Le prix d'achat de la rente variait suivant la conjoncture. L'un dans


l'autre, ce prix allait du denier dix au denier douze : de dix à douze fois le
montant de la rente, lequel était ensuite invariable. Cela signifiait un
rendement de 10 à 8,33 %. Les meilleurs taux étaient pour le preneur - le
crédirentier - ceux des périodes de sécurité. Les pires caractérisaient les
temps d'incertitude : nul n'aurait payé douze fois une rente sur une maison
menacée de destruction ou simplement de désertion. Tout cela ne relevait
que du droit privé, et l'autorité royale n'avait pas à s'exercer dans des
transactions entre particuliers. Seule intervenait la justice, en cas de litige et
sur plainte d'une des parties.

C'est au sortir de la guerre de Cent Ans qu'il fallut pour la première fois
bousculer ce principe. La propriété parisienne était en piètre état, bien des
maisons avaient souffert d'un long défaut d'entretien. Faute de propriétaire
occupant ou connu, des rentes étaient impayées depuis des décennies.
Lorsqu'il fallut reconstituer la propriété bâtie pour accompagner la
renaissance démographique et économique de la capitale, bien des gens
hésitèrent devant l'opacité des situations financières : de quels arrérages
allait se trouver débiteur celui qui se hasarderait à reconstruire une maison?
De même qu'il s'autorise, au mépris de la séparation fondamentale des
domaines de l'intervention publique et du droit privé, à laisser conclure de
nouveaux baux ruraux après seulement quatre publications à la messe
dominicale pour connaître les droits antérieurs, prescrits par abandon,
Charles VII déclare nulles toutes les rentes qui, après quatre « cris », ne
seraient pas revendiquées. Il va sans dire qu'une telle clarification permet la
constitution de nouvelles rentes. La base demeure la même : une
hypothèque sur un bien foncier.

Une nouvelle étape est franchie vers une plus grande souplesse du
système quand, voyant que l'endettement paralyse le marché immobilier et
contraint certains propriétaires trop lourdement grevés à laisser se dégrader
puis s'écrouler leurs maisons à seule fin de ne plus payer les rentes,
François Ier autorise, en 1539, le rachat des rentes par le débiteur. En 1553,
Henri II va plus loin : pour assainir le marché, il rend obligatoire le rachat.
Ainsi les propriétaires incapables de lever les hypothèques pesant sur leurs
maisons n'auront-ils que la ressource de vendre celles-ci, laissant la place à
de moins impécunieux. Les vieilles rentes disparaissent alors, de même que
les cens, également rachetés. En revanche, il n'est pas interdit de constituer
de nouvelles rentes. Les bourgeois n'y manqueront pas.
Les villes ne se privent pas de constituer également des rentes. Depuis le
XIIIe siècle, tous les prétextes sont bons : charges de défense, construction
d'édifices publics, indemnités dues en application d'un traité ou d'une
condamnation, etc. Cet endettement est souvent à l'origine de mouvements
sociaux, les patriciens urbains s'entendant à emprunter au nom de la ville et
à acheter de la rente en leur nom propre : l'endettement profite aux
gouvernants de la ville et pèse sur le menu peuple. On a vu le roi intervenir
pour protéger le peuple en cassant un endettement délibérément excessif.

Dans les mêmes siècles, le roi a recouru d'abondance au crédit des villes.
Pour une somme en fait imposée, le roi emprunte d'une ville et donne en
gage le montant d'un impôt à lever. Il n'y avait pas d'intérêt : ce n'est pas
une rente. La ville prête. Elle s'arrange pour répartir la charge, comme elle
l'eût fait d'un impôt. Ce rôle, naturellement assumé en d'autres villes par la
commune ou le consulat, suffirait à justifier l'attitude de la royauté face à un
Hôtel de Ville parisien qui n'est rien en droit mais se révèle bien commode
en pratique. La Prévôté des marchands prête au roi, et en lève les deniers.
Depuis le temps de Louis XI, ces prêts des villes sont tenus pour signe de
fidélité, et ils sont en réalité la condition d'une faveur qui peut se traduire
par des privilèges économiques. Le bourgeois a vite compris que mieux
vaut prêter une somme, même à fonds perdus, que voir les autres profiter
seuls des exemptions de cette fiscalité sur les transactions qui suffirait à
ruiner une place commerciale. Les emprunts royaux ne seraient que des
anticipations de l'impôt, le roi percevant tout de suite le produit, quitte à ce
que la levée s'étale ensuite sur de longs mois au bénéfice de la ville, s'ils ne
se succédaient à un tel rythme que la position de la ville demeure en
permanence créditrice. Assignés sur un revenu escompté, ces emprunts ne
sont garantis sur rien. Si l'impôt ne rentre pas, la ville attendra longtemps
son remboursement.

L'innovation vient en 1522 de François Ier. Le roi emprunte, le plus


souvent sur les aides et sur les gabelles, et en premier lieu sur la taxe qui
frappe à l'entrée en ville le bétail à pied fourchu, mais l'Hôtel de Ville de
Paris garantit le paiement de l'intérêt. Il s'agit bien d'une rente, perpétuelle
comme il se doit. La garantie est faite du patrimoine de la Ville, mais elle
dépasse largement celui-ci. Implicitement, la rente est tout simplement
gagée sur la prospérité de Paris. Mais gager n'est pas payer, et c'est le roi
qui, ayant reçu le prix de la rente, en paie les arrérages. Paris y gagne donc
autant que le gouvernement royal, et les bourgeois parisiens, disposant de
liquidités plus que bien d'autres dans le royaume, s'inscrivent en premier
parmi les acquéreurs de la rente sur l'Hôtel de Ville. L'emprunt de 1522 est
rapidement couvert pour plus de 200 000 livres. Le succès justifie
l'entreprise : on émet pour un total de 750 000 livres sous François Ier. Les
émissions se suivront jusqu'au XVIIIe siècle, à raison d'une par an à partir
de 1544. Seul variera le taux, le rapport du gage à l'endettement ne faisant
qu'empirer à mesure que s'additionnent les titres. François Ier servait le
denier douze, taux qui se maintiendra longtemps, grâce notamment à
l'interdiction du denier dix, parfois pratiqué par des particuliers dans un
pressant besoin. Au siècle suivant, le taux s'effondre. Louis XIV ne peut
plus offrir que du denier vingt, soit du 5 %. Cet intérêt annuel est payé par «
quartiers » trimestriels.

Jusque dans les années 1560, la rente jouit de la confiance publique. Les
titres se placent sans difficulté, et ils sont négociables. Le doute s'installe
ensuite quant à la solvabilité d'un État qui paie de moins en moins
régulièrement et dont on pense qu'il finira pas consolider sa dette, c'est-à-
dire l'annuler en tout ou en partie. Le Parisien, dès lors, se méfie. Il ne reste
pour souscrire aux émissions qui se succèdent que les gros «partisans», ces
associés qui ont une « partie » du marché des fermes et que fustigera La
Bruyère. Ils sont alors, pour la plupart italiens. Les Français viendront. Ces
gens comptent sur leur poids, et donc leurs relations, pour éviter une
banqueroute royale. En fait, ils achètent ainsi, par un crédit à haut risque,
les privilèges commerciaux et bancaires qui leur assurent des profits bien
supérieurs à ce qu'ils jouent sur la rente.

La situation devient alarmante au XVIIe siècle. À la fin de 1649, l'Hôtel


de Ville ne peut payer le terme, et les rentiers se liguent. Le Parlement
interdit les assemblées de rentiers. Les anciens chefs de la Fronde les
soutiennent. Une émeute éclate, et Condé manque d'être assassiné. On finira
par payer. Mais plusieurs pratiques s'instaurent dès cette époque. L'une, qui
allège la charge de l'État, consiste à jouer systématiquement du retard : il
atteint quatre ans sous Louis XIV. L'autre confine à la banqueroute : c'est la
suppression de certains quartiers. Autant dire que l'on baisse le taux de
l'intérêt, pourtant intangible. Ces deux pratiques sont pour beaucoup dans
bien des émotions collectives : à la nouvelle, vraie ou fausse, d'un nouveau
retard ou d'une nouvelle cassation de quartier, le bourgeois manifeste devant
la porte du payeur ou devant l'Hôtel de Ville.

Les vieilles rentes étaient négociables, mais chaque rente mettait enjeu
des parties différentes, ce qui interdisait l'organisation d'un marché. Chaque
rente valait ce que valait son débiteur, et nul ne pouvait se targuer de
connaître la solidité de tous les débirentiers, sinon grâce à l'information du
voisinage et de la profession. Les nouvelles rentes ont l'avantage d'être
susceptibles d'un marché ouvert et bien informé. L'évolution des taux de
transaction est, pour chaque émission ancienne, connue au jour le jour.
Investir dans la rente devient donc une spéculation à court comme à long
terme : le capital est, malgré un risque sur le taux de vente, mobilisable à
tout moment. Sûre à l'échelle des générations, la rente devient un placement
de père de famille. Disponible de jour en jour, elle est aussi commode que
les sacs d'or ou d'argent, et elle rapporte de l'intérêt. Le bourgeois parisien
lui trouve donc tous les avantages, y compris celui de percevoir un intérêt
perpétuel payé, en définitive, par les contribuables des régions et des villes
moins favorisées quant à la ponction fiscale.

Déjà porté, depuis le XVe siècle, à préférer aux affaires les


investissements improductifs du service public et du paraître, le bourgeois
parisien s'établit donc au XVIe dans la position d'un rentier qui laisse
travailler son argent dans un système organisé pour financer le
fonctionnement de la machine monarchique plus que pour assurer la
prospérité du royaume ou de la place. Moindre activité et moindre risque
caractérisent ce monde de la rente qui laisse aux autres les profits hasardeux
de la spéculation et s'accommode d'un rendement faible mais assuré. La
banqueroute totale est exclue. En taux réel, le rentier vit sur du trois pour
cent. Heureux est-il si, d'autre part, un office de justice ou de finance lui
procure une réelle opulence. La rente est, ici, un placement de sécurité.

Dès le XVIIe siècle, tout Parisien un peu aisé possède de la rente. Dans
les années 1700, même les domestiques, les valets et les compagnons ont
quelques titres. Les actifs successoraux des salariés comportent, suivant le
niveau social, de 2 à 80 % de rente, celle-ci étant parfois le moyen qu'ont
trouvé les patrons pour rémunérer en fin d'activité un salaire irrégulièrement
versé pendant des années. C'est alors que la rente privée, la vieille rente
constituée sur des immeubles comme le simple billet à ordre, rejoint dans
les patrimoines les plus modestes la rente publique, celle des titres sur les
aides ou les gabelles, sur l'Hôtel de Ville, sur les églises même. Titre privé
par excellence, la rente viagère prend une place croissante au cours du
XVIIIe siècle.

La rente d'État continue de tenir le premier rang. Chaque fois qu'il est
question de réformer la fiscalité, on conclut au lancement d'un nouvel
emprunt. Le moindre n'est pas celui qu'en mai 1749 émet le contrôleur
général des Finances Machault d'Arnouville en titres au porteur. Cette
innovation, qui met le rentier à l'abri de l'inquisition fiscale, assure le succès
de l'emprunt. Sous Louis XVI, Necker et Calonne accroissent encore la
dette publique en favorisant l'émergence de nouveaux petits porteurs : on en
compte près de 600 000 en France à la veille de la Révolution, et les
Parisiens sont de loin les plus nombreux.

La mise en vente des propriétés des émigrés et des établissements


ecclésiastiques fait brusquement passer au premier plan dans les fortunes
bourgeoises cette pierre que convoitent depuis le XVe siècle les nantis en
mal de considération sociale. Le lotissement de nouveaux espaces, comme
le Roule, le quartier François Ier et la plaine Monceau, apporte sous la
Restauration de nouvelles occasions d'investissement immobilier. Le
bourgeois en tire surtout du prestige, parfois du revenu. En 1820, la
propriété bâtie dans Paris représente 31 % des fortunes dans les successions
des milieux aisés. Il faut y ajouter 13 % pour les héritages provinciaux et les
maisons de campagne, 16 % de rente sur l'État et 17 % de créances privées.
Les actions ne font que 0,5 % de ces fortunes. Dans les années 1850,
l'émission de plusieurs emprunts sur l'Hôtel de Ville pour financer les
grands travaux de Haussmann attire un public d'autant plus nombreux que
l'on baisse la valeur nominale des titres pour les rendre accessibles à la
petite bourgeoisie. Pour acheter de la rente, les contemporains de Napoléon
III, un peu étourdis par la prospérité, font la queue dans les mairies
d'arrondissement. On n'en est pas encore à surveiller le cours de la rente : la
conjoncture aidant, elle est solide. Autant dire que l'essentiel du patrimoine
bourgeois est improductif. Le bourgeois vit de ses loyers et de ses rentes.
LE TEMPS DES AGIOTEURS

Colbert tente bien, lorsqu'il crée ses grandes compagnies de commerce,


d'attirer vers cet investissement les intérêts parisiens et les capitaux
centralisés à Paris. Il y échoue. Le Parisien manifeste un scepticisme dont
La Fontaine se fait l'écho : «Travaillez, prenez de la peine, c'est le fonds qui
manque le moins » est une charge du bon bourgeois contre l'aventure
capitaliste. Les Parisiens ne se pressent pas dans les Compagnies des Indes.
Les Six Corps, qui sont l'aristocratie de la Marchandise parisienne, relèvent
même la tête après Colbert et protestent en 1695 contre la concurrence que
leur font les manufactures royales.

Rien d'étonnant, dans ces conditions, à ce que le rôle assez négatif d'un
Paris qui immobilise en vain un tiers des capitaux disponibles en France
porte les milieux d'affaires provinciaux à une hostilité envers la capitale qui
sera l'une des composantes de l'attitude politique des Girondins. Dès le
début du XVIIIe siècle, Descazaux des Hallays écrivait, se faisant l'écho des
sentiments des négociants nantais, que Paris pompait et stérilisait les forces
économiques de la France. Plus tard, Talleyrand qualifiera la capitale de
«ville d'appointements».

Quelques personnages dominent alors, comme Antoine Crozat ou Samuel


Bernard. Fils d'un miniaturiste parisien, Bernard est un opportuniste. À la
Révocation de 1685, il abjure le protestantisme. En quelques années,
spéculant à travers toute l'Europe sur les blés comme sur le crédit, il fait une
énorme fortune. Il devient l'homme de confiance du roi, son agent
diplomatique quand il s'agit de faire sonner les espèces, son créancier quand
croissent les dépenses de guerre. Son hôtel, quai Malaquais puis place des
Victoires, est fréquenté par toute la bonne société, cependant qu'il achète
pour sa maîtresse le château de Passy. Sa fille épouse un Lamoignon. Pour
la naissance du dauphin Louis, fils de Louis XV, Bernard offre à Paris un
grandiose feu d'artifice. À sa mort en 1739, il laisse un actif de trente
millions. D'autres font étalage de leur fortune dans la construction de
véritables palais, ou dans la collection des œuvres d'art.

La fortune des financiers éclabousse la petite noblesse et la bourgeoisie


parisiennes. Celles-ci daubent vers 1660 sur l'hôtel « Salé » qu'élève au
Marais le fermier général des gabelles Aubert de Fontenay. Le public fait en
1709 un succès au Turcaret de Lesage, qui est une satire de ces financiers
trop vite enrichis et prêts à se prendre pour des grands, même s'ils font
fructifier les capitaux de la haute noblesse en pratiquant une usure éhontée,
quitte à prêter aux uns l'argent des autres: Samuel Bernard ne prête-t-il pas
des millions au roi et près d'un demi-million à Saint-Simon?

La loterie fait alors fureur. C'est le vieux système du jeu à lots, ce mot
signifiant simplement tirage au sort. C'est aux lots que l'on attribuait les
places sur les foires et les marchés. Jusque-là, et depuis l'invention de
l'emprunt à lots sous François Ier, on en usait surtout pour des œuvres
charitables. Au XVIIe siècle, les loteries sont l'un des jeux favoris des petits
parieurs, et les moralistes les dénoncent comme l'une des causes de
paupérisation. L'objet caritatif fortement annoncé - les loteries alimentent le
financement des hôpitaux et autres bonnes œuvres - ne trompent personne :
elles déchargent d'autant le Trésor royal. Des hôpitaux sont réparés ou
entretenus par des loteries, mais on n'ose guère faire appel aux lots pour
grappiller l'épargne privée. Or voici que le contrôleur général Chamillart
organise en 1700 une loterie sans autre but que de proposer un gain
aléatoire au joueur et un profit assuré au Trésor. Et de recommencer en
1704. La Loterie fait vite figure d'institution. Sous Louis XVI, on compte à
Paris cent douze bureaux de la Loterie. À la même époque, on commence
de parier sur les courses de chevaux. Réorganisée par la loi du 9
vendémiaire VI, la Loterie approvisionne le Trésor et laisse le petit peuple
libre de jouer de petites sommes. Sous la Restauration, cent mille Parisiens
jouent autant que toute la province réunie, et le Trésor y gagne sept millions
par an.

L'agiotage envahit la bourgeoisie parisienne. On spécule sur tout ce qui


ressemble à du papier-monnaie, particulièrement sur les titres de la dette
publique. Le phénomène prend de l'ampleur dans les années 1710, alors
même que l'on joue une pièce de Dancourt, Les Agioteurs, L'année suivante,
un almanach représente La Déroute des agioteurs, le principal personnage
étant précisément Trapolin, l'un des fâcheux héros de la pièce de Dancourt.

Le malheur de John Law, c'est de manquer de mesure. En mai 1716, cet


homme d'affaires écossais fonde sa Banque générale. Un an plus tard, il
émet des billets sans se soucier de les asseoir sur une contrepartie, sinon sur
une ferme générale des impôts et des monopoles commerciaux qu'il
escompte hardiment. Puis il crée avec la connivence du Régent une
Compagnie d'Occident vite surnommée «le Mississippi» (août 1717), à
laquelle réplique la compagnie, dite l'Antisystème, des frères Paris. Law
développe ses ambitions : en mars 1719, c'est une Compagnie des Indes. En
août 1719, la Banque générale s'adjuge la ferme générale des impôts.
Encouragée par une propagande habile mais hasardeuse, la spéculation fait
monter abusivement les titres. Law, dès lors, est à la merci d'une crise de
confiance. Après une fusion qui vaut une banqueroute partielle, il s'établit
en 1719 rue Quincampoix. Celle-ci devient pour un an le lieu de toutes les
agitations financières. En janvier 1720, l'Écossais est contrôleur général. Il
est le lointain successeur de Colbert. Mais tout le monde a voulu du papier
de Law. Maintenant, les porteurs vendent. On citera toujours l'histoire du
bossu qui prêtait sa bosse aux agioteurs désireux de signer une transaction
en pleine rue. Le 24 mars, la Banque cesse ses paiements. L'affaire se
termine en juin par la bousculade et l'intervention de la troupe, le 3 juillet
par une insurrection rue Quincampoix, le 12 et 17 juillet par un assaut
populaire contre l'hôtel de Law rue Vivienne, et en décembre par la fuite du
financier, qui trouve refuge à Bruxelles. Il finira ses jours à Venise. Les
milieux d'af faires parisiens ne s'en remettront que lentement. Cependant
que la Compagnie des Indes s'installe rue des Petits-Champs à l'hôtel
Tubeuf, l'échec de Law fait la fortune de la rente sur l'Hôtel de Ville.

À la génération suivante, apparaissent les fermiers généraux. Les «


partisans tiennent déjà le haut du pavé sous Louis XIV. Dissoute dans la
débâcle de 1720, la ferme est reconstituée en 1726. Cette fois, il ne s'agit
plus d'adjuger chaque droit ou chaque groupe de droits - les « Cinq grosses
Fermes » - à un fermier ou à une société. Domaine, tailles, traites, douanes,
octrois, gabelles, droits de sceau et même à partir de 1730 monopole des
tabacs, c'est maintenant tout un. La Ferme est une institution permanente
qui, par un bail global, prend la responsabilité de la perception des droits les
plus divers. En théorie, elle a un titulaire. C'est un prête-nom rémunéré. Les
véritables financiers, que tout le monde appelle très vite les fermiers
généraux, sont ceux qui cautionnent le titulaire, moyennant leur part du
bénéfice. La Ferme a pignon sur rue : un vaste hôtel rue de Grenelle-Saint-
Honoré (Jean Jacques Rousseau), près de la place des Victoires. Le système
s'étend largement : le moindre des receveurs de la Ferme est lui-même un
fermier cautionné par des financiers. La Ferme devient une puissance
sociale. Les mariages tissent entre les familles des fermiers généraux des
liens solides. Des dynasties se forment. Certaines savent s'allier aux
familles aristocratiques, voire princières.

À peine roi, Louis XVI tente de dissoudre la Ferme générale. En 1774, il


met en régie la perception de certains impôts, avec des régisseurs nommés.
En 1780, Necker fait une semblable tentative. Poussé par les financiers,
Calonne s'empresse de rétablir la position des fermiers généraux. La
réforme des finances royales a avorté. Arrêtés en novembre 1793, les
fermiers généraux le paieront très cher en mai 1794 sur l'échafaud, et parmi
eux Lavoisier.

Les sociétés par actions, cotées en Bourse, poussent à une autre


spéculation, qui fleurit sous Louis XVI dans tous les milieux aisés, des
ministres et de la haute aristocratie à la masse des petits-bourgeois agioteurs
qui pensent faire ainsi fortune. On entend profiter de la reprise du
commerce maritime à la faveur de la paix qui suit la guerre de Sept Ans, de
la suppression, en 1768-1772, du monopole de la Compagnie des Indes, de
la progression du trafic avec l'Europe centrale que permet la réfection du
réseau routier, de l'apparition de nouvelles industries comme celle des
cotonnades. On spécule même sur l'indépendance américaine : Pierre Caron
de Beaumarchais est de ces hommes d'affaires qui investissent dans l'aide
aux Insurgents, tout comme il investit dans les affaires douteuses du
financier Pâris-Duverney, dans la spéculation sur la rente, dans les
fournitures d'armes, dans d'incertaines créances sur l'Espagne, dans la vente
d'esclaves noirs aux colons espagnols de la Louisiane, et cela sans se priver
de jouer les entremetteurs matrimoniaux. De spectaculaires banqueroutes,
comme celle déclenchée par l'abbé Terray, ruinent bien des créanciers
emportés par les illusions. Des patrimoines fonciers sont hypothéqués. Des
familles s'ef fondrent. On apprend des suicides. D'autres réalisent d'énormes
bénéfices, parmi lesquels il faut compter le banquier suisse Necker.

La place s'organise pour contrôler la spéculation. Une tentative pour


ériger Paris en place boursière à l'échelle de l'Europe est faite par Charles
IX, suivi en cela par Henri III, que poussent les financiers italiens revenus
grâce au soutien de Catherine de Médicis. Il s'agit d'organiser la
compensation des créances, donc la vitalité du marché des capitaux.
Initiative purement privée en 1579, la Bourse est une institution officielle en
1581. La bourgeoisie demeure réticente. En 1702, elle proteste encore
contre un projet de développement de la Bourse. Ce qui l'irrite, en
définitive, dans tous les cas, c'est la liberté des initiatives et des
transactions. Foires et manufactures hors la ville, compagnies de commerce
à long cours, bourse des changes, c'est tout un.

La Régence voit un nouveau développement de la Bourse,


développement qu'appelle la multiplication des compagnies par actions. La
fièvre spéculative qui s'empare de la société parisienne fait de la Bourse,
dans la seconde moitié du siècle, le haut lieu des activités financières et de
la rumeur économique. Cette fois, après quatre ans de fermeture
consécutive à la banqueroute de Law, on en fait une institution avec des
agents de change qui ont le monopole des transactions, et on lui affecte un
local propre : après qu'on a donné à la nouvelle Compagnie des Indes l'hôtel
Tubeuf, à l'angle de la rue Vivienne et de la rue des Petits-Champs, la
Bourse est établie en 1724 dans une partie du palais Mazarin, dont elle
occupe en particulier les deux galeries Mansart et Mazarin.

Le chômage, cependant, ne cesse de croître, et c'est à Paris qu'il touche à


son paroxysme, les demandeurs d'emploi de province ayant trop souvent
une vue illusoire du marché du travail dans la capitale. Le gouvernement va
tenter de pallier le fléau par une politique de travaux publics qui ne fera
qu'aggraver l'attraction vers Paris, et cela malgré le lieutenant de police qui
voit les risques sociaux liés à la concentration des chômeurs. La première
crise grave s'ouvre en 1709. Le 6 août, un programme de travaux publics est
publié. Il prétend répondre au besoin de travail né de l'hiver terrible qui a
massé à Paris nombre de paysans affamés, convaincus à tort que l'on
trouvait en ville quelque nourriture. Le 20, se présentent à l'embauche trois
fois plus de candidats que ce qu'on attendait. C'est l'émeute, que disperse la
troupe en faisant plusieurs dizaines de morts. Le lendemain, on arrête les
travaux.

La spéculation financière ayant été durement frappée par la déroute de


Law, la Bourse n'entre guère dans la vie quotidienne des affaires parisiennes
avant les années 1770. Elle se combine alors avec la nouvelle vogue des
jeux de hasard, des paris, de la Loterie, pour favoriser l'éclosion d'aigrefins
en tout genre. Cette spéculation porte d'abord sur quelques titres présumés
sûrs, comme ceux de la Dette publique, ceux de la nouvelle Caisse
d'escompte, ceux de la Compagnie des Indes. Les émissions gonflées ou
inconsidérées rendent cependant de tels titres anormalement variables, et en
font des valeurs à risque. Les titres ne sont plus couverts. Ils sont une
spéculation non sur le développement des affaires, mais sur les émissions à
venir. Dans un tel contexte, la rumeur est reine. Elle provoque des agiotages
déraisonnables, des ventes à perte, des déconfitures, des effondrements
familiaux. Paris vit au bruit des crises, et Mirabeau publie en 1787 une
Dénonciation de l'agiotage.

La Révolution ne met pas un terme à la folie de l'agiotage. En avril 1794,


l'un des principaux chefs d'accusation contre Danton et ses amis, et celui
qui, plus que tout autre, leur vaut la réprobation du public, c'est d'avoir
spéculé sur les actions de la Compagnie des Indes. Agiotage est un mot qui
conduit à l'échafaud.

La crise qui éclate en 1810 met brutalement fin aux rêves de grandeur
économique et financière, aussi bien qu'à ceux d'un urbanisme monumental
qui eût fait de Paris la nouvelle Rome. La guerre d'Espagne a profité à
l'Angleterre et coûté fort cher à la France. Le blocus continental est tenu en
échec par la contrebande. Comme on avait spéculé sur les titres de Law ou
sur les assignats, on spécule sur le coton, le café et le cacao. Ajoutons que,
comme jadis pour l'Empire carolingien, les annexions en Europe centrale
qui constituent le Grand Empire placent désormais Paris en position
excentrique. On le verra bien pendant la campagne de Russie, lorsque le
gouvernement délibérera à Paris sur des décrets que Napoléon signera après
plusieurs semaines sur le bord de la Moskowa. Les décrets qui, en juillet-
août et octobre 1810, durcissent le blocus achèvent de ruiner les milieux
d'affaires des grands ports, d'Amsterdam, de Lübeck et de Hambourg en
particulier. La banque suit. Cette fois, Paris est touché. Laffitte et Fould
s'effondrent. Les faillites s'enchaînent à l'ombre de la déroute bancaire. Une
récolte céréalière particulièrement mauvaise ne fait alors qu'ajouter le
spectre de la disette. On taxe les blés pour éviter la spéculation : le résultat
est qu'ils disparaissent du marché.
Napoléon raisonne alors en politique : il va ménager la capitale. Tant pis
si le pain est cher en province, il faut que le peuple parisien ne se retrouve
pas dans la rue. Le pain ne dépassera pas les vingt sous. Et on embauche
pour le terrassement de la colline de Chaillot. Paris ne bougera pas. L'ordre
public est sauf sous les fenêtres du gouvernement, mais les affaires sont
asphyxiées. Elles ne reprendront réellement qu'après 1815.

DE L'ARTISANAT À L'INDUSTRIE : LE TEXTILE

Le Paris du XIIIe siècle passe pour une ville drapante. On y trouve les
artisans de la trentaine d'opérations techniques qui, se succédant du triage
de la laine brute à la teinture, font de la draperie une véritable industrie avec
ses commanditaires et son prolétariat, avec ses infrastructures aussi, comme
les poulies qui sont des tendeurs pour le séchage des draps. La draperie
vivifie même l'économie des campagnes voisines : dans les villages de l'Île-
de-France, on cultive la guède et le genêt d'Espagne dont on tire les
colorants bleu et jaune. Et l'élevage ovin de la région procure la laine au
moins autant que la viande. Dans les années 1300 encore, la production
parisienne rivalise fort bien avec les importations, contribuant ainsi à mettre
à mal les foires de Champagne qui vivent de ces importations. Le déclin
s'amorce dans les années 1330. Au XVe siècle, c'est chose finie. L'industrie
n'a pas réussi à prendre place dans le développement et la diversification
des activités de la ville. À Paris même, le drap local vaut peu de chose. Un
drapier est un marchand de drap, un importateur. Ce n'est pas, comme dans
le Nord, un fabricant qui organise la production. Teinturerie mise à part, les
métiers du drap sont maintenant relégués à l'arrière-plan de l'activité
parisienne. Les teinturiers survivent grâce à la diversité des produits
tinctoriaux de haute qualité que fournit toujours le marché d'une ville en
relations suivies avec les places importatrices, Rouen, Anvers, Lyon,
Marseille et Montpellier, et abondamment pourvu de produits à bas prix par
l'agriculture des régions voisines (racine de noyer, guède).

S'introduit alors à Paris un nouveau type d'artisanat textile : la soierie. Le


départ des marchands italiens frappés par les vagues de xénophobie du
règne de Charles VI est ici déterminant. La capitale doit improviser, ou
renoncer à la soie. Dès 1404, on tisse à Paris des rubans de soie. Dans les
années 1420, les tisseurs de soie et les teinturiers de soie et toile
s'organisent en métiers. Au milieu du siècle, Paris exporte ses soieries
jusqu'en Allemagne. Là encore, les merciers trouvent à asseoir sur ce
nouveau trafic une prospérité déjà faite par la revente de produits comme
les toiles, les serges, les passementeries, les ceintures, les bourses et la
bonneterie, et de menus produits de quincaillerie et de petit outillage. Au
XVIe siècle, Paris compte un millier de merciers. Ils sont dans le voisinage
des Halles, mais surtout en la Cité, où une galerie du Palais leur est dévolue
et où ils s'étendent assez largement alentour. Jusqu'à la fin de l'Ancien
Régime, la Galerie mercière sera l'un des lieux les plus achalandés de Paris.

Un ultime effort en faveur de la soierie est accompli par Henri IV, qui
développe l'élevage du ver, fait venir des artisans lyonnais et milanais, et
soutient en 1603 les financiers qui établissent une manufacture de tissus de
soie, d'or et d'argent qu'il installe sur un vaste terrain, dans le parc des
Tournelles alors à l'abandon. La manufacture deviendra le côté nord de la
place Royale (des Vosges). La soierie du Marais ne survivra pas à la
promotion sociale du quartier : sous Louis XIII, on n'en parle plus. C'est la
soie de Lyon qui l'emporte.

Les productions drapières reparaissent au XVIIIe siècle. Sous l'Empire,


les filatures font de Paris le troisième centre français pour l'industrie
cotonnière. Le négoce suit la fabrication. Sous la Monarchie de Juillet
encore, Paris est l'un des principaux centres européens du commerce des
tissus de laine, de toile ou de soie. Entre la place des Victoires et la Seine
d'abord, dans le quartier de la rue Montmartre ensuite, on rencontre toutes
sortes de négoces en étoffes et en mercerie textile. Mais la crise de 1827-
1834 frappe durement Paris. Bien des filatures doivent fermer, cependant
que d'autres vont chercher en banlieue des espaces moins chers. C'est alors
que se développe une production différenciée, moins exigeante quant à
l'espace : la confection, qui devient vite l'une des principales activités de la
capitale. On en montre les produits à l'Exposition de 1839. La mercerie, la
passementerie, la chapellerie prennent la relève du tissu au mètre.
De même que dans quelques villes du Nord et notamment à Arras, le
déclin de l'industrie du drap de laine a provoqué à Paris cette reconversion
qu'est le développement de la tapisserie. Au XIVe siècle déjà, des
marchands parisiens en organisent la fabrique. Ils ont, comme fournisseurs
du luxe princier, accès à une clientèle capable de passer commande et,
comme financiers, les moyens de faire appel à des cartonniers choisis parmi
les peintres à la mode et à des tisseurs parisiens ou provinciaux capables de
réaliser les ensembles, les «chambres », grâce auxquelles l'aristocratie
réchauffe, personnalise et varie le décor de ses demeures. Souvent tenu pour
l'auteur des tentures de L'Apocalypse d'Angers, Nicolas Bataille n'est qu'un
de ces grands marchands parisiens de la seconde moitié du XIVe siècle qui
savent pourvoir aux désirs des princes.

Comme toutes les activités liées à la présence de la Cour, la tapisserie


parisienne s'étiole au XVe siècle. Elle renaît au XVIe siècle, à l'initiative du
roi. Époux de Marie Gobelin, Jean Canaye s'établit aussi sur la rive de la
Bièvre, poursuivant d'abord l'activité de teinturerie qui faisait naguère la
réputation des Gobelin, puis y ajoutant une production de tapisserie de
haute lisse qui va rapidement l'emporter. Amateur des ouvrages de
Bruxelles et d'Anvers, François Ier crée un atelier à Fontainebleau, mais en
1551 Henri II favorise la création d'un autre atelier en plein Paris, à la
Trinité, rue Saint-Denis. À cette époque, Paris est l'un des principaux
centres de teinturerie d'Europe : on teint quelque six cent mille pièces par
an. Mais le déclin est amorcé. Vers 1600, la production tombe à cent mille
pièces. L'atelier du Louvre prospère pour d'autres productions sous Louis
XIV, surtout après que le roi a renoncé à habiter le palais. André-Charles
Boulle y dirige à partir de 1672 son atelier d'ébénisterie de bois précieux,
d'écaille et de bronze. C'est alors que la tapisserie parisienne prend sa plus
grande envergure. Dans l'économie parisienne, elle assure le relais de la
teinturerie.

L'industrie de la toile peinte prend naturellement place, au XVIIIe siècle,


à côté de la tapisserie. En fait, dans la maison du Parisien, les toiles peintes
à Jouy-en-Josas dans la manufacture d'Oberkampf, puis les papiers peints
de la manufacture de Jean-Baptiste Réveillon rue de Montreuil, au faubourg
Saint-Antoine, prennent la place des indiennes que la guerre coloniale avec
l'Angleterre a raréfiées sur le marché français.
Si la confection répond avant tout aux besoins de la clientèle locale,
cependant que la haute couture vit avec de plus larges horizons, l'une et
l'autre sont des industries typiquement parisiennes. La main-d'œuvre liée à
ces productions tient une place parfois originale dans la vie parisienne.
Cette place est de temps à autre menacée, et l'apparition des premières
machines à coudre, à partir de 1830 et surtout de 1860, comme alors celle
des machines à découper, sera ressentie par le monde ouvrier comme une
agression contre la main-d'œuvre. Soutenues par des campagnes de presse,
les femmes protesteront. Des garçons tailleurs tenteront en 1831 de mettre à
sac l'atelier d'un confectionneur de la rue de Sèvres. En 1845, la publicité
d'une machine à broder précise que l'engin fait le travail de six brodeuses.
En 1867, une grève qui compromet un temps le succès de l'Exposition, a
pour cibles l'insalubrité des ateliers, la rigueur de la discipline imposée, le
traitement inégal réservé aux femmes. Les ouvriers en prendront finalement
leur parti, et un équilibre s'établira, favorisé par la prospérité qui touche
particulièrement, sous le Second Empire, les métiers de l'habillement.

À la fin du XIXe siècle, les employées des ateliers de confection sont


devenues des personnages caractéristiques de la société parisienne. Ces
«lorettes», qui passent pour faciles à conquérir, sont les héroïnes de bien des
mélodrames. C'est chez elles que naît l'usage d'une fête bien particulière, la
Sainte-Catherine. L'équilibre demeure entre industrie et artisanat. En 1994,
la haute couture et le prêt-à-porter emploient un demi-million de salariés, et
représentent 10 % du total des exportations non agricoles.

Si le luxe d'une capitale donne matière à des métiers comme celui des
brodeurs, la présence d'une importante population modeste ou pauvre, en
ville ou en banlieue, entretient celui des fripiers. Les boutiques de
vêtements «démarqués» en sont au XXe siècle les lointains successeurs. En
amont des commerces de la sorte sont les chiffonniers, dont l'industrie
s'alimente au contraire, depuis le Moyen Âge, des rebuts d'une société
prompte à jeter des vêtements ou des objets encore utilisables. L'usage des
sacs à ordure fermés mettra fin, dans les années 1980, à la fouille des
poubelles, l'activité des chiffonniers se concentrant alors sur le vidage des
caves et des logements abandonnés.
L'INDUSTRIE LOURDE

Napoléon ne tenait guère à un développement industriel de la capitale. La


Restauration, en revanche, le favorise, mais sans supprimer pour autant
l'octroi qui le contrarie, et malgré les réticences du préfet Chabrol qui craint
qu'une ceinture d'usines ne vienne «étrangler» la ville. Pendant que le Paris
de Louis-Philippe s'en tient pour l'essentiel à la petite entreprise, c'est donc
la proche banlieue qui accueille la jeune industrie, de la métallurgie à la
chimie. Les manufactures nées depuis le XVIIe siècle de la présence à Paris
d'une clientèle à haut pouvoir d'achat sont maintenant dominées - la
cotonnade s'effondre - par ces usines qui se multiplient aux Batignolles, à la
Chapelle, à Belleville, à Montrouge, à Grenelle. La croissance
démographique permet des implantations industrielles qu'aurait fait reculer
une main-d'œuvre à haut prix mais l'industrie parisienne, en attirant la main-
d'œuvre avec des salaires qui sont cependant plus élevés que ceux de la
province, concourt à cet afflux de provinciaux que connaît la capitale de
Louis-Philippe. Paris devient alors producteur de locomotives, de
machines-outils à vapeur, de métiers à tisser, mais aussi de tissus, de
mercerie, de pianos et de harpes. On compte en ville 350 000 ouvriers en
1848. Le vêtement (90 000 ouvriers), le textile (36 000 ouvriers), le meuble
(36 000 ouvriers), l'orfèvrerie (17 000 ouvriers) et l'imprimerie (17 000
ouvriers) demeurent prépondérants. Une industrie chimique - lessives,
cirages, parfums, médicaments, caoutchouc - se crée de toutes pièces.

Plus tard, l'incohérence des liaisons ferroviaires de la capitale ne peut


manquer de freiner son industrialisation, tout autant que la politique
délibérée de Haussmann qui ne construit pas une ville de luxe pour en faire
une cité manufacturière. L'enjeu politique ne lui échappe pas. C'est déjà la
banlieue, de surcroît franche d'octroi, qui triomphe dans la marche à
l'industrialisation. L'octroi ne touche que partiellement les matières
premières, mais il frappe durement le ravitaillement, les matériaux de
construction et les combustibles, et de ce fait les exigences ouvrières. On
produit à meilleur compte en banlieue. Mais c'est celle-ci qui reçoit les
fumées des jeunes industries chimiques aussi bien que celles des usines à
gaz et celles des machines à vapeur avec lesquelles se modernisent – dans
Paris et hors Paris - toutes sortes de productions industrielles, de la scierie à
la filature et de la fonderie à la porcelainerie.
Les usines sont alors, pour la plupart, des ateliers de grande dimension,
que l'on trouve surtout dans les quartiers du nord et du nord-est, sans
oublier le voisinage des gares qui, déjà, font concurrence aux ports. Mais la
diversité des productions et l'infrastructure artisanale font de Paris une ville
de sous-traitance, et cela se marque par le maintien d'entreprises de taille
modeste, réparties dans l'ensemble de l'espace parisien.

La naissance d'industries issues des artisanats du bâtiment, du vêtement


et de l'imprimerie fait apparaître au cours du XVIIIe siècle un véritable
prolétariat au sein duquel se distinguent trois clivages, l'un suivant les types
d'activité et les niveaux de compétence technique, l'autre tenant au caractère
saisonnier ou permanent de l'embauche, le troisième lié à la taille des
entreprises, de l'atelier ou du chantier à la manufacture. Dès le temps de la
Monarchie de Juillet, la notion de classes dangereuses émerge dans les
milieux du gouvernement et du patronat pour qualifier ce monde des
compagnons et des ouvriers que l'on a vu surgir dans la vie politique dès les
prodromes de la Révolution et qui y reprend sa place avec les mouvements
insurrectionnels du XIXe siècle. Les ouvriers représentent une force,
diversement composée et localisée, inorganisée mais capable de coalitions
spontanées.

Les métiers des travaux publics et du bâtiment y tiennent la première


place par les effectifs. L'urbanisation des quartiers nouveaux sous la
Restauration, puis les grands travaux de l'époque de Rambuteau et de
Haussmann ne font qu'accroître ce poids social des maçons, charpentiers et
couvreurs. C'est là que l'on rencontre le plus d'ouvriers à l'emploi
temporaire, logés en chambrée, avec de fortes concentrations dans les
logements misérables du centre non encore rénové (Cité, Hôtel de Ville) et
dans les quartiers de la périphérie. La prospérité pousse à la hausse des
loyers comme à celle des salaires, mais les crises cycliques de la
construction font chuter les salaires, non les loyers. Les compagnons des
métiers spécialisés y sont favorisés par rapport aux ouvriers à l'embauche
quotidienne des métiers lourds de la voirie et de la maçonnerie. C'est dans
ces derniers que l'on trouve les immigrés de récente date. Les immigrés
étrangers ne feront, au XXe siècle, que se substituer aux immigrés
provinciaux du XIXe.
Les ouvriers des manufactures sont de plus en plus nombreux à mesure
que se développent ces entreprises qui passent vite du format d'un grand
atelier à celui d'une usine. On les rencontre surtout dans les quartiers où le
coût de l'espace permet les nouvelles implantations, notamment à la
périphérie orientale de la ville, entre le faubourg Saint-Marcel et le quartier
Popincourt, au-delà du faubourg Saint-Antoine. De véritables quartiers
prolétariens se sont formés là au XVIIe siècle, qui se renforcent dès les
premières approches de la révolution industrielle au XIXe. C'est là, plus que
dans les ateliers artisanaux du centre, que sévit la plus noire misère. Encore
faut-il distinguer ici les industries pénibles comme celle des tanneries, des
fonderies ou des filatures, et celles qui font appel à une réelle compétence
personnelle comme l'ébénisterie ou la serrurerie.

Les métiers de la confection connaissent une différenciation


professionnelle plus grande. Du compagnon tailleur à l'ouvrière brodeuse,
du bottier à la découpeuse de fleurs artificielles, il y a cent métiers où la
spécialisation, si légère soit-elle, assure une certaine stabilité de l'emploi.
Mais les conditions de travail dans des ateliers surchargés n'ont rien
d'enviable, et l'ouvrier de la bimbeloterie ou l'ouvrière de la couture ne sont
pas moins dépendants de leur patron que le serrurier ou l'ébéniste des
faubourgs.

LES AFFAIRES

C'est au XIXe siècle que la grande bourgeoisie prend son importance,


complètement détachée du monde de la boutique, à l'écart de l'ancienne
aristocratie et souvent par-dessus celle-ci, pendant que se constitue une
classe moyenne confortée par Guizot, classe moyenne à laquelle s'adresse le
célèbre « Enrichissez-vous par le travail et par l'épargne». Forte de sa
puissance financière et du poids politique que confère celle-ci, appuyée sur
un système d'alliances matrimoniales qui rappelle celui de la robe d'Ancien
Régime et sur l'hérédité et le népotisme qui en résultent, cette haute
bourgeoisie parisienne domine, dès le temps de la Restauration, les affaires
de la France entière. Le temps de la prospérité est celui d'un creusement du
fossé qui sépare une haute bourgeoisie d'affaires de plus en plus riche et une
petite bourgeoisie qui suit mal. Sous le Second Empire, à l'apogée de la
prospérité, on trouve à Paris quelque deux mille personnes ayant un capital
égal ou supérieur à un million, ce qui assure un revenu de cinquante ou
soixante mille francs. Quelques financiers, quelques industriels disposent de
cinq millions et plus. Parmi les électeurs français inscrits pour un impôt de
plus de mille francs, un sur huit est parisien, alors que Paris ne compte
qu'un Français sur quarante. Autant dire que les notables de la bourgeoisie
parisienne tiennent une place aussi forte parmi les notables de la France
entière que parmi la population parisienne dans son ensemble. Au
gouvernement, à la Chambre, au Conseil municipal, les grands hommes
d'affaires, les grands banquiers tiennent les principales responsabilités. Ils y
côtoient les maîtres du barreau, de la magistrature et de la haute fonction
publique, de la presse aussi.

Le petit-bourgeois est marchand à boutique, artisan à compagnons, et


surtout rentier, ce qui n'en fait pas nécessairement un homme riche. Il est
des rentiers pauvres, mais qui ne peuvent concevoir un autre mode de vie.
On s'accommode de petites rentes. Le grand bourgeois est d'abord un
entrepreneur. Il est négociant, et trafique de tout, et à tous les horizons. A
un moindre niveau, il est fabricant, et se dit manufacturier.

L'industriel apparaît plus tard dans le cercle de la haute bourgeoisie. Il


n'est pas des profiteurs de la révolution confisquée de 1830. Mais c'est sous
la Monarchie de Juillet que fait son entrée dans la société parisienne un
personnage nouveau : l'ingénieur. Une génération après la création des
premières grandes écoles, il vient à point pour répondre au développement
de l'industrie et il occupe à Paris la place que lui vaut la concentration des
centres de décision. À côté de la haute bourgeoisie financière à laquelle il
n'accède que par exception, il sera pour beaucoup dans la constitution d'une
moyenne bourgeoisie de diplômés qui reléguera vite au rang inférieur la
petite bourgeoisie héritière des petits patrons de l'Ancien Régime,
boutiquiers ou artisans propriétaires de leur instrument de travail.

La grande banque demeure active dans sa définition traditionnelle, mais


intégrée dans une politique économique longtemps dominée par la pensée
libérale des physiocrates. Le dernier de ces financiers qui ont soutenu la
monarchie et fait fortune de leur position est sous Louis XVI le Genevois
Jacques Necker. En cette fin du XVIIIe siècle, la place, que domine la
banque Greffulhe, tire parti de sa position centrale pour entretenir des
relations constantes avec les grands centres d'affaires que sont en France
Bordeaux, Nantes et Lyon, à l'étranger Amsterdam, Londres et Genève.

La pratique de l'escompte des effets commerciaux est fille du vieux


change tiré du XVe siècle. Bien des négociants y trouvent le complément de
leur activité première. Surtout, en favorisant la mobilité des créances, donc
celle des capitaux, l'escompte peut pour un temps redonner vie à une
économie en difficulté. C'est à cette fin que le baron Louis crée en 1830 le
premier établissement public voué à cette circulation des effets, le Comptoir
d'escompte de Paris. D'autres inversent les facteurs, font de la banque leur
première fonction et ne touchent aux activités commerciales et industrielles
qu'en intervenant dans leur financement pour s'en assurer le contrôle.
Quelques-uns, à leurs débuts, associent les affaires et la banque, tels sous la
Restauration les Hottinguer avec le coton, Rothschild avec le thé et les
tissus, Worms avec le charbon, les Perier avec la métallurgie ou Lazard
avec le marché californien. Très vite, la banque s'individualise, sous la
houlette de la Banque de France. Les banquiers juifs s'établissent sur un
marché déjà fortement occupé par Rothschild. La haute banque protestante
naît, avec Mallet, Neuflize, Vernes et Hottinguer. Sous la Restauration déjà,
sous la Monarchie de Juillet surtout, la grande banque est le degré supérieur
des hautes affaires.

La banque des années 1790-1850 n'opère que dans un marché étroit. Elle
gère des placements, non des dépôts, organise ses investissements,
personnalise son service, spécialise ses interventions. Sous la Monarchie de
Juillet, la banque Seillière n'a guère qu'une trentaine de clients, parmi
lesquels les frères Schneider, qui construisent au Creusot des locomotives et
des bateaux à vapeur. James de Rothschild soutient les entreprises
ferroviaires. Pereire financera bientôt l'urbanisation de l'Ouest parisien.

La Bourse n'a plus à démontrer son utilité. En 1794, elle a gagné le


Louvre. Deux ans plus tard, après un bref passage au Palais-Royal, elle
occupe l'église Notre-Dame-des-Victoires. Celle-ci rendue au culte, la
Bourse réorganisée en 1801 retrouve en 1809 le Palais-Royal, libre depuis
la suppression du Tribunat. C'est Louis XVIII qui la transfère enfin dans
une dépendance de l'ancien couvent des Filles-Saint-Thomas, cependant
que l'on poursuit la construction d'un palais, amorcée dès 1808, sur le
terrain voisin. Élevée par les architectes Théodore Brongniart, puis Lebarre,
cette Bourse en façon de temple grec accueillera en 1827 le marché des
valeurs mobilières et, pour un temps, le Tribunal de commerce, transféré en
1865 dans l'île de la Cité. Dès 1823, on cote officiellement les valeurs
étrangères, parallèlement avec les emprunts d'État et les actions de quelques
sociétés.

La spéculation fait de nouveau rage dès le temps de la Restauration. Des


fortunes s'édifient, s'effondrent. Le financier ruiné du XVIIIe siècle prenait
la fuite, à la campagne ou à l'étranger. Celui du XIXe se suicide. La famille
ruinée et privée de père par les mauvais placements devient pour un siècle
un type littéraire. La panique en Bourse devient un ressort de roman.

Un tournant est pris après 1850, quand le besoin de capitaux,


particulièrement perceptible dans une capitale en plein remodèlement,
conduit à concevoir un autre type de système bancaire, fondé sur les dépôts
d'une épargne largement drainée dans la petite bourgeoisie et rémunérée par
des services gratuits. Les frères Pereire mobilisent ainsi dès 1852 les
capitaux vers leur Crédit mobilier, créé pour organiser un crédit à long
terme aux industriels. Le Crédit industriel et commercial ouvre en 1859. En
1864, la Société générale est une réplique à la tentative d'hégémonie des
Pereire. Fondé en 1863 à Lyon par Henri Germain, le Crédit lyonnais ouvre
une succursale à Paris dès 1865. Soucieux de concurrencer dans les milieux
catholiques un système bancaire fortement tenu par les juifs et les
protestants, Eugène Bontoux crée en 1878 sa Banque de l'Union générale.
Encore faut-il rapprocher la banque d'une clientèle qui n'a pas, comme la
haute bourgeoisie, l'habitude d'aller chez son banquier. Dès 1879, le Crédit
lyonnais ouvre vingt-trois bureaux de quartier.

La spéculation s'amplifie dans les années 1880. Le Crédit lyonnais


déplace son siège social de Lyon à Paris, où il s'établit boulevard des
Italiens. L'expansion purement artificielle, qui dépasse les capacités de
liquidation, conduit en 1882 au retentissant krach de la Banque de l'Union
générale. Il en résultera, après la dépression des années 1882-1886, une plus
grande prudence, qui fera la réputation des grands établissements bancaires
dont les agences constitueront jusqu'aux années 1960 le support normal de
l'épargne parisienne et qui se distinguent résolument – au contraire de ce
que l'on voit en Allemagne - de la banque d'affaires de type ancien comme
la Banque de Paris et des Pays-Bas, la banque Mallet, la banque Hervet, la
banque Worms ou la banque Stern. La différence se marque dans le paysage
parisien, où les banques d'affaires sans succursales gardent leur parti pris de
discrétion (hôtels sans façade de Suez rue d'Astorg ou de Paribas rue
d'Antin), cependant que les banques de dépôt imposent à leurs agences une
même ligne architecturale avec façade de magasin et décor permettant
l'identification à vue.

Le siècle de l'enrichissement s'achève sur une crise non moins grave que
celle qui a préparé la Révolution. Mais cette fois c'est une crise mondiale,
qui ne fait que se répercuter à Paris. Alors que la France prospère du
Second Empire a réussi à couvrir cinq fois l'emprunt lancé pour couvrir
l'indemnité exigée par l'Allemagne victorieuse, l'économie s'effondre
soudain en 1873. Une usine sur quatre ferme. Les industries qui ont fait la
fortune du Paris du XIXe siècle, le textile, l'ameublement, l'imprimerie, la
métallurgie différenciée, sont durement touchées. Plus que d'autres centres,
Paris souffre, car il paie brutalement son remodèlement social. Ce sont les
fruits amers de la politique menée par Haussmann. D'abord encombrée par
les grands travaux d'urbanisme, la capitale a vu s'élever la valeur des
terrains constructibles, donc le coût des implantations industrielles. C'en est
fini, dans un tissu urbain rénové, des ateliers et des entrepôts à bon marché.
Paris devient une ville de sièges sociaux, mais les usines sont ailleurs, en
banlieue ou en province.

La crise dure plus de vingt ans. C'est seulement dans les années 1895 que
l'industrie reprend ses droits. C'est alors le temps de la Villette, de Grenelle,
de Charonne, tous quartiers que favorise le transport des pondéreux par voie
d'eau. La banlieue, surtout, gagne tout à la sortie de la crise. La ville
conserve ses industries traditionnelles, celles du textile et du vêtement. Elle
y joint les industries à haut niveau de technologie. Mais, avec l'automobile
et même la toute jeune aéronautique, l'industrie lourde est en banlieue. Cette
fin du XIXe siècle voit une véritable industrialisation de l'Ouest parisien, où
n'existait pas d'autre tradition artisanale que villageoise, si l'on excepte l'eau
de Javel qui assura en 1777 la notoriété du lieu-dit Javel, sur la rive de
Grenelle : d'abord créée à Epinay-sur-Seine, la fabrique de Jean-Baptiste
Peeters et Léonard Alban - où le comte d'Artois a des intérêts - produit à la
veille de la Révolution de l'acide nitrique, de l'esprit de sel et de l'acide
sulfurique. Des fabriques de colle et de noir animal la rejoignent au XIXe
siècle quai de Javel. Gustave Eiffel établit à Auteuil en 1912 la soufflerie
électrique longue de vingt mètres grâce à laquelle il poursuit les expériences
d'aérodynamique commencées en haut de la tour Eiffel, expériences dont
profitera par la suite l'aéronautique. L'industrie automobile tire parti dès sa
naissance des espaces disponibles sur les rives jusque-là délaissées par la
résidence : Louis Renault développe son entreprise à partir de 1898 autour
de son atelier de Billancourt, André Citroën établit en 1919 ses usines dans
la ville même sur le quai de Javel, qui porte aujourd'hui son nom. Mais
Panhard et Levassor sont à l'est sur le quai de la Gare depuis 1889, où les
avaient précédé la sucrerie Say et les Grands Moulins de Paris. Delahaye les
rejoint en 1898. On y verra ensuite Gnome-et-Rhône. À la veille du XXe
siècle, la carte des activités parisiennes n'a plus grand-chose à voir avec ce
qu'elle était trente ans plus tôt. Mais, dès 1895, les indicateurs économiques
sont de nouveau à la hausse. Ce sera pour beaucoup dans le sentiment que
laissera la «Belle Époque ».

Jusqu'à la Grande Guerre, Paris demeure le premier marché financier du


monde. Qu'il s'agisse de l'équipement ferroviaire de la Russie, du
développement industriel des Etats-Unis ou de l'exploitation commerciale
des empires coloniaux, tous les emprunts de la terre trouvent à se placer à
Paris. Il n'en sera plus de même après 1918, dans une France aux
dynamismes cassés par l'hécatombe et les ruines. La place financière,
banques et Bourse réunies, passera en moins d'un siècle de la première à la
septième place mondiale.

Le premier bouleversement apporté par le XXe siècle, c'est l'automobile.


Dès les années 1900, Paris et son voisinage immédiat sont le principal
centre français de construction. Quelques notables exceptions, comme
Berliet à Lyon, Peugeot à Sochaux et Hispano-Suiza à Saintes, ne
contredisent pas la concentration sur la couronne de la capitale. Cette
concentration pèse lourdement sur le climat social parisien. La
décentralisation ne viendra que dans la seconde moitié du siècle.
Le monde de la banque n'est pas moins bouleversé par l'obligation faite,
dans les années 1966-1967 aux banques d'affaires de s'ouvrir à une épargne
plus modeste, plus sensible à la commodité des opérations qu'aux
possibilités de spéculation. Elles s'intéressent à des entreprises de taille
intermédiaire, qu'elles font parfois passer à une dimension supérieure. Dans
le même temps, l'État favorise les regroupements. On voit alors s'ouvrir à
tous les carrefours les agences bancaires les plus diverses. Beaucoup ont
placé «Paris» ou «parisienne» dans leur raison sociale. Cela ne doit pas
faire croire à une vocation régionale.

La banque parisienne de dépôt connaît au XXe siècle trois sérieuses


secousses. La première est l'apparition de banques ouvertement orientées
vers une clientèle non parisienne mais épargnante : ainsi, même si leur siège
social est à Paris, les Banques populaires (1917) et le Crédit agricole
(1920). La deuxième, plus grave, est la création par l'État d'un service des
Chèques postaux (1918), ainsi que la multiplication des émissions de bons
de la Défense nationale et de bons du Trésor. La diversification des
interventions de la Caisse des dépôts et consignations, dépositaire au nom
de l'État de fonds issus de la consignation, de l'épargne et de l'emprunt, crée
un véritable système d'investissement d'État dans le financement du
développement économique du pays. La troisième secousse est, dans la
seconde moitié du siècle, l'entrée en scène à Paris de banques étrangères,
notamment suisses, américaines et libanaises, pour lesquelles Paris n'est
qu'un siège d'agences. Quelques consortiums, comme l'Union des banques
arabes et françaises (1970) ou le Club des europartenaires (1973)
consolident cette présence à Paris de banques qui n'y avaient à l'origine
aucune raison d'être. Paris devient alors l'une des places d'un système
mondial de crédit et de financement, largement dominé par celles de New
York, de Tokyo, de Francfort et de Londres. Paradoxalement, les
nationalisations de 1937 (SNCF), de 1945-1946 (gaz, électricité,
assurances, houillères) et 1982 (banques, industrie), et les privatisations qui
suivent (banques, télévision) bouleversent la politique et perturbent la
Bourse, mais ne troublent ni le panorama parisien ni l'épargne parisienne.
Les Parisiens resteront insensibles au changement de statut d'une banque le
plus souvent choisie non pour la composition de son capital mais pour son
voisinage.
Ville de finance, ville d'intellectuels et ville d'art, Paris a de tout temps
connu d'importantes industries à caractère culturel. N'évoquons ici que pour
mémoire les métiers de la construction, qui impliquent bureaux d'architectes
et ateliers d'artistes. Et ne parlons pas du chiffre d'affaires représenté par le
spectacle. Mais des industries de production sont nées à la faveur de cette
double concentration de capitaux et de créateurs. On ne reviendra pas ici sur
l'imprimerie et sur l'édition qui en dérive. Mais les nouvelles technologies
de création et de diffusion trouvent à Paris, dès le tournant des XIXe et XXe
siècles, un terrain particulièrement favorable. Dans le cas de la radio, sur
lequel on reviendra, le rôle inévitablement tenu par les pouvoirs publics fait
de la centralisation à Paris un aspect non négligeable d'une politique
délibérée. Il n'en va pas de même des autres industries, qui naissent et se
développent suivant les dynamiques propres au capitalisme libéral.

Dès les origines, Paris est l'une des capitales de l'industrie radiophonique,
phonographique et cinématographique. C'est en 1894-1895, alors que les
frères Lumière font leur première projection publique, que Charles Pathé
s'intéresse au phonographe et au kinétoscope. D'abord importateur de
matériels anglais, il s'associe au mécanicien Henri Joly pour fabriquer son
propre matériel. En 1900, l'usine Pathé de Chatou emploie déjà huit cents
ouvriers. En 1905, Pathé est à Joinville. La société produit à la fois des
appareils et des films vierges, de même que des films mis en scène, qu'elle
vend, puis loue (1907). Elle introduit en France, en 1908, le cinéma
d'amateur, qui conduira au lancement, en 1922, du fameux Pathé-Baby.
Cette même année 1908, Paul Laffitte crée Le Film d'art, qui produit
L'Assassinat du duc de Guise. Les deux sociétés s'entendent pendant quatre
ans pour se partager l'activité. Elles commanditent Méliès et créent les
actualités cinématographiques, Pathé-Journal. D'autres sociétés de
production cinématographique sont nées avant 1914. Avec Éclair et Éclipse,
il faut surtout citer celle que fonde Léon Gaumont.

La Grande Guerre brise brusquement la dynamique de cette nouvelle


industrie. Les hommes sont mobilisés et les studios réquisitionnés. Faute de
nitrocellulose, réservée à l'armement, les producteurs manquent de film
vierge, et Eastman en profite pour refuser de les fournir. Quant au public, il
se lasse des films patriotiques. La censure, instaurée en 1916 pour protéger
le moral des Français, ne fait qu'aggraver la situation. C'est alors que le
cinéma américain se fait une place de choix dans les salles. On joue Les
Mystères de New York et les premiers Charlot. En 1918, le cinéma
américain alimente 45 % des représentations.

Après bien des péripéties juridiques et financières, Pathé est absorbé en


1927 par Kodak et devient Pathé-Kodak, ce qui met un terme à la
concurrence avec l'Américain Eastman-Kodak. Entre-temps, Pathé a ouvert
plusieurs studios de tournage à Paris (rue Francœur, Buttes-Chaumont) et
en banlieue (Vincennes, Joinville, Saint-Maurice). On y travaille aussi bien
pour le cinéma que pour la télévision. L'usine de Vincennes ne fermera ses
portes qu'en 1986. Pathé exploite aussi un circuit de salles de projection. La
production de disques n'a cependant jamais cessé à l'usine de Chatou.

MOUVEMENTS SOCIAUX

Tout tend à rendre Paris plus sensible que d'autres villes aux mouvements
sociaux : l'importance numérique du salariat, le niveau politique des enjeux,
la capacité de répercussions sur la province. On y reviendra en raison de
leurs répercussions politiques.

Le poids de l'argent se fait sentir dans la vie politique. A diverses


époques, les moralistes s'indignent de la mainmise des milieux d'affaires sur
le gouvernement du pays. Le propos s'entend déjà au XIVe siècle, quand les
États généraux dénoncent les spéculations en tout genre qui profitent d'une
relation privilégiée avec la cour, quand encore les spéculateurs ne sont pas
eux-mêmes au Conseil. Les purges du temps de Jean le Bon ne sont qu'une
réaction à cette excessive communication entre le pouvoir politique et les
intérêts privés. À partir de cette époque, la dénonciation des spéculateurs est
l'un des dénominateurs de toute crise, qu'elle soit frumentaire ou boursière.
Des sommets seront atteints sous la Troisième République avec l'affaire de
Panama et le scandale Stavisky. De moins célèbres affaires formeraient une
longue litanie.
À cette collusion, la société parisienne réagit de trois manières. Les uns,
que pousse la jalousie, dénoncent les profiteurs. C'est déjà le cas quand
l'aristocratie s'indigne au XIVe siècle de l'ascension des parvenus. Ce l'est
encore quand les laissés-pour-compte des illusions économiques s'écrient au
XVIIIe contre les agioteurs. Ce l'est aussi, pour une large part, quand, à
partir de l'affaire Dreyfus et jusque sous l'Occupation, l'antisémitisme
conservateur met en accusation la grande banque juive.

La deuxième réaction, ce sont les émeutes de la misère. La juxtaposition


dans les mêmes rues de fortunes voyantes et d'une misère non encore
reléguée donne leur couleur particulière aux émeutes médiévales contre les
hommes d'affaires parisiens ou «lombards». La disette et l'endettement chez
l'usurier seraient plus supportables si l'on ne voyait la fête dans la maison
voisine. Les milieux opulents attendront le XIXe siècle pour comprendre les
dangers de l'ostentation et l'intérêt, entrevu à Florence quatre siècles plus
tôt, de l'enfermement des salons dorés derrière une façade austère.

La troisième réaction est celle des intellectuels, des universitaires du


Moyen Age, des physiocrates de l'âge des Lumières, des idéologues sous
l'Empire. Elle mêle la réforme de la gestion financière, celle du système
économique, celle de la société, voire en son temps celle de l'Eglise. C'est
celle de la Sorbonne au temps de Gerson, des intendants libre-échangistes
au temps de Turgot, celle de tous les mouvements de l'intelligentsia
politique aux XIXe et XXe siècles.

Dès le Moyen Âge, les dimensions de la ville et la proximité du


gouvernement font de tout conflit social une affaire d'État. On le voit bien
en 1306 quand le roi doit se réfugier au Temple après l'annonce d'un
renforcement monétaire qui aggrave la condition des débiteurs et des
locataires. Les mouvements professionnels prennent rarement une grande
ampleur, le compartimentage des métiers spécialisés entravant les ententes.
Les grands conflits sont alors fiscaux et monétaires. Plus que sur le salaire,
difficilement négociable dès lors que le compagnon est locataire et débiteur
de son maître, c'est sur les conditions de travail que portent la plupart des
conflits. On se bat à propos des horaires, du temps des repas, du nombre
d'apprentis, de l'embauche des femmes À l'époque moderne, le
développement de véritables industries – le textile, l'imprimerie – fait de
tout conflit du travail un événement politique. De nouveaux objets
s'ajoutent aux anciens : les salariés récusent la qualité ou la variété de la
nourriture, s'opposent à l'embauche excessive d'apprentis, qui sont autant
d'ouvriers au rabais, non payés. Il faut plusieurs grèves, au XVIe siècle,
pour convaincre le gouvernement royal de mettre fin à l'obligation
alimentaire dans l'imprimerie, moyennant une compensation en numéraire
qui devient immédiatement objet de nouveaux conflits.

Le fort afflux d'ouvriers sans qualification qui caractérise la Monarchie


de Juillet et le Second Empire se traduit naturellement par des mouvements
de revendication liés au chômage autant qu'à la stagnation des salaires.
Grèves et manifestations sont alors limitées à un secteur, la «coalition»
générale étant pratiquement impossible, freinée qu'elle est par le
cloisonnement et les rivalités internes de l'organisation des
compagnonnages et par le risque, que les animateurs des mouvements ne
veulent pas prendre, d'une répression brutale aux durables conséquences
politiques. On compte nombre de ces coalitions limitées à un métier entre
1830 et 1846. Ce sera encore le cas en 1898 pour la grève des ouvriers du
bâtiment et des cheminots. La grève générale qui – partant à l'été des
tailleurs pour en arriver à l'automne aux ouvriers du bâtiment - marque la
crise économique de 1840 fait exception, et elle frappe à cet égard les
contemporains.

Au XXe siècle, les foyers de bouillonnement social sont définis par le


nombre d'ouvriers - l'automobile est ici en tête, et l'on connaît l'adage
«Quand Renault s'enrhume, la France éternue» - et par la capacité des
services publics - transports en commun, électricité - à paralyser la vie de
l'agglomération parisienne par ses arrêts de travail. Amorcée dès 1930 pour
l'aéronautique, accélérée après 1955 et favorisée par des mesures fiscales à
partir de 1960, la décentralisation de bien des activités industrielles fait
cependant passer au premier plan, à la fin du siècle, les mouvements qui
affectent les communications ferroviaires, routières et postales. La capitale
se trouve à plusieurs reprises paralysée par l'arrêt des transports de banlieue.
Dans tous ces cas, la solution du conflit échappe à l'échelon local ou
régional des responsabilités, et les négociations sont menées au niveau
gouvernemental. Seules les affaires portuaires échappent en grande partie à
la capitale.
CHAPITRE XVI

Rayonnement

MAÎTRES ET ÉTUDIANTS

Le premier rayonnement de Paris, c'est au XIIe siècle celui que la capitale


capétienne doit à ses écoles, puis à son université. Celle-ci procure dès le
XIIIe siècle un fort contingent d'étudiants étrangers au royaume. On entend
à Paris un Siger de Brabant, un Albert le Grand, un Thomas d'Aquin. Au
siècle suivant, on voit dans les auditoires des Italiens, des Allemands, des
Anglais, des Écossais, des Polonais, des Hongrois, sans oublier les plus
proches voisins que sont les Flamands et les Brabançons, les Lorrains et les
Comtois. C'est dans la «nation» anglo-allemande que se retrouvent ces
étudiants non régnicoles. Au milieu du XIVe siècle encore, on y compte 30
% d'étudiants originaires du Nord (Danois, Suédois, Prussiens) et 7 % de
l'Est, surtout des Tchèques, quelques Hongrois, Autrichiens et Polonais.

Ce recrutement tarit à partir des années 1380. Au début du XVe siècle,


malgré le Grand Schisme d'Occident qui écarte de Paris ceux qui n'adhèrent
pas à l'obédience du pape d'Avignon, ces étrangers forment encore 7 % des
effectifs globaux des facultés. Au milieu du siècle, ces effectifs se sont
effondrés. On verra six Anglais en cinquante ans, et c'est pour quelques
Rhénans que l'ancienne nation anglaise devient nation allemande. Après
1450, le Nord ne procure plus que 8 % des effectifs de la nation, et
l'ensemble de l'Europe de l'Est ne compte que pour 3 %. On voit quelques
Hollandais, quelques originaires des régions de Constance et de Cologne,
quelques Écossais. La cause de cette raréfaction est la multiplication des
universités : celle de Prague a été fondée en 1347, celle de Cracovie en
1364, celle de Vienne en 1365, celle d'Erfurt en 1379, celle de Heidelberg
en 1385. Il n'est plus besoin de venir à Paris.
En France même, l'attraction de Paris subit durement au XVe siècle les
coups portés par les créations à caractère politique : à Dole en 1423, à
Louvain en 1425, à Caen en 1432, à Nantes en 1461, il s'agit bien d'assurer
sans passer par Paris la formation des élites intellectuelles dans l'état
bourguignon et dans ce que tient encore au nord de la Loire le Lancastre.
Autant dire qu'on voit peu à Paris ces Normands, ces Bourguignons et ces
Flamands qui y étaient nombreux au XIIIe siècle. Quant aux Aquitains, qui
se faisaient rares avant la guerre, ils le sont encore plus depuis qu'en 1431
Charles VII a fait créer à Poitiers une université destinée à recevoir les
maîtres chassés de Paris par les Anglo-Bourguignons. Paris n'en continue
pas moins de bénéficier à la fois d'une réelle réputation intellectuelle et des
querelles locales des nouvelles villes universitaires. Bien des Normands
préféreront Paris à Caen : en 1475, ils sont encore 14 % des bacheliers en
théologie. Des études à Paris ne sont pas inutiles si l'on veut finir
archevêque.

Le rayonnement de Paris est encore perceptible au XVIe siècle. C'est sans


ironie qu'en 1532 Rabelais met sous la plume de Gargantua écrivant à
Pantagruel l'éloge de l'université de Paris. La nation anglo-allemande
compte encore une vingtaine de bacheliers par an, parmi lesquels des
Hongrois et des Croates. Mais l'époque moderne voit régresser le
rayonnement universitaire. On vient moins de province pour étudier : il y a
dans toutes les provinces d'excellents collèges. On ne vient plus guère de
l'étranger. Provinciaux et étrangers reparaissent après la Révolution. On
compte à Paris vers 1830 quelque cinquante étudiants en médecine venus
des États-Unis. Dans les grands collèges royaux et ecclésiastiques, 85 % des
élèves sont des internes d'origine provinciale.

La reprise est sensible après la Première Guerre mondiale. Les facteurs


en sont les facilités de communication, après 1930 les persécutions
politiques et raciales dans nombre de pays européens, après 1950 une
politique de bourses en faveur des pays en développement et toujours, bien
sûr, le prestige de la vie culturelle française. En 1989, il est dans les trois
académies de la région parisienne - et surtout à Paris même - cinquante
mille étudiants étrangers, en majorité africains. Parmi les autres, viennent
aux premiers rangs les Allemands, les Américains et les Canadiens. Les
circonstances politiques ont raréfié les étudiants originaires du Proche-
Orient.

Il ne faut pas sous-estimer le rayonnement propre des centres


intellectuels, universitaires ou non. La multiplication des colloques, la
présence d'enseignants étrangers au Collège de France, à l'Ecole pratique
des Hautes-Études, à l'École des Hautes-Études en sciences sociales et dans
les universités, la venue d'étudiants enfin, témoignent d'une efficace
politique de relations internationales. Les cours de civilisation française
pour étudiants étrangers attirent à la Sorbonne, en 1990, quelque 10 000
étudiants de cinquante nationalités.

De grands centres se sont constitués dans la région, qui participent du


rayonnement intellectuel de la capitale. C'est en particulier le cas du pôle
scientifique du plateau de Saclay où s'établissent à partir de 1946 et surtout
1957 à Saclay, à Orsay, à Palaiseau, à Massy, à Gif-sur-Yvette, outre une
faculté des sciences, l'École polytechnique (Palaiseau), l'École des Hautes-
Études commerciales (Jouy-enjosas), l'École centrale (Châtenay-Malabry)
et l'École supérieure d'électricité (Gif), plusieurs laboratoires du CNRS,
l'Institut d'optométrie, le Centre d'études nucléaires (Saclay), le Centre
technique des industries aéronautiques et thermiques, l'Institut de
recherches chimiques appliquées, l'Institut des sciences végétales (Gif),
l'Institut de biotechnologie des plantes (Gif), le Laboratoire pour l'étude du
rayonnement électromagnétique, etc. Le schéma directeur de la région,
révisé entre 1989 et 1994, coordonne ces implantations ainsi que leurs
liaisons avec les autres centres de la grande couronne parisienne.

RELATIONS AVEC LE MONDE

La mise en service des lignes régulières de diligences, puis de chemin de


fer, accroît le flux de passage par Paris. Les provinciaux sont de loin les
plus nombreux, venant surtout des régions situées au nord de la Loire,
Suivent les Anglais, les Américains et les Russes. À la fin du XXe siècle, le
chemin de fer à grande vitesse modifie les données. Il met Bruxelles, Metz,
Le Creusot et Angers à une heure et demie de Paris. Lille et Tours sont à
une heure, Lyon à deux heures. En un sens comme en l'autre, l'aller et retour
dans la journée devient d'usage courant.

Paris tient depuis les origines une place de choix parmi les grandes places
de la locomotion aérienne. C'est de Meudon que s'envole sans tapage le
premier ballon des frères Montgolfier. Mais c'est au Champ-de-Mars que
six mille badauds voient, le 27 août 1783, la première ascension publique
d'un ballon chauffé, à la Muette que s'envole le 21 novembre la première
montgolfière portant des aéronautes, en l'occurrence Pilâtre de Rozier et le
marquis d'Arlandes, et deux cent mille Parisiens se pressent aux Tuileries le
1er décembre pour l'envol de Robert Cadet et du physicien Jacques Charles,
plus tard connu comme le mari d'Elvire. Pilâtre de Rozier n'a atteint que la
Butte aux Cailles, et Charles Nesles-la-Vallée. Mais le ballon lancé le 19
septembre 1784 dans le même jardin des Tuileries parcourt deux cents
kilomètres. Il n'y a pas moins foule dans le jardin du Palais-Royal quand
Launoy et Bienvenu font voler en 1784 un hélicoptère miniature. Le ballon
sphérique devient après 1815 une attraction courante dans les parcs de jeu,
et l'on voit en 1823 une demoiselle Garnerin se rendre un temps célèbre en
quittant son ballon en parachute.

Le Second Empire voit se multiplier les inventions et les tentatives. En


1863, Ponton d'Amécourt tente de réaliser un hélicoptère à vapeur. De 1863
à 1867 on ne compte pas moins de cinq ascensions du grand ballon Le
Géant - 45 mètres de circonférence - qui s'élève au dessus du Champ-de-
Mars et dont on parlera jusqu'en Amérique mais qui ruine ses
commanditaires, à commencer par le photographe Nadar.

L'Eole d'Ader vole pour la première fois en 1890 à Armainvilliers.


L'Oiseau de Proie de Santos-Dumont vole cinquante mètres à Bagatelle en
1906. Les vols se succèdent à partir de 1905 à Issy-les-Moulineaux. Henry
Farman y réalise en 1908 sur un appareil Voisin le premier vol d'un
kilomètre en circuit fermé. Léon Delagrange y atteint en 1908 la distance de
3,925 km. C'est au Bourget que touche terre en 1927 Charles Lindbergh
après avoir traversé l'Atlantique avec le Spirit of St. Louis, que s'envolent
en 1930 Jean Costes et Maurice Bellonte pour franchir l'Atlantique avec
leur Point-d'Interrogation, qu'atterrit en 1933 Jean Mermoz revenant
d'Amérique du Sud avec son Arc-en-Ciel. Créé en 1914 comme terrain
militaire et ouvert aux vols civils en 1919, le Bourget est en 1924 la tête de
ligne de 30 000 kilomètres de routes aériennes. En 1932, 32 000 voyageurs
passent par le Bourget. Ils sont 100 000 en 1938. Inauguré en octobre 1936,
le nouvel aéroport du Bourget est vite saturé. L'aéroport d'Orly est créé en
1948 avec une véritable aérogare en 1961. Dès 1948, le Bourget et Orly
voient passer 575 000 voyageurs. On en compte 9 millions en 1969. Orly
est dédoublé en 1971. L'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle est ouvert à
partir de 1974 avec en fin de compte deux aérogares et six terminaux. On
voit, sur l'ensemble des aéroports parisiens, 6 millions de passagers en
1975. Les aéroports de Paris s'inscrivent ainsi au huitième rang mondial
pour la fréquentation globale : on y trouve dès 1989 les escales de 103
compagnies, desservant 232 villes. En 1995, on compte 558 000
mouvements d'avions et 55 millions de passagers, dont 29 à Charles-de-
Gaulle et 26 à Orly, ce qui place le complexe parisien au deuxième rang
européen, après Londres mais avant Francfort. Le fret aérien au départ
dépasse aujourd'hui 1 200 tonnes par an, dont 932 000 tonnes pour Charles-
de-Gaulle. La croissance est rapide : on attend 64 millions de passagers en
1997.

Outre la difficulté des extensions qui conduit à multiplier les sites,


l'acheminement des voyageurs au sol n'a jamais été convenablement résolu.
Toutes les solutions ont été imaginées, et parfois réalisées. Dès 1958, on
songe à une aérogare au cœur de Paris, qui pourrait être la gare d'Orsay
avec liaison ferroviaire et sera finalement celle des Invalides avec une
liaison routière vite insuffisante. Une ligne ouverte en 1991 est utile aux
voyageurs peu encombrés des lignes intérieures aboutissant à Orly-Ouest,
mais inadaptée aux voyageurs au long cours d'Orly-Sud. Une relation avec
Roissy ouverte en 1976 combine maladroitement le service des voyageurs
et celui du personnel domicilié en banlieue. Une meilleure solution au
problème de la relation entre Charles-de-Gaulle et la province est apportée
en 1994 par une liaison ferroviaire TGV à destination de Lille, Bruxelles,
Londres, Lyon, Marseille et Montpellier, et même, en contournant Paris par
l'est, de Bordeaux, Nantes et Rennes.

Les nouvelles technologies de télécommunication nuisent en revanche au


rayonnement de la capitale. Avec un fax, on traite de n'importe où des
affaires internationales, dès lors qu'il n'y a pas de clientèle à recevoir. Le
phénomène se conjugue avec le coût des espaces bâtis à Paris et avec la
volonté de décentralisation.

TOURISME

Le tourisme naît au XVIIIe siècle avec la multiplication des voyages


d'agrément et de découverte qu'annonçaient bien peu l'itinérance des
universitaires médiévaux et celle des pèlerins, puis les pérégrinations des
curieux du XVIe siècle. Au XVIIIe siècle, on parcourt les pays, on visite les
villes, on publie des récits et des descriptions. Le libraire Pierre Ribon
publie en 1714 le Voyageur fidèle, ou le Guide des étrangers dans la ville
de Paris que vient d'écrire l'Allemand Ligier. Le Tableau de Paris du
Parisien Louis-Sébastien Mercier veut à son tour, à partir de 1781, être une
initiation à Paris et aux Parisiens. Leopold Mozart juge que nulle ville ne
peut, mieux que Paris asseoir la réputation d'un musicien. Wolfgang-
Amadeus y viendra trois fois, en 1763, en 1766, en 1778. Il y composera
deux symphonies, plusieurs sonates et Les Petits Riens. L'Allemand
Christoph Willibald von Gluck fait à Paris cinq séjours entre 1773 et 1779.
Protégé de Rameau, le Belge François Gossec y passe, de 1751 à sa mort en
1829, le plus clair de sa vie.

Au siècle suivant, Paris est plus souvent encore l'objet même du voyage.
Dès la fin de l'Empire, on voit à Paris des Hollandais, des Belges, des
Anglais et même des Américains. Sous la Restauration, on compte chaque
nuit quelque quarante mille voyageurs en ville et par an de trois à quatre
cent mille nuitées de voyageurs dans les hôtels. Entre 1831 et 1846, le flux
des étrangers est multiplié par quatre. Quelques-uns se fixent, la plupart s'en
vont après quelques semaines. À partir du Second Empire, les grandes
expositions internationales provoquent de surcroît des flux périodiques qui
grossissent dans l'immédiat le mouvement migratoire et sont à long terme,
par les récits qu'ils inspirent, générateurs de nouvelles aspirations au
tourisme. Les artistes et les intellectuels se reprennent à chercher à Paris
une inspiration, des commandes, des conditions de travail et un public. On
voit s'établir pour un temps en 1824 et définitivement en 1853 Rossini, en
1830 Meyerbeer qui sera l'un des compositeurs préférés du public parisien,
en 1831 Frédéric Chopin qui mourra en 1849 place Vendôme, en 1831
encore Henri Heine qui devient vite l'un des héros de la société libérale et
romantique, et qui mourra à Paris en 1856, en 1832 Adam Mickiewicz que
l'on verra souvent par la suite à Paris où il enseignera même au Collège de
France, en 1839-1841 - en 1861, ce sera pour se faire jouer –, Richard
Wagner qui propose en vain en 1840 au théâtre de la Renaissance sa
Défense d'aimer, en 1843 Karl Marx, en 1847, en 1855-1857 et en 1862-
1867 Giuseppe Verdi qui compose sur des textes en français et fait
représenter à l'Opéra quelques-uns de ses principaux opéras. Faut-il
rappeler que la version italienne de Don Carlo n'est qu'un remaniement du
Don Carlos en français? Nombreux sont ceux qui, comme Paganini ou
Liszt, séjournent à plusieurs reprises à Paris. Certes, on ne peut encore
parler d'écoles de Paris. Mais le ciel de Paris, et le public parisien, attirent.
Lorsque Jacques Offenbach se fixe à Paris, il ne s'agit plus de tourisme,
mais son public est largement composé de Parisiens d'occasion.

À la même époque, d'ailleurs, les Parisiens commencent de découvrir le


monde; Après le temps de l'élite itinérante, puis celui des émigrations, vient
celui du tourisme bourgeois, et les Parisiens sont en tête du mouvement : un
Français sur trois qui partent pour l'étranger est domicilié dans la capitale.
Ce goût du voyage d'agrément croît rapidement autour de 1850. Un
voyageur parisien sur deux prend la route pour des raisons que nous dirions
culturelles. Les autres voyagent pour affaires, ou pour s'établir
définitivement à l'étranger, ou en Algérie. Le tourisme de ce temps ne
conduit pas bien loin : on visite surtout les pays voisins. Mais l'intérêt
commence de se porter sur les Amériques et sur la Russie.

La fin du XIXe siècle voit confluer à Paris de nouvelles vagues d'artistes


et d'écrivains de toutes origines, souvent naturalisés français par la suite. Il
en est déjà au temps de l'impressionnisme (Sisley). Le mouvement
s'accentue au XXe siècle, pour quelques écrivains (les Roumains Tristan
Tzara, Eugène Ionesco et Emil Cioran, le Caucasien Arthur Adamov, les
Russes Joseph Kessel et Henri Troyat, l'Américain Julien Green, l'Argentin
Hector Bianciotti) mais surtout pour des artistes, au point qu'on a pu parler,
d'abord à Montmartre, ensuite à Montparnasse, d'une véritable École de
Paris où se retrouvent, à côté des Français (Pierre Bonnard, Georges
Braque, Marcel Gromaire, Fernand Léger, André Masson, Henri Matisse,
Maurice Utrillo, Suzanne Valadon), des Italiens (Amedeo Modigliani, Gino
Severini, Giorgio De Chirico), des Espagnols (Pablo Picasso, Salvador Dali,
Juan Gris, Joan Miró), des Russes et des Baltes (Marc Chagall, Chaïm
Soutine, Ossip Zadkine, Nicolas de Staël), des Polonais (Moïse Kisling) et
des Néerlandais (Piet Mondrian, Kees Van Dongen), mais aussi le Suisse
Alberto Giacometti, le Japonais Foujita ou le Roumain Constantin Brancusi,
puis l'Américain Alexander Calder. Quant aux musiciens, nombre d'entre
eux ont passé une partie de leur vie à Paris et fortement contribué à la
réputation de la ville comme place musicale, tels le Belge César Franck, la
Polonaise Wanda Landowska ou le Suisse Arthur Honegger. Après la
Seconde Guerre mondiale, bien des musiciens étrangers sont retenus à Paris
comme chefs permanents de grands orchestres. La notion de résidence n'a
en revanche guère de sens pour les interprètes contemporains, appelés à
d'incessants déplacements. N'oublions pas les chorégraphes et les danseurs,
les Russes en particulier, comme Diaghilev, Serge Lifar et Noureïev.

Les entrepreneurs audacieux misent dès le XIXe siècle sur la venue à


Paris d'une clientèle à haut pouvoir d'achat, peu désireuse de louer des
hôtels particuliers comme le faisaient leurs prédécesseurs du XVIIIe siècle.
Il est significatif qu'en ce premier temps d'anglomanie, le nom anglais de
«palace» » s'impose au XIXe siècle pour qualifier la location de luxe à la
journée. Émile Pereire crée en 1854 rue de Rivoli un hôtel du Louvre
destiné à faire face à l'afflux de visiteurs prévu pour l'Exposition. Il réitère,
en 1860, avec le Grand Hôtel, devant l'Opéra. Aux approches de
l'Exposition de 1900, César Ritz ouvre en 1898 son hôtel place Vendôme
dans l'ancien hôtel de Gramont. En 1909, c'est la Société des grands
magasins du Louvre qui ouvre place de la Concorde l'hôtel de Crillon.

Le tourisme de masse apparaît après la Seconde Guerre mondiale,


favorisé par la multiplication des voyages aériens, par le réseau d'autoroutes
et par l'apparition d'un tourisme de groupes qui encourage les voyageurs
isolés que rebuterait l'idée de devoir organiser voyage et hébergement, voire
de franchir un obstacle linguistique. Paris devient dans les années 1960 la
plaque tournante pour la France de ce tourisme qui fait confluer les devises
mais pose également des problèmes nouveaux. La capitale doit alors se
doter d'une infrastructure hôtelière de niveau moyen qui lui manquait, et
remédier aux difficultés de stationnement aux abords des principaux
monuments.

En 1994, on compte vingt millions de visiteurs à Paris. Touristes et


Parisiens confondus, ils sont dix millions à Notre-Dame, six millions au
Sacré-Cœur et plus généralement sur le site de Montmartre, cinq millions et
demi à la tour Eiffel, cinq millions au Louvre, deux millions aux grandes
expositions du Grand-Palais, un million et demi au Musée d'Orsay pour la
collection Barnes, un million au Centre Georges-Pompidou. Le tombeau de
Napoléon aux Invalides attire 1,2 million de visiteurs. Il convient de ne pas
oublier les trois millions de visiteurs de Versailles. Encore ces chiffres ne
tiennent-ils pas compte des regards gratuits à l'extérieur et des entrées
libres. On peut voir la tour Eiffel ou l'Arc de Triomphe sans y monter, et
parcourir Notre-Dame ou Montmartre sans en faire l'ascension payante.

DES FOIRES, DES EXPOSITIONS, DES CONFÉRENCES

Les grandes foires, et celle du Lendit à Saint-Denis au premier plan, ont


une première fonction de présentation des produits offerts ensuite à la vente.
Les premiers jours ne sont qu'une exposition. On en vient, au XVIIe siècle,
à concevoir une manifestation de simple prestige économique, où la
transaction n'est qu'un objet indirect et différé. On montre dès 1719 dans
une grande salle du Louvre accessible de la rue, les produits de l'artisanat
français. Devant le succès, on renouvellera l'opération chaque année. Le
Directoire puis Bonaparte reprennent l'idée, et l'exposition des produits de
l'industrie qui, coordonnée avec un salon de peinture et de sculpture, se tient
dans la cour du Louvre et au Champ-de-Mars donne lieu à de superbes fêtes
nocturnes. Par la suite, les expositions vont s'espaçant, et connaissent une
crise. Après celle de 1819 qui a connu un réel succès, les industriels
libéraux boudent le gouvernement. C'est l'artisanat parisien que l'on expose
surtout en 1823 et 1827. Les choses changent avec la monarchie bourgeoise
de Louis-Philippe. En 1834, puis en 1839, les exposants reviennent. La
nouveauté y est la présence très forte des industries du vêtement. On expose
des corsets, des chapeaux, des chaussures. La dixième Exposition de
l'industrie, tenue dans le bâtiment élevé pour la circonstance au carré
Marigny, compte en 1844 près de quatre mille exposants. Les visiteurs
étrangers se pressent et admirent la vaste salle des Machines où s'annonce
l'industrie de demain. La mode se fait une place accrue : la province et
l'étranger admirent les créations parisiennes. En 1849, l'Exposition des
produits de l'industrie nationale connaît un succès qui marque la reprise de
la confiance des milieux d'affaires après la crise de 1848. Michel Chevalier,
le théoricien du libéralisme, en est le commissaire. Là encore, les machines
attirent la curiosité.

L'esprit parisien n'est guère complaisant pour ces visiteurs qu'attirent à


Paris les manifestations de prestige. On se gausse de leurs manières, de
leurs illusions, de leurs mésaventures. La dernière Exposition des produits
de l'industrie nationale donne en 1849 à Labiche l'idée d'un vaudeville,
Exposition des produits de la République, où le bourgeois rit de l'actualité
politique et de la naïveté d'un Anglais auquel on présente un arbre de la
Liberté fort rachitique : «Serait-ce donc l'air de Paris? » chante le chœur.
L'ironie touche à la fois l'exposition et ses visiteurs, venus voir on ne sait
quoi. Quinze ans plus tard, le même Labiche fera rire, avec La Cagnotte,
aux dépens des provinciaux venus de La Ferté-sous-Jouarre pour festoyer et
se faisant surtout gruger.

On est passé de la manifestation nationale à l'Exposition universelle.


Londres a donné l'exemple en 1851. Paris rivalise dès 1855. Avec audace, le
commissaire, qui est Frédéric Le Play, conjugue alors une exposition des
produits industriels, et notamment de la mécanique et de la soierie, avec une
rétrospective de l'art de la première moitié du siècle. Pour académique que
soit l'art, l'exposition vaut le déplacement. Les Anglais déferlent, et l'on voit
la reine Victoria. Il y a le jour « chic », le vendredi, où l'entrée est plus
chère mais où l'on s'habille. Le dimanche n'est qu'à quatre sous, sauf le 27
mai, où l'entrée est gratuite : l'empereur paie lui-même la note pour 80 000
visiteurs. Le Parisien, quand il en a la possibilité, se réfugie à la campagne,
non sans avoir d'abord vu l'Exposition où il découvre à la fois l'électricité, le
bec Bunsen, la machine à coudre et la photographie. Certains ont profité des
prix pour remonter leur garde-robe.

Les grandes expositions, dites ou non internationales ou universelles,


sont d'abord une mise en scène de la production artisanale, industrielle ou
artistique. Elles sont le triomphe des entrepreneurs et des ingénieurs. Elles
sont aussi le prétexte à des constructions provisoires où se manifestent les
tendances de l'architecture et du décor, voire l'évolution des techniques de
construction : celles de 1855, 1867 et 1889 sont les premiers triomphes de
l'architecture métallique. Elles ne sont pas moins l'occasion de toutes les
curiosités. Des étrangers s'y montrent dans d'étranges accoutrements.
L'imagerie d'Epinal fait une efficace propagande, que relaiera vite la presse
illustrée.

Contre les Champs-Élysées dans la perspective des Invalides


(emplacement de l'actuel Grand-Palais), le Palais de l'industrie de 1855
offre à cinq millions de visiteurs une nef principale de 192 mètres sur 48 et
35 mètres de haut sur des colonnes de fonte. En 1867, le cœur de
l'Exposition est pour la première fois au Champ-de-Mars, que domine au-
delà de la Seine l'amphithéâtre de la colline de Chaillot. La nouveauté est
un palais ovale, sorte de Colisée à sept galeries concentriques conçu par Le
Play avec une ossature de fer. Jusqu'à la Concorde, l'Exposition n'occupe
pas moins de 70 000 mètres carrés. La Galerie du travail présente les
étonnantes machines de la grosse industrie et des grands travaux : on
admire les perceuses du canal de Suez et du tunnel du Mont-Cenis. Le
badaud voit passer les têtes couronnées, du tzar au sultan. Le Parisien fait
connaissance avec la bicyclette. L'Exposition de 1867, qui a en Édouard
Manet un observateur et un témoin, trouve aussi en Jacques Offenbach un
commentateur narquois : La Vie parisienne montre l'affrontement d'une
certaine société parisienne désargentée et de visiteurs riches et naïfs qui, tels
le Mexicain et le baron suédois, veulent «s'en fourrer jusque-là» et se font
duper.

Après une petite exposition d'économie domestique en 1872, Paris


applaudit en 1878 à celle du relèvement de la France après la défaite.
L'Allemagne, d'ailleurs, s'est abstenue d'y participer. C'est aussi l'Exposition
du retour de l'ordre après la Commune. Les pavillons s'alignent sur les deux
rives de la Seine. Sur la colline du Trocadéro, ce prolongement de la colline
de Chaillot ainsi nommé en mémoire de la victoire du Trocadéro pendant la
guerre d'Espagne de 1823, un palais se présente comme celui de la Fête. Ce
palais à minarets tout crépi de rose, œuvre de Bourdais et Davioud, semble
aujourd'hui avoir été un chef-d'œuvre de mauvais goût. Sur le moment, il
est apprécié à l'extrême. On y a aménagé une salle de concert, dont la
principale particularité est qu'on y entend sept fois chaque note. C'est pour
l'Exposition de 1878 que l'architecte Hoffbauer réalise à la gouache
aquarellée d'étonnants dioramas en diptyques représentant le Vieux Paris.

De nouveau au Champ-de-Mars, l'Exposition de 1889 est hors du


commun. La France républicaine célèbre le centenaire de la Révolution. Le
31 mars, au son de vingt et un coups de canon, un drapeau se déploie au
sommet de la tour Eiffel, dont l'inauguration ne met pas fin aux polémiques
qui ont entouré sa construction. Le poète officiel qu'est Sully-Prudhomme a
fini par se rallier, d'autres persistent à pétitionner pour la destruction de la «
désolante cheminée de tôle». Pour consoler ceux-ci, il y a la pâtisserie
gothique et mauresque du Palais de l'électricité, dû à Hector Guimard. La
tour Eiffel fait pendant à la Galerie des machines qui masque l'École
militaire et dont la nef de verre sur une architecture métallique légère atteint
45 mètres de haut sur une longueur de 425 mètres. Avec ses 300 mètres, la
tour Eiffel est alors, pour longtemps, le plus haut monument du monde. Du
6 mai à la fin de l'année, les fêtes vont se succéder. Surtout, la présentation
des produits de l'industrie française se veut une illustration de la démocratie
et de la République. Celle-ci présente, grâce à quelques pavillons exotiques,
son nouvel empire colonial. Les costumes des notables « indigènes » invités
pour la circonstance font grand effet sur le Parisien. Les pays monarchiques
sont absents. On comptera cinq cent mille visiteurs.

L'Exposition de 1900 est présentée comme celle de «Paris, capitale du


monde civilisé ». Les pavillons des colonies entourent la tour Eiffel, et ceux
des pays étrangers se succèdent au long de la Seine, jusqu'aux Invalides. En
face, le palais de la Ville de Paris est accompagné d'une reconstitution du
Vieux Paris. On ne parle plus de présenter au monde les productions
industrielles du génie français, on s'amuse. Chacun veut avoir fait un tour
dans la «Grande Roue ». Tout le monde se divertit de la gigantesque statue
de la Parisienne qui veut souligner la primauté du goût parisien en matière
d'élégance. On en rit, mais on y croit. Au vrai, Paris reçoit 50 millions de
visiteurs, trois à quatre fois plus qu'aux expositions du Second Empire.
C'est aussi le triomphe d'un «Art nouveau», un Modern Style qui retrouve
les exubérances décoratives du baroque. Près de la tour Eiffel, on visite la
monumentale sphère du « Grand Globe céleste ». Les banques affirment
leur puissance : on remarque le pavillon du Crédit lyonnais. Deux
monuments - le Grand et le Petit-Palais - ont été construits pour durer, avec
une architecture où se combinent la pierre, le fer et le verre. Le pont
Alexandre-III est un autre triomphe de l'art métallique avec sa longue portée
pour une moindre flèche. Ainsi Paris gagne-t-il, des Champs-Elysées aux
Invalides, une nouvelle perspective monumentale. On inaugure aussi ce qui
sera une grande curiosité, le métro. Les têtes couronnées défilent. Le roi de
Suède et de Norvège assiste à Longchamp au Grand Prix de Paris. Au
banquet qu'offre le président Emile Loubet, le jardin des Tuileries accueille
20 277 maires. La Concorde est illuminée : l'électricité a remplacé les
lampions.

La guerre passée, les grandes expositions reprennent. Après l'hécatombe,


le propos n'est plus de s'amuser. Les expositions ont un thème, une
ambition, comme au temps où l'on vantait les produits de l'industrie. En
1925, c'est celle des Arts décoratifs, et des nouvelles approches du cadre de
vie. Le Corbusier surprend avec son pavillon «de l'Esprit nouveau».
L'Exposition s'ouvre par une étonnante porte monumentale de huit pylônes
rectangulaires, place de la Concorde. Elle s'étend sur les deux rives jusqu'au
pont de l'Alma. Les «Arts déco» laisseront un bilan financier
catastrophique, mais un long souvenir. Il en reste peu de chose dans le
paysage.

L'Exposition coloniale a pour propos, en 1931, plus que de montrer la


France au monde, de montrer l'Empire à la Métropole autant qu'à l'étranger.
Depuis 1855, toutes les expositions avaient fait sa place au fait colonial.
Cette fois, suivant un projet formulé dès 1913 et retardé en raison de la
guerre, l'exposition lui est dédiée. Le refus de la Grande-Bretagne et de
l'Allemagne, sollicitées en vain d'y participer, laisse finalement la place
principale à l'œuvre de la France dans son Empire. Installée au bois de
Vincennes, l'Exposition coloniale remporte pendant six mois un grand
succès, malgré la contre-propagande anticolonialiste des communistes et
des socialistes. Elle n'aura cependant guère d'effets durables sur une
éventuelle «conscience coloniale» des Français qui y voient surtout une
vague d'exotisme. Elle laissera le Musée de la porte Dorée.
L'Exposition universelle de 1937 renoue avec le genre traditionnel des
expositions sans cible particulière. La première originalité en est la
dissémination des pavillons à travers l'espace urbain. Ce devait être le
témoignage de la grandeur française retrouvée vingt ans après la Grande
Guerre. En fait, l'Exposition s'ouvre au son du canon, et la participation
française prend un retard que la droite ne manquera pas d'imputer au Front
populaire et aux grèves de 1936. Au jour de l'inauguration, le 24 mai, le
président Albert Lebrun ne trouve achevés que quelques pavillons parmi
lesquels, fâcheusement, ceux des dictatures : tout Paris viendra voir les
réalisations de l'industrie allemande et ne manquera pas de rire devant la
statue équestre de Mussolini, représenté nu à l'antique devant le pavillon de
l'Italie fasciste. Dû aux architectes Carlu, Boileau et Azéma, le Palais de
Chaillot, dont les deux ailes encadrant une esplanade au-dessus d'un vaste
théâtre remplacent le vieux Trocadéro rose, attire heureusement par la
nouveauté de ses puissants jeux d'eau, illuminés le soir. Du Trocadéro, il ne
restera que l'aquarium, et le nom d'une place. Moins bien situé dans les
perspectives parisiennes, le Palais de Tokyo, voué au Musée national d'art
moderne, ne fera pas l'unanimité. L'Exposition se soldera par une sérieuse
perte financière.

Depuis sa fondation en 1904, la Foire de Paris est devenue un événement


de la vie nationale, à la fois exposition des produits français et étrangers,
foire aux affaires et attraction populaire. Allant du Temple aux Invalides et
au Champ-de-Mars, elle s'installe définitivement en 1926 à la porte de
Versailles dans des locaux permanents. Les salons spécialisés n'en ont pas
moins trouvé place dans le calendrier de ces manifestations de prestige,
mais avec une fonction économique plus directe. On y présente les
dernières techniques et les derniers modèles, mais on y tient aussi les
carnets de commande. Un premier Salon de l'automobile, du cycle et des
sports se tient en décembre 1896. Il s'établit après 1900 au Grand-Palais, où
le rejoindront en 1909 le Salon de l'aéronautique, en 1926 le Salon
nautique, puis celui des Arts ménagers et celui de la TSF. C'est au XIIIe
salon de la TSF que l'on présente en 1936 les premières émissions de
télévision. Le Salon de l'Agriculture devient l'un des piliers de la
modernisation du pays. D'autres salons apparaîtront par la suite, comme en
1981 le salon du Livre.
C'est après la Seconde Guerre mondiale que Paris devient un centre de
congrès internationaux qui atteint aujourd'hui le premier rang mondial, en
partie grâce à la centralisation du réseau de relations aériennes, en partie
grâce à l'attraction propre de la ville et à l'accroissement de la capacité
hôtelière (110 000 places en ville). Paris se dote en 1974 d'un premier Palais
des congrès offrant quelque huit mille places (porte Maillot), puis diversifie
ses capacités d'accueil : entre le Parc des expositions de la porte de
Versailles, celui de Paris-Nord à Villepinte - commodément relié à la gare
TGV de Roissy - et celui du Bourget, la région propose 360 000 mètres
carrés -18 % de ce que propose l'Europe entière - pour des expositions,
foires ou salons. 386 congrès internationaux se tiennent en 1989, et l'on
compte en 1994 un total de 136 salons spécialisés, avec 60 000 exposants et
4 900 000 visiteurs, soit 18 % de l'ensemble des salons européens.

IMPLANTATIONS INTERNATIONALES

Le rôle de Paris comme place d'affaires internationale ne se limite pas au


manifestations périodiques ou épisodiques. Dès le XIXe siècle, les sociétés
étrangères y sont nombreuses, aussi bien dans le domaine financier que
dans celui du grand commerce. En 1994, on compte plus de huit mille
sociétés étrangères ayant à Paris un siège, sans oublier celles qui n'y ont que
des succursales ou des représentants. On trouve 314 banques étrangères,
dont 42 américaines et 19 japonaises. Le rayonnement de la capitale est
accru, après la Seconde Guerre mondiale, par l'implantation de plusieurs
organismes internationaux.

Avant la Révolution, rares sont les traités négociés à Paris. Celui qui, le
10 février 1763, met fin à la guerre de Sept Ans est une exception qui,
hélas, n'ajoute rien au prestige de la France. Il en va de même quand en
1814 les termes du traité de Fontainebleau se négocient à Paris. Paris tire en
revanche un réel prestige du rôle tenu par la France dans l'indépendance des
États-Unis d'Amérique. Dans un premier temps, il ne s'agit que du trafic des
armes destinés aux Insurgents, armes financées par le roi et Vergennes, et
acheminées en 1776-1777 par une société fictive, dite Roderigue Hortalez
et compagnie, inventée pour tromper l'Angleterre sur le rôle de la France et
en réalité animée par Beaumarchais, alors établi rue Vieille-du-Temple à
l'hôtel des Ambassadeurs de Hollande. C'est déjà Beaumarchais, célèbre
depuis le succès du Barbier de Séville à la Comédie-Française le 26 février
1775, qui négocie à titre privé avec Arthur Lee venu quémander des secours
au lendemain de la déclaration d'indépendance. C'est encore vers lui que
Vergennes rabat Silas Deane, envoyé officiel des États-Unis. Outre les
armes, Beaumarchais recrute même pour l'Amérique des officiers d'artillerie
et du génie. Au terme on a pu dire que le nouvel état naissait à Paris. C'est
place Louis XV (future Concorde) en l'hôtel de la marquise de Coislin que,
par le traité du 6 février 1778, la France reconnaît, la première, l'existence
des États-Unis. Cinq ans plus tard, le 5 septembre 1783, c'est rue Jacob dans
un hôtel meublé, l'hôtel d'York, où logeait la délégation anglaise, que
l'Angleterre s'incline.

Par la suite, les traités de Paris se font rares. Les choses changent avec
Napoléon III. En février-mars 1855, c'est au Quai d'Orsay, dans le nouveau
Ministère des Affaires étrangères, que se négocie et se conclut entre la
France, l'Angleterre, l'Italie, la Turquie et la Russie le traité qui met fin à la
guerre de Crimée. La défaite de 1870 interrompt à nouveau l'usage. Mais en
pleine guerre, en mars et juin 1916, c'est au quai d'Orsay que se réunissent
les huit puissances alliées.

Après la Grande Guerre, la conférence de la paix se tient aux portes de


Paris, mais bien des négociations se déroulent au Quai d'Orsay. De juin
1919 à août 1920, les traités sont signés à Versailles, à Trianon, à Sèvres, à
Neuilly, à Saint-Germain. Paris a vu passer en quelques semaines le
président Woodrow Wilson, le roi d'Angleterre George V, le roi des Belges
Albert Ier, le roi d'Italie Victor-Emmanuel III. Pour un temps, Paris
redevient l'une des capitales du monde. On y signe en 1928 le pacte Briand-
Kellogg, on y débat - de manière houleuse - en 1931 d'un désarmement
mondial..

Après la Seconde Guerre mondiale, Paris verra encore de nombreuses


conférences internationales, à commencer par celle des «Quatre Grands »
en avril 1946 et celle des Vingt et un en juillet 1946. Fondé à Paris en
novembre 1946, l'UNESCO y établit son siège permanent, comme en
décembre 1960 l'Organisation de coopération et de développement
économique de l'Europe (OCDE). L'Organisation des Nations Unies tiendra
de 1948 à 1952 quatre sessions au Palais de Chaillot, entièrement
réaménagé à cette fin avec des bâtiments provisoires sur la place et dans les
jardins. Les Parisiens se presseront pour y admirer la traduction simultanée.
L'OTAN siégera ensuite à Chaillot jusqu'en 1953. Cet organisation occupera
ensuite un bâtiment construit à cet effet près de la porte Dauphine, jusqu'à
son transfert en Belgique en 1967.
TROISIÈME PARTIE

La vie au quotidien
CHAPITRE XVII

L'administration de la ville

LE CHÂTELET

On n'administre pas une capitale comme une autre ville, surtout quand
elle tend à devenir un monstre démographique et qu'une centralisation
accentuée avec les siècles en fait le centre nerveux à l'échelle de la France
entière. Les enjeux y ont ceci de particulier qu'ils dépassent la ville. Tenir la
capitale, c'est la priorité de tous les gouvernants, en tous les temps.

Au Moyen Âge, l'homme du roi, c'est le prévôt. Au vrai, c'est un bailli, et


même le premier des baillis. Mais ce sera une constante dans l'histoire de la
France que Paris soit administré sous l'étroit contrôle du pouvoir central et
avec pour chef de l'administration locale un agent aux pouvoirs diminués.
Le Capétien sait ce qu'il en a coûté au Carolingien d'avoir un comte de Paris
trop prestigieux. À la mort du comte Renaud en 1016, le roi Robert II
s'abstient de désigner un nouveau comte. Le territoire proche de Paris
devient une simple vicomté, mais une vicomté sans vicomte. Pour gérer les
affaires purement locales, le roi place deux baillis et deux prévôts, les uns
dans le Grand-Châtelet qui contrôle le Grand-Pont sur la rive droite et que
Louis VII fait reconstruire peu avant 1154, les autres dans le Petit-Châtelet
qui contrôle le Petit-Pont sur la rive gauche. Au XIIe siècle, les quatre
personnages n'en sont plus que deux : un prévôt-bailli dans chaque Châtelet.
Il est douteux qu'un d'eux ait autorité sur la Cité, où le roi et l'évêque se
partagent un pouvoir direct.

Le roi se garde bien de nommer là des chevaliers capables de transformer


un jour la fonction en fief. Les deux prévôts-baillis que nous connaissons
pour les années 1217-1219 sont deux bourgeois de Paris, Nicolas Arrode et
Philippe Hamelin. Ils se savent agents du roi, et rien d'autre. Le plus
souvent, les prévôts sont fermiers de leur prévôté, mais il arrive que, n'ayant
pu trouver un bourgeois prêt à prendre à ferme des revenus royaux trop
incertains, le roi nomme des gestionnaires en régie directe, autrement dit
des baillis. Fermiers des revenus du roi dans la «prévôté et vicomté »,
puisque tel est le nom de ce qui serait ailleurs un bailliage, ils ont plus
largement charge des intérêts du roi, et ils veillent à l'exécution des ordres.
La transformation du prévôt en officier n'en sera que plus aisée : saint Louis
ne fait, en 1258, que réunir les deux prévôtés et donner au prévôt le statut et
les prérogatives d'un bailli, mais on rogne le titre de cet unique prévôt pour
en limiter les prétentions : il est «garde de la prévôté et vicomté de Paris».
Ce titre, qui rappelle que le prévôt n'a aucun droit sur sa prévôté, demeurera
l'appellation officielle jusque au XVIe siècle. En pratique, dès le XIVe, tout
le monde dit «le prévôt». C'est désormais un agent d'administration
rémunéré par des gages. Le premier de ces officiers royaux en charge de
Paris est en 1261 Etienne Boileau. Certaines familles accapareront plus ou
moins la fonction, comme les Estouteville entre 1446 et 1542 ou les Du Prat
de Nantouillet entre 1542 et 1588. Il y aura bien, pendant quelques
semaines de 1526, un personnage nommé «bailli de Paris », mais il n'aura
pour charge que de juger les causes touchant l'Université

La «prévôté et vicomté » héritée de l'organisation de l'espace propre au


temps féodal, car il s'agissait à l'origine de gérer le domaine royal, est donc
devenue la circonscription d'un agent royal, un bailliage, sans le nom.
Prévôté et vicomté représentent toutefois deux réalités géographiques
différentes : 116 villages dans la prévôté, 14 prévôtés et 567 villes et
villages dans la vicomté. Il est dans la vicomté six prévôts ordinaires et
quatre châtelains (Montlhéry, Montmorency, Poissy et Corbeil), tous soumis
au prévôt de Paris en tant qu'il est garde de la vicomté. Le ressort du prévôt
comprend aussi des villes et des monastères placés sous la sauvegarde
royale.

Comme tout bailli, le prévôt de Paris est à la fois un administrateur du


domaine et un juge de première instance dans le cadre de la justice du roi.
Mais le même homme n'a pas toujours la capacité d'exercer lui-même les
deux fonctions. Le prévôt est donc assisté d'un, puis - après 1337 - deux
lieutenants, qui siègent comme lui au Grand-Châtelet, que l'usage courant
appelle simplement le Châtelet. L'un et l'autre sont des hommes de loi. Le
lieutenant civil juge des innombrables affaires qui opposent les justiciables
du roi à Paris et dans la vicomté. Le lieutenant criminel - que l'usage
appellera à l'époque moderne «lieutenant de robe courte» - est à la fois juge
au pénal et responsable de l'ordre public. Même si l'on s'en tient à nommer
comme lieutenants de grands juristes souvent issus de la bourgeoisie
parisienne, ces fonctions prennent rapidement un lustre à la mesure de
l'enjeu qu'est une bonne justice dans la capitale. L'habitude se prend
cependant à partir de 1316 de ne plus confier à l'un des lieutenants l'intérim
de la prévôté lorsqu'elle devient subitement vacante : on en charge le
procureur du roi au Parlement.

Tribunal de première instance de la plus grande ville du royaume, le


Châtelet comprend vite un fort effectif d'examinateurs et de conseillers qui
sont des praticiens. Ils enquêtent, entendent les témoins, préparent les
jugements. Face à ces magistrats, prolifèrent des procureurs et des avocats.

Exécutants de la prévôté, les sergents à cheval exercent à travers les


villages de la vicomté et les sergents à verge, à pied et verge en main,
officient en ville. Ils n'y sont pas seuls pour maintenir l'ordre : l'Université a
ses bedeaux, robustes manieurs du nerf de bœuf dont l'intervention garantit
l'indépendance de l'Université à l'égard du prévôt mais non l'impunité aux
écoliers. Quant aux justiciers ecclésiastiques, ils ont naturellement leurs
sergents propres.

Des receveurs sont chargés, les uns des revenus ordinaires du domaine,
les autres - épisodiques jusqu'au début du XVe siècle - des aides, c'est-à-dire
de l'impôt. L'assiette de l'impôt direct, les contentieux liés à la fiscalité
royale et l'adjudication des impôts indirects sur les entrées, les transactions
et la consommation appartiennent depuis 1360 à l'élu de Paris, lequel n'est
d'ailleurs élu, au sens propre, que pendant les premiers mois : c'est ensuite
un officier royal. Le receveur des aides perçoit les fermages.

Pour les problèmes matériels de l'entretien des rues et des lieux publics,
le prévôt se fait aider depuis 1357 par un voyer. Un maître des fontaines a
charge de l'entretien des fontaines et des aqueducs.
Le guet, c'est la sécurité de nuit. Il est organisé par Jean le Bon en 1364.
Successeur du « gardien de la ville » dont la fonction apparaît sous saint
Louis, le chevalier du guet de nuit gouverne cette activité essentielle dans
une ville qui, à tant de reprises, craint l'ouverture subreptice des portes. Il
est assisté par les bourgeois qui assument à tour de rôle, quartier par
quartier, le «guet assis qui consiste à passer la nuit dans les tours de l'une
des portes, et par de plus efficaces sergents qui font un guet «roulant»,
autrement dit la tournée des portes. Un lieutenant de police apparaît en
1526. Il a charge de visiter les carrefours et de parcourir les rues. Vingt
archers sont à sa disposition. Les bourgeois sont alors déchargés du guet.
L'obligation ne sera rétablie que de loin en loin, en temps d'insécurité. Ainsi
débarrassé des interminables audiences, le prévôt de Paris devient un agent
politique. Au XVe siècle, il a souvent le titre de chambellan ou de maître de
l'Hôtel du roi.

On ne va pas seulement au Châtelet pour avoir bonne justice. Le garde du


sceau de la prévôté s'entoure dès le milieu du XIIIe siècle de notaires qui
rédigent ses actes, mais aussi les actes auxquels les particuliers veulent
conférer l'authenticité qui s'attache au sceau respecté d'une justice royale.
Ces soixante notaires au Châtelet, qui forment un corps dès le temps de
Philippe III, jouent à partir du XIVe siècle un rôle de premier plan dans la
vie sociale parisienne. On va plus souvent au Châtelet pour bénéficier de
cette juridiction gracieuse que pour affronter la justice au pénal ou au civil.
Ventes, baux, testaments se font au Châtelet. On y fait exécuter ces copies
conformes que l'usage appelle vidimus parce que le prévôt y déclare avoir
«vu» l'acte que son notaire recopie et valide du sceau de la prévôté.

Au XVe siècle, il y a longtemps que les notaires ne sont «au Châtelet»


qu'en théorie. Charles VI, déjà, les autorise à placer sur leur maison un
panonceau aux armes de France. Ainsi le client peut-il se contenter d'aller
chez le notaire, ce qui serait commode s'il y avait réellement des notaires
dans tous les quartiers. En fait, le notaire travaille chez lui et se rend une
fois par semaine à l'audience au cours de laquelle le garde-sceau valide ses
expéditions. Cette dernière pratique disparaît dès le XVe siècle, les clients
trouvant plus économique de s'en tenir à la rédaction de la minute, dont
Charles VII exige en 1437 qu'elle soit transcrite sur un registre et non sur
feuilles volantes.
Le vieux Châtelet n'a cessé de se dégrader. On le restaure au début du
XVIe siècle, toujours avec le parti initial, qui est celui d'une encombrante
forteresse enjambant la rue Saint-Denis.

Le prévôt perd dès le XIVe siècle toute fonction militaire. Le roi nomme
des capitaines dans les forteresses, et avant tout à la Bastille. Il désigne
parfois un capitaine de Paris. Épisodiquement à partir de Jean le Bon,
régulièrement à partir de Louis XI, il y a un gouverneur de Paris et de l'Île-
de-France, normalement un grand seigneur. Le premier est en 1356 Louis
d'Anjou, fils de Jean le Bon. On trouvera là des Bourbons, des
Montmorency, plus tard des Aumont, des Créquy. La charge étant divisée
en 1528, il y aura pendant six ans un gouverneur de Paris. Redevenu
gouverneur de Paris et de l'Ile-de-France, celui-ci n'aura plus au XVIIe
siècle pour prérogative que d'organiser les manifestations publiques, visites
du roi ou Te Deum. Quand le roi est absent, le gouverneur tient sa place.
Mais ce n'est qu'un fauteuil, même si le gouverneur est, en 1692, élevé au
rang de lieutenant général du roi.

Paris est au XVe siècle le siège d'une généralité de Langue d'Oïl qui
comprend un tiers de la France, en 1542 celui d'une généralité de Paris
étirée en vingt-deux élections - l'élection est le ressort de l'élu - jusqu'au
Vexin et au Nivernais et au Sénonais. Elle englobe Compiègne et Beauvais,
Mantes et Dreux, Tonnerre et Vézelay. Un intendant en prend la tête dès
que cette fonction, jusque-là irrégulière, devient en 1635 une institution
permanente. Comme la plupart des officiers, l'intendant n'a pas de siège
attitré. Ses bureaux sont à son domicile. Paradoxalement, c'est au Marais
l'hôtel qu'a à peine eu le temps d'habiter en 1789 Bertier de Sauvigny avant
d'être massacré le 22 juillet qui portera le nom d'hôtel de l'Intendance : la
première administration départementale s'y installe en 1791.

La mainmise royale est consolidée dès que les secrétaires d'État se


partagent la France, chacun ayant à la fois dans son portefeuille un type
d'affaires et une partie du royaume. C'est au secrétaire d'État à la Maison du
roi qu'échoit la généralité de Paris, Celle-ci est pour un temps rattachée à la
Guerre, mais c'est en 1743 en faveur du marquis d'Argenson qui, devenu
ministre, se souvient d'avoir été lieutenant de police. Bref, il y a un ministre
de Paris, et c'est toujours l'un de ceux qui approchent de plus près le roi.

L'HÔTEL DE VILLE

Face au prévôt de Paris, se dresse, au moins depuis 1258, un autre


personnage : le prévôt des marchands. Le premier est Évroïn de
Valenciennes. Assisté de ses quatre échevins, et d'un conseil de vingt-quatre
prud'hommes, il n'exerce théoriquement qu'une autorité interne sur les
membres de la Hanse et la défense externe des privilèges des marchands de
l'eau. En fait, dès le XIIe siècle, les échevins sont, avec la connivence du roi
qui a besoin d'interlocuteurs et de responsables, les chefs et les juges des
affaires municipales autant que des affaires commerciales. On le comprend
bien quand des bourgeois qui n'ont rien à voir avec le trafic fluvial sont élus
prévôt des marchands ou échevins. À s'en tenir aux définitions, on devrait
ne trouver à l'Hôtel de Ville que des marchands de vins, de grain, de bois,
voire de fruits ou de pavés. On y trouve jusqu'au début du XVe siècle des
bouchers, des drapiers, des changeurs.

Le prévôt des marchands et les échevins sont élus par l'assemblée dite
des bourgeois, une assemblée très oligarchique de 77, puis 79 personnes :
les conseillers de la Ville, les quarteniers et deux « mandés » par quartier,
tirés au sort parmi quatre bourgeois élus par les assemblées primaires de
quartier. L'assemblée des bourgeois désigne quatre scrutateurs : un officier
royal, un conseiller de la Ville, un quartenier et un mandé, souvent un
marchand pour lequel cette fonction d'un jour est, jusqu'au milieu du XVIIe
siècle, un marchepied vers l'échevinat. On vote par bulletins, dans un
chaperon aux couleurs de la Ville.

Prévôt et échevins ont un rang officiel dans les cérémonies. Ils ont aussi
un costume, variable suivant les époques. En 1389, Jean Jouvenel montre
qu'il est un vrai prévôt des marchands en portant la robe de soie verte pour
l'entrée solennelle d'Isabeau de Bavière. Ce costume se fixe en 1558 lors du
mariage du dauphin et de la jeune reine d'Écosse Marie Stuart. Le collet
rabattu l'emporte alors sur l'ancien collet droit, et la robe prend les couleurs
définitives du brun et de l'écarlate.

Le consentement général fait de la Hanse une municipalité sans le titre.


Si la royauté s'abstient de concéder à Paris une commune, tout comme elle
s'en est généralement abstenue dans le domaine royal à l'époque du
mouvement communal qu'elle encourageait ailleurs, elle ne se fait pas faute
de traiter Paris comme une communauté juridiquement définie. Lorsque le
roi lui-même parle des privilèges de la Ville de Paris, il oublie que celle-ci
n'existe que matériellement. Ce qui constitue la Ville, ce sont précisément
ces privilèges, qui impliquent une communauté pour les recevoir et les
exercer. Le roi, lui, ne saurait avoir devant lui des administrés à titre
individuel. Lorsqu'il enjoint aux bourgeois de Paris de construire une
nouvelle enceinte ou de paver les rues, Philippe Auguste est heureux de
pouvoir s'adresser à ce qui ressemble déjà à une municipalité.

C'est en 1212 qu'apparaît le célèbre sceau au bateau. Mais les bourgeois


sont prudents : leur sceau n'est pas celui de la Ville mais le «sceau des
marchands de l'eau à Paris». Au fil des siècles, le navire gagne en majesté,
et la légende change. La Marchandise disparaît. En 1412, le nouveau sceau
ne montre plus la grosse barque marchande du XIIIe siècle - qui était encore
figurée au milieu du XIVe - mais une petite nef de mer à deux châteaux,
accostée de deux fleurs de lis. En 1426, elle prend les allures d'un blason :
le navire est surmonté d'un chef semé de fleurs de lis. En 1472, la légende
annonce encore le «sceau de la Prévôté des marchands à Paris ». En latin,
c'est toujours le locatif Parisius. Des flots agités apparaissent sous la nef.
Au XVIe siècle, l'évolution est significative : le sceau de 1577 est -
formulation qui n'a aucun sens mais se révèle politiquement exacte - le
«sceau de la Prévôté des marchands de la Ville de Paris». La nef, dont les
châteaux sont à deux hauts ponts, porte maintenant trois mâts à deux voiles
carrées et une voile latine. Les flots, cette fois, sont démontés. En 1733-
1734, c'est l'ultime changement. La Marchandise a définitivement disparu.
La légende porte : « sceau de la Prévôté et Échevinage de la Ville de Paris
». Le navire et son chef fleurdelisé s'inscrivent dans un écu ovale.

Lorsqu'au XVIIe siècle la Ville se fait reconnaître des armes, elle


transpose là tout naturellement son sceau, avec la nef et le chef aux fleurs
de lis sans nombre. Napoléon ayant fixé en 1809 l'héraldique des villes et
octroyé à chacune une couronne de murs crénelés nettement hiérarchisée,
Paris aura droit, comme capitale, à quatre tours. S'y joint au XIXe siècle la
devise Fluctuat nec mergitur - «Elle flotte et ne sombre pas» - qu'ignore
l'Ancien Régime et qui n'apparaît pas encore dans la confirmation des
armes de la Ville par Louis XVIII en 1817. Les armes de la Ville seront
complétées en 1900 par la Légion d'honneur, en 1919 par la Croix de
guerre, en 1945 par la croix de Compagnon de la Libération.

Le sceau n'avait pas de couleurs. Les armes en ont. On dissertera toujours


sur l'origine des deux couleurs de Paris. Lorsqu'en 1358 Étienne Marcel
force le dauphin Charles à coiffer le chaperon des Parisiens, il est «rouge et
pers, le pers à droite». Le chaperon dans lequel on vote à l'Hôtel de Ville est
mi-parti d'écarlate et de tanné, c'est-à-dire de brun clair. On retrouve le bleu
et le rouge lorsque Louis XVI doit, le 16 juillet 1789, accepter d'épingler à
son chapeau la cocarde parisienne complétée du blanc de la royauté. En fait,
les trois couleurs seraient plutôt celles de la royauté. Le pers, ou bleu, serait
la couleur du manteau royal, le rouge celui de l'oriflamme. Quant au blanc,
ce serait le blanc des drapeaux royaux et de l'écharpe de commandement.
En 1789 comme dès 1358, on a oublié l'origine des couleurs parisiennes.
Lorsque se fixent les émaux du blason, nul ne se soucie de les justifier.

Le sexe de la Ville est une curiosité historique. Sous l'Ancien Régime, le


féminin ne se discute guère. Dans la symbolique des représentations,
notamment lors des entrées royales, la capitale est une femme. Le mot
«Ville» est explicite ou sous-entendu. Paris est une sorte de déesse, souvent
couronnée. Elle est la «Royale Paris». L'humaniste qui édite en 1470 les
Lettres latines de Gasparin de Bergame en fait, dans sa dédicace, la
«Nourrice des Muses». Le meuble héraldique n'est jamais blasonné comme
navire ou comme bateau, mais toujours comme nef. L'organisme
représentatif est également féminin : c'est la Prévôté des marchands.
Quelques variations se rencontrent cependant, comme lorsque Molière parle
du «grand Paris». Une flexion s'observe peu après 1830. Paris a vaincu la
monarchie absolue. Paris est un guerrier vainqueur. Ce n'est plus la Ville,
c'est le Peuple de Paris. La métamorphose dure peu. L'impopularité de la
Monarchie de Juillet, qui passe pour avoir confisqué la Révolution, fait
oublier la victoire du Peuple guerrier. La femme reparaît. Sous le Second
Empire, puis à la Belle Epoque, Paris sera synonyme de vie heureuse, de
prospérité. Les adversaires de la capitale en feront une prostituée
insouciante. Dans l'un et l'autre cas, on ne manquera pas de figurer les
attraits de la ville. L'amalgame avec la République et la Liberté achèvera de
fixer le type. La pratique littéraire continuera d'évoquer Paris, mère des arts.
On n'en viendra pas moins à user du masculin dans la langue écrite et
parlée. On parlera du Grand Paris, du Vieux Paris, du Paris contemporain.

Dans les années 1220, la pseudo-municipalité partage avec la justice


ordinaire du roi la juridiction sur la ville. Les affaires commerciales sont,
pense-t-on, mieux traitées par des marchands que par des juristes. Pratiques
commerciales, concurrence, qualité des produits, poids et mesures, prix et
salaires, tout cela échappe quelque peu aux gens d'école. Les professionnels
s'y entendent mieux. Autant dire que le prévôt des marchands est juge,
comme le prévôt de Paris et ses lieutenants. Ses arrêts sont, comme les
leurs, susceptibles d'appel direct au Parlement.

Le roi jouera d'ailleurs de la Prévôté des marchands pour assurer l'unité


juridictionnelle aux dépens des seigneurs justiciers : en 1484, le
gouvernement des Beaujeu affirme la prérogative de la Prévôté des
marchands en ce qui concerne les mesures en usage à la foire du Lendit,
donc hors la ville, et ce contre la prétention de l'abbé de Saint-Denis à en
juger lui-même. La justice de l'abbé ne doit rien au roi. La justice de l'Hôtel
de Ville, elle, ne saurait apparaître que comme une justice concédée, donc
déléguée. La chose se trouve soulignée par le fait que le procureur du roi au
Châtelet est également procureur du roi et de la Ville devant l'Audience du
prévôt des marchands.

Comme le prévôt de Paris, le prévôt des marchands a sa police : les


sergents de la Douzaine, ainsi nommés car ils sont au début douze. Ils
interviennent surtout sur le port et en place de Grève, mais on les rencontre
à l'occasion à travers tout le ressort de la Marchandise. Il a aussi sa milice
bourgeoise, en charge de la garde et du guet aux portes : le service est
organisé par quartiers, eux-mêmes divisés en cinquantaines et dizaines.
Quarteniers, cinquanteniers et dizeniers sont élus. Ces fonctions, gratuites,
comportent des avantages pour de petits notables : ainsi en 1485
l'exemption de taxes sur la production de leurs terres. Autant dire que la
fonction est accaparée par ceux qui ont assez de terre à blé ou de vigne pour
vendre en ville un surplus de production. Au XVIe siècle, la fonction de
quartenier devient un office transmissible. En 1538, les quarteniers se
constituent en corps. En 1681, ils sont des officiers royaux.

L'Hôtel de Ville des temps modernes demeure cette puissance ambiguë


qui s'appuie d'une part sur le pouvoir politique exercé par d'autres et d'autre
part sur un consentement bourgeois tacite parce qu'intéressé. La
municipalité de fait qu'était la Prévôté des marchands est supprimée par
manière de sanction le 27 janvier 1383, en réplique à l'insurrection des
Maillotins. Jusqu'à sa mort en 1389, la Ville est pour le tout aux mains du
prévôt royal Audouin Chauveron. L'habileté de Jean Jouvenel, chargé en
1389 de la « garde de la Prévôté des marchands » à côté du nouveau prévôt
de Paris, Jean de Folleville, permet aux Parisiens de reconquérir peu à peu
les prérogatives de leur ancienne personnalité économique. Très vite,
Jouvenel passe pour prévôt des marchands. Il reconstitue un conseil
officieux qui fait figure d'échevinage. Lorsqu'il devient avocat du roi au
Parlement, en 1400, il laisse à ses successeurs une Prévôté des marchands
de fait, qui joue de nouveau un rôle essentiel comme représentation
reconnue de la bourgeoisie parisienne. La démagogie du duc de Bourgogne
Jean sans Peur fait le reste. Pour se constituer un parti, le duc multiplie les
gestes en faveur de la bourgeoisie, et notamment des bouchers. Prise alors
qu'il tient le Conseil royal, l'ordonnance du 20 janvier 1412 rend à la Ville
sa Prévôté des marchands et ses échevins.

Le garde de la Prévôté des marchands est alors un maître général des


Monnaies, Pierre Gencien; il est élu prévôt des marchands. Notable parmi
les notables mais homme du roi, le nouveau maître de l'Hôtel de Ville est
fils d'un receveur général des aides et il descend du prévôt des marchands
de 1321. Les échevins élus le même jour sont, eux, de bons bourgeois : un
chirurgien, un boucher, un drapier et un changeur. Leurs successeurs seront
à leur image. On verra prévôts des marchands des gens du Parlement ou des
Comptes, échevins des bourgeois, des artisans, des boutiquiers : ils seront
épicier, pelletier, changeur, boucher, drapier, notaire. Mais, dès les
lendemains de la guerre de Cent Ans, ni les prévôts des marchands ni les
échevins n'ont plus rien à voir avec la Marchandise. À la tête de sa capitale,
le roi impose ses hommes : se succèdent dans la seconde moitié du XVe
siècle des conseillers au Parlement, des maîtres des Comptes, des trésoriers
du roi, des maîtres généraux des Monnaies. Ceux qui ont fait des études
sont dits « Maître Un Tel ». Les autres tirent de leur fonction le titre qu'on
leur donne : «Sire Un Tel ».

Dès le temps de Louis XI, on ne se hasarderait plus à élire d'autres


candidats que ceux qui jouissent de la recommandation royale, notifiée par
le chancelier. D'ailleurs, le résultat de la «scrutine» est immédiatement porté
au roi ou au chancelier, et approuvé par lui. Au XVIe siècle, il arrive que le
roi impose tout simplement son candidat à la place de celui qui vient d'avoir
la majorité des voix.

Le mouvement qui porte les gens du roi vers la tête de la bourgeoisie


parisienne est un temps freiné par l'incompatibilité établie en 1547 par
Henri II, peu soucieux de renforcer le pouvoir de la robe. Mais il y a des
dérogations, l'incompatibilité se juge à la tête de l'élu, et elle est finalement
annulée en 1556. À partir de Henri IV, le roi désigne en fait le prévôt des
marchands, mais laisse une réelle liberté à l'assemblée pour ce qui est des
échevins. En 1608, Le Mercure de France dit clairement que les élections se
font «par la volonté du roi». Au vrai, le roi infirme l'élection quand elle ne
lui convient pas, et impose son candidat même contre un autre,
régulièrement élu.

Le prévôt des marchands et ses échevins n'en sont pas moins traités avec
sévérité par le pouvoir royal. Lorsque, mal entretenu, le pont Notre-Dame
s'effondre en 1499, le Parlement fait arrêter tous les notables de l'Hôtel de
Ville.

Personnalité emblématique de la bourgeoisie parisienne au temps de


Henri IV, François Miron est le fils d'un lieutenant civil au Châtelet, et il est
lui-même, après Jean Séguier, le successeur de son père dans une fonction
qu'il exerce de 1596 à 1604 avant d'accéder, pour deux ans seulement
(1604-1606) à la Prévôté des marchands. Bien plus qu'un représentant de la
bourgeoisie, c'est un magistrat, un homme du roi.

Une telle situation n'empêche pas certains prévôts des marchands de


marquer de leur empreinte l'urbanisme parisien et d'élargir leur action en
passant de l'entretien des rues à l'alignement des façades et de
l'aménagement des fontaines à l'embellissement des places. Pour hommes
du roi qu'ils soient, des prévôts des marchands comme le président des
Enquêtes Claude Le Peletier (en 1668-1670) et les conseillers du roi
Charles Trudaine (en 1716-1720), Michel Turgot (de 1729 à 1740) et Louis
de Bernage (de 1743 à 1758) ont laissé une forte trace dans l'organisation
matérielle de la capitale.

A la fin de l'Ancien Régime, cependant, ce qu'on appelle le Bureau de la


Ville, faute de pouvoir dire officiellement l'Hôtel de Ville, n'a vraiment,
hors son rôle protocolaire, que deux responsabilités essentielles : il assure
l'approvisionnement de la capitale et il gère les rentes sur la Ville, ce que
tous les bourgeois appellent «la Rente». Encore faut-il préciser que, si
l'Hôtel de Ville est en charge de placer la rente, il ne parviendra jamais à
contrôler la gestion des revenus royaux donnés en gage. Sagement, le roi
garde la main sur les fermes.

Le siège de cette municipalité qui va sans le dire est le Parloir aux


Bourgeois. Au XIIIe siècle, c'est une maison sur le bord de la Seine, près du
Grand-Châtelet. Sans doute menaçait-elle ruine : au XIVe siècle, au mépris
du bon sens qui place naturellement le siège du pouvoir bourgeois au cœur
du Paris des affaires, sur la rive droite, le Parloir paraît avoir été un temps
transféré sur la limite méridionale de la ville, au bout de la rue Saint-
Jacques, où la Hanse possédait déjà un terrain dit le Clos aux Bourgeois. Il
occupe là un petit bâtiment qui prolonge par-delà l'enceinte le réfectoire du
couvent des Jacobins. Si tant est que ce transfert fût réel, il n'avait d'autre
objet que de donner à la Ville le temps de trouver un autre siège. C'est le
prévôt des marchands Étienne Marcel qui, en juillet 1357, achète pour la
Hanse des marchands de l'eau au prix de 2 880 livres parisis une maison de
prestige admirablement située, la Maison aux Piliers, qui occupe presque
tout le côté oriental de la place de Grève.

La maison n'a jusque-là rien d'un édifice public. Le chanoine qui la vend
à Philippe Auguste en 1212 s'appelle Philippe Cluin. C'est une forte bâtisse
à deux pignons sur la place. L'étage en encorbellement est supporté par des
piliers, non par de simples poteaux de bois. Au moins sur deux étages, la
maison est donc dès l'origine un édifice de pierre, non de bois et de torchis
comme tant de maisons bourgeoises. Faite pour devenir une résidence
aristocratique, elle est après 1317 l'hôtel de la reine Clémence de Hongrie,
veuve de Louis X. De 1324 à 1356, elle fait partie du patrimoine parisien du
dauphin de Viennois Humbert II, puis du dauphin Charles, le futur Charles
V. Les armes de Viennois ayant été sculptées sur la façade, l'appellation de
Maison aux Piliers est un temps remplacée par celle de Maison aux
Dauphins. Le dauphin Charles la vend en 1356 au receveur des gabelles
Jean d'Auxerre, qui s'empresse de la revendre. C'est alors qu'intervient
Étienne Marcel. Dès lors, la Maison aux Piliers restera la maison commune
de Paris, troquant lentement son nom de Parloir aux Bourgeois ou de
Maison aux Piliers contre celui d'Hôtel de Ville.

La Maison aux Piliers est bien située, mais elle est exiguë. Deux ans
après l'achat, en 1359, le successeur d'Étienne Marcel, Jean Culdoe,
l'agrandit en achetant la maison voisine. Les piliers sont commodes. La
galerie ouverte qu'ils forment abrite les réunions en plein air, et on ne se
prive pas d'y entreposer des marchandises.

Dans les années 1500, la Prévôté des marchands n'a plus qu'une maison
délabrée. On parle alors de la reconstruire. La Ville en délibère déjà en
1529, et le roi s'en mêle. L'acquisition des maisons voisines va permettre de
voir plus grand que l'ancienne Maison aux Piliers. Boccador présente son
projet en décembre 1532. Le 15 juillet 1533, on pose la première pierre.
Mais les temps sont durs, et le chantier est toujours ouvert en 1549
lorsqu'on décide de voir plus grand. Cette ambition ne fera que retarder
l'achèvement, auquel présidera en 1606 le prévôt des marchands François
Miron. L'Hôtel de Ville est, cette fois, un palais. Ce sera encore, en 1789,
celui de Flesselles, puis celui des maires, de l'élection de Bailly à la
suppression de la municipalité le 11 octobre 1795.

L'appellation «Hôtel de Ville» ne semble pas antérieure au XVIe siècle.


Encore parle-t-on sous Louis XIII de la «Maison de Ville ». On n'a
auparavant parlé que du Parloir aux Bourgeois, puis de la Maison aux
Piliers. C'est sous la Révolution que l'on commence à confondre en une
même appellation le bâtiment et l'institution. Hôtel de Ville et municipalité
seront alors souvent synonymes.
La mise en tutelle de la Ville par Bonaparte trouve immédiatement sa
traduction, hautement symbolique, dans l'espace parisien. L'administration
départementale avait, après un court séjour à l'hôtel de l'Intendance, rue de
Vendôme (auj. Béranger) au Marais, occupé un hôtel de la place Vendôme.
Mais le préfet de la Seine s'établit en 1803 à l'Hôtel de Ville. Il y demeurera
jusqu'à l'élection d'un maire en 1977.

Un premier agrandissement de l'Hôtel de Ville, en 1803, s'en tient à


l'annexion de l'hospice du Saint-Esprit, sur le côté nord. Rambuteau intègre
en 1836 un autre agrandissement dans un programme monumental qui
comprend aussi le Palais de Justice. Achevée en 1846, l'opération triple la
surface de la maison commune, la dégageant de toute mitoyenneté et la
dotant ainsi de trois façades sur rue et d'un front sur la Seine qu'elle n'avait
jamais eu. C'est ce bâtiment, jugé excessivement coûteux par les
contemporains, qui est incendié lors de la Commune le 24 mai 1871. Il sera
reconstruit presque à l'identique de 1873 à 1883. Le préfet de la Seine s'y
réinstalle alors. Le préfet de police, au contraire, saisit l'occasion pour
abandonner l'étroit bâtiment de la rue de Jérusalem, inclus dans l'espace du
Palais de Justice, et pour occuper de l'autre côté du boulevard du Palais une
caserne construite pour la Garde républicaine mais à peine achevée. La
Préfecture de police y est encore.

Si le Louvre est le symbole de la capitale royale, la place de Grève est


celui de la communauté qui n'est pas une commune mais se tient pour telle.
Au centre de la place s'élève, dès le début du XVe siècle et sans doute bien
avant, une croix de pierre monumentale, montée sur un piédestal de
plusieurs marches à la façon des perrons qui sont souvent, comme à Liège,
la marque d'une autonomie municipale et le signe de la juridiction
municipale. Le symbole est évident quand la Prévôté des marchands fait
frapper à partir de 1412 pour ses officiers des médailles portant à l'avers la
nef héraldique et au revers la croix de Grève sur son perron. C'est lors de la
construction du quai et du port, vers 1675, que la croix se trouvera n'être
plus le centre de la place mais un élément de la limite entre place et port.
On détruira alors l'encombrant monument, remplacé par une croix de fer
forgé.
LE RÉGIME PRÉFECTORAL

Paris n'avait jamais eu de véritable commune, et celle de juillet 1789


n'était qu'un organisme de fait. Un décret du 21 mai 1790 donne enfin, pour
un temps, à la capitale un statut de droit commun. Paris a sa Commune,
avec un maire, Bailly, et un Conseil municipal élu par les citoyens actifs,
autrement dit par les notables aisés. La ville est comprise, depuis le
découpage du 22 décembre 1789, dans un département de la Seine qui
compte trois arrondissements : Paris, Saint-Denis et Sceaux. La Seine
compte ainsi les communes les plus proches de la capitale, les autres étant
attribuées à la Seine-et-Oise et à la Seine-et-Marne.

Cette première Commune sombre avec la monarchie le 10 août 1792. La


Commune insurrectionnelle est le fruit de la volonté des « patriotes ». Ses
chefs sont Hébert, Robespierre, Marat. Thermidor la met à son tour à bas.
Cette fois, la réaction se méfie de Paris, et surtout d'une Commune capable
de s'ériger en contre-pouvoir : un décret du 19 vendémiaire an IV (11
octobre 1795) et une loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800) mettent la
capitale sous l'autorité directe du gouvernement. Celui-ci nomme le Conseil
général de la Seine dont les membres parisiens forment un Conseil
municipal aux ordres du pouvoir central. Il n'y a plus de mairie. Un
commissaire du Directoire dirige un conseil de cinq administrateurs
nommés. Bonaparte va plus loin : alors qu'il met en place l'administration
préfectorale, il fait un sort particulier à Paris : cependant que les deux
arrondissements de banlieue ont à Sceaux et Saint-Denis un sous-préfet,
Paris forme un arrondissement sans sous-préfet mais lui-même divisé en
douze arrondissements municipaux dont les maires, nommés, n'ont guère
d'autre pouvoir que de gérer les œuvres de bienfaisance, marier leurs
administrés et tenir l'état civil. Le vrai maître de la ville a deux têtes : ce
sont les deux préfets, de la Seine et de police. La capitale est vraiment sous
tutelle.

La méfiance des gouvernements envers toute autorité parisienne s'étend


au-delà des préfectures. Le recteur de l'Université de Paris n'aura jusqu'en
1920 que le titre de vice-recteur, le ministre, grand maître de l'Université,
étant en théorie recteur de Paris.
Louis XVIII est un homme habile. Alors qu'il change le préfet de police,
il maintient comme préfet de la Seine l'excellent administrateur que lui a
légué Napoléon : le comte Gilbert de Chabrol de Volvic. Fin politique mais
non politicien, ce polytechnicien prudent que l'Empereur a nommé en 1812
et dont un frère sera bientôt ministre de la Marine, puis des Finances, va
demeurer à l'Hôtel de Ville jusqu'en 1830. Alexandre de Laborde le
remplacera.

Le Conseil municipal vote le budget, les concessions - ce sera important


à l'époque de l'industrialisation - et approuve les grandes opérations
d'urbanisme en votant les emprunts nécessaires.

La Monarchie de Juillet change peu les choses. Ayant en 1831 réservé le


cas de Paris dans une réforme municipale, les députés et les pairs votent la
loi du 20 avril 1834, un statut qui crée un Conseil municipal distinct du
Conseil général de la Seine, fait élire - au suffrage censitaire par vingt mille
électeurs - les trente-six conseillers et maintient dans les arrondissements
les maires et les adjoints nommés. C'est ce Conseil municipal qu'en février
1848 le gouvernement provisoire - qui siège à l'Hôtel de Ville - supprime
pour nommer un maire à sa dévotion. Les républicains s'étonneront vite
d'avoir ainsi rétabli le suffrage universel à l'échelle nationale pour
supprimer la municipalité élue à Paris, même si elle était élue au suffrage
censitaire. On parlera du rétablissement d'une municipalité élue pendant
tout le Second Empire. Haussmann n'en voudra jamais. Au plus admettra-t-
il à la longue que le budget de la Ville soit voté par le Corps législatif, c'est-
à-dire par la province. Dans les derniers mois de l'Empire, Émile Ollivier
parlera à son tour d'un conseil élu, mais sans grandes prérogatives.

Aux lendemains de la Commune, le gouvernement d'une République qui


ne s'avoue pas encore telle met rapidement en place un nouveau statut de la
capitale, statut que maintiendra l'organisation municipale de droit commun
(loi du 4 avril 1884) dont Paris sera explicitement exclu. La loi du 14 avril
1871 divise en effet les fonctions municipales entre des autorités de nature
différente. Le Conseil municipal est sous l'autorité du préfet de la Seine, son
président n'ayant que des attributions honorifiques de représentation.
L'autorité du préfet est renforcée en 1880 par la suppression des deux sous-
préfectures de Saint-Denis et Sceaux.
On avait parlé, avant la Seconde Guerre mondiale, d'une Région
parisienne. Un Comité d'aménagement fut créé en 1928. La Région fut
légalement définie en 1932 : c'était un cercle de 35 km de rayon, ce qui ne
voulait pas dire grand-chose. Le cercle fut remplacé en 1941 par la totalité
des départements de la Seine, de Seine-et-Oise et de Seine-et-Marne, ainsi
que par la partie méridionale de l'Oise. Plusieurs initiatives, après la guerre,
donnent à la Région parisienne, mais non encore à la Ville, une plus grande
autonomie de gestion, sous tutelle étroite du gouvernement. C'est ainsi
qu'est conçu en 1955 le Plan d'aménagement et d'organisation générale de la
Région parisienne, qu'est mis en place en 1959-1961 un établissement
public, le « district », qui associe les départements et 1 300 communes pour
l'élaboration d'un schéma directeur de développement et d'aménagement (la
première version est publiée en 1965), qu'est créé en 1963 le Comité
consultatif économique et social de la région et que naissent en 1964 six
départements nouveaux à la place de deux anciens, dont celui de Seine-et-
Oise : sa configuration en anneau autour de la capitale défiait toutes les lois
de l'efficacité. Séparé de sa proche banlieue qui formait avec la ville le
département de la Seine, Paris devient à la fois commune et département,
avec un unique Conseil de Paris capable de siéger en conseil municipal ou
en conseil général. Il y a maintenant un préfet de Paris. La loi du 6 mai
1976 supprime le district et la région parisienne, les remplaçant par une
région Île-de-France qui prend ainsi place parmi les régions créées en 1972,
avec un nom intentionnellement préféré à celui de région parisienne. Le
délégué général au district de la région de Paris, Paul Delouvrier, avait été
nommé en 1966 préfet de la Région parisienne. Il y a donc à Paris, de 1966
à 1977, trois préfets, à savoir celui de la région, celui du département de
Paris et le préfet de police. En 1977, la fonction du préfet d'Île-de-France
est unie à celle du préfet de Paris. Mais la création des régions par la loi de
1972 a maintenu Paris dans son statut d'exception. Il faudra attendre 1982
pour que l'Île-de-France, six ans après sa création par la loi du 6 mai 1976,
entre dans le droit commun des régions et soit enfin reconnue comme
collectivité territoriale.

Les lois des 31 décembre 1975 et 31 décembre 1982 rapprochent enfin le


gouvernement de la capitale du droit commun. Paris a un Conseil élu à la
proportionnelle et un maire élu par le Conseil. Les arrondissements ont
chacun un conseil et un maire élus, et prennent en 1983 une importance
accrue. La majorité des services passe de la compétence du préfet de Paris à
celle du maire. Mais le préfet de police garde ses attributions, et le maire de
Paris est toujours le seul à n'avoir pas dans sa ville la responsabilité du
maintien de l'ordre.

DÉLINQUANCE ET MARGINALITÉ

Ville de passage, vitrine de la fortune des uns et exutoire de l'infortune


des autres, Paris est en tout temps en proie à une marginalité de vagabonds,
de fainéants, de mendiants professionnels ou occasionnels. François Villon
laisse entrevoir un milieu d'étudiants qui ne savent pas finir leurs études ou
sont incapables de trouver leur place dans le clergé, la robe ou
l'administration. Chenapans parce que paresseux, il leur suffit d'un rien pour
verser dans la délinquance. Pour le poète, c'est une rixe d'un soir trop chaud
qui, en 1455, fait de lui l'assassin d'un prêtre. Le voici en fuite, vivant
d'expédients. Ses amis obtiennent des lettres de rémission. Il retrouve le
quartier de l'Université, mais il n'y a plus rien à faire. Il est le compagnon
pitoyable d'une bande qui, un soir, cambriole le collège de Navarre.
Derechef on le cherche. On le trouvera après une bagarre de rues. La justice
pense le pendre, renonce car Villon a sa petite réputation. Il a fréquenté les
cours princières, n'a pas su y rester. Dans les tavernes, on le tient pour un
chansonnier. On ne le pendra pas. Il est banni : qu'il aille se faire pendre
ailleurs. Depuis qu'il a été reçu maître ès arts, c'est-à-dire depuis qu'il a fini
ses études secondaires, sa carrière de marginal aura duré dix ans.

Il n'est qu'un Villon, mais il est des milliers de garçons à la dérive comme
lui. Il est des filles qui améliorent pour un temps leur revenu en chapardant,
des servantes que l'on a mises à la porte parce qu'elles étaient enceintes, des
prostituées qui ont soulagé de sa bourse leur client, des valets qui n'ont
soudain plus trouvé d'embauche. S'y ajoutent les anciens soldats sans
embauche, les estropiés des campagnes gagnées ou perdues. On voit même
s'insurger les soldats réguliers, quand on oublie, comme en 1536, de les
payer. On mendie à tous les coins de rue, on détrousse, on assassine, aussi.
On vole à la tire dans les foires, sur les ponts où le passant s'attarde à
regarder les boutiques. Des bagarres éclatent dans les cabarets, qui ne sont
faites que pour attirer l'attention et détrousser les clients. Les filles s'en
mêlent, qui attirent les victimes et les occupent.

Des repaires s'organisent, du campement du Bourget, hors la ville, à des


«cours des Miracles» en pleine ville : la cour du Roi-François rue Saint-
Denis, la cour de la Jussienne rue Montmartre, la cour de la Mortellerie
derrière l'Hôtel de Ville, la cour Jean Beausire près des Tournelles, la plus
célèbre étant celle de la rue Neuve-Saint-Sauveur (du Nil), dans l'actuel
quartier du Sentier. Les deux dernières s'appuient sur l'enceinte de Charles
V. La police n'oserait s'aventurer dans ces repaires, dont les multiples accès
favorisent toutes les fuites. Ils ne seront définitivement détruits qu'à la fin
du XVIIe siècle par l'action énergique de La Reynie qui les isole, les prend
d'assaut, les met à bas et envoie en prison leurs occupants. Des bandes se
constituent, dès le XVe siècle mais surtout au XVIe, avec à leur tête des
caïmans qui sont de vrais bandits. Le Parisien apprend des actions d'éclat
qui ne le rassurent guère. En 1518, les voyous brûlent le pilori des Halles,
avec le bourreau. En 1525, ils mettent à sac le port au Sel. En 1534, ils
pénètrent dans le Louvre et volent le dais du roi.

Le Paris de la guerre de Cent Ans a été relativement épargné par les


grandes vagues de délinquance nées du désœuvrement des hommes d'armes
sans embauche. On n'a vu dans la capitale ni les Grandes Compagnies, ni
les Écorcheurs. La ville souffre en revanche, dans les années 1525, de
l'afflux d'anciens combattants revenus des campagnes d'Italie, puis après
1536 de celui des sans-emploi de l'armée naguère levée contre les
Impériaux. On a beau interdire le séjour de quiconque n'est pas domicilié à
Paris, l'opération est matériellement irréalisable : au mieux la police
parvient-elle à mettre la main sur quelques clochards nocturnes. Paris reste
encombré de ces «aventuriers» parmi lesquels nul ne distingue vraiment les
épaves inoffensives des véritables malfaiteurs.

La ville se défend en incarcérant les bons à rien qui pourraient être des
malandrins, en les punissant, en les expulsant. C'est chose aisée quand ils
sont déjà convaincus de mauvaises actions. C'est plus difficile quand il ne
s'agit que de mendiants, ou quand la délinquance se distingue mal du chahut
d'étudiants. Tant qu'on ne les a pas convaincus d'un délit, on ne peut que
fustiger les marginaux et les prier de déguerpir. Parfois, on leur trouve un
travail forcé. Ils sont bons à curer les fossés et les égouts, à gratter le sol des
rues pour en ôter les tas d'ordures que l'on appelle les dos-d'âne. Pour peu
que l'on soit en train d'élever une nouvelle enceinte, cette main-d'œuvre est
d'abord appréciée, quitte à ce qu'on s'aperçoive vite que ces gens que l'on
conduit enchaînés et que l'on paie d'une piécette travaillent peu et mal. Plus
souvent, on les met au pain sec avant de les reconduire aux portes. Il arrive
qu'on traite les mauvais garçons comme des délinquants avérés, et qu'on les
envoie aux galères. Le procédé est déjà au point au XVIe siècle.

Très tôt, le vagabondage suffit à qualifier le délit. En 1554, le Grand


Bureau des pauvres de l'Hôtel de Ville se soucie de distinguer les pauvres
qui méritent charité des vagabonds paresseux qui en sont indignes et
troublent l'ordre. Pour enfermer ceux-ci, la Ville achète une ancienne
maladrerie, celle de Saint-Germain. Cet asile, que les Parisiens appellent les
«Petites Maisons », sera surtout occupé par des vieillards impotents.

Le Paris du jeune Louis XIV est tout sauf sûr. En 1656, on a pris en vain
les grands moyens. Créé, après l'échec d'un bureau des pauvres, à
l'instigation de saint Vincent de Paul - qui en refuse la direction - et de la
Compagnie du Saint-Sacrement, l'Hôpital général est constitué des maisons
de Bicêtre pour les hommes, de la Salpêtrière pour les femmes et les filles
et de la Pitié pour les jeunes garçons. L'Hôpital général reçoit les pauvres
comme représentants du Christ mais cela permet d'interdire en ville toute
mendicité. On accueille sur-le-champ cinq mille pensionnaires, que l'on
entend conduire à une vie policée et si possible à la piété. Il y en aura le
double à la fin du siècle. À la seule Salpêtrière, on trouve en 1690 huit cents
enfants de moins de douze ans, quarante jeunes filles dissolues et cinq cents
vieilles femmes. Les autres sont les mendiants professionnels, les estropiés,
les truands que l'on n'a pas pris en flagrant délit pour les pendre.

Rien n'y fait, la capitale demeure un coupe-gorge. On a beau menacer des


galères les mendiants qui ne se laissent pas enfermer à la Salpêtrière et
interdire aux Parisiens de donner une pièce aux pauvres rencontrés dans la
rue, la marginalité parisienne ne décline pas. En 1660, Boileau assure que «
le bois le plus funeste et le moins fréquenté est, au prix de Paris, un lieu de
sûreté ». On vole à la tire dans toutes les rues, on attaque les carrosses, on
force les portes, on déshabille les passants. Nul n'est à l'abri : un valet du
duc d'Orléans est tué et dépecé par des voleurs qui forçaient le coffre-fort
du duc, d'autres opèrent poignard en main chez Colbert, et le lieutenant
criminel Jacques Tardieu et sa femme sont, en août 1665, assassinés en leur
hôtel du quai des Orfèvres par deux larrons. D'établissement de charité qu'il
devait être, l'Hôpital général devient une maison de redressement. Le
régime est celui des travaux forcés. Les violents sont mis aux fers, dans des
cachots. Le fouet et le carcan règnent à Bicêtre. Seul aspect positif de
l'institution, les misérables qu'on y enferme mangent à leur faim. Dans la
rue, ce n'était pas assuré.

La Reynie tente alors d'assainir la capitale. Les vagabonds sont expulsés.


On enrôle ceux que l'on peut dans l'armée. On fait la chasse aux armes :
interdiction aux valets de porter une épée. Malheureusement, le truand use
plutôt d'un couteau, et nul ne peut empêcher un manant de couper son pain.

Le propos d'un assainissement de la ville par l'expulsion des vagabonds


est repris chaque fois que la conjoncture multiplie les misérables et fait
craindre pour l'ordre public. En 1709, devant un sérieux risque
d'insurrection lié à la famine qui résulte de l'hiver terrible, le Parlement
chasse de Paris les mendiants qui n'y sont pas nés. Mais comment prouver
le lieu de naissance d'un mendiant? Dans le même temps, le lieutenant de
police d'Argenson assemble dans la capitale douze compagnies de Gardes
françaises. Rien n'y fait : le 20 août, après une maladroite tentative
d'ouverture de chantiers publics - terrassement et nivellement des
boulevards - pour donner du travail aux miséreux, c'est l'insurrection : on
attendait deux mille ouvriers improvisés, il en vient le triple. La répression
fera quelques morts et laissera beaucoup d'amertume.

Le lieutenant de police poursuit également une forme originale de


criminalité qui semble s'être développée en cette seconde moitié du XVIIe
siècle : les officines d'empoisonnement. Celle de la Voisin restera la plus
célèbre. Sa clientèle aristocratique fera de son procès devant la Chambre
ardente improvisée à l'Arsenal un événement mondain qui alimentera les
conversations. Les gens qui se disent informés parlent des maîtresses du roi.
La délinquance change de nature à la veille de la Révolution. Dans les
années 1780, elle devient le fait de bandes constituées. Les années troublées
leur offrent libre cours. La police de l'Empire les contient quelque peu.
Mais la délinquance ne cesse pas avec l'ordre et la paix. Tous les
lendemains de guerre laissent des épaves sur le pavé de Paris, anciens
soldats sans qualification pour la vie civile, mutilés inaptes à tout emploi.
Après les guerres de l'Empire comme après celles de Louis XIV, Paris
connaît un afflux de marginaux de la sorte, qui grossissent la foule des
mendiants professionnels et des ouvriers sans embauche. Certains n'hésitent
pas devant le recours à l'intimidation et rançonnent les boutiquiers ou les
rentiers. Victor Hugo a immortalisé le Thénardier de la masure Gorbeau.
Les tribunaux parisiens voient comparaître, sous Louis XVIII, quelque six
mille criminels et délinquants par an. À la fin de la Restauration, on compte
un crime pour 1 200 habitants. Il est vrai que les crimes contre les
personnes ne représentent qu'une inculpation sur dix, et que la justice du
temps tient pour crime des attentats à la propriété qui ne seraient
aujourd'hui que simples délits : pensons au pain volé par Jean Valjean. La
qualification étant la même en province, les taux parisiens sont quand
même trois à quatre fois supérieurs à ce qu'ils sont dans l'ensemble de la
France. Parce qu'on y trouve plus aisément qu'ailleurs l'impunité de
l'anonymat, une bonne part des truands de province finit dans la capitale.
Malgré l'interdiction portée sur leur passeport, les forçats libérés s'y
retrouvent. Des bandes s'organisent, qui se créent des repaires - masures,
caves, carrières - où la police n'ose guère mettre les pieds. La cour des
Miracles décrite par Victor Hugo est une réalité de son temps.

Le XXe siècle connaît les mêmes phénomènes. Des bandes contre


lesquelles luttent Clemenceau, ministre de l'Intérieur, et ses brigades
automobiles aux «blousons noirs» des années 1950, puis aux bandes qui se
constituent trente ans plus tard dans les banlieues minées par le chômage, la
marginalité ne fait que changer de méthodes. Elle ne change pas
d'objectifs : secouer l'ordre établi et ébranler la sécurité du bourgeois. Et il
n'y a rien de nouveau dans les règlements de comptes au sein de la
délinquance proprement dite.

Ne confondons pas le clochard avec le délinquant. La marginalité du


clochard tient à des causes extrêmement diverses. C'est sa place dans la rue
qui fait de lui un élément original du panorama parisien. Le clochard est
toujours à la dérive. Il est souvent ivrogne, rarement délinquant. Pour passer
l'hiver au chaud en prison, un personnage de Courteline ne trouve qu'un
délit à commettre : le port illégal de décoration.

Le clochard couche dans la rue, sous une porte cochère, sous les ponts. «
Coucher sous les ponts » devient au XIXe siècle une locution familière pour
signifier l'aboutissement d'une déchéance. Les bancs des stations de métro,
qui offrent le chauffage pour le prix d'un ticket, sont au XXe siècle un
refuge nouveau, qui n'a que l'inconvénient de fermer le soir. La fin du
siècle, en aménageant des espaces publics couverts (forum des Halles),
procure des possibilités de couchage qui ne sont contrariées que par
d'éventuelles interventions de la police. En fait, le clochard étant incurable,
la police se lasse vite de déloger et d'héberger au poste ceux qu'elle
retrouvera le lendemain en semblable posture.

Des refuges sont organisés par les pouvoirs publics. Sous le Second
Empire, on ouvre des asiles de nuit, les uns pour femmes, les autres pour les
hommes. Dans le Chauffoir du boulevard de la Villette, trois poêles
entretiennent un peu de chaleur gratuite du soir au matin. Le problème n'est
cependant pas résolu, et il ne l'est pas davantage quand, lors du rigoureux
mois de février 1954, l'abbé Pierre en appelle à l'opinion contre le fait que
l'on meurt de froid dans Paris. Diverses actions, dues à l'administration ou à
des organisations caritatives, seront désormais à noter chaque hiver.

Les «sans domicile fixe » des années 1990 ne sont plus la conséquence
d'une contestation de la société et de ses règles. Ils sont le fruit du chômage.
Le Parisien est sensible à de grandes différences avec le clochard : le SDF
est sobre, n'insulte pas les passants, cherche d'abord à se laver pour garder
sa dignité. Alors que le clochard se complaisait dans le vagabondage, le
SDF aimerait en sortir.

L'homme n'est pas la seule menace. Paris connaît jusqu'au XVIIIe siècle
la crainte périodique des loups que les hivers trop rudes poussent à chercher
fortune en ville. Ils arrivent en longeant la Seine, s'introduisent par les
berges basses que n'atteint pas la muraille de l'enceinte. Pendant le dur hiver
de 1438-1439, le Parisien vit dans la terreur. Parfois, une meute attaque la
ville en plein été. En août 1423, les louvetiers en prennent chaque nuit trois
ou quatre, qu'ils portent le lendemain à travers Paris, pendus par les pattes
de derrière à des perches. Les louvetiers gagnent beaucoup d'argent, mais ils
entendent montrer le résultat de leur travail.

Quand on ne craint pas le loup, on se méfie du chien errant. La rage


menace toujours. La police fait des rafles, entretient des assommeurs de
chiens. Le XXe siècle adoucira l'usage : on met les chiens en fourrière,
avant de les tuer.

L'ORDRE PUBLIC

La première police est faite des sergents du Châtelet. En 1419, un


commissaire du Châtelet est mis en place dans chaque quartier de police. En
1522, François Ier double l'effectif, et complète en 1526 le dispositif par un
lieutenant de police qui doit tourner dans la ville à longueur de journée avec
vingt archers. Le chevalier du guet prend la relève la nuit, avec soixante
sergents. Dans les moments de crise, les bourgeois participent aux tournées
du guet. C'est le «guet bourgeois». Dans les mêmes moments, le bourgeois
est tenu de mettre une lanterne à sa fenêtre.

Henri II corrige en 1551 la répartition de sa police pour tenir compte du


peuplement inégal des quartiers : il y aura de un à quatre commissaires,
selon le quartier. Ces commissaires ne faisant preuve que d'une diligence
modérée dans la recherche des délinquants, le Parlement s'en mêle et charge
en 1559 des conseillers de faire des tournées hebdomadaires. Des postes de
garde - il y en a vingt-cinq en 1540 - sont aménagés dans les points de
passage stratégiques : les métiers fournissent les hommes qui assurent ce
guet «assis» que vient contrôler le chevalier du guet. On prescrit aux
bourgeois qui sont de guet d'agiter une clochette quand ils voient passer des
voleurs.

Dès 1559, les responsables de la police ont compris que la sécurité est
affaire de sergents, non de boutiquiers ou d'artisans. Comme au siècle
précédent devant l'inexpérience militaire des francs-archers, on tire les
leçons de l'inefficacité du guet bourgeois et du guet assis. L'un et l'autre
sont remplacés par une force de 240 archers dont 32 à cheval : c'est le «guet
royal ». Avec lui, même si le guet est de nouveau confié aux bourgeois en
1561, commence vraiment la police publique. La mutation sera entérinée en
1771 par Louis XV. La Compagnie du guet sera alors supprimée. La même
police sera en charge du jour et de la nuit.

Le «poste» de police apparaît au XVIe siècle, lorsqu'on juge nécessaire


de poster les sergents du Châtelet au plus près des habitants, dans les
quartiers, au lieu de les garder groupés près du prévôt. On leur aménage des
«loges», des « barrières », à la fois postes de surveillance et moyen
d'intervention rapide. Les premières sont à la porte Baudoyer, rue Saint-
Denis, à Saint-Jacques-de-l'Hôpital et au Petit-Châtelet, puis au débouché
du pont Saint-Michel et en place Maubert. Leur façade s'orne d'une effigie
du roi et d'une figure de la Justice.

Quant à la milice des bourgeois, encadrés par les quarteniers, elle est
disponible pour le cas de mouvements de rue ou de coups de main contre
les portes de la ville. Elle est la principale justification du refus
constamment opposé par les bourgeois à toute implantation d'une garnison
dans la ville, à l'exception des forteresses royales comme le Louvre ou la
Bastille. Mais on tient compte de l'incapacité des bourgeois à exercer
vraiment une activité militaire : en 1562, des capitaines remplacent les
quarteniers dans l'essentiel de leur fonction.

Archers et arbalétriers sont une autre force, disponible en permanence


sous l'autorité du prévôt des marchands et le commandement du lieutenant
criminel au Châtelet. Dès le XVe siècle, les soixante arbalétriers et les cent
vingt archers de la ville sont organisés en compagnies. Une compagnie de
cent arquebusiers s'y joint en 1523. Ce sont des bourgeois, mais soumis à un
entraînement. Il n'est pas sûr que les séances de tir, comme celles qui
réunissaient périodiquement les bourgeois du XVe siècle dans l'île Notre-
Dame, soient autre chose que des parties de campagne entre hommes. Une
double réforme, en 1550 et 1566, transforme ces compagnies en une force
unique, sous un capitaine général dépendant exclusivement du Châtelet. Les
quarteniers sont écartés de l'affaire, une première fois en 1562,
définitivement en 1568.
Louis XIV reprend les choses en main. En 1665, il confie la
réorganisation de sa police à un maître des requêtes au Parlement, Nicolas
de La Reynie. Le guet est quadruplé, composé de cavaliers et d'archers. Les
rondes de nuit sont multipliées, et l'éclairage public est rétabli. En 1667, La
Reynie est nommé lieutenant de police. Le chevalier du guet lui est
subordonné. Les rues sont dès lors moins dangereuses pour les passants,
même la nuit. La fonction aura fait la preuve de son efficacité : La Reynie
l'exercera jusqu'à son remplacement pour raison d'âge, en 1697, par Marc-
René de Voyer d'Argenson, un homme de rigueur, dont l'autorité se fera
parfois lourde, mais qui continuera d'assurer l'ordre social et matériel, et
méritera ainsi l'estime des Parisiens.

Il y a longtemps que les quartiers de l'Hôtel de Ville, avec leurs


quarteniers bourgeois, n'ont plus guère d'objet. En 1701, Louis XIV divise
la ville en vingt quartiers de police, chacun ayant à sa tête un commissaire
du Châtelet. Ce commissaire de police est flanqué de sergents. La police a
trouvé un cadre définitif, qui ne variera que pour tenir compte des
extensions de l'espace urbain.

Les Gardes françaises sont un régiment d'élite créé en 1563 et ainsi


nommé pour le distinguer des gardes suisses du roi. Il recrute surtout à
Paris. Voué à la guerre en campagne, il se disloque au XVIIIe siècle et sera
dissous en 1789.

Le calme relatif qui règne à Paris après la tourmente de la Fronde conduit


les pouvoirs publics à relâcher l'emprise policière. On pourchasse les
chenapans et les ivrognes, on calme les étudiants, on arrête les assassins et
les faux-monnayeurs. La capitale connaît les manifestations et les émeutes
d'une journée. On ne craint guère l'insurrection générale. Par souci
d'économie, les ministres Turgot et Necker vont jusqu'à supprimer les
mousquetaires gris et noirs, tenus pour une inutile force de parade. À la
veille de la Révolution, pour maintenir l'ordre dans une ville qui dépasse le
demi-million d'habitants et dans sa banlieue, on compte tout juste une
dizaine de milliers de gardes françaises, policiers et sergents : un rapport
dix fois inférieur à celui de Berlin. Pour la police quotidienne, les quarante
commissaires et leurs inspecteurs suffisent amplement, secondés, il est vrai,
par les indicateurs de tout rang que les policiers trouvent dans les tripots et
que la population traite de «mouches».

La Révolution désorganise la police. Dès le temps de la Constituante, on


se méfie de la police royale et l'ordre public est confié aux municipalités,
donc pour Paris à la Commune. En fait, la police de la Commune voit
rapidement s'élever face à elle une police parallèle : les sections. Celles-ci
pourchassent les ennemis du nouvel ordre politique, mais non les violateurs
de l'ordre public. La Terreur sonne donc le glas d'une police organisée. En
créant les structures dérivées d'un ministère de la Police, le Directoire remet
en janvier 1796 une certaine logique dans la relation du pouvoir exécutif à
sa police.

C'est Bonaparte qui donne en 1800 à la police parisienne sont


organisation quasi définitive. Le principe fondamental est une distinction
entre l'administration, confiée au préfet de la Seine, et le maintien de
l'ordre, qui revient à un préfet de police indépendant du précédent. Il s'agit,
au vrai, de fragmenter les pouvoirs qui s'exercent dans la capitale et qui,
concentrés, feraient d'un unique préfet un dangereux rival du ministre de
l'Intérieur. Mais on ne peut, en revanche, s'accommoder d'un pouvoir de
police éclaté entre les arrondissements. Daunou le dit bien devant le
Tribunat, Paris et la Seine ne sauraient être gouverné comme les autres
villes et départements.

Nommé à la tête de la police le 11 novembre 1799, puis préfet le 8 mars


1800, le premier préfet de police, Louis-Nicolas Dubois, est un homme
d'expérience. À quarante-deux ans, issu d'une famille de juristes du Nord, il
a été sous l'Ancien Régime avocat au Parlement et procureur au Châtelet,
puis pendant la Révolution l'un des acteurs obscurs de la vie politique
locale, dans sa loge maçonnique comme dans sa section, et enfin juge au
tribunal civil. Il a appartenu à l'administration du 10e arrondissement (à peu
près l'actuel 6e), Il se montrera un loyal exécutant de la politique des
Fouché et des Réal.

Reste à faire d'une Préfecture de police créée le 17 février et


immédiatement installée rue de Jérusalem, dans la Cité, en arrière du quai
des Orfèvres, une réalité administrative. D'abord, Bonaparte a fait prévaloir
contre Fouché l'idée d'une véritable préfecture, non d'une lieutenance de
police qui eût fait du titulaire un simple représentant du seul ministre de la
Police. Dès lors, Dubois se fait donner de larges attributions : elles vont des
permis de séjour à la location des places sur les marchés, de la surveillance
de la presse à la distribution des secours aux indigents. Il lui faudra six mois
pour obtenir que sa compétence s'étende à l'ensemble du département.

L'épreuve de force avec le ministre est difficilement évitable. Le retour


de Fouché au pouvoir en 1804 signifie la mise en tutelle du préfet de police.
Les relations ne vont dès lors que s'aggraver, jusqu'à la commune disgrâce
de Fouché et de Dubois en 1810. Arrive alors à la Préfecture de police un
juriste issu d'une illustre lignée de jurisconsultes et de présidents au
Parlement, Étienne-Denis Pasquier, lui-même passé du Parlement d'Ancien
Régime au Conseil d'État de l'Empire. Il sera renvoyé sous les Cent-Jours
pour avoir trop vite montré une nouvelle fidélité au roi.

En 1828, le préfet Louis-Maurice Debelleyme, un magistrat fort dévoué à


la cause de l'Ordre, invente de mettre en uniforme les sergents de ville,
pourvus d'une redingote bleu nuit, d'un chapeau à cornes et d'une canne à
pommeau, remplacée la nuit par un sabre. Son successeur Jean Mangin les
remet en civil l'année suivante. Gabriel Delessert, préfet de police en 1836,
change sensiblement les missions de la police parisienne, moins politique,
plus occupée de la sécurité des personnes et des biens. Après les
turbulences du début du règne, il s'agit de rassurer le bourgeois, du banquier
au boutiquier. Trop favorable à l'Empire, le corps est dissous en 1870, puis
reconstitué sous le nom de gardiens de la paix. La circulation entre dans
leurs attributions dès 1900, date à laquelle apparaissent les gardiens
cyclistes dits «hirondelles» et la brigade fluviale. On a vu, de 1923 à 1945,
quelques policiers à cheval. Dans le vocabulaire parisien, l'appellation de
gardien de la paix n'a jamais eu de succès, et l'on est directement passé de
«sergent de ville» » à «agent de police».

La milice de la garde et du guet avait pris en 1666 le nom de Garde de


Paris. On la verse en 1789 dans la Garde nationale constituée par La Fayette
au lendemain de la prise de la Bastille après éviction des éléments
populaires. Il ne s'agit plus alors que d'armer la bourgeoisie, ou plutôt de la
faire s'armer à ses frais. La Garde nationale est réorganisée en 1814. Ce sont
les bourgeois mobilisables pour la sauvegarde de l'ordre public : environ
trente mille hommes. Ils s'équipent à leurs frais. Une ordonnance de 1816
leur donne pour les grandes occasions un uniforme inspiré de celui de
l'ancienne Garde impériale, avec le célèbre bonnet d'ourson. Mais il faut
tenir compte de la réalité : en 1825, l'effectif est ramené à douze mille. Cela
ne procure pas pour autant l'efficacité à ce service imposé auquel beaucoup
parviennent à se soustraire. Imaginée pour aviver l'enthousiasme, la revue
du 29 avril 1827 tourne au désastre. Le gouvernement de Villèle s'y fait
conspuer. Immédiatement dissoute, la Garde nationale retrouve sa faveur en
août 1830. La Fayette en prend le commandement. On l'acclame à la revue
du Champ-de-Mars. Le bourgeois parade en uniforme. On enrôle quelques
ouvriers. La Garde atteint l'effectif de 47 000 hommes. En fait, elle est la
vitrine de la petite bourgeoisie. Avec ses uniformes, elle en est aussi la
fierté. Elle participera largement à la Commune et sera dissoute par Thiers
en 1871.

En 1802, le Premier Consul crée une véritable force militaire, la Garde


municipale de Paris, qui va à la fois assumer une fonction de maintien de
l'ordre dans Paris et prendre part aux campagnes du Consulat et de l'Empire.
Celui-ci en fait la Garde de Paris. Dissoute après la conspiration Malet, elle
est remplacée en 1813 par la Gendarmerie impériale, dont la Restauration
fera la Gendarmerie royale de Paris. En 1820, elle compte 1 528 hommes,
dont 611 cavaliers. Dissoute en 1830, elle reparaît sous la forme d'une garde
municipale, force d'appoint faite de 60 000 petits-bourgeois, commerçants
et patrons de l'artisanat, attachés au maintien de l'ordre et au respect de la
propriété. Devenus impopulaires à force de combattre les émeutes
républicaines, ces « municipaux » - le titi dit « les cipaux » - seront à leur
tour dispersés en 1848. Muée en Garde civique en février 1848, la Garde
municipale devient en juin la Garde républicaine. L'année suivante, elle est
définitivement intégrée dans la Gendarmerie. La Libération vaut à celle-ci
en 1944 son nom actuel, la Garde républicaine de Paris. Sa participation
aux défilés, ses services d'honneur la rendent particulièrement populaire,
même chez ceux qui ignorent les missions militaires et humanitaires qui
sont aussi les siennes. Cette popularité s'est accrue du fait que, depuis la
dissolution du régiment de spahis de Senlis, la Garde est la seule cavalerie
que l'on voit encore dans la capitale.
La diversité a donc longtemps régné dans le maintien de l'ordre à Paris.
En 1818, sur 133 postes de police, la Garde nationale en tient 57, la ligne
53, la gendarmerie 16, les pompiers 7.

L'armée de ligne vient donc en sus. Délibérément tenue hors de Paris par
l'Ancien Régime, éloignée par la guerre sous l'Empire, elle reprend sa place
sous la Restauration dans les casernes parisiennes. On compte alors quinze
mille soldats dans la capitale. Les casernes sont nombreuses, le système des
billets de logement qui procurait un gîte aux gardes-françaises et aux gardes
suisses ayant été abandonné sous Louis XV pour cause d'impopularité.
L'armée n'ayant cessé de se renforcer pendant le XIXe siècle, il est dans la
ville vers 1900 une quarantaine de casernes, avec quelque trente mille
soldats. Ces casernes fermeront l'une après l'autre, les dernières n'étant plus
que le logement et l'entrepôt des militaires affectés aux services ministériels
et aux états-majors. Après la disparition de la caserne Dupleix en 1985, il ne
subsiste plus à Paris que les casernes de la Garde républicaine, auxquelles il
faut ajouter celles de la brigade des sapeurs-pompiers. Paris a cessé d'être
ville de garnison.

Les prisons sont nombreuses. Au Moyen Âge, Le roi dispose de la


Conciergerie du Palais de la Cité, du Grand-Châtelet, du Petit-Châtelet.
Lorsque la Bastille perd sa fonction de forteresse défensive, elle n'est plus
qu'une prison, réservée à des prisonniers dignes d'une attention spéciale.
Alors que le malandrin croupit dans l'eau au fond de son cachot du Grand-
Châtelet, le noble capable de payer se fait servir des dîners fins dans son
logement de la Bastille et prie à l'occasion le gouverneur à sa table. A côté
des prisons du roi, il y a celles des justiciers. Depuis le XIIIe siècle, l'évêque
a le For-l'Évêque, entre la Seine et la rue Saint-Germain-l'Auxerrois. Le
prévôt des marchands a sa prison. Les abbayes ont chacune la sienne.

L'une après l'autre, les prisons des justices seigneuriales disparaissent. En


1674, Louis XIV les supprime. Même le For-l'Évêque devient prison royale.
On y comptera, selon les époques, de deux cents à cinq cents prisonniers.
On y verra Beaumarchais, mais aussi la Clairon.

Jusqu'au temps de Louis XIV, la prison n'accueille que des gens en


instance de jugement, voire quelques condamnés à vie. La punition par la
prison à temps n'existe pas. Mais il y a les lettres de cachet, qui relèvent de
l'arbitraire royal, non de la justice. En revanche, les tentatives faites dans la
seconde moitié du XVIIe siècle pour purger Paris de sa mendicité
aboutissent à transformer l'Hôpital général en un multiple établissement
pénitentiaire pour marginaux.

Plusieurs prisons sont détruites dans les dernières années de l'Ancien


Régime. Disparaissent alors le For-l'Évêque et le Petit-Châtelet, jugés
abusivement insalubres.

Si le Parisien est assez satisfait de savoir les malandrins en prison, il


manifeste à leur égard la charité prescrite par l'Évangile. Au Moyen Âge, le
prisonnier qui laisse pendre un panier au bout d'une cordelette sait qu'il a
quelque chance de remonter par son étroite fenêtre un peu de nourriture
déposée par les passants. Au XVIIe sièce, La Reynie ordonne que les
prisons soient approvisionnées en eau potable par les fontaines publiques. À
la même époque, les congrégations, les confréries, les jésuites, la
Compagnie du Saint-Sacrement, organisent la visite des captifs.

Voilà pour les prisons de l'Ancien Régime. Ce sont aussi celles de la


Révolution, celles des massacres de septembre 1792, et les antichambres de
la guillotine. Mais on y a ajouté la Conciergerie, l'Abbaye, les Carmes. Le
XIXe siècle modifie le système, pour tenir compte de l'évolution du Code
pénal, qui supprime les punitions corporelles immédiates et crée les peines
à temps. Quelques efforts sont faits sous la Restauration pour améliorer la
salubrité. On modernise la Conciergerie et, au-dessus du Jardin du roi, le
vieux «Refuge» de Sainte-Pélagie, créé en 1665 pour aider les filles
débauchées à se repentir et devenu, en fait, une simple prison pour femmes.
Sainte-Pélagie est après 1830 la prison politique par excellence. On ne la
démolira qu'en 1898. La prison de Clichy, rue de Clichy, la remplace en
1834 et jusqu'à sa suppression en 1867 pour les débiteurs insolvables.
Construite après 1827 par l'architecte Hippolyte Lebas, la Petite-Roquette
passe en son temps pour une prison modèle. Du moins l'est-elle au regard
de l'ancienne prison, de l'autre côté de la rue. Partout, on manque d'eau, de
linge, de place pour bouger. On modernise sous le Second Empire. La Santé
est construite à partir de 1861 pour remplacer les Madelonnettes. Le XXe
siècle ajoutera au système les maisons de Fresnes, puis de Fleury-Mérogis.
Il n'y a pas de justice sans moyens de punition. Dès le Moyen Age, Paris
compte plusieurs lieux patibulaires. Le plus connu et le plus durable est le
gibet de Montfaucon, élevé sous le règne de saint Louis au large de la porte
du Temple, à l'est de l'actuel canal Saint-Martin, sur une petite butte de la
route de Meaux. D'abord fait d'une simple potence de bois, il était établi
sous Charles IV sur une large architecture de pierre à seize piliers portant
les poutres où s'accrochaient cordes et chaînes. La fosse centrale recevait
les ossements qui se détachaient des squelettes, voire les corps des
suppliciés morts en d'autres lieux. C'est là que finirent leurs jours Enguerran
de Marigny en 1315, Pierre des Essarts en 1413, Olivier le Daim en 1484, et
bien d'autres. Montfaucon fut en usage jusque vers 1625, mais on lui
préféra, dès 1450, celui, tout neuf, de Montigny. D'autres gibets attendaient
le pendard. La Croix du Trahoir était rue Saint-Honoré. Les justiciers
ecclésiastiques avaient les leur, l'évêque dans la Cité, les abbés et le grand
prieur du Temple dans leur seigneurie. On en voyait aux portes de la ville,
ou sur les hauteurs avoisinantes.

Les autres modes d'exécution n'exigent pas une implantation permanente.


On dresse l'estrade de la décapitation ou le bûcher sur la place de Grève, ou
aux Halles, ou au marché aux Pourceaux. On apporte aux Pourceaux la
marmite où l'on fait bouillir les faux monnayeurs. Les voleurs que l'on ne
pend pas sont exposés au pilori des Halles. Ceux que l'on bat «au cul de la
charrette » n'appellent pas d'infrastructure particulière.

La guillotine de la Terreur occupe la place d'honneur sur les places les


plus vastes : la place de Grève, le Carrousel, la place de la Révolution (la
Concorde). Désireux de les écarter du centre où elles causes des embarras,
Louis-Philippe déplace en 1832 les exécutions de la place de Grève à la
barrière Saint-Jacques, au-delà des jardins de l'Observatoire. Jusqu'en 1848,
c'est là que Paris va voir exécuter un Lacenaire ou un Fieschi. Après
l'abolition de 1848, la guillotine reparaît à la barrière Saint-Jacques en 1851,
puis devant la Roquette. On en construit deux à la fin du Second Empire.
Elles sont brûlées par les Fédérés devant la mairie du 11e arrondissement,
au pied d'une statue de Voltaire. On en reconstruira une. On exécutera alors
devant la prison de la Santé, puis dans la cour.
Contre les mouvements inopinés, la meilleure prévention est d'abord de
ralentir la circulation. C'est seulement au XIXe siècle que l'on s'avisera de
prendre le problème par l'autre bout et de faciliter l'accélération des
interventions de la police ou de la troupe. Avant l'urbanisme de Rambuteau
et de Haussmann, il y a les chaînes et les barrières.

Le Paris du XIVe siècle avait eu des chaînes, que l'on tirait la nuit en
travers des rues. Certaines voies étaient même fermées d'une ou de deux
portes. La relative tranquillité de la seconde moitié du siècle avait laissé ces
chaînes faire le bonheur de qui avait besoin de tirer l'eau du puits. En 1405,
dans le même temps où, devant le risque d'un assaut du parti d'Orléans qui
bat la campagne, on boucle les portes de la ville et où l'on place torches et
seaux d'eau dans les rues, on réquisitionne les forgerons, les maréchaux-
ferrants et les chaudronniers pour forger d'urgence des chaînes. Devenues
l'un des symboles de la domination bourguignonne, ces chaînes seront
enlevées en 1416 par le gouvernement armagnac, mais celui-ci aura la
prudence de les entreposer à la Bastille. On les retrouvera sous Bedford.

ÉCLAIRAGE URBAIN

L'éclairage urbain n'est longtemps qu'une affaire de sécurité publique. En


temps normal, chacun s'arrange avec le clair de lune, qui est fort atténué par
les étages en encorbellement, ou avec des torches et des lanternes que
portent les valets ou que l'on porte soi-même. Le pauvre profite de la torche
d'autrui. Lorsque surgit le risque d'émeute ou de surprise, les pouvoirs
publics instaurent un éclairage des rues et le mettent à la charge des
riverains. En septembre 1405 déjà, le gouvernement du duc de Berry fait
crier qu'on mette des lanternes devant les maisons.

Au XVIe siècle, on tente de substituer une organisation à l'empirisme des


initiatives locales. En 1504, en 1524, en 1551, en 1558, en 1562, le
Parlement, qui se pose en troisième pouvoir dans la ville, échoue quand il
veut contraindre les habitants à placer des chandelles, des lanternes ou des
falots aux fenêtres. Même quand le bourgeois obtempère et met en place
une chandelle à la tombée du jour, celle-ci ne dure que quelques heures.
Force est bien de faire de l'éclairage un service public, financé par une taxe.
Le 29 octobre 1558, le Parlement arrête qu'il y aura dans chaque rue, de dix
heures du soir à quatre heures du matin, un ou plusieurs falots. La mesure
est applicable quatre mois d'hiver. En 1560, on passe à cinq mois et dix
jours. Mais le vent éteint ces mèches qui sortent d'un bol de suif, et le
bourgeois se soucie peu de se lever la nuit en hiver pour rallumer le falot.
Le 14 novembre 1558, le Parlement a accru ses exigences : il faut des
lanternes, autrement dit des flammes protégées par des vitrages de verre ou
de toile huilée. Ordre est donné de construire des potences de bois pour
suspendre ce luminaire. Les commissaires du Châtelet sont chargés d'y
veiller. On répartira les frais du premier équipement entre les habitants.
Ceux-ci ne se pressent nullement, et on doit, dès le printemps, renoncer à
une entreprise trop onéreuse : les potences déjà en place seront vendues
pour payer les ouvriers.

Trente-cinq ans passent. On se contente des chandelles que les gens de


bonne volonté fichent dans le mur de leur maison et qui se consument
rapidement : à deux heures du matin, Paris est une ville noire. C'est en 1594
que Henri IV reprend l'affaire. Les potences reparaissent aux coins des rues,
avec leur attirail de cordes et leurs lanternes à vitrage de verre. Soucieux de
sa popularité, le roi limite son exigence à un éclairage d'hiver. L'été, chacun
portera sa lanterne, sous peine de prison. Le propos est clair : il s'agit
d'identifier les vagabonds.

La paix procurée par Henri IV a raison des bonnes dispositions du


bourgeois. Au début du XVIIe siècle, Paris est de nouveau une ville obscure
où seuls les gens aisés se déplacent la nuit avec une lanterne. L'éclairage
public n'est définitivement établi que sous Louis XIV. Un édit de 1667
ordonne que toutes les villes soient éclairées la nuit. Les chandelles sont
placées à tous les carrefours de la capitale, dans deux mille sept cents
lanternes de fer. On en comptera plus de six mille à la fin du règne. La
sécurité y gagne quelque peu, mais on fait des économies en n'allumant pas
les chandelles quand se montre la lune.

Cela s'améliore encore lorsqu'en 1764, reprenant un projet vite


abandonné en 1745, le lieutenant de police Sartine remplace les lanternes à
bougie et les chandelles par des lampes à huile dotées d'un réflecteur. On
usera d'abord de l'huile de tripes, ensuite de l'huile de colza. Au lieu des 8
000 lanternes, on a 1 200 de ces «réverbères», potences de bois auxquelles
sont suspendues des lampes à réflecteur argenté. On en comptera 4 500 en
1815, 5 500 en 1830, 13 000 en 1837. Deux cent quarante allumeurs les
mettent en service en trois quarts d'heure à la tombée de la nuit.

Le gaz suscite bien des réticences : il sent mauvais, il menace la ville


d'explosion, il ruine les fabricants de suif et d'huile, il met la sécurité du
Paris nocturne à la merci d'un coup de main sur le gazomètre. L'éclairage au
gaz s'introduit cependant assez vite sous la Restauration. Six compagnies y
pourvoient. Le premier bec de gaz est dressé en 1822. On en installe place
Vendôme en 1825, rue de la Paix en 1829, boulevard Montparnasse en
1843. Paris en compte deux cents en 1837, huit mille en 1845. Ajoutons-y
les galeries et passages couverts, les établissements publics et les vitrines
des principales rues, dont l'éclairage bénéficie à l'environnement. Un café
de la place de l'Hôtel de Ville se singularise ainsi en 1816. L'hôpital Saint-
Louis est éclairé au gaz dès 1818. La salle de bal de Tivoli l'est en 1827. Le
Paris bourgeois est, sous la Monarchie de Juillet, convenablement éclairé.
Les Champs-Élysées deviennent l'Avenue Lumière et Paris la Ville
Lumière. Les rues secondaires, qui sont le plus grand nombre dans les
quartiers populaires, n'en paraissent que plus sombres avec leurs falots à
bougie.

L'électricité n'arrive dans les rues que tardivement. La place du Carrousel


est ainsi éclairée en 1861, la place de l'Étoile et l'avenue de l'Opéra le sont
en 1878. La plupart des maisons ont l'électricité au début du XXe siècle. Le
boulevard Montmartre que peint Pissaro en 1897 (New York, Metropolitan
Museum) est partagé par une ligne médiane de lampadaires qui ont
l'avantage supplémentaire de séparer les deux courants du trafic,
obligatoires depuis que Haussmann a prescrit de conduire à droite. Mais le
« bec de gaz» » pendu à une potence de fonte au long des trottoirs demeure
longtemps familier aux Parisiens, qui préfèrent cette appellation à celle de
réverbère. Certes, on trouve des lampadaires dans les grandes artères dès les
années 1910, mais on verra encore dans les années 1950 l'allumeur
parcourir à la tombée du jour les rues secondaires pour tourner le robinet
caché dans le socle et allumer le bec à travers une fente de la lanterne, à
l'aide d'une longue perche et d'une poire en caoutchouc chargée de souffler
la flamme de la perche vers le bec. Au matin, il n'a qu'à fermer le robinet.

LE FEU

La prévention des incendies et la lutte contre le feu est l'une des hantises
des gouvernants. Ce sera dans les années 1550 l'une des raisons de
l'interdiction des encorbellements : d'un côté à l'autre de la rue, le feu se
propageait trop aisément. Mais on n'a pas attendu pour prévoir l'extinction.
Dès 1405, lorsqu'on craint la prise de la ville par l'adversaire, donc la mise à
sac qui s'accompagne toujours d'un incendie, ordre est donné aux habitants
de placer sur leur seuil des seaux d'eau. Et n'oublions pas que les maisons
sont, pour l'essentiel, de bois. Quand l'une brûle, c'est le quartier qui est
menacé. Si Paris demeure épargné par la catastrophe générale comme celle
qui détruit Londres en 1666, la hantise de cette forme d'Apocalypse ne
cesse d'occuper l'esprit des Parisiens, et l'accident suffit de temps à autre à
raviver la crainte. C'est ainsi qu'en 1718 une vieille femme ayant lancé dans
la Seine une chandelle dans un sabot en souvenir d'un fils noyé, le feu se
prit à un bateau de foin qui alla s'écraser contre le Petit-Pont : il en coûta
vingt-deux maisons incendiées, outre le Petit Châtelet.

Mieux vaut prévenir. Dès le Moyen Age, on sait de quel risque sont
synonymes les foyers des boulangers, les fours des potiers et des tuiliers, les
forges des forgerons et celles des orfèvres. Certes, on ne saurait interdire
toute activité qui nécessite un feu plus ardent que la cheminée des
particuliers. On tend cependant à les raréfier. Les boulangers sont surtout
des revendeurs du pain importé des villages du pourtour. Les tuiliers sont
établis hors la ville. En 1486, un arrêt du Châtelet exclut de la ville les fours
des potiers.

De telles précautions n'empêcheront pas quelques incendies


spectaculaires comme celui de la Chambre des comptes en 1737, ceux de
l'Opéra en 1763 et 1781, ou celui du Bazar de la Charité en 1897. Mais
Paris ne connaîtra jamais un drame du feu approchant celui qui, en 1666,
détruit à Londres treize mille maisons et quatre-vingt-neuf églises.
La lutte contre le feu relève longtemps des habitants, et de leur capacité à
prendre de l'eau aux fontaines et à jeter des seaux sur le feu. C'est seulement
sous Louis XIV que se met en place une organisation de la lutte.
D'Argenson fait construire en 1698 une pompe mobile, confiée en 1700 à
François Dupérier, puis en 1716 à toute une équipe de pompiers constituée
autour de lui. Dès ce moment, cette organisation fait ses preuves en
enrayant plusieurs débuts d'incendie, comme celui de 1704 aux Tuileries.
Les sapeurs-pompiers sont organisés en bataillon militaire en 1811, puis
réorganisés en 1821. Ils sont alors 636 sapeurs, sous les ordres du préfet de
police. En 1832, pour accélérer leur intervention, on les poste en trente
stations à travers la ville.

ORDURES

On le sait, les ordures ménagères sont, jusqu'au XVIe siècle,


normalement jetées devant les maisons, même si le Parisien soucieux de la
respectabilité de son huis les fait porter par ses domestiques jusqu'à un
espace un peu éloigné : on trouve ainsi des tas d'immondices aux Halles, sur
le parvis des églises et même devant les fontaines. Le prévôt doit
périodiquement faire enlever à la pelle, aux frais des bourgeois, les « dos-
d'âne » qui encombrent les rues. On en déverse la substance au-delà des
portes de la ville.

Un premier assainissement est tenté quand, en 1539 et en 1550, la Ville


organise un système de collecte des ordures, avec passage de balayeurs
munis de paniers dénommés mannequins, vite relayés par un tombereau qui
passe matin et soir. Une clochette prévient de l'arrivée du tombereau.
Chacun sort et vide son panier d'ordures dans la voiture. Précurseurs des
modernes employés municipaux qui sont éboueurs ou balayeurs selon les
heures, les voituriers du XVIe siècle ramassent au balai et à la pelle les
boues qui encombrent le ruisseau. Le tout sera porté à des décharges, hors
des remparts.
Une police de la salubrité apparaît alors : les commissaires au Châtelet
font des tournées. Les amendes pleuvent. Rien n'y fait : la ville est
malodorante. Des promeneurs sensibles se munissent de fleurs qu'ils portent
à leurs narines quand l'odeur est trop forte.

La Reynie tente à son tour d'avoir raison des ordures. En 1666, il


organise le nettoiement des rues par un service public. Les bourgeois
cotisent à une «taxe des boues ». Ils doivent arroser la rue et balayer devant
leur porte.

L'accord ne se fait pas toujours contre les immondices. Lorsqu'en pleine


épidémie de choléra la police de Louis-Philippe fait en 1832 curer les rues,
les chiffonniers font une émeute.

Le tombereau à clochette de Henri II est encore en service au XIXe


siècle. Il ne sera remplacé qu'au XXe siècle par les bennes automobiles.
L'action de ces dernières sera complété à partir de 1920 par des arroseuses-
balayeuses. Quelques améliorations sont apportées à la collecte. En 1884,
malgré les protestations des quarante mille chiffonniers qui venaient chaque
nuit de banlieue pour fouiller dans les tas d'ordures ménagères, le préfet de
la Seine Eugène Poubelle rend obligatoire les boîtes en zinc, seules propres
à éviter l'éparpillement. Le préfet se serait passé de n'acquérir la notoriété
qu'au prix d'un tel parrainage. Un siècle plus tard, c'est la boîte à couvercle
qui devient obligatoire.
CHAPITRE XVIII

Faire vivre Paris

NOURRIR PARIS

Longtemps, Paris a gardé ses espaces agricoles, et produit une part de son
ravitaillement. Jardins et basses-cours parisiens n'ont cessé d'alimenter les
tables qu'au XXe siècle. Au début du XIXe encore, il est dans la ville 173
hectares de jardins potagers et 35 hectares de vigne. Dans l'espace défini par
les fortifications, le Paris de Napoléon III compte encore 1 400 hectares
labourés, 9 000 agriculteurs, 1 700 chevaux de labour et 2 300 vaches
recensés, non compté les jardins domestiques et les 50 000 chevaux des
voitures, qui seront 98 000 en 1900. Le cheval est présent à toutes les
activités de la ville jusqu'à l'entre-deux-guerres du XXe siècle. Paris sera
gros consommateur de paille, de foin et d'avoine jusqu'à la généralisation de
la traction motorisée.

Plus largement, Paris a vécu de sa campagne. Les marchés de la capitale


ont accueilli jusqu'aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale les
maraîchers de la région à côté des marchands approvisionnés aux Halles.
Quant aux marchés des petites villes de la région, ils ont joué jusqu'à une
époque récente le rôle de centre d'approvisionnement. Au XVe siècle les
grands marchés du blé sont à Melun, à Corbeil, à Etampes, à Saint-Denis, à
Pontoise. En cas de disette, on fait appel au blé de Normandie, ou à celui de
Picardie. Au XVIIIe, alors que les moulins parisiens se raréfient et qu'on fait
venir de la farine, les marchands de Pontoise, secondairement ceux
d'Étampes, de Senlis, de Gonesse et des villages voisins, sont parmi les
principaux fournisseurs de la capitale. Leur blé vient toujours des mêmes
régions, Brie, Beauce, Normandie, Picardie.
Paris même et la région proche ont longtemps fourni des produits en tout
genre, des fromages de Montreuil et de Vincennes aux cerises de
Montlhéry, aux asperges d'Argenteuil, aux petits pois de Clamart et aux
haricots d'Arpajon.

Et il est des vaches à lait. Jusqu'à la généralisation récente de la


pasteurisation, le trafic du lait échappe aux aléas de la redistribution
fractionnée. Paris n'a vécu, avant les années 1960, que du lait des fermes de
la région proche. Le symbole de ce commerce à court rayon, que justifiait le
risque de voir le lait « tourner », est donc longtemps resté le laitier
spécialisé qui approvisionnait au petit matin les détaillants chez lesquels se
fournissait la ménagère, quand le commerçant ne faisait pas lui-même
porter à l'aube le lait des cafés au lait matinaux. Ces voitures de laitier
chargées de bidons de fer étamé ont été les dernières voitures à cheval à
suivre chaque jour un itinéraire régulier.

Les produits exotiques et les primeurs sont dès l'Antiquité une forme du
luxe. Au Moyen Âge, les tables aristocratiques présentent l'esturgeon et le
vin d'Espagne, voire le hareng nouvelet de Boulogne. Au XVIIIe siècle, ce
sont les petits pois de primeur, que Mercier juge « plutôt faits pour l'œil que
pour le palais ». Le chemin de fer, au XIXe, démocratise les primeurs. Le
XXe siècle fera grand cas des fruits tropicaux et des fruits hors saison,
l'avion permettant de se procurer en hiver les productions hâtives ou
tardives des pays chauds, voire les productions d'été de l'hémisphère austral.

La ville ne manque normalement ni de grain ni de fruits et légumes. La


banlieue y pourvoit largement, et elle suffit à assurer le ravitaillement quand
les circonstances - c'est le plus souvent le gel de la Seine - bloquent pendant
quelques semaines la circulation normale de l'approvisionnement. La Seine
prise de glace, c'est la grande revanche hivernale des villages du pourtour,
dont les charrois sont applaudis quand ils atteignent l'enceinte. Lorsque tout
va bien, on voit arriver en Grève les raisins du vignoble proche, les légumes
des vallées marécagères, les pommes et les poires de Normandie. Du Midi
viennent les figues et le raisin muscat.

La moindre crise de production se répercute dans Paris. En 1315 déjà, se


fait sentir l'effet de l'évolution climatique. On va vers le froid, et surtout
vers l'humidité. Comme la spéculation sur les vivres est de tout temps, c'est
pour enrayer une spéculation sur le sel que Louis X crée en 1315 et que
Phillippe VI organise en 1331 la gabelle, moyen de régulation du marché
avant d'être, très vite, une simple taxation parafiscale. Il en ira de même
jusqu'au XVIIIe siècle, et la spéculation sera souvent accusée d'avoir créé la
crise alors qu'elle n'a fait qu'en profiter.

Toute crise politique ou militaire qui se traduit par l'isolement de la


capitale conduit à des difficultés de ravitaillement. C'est déjà le cas au XVe
siècle, quand règne l'insécurité aux abords de la ville pendant que les
populations voisines viennent s'y réfugier. Les discussions sur les prix
tournent parfois à la bagarre. En 1420, on ne trouve du pain qu'en se
rendant chez le boulanger avant le jour, ce qu'interdisent les règlements, et
en payant deux sous un petit pain. A huit heures du matin, il y a la queue, et
il n'y a plus de pain pour tout le monde. Et celui qui trouve du vin à 12
deniers la pinte n'ose pas se plaindre. Que mange-t-on en temps de disette?
Au Moyen Age, le pain est fait des raclures de meunerie, de noix, d'herbes
même. Faute de choux et de poireaux, faute de lard, on fait la soupe avec
des orties, et sans graisse.

C'est sous le gouvernement anglo-bourguignon des années 1420-1436


que le Parlement, profitant de l'absence du roi autant que de son autorité
supérieure à celle du Châtelet, commence de collaborer avec la Prévôté des
marchands pour assurer le ravitaillement de la capitale. Très vite, il prend là
des responsabilités propres. De cette organisation efficace mise en œuvre
par le Parlement résulte une idée qui circule après la guerre dans le plat
pays : à Paris, on mange. Il est bien vrai que ce n'est pas vers les villages de
Beauce ou de Hurepoix que l'on fait convoyer du blé picard. Toujours en
danger quand une opération militaire isole la ville - ce sera le cas en 1465
avec la Ligue du Bien public - et provoque intra muros une crise de brève
durée, la capitale passe donc pour le refuge des affamés dès lors que la crise
tient simplement à une mauvaise récolte. Le phénomène est manifeste en
1482, quand une disette générale pousse vers la ville quelques milliers de
pauvres villageois.

Dès le XVe siècle, le gouvernement royal est obligé de pratiquer de


temps à autre une taxation des prix, et notamment du prix du pain, à la fois
denrée fondamentale et produit de qualité définissable. On peut taxer le
pain blanc, ou le pain de seigle, non le vin ou les légumes, qui sont de
qualités trop diverses. Depuis 1439, les cinquante-quatre mesureurs jurés de
grains, qui n'avaient jusque-là pour office que de garantir les quantités et les
qualités, sont de surcroît chargés de rapporter quotidiennement au Châtelet
les prix pratiqués aux Halles et en Grève.

Les crises de brève durée mises à part, on peut mesurer le mouvement


des prix céréaliers sur le moyen terme. Après une chute profonde dans la
première moitié du XVe siècle et jusqu'en 1460, les prix remontent
lentement à mesure que Paris se repeuple. En 1500, ils ne sont encore qu'à
la moitié du niveau de 1430. Vient alors la hausse sensible du XVIe siècle,
malgré une pause dans les années 1540 : entre 1510 et 1595, les prix sont
multipliés par dix ou douze en valeur nominale, par sept ou huit en tenant
compte d'une érosion monétaire voisine de 40 %. Une dizaine de flambées
d'une année ponctuent le mouvement : les plus sévères sont celles de 1521-
1522 et de 1590-1591 pendant le siège, qui se marquent par un brusque
quadruplement des prix.

Comme les autres prix suivent plus ou moins, cela signifie une difficulté
croissante pour le peuple, qui ne voit pas croître en même proportion les
salaires artisanaux et commerciaux. Pendant le XVIe siècle, le prix du vin
est multiplié par neuf, celui du hareng saur - qui n'est pas mets de riche - par
quatre. Denrée de première nécessité, le sel l'est par huit. Pendant ce temps
les salaires nominaux n'ont guère été multipliés que par quatre, en sorte que
les salaires réels, qui avaient connu une embellie à l'époque de la
reconstruction, entre 1445 et 1470, sont frappés d'une stabilité, puis d'une
baisse qui met, à la fin du XVIe siècle, le pouvoir d'achat de l'ouvrier
parisien au quart de ce qu'il était dans les années 1460.

Les crises frumentaires se succèdent tout au long des XVIIe et XVIIIe


siècles. En avril 1626, l'émeute gronde aux Halles. Paris connaît une famine
dramatique en 1709, mais la régulation des approvisionnements, complétée
par une taxation autoritaire permet de trouver du pain même pendant la
disette de 1725, assez douloureuse, cependant, pour qu'éclatent des émeutes
de la faim. Des boulangeries sont saccagées. Il en va de même entre 1738 et
1742, où l'on doit se fâcher pour limiter les accaparements de grains et pour
que les boulangers ne vendent pas leur pain sous le manteau. Entre-temps,
en janvier 1741, les galettes des Rois sont interdites : elles exigent de la
farine trop blanche. Mais à peine est-on sorti des années pourries que
viennent les années sèches. En avril 1742, alors que l'abondance revient, les
boulangers parlent de la prochaine sécheresse pour justifier une hausse du
prix du pain. La famine sévit de nouveau en 1768-1769. Mais le peuple ne
désarme pas contre les boulangers. En 1775, une émeute tente de leur
imposer un tarif de deux sous la livre.

Le prix du pain, autrement dit l'approvisionnement de la capitale en


farine, va peser lourd dans l'histoire de la Révolution. La disette est la
hantise du peuple parce qu'il en souffre, et du notable parce qu'il en
entrevoit les conséquences. Autant que l'échauffement dû à la saison,
l'angoisse qui accompagne la soudure est cause de bien des mouvements de
la fin du printemps et du début de l'été. On sait que les mauvaises récoltes
sont directement responsables d'une disette et d'une hausse des prix, jugée
anormale dès novembre 1788 par le Parlement, qui poussent au désespoir
les Parisiens de 1789. En août, ceux-ci croiront sans peine la rumeur d'une
manœuvre délibérée de la Cour pour affamer la capitale.

La crainte de la famine s'ajoute désormais à la disette elle-même. En


février 1792, on pille les magasins de grains, qui sont pleins, par peur de
manquer. L'année suivante, les difficultés de ravitaillement et les
manifestations contre les «accapareurs» contraignent la Convention à voter,
le 4 mai, puis le 5 septembre 1793, des décrets du « maximum » qui taxent
tous les prix alimentaires. Contre le risque de famine, l'émeute gronde
encore en février 1794. Le 23 juillet (5 thermidor), un nouveau maximum
touche les salaires. La mesure sera pour beaucoup dans la chute de
Robespierre quatre jours plus tard. À l'automne, Paris inaugure les cartes de
pain. On abolit le maximum dès le 24 décembre 1794, et c'est l'inflation
galopante, mortelle pour l'assignat. Le papier de cent livres vaut en
numéraire trente-quatre livres en thermidor, quatre livres un an plus tard. Le
ravitaillement ne s'en portera pas mieux. Le printemps 1795 est une longue
suite de manifestations aux cris de «Du pain et la Constitution de l'an I ! »
La ration quotidienne de pain est de 60 grammes. En mai, on fait donner la
troupe contre les affamés. Le calme revient, non le pain. Jusqu'en 1796,
l'Agence générale des Subsistances ne cesse, avec l'aide de l'armée, de
distribuer des secours en farine ou en argent. Bien plus, sentant qu'il lui faut
éviter l'insurrection des «Ventres creux », le gouvernement assimile, pour la
détermination de ses priorités, le ravitaillement de la capitale à celui de
l'armée.

Une mauvaise récolte sera encore cause en 1812 d'un mécontentement


qui favorise le succès immédiat de l'affaire Malet. Paris est prêt à tout. Les
gouvernements qui se suivent mesurent le péril. Lors de la disette de 1846-
1847, on distribue des bons de pain à 450 000 personnes. En novembre
1856, 1 250 000 repas seront servis par les «fourneaux économiques» de
l'empereur. En février 1869, c'est une société privée qui sert des bouillons
gratuits boulevard Haussmann.

De même Paris est-il sensible à la conjoncture politique, militaire ou


climatique de la circulation fluviale. Jusqu'au chemin de fer et au camion, la
quasi-totalité des pondéreux atteint la capitale par le fleuve. Or, si le
Parisien peut vivre sur les provisions de vin ou de poisson séché faites une
ou deux fois par an, il ne peut guère stocker sa provision annuelle de grain,
de foin, de bûche ou de charbon. La guerre sur la basse Seine, le gel de la
haute Seine ou de l'Yonne, a fortiori le blocage général de la ville par un
siège, ont immédiatement des conséquences dramatiques. On les mesure
aussi bien pendant l'occupation anglaise de la guerre de Cent Ans et
pendant la Ligue que pendant le siège de 1871. Les prix flambent, les
pauvres ne trouvent plus rien.

Il a fallu instaurer des restrictions dès le temps de la Défense nationale.


Elles s'aggravent avec le Siège. En octobre 1870, on rationne la viande. En
décembre, on manque de farine tout autant que de bûches. On mange les
éléphants du zoo. Le pain est de plus en plus gris. Les choses empirent en
mars avec la Commune. On mange les rats. Le ravitaillement ne
redeviendra normal qu'en juin.

La guerre de 1914 fait reparaître les restrictions. Les achats massifs et à


haut prix que nécessite l'approvisionnement de l'armée font la fortune des
gros et la désolation des petits, et des consommateurs. Ils ajoutent leurs
effets à la raréfaction de la production agricole, liée à la mobilisation des
paysans. Malgré les mesures que prend le gouvernement pour enrayer la
spéculation, le «marché noir» apparaît. En janvier 1916, le Conseil
municipal crée des boucheries officielles, où l'on vend de la «viande
municipale ». L'année suivante, on décrète le jeudi et le vendredi «jours
sans viande ». Les salons de thé se voient interdire de proposer des babas au
rhum. On invente le «pain national», un pain noir où le son l'emporte sur la
farine. La ration tombe à 400 grammes. Il faudra attendre 1917 pour voir
arriver le blé américain. À ce moment, il n'y a plus à Paris que deux jours
de blé en réserve dans les entrepôts. La ration tombera cependant à 300
grammes en 1918. En février 1917, alors que la température tombe à -15°,
le manque de charbon et les coupures de gaz et d'électricité font de l'hiver
un supplice. Des grèves éclatent au printemps de 1917, menées par les
ouvrières de la confection qui protestent contre une semaine de 54 heures
pour un salaire diminué. Le retour à la paix fera rapidement reparaître sur le
marché parisien un approvisionnement normal.

La Seconde Guerre mondiale provoque une nouvelle crise dans le


ravitaillement parisien. Les causes en sont multiples : baisse réelle de la
production rurale, victime du manque de main-d'œuvre (beaucoup de
paysans sont prisonniers), détournement d'une partie de cette production par
le marché noir, prélèvements de l'occupant, rupture des moyens de
transport. Moins capables que d'autres de vivre sur les campagnes voisines,
les Parisiens sont tributaires de leur carte de ravitaillement, dont les tickets
« débloqués» par le gouvernement ne sont en réalité honorés que s'il y a
quelque chose à vendre. La queue devient une pratique quotidienne, et une
hantise. On prend la queue dès qu'on la voit, avant de savoir ce qu'on vend.
Il arrive que les intentions des autorités soient détournées : la morue mise
en vente pour le Vendredi-Saint fait la fortune des tables familiales le jour
de Pâques.

La répartition instituée par le gouvernement fait entrer dans l'usage des


appellations qui passeront même dans la littérature et dans les faits divers. Il
y a les J1 (enfants), les J2 (adolescents), les J3 devenus par la suite A
(grands adolescents), les A (adultes) devenus M (le peuple traduira :
mangeurs), les V (vieillards) et les T (travailleurs), catégorie favorisée par
une ration de viande et de vin supérieure à la moyenne.
Tous les produits sont l'un après l'autre touchés. Le sucre et le pain le sont
dès 1940. Pour les produits que le gouvernement « débloque » à raison de
tant de grammes pour un ticket spécifié, il faut encore être inscrit chez un
commerçant - la liberté quotidienne demeure pour les boulangeries, les
libraires et les commerces du vêtement - et arriver avant que celui-ci ait
épuisé son arrivage. C'est dire que les tickets ne sont pas automatiquement
honorés. Les mères de famille connaissent en particulier le drame du lait
quotidien, introuvable dès qu'un bidon a «tourné» avant d'arriver chez le
détaillant. L'obligation d'inscription chez un commerçant ne s'étend ni au
pain ni aux fruits et légumes. Encore faut-il qu'il y ait quelque chose à
vendre. Une demi-heure de queue chez le boulanger est un minimum. Le
Parisien apprend à estimer le poids du pain et apprécie le boulanger qui
taille quelques grammes en supplément. Après 1942, on fait des heures de
queue sur le marché pour une botte de carottes. Lorsqu'il reste une botte et
cent clients, il arrive que l'on se batte. Certaines denrées semblent circuler
plus aisément que d'autres. Alors que la pomme de terre disparaît au point
qu'on invite des amis lorsqu'on s'en procure, le navet fait fureur sur les
marchés. Comme il s'agit de gros navets filandreux, que l'on mange
simplement bouillis, le mot « navet» devient péjoratif. Le R.N.P,
Rassemblement National Populaire, parti collaborationniste, est brocardé
comme le Rassemblement des Navets Parisiens. Plus odorants, le
topinambour et le rutabaga garderont la réputation de nourriture à cochons.

Le gouvernement invente des dissuasions. Dans les débits de boisson, il y


a les jours où l'on sert que des boissons non alcoolisées, autrement dit du
faux café et du Viandox. Ces «jours sans » sont affichés dans les cafés. Il y
a de même les semaines sans tabac. Les non-fumeurs vendent leur carte de
tabac. Les fumeurs ramassent les mégots et les fabricants de machines à
rouler les cigarettes font fortune. De même limite-t-on la consommation
collective d'électricité en fermant des stations de métro et en bloquant les
ascenseurs au-dessous du cinquième étage. Tout dépassement de la
consommation des particuliers en gaz et électricité est sanctionné par une
amende et une coupure de plusieurs jours. De 1944 à 1947, le « délestage »
général de l'électricité, à l'improviste et pour plusieurs heures, désorganise
la vie des citadins. La lampe à pétrole est alors reine, pour qui a pu se
procurer du pétrole. La bougie se vend au marché noir.
Le Parisien qui le peut réplique à ces restrictions de trois façons. La
débrouillardise, dite «Système D », s'installe dans les mœurs. Les uns
s'adressent au marché noir, lequel connaît d'étonnants circuits. On achète
sous le manteau du beurre chez le cordonnier ou du «vrai café » chez le
boulanger. Pendant la Libération, le pain passe de 3,75 francs le kilo à 35
francs. À son prix, 60 francs, on ne trouve pas de beurre. On en trouve à
600. À la fin de la guerre, le marché noir aura fait la fortune de quelques-
uns, et justifiera bien des règlements de comptes.

D'autres Parisiens trouvent dans des relations à la campagne le moyen de


se faire adresser des colis. On fait la queue aux guichets de la Poste, soit
pour retirer des paquets toujours envoyés en recommandé, soit pour
renvoyer les emballages vides. Du gigot à la douzaine d'œufs en passant par
le beurre et le lapin, la poste achemine alors d'étonnants colis sur
l'irrégularité desquels les autorités ferment les yeux. Les étiquettes portent
le plus souvent la mention «sans valeur», voir «livres» ou «cadeau
familial». En un seul mois d'avril 1945, quatre cent mille paquets postaux,
d'un poids total de deux cents tonnes, partent des Côtes-du-Nord pour Paris.
Quant aux retours de vacances, ils sont encombrés de valises que le
voyageur craint toujours de voir saisies par la police des gares. Lorsqu'un
voyage à la campagne lui permet de constater qu'on n'y manque de rien, le
Parisien en profite sur l'instant et en conçoit une rancœur durable.
L'incompréhension s'installe.

La troisième réplique est le succédané, pour lequel on emploie le mot


allemand Ersatz. Le Parisien devient inventif. On torréfie de l'orge ou des
glands dans la poêle, on confectionne des gâteaux de riz à base de nouilles
concassées, on sucre avec des comprimés de saccharine, on savonne avec
des pains d'argile, on utilise une ficelle de papier, on fume des pétales de
rose. Les autorités débloquent des tickets de sucre de raisin.

Les voitures marchent au gaz contenu dans des bouteilles fixées sur le
toit, les camions produisent leur gaz avec des gazogènes à bois accrochés au
flanc. Pour s'éclairer, le fidèle fait la cour au sacristain qui distribue les
écoulements de cierge : dans un fond de boîte, et avec un centimètre de
ficelle de papier, cela fait un lumignon. On glisse des peaux de lapin dans
les chaussures à semelle de bois. Faute de peaux de lapin, on y met du
papier de journal. En 1944, on vend des réchauds à papier, qui permettent
de tiédir de l'eau en brûlant des boulettes de papier humidifié. Les femmes
se teignent les mollets pour faire croire qu'elles portent des bas et dessinent
au crayon une pseudo-couture qui ne trompe personne.

La bicyclette pourvue de pneus en état de service devient une richesse.


On n'aura jamais tant volé de bicyclettes qu'à Paris pendant l'Occupation.
Certains montent la leur dans leur appartement. D'autres dévissent le
guidon.

Le remploi est général. On n'obtient le litre de vin débloqué par le


Ravitaillement qu'en échange d'une bouteille vide. On rend les paquets de
cigarettes vides. On fait des boulettes avec les vieux journaux, pour en
alimenter des poêles à papier. Ces pratiques alimentent des légendes. De
braves gens ramassent dans les squares des kilos de marrons d'Inde,
persuadés qu'on les leur achètera pour en faire du savon.

Malgré ces palliatifs, les rations sont dramatiquement insuffisantes. En


août 1944, elles tombent à 850 calories par jour pour un consommateur
adulte. Elles ne seront que de 1 500 calories en mai 1945. Le Parisien
dispose de 300 grammes de beurre par mois en 1941, de 175 grammes en
1944, de 100 grammes en 1945 et encore de 100 grammes en 1948. Le taux
de mortalité augmente en ville de moitié.

Pour souligner la pauvreté de leur approvisionnement et fronder des


instructions destinées à humilier les Français, les commerçants affectent de
réduire leur vitrine conformément aux ordres de l'occupant en la
badigeonnant de peinture blanche, mais de remplir l'espace restant avec des
boîtes vides élégamment disposées. Refusant de montrer la misère, certains
y ajouteront un décor.

L'opinion surestime la part des prélèvements - les Allemands sont


surnommés « doryphores » dès que disparaissent les pommes de terre – et
voit mal la complexité des autres causes de pénurie. Il en résultera, dès les
lendemains de la Libération, un désenchantement dont le général de Gaulle,
dans ses Mémoires de guerre, se fait douloureusement l'écho. Le Parisien,
particulièrement frappé par la malnutrition, a abusivement lié occupation et
restrictions : il ne comprend pas que, passé les deux semaines où Paris a
vécu du corned beef américain, ces restrictions soient encore plus dures que
sous l'occupant et se prolongent bien au-delà de la guerre. En fait, les
destructions de l'appareil productif et des moyens de transport ayant surtout
été opérées dans l'été de 1944, les conditions du ravitaillement sont plus
dures en 1945 qu'en 1943. On ne voit pas la fin des restrictions. Ministre du
Ravitaillement en 1944, surnommé Ramadiète ou Ramadan, Paul Ramadier
bat ainsi les records d'une impopularité aggravée par une malencontreuse
commande de corn à l'Amérique, laquelle envoya non du blé mais du maïs :
cette erreur condamna les Parisiens à manger du pain jaune et passablement
étouffant que seuls les enfants, qui avaient oublié le pain blanc, trouvèrent
meilleur que le pain noir de l'Occupation. Paris ne retrouvera un
ravitaillement suffisant qu'en 1947 et convenable qu'en 1949.

LE PAIN ET LE VIN

Longtemps, on vend surtout, au marché au pain ou dans les boulangeries


de la place Maubert, le pain cuit hors de la ville. La boulangerie représente
un risque permanent d'incendie, et on tente de limiter ce risque. Deux fois
par semaine, donc, on voit arriver les forains. Leur pain se vend sur les
quinze marchés spécialisés, dont certains sont intermittents, mais aussi en
boutique. Il est des marchés bien achalandés, comme ceux des Halles ou du
Palais-Royal. D'autres s'étiolent, s'endorment, renaissent. Les pains les plus
appréciés étaient au XVe siècle ceux de Chilly, de Corbeil et de Melun. Au
XVIIIe siècle, le pain que vendent quelque six cents forains vient surtout de
Gonesse, un peu de Versailles, de Rueil et de Saint-Denis, voire de Saint-
Germain-en-Laye, de Goussainville ou de Montlhéry. Mais il est aussi le
pain des quelque deux cent cinquante boulangers des faubourgs, notamment
du faubourg Saint-Antoine, où l'on est dispensé d'appartenir à la
corporation. A peu de chose près, un pain sur deux vendus à Paris a été cuit
hors la ville. À Paris même, où seuls les deux cents maîtres boulangers ont
le droit de cuire, le meilleur pain est le « pain de chapitre », cuit à l'image
de celui que procure aux chanoines le boulanger de Notre-Dame.
C'est le pain de froment, et de préférence le pain blanc, qui l'emporte
depuis le XIIIe siècle dans faveur des Parisiens. Ils en sont fiers, et ils y sont
attachés comme à un symbole : le pain de Paris est plus blanc que ce qu'on
consomme ailleurs. L'exigence va loin : en 1751, les prisonniers du For-
l'Évêque se révoltent pour avoir du pain blanc. Les mauvaises récoltes et les
flambées des prix céréaliers, cependant, font souvent revenir le pain gris ou
noir, fait de farine à peine blutée, ou de céréales pauvres comme le seigle ou
l'orge. En temps de disette, on fait du pain de noix, du pain d'herbes, du pain
de son. Mais on voit au XVIIIe siècle s'établir une étrange différenciation
sociale : ce sont les quartiers populaires qui attachent le plus de prix à la
blancheur du pain. L'ouvrier préfère manger moins, mais manger du bon
pain. Les économistes ont beau dénoncer ce gaspillage d'un grain souvent
rare et prêcher pour le pain de ménage, le pain bis, c'est en vain. Quant au
pain mollet, dans lequel il entre du lait et de la levure de bière, il est
apprécié dès le XVIIe siècle des consommateurs aisés. La querelle de la
levure et du levain occupa les esprits pendant plus d'un siècle. Encore
présent jusqu'en 1914, le pain bis s'efface ensuite devant le pain blanc, et le
pain mollet se vendit encore, sous divers noms, jusque dans les années
1950. Pain des mauvaises années plus que pain des pauvres, le pain bis
renaîtra tardivement sous l'effet de l'écologie.

Jusqu'au XVe siècle, le pain se vend au prix, non au poids. En août 1427,
Bedford croit remédier à la disette en décourageant la consommation : il
interdit de faire des pains plus gros que ceux d'un et de deux deniers. En
1433, le bourgeois se plaint parce que le pain de quatre deniers tient dans
une main. Le consommateur sait ainsi ce qu'il peut s'offrir, non ce qu'il aura
à manger. En 1439, le système est inversé : on aura désormais des pains
d'une livre ou de deux livres. C'est le prix qui change, selon les
approvisionnements en farine, mais il est vrai que le client marchande
âprement. À l'époque moderne, on distingue le gros pain (plus de trois
livres) et les petits pains. Le gros pain par excellence, c'est le pain à soupe,
un pain sans beaucoup de mie, destiné à être trempé. Ce système subsistera
jusqu'à nos jours, ainsi que la taxation officielle du prix du pain. Le gros
pain vendu coupé au poids et assorti d'une «pesée» pour faire la différence
disparaîtra en pratique à Paris après la levée des restrictions de la Seconde
Guerre mondiale. Le pain fantaisie l'emportera alors, les unités étant le
«pain», la « baguette et ses sous-multiples le «bâtard» et la « ficelle », l'un
étant une demi-baguette en longueur, l'autre une baguette plus fine de
moitié. La baguette sera alors le pain favori du Parisien, mais concurrencée
par les fabrications à caractère écologique, «boule» de campagne, pain
complet et pain de seigle.

Le vin reste jusqu'au XXe siècle la boisson par excellence du Parisien.


Les estimations sur le port en Grève permettent d'établir pour le milieu du
XVe siècle une hiérarchie des vins selon le prix que le client accepte de
payer. Le haut de la gamme est alors, vins grecs et vins d'Espagne mis à
part, dont la rareté fait des curiosités, constitué par les vins de la côte de
Beaune et de l'Auxerrois, nous dirions du chablis. Aux mêmes prix, trois
vignobles dominent par leur qualité la production «française» : Chaillot,
Suresnes, Argenteuil. De même que les crus de l'Orléanais et de Saint-
Pourçain, les vins de Meudon, de Clamart, de Montmartre font bonne figure
sur les tables bourgeoises. Le vin « de France » est jusqu'au XVIIe siècle
l'un des principaux objets du trafic fluvial et routier à court rayon. Le
Parisien achète son vin chez le vigneron, quand il n'a pas - on le voit dès le
XIVe siècle - pourvu à l'approvisionnement de sa cave et à la fierté de sa
table en achetant lui-même une ou deux pièces de vignoble. Quant aux
tavernes, elles vendent au pot à emporter ou à la table les vins les plus
divers, du meilleur au pire. C'est d'avoir bu trop de vin de Chaillot offert par
Louis XI que meurt en 1483 le roi d'Angleterre Édouard IV. Les vins de
Montmartre, de Clignancourt, de la Courtille, de Meudon, de Fontenay
(aux-Roses) ou de Bagneux sont appréciés dans les tavernes de bon niveau.
Les autres se contentent des vins de plaine, ceux d'Ivry ou de Vitry, dont il
vaut mieux adoucir l'acidité à la craie.

Pour le XVIIe siècle, un poème de Sonnet de Courval distribue les


mentions d'excellence : on y trouve les champagnes d'Ay, de Craon et de
Coucy, les bourgognes de Beaune, d'Avenay, de Versenay, les vins français
d'Issy, les muscadets de la Loire, mais aussi les vins forts, vins d'Espagne et
des Canaries, de Grèce et de Chypre. Les inventaires après décès des
financiers font apparaître une majorité de vins français (Meudon et
Suresnes en tête, mais aussi Auteuil, Rueil, Clichy, Pantin et un nouveau
venu, Aubergenville). Les caves sont bien pourvues de vins champenois, de
vins de la Loire (Orléans, Blois, Touraine, Anjou), de bourgognes (côte de
Beaune jusqu'à Dijon et côte de Chablis jusqu'à Vézelay), de vins du Rhône
(Condrieu, Hermitage). Les bordeaux sont présents dans quelques caves.
On trouve même du jurançon et quelques vins languedociens. C'est toujours
le vin rouge, le clairet, qui domine : sur 1 900 fûts inventoriés, on ne
compte que 173 fûts de vin blanc.

La médiocrité des façons culturales conduit indistinctement tous les


vignobles du pourtour parisien à la décadence. Sans doute était-elle déjà
perceptible au XVIe siècle, quand le Parlement, par un arrêt du 14 août
1577, interdit de mettre en vente à Paris des vins récoltés à moins vingt
lieues de la ville. La règle est réitérée en 1680. Mais le bourgeois continue
de boire le vin de sa vigne. À la veille de la Révolution, Louis-Sébastien
Mercier impute différentes maladies aux vins des environs de Paris et aux
ingrédients qu'on y mêle. La décadence est encore plus marquée quand au
XIXe siècle s'affichent le mépris global de Michelet, qui explique par une
consommation excessive de «vin frelaté de Paris» l'excitation des
manifestants de 1792, et celui, plus précis, d'Alexandre Dumas, qui qualifie
le vin de Montreuil de « terreur des palais exercés», ce qui est vrai à
l'époque où il écrit, non à l'époque où il situe le repas de Porthos chez la
procureuse. Ces vins devenus exécrables sont, avec ceux d'Orléans, la base
de mixtures - comprenant aussi de l'eau de Seine et de la betterave - que la
police fait verser dans l'égout quand elle peut les saisir chez les taverniers
de bas étage.

A la veille de la Révolution, Paris reçoit toujours son meilleur vin de la


côte de Beaune et de Chablis, de Sancerre et de Pouillly, de Dormans et
d'Épernay. À un niveau moins élevé, on apprécie les vins de l'Auxerrois et
du Sénonais, de la Touraine, de la Marne et de l'Aisne. Encore arrivent-ils
souvent déjà coupés par des producteurs peu honnêtes. À table, on les
coupe encore. La capitale continue d'ignorer le vin de Bordeaux. Les vins
d'Espagne sont un luxe. Le vin du pourtour parisien se vend dans les
mauvaises tavernes, et fait la fortune des guinguettes qui vendent à bon
marché sur place. Après 1815, les bonnes caves comprennent surtout les
bourgognes, quelques bordeaux (graves, sauternes), un peu d'hermitage, du
vin du Rhin. Mais on fait grand cas des vins de liqueur, madère, alicante,
malvoisie, tokay. Les sommets des prix sont atteints avec le château-lafite,
le clos-vougeot, le vosne, le chambertin, le tokaï. On pratique le champagne
mousseux, que l'on frappe de glace. Le bordeaux ne fait la conquête de
Paris qu'après 1830. Vient alors lentement la vogue du château-yquem, du
château-lafite, du château-latour. Quant au champagne, il règne sur les
fêtes, notamment celles du demi-monde. C'est alors que l'on devient
exigeant sur le millésime.

Le développement des transports fluviaux au XIXe siècle, avec


l'établissement sur la berge du grand entrepôt de Bercy (achevé en 1885),
puis celui des transports ferroviaires et enfin au XXe siècle celui des
nouveaux transports routiers relègueront parmi les souvenirs ou le folklore
(Montmartre, Nogent, Suresnes) le vignoble parisien. On boira alors, dans
le peuple, la production de masse du Bas-Languedoc et de l'arrière-pays
aquitain, et celle de l'Algérie. Le bordeaux se pose déjà en rival du
bourgogne. Après la Seconde Guerre mondiale, c'est la vogue du beaujolais,
puis celle des vins du Midi aux appellations désormais contrôlées.

Quand la récolte est trop insuffisante et que montent les prix du vin
courant, les pauvres gens se passent de vin. Au XVe siècle, ils boivent de la
cervoise (sans houblon), de la bière (avec houblon), du cidre, du poiré,
voire de l'eau aux herbes fermentées. Hormis la bière, ces boissons de
remplacement ne tiendront jamais une place durable dans la boisson
habituelle du Parisien.

Les taxes perçues aux portes sur le vin font de Paris, jusqu'au XIXe
siècle, une ville où la boisson est chère. Le développement des tavernes
hors les murs tient à ce qu'on boit à moindres frais dans les faubourgs. En
ville, on coupe son vin d'eau.

Le Parisien du XVe siècle fait à l'automne son eau-de-vie, non de raisin


mais de pomme et de prunelle. Les râpes sont ensuite versées au dépotoir,
ce qui veut souvent dire dans la rue. Les porcs de Saint-Antoine s'en
régalent, ce qui ne réduit pas la puanteur.

LA VIANDE ET LE POISSON
L'approvisionnement en viande de boucherie pose des problèmes
spécifiques. L'élevage urbain n'y pourvoit que partiellement, même si les
porcs sont nombreux dans les rues où ils se nourrissent de déchets, si la
volaille est dans bien des jardins et si bien des étables subsistent à Paris
jusqu'à une époque récente. Les difficultés de ravitaillement ont d'ailleurs
ranimé à plusieurs reprises pendant les guerres cet élevage à l'unité, plus
souvent destiné à la production laitière qu'à l'abattage. Entre 1941 et 1945,
on a bu à Paris le lait de quelques vaches parisiennes. On a même élevé des
lapins sur des balcons. Plus normalement, il faut acheminer les animaux
vivants, les abattre, les débiter. Accessoirement, certaines pièces ne
supportant pas l'attente, il faut les utiliser en confectionnant des produits
cuits de longue conservation. C'est à cela que satisfont au Moyen Âge les
nombreux métiers de la préparation, pâtissiers ou saucissiers, auxquels il
faut joindre les rôtisseurs qui se substituent à la ménagère pour les cuisines
supposant une cheminée ou un fourneau dont chaque Parisien ne dispose
pas chez lui. Dans une ville de clercs et plus généralement de célibataires,
ils trouvent sans peine un autre type de clientèle, qui s'accroît à l'époque
contemporaine des nombreux employés empêchés de rentrer chez eux pour
le déjeuner. C'est alors la fortune des charcutiers et traiteurs de tous
niveaux.

De Normandie et de Picardie de l'été à l'automne, du Massif central


l'hiver, de Bourgogne et de Vendée au printemps arrivent les bêtes de
boucherie. Elles viennent en troupeaux. Au Moyen Age, ils sont conduits
jusqu'aux marchés situés entre la rue Saint-Denis et les Halles : on trouve là
une place aux Veaux et une cour aux Bœufs. On devine le mouvement que
cette conduite représentait dans les rues de Paris, même si Guillebert de
Metz force un peu la réalité en parlant des 4 000 moutons, 240 bœufs, 500
veaux et 600 porcs qui arrivaient chaque semaine dans la capitale de
Charles VI. À la fin de l'Ancien Régime, Paris consomme chaque semaine 5
600 bovins et 8 400 moutons. Au XIXe siècle, la misère aidant, les rations
diminuent dans le petit peuple : en 1826, la consommation hebdomadaire de
Paris sera de 3 500 bovins, 8 000 moutons et 1 800 porcs. Il faudra attendre
les années 1950 pour que le transport en camions l'emporte définitivement
sur l'accompagnement des bœufs ou des moutons par des bouviers ou
bergers munis de piques. On comprend que l'urbanisme du XIXe siècle ait
délibérément situé dans les quartiers périphériques les abattoirs et leurs
annexes.

De surcroît, abattre engendre des nuisances : les hurlements des bêtes,


l'odeur du sang caillé, la prolifération des mouches sont déjà dénoncés au
XIIIe siècle par le voisinage. Au XIIe siècle encore, les bouchers abattent
hors de l'espace habité, sur les bords de la Seine, au débouché du Grand-
Pont près du Châtelet. Ils vendent ensuite sur place, en sorte que le lieu finit
par prendre le nom de Boucherie de Paris. Au XIIIe, les maisons ayant
occupé l'espace, l'Écorcherie est, au sud des Halles, en pleine ville.

C'est une institution curieuse que cette Grande Boucherie. Dès le milieu
du XIIe siècle, les bouchers constituent un métier organisé. Ils sont installés
près de Saint-Jacques, dans une maison qui a appartenu à un changeur et
dont le roi Louis VI fait l'acquisition pour la donner à l'abbaye de
Montmartre : c'est aux religieuses que les bouchers paieront désormais une
rente. Chaque boucher y a son étal. En 1180, les bouchers agrandissent la
maison. En 1210, on y compte vingt-trois étaux, outre quelques vieux étaux
maintenus à l'extérieur, contre les murs. Il y en aura trente et un vers 1400,
trente-huit après 1450.

Les bouchers de la Grande Boucherie deviennent rapidement une


puissance financière. Ce sont de grands bourgeois, qui mettent rarement la
main à la viande : des valets travaillent pour eux. Ils n'en sont pas moins, au
sein de la haute bourgeoisie parisienne, un groupe que les autres tiennent à
l'écart. Les bouchers épousent des filles de bouchers, ce qui renforce la
fortune de certaines familles comme les Le Gois ou les Saint-Yon, mais
contribue à alimenter une rancœur collective qui s'exprimera après 1410 à la
faveur de la démagogie manifestée par le duc de Bourgogne.

D'autres boucheries s'ouvrent à travers la ville : les habitants rechignent à


un long chemin pour acheter leur viande. Même si le roi garantit
périodiquement aux bouchers de la Grande Boucherie le monopole qui fait
leur fortune, il faut bien tolérer les boucheries qui, dans les justices
seigneuriales et abbatiales, sont établies de toute ancienneté. La boucherie
Gloriette, près du Petit-Pont, est la principale de ces concurrentes : elle
dessert une bonne partie de la rive gauche, et le roi lui-même doit convenir
de son utilité. Il faut aussi tolérer les boucheries de Saint-Benoît-le-
Bétourné rue Saint-Jacques, de Saint-Marcel et de Saint-Médard plus au
loin, ainsi que les grandes boucheries des abbayes de Saint-Germain-des-
Prés et de Sainte-Geneviève. Sur la rive droite, le Temple a aussi la sienne,
dans une rue des Bouchers (auj. Braque). On trouve également des
boucheries dans les censives de Saint-Martin-des-Champs à l'extrémité de
la rue Saint-Martin, de Saint-Éloi près de l'ancienne porte Saint-Antoine, de
Saint-Paul au-delà de celle-ci. Dans la Cité, on trouve la boucherie de
l'Évêque et celle de l'Hôtel-Dieu.

Une première suppression de la Grande Boucherie, après l'affaire des


Maillotins, ne porte guère d'effets. Mise en la main du roi en 1383, elle est
rendue aux bouchers dès 1388. De nouvelles sanctions tombent en 1416
pour punir les bouchers du rôle qu'ils ont tenu pendant le mouvement
cabochien. Même si le meneur populaire Caboche n'est qu'un écorcheur, les
grands bouchers que sont Denis et Garnier de Saint-Yon se sont succédé en
1412-1413 à l'Hôtel de Ville comme échevins. Le 9 mai 1416, les bouchers
sont désarmés. Le 13, le gouvernement armagnac supprime la Grande
Boucherie. Le 15, on commence de la démolir. Au moins saisit-on
l'occasion d'assainir la ville : jusque-là établis dans la petite rue de
l'Écorcherie, entre la Boucherie et la Seine, où ils animent une suite
d'abattoirs et d'échaudoirs, les écorcheurs sont désormais tenus d'aller
opérer hors les murs, au-delà de la porte Saint-Honoré, du côté des Tuileries
qui sont encore une suite de terrains vagues où fument les fours des
fabricants de tuiles. Ainsi les déjections jetées au fleuve cesseront-elles de
polluer l'eau et l'air de la ville. Le nombre de contraventions relevées par la
suite laisse penser qu'on continue d'abattre en ville. Pour remplacer la
Grande Boucherie, quatre boucheries sont créées, bien réparties dans le
tissu urbain : seize étaux aux Halles pour une boucherie établie dans la halle
naguère affectée aux drapiers de Beauvais, seize près du Châtelet devant
Saint-Leufroi, donc non loin de l'ancien établissement unique, quatre au
cimetière Saint-Gervais, transférés à l'automne contre les murs du cimetière
Saint-Jean, et quatre près du Petit Châtelet de la rive gauche, où ils
existaient déjà dans la boucherie Gloriette. Surtout, les étaux sont adjugés
au plus offrant. C'en est fini du privilège. Quant aux bouchers de Saint-
Germain-des-Prés, ils s'établissent en ville, dans une cave proche des
Cordeliers.
La roue tourne. Les Bourguignons reviennent au pouvoir en 1418. Les
bouchers sont de nouveau en faveur. Jean de Saint-Yon est échevin en 1419.
La Grande Boucherie de Saint-Jacques est reconstituée dès 1419, le
bâtiment que l'on avait eu le temps de démolir est reconstruit en 1421 et les
bouchers y retrouvent deux ans plus tard tous leurs privilèges. Au XVe
siècle, un étal sur deux ou trois appartient à la famille de Saint-Yon.

La boucherie du Châtelet disparaît alors, trop proche de la Grande. Les


autres se perpétueront, pour le plus grand profit des Parisiens, déjà très
favorables aux boucheries seigneuriales qui desservent fort heureusement
les quartiers excentriques. À la fin du XVe siècle, ceux-ci peuvent
s'approvisionner dans cinq ou six grandes boucheries et autant de
boucheries secondaires. En 1540, c'est dans la ville même que le Parlement
autorise de nouvelles boucheries : rue Saint-Honoré, rue Saint-Martin, place
Maubert. À partir de 1558, s'ouvre enfin, sur la rive sud de la Cité, entre le
Petit-Pont et le pont Saint-Michel le Marché-Neuf. Comme la boucherie
Gloriette encombre le débouché du Petit-Pont, elle est transférée là : ce sont
les «nouvelles boucheries», avec leurs dix étaux, dont le sculpteur florentin
Ponzio Trebatti orne les façades de somptueuses têtes de bœuf. Les
Parisiens y ont gagné en commodité, non en salubrité : on se plaindra
encore au XVIIIe siècle du sang qui coule dans les rues de la capitale et qui
caille entre les pavés.

Après avoir limité à trois cents le nombre des boucheries, Napoléon tente
de mettre un peu d'ordre et d'hygiène dans l'abattage. Les marchés aux
bestiaux sont supprimés en ville : les bêtes s'achètent à Poissy et à Sceaux.
À partir de 1808, on entreprend la construction de cinq abattoirs modernes :
Le Roule, Montmartre, Ménilmontant, Villejuif et Grenelle. Ouverts en
1818, ils permettent la fermeture de tous les autres établissements
d'abattage, exception faite de trois abattoirs privés pour les porcs. Hors la
ville, on trouve les abattoirs villageois des Batignolles, de Belleville, de
Grenelle, des Fourneaux à l'entrée de Vaugirard, de Château-Landon au
faubourg Saint-Martin et de La Villette. L'annexion de 1860 les place dans
la ville. Paris compte alors dix abattoirs. Une nouvelle concentration
devient nécessaire, que réalise la création en 1865 des abattoirs généraux de
la Villette, ouverts en 1867 à côté du marché aux bestiaux créé en 1855.
L'architecte Jauvin en construit, sur des plans de Baltard, la vaste halle. Le
dispositif est complété en 1899, pour la rive gauche, par les abattoirs de
Vaugirard. Les abattoirs généraux laisseront à leur tour la place, l'un en
1982 à un square, l'autre après 1970 aux équipements culturels de la Cité de
la Villette. L'abattage sera alors transféré au Marché national de Rungis.

L'approvisionnement en poisson est relativement aisé grâce à la


proximité des ports de pêche. Dès le Moyen Age, le trafic fluvial apporte à
Paris le poisson saur ou séché des pêcheries de Dieppe et des ports
contrôlés par Rouen. On le livre en caques, c'est-à-dire en fûts. Le hareng
représente l'essentiel des cargaisons, surtout abondantes en temps de
Carême. On ne saurait sous-estimer, cependant, les cargaisons de seiches,
qui sont, plus encore que le hareng saur, le « poisson » du pauvre. Comptée
en milliers et non en caques, la seiche passe en franchise. Le poisson du
riche est plus diversifié. Venant des ports normands, mais aussi de
Boulogne, voire de Flandre, de Hollande ou de Zélande, il y a le
maquereau, la morue et même le saumon importé d'Écosse ou d'Angleterre.
Bien qu'il faille plusieurs dizaines de chariots pour transporter l'équivalent
d'une cargaison, le commerce routier n'est pas moindre, qui procure le
poisson pêché par une douzaine de ports, de Honfleur à Calais. En 1321, on
compte en un an quelque 5000 charrettes de six barils, soit trente millions
de harengs. Le poisson frais arrive par la Seine, mais plus souvent par la
route, en chariots rapides ou en charges à cheval. Il vient de Calais par
Arras, de Boulogne par Amiens, de Dieppe par Pontoise. Ainsi parviennent
sur les tables bourgeoises ou aristocratiques, deux ou trois jours après le
débarquement, le hareng «nouvelet» et l'esturgeon frais.

La mise en œuvre de transports rapides permet au XVIIIe siècle d'ajouter


une véritable marée fraîche, voire des huîtres. Celles-ci proviennent d'abord
de Normandie, ensuite de Bretagne. Les huîtres du littoral charentais
n'arrivent qu'au XIXe siècle. Avant la Révolution, on n'en mange qu'aux
gelées, même si les imprudents s'y risquent en octobre. Le chemin de fer
accélérant le transport, on se hasarde au XIXe siècle dès septembre.
Commence le célèbre temps des «mois en R». Il faudra attendre l'autoroute
et les transports réfrigérés pour voir proposer dans les années 1980 des
huîtres en tout temps. Les mêmes conditions feront apparaître chez les
poissonniers parisiens les espèces méditerranéennes, et dans les restaurants
la bouillabaisse. La consommation des huîtres n'a cessé de se réduire, la
gastronomie l'emportant sur la goinfrerie. Au XVIIIe siècle, ceux qui
peuvent s'en offrir vont encore facilement à plusieurs douzaines par
personne. Crébillon fils en mange cent douzaines d'affilée. Le XXe siècle ne
connaîtra guère que la douzaine ou la demi-douzaine par personne

Le poisson d'eau douce a toujours été abondant grâce aux cours d'eau -
Seine, Yonne, Morins - mais aussi grâce aux fossés du Louvre. La Ville
concède des droits de pêche sur les ponts. On ramasse le poisson lorsqu'on
assèche les fossés pour les faucarder. Ainsi trouve-t-on dans les « bouticles
» des poissonniers spécialisés - on ne mêle pas les deux commerces - des
anguilles, des brochets, des carpes, des tanches.

L'EAU

L'approvisionnement en eau est l'une des premières préoccupations des


Parisiens. Sur la rive droite, on trouve des sources sur les couches de marne
qui affleurent à la base des hauteurs de l'ancien méandre, celles de
Ménilmontant, de Montmartre ou de Chaillot. Sur la rive gauche, on n'en
connaît guère, et les Romains avaient tiré les conséquences de ce défaut
d'eau potable en construisant l'aqueduc d'Arcueil. Celui-ci est ruiné depuis
la fin du IIIe siècle.

Du Moyen Âge au XIXe siècle, Paris puise donc l'eau de la Seine, mais
sa pollution précoce par les égouts qui s'y déversent, en ville comme en
amont, la rend assez peu potable, sinon pour les bêtes à l'intention
desquelles on aménage ces descentes sur les rives que l'on appelle des
abreuvoirs. Certes, les Parisiens boivent cette eau du fleuve, que la Ville
prescrit en 1643 de tirer d'un bateau amarré plutôt que de la berge où
règnent les immondices. Pour la boisson, on préfère cependant celle des
innombrables puits que permet la structure géologique : la capitale est au
centre d'une cuvette où les couches imperméables se rencontrent à diverses
profondeurs. La plupart des puits offrent de l'eau à quatre ou cinq mètres
dans les quartiers bas, six ou sept dans les quartiers plus élevés. Sur les
hauteurs, on préfère les sources.
Cette eau des puits est, malgré une forte teneur en calcaire, meilleure que
celle de la Seine. Des centaines de maisons ont un puits, et il est quelques
puits publics, comme le puits d'Amour, ouvert près des Halles dès le XIIIe
siècle, ou le puits Certain, sur la Montagne Sainte-Geneviève. La croissance
de la ville infeste malheureusement très vite les nappes phréatiques
supérieures, celles qu'atteignent les puits. Les fosses d'aisances sont ici les
premières responsables, mais il faut compter avec les voisins qui, par
commodité ou par malveillance, s'ingénient à polluer les puits eux-mêmes.
On y retrouve des ordures, des cadavres d'animaux, quand ce n'est pas le
corps d'un homme assassiné.

C'est dire l'intérêt présenté par la fontaine. L'eau qu'on y vient chercher
par pleins seaux, c'est celle des sources des hauteurs voisines. Dès le XIVe
siècle, les responsabilités sont partagées, le roi s'occupant des aqueducs et
des réservoirs, la Ville des fontaines et de leurs canalisations. Encore les
fontaines ne peuvent-elles débiter que l'eau dont elles sont
approvisionnées : elles sont souvent à sec l'été. Cette contingence explique
la lenteur avec laquelle se développe le système : il ne sert de rien de créer
de nouvelles fontaines si l'on n'a préalablement assuré la collecte des eaux
dans une aire pluviale plus large.

Les eaux de Belleville sont captées dès le XIIe siècle par l'aqueduc des
moines de Saint-Martin-des-Champs, un aqueduc très élaboré avec son
bassin de concentration, ses drains de poterie et son canal étanche qui
traverse les marais avant d'alimenter le monastère et la fontaine publique du
Vertbois, rue Saint-Martin. puis, plus près de la ville, la fontaine Maubuée.
L'eau du Pré-Saint-Gervais est semblablement captée par la léproserie de
Saint-Lazare. C'est une part de cette eau qu'obtient en 1182 Philippe
Auguste pour une fontaine publique. Peu après, on construit un nouvel
aqueduc pour l'alimentation de fontaines en eau de Belleville. Dès lors,
l'approvisionnement de la capitale en eau potable est l'affaire des pouvoirs
publics, Les Parisiens aisés obtiennent alors des concessions, autrement dit
le droit à une dérivation privée pour les fontaines qui se multiplient dans les
cours et jardins des hôtels particuliers. Il en est dix-neuf à la fin du Moyen
Age, vingt-deux un siècle plus tard. Bien que limitée à d'étroits orifices, la
concession est une faveur de prix, réservée à de hauts personnages et
souvent révoquée à l'encontre de leurs descendants. Il est des faveurs
partielles : en 1529, François Ier n'autorise Babou de La Bourdaisière à tenir
fontaine dans son jardin qu'à la condition qu'il fasse dériver un tuyau et un
robinet vers une fontaine publique. En 1554, toutes les concessions sont
révoquées et, à cinq exceptions près, on coupe les canalisations des
particuliers.

La plupart des Parisiens dépendent de la fontaine publique. On en compte


six vers 1400, dix-sept vers 1500. Au début du XVIIe siècle, la situation
s'est dégradée, et les fontaines, engorgées de vase et de calcaire, sont
pratiquement inutilisables, cependant que l'eau suinte au long des
canalisations et transforme les rues en cloaques. Les choses en sont à tel
point que Henri IV doit faire une place nouvelle à l'eau de la Seine :
reprenant un projet de pompe élévatrice présenté en 1585 par un Bâlois au
nom prédestiné, Nicolas Wasserhan, le roi fait aménager en 1608 par
l'ingénieur Lintlaër une pompe immergée sous la deuxième arche du Pont-
Neuf, près de la rive droite. Avec son réservoir situé vingt mètres au-dessus
de la Seine, l'engin alimente aisément le Louvre et les Tuileries. Une scène
évangélique orne le fronton sculpté : c'est la pompe de la Samaritaine.

Le roi entreprend dans le même temps de rénover les fontaines. Dès


1594, il révoque les concessions particulières. L'aqueduc de Belleville est
refait à neuf. On cherche les vestiges de l'aqueduc romain. Sully fait rétablir
la captation des sources de Cachan, Marie de Médicis fait retrouver celles
de Rungis et Chilly, puis doubler d'un niveau supérieur, à partir de 1612,
l'aqueduc romain d'Arcueil. Un grand bassin est aménagé dans le parc de ce
qui sera l'Observatoire. C'est seulement au XIXe siècle que l'on surélève
encore l'aqueduc pour améliorer la pression et que l'on restaure le bassin de
l'Observatoire, puis que Haussmann fait aménager de nouveaux conduits
pour acheminer vers la capitale des eaux lointaines : 131 kilomètres pour
l'eau de la Dhuys qui alimente le réservoir de Ménilmontant, 140 pour celle
de la Vanne qui emplit le réservoir de Montsouris et alimente le lac artificiel
du parc Montsouris. Une malfaçon videra le lac le jour de l'inauguration, en
1878, et le maître d'oeuvre se suicidera.

Deux autres pompes ont été établies sur la Seine, une double en 1671-
1676 dans les anciens moulins du pont Notre-Dame, l'autre en 1695 au pont
de la Tournelle. Si l'alimentation des quartiers centraux de la rive droite est
ainsi assurée dès le XVIIIe siècle, il n'en va pas de même pour la rive
gauche et pour les nouveaux quartiers de la rive droite. Les nouveaux
quartiers à la mode, la Chaussée d'Antin, les alentours des Invalides,
manquent d'eau. En 1777, les banquiers Perier forment une Compagnie des
Eaux de Paris pour renforcer les captations, purifier l'eau par adjonction de
produits chimiques et généraliser la distribution. On distribue des feuilles de
publicité. La Ville s'associera à l'entreprise en 1788. On s'inspire alors du
réseau en cours de réalisation à Londres. De nouvelles pompes à vapeur
sont établies sur chaque rive, l'une au pied de la colline de Chaillot avec
quatre bassins de décantation, l'autre sur la rive du Gros-Caillou, pompe
double qui sera remplacée sous le Second Empire par celle d'Austerlitz. La
première fontaine payante entre en service à la porte Saint-Honoré en 1782.
En 1784, pour la première fois, l'eau arrive toute seule dans une maison. On
voit apparaître les premières bouches d'incendie. On peut croire le problème
résolu. Il n'en est rien. Les porteurs d'eau se liguent contre l'entreprise, qui
périclite. Et le Parisien moyen dispose, à la veille de la Révolution, d'une
dizaine de litres d'eau par jour. Si les fontaines sont nombreuses, rares sont
celles où l'eau coule librement. La plupart sont pourvues d'un robinet à vis
ou à poussoir.

Le propos d'une forte adduction est repris en 1802. L'eau de la Seine ne


suffit plus, et le Premier Consul aimerait que les nouvelles fontaines soient
à débit continu. On va faire venir l'eau de l'Ourcq, ce à quoi on pensait déjà
au temps de Colbert. Ce sera la fin des fontaines à robinet. Sur les places,
l'eau va jaillir. Creusé pour faciliter le trafic fluvial, le canal de l'Ourcq aura
donc pour fonction secondaire d'alimenter les fontaines grâce à un aqueduc
périphérique et à des canalisations dérivées de cette ceinture. La crise
financière freinera cette ambition. Le système dérivé du canal de l'Ourcq ne
sera achevé qu'en 1822. Au moins Napoléon aura-t-il fait restaurer les
cinquante-six fontaines et en aménager quinze autres. Il en fait placer une
au milieu de la nouvelle place du Châtelet. Le décor de sphinx date du
déplacement consécutif à l'élargissement de la place en 1858. En 1812, l'eau
publique redevient gratuite. C'est alors que l'on détruit la pompe de la
Samaritaine. En 1830, Paris consomme 20 000 mètres cubes par jour, dont
plus de la moitié vient du canal de l'Ourcq. Cela fait 28 litres par Parisien.
L'eau courante suppose une alimentation abondante et une pression. Il y
faut des canalisations, des réservoirs et des châteaux d'eau. On pose 200
kilomètres de tuyaux de fonte pendant la seule Monarchie de Juillet. On
compte alors 127 fontaines, la plupart pourvues d'une réutilisation de l'eau
qui met fin à l'accusation de gaspillage. La Ville fournit ainsi en moyenne
110 litres à chaque Parisien. Et l'eau de l'Ourcq permet en 1840
l'aménagement des premières canalisations au long des rues. Alors que le
pavement est en progrès et que l'on réalise le nouveau réseau d'égouts
souterrains, c'est la possibilité de laver la chaussée. La salubrité de la ville y
gagne grandement. Déjà bien compromise, celle de la Seine y perd : toutes
les boues que l'on portait hors la ville en charrettes se retrouvent maintenant
dans le fleuve. Heureusement pour la capitale, la construction des quais
interdit le ruissellement direct dans le fleuve, et l'égout ne se déverse qu'en
aval. La pire des pollutions sera pour les villes de la basse Seine.

Le progrès des connaissances géologiques permet alors d'exploiter


différemment les ressources du sous-sol. Choqué par l'épidémie de choléra
de 1832, dont la propagation est due à l'insalubrité du réseau d'adduction,
Arago propose de forer des puits artésiens pour atteindre des nappes
phréatiques hors de portée des puits à manivelle. L'ingénieur Georges Mulot
est chargé de l'opération. Il trouvera l'eau sous pression à 560 mètres de
profondeur. Creusé entre 1833 et 1841 au centre des abattoirs de Grenelle,
celui de l'avenue de Breteuil fait jaillir l'eau jusqu'à 35 mètres et procure à
Grenelle une eau pure mais fâcheusement ferrugineuse, à la température de
28°. Le débit sera vite médiocre. Creusé sur la rive droite de 1855 à 1866
pour fournir aux lacs du bois de Boulogne, le puits de Passy ne peut
alimenter qu'une fontaine, square Lamartine. Cette fois, on a dû atteindre
587 mètres. Un autre puits, de débit fort médiocre, fera jaillir l'eau à 27° sur
le quai de Passy, sous l'actuelle Maison de la Radio. On n'en poursuit pas
moins : des puits sont forés à la Chapelle en 1863, à la Butte aux Cailles en
1866, boulevard de la Gare en 1869. Le coût de ces forages lassera
l'investissement. De surcroît, la nappe phréatique est la même : le puits de
Passy fait immédiatement baisser le débit du puits de Grenelle. Il serait vain
de creuser de nouveaux puits pour partager la même eau. Paris cesse de
rêver aux eaux profondes. Une ultime tentative, non loin du puits de
Grenelle, ne servira en 1929 qu'à alimenter en eau chaude la piscine
Blomet.
Le développement de Paris pendant le Second Empire met à nouveau
l'approvisionnement en eau potable au premier rang des préoccupations des
gouvernants. Le préfet Haussmann et le directeur du Service des Eaux,
l'ingénieur Eugène Belgrand, conçoivent donc en 1859 un nouveau système,
entièrement fondé sur la captation séparée des eaux de source pour
l'alimentation des maisons et des eaux de rivière pour les usages publics,
celui des fontaines comme celui des pompiers ou du nettoiement. Le
programme ne cessera de s'amplifier, et le bassin de collecte de s'élargir, à
la mesure de besoins qui vont croissant avec la ville. On recense les sources
et on aménage la collecte. On capte dès 1865 l'eau de la Dhuys (en amont
de Château-Thierry) pour l'adduction des quartiers hauts, approvisionnés
par le bassin de Ménilmontant, en 1867 celle de la Marne (à Saint-Maur)
pour alimenter le centre, en 1875 celle de la Vanne (en amont de Sens) pour
l'adduction des quartiers bas de la rive gauche par le bassin de Montsouris,
en 1895 celle de l'Avre pour l'adduction des quartiers occidentaux par le
bassin de Saint-Cloud. La collecte s'étend en 1900 au Loing, en 1925 à la
Voulzie. Aujourd'hui, sept réservoirs sont en service pour l'eau potable, sept
autres pour l'eau non potable. Des stations de filtrage et de traitement ont en
charge la transformation en eau potable d'eaux fluviales en provenance de la
haute Seine (prises à Ivry et Orly) et de la Marne (prises à Saint-Maur). Il
n'en demeure pas moins que l'eau de source représente encore la moitié des
ressources en eau potable. Ce recours à l'eau de source explique la qualité
diverse des eaux selon le quartier, les sources étant caractérisées par des
teneurs différentes en calcaire.

L'eau courante reste longtemps celle des fontaines. L'adduction dans les
maisons particulières vient tard. C'est en 1784, on l'a dit, que les premières
adductions de la sorte entrent en service. Mais il faut le système de
Belgrand pour que l'adduction aux particuliers puisse se généraliser. En
1884, les deux tiers des maisons sont raccordées. Faut-il rappeler que cette
commodité bouleverse les habitudes d'hygiène? L'eau courante ouvre la
voie à une toilette quotidienne qui dépasse le débarbouillage, à un lavage de
vaisselle plus soigné et même à la baignoire. Dans les couches modestes,
elle permet de laver à la maison une partie du linge, au lieu de tout laver ou
faire laver au lavoir public.
Longtemps, on s'était contenté de laver à la rivière ou à la fontaine. Le
XIXe siècle imagine de rapprocher les moyens du blanchissage de ses
utilisateurs : pour les blanchisseuses professionnelles comme pour les
ménagères, ce sera le lavoir public mais payant. On le reconnaît à son
aération, assurée par des jalousies de bois. Le lavoir est indiqué par un
drapeau tricolore de tôle peinte. Il disparaîtra dans les années 1960,
remplacé par les laveries automatiques.

Le Parisien continue cependant d'avoir soif quand il se déplace. Le


philanthrope anglais sir Richard Wallace décide en 1873 de pourvoir les
piétons parisiens de fontaines publiques alimentées en eau potable.
Cinquante fontaines sont établies, plusieurs dans chaque arrondissement. La
Ville en portera le nombre à quatre-vingts. La grande fontaine Wallace à
quatre cariatides prend donc sa place dans le paysage et dans le mobilier
urbain. Un ou deux gobelets pendent à une chaînette. Le filet d'eau est
permanent. Le passant prend l'habitude de s'y désaltérer. On supprimera le
gobelet en 1952, pour des raisons d'hygiène, laissant le passant seul
responsable de la propreté de la main dans laquelle il boit. Quant aux petites
fontaines Wallace, elles sont, avec leur robinet à poussoir, bien connues des
enfants qui jouent dans les squares.

Même si l'eau parisienne est normalement fraîche, les milieux aisés ont
très tôt su profiter de la glace naturelle pour boire plus frais encore et pour
réaliser des sorbets. Les Parisiens fortunés boivent déjà glacé lorsque, vers
1570, on importe de la glace nordique achetée en Flandre. Encore limitée
aux tables raffinées sous Henri IV, la pratique est courante dans les milieux
aisés au temps de Louis XIV. En 1792, Marie-Antoinette, emprisonnée à la
Conciergerie et encore inconsciente de ce qui l'attend, demande qu'on lui
apporte de la glace de la glacière de Versailles pour s'en faire faire des
sorbets.

L'hiver, on casse des glaçons sur les rivières ou dans les bassins des
fontaines. Les lacs du XIXe siècle, Boulogne, Vincennes, Chaville,
Bobigny, augmentent la ressource. L'été, on importe de la glace. Dès 1830,
il en vient directement de Norvège. Le chemin de fer favorise l'exploitation
des glaciers de montagne français. Les glacières se multiplient, à Saint-
Ouen, à Paris, au bois de Boulogne, pour conserver la glace importée et la
distribuer au fil des mois. En 1878, il se vend jusqu'à deux cent tonnes de
glace certains jours. Les glacières livrent à domicile.

Le grand changement vient à la fin du XIXe siècle avec l'exploitation


industrielle des procédés de fabrication de la glace artificielle. C'est le
procédé à l'ammoniac de Ferdinand Carré et de Charles Tellier, inventé sous
le Second Empire, qui permet finalement de fabriquer la glace en toute
saison, sans devoir l'importer. L'achat de blocs de glace demeurera d'usage
courant jusqu'à la généralisation des réfrigérateurs domestiques dans les
années 1950, et l'on verra encore dans les années 1960 les pains de glace
déposés au petit jour sur le trottoir devant les cafés.

DE LA TAVERNE AU RESTAURANT

De tout temps, la taverne a été l'un des lieux privilégiés de la sociabilité


parisienne. Notons une particularité du vocabulaire : vendre à taverne n'est
pas tenir taverne. Le tavernier, qui tient taverne, est un débitant de boisson.
Il a taverne ouverte, avec des tables et des bancs. L'usage l'autorise à servir,
avec le vin au pot, les condiments qui aiguisent la soif : cela va de l'oignon
au hareng saur. S'il sert autre chose, il se dit aubergiste. Celui qui vend à
taverne est, au contraire, un bourgeois qui ne fait commerce de vin que de
manière occasionnelle, ayant entré dans sa cave plus de vin qu'il n'en faut
pour sa consommation familiale. Ce peut être un propriétaire de vignoble
qui a récolté plus que nécessaire. C'est souvent un écolier qui a reçu du vin
en franchise et vend le surplus pour payer sa pension. C'est parfois un
sergent ou un officier de l'Hôtel de Ville qui, pris pour «compagnon
français» par un marchand forain, se trouve à la tête d'une queue de vin dont
il entend tirer profit. Les uns et les autres demandent au prévôt des
marchands l'autorisation de vendre telle quantité, pendant tant de jours.
Pendant ce temps, il n'exerce pas son métier principal, surtout s'il est
courtier ou vendeur de vins. Bref, c'est un petit profit. Celui qui vend ainsi à
taverne ne reçoit pas de consommateurs. Il met un banc devant sa porte, et
vend à emporter. Courante dès le Moyen Age, la pratique l'est encore au
XVIIIe siècle, où le bourgeois vend « à l'huis coupé», c'est-à-dire devant sa
porte ouverte à mi-hauteur. Quant au vigneron de Meudon ou de Suresnes,
il est tenu pour forain et ne saurait vendre qu'en acquittant les mêmes droits
que s'il était marchand de Beaune ou d'Auxerre.

À la taverne, on boit du meilleur et du pire. Au XVe siècle, Villon se


venge, en rimant, du vin adouci à la craie qu'on lui a servi dans quelques
tavernes à bon marché. Il en va de même au XVIIIe siècle, où la taverne
citadine se fait cabaret. Le café, lui, est élégant. Comme son nom l'indique,
il propose les boissons distinguées qu'a fait connaître le commerce colonial.
On y prend du café, que l'on commence de servir filtré et non plus bouilli à
l'arménienne avec son marc comme on faisait encore au milieu du siècle, de
l'infusion de thé chinois, du chocolat chaud au lait. Le XIXe siècle voit se
multiplier les débits de boisson. On en compte quelque trois mille sous la
Restauration. Il y en a onze mille sous le Second Empire. Un sur dix offre
des commodités supplémentaires : toilettes, journaux, cartes, dominos. Le
XXe siècle y joindra le téléphone. Malgré bien des disparitions, il en
demeure environ onze mille.

Le vocabulaire évolue : au XVe siècle on dit cabaret pour taverne, et au


XVIIe on appelle café ce qui eût été autrefois taverne, cette dernière
appellation se réhabilitant au XXe dans le pittoresque du décor mis en place
par quelques restaurants. Quant au cabaret, il mêlera alors consommation et
spectacle. Disparaît de l'usage l'appellation de «buffet» pour qualifier le lieu
ou l'on boit debout devant une haute table, appellation qui sera reprise au
XIXe siècle dans la restauration de gare. De nouveaux vocables
apparaissent au XIXe siècle, celui du «bistrot» qui vient de l'argot et non
des cosaques de 1814, celui du «bar» qui naît de l'anglomanie et emprunte
au bar-room où une barrière tient à distance le consommateur qui boit
debout et moins cher : c'est l'ancien buffet. Les concessions font naître
l'appellation mixte de bar-tabac. La différence se note aussi dans
l'accoutrement du personnel et dans le comportement des clients : au XIXe
siècle et au début du XXe encore, alors que les femmes ne déjeuneraient
nulle part sans garder leur chapeau, les hommes laissent le leur au vestiaire
au restaurant et le gardent sur la tête au café. Mais il est des cafés où l'on
voit des casquettes et d'autres où l'on ne voit que des hauts-de-forme.
Le restaurant est né de la Révolution. Il y a certes longtemps que
quelques tavernes se sont fait connaître pour la qualité de leur table. Ainsi
en est-il au XVe siècle de La Pomme de pin devant le Palais, de La Châsse à
la porte Baudoyer, du Grand Godet en Grève, de la Crosse rue Saint-
Jacques, et à la fin du XVIe siècle du Cadran bleu du boulevard du Temple.
Les réputations se font, comme celle de La Tour d'Argent qui succède à une
taverne ouverte sur le quai en 1582. Mais on préférait dîner chez soi, quitte
à faire appel au rôtisseur qui préparait les rôts ou au traiteur qui apprêtait les
ragoûts. A l'occasion, si l'on était pressé, on y mangeait sur place, sans
apparat. On pouvait ainsi déguster le bœuf gros sel de La Marmite
perpétuelle ou le «restaurant» fait de bœuf et de volaille hachés et mêlés
d'orge mondé que préparaient quelques traiteurs du XVIIe siècle. Le mot
apparaît ainsi, d'un plat qui « restaure ».

De nouvelles célébrités surgissent, comme Le Mouton blanc de la rue de


la Verrerie, où Racine a ses assises. Un établissement dénommé
«restaurant» apparaît en 1765, tenu rue des Poulies, près du Louvre, par un
certain Boulanger, dit Champ d'Oiseau. Tout Paris s'y retrouve pour manger
des œufs, du bouillon, de la volaille au gros sel. Champ d'Oiseau mourra
dans la misère. Mais il a des imitateurs, et ceux-ci commencent de faire
preuve d'invention et de qualité, comme cet Antoine Beauviliers, ancien
officier de bouche du comte de Provence, qui tient dès 1782 une maison
réputée parmi les Parisiens aisés, la Grande Taverne de Londres. Les années
passant, on trouvera toute l'Europe au Palais-Royal chez Beauviliers, dont
les occupants de 1815 feront la célébrité. La nourriture y est convenable, le
service exceptionnel : Beauviliers a gardé de son ancien état quelques
façons et sert l'épée au côté. Les tables sont couvertes de nappes blanches.
La carte offre le choix entre quatre-vingts sauces.

On compte déjà une cinquantaine de restaurants dans le Paris de 1789.


Les Montagnards de la Convention se retrouvent volontiers sur la terrasse
des Tuileries au restaurant Lagacque. En mettant fin au train des grands
seigneurs, la Révolution met sur le pavé des chefs, des maîtres d'hôtel et des
cuisiniers qui vont tenter de vivre différemment de leur talent. Ceux qui
faisaient les tables réputées du Paris aristocratique, chez les princes ou chez
les fermiers généraux, feront la notoriété de leur propre restaurant. En 1791,
le cuisinier du duc d'Orléans, Méot, se fait restaurateur rue de Valois, où il
offre à sa clientèle de jacobins autant de spectacle que de nourriture, et toute
la cuisine de Condé fait la notoriété de Robert qui reçoit rue de Richelieu
mais sert aussi à domicile. D'autres sont tout simplement des taverniers
saisis par la passion de la cuisine et l'ambition de la fortune. Il en vient de
province, comme ces Marseillais qui ouvrent en 1792 au Palais-Royal Le
Bœuf à la mode. Au Palais-Royal encore, Le Café de Chartres est déjà un
rendez-vous élégant; Véfour en fait en 1814 un restaurant, qui devient en
1820 Le Grand Véfour.

Vient Thermidor. Les restaurants essaiment : on voit déjà des garçons de


cuisine s'établir à leur compte quand ils s'en sentent capables. Ainsi Véry,
paysan devenu cuisinier, qui ouvre en 1805 un restaurant donnant sur le
jardin des Tuileries. Duroc, qui y a sa table, lui procure l'autorisation de
construire un luxueux pavillon. Tout Paris s'y presse. Pour moins cher, on
va chez son voisin Lagacque. Vers l'ouest, aux Champs-Élysées, apparaît
Ledoyen. La proximité des Halles attire déjà la restauration. On y trouve rue
Montorgueil, près du carreau de la marée, un restaurant de fruits de mer
justement appelé Le Rocher de Cancale, où Alexis Balaine sert des huîtres
même en août. L'un des premiers clubs gastronomiques, le Caveau, s'y
réunit depuis 1805. Au Châtelet, Le Veau qui tète propose ses pieds de
mouton. Partout, la Révolution a fait paraître des pièces jusque-là réservées
aux tables aristocratiques : le gibier. Dès 1803, Grimod de La Reynière
distribue l'éloge et le blâme dans un Almanach des gourmands qui devient
rapidement le guide préféré des gastronomes.

En 1815, Paris s'enorgueillit de trois mille restaurants, parmi lesquels on


trouve déjà le meilleur et le pire. Il y a la gargote à vingt sous, le restaurant
de luxe à vingt francs, où l'on a le choix entre les huîtres d'Ostende et celles
d'Étretat, et entre dix façons d'accommoder le bœuf. On mange
normalement à la carte. Certains imaginent déjà le menu à prix fixe. On y
va pour manger ce qu'on ne trouverait pas chez soi - tout le monde n'a pas,
comme Talleyrand, un Boucheseiche, dit Boucher, à ses fourneaux et un
Antonin Carême à ses « extraordinaires » de pâtisserie - mais aussi pour
banqueter en compagnie. Officiers et diplomates y trouvent en 1814 et 1815
de multiples occasions de découvrir la cuisine française. Ils y font connaître
leurs chansons. On voit un jour de 1815 l'empereur d'Autriche, le roi de
Prusse et le tsar de Russie dîner ensemble à La Tour d'Argent. Certains
inventent de nouveaux rites de la table, comme sous le Premier Empire au
Café Hardy où l'on grille sous les yeux du client, au bout d'une fourchette,
la pièce de viande qu'il a choisie. Sur la carte, les mets portent le nom des
clients célèbres. Sous le Second Empire, au temps des fastes de l'Exposition
de 1867 et des triomphes de La Grande-Duchesse de Gérolstein, on voit au
Café Anglais, où opère le chef Dugléré, souper le tsar, le roi des Belges, le
prince de Galles ou Bismarck, tout autant qu'Hortense Schneider ou Sarah
Bernhardt. Le monde ne fréquente pas moins le luxueux Café Riche, le
jardin d'hiver du Champeaux ou les cabinets de La Maison Dorée dont on
célèbre les poissons.

La confusion demeure entre le restaurateur et le traiteur. La haute


bourgeoisie ne dédaigne pas de faire venir le souper d'une maison célèbre,
quitte à le faire savoir. Dès la fin du XVIIIe siècle, on fait venir les pâtés, les
jambons, les crustacés, les fromages et les fruits rares de Corcellet ou de
Chevet. Sous l'Empire, on fait venir de chez Robert le souper complet.

Au XIXe siècle, le restaurant prend sa place dans le train de vie de la


bourgeoisie. Celle de province y trouve l'un des plaisirs de ses voyages à
Paris. Labiche en tirera quelques ressorts comiques. Le bourgeois parisien y
prend ses habitudes. On y va le plus souvent entre hommes, parfois en
famille, voire avec des cocottes, que l'on traite dans la salle ou en salon
particulier. Certains y vont en solitaires, uniquement pour le plaisir de la
bouche. On y dîne en fin d'après-midi, on y soupe après le spectacle. On
commence d'y déjeuner. Le souvenir se perd des fastes de l'Ancien Régime,
que n'entretiennent plus des chefs venus de maisons princières. L'arrivée
des étrangers et celle des provinciaux pour qui le souper à Paris est un
divertissement plus qu'une fête du goût, la multiplication des repas de noces
et des banquets, tout cela laisse s'abaisser après 1830 le niveau culinaire de
bien des restaurants. Mais une nouvelle cuisine émerge des expériences,
plus adaptée aux exigences de gastronomes avertis ou de rentiers enrichis.
On choisit sur la carte et non plus en voyant les plats. On laisse aux soupers
d'apparat des grands restaurants et des hôtels aristocratiques les menus à
huit services - potages, relevés de volaille ou de poisson, pièces de gibier,
entrées de viandes en sauce, rôts, entremets, desserts - de quatre à douze
plats chacun, présentés ensemble, assortis d'au moins cinq vins, et l'on se
contente d'un hors-d'œuvre ou potage, un plat de poisson, une viande et un
dessert. Même si les sauces sont riches, les plats gagnent en simplicité.
Anthelme Brillat-Savarin, conseiller à la Cour de cassation, épicurien
mondain, gastronome bourgeois et philosophe pédant à ses heures, fera en
1826 dans les aphorismes de sa Physiologie du goût l'apologie d'une cuisine
dont la qualité tient à l'excellence des produits, non à l'encombrement des
dessertes. L'aristocratique Carême jugera plus tard que le magistrat n'aimait
que les choses «fortes et vulgaires ». Brillat-Savarin ne donne-t-il pas la
recette de l'omelette au thon, des œufs brouillés au fromage et du turbot à la
vapeur?

Ce qui se développe pendant que déclinent le Boulevard et ses agapes,


c'est le restaurant de quartier à prix moyen. Il satisfait le bourgeois qui y
emmène une fois par semaine sa femme et ses filles. Il est parfois à Paris ce
que sont aux villages voisins les guinguettes : on s'y amuse en mangeant. Il
y a trois plats au choix, et trois menus dont le prix dépend du vin. Le
manger canaille y trouve ses lettres de noblesse : la soupe à l'oignon, les
tripes, le boudin, la matelote font les réputations. Il en est aux Halles, aux
barrières, au quartier Latin. Ne nous cachons pas que la plupart de ces
restaurants à bon marché servent un potage clair, de la viande prise dans les
bas morceaux, du poisson à la fraîcheur incertaine et des macarons de foire,
le tout arrosé de vin acide et d'eau-de-vie étendue.

Le restaurant de haut niveau gastronomique se rétablit sous le Second


Empire. L'atmosphère de fête qu'entretient la Cour y est pour beaucoup.
L'ascension du demi-monde aussi. C'est l'époque où l'Europe entière parle
de La Tour d'Argent, de Ledoyen, du Café Anglais, du Grand Véfour, de
Durand, de Philippe, chez qui se réunissent les Grands Estomacs. La Belle
Époque prendra la relève, avec des restaurants qui émergent comme
Maxim's, le Café de Paris ou Lapérouse, mais aussi une pléiade de grands
traiteurs comme Potel et Chabot.

La fin du siècle voit paraître dans l'usage parisien un plat promis à la


notoriété. On avait déjà emprunté aux Anglais le beefsteak, alors que l'usage
français réservait le gril aux volailles et aux gibiers. Mais c'est le commerce
maritime et colonial avec l'Afrique et l'Amérique du Sud qui vient
bouleverser la friture. Jusque-là, on faisait frire dans la poêle les œufs, les
côtelettes et les poissons, ce qui s'accommodait du beurre et de la graisse,
que l'on jetait ensuite. L'huile de noix ou d'olive ne supportait pas les hautes
températures. L'huile d'arachide permet le bain de friture, que l'on réutilise.
La pomme de terre frite est née. Sous le nom de «pommes Pont-Neuf» et
intégrée dans le « steak-frites », elle sera pour beaucoup le symbole, sinon
de la gastronomie, du moins de la nourriture de base parisienne.

L'afflux d'ouvriers provoqué par la révolution industrielle crée un


nouveau problème d'alimentation. L'artisan déjeunait chez lui, et son valet
mangeait avec lui. L'ouvrier n'a pas le loisir de rentrer chez lui. Il faut, au
XIXe siècle, inventer le restaurant populaire. Les étudiants en profitent.
Ainsi se multiplient à partir de 1815 les tables d'hôte, version nutritive des
pensions bourgeoises où l'on sert également à manger. Il est donc des
restaurants pour toutes les bourses. Certains, comme vers 1860 Les Pieds
humides sis en plein air devant la fontaine des Innocents, ou La Californie
dans une masure de la barrière Montparnasse, s'adressent aux ouvriers
désargentés.

C'est vers 1840 que Bouwens, Van Coppenaal et leurs associés de la


Compagnie hollandaise pour la fabrication du bouillon imaginent de
fabriquer industriellement un assez maigre bouillon qu'ils font vendre à la
tasse et au litre dans des dépôts établis à travers les quartiers de la capitale.
D'autres les imiteront, et Paris aura dès le Second Empire ses Bouillons
Duval et ses Bouillons Chartier. Pour quelques sous, on y déjeune
maigrement, mais on y déjeune, avec le droit de pêcher au fond de la
marmite un morceau de viande bouillie. Des «réfectoires populaires», des
«pensions alimentaires » offrent pour dix sous, aux employés et aux
ouvriers, un médiocre repas, mais quand même un repas.

Le relais sera pris à la fois par les pouvoirs publics et les entreprises. Les
premières réalisations sont les cantines scolaires. Quelques ministères
ouvrent dans les années 1880 de sordides réfectoires pour leur petit
personnel. Après la Seconde Guerre mondiale, se développent les cantines
des entreprises et des administrations, et les restaurants universitaires,
ébauchés dès 1920. Dans le même temps, et surtout après 1980, se
multiplient les établissements de restauration rapide, voire les distributeurs
de sandwiches, imités des snack-bars américains.
Les indigents sont normalement à la charge des institutions religieuses.
Sous le Second Empire, les capucins de la rue de la Santé distribuent
quotidiennement la soupe aux pauvres. Lorsque survient une crise et que se
multiplient les affamés, la Ville prend les choses en main, comme elle est
bien obligée de les prendre quand il n'y a rien d'autre à faire: sous la
Restauration, 83 % des morts ne laissent pas de quoi payer leur
enterrement. Des initiatives privées relaient son action. Lors du Siège, en
1871, se crée une Œuvre des Fourneaux économiques qui, financée par des
dons et des souscriptions, distribue des repas dans les centres qu'elle ouvre à
travers les quartiers pauvres. Elle poursuivra son action jusque sous la
Troisième République. Les œuvres de cette sorte se multiplieront au XXe
siècle dans les moments de crise économique.

DE L'AUBERGE À L'HÔTEL

Cela, c'est le service du Parisien. Mais il y a le voyageur. L'importance de


l'hôtellerie parisienne tient dès le Moyen Age à la conjonction des trois
fonctions de capitale politique, de centre d'affaires et de ville universitaire.
Il faut, à Paris plus qu'ailleurs avant le développement du tourisme et des
vacances, héberger pour la nuit une population flottante. Il y a le marchand
ou le plaideur venus pour quelques jours, l'artisan ou le compagnon qui va
de chantier en chantier et loge à l'auberge quelques semaines, l'étudiant que
n'accueille aucun collège et qui prend pension à l'année. Le voyageur aisé
s'en remet à ses relations pour trouver une couche plus confortable: le clerc
loge dans un couvent ou chez un chanoine de ses amis, le marchand fortuné
descend chez ses correspondants, le noble est accueilli chez un parent.
L'hôtellerie est le logis du voyageur sans relations. Au fil des siècles, vont
se distinguer trois types de logement temporaire : l'auberge, l'hôtel, le garni.

L'auberge du XIVe siècle, c'est avant tout un toit. Il en est plus pour louer
une botte de paille que pour proposer un lit. La chambre individuelle est
chose rare. On couche normalement à trois ou quatre par lit, et il y a
souvent plusieurs lits par chambre. Mais c'est aussi, lorsqu'on «loge à
cheval», une écurie, de la paille et du foin. L'aubergiste, parfois dénommé «
maître » de La Pomme de pin ou du Cheval couronné, est un personnage
considérable, que seconde sa femme quand elle n'est pas la vraie patronne.
Pour bien des voyageurs, et en premier lieu pour les marchands de passage,
c'est un correspondant bien informé et un auxiliaire empressé. Il sait les
nouvelles, connaît sa pratique et les correspondants de celle-ci, garde les
colis entre deux voyages. La table d'hôte où tous les clients partagent le
même repas est un lieu d'utile convivialité. On y apprend les hommes, les
choses et les usages.

La taverne, elle, est le lieu de réunion des mal lotis, de ceux auxquels un
logement inconfortable et exigu interdit de manger, boire ou rencontrer des
amis chez eux. On joue, on chante, on lutine les filles. En devenant au XIXe
siècle bar ou café, la taverne ne changera pas de fonction. Si la taverne est
souvent lieu de prostitution, l'auberge du Moyen Âge ne l'est jamais. Le
patron le sait bien: on fermerait sa maison. Cela dit, aucun contrôle
d'identité n'est pratiqué, et le principal obstacle à la « passe », qui fera la
fortune des hôtels du dernier niveau aux temps modernes et surtout au XIXe
siècle, demeure longtemps la pratique de la chambre commune.

L'activité hôtelière est soumise à la conjoncture. L'insécurité sur les


routes fait la ruine de l'hôtelier, tout autant que l'absence du roi, qui prive
Paris de la clientèle jusque-là représentée par les innombrables provinciaux,
du seigneur et de sa suite à l'ambassade bourgeoise d'une ville, qui avaient
affaire à la cour. Au fort de la guerre de Cent Ans, l'hôtellerie parisienne est
à ce point ruinée qu'en 1429 on ne trouve à loger les gens du duc de
Bourgogne que chez l'habitant et dans les maisons vides. Au terme de la
guerre, il en sera de même pour l'entourage de Louis XI, venu dans sa
capitale en 1461 pour y faire son entrée solennelle. Force sera de
réquisitionner les chambres disponibles chez l'habitant, et de loger le roi
aux Porcherons chez Jean Bureau. En 1476, le roi loge rue des Prouvaires
chez le riche épicier Laurent Herbelot.

L'habitude se prend alors dans l'aristocratie d'emprunter l'hôtel d'un


notable complaisant ou momentanément absent. En 1465, les seigneurs de
la coalition du Bien public festoient chez le clerc de la Ville Jean Luillier.
Trois ans plus tard, le cardinal Balue fête son chapeau rouge tout neuf dans
l'hôtel de Jean de La Haye dit Piquet (qui donnera son nom à la rue
Pecquay). Lorsque Nicolas Balue épouse en 1467 la fille de Jean Bureau, la
noce, à laquelle assistent le roi et la reine, se fait en l'hôtel de Bourbon.
C'est en prêtant son hôtel à Louis XII pour y loger le duc de Suffolk que
Nicolas Le Coq gagne en 1515 un siège de conseiller au Parlement. Il arrive
même que le maître des lieux ne contrôle plus le mouvement: des
concierges se font un revenu en louant à la journée l'hôtel d'un propriétaire
absent.

L'hôtel pour voyageurs apparaît avec le tourisme. Le voyageur aisé,


souvent un étranger, attend une chambre individuelle, un mobilier
convenable et un minimum de services, le tout dans un quartier convenable.
Au XVIIIe siècle, il cherche sa chambre entre la place des Victoires et le
Palais-Royal, ou au faubourg Saint-Germain. Au XIXe, il la préfère entre le
Louvre, le faubourg Saint-Honoré et la Chaussée d'Antin. Le voisinage des
gares fait naître une hôtellerie de tous les niveaux, les hôtels cossus ou
moyens répondant au besoin ressenti par le voyageur pour une ou quelques
nuits à proximité de son point d'aboutissement et de départ, les hôtels les
plus modestes prenant les allures de garnis à l'intention d'immigrés
provinciaux non encore fixés. Au XXe siècle, il est des hôtels dans tous les
quartiers, et chacun à l'image du quartier. Mais le manque de place dans le
centre repousse vers la périphérie l'hôtellerie de masse par laquelle, à partir
des années 1960, de grandes chaînes internationales commencent de
répondre au développement des voyages d'agrément et des voyages
d'affaires. Les besoins propres des automobilistes et des usagers des
transports aériens font apparaître dans les mêmes années une hôtellerie de
chaînes péri-urbaine dont les grands pôles sont Orly et Roissy.

Le garni est autre chose. C'est dès le XVIIIe siècle le logement, plus
souvent formé d'une simple chambre que de plusieurs pièces, que le
propriétaire loue meublé, donc garni, mais sans le moindre des services que
l'on trouve à l'hôtel. On y rencontre des artisans, des militaires, des
domestiques, bref toutes sortes de gagne-petit. Au plus bas niveau, la police
y trouve des chenapans.

L'immigration du XIXe siècle accroît le nombre et le rôle de ces garnis.


C'est là, le plus souvent dans les rues du Paris déclassé, c'est-à-dire de
l'ancien centre historique - entre le Marais, les Halles et le Châtelet - et dans
les petites rues du quartier Latin, voire dans les faubourgs du nord et de
l'est, que l'on rencontre le provincial qui s'établit pour un temps à Paris,
l'étudiant, l'ouvrier. On paie d'avance, une semaine ou un mois, le locataire
de la sorte n'offrant aucune garantie. Un garni de bas étage se partage entre
les pauvres hères qui ne sont locataires que d'une paillasse, d'une couverture
et d'une étagère. On en loge quatre ou six dans une chambre, trente ou
quarante dans un dortoir. Le pot à eau et la cuvette sont communs. Chacun
dort avec ses souliers comme oreiller. Celui qui jouit d'une chambre
particulière est là un locataire fortuné, même s'il n'a que quatre ou six
mètres carrés. Un garni aisé est un appartement de misère avec un lit miteux
et une vaisselle ébréchée. Il n'y a pas de garni bourgeois. Le garni du XXe
siècle prend les allures d'un hôtel à bon marché, que l'on distingue au fait
qu'il loue à la semaine ou au mois, et qu'il l'annonce sur sa porte.

Lorsque le garni est spécialisé dans l'accueil des étudiants ou des jeunes
provinciaux, il porte le nom ronflant de pension ou de «maison Un Tel», et
le justifie par une salle commune où se prennent les repas. Bien des
particuliers proposent ainsi au XIXe siècle un logis à une population jeune
et temporaire. La place est prise au XXe par des fondations, religieuses ou
non. Le relatif confort offert par ces «maisons d'étudiants» n'a alors plus
rien à voir avec ce que connaissaient les personnages de Hugo ou de
Murger. Le tenancier, qui tient son registre, fournit à la police des garnis la
liste des locataires. C'est le seul moyen qu'ont les pouvoirs publics de
contrôler et de surveiller le flux migratoire qui conduit vers Paris des
impécunieux qui sont parfois des marginaux.

L'hôtel à la nuit est souvent pire. Au quartier Latin, les étudiants de la fin
du XIXe siècle connaissent l'hôtel du Château-Rouge, rue Galande, que, par
dérision, les habitués appellent «le Musée». L'un des dortoirs porte le nom
significatif de «Salle des morts». Pour deux sous, on couche par terre, les
hommes d'un côté et les femmes de l'autre, à condition d'évacuer les lieux a
deux heures du matin. On finit la nuit sous une porte cochère.

Les cités universitaires ont en partie comblé, depuis 1920, cette lacune
qu'était le logement des étudiants.
LA DISTRIBUTION

On a vu comment, aux temps modernes, les Halles ont gagné leur surnom
de «ventre de Paris». Devenues centrales par le développement des
quartiers situés au-delà de la ceinture marécageuse, elles sont le domaine
des maraîchers et des éleveurs, le royaume des poissonniers et des
bouchers, des volaillers et des fromagers. Elles sont l'établissement
quotidien de ceux qui viennent de banlieue à Paris, non de ceux qui
produisent à Paris ou qui importent des pays lointains. Il en naît des métiers
originaux, celui des commissionnaires qui coordonnent les transactions et
assurent en pratique la police interne qu'appellent les usagers, celui des «
forts » qui sont à la boucherie ce que sont aux futailles sur le port en Grève
les «avaleurs». Avec leur grand chapeau, leur verbe puissant et leurs
traditions - l'offrande du muguet au président de la République le 1er Mai -
ils sont jusqu'à la fermeture des Halles des personnages pittoresques du
centre de Paris.

Le trafic des Halles est lourd de répercussions sur la circulation


parisienne. Malgré les liaisons ferroviaires comme le petit train d'Arpajon
qui, de 1894 à 1936, relie au Châtelet, donc aux Halles, la principale région
maraîchère du pourtour parisien, les Halles signifient la venue de centaines
de voitures à cheval, puis de camions, dont on ne pallie que fort mal
l'encombrement en imposant un horaire de travail en grande partie nocturne.
Les Halles deviennent un monde de la nuit, et les tavernes du voisinage ont
jusqu'à l'aube une clientèle assurée. Ces horaires d'ouverture se joignent au
pittoresque pour séduire les fêtards tentés de manger la soupe à l'oignon ou
le pied de cochon grillé avant d'aller se coucher.

Dès le XIIe siècle, la foule qui se pressait aux Halles attirait les
populaires. Elle profita largement de l'ampleur et de la permanence du
nouveau marché. C'est en bonne partie contre l'installation de prostituées et
de clochards que Philippe Auguste fait enclore le cimetière des Innocents,
fâcheusement transformé en lieu de jeux et de débauche. Les filles quittent
alors le cimetière, non les abords des Halles. Lorsque le percement du
boulevard de Sébastopol fait, sous le Second Empire, des rues Saint-Martin
et Saint-Denis des voies secondaires, la prostitution conquiert rapidement
ces deux rues où elle n'eût que difficilement trouvé sa place à l'époque où le
bourgeois y tenait fièrement son pignon.

Vers 1850 encore, les Halles sont les longues galeries et les places
entourées de galeries ouvertes qu'elles étaient au Moyen Âge. Les piliers
des Halles voient un étonnant entassement de denrées à vendre et
d'invendus à jeter. Malgré quelques reconstructions, comme celle du marché
au poisson ouvert en 1822, l'insalubrité règne, et les rats ont établi là leur
domaine. Le marché aux blés de la rue de la Tonnellerie a émigré dès 1769
vers un espace plus dégagé, jusque-là occupé par l'hôtel de Soissons: ce sera
la halle aux Blés, construite à partir de 1763 avec une vaste salle circulaire,
recouverte en 1782 d'une coupole remplacée en 1811 par une verrière sur
ossature de fer. Elle deviendra en 1887 la Bourse de commerce.

C'est en 1851 que, désigné dès le temps de la Monarchie de Juillet,


l'architecte Victor Baltard commence de construire les nouvelles Halles. On
a écarté l'idée de les transférer sur la rive gauche ou, comme le proposait
Hector Horeau, de les faire glisser jusqu'à la Seine, ce qui eût favorisé le
transport des denrées. Finalement, on en est resté à l'emplacement fixé par
Louis VII. Quatorze pavillons sont prévus, dix seront construits. Ces
grandes volées de fonte portant des verrières constituent l'une des premières
prouesses de la nouvelle technique que fait triompher Henri Labrouste en
1844 à la bibliothèque Sainte-Geneviève et en 1854 à la Bibliothèque
nationale.

Haussmann n'était pas encore à Paris quand a été décidée la


reconstruction des Halles. Plus tard, il s'interrogera sur l'opportunité du
maintien d'un approvisionnement central qui ne répond plus aux besoins
d'une ville aussi étendue. Reprenant un projet de la Monarchie de Juillet, il
favorise alors une nouvelle hiérarchisation des approvisionnements. Les
marchés de quartier vont en naître.

Les Halles demeurent la cause d'un encombrement permanent du centre


de Paris. Malgré des heures d'ouverture encore compatibles avec la vie de
Paris au XIXe siècle, la ville souffre au XXe de ces camions qui atteignent
le centre dès la tombée de la nuit et de cet afflux d'acheteurs qui ne cesse
guère avant le milieu de la journée. Ajoutons les nuisances secondaires que
sont les odeurs et les rats. La seule solution, c'était le transfert. Au sud de
Paris, à Rungis, un marché d'intérêt national s'ouvre le 3 mars 1969; l'année
suivante, une autoroute le relie à Paris. Les mauvaises langues prétendront
que les rats, prévenus par leur instinct du déménagement de leur
approvisionnement, se sont trouvés à Rungis dès l'ouverture. Quant à
l'activité nocturne du quartier, elle survit par la force des habitudes, mais le
pittoresque et l'animation des fins de nuit disparaissent brutalement avec le
départ des professionnels de l'alimentation. La clientèle qui sort du théâtre
ou du cinéma tient après minuit le rôle que tenaient au petit matin les
mondains heureux de s'encanailler une heure, et la renommée attire les
touristes dans ce qui était un haut lieu du parisianisme.

Restait à réutiliser les espaces. Paradoxalement, à une époque où l'on


s'avisait que le patrimoine architectural du XIXe siècle méritait intérêt, peu
de voix s'élevèrent pour empêcher la destruction des halles de Baltard.
Seule, la ville de Nogent-sur-Marne en acheta une pour en faire un centre
culturel. Pour l'essentiel, ce qui avait été le triomphe de l'architecture
métallique partit à la casse. Un double centre commercial et culturel occupa
la place. Abandonnant leur rôle alimentaire, les Halles renouaient avec leur
vocation d'origine: on y trouva de tout, tous les jours.

À mesure que la ville s'étend, les marchés trouvent leur fonction


spécifique : assurer le ravitaillement du Parisien. Les marchés ruraux
approvisionnent les populations de la campagne en produits manufacturés
trop communs pour justifier un déplacement à la ville et trop divers pour
constituer l'objet de commerces permanents à l'échelle du village. Le
marché parisien n'a cure des produits dont les boutiques pourvoient bien
mieux le chaland. Au contraire, le Parisien n'a ni le temps ni les moyens de
chercher hors de son quartier sa volaille et ses légumes. Le marché de
quartier répond à son besoin.

Du Moyen Âge au milieu du XXe siècle, une bonne part de cet


approvisionnement vient directement du producteur. Le paysan de la région
apporte sur un marché où il est habitué le produit de son champ ou de son
jardin : fruits, légumes, fleurs. Dans les zones fertiles des vallées, des
maraîchers se spécialisent. Jusqu'aux lendemains de la Seconde Guerre
mondiale, on verra sur les marchés parisiens des charrettes à âne chargées
de laitues, de haricots ou de cerises. La camionnette l'emporte
définitivement vers 1950. C'est pour ces commerces périodiques - deux à
trois fois par semaine - que la Ville aménage au XXe siècle les trottoirs. La
contrepartie en est le paiement d'une taxe d'usage. Les employés
municipaux disposent au petit matin des mâts de fer qui portent des bâches
de toile imperméable. En début d'après-midi, ils enlèvent les cageots vides
et lavent le sol. Les tréteaux sont apportés par le maraîcher.

De cette provenance régionale vient la mise à l'écart des produits


alimentaires procurés par le commerce à long rayon. Oranges, bananes et
pamplemousses s'achètent dans des boutiques spécialisées. Le citron se
vend à la sauvette, et à la pièce. Il en va de même de la vanille, que
colportent des vendeurs marginaux. Les fruits importés, dont la vogue
croissante après 1980 des fruits exotiques ne fait qu'élargir le choix, se
trouvent sur les marchés à partir de 1950.

Dès le XIXe siècle, les marchés offrent des produits qui supposent un
commerce de gros. Les bouchers et les poissonniers y ont leur place, qui ne
sont ni éleveurs ni pêcheurs. À côté des maraîchers, des marchands «des
quatre saisons» vendent ce dont ils se sont fournis le matin même aux
Halles. Le marché se pose alors en concurrent de la boutique, laquelle
réplique en ouvrant des éventaires dits «cours des Halles» où l'on trouve
tous les jours ce qu'on trouve à jours fixes sur le marché. Lorsque,
l'urbanisation de la région parisienne mettant fin à une agriculture proche
incompatible avec le prix des terrains, les marchés de quartier ne seront plus
que des lieux de redistribution dans la dépendance des Halles, ils
subsisteront pour la commodité qu'ils offrent aux habitants.

Quelques marchés quotidiens tiennent à la fois du marché et de la


boutique. Dès le XVIe siècle, le commerce de détail trouve dans la Cité une
implantation qui favorise le regroupement de diverses boucheries et
poissonneries voisines, sur la rive gauche comme dans l'île, du Petit-Pont.
Le voisinage se félicitera de n'être plus obligé de se rendre aux Halles, mais
le passant regrettera parfois l'engorgement des rues de la Cité aux abords de
ce véritable centre commercial qu'est le Marché-Neuf créé en 1558 pour des
étaux de boucherie, des «bouticles» de poisson d'eau douce et des
éventaires de légumes frais, Marché-Neuf que prolonge la groupement des
merciers autour du Palais.

C'est ensuite le cas des marchés couverts qu'un long usage rattache plus
ou moins aux marchés médiévaux et qui occupent des bâtiments plusieurs
fois reconstruits au fil des trois derniers siècles. Leur architecture originale
en fait des enclos à l'intérieur desquels des halles et de véritables rues
regroupent les commerces par genres de produits. On peut citer le marché
Saint-Germain (construit en 1726 et reconstruit en 1813-1817 sur une partie
de l'emplacement de l'ancienne foire Saint-Germain-des-Prés), le marché
Saint-Martin (achevé en 1816), le marché Saint-Honoré (construit de 1795 à
1810 sur une partie de l'emplacement des Jacobins, reconstruit en 1865 et
détruit en 1959), le marché Sainte-Catherine (construit en 1783), le marché
des Blancs-Manteaux (construit en 1813-1819 pour remplacer le marché
Saint-Jean et réaffecté vers 1910), le marché des Carmes (ouvert en 1819)
et le marché Saint-Jacques (achevé en 1824 sur l'emplacement de l'église
Saint-Jacques-de-la-Boucherie). Certains marchés sont spécialisés, dans les
chevaux ou les porcs (tous deux près du Jardin du roi), dans la volaille (aux
Grands-Augustins), dans les huiles (quai Saint-Bernard), voire dans la paille
et le foin comme la porte d'Enfer ou le marché d'Aligre (d'abord dit
Beauvau-Saint-Antoine, construit en 1778 et reconstruit en 1843). Quant au
marché aux fleurs, sur la rive nord de la Cité, il était prévu par Napoléon,
qui l'inaugura en 1809, mais il ne s'ouvrit qu'en 1824. On y trouve le
dimanche, depuis le XVe siècle, un marché aux oiseaux.

D'autres marchés quotidiens tenaient simplement à l'autorisation donnée


à des maraîchers d'établir dans une rue leur chariot à main. Le voisinage des
Halles était favorable à ce type de commerce, que complétaient des
revendeurs «à la sauvette » non autorisés, donc prompts à déguerpir à la vue
de la police, contre lesquels les commerçants établis pétitionnaient déjà au
temps de Louis XVIII. Ces chariots ajoutant aux embarras de la circulation,
le non-renouvellement des licences a récemment fait disparaître la plupart
de ces petits revendeurs.

Pour l'essentiel, l'approvisionnement des ménages vient des commerces


spécialisés. Vers 1830, on compte à Paris quelque dix mille magasins
d'alimentation, dont 600 boulangeries, 370 boucheries, 308 charcuteries. Le
Parisien trouve dans les boutiques son approvisionnement quotidien en
denrées que l'on ne conserve pas chez soi, parce qu'on les préfère fraîches.
Au Moyen Age, on va chercher le sel et la moutarde du jour chez le
regrattier, le vin du jour à la taverne ou chez celui qui vend à taverne. Le
Parisien qui n'a pas de vignoble dans la région préfère souvent acheter pour
sa journée un pot de vin fraîchement mis en perce au lieu de faire provision
pour l'année d'une pièce dont le vin se gâterait à mesure que passeraient les
mois. Au milieu du XXe siècle, on ira encore chercher son vin au litre en
apportant sa bouteille, comme on emportera dans un pot de tôle émaillée le
lait tiré, à la mesure, d'un bidon livré aux petites heures de la matinée à
l'épicier du quartier.

C'est à la fin du XIXe siècle qu'apparaît un type de magasins


d'alimentation non spécialisé, dérivé des anciennes épiceries. Il connaîtra de
plus amples développements dans les années 1970, en ville mais surtout en
banlieue où les «grandes surfaces» répondent au besoin d'une population
désireuse de grouper ses achats une fois par semaine et capable de rapporter
de telles provisions grâce à l'aménagement de parkings.

La livraison à domicile a toujours été la réplique du bourgeois à


l'éloignement et à l'encombrement. Le Moyen Âge connaît déjà le porteur
d'eau qui monte dans les étages les deux seaux qu'il porte sur une perche en
équilibre sur sa nuque; on compte plus de cinq mille porteurs d'eau au XVIe
siècle. Le regrattier est un colporteur qui va de maison en maison,
proposant de petits articles de mercerie et de droguerie. Le hénouard
propose des blocs de sel au détail. À l'époque moderne, la livraison est la
règle pour la plupart des articles de l'artisanat et des produits d'alimentation.
Le tailleur et la chapelière livrent, comme l'épicier ou le pâtissier. Alphonse
Daudet fait encore de la livraison dominicale des petits pâtés à un bourgeois
chassé par la Commune le thème de l'un de ses contes. Il faudra attendre les
lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour ne plus voir au petit matin
le pain, le journal et le pot de lait posés sur le paillasson des paliers même
modestes. Longtemps, l'alimentation en fagots et en bûches par porteurs ou
par vente ambulante a été nécessaire. On peut encore garder chez soi les
bûches d'une semaine ou d'un mois, mais la plupart des Parisiens n'a pas à
domicile l'espace nécessaire pour stocker les fagots, les bourrées, les
falourdes sans lesquels on ne saurait allumer la cheminée. On les crie dans
la rue. Si on le hèle, le porteur monte éventuellement dans les étages.
Apparu au XIXe siècle, le personnage du bougnat qui livre le charbon et les
bûches en tirant à bras sa charrette est familier des rues de Paris jusque dans
les années 1960. Le porteur d'eau et le regrattier verront leur métier
renouvelé dans le Paris contemporain par le livreur de bouteilles dont ne
saurait se passer un marchand de vins et d'eau minérale.

Les « cris » de Paris ont longtemps fait partie du bruit qui monte de la
ville. Il y avait tout d'abord les cris des boutiquiers et des vendeurs des
Halles ou des marchés vantant à pleine gorge la qualité de leur étal. Ils
étaient déjà célèbres au Moyen Âge pour leur diversité. Au XVIe siècle, on
en dénombre cent cinquante. Du légume frais aux articles vestimentaires,
tout se crie sur le marché. On crie ce qu'on vend, ou on crie n'importe quoi
pour attirer le chaland. Les artisans ambulants et les colporteurs ajoutaient,
en signalant leur passage, non pour attirer l'attention de chalands venus
acheter comme sur le marché, mais pour faire venir aux fenêtres d'éventuels
clients. Un auteur du XVIIe siècle a noté ces cris, un graveur en a fait une
véritable bande dessinée des petits métiers. On crie le métier: «Écureux de
puits! », «À refaire les vieux seaux, les soufflets! », «À fendre du bois! ».
Le ramoneur piémontais assure qu'il «ramona haut et bas». On crie la
marchandise: «Mes pâtés tout chauds! », «Moutarde da! ». D'aucuns sont
explicites: «Argent de mes gros cotrets secs!», «Argent de mes selles!»,
«Argent de mes planches!», «Achetez mon beau ruban, mes beaux lacets!»,
«Allumettes pour les fusils, achetez des allumettes, et des allumettes! » Le
porteur d'eau hurle: «Qui veut de l'eau?». Certains agrémentent le propos:
«La tendresse, v'là mes raves!». On crie déjà les journaux: «La Gazette
d'Hollande! »

Les métiers ambulants sont toujours présents au XIXe siècle. Carle


Vernet en 1815 et Gavarni en 1856 en font des vignettes gravées, qui ne
rendent pas compte des cris. On vend sur un tréteau de fortune les fleurs et
les pains d'épice, on présente sur une perche à l'épaule des cartons à
vêtements ou à chapeaux, on porte dans une hotte des huîtres ou du mouron
pour les oiseaux, on offre sur un plateau porté à la ceinture des pommes ou
des saucisses chaudes, on débite au gobelet une infusion de bois de réglisse
dénommée coco contenue dans une bonbonne à bretelles. Naturellement,
tous les services dont le bourgeois peut avoir un besoin occasionnel se
crient dans la rue. Les derniers de ces crieurs ont été, jusque dans les années
1950, le marchand de journaux hurlant les titres à la sortie d'un métro, le
rémouleur qui tirait sa meule à pédales aménagée en charrette en agitant
une clochette, en criant «Couteaux, ciseaux, rasoirs! » et le vitrier qui
portait sur un «crochet» à dos quelques plaques de verre à vitres en criant
devant chaque maison «Au vitrier! » Sur le marché, on entendra encore
«Elles sont belles mes sardines ! » et « On liquide et on s'en va! ». Et l'on
continue de colporter des fleurs dans les restaurants.

Dès le XIIe siècle, la Marchandise de l'eau organise un système de


«criage» afin de juguler la concurrence et de clarifier le marché. Philippe
Auguste, en 1220, en fait un monopole. Des crieurs patentés crient à travers
la ville le nom des morts. Ce sont les «crieurs de corps», chacun n'ayant le
droit de crier qu'un seul mort, afin de ménager le travail de ses collègues. Ils
vont aussi crier les marchandises arrivées la veille, le vin disponible dans
les tavernes, le prix des denrées tel que le fixe à l'ouverture des négoces et
des marchés le rapport de l'offre et de la demande. Dès le XIIIe siècle, les
crieurs de vin se distinguent des crieurs de corps. Ils obtiennent du roi un
monopole qui se transforme en exaction: ce n'est plus le tavernier qui
cherche un crieur, c'est le crieur qui impose son service et se le fait payer. À
moins qu'il ne démontre qu'il n'a rien à vendre ce jour-là, tout tavernier doit
acquitter au petit matin les deniers du criage au premier crieur qui se
présente. Bien des taverniers dont la clientèle est faite et la réputation
assurée dans le quartier se passeraient de cette publicité inutilement
onéreuse.

Naturellement, les gens du roi usent du crieur pour des annonces


officielles. La tâche est parfois délicate, et l'on sait de quelles précautions
les crieurs chargés de publier le rétablissement des aides en 1382 entourent
leur annonce, hâtivement marmonnée après le long récit d'un vol, en sorte
que le bon peuple ne découvrira le retour des impôts qu'en achetant son
cresson. L'affaire des Maillotins naîtra de cette émotion tardive.

Les offices des crieurs sont uniformisés en février 1415. Le crieur crie
tout, des morts aux chevaux perdus en passant par l'arrivée d'oignons et la
réunion des confréries. Les crieurs forment alors un métier, avec ses
institutions de secours mutuel. Ils cotisent pour la retraite des malades et
des vieillards. En fait, les crieurs demeureront spécialisés, les crieurs de
corps devenant de véritables entrepreneurs d'obsèques. Bien plus, des
spécialités nouvelles apparaîtront avec le temps, comme celle des crieurs de
vieux fers, d'abord simples ferrailleurs, qui achèteront au XVIIIe siècle les
vieilles voitures et les vieux carrosses pour en revendre les fers. On
comptera au XVIIIe siècle un millier de crieuses de vieux chapeaux. Il y
aura même des crieurs de male tache, autrement dit des ramasseurs de
vêtements à dégraisser.

Le travail des crieurs dépendait de la conjoncture. Au fort de la crise liée


à la guerre de Cent Ans, on vit des crieurs se faire momentanément relever
de leur office par le prévôt des marchands à seule fin de pouvoir exercer un
second métier, incompatible avec le premier, en vendant eux-mêmes une
pièce de vin qu'ils faisaient venir de Clamart ou de Fontenay. Il fallut
même, pour assurer à chacun un minimum de travail, revenir à la règle et
réduire à un mort par crieur et par jour l'activité des crieurs de corps.

La circulation engendra, à toutes les époques, sa rumeur particulière, dont


se plaignaient les habitants quand ils n'étaient pas en train d'y participer. Au
début du XXe siècle comme au XIIe, les rues retentissaient des vociférations
des charretiers, des claquements de fouet, des cris des cavaliers qui tentaient
de faire s'écarter les piétons. Les charrettes aux roues ferrées roulaient à
grand bruit sur les pavés, les bidons ne cessaient de se choquer dans la
voiture du laitier matinal, les moteurs se faisaient entendre à deux cents
mètres. L'automobile fit disparaître le bruit des roues mais ajouta la trompe,
relativement discrète avec sa poire de caoutchouc, puis le klaxon électrique,
au son perçant et indéfiniment prolongeable. En faisant obligation au
conducteur d'actionner son avertisseur à tout carrefour et pour tout
doublement, le code de la route rendit obligatoire un vacarme qui était déjà
spontané. En 1954, le préfet de police André-Louis Dubois interdit
soudainement tout usage de l'avertisseur hors des cas de danger. Malgré la
crainte d'une augmentation du nombre d'accidents, qui se révéla vaine, la
mesure fut rapidement acceptée. Le bruit de Paris diminua de moitié.
L'amélioration des moteurs contribua notablement, pour sa part, à la
réduction de la rumeur. L'archevêque ne fut pas en reste: le cardinal Feltin
supprima les sonneries par trop matinales de l'Angelus.
Un nouveau type de distribution fait son apparition au XIXe siècle: le
grand magasin. La première forme en est la «galerie» - comme celles du
Palais-Royal jusque dans les années 1820 - puis le «passage » couvert qui
met, sous la Restauration, le chaland à l'abri des boues et de la pluie. La
deuxième est, peu après, le bazar, qui ne soulage pas la circulation mais
groupe des commerces différenciés à l'intérieur d'un système de galeries
couvertes. Plus qu'une rue, c'est une cité. Le Grand Bazar Saint-Honoré
ouvre ses halles en 1828 et disparaît en 1830. Les galeries en sont chauffées
et éclairées au gaz. Le Bazar Boufflers, détruit par un incendie peu après
son achèvement, est reconstitué en 1829 rue de Choiseul et prend alors, en
raison de son architecture, le nom de Galeries de fer. En 1830, enfin,
s'ouvre le magasin de nouveautés à l'enseigne des Trois Quartiers, nom
emprunté à une comédie à la mode. Dans les bazars, on vend à prix fixe: on
ne marchande pas. Le bazar va se perpétuer, avec le Bazar universel du
boulevard de Sébastopol, ouvert en 1865 et spécialisé dans le vêtement
féminin, et surtout avec le Bazar de l'Hôtel de Ville, ouvert en 1860 et
transformé à la fin du siècle en véritable grand magasin.

Le grand magasin proprement dit, qui est un immeuble logeant des


commerces multiples, éclôt sous la Monarchie de Juillet, par la commodité
que reconnaît la clientèle à des lieux de distribution où l'on rencontre tous
les types de commerce sans devoir affronter la rue: le modèle est offert par
le passage couvert. Les premiers sont des «magasins de nouveautés», où
l'on trouve à la fois le linge, le vêtement, le chapeau, le parapluie. Ce sont
Le Grand Condé, La Fille mal gardée, Le Diable boiteux, La Belle
Fermière et Le Soldat laboureur. L'originalité du grand magasin à négoces
multiples est qu'il procure, sous la responsabilité d'un seul commerçant, un
marché plus divers et une qualité égale. C'est en 1843, rue Montmartre, La
Ville de Paris, où les comptoirs spécialisés s'alignent au long d'une vaste
halle couverte d'une verrière.

Dix ans plus tard, fortement inspiré par l'organisation interne des grandes
galeries des expositions universelles, le grand magasin prend son aspect
définitif, avec son architecture à grand escalier et balcons, et avec une
diversité de produits jamais égalée. Le principe est simple: l'achat d'une
marchandise donne l'occasion d'en voir d'autres. Plus que la boutique, le
grand magasin pousse à la dépense. Venu chez le chapelier pour acheter un
chapeau, le client ne repartira pas avec deux chapeaux. Il quittera le grand
magasin en ayant acheté de surcroît un parapluie, ou des bottines. Il s'agit
d'attirer une clientèle, faite de la nouvelle classe moyenne, sensible à la
diversité autant qu'aux prix.

Le mouvement est lancé en 1855 avec l'ouverture des Grands Magasins


du Louvre que commanditent les banquiers Achille Fould et Emile Pereire.
D'autres grands magasins commencent plus petitement, par transformation
de magasins de nouveauté et à l'initiative de petits commerçants audacieux.
Aristide Boucicaut transforme en 1852 un petit magasin nommé Au Bon
Marché en un grand magasin auquel Gustave Eiffel donne en 1889 son
architecture métallique et où l'on vend de tout, de la quincaillerie et de la
nouveauté au mobilier et aux tableaux. La même année 1863, un employé
du Bon Marché, Jules Jaluzot, fonde le Printemps, reconstruit en 1889 et en
1921 après deux incendies. En 1867, Charles Bessand transforme La Belle
Fermière en une Belle Jardinière qui, expropriée dans la Cité, se trouve
relogée par la Ville en face du Pont-Neuf. Émile Cognacq et sa femme
Louise Jay, une ancienne vendeuse du Bon Marché, fondent en 1870 la
Samaritaine. En 1895, Théophile Bader et Alphonse Kahn ouvrent les
Galeries Lafayette.

On notera la concentration des grands magasins dans le centre. Loin de se


partager la clientèle dans l'espace, ils se font concurrence auprès d'une
clientèle qui fréquente les nouvelles artères de la circulation
haussmannienne: la rue de Rivoli, les Boulevards. Le Bon Marché, sur la
rive gauche, fait exception.

D'ingénieux entrepreneurs inventent de nouveaux modes de distribution.


C'est ainsi que Dufayel lance à la fin du XIXe siècle la vente à
tempérament : il compte 3 500 000 clients en 1904.

L'ARTISANAT

La toponymie des quartiers compris dans l'enceinte de Philippe Auguste


suffirait à dresser la liste des artisanats suffisamment importants avant la fin
du XIIe siècle pour donner leur nom à une rue: entre les halles en
Champeaux et le port en Grève, nous trouvons la Ferronnerie, la
Coutellerie, la Chaudronnerie, la Tannerie, la Baudrerie, la Courroierie, la
Vannerie, la Poterie, la Tonnellerie, la Chanvrerie, la Savonnerie. Il va de
soi qu'une partie de ces activités tient à la proximité de l'abattage des bêtes
dont elles utilisent le cuir ou les graisses (savonnerie).

Le Livre des Métiers d'Étienne Boileau permet de compléter la liste, en


sachant toutefois qu'un métier organisé n'est pas toujours un métier
important et qu'un métier important n'est pas nécessairement organisé. On
l'a dit, la marchandise est moins encadrée que la production.

Les métiers du bâtiment sont traditionnels dans une grande ville. Il y a


ceux du matériau, du tailleur de pierre et du plâtrier au briquetier et au
tuilier, sans oublier les bateliers et les charretiers, et ceux de la construction,
du maçon au couvreur et du charpentier au menuisier. Jusqu'à la Révolution,
ils demeurent une des branches du monde artisanal, et les compagnons y
sont parisiens comme les maîtres. Tout change avec l'expansion
démographique rapide de la première moitié du XIXe siècle, qui fait se
multiplier les constructions dans les quartiers nouveaux, puis avec les
grands travaux qui commencent sous Rambuteau et prennent de l'ampleur
sous Haussmann. La masse des ouvriers du bâtiment, comme de ceux des
industries naissantes, est alors faite des récents immigrants, paysans sans
terre mués en manœuvres.

On l'a vu, l'artisanat parisien déborde largement la simple satisfaction du


marché local. Si les ferrons, les chaudronniers et les potiers travaillent pour
les seuls Parisiens, ce n'est ni le cas des orfèvres ni celui des tapissiers.
Mais, pour un artisanat léger comme celui du vêtement où la mode tient la
place, et même pour un artisanat lourd que les coûts de transports
cantonnent dans la clientèle locale, la présence de la cour et d'un important
marché aristocratique et bourgeois n'a rien d'indifférent. C'est elle qui, par
exemple, explique l'essor de l'artisanat du bois, celui des huchers du Moyen
Age, des menuisiers et des ébénistes du XVIe siècle, élevé par la
consommation populaire du XIXe siècle au rang d'un commerce de masse.
Travaillant surtout les bois de la couronne forestière de la région parisienne
comme le chêne et le noyer, voire le cyprès, et le sapin du haut pays pour
les pièces les plus communes, l'artisanat s'établit dès le XVe siècle, et
définitivement, au faubourg Saint-Antoine. Le grand commerce du meuble
prend possession au XIXe siècle de l'ancien faubourg Saint-Martin, autour
des boulevards de Strasbourg et Magenta.

L'importance du marché local contribue de même au développement de


la faïence, puis au XVIIIe siècle de la porcelaine. La manufacture de
Vincennes, puis de Sèvres, donne l'exemple, suivi par une douzaine de
manufacturiers privés dont la production s'inscrit en marge de celle que
protège le privilège de la manufacture royale. Après la Révolution, on ne
vend plus guère, pour les besoins de la ville, que des produits importés de
province, notamment du Limousin.

Si Paris s'éloigne au XIVe siècle de la production drapière, la diversité


sociale de la population entretient très naturellement une importante activité
de confection. Des métiers en naissent au Moyen Age, comme ceux des
pourpointiers, des bonnetiers et des chaussetiers à côté des couturiers, des
lingères et des tailleurs. Tous les niveaux de notoriété s'y rencontrent. Les
plus cotés reçoivent en salon. La boutique de luxe n'apparaît guère avant le
XVIIIe siècle. La confection industrielle apparaît sous la Monarchie de
Juillet quand des fabricants de tissus, pour attirer la clientèle dans les
magasins qu'ils ont ouverts ou fait ouvrir à Paris, imaginent de faire eux-
mêmes, à prix réduit et à un moindre niveau de qualité, le travail des
tailleurs. Le client huppé continuera d'aller chez son tailleur. Le moins aisé
se contentera de choisir dans les boutiques de confection. Mais c'est la
confection que l'on présente à l'Exposition de 1839. Les artisans en
conçoivent quelque humeur. Le même phénomène affectera dans la seconde
moitié du XXe siècle la mode féminine, avec la naissance d'un « prêt-à-
porter » distinct de la haute couture, qui fera disparaître les couturières en
chambre. Dans les deux cas, à un siècle d'intervalle, on voit des tailleurs et
des couturiers ouvrir des magasins de confection dont ils contrôlent et
cautionnent la marchandise. Les couturiers n'hésitent pas, après 1950, à
donner leur nom à leurs «boutiques».

La couturière en chambre ou celle qui vient «à la journée », celle qui


copie les modèles trouvés dans les magazines, n'est pas moins essentielle à
l'habillement parisien que les ouvrières en atelier. Elle garde son rôle,
largement facilité par la mise sur le marché de machines à coudre pratiques
et peu encombrantes, jusqu'à son éviction dans la seconde moitié du XXe
siècle par la diversification et la hausse de niveau de la confection fabriquée
hors de Paris et vendue en boutique, voire dans les grands magasins, et par
la vente par correspondance.

Il faut aussi mentionner un artisanat très actif dès le XIIIe siècle, en


étroite relation avec la forte consommation de viande d'une ville à haut
niveau de vie: celui du cuir. Du tanneur et du corroyeur qui traite les
surfaces du cuir tanné pour en faire du cordouan au baudroyeur qui prépare
les fortes peaux pour les semelles et au mégissier qui assouplit les cuirs fins
pour la ganterie et la chaussure ou au cordonnier qui travaille les cuirs de
qualité - les anciens « cordouanniers » tiraient leur nom d'un cuir importé de
Cordoue et travaillé à la façon mozarabe -, en passant par le sellier et le
bottier spécialisés dans un produit, Paris est jusqu'au XIXe siècle l'un des
principaux centres de production de pièces d'habillement, de harnachement
et d'ameublement en cuir. On sait ce qu'il en coûte de nuisances, d'odeurs
nauséabondes et de mouches. Le report à la périphérie des activités les plus
polluantes est l'une des préoccupations périodiques de l'autorité municipale.
Encore faudrait-il que la croissance urbaine ne rattrape pas le cuir. Évincé
pour l'essentiel des rives de la Seine et du centre urbain dès le XVIe siècle,
il infeste la vallée de la Bièvre - on y trouve vers 1820 soixante-quatorze
tanneries, mégisseries et lavages de peaux – et le faubourg Saint-Victor dont
l'urbanisation provoque, entre le XVIIIe et le XIXe siècle, de nouveaux
mouvements de rejet.

Alors que l'industrie commence de se développer dans les quartiers


périphériques et surtout dans les faubourgs et villages du voisinage, la ville
elle-même reste, au milieu du XIXe siècle une ville d'artisans. Sous la
Monarchie de Juillet, un Parisien sur deux est un artisan, patron ou
compagnon : on compte 31 000 cordonniers, 27 000 tailleurs, 18 000
menuisiers.

La métallurgie profite dès le Moyen Âge d'un approvisionnement fluvial


en matières premières et notamment en bois et en fer brut, ainsi que de
ressources en eau à peu près intarissables. Métallurgie différenciée et non
sidérurgie de base, cet artisanat est surtout dépendant d'une clientèle
nombreuse et diverse. Chaudronniers et charrons font fortune, comme les
potiers d'étain, et Paris a besoin de maréchaux ferrants. L'armurerie
parisienne est surtout une affaire de commerce. On fabrique au Moyen Âge
des armures et des heaumes, mais on vend surtout les produits importés
d'Allemagne et d'Italie. Les fabricants d'arcs et d'arbalètes sont surtout des
assembleurs de pièces dus à la boissellerie et à la petite métallurgie des
forêts du Bassin parisien. Les fourbisseurs montent lame, garde et fourreau
des épées, ils assurent l'entretien et naturellement l'affûtage, parfois
l'ornement et la dorure. Ils forgent plus rarement les lames. Il en va de
même de la coutellerie, de plus en plus florissante au fil des siècles, mais
plus marchande que productrice. Il faut assembler et entretenir les couteaux,
mais aussi les forces, qui sont alors aux artisans du drap ce que sont
aujourd'hui les ciseaux et les tondeuses. Au XVe et surtout au XVIe siècle,
la capitale produit des pièces d'artillerie, arquebuses et couleuvrines. Là
encore, le commerce l'emporte vite sur la production.

La petite tradition métallurgique conduit en revanche à des dérivés non


négligeables. C'est elle qui favorise l'éclosion de l'imprimerie au XVe siècle,
l'essor de la gravure et de la dorure sur métaux au XVIe, le développement
de la fonderie de cloches au XVIIe.

L'ÉNERGIE

Autant que de grain et de vin, Paris a besoin de bois. Lorsque le gel ou la


crue empêchent tout trafic fluvial, on meurt de froid autant que de faim. La
première source d'énergie, c'est longtemps le seul bois. Il alimente les âtres
des logements, aussi bien que les fours des boulangers ou ceux des tuiliers,
les forges des ferrons ou celles des orfèvres. Au Moyen Âge, les bûches
viennent des pays de l'Oise et de l'Aisne, mais aussi des forêts les plus
proches, grâce à des marchands de Pont-Sainte-Maxence, de Compiègne, de
Poissy, de Saint-Ouen, de Boissy-Saint-Léger aussi bien que de Viroflay.
Les fagots de gros coterets ou de menues bourrées pour allumer le feu
viennent des forêts plus proches, de Meudon ou de Sèvres. Le charbon de
bois vient en complément. Il a l'avantage de peser moins lourd. Au XVIIIe
siècle, avec la multiplication des cheminées, l'aire d'approvisionnement s'est
élargie: il vient du bois du Morvan, du plateau de Langres, mais aussi de
Normandie et de Champagne. Les bois d'œuvre et le charbon de bois
arrivent en bateau, quelquefois en charrette.

Il y a aussi le bois d'œuvre, celui des charpentes et des murs, des plafonds
et des planchers, des palissades et des appentis, des treilles et des échalas de
vigne, de la tonnellerie et de la charronnerie, de la boissellerie et de la
quincaillerie, de la hucherie et de l'ébénisterie. Pour l'essentiel, ce bois
d'œuvre vient des belles forêts du pourtour, et cela par bateaux entiers.
Naturellement, on fait plus volontiers des frais pour le transport de bois
rares, et notamment du bois de construction, que pour celui de bois
communs qui en augmenterait abusivement le coût. Les bois d'aval donnent
leur nom à la Bûcherie de Petit-Pont (rue de la Bûcherie).

Le flottage entre dans l'usage à partir du milieu du XVIe siècle pour les
bois communs. Il y faut quinze jours d'Auxerre à Paris. Le bois flotté est
mis au sec avant d'entrer en ville sur les «chantiers» du port Saint-Bernard
et de l'île Louvier pour ce qui vient d'amont, le Gros-Caillou accueillant les
bateaux d'aval. Le bois sec qui arrive en bateau est déchargé dans les ports
de la ville. D'autres points de dépeçage des trains de bois flottés entrent en
usage à mesure que s'élargit l'espace urbain. Au XIXe siècle, le principal est
à Charenton. Il n'empêche que le bois flotté est livré humide. Les gens aisés
ont une provision suffisante pour attendre que la bûche soit sèche. Les
autres vivent dans la fumée.

Le charbon de terre apparaît au XVIe siècle. On l'utilise pour les forges,


non pour les foyers domestiques. Au XIXe siècle, il alimente les industries.
Il ne l'emporte dans les foyers sur le charbon de bois qu'au milieu du siècle,
quand le poêle et la cuisinière résolvent enfin le problème de la fumée. C'est
alors qu'apparaît le gaz. Les premières usines à gaz, sous la Monarchie de
Juillet, sont à la périphérie, non loin des boulevards que caractérisera plus
tard le métro aérien. D'autres s'élèvent ensuite dans les communes annexées
en 1860. Celle de Vaugirard ne sera remplacée qu'en 1932 par le square
Saint-Lambert. Une Compagnie du gaz avait obtenu un monopole en 1847.
Elle est remplacée en 1907 par une société municipale du Gaz de Paris, qui
sera en 1946 nationalisée et intégrée dans la compagnie du Gaz de France.
Notons que, si le gaz l'emporte dans les cuisines, le charbon de terre sera de
consommation courante pour le chauffage - avec ou sans chauffage central -
jusqu'après la Seconde Guerre mondiale.

C'est par une exposition qu'est présentée aux Parisiens, en 1855, cette
nouvelle forme d'énergie transportable qu'est l'électricité. À cette date, elle
passe encore pour une curiosité, et les possibilités d'un éclairage électrique
rencontrent de sérieux détracteurs. L'équipement au gaz a coûté cher aux
particuliers, qui ne souhaitent pas procéder à un nouvel investissement. La
brutalité de la lumière fournie par des lampes à incandescence qui ne
dépassent cependant pas 25 watts – on dira, jusqu'au milieu du XXe siècle,
25 ou 40 «bougies» - est accusée de ternir le teint des dames. On craint de
s'électrocuter.

Un incident vient bouleverser l'opinion et conforter les pouvoirs publics:


le 27 mai 1887, le gaz provoque un incendie à l'Opéra-Comique. Il y a une
centaine de morts. Les partisans de l'électricité saisissent l'occasion. Le
«courant» devient synonyme de sécurité. À tous égards, c'est la «Fée
Électricité » que glorifie l'Exposition de 1900.

La Ville ne fournissait pas le gaz, elle ne fournira pas l'électricité, si ce


n'est aux bâtiments municipaux et notamment aux écoles. En 1889, le
Conseil municipal concède pour dix-huit ans la fourniture d'énergie à six
compagnies, pourvue chacune d'un secteur géographique. Des usines sont
établies - dix-huit pour les compagnies, quatre pour la municipalité - à
l'intérieur des secteurs, malgré l'hostilité du préfet Lépine qui craint le bruit
et la fumée et aurait préféré les voir en banlieue. Au vrai, on maîtrise encore
mal le transport de l'énergie à haute tension, et c'est, sur le moment, le
Conseil municipal qui a raison. Lorsqu'en 1907 on décidera de grouper à
partir de 1914 les compagnies de production en une unique Compagnie
parisienne de distribution d'électricité (CPDE), on choisira de situer hors la
ville les « centrales » et de multiplier en ville, comme le fait depuis 1903 la
Compagnie du Métropolitain, les «sous-stations» de transformation pour
lesquelles l'architecte Paul Friesé concevra un type nouveau d'architecture
spécifique, non sans procéder parfois à d'étonnants aménagement, comme
celui de l'hôtel de la Montespan, rue de Sévigné.
L'unification ne touche que lentement les courants distribués. En 1940,
les particuliers reçoivent encore, selon les quartiers et les maisons, du
continu à 115, 155, 230 ou 460 volts, de l'alternatif monophasé à 155 ou
230, de l'alternatif diphasé à 115 ou 230.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Paris doit encore son


électricité aux centrales thermiques de la région, elles-mêmes alimentées en
charbon. C'est en 1947 seulement que la construction d'une ligne à haute
tension achemine vers la capitale l'électricité des premiers barrages du
Massif central. L'électricité du bassin rhodanien suit à partir de 1948, puis
celle des centrales nucléaires à partir de 1967. En 1990, sur une
consommation nette de 320 milliards de KWh pour la France entière, Paris
en consomme 5,5 - essentiellement pour les besoins domestiques et urbains
- et l'Île-de-France dans son ensemble 24. Quant au gaz de charbon, dit gaz
de ville ou gaz d'éclairage, il est progressivement remplacé, à partir de
1960, par le gaz naturel. Les usines à gaz disparaissent, et avec elles les
gazomètres de stockage qui tenaient leur place dans le panorama des
banlieues industrielles.

Aujourd'hui, avec la décentralisation de bien des industries grosses


consommatrices d'énergie, Paris ne s'inscrit que pour 1,7 % dans la
consommation française, et l'Île-de-France pour 7,5 %.
CHAPITRE XIX

Services publics

TRANSPORTS URBAINS

Le transport individuel apparaît bien avant le transport en commun. Le


Parisien est naturellement individualiste, et aucune puissance publique ne
parviendra jamais à imposer la voiture commune à qui n'en veut pas. De
surcroît, la ville demeure longtemps d'une dimension qui permet d'aller à
pied quand on n'a pas les moyens d'aller à cheval. La voiture individuelle y
apparaît donc comme un luxe, le transport en commun comme une inutilité.

Philippe le Bel, en 1294 déjà, interdit aux bourgeois d'avoir une voiture.
La charrette et le chariot sont un moyen de transport normal pour les
marchandises, et le marchand peut s'y hisser. La voiture à transporter les
personnes, elle, est un signe de rang social. Au XVIe siècle encore, alors
que le noble monte son cheval, le carrosse de la princesse, puis celui de la
dame noble sont autorisés, non la voiture du bourgeois. Mais si l'on en parle
dans les ordonnances, c'est qu'on en voit dans les rues. Il y a d'ailleurs des
exceptions, comme pour le premier président Christophe de Thou, à qui le
roi permet la voiture parce qu'il souffre de la goutte, mais qui a la décence
de n'en point user pour gagner le Palais. Quant à sa femme, elle va
normalement en croupe derrière un domestique. Quelques années plus tard,
Henri IV affecte de n'avoir qu'un coche pour la reine et lui-même. Au vrai,
la voiture est de plus en plus présente dans les rues. Dès ce temps, elle
contribue aux difficultés quotidiennes de la circulation. Elle passe aussi
pour un signe de relâchement moral, et l'archevêque de Bourges le reproche
à la capitale, où les mœurs s'avilissent: à preuve le nombre de carrosses et
de litières qu'on y rencontre. Du XVIIe au XXe siècle, le transport
individuel ne cessera d'être dénoncé comme coupable de ce qu'on appellera
au XXe les embouteillages. Dès le temps de Charles IX, on trouve des
coches à louer. Le même coche sert donc à plusieurs. On peut louer une
voiture et son cocher pour aller à Orléans. Le taxi est né. On invente la
chaise à porteur, moins encombrante. Louis XIII accordera en 1617 à trois
entrepreneurs le monopole du transport des personnes en chaise à porteurs
découverte.

Le XIXe siècle voit se différencier les voitures. Il y a la calèche ouverte


ou landau, à quatre roues et deux banquettes, qui peut prendre, avec des
portières armoriées, des allures de carrosse ouvert. Plus maniables, il y a la
milord à quatre roues et deux places, et le cabriolet léger à deux roues et
une seule banquette, que conduit un cocher juché à l'arrière, alors que, de
son siège, son propriétaire conduit lui-même le tilbury. Il y a la tribus,
voiture légère à deux roues d'origine anglaise, avec son cocher à l'arrière.
Le phaéton a quatre roues et deux banquettes; le maître le conduit.
L'attelage «à la d'Aumont » est réservé à une grande voiture d'apparat. La
lourde berline à portières vitrées est plutôt une voiture de voyage.
Naturellement, les familles aisées ont plusieurs voitures, adaptées aux
différents usages. L'aristocratie ne manque pas de timbrer ses portières aux
armes. Quant au coucou, c'est un cabriolet léger et ouvert, qui fait le service
public de la banlieue. Ajoutons-y, à la fin du siècle, l'automobile: on en
compte un millier dans le Paris de 1900.

Au fil des siècles, les réactions font long feu. Tantôt on cherche à
favoriser le louage, tantôt on privilégie un transport en commun dont la
nécessité se fait sentir avec la dilatation de l'espace urbain. Henri IV, en
1594, crée une surintendance des coches et carrosses publics. Vers 1630, un
nommé Nicolas Sauvage ouvre rue Saint-Martin à l'enseigne de saint Fiacre
une maison de louage. D'autres l'imitent. Les premiers cochers collent dans
leur voiture l'image de ce carme déchaussé du couvent des Petits-Pères qui
n'a même pas été régulièrement canonisé. Un fiacre sera une voiture de
louage. On appellera même ainsi, au XVIIIe siècle, le cocher. Notons que,
deux siècles plus tard, le mot « taxi » désignera parfois le conducteur lui-
même.

En 1662, financé par quelques aristocrates en mal de placement, Blaise


Pascal fait une tentative de transports en commun avec ses carrosses à cinq
sous «allant régulièrement d'un quartier à l'autre ». L'omnibus est né, mais
le public le boude. Qui a les moyens de louer veut une voiture pour lui tout
seul. La voiture à louer pour une course l'emporte très vite. Un entrepreneur
de transports, Charles Villerme, se fait donner en 1650 un privilège royal.
En 1657, un certain Pierre Hugon, sieur de Givry, obtient un monopole.
D'autres tentent de concurrencer le fiacre à deux chevaux, comme en 1665
les chaises à deux roues tirées par un cheval du sieur Philippe Goibault, ou
en 1664 les calèches à un cheval de l'écuyer Nicolas Piquet. Les fiacres de
Givry l'emportent finalement. Diverses compagnies exploiteront son
privilège, chacune sur un itinéraire différent. Le monopole est reconstitué.
En 1779, il est concédé pour trente ans à Pierre Perreau, qui le paie 5,5
millions de livres, outre 15 000 livres par an à l'Hôpital général. Le
privilège disparaîtra en 1791.

On loue la voiture entière. Le vocabulaire ne se précisera qu'au début du


XIXe siècle, distinguant la voiture de place que l'on trouve à une place de
stationnement ou que l'on hèle dans la rue pour une heure ou une course, et
la voiture de remise que l'on va louer à la journée chez le remisier.

Pour protéger l'usager, un tarif est promulgué en 1696. Un prix de nuit -


de 23 heures à 6 heures - et un tarif à la distance sont établis en 1779. Ces
tarifs n'empêchent pas les contestations, les algarades entre le cocher et son
client n'étant rien au regard des querelles entre cochers, personnages hauts
en couleur et renommés pour la verdeur de leur langage. Le cocher boit
d'abondance, crie contre ses chevaux, contre ses semblables et contre les
passants, faisant claquer son fouet contre les uns et les autres. Le cocher
conteste au départ le nombre de clients qu'il entend véhiculer, il refuse de se
laisser dicter l'itinéraire, il proteste à l'arrivée contre le pourboire
insuffisant. Payé à l'heure il va trop lentement, à la course il va trop vite. Le
fiacre verse parfois. Le client rechigne souvent devant une voiture en
mauvais état. Bien des Parisiens finissent leurs jours dans une voiture
brisée. Dès ce temps, le stationnement des fiacres laisse à désirer.
D'Argenson, déjà, doit prendre des mesures d'ordre. En 1779, son
successeur Le Noir réglemente à son tour le stationnement: celui-ci est
limité aux lieux désignés à cet effet, avec interdiction de faire des doubles
files, d'entraver le cheminement des passants ou d'interdire l'accès des
maisons. Quant à la divagation du fiacre qui cherche un client, elle est punie
d'une forte amende: cent livres, soit quelque quinze jours de revenu. Il est
également fait obligation aux cochers d'accepter les courses hors la ville
vers certaines destinations, comme les Invalides, l'École militaire, le Gros-
Caillou, la Muette, Chaillot, Passy et Picpus. De telles courses sont
payables d'avance.

La voiture individuelle ne cesse toutefois de se multiplier. Entre les


voitures de remise ou de place et les voitures individuelles, Paris, qui
comptait quelque 300 véhicules vers 1650, en voit circuler 20 000 à la fin
du siècle, 22 000 en 1750. Les voitures de louage sont près de 2 000,
nombre stabilisé à partir du XVIIIe siècle par souci de limiter la
concurrence, donc les rixes entre cochers, et de réduire les encombrements.
C'est également pour alléger la circulation que l'on revoit la carte des
stationnements obligatoires pour l'attente du client. Il en est soixante-douze
sous la Restauration. Mais en 1826 il y a dans Paris 2 500 carrosses à deux
essieux et 6 600 cabriolets à deux roues. Quelques bicyclettes complètent le
parc. Les premiers «vélocifères» sont apparus en 1804. Ils ne se multiplient
que vers 1860. En 1900, on voit encore circuler 15 000 voitures à cheval,
mais déjà 50 000 automobiles et 165 000 bicyclettes.

Ajoutons à ce décompte les omnibus et les voitures de livraison, celles


des laitiers comme celles des déménageurs. Vers 1900, cent mille chevaux
font de Paris une ville où sont familiers le hennissement des bêtes, le
claquement des sabots, les chaussées encombrées de crotin et le triste
spectacle des chevaux effondrés entre des brancards brisés.

Le fiacre connaît ses dernières faveurs entre les deux guerres mondiales.
À quelques stations bien connues des Parisiens, on les voit attendre le client
cependant que le cheval se restaure, le nez dans un sac d'avoine pendu aux
oreilles. Dès 1900, l'automobile le concurrence. Les touristes font encore un
certain cas du fiacre fermé, mais surtout de la calèche décapotable, qui
laisse voir le paysage. Le fiacre fermé retrouvera une certaine vogue
pendant l'Occupation. Il subsistera encore au rond-point des Champs-
Élysées quelques calèches découvertes à l'usage des touristes jusque dans
les années 1950. La dernière sera celle d'une cochère superbement coiffée
d'un chapeau melon.
Cette même Occupation fait naître un mode de transport emprunté à
l'Extrême-Orient: le vélo-taxi. Des jeunes gens besogneux y gagnent
quelque argent, tirant des carrioles en miniature à une ou rarement deux
places. Notons que d'autres gagnent alors leur salaire en pédalant sur des
génératrices électriques chez les coiffeurs pour dame.

Les dernières années du XIXe siècle voient apparaître les voitures de


place automobiles. qui prennent le nom de taxi quand qu'on les pourvoit en
1904, comme le sont depuis 1892 les fiacres, d'un taximètre propre à limiter
les contestations et à favoriser le contrôle des heures de travail. De leur
ancêtre le fiacre, les taxis garderont longtemps le surnom de «sapin». En
1914, circulent dans Paris quelque 8 000 taxis. Un millier d'entre eux
transportent en septembre 1914 les renforts envoyés par Gallieni vers un
front de la Marne insuffisamment garni. Il sont pour la circonstance
réquisitionnés, et payés à la course.

Après la guerre, le nombre de taxis augmente sensiblement. Ils sont 21


000 en 1931. Sans doute par l'effet de la crise, l'effectif décroît ensuite. On
dénombre 14 000 taxis en 1939. La guerre les met à mal : on n'en trouve
plus que 3 000 en 1945. Les voitures sont modernisées, le radio-taxi
apparaît en 1956, se généralise après 1980. De très nombreuses compagnies
font concurrence aux célèbres G7, ainsi appelés en raison de leur plaque
minéralogique. Il y a 15 000 taxis en 1995. Les deux tiers sont des artisans,
mais on compte 550 sociétés.

C'est sur la Seine, longtemps la principale artère de la capitale, que naît


au Moyen Âge le transport en commun. La position centrale des ponts
conduit bien des Parisiens à recourir à la batellerie. C'est en particulier le
cas entre le port de l'École, proche du Louvre, et les abords de la tour de
Nesle, sur la rive gauche. Rien d'organisé, cependant, à cette époque: on
affrète un bateau pour une traversée, et on partage les frais si l'on est
plusieurs. Les grands ne dédaignent pas ce mode de transport, qui évite la
bousculade des ponts. C'est ainsi que Louis XI, quittant Paris en juillet
1474, va en bateau de la Cité à la tour de Nesle où l'attendent ses chevaux.
La traversée peut s'apparenter au spectacle : les ambassadeurs de la Diète
polonaise venus annoncer l'élection du futur Henri III comme roi de
Pologne gagnent le Louvre en gondoles.
Au XIXe siècle, la vapeur bouleverse le transport fluvial. La remontée
vaut désormais la descente. On a vu comme une curiosité en 1816 l'Élyse, et
on a applaudi en 1817 les démonstrations de Jouffroy d'Abbans avec son
Génie du Commerce. Pour les marchandises, la partie est gagnée pour la
vapeur.

L'idée d'un service régulier de transport urbain par eau sera en revanche
constamment rejetée par les pouvoirs publics aussi bien que par les usagers.
Sillonnée par d'innombrables péniches, voire par des trains de péniches, la
Seine du XIXe siècle paraît assez encombrée pour qu'on n'y ajoute pas le
transport des Parisiens dans Paris. La Compagnie générale des bateaux
parisiens ne fait pas recette et disparaît après 1880, victime de la
généralisation du tramway. Les premiers bateaux omnibus à hélice
naviguent pendant l'Exposition de 1867. Pour celle de 1876, ce sont les
«hirondelles». En 1886, ce sont les «bateaux parisiens», avec une flotte de
102 bateaux. Ainsi va-t-on à travers Paris - on y compte 47 escales entre
Suresnes et Charenton, et certains bateaux desservent Saint-Germain : le
voyage dure quatre heures. Les bateaux font fortune pour la dernière fois
pendant l'Exposition de 1900, où l'on compte 40 millions de personnes
transportées par eau, mais sont vite délaissés par les Parisiens au profit du
métro. Les nouveaux «bateaux-mouches» connaissent un succès touristique
pendant l'Exposition de 1937, mais ils ne concernent guère le trafic
quotidien. Plus populaire chez les visiteurs que chez les riverains, le bateau-
mouche heureusement réinventé après la guerre demeure pour le Parisien
une curiosité. Il faut rappeler ici le canular mis en scène par des étudiants
des Beaux-Arts qui firent inaugurer vers 1950 par un académicien en
grande tenue un buste d'un Jean-Sébastien Mouche imaginaire ce dont la
compagnie se divertit en donnant par la suite ce nom à l'une de ses unités.
Sur un itinéraire régulier - entre l'Hôtel de Ville et la tour Eiffel - la
Compagnie des Bateaux parisiens transporte à la belle saison une centaine
de milliers de passagers par an.

Si l'on songeait déjà à des transports en commun au XVIIe siècle, c'est


vers 1815 que l'on se prend à les organiser. L'allongement des trajets
urbains est ici décisif. Un omnibus circule en 1818 entre la Madeleine et la
République. On reprend l'idée sous Charles X pour en faire un système,
avec des voitures à deux ou trois chevaux, capables de transporter de douze
à vingt voyageurs, ouvertes à tous - d'où le nom d'omnibus - et à prix
unique, circulant sur des itinéraires intangibles. Le premier omnibus, le
célèbre Madeleine-Bastille, circule en 1828 sur les Boulevards. Très vite,
quinze compagnies se partagent le marché, plus portées à se concurrencer
sur les trajets fréquentés par une clientèle capable de payer qu'à assurer un
service public équilibré dans l'espace. On distingue les omnibus à la forme
et au décor des voitures. Celles des Dames blanches sont peintes en blanc,
et le cocher est vêtu de blanc. Celles des Berlines du Delta sont jaunes et
gris. Les Célestines sont bleu pâle. Les Tricycles ont trois roues, ce qui
facilite les manœuvres. L'Écossaise présente un décor à trois compartiments
rappelant la forme des carrosses. Chaque ligne est indiquée par une
inscription peinte sur le côté des voitures et nommant les principaux points
du parcours. On compte trente-quatre lignes en 1830, dont trois assurent la
relation avec Versailles, Saint-Denis et Saint-Germain-en-Laye. Il en coûte
cinq sous. Le public en profite. En 1830, les cochers de fiacre manifestent
avec force contre les omnibus.

Les transports entre Paris et la province sont d'abord affaire personnelle.


On va à cheval si l'on peut, à pied si l'on n'a pas mieux. La litière, puis la
voiture se rencontrent sur les routes dès le XIVe siècle. Au XVIIIe, le public
commence de profiter des diligences qui, pour les Messageries royales
comme pour les entrepreneurs particuliers, portent entre Paris et la province
les lettres et les paquets. Avec sa vaste cour où manœuvrent les diligences à
trois chevaux, le siège de la rue Montmartre est donc à la fois un lieu de
chargement et une gare routière. Des messageries privées font concurrence,
avec des trajets particuliers. Chacune a son siège, avec une cour et parfois
une halle couverte.

La diligence met deux jours pour gagner Rouen. Une tentative de


diligence à vapeur fait long feu en 1835 : elle atteint bien Versailles en
soixante-quinze minutes, mais la charge de combustible limite à cela son
autonomie.

Alors qu'il dessine le réseau de circulation du nouveau Paris, Haussmann


entreprend de systématiser l'exploitation des omnibus hippomobiles, que
l'annexion des villages périphériques rend indispensables si l'on veut
assurer l'unité de la ville. Le tracé des lignes est aberrant, fixé pour des
raisons de rentabilité, non de service public. Les terminus sont choisis pour
la commodité des compagnies, non pour celle des usagers. Aucune ligne ne
part d'une gare ferroviaire. Les beaux quartiers sont desservis par priorité.
En 1855, à l'initiative de Haussmann, les dix compagnies sont obligées de
fusionner en une Compagnie générale des omnibus. Apparaît alors la lourde
voiture à impériale, c'est-à-dire à deux étages dont le supérieur est à ciel
ouvert. Quatre chevaux la tirent. On prend place sur deux banquettes
placées face à face, dans le sens de la longueur. Il y a quarante places en
bas, seize en haut. Ces places à l'impériale sont moins chères. Elles sont
aussi moins convenables: leur Chambre interdit aux notaires d'y grimper.
Des omnibus réduits offrent, à partir de 1878, un seul étage, avec vingt-six
places. L'omnibus à trente places apparaît en 1888. Ces voitures réduites ne
nécessitent plus que deux chevaux. On en attelle trois à l'omnibus à
cinquante places de 1884. Les principales lignes sont Madeleine-Bastille,
Saint-Lazare-Saint-Michel, Vaugirard-Louvre. À la fin du siècle, on compte
16 000 chevaux pour les seuls omnibus.

Comme le fiacre, l'omnibus a les roues ferrées. Les douze sabots et les
quatre roues font sur le pavé un bruit d'enfer, que rehaussent les jurons du
cocher. Que le pavé soit glissant, et la chute d'un cheval immobilise la
voiture pendant une bonne heure. De plus, l'omnibus est lent, et l'on peine
dans les montées.

Nul ne se plaint donc quand, à partir de 1906, déjà concurrencé par le


métro, l'omnibus à chevaux est remplacé par des voitures à moteur. Il fait
son dernier voyage le 11 janvier 1913. Au même moment, la voiture à
impériale disparaît, tenue pour insuffisamment stable. On ne pouvait sans
risque tolérer une vitesse supérieure à 19 km/heure. Commence le règne du
«bus» automobile à cabine extérieure, un étage fermé garni de banquettes
transversales et plate-forme arrière ouverte. Le bus passe pour synonyme de
confort: on voit le paysage. Mais il est coûteux: le prix est proportionnel à
la distance parcourue.

On améliore aussi la cadence des autobus. La mesure la plus efficace est


ici, en 1968, la définition de couloirs de circulation réservés aux transports
en commun et aux taxis. Les «couloirs verts» dévolus à partir de 1982 aux
bicyclettes connaissent en revanche un complet échec, à la fois par le refus
des Parisiens d'utiliser un mode de transport qui leur paraît dangereux et par
l'impossibilité d'établir ces 37 km de couloirs ailleurs qu'entre la circulation
des autobus et des taxis et celle des voitures ou, comme à partir de 1996,
entre le trottoir et les autobus, quand même tenus de s'arrêter aux stations.
Plus rassurants mais sans effet sur la circulation urbaine sont les 20 km de
pistes cyclables aménagées dans les bois de Boulogne et de Vincennes alors
que l'équitation s'y fait rare.

LA CIRCULATION AUTOMOBILE

C'est à partir de la Seconde Guerre mondiale que le retour d'une


circulation automobile qui dépasse vite les niveaux de l'avant-guerre
s'aggrave d'un problème de stationnement.

Tenu pour normal par l'usage malgré la loi qui en fait une occupation
temporaire du domaine public, le stationnement en cours de déplacement
appelle dès 1957 une réglementation. Le principe en est qu'il entrave la
circulation. C'est d'abord la limitation en temps et l'obligation du disque qui
indique l'heure d'arrivée. C'est ensuite en 1971 le stationnement payant,
avec panneaux et horodateurs, dont les Parisiens s'étonnent que les bornes
remplacent parfois les panneaux qui dénonçaient un «stationnement
gênant». Des espaces sans stationnement aucun sont définis. Le contractuel
fait alors son apparition, avec une casquette portée sur un costume civil.
C'est généralement un retraité. Dès 1980, le contractuel est remplacé par des
auxiliaires féminines en tenue, surnommées «aubergines», puis
«pervenches» en raison de la couleur de leur vêtement. Le retour à la
voiture au milieu d'un temps d'activité à seule fin de «tourner le disque»,
puis de «mettre de l'argent dans le compteur » et enfin de «changer le
ticket» entre dans les habitudes du Parisien. Diverses techniques sont mises
en œuvre, depuis le «sabot de Denver», qui pénalise le conducteur lorsqu'il
veut repartir mais a pour premier effet de prolonger légalement une
immobilité illégale, jusqu'à des ballons gonflables et des treuils chargés de
faciliter l'enlèvement. L'intervention de ces moyens spectaculaires seront
pendant quelques années pour le badaud un spectacle de qualité. Une
nouvelle étape est franchie en 1991 quand sont établis des «axes rouges»,
27 km de voies entièrement dégagées de stationnement. Dans le même
temps, les chaussées de quelques rues largement dessinées au XIXe siècle
sont élargies au détriment des trottoirs.

C'est encore afin d'améliorer la circulation, et hors de tout problème de


stationnement, que sont peu à peu créés des sens uniques. Il a quelques
exemples historiques, comme celui qui, autour des Tuileries, permettait, de
1764 à 1770, de limiter les bousculades à la sortie de l'Opéra. Les premiers
sens uniques de la circulation ordinaire apparaissent en 1909 rue de
Mogador et rue de la Chaussée-d'Antin. La plupart, dans les années 1950,
ne concernent encore que de grandes artères (boulevard Saint-Germain, rue
de Vaugirard). L'effort est ensuite porté sur les rues étroites. Vers 1970, une
rue sur deux est à sens unique. Dans les années 1990, hors de quelques
grandes avenues et boulevards, rares sont les voies à double sens.

Tout autre est le problème du stationnement permanent. Conséquence de


la multiplication des voitures, Paris perd dès le XVIIe siècle une partie de
ses jardins privés, transformés en remises. Lorsque l'urbanisme du XIXe
siècle privilégiera les immeubles de rapport sans jardin, on verra des
entrepreneurs avisés ouvrir des remises de location, dont l'automobile fera
des garages. Jusqu'aux années 1950, la règle est que chacun dispose d'un
garage. Le garage individuel est rare, comme l'étaient les remises pour les
voitures à chevaux : quelques cours, quelques rez-de-chaussée aménagés.
Des immeubles de qualité construits avant 1940 ne comportent aucun
garage. L'automobiliste dispose en revanche de garages à plusieurs étages
où les places numérotées se louent au mois. Quelques «boxes» sont
également aménagés par des propriétaires d'espaces ainsi valorisés à faible
coût. L'obligation de maintenir allumés de nuit les feux dits de position -
qui épuise les batteries - dissuade la plupart des propriétaires de stationner
de nuit dans la rue au-delà du temps d'un dîner ou d'un spectacle.

La multiplication des véhicules et la hausse du prix des terrains se


conjuguent dans les années 1960 pour raréfier ces garages. Même si les
règlements d'urbanisme postérieurs à la Seconde Guerre mondiale obligent
les constructeurs à assortir les nouveaux appartements de places de garage
dans le sous-sol de l'immeuble, cette mesure se révèle insuffisante quand se
multiplient les familles pourvues de deux voitures. La voiture parisienne
dort désormais dans la rue. Conséquence logique de l'amélioration de
l'éclairage urbain, l'obligation du feu de position est supprimée. On voit
alors les pouvoirs publics prendre en main l'aménagement de vastes espaces
souterrains de stationnement: le Parisien peut louer à l'année ou acheter une
place à certains étages alors que d'autres sont réservés à la location de
passage à l'heure. Ces «parkings» ne laissent pas de poser des problèmes de
sécurité, pour les personnes plus que pour les voitures.

LES GARES

Le chemin de fer n'entre que lentement dans la concurrence. Il passe


encore pour une curiosité quand on choisit, dans les années 1835, les
espaces affectés aux «embarcadères». «Un jouet», dit Thiers, non un moyen
de transport. Même le savant Arago prédit les pires maladies à ceux qui
emprunteraient le tunnel de Saint-Cloud. Bref, on va vers le chemin de fer
sans y croire. Lamartine détonne en prônant la nationalisation: le regard
imaginatif du poète porte plus loin que les autres. On se préoccupe de
trouver des terrains libres, mais on néglige de concevoir un plan d'ensemble
de la desserte parisienne. Les gares seront implantées sans le moindre égard
pour l'ensemble des relations intra-urbaines qu'elles détermineront par la
suite. La méfiance des autorités nationales est immédiate: Arago fait rejeter
par la Chambre en 1838 un premier projet de loi sur les chemins de fer.
Celle du Conseil municipal ne l'est pas moins envers les grandes
compagnies de chemin de fer, accusées de vouloir jouer un rôle - et par là
de faire jouer un rôle à la haute finance - dans les affaires de la Ville. Elle se
traduira jusque vers 1900 par un refus de laisser communiquer le réseau de
chemin de fer urbain avec les réseaux des compagnies. On ira plus loin dans
cette attitude qui rejoint celle des milieux industriels de province au temps
de Louis-Philippe: la hauteur des tunnels du métropolitain sera fixée pour
interdire à jamais toute connexion avec les chemins de fer. Qu'aucune ligne
de métro ne desserve l'ensemble des gares ne doit rien au hasard ou à
l'inadvertance. Sans aller jusqu'à l'hostilité contre le train qui a les
conséquences que l'on sait à Orléans ou à Tours, le Paris du XIXe siècle se
méfie des compagnies ferroviaires.
Que l'on ait longtemps refusé de prendre le chemin de fer au sérieux a sa
part de responsabilités dans le choix des implantations. Lorsqu'en 1837 le
Conseil municipal délibère sur l'embarcadère du chemin de fer du Pecq et
de Versailles par la rive droite, il porte d'abord son choix sur la place de la
Madeleine, tenue pour plus apte à faire du voyage une «partie de plaisir».
Le voyageur descendant de la voiture doit se trouver, dit le Conseil, au plus
près « du centre des affaires ou du centre des plaisirs». Dès les années 1850,
les compagnies inventent le train de plaisir, avec programme touristique
pour la journée. On va voir la mer, on visite les villes. Les compagnies
distribuent des brochures publicitaires, Daumier en tire argument pour
quelques caricatures et Jules Janin publie un Voyage de Paris à la meravec
description et illustrations. Naturellement, la province n'est pas en reste, et
le train à programme s'insère fort bien dans l'environnement des expositions
universelles. On vient à Paris passer la journée. Le train de plaisir offre
toutes les situations dont peuvent rêver les auteurs de vaudevilles.

Cela semble conduire au choix d'une position centrale, et l'on parle


d'abord de la rue Tronchet, derrière la Madeleine. Le choix final l'écarte au
contraire et établit en 1836 le premier embarcadère pour Saint-Germain - la
ligne s'arrête au Pecq pour ne pas devoir gravir l'escarpement - à la limite
des quartiers urbanisés, dans le quartier de Tivoli ou de l'Europe, rue de
Londres. L'erreur sera vite évidente, la ligne de Versailles s'ajoutant en 1839
à celle de Saint-Germain, et on rapprochera la gare en allongeant la ligne,
en 1843, jusqu'à la rue Saint-Lazare. C'est cette nouvelle gare qui est
reconstruite en 1885-1889.

Plusieurs gares connaîtront cette hésitation entre un éloignement excessif


et une position fâcheusement centrale, le tout devant faire place au désir des
Parisiens de trouver le train sans aller le chercher hors la ville et à celui des
mêmes Parisiens de ne pas supporter la fumée des locomotives sous leurs
fenêtres. Le trajet des voies ferrées engendrera en effet le déclassement
social de bien des rues.

C'est ainsi que l'on voit, après cette gare Saint-Lazare, s'élever en 1840 à
l'angle de l'avenue du Maine et du boulevard de Vaugirard, donc au-delà de
la barrière d'octroi, la gare du train de Versailles par la rive gauche,
remplacée de 1848 à 1852 par une gare ouvrant sur le boulevard du
Montparnasse, elle-même reportée en 1968 sur l'emplacement du premier
embarcadère. On ouvre en 1840 l'embarcadère d'Austerlitz pour la ligne de
Corbeil qui sera trois ans plus tard celle d'Orléans avec un premier
«convoi» de quinze cents voyageurs, mais la position est trop excentrée et
l'on prolonge en 1898-1900 les lignes jusqu'en plein centre de Paris, sur
l'emplacement du palais d'Orsay incendié par la Commune. Cette gare
d'Orsay étant enclavée dans un tissu urbain trop dense, et pourvue de quais
trop courts, le choix sera fait en 1937 de réactiver la halte d'Austerlitz,
pourvue depuis 1867 d'une véritable gare.

Non moins curieux est le sort des gares du Nord et de l'Est. Construite en
1845 comme l'embarcadère de la ligne de Creil, la gare du Nord est
démontée et remontée à Lille en 1863, et remplacée sur place par une vaste
construction, elle-même agrandie en 1898. Quant à l'embarcadère de
Strasbourg, d'abord aménagé en 1849 hors de la barrière des Vertus à La
Chapelle pour une ligne qui desservait Meaux, il est remplacé dès 1850,
avant même que la ligne atteigne Strasbourg, par une gare de l'Est située en
pleine ville à l'aboutissement de la grande percée nord-sud des boulevards
de Sébastopol et de Strasbourg. La dernière née de ces gares est en 1847-
1853 l'embarcadère de Montereau, devenu la gare de Lyon, reconstruite et
agrandie en 1899, puis en 1927. Le haut remblai aménagé dès 1847 pour
protéger les lignes d'éventuelles inondations allait faciliter l'intersection
avec les rues du voisinage. La haute tour (64 mètres) à quatre horloges
témoigne en 1899 de la volonté de faire pièce aux clochers parisiens.

Dès le milieu du siècle, la gare Saint-Lazare et la gare du Nord fixent le


type architectural: une longue façade à verrières, une vaste salle à
colonnades, avec un accès au quai. C'est Saint-Lazare qu'en 1877 peint à
plusieurs reprises Claude Monet. Mais la grande architecture des gares date
de la fin du siècle. La première est en 1867 la gare d'Austerlitz, que ses
ambitions écartent du petit aménagement des embarcadères. Mais c'est en
1885-1889 que l'on construit l'actuelle gare Saint-Lazare, avec son parti de
vaste halle desservant des quais multiples, accompagnée de galeries
marchandes et offrant une large façade sur la ville. Le type est alors fixé: la
gare parisienne est un aboutissement, non le lieu d'un arrêt temporaire. Elle
se compose d'un bâtiment transversal qui prend sa place dans l'urbanisme
parisien comme butée d'une large rue, parfois factice comme à la gare du
Nord, et de quais protégés des intempéries par une ample verrière sur
structure métallique. En province, rares seront les gares d'aboutissement de
ce type : Marseille, Lyon, Tours, Orléans. La plupart des gares s'étireront au
long des quais.

La gare d'Orléans ou d'Orsay marque en 1900 le triomphe du chemin de


fer sur la ville: le terminus s'élève désormais en pleine ville. Ce succès
butera vite sur les incommodités d'une mauvaise desserte urbaine, et la gare
d'Orsay sera désaffectée après le transfert, en 1939, du trafic sur le site
moins central de la vieille gare d'Orléans-Austerlitz, vite rebaptisée gare
d'Austerlitz. En 1945, la gare d'Orsay sert de terminus aux camions qui
acheminent les prisonniers de guerre et les déportés. On parlera de la
démolir, ou d'en faire une aérogare, voire un hôtel. Elle abritera un temps la
compagnie de théâtre Barrault-Renaud. On hésitera quarante ans avant de
procurer en 1983 une affectation définitive - le Musée du XIXe siècle - au
superbe bâtiment qui domine la rive gauche en face des Tuileries.

La gare Maine-Montparnasse est une autre démonstration de la nécessité


d'excentrer les gares. Le vieux site sur la rue de Rennes est progressivement
abandonné au commerce. La nouvelle gare, ébauchée dès 1929 et achevée
en 1968, occupe d'importants espaces dégagés jusqu'aux abords de
l'ancienne gare de marchandises de Vaugirard. Elle prend une importance
nouvelle avec l'aboutissement, en 1990, du T.G.V. Atlantique, dont le trafic
est pris sur celui de la gare d'Austerlitz. Le trafic vers le Sud-Ouest passe
désormais, pour l'essentiel, par une gare originellement vouée au seul trafic
vers l'Ouest. Il faut noter les répercussions des avatars de la gare
Montparnasse sur la desserte par le métro, celle-ci ayant exigé d'abord une
relation piétonne et souterraine entre la station Montparnasse du Nord-Sud
qui desservait la gare et la station Bienvenüe qui tenait son intérêt de sa
position sur la méridienne du Métropolitain, la ligne Porte d'Orléans-Porte
de Clignancourt, puis l'unification de ces deux gares à la faveur de la fusion
des compagnies, et enfin le développement de l'ancienne station Bienvenüe
pour tenir compte du report à la gare du Maine de toutes les fonctions
ferroviaires.
Des accidents spectaculaires alimentent la chronique lorsque des trains
manquent leur arrêt. Le 2 juillet 1887, le rapide des Pyrénées percute le mur
de la gare d'Orléans-Austerlitz. Le 22 octobre 1895, l'express de Granville,
qui freine trop tard, culbute le butoir de la gare Montparnasse et traverse le
quai. La locomotive défonce la façade et percute le trottoir. Le tender, qui se
dresse au-dessus de la machine, bloque heureusement la course des wagons
qui, sans cela, auraient également franchi le mur. Meurt dans l'affaire une
marchande de journaux.

À ce tableau des gares, il convient d'ajouter celles qui n'assurent qu'une


relation régionale. Elles ont joué, jusqu'à la prolongation du métro hors la
ville et à la naissance du RER un rôle non négligeable dans le
développement de la banlieue. Les premiers embarcadères sont, sous la
Monarchie de Juillet, ceux des lignes de Versailles et de Saint-Germain-en-
Laye. La ligne de Vincennes a dès 1859 son terminus place de la Bastille.
D'abord prolongée jusqu'à La Varenne-Saint-Hilaire, elle atteint Brie-
Comte-Robert en 1875. La ligne électrifiée de Versailles, ouverte en 1900 à
l'occasion de l'Exposition, avait son terminus à la gare d'Orsay, puis à la
gare des Invalides. Aujourd'hui intégrée au RER, elle est raccordée à la
ligne d'Orly et Rungis et constitue dans Paris un discret accompagnement
du cours de la Seine. Quant à la «ligne de Sceaux», ouverte en 1894 et
raccordée en 1939 par des correspondances au réseau du métro, elle est,
avec sa gare du Luxembourg familière au quartier Latin, déterminante pour
le développement d'un important habitat universitaire vers le sud.

C'est dans les années 1880 que s'amorce une desserte de la banlieue par
les voies de chemin de fer ouvertes à l'origine pour les seules relations avec
la province. Les gares parisiennes sont réaménagées à cette fin.
Apparaissent dans le même temps les gares de banlieue, les trains omnibus
aux fréquences et aux horaires dictés par les mouvements quotidiens des
banlieusards travaillant à Paris, la pratique de l'abonnement. Les trains
assurent 230 millions de transports en 1913, 356 millions en 1930, un
milliard en 1990.

La disposition des gares est un effet de la dispersion de l'initiative entre


plusieurs compagnies. Pour assurer la liaison dans le trafic de
marchandises, l'aménagement d'un chemin de fer dit de Ceinture est
entrepris dès 1851, achevé en 1869. Deux viaducs franchissent la Seine, à
Bercy et à Auteuil. La Petite Ceinture occupe des terrains encore peu
construits, à une centaine de mètres à l'intérieur des fortifications de Thiers.
En fait, la liaison avec le réseau national, qui était sa première raison d'être,
n'est assurée que par des dérivations, et les stations de la Ceinture sont
situées en bordure des anciens villages périphériques, hors de toute relation
commode avec le centre de la ville. Imaginée pour dégager la capitale en la
contournant, elle ne sert que pour aller de Belleville à Bercy ou de
Vaugirard à la Muette. On échouera à y développer un trafic de voyageurs.
L'idée sera différente lorsqu'on établira une ligne circulaire d'autobus sur les
boulevards des maréchaux, le PC (Petite Ceinture) : le propos sera alors de
pure commodité pour les Parisiens: permettre le contournement de la ville
en limitant l'obligation de passer par le centre pour aller d'un quartier
périphérique à un autre.

Une ligne de Grande Ceinture est construite entre 1875 et 1883, à de tout
autres fins: il s'agit d'éviter les mouvements de population inutiles dans la
capitale, et notamment les mouvements de troupes allant d'une région à
l'autre. Cette ligne relie donc surtout le réseau national aux camps militaires
et à des gares militaires comme celles de Saint-Cyr, de Drancy, de
Champigny ou de Massy-Palaiseau. Elle est protégée par les forts de la
seconde ceinture fortifiée, celle des années 1874-1882.

LE MÉTRO

Paris a un temps connu puis abandonné le rail, fort apprécié à ses débuts
parce qu'il supprime presque les cahots. Dès 1854, un tramway à chevaux
joignait le Palais-Royal au pont de Sèvres. Le dernier sera retiré du service
en 1907. C'est la traction à vapeur, puis électrique dans les années 1880, qui
donne son développement au transport de surface sur rail, comme plus tard
au métro souterrain. Avec 1 100 kilomètres de voies entièrement électrifiées
en 1914, le tramway prend une place essentielle parmi les transports en
commun. Le nom tient à l'anglomanie ambiante. Le conducteur s'appelle un
wattman. Plusieurs compagnies sont là concurrentes, comme la CGPT ou
les TPDS. Dès ses débuts, le «tram» connaît ses contempteurs. Il est
bruyant, fait vibrer les vitrines des boutiques, produit des étincelles. Les
cyclistes redoutent ses rails, et il y a 165 000 vélos dans le Paris de 1914.
Le maire du 2e arrondissement, Ernest Levallois, accuse le tram de
défigurer la rue. Bien que l'on soit plus rarement écrasé par le tram que par
une voiture, des tracts dénoncent le «tramway criminel». Mais le tram
compte alors 250 millions de voyageurs par an. Il y en aura 700 millions en
1930. Le tram n'en est pas moins condamné.

C'est en 1897 qu'est lancée l'énorme opération de ce qui porte tout de


suite le nom de Métropolitain. On y songeait déjà en 1853, pour un tracé de
la gare du Nord aux Halles qui eût prolongé par un tunnel la voie du chemin
de fer. Un projet à six lignes est abandonné en 1854, Haussmann n'y portant
aucun intérêt. Un autre, en 1871, dessinait une ceinture intérieure en
relations avec l'extérieur, avec le centre et les Halles, et avec les gares.
C'était le plus ambitieux, mais le plus onéreux. On y renonça. Après 1880,
le métro apparaît comme une nécessité, mais on demeure dans l'incertitude
quant aux techniques à mettre en œuvre: la traction à vapeur semble
incompatible avec le tracé souterrain, l'électricité est encore malaisément
transportable, et les batteries sont de faible capacité. Les habitants renâclent
quand on parle de puits d'aération dans les cours des immeubles. De plus,
on craint l'effet des crues: le Parisien n'entend pas mourir noyé dans un
tunnel. Le chauvinisme s'en mêle: le souterrain est bon pour Londres, non
pour Paris. La population n'est guère plus favorable à un métro aérien à
deux voies superposées, qui priverait de toute intimité les premiers étages
situés sur le parcours. Pour aller vers un tracé souterrain à traction
électrique non polluante, il faudra de nouveaux progrès dans l'alimentation
en courant de haute tension.

Même si certains parlent encore à la fin du siècle d'un tapis roulant en


surface tel que celui qui fera fortune pour la visite de l'Exposition de 1900
et qui suscitera la verve de Courteline, et malgré l'obstination des tenants
d'un métro entièrement aérien, la cause est entendue: le métro sera
électrique, et il sera, sur la majeure partie de son parcours, souterrain.
L'opinion a refusé l'idée d'un métro coupant la perspective de l'avenue de
l'Opéra ou celle de la rue de Rivoli. Le projet retenu est celui de l'ingénieur
Fulgence Bienvenue : six lignes, dont une circulaire sur le tracé de
l'enceinte des Fermiers généraux, donc incapable de desservir les gares. Le
Conseil municipal l'adopte le 9 juillet 1897. Le Parlement le déclare d'utilité
publique le 28 mars 1898. Il est grand temps: l'Exposition approche.

La Ville se charge de créer les infrastructures: tunnels des six lignes,


alimentation en électricité, stations d'accès. Une Compagnie du
Métropolitain de Paris créée en 1896 par le baron Édouard Empain, associé
à la banque Bénard, va fabriquer le matériel roulant, installer les voies et
assurer l'exploitation. Sauf exceptions, les tunnels ne sont pas creusés à
l'horizontale mais aménagés par excavation d'une tranchée à ciel ouvert.
Circuler dans Paris tient, pendant plusieurs années, de la gageure. La rue de
Rivoli, la rue de Rennes et bien d'autres sont totalement fermées aux
voitures. Les piétons rasent les murs dans la boue. Jusqu'au deuxième étage,
les Parisiens ont le chantier sous leur fenêtre. La centrale est établie entre le
quai de la Rapée et la rue de Bercy. C'est une énorme usine, en partie
néogothique, dont les tours font écho à celle de la gare de Lyon.

Naît alors sous le sol et sur les trottoirs un nouveau type d'architecture :
la station de métro. D'un combat entre les architectes - notamment Garnier
qui propose des stations intérieures de marbre et de bronze - et les
ingénieurs, ce sont ces derniers qui sortent vainqueurs: vont dominer l'acier,
la brique et la céramique. Mais Hector Guimard est chargé de concevoir les
ferronneries des «bouches», qu'il charge de rinceaux et de lampadaires tout
en courbes et en verre ocre. On fera ensuite quelques exceptions, comme
pour la station Opéra, confiée en 1904 à Cassien Bernard, qui y imprime la
marque d'un goût classique pour les balustrades de pierre. Innovation
importante : chaque station se signale à l'extérieur par un plan de Paris.
Pourvue d'un plan public tous les cinq cents mètres, la capitale devient la
ville où il le plus difficile de se perdre. L'architecture des voies aériennes
est confiée à l'architecte Formigé. Il y joue d'une étonnante adaptation du
style dorique à la fonte et à l'acier.

Le premier métro circule le 19 juillet 1900 entre les portes Maillot et de


Vincennes. Six trains par heure desservent alors dix-huit stations. La
gageure est gagnée: tous les visiteurs de l'Exposition prennent le métro. Un
accident, en 1903, conduit à de nouvelles normes de sécurité qui
ralentissent quelque peu l'opération. Mais, à la veille de la guerre de 1914,
huit lignes de métro desservent tout Paris. Le métro atteint dix portes, dont
une seule sur la rive gauche (porte d'Orléans). Se rejoignant à l'Étoile et à la
Nation, deux lignes constituent une petite ceinture plus proche du centre
que la Petite Ceinture ferroviaire. Comme il fallait s'y attendre, rien n'est
prévu pour répondre au besoin né du développement de la banlieue. Et rien
n'est fait pour permettre une liaison avec le chemin de fer: il est prévu pour
les voies un écartement de 1 m, puis 1,30, et pour les voitures une largeur
de 2 m, puis 2,20. Il faudra la loi de 1898 pour imposer 1,44 m pour les
écartements et 2,40 m pour les voitures, mais les tunnels resteront calibrés
pour qu'un train ne puisse les emprunter, et l'on pousse l'hostilité jusqu'à
faire circuler le métro à droite alors que le train, suivant l'usage anglais,
circule à gauche. Naturellement, il n'est pas prévu de faire transiter des
marchandises. Bref, le métro ferme Paris sur lui-même.

Le tracé pose bien des problèmes, car on ne saurait violer le droit des
propriétaires sur le sous-sol de leurs immeubles, et celui des habitants à une
tranquillité non perturbée par les vibrations. Le métro circule sous le
domaine public, donc sous les rues. Certaines lignes y gagneront un
étonnant parcours, comme celui qui dessine un crochet par l'Odéon et le
Châtelet entre Saint-Germain-des-Prés et les Halles: faute d'achèvement de
la rue de Rennes, la ligne droite eût fait vibrer la salle des séances de
l'Académie française. Et c'est encore pour cette affaire de coude que le
nœud principal du réseau, initialement prévu aux Halles près de Saint-
Eustache, sera de l'autre côté, au Châtelet, aggravant ainsi d'un nouvel
engorgement la croisée de Paris.

C'est en 1916 que l'on met en place les premières portes automatiques sur
les voitures du métro. Elles permettent d'économiser le personnel,
insuffisant en ce temps de guerre. Elles feront aussi l'économie de bien des
accidents.

Fondée par Jean-Baptiste Berlier, une compagnie concurrente, le Nord-


Sud, a obtenu dès 1904 la concession d'une ligne complémentaire, de la
porte de Versailles à la porte de la Chapelle, qui s'ouvre au trafic en 1910.
Elle dessert opportunément les gares Montparnasse et Saint-Lazare. Mais il
faudra par la suite percer un long souterrain pour la circulation piétonnière
des voyageurs entre les stations Montparnasse (Nord-Sud) et Bienvenüe
(Métropolitain).
La popularité du métro tient à trois choses: il est rapide, se jouant des
encombrements, il touche tous les quartiers grâce à des stations
relativement proches les unes des autres, et il est bon marché, avec tarif
unique quelle que soit la distance. Avec un ticket, on traverse tout Paris. On
attend l'autobus, on prend des tickets d'attente numérotés, le receveur
appelle les numéros, et on monte rarement, aux heures de pointe, dans le
premier autobus qui passe. Jusqu'en 1960, le Parisien aura la faculté de faire
arrêter d'un simple geste un autobus, s'il n'est pas complet, et de monter
ainsi entre deux stations. La multiplication des voitures permettra de mettre
fin à cette pratique. Dans le métro, on n'attend que fort peu, et on monte
dans la première rame qui se présente. Les guerres ajouteront à la
fréquentation du métro : les taxis se font rares, et les voitures individuelles
aussi. Quant aux autobus, ils seront remisés. C'est seulement alors que l'on
attendra parfois plusieurs rames pour parvenir à monter malgré la
bousculade.

En 1901, le métro a déjà 65 km de lignes, toutes en ville. On n'y ajoutera


plus grand chose jusqu'à la construction du RER. Autant dire que l'on
approchera vite de la saturation aux heures de pointe. En 1903, le métro
assure dans l'année 100 millions de voyages, en 1907 ce sont 195 millions,
et 230 millions en 1913. En 1930, on en compte 356 millions. En 1995,
avec 80 km de lignes à deux voies et 350 stations, ce sont quatre millions de
voyageurs par jour. Les moyens de transport collectifs, train, métro et
autobus, représentent 20 % des transports, alors qu'un nombre croissant
d'habitants de Paris et de la banlieue utilisent la voiture individuelle (32 %
en 1976, 43 % en 1991). Cette augmentation du transport en voiture
individuelle, conséquence de l'évolution du parc automobile, de celle des
mentalités (individualisme et confort: on craint l'insécurité des trains de
banlieue et celle du métro, on se sent chez soi, on écoute la radio en voiture,
non dans les transports en commun) et de l'extension des zones bâties,
souvent mal desservies, a pour corollaire l'effondrement du transport sur
deux roues, jugé dangereux dans une circulation dense: il ne représente plus
que 5% en 1976, 2 % en 1991.

Deux changements interviennent dans le transport en commun. L'un est


une unification des structures juridiques et financières. En 1921, les
concessions aux compagnies font place à une première régie: la Compagnie
générale des omnibus absorbe les compagnies de tramway indépendantes et
forme la Société de transports en commun de la région parisienne (TCRP).
C'est, à terme, la fin du tramway, dont le manque de souplesse et l'arrêt au
milieu de la chaussée compliquent la circulation. En 1937, il n'y a plus,
pour le transport en surface, que des autobus. Le Métropolitain absorbe en
1930 le Nord-Sud. En 1942, la TCRP absorbe le Métropolitain. Transports
de surface et transports souterrains sont désormais une seule et même
affaire, ce sur quoi anticipait la carte des services proposés, qui combinait
dès avant 1914 les lignes de métro jusqu'aux portes de la capitale et les
lignes d'autobus rayonnant à partir de ces portes. Le tout se retrouvera en
1948 dans un établissement public, la Régie autonome des transports
parisiens (RATP).

Le Parisien mettra un certain temps à voir le profit de ces fusions. Depuis


1910, le prix du transport de surface est proportionnel à la distance,
décomptée en sections. L'autobus coûte de un à six tickets suivant le trajet.
On réduira la différence à un ou deux tickets. Mais il faudra attendre 1990
pour que les mêmes tickets puissent indifféremment payer l'autobus ou le
métro, et 1995 pour qu'un seul ticket suffise à payer tout trajet en autobus.

L'autre changement est la rapide extension des lignes dans Paris et la


lente transformation d'un transport urbain en transport régional. Douze
lignes étendues jusqu'à la plupart des portes couvrent la ville. Quant à la
banlieue, on en parle déjà au Conseil municipal en 1883. Une minorité
voudrait alors que le métro atteigne Pantin et Charonne. La chose ne se
pourra qu'après la suppression de l'octroi: on voyait mal comment le
percevoir dans le métro. À partir de 1929, plusieurs lignes dépassent de
deux ou trois stations la ceinture des boulevards extérieurs et des portes. À
la veille de la guerre, le métro atteint la mairie d'Issy, le château de
Vincennes, le pont de Neuilly. Encore une rame sur deux s'arrête-t-elle aux
portes. Dans les années 1960, les prolongations reprennent. Le métro atteint
le carrefour Pleyel et la basilique de Saint-Denis.

Les Parisiens sont, après la guerre, sensibles à l'amélioration progressive


des matériels, donc du confort. La queue aux stations d'autobus et la
bousculade à l'entrée du métro étaient le cauchemar du Parisien.
L'allongement des quais de certaines lignes permet la mise en service de
rames d'une plus grande capacité. Il en va de même pour l'apparition
d'autobus à deux voitures articulées. Le métro sur pneus apparaît en 1952
entre les stations Saint-Lazare et Porte de Saint-Ouen, puis en 1956 entre
Châtelet et Mairie-des-Lilas: il garantit un moindre bruit et une plus grande
rapidité. Dans le même temps, un effort est fait pour une meilleure aération
des souterrains, où la température baisse de manière appréciable. La seule
chose que regrettera le Parisien sera la plate-forme d'accès des vieux
autobus, dont la conduite était également extérieure. On en viendra à
rétablir sur certaines voitures une plate-forme arrière, mais avec accès par
l'intérieur.

Divers aménagements des tarifs ont le même objet: persuader les


habitants de l'agglomération parisienne d'user normalement des transports
en commun. Succédant à des cartes hebdomadaires limitées à un trajet, la
carte orange introduit en 1975 une nouvelle souplesse d'utilisation.

Parmi les mesures prises à partir de 1950 pour dissuader les Parisiens de
circuler en voiture individuelle, le remodèlement de la carte des transports
n'est pas la moindre. La prolongation des lignes étend la dissuasion aux
habitants de la banlieue. Créé en 1970 avec le même programme que la
ligne de Sceaux de 1844 et le chemin de fer de la Bastille de 1859, le
Réseau express régional, le RER, a le même objectif que les allongements
du réseau métropolitain. Sa construction soulève deux types de problèmes:
l'importance des expropriations nécessaires et la lourdeur d'un financement
qui coûte, au kilomètre, seize fois celui d'une ligne de TGV.

Quatre lignes sont successivement ouvertes. Les deux premières sont


connectées au métro. Le RER A joint Saint-Germain-en-Laye à Marne-la-
Vallée. Le RER B absorbe l'ancienne ligne de Sceaux et joint Roissy à
Saint-Rémy-lès-Chevreuse et Robinson. Le RER C, en absorbant l'ancienne
ligne de Versailles et une partie de l'ancienne Petite Ceinture, atteint
Dourdan et Étampes, Versailles et Saint-Quentin-en-Yvelines. La ligne Éole
devrait relier les gares Saint-Lazare, du Nord et de l'Est. La ligne Météor
commencera par relier la Madeleine à Tolbiac en passant à une profondeur
de 25 mètres par le Châtelet et la gare de Lyon. Elle s'étendra plus tard sur
une longueur totale de 20 km jusqu'à Gennevilliers d'une part, Maison-
Blanche de l'autre.

Le nouveau réseau est plus attentif que le premier à relier les gares, la
rapidité des liaisons ferroviaires par TGV rendant désormais possibles dans
la journée des relations province-Paris-autre province que les moindres
vitesses d'autrefois mettaient hors de portée de qui ne passait pas la nuit à
Paris. Mais il accentue la charge de la croisée de Paris, toujours représentée
par le Châtelet, où quatre lignes rapides sur cinq ont leur confluence. Et il
ne résout en rien le problème posé depuis longtemps par l'absence d'une
vraie rocade ferroviaire.

LA POSTE

On a vu que la Poste avait eu pour première mission, dès le Moyen Age,


d'assurer la relation de la capitale avec la province. C'est seulement en 1759
que la Petite Poste avait offert ses services pour les relations internes de la
ville, avec port payé obligatoire et tarif unique à deux sous. Neuf bureaux
sont en 1789 à la disposition des Parisiens: cinq sur la rive droite, quatre sur
la rive gauche. Des boîtes aux lettres sont placées dans les quartiers mal
desservis par la Petite Poste: la gestion de ces boîtes est confiée, moyennant
rétribution, à des boutiquiers et des artisans, qui perçoivent la taxe. Certains
bureaux ont ainsi un réseau de plusieurs dizaines de boîtes: 79 pour le
bureau de la Couture Sainte-Catherine, 72 pour celui de la place de l'École,
près du Pont-Neuf. Des employés lèvent les boîtes. On peut, si on les
rencontre, leur donner directement les lettres. Cette Petite Poste se charge
aussi de prendre et transmettre les lettres destinées à la Grande Poste. Il en
coûte six deniers de surcharge, outre l'affranchissement normal suivant la
destination. Le Parisien peut correspondre avec qui il veut. Les mêmes
facteurs qui les relèvent portent les correspondances à l'arrivée chez leurs
destinataires. Il y a chaque jour sept levées et sept distributions. Pour hâter
la distribution de la Grande Poste, on remplace en 1823 les facteurs à pied
par des cavaliers.
Les canalisations pneumatiques pour la transmission du courrier urgent à
l'intérieur de Paris sont établies en 1885. Le «pneu» est alors pour un siècle
l'un des moyens essentiels de la correspondance d'affaires. Vétuste et de
surcroît victime de la télécopie naissante, il est supprimé en 1984.

Le téléphone s'est rapidement développé à partir de 1880. Dix ans plus


tard, on compte 170 abonnés à Paris, qui peuvent téléphoner à Bruxelles, au
Havre, à Marseille, à Bordeaux. Ce sont surtout des entreprises. En 1889,
500 abonnés parisiens, parmi lesquels les particuliers sont déjà nombreux,
se réunissent à l'hôtel Continental pour formuler des revendications. De
surcroît, le téléphone est à la disposition des non-abonnés : depuis 1885, des
cabines publiques ont été aménagées. À partir de 1897, on pourra s'y faire
appeler, sur préavis.

Comme les numéros doivent être demandés au central, la «demoiselle du


téléphone » devient un personnage, sans visage, de la société parisienne.
Elle le restera jusqu'à la généralisation de l'automatique interurbain dans les
années 1960. On la tient souvent, à tort, pour responsable de délais d'attente
qui ne sont dus qu'à la saturation des lignes. Dans le même temps, apparaît
un nouvel instrument de relations sociales: l'annuaire. Autant que les
numéros de téléphone, il procure à tous - on le consulte au bureau de poste -
une liste des adresses. Il est très vite pris comme support publicitaire.

Bien que le coût de l'abonnement le mette hors de portée des petites


bourses, il faudra plusieurs décennies pour que le téléphone soit accepté de
la bonne société. « Si je comprends bien, on te sonne et tu réponds?»
reproche à son fils, ambassadeur de France, une grande bourgeoise habituée
à ce que la sonnette fasse venir un domestique. Le téléphone passe pour
indiscret: on répond avant de savoir qui appelle, alors qu'on ne reçoit qu'en
sachant qui est là. Favorisant les conversations coupables, il passe aussi
pour immoral: les mères ne surveillent que difficilement les
communications de leurs filles. Le téléphone devient ressort dramatique ou
comique de dessins et de vaudevilles.

Les numéros sont déjà à cinq chiffres lorsqu'en 1912, pour en faciliter la
mémorisation alors qu'il faut passer à sept chiffres, on remplace les trois
premiers par les premières lettres du nom du central. Le premier est
MARcadet. Il en résultera une notoriété d'exception pour certaines rues:
Littré, Babylone, Archives, Danton, etc. Un nom causera bien des faux
appels: l'annuaire devra rappeler en bas de page que le symbole du central
Pereire n'est pas PEI. Les lettres d'indicatif sont remplacés en 1963 par des
chiffres.

On compte 65 000 abonnés, dont un tiers pour le central Gutenberg, près


des Halles, lorque apparaît en 1913 l'automatique pour les communications
urbaines. Il atteint la banlieue après 1945. Il touche certaines villes de
province dans les années 1950. La province ne sera intégralement reliée à
Paris qu'en 1979. Jusque-là, on passe par la «demoiselle» et on lance des
préavis d'appel.

L'équipement téléphonique de la capitale est encore insuffisant dans les


années 1950. Il y faut trois ans d'attente pour avoir une ligne, les abonnés
ont quelque peine à obtenir la banlieue – Fernand Raynaud rend célèbre le
22 à Asnières - et les taxiphones installés dans les endroits publics ne
permettent de joindre que la ville: pour communiquer avec la banlieue,
force est au non-abonné ou à l'usager de passage d'aller à la poste et de
s'inscrire sur le registre d'une préposée qui lui impose une attente devant les
cabines. En 1966 encore, l'abonné qui appelle une petite ville de province
ou la campagne n'a qu'une chance sur deux d'obtenir sa communication
dans la journée. C'est entre 1967 et 1975 que la situation est brusquement
débloquée. On obtient le téléphone en quatre mois en 1980, en deux jours
en 1985. Et la télécopie devient, à partir de 1978, un instrument normal des
télécommunications d'affaires.

L'ENSEIGNEMENT

L'importance de l'enseignement secondaire et primaire d'intérêt local tient


à la fois à la concentration de familles et à la proportion de fonctions du
secteur tertiaire, normalement générateur d'études.

Passé le temps des écoles monastiques, le Moyen Âge s'en remet, pour
l'instruction primaire, à des maîtres d'école rémunérés par les parents. C'est
là un débouché non négligeable pour les anciens étudiants qui n'ont pas
persévéré dans les facultés supérieures. Des enfants pauvres sont placés
chez un maître dont ils paient les leçons en servant la messe et en faisant les
courses. Au XVIIIe siècle encore, durant que les études secondaires sont
prises en charge par les collèges, on continue d'envoyer les jeunes enfants
chez un maître qui enseigne et nourrit de dix à vingt élèves. Lecture,
grammaire, écriture, calcul sont ainsi acquis, de même qu'un peu de chant
ou de dessin. Les milieux aisés préfèrent recourir au précepteur à domicile,
clerc ou laïc.

L'enseignement primaire public n'apparaît que lentement. La Ville


entretient dix-sept écoles en 1818, vingt-deux en 1828. Les écoles
confessionnelles et celles des fondations charitables sont plus nombreuses:
environ quatre-vingts. On y enseigne au total quinze mille garçons et dix
mille filles. Le résultat est qu'il n'y a plus que 20 % d'illettrés dans les
recrutements militaires des années 1830. Vingt ans plus tard, dans 114
écoles publiques - d'État, municipales ou charitables -, on atteint cinquante-
cinq mille élèves. Avec les écoles libres, on en compte soixante-dix mille.
Mais la croissance des chiffres ne tient qu'à la démographie. Le pourcentage
d'illettrés reste le même. Il faudra la loi de 1867 instaurant la gratuité et la
construction de nombreuses écoles sous l'impulsion du directeur
départemental de l'enseignement primaire Octave Gréard pour que l'on
atteigne vers 1880, en ville, un total de cent cinquante mille écoliers.
Trente-cinq mille apprentis échappent encore pour l'essentiel à la
scolarisation. En revanche, on compte dix mille adultes dans les cours du
soir.

L'enseignement secondaire des lycées et collèges est directement héritier


des anciens collèges, remodelés par l'esprit laïc au temps des «écoles
centrales» de l'an III puis par les lycées. La Monarchie de Juillet entretient
encore cinq «collèges royaux», Louis-le-Grand, Henri-IV et Saint-Louis au
quartier Latin, Charlemagne et Bourbon (futur lycée Condorcet) sur la rive
droite. La Ville entretient des collèges municipaux qui seront l'un après
l'autre transformés en lycées après 1960.

Il faut noter l'originalité des maisons d'éducation de la Légion d'honneur,


vouées dès le Premier Empire à enseigner les filles de légionnaires. Le
propos reprend en le laïcisant celui des couvents qui, tels Penthémont ou
l'Abbaye-aux-Bois de l'Ancien Régime, assuraient aux filles une éducation
propre à en faire les excellentes maîtresses de maison de l'aristocratie et de
la bonne bourgeoisie. La première maison de la Légion d'honneur, et la
principale, est celle de Saint-Denis.

Ces établissements parisiens drainent, surtout dans les classes élevées,


une partie non négligeable des meilleurs élèves de province. Leur réputation
- leurs succès au Concours général comme aux concours des grandes écoles
- doit donc être rapportée à la France entière, non à la seule population
parisienne. Il en va de même des maîtres, dont l'affectation à Paris est
souvent l'aboutissement d'une carrière en province.

À côté des établissements publics, Paris compte nombre d'institutions


privées, primaires et secondaires, laïques ou confessionnelles. Le relais des
collèges d'Ancien Régime est pris par les écoles ouvertes dès l'époque
thermidorienne par des ecclésiastiques, par d'anciennes religieuses ou par
des dames du meilleur monde, soucieuses de vivre de leur éducation. Fera
ainsi fortune une ancienne lectrice de Mesdames filles de Louis XV et
femme de chambre de Marie-Antoinette, Mme Campan, dont la maison de
Saint-Germain-en-Laye assure l'éducation d'Hortense de Beauharnais, des
filles de Leclerc, de Victor et de MacDonald, et de Zoé Talon, la future
Mme du Cayla. Eugène de Beauharnais est élevé chez l'Irlandais MacMott,
également à Saint-Germain. Mais il faut citer à Paris le collège de
l'Immaculée-Conception, prospère jusqu'à la fin de la Monarchie de Juillet,
celui de Sainte-Barbe, acheté par l'État en 1897, celui de Stanislas qui
perpétue l'institution fondée en 1822 par l'abbé Liautard, l'Ecole alsacienne
fondée en 1874 après la perte de l'Alsace-Lorraine. Quelques pensions sont
alors réputées. La plupart seront victimes de la loi de séparation de 1905 et
renaîtront à la faveur d'associations. Ce sera le temps de Saint-Louis-de-
Gonzague - dit «Franklin»- pour les garçons, du Sacré-Coeur et des
Oiseaux pour les filles. La plupart des paroisses entretiennent de même une
école paroissiale. D'autres, comme le Cours Daniélou ou l'Institution Désir,
sont des fondations personnelles.
BAINS

Le Moyen Âge a pratiqué les étuves. Il en est une trentaine à la fin du


XIIIe siècle. On y trouve de l'eau chaude et froide, et des baquets. L'étuve
n'est pas seulement le lieu d'une certaine hygiène. C'est aussi, en bien des
cas, le prétexte à des rencontres tarifées. Le maître des étuves est souvent
proxénète. La fréquentation des étuves cesse vers la fin du XVIe siècle.
C'est alors qu'apparaissent quelques établissements de bains sur la Seine.
Mais, jusqu'au début du XVIIe siècle, bien des Parisiens se lavent tout
bonnement dans la Seine. On y voit même la famille royale, Henri IV
baigne le futur Louis XIII dans l'eau du quai Saint-Bernard, comme plus
tard Anne d'Autriche baignera le jeune Louis XIV dans celle de Saint-
Germain-en-Laye. C'est sous le règne de ce dernier que le goût du bain
s'estompe, en partie sous les coups des prédicateurs qui réprouvent
l'habitude que l'on a de se baigner nu. La Bruyère note malicieusement que
bon peuple se divertit de voir les baigneurs entrer dans l'eau et en sortir, et
que les femmes ne fréquentent guère la rive dans les saisons où l'on n'y
trouve pas de baigneurs.

Les établissements de bains reparaissent à partir de 1680 à l'initiative de


l'Hôtel de Ville, où l'on songe moins à favoriser l'hygiène qu'à éviter les
exhibitions dans le fleuve. Ils se multiplient au XVIIIe siècle, époque où
l'on aménage dans les maisons aisées les baignoires qu'approvisionnent en
eau chaude des porteurs que l'on voit dans la rue tirer de gros fûts sur des
chariots. Parmi les bains publics, certains, comme les bains Poitevin, sont
des maisons, avec des chambres à baignoire où l'on porte l'eau chaude et les
serviettes. À la veille de la Révolution, les bains du sieur Albert offrent le
sommet du luxe: douches ascendantes, descendantes ou latérales, bains de
vapeur, fumigations, baignoires de marbre. Le propos médical n'est pas
oublié: la douche ascendante se substitue au clystère. On propose le
massage. D'autres bains sont, sur la Seine, des bateaux où l'on trouve
parfois de l'eau chaude, plus souvent l'eau froide de la Seine, et jamais de
serviettes. On en compte cinq vers 1820, dont un, près du Pont-au-Change,
est réservé aux bains rituels de la population juive. Louis-Sébastien Mercier
note cependant que la moitié de la population ne se lave jamais.
Le XIXe siècle voit une éclosion de bains publics, cependant que
s'accentue la différence entre les bains où l'on se lave et les piscines où l'on
nage. En 1816, l'ensemble des établissements offre quelque huit cents
baignoires. On en compte près de trois mille huit cents en 1830, répartis
entre soixante-dix-huit établissements. Il en est de relativement
économiques. D'autres sont fort luxueux. Naturellement, comme jadis aux
étuves, on n'y va pas pour le seul plaisir de se laver. On y fait la sieste, on y
donne la collation à ses amis. Il est du dernier chic d'aller, boulevard des
Italiens, aux Bains chinois, ou de profiter des parfums des superbes Bains
turcs de la rue du Temple.

Les bains publics perdent leur faveur au XXe siècle avec la multiplication
des salles de bains dans les appartements. Ils sont alors le sanitaire de la
population modeste, qui va aux bains-douches une fois par semaine parce
qu'elle ne dispose à domicile que de l'évier de la cuisine. Beaucoup ferment
après la Seconde Guerre mondiale.

HÔPITAUX

Les premiers établissements hospitaliers sont ceux de l'évêché - l'évêque


est responsable de la charité publique dans son diocèse - et des abbayes, et
plus généralement les maisons régulières. Les bords de routes voient se
préciser la fonction hospitalière de maisons fondées à cette fin. C'est le cas
de l'hospice Sainte-Opportune ou Sainte-Catherine, construit au XIe siècle
au débouché du Grand-Pont. Il se spécialise vers le XIIIe siècle dans
l'accueil des filles qui arrivent de la campagne pour se placer à Paris. Des
établissements sont fondés pour les pèlerins fatigués. C'est le cas de Saint-
Jacques-aux-Pèlerins ou de Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Mais le temps des
grands pèlerinages passe. On n'attend plus le soir les voyageurs épuisés par
des mois de marche sous les intempéries. Après le XIVe siècle, on n'y voit
plus guère que des malades.

L'hôpital est à l'origine un établissement religieux et, s'il accueille les


malades, il n'est pas ouvert au public. De ce caractère il tire pour longtemps
sa configuration: il est un enclos, que de hauts murs isolent du monde, et il
s'ordonne autour de cours ou de cloîtres. Les constructions les plus récentes
abandonneront l'ordonnance interne, non l'isolement délibéré, que justifie a
posteriori la protection contre le bruit.

Hospice de la cathédrale, l'Hôtel-Dieu est sous la responsabilité des


chanoines. C'est en 1505 qu'une réforme générale le fait passer sous le
gouvernement de la Ville, dont l'assemblée élit les gouverneurs, en
l'occurence des bourgeois. Depuis le Moyen Age, l'Hôtel-Dieu est le
premier établissement hospitalier: avec trois cents lits, il accueille en même
temps au XIVe siècle de cent à cinq cents malades. On en compte plus d'un
millier, en cinq cents lits, à certains moments du XVIe. Car on couche, à
l'hôpital comme chez soi, à plusieurs par lit. Au plus sépare-t-on les
malades légers, les convalescents, les femmes en couches et les mourants.
Hygiène limitée, donc, que celle-ci, mais hygiène quand même: l'Hôtel-
Dieu use chaque semaine vingt-cinq balais de jonc, et on lave près de mille
draps par semaine. On coupe les cheveux des malades. L'été on aère.
L'hiver, on promène dans les salles des chariots de fer emplis de braise. À la
fin du XVe siècle, en quatorze ans, dix-sept mille malades en sortent guéris.
Mais on le sait bien, l'Hôtel-Dieu est un terrain de choix pour toute
épidémie.

L'initiative privée complète ici l'action des pouvoirs publics. Près de la


porte Baudoyer, un bourgeois fonde au XIIe siècle un hôpital des pauvres.
Semblable fondation fait naître rue Saint-Jacques l'hospice Saint-Mathurin.
Un autre est créé au XIIIe siècle rue Saint-Denis, et rattaché à l'ordre de
Prémontré. En 1303, le panetier du roi Étienne Haudry crée près de la place
de Grève un hôpital pour les pauvres infirmes: ce seront les Haudriettes.
Des bourgeois fondent en 1362 pour des orphelins l'hôpital du Saint-Esprit,
en place de Grève. En 1421, trois bourgeois émus par la misère du peuple
achètent chacun une maison, l'une à la Heaumerie, l'autre près du Palais et
la troisième place Maubert, et en font des hospices où les enfants pauvres
trouvent quarante lits, du potage et du feu dans la cheminée.

On a vu surgir des fondations à l'usage de tel ou tel type de malades. La


première léproserie, celle de Saint-Lazare, ainsi nommée parce que l'ami du
Christ passait pour être mort lépreux, est déjà en activité au XIIe siècle. Une
autre est créée dans le village du Roule, vers 1200, par les monnayeurs
parisiens soucieux de ceux d'entre eux qui seraient atteints par le mal. On
trouve aussi une maladrerie dans le faubourg Saint-Germain, près du futur
carrefour de la Croix-Rouge. Les lépreux se faisant rares, les léproseries
accueillent ensuite des malades de toute origine. Délibérément établies hors
de la ville, des maisons sont vouées aux syphilitiques, comme en 1497 la
«Grange aux malades de Naples» dans les dépendances de la maladrerie du
faubourg Saint-Germain. On aménagera dix ans plus tard, pour un mal
devenu endémique, un hôpital pour les hommes au faubourg Saint-
Germain-des-Prés, un autre pour les femmes au faubourg Saint-Honoré. Et
ce seront au XVIe siècle les maladreries du Roule, de Lourcine, sur la pente
méridionale de la Montagne Sainte-Geneviève, ou de Sainte-Valère, rue de
Grenelle, qui devient au XVIIIe siècle une maison pour filles certes
repenties mais présumées vérolées. La maladrerie de la Croix-Rouge,
devient en 1557 les Petites Maisons, où l'on accueille les infirmes, les
teigneux, les épileptiques, les syphilitiques et les fous. Dans le parler
parisien, «bon à mettre aux Petites Maisons » signifiera qu'on tient
quelqu'un pour fou. On dira plus tard «envoyer à Charenton» ou «mettre à
Sainte-Anne».

C'est des aveugles que se préoccupe saint Louis quand il fonde entre
1254 et 1261 au-delà de la porte Saint-Honoré, pour héberger plus que pour
soigner trois cents d'entre eux, l'hospice des Quinze-Vingts. On y trouve en
moyenne de cent à cent cinquante malades au XVIe siècle.

On va donc vers une spécialisation, et ce à mesure que progresse la


connaissance des maladies et que les établissements hospitaliers s'attachent
les services réguliers ou permanents de médecins, puis, à la fin du XVIe
siècle, de chirurgiens. Au début de ce siècle, alors qu'il s'agrandit entre la
Seine et Notre-Dame, l'Hôtel-Dieu décide de réserver ses salles aux
malades non contagieux et de construire pour les pestiférés - les contagieux
- une annexe sur la rive gauche, hors la porte Saint-Germain. Lors de
l'épidémie de 1519, on ouvre une maladrerie provisoire au-delà de la porte
de Nesle. Le chancelier Duprat financera finalement, de 1531 à 1535, la
construction d'un nouveau bâtiment près du Petit-Pont. Le projet du
faubourg Saint-Germain étant abandonné, c'est à l'île Maquerelle que l'on
songe pour les contagieux: les déchets jetés à la Seine en aval de la ville
épargneront ainsi les Parisiens. On notera que la préoccupation n'épargne
nullement les Rouennais. Le manque d'argent interdira finalement la
réalisation de ce lazaret dénommé «sanitat». À la même époque, le
Parlement attribue à un hôpital pour les contagieux, notamment les vérolés
et les teigneux, la maison proche de la Trinité, rue Saint-Denis, qui était
jusque-là concédée aux confrères de la Passion.

Ville universitaire, Paris n'est que tardivement riche en médecins. Au


XVe siècle, la Faculté ne voit sortir avec une licence que de trois à six
médecins tous les deux ans. Tous ne demeurent pas à Paris. Le manque de
médecins est assez alarmant pour qu'en 1452 le cardinal d'Estouteville, qui
réforme la discipline de l'Université, accepte de mettre fin à l'obligation de
célibat, tenu par certains pour dissuasif. Ce n'est qu'en 1470 que la Faculté
de médecine se dote de locaux propres, rue de la Bûcherie. Jusque-là, les
médecins se contentaient d'une salle aux Mathurins. En temps d'épidémie,
les pouvoirs publics se mêlent d'assurer un service minimum. En 1500,
alors qu'éclate une épidémie de peste, l'Hôtel de Ville recrute à ses frais
deux médecins, deux chirurgiens et quelques barbiers.

Quant aux chirurgiens, ils échappent difficilement à une classification


qui, parce qu'ils ne sont ni clercs ni médecins, fait d'eux des barbiers
spécialisés, et rien de plus. C'est la clientèle qui fait leur fortune, car, en un
temps où le médecin n'a pas le droit d'opérer lui-même et se contente de
regarder les urines pour prescrire tisanes et onguents, le chirurgien, saigne
et panse, pose des cautères et des ventouses, incise les furoncles et cautérise
les plaies. Le médecin étant rare, donc cher, le barbier ou le chirurgien
paraît bon marché. Dès le XVe siècle, le chirurgien prétend à la dignité d'un
professionnel. Un collège, le collège Saint-Côme, assure une formation
sommaire en anatomie et en pharmacopée, que sanctionne un grade
fantaisiste de licencié en chirurgie qui provoque en vain l'indignation des
médecins. Mais force est à ceux-ci de reconnaître, sous la pression de la
clientèle, l'existence de ce nouveau métier. Le malade s'en trouve bien, qui
saura désormais qui est chirurgien et qui n'est qu'un barbier tout juste
capable de saigner et de manier les bandelettes. Dès le milieu du XVe
siècle, on distingue le chirurgien, qui se déplace au chevet du malade, et le
barbier qui tient boutique et y fait la barbe. La Faculté prend finalement le
parti de gouverner les chirurgiens au lieu de les ignorer: en 1494, elle
officialise la formation des chirurgiens et l'intègre dans son domaine
d'enseignement. La Ville s'en mêle : au XVIe siècle, elle reconnaît comme
fonction publique celle du chirurgien capable de «tailler la pierre»,
autrement dit d'opérer de la gravelle. À la mort de César Deville, c'est le
Conseil de la Ville qui choisit Laurent Thélot comme chirurgien officiel.

Le guérisseur ne fait pas moins fortune. On en recense une centaine au


XVe siècle, les bonnes femmes du quartier et leurs remèdes n'entrant pas
plus dans le compte que les «ventrières» et autres «sages» femmes. Car,
jusqu'au XXe siècle encore, on naît à la maison, et il y suffit le plus souvent
d'une femme d'expérience, quand une voisine ne fait pas l'affaire. Si la
présence du médecin est normale au XVIIIe siècle dans les milieux aisés, la
plupart des Parisiennes, au XIXe, n'y recourent encore qu'en cas de réelle
difficulté.

Très longtemps, la pharmacie est une épicerie. Les puissants épiciers du


Moyen Age procurent les drogues d'Orient et d'Occident, aussi bien pour le
potage et la sauce que pour la potion et l'onguent. Le haut lieu de la drogue
est alors, dans la Cité, l'Épicerie du Petit-Pont. Mais on voit déjà de vrais
apothicaires, spécialisés dans les produits médicinaux. On crée des
apothicaireries dans les hôpitaux: à l'Hôtel-Dieu en 1495, ailleurs ensuite.
Les apothicaires obtiennent du roi, en 1514, le monopole de la vente des
drogues et plantes médicinales. Il subsistera jusqu'au XXe siècle des
herboristes, cantonnés dans la vente des produits naturels.

Voilà pour le malade. Il ne fait souvent qu'un avec le nécessiteux, car la


misère rend vulnérable, et le malade aisé se fait soigner à domicile. Reste le
problème posé dans une ville de plusieurs centaines de milliers d'habitants
par ceux qui sont simplement nécessiteux, les pauvres, les sans-emploi. Dès
le Moyen Age, certaines maisons charitables sont de simples asiles. Près de
la place de Grève, l'hôpital Saint-Gervais et le Saint-Esprit sont des
hospices de nuit pour les sans-abri. Divers établissements religieux mêlent
au soin des malades la bienfaisance à l'endroit des nécessiteux. Des asiles
s'ouvrent pour les femmes, filles abandonnées, veuves sans ressources,
prostituées prématurément vieillies. Ainsi l'hôpital Sainte-Catherine, ou les
Filles-Dieu, rue Saint-Denis, ou Sainte-Avoie, rue du Temple, sorte de
maison de retraite fondée en 1288 pour les pauvres veuves ayant passé la
cinquantaine.

Avec la croissance démographique qui suit la guerre de Cent Ans, les


miséreux sont de plus en plus nombreux. Il ne s'agit ni de leur donner des
soins ni de les loger, mais au moins de leur distribuer le «potage». Les
établissements religieux et la charité individuelle n'y suffisent pas. Et, en
temps de Réforme, le roi ne tient pas à développer le rôle de l'Église.
L'assistance aux pauvres devient une affaire laïque. Vers 1530, François Ier
décide la création d'une Aumône générale et s'en décharge aussitôt sur la
Ville. Définitivement organisé en 1544 et établi en Grève face à la Maison
aux Piliers, un Grand Bureau des Pauvres assume à frais partagés entre les
contribuables et les églises, et sous une direction conjointe de notables laïcs
et de curés, une véritable assistance publique qui recense les nécessiteux,
distribue des vivres, soigne les malades. Pour que cela ne favorise pas un
afflux de pauvres gens du plat pays, cette assistance se limite à ceux qui
sont à Paris depuis au moins trois ans, les autres étant expulsés avec une
aumône pour la route. On devine de combien de fausses déclarations et de
conflits ce peut être l'occasion.

La misère est le premier ressort de ceux qui abandonnent un enfant. Elle


est aussi la cause du problème posé par les orphelins, l'enfant laissé sans
parents dans une famille aisée étant pris en charge par la parenté, souvent
aidée par la solidarité du groupe social et professionnel. Bien des
corporations ont parmi leurs oeuvres l'entretien des enfants de maîtres
décédés. Car la courte espérance de vie des adultes en âge de procréer
signifie souvent l'orphelinat. Pour les uns comme pour les autres, il faut de
l'argent, des nourrices, un minimum de formation professionnelle : sans
elle, l'enfant trouvé et l'orphelin viendront grossir les rangs de la
marginalité.

Rien ne sert donc de réprouver l'abandon: il faut prendre en charge les


enfants exposés sur le seuil des églises ou ailleurs. Au fil des siècles, des
établissements religieux se sont spécialisés dans cette tâche. C'est d'abord le
chapitre de Notre-Dame. En 1570, il affecte aux enfants trouvés plusieurs
maisons du port Saint-Landry. Dans les paroisses, les curés cherchent et
rémunèrent les nourrices, plus souvent à la campagne qu'à Paris. La Trinité,
qui n'a plus guère de pèlerins à recevoir, se charge après le milieu du XVIe
siècle d'entretenir et éduquer les «enfants bleus», ainsi nommés de la
couleur de leur robe, et de leur apprendre un métier soit dans les ateliers de
confection et de tapisserie établis dans les dépendances de l'église, soit par
contrat avec des artisans de la ville. La mise sur le marché du travail d'une
telle main-d'œuvre ne manque pas de créer des tensions avec les métiers. Le
roi s'en mêlera à plusieurs reprises.

Les enfants trouvés ont leur hospice pour nourrissons - «la Couche » -
dans la Cité, à deux pas de l'Hôtel-Dieu sur le seuil duquel sont souvent
laissés les enfants abandonnés, et au faubourg Saint-Antoine leur hospice
pour enfants revenus de quatre ou cinq années à la campagne chez une
nourrice. C'est pour les enfants trouvés que saint Vincent de Paul crée une
institution qu'il confie aux Dames de la Charité, et que le roi prend en
charge en 1666 pour la rattacher administrativement et financièrement,
quatre ans plus tard, à l'Hôpital général.

Quant aux orphelins, ils sont longtemps pris en charge par l'Église. Là
encore, il faut les nourrir, mais aussi leur apprendre un métier. Le Saint-
Esprit les accueille dès le XIVe siècle. C'est encore François Ier, poussé par
sa sœur la reine de Navarre, Marguerite d'Angoulême, qui prend la première
initiative publique hors de l'Église. En 1535, il crée près du Temple, rue
Portefoin, pour les orphelins de parents étrangers, l'hôpital des Enfants-
Dieu. On y accueillera finalement des orphelins de tout le diocèse. Leur
robe est rouge. Ce seront les «Enfants rouges», que l'on rattachera en 1680 à
l'Hôpital général. En 1624, le président Séguier fonde pour cent pauvres
orphelines l'hôpital de la Miséricorde, encore dit «les Cent-Filles », pour
lequel il achète rue des Vignes (Rataud) le «Petit Séjour d'Orléans», ultime
vestige de ce qui avait été l'hôtel de Louis d'Orléans et des rois de Sicile.

Un nouveau mouvement de fondations hospitalières laisse, au XVIIe


siècle, d'importants monuments dans le paysage parisien. Le Val-de-Grâce
est une création d'Anne d'Autriche, qui séjourne à bien des reprises chez les
religieuses bénédictines et qui y serait morte si on ne l'avait forcée à se
laisser porter au Louvre. L'Hôpital général est fondé en 1656 par la volonté
de gens aussi divers que Mazarin, saint Vincent de Paul et les adeptes de la
Compagnie du Saint-Sacrement, en premier lieu le premier président
Lamoignon. Il s'agit de renfermer les mendiants, mesure de police autant
que de charité, et de leur enseigner la piété. L'Hôpital général est une
institution, qui groupe plusieurs établissements, dont les principaux sont la
Salpêtrière, un ancien arsenal, et Bicêtre, initialement voué par Louis XIII à
l'accueil de soldats estropiés. Le roi y rattache en 1662 le refuge de Sainte-
Pélagie, créé deux ans plus tôt, rue Saint-Victor, pour les filles repenties. On
y enferme volontiers des prostituées non encore repenties. Asile pour les
unes, Sainte-Pélagie devient une véritable prison pour les autres, que l'on
fouette à la moindre peccadille. Des œuvres de charité demeurent
cependant, où l'on préfère admonester les filles: ainsi le couvent de Saint-
Isidore, celui des Madelonnettes, établi près du Temple depuis 1620, et
celui du Bon-Pasteur, rue du Cherche-Midi depuis 1688.

Plusieurs tentatives faites pour regrouper ces œuvres de charité


échoueront pour la simple raison que l'on veut bien faire la charité, mais
non dans l'anonymat. Les bienfaiteurs ont leur maison, à laquelle ils
s'attachent, et ceux qui tiennent la maison n'entendent pas se fondre dans un
complexe où ils perdraient leur identité. L'assistance subit ici les effets
d'une attitude souvent observée à propos des ordres religieux. François Ier
ne parvient pas à transférer en 1539 au Saint-Esprit les «Enfants rouges».
Henri II échoue quand il tente en 1554 de grouper en une seule maison tous
les orphelins de Paris. L'Hôpital général est à cet égard un succès, mais ne
sert pas d'exemple. La réunion des œuvres charitables demeure cependant
une préoccupation des gouvernants. En 1772, le roi unit les Enfants-Dieu
aux Enfants-trouvés.

C'est pour accueillir les grands mutilés des campagnes de Louis XIV que
s'élèvent à partir de 1671 les bâtiments de cet hôtel des Invalides que l'on a
choisi de situer dans la plaine de Grenelle, de ce côté de Paris qui se
développe mais où la place n'est pas hors de prix.

La charité s'étend naturellement aux veuves que ne protègent ni la


solidarité familiale ni celle des métiers et de leurs confréries. On les
accueille à Sainte-Marie-Égyptienne depuis le XIIe siècle et à Sainte-Avoie
depuis le XIIIe.
La Révolution réorganise le système hospitalier et, sans interdire les
initiatives particulières, profite de la nationalisation des établissements
religieux pour donner à Paris une administration qui n'est pas sans rappeler
les vues unificatrices des créateurs de l'Hôpital général. La Pharmacie
centrale des hôpitaux de Paris est ouverte en 1795. Par décret du 17 janvier
1801, le Consulat crée l'Assistance publique à Paris. Avec un patrimoine,
des services coordonnés et un corps médical, celle-ci met en œuvre au
tournant du XIXe siècle une politique systématique fondée sur des hôpitaux
pour les malades et des hospices pour les nécessiteux, les incurables, les
vieillards. Huit hospices sont créés en l'an IX grâce à la réaffectation
d'anciens établissements ecclésiastiques. Les Incurables prennent ainsi la
place des Récollets. Les Enfants trouvés sont l'objet de deux institutions, la
vieille maison du faubourg Saint-Antoine pour les enfants de plus de deux
ans et le nouvel hospice créé en 1814 rue d'Enfer (auj. hôpital Saint-
Vincent-de-Paul, avenue Denfert-Rochereau) pour les plus petits. Une
maison d'accouchement pour maternités discrètes est aménagée à quelques
pas de là, rue de la Bourbe (boulevard de Port-Royal). L'Assistance
publique se charge ensuite de trouver à la campagne des nourrices et de les
payer. A douze ans, les enfants abandonnés sont livrés à eux-mêmes. Il en
va de même pour les enfants dont la mère, comme la Fantine de Victor
Hugo, paie tant bien que mal la pension. Cosette est un exemple non
inventé de cette domesticité maltraitée que fournissent des entremetteurs,
progressivement substitués au Bureau des nourrices de la Ville, créé en
1769 mais totalement dépassé après 1815.

Au milieu du XIXe siècle, l'hôpital est encore un refuge de misère, où


l'insalubrité ajoute à la maladie et où la promiscuité favorise la contagion.
Dans les salles communes, les malades couchent côte à côte sur des châlits.
On commence cependant d'humaniser le traitement. À la Salpêtrière, à
Bicêtre, on tente de soigner les aliénés au lieu de les enfermer sans
ménagement.

La charité publique est organisée en 1801, avec des bureaux de


bienfaisance établis dans chaque quartier; on ramènera leur nombre à un par
arrondissement en 1813 et la Restauration en fera des bureaux de charité.
Sous le contrôle des municipalités, ils ont charge de répartir les secours en
argent et en nature, de tenir un ouvroir et un dispensaire. Ils créent des
écoles. Ils deviendront des bureaux d'aide sociale. La charité est dans le
même temps l'affaire de bureaux paroissiaux, d'oeuvres religieuses et de
fondations philanthropiques. C'est en 1833 que le journaliste Frédéric
Ozanam fonde la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul pour la visite des
pauvres.

Ni la Ville ni les établissements ecclésiastiques n'y sauraient suffire. En


1849, une loi transfère la gestion de l'Assistance publique à l'État et met à la
charge de celui-ci une large part du financement.

Des établissements de soins et d'éducation spécialisés répondent à


certains types de handicaps. L'Institution des Sourds-Muets est fondée en
1770 par l'abbé de L'Épée. L'Institut des Jeunes Aveugles l'est en 1784 par
Valentin Haüy.

Un gros effort hospitalier est accompli sous le Second Empire. Le vieil


Hôtel-Dieu est remplacé par un hôpital moderne dont les travaux sont
activement menés à partir de 1867. D'aucuns auraient trouvé plus efficace
de remplacer ce gigantesque établissement par plusieurs petits hôpitaux
dans les quartiers périphériques nouvellement agrégés à la capitale.
Haussmann tranche en faveur d'une occupation monumentale de la Cité.
Cette même année 1867, s'ouvre l'asile d'aliénés de Sainte-Anne, qui prend
la place d'une Maison de la santé ouverte en 1607 lors de l'épidémie de
peste.

Le grand développement du système hospitalier sera l'affaire du XXe


siècle. Certes, les orphelinats demeurent pour beaucoup l'affaire d'oeuvres
privées. Mais c'est la Direction départementale des affaires sanitaires et
sociales qui prend en charge le placement des enfants sans famille.

Les Orphelins-apprentis d'Auteuil sont l'exemple même de la fondation


privée. En 1866, l'abbé Roussel imagine de sauver de la misère des enfants
sans famille en leur apprenant un métier. L'oeuvre ne cessera de prospérer,
notamment sous la direction de l'abbé Brothier, pour atteindre à la fin du
XXe siècle un effectif de plusieurs milliers d'élèves, répartis entre des
métiers extrêmement divers.
CIMETIÈRES

Les nécropoles se sont multipliées au cours du premier millénaire de


Paris. Lutèce avait aux temps gaulois plusieurs cimetières, dont un au moins
sur la rive droite. La ville romaine y ajoute d'abord sur la rive gauche deux
cimetières hors de l'espace bâti, l'un autour des actuels boulevard de Port-
Royal et rue Pierre-Nicole, l'autre autour de l'actuel carrefour des Gobelins.
La ville chrétienne se dote d'un cimetière propre près de plusieurs églises
situées hors la ville, et d'une nécropole entre les actuels boulevard Saint-
Michel et rue de Rennes, autour de la rue de Vaugirard. On est encore sous
l'emprise de l'interdit romain : on n'enterre pas dans le périmètre des cités.
En favorisant la sépulture ad sanctos, c'est-à-dire près des corps saints
conservés dans les églises, le christianisme modifie la règle. L'église
cimetériale apparaît, avec ses sarcophages, ses sépultures sous le dallage et
finalement son cimetière aux portes ou au chevet. Encore s'en tient-on
longtemps à un usage qui ne doit plus rien à la prescription romaine mais
doit tout au manque d'espace dans le centre. Les tombes sont nombreuses
dans la cathédrale et dans les églises de la Cité, mais c'est hors de la ville
proprement dite que l'on enterre le Parisien moyen. On connaît plusieurs
cimetières mérovingiens, notamment en face de Saint-Germain-des-Prés. À
l'époque carolingienne, alors que se peuplent les bourgs de la rive droite,
des cimetières sont ménagés autour de Saint-Gervais, de Saint-Merry et de
Saint-Germain qui n'est pas encore l'Auxerrois. Un autre apparaît en arrière
de la Grève, autour de Saint-Jean.

Dès ce temps, force est de trouver un espace plus vaste. Les Parisiens le
trouvent à l'ouest de la rue Saint-Denis, en bordure de la plaine des
Champeaux, autour d'une chapelle que vient doubler au XIIe siècle l'église
Saint-Innocent. Le cimetière portera vite le nom des Innocents. On avait
déjà enterré là à l'époque mérovingienne. Au XIIe siècle, les Innocents sont
le cimetière ordinaire des paroisses de la Cité et de celles qui se créent dans
la partie centrale et occidentale de la rive droite. En fait, les Innocents sont
largement ouverts à tous les morts, y compris aux condamnés. Craignant
une extension exagérée dans le secteur désormais affecté aux Halles,
Philippe Auguste décide en 1186 de fermer d'un mur l'espace réservé aux
morts. La clôture protège du cimetière les Halles qui s'élèvent maintenant à
côté, mais elle protège aussi le cimetière d'une promiscuité souvent
scandaleuse : le bon peuple venu aux Halles trouvait commode de s'installer
là à l'écart de la foule pour bavarder, jouer aux dés ou lutiner les filles. On
élève un mur de dix mètres de haut, et on met des clés aux portes. Si l'on
peut encore faire n'importe quoi dans le cimetière en plein jour, c'en est fini
des jeux nocturnes. Les Innocents passent pour être à ce point encombrés
qu'en 1397 le prévôt de Paris doit limiter l'espace concédé à chaque tombe.
Réduits en superficie par l'élargissement de la rue de la Ferronnerie en
1669, ils resteront le principal cimetière de Paris jusqu'à leur fermeture en
1780. On constatera alors que le niveau du sol s'est élevé de six à sept pieds
(quelque 2 m) depuis les origines. La suppression du cimetière impliquera
la destruction de l'église Saint-Innocent.

Un premier monument donne au cimetière des Innocents son originalité.


C'est la tour octogonale dite Notre-Dame-du-Bois, détruite en 1786. Sans
doute construite au XIIe siècle, c'était tout simplement une tombe, et
Guillebert de Metz en donne vers 1430 une raison d'être qui n'a rien
d'invraisemblable : un Parisien fortuné a fait dresser ce haut édifice sur sa
tombe pour être assuré que «les chiens ne pisseraient pas sur sa tombe».
C'est sur le mur du charnier des Innocents qu'est réalisée en 1424-1425 la
fresque de la Danse macabre, plus exactement dite Macabré du nom d'un
peintre dont nous ne savons rien. Jusqu'à sa destruction en 1669, elle restera
le symbole le plus expressif de l'égalité devant la mort, illustrée jadis dans
le Jugement dernier. Ici, ce n'est plus le combat de Satan et de l'Archange
sous le jugement de Dieu, c'est la folle farandole que conduit la Mort,
personnage nouveau de l'iconographie réaliste en ces temps où l'épidémie
fauche périodiquement une part impressionnante de la population. On
retrouvera la Danse macabre dans bien des livres illustrés.

Hors la ville de Philippe Auguste, plusieurs cimetières sont aménagés,


comme ceux qui accompagnent les églises Saint-Paul, Saint-Jean-en-Grève
ou Sainte-Catherine.

En temps d'épidémie, force est de trouver des solutions d'urgence pour


assurer les sépultures alors que l'on craint la pestilence et que les cimetières
sentent mauvais. En 1500, on réquisitionne une partie du jardin des
Bernardins pour en faire une fosse commune. Mais les Parisiens
pétitionnent volontiers contre l'odeur. Il est vrai qu'au XVIIIe siècle on
compte à Paris même une quinzaine de cimetières municipaux, une
douzaine de cimetières de monastères, quelque quatre-vingts cimetières de
couvents, une cinquantaine de cimetières paroissiaux et une centaine de
cimetières de chapelles, d'hospices et d'hôpitaux. La réaction vient avant la
Révolution, et pour de simples raisons d'hygiène. Sous l'influence des
médecins et des urbanistes, on dénonce les inconvénients de cette sépulture
qui, faute de place, consiste souvent à enterrer les corps l'un sur l'autre, sans
une masse de terre suffisante pour en assurer la disparition naturelle. En
bref, la terre foisonne et les cadavres achèvent de se putréfier presque à l'air
libre. L'été, les cimetières empestent, et tout le quartier se plaint. Lorsqu'en
1759 le curé de Saint-Sulpice trouve pour agrandir sa capacité de sépulture
un terrain rue Férou, c'est une insurrection des paroissiens qui le fait reculer.
Dès ce moment, l'idée se fait jour de nécropoles hors de l'agglomération. À
plusieurs reprises, le Parlement tente d'interdire les nouvelles sépultures
dans les anciens cimetières, prévoyant l'ouverture de huit nouveaux
cimetières au sortir des faubourgs, autrement dit aux limites de
l'agglomération. En fait, il faut près de vingt ans, de 1780 à 1797, pour
réaliser cette fermeture, à commencer par celle des Innocents. On
commence alors de transférer les squelettes des charniers dans les carrières
souterraines, vite baptisées catacombes. On y déposera encore des corps en
1860, époque à laquelle Flaubert et les Goncourt les visitent cependant que
Nadar y photographie d'étonnantes scènes et de fantastiques décors.

La Constituante suit le mouvement : en 1790, elle interdit les cimetières


établis autour des églises. Entre 1798 et 1801, on commence de chercher
hors la ville les terrains nécessaires. On parle déjà de Montmartre, du Père-
Lachaise et de Montparnasse. C'est en 1804 qu'un décret définit quatre
grands cimetières voués à la sépulture des Parisiens hors de l'enceinte : le
cimetière de Vaugirard (ouvert depuis 1782, à l'emplacement actuel du
boulevard Pasteur), remplacé en 1824 par celui de Montparnasse, le
cimetière Sainte-Catherine (ouvert depuis 1783, boulevard Saint-Marcel),
également supprimé en 1824, le cimetière du Père-Lachaise (ouvert en
1804) et le cimetière Montmartre (ouvert en 1825). Les ossements des
cimetières supprimés sont portés aux catacombes. L'opération ne s'achèvera
qu'en 1815.
L'annexion de 1860 fait passer dans Paris les quinze cimetières villageois
du pourtour. Le problème revient donc. Dès le temps de Haussmann, on
s'interroge sur la nécessité de laisser tant d'espace urbain à la sépulture.
L'idée d'un vaste cimetière aux dimensions de la ville mais hors la ville se
fait jour dès ce temps-là, et Haussmann parle déjà d'un cimetière de 500
hectares que l'on établirait à Méry-sur-Oise. Le projet en reste là, et Paris
doit longtemps se contenter de quelques cimetières de quartier - souvent les
anciens cimetières des villages, comme ceux de Passy, de Vaugirard, de la
Villette, de Belleville - et des trois grands cimetières de Montparnasse, de
Montmartre et du Père-Lachaise. On finira par affecter à la sépulture de
vastes espaces sur les communes périurbaines de Bagneux et de Thiais.
CHAPITRE XX

Le Parisien chez lui

LA MAISON.

La densité de l'habitat reflète la situation démographique. Lorsque croît la


population, comme entre le XIIe et le XIVe siècle ou entre le milieu du XVe
et la crise des années 1590, le Parisien tire le meilleur parti de l'espace
constructible. Le XIVe siècle voit se multiplier les bâtisses de complément à
l'arrière des maisons sur rue, dans les cours auxquelles on accède par
d'étroits passages ou à travers la maison principale. Limité mais réel, le
remembrement que permet la reprise aux lendemains de la guerre de Cent
Ans commence par un assainissement du tissu urbain : les maisons sont
plus élevées, et les masures délabrées que l'on a abandonnées au temps de la
guerre sont souvent détruites. Les cours et jardins s'élargissent. Paris
devient un peu plus vert. La poursuite de la croissance après 1500 redonne
aux propriétaires l'idée de tirer parti des espaces vacants. Une deuxième
maison, voire une troisième s'élèvent alors en arrière de la maison sur rue.
Au XVIIe siècle, le jardin est de nouveau un luxe.

La maison est donc le plus souvent exiguë. Jusqu'au XVIIIe siècle, le


parcellaire reste pour l'essentiel dans le centre celui du XIIIe siècle, dans les
espaces périphériques remodelés celui du XIVe. Sur rue, la façade excède
rarement six ou sept mètres, et l'on trouve des maisons qui n'ont que deux
mètres de façade. Une surface au sol de dix mètres carrés peut, dans le
centre, donner lieu à une construction. La plupart des maisons ont, cour
comprise, de cinquante à cent mètres carrés.

Jusqu'à la fin du Moyen Âge, la maison de pierre est rare. Au XVe siècle,
on recourt volontiers aux moellons, noyés dans le mortier. On use aussi de
la brique, souvent combinée avec la pierre ou avec le bois. Car le bois, le
pisé et le hachis de plâtre mêlé de torchis l'emportent largement, le bois ne
constituant en général que l'ossature du mur. Au mieux le bourgeois aisé
fait-il monter les étages de sa maison sur un muret de pierre. Il faut être
célèbre pour sa fortune, comme Thibout le Riche ou Aubri le Boucher qui
donnent leur nom à un bourg, pour faire édifier dès le XIIe ou le XIIIe siècle
une maison à plusieurs étages de pierre. Lorsqu'un mur est maçonné
jusqu'au haut du pignon, les actes le précisent. La pierre de taille est alors
réservée, et elle le restera au moins jusqu'au XVIIe siècle, aux hôtels des
grands seigneurs, des hauts prélats et des officiers royaux. Pour avoir
prétendu à un hôtel trop voyant, bien des marchands, bien des banquiers,
bien des fermiers de l'impôt ou de la gabelle verront leur patrimoine partir
en fumée à la première émeute.

Si elle a la faveur des propriétaires incapables de financer une maison de


pierre, ou même de briques comme on en voit beaucoup dès le XVIe siècle,
la maison de bois est cause de sérieuses préoccupations chez les
gouvernants. Elle facilite les incendies et aggrave leur propagation. Elle se
prête aux encorbellements qui assombrissent la rue. Elle se dégrade vite, ce
qui nuit à une esthétique urbaine à laquelle, au XVIe siècle, on devient
sensible. Aussi les Parisiens prennent-ils l'habitude, dans les années 1600,
d'enduire leur maison de plâtre rainuré en façon de pierre de taille. Louis
XIV fera de ce simulacre, en 1667, une obligation.

Une maison a normalement pignon sur rue. La locution ne signifie


nullement que le pignon sur rue est un luxe. C'est le contraire qui l'est, car il
manifeste l'appropriation d'un espace important sur la rue. Le plus souvent,
celui qui fait construire doit se contenter d'une parcelle allongée
perpendiculairement à la rue. Le pignon est donc sur la rue, avec une, deux
ou trois fenêtres par étage. Avoir pignon sur rue, c'est être propriétaire. Bien
sûr, des «hôtels» ont deux ou trois pignons. La chose peut résulter d'achats
successifs : on acquiert des maisons mitoyennes, et on les réunit en perçant
quelques passages, ce qui finit par former un «hôtel» ou «manoir». Elle
tient aussi aux capacités des constructeurs : une maison allongée suppose
que l'on se soit procuré une belle poutre maîtresse. Les poutres transversales
sont de moindre portée, et plus facilement trouvées dans des forêts moins
riches depuis les grands défrichements. Trois pignons « entretenants »
exigent trois belles poutres. Si la façade s'allonge, un unique pignon
supposerait une seule belle poutre longitudinale, mais un grand nombre de
poutres transversales de plus longue portée. Tout se ramène, finalement, à
un problème de charpente. Faut-il rappeler ce qu'est à Paris le marché du
bois d'oeuvre? Du gros merrien que sont les poutres et solives aux petites
lattes, il forme les charpentes. Il constitue l'ossature des murs. Il est aux
planchers comme aux palissades. La construction sera souvent, jusqu'au
XIXe siècle, conditionnée par l'approvisionnement en bois de qualité et de
bonne taille.

La même difficulté explique la rareté des maisons qui, ayant leur petit
côté sur la rue, occupent en profondeur une notable partie du terrain. Il est
plus aisé de construire un deuxième bâtiment au fond de la cour, voire un
troisième après une deuxième cour. Ces cours sont desservies par des
couloirs pris sur la largeur du bâtiment de façade, couloirs qui donnent
également accès à l'escalier conduisant aux logements supérieurs. Parfois,
l'escalier est construit en tourelle, contre le mur du côté de la cour.
L'escalier intérieur est le propre de l'hôtel, qu'habitent en totalité une seule
famille et sa domesticité. En ce cas, les bâtiments élevés au-delà de la cour
intérieure ne sont que des communs ou des annexes. L'hôtel aristocratique
comporte parfois une cour antérieure, séparée de la voie publique par un
avant-corps que traverse un passage à voitures.

La couverture est de tuiles, de bardeaux de bois ou de chaume. La tuile se


fait fréquente au XVIe siècle : c'est la tuile plate, que l'on fabrique dans le
voisinage. Les tuileries de la rive droite ont donné leur nom à un palais,
celles du bourg Saint-Germain ont longtemps donné le leur au début de la
rue du Cherche-Midi. Le grand luxe est au XVIe siècle le toit de tuiles
multicolores. La tuile est un matériau onéreux, mais insuffisamment
luxueux pour les édifices publics. À la fin du XVIe siècle, les églises, les
palais et les bâtiments de prestige comme l'Hôtel de Ville sont couverts
d'ardoise. On y voit apparaître sur les toits le plomb, jusque-là réservé aux
gouttières.

Un ou deux étages au-dessus d'un rez-de-chaussée occupé par une


boutique à auvent sont chose normale dès le XIIe siècle. Naturellement,
c'est dans le centre, dans la Cité et dans l'espace défini par l'enceinte de
Philippe Auguste que l'on rencontre jusqu'au XVIIe siècle la plupart des
maisons élevées au-delà de deux étages. Au XVIe siècle, quand apparaît le
souci des alignements et des élévations harmonisées tout au long de la rue,
c'est encore la maison à un rez-de-chaussée, deux étages carrés et un étage
sous comble qui passe pour le type le plus parfait de la maison urbaine.
Comme bien des tableaux, le plan de Turgot sera à cet égard éloquent.
Mais, dès le XVe siècle, la maison parisienne compte habituellement trois
ou quatre étages. Certaines vont jusqu'à un cinquième, sous le comble. Au
XVIe siècle, cinq étages, voire six, ne sont pas chose rare dans les quartiers
denses de la rive droite. Un septième étage est un investissement risqué :
quand la pression se relâche sur le marché de la location, on ne trouve plus
de locataire pour tout monter à bras, de l'eau jusqu'aux bûches. Mais la
saturation de l'espace bâti encourage au XVIe siècle certains propriétaires :
on commence alors, comme on le fera jusqu'au début du XXe siècle, à
surélever des maisons en y ajoutant des étages.

Au Moyen Âge, les fenêtres sont faites de volets de bois ouvrant sur des
panneaux fixes dont les compartiments, petits pour mieux résister au vent,
sont garnis de parchemin, de papier huilé, de toile cirée. Autant dire qu'on
n'aère guère, sinon par une cheminée que clôt l'été un manteau de bois, et
que la lumière entre dans la maison avec parcimonie. Rares sont les
logements pourvus de plusieurs cheminées. Les étages élevés n'en ont pas
du tout. Au rez-de-chaussée comme dans les étages, le sol des maisons
opulentes est dès le XIVe siècle couvert de carreaux de terre cuite et
souvent vernissée. On y lit parfois les armes ou les emblèmes du maître de
maison, ce qui n'empêche pas les gens aisés d'y placer des jonchées d'herbe
fraîche l'été et des bottes de paille l'hiver. Ailleurs, la terre battue l'emporte
souvent. À l'époque moderne, le plancher est partout, sinon dans les
cuisines, où continue de régner un carrelage des plus communs.

Placement pour les uns, logement pour les autres, l'immeuble de rapport
est déjà fréquent dans le Paris du Moyen Age. Le bourgeois n'est pas rare
qui possède trois ou quatre maisons. Plus souvent, il se réserve un étage et
loue les autres, éventuellement divisés en plusieurs «louages». Au XVIIe
siècle, la condition normale du Parisien même aisé est celle de locataire.
C'est le cas - et jusque dans les années 1960 - pour la quasi-totalité des
salariés.

Quant à l'entassement, quelques chiffres le laissent apprécier. Paris


compte en 1789 quelque 25 000 maisons, ce qui donne une moyenne d'une
trentaine d'habitants par maison. Si l'on tient compte des maisons
spacieuses des beaux quartiers, on peut penser que les logements populaires
abritent près de cinquante personnes. On dénombre souvent une dizaine de
familles et une cinquantaine de personnes dans les maisons vétustes de la
Cité.

C'est après l'Empire que reprend la construction de rapport. Désormais,


l'urbanisme donne ses canons à la maison bourgeoise. Avec ses immeubles
qui atteignent cinq ou six étages au milieu du siècle, six ou sept à la fin, ce
septième étant autorisé depuis 1884, il donne une physionomie nouvelle aux
récentes artères des quartiers de l'ouest et du nord-ouest, puis aux anciennes
maisons de plâtre et de bois que l'on surélève à plusieurs reprises sous la
Restauration et la Monarchie de Juillet, et enfin à ces percées que créent
Rambuteau et Haussmann. Six étages sont chose normale au début du XXe
siècle dans les nouvelles zones d'urbanisation, notamment sur les
boulevards extérieurs.

L'habitude se généralise alors de hausser l'étage noble des maisons


bourgeoises pour lui assurer un meilleure aération. Un entresol de faible
hauteur précède donc le premier étage qu'il est bon d'habiter quand on a un
certain rang social. On précise le numéro de l'étage « au-dessus de l'entresol
». Le tapis devient de rigueur dans l'escalier. On l'enlève l'été pour le
nettoyer.

Le savoir-faire des compagnons charpentiers se fait plus rare. La qualité


des assemblages passe à l'arrière-plan, derrière les considérations
économiques. Depuis qu'on produit des clous à bon marché, on ne se prive
pas de clouer les charpentes. La mortaise et la queue d'aronde deviennent un
luxe. Mais à clouer les charpentes on gagne de pouvoir faire appel à une
main-d'œuvre moins qualifiée et capable de travailler plus vite. Les coûts de
la construction s'en abaissent d'autant. D'autres techniques concourent à cet
abaissement des coûts : ainsi la taille mécanique des pierres et la fabrication
industrielle des briques et des tuiles. Le logement populaire leur devra
beaucoup dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le XXe ajoutera la tôle
ondulée et le parpaing de ciment. L'immeuble bourgeois combine souvent
les deux matériaux, la pierre de taille pour la façade sur rue, la simple
brique pour la façade sur cour, une cour exiguë qui est un simple puits
d'aération pour les cuisines et les offices. Le toit est d'ardoise, voire de zinc.

La maison du XIXe siècle connaît deux nouveautés d'importance. Le


couloir est l'une des conséquences de l'éclairage au gaz. C'en est fini des
pièces qui se commandaient et interdisaient toute intimité. Le couloir donne
leur valeur aux pièces situées sur l'arrière, et leur indépendance introduit un
autre style de cohabitation : dans l'appartement, chacun est chez soi. L'autre
nouveauté est la salle à manger : l'aristocratie du XVIIIe siècle faisait
dresser la table suivant les nécessités de l'heure dans une pièce ou une autre,
le bourgeois du XIXe affecte aux repas une pièce meublée à cette fin, avec
table permanente et buffets.

Autre aménagement interne qui distingue la maison bourgeoise de


l'habitation populaire : l'escalier de service, emprunté à l'hôtel particulier.
Destiné aux domestiques et aux fournisseurs, il dessert l'office des étages
bourgeois et l'ensemble de l'étage supérieur, affecté à des « chambres de
bonne » qui ont en commun un unique sanitaire et le plus souvent un unique
point d'eau.

Le balcon apparaît au XVIIe siècle. A l'étage noble, il est l'occasion d'un


décor de fer forgé souvent de qualité. Conditionnée par les règlements
d'urbanisme de 1859 et 1884, la maison haussmannienne combine en
revanche un ou plusieurs balcons monumentaux au premier étage au-dessus
de l'entresol, avec balustres de pierre ou balustrades de fer forgé ou de plus
en plus souvent de fonte, et un balcon continu au dernier étage avant le
comble. Le principal résultat de ce dirigisme est une grande monotonie,
héritière du goût pour l'uniformité qui règne depuis le XVIe siècle. Ce goût
se heurte vite au désir d'originalité des constructeurs, désireux de souligner
les différences d'un immeuble à l'autre. Les règlements de 1893 et 1902, en
autorisant sous certaines conditions les saillies en élévation, laissent élever
dans les rues larges des façades scandées par des jeux assez divers de
balcons et de surplombs intégrés dans l'espace habitable. La maison en
gradins, la façade à saillies, les loggias closes - les bow-windows qui
apparaissent timidement dès 1885 - ou ouvertes, la terrasse du sommet
feront alors leur apparition dans la perspective des rues parisiennes, et des
architectes comme Henri Sauvage et Charles Sarazin s'illustreront dans la
conception de ce nouveau parti. Plus qu'une occasion de prendre l'air -,
l'usage du balcon pris pour une terrasse n'apparaîtra qu'au XXe siècle - le
balcon est un élément essentiel de l'équilibre des élévations, tant à l'époque
de Haussmann que dans l'urbanisme novateur qui conquiert Paris après
1910.

L'HÔTEL PARTICULIER

La résidence aristocratique, c'est, jusqu'au XIXe siècle, l'hôtel particulier.


Celui du Moyen Age est une petite forteresse. Elle est naturellement de
pierre. L'hôtel du connétable Olivier de Clisson (auj. de Soubise) a au XIVe
siècle sa porte à tourelles et son donjon. Celui des ducs de Bourgogne a ses
tours. À la fin du XVe siècle, l'hôtel des archevêques de Sens a ses
échauguettes. Le type définitif de l'hôtel entre cour et jardin apparaît après
1470 avec celui que font construire les abbés de Cluny (auj. musée de
Cluny). Une galerie ouverte sur la cour supporte la galerie fermée de l'étage
noble. L'hôtel particulier a sa chapelle, sa porterie, ses communs. Les
fenêtres comportent parfois quelques panneaux de verre, ce matériau étant
encore rare au XVIe siècle. Le luxe est également dans la diversité et la
qualité du mobilier, des tapisseries, des tentures. La vaisselle est présentée
sur des dressoirs. Il y a des chaises à haut dossier et accoudoirs. Les coffres
sont sculptés.

Autant que la qualité du meuble, la richesse de ce qu'on y serre contribue


à la réputation d'une maison et à la qualification d'une fortune. Au XIVe
siècle, on parle du luxueux hôtel de Jean Duché, rue des Prouvaires, et de
ses collections. Au XVIIe, le financier allemand Barthélemy Hervart garde
en coffre la moitié des cinquante tapisseries dont il dispose – ce qui lui
permet de changer à volonté son cadre de vie – ainsi que 82 paires de draps
et 256 nappes de toile de Flandre. On mesure la richesse des écuries :
Hervart a quatre carrosses et treize chevaux. À de plus hauts niveaux de
fortune, c'est le décor peint et sculpté qui donne l'apparence. On loue la
largeur des escaliers. On parle des collections. Le type même de cet hôtel
finalement constitué autour des collections et croissant avec elles est la
résidence de Mazarin.

Au XVIe siècle, c'est le décor à l'antique qui l'emporte. L'architecture


parisienne s'inspire alors de ce qui se fait à Fontainebleau. On voit aux
façades des médaillons, des niches à statues, des balustres. Les arbres taillés
en cône ou en boule font leur apparition dans les jardins. On y voit des
orangers. Bien que mal adaptées au climat parisien, les galeries à arcades
font fureur. Mais, grâce à l'influence de Philibert de l'Orme et de quelques
autres, l'italianisme est traité à la française. L'exemple le plus parfait qui en
subsiste est la partie ancienne de l'hôtel du président Jacques des Ligneris,
que commence de construire au Marais en 1544 l'architecte du Louvre,
Pierre Lescot. Ce sera l'hôtel de Carnavalet.

Au siècle suivant, les plafonds et les murs des hôtels aristocratiques se


couvrent de fresques et de peintures marouflées. On ne change plus guère la
tapisserie : elle fait partie du décor, et le salon est souvent organisé en
fonction des tapisseries, quand celles-ci ne sont pas faites à ses dimensions,
les boiseries lui servant d'encadrement. Les modèles conservés de ce type
de résidence sont l'hôtel de Carnavalet ou l'hôtel de Lauzun. Les tableaux
ont leur place sur les murs

Les glaces prennent place, après 1630, sur les murs et notamment sur les
cheminées. Elles triomphent dès 1650. Les maîtres verriers fabriquaient des
glaces pour les croisées. Les miroirs s'achetaient à Venise, et ils étaient de
petite taille. La manufacture des glaces créée par Colbert en 1662, puis celle
de Saint-Gobain après 1695 produisent des glaces murales à tain, qui
reflètent la lumière. À l'instar de Versailles, où la galerie des Glaces est
achevée en 1682, les hôtels parisiens s'en font à la fin du siècle un décor
normal, intégré dans les boiseries, que complètent les miroirs muraux et, au
début du XIXe siècle, des meubles de toilette, des bar-bières et des psychés.
Les miroitiers parisiens font fortune.
N'oublions pas la salle de bains. Il en est, avec cuve de bois, chaudière et
fontaines de cuivre, dès le XVe siècle chez les Parisiens fortunés. Au début
du XIXe siècle, elle est de marbre, avec une robinetterie précieuse et des
glaces. La réalisation la plus achevée est la salle de bains de la reine
Hortense à l'hôtel de Beauharnais : un jeu de glaces et de colonnettes reflète
à l'infini la baigneuse dans un palais de rêve.

Ce type d'hôtels va se perpétuer jusqu'au XIXe siècle. Exception faite de


l'île Saint-Louis, où la façade sur Seine l'emporte, de la place Royale (place
des Vosges) et du Palais-Royal, c'est l'hôtel entre cour et jardin qui garde la
faveur du Parisien opulent. Les rues principales du Marais, du faubourg
Saint-Germain, du faubourg Saint-Honoré lui doivent leur ordonnance, que
soulignent les ferronneries des fenêtres et des balcons. Les boutiques sont
reléguées dans les rues adjacentes.

L'hôtel sur cour se rencontre encore au XIXe siècle dans les quartiers à la
mode du nord et de l'ouest, mais on y voit, dès la Restauration et surtout à
partir du Second Empire, grâce au remodèlement du parcellaire, se
développer un type nouveau, avec une large façade principale sur rue.
L'aristocratie ancienne ne laissait voir de la rue que son portail et sa
porterie. De hauts murs d'enceinte et de lourds vantaux cachaient pour
l'essentiel le luxe du logis. Le faubourg Saint-Germain, où les familles
d'Ancien Régime et la noblesse impériale tiennent encore le haut du pavé,
reste fidèle à l'ancien éloignement de la rue. On y construit encore ainsi
sous Louis-Philippe. L'aristocratie financière qui prend possession des
nouveaux beaux quartiers ne se prive pas, au contraire, d'afficher sa
réussite. Le passant du Roule, de la plaine Monceau ou de la Chaussée
d'Antin voit les salons brillamment éclairés. Le badaud voit arriver les
calèches.

C'est l'occupation de l'immeuble entier par une seule famille qui fait
maintenant l'hôtel, et c'est le décor intérieur qui fait le luxe. Les petits
meubles envahissent à profusion les salons comme les chambres. Comme
les rideaux de soie ou de dentelle, le décor peint ou sculpté manifeste la
richesse. Sous le Second Empire, on atteint parfois à l'extravagance. Avenue
Montaigne, le prince Jérôme Napoléon fait construire un palais pompéien,
avec un atrium à colonnes, orné de fresques. Les courtisanes et les actrices
rivalisent avec les princes et les banquiers. La Païva fait orner son hôtel des
Champs-Élysées de fresques mythologiques qui illustrent sa propre
ascension et Rachel mêle dans son hôtel proche de la Concorde un escalier
gothique, une coupole à vitraux, une bibliothèque Renaissance et un salon
chinois. De véritables châteaux s'élèvent au milieu des jardins qui bordent
le parc Monceau, comme celui de la princesse Mathilde, cousine de
l'empereur, ou celui du chocolatier Emile Menier. Certains conçoivent leur
hôtel autour de la galerie qui abrite leur collection de tableaux ou
d'antiques : celle du banquier Louis Fould et celle du comte de Pourtalès
sont célèbres.

C'est seulement sous le Second Empire qu'apparaît l'appartement de luxe,


défini par son adresse (l'avenue du Bois - de l'Impératrice -, future avenue
Foch, en est le meilleur exemple) et sa vue sur de larges espaces (Invalides,
Champ-de-Mars, Tuileries, Luxembourg, etc.) autant que par l'ampleur des
volumes intérieurs communs (entrée, escalier) et particuliers (salons) et par
la qualité du décor. Compte tenu du bruit de la rue, l'ascenseur fait au XXe
siècle donner la préférence à la terrasse plutôt qu'au jardin.

Dans le même temps, l'immeuble bourgeois des beaux quartiers


développe un commerce de luxe qui valorise le rez-de-chaussée. La mode et
l'orfèvrerie sortent du salon où l'on recevait la clientèle aisée : la boutique
élégante est née. Elle devient un but de promenade. Le boutiquier la
renomme magasin et se dit commerçant. L'enseigne se fait discrète. La
réputation fait la pratique, qui prend le nom de clientèle.

PAVILLONS ET CITÉS

La banlieue se ramène longtemps à deux éléments : les faubourgs, qui


doivent tout à la ville et en sont le prolongement, les villages qui ne lui
doivent rien. L'habitant des premiers est un Parisien de second ordre qui vit
en faubourg, celui des seconds est un villageois. C'est le goût de la
campagne qui, en multipliant au XVIIIe siècle les « folies » princières et les
« pavillons » bourgeois, crée un espace intermédiaire où s'insère une
résidence proprement parisienne, mais hors la ville. Résidence de campagne
au XVIIIe siècle, le pavillon devient au XIXe et au XXe une résidence
principale. Mais, alors que l'habitant des faubourgs s'accommoderait d'être
en ville si ses moyens le lui permettaient, celui de la banlieue pavillonnaire
est là par un choix qu'il a fait de combiner la maison individuelle et son
jardin avec la proximité de la ville.

Mis à part les anciens châteaux et les récentes folies, le pourtour parisien
est constitué de maisons modestes. Dans les villages, les petites maisons à
un étage, souvent jointives, avec un commerce au rez-de-chaussée et un
jardinet par derrière, ne portent guère la marque du voisinage de la capitale,
si ce n'est dans l'importance prise depuis le début des temps modernes par
les rues qui convergent vers Paris. Les fermes et les jardins maraîchers y
sont encore nombreux. Il en va autrement des masures des faubourgs qui
entourent la ville du XIXe siècle. Vétustes après un ou deux siècles d'un
entretien très limité, elles sont encore, quand Victor Hugo décrit la maison
Gorbeau, le domaine d'une misère qui ne peut même pas se comparer aux
galetas du centre urbain. C'est dans ce pourtour immédiat que prolifèrent les
baraques de planches, voire les roulottes. On loge même dans des grottes
comme ces « Carrières d'Amérique » qui sont au vrai les anciennes
plâtrières des Buttes-Chaumont.

L'industrialisation du XIXe siècle vient différencier l'habitat des


faubourgs d'abord, de la banlieue ensuite. Inspiré du fouriérisme avec un
système de gestion communautaire par une Société des cités ouvrières de
Paris, un premier programme de logements sociaux conçus comme des
familistères est dessiné en 1848 par la Deuxième République. Mais c'est
l'archevêque qui, le parti de l'Ordre l'ayant emporté, pose la première pierre
en grande pompe le 8 mai 1849. Il s'agit de faire sortir les ouvriers de leurs
logements misérables du centre, et de construire à leur intention dans les
quartiers périphériques et parfois hors des barrières, où le terrain est encore
bon marché. Par la même occasion, on écartera cette population des
quartiers centraux en cours de remodèlement et on la contrôlera quelque
peu : les portes seront fermées à dix heures du soir.

Les temps changent : la cité porte le nom de Napoléon, et les autres


projets publics resteront en panne. L'ancien saint-simonien qu'est Napoléon
III manifeste son souci du logement social quand il organise, par la loi du
13 avril 1850, l'assainissement des logements insalubres. La Ville construit
rue Rochechouart une cité ouvrière à loyer modéré, qui offre à six cents
personnes deux cents logements de deux pièces, avec couloir-cuisine et eau
courante dans l'immeuble. On y aménage même un cabinet d'aisances à
chaque étage, ce qui signifie quand même une moyenne de soixante à
quatre-vingts usagers : on devine la queue du soir et du matin. La maison de
la rue Rochechouart ouvre en 1853. D'autres projets se font jour. Trois ou
quatre aboutissent. Napoléon III a payé de ses deniers les deux hectares qui,
boulevard Mazas (Diderot), permettront la construction de quarante-deux
maisons pour le logement d'ouvriers. Déjà, la loi du 25 mars 1852 vient
d'imposer aux villes les premières normes d'hygiène collective. Les
pouvoirs publics renoncent ensuite à ce type d'expérience, qui a
l'inconvénient de créer des groupements politiquement dangereux. Mais les
initiatives privées se multiplient sous l'Empire. On crée des sociétés de
bienfaisance. L'Empire puis la Troisième République subventionnent les
logements à bon marché. Une maison modèle pour ouvriers est présentée à
l'Exposition de 1867. À l'intérieur des fortifications, le pourtour de Paris
devient une ceinture ouvrière. Seuls font exception les quartiers
occidentaux.

C'est la loi du 23 décembre 1912 qui permet, deux ans plus tard, la
création d'un Office public municipal d'habitations à bon marché, reprenant
le projet d'une Société de l'habitat à bon marché lancé en 1894 par Jules
Siegfried et Georges Picot. Ces HBM deviendront les Habitations à loyer
modéré (HLM). Un Office départemental jouera le même rôle hors la ville.

En banlieue, cependant que certaines localités agréablement situées


voient s'établir des cadres moyens demandeurs de maisons plus vastes que
les appartements parisiens et de jardins d'agrément, d'autres offrent les
espaces propres à l'implantation d'usines et de logements ouvriers par
immeubles entiers. Il y a d'un côté Neuilly, Le Vésinet, Meudon ou La
Varenne-Saint-Hilaire, d'un autre Saint-Denis, Aubervilliers ou Billancourt.
En aidant la construction individuelle, à laquelle sa mentalité porte
naturellement le Français, la loi Loucheur (3 juillet 1928) favorise le
développement anarchique d'un habitat de pavillons sur les espaces jusque-
là agricoles. Le pavillon est, comme son nom l'indique par référence aux
tentes dressées dans les jardins, une maison isolée. C'est le triomphe de la
meulière et de la tuile mécanique. Vue d'avion, la banlieue est de couleur
ocre, alors que l'ardoise et le zinc donnent à Paris une coloration gris-bleu.

L'automobile concourt, à partir de 1930, à ce développement de la


banlieue, mais moins que la mise en place d'un réseau de transports en
commun largement étendu hors des limites de Paris. Dès les années 1930, si
quelques lignes de métro dépassent les portes (Mairie d'Issy, Pont de
Neuilly, Château de Vincennes), ce sont les lignes d'autobus qui font
l'habitat de banlieue. La rupture se fait aux portes de la ville, où l'autobus
relaie le métro dont les stations prennent de ce fait une particulière
importance (Porte-de-Clignancourt, Porte-d'Orléans). Les nouvelles
extensions du système ferroviaire ne feront, après 1970, qu'incorporer de
nouvelles communes dans la banlieue usuelle de Paris.

La reprise vers 1955 de la construction - locative ou en copropriété -


semble un temps sonner le glas de la banlieue pavillonnaire. Sur un modèle
élaboré dès avant la guerre (en 1936 à Drancy), de « grands ensembles »
s'élèvent, parfois forts de quelques milliers de logements. Ils contribuent
dans un premier temps à fournir une résidence aux nombreux Parisiens que
frappait une crise de la construction due à la paralysie de l'investissement
immobilier depuis les approches de la guerre. Gennevilliers, Créteil,
Bobigny voient surgir des «barres» de dortoirs que n'accompagnent pas les
équipements sociaux et culturels qui en feraient des lieux de vie. Les
parents, qui ont connu la crise, s'en accommodent. Le drame dit «des
banlieues» en naîtra quand les enfants auront grandi.

En réaction, on voit se dessiner des lotissements de maisons


individuelles. Ce ne sont plus les pavillons nés de l'initiative des
propriétaires, comme ceux de l'avant-guerre. Les maisons sont vendues «
clés en main ». Conçues à l'identique, elles s'élèvent dans un parc qui
détermine le cadre de vie, à l'écart du village et de ses équipements sociaux.
L'aire de cet habitat aéré s'étend jusqu'aux abords de Fontainebleau ou de
Rambouillet.

ENSEIGNES ET NUMÉROS
La maison porte au Moyen Âge le nom de celui qui l'occupe.
L'appellation est donc purement coutumière, et deux personnes peuvent
donner deux noms différents à la même maison selon qu'on fait référence à
l'occupant actuel, à un occupant ancien mais non oublié, voire à un
propriétaire qui n'occupe pas. De telles adresses ne sont compréhensibles
que par les gens du quartier. Lorsque les agents de l'administration
domaniale tentent de clarifier la situation pour la consigner dans leurs
comptes, ils ne font le plus souvent que la figer, reproduisant d'année en
année le même nom, ce qui évite les erreurs sur la maison mais ne
correspond pas à l'occupation réelle que connaissent les voisins. Les agents
du fisc, à partir de la fin du XIIIe siècle, évitent de qualifier les maisons et
se bornent à citer les noms des contribuables par îlot, dans un ordre qui doit
être approximativement celui de leur succession dans le «rang», c'est-à-dire
au long des façades. Lorsque le champ des investigations ultérieures
s'annonce trop large, on précise l'appartenance de la maison à telle ou telle
censive, à telle paroisse, et plus souvent sa situation dans une rue ou près
d'un carrefour.

Dans les actes de vente ou les constitutions de rente, la description se fait


plus exacte. On indique les tenants : la maison tient d'un côté à Un Tel, de
l'autre à Un Tel. On mentionne les aboutissants : elle aboutit au jardin d'Un
Tel. Ce sont ces localisations par rapport aux autres qui permettent à
l'historien de reconstituer le tissu urbain, non sans difficulté car les parcelles
sont rarement de simples rectangles et leur tracé rend parfois flottant l'usage
des tenants et aboutissants.

L'enseigne apparaît au début du XIIIe siècle. L'un des premiers cas


connus est une «Corbeille en Champeaux ». Ce sont les négoces, les ateliers
et les tavernes qui ressentent les premiers le besoin de s'identifier : on n'est
pas seul en la Coutellerie quand on est coutelier, et dix mille Parisiens
s'appellent Guillaume alors que le patronyme n'existe pas encore. Il y a dans
le Paris de saint Louis quelques dizaines de Pierre ou Perrin le mercier, et
force est de trouver autre chose pour se distinguer. Au moins autant que
d'une adresse, il s'agit ici d'un moyen d'attirer l'attention et de faciliter la
fidélité de la clientèle. Les habitants de la maison n'y sont pour rien, mais
ils en profitent. L'usage se généralise au XIVe siècle, et l'on parle alors de la
maison du Cygne ou de celle du Pot d'étain.

De bois peint ou sculpté, voire de tôle ciselée, l'enseigne s'appelle au


Moyen Age une «ymage». Elle prend au XVIIe siècle l'appellation courante
d'enseigne, jusque-là employée pour les insignes des pèlerins et les
bannières des capitaines. Le choix est laissé à la libre invention de chacun.
On trouve de tout au-dessus des auvents : des images pieuses comme
l'Image Sainte-Catherine ou l'Image Notre-Dame, voire les saints patrons
des métiers comme une Sainte-Anne chez un menuisier ou un Saint-Crépin
chez un cordonnier, des emblèmes héraldiques comme l'Écu de France ou le
Heaume, des animaux comme le Cheval rouge, le Lion noir, les Coquelets,
voire des figures exotiques ou imaginaires comme le Papegault (le
perroquet) ou la Licorne. Nombreuses sont les allusions professionnelles
comme le Plat à barbe, le Bœuf couronné, le Chariot, le Fer de moulin ou le
Pot d'étain, qui peut indiquer une taverne ou un potier. Les barbiers font
flotter une queue de cheval qui qui se veut chevelure. Le XVIe siècle fait
appel à la mythologie : Hercule, Bacchus, les Trois Déesses, la Belle
Hélène. Le goût pour l'histoire romaine fait naître sous l'Empire un
Triomphe de Trajan. La vogue du théâtre donne lieu à une Dame blanche et
à Deux Cousines. Le XIXe siècle inventera encore le bouchon des
cabaretiers, l'horloge des horlogers, précieuse pour le passant démuni de
montre, ou la carotte rouge des marchands de tabac, allusive à la carotte
fraîche que le fumeur met dans son pot à tabac pour y maintenir un peu
d'humidité. Le catalogue dressé par Balzac en 1826 mentionne deux cent
cinquante types d'enseignes différents. On y trouve une Éclipse justifiée par
l'éclipse de soleil de 1820. Quelques bizarreries sont à noter, comme ces
nouveautés que l'on achète À la Religieuse ou ces tenues militaires qui se
coupent Aux Trois Pucelles.

L'apothicaire d'autrefois se signalait souvent par un pot ou à mortier à


broyer. Le pharmacien qui lui succède adopte vers 1870, en hommage à
l'organisation internationale de ce nom, la croix rouge, que l'électricité rend
visible, au XXe siècle, de nuit. Une longue procédure entamée dès 1884 par
la Croix-Rouge et par la Confédération helvétique pour éviter les
confusions obligera finalement les officines, en 1950, à transformer leurs
croix rouges en croix vertes.
L'enseigne veut être un symbole de notabilité. C'est ainsi qu'est compris,
autant que comme un moyen d'attirer l'attention, le pannonceau de tôle
estampée et dorée qui signale le notaire ou l'huissier, voire le drapeau qui,
inspiré du panonceau de juridiction du Moyen Age, flotte depuis le XIXe
siècle sur tous les bâtiments publics, de l'école au commissariat en passant
par le ministère ou l'ambassade.

Malgré l'inventivité des Parisiens, il est des enseignes dont on retrouve le


propos en divers quartiers. Les textes précisent parfois : l'Image Notre-
Dame en telle rue ou telle paroisse. Le plus souvent, le contexte y pourvoit,
et les gens s'y retrouvent, de même qu'ils déchiffrent plus ou moins bien les
rébus que sont dès le XVIe siècle certaines enseignes, comme le Singe en
baptiste ou l'Épi scié.

C'est au lieutenant de police La Reynie que l'on doit la première


réglementation contre les enseignes qui encombrent la rue. En 1667, il
stipule qu'elles doivent être de même forme et de même hauteur. En 1761,
son lointain successeur Sartine fait abattre toutes les enseignes pendantes,
coupables de contrarier l'effet des lanternes, voire d'assommer les passants.
Demeurent les enseignes plaquées contre le mur. Elles sont souvent
l'éphémère reflet de la mode ou de la conjoncture politique. On voit aux
murs des Sans-culottes et des Sergents d'Austerlitz.

La façade s'orne parfois, à partir du XIXe siècle, d'un décor qui remplace
avantageusement l'enseigne. Les boulangeries y font allusion à la vie
viennoise, les bougnats y représentent un tas de bois. À côté des grilles qui
assurent la ventilation mieux qu'une vitrine, les bouchers font figurer des
bœufs ou des moutons. La mode des boucheries dites hippophagiques fait
apparaître à la fin du XIXe siècle des têtes de cheval dorées. La qualité et
l'originalité de ce décor justifieront parfois, à la fin du XXe siècle, un
classement de la façade comme monument historique, préservant ainsi un
type de paysage urbain malgré les modernisations internes de la maison et
parfois le changement d'activités : c'est ainsi qu'un libraire vend aujourd'hui
ses livres anciens derrière les grilles de la boucherie qui l'a précédé et qu'un
marchand de robes se caractérise par l'annonce de croissants chauds à toute
heure.

Malgré quelques louables tentatives, l'enseigne a disparu de la rue


parisienne. Restent le drapeau, le panonceau, la croix verte et la carotte
rouge. Au XXe siècle, l'habitude se prend d'une indication plus explicite,
que permet le progrès de l'alphabétisation. C'est la plaque apposée sur la
boutique ou sur les côtés de la porte. Si la plaque du médecin ou de l'avocat
ne comprend qu'un nom parfois complété d'une spécialité, il n'en va pas de
même pour les magasins. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, la plupart se
contentent d'écrire au-dessus de la vitrine l'identification du négoce ou la
raison sociale. Les ampoules électriques, puis les tubes lumineux permettent
de les laisser lire après la tombée du jour plus sûrement que les quelques
enseignes à lumignons que l'on voyait depuis le début du XIXe siècle. Mais
la fantaisie s'installe, avec le développement de la publicité. Il ne suffit plus
de dire ce qu'on vend, il faut attirer et garder l'attention du passant. Le
commerçant ou l'artisan cherche souvent la précision qui fait la valeur de sa
maison : « Charcuterie X » devient « Produits d'Auvergne » et
«Cordonnerie» cède la place à «Talons express», cependant que
«Blanchisserie Rose» devient «Lave au poids». Il cherche plus encore
l'originalité : «Corsets, spécialiste» devient «Silhouette» en remplaçant le
corset par les sous-vêtements variés et les maillots de bain. Avec le slogan,
les jeux de mots reparaissent. Un coiffeur annonce « Diminu-Tifs ». Un
magasin d'articles de sports calligraphie sur sa façade un «
Leweekendnevendpascher » que tous ne parviennent pas à lire et que
certains prennent pour un nom néerlandais. Née après 1815 et développée à
la fin du XIXe siècle, l'anglomanie tourne à l'américanisme. La langue
française souffre tout autant que l'anglaise avec des « Etienn's chemisier»,
des «Lavomatic» ou des «jane et isabel» sans majuscules. L'enseigne n'a
plus pour fonction de définir le négoce : la vitrine y pourvoit.

Quant à la maison, on a cessé dès le XVIIIe siècle de la dénommer


d'après l'enseigne. Le temps des numéros est venu. Certes, une
numérotation est apparue dès le XVe siècle sur les ponts, où maisons et
loges sont «signées» d'un numéro, mais elle sert plus à la tenue des comptes
de loyers qu'à l'identification courante. La numérotation commence du côté
amont, puis continue du côté aval. C'est seulement au XVIIIe siècle que se
fait jour l'idée d'une numérotation systématique, rendue en vain obligatoire
dans les faubourgs en 1726, puis généralisée à la ville en 1779. On
commence alors de peindre sur les maisons des numéros qui se suivent sur
un côté de la rue, puis en retour sur l'autre. Les ruelles et culs-de-sac
adjacents sont numérotés comme si les maisons étaient dans la rue
principale. L'aristocratie, qui voit avec peine traiter ainsi toutes les maisons
à égalité, refuse dans un premier temps de laisser numéroter ses portes
cochères. Le menu peuple n'accepte pas mieux, craignant que ce
répertoriage n'ait des fins policières et fiscales. Beaucoup s'accommodaient
fort bien de l'ambiguïté. Modifiée en 1790 en une numérotation dite
«sectionnaire» qui constitue dans chaque section une sorte de serpent dont
les fins fiscales l'emportent sur la commodité de l'habitant, la numérotation
sera revue et généralisée en février 1805, à l'initiative du préfet Frochot.
C'est alors que l'on décide d'opposer les numéros pairs et impairs, en
commençant du côté de la Seine dans les rues perpendiculaires au fleuve
(numéros blancs sur fond noir) ou du côté de l'amont dans les rues
parallèles (numéros blancs sur fond rouge). Les plaques de tôle émaillée à
numéros blancs sur fond bleu datent de 1847. Le sens de la numérotation
sera choisi arbitrairement dans quelques cas, et fera que, des avenues
formant l'Étoile, celles de l'ouest y auront leur début (de Wagram à Kléber)
et celles de l'est leur fin (d'Iéna à Hoche, y compris les Champs-Élysées).
L'évolution du parcellaire conduisit, au XIXe siècle, à la pratique des bis,
voire des ter, puis au XXe à celle des numéros conjoints. Rappelons que les
«gros numéros», souvent accompagnés d'une lanterne rouge, indiquaient
dans les quartiers chauds les maisons de prostitution.

Quelques particularités tiennent à l'histoire. Ainsi pour la rue de Rennes,


que le remodèlement de la rive gauche devait faire commencer à la Seine et
qui s'en est tenue à Saint-Germain-des-Prés : elle commence toujours aux
numéros 41 et 44, les premiers numéros ayant été dès l'origine réservés. En
revanche, bien des rues ont été renumérotées à la suite de la destruction de
leurs premières maisons. C'est le cas des rues transversales après les
percements de Haussmann : la rue Saint-Dominique par exemple, après
l'ouverture du boulevard Saint-Germain. Mais le quai d'Orsay ne commence
qu'au numéro 33 (le Palais-Bourbon), aucune numérotation nouvelle n'ayant
été opérée après que le début du quai a pris en 1947 le nom d'Anatole
France : le Ministère des Affaires étrangères n'entendait pas changer une
adresse connue dans le monde entier. Quant à l'avenue de l'Observatoire,
elle a été renumérotée lorsqu'en 1866 l'avenue de la Pépinière, le long des
jardins, a pris le nom de l'avenue de l'Observatoire qui n'était faite jusque-là
que des maisons comprises entre le boulevard du Montparnasse et
l'Observatoire.

LE CONFORT BOURGEOIS

Tous les niveaux de confort se rencontrent dans l'immeuble de rapport, de


la maison bourgeoise à la masure dont chaque chambre, chaque galetas,
abrite une famille. Un peu connu à partir du XVe siècle, abondamment
décrit au XVIIe, le logement populaire, longtemps confiné - jusqu'à l'entrée
en scène de l'ascenseur-dans les étages élevés accessibles par un méchant
escalier, est aussi fait de maisons entières, souvent vieilles bâtisses
déclassées par faute d'entretien dans les quartiers qui ne sont plus à la mode
ou dans les faubourgs. Les règlements d'urbanisme concernent les façades,
les alignements, non la salubrité intérieure.

Une ou plusieurs paillasses, une table, un banc, quelques tabourets, un


bahut forment depuis le Moyen Âge tout le mobilier des plus pauvres. Bien
des logements de la sorte passeront la Révolution et l'Empire, et on les
retrouvera, dégradés, au milieu du XIXe siècle. Victor Hugo nous a laissé,
avec la description de la masure Gorbeau, une peinture à peine poussée au
noir de cet aboutissement. Pour la plupart, les salariés et les domestiques –
généralement mieux pourvus que les salariés - ont dès le XVIIe siècle un ou
plusieurs lits à rideaux, matelas de laine, couvertures et courtepointes, un
coffre et une armoire, que complète au siècle suivant un buffet ou une
commode. Une table et des chaises sont de rigueur. On trouve parfois un
fauteuil, voire une table à tiroir. C'est, à peu de chose près, ce qu'avait le
bourgeois moyen du XVe siècle. En trois siècles, le cadre de vie et le
confort de l'épicier sont devenus ceux des domestiques. Ajoutons le miroir,
que permet à la veille de la Révolution l'abaissement des prix réalisé grâce à
la fabrication industrielle de Saint-Gobain. Heureux d'un faux-semblant qui
agrandit ses pièces, le bourgeois imite l'aristocratie : il place des glaces sur
toutes les cheminées. Le peuple met un miroir au mur. Au milieu du XIXe
siècle, les fabricants inventeront un meuble voué à un succès rapide et
durable : l'armoire à glace. Celle-ci fait partie des ensembles tout composés
que vendent les grands magasins sous le nom de «chambre à coucher ». Elle
fait vite disparaître la psyché. Elle devient le symbole même de la petite
bourgeoisie.

Une différence très nette avec la province : le Parisien modeste est plus
rapidement au fait de la mode, plus sensible à ce qu'il voit chez les riches. Il
en vient plus vite à une certaine recherche dans le décor. Au XVIIe siècle, il
achète pour sa courtepointe ou ses rideaux de lit une serge verte ou une toile
rouge qui imitent les soieries des patrons et des maîtres. Plus ou moins
onéreuse, une tapisserie n'est pas rare sur le mur. Dans la seconde moitié du
XVIIIe, il préfère pour son lit les toiles rayées ou peintes à fleurs. Les
papiers peints du XIXe siècle suivront encore la mode, privilégiant sur les
murs des sujets et des ramages plus ou moins bien dérivés des somptueux
papiers à paysages ou à compositions historiques qui feront l'orgueil des
maisons cossues.

Le cœur de la maison, c'est la cheminée. Les maisons aisées en ont


plusieurs, dont une dans la cuisine et une ou plusieurs autres dans les pièces
d'habitation. Cette multiplication des cheminées, qui s'accompagne d'une
réduction de dimension, donc d'une moindre perte de calories, touche
même, dès le début du XVIIIe siècle, des maisons modestes. Elle paraît
normale au XIXe dans toute maison aisée. Le temps n'est plus où l'on vivait
toute la journée dans une pièce commune pour ne gagner les chambres non
chauffées qu'au moment de se coucher. Louis-Sébastien Mercier déplore en
1783 qu'un tel luxe ait perverti les mœurs et déboisé les forêts. Il est vrai
que, chacun ayant chaud dans sa chambre, y compris, note notre homme, la
femme de chambre et le maître d'hôtel, la famille ne se rassemble plus
devant l'âtre. Encore le bourgeois se montre-t-il économe : on chauffe le
moins possible, et l'on éteint le feu quand on change de pièce. Une chose est
d'avoir l'âtre, une autre d'avoir la bûche. Mais la multiplication des
cheminées signifie quand même une augmentation de la consommation, et
Paris fait appel à des forêts plus lointaines, dont le bois parvient par
flottage : malgré quelques semaines de séchage, le bois que l'on brûle est
trop souvent boueux et humide, et procure plus de fumée que de flamme. À
la même époque, l'agronome Duhamel du Monceau constate que l'on ne
gagne pas grand-chose à recourir au charbon de bois : fait avec du bois trop
vert, il brûle mal. Bref, la demande l'emporte sur une offre raisonnable.
Pendant ce temps, il est bien des galetas où l'on n'a d'autre moyen de
chauffage qu'une poterie à braise. On ne s'y chauffe guère que les mains.

L'apparition du poêle – de faïence, de fonte ou de tôle – apporte le


sérieux avantage d'un maniement simple et d'une moindre déperdition de
calories. La France s'est longtemps montrée réticente devant ce chauffage «
germanique », qui prive la cheminée de son rôle culinaire, mais aussi de ses
effets de convivialité. C'est seulement au milieu du XVIIIe siècle que l'on
voit à Paris les premiers poêles, vite modernisés à la manière américaine par
une circulation d'air. On reconnaît qu'ils chauffent mieux et qu'ils
consomment moins. Ils sont d'usage courant au XIXe. Dans ces cheminées
comme dans ces poêles, on brûle des bûches. Le charbon de bois sert
surtout pour la cuisine. Connu des Parisiens dès le XVIIIe siècle, le charbon
de terre suscite bien des réserves : il est lourd à monter dans les étages,
relativement onéreux, assez inadapté au feu ouvert de l'âtre, générateur
d'une fumée âcre. On préfère le bois, quitte à le payer de plus en plus cher à
mesure que s'épuisent les forêts. Aux pauvres, il reste le charbon de bois et
la tourbe. L'un et l'autre chauffent modérément.

Jusqu'au XXe siècle, on chauffe en définitive assez peu, et même la


cheminée des grands salons ne procure le bien-être que dans un court rayon.
Riche ou pauvre, chacun tente donc de limiter le refroidissement qui vient
de murs souvent humides. Luxueuse tapisserie chez le riche, médiocre
tenture chez le petit-bourgeois, lambeaux de tissu chez qui ne peut mieux, le
revêtement mural est un élément de confort autant que de décor. On voit
beaucoup ce que les Parisiens appellent naïvement une tapisserie de
Bergame et que l'on fabrique en Picardie et en Beauvaisis.

C'est donc une nouveauté que la cuisinière de fonte, qui fait son
apparition vers 1840. Alimentée au bois ou, de plus en plus, au charbon,
elle cuit et elle chauffe en toute saison, ce qui met fin au gaspillage de la
cheminée ouverte, qui chauffait la pièce en été dès lors qu'on y faisait
bouillir la marmite. La cuisinière procure même de l'eau chaude. Dans le
même temps, on multiplie les cheminées dans les chambres, et les poêles
prennent place dans les pièces autres que la cuisine. À partir des années
1860-1880, où il bénéficie à la fois de l'importation de charbons nordiques,
de l'amélioration du système de canaux et du développement des transports
ferroviaires, l'usage domestique du charbon contribue à la multiplication
des poêles. Il faudra cependant attendre le chauffage central pour que, dans
les maisons de petite aisance, les pièces secondaires soient toutes pourvues
d'un chauffage. Pour ce chauffage central, le fuel l'emporte sur le charbon
après la Seconde Guerre mondiale. Expérimenté dès 1928, le chauffage
urbain a déjà plus de 400 clients à la veille de la guerre. Il en a 3 000 en
1975 et tend à se généraliser après 1990.

L'eau dans les maisons se réduit pour la plupart, jusqu'aux débuts de la


Troisième République, à ce que transportent sur une perche à deux seaux
les porteurs d'eau qui approvisionnent en eau potable, mais aussi, à la
demande, en tonnelets d'eau chaude. On conserve l'eau dans des baquets,
des seaux, des fontaines murales dont les maisons aisées font un élément de
décor, en cuivre au XVIIe siècle, en faïence ou en grès au XVIIIe, parfois
même en étain. Au début du XIXe siècle, le Parisien est encore tributaire du
porteur d'eau. Mais il peut déjà choisir : eau de Seine ou eau de fontaine?
On vend de l'eau de la Seine «purifiée» par décantation et addition de
vinaigre. L'eau purifiée est à peu près limpide. Elle n'a rien perdu de sa
charge bactériologique. Lorsqu'on commence, après quelques tentatives
prématurées vers 1784, d'aménager à partir de 1828 des canalisations d'eau
courante pour desservir les habitations, c'est d'eau de la Seine à peine filtrée
qu'il s'agit. Encore cette eau ne monte-t-elle, faute de châteaux d'eau assez
élevés, qu'au deuxième étage des immeubles de luxe. Ailleurs, l'eau
courante est à la fontaine, dans la cour. Les adductions se multiplient sous la
Monarchie de Juillet : elles alimentent 800 maisons en 1830 et 5 300 en
1848. Il reste encore fort à faire, et le palais des Tuileries lui-même n'a pas
encore l'eau courante quand Napoléon III s'y installe. Il y a 22 000 abonnés
en 1860, 38 000 en 1872. La pression ne permet d'atteindre les étages élevés
qu'en 1865 sur la rive droite, en 1875 sur la rive gauche. Désormais, les
choses vont vite. En 1884, deux maisons sur trois sont raccordées. Le
Parisien peut se laver.
La salle de bains n'est longtemps que le luxe d'hôtels particuliers où la
domesticité portait l'eau tiède dans de somptueuses baignoires. Au XVIIIe
siècle, le bourgeois qui veut prendre un bain loue à l'heure une baignoire et
l'installe dans sa chambre. On rencontre dans les rues des porteurs de
baignoires, flanqués de leur porteur d'eau chaude. C'est à la fin du XIXe
siècle que la salle de bains devient le luxe abordable de la moyenne
bourgeoisie. Encore faut-il en sentir la nécessité. Il y faudra une génération.
À la veille de la Grande Guerre, on conçoit encore fort bien de construire un
bel immeuble en pierre de taille dont les habitants se laveront dans leur
chambre, voire dans la cuisine. La table de toilette et le broc sont l'ornement
des chambres bourgeoises. Pour se doucher, on use du tub de zinc. La jeune
femme dont Picasso peint en 1901 la Toilette (Washington, coll. Phillips) a
posé son tub devant son lit, dans une chambre qui comprend une jolie table
avec un vase de fleurs, un tapis au sol et des tableaux au mur. On voit un
broc pour l'eau tiède et un seau pour l'eau usée. C'est après 1920 que la salle
de bains commence de passer pour nécessaire.

Autre problème : l'évacuation des eaux usées, euphémisme qui couvre


des réalités bien différentes, depuis l'eau de lavage jusqu'aux excréments.
Depuis le Moyen Âge, les eaux usées comme les eaux de pluie vont à
l'égout, c'est-à-dire dans la rue. Elles y sont cause de cloaque et de puanteur.
On lance les eaux usées par la fenêtre. Au début, les eaux de pluie
ruissellent le long du mur. Au milieu du XIIIe siècle, on commence
d'aménager des cheneaux et des gargouilles, dont le principal effet est
d'envoyer les eaux au milieu de la rue, accentuant la différence de confort
entre le haut du pavé et le milieu du cheminement. On ne commencera à
mettre en place des tuyaux de descente qu'au XVIe siècle : l'eau sera
toujours au milieu de la rue, mais on ne la recevra plus sur la tête.

Les latrines et autres «sièges d'aisances» se déversent dans des fosses


d'aisance que l'on vidange périodiquement. À partir du XVIe siècle,
certaines sont dallées et maçonnées. Mais la commodité et l'économie – le
vidangeur, le «maître fify», se paie, et le monopole accordé en 1729 à une
compagnie assure sa prospérité - poussent à des usages dont le Parisien
s'accommode encore au début du XIXe siècle. On urine dans la rue, ou dans
les cendres de la cheminée. Le pot de chambre se vide par la fenêtre, après
un rapide «Gare l'eau! » et la protestation du passant maculé - «C'en est! » -
fait partie des cris de Paris. Quant à la vidange, le Parisien la retarde tant
qu'il peut, et les accidents les plus nauséabonds sont chose courante. Les
fosses non dallées absorbaient le liquide. On les curait à la pelle. Les fosses
dallées - si elles sont étanches - ont l'avantage de ne pas polluer les nappes
phréatiques, mais elles se remplissent plus rapidement. On les vidange au
seau, puis grâce à des pompes, à bras après 1830, à vapeur après 1880.

L'eau courante changera les choses. Encore faut-il noter que l'eau que l'on
verse pour tout envoyer dans la fosse ne fait que nettoyer. Paradoxalement,
c'est l'amélioration du sanitaire qui vient au début du XIXe siècle aggraver
la situation. Les sanitaires à l'anglaise comportent, dans les immeubles
neufs et cossus, un écoulement automatique d'eau propre. L'eau courante,
en favorisant les bains en établissement ou à domicile, accroît la
consommation, donc les écoulements. Les fosses débordent. On ne voit plus
dans les rues que la rotation des vidangeurs. Les inventeurs ont beau
rivaliser d'imagination, rien n'y fait. Les Parisiens rechignent à payer les
fosses amovibles que l'on enlève au lieu des les vider.

C'est au XIXe siècle que l'on organise le nouveau réseau d'égouts. Mais il
n'est d'abord fait que pour l'écoulement des eaux publiques, celles du
ruissellement et celles du nettoiement des abattoirs. Il est longtemps fermé
aux eaux privées. Obligatoire depuis 1852 pour les immeubles nouveaux, le
tout-à-l'égout ne progresse que lentement. Une maison sur dix est raccordée
en 1870. Il faudra l'obstination du préfet Poubelle pour qu'en 1894 le
raccordement de toutes les maisons devienne obligatoire. Il ne sera achevé,
dans certains quartiers périphériques, qu'après la Seconde Guerre mondiale.
Le tout-à-l'égout n'est pas seulement l'acheminement des eaux usées par des
voies fermées. Grâce à l'invention du siphon, il coupe la montée des odeurs,
sépare les eaux sales des eaux propres et interdit aux mouches d'aller et de
venir entre les matières fécales et les pièces d'habitation. Il représente sans
doute le plus efficace moyen mis en œuvre pour la limitation des épidémies.

L'éclairage consiste, jusqu'au XIXe siècle, dans un complexe de


chandelles, de bougies et de lampes à huile dont la proportion varie suivant
le niveau de vie. Du bougeoir portatif au chandelier sur pied, il est à
l'origine d'une bonne partie du mobilier et parfois de véritables œuvres
d'orfèvrerie. La lampe à pétrole devient d'usage courant dans les années
1860. Trente ans plus tard, c'est la lampe à acétylène, également dite à
carbure, dont ni la lumière vive et froide ni l'odeur ne sont appréciées dans
les appartements. Vient ensuite la lampe à essence, la célèbre lampe Pigeon,
du nom de l'inventeur dont la tombe au Père-Lachaise s'orne de cet
instrument. Le gaz dit d'éclairage commence d'éclairer les maisons sous
Louis-Philippe. On compte 40 000 raccordements en 1860. Il y en a 100
000 en 1873. Un Parisien sur dix est donc éclairé au gaz aux débuts de la
Troisième République, mais les réticences demeurent nombreuses, dont la
première tient à la crainte de l'incendie. Quant à la cuisinière à gaz mise au
point vers 1835, elle demeure longtemps une curiosité.

Le remplacement des becs de gaz muraux par des suspensions électriques


est rapidement mené pour les bâtiments publics dans les années 1890. Les
particuliers suivent, dont l'équipement est à peu près achevé en 1914. Mais
la diversité des courants distribués sera longtemps un obstacle à la
banalisation de l'électricité. La généralisation du 220 V n'est pas achevée
dans le Paris de 1997, où l'on trouve encore dans certaines installations des
prises de courant voisines qui procurent l'une du 110 et l'autre du 220 V.
L'électroménager s'ajoutera à l'éclairage dans les années 1920, mais ne
prendra de l'importance qu'après 1950. Trente à quarante ans seront
nécessaires à la plupart des familles pour aller du fer à repasser électrique à
la machine à laver la vaisselle.

En quelque siècle que ce soit, le Parisien se protège du vol. La première


défense, c'est évidemment le concierge. Jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, dans
l'immeuble de rapport, nul ne veille sur la porte et sur l'escalier. Suisse ou
non, le portier est un personnage d'hôtel aristocratique. Le concierge
d'immeuble collectif est au contraire, à partir des années 1780, un
personnage caractéristique de la maison collective et du quartier. Il le
restera encore à la fin du XXe siècle, sous la forme moins contraignante du
«gardien».

Tout autre est au XIXe siècle le pittoresque concierge de l'immeuble


moins huppé, à la fois persécuteur de qui paie mal son loyer et bête noire du
locataire qui enfreint le règlement. De toute manière, le concierge est
l'arbitre des querelles du quartier, l'informateur des menus événements de la
journée, le témoin ou l'acteur des relations de voisinage. Il garde ou diffuse
les secrets, constate et commente l'évolution des fortunes. Il nettoie
l'escalier, lave la cour. À l'occasion, la concierge cuisine et repasse pour les
célibataires. Mais sa fonction principale est de veiller aux intrusions. La
porte de l'immeuble ne ferme pas à clé, et il faut frapper ou sonner pour
entrer. Le concierge, qui ne dort que d'un œil, tire alors le cordon après
avoir, en théorie, vérifié l'identité du demandeur. Dans la pratique, on sonne
et on crie son nom. Un panneau placé devant la loge en rappelle
l'obligation. L'obligation du cordon sera supprimée en 1957, mais en fait
elle disparaît avec la constructions d'immeubles à nombreux locataires :
cinq locataires pouvaient demander le cordon, trente se contentent de
l'ouverture électrique, qui ne sélectionne évidemment pas les entrées. Le
concierge de l'immeuble bourgeois n'aura plus pour fonction principale que
de trier le courrier et de renseigner le visiteur.

Le concierge devient homme d'importance dès lors qu'il est le


représentant du propriétaire - il encaisse le « terme » c'est-à-dire les loyers –
et qu'il fait les réputations dans le quartier quand ce n'est pas auprès de la
police. La littérature lui fait au XIXe siècle sa place, qui n'est pas flatteuse :
c'est la Cibot imaginée par Balzac pour Le Cousin Pons, et surtout M.
Pipelet, que crée Eugène Sue en 1844 dans Les Mystères de Paris. Le nom
de M. Pipelet deviendra générique. Le concierge restera longtemps ce
qu'écrivait Balzac : «ce muscle essentiel du monstre parisien».

Les petits inventeurs trouvent dans la sécurité des logements un marché


qu'ils ne cessent d'explorer. Vers 1830, le «paravol» déclenche une
explosion si l'on tente de crocheter la porte, voire si le propriétaire met sa
clé de travers. La serrure à plusieurs pènes et la porte blindée ne sont que la
version métallique de la vieille porte de fort bois clouté que renforçait la
nuit une barre placée en oblique. Des techniques plus élaborées de détection
sont vulgarisées à la fin du XXe siècle. Les fermetures à code et les
interphones se multiplient vers 1980, se substituant le soir à l'ouverture
automatique. Elles donnent naissance à une nouvelle pratique. On «donne
son code» à ses invités. La carte magnétique et la clé du système d'alarme
ajoutent un perfectionnement.
LOYERS

Au Moyen Âge, le problème des loyers est étroitement lié à celui des
dettes. Locataires et débiteurs se mêlent dans leurs récriminations contre ces
hausses du loyer de l'argent qui procèdent des variations du marché
monétaire. Ils seront les acteurs des mouvements déterminés par des
mutations comprises comme des actes délibérés de gouvernements dominés
par les spéculateurs et non comme des réactions inévitables aux soubresauts
d'un marché conditionné par les équilibres commerciaux.

Le loyer est fixé par le bail, qui couvre rarement moins de neuf ans. C'est
dire que le locataire, comme l'emprunteur à moyen terme, gagne tout à une
inflation qui procède de l'inexorable insuffisance des moyens de paiement
dans une économie en développement. Que survienne un redressement
monétaire, avec renforcement de la monnaie de compte - le loyer est fixé en
livres, sous et deniers - et diminution corrélative de la valeur des espèces en
circulation, et le locataire, qui compte le contenu de sa bourse en pièces et
doit en donner davantage pour payer la même somme, réagit à l'inverse du
propriétaire qui se rongeait les ongles en temps d'inflation. Mais il s'agit
alors du menu peuple, et celui-ci descend facilement dans la rue quand il se
voit confronté à une obligation à laquelle il lui est impossible de satisfaire.
C'est ce qui se produit quand Philippe le Bel tente en 1306 de renforcer sa
monnaie. L'insurrection des locataires est inévitable.

Le même phénomène conduit aux mêmes mouvements quand le


gouvernement bourguignon de Charles VI s'essaie en 1421 à redresser la
situation après une crise monétaire sans précédent. En avril, le gros au
heaume passe de seize deniers à quatre : autant dire que le locataire qui doit
seize deniers donnera quatre gros au lieu d'un, et celui qui doit un franc
donnera soixante gros au lieu de quinze. La spéculation sur les vivres
n'arrange rien : les marchands s'obstinent à maintenir les cours en monnaie
de compte. Il faut une émeute sur la place de Grève pour pousser les
autorités à publier que le terme de loyer à venir se paiera à raison de douze
gros pour un franc. Le compromis ne satisfait naturellement pas les
bourgeois propriétaires, qui voient diminuer leurs revenus immobiliers. Une
nouvelle mesure mécontente alors tout le monde : en juillet, le
gouvernement décide que chaque locataire s'arrangera avec son propriétaire.
L'un et l'autre peuvent dénoncer le bail. L'un sait qu'il ne trouvera guère à se
loger pour moins cher, l'autre qu'il ne trouvera plus de locataire à haut prix.
Force est de composer pour le terme de la Saint-Remi (1er octobre). Mais le
renforcement a échoué. L'effondrement de la monnaie continue. Le 3
novembre, Bedford tente un nouveau renforcement : le gros tombe à deux
deniers. La réaction populaire est immédiate, et plus forte que prévue :
nombre de Parisiens s'en vont vivre en province, à Rouen ou à Senlis, quand
ils ne gagnent pas les forêts du voisinage pour se joindre à des bandes parmi
lesquelles on discerne mal les brigands des Armagnacs sincères. Paris va
connaître son plus bas niveau de peuplement. On compte par milliers les
maisons vides. Les propriétaires n'ont plus le choix : ils laissent dépérir leur
patrimoine.

Le retour à la paix réengage le processus de peuplement, de


reconstruction et de hausse des loyers. Malgré quelques baisses
épisodiques, ceux-ci ne cessent de s'élever - de un à six en valeur nominale,
de un à deux en valeur relative - jusque dans les années 1540 pour les loyers
modérés, 1580 pour les forts loyers. Passée une baisse pendant le siège, la
hausse reprend.

Vers 1700, il en coûte, pour deux pièces sans confort, deux mois de
salaire d'un ouvrier qualifié. La hausse des loyers devient dramatique en ce
XVIIIe siècle où l'inflation et la croissance démographique jouent en sens
inverse sur les loyers des logements modestes et sur les salaires. En cent
ans, les loyers nominaux augmentent de 130 à 140 %. En valeur constante,
compte tenu de l'érosion monétaire et de la faible progression des salaires,
ils ont doublé de poids dans le budget du locataire. C'est alors que le
«terme» devient le drame périodique de la population modeste, souvent
faite de sous-locataires que presse le « locataire principal», lui-même pressé
par son propriétaire. Le huit des mois de janvier, avril, juillet et octobre est
jour noir par excellence. Le non-paiement du terme est notoire dans le
quartier. Le boulanger ne fait plus crédit. La mère vend au perruquier les
cheveux de sa fille. L'homme va chez l'usurier. On saisit des meubles chez
le mauvais payeur. Parfois, celui-ci a préféré déménager « à la cloche de
bois ». Le nombre d'appartements vides ne cesse d'augmenter.
Au XIXe siècle, l'extension de la ville vient d'abord compenser la
croissance démographique et, stabilité monétaire aidant, les loyers
augmentent peu. Le rentier, c'est-à-dire le bourgeois, consacre à son loyer le
dixième de son revenu. L'ouvrier s'en tient généralement là, mais il lui faut
parfois aller jusqu'au tiers.

En 1830 comme en 1850, un logement modeste - comme 70 % des


logements - se paie de 50 à 400 francs par an. Les loyers vont de 60 à 180
francs dans la cité ouvrière de la rue Rochechouart, et il en coûte 6 francs
par mois, donc 72 francs par an, pour disposer d'un lit dans le dortoir
sordide à six ou à trente lits de l'un des garnis des quartiers centraux. En
gros, l'ouvrier qui se loge convenablement dépense à cette fin de 15 à 20 %
de son salaire, et un ouvrier sur quatre doit se contenter d'un garni. Dans le
même temps, un logement bourgeois coûte de 2 000 à 4 000 francs, et un
hôtel particulier se loue jusqu'à 30 000 francs.

Les loyers se ressentent, à partir des années 1850, de la spéculation liée


aux restructurations immobilières de Haussmann, de l'indisponibilité des
immeubles locatifs pendant les opérations de destruction et de
reconstruction, et plus généralement de la raréfaction des terrains. Le bilan
très positif du Second Empire - 50 000 maisons habitables en 1860, 64 000
en 1870 - ne peut cacher le fait que, pendant les travaux, on a manqué de
logements et qu'au terme de cette gigantesque rénovation il manque encore
une dizaine de milliers de logements pour satisfaire aux besoins d'une
population qui n'a cessé de croître, attirée qu'est précisément la main-
d'œuvre par l'embauche liée aux grands travaux. Pour les propriétaires, c'est
l'âge d'or. Mais celui-ci se circonscrit à la construction de haut et moyen
niveau : une maison bourgeoise rapporte 1,8 % à son constructeur, alors
qu'un logement social ne rapporte que 1 %. Tant par l'effet des plus-values
foncières que par celui du remplacement d'immeubles dévalorisés, la valeur
du patrimoine particulier sis dans la capitale fait plus que doubler en vingt
ans : elle passe, globalement, de 2,6 à 6,1 milliards.

Mais, si le propriétaire gagne plus à construire des logements en haut de


la gamme, c'est le bourgeois, et lui seul, qui y gagne de trouver à se loger
décemment malgré la hausse des loyers. Le Parisien pauvre ne va pas,
comme l'espéraient Napoléon III et Haussmann dans une vue utopique de
leur politique sociale, occuper les logements de niveau moyen
qu'abandonnent au profit des constructions neuves les Parisiens enrichis.
Avec la crise du logement, les loyers montent maintenant plus vite que les
salaires. Ce temps de prospérité est aussi un temps de misère. L'empereur
saint-simonien, l'auteur de L'Extinction du paupérisme, se trompe sur les
cheminements du progrès. Le pauvre - l'ouvrier, pour l'essentiel - n'a pas les
moyens de supporter la légère hausse de la part de son salaire consacrée au
loyer que supposerait un glissement vers plus de confort. Ce qui lui importe
n'est pas d'être mieux logé mais de n'être pas logé plus chèrement. Dans les
quartiers historiques qui se délabrent comme dans les quartiers
périphériques, il est des masures où des taudis sans chauffage, des
mansardes où il pleut et des caves où ruisselle l'humidité se louent cinq, dix
ou douze francs par mois. Eugène Sue et Victor Hugo d'abord, Murger
ensuite, en ont donné des descriptions que corroborent les documents
comptables. Le résultat est que nul ne se soucie de financer une politique de
logement salubre à bon marché. Pendant que s'accroît le confort des beaux
immeubles, l'habitat modeste stagne, et il est des chambres ouvrières où, le
bois de lit vendu, il ne reste pour tout meuble qu'une paillasse posée à
même le sol et une corde pour pendre les vêtements et le pain hors de portée
des rats. Une telle évolution perdure après l'effondrement de l'Empire : la
gamme des loyers ne cesse de s'élargir. Vers 1900, il en coûte 200 francs
pour un petit logement du quartier de la Gare et 4 000 francs pour un
appartement sur les Champs-Élysées.

Si le logement ouvrier ne s'améliore pas, le loyer monte quand même,


surtout par l'effet de l'immigration. À ce prix, le Parisien modeste connaît
souvent des termes difficiles. Le déménagement pour cause de loyer impayé
ou impayable est cause au XIXe siècle d'une extraordinaire mobilité. On
part, en règle ou à la cloche de bois, vers un loyer plus abordable - souvent
en banlieue - ou vers un propriétaire que l'on espère accommodant pendant
quelques mois. Le «proprio» prend place parmi les terreurs du Parisien,
mais le mauvais payeur est un cauchemar pour le propriétaire, qui écarte a
priori les candidats qu'il juge insolvables. Daumier comme Courteline
utiliseront ce ressort. Cette mobilité accompagne naturellement celle des
Parisiens qui changent pour améliorer leur niveau de vie.
C'est dans les années 1900 que commence de se faire sentir la pénurie de
logements, mais elle ne prend des proportions dramatiques qu'après la
Grande Guerre, quand l'inflation décourage les propriétaires de construire
ou simplement d'entretenir des immeubles dont les loyers ne couvrent plus
la dépense. La crise de 1929 aggrave la situation. Les mesures sociales de
moratoire des loyers et de maintien dans les lieux des locataires insolvables
bloquent tout investissement. En 1934, les loyers n'atteignent en valeur
relative que les trois quarts de leur valeur d'avant la guerre. Nul ne construit
plus. Les bruits de guerre, puis la guerre ne font que consolider la crise. Les
réfugiés se font nombreux dès 1941.

C'est à partir de la Seconde Guerre mondiale que les loyers flambent. Le


gouvernement s'en préoccupe : la loi de 1948 établit le calcul à la surface
corrigée, destiné à éviter l'arbitraire du propriétaire, mais le législateur n'a
pas prévu l'inflation. La paix sociale y gagne, non le parc immobilier, que
les détenteurs de capitaux ne se soucient plus de renouveler alors que les
loyers sont bloqués. Bref, dans le Paris de 1950, même avec de l'argent, on
ne trouve plus de logements à louer, et ce qui subsiste est dans un état
déplorable : la moitié des logements parisiens manque de sanitaires
autonomes. L'insalubrité fait de Paris la capitale de la tuberculose.

Le temps est venu de la copropriété. On en parlait dès 1920. Cela se


généralise vers 1948. On vend par appartements. Lorsque reprend la
construction, c'est grâce au financement des futurs habitants : la copropriété
devient le statut normal des nouveaux immeubles, à Paris comme en
banlieue.

La fièvre s'empare du marché immobilier dans les années 1980. C'est


d'abord une flambée, aussi bien des prix de vente que de location. Dix ans
plus tard, c'est au contraire la mévente et la difficulté de louer qui frappent,
à la fois liées à une hausse excessive et à la montée du chômage. Paris
montre de nouveau, comme avant 1940, des logements et des bureaux
vides, cependant que se multiplient les «sans domicile fixe ». Il en résulte
des occupations illégales de locaux déserts. La police en est à inventorier
les « squats ».
SÉGRÉGATIONS

Jusqu'à la généralisation de l'ascenseur, la ségrégation sociale par la


hauteur se traduit normalement par un étagement des loyers. Au milieu du
XVe siècle, sur la rive gauche, dans une maison de la rue Saint-Étienne-des-
Grès, on paie douze sous par an un logement au troisième étage, trente-deux
sous au deuxième et quarante-huit sous au premier. La disposition des lieux
et l'ouverture sur une rue obscure avantage cependant certains étages
élevés : une maison voisine est louée au même prix, quatre-vingts sous,
quel que soit l'étage. Pour l'habitant, la différence de loyer est fâcheusement
compensée par celle, inverse, des services : il en coûte plus cher pour faire
monter son bois ou son eau.

Cet étagement social, qui devient systématique à la fin du XVIIe siècle et


qui se fige au XIXe, est en apparence le même, quel que soit le type de
maison. Le pauvre monte l'escalier. Cela ne va pas jusqu'à favoriser la
fréquentation des extrêmes. La maison neuve et opulente des beaux
quartiers et des rues à la mode n'abrite pas d'ouvriers sous ses combles,
mais des domestiques, et ceux-ci passent par l'escalier de service. C'est
surtout le petit-bourgeois, le boutiquier ou le modeste fonctionnaire qui
risque de croiser dans l'unique escalier des maisons vieillissantes l'ouvrier
ou l'étudiant logé dans les soupentes. Et c'est le bourgeois moyen qui vit le
plus au contact de sa domesticité, assez peu nombreuse pour être familière,
dans une maison où il n'y a pas d'escalier de service et où, souvent, la
servante couche dans une pièce sur cour de l'étage même où son maître
occupe les belles pièces. Les extrêmes mis à part, l'étagement social est réel.
Dans l'espace laissé libre par le hall d'entrée et les éventuelles boutiques, le
rez-de-chaussée est au XIXe siècle occupé par le concierge. Le premier et le
deuxième étages sont ceux des bons bourgeois. On y trouve des salons que
l'on n'ouvre pas tous les jours, des plafonds moulurés, des cheminées de
marbre, des pianos droits, des fauteuils capitonnés, des rideaux à embrasses.
La salle à manger est de rigueur, autant que le salon. Au-dessus, se logent
les employés, les célibataires, les étudiants, et enfin les domestiques. Les
logements ne comprennent plus qu'une ou deux pièces, de dimensions
modestes. Le poêle remplace la cheminée, le mobilier se réduit au lit et à
une ou deux chaises de paille. Il n'y a plus de rideaux.
La rénovation due à Haussmann et l'aménagement des nouveaux
quartiers de l'ouest modifie la substance de cette ségrégation verticale.
Même aux étages élevés, les beaux immeubles des années 1850 sont hors de
portée des bas salaires. On y trouve la domesticité, non les ouvriers.
L'avènement du confort moderne ne fait, dans un premier temps,
qu'aggraver la ségrégation. C'est, pour l'essentiel, une affaire de pression.
L'eau courante, on l'a vu, n'atteint le sommet des maisons qu'entre 1865 et
1875. Le gaz ne monte longtemps qu'aux premiers étages. Le gaz à tous les
étages est encore en 1914 une plus-value pour les logements élevés. Une
plaque de tôle émaillée bleue l'indique : elle favorise le travail des employés
chargés de relever les compteurs.

Il faudra l'ascenseur pour donner à l'altitude son prix. Les étages élevés
seront alors appréciés, surtout dans les rues étroites ou bruyantes, pour le
calme et la lumière qu'ils procurent. C'est alors que commencent de se
ressembler les étages. L'architecte reproduit de haut en bas le même plan.
La hauteur sous plafond est la même. Le chauffage central dispense de
réserver sur la surface des étages élevés le passage des cheminées des
étages inférieurs. La dernière touche de cette égalité des altitudes sera
apportée après 1945 par le vide-ordures.

Avec la détérioration de la circulation, la ségrégation par le temps de


transport quotidien prend le dessus à l'échelle de la région. Elle n'est pas
seulement affaire de distance : les moyens de transport en commun et la
desserte routière entrent en ligne de compte. Elle se combine avec le
souvenir de la réputation des communes, souvenir qu'entretiennent la
qualité des immeubles et de leur environnement, donc le prix de
l'immobilier, voire la couleur politique de la municipalité. C'en est fini de la
ségrégation par l'étage.
CHAPITRE XXI

Le travail et le loisir

LE TEMPS DU PARISIEN

C'est la longueur du jour qui détermine d'abord le temps quotidien de


travail. C'est surtout pour limiter les malfaçons et les pratiques irrégulières
de concurrence liées au travail «au noir» - c'est-à-dire de nuit - qu'au Moyen
Âge les statuts des métiers de production l'interdisent. On doit, de la rue,
pouvoir s'assurer des conditions du travail. Dans la plupart des artisanats et
dans les métiers du bâtiment, le temps de travail est alors limité par les
premières et les dernières lueurs du jour : de huit à seize heures au total,
suivant la saison. Dans les moments d'expansion, les patrons aiment mieux
augmenter la durée du travail qu'embaucher de nouveaux compagnons, et
l'on voit à la fin du XVe siècle les conflits sociaux porter plus souvent sur la
longueur des journées que sur les salaires. Avec la multiplication des
horloges, dont l'information est relayée par les cloches, le temps de travail
se mesure plus précisément : il est au XVIe siècle de douze heures l'hiver et
de quatorze heures l'été, celui-ci étant normalement compté du 1er avril au
15 septembre. En théorie, sur six jours et plus souvent sur cinq jours et
demi, cela fait de cinquante à quatre-vingts heures par semaine. Ce temps
réglementaire ne tient évidemment pas compte des exigences arbitraires ou
de la tolérance, qui tiennent au maître : on est inégalement regardant sur le
temps des repas et sur celui des conversations, et le compagnon ou
l'apprenti peuvent difficilement refuser de faire face aux commandes en
allongeant leur journée. Au XVIIe siècle, l'apprenti et le compagnon
prennent leur travail à quatre ou cinq heures du matin, selon les métiers, et
ne cessent que vers huit ou neuf heures du soir. Quant au partage des repas
avec le maître et sa famille, il est lui aussi d'une grande inégalité. Il est des
maîtres pour faire lever l'apprenti au tiers du repas et l'envoyer au travail
pendant que se poursuit le dîner. Il en est, en revanche, pour fermer les yeux
sur de longs bavardages. La participation est souvent hiérarchisée : dans les
ateliers de couture du XIXe siècle, les « premières » sont admises aux deux
repas, les autres cousettes reçoivent à midi un ou deux sous pour se
débrouiller et ne viennent à la table des maîtres que pour la première partie
du dîner, ayant droit à la viande et aux légumes, non au fromage et au
dessert.

Ce décompte des heures de travail ne peut négliger la compensation


officielle de la longueur des journées : on ne travaille ni le dimanche ni les
jours des fêtes religieuses, et celles-ci commencent la veille à midi pour
toutes les fêtes à vigile. La pression des employeurs s'emploie donc
longtemps à faire raréfier les fêtes d'obligation. On en compte plus de
soixante au XVe siècle, quarante-deux au milieu du XVIe. Déduction faite
des dimanches et des jours fériés, il demeure alors quelque 270 jours de
travail, total qu'amputent les fêtes casuelles, entrées de souverains, mariages
de princes, Te Deum de victoires, obsèques solennelles. Ajoutons-y les
émotions, les alarmes, les émeutes. Rares sont les années où l'ouvrier a
travaillé plus de 260 jours. Le temps qui passe ajoute de nouvelles fêtes.
Après que l'archevêque en a supprimé vingt à la demande de Colbert, il n'y
a encore en 1666 que 224 jours de travail.

Et puis, il y a les tolérances que les patrons ne peuvent éviter. Dans bien
des métiers, on ne fait rien le lundi. Dans d'autres, le compagnon a droit à
un mois de vacances, non payées certes, mais qui ne donnent pas le droit de
le congédier.

N'oublions pas les étudiants. Le cycle annuel des études n'est pas
indifférent dans une ville où ils sont une part essentielle, toujours visible et
parfois bruyante, de la population. Les écoles monastiques du XIIe siècle
vivent au rythme des fêtes religieuses. Il n'y a pas de vacances au
monastère. Avec la naissance de l'Université, il en va différemment. Les
maîtres sont des intellectuels de profession, qui établissent très vite le
principe d'une année universitaire. Dès le milieu du XIIIe siècle, celle-ci
commence le 1er octobre et finit le 24 juin à la Saint-Jean. En 1800, elle va
du 20 septembre au 31 juillet. C'est seulement au XXe siècle que
l'introduction d'une seconde session d'examens retardera la rentrée, et que
l'on aménagera en cours d'année des vacances, d'abord de Noël et de
Pâques, puis de la Toussaint et «d'hiver».

Le cycle du travail et du repos a subi les conséquences de la Révolution.


Passé le remplacement temporaire du dimanche par le décadi, dont la
popularité sera limitée par le fait qu'il raréfie les congés, le bilan n'est guère
positif pour le repos du travailleur. La plupart des fêtes chômées sont
supprimées. Subsistent après la conclusion du Concordat les fêtes de Noël,
de Pâques, de l'Ascension, de l'Assomption et de la Toussaint, la
compensation des lundis de Pâques et de la Pentecôte étant donnée en 1886
puisque ces deux fêtes tombent un dimanche. Le XXe siècle y ajoute en
1922 le 11 Novembre, en 1947 le 1er Mai et en 1953 le 8 Mai (supprimé de
1975 à 1982). Sur l'ensemble de la semaine, le repos obligatoire du
dimanche n'est rétabli par la loi laïque qu'en 1906, et c'est seulement en
1919 qu'est instituée une répartition légale de huit heures par jour, soit un
total de quarante-huit heures. La semaine de quarante heures, avec
libération d'une deuxième journée de liberté, sera acquise en 1936.

Les horaires ne sont véritablement fixés qu'au XIXe siècle. En 1806, en


quelque saison que ce soit, la journée de l'ouvrier commence à six heures du
matin et finit à huit heures du soir, sauf dans les métiers du bâtiment, où l'on
supprime une heure le matin et autant le soir l'hiver, et où la fin du travail
n'est effective l'été qu'à la nuit tombante. Plus tard, sous la Monarchie de
Juillet, la journée de travail est rarement inférieure à douze heures.
Travailler de nuit n'a plus rien qui étonne. Encore, pour cela, va-t-on en
place de Grève chercher un travail mal assuré. Il faudra en 1895 un
jugement du tribunal de la Seine pour que soit tenu pour délictueuse
l'obligation d'un horaire quotidien supérieur à douze heures.

Dans l'administration, les journées sont moins rudes. Au XIXe siècle, le


travail commence rarement avant dix heures. Il s'achève vers quatre ou cinq
heures. En théorie, cet horaire est continu, mais l'usage d'une coupure pour
le repas vers midi s'établit en pratique, et certains règlements en font
mention dès les débuts de la Troisième République : les bureaux ouvrent à
neuf heures et ferment à cinq ou six heures du soir, mais on n'y trouve plus
personne entre onze heures et midi ou midi et demie.
Du Moyen Âge au XVIIIe siècle, le rythme des repas n'a pas
sensiblement changé. Dès qu'ils sont, vers le XIVe siècle, fixés par les
statuts des métiers, ce sont les repas des salariés que nous connaissons le
mieux. Au petit matin, les patrons laissent une demi-heure à leurs valets
pour le « boire du matin », le plus souvent un gobelet de vin qu'accompagne
une tranche de pain. Au milieu de la matinée, entre 9 et 10 heures, les
mêmes ont droit à une heure pour un déjeuner plus ou moins frugal. Une
autre heure est libre, au début de l'après-midi pour le dîner, qui est le
principal repas. C'est là que paraissent sur la table la viande et le poisson, et
naturellement la soupe et les légumes. À la saison chaude, cette pause
méridienne s'allonge. Il est vrai qu'après la sieste l'après-midi d'été est long.
On y place parfois une collation, quand le soleil baisse. Bien sûr, à la nuit
tombée, on se retrouve à la taverne, mais on mange rarement à ses frais
quand on a dans la journée déjeuné et dîné aux frais du patron.

Le petit bourgeois, le boutiquier ou l'artisan, ont les mêmes horaires que


leurs salariés, même s'ils se réservent les meilleurs morceaux et si leur pain
est mieux accompagné. Clercs ou laïcs, les notables et l'aristocratie ont leurs
habitudes, qui privilégient un souper tardif, servi aux chandelles. On le voit
bien au XVIIIe siècle, quand la Finance - les fermiers généraux et leurs
semblables - se prend à souper comme l'aristocratie, alors que la Robe - les
magistrats, les officiers - s'en tient au dîner.

À la fin du siècle, la collation matinale profite de l'introduction des


boissons nouvelles : on prend du café, du thé ou du chocolat. On met du
beurre sur le pain. Le Blocus continental privera ce déjeuner de la plupart
de ses attraits. Le dîner, qui reste le repas principal, glisse rapidement de
midi vers une heure de plus en plus tardive de l'après-midi. On dîne
maintenant à deux heures, à quatre, ou mieux à six. Le grand monde dîne à
sept heures. Il faut donc inventer un repas supplémentaire vers dix ou onze
heures du matin : c'est le nouveau déjeuner, qui inclut viandes, légumes et
fruits. L'ancien déjeuner devient le petit déjeuner. Le souper se fait alors
tardif : vers huit ou neuf heures dans la petite bourgeoisie, vers dix heures
ou après le spectacle chez les mondains. On n'invite guère au déjeuner. On
invite à souper. Il devient à la mode de prendre quelques repas au
restaurant. Les règlements professionnels nous font voir des ouvriers
interrompant leur travail de neuf à dix heures et de deux à trois, la soupe du
soir se prenant à la nuit tombée. Si la soupe n'est pas la même, le glissement
des heures est celui de la bourgeoisie.

Au XIXe siècle, les repas commencent de tenir compte d'un horaire de


travail qui se régularise. On se met en train entre cinq et huit heures, selon
les métiers et les saisons, assez sommairement pour que le nom de petit
déjeuner s'impose définitivement : c'est l'heure du café au lait et du pain
beurré pour les favorisés, de la soupe et de quelques restes de la veille pour
les plus modestes. Le temps fort est, entre dix heures et midi, celui du vrai
déjeuner, que caractérise l'absence de potage. Le bourgeois le prend au
restaurant, ou chez lui dans sa cuisine : les reliefs du dîner précédent, des
œufs ou une omelette, un peu de vin. L'employé apporte son déjeuner, qu'il
prend dans son bureau ou chez le concierge : un petit pain, un fruit, une
petite bouteille de vin. Le concierge fait volontiers griller une saucisse. Il
arrive qu'il livre dans les bureaux le produit de cette activité secondaire.
Plus avancé en grade, l'employé va au café, où il mange une pièce de
viande, à moins qu'il ne se contente d'une tasse de chocolat. On voit des
cafés s'intituler « du Ministère ». C'est seulement à la fin du XIXe siècle que
certaines administrations établiront dans leurs propres locaux une cantine
destinée au personnel.

On dîne vers six ou sept heures. Le petit peuple s'en tient là : collation au
petit déjeuner, repas léger au déjeuner, dîner plus substantiel. Dès que l'on
peut prendre ses repas chez soi, c'est le déjeuner de midi qui l'emporte, le
dîner se ramenant souvent à une soupe et quelques légumes. Le «monde»,
on l'a vu, garde plus longtemps les habitudes de l'Ancien Régime : on prend
un café, un thé ou un chocolat au réveil, on déjeune convenablement vers
huit ou neuf heures de quelques entrées froides et de desserts, on dîne
copieusement vers deux heures au début du XIXe siècle, vers six ou sept à
la fin, et on soupe après le spectacle vers dix ou onze heures. Un dîner prié
comporte, dans la bonne bourgeoisie, un potage, deux entrées, un rôti, des
entremets, plusieurs desserts. Un souper fin y ajoute les poissons et les
volailles.

La petite bourgeoisie n'a jamais goûté que de loin aux festins de


l'aristocratie. Il lui faut doter les filles et garder un certain rang par le
logement, par la mise et par quelques fêtes. Les jours ordinaires, la table est
chiche. On y voit plus souvent des légumes que de la viande, et du bouilli
que du perdreau. Le vin est fort coupé d'eau. Mais on sait des artisans qui,
dans les années 1870 encore, font leurs quatre repas. La chère n'est pas celle
du «monde», les horaires le sont pour l'essentiel.

De telles habitudes, que caractérise le rythme à quatre repas, ne


disparaîtront totalement qu'après la Grande Guerre. Tout le monde sera
passé à trois repas du type « à la française », avec un petit déjeuner léger où
le thé et le chocolat prendront peu à peu place en concurrence avec le café
au lait, un déjeuner relativement abondant et un dîner pour tout repas du
soir. Les temps de transport, qui raréfient après la Seconde Guerre mondiale
les déjeuners à domicile, et les horaires de la télévision, tenus pour
contraignants par beaucoup, établiront un nouvel équilibre, avec un
déjeuner plus léger et un fort dîner à 20 h ou 20 h 30, soit un horaire
parisien un peu plus tardif que celui de la province. Le souper vers 23 h
demeure lié au monde du spectacle. Il y compense souvent l'absence de
dîner.

La collation de quatre ou cinq heures est la conséquence – le goûter des


enfants mis à part - du décalage du dîner vers la soirée. La mode, qui vient
d'Angleterre, accompagne la diffusion des boissons chaudes que sont le
café, le thé et le chocolat. Le café et le chocolat sont d'usage courant dès le
règne de Louis XIV. Mais, alors que le chocolat demeure à des prix
dissuasifs pour le consommateur modeste, le café est à des prix abordables
dès 1750. On le fait alors bouillir dix ou douze fois, la préparation prenant
alors une bonne heure. Le filtre à la Dubelloy - invention du marquis de
Belloy - bouleverse à la fin du XVIIIe siècle la préparation. On commence
de le mêler de lait. Voltaire y met du chocolat. Dans les années 1830, le café
au lait devient la boisson populaire par excellence. On le prend au petit
déjeuner. Certains en font leur déjeuner. Les sociétés de tempérance en font
leur meilleure arme contre l'alcoolisme. Les trafics liés à la constitution du
nouvel empire colonial rétablissent la concurrence, le chocolat étant, à la fin
du XIXe siècle, comme le café, une denrée de prix modique. L'un et l'autre
ont leur place dans les débits de boissons populaires comme dans les salons.
Le thé, lui, n'intervient que tardivement dans l'usage, et seulement sous
l'effet de l'anglomanie. C'est à la fin du XVIIIe siècle que l'on commence
d'en faire un certain cas, et la mode ne s'en établit que sous la Monarchie de
Juillet. Il demeure cependant une boisson aristocratique, On voit alors
s'ouvrir des salons de thé, où l'usage autorise les femmes à entrer seules. Le
thé s'accompagne normalement d'une pâtisserie. Pour beaucoup, c'est la
pâtisserie qui devient la principale raison d'une heure passée au salon de
thé. L'anglomanie se perpétuant, cela devient le five o'clock. Le salon de thé
propose toutes sortes de boissons. Dès la fin du siècle, on mange des glaces
chez Tortoni, boulevard des Italiens.

Le café est aux XVIIIe et XIXe siècles un lieu de civilité, d'échanges


intellectuels, de rencontres politiques, de rendez-vous galants. Comme on y
boit du café, non du vin, on n'y trouve pas d'ivrognes. Sur la rive gauche, il
y a le Procope, fondé en 1686 par l'Italien Procopio dei Coltelli, où l'on voit
successivement La Fontaine, Voltaire, Diderot, Balzac, Hugo et Verlaine,
mais aussi Danton, Robespierre, Bonaparte et plus tard Gambetta. Dès le
temps de Louis XVI, on y sert des glaces toute l'année. Sur la rive droite, ce
sont les grands cafés du Palais-Royal et surtout ceux des Boulevards. On y
consomme au cours de la promenade. On y voit et on y est vu. On y trouve
les journaux, on y joue au billard. Une femme du monde peut y pénétrer
sans perdre sa réputation, ce qui n'est pas le cas au cabaret. Le cabaret est
souvent un repaire de voleurs, le café est plutôt, au-dessous des clubs
aristocratiques mais, de pair avec le théâtre, un des liens sociaux de la
bourgeoisie. En plein air ou en salle, le café-concert connaît ses heures de
gloire sous le Second Empire. On joue de même à la mode viennoise dans
des brasseries.

Dans cette ponctuation de la journée par la boisson, il faut noter l'entrée


en scène de la machine à café, version réduite du vieux percolateur
professionnel, liée à la mode des cafés en poudre, d'usage facile, et du «café
serré» d'inspiration italienne. La machine à café devient après 1960
l'accessoire nécessaire du lieu de travail. Le café à toute heure signifie alors
une rupture du temps de travail, au point qu'une régulation, la «pause café »
trouve place dans les horaires officiels de bien des réunions et dans les
horaires réglementaires de bien des entreprises.
Le temps de transport aura, au fil des siècles, pris une part croissante du
temps global du Parisien. Jusqu'aux temps modernes, il n'y a pas de temps
de transport. Le mélange social dans chaque quartier et chaque maison le
ramène le plus souvent à une descente d'escalier ou au passage d'une rue à
l'autre. Les parlementaires empêchés de siéger par l'effondrement d'un pont
sont des gens qui, sans la crue et sa débâcle, seraient passés d'une rive dans
l'île en un quart d'heure. Les choses changent quand se distinguent, à partir
du XVIe siècle, des quartiers élégants où loge le personnel domestique mais
non les salariés du commerce ou de la fabrique. La translation quotidienne
s'intègre alors dans la vie quotidienne de ceux qui, comme les ouvriers des
manufactures et des artisanats relégués aux limites de la ville, n'ont
malheureusement aucune peine à se loger dans les faubourgs où sont leurs
emplois. Les vendeuses des boutiques achalandées, les cousettes des ateliers
de confection, les ouvriers des artisanats de service, eux, ont à se déplacer
matin et soir.

Le phénomène s'accentue avec la révolution industrielle et avec le


mouvement des affaires qui caractérisent le XIXe siècle. Les déplacements
de la périphérie vers le centre sont le lot des ouvriers des imprimeries, des
employées de la confection, des employés de banque, et aussi des
fonctionnaires qui commencent d'être nombreux dans les administrations
centrales ou locales. Quand le trajet est trop long pour être effectué à pied,
ils sont la clientèle des omnibus. Ils seront celle du métro.

Les choses deviennent plus complexes après la Première Guerre


mondiale. Les banlieues résidentielles accueillent tous les niveaux sociaux.
Cependant que les mouvements du centre vers l'emploi périphérique
demeurent de faible amplitude, se multiplient les mouvements vers l'emploi
intra-urbain, mais aussi les mouvements transversaux de banlieue à
banlieue. De nouveaux pôles d'activité développent un marché du travail
tertiaire qui attire à partir des années 1960 vers la Défense, Orsay, Rueil,
Champigny ou Marne-la-Vallée une population venant chaque jour de toute
l'agglomération.

Il en résulte un mouvement en toute direction. En 1993, sur 1 140 000


Parisiens actifs, 400 000 travaillent dans l'arrondissement de leur domicile
et se rendent donc à leur travail en un quart d'heure, souvent à pied (en
baisse : 42 % en 1976, 34 % en 1991) ou au prix d'un bref trajet en autobus.
400 000 sont tributaires du métro, de l'autobus ou des taxis pour gagner le
lieu de leur emploi en une demi-heure environ. Quelque 240 000 habitent
Paris mais travaillent en banlieue ou en province, alors qu'on en dénombrait
seulement 72 000 en 1936. La différence est faite de ceux dont l'activité n'a
pas de siège fixe. En sens inverse, des habitants de la banlieue proche ou
lointaine qui doivent gagner chaque jour Paris et étaient déjà 400 000
chaque jour en 1936 sont en 1993 quelque 925 000. Il convient d'ajouter à
ce chiffre celui des 100 000 provinciaux qui se rendent à Paris plusieurs fois
par semaine - on en comptait 50 000 en 1954 - et des 150 000 qui arrivent
en Île-de-France d'une autre région. Ceux-ci ne font pas nécessairement le
voyage chaque jour et disposent parfois à Paris d'un pied-à-terre.

Les temps de transport que signifie cette discordance, liée à l'inégale


répartition des capacités de logement et d'emploi, aux différences de coût
du logement, mais aussi au poids des habitudes acquises - on ne déménage
pas forcément parce qu'on a changé d'emploi - et des relations familiales,
sont pris, plus que sur les temps de repos, sur ceux de loisir. Avec
l'extension de l'agglomération, la réduction des horaires hebdomadaires de
travail n'a aucun sens si l'on ne fait entrer en compte le temps des trajets
quotidiens. La journée de huit heures est souvent, dans la réalité, une
journée de dix ou douze heures. On comprend que la réaction du Parisien
soit une revendication plus forte qu'en province pour une répartition des
heures de travail qui dégage totalement deux jours par semaine : le temps
hebdomadaire de travail ne change pas, mais il est diminué d'une journée de
métro ou de RER.

CONVIVIALITÉ : SALONS, CERCLES ET CLUBS

La convivialité du Parisien est très affectée depuis le XIXe siècle par la


rupture de la relation entre résidence et travail. Pour village que soit le
quartier, le Parisien partage son temps entre le quartier où il passe sa
journée et celui qui abrite sa soirée.
Le Parisien est capable de croiser chaque jour les mêmes personnes à la
même heure, de régler son allure sur ces croisements qui valent une montre,
de donner par-devers lui des surnoms à ceux qu'il entrevoit ainsi, et de ne
pas leur adresser un mot en vingt ans. Même des lieux limités comme l'abri
ou la plate-forme de l'autobus, la boutique du boulanger ou le salon de
coiffure n'engagent pas à l'établissement de relations sociales. L'ascenseur
lui-même ne favorise que de simples formules de politesse. Les seules
occasions de conversation qu'engendre la vie parisienne sont l'attente des
enfants à la sortie des écoles et la promenade des chiens.

Cette indifférence au voisin, qui étonne toujours le Parisien de fraîche


date, a son aspect positif : on fait à Paris ce qu'on veut. Préparé à tout voir
par le cosmopolitisme de la capitale, le Parisien, naturellement badaud, ne
manifeste aucune surprise devant le spectacle d'un vieillard en culotte
courte, d'un prédicateur véhément ou d'un ministre en chemisette. La seule
rencontre qui provoque aujourd'hui quelque émotion est celle d'un visage vu
à la télévision. La réciproque de cet incognito générateur de tranquillité est
que l'on a toujours pu, à Paris, mourir en pleine rue sans attirer l'attention.

Les relations de voisinage et familiales l'emportent largement dans les


couches moyennes de la population. Dans les couches supérieures, ce sont
les relations de travail qui dominent. Les dimensions de la ville limitent la
diversité de relations qui caractérise les villes de province. Les vieilles
relations d'adolescence sont généralement victimes de ces dimensions, qui
réduisent à peu de chose les occasions de rencontre. Le milieu professionnel
demeure le seul qui offre des facilités de contact permanent. L'évolution des
temps de transport et l'avènement du téléphone précipitent depuis un demi-
siècle cette évolution. Le téléphone remplace les visites à la famille, et le
temps de transport conjoint ses effets avec ceux de la télévision quant au
désir que garde le Parisien de sortir de chez lui le soir.

Les lieux de rencontre ont varié avec les siècles. La place, le marché - et
longtemps la fontaine - ont été et demeurent les lieux naturels des
rencontres non organisées mais prévisibles. Des lieux professionnels s'y
sont joints, selon les époques : ainsi le lavoir. La taverne, puis le bar de
quartier ou le café élégant ont été les plus normalement achalandés d'une
clientèle qui y donne à l'occasion ses rendez-vous ou y a ses habitudes.
Villon est au XVe siècle le témoin de ce genre de société qui se forme
autour d'une enseigne. Le rôle littéraire et politique des cafés est à noter
pour les XVIIIe et XIXe siècles. On y trouve des cartes et des journaux.
Courteline est l'observateur de la fréquentation régulière des cafés par ceux
qui, célibataires ou mal mariés, s'y sentent mieux que chez eux. Quelques
établissements perpétueront jusqu'à nos jours ce rôle, qui pour le monde
politique, qui pour celui de la littérature et de l'art. On sait la place du Café
de Flore dans la mythologie «existentialiste» des années 1945, et celle de
Lipp dans la vie politique de la République.

Après la tourmente révolutionnaire, la bonne société organise ses


occasions de rencontre. Le salon bourgeois en est le lieu par excellence. On
y vient sur invitation, voire sur présentation. Celui qui a été présenté pourra
revenir sans invitation à ces rendez-vous implicites que sont les «soirs» ou
les «jours» où l'on sait que chaque semaine, à heure dite, la maîtresse de
maison reçoit. Les premiers annuaires mondains indiqueront, avec l'adresse
de chacun, le jour de chacune. Ainsi le mondain peut-il accomplir chaque
après-midi le parcours de son choix dans Paris, en fréquentant à la suite
plusieurs salons où il est admis. En découle tout un protocole de la carte de
visite que l'on dépose en la cornant ou que l'on fait déposer pour rendre une
visite. Ces usages disparaîtront lentement après 1920. Naturellement, il est
des salons connus pour leur caractère politique, littéraire ou musical. Les
premiers laissent briller les hommes, les derniers font, si l'on n'a quelque
artiste connu sous la main, la part belle aux demoiselles.

Parmi les moyens de la sociabilité organisée, il faut faire une place


particulière aux cercles et clubs où la cooptation garantit, moyennant
adhésion, acceptation et cotisation, la présence exclusive d'un certain milieu
social. Pour certains, les académies et sociétés savantes jouent le même
rôle. Institutions de droit privé, cercles et clubs sont à la fois, pour une
aristocratie où naissance et fortune se combinent en proportions variables
pour définir le milieu, des lieux de rencontre, une base de définition sociale
et un moyen de contrôle de l'accès au groupe. C'est à l'imitation de la
société anglaise, mais aussi des académies de l'Ancien Régime et des clubs
idéologiques, que se créent vers 1830, à Paris comme en tant d'autres villes,
les premiers cercles, alors que disparaissent la plupart des salons d'Ancien
Régime qui se sont reconstitués sous la Restauration mais passent alors
pour une forme archaïque de sociabilité. Les élites se reconnaissent ainsi
comme telles au lendemain des brassages révolutionnaires et vont
réaménager des relations sociales perturbées par l'entrée en jeu de nouvelles
hiérarchies politiques et économiques. Le mot dit bien ce qu'il veut dire : on
fait cercle autour d'un personnage de marque ou intéressant, et l'on parle
librement.

Ces cercles offrent rapidement un avantage supplémentaire : ils


remédient aux inconvénients ressentis par qui veut recevoir à une époque où
se raréfie le service domestique et où beaucoup ne peuvent plus tenir table
ouverte en domicile privé. Ils sont aussi l'occasion de réunions entre
hommes, où l'on parle politique en lisant les journaux, où l'on joue et où l'on
fume le cigare, toutes choses que l'on fait moins volontiers devant les dames
dans un salon. Le club est à cet égard une révolution par rapport au salon,
où hommes et femmes se côtoyaient. La séparation à l'anglaise choque, sur
le moment quelques observateurs, comme le baron Grimm, et plus
généralement les femmes, qui se plaignirent parfois de passer, dans les
préoccupations masculines, après le club, la Bourse et les chevaux.

La naissance et la rapide multiplication des sociétés savantes, déjà


évoquées, écarte vite du cercle ceux qui y voyaient surtout l'activité
littéraire, artistique ou scientifique. Même peu spécialisées, les associations
de la sorte recueillent une part de l'héritage intellectuel des salons. Le cercle
s'en tient alors à deux fonctions, l'une de simple rencontre dans un milieu
connu, l'autre d'information. On y lit les journaux, on y échange les
nouvelles.

Les cercles éphémères de la Restauration sont purement mondains. Ainsi


le Cercle de la rue Grammont, créé en 1821, ou le Cercle français, créé en
1824, tous deux dissous en 1826. Les sociétés de pensée d'avant 1789 ont
laissé de mauvais souvenirs aux ultras, et le cercle est suspect. Les choses
changent ensuite, surtout après 1830, même si la Monarchie de Juillet n'est
guère plus libérale à l'égard des associations et tient pour séditieuse toute
réunion où l'on pourrait bien parler de politique. Louis-Philippe sait bien ce
qu'il doit aux réunions tenues à partir de 1820 dans le salon de Laffitte où
l'on dansait le jeudi mais où, les autres soirs, on parlait de politique en
jouant aux cartes.
C'est donc une passion commune, le plus souvent sportive, qui va
permettre l'éclosion d'un cercle dans les années 1830. Le cheval joue là un
grand rôle, comme pour le Cercle de l'Union que fonde en 1828 le duc de
Guiche, et pour le Jockey Club qui complète en 1833 la Société
d'encouragement pour l'amélioration des races de chevaux, plus tard pour le
Polo de Paris (1892) et l'Étrier (1895). Malgré tout, l'équitation se combine
dans les débuts avec les affinités politiques : l'Union est légitimiste, le
Jockey orléaniste. D'autres passions font naître des cercles : l'agronomie
pour le Cercle agricole (1835) qui sera en 1916 le Nouveau Cercle, le tir
pour le Cercle du Bois de Boulogne (1899), l'automobile pour
l'Automobile-Club-de France (place de l'Opéra en 1895, puis place de la
Concorde en 1901). La gastronomie en unit d'autres, depuis le Club des
Cent (1912) et l'Académie des Gastronomes (1928). Il est des associations
de bibliophiles, de collectionneurs, de wagnériens, d'œnologues, d'amateurs
de whisky ou de cigares.

Le lien peut être une activité professionnelle : le Travellers accueille


depuis 1850 des hommes d'affaires du monde entier, le Cercle de l'Union
interalliée - l'Interallié - réunit en 1917 les militaires des états-majors
présents à Paris, avant de s'ouvrir tout simplement à qui y est coopté et
bénéficiera ainsi d'un réseau de 121 clubs correspondants établis dans 32
pays. France-Amérique et la Maison de l'Amérique latine sont aussi des
cercles où s'entretiennent les relations sociales qui sont souvent des
relations d'affaires. Le Cercle militaire accueille les officiers et leurs
familles, le Cercle républicain affiche dès 1898 sa vocation qui est
d'assembler les élites d'un régime qui va s'affermissant, et le Siècle réunit
depuis 1945 des hommes politiques, des hauts fonctionnaires et des
dirigeants du monde des affaires. On ne compte pas les associations
d'ingénieurs ou de journalistes spécialisés. Il est aussi des références
historiques, comme plusieurs générations de Parisiens pour les Parisiens de
Paris ou un ancêtre ayant participé à la Révolution américaine pour les
Cincinnati et les Filles de la Révolution américaine,

Beaucoup de cercles évoluent depuis 1918 vers deux activités assez


différentes : le jeu et les rencontres mondaines. Quelques-uns, parmi les
plus anciens, conservent leur vocation et ne s'ouvrent qu'à un milieu défini à
l'avance et parfois justifié par une passion commune.

Le monde du spectacle a également ses lieux de rencontre. À la limite du


club, du café et du cabaret, bien des «boîtes» jouissent d'une réputation que
la mode défait parfois aussi vite qu'elle l'a faite.

Le peuple, lui, se répartit entre des cafés où les habitués ont leur table,
leurs habitudes et parfois leur bouteille, et des lieux d'excursion parmi
lesquels il convient de faire une place de choix aux guinguettes. Mais la
convivialité de cercle ne se limite pas à la seule classe dominante. Tout
Paris aspire à constituer des «sociétés», durables ou éphémères, définies par
ses affiliés et par un lieu de réunion. On connaît dès le temps de la
Restauration des «sociétés» dont le double objet est de manger et boire
ensemble, et de chanter chacun son tour. Les Lapins, les Lyriques, les
Joyeux, les Bons Enfants ont leurs assises dans des restaurants sans façons
où l'on peut mener tapage. Il est des sociétés d'étudiants, comme les
Badouillards ou les Bousingots, qui n'ont d'autre ambition que d'assembler
des farceurs. La clientèle habituée d'un café forme pour ses fidèles une sorte
de cercle non déclaré.

Longtemps, la boutique du barbier a joué pour le bourgeois comme pour


le menu peuple, le même rôle de cadre et d'occasion d'une convivialité
brève mais quotidienne à l'échelle du quartier. Témoin ou confident, le
barbier est un excellent assembleur d'informations. C'est le moindre coût du
miroir et du rasoir qui, à partir du XVIIIe siècle, raréfie la fréquentation
quotidienne du barbier et n'en laisse que celle, plus épisodique, du coiffeur.
Notons pour l'anecdote que la concentration dans la capitale de notables en
tout genre donne au Parisien moyen des chances particulières de s'y trouver
un jour assis à côté d'une célébrité du monde politique, littéraire ou
artistique.

LE BADAUD
Le Parisien consacre, de toute ancienneté, une part notable de son temps
à contempler la rue. Le seuil ou la fenêtre ont longtemps été un
observatoire. C'est de là que le Parisien du XVe siècle comme celui des
années 1950 prend le temps de regarder vivre son quartier. En 1430, c'est
sur un banc devant sa porte, où il s'endort après dîner comme, écrit le
Bourgeois de Paris, on fait en été, que le gardien de la Bastille est occis par
un prisonnier élargi qui va en profiter pour lui subtiliser ses clés et libérer
ses amis. Villon est assis sur le seuil de Saint-Benoît-le-Bétourné, rue Saint-
Jacques, quand il a un soir de Fête-Dieu, en 1455, avec le prêtre Philippe
Sermoise l'altercation qui conduira celui-ci au cimetière et le poète à la
marginalité. Cinq siècles plus tard, la chaise devant la porte fait encore
partie du paysage parisien. L'information circule alors de fenêtre en fenêtre.
Là encore, la télévision a sonné le glas de cette convivialité faite d'aération
et de curiosité.

Sous toutes les formes qu'ils peuvent prendre au fil des siècles, le
spectacle de la rue, la devanture des magasins et l'incident quotidien
arrêtent le Parisien dans sa marche. L'attroupement l'attire. «Il ne faut qu'un
regardeur pour amuser le reste», observe au XVIe siècle Noël du Fail. Et
Rabelais de noter que le Parisien est à ce point sot, badaud et inepte que le
premier bateleur venu ou un mulet avec ses cymbales suffisent à attirer plus
de foule qu'un prédicateur. Les vide-gousset le savent bien, qui volent
aisément à la tire, sur le Pont-Neuf ou à la foire Saint-Germain, le bourgeois
qui bâille aux corneilles, qui bade, l'esprit occupé par quelque spectacle. On
s'attarde sur le passage d'un cortège. Jusqu'au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale, un cheval tombé dans ses brancards immobilise les
passants. On regarde longuement l'intervention des pompiers ou de la
police, ou le repêchage d'un noyé. Les années 1960 ajoutent un spectacle
nouveau : l'enlèvement des voitures.

La Seine en crue attire le badaud. La débâcle de janvier 1820 fait des


morts, écrasés par la bousculade sur les quais. Toute crue est objet de
promenade dominicale. Le XXe siècle arme en ces cas-là le badaud d'un
appareil photo, puis d'une caméra. Bien sûr, l'événement fait venir la foule.
L'inauguration d'un pont ou d'un boulevard est une bonne occasion. La
Concorde est noire de monde le 25 octobre 1836 pour voir ériger
l'obélisque. On l'a vu, les entrées solennelles ne mobilisent pas seulement
ceux qui sont de service. Une éclipse fait sortir tout un chacun de chez soi.
En 1881 comme en 1807, la comète est un événement. Tout Paris est dans la
rue pour les aurores boréales du 22 octobre 1839, du 2 janvier 1853, du 15
avril 1869. Le Parisien du XXe siècle saura que ces phénomènes ne sont
plus pour lui : la ville est un mauvais lieu d'observation. Il ne laissera
cependant pas de s'étonner quand, le 7 mai 1988, Paris se trouvera sous une
pluie de sable saharien.

Le Parisien est friand de toute curiosité, et l'incident retient le passant. Un


noyé masse la foule sur le parapet du quai, la grande échelle des pompiers
provoque l'attroupement. Le grand problème des policiers et des pompiers
sera toujours d'éviter que le public ne reçoive des balles perdues et de
dégager le passage des ambulances. En 1429, des milliers de gens vont à
pied jusqu'à Aubervilliers pour voir de leurs yeux des sœurs siamoises.
Quelques jours plus tard, il y a foule près des Halles en la rue de la
Chanvrerie pour admirer un veau à deux têtes, huit pieds et deux queues.
Puis on se rend près de Saint-Eustache pour voir un porcelet qui a deux
têtes mais se contente de quatre pattes. En 1827, Paris s'émerveille aussi
bien d'Indiens emplumés que d'une girafe offerte à Charles X. On vend six
cent mille billets pour la girafe. En 1954, le Parisien fait la queue sur
l'esplanade des Invalides et paie un droit d'entrée pour voir sous un
chapiteau une baleine nommée Jonas. La semaine suivante, l'humoriste
Pierre Dac présentera aux mêmes, sous un autre chapiteau, un goujon de 12
centimètres nommé Nanard. Il est juste de dire qu'on avait déjà mobilisé les
Parisiens en 1830 pour voir, place de la Concorde, une baleine.

Le bon goût est souvent absent du divertissement. Les spectateurs


s'amusent beaucoup quand on organise dans le parc de l'hôtel d'Armagnac,
en 1425, un concours d'aveugles : on lâche entre eux un énorme porc, et
chacun doit tenter de le gagner en le tuant à coups de gourdin. Le porc s'en
tirera, non les aveugles, qui s'assommeront l'un l'autre pour la joie du
public. Le lendemain, les paroissiens de Saint-Leu-Saint-Gilles imaginent
de graisser le mât dressé au coin de la rue Quincampoix et de la rue aux
Oies (rue aux Ours), mât auquel s'efforcent de grimper les jeunes gens
tentés par l'oie grasse qui, dans un panier juché à six toises de hauteur,
constitue le prix d'un autre concours.
De l'avaleur de sabre au cracheur de feu et de la chanteuse de carrefour
au tribun folklorique que fait naître périodiquement le quartier Latin,
quiconque est en mal d'un public épisodique sait, depuis des siècles, que le
Parisien s'arrête pour voir ce qui se passe. Des jongleurs du Moyen Âge aux
camelots de notre temps, il y a toujours quelque chose à voir et à entendre
quelque part. Les lieux et les acteurs ont varié. Le jongleur est à la foire
Saint-Germain, son successeur des temps modernes est aux Tuileries ou sur
le Pont-Neuf. Le XVIIIe siècle et la Révolution ajoutent les orateurs de
carrefour et ceux du Palais-Royal. L'attraction du XIXe siècle a pour scène
les Boulevards. En 1831, le préfet de Police autorise en vingt-six
emplacements l'activité des saltimbanques. Le jongleur du XXe siècle a
d'abord occupé les places publiques, notamment celles où une station de
métro renouvelle sans cesse le public. Il a ensuite fait sienne la place située
devant le centre Pompidou.

Accompagné ou non d'un musicien, d'un orgue de Barbarie ou d'un


accordéon au XIXe siècle, d'un magnétophone à la fin du XXe, le chanteur
des rues est en effet de tous les temps. Au XVe siècle, Villon apparaît déjà
comme un chansonnier qui va de taverne en taverne : c'est la mémoire des
auditeurs qui fondera les premières éditions de son œuvre, non le moindre
manuscrit. Au siècle suivant, malgré l'interdiction formulée en 1535 par le
Parlement, les étudiants pauvres vont dans les rues, chantant des saluts qui
leur valent quelques aumônes. Il est de bon ton d'aller donner l'aubade ou la
sérénade à un puissant. Au XVIIIe siècle, Mercier se plaint d'entendre ainsi
à toute heure sous sa fenêtre les pires musiques propres à faire tomber des
piécettes de cuivre. Dans les années 1950 encore, le chanteur organisé fait
sur la place ou sous le métro aérien un attroupement durable dont il attend
quelques pièces et auquel il vend le feuillet imprimé de sa chanson. Celui
qui se contente d'aller de trottoir en trottoir en chantant, le nez levé vers les
fenêtres d'où tombent les pièces - enveloppées dans un morceau de papier
pour éviter qu'elles ne roulent - ou les cigarettes fait figure de mendiant à
côté de l'artiste des carrefours. Mais les choses changent. Le Parisien
installé devant sa télévision n'aurait que faire du chanteur ambulant. Aux
lieux de passage, nul ne prend le temps d'écouter une chanson à paroles ou
une rengaine. Dans les couloirs du métro ou sur les trottoirs, la guitare ou la
trompette remplacent le chant. La tradition de Villon ne se perpétue que
devant les restaurants à terrasse.
Tout autant que le badaud qui est un spectateur plus souvent qu'un client,
le camelot est un personnage typique du pavé parisien. À la fois héritier
dégradé du crieur, du mercerot et du regrattier du Moyen Âge et des
marchands à la sauvette du XVIIe siècle, il n'est toléré sous Louis-Philippe
que s'il est indigent recensé comme tel et domicilié à Paris. En fait, on
trouve alors des milliers de marchands ambulants de tous les genres, en tous
lieux et pour toutes sortes de denrées. Le moderne camelot n'est plus un
vendeur à la sauvette qui «se sauve» à la vue des policiers. C'est un
commerçant ambulant qui, payant patente, s'établit en un lieu de passage et
attire le chaland par son bagout plus que par la qualité de sa marchandise.
Mais il subsistera des marchands à la sauvette jusqu'au transfert des Halles
à Rungis, transfert qui fait disparaître leur principal approvisionnement : les
invendus des maraîchers.

N'oublions pas ce qui se mange en marchant. Au XVIIe siècle, on vend


déjà dans la rue des oublies et des pâtés. Le XIXe siècle ajoute en hiver les
marrons chauds. Le XXe fait apparaître l'hiver les fourneaux des fabricants
de crêpes, l'été les voiturettes des marchands de glaces, en tout temps les
éventaires de nougat ou de gaufres.

Ne nous voilons pas la face : longtemps, le châtiment des criminels a


constitué un spectacle de choix. Le Parisien du Moyen Âge en est friand.
On promène le condamné : les gibets sont éloignés des prisons, la nécessité
de ne pas traverser la justice voisine conduit à des détours et il faut, après
tout, donner un exemple au public. Du Châtelet au gibet de Montfaucon ou
à la Croix du Trahoir, de la prison de Saint-Éloi au gibet de la porte
Baudoyer, il y a un bon quart d'heure de charrette. De la prison de l'abbé de
Sainte-Geneviève à son gibet de Vanves, il y a deux heures. Sur le passage
comme devant le gibet ou l'échafaud, le public lance des quolibets. Après
avoir baisé une image pieuse, le prévôt Pierre des Essarts, que l'on décapite
aux Halles le 1er juillet 1413 et qui n'a cessé d'être, dans la charrette, agité
d'un rire hystérique, demande aux assistants d'attendre que sa tête soit
tombée pour «lui dire son fait». Un demi-siècle plus tard, la Ballade des
pendus exprime moins la crainte de la mort - Villon se croit alors perdu -
que celle des rires qui vont saluer son ultime parcours : «Ici n'a point de
moquerie ».
Il y a ensuite le cri. On déclame à voix forte la raison pour laquelle on va
pendre, ou couper une oreille. Cela veut être une leçon de morale. Pour les
assistants, c'est un fait divers. C'est parfois une revanche, quand le
condamné a coûté cher au contribuable ou quand il a tenu d'une main trop
ferme la police de la ville.

On procède enfin à l'exécution. Pour le peuple, qui tient le pilori ou le


gibet pour l'un des hauts lieux du spectacle gratuit, c'est un spectacle fort
varié. Le blasphémateur a la langue fendue, ou brûlée au fer rouge s'il est
récidiviste. Le voleur se voit couper une main, ou les deux, s'il n'est pendu
comme irréductible. Le faux-monnayeur est bouilli dans une chaudière.
L'empoisonneuse et la sorcière sont brûlées sur un bûcher. La voleuse est
enfouie dans un tas de sable, non sans qu'une ventrière ait constaté que la
condamnée n'est pas enceinte : si elle l'est, on attend la naissance pour
l'enfouir. Le suicidé est porté raide mort au Châtelet où l'on constate la mort
- on le «visite» - avant de l'aller pendre dans les règles. Le grand criminel,
celui qui a comploté contre le roi, est traîné par la ville à la queue d'un
cheval, puis disloqué et exposé par morceaux. On s'étonne en 1445 de voir
crucifier une voleuse d'enfant qui a crevé les yeux de sa victime afin d'en
faire un meilleur mendiant : Paris n'a pas vu de croix ainsi dressée depuis
longtemps. En 1665 encore, un valet flamand qui a poignardé à mort son
maître se voit d'abord couper le poing, puis est rompu vif en place de Grève
et enfin brûlé; on note qu'il respire encore quand, trois heures après le début
du supplice, on le porte au bûcher. Le sort du condamné n'est pas meilleur
quand, après l'avoir rompu, on le laisse finir « le reste de sa vie » sur les
roues, ce qui signifie quelques heures d'une lente agonie. Tel qui est
condamné à être décapité puis pendu se trouve hissé à la potence par une
corde passée sous les aisselles, et l'on n'oublie pas la tête, placée au bout
d'une pique.

On exécute au moins une fois par semaine, mais le spectacle est d'autant
plus choisi qu'il sort de l'ordinaire. Tout le monde admire le bourreau
Capeluche qui, en 1418, aiguise lui-même la hache et montre à son valet
l'endroit où il faut frapper avant de se laisser décapiter comme s'il s'agissait
d'un autre. Puisqu'on a d'abord décapité, puis dépecé le capitaine Colinet de
Puiseux, coupable d'avoir livré le pont de Saint-Cloud vendu aux
Armagnacs, on pend son tronc dans un sac et on hisse sa tête sur une pique
pendant que des valets vont aux quatre portes principales de la ville pendre
au bout d'une perche qui un bras, qui une jambe. On exposera de même, en
1474, dans quatre bonnes villes du royaume, les membres de Jean Hardi,
coupable d'avoir voulu empoisonner Louis XI.

Tout Paris est sur la place de Grève, le 19 décembre 1475, pour voir
tomber la tête du connétable de Saint-Pol. L'exécution de Beaune de
Semblançay, le 12 août 1527, provoque le même intérêt chez des Parisiens
qui s'amusent de voir au bout d'une corde celui qui les a si longtemps
nargués du haut de sa puissance et qui, sur le chemin de la potence, a salué
de sa charrette les badauds parmi lesquels il apercevait des connaissances.
Certes, le spectacle est alors celui d'une chute retentissante. Mais on se
déplace pour de moindres coupables. Tel, auquel on se contente de couper
une oreille, crie plus longtemps qu'un pendu trop vite étranglé. Le routier
Sauvage de Frémonville que l'on pend en 1427 se débat tellement que le
bourreau manque son nœud et que le supplicié retombe en se brisant les
reins. On le pend de nouveau malgré ses hurlements, et le Bourgeois de
Paris, qui n'est pas un mauvais homme, trouve que c'est bonne justice. Mais
on apprécie le coup de théâtre lorsqu'en 1524 la grâce royale sauve, au pied
de la potence, le sire de Saint-Vallier. Ce n'est pas le roi mais la foule qui, le
5 juillet 1649, délivre de force l'imprimeur Claude Morlot que l'on va
pendre en Grève pour avoir publié des feuilles immorales. Les Parisiens se
pressent le 27 novembre 1674 devant la Bastille pour voir décapiter le
chevalier de Rohan, un comploteur imaginatif qui voulait soulever une
partie du royaume avec l'aide des Espagnols et proclamer la République à
l'image des Pays-Bas. Ils sont également nombreux en place de Grève le 17
juillet 1676 pour voir décapiter - elle était noble - puis brûler la Brinvilliers.
Mme de Sévigné est allée sur le pont Notre-Dame pour voir passer
l'empoisonneuse effondrée sur la paille de la charrette fatale. Quatre ans
plus tard, Paris fait grand cas de l'exécution de la Voisin, brûlée vive le 22
février 1680 sur la même place de Grève. Cette fois, Mme de Sévigné a vu
passer rue Saint-Antoine le sinistre cortège d'une fenêtre de l'hôtel de Sully.
Et ces empoisonneuses donnent de surcroît à parler : les salons bruissent de
leurs méfaits et de leurs clientèles, mais aussi de leurs derniers moments et
de leurs paroles édifiantes à l'article de la mort. Il y a foule en Grève le 27
novembre 1721 pour voir rouer à mort le célèbre Cartouche, comme le 28
mars 1757 pour voir écarteler et déchiqueter Damiens, l'assassin manqué de
Louis XV.

L'exécution n'est le plus souvent que la réplique de la société à l'audace


des larrons et à la cruauté des assassins. L'insécurité pousse à applaudir au
spectacle de la potence. Tous les volés de Paris se pressent en 1665 pour
voir pendre la Valentin, une larronnesse et receleuse qui a trop longtemps
nargué la police.

Naturellement, on colporte les anecdotes qui enrichissent l'événement.


Ainsi de ce vieillard de quatre vingt-deux ans qui se vante en 1661 de sa
généalogie : il a appris le métier de son père, grand coupeur de bourses sous
Henri IV. Le voir pendre présente un intérêt quasi historique.

Le bûcher passe, la potence et le pilori restent. La justice d'Ancien


Régime offre donc un spectacle durable. On va voir les délinquants exposés
au pilori des Halles. Le spectacle des pendus est familier au simple passant.
À des fins d'édification, on laisse le pendu au gibet tant que la corde veut
bien le tenir. Le Parisien peut alors contempler les revers de fortune en
voyant là, les yeux crevés par les oiseaux, ceux dont il a jalousé le pouvoir
et l'enrichissement. Pendu à Montfaucon le 30 avril 1315, le tout-puissant
Enguerran de Marigny reste au gibet jusqu'en 1317. L'ancien capitaine
orléaniste de Paris Jean de Montaigu, que l'on décapite le 17 octobre 1409,
est pendu mort à Montfaucon, sa tête exposée à côté du corps au bout d'une
pique; on ne les en retirera que le 20 septembre 1412. Pendus en novembre
1411, les restes de Puiseux demeurent au gibet des Halles et aux portes
jusqu'en septembre 1413. Le Bourgeois ne trouve qu'une chose à critiquer :
que l'on porte en terre bénite, c'est-à-dire au cimetière, un traître qu'il aurait
voulu voir brûlé ou jeté aux chiens. Exécuté en décembre 1427, Sauvage
demeure pendu jusqu'en septembre de l'année suivante. Villon n'a rien
exagéré dans sa peinture des cadavres noircis dont pies et corbeaux ont
crevé les yeux et arraché la barbe.

Ne parlons pas des exécutions de la Terreur. Il y a foule pour voir tomber


les têtes sous le couperet imaginé par le docteur Guillotin afin que l'on ne
voie plus le bourreau frapper dix fois de sa hache avant de parvenir à ses
fins. L'ancienne place Louis-XV est noire de monde pour voir tomber la tête
du roi. Les autres exécutions ont d'abord lieu sur l'ancienne place du
Carrousel, rebaptisée place de la Réunion. Après l'installation de la
Convention aux Tuileries, la guillotine émigrera vers la place de Grève,
puis sera à demeure sur la place de la Concorde jusqu'à ce que la
protestation des riverains insupportés par le défilé des charrettes la fasse
installer trois jours place de la Bastille et finalement, en juin 1794, place du
Trône renversé (auj. de la Nation). Les Parisiens jugent d'ailleurs que la
guillotine abrège fâcheusement le spectacle, et l'on en entend qui chantent :
«Rendez-moi ma potence ! » Bref, on regrette la pendaison, avec son
accompagnement de criailleries.

L'échafaud des temps quasi paisibles n'est pas moins regardé que celui
des temps de massacre. Sous la Restauration, pour peu qu'on guillotine
quelqu'un devant l'Hôtel de Ville, il y a du monde sur les toits et jusqu'au
sommet des tours de Notre-Dame. On se bouscule pour voir, le 7 juin 1820,
guillotiner Louvel, l'assassin du duc de Berry. Un condamné est-il gracié au
pied de l'échafaud, et le bon peuple récrimine : on lui a fait perdre son
temps. Les choses n'auront que peu changé au XXe siècle. Il faudra le
scandale provoqué en 1939 par l'exécution de l'assassin Weidmann à
Versailles – les Parisiens sont venus et ont loué des fenêtres pour la nuit afin
de ne rien manquer – pour que l'on décide enfin d'exécuter les condamnés
hors de la vue du public. On avait vu au XVIIe siècle les Parisiens chercher
dans les cendres quelques os de la Brinvilliers pour s'en faire des souvenirs.
Au XXe, on en verra tremper un mouchoir dans le sang d'un assassin.

LA PROMENADE

Tout autre est la promenade. Il arrive qu'elle ait un objet, et aller à la foire
en est un. C'est la première fête que se donne le bourgeois hors des
célébrations religieuses et des processions où il montre la bannière de sa
paroisse ou de son métier. Avant même la naissance du théâtre, la foire est
divertissement. Si elle est avant tout un lieu d'échanges commerciaux, elle
est pour la majorité des Parisiens une occasion périodique de se changer les
idées. Depuis le Moyen Age, on y va pour boire et manger en compagnie,
chanter et danser, jouer à la pelote et applaudir les jongleurs. On conte
fleurette. On s'encanaille. On se fait, aussi, couper la bourse.

La fête foraine dérive de la foire, son nom l'indique. Le divertissement


est largement commencé dès le Moyen Âge quand les étudiants vont
s'amuser au Lendit de Saint-Denis sous prétexte d'y acheter un parchemin
qu'ils se procureraient aussi bien dans l'une des trois rues de la
Parcheminerie de Paris. Il devient l'essentiel au XVIe siècle, quand on va à
la foire Saint-Germain pour ses bateleurs plus que pour ses marchands. La
foire au Pain d'épice, petite manifestation d'un commerce aux objets limités,
n'est encore au XVIIIe siècle que le «Petit Lendit» de l'abbaye de Saint-
Antoine. Elle devient au milieu du XIXe siècle la foire du Trône et se dote
d'attractions fort semblables à celles des grands parcs. Ceux-ci sont, à
l'ouest, l'objet des promenades de la petite bourgeoisie. La foire du Trône
est, à l'est, celui des beaux dimanches populaires. Connue dès le XVe siècle
et transportée de la Cité au faubourg Saint-Martin, puis au faubourg Saint-
Antoine, la foire aux Jambons que complète un marché aux puces
épisodique, la foire à la Ferraille, est également animée de manèges et de
tirs forains. Pour la plupart, ces manifestations ont été récemment reportées
hors la ville, cependant que des attractions foraines prenaient
périodiquement place dans le jardin des Tuileries.

Les embarras de Paris auraient longtemps rendu saugrenue l'idée d'aller


marcher pour le plaisir. C'est avec l'urbanisme que naît au XVIe siècle la
notion d'une telle déambulation. L'usage définit alors des lieux où le
promeneur est assuré d'une certaine tranquillité et peut à la fois voir et être
vu. La promenade est l'une des manifestations de l'élégance. Le Tout-Paris
qui n'avait pas accès au XIVe siècle aux charmilles de l'hôtel Saint-Paul
profite maintenant des jardins du roi. La cour et la ville se retrouvent à pied
autour des bosquets et des fontaines des Tuileries, à cheval dans cette sorte
de manège ouvert qui occupe l'emplacement de la future rue de Rivoli, ou
plus à l'ouest vers ce qui sera les Champs-Élysées. Pendant que les maîtres
déambulent dans les Tuileries, les laquais qui les ont accompagnés mènent
leur train devant les grilles. Au XVIIIe siècle, l'habitude se prend d'aller le
soir prendre l'air sur le cours la Reine, en bordure de la Seine, où Marie de
Médicis a fait planter trois allées d'ormes. On y danse. On y conte fleurette
assez avant dans la nuit. On ne va pas moins, à pied, à cheval ou en
carrosse, déambuler cours de Vincennes sous les quatre rangées d'ormes
plantés par ordre de Louis XIV.

Les Boulevards – entendons ceux que dessine l'enceinte démolie par


Louis XIV – deviennent à la fin du XVIIIe siècle l'un des buts de la
promenade parisienne. Le théâtre s'y est fixé pour échapper au monopole
des deux compagnies privilégiées, les Comédiens-Français et les
Comédiens-Italiens. L'Opéra s'y trouve aussi. Ils sont une première
attraction, qui en fixe d'autres, faisant naître, sous la Monarchie de Juillet,
sur les mêmes Boulevards ces agréments de la vie mondaine que sont les
restaurants et les cafés. Entre le boulevard des Italiens et le boulevard
Montmartre, on a ses habitudes au Café de Paris, au Café anglais, au Café
Riche, à la Maison dorée, chez Frascati, chez Tortoni. On y loue des
chaises. Les « dandys » des années 1820 y montrent leur élégance et leur
fatuité. Le bourgeois y conduit sa famille. Plus à l'est, c'est le «Boulevard
du Crime», où l'on joue des mélodrames et où la foule applaudit ce théâtre
populaire dont elle ne connaît le plus souvent que la parade devant la porte.
Avec son jardin en terrasse, le Café turc du boulevard du Temple est aussi
célèbre que le Tortoni du boulevard des Italiens. Le succès des Boulevards
ne se démentira pas lorsqu'entre les deux guerres le cinéma se joindra au
théâtre. Les films en exclusivité – comme aux Champs-Élysées – se
compléteront pour beaucoup d'une glace mangée au Napolitain.

Le XIXe siècle voit se dessiner un public pour chaque parc. Les


mondains vont aux Tuileries, où sont interdits les ouvriers en blouse.
Vieillards, étudiants et enfants se partagent le Luxembourg. Les Champs-
Élysées sont envahis par le peuple et ne gardent leur réputation d'élégance
que dans les contrées reculées. Le luxe et le «monde» ne se montrent que
plus loin. Il faut une voiture ou un cheval pour aller au Bois. Le métro
démocratisera au XXe siècle la promenade au Bois, mais celui-ci gardera
quelque temps son prestige, dû à la fois aux allées cavalières, aux clubs
sportifs et aux hippodromes. L'avenue du Bois que peint en 1925 Van
Dongen (New York, coll. R. Lehman) est encore peuplée de promeneurs
élégants et de cavaliers au cœur d'un gigantesque embouteillage de voitures
automobiles.
C'est au XVIIIe siècle que le bois de Boulogne – «le Bois» – entre dans la
vie parisienne. On va aussi au bois de Vincennes et à celui de Saint-Cloud.
Né de l'ancienne procession du pèlerinage supprimée pour mauvaise
conduite généralisée, le défilé de Longchamp est, au milieu du XVIIIe
siècle, un événement mondain qui occupe une partie de la Semaine-Sainte.
Au vrai, c'est une sorte de fête du printemps. Elle connaît encore un grand
succès après Thermidor. Napoléon III fait redessiner le Bois en manière de
parc anglais, avec des lacs ouverts au canotage. C'est la promenade à la
mode pour qui caracole ou se montre en calèche découverte. L'acquisition
par la Ville du parc de Bagatelle, après la mort de son propriétaire Richard
Wallace, ajoute en 1905 au plaisir que tirent du Bois les Parisiens.

Semblablement redessiné à partir de 1852, agrémenté lors de l'Exposition


coloniale de 1931 de la présence d'un jardin zoologique – «le Zoo» –
entièrement réaménagé en 1934, et en 1968 d'un parc floral, le bois de
Vincennes ne parviendra jamais à la notoriété du bois de Boulogne.
Napoléon III voulait offrir aux populations modestes des quartiers de l'est
l'équivalent de ce qu'il procurait aux beaux quartiers de l'ouest avec le bois
de Boulogne. Le propos social était louable, et traduit dans l'action, car le
bois de Vincennes coûtait plus cher à établir que celui de Boulogne, mais
l'empereur ne voyait pas le vécu du Parisien : on alla plus facilement en
calèche de la plaine Monceau au bois de Boulogne qu'à pied du faubourg
Saint-Antoine ou de Ménilmontant au bois de Vincennes. Au XXe siècle, la
faveur demeure à l'ouest, et les jolies maisons particulières qui bordent le
bois à Vincennes et à Saint-Mandé ne souffrent pas la comparaison avec les
prestigieuses adresses de l'avenue du Bois – devenue en 1929 l'avenue Foch
–, du boulevard Lannes ou de l'avenue Raphaël, et à Neuilly du boulevard
Maurice-Barrès.

Le parc d'attractions dérive du jardin public, mais il y ajoute des


divertissements organisés. Le Palais-Royal avait ouvert la voie au XVIIIe
siècle, en combinant la promenade et le spectacle des magasins. Le jardin
Ruggieri, créé en 1766 au nord de la rue Saint-Lazare, offre des feux
d'artifice et des pantomimes, puis sous l'Empire des montagnes russes ou
«promenades aériennes» et même des ascensions en ballon. À la même
époque, la Folie Boutin, puis Tivoli connaissent la célébrité. Folie d'un fils
de financier, ce jardin ouvert au public les dimanches et jeudis entre la rue
Saint-Lazare et la future rue d'Amsterdam est le grand parc à la mode
pendant la Révolution. On y voit Marie-Antoinette aussi bien que plus tard
les conventionnels. Devenu Tivoli, il demeure jusqu'en 1810 l'un des hauts
lieux de la promenade élégante et du rendez-vous mondain. D'autres
établissements de la sorte voient le jour avant la Révolution et prospéreront
jusqu'au Second Empire : le Ranelagh près du bois de Boulogne, la Grande
Chaumière à Montparnasse, le Colisée aux Champs-Elysées. Créé par les
frères Ruggieri, le jardin Beaujon connaît une grande vogue sous Louis
XVIII. C'est entre la Monarchie de Juillet et le Second Empire que,
remodelée en jardin classique vers 1835 par l'architecte de la Concorde
Jacques Hittorff, puis en jardin à l'anglaise vers 1853 par l'homme de
confiance de Haussmann, Jean-Charles Alphand, la partie inférieure des
Champs-Élysées devient un véritable parc, riche de nombreux
établissements d'attraction. On y trouve un « Carré des Jeux », un Panorama
à la gloire des victoires du Premier Empire, le Cirque d'été, un théâtre – les
Bouffes-Parisiens (auj. théâtre Marigny) – et des cafés-concerts, des
restaurants et des salons de thé, des kiosques à musique, des marionnettes et
des chevaux de bois. Le Palais de Glace y prend place en 1893, alors que le
jardin commence de l'emporter sur les attractions.

Outre l'agrément quotidien, les parcs sont, à la veille de la Révolution, le


cadre de fêtes, de bals, de spectacles. L'essentiel est que l'on s'y amuse en
rencontrant du monde. La plupart de ces établissements fermeront sous la
Restauration, faute de public.

De nouveaux jardins d'agrément apparaissent au XIXe siècle, dans la plus


pure tradition du siècle précédent, mais avec une profusion d'attractions qui
traduit l'objet économique des nouveaux entrepreneurs de plaisir. Ceux-ci
bénéficient à la fois de la nationalisation des biens du clergé, qui a mis sur
le marché immobilier, dès le Directoire, de vastes jardins naguère propriété
de couvents ou de collèges, et d'une anglomanie qui met à la mode le jardin
et le grand air. Ouvert en 1827 non loin de l'ancien, à l'angle des rues
Blanche et de Clichy, le nouveau Tivoli offre aux promeneurs un véritable
décor de théâtre, avec ses rocailles, ses toiles peintes, ses jeux, ses
montagnes russes, ses marionnettes, ses cafés, ses restaurants. Il en va de
même du jardin Mabille, en haut de l'avenue Montaigne, que Victor Mabille
illumine en 1843 de trois mille réverbères à gaz. À Tivoli comme au bal
Mabille, on danse tous les soirs. On y donne des fêtes, avec ascensions en
ballon et feux d'artifice. On y organise des concerts. Le demi-monde y
fréquente. Le bourgeois s'y distrait. Tivoli ferme en 1840, Mabille dure
jusqu'en 1875. On tentera de reconstituer, en 1909, au bout de l'avenue de la
Grande-Armée, un parc d'attractions qui sera plutôt une fête foraine
permanente, Luna Park. Il disparaîtra après la Seconde Guerre mondiale,
son rôle étant aujourd'hui repris par le plus lointain Euro Disney.

Le public se lassa des attractions. Les uns voulaient se promener, les


autres danser. Le Ranelagh des bourgeois de Passy et la Grande Chaumière
ou le bal Bullier des étudiants du quartier Latin n'étaient plus que des
jardins à guinguettes, mais des guinguettes ouvertes en toute saison.
Rebaptisé Colisée en hiver et Trianon en été, le Vauxhall de la rue Saint-
Martin était une simple salle de bal. Installés dans l'ancien bazar Chabrand
de la rue Saint-Honoré, les Champs-Élysées d'hiver de Philippe Musard
offraient, avec un café et une orangerie, une salle ou l'on donnait selon les
heures le concert aux bourgeois ou la danse au petit peuple. On y vit Johann
Strauss père diriger le Carnaval de 1838. Dans le voisinage, les bals publics
se multiplièrent. C'est la grande époque des Champs-Élysées comme lieu
d'élection de la fête populaire. Quant au Tivoli, son entrepreneur fit faillite.
Le successeur réduisit la dépense. On supprima les attractions. Tivoli
redevint une promenade et une salle de bal.

Le bal public va rester la distraction par excellence du menu peuple qui


n'entend que de loin le son des bals mondains. Pendant toute la Monarchie
de Juillet, Paris danse sous les lampions et jusque dans la Cité. La
militarisation de Paris, qui devient ville de forte garnison dans le temps
même où Thiers la pourvoit d'une nouvelle enceinte, accentue la popularité
de quelques bals où le militaire sait trouver la partenaire que lui vaut le
développement concomitant d'industries textiles à main-d'œuvre féminine.
C'est au bal de Vincennes ou de Grenelle que le dragon rencontre la
cousette, quand ce n'est la prostituée. La rivalité du militaire et de l'ouvrier
dégénère parfois en bagarres. La guinguette fait fortune, tout autant que la
salle de bal. Faut-il ajouter que cela fait l'affaire des musiciens de talent
moyen?
Avec moins de prétention que le Ranelagh ou Tivoli, mais absolument
gratuit, le square joue un rôle original d'espace de promenade, de jeu ou de
rencontre. Ils s'inscrit à la suite des jardins royaux ouverts au public,
comme les Tuileries ou le Jardin du roi, mais aussi de ces parcs d'attraction
reconvertis dans la simple fonction de promenade. Amoureux des arbres au
point d'être pour cela brocardé, Rambuteau crée sous Louis-Philippe les
premiers jardins publics de quartier et les pourvoit de bancs, au grand dam
des loueurs de chaises. Haussmann développe les grands parcs à l'anglaise.
Du vaste parc public – Luxembourg, Jardin des Plantes, esplanade des
Invalides, Champ-de-Mars et parc Montsouris sur la rive gauche, Tuileries,
parc Monceau et Buttes-Chaumont sur la rive droite – où les habitués
dessinent par l'usage un secteur de fréquentation aux squares souvent exigus
que multiplie Haussmann en sorte qu'on en trouve dans tous les
arrondissements, on y rencontre les enfants, les étudiants, les amoureux, les
vieillards. Les bancs y demeurent gratuits. Les chaises – de bois, puis de fer
– s'y louent à la journée. Apparaissent alors ces personnages pittoresques
que sont le gardien de square – emploi réservé, après 1918, aux anciens
combattants – et la chaisière.

Les squares accueillent dès leur création le spectacle spontané des artistes
ambulants, chanteurs et jongleurs en tout genre. Dans les années 1880, on
les dote presque tous d'un kiosque où, sans doute à l'imitation de ce qui
meuble le temps des curistes dans les villes d'eau, et les orchestres militaires
ou les harmonies d'associations viennent à jour et heure fixes y donner des
concerts appréciés du voisinage. Le concert est gratuit, mais on paie sa
chaise de fer. Le programme est parfois affiché. Dans les grands jardins
publics, comme au Luxembourg, au parc Monceau ou aux Tuileries, où
Édouard Manet peint l'heure de musique en 1862, le concert est l'occasion
d'une affluence. La bourgeoisie ne dédaigne pas de s'y montrer. Les
orchestres militaires allemands joueront dans les kiosques, aux débuts de
l'Occupation, un jeu de séduction rapidement voué à l'échec.

Le XIXe siècle voit se multiplier dans les jardins publics les jeux pour
enfants. Au bord des bassins, on loue des bateaux à voile. Dans les années
1900, des allées sont aménagées pour les patins à roulettes. Des loueurs
procurent des promenades à dos d'âne ou en charrette.
Mangé par le transport et la radio, puis la télévision, le temps parisien ne
laisse plus guère de place à la promenade quotidienne, sinon celle des
Parisiens du troisième âge. Reste la promenade dominicale, elle-même
concurrencée par les résidences secondaires.

DE LA GUINGUETTE AUX VACANCES

Associant le jardin ou la cour entre charmilles à un débit de boisson où


l'on donne quelque musique, éclairées de lampions suspendus entre les
arbres, les guinguettes ont été dès le XVIe siècle la spécialité de villages
que le Parisien pouvait atteindre en quelques quarts d'heures de marche et
où le vin était moins cher puisqu'il n'était pas soumis à l'octroi. Les tavernes
des faubourgs sont le plus souvent des lieux de plaisir bon enfant. Il arrive
qu'elles se muent en tripots, en maisons de jeu, voire en maisons de
prostitution. Il en est d'élégantes, comme l'établissement ouvert par un
nommé Renard à l'ouest du jardin des Tuileries de Catherine de Médicis. Sa
destruction permettra à Le Nôtre d'agrandir le jardin pour Louis XIV.

La clientèle des guinguettes allait rarement à cheval, et cela limitait dans


l'espace le déplacement du Parisien en mal de plaisir. Elle se fondit très vite
à la fin du XIXe siècle avec la société des cyclistes, puis des premiers
automobilistes. L'entrée en jeu des moyens de locomotion fit le succès de
villages de plus en plus éloignés. Au XVIIIe siècle, on allait à Vaugirard,
Montrouge ou Gentilly comme à Charonne, Ménilmontant ou Belleville.
Aux Porcherons, on comptait 25 cabarets pour 58 maisons dans la rue des
Martyrs. Au XIXe, c'est la vogue de la Courtille, au haut bout du faubourg
du Temple, où l'on fréquentait déjà à la veille de la Révolution le Tambour
royal de Ramponneau et où triomphent sous Louis-Philippe les Folies-
Belleville. C'est de la Courtille que part pour une bruyante traversée de
Paris, à l'aube du mercredi des Cendres, un joyeux cortège de fêtards
masqués venus parfois de bals lointains pour participer à la bacchanale du
Mardi gras. Wagner fit de la Descente de la Courtille l'argument d'un
charmant opéra composé en mars 1840 pendant son séjour à Paris.
D'étonnants personnages se font organisateurs de la vie des guinguettes.
Ainsi Alexandre Lévêque, un marchand de cuirs de la rue Saint-Denis, qui
se fait pendant tout l'hiver le père Chicard et mène la danse des bals
masqués passablement débraillés des vendanges de Bourgogne. Une fête de
la sorte s'appelle un «chicard».

On en est encore aux abords de Paris. En 1830 comme en 1860, la vogue


est à Belleville, à Montmartre, à Neuilly, à Montrouge. La bicyclette aidant,
les années 1900 voient l'engouement pour les bords de Marne du côté de
Nogent – Ah! le petit vin blanc, qu'on boit sous la tonnelle, du côté de
Nogent, quand les filles sont belles, et quand on a vingt ans! – mais aussi
pour les bords de Seine que fréquentent alors les peintres, vers Rueil et
Chatou. La vallée de Chevreuse vint ensuite, avec l'automobile.

Qu'attendait-on d'une promenade dans les guinguettes? Un «bol d'air», un


amusement, un repas simple et agréablement arrosé d'un petit vin de la
région. À peu près ce que les Viennois demandaient aux tavernes à
Heuriger de Grinzing et de Heiligenstadt. La guinguette est la première
réplique d'une société qui se fait mal à l'enfermement perpétuel dans la
ville. Contrairement à la taverne du Moyen Âge ou à la brasserie du XIXe
siècle, qui sont le refuge où l'isolé va pour rencontrer ses semblables dans
l'atmosphère décrite par Villon et par Courteline, la guinguette est la
destination d'une promenade en société, entre amis ou entre amoureux. Le
Paris élégant ne dédaigne pas d'aller à Ménilmontant chez Ramponneau. Le
pichet de vin frais ou le bol de vin chaud sont placés au milieu de la table.
Ils sont symboles de convivialité. Mais il est des guinguettes élégantes :
celle dont Renoir fait le cadre de ses Canotiers (Washington, coll. Phillips)
offre la nappe blanche et trois verres par convive.

La guinguette offre de surcroît un espace que l'on trouve rarement en


ville dans les tavernes accessibles au peuple peu fortuné. On trouve plus
aisément place, quand on arrive en bande, dans une guinguette à peu près
champêtre que dans la salle d'un bal public ou l'arrière-salle d'un cabaret. La
guinguette est donc le lieu par excellence des repas de noces. Chacun va
fêter son mariage dans l'établissement qui correspond à son niveau social, à
ses moyens et à ce qu'il attend comme nombre d'invités et comme
distractions. Des maisons se spécialisent. À Montmartre, l'Ermitage offre
jusqu'à cinq mille couverts. Nulle noce n'ira jusque-là.

La réputation d'une guinguette se fait sur la qualité de la friture et sur


celle du vin, mais aussi sur le divertissement : un violon ou plus tard un
accordéon, voire un petit orchestre qui font danser, un chansonnier, des
fleurs, des lampions le soir venu. Le décor, parfois, est une attraction
supplémentaire : vers 1830, Le Petit Bacchus de Belleville se fait remarquer
par son mur orné de têtes d'hommes illustres assez grossièrement esquissées
pour former une étonnante galerie où Henri IV et Louis XVIII voisinent
avec Carnot et Napoléon, mais aussi avec Confucius dont on ne sait ce qu'il
fait là, et avec Bélisaire dont on peut se demander si le patron connaît autre
chose que le nom. La réputation tient aussi aux horaires et aux capacités
d'accueil : on sait qu'à Belleville Desnoyer organise des bals de nuit. Les
Armes de France ont place pour quinze cents danseurs, Favié en peut
recevoir deux mille. Le cadre de la guinguette traditionnelle est dépassé.
Autant dire qu'au XIXe siècle la guinguette devient un bal public. On paie
sa consommation, mais aussi le droit de danser, pour une ou plusieurs
danses.

Jusque dans les années 1840, deux types de danse caractérisent la société
qui danse : les salons s'en tiennent aux danses en ligne et en cercle qui
survivent de l'Ancien Régime, les bals de cabaret ou de place publique
donnent surtout lieu à des danses héritées du répertoire des campagnes.
D'un côté le menuet, la gigue et la gavotte, de l'autre la bourrée, la ronde et
la farandole. On emmène danser sa cavalière, mais on danse en commun.
Les danseurs se tiennent au plus par une main, et à distance. Une telle
convenance n'empêche nullement d'aller ensuite trousser la cavalière. Or les
choses changent sous la Monarchie de Juillet, avec des danses par couple,
où les danseurs se rapprochent et se tiennent à certains moments par la
taille. La valse, la polka, la mazurka viennent de l'Europe centrale, la
scottish d'outre-Manche. La mode est aussi au quadrille, qui est un
compromis inventé sous le Consulat, avec ses enchaînements compliqués.
Toutes ces danses font rapidement la conquête des salons parisiens, mais on
les pratique très vite jusque dans les guinguettes des faubourgs et des
villages de banlieue, où des maîtres de danse s'improvisent pour enseigner
les pas, voire pour jouer les entremetteurs. Elles n'atteindront les bals de
campagne que cinquante ans plus tard. Des danses naissent sur place,
comme les «cachucha», «cancan», «chahut» qui bravent souvent l'honnêteté
dans les bals de bas étage et que la police ne manque pas de surveiller. À la
fin du siècle, c'est la java qui triomphe. Métamorphosée en musette, la valse
garde son rang de danse par excellence.

Il y a les guinguettes d'hiver, cabarets dansants des premiers faubourgs,


naturellement alignés sur les cabarets de la ville qui se multiplient sous la
Monarchie de Juillet, où l'on danse jusqu'à minuit, si ce n'est jusqu'à trois
heures du matin. Il y a celles d'été, plus éloignées et dont la fréquentation
relève de la partie de campagne : on y vient dans l'après-midi, on rentre
chez soi quand tombe la nuit. Il y a les guinguettes pour amoureux et les
guinguettes pour «Vénus de barrière». Certaines sont de simples maisons de
prostitution, voire des repaires de voleurs. C'est au Pistolet de
Ménilmontant qu'on arrête Cartouche en 1721. Le public ne s'y trompe pas.
D'autres, non moins proches des barrières, sont l'exutoire des taudis du
faubourg. L'homme y va boire seul. Les filles y dansent pieds nus. Et le
municipal de service au XIXe siècle se tient prêt à faire évacuer en cas
d'incident. Car on se bat pour un rien, et surtout quand une fille danse trop
volontiers avec un inconnu.

Les habitudes se prennent. La clientèle se définit par la pratique. On


connaît dès le XVIIIe siècle les guinguettes où se retrouvent les
compatriotes. L'immigration du XIXe siècle ne fait qu'accroître ce besoin de
retrouvailles, généralement hebdomadaires. Les domestiques germaniques,
Allemands ou Suisses alémaniques, vont au Grand Turc à La Chapelle, les
Auvergnats ont leur rendez-vous dans les guinguettes de la barrière de
Courcelles où ils sont sûrs de danser la bourrée. On privilégie aussi le
voisinage : les domestiques de la Chaussée d'Antin ou de la plaine Monceau
vont plutôt dans les guinguettes de Passy ou de Neuilly. Les gares fixent de
même, à partir des années 1860, une clientèle à base provinciale dans les
cabarets, vite dits «cafés», voisins des arrivées. Les Bretons, en particulier,
coloniseront nombre d'établissements proches de Montparnasse. D'autres
pratiques sont fixées par le compagnonnage professionnel. Sous la
Monarchie de Juillet, les maçons vont chercher une cavalière à la barrière
de Montreuil, les soldats au Sauvage de la barrière d'Arcueil, les
chiffonnniers préférant la barrière du Maine. Les domestiques des quartiers
élégants de l'ouest parisien ont leurs habitudes chez Dourlans à la barrière
du Roule, mais les Antillais sont plutôt au Mont-Blanc, que tous appellent
le Bal des Nègres.

Le bal public a connu son apogée avant le milieu du siècle. À partir de


1845 et surtout sous le Second Empire, on voit s'en éloigner une clientèle
que repoussent une fréquentation de plus en plus douteuse et la place que
prend dans bien des bals la prostitution. Le bourgeois s'écarte. Le patron fait
de mauvaises affaires. Subsistent d'une part à Paris – surtout dans les
quartiers populaires de l'est – les bals de bas étage, les « bastringues » à
militaires et à voyous, d'autre part en banlieue les guinguettes qui ont su
garder la danse comme amusement complémentaire de la partie de
campagne et du déjeuner sans façons. La fin du siècle fait apparaître un
autre type de distraction : le cabaret à spectacle. C'est la grande époque de
Montmartre, de Tabarin, du Lapin à Gil, du Moulin de la Galette. Les
danseurs y sont de profession. On y voit danser le cancan. On y entend des
chansonniers, comme Aristide Bruant, qui se fait applaudir en insultant en
vers la clientèle du Mirliton, ou comme Yvette Guilbert, la Sarah Bernhardt
des fortifs» qui triomphe au Divan japonais. Fait d'artistes, d'écrivains, de
bourgeois aussi, le public participe au spectacle. Venu boire un verre, le
poète ne se fait pas prier pour dire des vers. C'est à la queue de l'âne du
Lapin à Gil, Aliboron, que Roland Dorgelès et ses amis confient en 1910 le
soin de peindre un Coucher de soleil sur l'Adriatique qui, exposé avec la
signature de J. R. Boronali, restera célèbre dans les annales de
l'Impressionisme. Le XXe siècle verra, dans le même rôle, se succéder les
cabarets de Montparnasse, puis après la Seconde Guerre mondiale ceux de
Saint-Germain-des-Prés.

Même si quelques guinguettes du XVIIIe siècle, rapidement englobées


dans l'espace urbain, ont su se transformer en cafés à la mode, comme la
très littéraire et artistique Closerie des Lilas, jadis guinguette à étudiants
couplée avec un relais de diligences sur la route d'Orléans, la guinguette de
banlieue disparaît dans les années 1960, victime de l'urbanisation qui lui
enlève son caractère, de la pollution des rivières qui raréfie les fritures de
goujons, de l'automobile qui ouvre des horizons plus larges et qui permet au
Parisien de profiter d'une maison de campagne.
Longtemps, le Parisien moyen a rompu tout lien avec la campagne. La
Bruyère note déjà chez lui une «indifférence grossière des choses rurales et
champêtres». Rares sont ceux qui peuvent retrouver périodiquement la
maison des ancêtres provinciaux ou celle des cousins demeurés en province.
Plus rares encore sont ceux qui disposent d'une maison rurale où ils vont
passer les semaines chaudes. Dès le XIVe siècle, cependant, l'aristocratie de
la robe et de la finance se pourvoit, grâce à la fortune foncière qu'elle
commence de constituer comme élément de prestige et comme placement
de sécurité, d'une ou plusieurs résidences d'agrément hors la ville. Les
Jacques et les troupes d'Étienne Marcel pillent en 1358 à Ermenonville la
maison du financier Robert de Lorris, à Issy, Vaugirard et Viroflay celles du
premier président Simon de Bucy, à Gonesse celle du chancelier Pierre
d'Orgemont. Au XVIe siècle, on connaît la maison de Cheverny à la
Roquette, celle du cardinal du Bellay à Saint-Maur, celle du secrétaire
d'Etat Villeroy à Conflans, celle du trésorier Saint-Regnault à Bagnolet,
celle du cardinal Charles de Lorraine à Meudon. Ronsard chante les
orangers de Conflans. Le Primatice travaille au décor de Meudon.

La villégiature d'été ponctue donc d'un assoupissement la vie mondaine


de l'aristocratie parisienne, non l'activité de la ville. Au XVIIe siècle, c'est
toute la noblesse d'épée, de robe ou de finance qui se retire l'été vers des
résidences tenues pour glaciales l'hiver mais plaisantes l'été. Mme de
Sévigné peint bien ce voyage pour la province, d'autant plus long qu'on va
de parent en parent et qu'on séjourne plus ou moins chez soi et chez les
autres.

Le XIXe siècle voit les milieux aisés de la bourgeoisie imiter l'aristocratie


des châteaux et délaisser la capitale dès que monte la température. Quand
point le printemps, les voitures gagnent les résidences rurales de la région
parisienne. En 1825, on estime à vingt mille les adeptes de ce qui ne
s'appelle pas encore le week-end. On passe volontiers deux à quatre mois à
la campagne, où la vie est de surcroît moins onéreuse parce qu'on mange les
produits de la propriété et qu'on reçoit à moindres frais. S'inspirant de ses
souvenirs d'enfant, Proust peindra cette transplantation de la société
mondaine.
Il n'est pas que la campagne. La vogue de la mer, qui s'amorce dans les
années 1820 quand la duchesse de Berry prend les bains à Dieppe, ne fait
qu'ajouter sous le Second Empire à cette évasion. Tout Paris se retrouve à
Biarritz ou à Deauville. Le Cercle de la Voile de Paris organise vers 1880
des croisières sur les côtes normandes. Deauville et Honfleur auront en
Boudin, Monet, Dufy et Van Dongen leurs peintres attitrés, sensibles qui à
la mer, qui à la plage, qui aux élégances. Lorsque naît la Côte d'Azur, le
phénomène touche les autres saisons. Quelques semaines à Nice ou à
Menton font partie de l'hiver d'une minorité fortunée.

Les vacances ne sont pas toutes mondaines et lointaines. L'art s'ouvre sur
la nature, et elle est aux portes de la capitale. Annonçant l'Impressionisme
des années 1860, les artistes vont dans les champs et les bois de la région
parisienne chercher un nouveau regard sur le monde. Revenu d'Italie, Jean-
Baptiste Corot retrouve la lumière à Fontainebleau dès 1829. Les confins de
la forêt de Fontainebleau se partagent désormais avec les rives de la Seine
la villégiature de peintres. Cela fera la célébrité de Barbizon et de Chailly-
en-Bière où l'on trouve dans les années 1850 Corot puis Jean-François
Millet, et dès 1863 Claude Monet, Frédéric Bazille, Auguste Renoir et
Alfred Sisley. On retrouvera dans les années 1870 Monet à Argenteuil, à
Vétheuil, à Ville-d'Avray, à Giverny. Manet est à Gennevilliers, comme sa
belle-sœur Berthe Morisot. Renoir est à Louveciennes, à Fontainebleau, à
Argenteuil, Pissarro à Louveciennes, à Pontoise, à Éragny-en-Vexin, Sisley
à Louveciennes, à Marly, à Argenteuil, à Meudon. On trouve Cézanne à
Pontoise, à Auvers-sur-Oise. En 1890, Van Gogh habite aussi Auvers. En
1905, Derain et Vlaminck explorent avec leur chevalet les rives de la Seine
du côté de Chatou. En 1929 encore, Marquet loue à Poissy.

C'est après la guerre de 1914-1918 que les vacances d'été commencent de


se démocratiser. Grâce à une baisse relative du prix des transports
ferroviaires, le voyage n'est plus un luxe inabordable pour beaucoup.
L'exode rural contribue au phénomène, ramenant de loin en loin les
Parisiens de fraîche date vers la ferme des grands-parents ou des cousins.
Les parents y sont quelques jours, les enfants quelques semaines. Après le
Paris bourgeois, le Paris populaire commence de se vider en juillet-août.
L'institution des congés payés, en 1936, accélère brusquement l'évolution
vers des vacances régulières hors de Paris que ne connaissaient guère
jusque-là que les enseignants et les magistrats, cependant que les
professions libérales et les milieux d'affaires s'offraient, comme d'ailleurs
les salariés aisés, les congés qu'ils jugeaient bon. La nouveauté n'est pas le
congé, c'est qu'il soit aux frais de l'employeur. Le recrutement régional de la
population des villes de province ne mettait pas un déplacement à la
campagne au même prix que le recrutement souvent lointain des services
publics et des industries de la capitale. En témoigne le flot de Parisiens qui,
dès ce premier été, gagne le Sud-Ouest, la Corse ou la Bretagne. En trente
ans, les congés payés passeront de deux (1936) à trois (1956), puis quatre
(1968) et cinq (1981) semaines. Vidé de ses habitants, Paris est pour les
mêmes raisons livré certaines semaines aux touristes étrangers, que
multiplie le développement du système autoroutier, du transport aérien à
bon marché et du voyage organisé.

Pompeusement dénommée résidence secondaire, la maison de campagne


prend une importance nouvelle dans le loisir du Parisien moyen quand elle
cesse d'être la maison de famille où l'on va l'été en vacances, pour devenir
le but de voyages fréquents et parfois hebdomadaires. La maison en
Provence ou en Auvergne ne bouleverse pas la vie du Parisien, sauf si ses
moyens lui permettent de se déplacer en avion ou en train rapide en laissant
à la gare une voiture à ce affectée. La maison sur la côte normande ou dans
le Val de Loire s'inscrit au contraire dans le calendrier ordinaire de ses
propriétaires. C'est elle qui provoque, à partir de 1960, l'exode
hebdomadaire dont l'ampleur alimente la chronique.

PROSTITUTION

Fille de la misère en ce qui concerne les femmes, la prostitution est, pour


ce qui est de la clientèle, fille du célibat forcé, du voyage et de la limitation
des naissances. Ville de clercs le plus souvent sans vraie vocation,
d'étudiants et de compagnons incapables de nourrir un foyer, Paris offre une
vaste clientèle locale. Ville de bourgeois nantis, elle procure les plaisirs du
sexe sans les inconvénients du partage du patrimoine qui résulte de la
multiplication des naissances. Ville de passage, elle propose aux voyageurs
de toutes catégories des filles de tous les niveaux sociaux et à tous les tarifs,
de la grande cocotte à la bordeleuse de la Belle Époque, de la call-girl
téléphonique à la tapineuse de trottoir des temps contemporains. Ville de
campagnards déracinés au XIXe siècle et d'immigrants étrangers au XXe,
autant dire d'hommes jeunes et souvent incapables de financer la venue ou
la formation d'une famille, elle offre la basse prostitution des maisons
d'abattage. De l'Antiquité aux temps contemporains, Paris offre donc un
large choix d'amours vénales, de la ribaude du bordel à la courtisane de
haute volée, de la fille de maison close à la demi-mondaine établie dans ses
meubles. Contribuant à une limitation globale des naissances, la prostitution
sera longtemps considérée par les femmes mariées comme un moindre mal,
qui les protège de grossesses multipliées sans menacer la fortune familiale
comme le font les maîtresses entretenues en ville.

Tout au long de deux millénaires, le problème posé aux pouvoirs publics


est d'abord d'ordre, ensuite de salubrité. Il s'agit en premier lieu d'éviter les
confusions sociales, ensuite de limiter les maladies vénériennes. La
première solution, c'est le bordel. La deuxième, c'est le vêtement. Faute de
pouvoir supprimer leur art, Charlemagne confinait déjà les prostituées dans
certains quartiers. On ne sait ce qu'il en fut. Dès le temps de saint Louis, les
filles légères doivent n'exercer qu'en des lieux désignés et ne porter que des
vêtements modestes. Il y avait donc des bordels officiels, au nombre de
huit : l'abreuvoir Mâcon et la rue Froidmanteau en pleine Université, la rue
de Glatigny au nord du cloître de Notre-Dame, la cour Robert de Paris (auj.
rue du Renard), la Bouclerie et la rue Baillehoë (auj. Brisemiche) au nord
du cloître Saint-Merry, la rue Chapon plus au nord et la rue Champfleury
près du Louvre. Les amendes infligées aux filles légères pour port de
ceintures précieuses et pour racolage en ville laissent penser que l'échec fut
total. En 1367, Hugues Aubriot tentait à son tour de délimiter les lieux de
prostitution.

Certains bordels ne sont qu'une maison. La plupart sont une rue entière,
laquelle forme en son ensemble un bordel. Et, avec les années, la
prostitution a largement débordé les limites mises par saint Louis. Des
quartiers entiers leur doivent leur notoriété. Dans le Paris du XVe siècle, on
ne dit pas la rue de Glatigny ou la rue de Tiron, mais le bordel de Glatigny
ou le bordel de Tiron. Les filles se pressent autour du Louvre dès le XIIIe
siècle : c'est la rue Champfleury ou la rue de l'Autruche. On en trouve aussi
dans les alentours des Halles, rue Maubuée, rue du Huleu, rue Simon-le-
Franc, rue Greneta, rue du Bourg-l'Abbé. Il en va de même sur la rive
gauche des rues perpendiculaires à la rue de la Harpe, les rues Percée, de
Mâcon et Poupée. Entièrement vouées à la prostitution, les maisons sont de
bon rapport.

Le bordel est facteur de clarification sociale : il réduit la confusion des


amours tarifées et des amours de rencontre. Encore faut-il contraindre les
filles à ne pas racoler dans les lieux publics et, faute d'y parvenir vraiment,
à ne pas adopter en ville le train des bourgeoises. Les mesures d'ordre se
succèdent donc, qui tendent, faute de pouvoir imposer aux filles une tenue,
à limiter la ressemblance avec les honnêtes femmes. Saint Louis y échoue.
En 1446, on crie encore dans Paris l'interdiction faite aux ribaudes de porter
des ceintures d'argent, des collets renversés, des plumes et des fourrures de
gris ou de menu vair.

Dans l'espace urbain, la prostitution se répartit donc entre les bordels


organisés, reconnus par les pouvoirs publics et fréquentés par une clientèle
d'habitués, et les lieux coutumiers, rues ou places de grande fréquentation,
où le racolage des clients de passage n'est toléré qu'en pratique. Les Halles
et leurs abords sont le plus vaste lieu d'une prostitution de bas étage qui se
pratique éventuellement entre les tombes des Innocents. Le voisinage du
Louvre attire également : au début du XVIe siècle, les baraques construites
rue d'Autriche ou de l'Autruche dans les dépendances de l'hôtel de Bourbon
sont autant de chambres de passe louées par quelques indépendantes de la
galanterie à bon marché.

Une crise de moralité secoue Paris au XVIe siècle. En 1518-1519, la


reine Claude de France obtient du roi la destruction, en une journée, du
bordel de Glatigny, trop proche de Notre-Dame, pendant que Villeroy
rachète les maisons de prostitution de la rue d'Autriche pour en agrandir son
hôtel de la rue des Poulies, à deux pas du Louvre. En d'autres quartiers, on
n'aurait sans doute rien fait. Plus tard, en 1561, les Etats généraux d'Orléans
décrètent la fermeture de tous les bordels, de même que celle des jeux de
quille et des tavernes où l'on jouait aux dés. En fait, on fermera certaines
maisons, et l'activité se distribuera dans les rues voisines.
Une nouvelle vague de moralité ébranle la petite vertu au temps de Louis
XIV. La Compagnie du Saint-Sacrement lance le mouvement. C'est le
temps des «dévôts». Mme de Maintenon prendra le relais à la fin du règne.
On arrête les filles, on les enferme aux Madelonnettes, cet établissement
créé en 1618 près de la porte du Temple par un marchand de vins
bienfaisant. Prostituées de bas étage et libertines de haut vol s'y retrouvent.
Les mieux protégées en sortent soit pour gagner un couvent, soit pour
recommencer avec plus de discrétion. D'autres sont déportées en Louisiane.

Au XVIIIe siècle, grâce au duc d'Orléans qui interdit à la police de


pénétrer dans ses jardins, la prostitution fleurit sous les galeries du Palais-
Royal. On y rencontre des filles faciles aussi bien que des professionnelles.
Il y a même, sous les arcades de la Montansier, un véritable bordel. À la fin
de l'Empire encore, les galeries du Palais-Royal sont un lieu de racolage
patent.

La lutte contre la propagation des maladies vénériennes ne consiste sous


l'Ancien Régime qu'en un enfermement des malades. C'est en 1810 qu'est
établi un Dispensaire de salubrité, rue Croix-des-Petits-Champs, où les
filles sont tenues de se faire visiter une fois par mois. En fait, l'enfermement
des filles que l'on trouve atteintes limitera longtemps leur goût de la visite,
et la police devra y conduire de force celles qui n'auront pas de certificat. Il
en va de même pour la limite d'âge, fixée selon les moments entre seize et
vingt et un ans. Les prostituées plus jeunes se contentent de ne pas se faire
inscrire, jouant ensuite à cache-cache avec la police. Dans les années 1820,
alors que l'opinion se tourne contre la prostitution et qu'on rencontre au
Palais-Royal plus de promeneuses que de tapineuses, la police estime
qu'elle ne contrôle qu'une fille sur trois : ce sont les «filles en carte» puisque
fichées.

Il faut alors distinguer la prostitution organisée, celle qui s'exerce dans


des maisons que l'on qualifiera plus tard de closes et qui fleurissent sur la
rive droite entre le centre et les boulevards, ainsi que dans le faubourg
Saint-Antoine et dans les quartiers occidentaux de la rive gauche, et la
prostitution, contrôlée ou non, de celles qui «font le trottoir» et racolent
ouvertement malgré la police. Dans les années 1840, on compte quatre
mille prostituées permanentes, enregistrées à la Préfecture de police, dont
un tiers dans les maisons spécialisées et deux tiers dans la rue. Avec les
mêmes proportions, on estime à sept mille les prostituées du Paris de 1900.

Faisons aussi la part de ce qui n'est pas une prostitution mais une pratique
de filles légères. Au début du XIXe siècle, on les trouve dans les boutiques
de mode et de lingerie, où il suffit de demander une livraison de rubans
pour voir arriver au rendez-vous la demoiselle parée dudit ruban. On les
rencontre aussi dans les guinguettes de bas étage. Au niveau inférieur, il y a
les «pierreuses» des carrières et des terrains vagues de la périphérie.

Les maisons closes font fortune. On en compte 217 au milieu du XIXe


siècle, 152 en 1870. Certaines comme le Chabanais, sont célèbres. La loi
Marthe Richard, qui les ferme en 1946, met sur le trottoir la plupart des
pensionnaires, cependant que des bars et hôtels connus de la pratique
prennent le relais. Il en résulte une recrudescence du racolage sur la voie
publique, cependant qu'apparaissent deux nouvelles variétés de prostituées,
celles qui attendent devant un téléphone et celles qui racolent en voiture.
Les mesures prises pour évincer les prostituées d'une rue dont les riverains
se plaignent n'ont jamais pour effet que de déplacer les lieux de prostitution.
Il en va de même à la fin du XXe siècle lorsque la réhabilitation d'un
quartier fait fermer les hôtels de passe.

Mettons à part la prostitution mondaine. Au XVIe siècle, ce sont les


«filles de joie suivant la Cour». Elles ont un statut. Sous François Ier, elles
offrent au roi, au premier mai, un bouquet de fleurs. En cette occasion
comme au premier janvier, le roi leur donne de l'argent. Bien des filles de
petite noblesse ou de moyenne bourgeoisie passent insensiblement de la
galanterie sous couvert de danse ou de musique à une courtisanerie qui
conduit parfois à un établissement dans la société. Sous Louis XIII, Marion
de Lorme accumule les amants jusqu'au jour où elle se charge de les
ramener à la religion. Au temps de Louis XIV, une Ninon de Lenclos est le
type même de la prostituée de haut vol. Fille d'un nobliau à la dérive,
gagnant quelque argent en jouant du luth dans les salons du Marais, Anne
est « cédée » par sa mère à un conseiller au Parlement pour payer ses dettes.
Devenue Ninon, la voilà fille pour parties fines et femme entretenue, plus
raffinée que belle, allant d'amant en amant, s'accordant à l'un, se refusant à
l'autre, trouvant au libertinage un intérêt intellectuel autant que matériel.
Elle habite au Marais, puis au faubourg Saint-Germain, puis rue de
Richelieu. Elle écrit agréablement. Son salon a quelque chose de littéraire.
Elle a sa place parmi les Précieuses. En 1658 déjà, alors que Ninon vient de
passer un an en prison dans un couvent, Mlle de Scudéry en fait un
personnage de femme d'esprit dans sa Clélie. Quand vient le temps, elle se
fait bourgeoise. Elle achète en 1658 un hôtel rue des Tournelles, à deux pas
de la place Royale, et y vit de ses rentes jusqu'à sa mort en 1705. A quatre-
vingts ans, celle qu'on appelle maintenant Mlle de Lenclos a encore des
soupirants. Marion était morte à trente-neuf ans, Ninon meurt à près de
quatre-vingt-dix.

Le demi-monde prospère au XVIIIe siècle. Une cantatrice, Mlle Antier,


dont on ne compte pas les amants, comme le fermier général Le Riche de
La Pouplinière et le prince de Carignan, fait construire à Auteuil en 1715
une ravissante folie où tout Paris se presse à de somptueuses soirées.
Lorsqu'en 1752 elle vend la résidence, c'est aux filles d'un limonadier, les
sœurs Rainteau, muées en demoiselles de Verrières lorsque l'une d'elles
devient la maîtresse du maréchal de Saxe. S'étant fait offrir par le marquis
d'Épinay un hôtel à la Chaussée d'Antin, elle édifie, avec sa sœur, un théâtre
dans la maison d'Auteuil, théâtre où l'on jouera Marivaux. Bien que
déclarée fille d'un bourgeois, la fille qu'elle a du maréchal de Saxe portera
le nom d'Aurore de Saxe. Un temps mariée à un fils naturel de Louis XV,
puis à un financier, elle sera la grand-mère de George Sand. Cantatrice elle
aussi, Marie Fel se vante d'avoir trois enfants de trois nobles amants.

A côté des cantatrices, voici une danseuse. Marie-Anne Pagès, dite la


Deschamps, passe d'acteurs en fermiers généraux, de marquis en banquiers.
Son carrosse de glaces fait sensation dans la capitale. On s'étonne qu'elle ne
parvienne pas à devenir la maîtresse de Louis XV. Emprisonnée pour dettes,
contrainte à l'exil, elle meurt à trente-quatre ans dans la misère.

La coquetterie galante connaît un regain entre la Monarchie de Juillet et


la Première Guerre mondiale. Maîtresse entretenue mais non fidèle, la
cocotte se contente souvent d'un petit logement, mais il en est pour tenir
salon. Alexandre Dumas fils en fait très tôt un personnage de légende avec
La Dame aux camélias (1848), dont Verdi fera à son tour La Traviata
(1853).
Quelques carrières galantes défraient la chronique sous le Second
Empire, comme celle de l'Anglaise Cora Pearl où celle de la Païva. Fille
d'un tailleur juif de Pologne, Thérèse Lachmann avait multiplié les
conquêtes à Constantinople, à Paris, à Londres. Elle avait ruiné un mari en
la personne du compositeur Hertz, puis s'était remariée avec un Portugais, le
marquis de Païva. C'est finalement un prince et millionnaire silésien qui fait
construire pour elle l'hôtel proche du rond-point des Champs-Élysées.
Après la guerre de 1870, on la soupçonnera d'espionnage au profit de
Bismarck. La galanterie se mêle parfois au talent. Le monde du spectacle
offre bien des occasions de rencontres. Hortense Schneider voit passer les
têtes couronnées dans son hôtel, au point qu'on la surnomme «le Passage
des Princes», avant de finir ses jours à Vanves en rentière, un temps mariée
à un faux comte italien, et en bonne dame sage et charitable. Il est d'autres
carrières du même ordre à la Belle Epoque. La presse en rend compte,
donnant des surnoms, flatteurs ou non. Parvenues à la notoriété après avoir,
souvent, commencé à pratiquer dans des maisons de rendez-vous, les
courtisanes de haute volée se volent les protecteurs, lesquels paient en
soupers fins, en meubles de prix, en fourrures, en bijoux. Du prince au
banquier, le protecteur affiche sa maîtresse. À tout le moins ne la cache-t-il
guère. Parfois, il l'épouse. Liane de Pougy, Anne-Marie Chassaigne de son
vrai nom, épouse d'abord un officier de marine, puis divorce et verse dans la
galanterie, courtisane par intérêt et lesbienne par inclination, non sans
poursuivre dans le même temps quelques ambitions littéraires. Comme
naguère Hortense Schneider, on l'appelle «le Passage des Princes».
Familière d'Edmond de Goncourt, de Proust, de Cocteau et de Colette, elle
épouse le prince roumain Georges Ghika. Elle est alors l'une des reines de
Paris. L'âge venu, elle entre dans le tiers-ordre de saint Dominique et finit
ses jours dans la piété. Elle meurt en 1950. Non moins célèbres sont
Émilienne d'Alençon et Cléo de Mérode. Valtesse de La Bigne, surnommée
«l'Union des artistes», est la maîtresse d'Offenbach et l'une des dernières
maîtresses de Napoléon III. On se bat pour les faveurs de Caroline Otero, la
«Belle Otero», qui mourra à Nice en 1965 dans le dénuement. La «Belle
Mattero» donne à souper dans son hôtel de la plaine Monceau. C'est le
triomphe de la joaillerie, des boas de plumes d'autruche et des décolletés
vertigineux. On voit ces dames au spectacle, au restaurant, au Bois. Celles
qui se piquent de culture fréquentent les conférences mondaines. Elles ont
hôtel particulier dans la plaine Monceau, voire aux Champs-Élysées.

La demi-mondaine est sur toutes les scènes de vaudeville de la Belle


Époque avec Feydeau (La Dame de chez Maxim, 1899; Occupe-toi
d'Amélie, 1908). Victor Margueritte trace en 1907, dans Prostituée, les
parcours divergents de deux filles dont l'une sombre dans la déchéance
pendant que l'autre finit dans le haut luxe.

Hors d'une prostitution qui s'avoue, Paris offre toutes les occasions de
rencontres non tarifées mais cependant intéressées. François Villon, au XVe
siècle, dit les charmes de la serveuse de taverne qui «montre tétins pour
avoir plus largement d'hôte», ce qui est dire qu'elle améliore son pourboire
en laissant voir ses seins. Sans doute ne refuse-t-elle pas de suivre un client
généreux. Bien des filles que nous font connaître les procès finissent dans la
véritable prostitution pour avoir commencé ainsi et s'être retrouvées
enceintes. Le déséquilibre des sexes provoqué par les migrations de
travailleurs et l'afflux des étudiants fait dès le milieu du XIXe siècle le
succès de ces filles faciles que l'on va courtiser dans le quartier de la
couture qui avoisine Notre-Dame-de-Lorette et qu'on appelle pour cela, non
sans ironie quant à une éventuelle ressemblance avec la Vierge, des «
lorettes » quand elles se font payer ou entretenir, des « grisettes » quand
elles se trouvent assez contentes que les jeunes hommes et les étudiants les
emmènent danser dans les guinguettes. Notons que ces filles volontiers
amoureuses qui font une certaine réputation au Paris d'Offenbach et de
Murger, voire encore à celui de Courteline, et dont le modèle est Mimi
Pinson, sont rarement nées à Paris.

Sous la double forme de l'homosexuel et du travesti, la prostitution


masculine ne devient patente que tardivement, même si l'on sait qu'elle a
toujours existé. Surtout cantonnée jusqu'après la Seconde Guerre mondiale
dans des boîtes de nuit et des restaurants spécialisés, elle fleurit ensuite
publiquement dans certaines rues et, la nuit, au bois de Boulogne.

JEUX ET SPORTS
Jusqu'à l'entrée de la radio, puis de la télévision dans la vie quotidienne,
le jeu a occupé une part notable du temps de loisir. Dans le Paris du Moyen
Age, on joue aux dés, aux jetons, aux cartes (qui apparaissent à Paris en
1392), tous jeux où le hasard tient une place qui leur vaut la réprobation des
moralistes. Ceux-ci sont plus indulgents pour les échecs, jeu d'intelligence
qui fait appel à des qualités tactiques et que pratique ardemment
l'aristocratie. Le bon peuple n'a cure des interdits, mais échappe mal aux
réglementations professionnelles : certains métiers prohibent en 1398 le jeu
hors des jours fériés, moins par souci de morale théorique que pour contenir
les querelles et rixes qui sont la conséquence des mises d'argent. Le jeu est
cependant assez pratiqué pour donner lieu à un artisanat qui s'organise
même en métiers. Dès le XIIIe siècle, des déciers taillent les dés dans le
buis ou l'os, et il est une clientèle pour les dés d'ivoire ou de pierre. Les
premières cartes sont l'œuvre de papetiers, mais on trouve au XVIe siècle
des fabricants de cartes spécialisés. Quant aux jeux d'échecs, ils sont le plus
souvent réalisés par les orfèvres, suivant des types de figures à peu près
fixés au XIIIe siècle.

On joue aussi bien chez soi que dans les lieux publics, dans les tavernes
ou sur le seuil des maisons. Les pelotes que l'on appelle alors des éteufs
volent dans l'île Notre-Dame comme sur les levées de terre des anciens
remparts. Des tavernes doivent leur réputation à la fréquentation des
joueurs : ce sont, dès le XIVe siècle, de véritables maisons de jeu. Celles-ci
se multiplient au XVIIIe siècle. On les tolère, comme on tolère les maisons
de prostitution, parce que mieux vaut contrôler ce qu'on ne peut empêcher.
D'ailleurs, on joue gros jeu chez le roi – depuis Philippe Auguste – aussi
bien que chez les princes. À côté des tripots, on voit donc s'ouvrir des
salons de jeu qui sont des cercles mondains. L'État taxe le jeu, de surcroît,
ce qui s'accommoderait mal de la clandestinité. Sous l'Empire, la taxe est
affermée pour l'ensemble de la capitale. À partir de 1818, le profit en est
partagé entre le Trésor et la Ville, qui s'en servent pour subventionner les
arts et la bienfaisance. Ce contrôle n'empêche pas les jeux clandestins, les
roulettes, les tables à cartes et les dés. Plus gênante est en 1837 l'interdiction
des jeux de hasard, laquelle prive, incidemment, la Ville d'un million de
francs, soit 3 % du budget municipal.
Le jeu de force et d'adresse, qui conduira au sport, n'est qu'un spectacle
quand il est réservé à une élite que le Parisien moyen vient simplement
admirer en comptant les coups. C'est le cas du tournoi et de la joute. Il en va
différemment du jeu qui se joue en petits groupes et ne suppose pas une
lourde infrastructure. On joue aux barres ou à la soule sur n'importe quel
terrain vague. Ce sont des jeux d'équipe, qui peuvent être violents et
engendrer des rixes. Plus calme, le jeu de paume, qui se joue à main nue au
XIIIe siècle, puis avec un gant et, dès le XIVe siècle, avec une raquette,
suppose un terrain aplani et balisé, avec une corde tendue en son milieu.
Dès le XIVe siècle, on aménage des espaces permanents, de quelque
soixante pieds sur vingt, clos de murs, avec des galeries protégées de filets
pour les spectateurs. Charles V en place un parmi les agréments de l'hôtel
Saint-Paul. Dans les années 1420, le meilleur jeu de paume est le Petit-
Temple, rue Garnier-Saint-Lazare. On en compte treize à la fin du XIVe
siècle, deux cent cinquante à la fin du XVIe. C'est pendant ce même XVIe
siècle qu'on trouve commode d'y mettre un toit : ainsi joue-t-on quelque
temps qu'il fasse. Le jeu de paume couvert – de «courte paume» le plus
souvent – devient alors l'une des composantes du paysage parisien. Il a son
nom, sa clientèle. C'est là que s'établissent au XVIIe siècle bien des troupes
de comédiens qui y trouvent la combinaison d'un vaste lieu couvert et de
galeries, aménagées pour les spectateurs du jeu et parfaitement adaptées à
l'installation des spectateurs du théâtre qui n'ont pas place au parterre ou
autour de la scène. L'Illustre Théâtre de Pocquelin occupe en 1643 le jeu
des Mestayers, rue Mazarine, et en 1645 celui de la Croix-Noire, rue de
l'Ave-Maria. On y donne aussi musique et opéra : l'abbé Perrin fait jouer au
jeu de la Bouteille en 1671 et Lully en 1672 au jeu du Bel-Air-Becquet, rue
de Vaugirard. Le jeu de la Diligence accueille en 1726 l'Opéra-Comique.

Tout le monde joue à la paume, les nobles comme les bourgeois, et on y


voit parfois des femmes. Les princes en font grand cas. Le fait qu'on puisse
jouer à deux, quatre, six ou huit laisse une grande souplesse. La partie
s'organise aisément. La plupart des joueurs prennent fort au sérieux la partie
et son enjeu, mais il en est pour faire des facéties qu'apprécie le public : tir
entre les jambes ou tir dans le toit. On compte les points, et l'on voit en
usage dès le XVIe siècle le décompte par 15, 30 et 40 qu'a hérité le tennis.
Comme le jeu échauffe, on double très tôt le jeu de paume d'un débit de
boissons. Le spectateur en profite. Ainsi agrémentées, on trouve de
nombreuses salles plus ou moins autorisées pour un public populaire qui
s'accommode d'une grange sommairement équipée mais pourvue d'un fût en
perce. Le tout forme un « tripot», et le mot prendra une signification
péjorative en raison des abus de boisson et de la mauvaise fréquentation de
ces jeux populaires. Rue Neuve-Sainte-Geneviève, le tripot des Onze Mille
Diables mérite sans doute son nom.

La police s'intéresse vivement aux jeux de paume qui surgissent dans


tous les quartiers. Il y en aurait mille huit cents sous Henri IV. Louis XIII, le
premier, décide de freiner cette prolifération. Au milieu du XVIIe siècle,
Paris ne compte plus que cent quatorze salles et tripots. En 1789, il n'y en a
plus que quinze. Mais le jeu de paume de la Bouteille, rue Guénégaud, qui
se mue en théâtre de musique en 1671 et accueille en 1680 les Comédiens-
Français, redevient jeu de paume en 1690, franchit comme tel la Révolution
et l'Empire, voit jouer le duc de Berry et ne tombe sous la pioche qu'en
1843.

La paume donne lieu à des artisanats spécialisés. On compte à Paris, vers


1300 treize fabricants d'éteufs ou de balles. Le développement de la
raquette, d'abord garnie de parchemin, puis au XVIe siècle de boyaux de
mouton, fait naître un autre métier, non moins prospère.

Autre exercice physique, l'équitation exige des espaces. Dès le XVIe


siècle, on voit l'aristocratie monter en des manèges couverts. On monte au
XVIIIe siècle dans les allées du cours la Reine ou des Champs-Élysées, au
XIXe dans celles du Bois.

N'oublions pas l'escrime, d'abord apprentissage de la guerre, puis


initiation au duel. Depuis le Moyen Age, les maîtres d'armes font fortune.
La vogue de l'escrime, même pratiquée comme un sport d'adresse, croît en
même temps que le nombre d'occasions où il est bon de savoir tenir une
lame. Les salles d'armes sont nombreuses au XIXe siècle, moins par la suite.

A côté du jeu de compétition, il y a le jeu d'adresse individuel. Au XVe


siècle, le «Ménagier de Paris» enseigne à sa jeune femme comment on fait
voler le cerf-volant. C'est là un jeu d'adultes. Les jeux d'enfants, eux, se
renouvellent de siècle en siècle. Le cerceau fait fureur dans les jardins
publics du XVIIIe siècle jusqu'au milieu du XXe. Les marelles envahissent
les trottoirs dès que l'apparition de ceux-ci procure aux enfants des espaces
de jeu protégés des chevaux et des voitures. Jusque dans les années 1960,
les marelles dessinées à la craie sont signe du printemps.

L'anglomanie du XIXe siècle contribue largement au développement des


sports. Le premier golf parisien est aménagé en 1856. Dans les mêmes
années, il est élégant de jouer au tennis. Renoir peint en 1874 les Régates à
Argenteuil (Washington, Nat. Gallery). Des clubs à l'anglaise sont
constitués, comme pour l'équitation. Le Racing naît en 1880, le Stade
français en 1882.

Les grandes manifestations sportives prennent à l'époque contemporaine


le relais des tournois et des carrousels. Il y a d'abord les courses de chevaux.
La première connue a lieu en 1651 dans le bois de Boulogne. Un siècle plus
tard, on va voir courir dans la plaine des Sablons. Le «jockey» devient un
personnage de la vie parisienne. La vogue des courses grandit sous la
Restauration à l'imitation de l'Angleterre. Sous le Second Empire, elle ne
cesse de croître et donne lieu à des assauts d'élégance : on montre sa toilette
à Boulogne et à Vincennes, à Chantilly et à Versailles. La foule y va aussi.
La popularité de l'hippisme est renforcée à partir de 1887 par l'institution du
Pari Mutuel Urbain, puis par celle du tiercé. Les grands prix sont parfois
une fête mondaine, toujours une fête populaire. Après le temps des Sablons
et du Champ-de-Mars, on aménage les premiers hippodromes, avec pistes et
tribunes : l'Étoile en 1845 (incendié en 1856), Longchamp et la Plaine
(incendié en 1869; auj. place Victor-Hugo) en 1857, Auteuil en 1873,
Vincennes en 1863, l'Alma en 1877, Montmartre en 1897, Caulaincourt en
1900, Saint-Cloud en 1901, Le Tremblay en 1906. La revue militaire du 14
Juillet se déroule à Longchamp avant de gagner les Champs-Élysées. Les
grands prix de galop se courent à Longchamp (Grand Prix de Paris, prix de
l'Arc de Triomphe), à Maisons-Laffitte, à Chantilly (prix de Diane, du
Jockey-Club), le trot se court surtout à Vincennes (prix d'Amérique) et c'est
à Auteuil que se donnent les courses d'obstacles (prix du Président de la
République, Grand Steeple Chase, prix des Drags). Un défilé d'attelages ou
de voitures anciennes précède, depuis l'avenue Foch, la course des Drags.
On voit à Paris le Cadre Noir de Saumur, qui rehausse en 1972 la visite de
la reine d'Angleterre.

Les compétitions d'équipe naissent au XIXe siècle. Le polo apparaît à


Bagatelle en 1890. Les matches et surtout les finales de rugby, de football
(championnat et coupe de France) et de tennis (Internationaux, dits de
Roland-Garros depuis 1928) sont des événements du calendrier parisien,
comme la dernière étape du Tour de France (depuis 1903) ou les Six Jours
cyclistes (de 1913 à 1958 au Vélodrome d'hiver et depuis 1984 à Bercy).
On doit évidemment compter au nombre des fêtes exceptionnelles les Jeux
olympiques : se disputent à Paris ceux de 1900 et de 1924.

C'est la fin du XIXe siècle qui voit se dégager dans l'espace urbain de
véritables stades. L'hippodrome de la rue Caulaincourt avait déjà accueilli
les sports les plus divers. Au fil des années, on a vu s'ouvrir des stades plus
ou moins spécialisés : le stade de Colombes (1907), le Parc des princes
(1897), le stade Pershing à Vincennes (1919), le stade Charléty, le stade
Jean-Bouin, le stade Roland-Garros, le Palais des Sports de la porte de
Versailles (1960) et le Palais omnisports de Paris-Bercy (1984) qui ouvre la
réhabilitation de l'Est parisien.

La tauromachie s'est même aventurée à Paris. Dans les années 1890, deux
arènes, la Gran Plaza de Toros de la rue Pergolèse et une autre près du
Champ-de-Mars, offrent quelques courses de taureau que les Parisiens
tiennent pour une curiosité, sans se passionner vraiment. Les arènes
fermeront après quelques années.

La bicyclette apparaît sous la Restauration, mais ne devient d'usage


courant qu'après 1860. Une course organisée dans le jardin des Tuileries en
septembre 1875 signifie la naissance d'un nouveau type de compétition,
inspiré de l'hippisme. À Montrouge, s'ouvre le vélodrome Buffalo. Dès
1892, le sport cycliste a son théâtre en plein Paris, provisoirement établi
dans la célèbre Galerie des machines de l'Exposition de 1889. Le
Vélodrome d'Hiver lui succède en 1910, à deux pas de la tour Eiffel. Outre
la «petite reine», le «Vel'd'Hiv'» accueillera des réunions politiques, voire
des célébrations religieuses. À la fois victime de sa vétusté et des
dramatiques souvenirs de la concentration des juifs arrêtés en juillet 1942, il
sera détruit en 1959.

La compétition automobile a aussi, en 1924, son haut lieu près de Paris, à


Montlhéry. L'autodrome servira également de piste d'essai aux
constructeurs.

En 1893, ouvre aux Champs-Élysées le Palais de Glace où fera


longtemps fureur le patinage individuel aussi bien que de spectacle.

N'oublions pas les coureurs à pied : à l'occasion du Marathon de Paris ou


du Cross du Figaro, ils ont aussi leurs fêtes, sur des itinéraires variables.

Les piscines apparaissent sur la Seine au XIXe siècle. Les bains Deligny
sont construits en pleine Seine entre 1801 et 1803. Formé d'une piscine
entourée de galeries à l'orientale, l'établissement est une sorte de club,
offrant les services les plus divers, du coiffeur au pédicure. Paris jouit sous
la Restauration de vingt-deux bains de rivière, On y trouve trois écoles de
natation. Il ne s'agit plus de se laver dans la Seine. On apprend à nager.
L'aristocratie fréquente maintenant la piscine. On y voit, quai d'Orsay, les
fils de Louis-Philippe. La piscine Deligny coulera en une nuit en juillet
1993. Suivent les piscines couvertes, comme celle que l'on ouvre en 1884
dans les bains publics de la rue de Château-Landon. Sept autres sont créées
avant 1900, une douzaine entre 1924 et 1934, une soixantaine après la
guerre. Les dernières réalisations de la sorte sont la piscine du forum des
Halles et l'Aquaboulevard qui combine dans le 15e arrondissement une
vaste piscine et un complexe sportif.
CHAPITRE XXII

Le spectacle

LE THÉÂTRE

Le spectacle est à Paris bien autre chose qu'un simple divertissement. Il


est par excellence le lieu et l'occasion d'une convivialité. Les
représentations du Moyen Âge mettent en œuvre toutes les dynamiques de
la société bourgeoise. La tradition demeurera d'une participation du public.
Les scènes du XVIIe siècle sont encombrées d'un public aristocratique
installé là avec ses chaises. Le public intervient dans le spectacle, manifeste
son plaisir ou son déplaisir. Le théâtre italien favorise cette action du public.
Par la suite, la première représentation d'une œuvre devient un événement.
Ce peut être l'occasion d'un chahut, tantôt manifestation prévisible, voire
programmée, tantôt fruit d'une réaction spontanée. En août 1748, pour la
première de sa Sémiramis, Voltaire loue avec prudence nombre de places du
parterre pour le peupler d'amis choisis pour leur aptitude à maîtriser les
mouvements du public. Car il est normalement une cabale contre la pièce,
et une cabale pour la pièce. Par la voix de Figaro, Beaumarchais s'en prend
à la cabale responsable de ses échecs, et Mercier tente d'en analyser la
composition, notant avec satisfaction la récente disparition du «cabaleur en
chef». La cabale se perpétuera jusqu'au XXe siècle avec la « claque » faite
d'étudiants et de chômeurs chargés, moyennant une place au poulailler de
l'Opéra, de déclencher au bon moment les applaudissements. Pendant la
Révolution, alors que l'on programme Marie-Joseph Chénier et Fabre
d'Églantine, et que l'héroïsme romain commence de teinter le patriotisme,
toute représentation est occasion d'interpellations, de cris ou de chants. Sous
Louis XVIII on se bat au Théâtre-Français pour ou contre le Germanicus
d'Arnault, que joue Talma en s'étant fait le visage de Napoléon. Force sera
d'interdire cannes et épées dans les théâtres. On connaît, plus tard, les
scandales qui accueillent en 1822 l'Othello de Shakespeare, en 1830
Hernani et en 1832 Le Roi s'amuse de Hugo, en 1861 le Tannhaüser de
Wagner, en 1907 la Salomé de Richard Strauss ou en 1966 Les Paravents de
Jean Genet.

Parce qu'il est une occasion de sortir de chez soi offerte à un public
bourgeois qui n'a pas accès aux réceptions de la haute société, le théâtre
devient entre le XVIIIe et le XIXe siècle un véritable rendez-vous,
qu'organise le système des abonnements : on a sa loge à l'année et on y prie
des amis. On va alors au spectacle pour voir et se faire voir, autant que pour
entendre la pièce. La pratique s'en affaiblira au XIXe siècle quand le
Boulevard rompra avec le principe de l'alternance : l'abonnement est sans
objet si la pièce est longtemps la même. Avec ses entrées non réservées, le
cinéma mettra à mal cette fonction dans l'entre-deux-guerres. On ne
rencontrera plus au spectacle que ceux avec lesquels on y va.

La convivialité peut n'avoir rien de mondain et tenir à un intérêt


intellectuel et artistique. Le foyer de l'Opéra est et demeure le lieu où, aux
entractes, les amateurs d'art lyrique commentent l'œuvre et son
interprétation.

Montrant l'une des gens normaux tournés en ridicule, l'autre des sots qui
disent des vérités, la farce et la sotie procèdent des jeux de clercs autant que
du talent des bouffons qui, jongleurs et poètes, égaient les cours du Moyen
Âge. Il n'en arrive pas moins que la farce s'éloigne de la simple
bouffonnerie : représentée pour la première fois en 1467, la Farce de maître
Pathelin atteint à un comique de mœurs autant que de situation.

Le théâtre, lui, naît de la culture bourgeoise. Le privilège royal de 1402


est accordé à des bourgeois, les « Confrères de la Passion », non à des
jeunes gens farceurs et anarchiques. La Passion est d'abord le spectacle que
la bourgeoisie se donne à elle-même. La confrérie a sa maison, rue Saint-
Denis, près de la Trinité. En 1536, le Parlement en fait un hospice pour les
contagieux. Les confrères s'établissent alors à l'hôtel de Flandre, près des
Halles, où personne n'habite plus. Le temps est passé où l'on jouait la
Passion sur un parvis. Le théâtre cherche à s'installer chez lui. Des loges
sont aménagées. Une scène remplace les tréteaux. En 1548, les Confrères se
déplacent de quelques toises : ils achètent une grande masure du lotissement
de l'ancien hôtel de Bourgogne, entre la rue Neuve-Saint-François (auj.
Française) et la rue Mauconseil. Ils la démolissent et construisent à la place
un véritable théâtre à loges.

En 1539 encore, la Passion est la grande fête du peuple de Paris. Le


dimanche 18 mai, les acteurs défilent dans les rues pour y faire parade de
leurs beaux costumes. Le 26, lundi de Pentecôte, on joue le mystère. Le roi,
le dauphin, les princes sont là. Le peuple paie sa place. Il en coûte deux
sous par personne. Dix ans plus tard, le spectacle n'est plus dans la rue. Et le
roi a sa loge à l'hôtel de Bourgogne. Le théâtre devient alors un spectacle
permanent. Vers 1550, on joue tous les jours de fête, à l'exception des plus
solennelles. Il y a théâtre tous les dimanches. On commence à une heure, on
finit à cinq heures.

La Confrérie verse à la Ville mille livres par an pour les pauvres. Ainsi se
justifie-t-on - après un arrêt du Parlement qui condamne en 1548 le
spectacle – de transformer le mystère sacré en un divertissement et la
participation au mystère en un métier. D'autres œuvres apparaissent au
programme, comme le Mystère de l'Ancien Testament. Mais les esprits
évoluent et font mieux que par le passé la distinction entre un jeu où l'on
charge parfois les traits et la lecture des textes sacrés dont le commentaire
appartient au clergé, non au bourgeois. Jouer la Passion, c'est désormais
caricaturer l'Évangile. Au milieu du XVIe siècle, le Parlement n'autorise que
la représentation de mystères «profanes, honnêtes et licites». Mais les
Confrères demeurent «de la Passion », et ils continuent de se réunir dans
leur chapelle. Ils se veulent encore confrères, même s'ils sont devenus des
acteurs. Pour compenser l'entrave que serait la réduction de leur répertoire,
le roi leur accorde le monopole de toute représentation publique dans la
ville et en banlieue. La décision sera lourde de conséquences.

La Passion ne remplit plus la salle. À partir de 1588, les Confrères louent


aux troupes les plus diverses cette salle qui prend en 1629 le nom de
Théâtre de l'hôtel de Bourgogne. La tragédie y acquiert droit de cité. On
joue Corneille (Cinna) et Racine (Andromaque en 1667, Phèdre en 1677).
Un théâtre «moderne» se développe cependant à l'écart du public, là où le
privilège ne saurait jouer à plein : dans les collèges et dans les hôtels
aristocratiques. Il suffit de payer un droit aux Confrères. Le collège
d'Harcourt, le collège de Beauvais, l'hôtel de Guise sont les hauts lieux de
ce théâtre novateur, à l'inspiration plus raffinée que celle des Confrères,
dont le monopole est battu en brèche de toutes parts. En 1553, on joue la
Cléopâtre de Jodelle au collège de Boncourt. À la Cour, Catherine de
Médicis fait donner des ballets.

Le prévôt de Paris ne cesse de rappeler le privilège de l'hôtel de


Bourgogne. Les troupes s'en moquent, qui renoncent souvent à monnayer
l'autorisation et, en espérant échapper aux dénonciations, s'accommodent de
payer l'amende si on les y prend. Dans les années 1600, on joue dans tout
Paris, dans les hôtels ou dans leurs cours, voire dans les jeux de paume.
C'est dans un Théâtre du Marais qui, très fréquenté de 1600 à 1673, n'est
quand même qu'un jeu de paume aux aménagements de fortune, rue Vieille-
du-Temple, que la troupe de Mondory joue en janvier 1637 Le Cid de
Corneille.

Des troupes italiennes font leur apparition. Elles ont des noms, mais aussi
des répertoires. Venue en France en 1571, la compagnie I Gelosi joue
devant la Cour pour l'arrivée de la jeune reine Élisabeth d'Autriche, puis en
1572 pour le mariage du roi de Navarre, le futur Henri IV, et de Marguerite
de Valois. Elle s'établit durablement à Paris en 1577 à l'hôtel du Petit-
Bourbon. Une autre troupe, I Raccolti, est en 1585 à la foire Saint-Germain-
des-Prés. Les Parisiens découvrent un nouveau personnage, vite favori des
spectateurs épris de nouveauté : c'est Arlequin. Scaramouche, Pantalon,
Isabelle, Pierrot, Mezzetin, Colombine et le Docteur ne sont pas moins
populaires. Une liberté nouvelle s'introduit dans la représentation. Le
Parlement proteste contre l'immoralité du spectacle, mais le roi protège les
Italiens. Avec ceux-ci, le public participe. Les acteurs improvisent une
partie de leur texte, et les spectateurs interviennent. On interpelle les
personnages. La pièce n'est qu'un canevas. L'affaire tourne parfois au
chahut, et il n'est pas rare de devoir interrompre la représentation faute de
pouvoir se faire entendre. Avec le temps, des textes rédigés soutiennent
l'action. On écrit pour les Italiens, et les auteurs français donnent dans le jeu
en gardant les personnages italiens. Quelques comédiens, réputés pour leur
habileté dans l'improvisation, atteignent à la notoriété : ainsi le grand
Arlequin qu'est Giuseppe Domenico Biancolelli, ou le célèbre Scaramouche
qu'est Tiberio Fiorelli. Cette Comédie-italienne, qui s'est établie au Palais-
royal et enfin à l'hôtel de Bourgogne (1680) dont les derniers confrères
rejoignent alors les Comédiens-français de Molière, disparaît brutalement
en 1697, Mme de Maintenon s'étant justement reconnue dans une Fausse
Prude. Elle renaît en 1716 par la grâce du Régent. En 1760, abandonnant le
vétuste hôtel de Bourgogne, elle s'installe près des Boulevards, dans la salle
qui prend le nom de l'auteur de Ninette à la Cour, Charles-Simon Favart, et
qui deviendra l'Opéra-Comique. On y jouera Marivaux. On y chante aussi
Les Pêcheurs de Gossec (1766). Mais le public commence de bouder les
Italiens. En 1779, la société est supprimée. Le nom restera dans l'usage
parisien, mais l'Opéra-Comique ne jouera plus que des opéras bouffes et des
vaudevilles.

La publicité s'est peu à peu fait jour. Au XVe siècle, on parcourt la ville
pour crier la représentation à son de trompe. En 1597, on met des affiches
pour annoncer la pièce, mais on n'en dit pas plus. En 1625, on prend
l'habitude d'y faire figurer le nom de l'auteur, usage qui n'est général qu'au
milieu du XVIIIe siècle. On ne dit encore mot des acteurs : ceux-ci
entendent pouvoir, jusqu'au dernier moment, se faire remplacer. On devine
le rôle que tient ici la rumeur parisienne. C'est sous la Révolution que l'on
commence d'afficher leurs noms. Au XIXe siècle, bien des acteurs
donneront au public les prémices de leur talent sur les tréteaux placés
devant les théâtres du Boulevard du Crime.

Jean-Baptiste Poquelin – qui sera Molière l'année suivante – et


Madeleine Béjart établissent leur Illustre Théâtre en 1643 au jeu de paume
des Mestayers, rue Mazarine. La compagnie passe en 1645 sur la rive droite
à celui de la Croix-Noire, rue de l'Ave-Maria. Après un bref passage au
Petit-Bourbon que l'on va démolir pour donner de l'espace à la colonnade
du Louvre, elle joue de 1660 à 1673 au Palais-Royal dans le théâtre qui fut
celui de Richelieu, voire au Louvre chez le roi. Molière revient en 1673 sur
la rive gauche pour occuper le jeu de paume de la Bouteille, rue
Guénégaud, que vient d'abandonner le théâtre lyrique de l'abbé Perrin. C'est
là qu'en 1681, sur ordre du roi, la troupe qui fut celle de Molière, mort en
scène en 1673, fusionne avec celle de l'hôtel de Bourgogne : les
Comédiens-français sont nés. Mais le roi, s'il les entretient, ne va pas
jusqu'à les assurer d'une salle. Chassés en 1687, les Comédiens-français
cherchent de tous les côtés, se font repousser à l'instigation des curés, et
trouvent finalement à s'installer, malgré le curé de Saint-Sulpice, dans le jeu
de paume de l'Étoile, rue des Fossés-Saint-Germain (de l'Ancienne-
Comédie). François d'Orbay leur construit là un théâtre à trois étages de
loges et un parterre à deux niveaux. Inauguré avec Phèdre et Le Médecin
malgré lui, ce théâtre verra représenter tous les grands succès du XVIIIe
siècle. On y joue Marivaux, Regnard, Crébillon, Beaumarchais. On y
applaudit Adrienne Lecouvreur, la Clairon, la Dugazon.

A partir de 1658, donc, Paris compte quatre troupes. Celle de l'hôtel de


Bourgogne joue la tragédie dans un style archaïque et passablement
boursouflé. Les Comédiens du Marais, rue Vieille-du-Temple, subsistent
jusqu'en 1673 avec des tragédies au goût du jour et notamment celles de
Corneille. Les Comédiens-français, qui absorberont en 1673 ceux du
Marais, donnent plutôt dans la comédie, voire dans la satire. Sous la
direction de Lully, puis de Charpentier, la musique y tient sa place. Les
Italiens, jusqu'en 1697, ont leur répertoire propre. À la fin du siècle, il n'est
plus à Paris qu'une troupe, celle des Comédiens-français. Ils ont alors
chaque année quelque deux cent mille spectateurs.

Le théâtre est aussi dans les foires, où des troupes très diverses présentent
des tours et des farces de leur façon. Les Comédiens-français obtiennent du
roi, en 1710, qu'il interdise aux Arlequins de la foire Saint-Germain de
prononcer un texte. Le théâtre libre est donc cantonné dans le mime. Celui-
ci fait la fortune des tréteaux des Boulevards.

La Comédie-française est réformée en 1757 et 1766. Mais, faute


d'entretien, la salle des Fossés-Saint-Germain perd de son lustre. Elle
menace ruine lorsqu'en 1770, les Comédiens l'abandonnent. Un temps, ils
jouent aux Tuileries dans la «salle des machines». Puis on leur construit, à
partir de 1778, un nouveau théâtre : ce sera l'Odéon. Ce Théâtre-français
ouvrira en 1782, quelques mois après le théâtre de la Porte-Saint-Martin, et
quatre ans avant celui du Palais-Royal qui sera plus tard la Comédie-
française. Le théâtre parisien a enfin acquis le droit à des salles faites pour
lui.
Les troupes qui surgissent au XVIIIe siècle ont trouvé le moyen
d'échapper à un privilège que nul n'entend plus respecter en ville et qui est
complètement oublié hors de la ville. Elles s'établissent au-delà de
l'enceinte, désormais théorique, sur ces boulevards que l'urbanisation
poussée jusqu'à ce qui sera le mur des Fermiers généraux commence
d'intégrer dans la ville vivante mais qui est encore juridiquement dans les
faubourgs. La plupart sont sur la rive droite, hors des portes Saint-Martin et
Saint-Denis. C'est Marie-Antoinette qui fait construire en 1781 le grandiose
théâtre de la Porte-Saint-Martin, avec sa façade à trois fenêtres encadrées de
colonnes et sa frise à l'antique. On construit là des salles que l'espace libre
permet de faire assez vastes. On y est exempt de l'obligation d'alternance et
de répertoire qui caractérise les Comédiens-français. L'affichage est
continu, les œuvres sont nouvelles. On joue une pièce tant qu'elle a du
succès, puis on en change, et on change par la même occasion d'interprètes.

Construit de 1774 à 1782 sur une partie des jardins de l'hôtel de Condé
pour accueillir les Comédiens-français, l'Odéon offre 1 913 places. Pour la
première fois, on trouve des bancs au parterre : on n'est debout qu'au
promenoir, dans la dernière galerie. L'innovation sera vite adoptée par les
autres théâtres, l'Opéra excepté. Le Parisien se plaint, d'ailleurs, de
l'exiguïté des banquettes. Au parterre, on est maintenant assis, mais mal.

De 1782 à 1799, ce Théâtre-français est le premier théâtre de la capitale.


On y joue Le Mariage de Figaro en 1784. Devenu théâtre de la Nation
(1790), puis de l'Egalité (1794), et enfin de l'Odéon (1797), il est l'un des
hauts lieux des manifestations politiques des temps révolutionnaires. Les
Cinq-Cents y siègent en 1797. L'incendie de l'Odéon en 1799 n'est au vrai
qu'une occasion : divisés par la Révolution, les comédiens ont formé dès
1791 deux troupes. En 1799, les comédiens attachés à la tradition d'Ancien
Régime gagnent la salle Louvois, face à la Bibliothèque nationale, en
attendant que s'achève en 1807 la reconstruction de l'Odéon par Chalgrin.
C'est le théâtre de l'Impératrice. Il devient en 1815 le Second Théâtre-
français, qui brûle à nouveau le 20 mars 1818. Reconstruit avec un portique
à l'antique, l'Odéon qui rouvre en 1829 est alors le plus beau théâtre de
Paris. Il est aussi le plus sûr : on invente le rideau de fer. Il est aussi le plus
confortable : on met des dossiers aux bancs du parterre.
D'autres comédiens, les plus favorables à l'esprit nouveau, sont allés en
1799 occuper la salle construite en 1786-1790 par Victor Louis à l'angle du
Palais-Royal, salle d'abord affectée à la troupe des Variétés-Amusantes. La
nouvelle Comédie-française est née. On y applaudit Talma et la Dugazon,
mais aussi une débutante, Mlle Mars. Remanié par Fontaine en 1822,
restauré en 1827 après un incendie, puis agrandi par Prosper Chabrol en
1863, reconstruit en 1900 après un nouvel incendie, ce Théâtre-français que
l'usage parisien ne cessera d'appeler la Comédie-française sera le
conservatoire du répertoire classique, sans s'interdire les créations souvent
mémorables, de Hernani en 1830 à La Reine morte en 1942 et au Soulier de
Satin en 1943.

La Révolution a fait du théâtre un moyen d'expression politique. Il a


fallu, jusque-là, entourer la critique ou la satire de quelques précautions, et
rares sont les tirades qui, comme en 1784 celle de Figaro dans le Mariage
de Beaumarchais, mettent directement en cause l'ordre social. Avec la mode
de l'antique et l'habitude que prennent les tribuns de la Révolution de se
considérer comme de nouveaux Romains, la mythologie et l'histoire
grecque ou romaine fournissent au théâtre un nouveau langage, fait
d'allusions personnelles et de situations analogiques. Les spectateurs
interrompent, applaudissent, crient à la sortie, reprennent les tirades ou les
chants. On va au théâtre pour voir et se faire voir, mais les motifs sont
politiques, non mondains. Le théâtre n'est pas un lieu d'action artistique
mais un lieu d'événements. On y va parce qu'il est de bon ton d'y aller, mais
aussi pour manifester une appartenance à un courant de pensée. Les
protagonistes de la vie publique ne dédaignent pas d'en user. C'est à la
première d'Épicharis et Néron que Danton, entendant les mots «Mort au
tyran!», se retourne vers les loges et montre le poing à Robespierre. Jamais
les théâtres n'auront été aussi courus que pendant la Révolution. L'usage va
s'en conserver longtemps, on annonce au théâtre les grands événements de
l'actualité. C'est là encore pour le public une occasion de manifester.

La fin du privilège, en 1789, n'a pas changé les habitudes, et la liste


limitative des théâtres autorisés par Napoléon en 1807 reste théorique. Il y
avait à Paris trente-trois théâtres, il y en aura huit. Subsistent, outre l'Opéra,
la Comédie-française, l'Opéra-Comique et le théâtre de l'Impératrice, la
Gaîté, l'Ambigu-Comique, les Variétés et le Vaudeville. Mais on va jouer
sur les mots : fermée en 1807, la Porte-Saint-Martin rouvre en 1810 comme
«Salle des Jeux gymniques», devient en 1812 le théâtre de la Victoire et en
1813 le théâtre du Roi de Rome. Pendant ce temps, le théâtre Montansier,
au Palais-Royal, montre des chiens savants et des marionnettes. La liste
limitative sera abolie par Louis XVIII. Le théâtre peut alors s'établir où il
veut, mais il est sur les Boulevards. Comme tout à Paris, il s'étend, surtout
vers l'ouest. Du boulevard de la Madeleine à celui du Temple, les salles
existent, et les Boulevards sont devenus le lieu normal du théâtre privé, de
celui qui distrait et souvent crée l'événement. Sur les dix-sept théâtres que
compte – lyrique mis à part – le Paris des années 1830, onze sont sur les
Boulevards. Le premier, c'est le théâtre de la Porte-Saint-Martin, alors le
temple du mélodrame. L'Ambigu, la Gaîté, les Funambules – nouveau nom
des Chiens-Savants - et le Gymnase lui font concurrence. D'abord installé
rue Vivienne en face de la Bourse, dans l'ancien théâtre des Nouveautés qui
venait d'héberger l'Opéra-Comique, le Vaudeville sera le dernier, en 1869,
parce qu'exproprié pour le percement de la rue du Quatre-Septembre, à
gagner le boulevard des Capucines, à l'angle de la rue de la Chaussée
d'Antin. Ce sera une vaste salle à cinq balcons. Il sera remplacé en 1927 par
un cinéma d'exclusivité.

La création littéraire ne gagne pas grand chose à ce « théâtre de


Boulevard» qui voit représenter Le Tournoi ou une journée du vieux temps,
Robert Macaire ou L'Auberge des Adrets et dont les célébrités ont nom
Mlle George ou Frédérick Lemaître. Acrobate raté, le mime Gaspard
Deburau fait applaudir aux Funambules son personnage d'un Pierrot
silencieux et ses métamorphoses dans Le Billet de mille francs. C'est
l'abondance des mélodrames où le sang coule à flots, non la mauvaise
fréquentation, qui donne son nom au «Boulevard du Crime», dont la
célébrité touche à son apogée entre 1825 et 1835 mais qui demeure ensuite
pour deux générations le haut lieu de la fiction théâtrale. Comme le public
se renouvelle peu, il faut changer sans cesse l'affiche. En 1824, en treize
théâtres, on joue 198 pièces différentes, et l'on trouve à Paris deux ou trois
cents auteurs dramatiques vivant plutôt mal que bien de leur plume. Les
théâtres des villages environnant Paris ne sont pas moins actifs. On joue aux
théâtres de Grenelle, des Batignolles, de Belleville ou de Montmartre. C'est
ce dernier qui voit en 1847 la création par le ténor et organiste Hervé d'un
genre nouveau : l'opera buffa, dont les Français font l'opéra bouffe.

On voit même émigrer vers le Boulevard l'une des rares troupes qui
pouvaient narguer le privilège d'Ancien Régime : celle du théâtre aux
étonnants avatars qu'avaient établi dans le Palais-Royal le duc d'Orléans et
l'un de ses fils. D'abord petit théâtre de marionnettes en 1784 pour les
«petits comédiens de bois du comte de Beaujolais», puis théâtre normal, le
théâtre de Beaujolais est reconstruit par Louis en 1790 pour une dame
Marguerite Brunet, dite Mlle Montansier, qui avait dirigé des spectacles à la
cour. Arrêtée puis libérée, elle en fait en 1794 le théâtre de la Montagne,
puis celui des Variétés. Lorsqu'elle émigre sur le Boulevard en 1807 pour
satisfaire l'empereur qui la trouve trop proche de la Comédie-française, sa
troupe laisse la place au Palais-Royal à des marionnettes, puis à des chiens
savants. Le théâtre n'y reviendra qu'en 1831. Reconstruit par Guerchy, puis
restauré en 1880 par Paul Sédille, c'est alors le théâtre du Palais-Royal. On
y applaudira Déjazet et Hortense Schneider.

Après les temps forts de la Révolution, le théâtre parisien connaît de


grands moments quand il est l'un des principaux moyens d'expression du
Romantisme. De 1830 à 1835, la censure est supprimée. Alexandre Dumas,
Eugène Scribe, Alfred de Vigny, Victor Hugo, Casimir Delavigne,
Frédérick Lemaître font jouer. Le public manifeste. Classiques et
Romantiques se battent au Français le 25 février 1830 pour la première
d'Hernani. Il y a scandale au même Français le 22 novembre 1832 pour Le
Roi s'amuse du même Hugo. Bref, on ne saurait alors connaître la vie
littéraire et artistique sans prendre sa part d'une activité théâtrale qui offre
sans cesse de nouveaux spectacles. On est étonné du nombre de pièces,
lyriques ou non, que Wagner va voir pendant son séjour des années 1839-
1841. Rétablie en 1835, la censure ne redeviendra contraignante qu'en 1852,
l'année où les grands succès sont, sur le Boulevard, La Dame aux camélias
d'Alexandre Dumas fils et Le Bossu de Paul Féval et Anicet Bourgeois. La
censure favorise alors l'éclosion d'innombrables vaudevilles, dépourvus de
toute allusion politique mais aussi de tout souffle dramatique. Elle sera
progressivement supprimée à partir de 1864 mais ne disparaîtra
définitivement qu'en 1906.
Les salles ont souvent déménagé. Les grands travaux des Boulevards en
ont fait disparaître quelques-unes sous le Second Empire. D'autres les ont
remplacées, sur les nouveaux Boulevards ou dans les environs. Quoi qu'il
en soit, on joue en 1870 dans cinquante-huit salles, dont quarante et une
jouent chaque soir.

Le mélodrame se combine avec la fiction historique. Autant dire que l'on


applaudit à la fois une intrigue à rebondissements, des personnages
symboliques, des idées politiques, et une certaine nostalgie du temps passé
qui est, selon Musset, l'un des fondements du Romantisme. Alexandre
Dumas fonde en février 1847 le Théâtre historique. Le bon public se plaît à
Henri III et sa cour, à La Tour de Nesle, à La Reine Margot, au Chevalier
de Maison-Rouge. C'est l'époque, rappelons-le, où le même Dumas fait
croire à ses lecteurs que Les Trois Mousquetaires sont nés de la lecture d'un
manuscrit de la Bibliothèque royale, et où Augustin Thierry commence en
1835 la publication des Récits des temps mérovingiens.

La véritable comédie garde ses droits. Au Palais-Royal, Dormeuil


accueille les grands succès d'Eugène Labiche, de Henri Meilhac et
d'Offenbach. Feydeau y triomphe à la fin du siècle. Le théâtre demeurera
l'un des hauts lieux du comique de haut niveau.

Un effort de qualité est tenté sur le Boulevard par André Antoine qui crée
en 1887 le Théâtre libre et l'installe l'année suivante aux Menus-Plaisirs,
boulevard de Strasbourg. On y joue Courteline, Catulle Mendès, Georges de
Porto-Riche. Le théâtre prend en 1897 le nom d'Antoine. Un semblable
effort est accompli à partir de 1894 par Lugné-Poe au Nouveau Théâtre, rue
Blanche. On y jouera Ibsen, Jarry, Gogol, avant Pagnol et Sacha Guitry.
Fondateur d'une compagnie nommée Théâtre de l'Œuvre, le même Lugné-
Poe l'installe en 1919 dans une salle Berlioz dont il fait l'Œuvre. Tous ces
théâtres connaîtront jusqu'à nos jours un brillant destin.

Le Boulevard, c'est aussi l'opérette, ce genre de spectacle qui naît en


1855 aux Folies-Nouvelles avec une œuvrette de Florimond Hervé et
Jacques Offenbach. Le Boulevard se démarque là d'un Opéra-Comique où il
est vrai que, comme le lui reproche Offenbach, on joue surtout de l'opéra
sans drôlerie. Les Bouffes-Parisiens, qui ne sont encore qu'une baraque du
carré Marigny, ouvrent en 1855 avec Les Deux Aveugles de Jules Moineaux
– le père de Courteline – et Offenbach. L'année suivante, les Bouffes sont
passage Choiseul, dans un modeste mais vrai théâtre, où Offenbach met en
musique un livret du jeune Ludovic Halévy, Ba-ta-clan. En 1858, ils font
jouer Orphée aux enfers. Dès lors, Paris ne se conçoit plus sans l'opérette, et
Offenbach est le premier amuseur de l'Empire. Quelques années plus tard,
Hortense Schneider triomphe aux Variétés dans les œuvres de Henri
Meilhac, Ludovic Halévy et Jacques Offenbach. En 1864, La Belle Hélène
assure durablement la réputation de celle qui, plus qu'une grande voix, est
une actrice à l'extraordinaire vivacité. En 1866-1867, Offenbach fait jouer
La Vie parisienne au Palais-Royal pendant qu'aux Variétés en 1867 la
Schneider chante sa Grande-Duchesse de Gérolstein, deux œuvres qui
connaissent le triomphe pendant l'Exposition universelle qui draine à Paris
toute l'Europe, souverains en tête. Suivront La Périchole en 1868 et tant
d'autres comédies en musique, jusqu'à la Fille du Tambour-Major que l'on
joue en 1879 aux Folies-Dramatiques et aux Contes d'Hoffmann
qu'accueille en 1881, alors qu'Offenbach vient de mourir, l'Opéra-Comique
dont il avait tant rêvé.

C'est pour se démarquer du Boulevard, tenu pour un symbole du théâtre


facile, que l'écrivain, acteur et metteur en scène Jacques Copeau, l'un des
fondateurs de la NRF, ouvre en 1913 au cœur de la rive gauche le théâtre du
Vieux-Colombier. Louis Jouvet, Gaston Baty, Charles Dullin, Georges et
Ludmilla Pitoëff participent à l'aventure de ce théâtre de haute qualité
dégagé du répertoire : on y joue Shakespeare, Molière, Musset, Courteline
et Jules Renard aussi bien que Claudel, Gide, Duhamel et Pirandello. Mais
Dullin s'en va en 1921 rénover le lointain et médiocre théâtre Montmartre
de la place Dancourt, quelque peu modernisé en 1907 et devenu en 1914 un
cinéma. Il en fait l'Atelier. Il y jouera Marcel Achard, Armand Salacrou,
Stève Passeur et surtout le Volpone de Ben Jonson adapté par Jules Romains
et Stefan Zweig. Et Jouvet prend son indépendance en 1922 pour animer
avec Jacques Hébertot la Comédie-Montaigne et pour créer une troupe vite
prestigieuse qu'il installera finalement en 1934 à l'Athénée. Il y jouera
Giraudoux, Claudel, Jules Romains, André Roussin, Marcel Achard, et
Molière (Tartuffe) aussi bien que Jean Genet. Quant au Vieux-Colombier, il
disparaîtra en 1972 après avoir tenu jusque dans les années 1960 le rôle
défini par Copeau : on y joue Thierry Maulnier, Robert Hossein, Pirandello,
Jacques Audiberti. Il reparaît en 1995 comme annexe de la Comédie-
française.

De même nature est l'effort accompli au théâtre des Arts, ancien théâtre
des Batignolles, entre 1919 et 1931 par la troupe de Sacha Pitoëff, puis de
1940 à 1970 par Jacques Hébertot. On y joue Georges Duhamel, Pagnol,
Maeterlinck, Cocteau (Orphée, 1926), Pirandello et Bernard Shaw. Après la
guerre, le théâtre Hébertot fera place dans ses programmes à Camus,
Bernanos et Montherlant.

La rive gauche est moins richement pourvue. Paris qui s'étend vers le
nord-ouest néglige vite l'Odéon. On ironise sur l'ennui qu'il dégage, sur les
difficultés financières qu'il procure, sur la médiocrité de son répertoire. Ni
Frédérick Lemaître ni Dorval ni Laurent ne le sauvent du discrédit. On lui
cherchera au XXe siècle les destins les plus divers. Paris connaîtra ainsi un
Odéon classique surtout fréquenté par les étudiants. Il deviendra –
notamment après la disparition du Vieux-Colombier - l'une des salles
préférées d'un public fidèle d'intellectuels. Sa transformation en 1946 en un
Second Théâtre-français n'en avait fait qu'une annexe, le théâtre du
Luxembourg. En 1959, André Malraux lui rend une certaine autonomie :
c'est le Théâtre de France. On y joue Claudel et Cocteau, Beckett et Duras.
On y connaîtra quelques initiatives hardies (Les Paravents de Jean Genet en
1963) et quelques moments d'avant-garde musicale (Le Domaine musical
de Pierre Boulez à partir de 1954). Jean-Louis Barrault y vivra une
étonnante «prise de l'Odéon » par les manifestants de Mai 1968. Le Théâtre
des Nations y accueillera des troupes du monde entier. Le Théâtre de
l'Europe lui succédera en 1983, pour des spectacles empruntés en grande
partie au répertoire étranger. En 1994, la restauration du Petit-Odéon offre
le cadre d'un théâtre de salon à la manière du XVIIIe siècle.

C'est sous le Second Empire que le théâtre s'installe vraiment dans la


ville et non plus à ses marges. Le remodèlement du centre urbain exige que
de nouvelles attractions y fixent un public habitué à chercher sa distraction
à la périphérie. Même si Haussmann fait reconstruire le Vaudeville et la
Gaîté, il fait disparaître plusieurs théâtres – comme les Folies-dramatiques
du boulevard du Temple – pour élargir les nouveaux boulevards. Ceux de la
Renaissance et de la Porte-Saint-Martin, détruits par des incendies pendant
la Commune en 1871, sont reconstruits en 1873. C'est à la Porte-Saint-
Martin qu'Edmond Rostand fera, de 1897 à 1900, représenter neuf cent
vingt-sept fois Cyrano de Bergerac.

Le centre doit offrir ce que l'on trouvait sur les Boulevards. On en profite
pour offrir une nouvelle implantation à deux troupes chassées par le
remodèlement du boulevard du Temple et de la place du Château-d'Eau (de
la République). Construits par Davioud entre 1860 et 1862, les deux
théâtres qui se font face sur la nouvelle place du Châtelet sont des pièces de
l'urbanisme autant que de la vie artistique. On voit grand : 3600 places au
théâtre Impérial du Châtelet, 1500 places au Théâtre-lyrique, qui sera en
1879 le théâtre des Nations, puis en 1898 le théâtre Sarah-Bernhardt. L'un
et l'autre seront voués à la musique aussi bien qu'à l'art dramatique. On
entendra au Châtelet à partir de 1874 l'orchestre des Concerts Colonne et
l'opérette y aura longtemps la première place. C'est au Châtelet qu'en 1868
chante une Hortense Schneider qui abandonne les Variétés pour une vaste
scène – cinq cents figurants dans Les Voyages de Gulliver – qui convient
mal à sa voix trop faible. L'opérette règnera au Châtelet jusqu'à
l'établissement en 1980 du Théâtre musical de Paris, rebaptisé Châtelet en
1989 : Mozart, Wagner, Verdi, Richard Strauss et Alban Berg y seront alors
chez eux. Quant au théâtre où régneront un temps Sarah Bernhardt, puis
Charles Dullin, il redeviendra en 1957 le théâtre des Nations, puis en 1980,
après une complète rénovation intérieure, le théâtre de la Ville.

Le théâtre des Champs-Élysées marque à la fois l'histoire de l'espace


parisien, celle de l'architecture et celle du spectacle. Le public s'étonne d'un
théâtre situé si loin des quartiers habituels. L'ouvrage d'Auguste et Gustave
Perret est inauguré en grande pompe par Raymond Poincaré le 31 mars
1913, avec une représentation de Benvenuto Cellini, de Berlioz, que l'on
n'avait pas joué à Paris depuis sa création en 1838. Le 2 avril, un concert
voit se succéder cinq chefs d'orchestre : Saint-Saëns, d'Indy, Dukas, Fauré
et Debussy. On parle beaucoup de cette architecture de béton, d'ailleurs
recouvert de marbre, sur un plan qui associe trois salles de spectacle, et du
décor où se côtoient les œuvres de Maurice Denis et Antoine Bourdelle. Le
15 mai on y crée Jeux de Debussy. Le 29 mai, c'est l'un des événements du
siècle : on y crée dans un grand tumulte Le Sacre du Printemps de
Stravinsky, avec une chorégraphie de Nijinsky. Inghelbrecht y dirige
régulièrement des concerts, et parfois Debussy alterne avec lui. Dans le
même bâtiment, la Comédie des Champs-Élysées tient sa place dans le
renouvellement du théâtre parisien après 1920. On y applaudit les Pitoëff
jusqu'à leur départ pour les Mathurins en 1934. On y découvre des mises en
scène étranges qui tirent un parti original d'une combinaison de l'espace et
du décor.

Comme le vieux Trocadéro, le Palais de Chaillot est pourvu dès 1937


d'une vaste salle, due à Jean et Édouard Niermans. Le Théâtre national
populaire s'y illustre après la guerre – et après plusieurs sessions de l'ONU
– par les créations de Jean Vilar et de Georges Wilson. Des concerts s'y
tiennent régulièrement, grâce à une acoustique qui fait oublier celle de
l'ancien Trocadéro. Pour la première fois à Paris, un théâtre est doté d'un
grand orgue (80 jeux) qui permettra des auditions régulières et notamment
en 1950 l'intégrale de l'œuvre de Bach par André Marchal.

Après la réaction du centre contre les Boulevards, la seconde moitié du


XXe siècle voit un retour du théâtre vers les quartiers périphériques. Il s'agit
alors d'un théâtre à hautes ambitions intellectuelles, souvent d'avant-garde.
C'est une initiative d'André Malraux qui fait naître en 1963, au nord du
Père-Lachaise, le théâtre de l'Est parisien, devenu en 1987 le Théâtre
national de la Colline sous la direction du metteur en scène Jorge Lavelli.
On y joue le grand répertoire du XXe siècle aussi bien que les œuvres
déjeunes auteurs. La Cartoucherie de Vincennes à partir de 1964 et 1970, le
théâtre de la Bastille, rue de la Roquette, en 1982, le théâtre des Amandiers
en 1984 et le Carré Silvia-Monfort, sur un emplacement des anciens
abattoirs de Vaugirard, en 1990, procèdent de la même politique en faveur
de quartiers jusque-là dépourvus.

Un cas doit être signalé : celui de la Compagnie de Jean-Louis Barrault et


Madeleine Renaud, qui n'aura jamais pu disposer d'une salle que pour
quelques saisons. À partir de 1946, on l'aura vue en une dizaine de théâtres
successifs, faisant à leur tour la réputation du théâtre Marigny, d'une salle
provisoire dans l'ancienne gare d'Orsay, et finalement d'un réaménagement
du Palais de Glace des Champs-Élysées. Tout Paris y applaudit Claudel et
Valéry, Marguerite Duras et Samuel Beckett, Nathalie Sarraute et
Marguerite Yourcenar.
Il faut faire un sort distinct à ce qui est à la fois une manifestation de
l'esprit parisien, une forme de spectacle et l'une des expressions de la
critique politique : le spectacle de chansonniers. Il commence dès ce Moyen
Âge qui voit des poètes et des chanteurs dire leurs œuvres dans les cabarets.
La tradition en est purement orale : on n'a aucun manuscrit de Villon, dont
l'œuvre n'est connue que par des publications imprimées après sa mort et
certainement fondées sur la mémoire des auditeurs. Sans être dupe des
genres et des milieux littéraires qui diffèrent profondément, les Fables de
La Fontaine appartiennent quelque peu à cet art de faire rire pour critiquer
la politique de Colbert, les placements dans le commerce maritime, les
dépenses de la cour. Le genre du chansonnier à proprement parler naît avec
les couplets de la Révolution. Il s'affine et se met en règles sous la
Restauration avec Béranger, auquel les autorités font plusieurs procès. Les
chansonniers sont, tout au long du XIXe siècle, dans les guinguettes et aux
carrefours. La fin du siècle les voit occuper de véritables théâtres. Ce sont
en 1901 le Caveau de la République, en 1921 les Deux-Ânes. Aristide
Bruant chante au Mirliton, Rodolphe Salis anime le Chat-Noir. On trouve
aussi les chansonniers dans certains restaurants, qui combinent restauration
et spectacle. Le cabaret parisien change alors de nature. La radio fait,
longtemps, plus de publicité que de concurrence aux chansonniers. La
télévision, au contraire, bouleverse le monde de la chanson critique.
L'image, dès lors, l'emporte sur le texte, dont l'intérêt tenait trop souvent à
des allusions comprises seulement d'une minorité informée.

L'ART LYRIQUE ET LA DANSE

L'Académie royale de musique qu'annonce en 1671 un privilège royal


donné aux auteurs bien oubliés d'une Pomone, et dont Lully prend la
direction en 1672 est d'abord installée dans un local mal adapté à l'opéra et
à la danse, le jeu de paume de la Bouteille, rue Mazarine, qu'elle quitte dès
1673 pour un autre jeu de paume, le Bel-Air-Becquet, rue de Vaugirard, qui
ne vaut pas mieux et est de surcroît mal situé. Aussi le roi, qui est venu y
entendre Cadmus et Hermione, donne-t-il en 1674 à Lully un cadre
conforme à ses ambitions : le Palais-Royal, qu'avait occupé Molière. C'est
là qu'en 1676 Lully présente aux Parisiens son Atys, d'abord offert au roi à
Saint-Germain-en-Laye. Pendant un siècle, l'Opéra sera donc là l'un des
foyers de la vie artistique. On y crée en 1693 la Médée de Marc-Antoine
Charpentier, on y reprend en 1695 le Persée de Lully, on y applaudit en
1706 l'Alcyone de Marin Marais. Lorsqu'un incendie le détruit le 6 avril
1763, on loge un temps l'art lyrique aux Tuileries où Jacques-Ange Gabriel
et Soufflot aménagent la grande «salle des machines», en attendant la
nouvelle salle du Palais-Royal que construit Moreau-Desproux et qui
s'ouvre en 1770. Malheureusement, ce nouvel Opéra, où l'on vient de jouer
en 1778 La Fête de village de Gossec, est à son tour victime des flammes le
8 juin 1781. La troupe trouve alors refuge au théâtre de la Porte-Saint-
Martin.

Louis XIV est excellent danseur, et il se flatte de figurer lui-même dans


les ballets de cour. C'est donc par intérêt personnel autant que par souci de
prestige qu'il fonde en 1661 un Ballet de l'Opéra, intégré dès 1669 dans
l'Académie royale de musique. Troupe homogène, très hiérarchisée, ce
Ballet connaît le succès auprès d'un public limité mais fidèle. Le roi
commande des ballets nouveaux. Il est du meilleur ton d'y assister.
L'histoire du Ballet s'ouvre sur Les Fâcheux de Molière et Lully, suivis en
1670 du Bourgeois gentilhomme. C'est encore ce corps de ballet qui fait en
1697 la splendeur de L'Europe galante de Campra et La Motte. Il est l'un
des protagonistes en 1735 des Indes galantes de Jean-Philippe Rameau et
Fuzelier, en 1737 de Castor et Pollux de Rameau et Pierre-Joseph Gentil-
Bernard, avec une chorégraphie de Michel Blondy où s'illustre Plaisir
Céleste. Les artistes comme Louis Pécour (de 1674 à 1721), Jacques
Bandieri de Laval (de 1739 à 1748) ou Marie-Madeleine Guimard (qui
danse à la Comédie-française dès 1758 et à l'Opéra de 1762 à 1789) font
figure de célébrités parisiennes.

L'Académie royale ne cesse de se battre pour le respect de son privilège.


Elle fait condamner en 1716 les Comédiens-français pour avoir, dans Le
Malade imaginaire et dans La Princesse d'Élide, représenté des ballets en
les faisant soutenir par plus de deux chanteurs et six violons, effectif qui
distingue le spectacle de ballet de la simple danse de salon. La danse,
allèguent les sectateurs de l'opéra, n'a aucun besoin de violons. Le violon,
dit un pamphlet imprimé en 1740, n'est à la danse que ce que les tambours
sont à la guerre. En bref, un simple clavecin fait l'affaire. À l'Opéra même,
les danseurs se plaignent de n'avoir pas le même traitement que les
chanteurs.

La Révolution passe sur l'Opéra sans entamer sa popularité. Certes, il


change de nom. L'Académie royale de musique devient en juin 1791
l'Opéra, redevient Académie en septembre, se transforme le 15 août 1792 en
Académie de musique, est en octobre 1793 l'Opéra national, s'intitule en
août 1794 le Théâtre des arts et reprend aussitôt son nom d'Opéra pour le
troquer en 1797 contre le nom de Théâtre de la République et des arts.
Bonaparte en fait en 1802 le Théâtre de l'Opéra. Napoléon préfère en 1804
le nom d'Académie impériale de musique qui rétablit presque la continuité
avec l'Ancien Régime. Faut-il souligner que les amateurs ont, pendant ce
temps, continué de dire qu'ils allaient à l'Opéra?

La troupe s'est installée en 1793 rue de la Loi (de Richelieu), dans la salle
construite l'année précédente par la Montansier sur les plans de Victor Louis
à l'emplacement de l'hôtel de Louvois (square Louvois). Ce voisinage, avec
les risques d'incendie inhérents à tout théâtre où l'on joue des éclairages,
entretient une inquiétude permanente à la Bibliothèque nationale installée
de l'autre côté de la rue. Le public applaudit peu sous la Terreur Les Noces
de Figaro de Mozart dans une traduction française allongée à l'excès du
texte original de Beaumarchais. On joue surtout des œuvres inspirées de la
Rome antique et de la mythologie. On chante Armide le soir du 9
Thermidor, pendant que Robespierre agonise à l'Hôtel de Ville. Le Ballet
représente sous la République Télémaque du chorégraphe Pierre Gardel,
Psyché du même Gardel, Bacchus et Ariane et L'Orange ou le Moderne
Jugement de Pâris de Gardel sur des musiques de Haydn, Pleyel et Méhul.
Sous l'Empire, il donne Achille à Skyros, Acis et Galatée, Les Amours
d'Antoine et Cléopâtre, mais aussi la Dansomanie de Méhul et Gardel, et
Paul et Virginie de Kreutzer et Gardel d'après Bernardin de Saint-Pierre.
C'est à l'Opéra qu'a lieu sans grand succès, le 17 septembre 1805, la
première en France du Don Giovanni de Mozart, dans une fâcheuse
adaptation de Kalkbrenner. Les grands peintres et architectes ne dédaignent
pas de concevoir les décors. Charles Percier, Pierre-François Fontaine et
Jean-Thomas Thibault collaborent en 1806 pour ceux de Paul et Virginie, et
Isabey dessine en 1808 ceux d'Antoine et Cléopâtre.
Le XIXe siècle voit le triomphe du grand opéra. Il voit aussi un étonnant
ballet des différentes troupes entre plusieurs salles, construites pour la
plupart peu avant la Révolution ou sous la Restauration. Ce ballet est de
temps à autre réglé par les incendies dus aux éclairages de scène et de salle.
Il en résulte parfois un exil temporaire pendant que l'on reconstruit le
théâtre incendié : ainsi l'Opéra-Comique émigre-t-il après l'incendie de
1887 vers le théâtre des Nations (depuis Sarah-Bernhardt).

Sept salles, au moins, et un plus grand nombre de troupes à définition


variable jouent leur rôle dans ce ballet. La plupart sont dans un rayon de
moins de deux cents mètres. C'est en 1783 que s'ouvre la salle des Italiens,
future salle Favart, petite salle construite de 1781 à 1783 par le duc de
Choiseul pour la Comédie-italienne qui souhaitait quitter l'hôtel de
Bourgogne. La troupe est reconstituée en 1801 par Mlle Montansier, avec
pour répertoire l'opera buffa. Elle s'installe dans la salle Favart, puis dans
celle de la rue Louvois, et enfin à l'Odéon. On y joue Cimarosa et Paisiello,
mais aussi Mozart, et presque en version originale : en 1807 Les Noces, en
1809 Cosi fan Tutte et en 1811 Don Giovanni. Les Italiens regagnent en
1815 la salle Favart, vont en 1819 dans la salle Louvois et retrouvent en
1825 la salle Favart. Rossini en est le directeur de 1824 à 1826, et il y
connaît le triomphe. Cette «salle des Italiens» – encore dite «les Bouffes» –
qui donnera son nom au boulevard voisin et qui joue un grand rôle dans la
vie mondaine de la première moitié du XIXe siècle, tourne le dos au
boulevard pour éviter toute confusion avec ce qu'on appellera le théâtre de
Boulevard. On voit aux Italiens diverses troupes jusqu'à ce qu'en 1820 on y
trouve l'Opéra, chassé de la salle Louvois; on les y revoit ensuite. Après un
incendie en 1838, la salle Favart est à partir de 1840 le siège régulier de
l'Opéra-Comique.

Voisine d'un petit théâtre voué à l'opérette, la salle Louvois est construite
en 1793 pour abriter l'Opéra. Après l'assassinat du duc de Berry, tué alors
qu'il en sortait, on démolit la salle pour permettre la construction d'un
monument expiatoire, qui sera interrompue en 1830. Un square sera alors
aménagé.
La salle Le Peletier, au nord du boulevard des Italiens, est construite en
1820-1821 lorsque l'assassinat du duc de Berry provoque la fermeture et la
destruction de la salle Louvois. Elle est à partir d'août 1821 le siège de
l'Opéra. Derrière une façade à fenêtres et colonnade, c'est une vaste salle
rectangulaire à haute scène, construite en urgence par l'architecte Debret.
Pour la première fois, on recourt là à l'éclairage au gaz pour réussir des
effets scéniques. Le public se plaindra de l'odeur. C'est cette salle Le
Peletier qui voit, grâce à une génération de grands interprètes, le triomphe
de l'opéra romantique, celui de Jacques Halévy avec La Juive (1835) ou de
Meyerbeer avec Robert le Diable (1831) et Les Huguenots (1836).
Lentement miné par la routine et la médiocrité des interprètes, l'Opéra des
années 1860 déçoit les compositeurs, aussi bien Wagner et Gounod que
Meyerbeer, qui diffère jusqu'à sa mort de faire représenter L'Africaine, et
Verdi qui ne rencontre qu'un demi-succès en 1867 avec un Don Carlos mal
interprété malgré deux cent soixante-dix répétitions et finira par se fâcher
avec ce qu'il appelle «la Grande Boutique». L'Opéra demeurera dans la salle
Le Peletier jusqu'à sa destruction par un incendie, le 28 octobre 1873. Le
palais confié à Charles Garnier sera alors en voie d'achèvement.

Construite en 1827, la salle de la rue Vivienne, face à la Bourse, abrite


successivement l'Opéra-Comique (1832-1840) et le Vaudeville jusqu'à sa
démolition pour le percement de la rue du Quatre-Septembre.

La salle Ventadour est construite en 1829 pour l'Opéra-Comique, qui y


demeure jusqu'en 1832. Elle devient en 1834 le Théâtre nautique, qui fait
faillite en six mois. Les Italiens s'y établissent en 1838 et y jouent jusqu'en
1870, puis y reviennent en 1872. L'Opéra s'y installe provisoirement en
1873 après l'incendie de la salle Le Peletier. Elle redevient ensuite un
théâtre, qui périclite vite.

Autant dire que l'Opéra aura joué successivement au théâtre Saint-


Martin, à la salle Louvois, à la salle Favart, à la salle Le Peletier et
finalement au Palais Garnier. L'Opéra-Comique aura reçu ses troupes à
partir de 1829 à la salle Ventadour, à la salle Favart, à la salle Vivienne et
enfin à la salle Favart. On aura ce pendant applaudi les Italiens – jamais les
mêmes et de moins en moins italiens – à la salle Favart, puis à la salle
Ventadour, à la salle Louvois, à l'Odéon, à la salle Louvois, à la salle Favart.
Une distinction s'impose vite dans le public : on va à l'Opéra par raison
mondaine, aux Italiens pour la musique, au Boulevard pour rire. Aux
Italiens, on joue Mozart, Rossini, Donizetti, Bellini, voire Weber et
Beethoven. Cet équilibre demeure jusque dans les années 1840. L'Opéra
l'emporte alors dans le goût du public, avec de grandes œuvres en cinq actes
aux décors différents, cependant que les Italiens laissent en 1878 la place à
la Banque d'escompte, puis après 1892 à une annexe de la Banque de
France.

Incendiée en 1838, la salle Favart est reconstruite à la demande de


Gustave Charpentier mais c'est pour devenir en 1840 l'Opéra-Comique,
spécialisé dans les œuvres contemporaines plus légères que les grandes
créations dramatiques de l'Opéra, des œuvres où le parlé se mêle souvent au
chanté, ce qui satisfait une moyenne bourgeoisie peu portée à suivre de sept
heures à minuit une partition purement lyrique. Un musicien aimable et
chatoyant comme Esprit Auber y connaît des triomphes avec La Muette de
Portici (1828), Fra Diavolo (1830) et Manon Lescaut (1856). C'est là qu'en
1846 on crée La Damnation de Faust d'Hector Berlioz. Des œuvres comme
Mireille de Gounod en 1864 et Mignon d'Ambroise Thomas en 1868
constituent un répertoire apprécié d'un public moins mondain que celui de
l'Opéra. En mai 1870 encore, les affiches de l'Opéra disent bien ou va
l'intérêt du public : pour le Freischütz, elles font apparaître le nom des
chanteurs et des danseuses en caractères plus gros que celui de Weber. Pour
la première de Coppélia, l'affiche annonce la première danseuse, qui mourra
l'année suivante à dix-sept ans, mais on oublie de mentionner que la
musique est de Léo Delibes et la chorégraphie d'Arthur Saint-Léon.

Après l'incendie de 1887, l'Opéra-Comique, reconstruit sur un plan plus


vaste par Bernier reprend ses droits. Il aura au XXe siècle quelque difficulté
à affirmer son identité face à l'Opéra ou en liaison avec celui-ci.

Napoléon III veut doter Paris d'un nouvel Opéra. Un concours est ouvert
en 1860, auquel participent cent soixante-dix architectes, dont Viollet-le-
Duc qui présente un projet classique, adapté au style haussmannien de la
place, mais assez peu fonctionnel : Viollet-le-Duc pense à la scène plus qu'à
ses annexes. Le lauréat est finalement Charles Garnier, auteur d'un projet
très baroque qui fait la part belle aux espaces d'apparat et de sociabilité. Il
s'agit d'abord de donner plus de lustre à un spectacle qui passe au premier
plan des activités mondaines, pour lesquelles Garnier conçoit un escalier
monumental et un gigantesque foyer. Le propos se complète, dans l'esprit de
Haussmann, d'une préoccupation d'urbanisme, et l'aménagement du quartier
va ralentir les opérations : construit pour l'essentiel par la République,
l'Opéra n'ouvrira que le 5 janvier 1875. Le propos mondain n'est pas effacé
par les ambitions artistiques : jusqu'en 1914, les loges sont louées à l'année,
et chacun décore à son goût la loge où il reçoit ses amis.

Le nombre de places ne permet pas une réelle démocratisation de l'opéra,


l'incommode «poulailler» étant plutôt le fief de la jeunesse que des
populations laborieuses. De surcroît, un tiers des places n'ont qu'une fort
médiocre visibilité. D'où le propos d'un nouvel Opéra. C'est en 1989
l'Opéra-Bastille, dont les défauts de conception seront plus rapidement
dénoncés que ceux de l'Opéra de Garnier. Il n'en contribue pas moins,
surtout depuis que l'on a renoncé à cantonner l'opéra à la Bastille et la danse
à Garnier pour chercher un meilleur équilibre, à pourvoir Paris d'une plus
grande capacité de représentation.

On continue à donner de l'opéra dans les salles les plus diverses. C'est au
Château-d'Eau, qui sera deux ans plus tard l'Alhambra, que l'on joue en
1902 le Crépuscule des Dieux de Wagner, après que l'Opéra a joué
Siegfried. Il en va de même quand, depuis 1993, on joue dans le vaste
espace du Palais Omnisport de Paris-Bercy.

La seconde moitié du XXe siècle voit d'autres bouleversements à l'Opéra.


Le premier est sans doute la fin de la troupe lyrique, qui assurait l'essentiel
du répertoire, en laissant quelques premiers rôles à des artistes invités.
L'engagement pour une œuvre est désormais de règle. Le deuxième est
l'abandon des traductions qui, comme souvent celles de Charles Nuitter,
étaient surtout connues pour la discordance des accents toniques du poème
et de la musique. Dans les années 1950, on commence de préciser sur les
affiches que l'œuvre sera chantée en sa langue d'origine. Dix ans plus tard,
on ne le précise même plus. La correction à ce nouvel usage, satisfaisant
pour l'oreille mais non pour l'intelligence de l'action, est apportée, dans les
années 1990, par la projection, au-dessus de la scène, d'un texte simplifié en
français. C'est dans le même temps que la diffusion télévisée de
représentations de l'Opéra, tentée en 1975 à l'initiative de Michel Guy, fait
connaître à un large public les réalisations parisiennes. Les festivals de
province et de l'étranger suivront. La télévision fera parfois d'une soirée
parisienne un événement national, comme pour la création de Saint
François d'Assise d'Olivier Messiaen en 1983.

L'Opéra demeure par excellence le théâtre de la danse. Selon la taille, la


prestance et le tempérament des danseurs, on danse au XIXe siècle comme
sous l'Ancien Régime le Noble (la sarabande, la gavotte, le louré, la
chaconne), le Demi-Caractère (la romance, la pastorale, la gigue, le passe-
pied) et le Comique (la musette, le tambourin, la cosaque). Les premières
sont des événements, parfois des scandales comme lorsqu'en mars 1861 le
Jockey-Club mène la cabale à grands coups de sifflets achetés pour la
circonstance et gravés «Pour Tannhaüser», la raison étant la présence du
ballet au début du premier acte, non au second selon une tradition qui
permettait aux amateurs de jolies ballerines de n'arriver qu'après l'entracte.

Le Ballet donne en 1841 une Giselle de Coralli et Adam qui restera le


chef-d'œuvre du ballet romantique, en 1843 La Péri de Jean Coralli et
Frédéric Burgmüller, en 1870 Coppélia de Charles Nuitter et Arthur Saint-
Léon sur une musique de Léo Delibes. Les grands noms de la danse sont
alors Marie Taglioni (de 1827 à 1844), Joseph Mazilier (de 1830 à 1848),
Fanny Elssler qui se rend célèbre en dansant dans le monde entier La
Cachucha (de 1834 à 1840), Lucien Petipa (de 1839 à 1862), Carlotta
Zambelli (de 1894 à 1930). La nomination de Lucien Petipa comme maître
de ballet en 1858 engage une rénovation de la danse qui s'étendra jusqu'à
Saint-Pétersbourg. C'est à la cour du tsar que le Ballet de l'Opéra de Paris
crée en 1890 La Belle au Bois dormant d'Eugène Scribe et Jean Aumer, en
1892 Casse-Noisette et en 1895 Le Lac des Cygnes, trois œuvres dues à la
féconde collaboration de Tchaïkowski et Petipa.

Serge de Diaghilev a trente-deux ans quand en 1905 il arrive à Paris pour


faire connaître la peinture russe. C'est un aristocrate fortuné. On l'appelle
Monseigneur. L'année suivante, Paris découvre grâce à lui l'art russe au
Salon d'automne. En 1907, Diaghilev organise à l'Opéra des concerts de
musique russe. En 1908, on joue Boris Godounov, et le public découvre
Chaliapine. En 1909, c'est une « Saison russe » dominée par les ballets
qu'offre aux Parisiens un Diaghilev fort d'une troupe d'exception dont les
étoiles sont Tamara Karsavina et Vaslav Nijinsky. La Saison russe s'ouvre
au Châtelet, se poursuit à l'Opéra. On se presse pour applaudir les œuvres
du chorégraphe Michel Fokine sur des musiques de Borodine (Le Prince
Igor, 1909), de Rimsky-Korsakov (Schéhérazade, 1910), de Ravel (Daphnis
et Chloé, 1912), de Stravinsky (L'Oiseau de feu, 1910, Pétrouchka, 1911).
Paris ne jure que par les Ballets russes. Le 29 mai 1913, au théâtre des
Champs-Elysées, la première du Sacre du Printemps fait un beau scandale,
une partie du public manifestant à grand bruit contre la polytonalité du
système harmonique adopté par Igor Stravinsky pour vivifier la tradition
musicale slave dans un «tableau de la Russie païenne». Le bourgeois crie au
scandale, Apollinaire au chef-d'œuvre.

La guerre n'interrompt pas l'engouement de l'avant-garde pour les ballets


russes. La danse et les ballets russes retrouvent ensuite sans peine la faveur
du public. On fête en 1919 la 500e représentation du Prince Igor. Le
répertoire des ballets russes s'enrichit – Léonide Massine danse dès 1915 le
Soleil de nuit de Rimsky-Korsakov – mais il s'étend maintenant à la
musique occidentale. En 1917, la création de Parade d'Erik Satie sur un
argument de Jean Cocteau est saluée comme le début des temps nouveaux.
L'invention continue. On crée en 1919 La Boutique fantasque d'Ottorino
Respighi d'après Rossini, on donne en 1920 Daphnis et Chloé de Ravel et
Fokine, mais aussi Le Tricorne de Manuel de Falla, en 1924 Les Biches de
Francis Poulenc, Les Fâcheux de Georges Auric d'après Molière et Le Train
bleu de Darius Milhaud sur un scénario de Jean Cocteau. Des artistes
occidentaux sont appelés pour les décors : au Châtelet, le décor de Parade
est de Pablo Picasso, à l'Opéra, celui de La Boutique fantasque est de
Derain et celui du Tricorne est de Picasso, au théâtre des Champs-Élysées,
celui des Biches est de Marie Laurencin et celui des Fâcheux de Georges
Braque. Cette conjonction du ballet et de la peinture conduit à des réactions
chez ceux qui, comme les surréalistes, dénoncent la compromission de l'art
pur avec la mondanité bourgeoise du ballet : André Breton et Louis Aragon
apostrophent la foule le 18 mai 1926, au théâtre Sarah-Bernhardt, à la
première du Roméo et Juliette dont ils réprouvent que Max Ernst et Joan
Miró aient accepté de dessiner les rideaux de scène.
Les héros de la fête ont changé. Brouillé en 1914 avec Diaghilev pour
cause de mariage, puis atteint en 1920 par la folie, Nijinski a quitté la scène.
Après plusieurs chorégraphes – Bronislava Nijinska, Léonide Massine – qui
ont pris avec bonheur la relève d'un Diaghilev parti pour Venise où il
mourra en 1929, George Balanchine apparaît en 1926. Il règle en 1928-
1929 l'Apollon Musagète et les Créatures de Prométhée sur des musiques
respectivement de Stravinski et de Beethoven, Le Fils prodigue sur une
musique de Serge Prokofiev. C'est en 1925 que Serge Lifar, sortant de la
troupe de Diaghilev, fait ses débuts à Paris. Son triomphe le 31 décembre
1929 dans Les Créatures de Prométhée fait de lui le nouveau maître de la
danse à Paris. Il dansera et, maître de ballet depuis 1930, gouvernera le
ballet de l'Opéra jusqu'en 1958, réalisant la synthèse des deux traditions,
russe et française, qui fait alors la réputation d'une école de Paris. Dès 1926
il danse la Pastorale de Georges Auric et en 1927 La Chatte de Henri
Sauguet, sur des chorégraphies de Balanchine. On lui devra plus tard le
Boléro de Ravel en 1941, La Mort du Cygne sur une musique de Chopin en
1949. On verra ensuite Roland Petit en 1965 dans Notre-Dame de Paris et
Béjart dans un nouvel Oiseau de feu. La tradition des grandes commandes
de décors se poursuit : Fernand Léger conçoit pour Lifar ceux d'un David
triomphant (1937), Paul Colin peint pour le même Lifar ceux d'un Cantique
des cantiques sur une musique d'Arthur Honegger.

DE NOUVEAUX SPECTACLES

Le cirque n'a pas les mêmes origines que le théâtre. Elles sont dans les
spectacles que procuraient aux foires les jongleurs, les acrobates, les
montreurs d'animaux savants ou dressés. Dès le début du XIXe siècle, des
cirques s'installent pour un temps. Le Cirque olympique d'Antoine Franconi
connaît un grand succès. D'abord au nord de la terrasse des Tuileries, puis
en 1807 rue Saint-Honoré et en 1816 boulevard du Temple, où s'élève sa
vaste rotonde à trois étages de galeries, avec une piste et une scène.
Incendié le 14 mars 1826, il est reconstruit avec une charpente de fer. Il fait
faillite en 1830. On reprend le projet d'un théâtre fixe pour les
représentations de cirque. Le Cirque d'été est en 1835 une simple tente, en
1841 un véritable monument. Il est réaménagé en 1850 comme Cirque
national. Disparu vers 1900, il laisse une rue du Cirque, entre les Champs-
Élysées et la place Beauvau. Un autre cirque, construit en 1852 sur
l'emplacement de l'ancien réservoir d'eau des égouts du XVIIIe siècle, le
superbe Cirque Napoléon, deviendra en 1870 le Cirque d'Hiver. Il y aura de
surcroît, à partir de 1886, un Nouveau Cirque rue Saint-Honoré. Il est
même, de 1834 à 1838, un «Théâtre nautique» aménagé autour d'un vaste
bassin dans la salle Ventadour. Le succès sera court.

N'oublions pas ce spectacle immobile qui fait fureur au XIXe siècle : le


panorama. Avec une toile de fond et des personnages en plans successifs,
ces figurations de scènes historiques ou de fiction apparaissent sous
l'Empire et se multiplient après 1820. Le Diorama de Daguerre et Bouton
ouvre ses portes en 1822. Il brûle, en 1839. Reconstruit en 1843 boulevard
Bonne-Nouvelle, il brûle de nouveau en 1849. Bon an mal an, on trouvera
une bonne quinzaine de panoramas, installés dans les parcs d'attractions ou
en plein tissu urbain, comme ceux qui donnent son nom au passage des
Panoramas ou comme les Géoramas, ces sphères ou cercles terrestres qui se
visitent de l'intérieur. Il en est 1825 boulevard des Capucines et en 1844 aux
Champs-Élysées. La sphère terrestre de l'Exposition de 1900 en sera
l'aboutissement.

À la fois dans la postérité du cabaret et de l'opérette, le music-hall prend


place parmi les spectacles qui contribuent à la réputation de Paris. Bobino
inaugure le genre en 1873. Les Folies-Bergère se tournent en 1886 vers la
revue à grand spectacle. L'Olympia ouvre en 1893, l'Alhambra en 1904,
l'Apollo en 1907, le Casino de Paris en 1916. Les théâtres accueillent les
«variétés» : ainsi en 1925 la Revue nègre au théâtre des Champs-Élysées.
La sonorisation permettra dans les années 1980 de concevoir des salles de
plus en plus vastes – le Zénith à la Villette offre 6 500 places – et de
recourir à des espaces normalement voués au sport, comme le Parc des
Princes ou le Palais Omnisport de Paris-Bercy avec ses 17 000 places.

Le cinéma renouvelle à partir de la Première Guerre mondiale le monde


du spectacle. Dès les débuts, Paris est l'un des lieux de création
cinématographique. Un commerçant passionné par la diffusion du
phonographe, Charles Pathé, s'intéresse au kinétoscope. Associé au
mécanicien Henri Joly, il réalise en 1895 sa première caméra. Né sur les
Boulevards – l'expérience des frères Lumière au Salon Indien du Grand
Café, boulevard des Capucines, le 28 décembre 1895 – et un temps installé
par Pathé au Cirque d'Hiver, puis implanté en 1907 aux Champs-Élysées, le
cinéma conquiert rapidement la première place dans les activités de
spectacle des grandes artères comprises entre le boulevard des Italiens et
l'Étoile. Les salles de quartier naissent ensuite. C'est dans les années 1920
que la salle de cinéma s'identifie dans l'architecture parisienne. Un cinéma
n'est plus un théâtre où l'on projette des films, non plus qu'une arrière-salle
de café aménagée. Jusque dans les années 1950, règne le système de
l'exclusivité : tout film est d'abord projeté en une salle sur le Boulevard et
une sur les Champs-Élysées, et il n'est accessible aux salles de quartier et de
province qu'une fois apaisé le premier succès. Selon le film, l'exclusivité va
donc de quelques jours à quelques mois. La fin de ce système
s'accompagnera de la division des grandes salles d'exclusivité en complexes
de plusieurs salles de taille moyenne.

L'intégration du cinéma dans l'histoire de l'art et celle du témoignage


filmé dans l'histoire tout court poussent à des initiatives dont bénéficie
surtout le public parisien : ainsi la création en 1936 par Henri Langlois
d'une Cinémathèque française, qui propose un millier de films par an dans
sa salle du Palais de Chaillot, celle des Archives du film établies en 1969
par André Malraux à Bois-d'Arcy, ou celle de la Vidéothèque de Paris qui,
installée au forum des Halles par la municipalité, sert sous toutes ses formes
depuis 1979 le patrimoine cinématographique de la capitale. Au palais de
Tokyo, le Palais de l'Image et du Son doit permettre le regroupement de la
Cinémathèque et du Centre national de la Photographie.

Le cinéma bouleverse vite les habitudes de spectacle. On allait au théâtre


le soir, sur abonnement ou après location. On va au cinéma à toute heure, et
sans réservation. On fait la queue. Les femmes allaient au théâtre en robe du
soir. Elles vont au cinéma en chapeau, ce qui introduit dans l'usage des
salles un nouveau type de conflits : le chapeau gêne les spectateurs qui sont
derrière. Le cri: «Chapeau!» était inconcevable au théâtre. Il devient normal
au cinéma, et le préfet de police doit, en 1908, prendre une ordonnance pour
donner raison à qui exige d'une dame qu'elle enlève l'encombrant ornement.
L'incident du chapeau ne cessera de surgir au début des représentations
qu'avec la disparition du chapeau dans les années 1950.
Le cinéma ajoute au théâtre. Dès 1930, entre un film bref qui deviendra
après la Seconde Guerre mondiale le « documentaire » et le film
programmé, le spectacle comprend les « actualités » de la semaine. Elles
seront, surtout pendant l'Occupation, l'occasion de bien des manifestations.
Leur utilité sera battue en brèche à partir de 1960 par les journaux télévisés.
Pendant un demi-siècle, donc, le Parisien va parfois voir n'importe quel film
pour ne pas manquer les actualités. Leur apogée est sans doute en 1953 le
couronnement de la reine d'Angleterre.

En 1992, les Parisiens sont en tête des villes de France pour la


fréquentation des cinémas : ils y vont deux fois plus que les Toulousains,
cinq fois plus que les Marseillais. Ces chiffres tiennent en partie à une
moindre concurrence d'autres distractions (plage, sports), en partie à une
plus forte proportion de jeunes et notamment d'étudiants dans le public
parisien.
QUATRIÈME PARTIE

Quand l'histoire de France se fait à Paris


Un péril menace quiconque écrit sur l'histoire de Paris : raconter l'histoire
de la France vue de Paris. On ne saurait en revanche ignorer que la capitale
fut le théâtre privilégié de la vie politique française, que les protagonistes de
celle-ci, souvent venus de province ou de l'étranger, s'y sont conjugués et
qu'on y a vécu les mouvements spectaculaires et les moments décisifs de
l'histoire du pays. Mouvement cabochien, Ligue, Fronde, journées
révolutionnaires ou Commune appartiennent à l'histoire de la France, mais
n'en sont pas moins des moments essentiels de l'histoire de Paris, et des
moments où l'attitude des Parisiens a largement déterminé celle des
Français. Il fallait garder l'équilibre entre ce qui est l'histoire de Paris et ce
qui est l'histoire de la France à Paris.

On n'attendra pas ici un récit continu qui nous éloignerait du propos.


Quelques coups de projecteur, souvent ponctuels, éclaireront les moments
forts où les Parisiens, anciens ou récents, tiennent leur rôle sur le théâtre
politique de la France.
CHAPITRE XXIII

Le Moyen Âge

LE TEMPS DES INVASIONS

Le destin de Paris change au IXe siècle avec l'arrivée des Normands et


avec l'organisation de la défense par les comtes neustriens. De l'est où la
situaient les combats des Francs contre les peuples demeurés en Germanie,
puis les affrontements des rois francs, la zone névralgique du royaume
passe à l'ouest. Le péril est désormais sur l'Escaut, la Somme, la Seine, la
Loire.

Ce péril rend brutalement à Paris le rôle stratégique qu'il avait perdu


quand les centres d'intérêt politiques étaient sur la Meuse, le Rhin et l'Elbe.
Pour les envahisseurs scandinaves, Paris est le verrou d'une pénétration vers
des régions à la richesse notoire, des régions où abondent les abbayes et les
cités épiscopales. Il n'y a là aucun enjeu politique. Paris bloque une route
avantageuse.

Les Normands se présentent pour la première fois devant Paris en mars


845. Ils ravagent les abords, trouvent la ville vide, puis quittent la région
après paiement d'une rançon par le roi Charles le Chauve. Ils reparaissent,
occupent la ville et s'en vont dans les mêmes conditions en 856, 861, 865 et
866. Charles le Chauve ordonne la restauration de l'enceinte romaine de la
Cité et la fortification du pont. Les Parisiens, qui pensaient échapper à leur
sort en quittant la ville à la rame, ont dû déchanter quand, en janvier 861,
les Normands les ont rejoints et rançonnés. Ils retiennent la leçon. Lorsqu'en
877 Charles le Chauve restaure les fortifications et les ponts, les habitants
du petit bourg établi sur la rive droite autour des monceaux Saint-Gervais et
Saint-Jacques décident d'eux-mêmes de se doter d'un fossé et d'une forte
palissade. Elle leur sera, huit ans plus tard, d'un excellent secours.

L'homme fort, ce n'est plus le lointain Carolingien. C'est le comte de


Paris – Conrad puis Eudes – qu'assistent l'évêque et l'abbé de Saint-
Germain-des-Prés. Le comte Conrad et l'abbé Gozlin sont en 879 les acteurs
d'une tentative de dévolution au Germanique Louis le Jeune de la royauté
occidentale vacante par la mort de Louis II le Bègue.

Les Normands reviennent en 885. Ils mettent le siège le 24 novembre et


le tiennent jusqu'en mars 886. La ville est alors défendue par Gozlin,
devenu évêque en 884, par son neveu Ebles qui lui succède à Saint-
Germain-des-Prés et par le nouveau comte : nommé sur la recommandation
de Gozlin, c'est le fils aîné du défenseur de la Loire Robert le Fort, le comte
Eudes. Les Normands occupent les îles, sauf la Cité, dont ils abordent les
berges sans pouvoir faire autre chose que le tour de l'enceinte. Ils tiennent
les rives, mais sans pénétrer dans l'enceinte aménagée sur la rive droite. A
l'ouest de celle-ci, ils pillent Saint-Germain-l'Auxerrois. Sur la rive gauche,
ils font subir le même traitement à Saint-Germain-des-Prés. Fortement
défendus, les ponts leur demeurent interdits. Ils tentent en vain d'incendier
le pont récemment construit par Charles le Chauve en poussant contre lui
des bateaux chargés de petit bois enflammé. Rien n'y fait : les piles sont de
pierre, et les flammes pas assez hautes pour brûler le tablier de bois. Le fait
qu'ils ne puissent prendre ni les deux ponts romains ni celui de 877 signifie
à la fois pour les envahisseurs l'incapacité à prendre la Cité où sont
regroupés les habitants et l'impossibilité d'user commodément de la voie
fluviale. Pour remonter le fleuve, force serait de transporter tous les bateaux
à bras d'homme sur la rive et de poursuivre la remontée du fleuve en
sachant qu'ils sont coupés de leurs bases et que la voie du retour est fermée.
Finalement, l'empereur Charles le Gros monnaie encore le départ des
envahisseurs. Il y perd l'estime de ses fidèles qui, en Germanie, le
destituent. Pendant ce temps, Eudes continue de se forger une réputation de
défenseur de la Francie occidentale. Le 29 février 888, quand ils apprennent
la mort du Carolingien, les grands l'élisent roi. Son frère Robert sera roi en
923, son petit-neveu Hugues Capet le sera en 987. Sa famille sera encore
sur le trône en 1848. L'historiographie et l'idéologie parisiennes n'auront
garde de laisser oublier que le roi descend d'un comte de Paris.
C'est en octobre 978 que, voulant punir l'avant-dernier Carolingien
Lothaire de son expédition contre Aix-la-Chapelle, l'empereur germanique
Otton II vient donner l'assaut à Paris. On n'entretient plus l'enceinte de la
rive droite depuis que la menace normande a pratiquement disparu avec la
création du duché de Normandie en 911. Otton n'a donc aucune peine à
prendre ce bourg autour de la Grève. Il ne pourra en revanche franchir les
ponts et repartira sans avoir mis le pied dans la Cité.

De cet affrontement qui fait de Paris un symbole, l'histoire puis la


légende parisiennes garderont un souvenir. La scène se passe devant le
châtelet qui défend le grand pont. Un soldat germanique s'avance et offre le
combat singulier. Un guerrier sort de Paris, engage le combat et tue le
Germanique. Le chroniqueur Richer, qui écrit peu avant l'an mil, n'en dit
pas plus. Mais au XIe siècle on commence de mettre un nom sur le héros
anonyme qui a sauvé Paris : c'est le duc de Bretagne Alain Barbetorte, dit,
peu après 1050, un Breton. Un historien de Loches fait écho vers 1130 : le
héros est devenu le comte d'Anjou Geoffroy Grisegonelle. Les poètes,
cependant ont commencé de broder sur l'épisode. Une chanson transforme
dès le Xe siècle l'invasion allemande en incursion de Sarrazins, le
provocateur en un géant nommé Isoré, le héros en un personnage qui est en
train de prendre sa place dans les chansons de geste : Guillaume d'Orange.
Les deux versions définitives du Moniage Guillaume pérennisent vers 1160,
puis vers 1180, l'invraisemblable fiction du comte Guillaume tuant le géant
mué en champion des Sarrasins. Isoré était établi à Montmartre. Guillaume
arrivait à marche forcée du Languedoc. La fable s'accompagne alors d'une
nuit passée dans la chaumière d'un porteur de bûches, édifiée au fond d'un
profond fossé qui ne saurait être, dans la pensée d'un poète du XIIe siècle,
que celui de l'enceinte passablement délabrée de la rive droite. Le poème
alimentera à son tour la légende. La tombe du géant Isoré deviendra la
Tombe-Issoire.

ENTRÉE EN SCÈNE D'UNE CAPITALE


Trois siècles passent. Les Capétiens ont fait de Paris leur résidence
principale. Les deux premières croisades avaient été prêchées à Clermont et
à Vézelay; la troisième l'a été en janvier 1185 à Paris. À la fin du XIIe
siècle, Paris est vraiment la capitale du royaume. Le Louvre s'élève à la
lisière de la ville. Le Palais de la Cité est refait à neuf. Les notables de
province ont pris l'habitude de venir à Paris. Ceux du service du roi savent
que les carrières y conduisent. Peut-on dire que l'histoire de France se fait à
Paris? Certes pas. On a cité les conciles tenus à Paris, mais il est juste de
préciser que, sur près de cinq cents conciles réunis en France entre 987 et
1215, Paris n'en a accueilli que dix-sept. Pas plus que la France du roi, la
France des clercs ne voit encore son destin se nouer à Paris et du fait des
Parisiens.

C'est sous Philippe le Bel que, pour la première fois depuis la fin des
temps carolingiens, Paris s'établit comme acteur du jeu politique et comme
théâtre des décisions, de leur mise en scène et de leur mise en œuvre.
Pendant que s'étiolent les foires de Champagne, la capitale capétienne
devient une place financière et, si la présence des Lombards y est
significative, le renforcement de l'influence des grands bourgeois fait d'eux
des personnages avec lesquels il va falloir compter. Au terme de deux
siècles de croissance démographique, la capitale, qui vaut en nombre
d'habitants quatre ou cinq fois les autres grandes métropoles du royaume,
devient une force politique où peuvent se mobiliser les troupes d'une action
spontanée ou les masses de manœuvre de quelques agitateurs. On le voit
bien lorsque, le 30 décembre 1306, une brutale réévaluation de la monnaie
alourdit les créances et les loyers sans faire pour autant baisser le prix des
denrées de consommation courante : devant l'insurrection qui saccage
l'hôtel Barbette, le roi doit chercher refuge dans la forteresse du Temple
avant de céder aux revendications du peuple. Le cours légal de la monnaie
royale a été, cette fois-ci, à la merci de quelques manifestants parisiens.
Vingt-huit pendaisons, une semaine plus tard, calmeront le jeu. Faut-il dire
que l'émeute n'a rien changé au marché monétaire dont la décision royale
tentait de tenir compte?

Quand le roi éprouve le besoin de conforter ses choix politiques par une
adhésion quasi nationale, c'est à Paris qu'il réunit ces assemblées de prélats,
de barons et de bourgeois censés représenter ses sujets. Une première fois, à
Notre-Dame le 10 avril 1302, s'organise ainsi à l'instigation du garde du
sceau Pierre Flote la réplique au pape Boniface VIII qui se posait en juge du
roi, au spirituel, certes, et en raison de ses péchés, mais en fait au politique,
rien n'étant dissociable dans la gestion temporelle d'un royaume confié par
Dieu. Poussés par les barons, clercs et procureurs de villes assurent le roi de
leur fidélité. Une deuxième fois, au Louvre le 13 juin 1303, une dizaine de
conseillers du roi mais aussi une quarantaine de prélats de la moitié nord de
la France applaudissent le discours que leur tient le légiste Guillaume de
Plaisians : développant les arguments déjà évoqués le 12 mars au Louvre
par Guillaume de Nogaret dans le secret du Conseil royal, c'est un long
réquisitoire contre la personne du pape. Tous adhèrent à l'appel lancé au
futur concile. Nogaret ira notifier cet appel au pape, qu'il ne trouvera que le
6 septembre dans sa résidence d'été d'Anagni. On sait dans quelle
échauffourée. Présent Nogaret, le pape sera rudoyé et humilié par une
faction romaine. Il en mourra peu après.

Les représentants du pays ne reprennent pas le chemin de Paris quand


Philippe le Bel réitère contre le Temple une stratégie qui a fait ses preuves
contre Boniface. Ce sont des théologiens parisiens qui, réunis à Notre-
Dame le lendemain de l'arrestation des templiers, le 14 octobre 1307,
approuvent le coup de force d'un roi qui, las des atermoiements du pape
Clément V, veut pousser l'Eglise à enquêter enfin sur les agissements des
frères. C'est aux bourgeois de Paris assemblés dans le jardin du Palais que,
le lendemain, les légistes expliquent l'événement. Précédée d'une campagne
de propagande à travers le pays, une assemblée – plus représentative que les
précédentes puisque chaque ville, délègue deux procureurs – se tient à la
mi-mai 1308 à Tours parce que le pape est à Poitiers et qu'il y attend le roi.
Mais c'est à Paris qu'on ramène les dignitaires du Temple que le roi avait
remis à la commission cardinalice et que celle-ci avait entendue à Chinon.
Et c'est à Paris qu'ont lieu en novembre 1309 l'interrogatoire de ces
dignitaires par la commission, en février 1310 l'interrogatoire des cinq cent
quarante-six templiers transférés des provinces voisines, en mai 1310 leur
procès devant le concile de la province de Sens et l'exécution des frères qui,
pour vouloir défendre l'ordre après en avoir avoué les fautes, tombent sous
le coup de la procédure normale contre les relaps. Comme la place manque
en ville, on construit à la hâte des bûchers hors la porte Saint-Antoine. Et
c'est encore à Paris que, après la suppression de l'ordre en consistoire,
pendant le concile de Vienne, le 3 avril 1312, l'affaire du Temple s'achève le
19 mars 1314 par l'ultime sursaut du grand maître Jacques de Molay et du
précepteur de Normandie Geoffroy de Charnay, sur une estrade aménagée
devant la foule sur le parvis de Notre-Dame, et par leur rapide exécution
dans la soirée à la pointe occidentale de la Cité.

Paris n'a guère bougé. Les templiers étaient impopulaires. Tout le monde
savait qu'on allait les arrêter et personne ne les avait prévenus. On continua
de dire que l'on allait au Temple quand on allait au bordel. Le Parisien avait
simplement profité des événements pour en parler.

Il en va de même quand éclate en province, dans l'été de 1314, le


mécontentement des ligues féodales. Ce n'est pas à Paris que l'on souffre
des empiétements royaux sur les droits de la petite féodalité. Le seul qui en
souffre vraiment dans la capitale, c'est l'évêque. Paris s'amuse d'un autre
mécontentement, celui des princes et d'une bonne partie de la cour contre la
trop rapide ascension politique d'Enguerran de Marigny. On ira, en mai
1315, lancer des quolibets sur le passage de la charrette qui le conduira au
gibet de Montfaucon. Mais de là à s'émouvoir pour le compte de Charles de
Valois, principale victime de l'ombre trop longtemps portée par Marigny, il
y a loin. De même l'indignation du Parisien, à peine perceptible dans des
poèmes et récits surtout dus à des clercs, prend-elle un ton goguenard
quand, en mai 1314, on apprend que les trois brus du roi, donc les épouses
des héritiers de la Couronne, ont pris de tels ébats à la tour de Nesle avec
deux galants chevaliers que l'on peut s'interroger sur les conséquences de
l'adultère pour la légitimité de la descendance. Certains perçoivent le risque
politique, quand Marguerite de Bourgogne, épouse du fils aîné de Philippe
le Bel, qui est roi de Navarre depuis la mort de sa mère et sera le 29
novembre le roi de France Louis X, est «prise comme garce et méchine».
Elle mourra de froid dans sa prison. Blanche finira ses jours au couvent.
Jeanne, qui n'avait fait que couvrir les écarts de conduite des deux autres,
sera acquittée. Le peuple de Paris n'a vu là qu'un fait divers, un scandale
certes, mais n'en a pas mesuré les répercussions politiques. Il ne se posera
guère de questions quand des assemblées tenues à Vincennes aideront
successivement les trois fils de Philippe le Bel, puis leur cousin Philippe de
Valois à devenir rois de France. Ce sont là affaires de grands.
PARIS DANS LA GUERRE DE CENT ANS

C'est la guerre de Cent Ans, avec son cortège d'exigences fiscales, qui
pousse les Parisiens à se faire acteurs de la vie politique. Le roi de France
est censé vivre «du sien», c'est-à-dire de son domaine, mais la guerre
l'oblige à faire appel aux finances de ses sujets. Il y faut leur consentement.
Parce qu'on doit fortifier les villes, payer les garnisons et solder les
compagnies, on va entendre les Parisiens, et ceux-ci vont se trouver mêlés,
des deux côtés, à l'éternel conflit des contribuables et des profiteurs.
Jusqu'en 1343, Philippe VI peut s'accommoder des états provinciaux et des
assemblées de bailliage ou de diocèse. Ensuite, il lui faut assembler les
États généraux, tantôt ceux de la Langue d'oïl, tantôt ceux de la France
entière. Les Parisiens y tiendront la tribune. Et les défaites, celle de Crécy
en 1346 comme celle de Poitiers en 1356, leur procureront d'appréciables
occasions de dénoncer la gabegie de l'administration royale.

L'affrontement commence en août 1343 avec la réunion des barons, des


prélats, des docteurs et des procureurs des villes. Ce sont, au vrai, les
premiers États généraux, et il n'est pas venu à l'idée de quiconque de les
assembler ailleurs qu'à Paris. Il leur est demandé de choisir entre la forte
monnaie et l'impôt. Les députés sont des nantis. Ils ont tout à gagner à
choisir l'impôt, que la plupart ne paient pas. Créanciers, propriétaires,
investisseurs, ils ont intérêt à la forte monnaie. Déjà, cependant, les
privilégiés s'affrontent : les bourgeois parisiens attaquent l'exemption
fiscale des gens du chapitre.

Le ton monte en février 1346. Des Etats de Langue d'oïl – la Langue d'oc
s'assemblent à Toulouse – le roi attend un nouvel impôt. Les Etats
dénoncent la mauvaise gestion des officiers royaux. C'est alors qu'à la mi-
juillet on apprend le débarquement d'Édouard III.

Bien sûr, l'Anglais s'ingénie, avec un certain réalisme, à éviter Paris. Un


siège est aussi néfaste à l'assiégeant coupé de ses bases qu'à l'assiégé
préparé à la chose, et il court, en se risquant sous murs de la capitale, grand
danger de perdre ses forces et son prestige. Alors que Philippe VI protège la
ville avec son armée, son adversaire passe au large. Il a nargué le Français.
Il lui suffit. De Normandie il gagne la Picardie. Le 26 août, le roi de France,
qui l'a rattrapé, est défait à Crécy. Il s'enfuit. Calais sera pris ensuite, mais
Paris est sauf. Philippe VI, cependant, est ridicule. Les États généraux
réunis à Paris le lui disent. Dans sa capitale, le roi de France prend en pleine
face le mépris de ses sujets. Et s'ouvre la chasse aux coupables. Les États de
1347 exigent des révocations.

Les coupables, ce sont les officiers royaux trop vite enrichis. Le roi les
sacrifie. Ils paieront de fortes amendes leur liberté. Ces grands bourgeois de
Paris, un Jean Poilevilain, devenu trésorier du roi et maître des Eaux et
forêts, un Pierre des Essarts, maître des Comptes et banquier du roi,
s'entendent accuser de trafics d'influence, de spéculations sur les denrées et
sur les monnaies, de profits illicites sur la levée de l'impôt ordonné pour la
guerre. Arrêté le 25 octobre 1346 en même temps que son neveu Martin,
Pierre des Essarts est libéré en mai suivant, moyennant cinquante mille
livres qu'il lui faudra trouver en vendant ses biens et en empruntant. Il sera
finalement réhabilité et, après sa mort, gracié. L'amende ne sera plus due.
Entre-temps, son gendre aura renoncé à une succession par trop grevée. Il
semblait que le passif dépassât l'actif. Quand l'amende est effacée par grâce
royale lors du rappel des officiers écartés par les États, celui qui a renoncé
s'avise dans l'été 1356 que l'autre gendre, Robert de Lorris, n'a accepté la
succession que parce que, siégeant au Conseil royal, il était prévenu du
retournement de la situation. Lorris récupère les cinquante mille pièces d'or
de l'amende restituée. Le gendre qui s'estime joué s'appelle Étienne Marcel.

Marcel, c'est un grand nom de la bourgeoisie parisienne. Ses ancêtres


étaient changeurs ou drapiers. L'un d'eux était prévôt des monnaies sous
Louis VIII. Son grand-père maternel avait succédé à Étienne Boileau
comme prévôt de Paris. Allié aux Barbou, aux Dammartin, aux Saint-
Benoît, aux Poilevilain, aux Cocatrix, à tout ce que la bourgeoisie
parisienne compte d'important, c'est un notable, mais un notable aigri. Et il
n'est pas très riche. Pour se donner un parti, il va faire siennes les
revendications les plus démogogiques. En 1355, peut-être dès 1354, il est
élu prévôt des marchands. L'aventure commence.

Il en est un autre pour se chercher des partisans à Paris. Charles d'Évreux


est roi de Navarre parce qu'il est le fils de Jeanne, la fille de Louis X écartée
du trône à la mort de son père. La Navarre était venue à Louis X par sa
mère, l'épouse de Philippe le Bel. Elle allait à la fille, nul n'y pouvait rien.
Mais les princes s'étaient trouvés d'accord pour, au terme de longues
tergiversations, priver Jeanne, mariée à son cousin Philippe d'Evreux, du
reste de son héritage, et notamment de la Champagne. Charles d'Évreux sait
bien qu'il n'a aucune chance de faire sien le royaume de France qui est allé à
son cousin le Valois, plus proche des derniers Capétiens par son père. Mais,
par sa mère, Charles, que l'on appelle couramment le roi de Navarre et que
la postérité affublera du surnom de Charles le Mauvais, est le descendant
direct de Philippe le Bel, et c'est un prince spolié. Par son père, neveu de
Philippe le Bel, il est le premier des princes des fleurs de lis et, parce qu'il a
hérité le comté d'Évreux et qu'on a tenté de le consoler avec d'autres fiefs en
Normandie, il est le plus grand des barons normands. Il a hors de France
une couronne. Il est porté au complot. Il va se constituer un parti en
prêchant aux Parisiens des réformes sans fin.

D'autres personnages entrent dans le jeu, qui se taillent une popularité en


demandant des économies et en dénonçant les spéculateurs et les
prévaricateurs de l'entourage royal. Au premier rang figure l'évêque de
Laon, Robert Le Coq, un brillant juriste que Paris a connu avocat du roi au
Parlement. Il était l'un des conseillers de Jean le Bon avant son avènement.
Maintenant, il se dit déçu de son ancien maître. Il se verrait bien archevêque
et chancelier de France. Il songe à faire écarter le roi Jean pour lui
substituer le dauphin Charles. S'il se fait des illusions, il compte des amis
dans la robe parisienne.

Aux États de décembre 1355, les contribuables de langue d'oïl mettent


des conditions à leur aide : l'impôt sera levé par des receveurs élus, et
administré par des généraux élus. Pour la première fois, Paris mène l'affaire
contre le roi. Étienne Marcel, son cousin Imbert de Lyon, son associé Jean
de Saint-Benoît, ses échevins, ses clients, ses obligés, tous sont là pour
sonner l'hallali de l'absolutisme financier du roi. Jean le Bon est sous
contrôle d'une fraction de la bourgeoisie d'affaires parisienne, elle-même
insurgée contre la place tenue jusque-là dans le gouvernement des finances
royales par des conseillers issus de cette même bourgeoisie. Jamais les
querelles de clans et les jalousies personnelles n'ont été aussi perceptibles.
Et ceux qu'ont évincés les réformateurs, les Braque, les Poilevilain, les
Lorris, attendent le moment de leur revanche.
Paris apprend avec stupeur ce qui s'est passé à Rouen le 5 avril 1356.
Pendant que le roi de Navarre, le dauphin et leurs amis banquetaient en
complotant contre le roi de France, celui-ci est arrivé à l'improviste. Le
dauphin est en disgrâce, le roi de Navarre est arrêté, plusieurs de ses fidèles
ont été exécutés. On ramène le roi de Navarre à Paris, où il est emprisonné
au Louvre, puis au Châtelet. La bourgeoisie parisienne est ébranlée par ces
nouvelles. Elle n'a dans le roi de France qu'une médiocre confiance. Le
rappel des officiers écartés l'année précédente fait le plus mauvais effet.

La défaite de Poitiers, la captivité du roi et son énorme rançon donnent


brutalement, en septembre 1356, des armes aux réformateurs. Contre le
nouveau maître du royaume, le dauphin Charles, la bourgeoisie de la
capitale se dresse avec force. Aux Etats, dont les huit cents membres se
réunissent en octobre 1356 dans la vaste nef du couvent des Célestins,
Marcel se fait le porte-parole de tous les mécontents, de ceux qui estiment
qu'ils n'ont pas payé tant d'impôts pour que la noblesse, qui n'en paie pas, se
fasse battre. L'hostilité est sociale. Elle est politique, surtout. Les bourgeois
veulent des réformes profondes, voire des têtes. Les robins qui suivent
Robert Le Coq taxent le Conseil d'incompétence et de malhonnêteté. Les
fidèles du roi de Navarre exigent la libération de celui-ci et accusent le roi
de France d'incapacité. On parle d'un Conseil royal qui serait élu par les
États. Ce serait mettre sous tutelle le roi, et en attendant, le dauphin. Le 2
novembre, celui-ci congédie les députés. Vainement Robert Le Coq tente-t-
il d'inciter les Etats à se maintenir.

La nouvelle d'un renforcement de la monnaie, publiée à Paris le 10


décembre, vient porter de l'eau au moulin d'Étienne Marcel. Constitués de
propriétaires et de créanciers, les États de Langue d'oc l'ont acceptée sans
peine. Le menu peuple de Paris, qui est locataire et endetté, le prend très
mal. Les Etats de Langue d'oïl ne sont plus là pour faire entendre la voix
des partisans de la forte monnaie. Le dauphin n'a plus qu'un interlocuteur à
Paris : le prévôt des marchands, flanqué de ses quatre échevins. Pour les
intimider, le dauphin les fait convoquer par une véritable ambassade : on
leur envoie l'archevêque de Sens – c'est beaucoup d'honneur – et le comte
de Roucy, mais aussi un conseiller du roi, et c'est, choix fâcheux, Robert de
Lorris. En même temps qu'on le flatte, on se moque de Marcel. Il ira chez le
dauphin, mais il n'ira pas seul. C'est une foule armée que le jeune Charles
voit arriver à Saint-Germain-l'Auxerrois où doit avoir lieu la rencontre. Le
prévôt des marchands a compris : puisqu'on le traite en puissance, il vient
en force. Aux conseillers du dauphin – celui-ci est à deux pas de là, au
Louvre – il notifie le refus qu'opposeront les Parisiens à la forte monnaie.
Le dauphin s'en tirera en convoquant le lendemain dans la Grand Salle du
Parlement une assemblée bizarrement constituée de ses conseillers, des
prélats et barons présents à Paris et des bourgeois de la capitale, ainsi
promus au rang de suppléants des États généraux. Le dauphin annoncera
une nouvelle session des États.

Celle-ci s'ouvre le 5 février 1357. Elle est dominée par le besoin d'argent,
donc par le marchandage entre l'impôt et la monnaie. La condition de
l'impôt, c'est le gouvernement de l'administration et des finances royales par
les États. Le 3 mars, une ordonnance royale l'accepte. Robert Le Coq, qui a
en fait dirigé le mouvement réformateur au sein des États, entre au Conseil
royal. Les Parisiens, dès lors, se croient tout permis, sans bien se rendre
compte que le reste du pays ne suit pas. Marcel met la ville en état de
guerre, sans que l'on sache contre qui : l'Anglais ou le dauphin?

Les choses semblent se calmer avec l'été. Le dauphin en profite pour


casser la réforme de mars. Comme la mesure nuit aux États mais non à la
Prévôté des marchands, Paris ne bronche pas. La capitale voit fonctionner
parallèlement le gouvernement du dauphin et celui de l'Hôtel de Ville,
chacun s'ingéniant à ne pas trop contrarier l'autre. La province verra avec
étonnement la convocation de nouveaux États notifiée par deux lettres, l'une
du dauphin, l'autre du prévôt des marchands de Paris. Le 7 novembre, les
États sont en séance. Lasse de s'entendre accuser de la défaite de Poitiers, la
noblesse s'est abstenue d'y participer. Les bourgeois sont maîtres.

Le 9, une nouvelle fait grand bruit : le roi de Navarre vient d'être libéré
de force par un de ses fidèles. Marcel et Le Coq exigent pour lui du dauphin
un sauf-conduit. Le 29 novembre, Charles le Mauvais est à Paris. Ayant
couché à Saint-Germain-des-Prés, il harangue la foule, le lendemain, au Pré
aux Clercs. Puis il s'en va loger chez sa tante Jeanne d'Évreux, la veuve de
Charles IV. C'est là que, le 2 décembre, lui rend visite le dauphin : une
visite qui a pour celui-ci les allures d'une humiliation. Le lendemain, Le
Coq fait entrer Marcel et son entourage dans un Conseil royal élargi.

Marcel s'est mépris. Le Navarrais a d'autres soucis que de procurer aux


Parisiens une aide politique et, pourquoi pas, militaire. Charles d'Évreux
s'en va veiller sur ses domaines normands. Ses fidèles, et en premier Robert
Le Coq, en sont décontenancés. Marcel entreprend d'organiser la ville en se
passant de lui : il fait distribuer des insignes et des chaperons rouge et bleu.
Paris est aux Parisiens, non aux Navarrais. Au vrai, dans cet hiver où le
dauphin et le prévôt des marchands se chamaillent plus qu'ils ne
s'affrontent, nul ne sait bien où l'on va. Et les rumeurs de paix avec
l'Angleterre n'arrangent rien. Le Navarrais comme le prévôt des marchands
n'ont rien à gagner à une paix chèrement payée d'un démembrement du
royaume, une paix qui ramènerait le roi et, en clarifiant la situation fiscale,
ôterait toute raison d'être aux États généraux.

Pour sortir de cette situation ambiguë que pourrait bien renverser un


retour de Jean le Bon, Marcel n'a plus qu'un moyen : créer le drame. Le 27
janvier 1358, il fait de la provocation en suivant le cortège funèbre d'un
valet changeur pendu par la justice royale pour avoir tué le trésorier du
dauphin. Le 22 février, il réunit à Saint-Éloi, dans la Cité, trois mille
hommes en armes. Un conseiller de Jean le Bon connu pour avoir participé
à Londres aux négociations de paix passant par là, la foule le taille en
pièces. Dès lors, le sang appelle le sang. En quelques instants, le Palais est
envahi, le dauphin menacé, les maréchaux de Champagne et de Normandie
assassinés sous les yeux du prince. Marcel fait mine de protéger le dauphin
et lui impose le port du chaperon bleu et rouge. Puis il se coiffe lui-même
du chapeau du dauphin, dont l'humiliation est à son comble.

Le 14 mars, Marcel pousse le dauphin à prendre le titre de régent. Il n'a


plus le pouvoir par délégation du roi mais en raison de l'absence de roi. Le
fantoche exerce le pouvoir souverain, ce pouvoir dont le prévôt des
marchands est le maître. Paris est à l'abri d'un désaveu du roi.

Étienne Marcel sait qu'il a dépassé le point de non-retour. Si l'ordre


revient, il sera pendu. Et les autres villes laisseront Paris à son sort. On le
voit bien quand, ayant pris un prétexte pour quitter la capitale, le régent fait
la tournée de ses bonnes villes. Les notables font savoir qu'ils n'iront plus
aux États. Amiens, seul, se refuse au prince. Paris est isolé, et le régent a
réussi à sortir de Paris. Maintenant, il en appelle à la France des
comportements parisiens. Il convoque les Etats pour le 4 mai, mais à
Compiègne.

Ce qui se prépare alors, vers la fin d'avril, c'est bel et bien la guerre. Les
compagnies du régent occupent le marché de Meaux, c'est-à-dire le
méandre de la Marne, ainsi que Montereau. Paris pourrait être privé de son
ravitaillement d'amont. Marcel réplique en saisissant l'artillerie du Louvre.
Et il fait travailler au renforcement de l'enceinte.

Le roi de Navarre pourrait être l'arbitre d'une situation sans issue visible.
Il a tenté une médiation, écartée par le régent : qu'on lui livre les meneurs
parisiens, et on parlera ensuite. D'ailleurs, les Parisiens n'ont guère envie de
voir en ville l'armée navarraise, faite pour partie de Normands et de
Gascons, pour partie d'Espagnols et d'Anglais.

L'affaire va changer de tournure avec l'insurrection qui éclate le 28 mai à


Saint-Leu-d'Esserent et se généralise en quelques jours à travers toute la
plaine de France. Cette «Jacquerie » est au vrai la révolte d'une paysannerie
jusque-là aisée et qui, touchée la dernière par les crises que les régions plus
pauvres ont subie dès la fin du XIIIe siècle, met la responsabilité de sa
misère au passif de la seigneurie rurale et du système féodal. Bref, les
Jacques massacrent ceux auxquels ils doivent des cens, des champarts, des
rentes, ceux envers qui ils sont endettés, les propriétaires qui leur paraissent
n'avoir pas l'angoisse du lendemain.

Pour Etienne Marcel, voilà des alliés tout trouvés. Dans l'agitation
parisienne, nul ne voit bien que les ennemis ne sont pas les mêmes, que les
Jacques ne sont pas dressés contre le dauphin, qu'ils ignorent tout de la
gestion du Trésor royal et de la provision des offices royaux, et que la
bourgeoisie parisienne, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne vit pas
dans la misère, n'a rien à gagner au massacre des propriétaires de domaines
ruraux par des affamés poussés au désespoir. Il n'importe, la démagogie
urbaine rejoint l'insurrection rurale. Les troupes parisiennes se joignent aux
Jacques pour quelques opérations de saccage. On voit flamber à l'horizon de
Paris quelques châteaux de notables de la robe ou de la finance. Le 7 juin,
l'armée de Paris et celle des Jacques enfin assemblés font leur jonction à
Ermenonville.

Mais le prévôt des marchands perd en l'affaire son allié principal, celui
dont l'adhésion chancelait déjà. Le roi de Navarre a beau détester son cousin
Valois, il n'oublie pas qu'il est un grand seigneur. La petite noblesse, fragile
parce que dispersée dans ses médiocres manoirs, en appelle au seul chef
possible pour la résistance aux Jacques. Pour Charles, comte d'Évreux et roi
de Navarre, le choix est fait : avec ses troupes, il se tourne contre les
Jacques. Il marche sur Creil. Le 8 juin, les Parisiens abandonnent à leur sort
les Jacques qu'écrase le 9, à Mello, la chevalerie du roi de Navarre. Dans les
mêmes heures, une autre armée navarraise massacre à Meaux les Parisiens
venus s'assurer de la ville. Marcel a perdu ses alliés, ses meilleures troupes,
et la confiance de bien des Parisiens qui ont vu les leurs se faire tailler en
pièces à Meaux par le soi-disant allié de la veille et se demandent comment
tout cela finira.

La chance tourne pour les Parisiens. Un ultime rapprochement avec les


Navarrais leur permet, le 11 juillet, un coup de main sur Bercy qui se mue
en catastrophe quand le régent envoie ses réserves. Le 19, après une
médiation de la vieille reine Jeanne d'Évreux, le roi de Navarre rencontre le
régent sur le pont de Charenton. Cette paix ne durera guère, mais elle laisse,
sur le moment, les Parisiens sans autre défense que leur enceinte. Et celle-ci
est à la merci d'une trahison.

Tout le monde semble avoir perdu. Le régent, qui n'a pu entrer en


vainqueur dans sa capitale, doit lever le blocus et se réfugie à Meaux. Le roi
de Navarre traîne son ennui à Paris en attendant de se retirer dans ses terres
normandes. Paris est isolé, et désormais sans objectif. Les bourgeois le
savent bien, ils n'échapperont au châtiment que par le maintien d'un statu
quo dont nul ne pense qu'il puisse être éternel.

Le futur Charles V est découragé. À Meaux, il prépare ses bagages. Il se


propose d'aller gouverner tranquillement son Dauphiné. On verra bien,
pense-t-il, quand le roi reviendra d'Angleterre. Le départ est fixé à la nuit du
30 au 31 juillet.
L'incident est fortuit. Le 21 juillet, dans une taverne, une rixe oppose à
des Parisiens quelques Anglais, résidu de la troupe venue avec le roi de
Navarre. Or, depuis Poitiers, l'Anglais est médiocrement populaire dans les
rues de Paris. Marcel prend des mesures pour que l'affaire ne tourne pas au
massacre des Anglais, puis des Navarrais. Il fait arrêter tous les Anglais,
puis les relâche dans la nuit en leur ouvrant de surcroît les portes de la ville.
Autant dire que les Anglais vont battre la campagne. Bref, c'est une menace
de plus pour la capitale. Le bourgeois n'aime pas savoir des bandes de
pillards dans le voisinage. L'épisode des Jacques n'est pas si loin. Acclimaté
à la petite paix des jours derniers, le Parisien aimerait gagner un peu de
tranquillité. Le roi de Navarre se croit obligé de s'expliquer. Sur la place de
Grève, en présence d'Étienne Marcel et de Robert Le Coq, il rappelle aux
Parisiens que les Anglais n'étaient en ville que pour les défendre. Il se fait
conspuer. Le bourgeois souhaite qu'on tue tous les Anglais de la région, et
le dit.

Navarre doit montrer qu'il défend Paris. Sa popularité ne reviendra qu'à


ce prix. Il prend la tête d'une expédition pour mettre à la raison une bande
de pillards. L'expédition ne dépasse pas Montmartre. Marcel, avec une autre
troupe, va se faire étriller par des Anglais au bois de Boulogne. Le soir,
Paris compte ses morts et récrimine amèrement contre les gouvernants. On
crie à la trahison. D'ailleurs, on n'a pas vu revenir le Navarrais. Il est vrai
qu'il est allé coucher à Saint-Denis au milieu de son armée. Nul n'accepte de
comprendre que des soldats de métier ont aisément rossé des boutiquiers.

Marcel ne peut plus se passer du Navarrais. Il prépare une radicalisation


de la situation. Les Parisiens qui l'ont jusqu'ici soutenu comprennent qu'ils
pourraient bien être exécutés pour trahison. La crainte va en pousser
quelques-uns à l'action. Pendant que le prévôt des marchands organise le
retour du roi de Navarre, auquel on ouvrira dans la nuit du 31 juillet la porte
Saint-Denis, certains se disent qu'il sera bientôt trop tard. Marcel demande
aux bourgeois de garde les clés de la bastide qui défend la porte Saint-
Denis. Les bourgeois refusent et font appeler le chef du quartier, le drapier
Jean Maillart. Celui-ci est un homme avisé. Il devine le plan d'Etienne
Marcel. A son tour, il refuse.
Le prévôt des marchands n'insiste pas. Il gagne la porte Saint-Antoine.
Maillart le suit de peu, à cheval, criant «Montjoie au roi de France et au
duc! ». Les Parisiens connaissent le cri de guerre du régent. Tous ceux qui
en ont assez, et qui savent Maillart bon Parisien, s'élancent derrière lui.
Lorsqu'il arrive aux Halles, c'est avec une foule. Il la harangue. Habilement,
il annonce l'entrée prochaine de ces Navarrais qui ont tué les Parisiens au
bois de Boulogne. La foule reprend sa course. À la porte Saint-Antoine,
Étienne Marcel a essuyé un nouveau refus. La foule le rejoint. En quelques
instants il est massacré. En ce soir du 31 juillet 1358, plus un Parisien ne se
souvient d'avoir soutenu le parti du prévôt des marchands.

Il faudra, après la Commune de 1871, une bonne dose d'ignorance pour


que s'élève entre l'Hôtel de Ville et la Seine une statue équestre d'Etienne
Marcel, promu défenseur des libertés parisiennes, pour ne pas dire
précurseur de la République.

Le régent ne partira pas pour le Dauphiné. Tard dans la soirée, il a appris


la mort de son ennemi et le retournement de la capitale. Au matin du 1er
août, Maillart lui envoie une délégation. On se met vite d'accord : le
dauphin pardonne. Le 2 au soir, il fait dans sa capitale une entrée dont il
n'osait plus rêver. La répression sera courte : huit exécutions, dont le peuple
se délectera. Quelques vengeances privées la compléteront. Le 10, on
proclamera l'amnistie générale.

L'affaire est terminée. On ne parle plus de la réforme. Paris, pour le


temps d'une génération, se tient tranquille. La France connaît le
démembrement du traité de Brétigny-Calais, puis la rapide reconstitution
des forces de la royauté et, à partir de 1369, la patiente reconquête de
Charles V, ponctuée de quelques chevauchées anglaises comme en 1370
celle de Robert Knolles qui frôle Paris et atteint Villejuif. Pendant ce temps,
Paris change de visage : les débuts de la nouvelle enceinte, le nouveau
Louvre et l'hôtel Saint-Paul, le faste des hôtels des frères du roi, une bastille
dressée à la porte Saint-Antoine pour la protéger de la ville et non de
l'ennemi, tout cela dans un climat de reprise économique et de plein emploi
sous le signe d'une monnaie consolidée. C'est le temps du franc d'or. C'est
aussi celui où les parvenus ne cachent même plus leur fortune. La France
souffre de la guerre qui coûte, des grandes compagnies qui rançonnent les
villes, des Tuchins qui font régner l'insécurité, du Grand Schisme qui divise
l'Église. À Paris, c'est le beau temps.

LES MAILLOTINS

Mais la reprise s'essouffle. À force de drainer les illusions des


campagnards, Paris voit se multiplier en Grève les chômeurs sans emploi et
le plus souvent sans métier. La moyenne bourgeoisie de l'atelier et de la
boutique regarde avec envie les fortunes construites en deux générations par
la haute bourgeoisie enrichie au service du roi. Alors que la Flandre
industrielle connaît révolte sur révolte, que Florence est aux mains des
ouvriers insurgés, que le mouvement des Travailleurs bouleverse au nom de
l'Évangile la campagne anglaise et occupe Londres, il suffit d'une étincelle
pour que Paris, Étienne Marcel oublié, connaisse de nouveau le trouble.

C'est maintenant pour le principe même de l'impôt que Paris rentre sur la
scène politique. À son lit de mort, le 16 septembre 1380, Charles V a eu des
scrupules: il avait continué de lever l'impôt alors que la guerre était
terminée. En temps de paix, la machine de l'État coûte toujours, mais ce
n'est pas prévu par la coutume. Charles V mourant a donc supprimé les
fouages, ces impôts directs que l'on asseoit par feu. Après sa mort, les ducs
qui gouvernent pour leur jeune neveu Charles VI n'ont pu faire moins, dès
le 15 novembre, que d'abolir les aides, c'est-à-dire les impôts indirects. Les
États réunis après le sacre le demandaient en échange d'un impôt direct, la
colère grondait dans Paris dont le prévôt des marchands se présentait chez
le jeune roi pour exiger la cessation de toute levée, les manifestations se
multipliaient contre les juifs, contre les usuriers, contre les agents du fisc.
Bref, tous les signes étaient là d'un profond mécontentement. Les fêtes
données par les ducs ne pouvaient cacher la misère qui sévissait dans le
peuple. Mais les Etats devaient bien constater que la royauté ne pouvait
vivre de son domaine comme deux siècles plus tôt. Le 20 décembre, ils
accordaient au roi un impôt direct d'un an à compter du 1er mars 1381.

L'impôt direct, c'est la rentrée d'argent occasionnelle. On finance ainsi


une guerre, non le fonctionnement normal des institutions. Les aides, c'est
un revenu régulier. Mais le menu peuple n'y échappe pas, qui est souvent
au-dessous du seuil d'imposition pour l'impôt direct. En janvier 1382, les
ducs négocient leur rétablissement, et c'est avec Paris qu'ils négocient. Les
notables sont reçus à Vincennes par petits groupes, métier par métier.
Aucun ne se vante d'avoir cédé aux sollicitations du gouvernement. Le
rétablissement des aides décidé, il est publié à quelques carrefours, le 17
janvier 1382, pendant que le peuple déjeune.

Ceux qui entendirent la nouvelle ne s'alarmèrent pas : on ne voyait


apparaître aucun collecteur. Un mois plus tard, quand on adjugea les
fermes, on s'excita dans les tavernes. On parla de résistance. L'insurrection
de Rouen, que venait de provoquer la levée d'un impôt, alimentait les
conversations. Mais à Paris rien ne venait, et l'avocat Jean des Marès, qui
avait quelque influence en ville, tentait de persuader le gouvernement de ne
rien précipiter. Il avait une forte réputation de démagogue. On ne l'écouta
pas.

Le 28 février, les crieurs annoncèrent que l'on avait volé la vaisselle du


roi, ce qui provoqua dans les rues un beau concert de commentaires, à la
faveur duquel nul n'entendit la deuxième annonce : on lèverait les aides à
compter du 1er mars. Le premier fermier qui prétendit, le lendemain matin,
lever l'impôt sur une marchande de cresson provoqua l'insurrection.
Quelques maisons trop riches furent pillées. Puis on s'en prit aux hôtels des
notables, des magistrats, des avocats, des financiers. On songea enfin qu'il
fallait des armes pour accueillir les sergents royaux qui ne manqueraient pas
de surgir. On enfonça la porte de l'Hôtel de Ville. Il y avait là une réserve de
deux ou trois mille maillets de plomb. La foule s'empara de cette masse
d'armes du pauvre. L'insurrection y gagna son nom : on parla des
«Maillets», plus tard des «Maillotins».

La foule se porta aux prisons, libéra les prisonniers et les arma. Au For-
l'Évêque, on trouva l'ancien prévôt de Paris, Hugues Aubriot, oublié là
depuis qu'il avait violé les privilèges de l'Université en punissant les
trublions des obsèques de Charles V : on l'avait condamné pour hérésie.
Aubriot s'était épargné le bûcher en faisant amende honorable devant le
portail de Notre-Dame. Il tenait prison perpétuelle. Les oncles de Charles
VI avaient abandonné à son sort l'ancien fidèle de Charles V. Il fit figure de
victime du gouvernement. On lui proposa de prendre la tête du mouvement.
Aubriot connaissait le jeu : il se vit décapité quand l'affaire serait finie. Il
éluda, songea à regagner sa prison, choisit de quitter Paris avec discrétion.
Il mourra six ans plus tard à Avignon.

Les négociations s'étaient déjà ouvertes. Nul n'avait intérêt à ce que


l'affaire durât. La haute bourgeoisie et le clergé avaient assez souffert de la
déflagration pour paraître crédibles au gouvernement quand ils discutèrent
les conditions du pardon. L'amnistie décrétée le 13 mars n'exemptait qu'une
quarantaine de meneurs, dont douze furent pendus. Voyant ses chefs au
gibet et les notables plus en cour que jamais, le peuple comprit qu'il avait
tout perdu en l'affaire.

Ceux qui pensaient avoir gagné se trompaient. La priorité, pour le roi et


surtout pour son oncle le duc Philippe de Bourgogne, était de remettre de
l'ordre en Flandre. En novembre, c'était chose faite. Les Parisiens qui, le 11
janvier 1383, allèrent jusqu'à Montmartre acclamer à son retour le roi
vainqueur des Flamands rebelles comprirent qu'on allait reparler des
Maillotins. Le jeune Charles VI leur parla sèchement, puis entra dans Paris
en armure cependant que son armée se plaçait autour de la ville. La milice
bourgeoise s'était rangée sur le passage du roi. Celui-ci trouva la chose de
mauvais goût. Ses sergents arrachèrent les vantaux de la porte Saint-Denis.
Pour célébrer la victoire sur les Flamands, on chanta le Te Deum à Notre-
Dame. Pendant ce temps, l'armée royale occupait les points forts de la ville,
le Grand Pont, le Petit Pont, le Châtelet, les Halles, le cimetière des
Innocents. Les sergents enlevèrent les chaînes des rues et les portèrent au
Louvre. La ville était démantelée.

Le 12, la répression commença. Certains, que l'on avait vus parmi les
meneurs, furent pendus ou décapités sans procès. D'autres furent
simplement rossés. On confisqua les biens de ceux qui avaient pris le large.
L'un des derniers exécutés fut, le 28 février, l'avocat Jean des Marès, ce
démagogue qui avait voulu jouer les diplomates l'année précédente.

Le roi s'en prenait aux privilèges de sa capitale. Le 20 janvier, une aide


sur le vin et le sel était imposée à Paris. Il n'était plus question de consulter
quiconque, ni les États ni même les notables. Le 27, la ville était décapitée :
la prévôté des marchands était unie à la prévôté de Paris. L'agent du roi qui
siégeait au Châtelet devenait le maître de l'Hôtel de Ville. Le prévôt
Audouin Chauveron alla s'établir en place de Grève. Pour préciser la
punition, les métiers jurés étaient dissous, leurs juridictions supprimées.
Naturellement, les privilèges de la Hanse étaient révoqués. Paris était ruiné.

Le roi ne pouvait se passer d'un interlocuteur qui représentât, si peu que


ce fût, la bourgeoisie parisienne. Dès 1389, on mit rapidement en place de
Grève un «garde de la Prévôté des marchands». Ce fut l'avocat Jean
Jouvenel. Nommé par le roi, et pas même Parisien de naissance, il avait tout
pour être mal vu des Parisiens. Il fut habile. En dix ans, cet homme
d'exception fit comprendre au roi et à ses juges, au Parlement avant tout,
qu'il était de l'intérêt de tous que Paris ne fût pas réduit à la misère. Il
prépara le rétablissement de la Prévôté des marchands, que décida en 1412
le gouvernement du duc de Bourgogne Jean sans Peur, alors en peine de se
faire une clientèle parmi les bourgeois.

Sans en être le moins du monde l'acteur, Paris avait été le théâtre des
querelles puis des conflits qui avaient opposé au Conseil royal les princes et
leurs partis. On avait vu revenir en 1388 les vieux conseillers de Charles V,
affublés d'un sobriquet : les Marmousets, les barbons. On avait vu le retour
des ducs à la faveur de la maladie de Charles VI en 1392. On avait vu se
succéder au Conseil les majorités d'Orléans et de Bourgogne. Le bourgeois
contribuable avait maugréé en entendant les échos des fêtes données par le
duc Louis d'Orléans et sa belle-sœur Isabeau de Bavière. Paris avait eu peur
quand le « bal des Sauvages » avait mal tourné en janvier 1393, le roi ayant
manqué de peu d'être parmi les danseurs transformés en torches.

Le monde universitaire avait été agité par les affaires de l'Église, les
assemblées aux Mathurins pour savoir si la France restait fidèle au pape
d'Avignon ou si, pour hâter la solution du Grand Schisme, elle faisait
soustraction de son obédience. Dès lors qu'il avait un curé et que l'on
continuait de baptiser, de marier et d'enterrer, le bourgeois ne s'en était pas
ému outre mesure. Le petit monde des humanistes avait ensuite, au sein
même de la cour, participé à des débats sur l'Amour provoqués par
Christine de Pisan. Paris ne s'était guère passionné pour l'honneur des
dames et les réunions de la cour d'amour.
ARMAGNACS ET BOURGUIGNONS

Paris est en revanche intéressé au premier chef par les conflits qui
mettent en cause ses relations commerciales et financières avec la Flandre.
C'est pour sauver les intérêts de l'industrie drapante des villes flamandes
que le duc de Bourgogne, comte de Flandre, pousse à la paix avec
l'Angleterre et, à cette fin, refuse au pape d'Avignon un appui que ne lui
ménage pas un duc d'Orléans toujours attentif à l'héritage milanais de
Valentine Visconti. Une rupture avec la Flandre, une coupure de la route
commerciale de Lille et de Bruges, un report sur l'Allemagne des relais
bancaires entre Bruges et l'Italie, tout cela conduirait la capitale à la
catastrophe. Les Parisiens seront toujours portés à écouter les arguments du
duc de Bourgogne. Ils ont partie liée. Ils ne se scandalisent guère quand, en
décembre 1401, le duc de Bourgogne s'installe dans la capitale avec une
troupe d'arbalétriers flamands. Mais ils sont soulagés quand, le mois
suivant, Bourgogne et Orléans se réconcilient. Orléans reste en fait maître
de la place, et en profite pour puiser largement dans le Trésor royal. En
1405, la situation se renverse, dans un affrontement public. Le nouveau duc
de Bourgogne, Jean sans Peur, fait le 19 août une entrée fracassante dans
Paris, cependant que son armée tient la plaine au nord. L'armée d'Orléans
tient le sud. Le duc Jean rattrape le dauphin Louis que le duc d'Orléans et la
reine Isabeau tentaient d'emmener loin de Paris, et s'en fait le gardien pour
en tirer une légitimité. Il se taille une rapide popularité en rendant aux
Parisiens le droit de barrer le soir les rues avec des chaînes, privilège perdu
après l'affaire des Maillotins. Une nouvelle fois, le peuple applaudit en
octobre à la paix ménagée entre les princes. Jeux de prince, pense le
bourgeois, qui se garde bien de prendre ouvertement position. Le vent
tourne en 1406. La majorité du Conseil passe insensiblement, puis
ouvertement aux partisans du duc d'Orléans. Bourgogne est acculé.

Le Parisien est sensible au fait que, seul, le duc de Bourgogne parle


encore de la réforme de la gestion financière du royaume. Naturellement, le
duc y est poussé par la mainmise du duc d'Orléans sur les revenus fiscaux
du roi. Il est plus aisé, Jean sans Peur le sait bien, de promettre des réformes
quand on est dans l'opposition. Orléans tire maintenant du Trésor royal 90
% de ses ressources. Le duc de Bourgogne Philippe le Hardi en tirait de 40
à 60 % des siennes : son fils Jean sans Peur n'en tire plus que 24 %. Avec
cela, il n'est plus question pour lui de faire vivre un véritable état, étendu du
Jura à la mer du Nord.

Parler de réforme, c'est trouver l'audience de l'Université, où nombreux


sont ceux qui jugent qu'une réforme profonde de l'Eglise s'impose pour
sortir de l'impasse du Schisme. Certains conjoignent leur volonté de
réforme de l'Eglise et un retour à la volonté de réforme de l'État. Ce sont là
gens raisonnables. Leur porte-parole en 1405 est le grand théologien Jean
Gerson. Son seul sectarisme est d'oublier la bourgeoisie dans la liste des
corps sociaux que devrait consulter le roi pour gouverner.

Le 23 novembre 1407, Louis d'Orléans est assassiné à la porte Barbette,


alors qu'il vient de rendre visite à la reine, récemment accouchée. Le prévôt
Guillaume de Tignonville fait fermer les portes de la ville. Le lendemain,
tout le monde sait que les assassins sont des hommes du duc de Bourgogne.
Celui-ci, à qui son oncle Jean de Berry barre l'entrée du Conseil, craint
d'être arrêté et quitte précipitemment Paris. Au vrai, le peuple ne pleure pas
la mort du prince dépensier et frivole. Jean sans Peur ayant constaté que l'on
n'entreprenait pas d'action judiciaire contre lui, il revient à Paris le 28
février 1408. La ville lui fait fête. Le 8 mars, devant la cour, le juriste et
théologien Jean Petit développe les thèses de ce qu'on appellera l'Apologie
du tyrannicide. La veuve du duc Louis, Valentine Visconti, fait répliquer
par son avocat, l'abbé de Cerisy. L'opinion tend à se retourner contre
Bourgogne quand meurt Valentine. Son fils Charles se retrouve à peu près
seul. Il ne cessera de l'être qu'en 1410 en épousant la fille de Bernard
d'Armagnac.

Jean sans Peur travaille, pendant ce temps, à se constituer une clientèle.


Dès 1409, à peine le roi lui a-t-il officiellement pardonné qu'il commence
de faire rendre à la capitale ses privilèges commerciaux. Les années
suivantes, il flatte les bouchers, ces mécontents de la notabilité parisienne
qui, propriétaires des étals qu'ils louent, sont à la fois assez riches en
hommes et en argent pour jouer un rôle et assez peu considérés par le reste
de la haute bourgeoisie pour qu'on ne les laisse pas jouer ce rôle. Quelques
pièces de vin de Bourgogne bien placées font très vite la popularité du duc
Jean dans ce monde assez particulier mais fort actif qu'est la Grande
Boucherie. Avec leurs valets et leurs écorcheurs, les bouchers sont forts de
cinq cents hommes. Ils ont de l'argent : ils lèvent une armée, près de deux
mille hommes prêts à la bagarre. Le duc disposera là d'une masse de
manœuvre. Quant à la bourgeoisie d'affaires, elle applaudit Bourgogne
lorsque celui-ci, le 20 janvier 1412, fait rétablir la Prévôté des marchands.
Paris a retrouvé sa dignité. Peu importe que la ville soit, dès 1411, en état de
siège, et que le Bourguignon Pierre des Essarts, évincé en novembre 1410
après une éphémère paix de Bicêtre, soit à nouveau prévôt de Paris en
septembre 1411 cependant que le modéré Charles Culdoe abandonne la
prévôté des marchands et quitte Paris. Le 13 novembre, on excommunie
solennellement à Notre-Dame les partisans d'Orléans. Il y a foule.

Si beaucoup tendent vers Bourgogne, d'autres voient en lui, surtout


depuis la mort d'Orléans, le vrai responsable de la guerre civile qui
s'annonce. Le parti de la paix sera facilement porté vers Charles d'Orléans
jusqu'à l'entrée en scène de Bernard d'Armagnac, en qui pas un Parisien ne
pourra voir un homme de paix. En attendant, dans ces années 1410-1413,
Paris se divise. Qui est Bourguignon porte un chaperon blanc et une écharpe
rouge croisée en sautoir : la croix de saint André. Le parti d'Orléans porte la
croix blanche. Certains font du zèle. Des curés refusent le baptême à tout
enfant dont les parents ne se disent pas Bourguignons.

On ne pensait plus aux Anglais. Les princes cherchaient chacun pour soi
l'alliance de Henri IV de Lancastre. Les Parisiens s'estimaient tranquilles.
L'essentiel, c'était la paix civile, plusieurs fois rétablie par des traités violés
le lendemain. À l'automne de 1411, Charles d'Orléans échouait à prendre
Paris. Un contingent anglais fourni au duc de Bourgogne par Henri IV
délogea les Armagnacs de Saint-Cloud et Saint-Denis. Les Parisiens
reçurent fort mal les Anglais. Bourgogne avait fait là une erreur. Le duc
d'Orléans en fit une autre en pratiquant la surenchère. Moyennant promesse
d'un duché d'Aquitaine, le Lancastre envoya une armée servir Orléans et
son grand-oncle le duc de Berry, lequel tentait de jouer un rôle en se disant
ferme soutien de la paix. Jean sans Peur reprit l'avantage : contre les
Anglais d'Orléans, il prit à Saint-Denis l'oriflamme et annonça une
campagne contre les ennemis de la Couronne. Tout le monde comprit :
contre les Anglais et les Armagnacs. À Auxerre, le 22 août 1412, on refit la
paix. Dans Paris, les cloches sonnèrent. Douze docteurs de l'Université
avaient participé à la négociation. Ils en tirèrent une grande fierté.

L'affaire changea d'allure quand les Anglais débarquèrent en Cotentin.


Cette fois, le Lancastre jouait pour lui-même. Il venait récupérer «son
héritage». La guerre étrangère reprenait. La campagne fut brève. Elle en
annonçait d'autres. Les princes s'interrogèrent. Les Parisiens y voyaient de
moins en moins clair.

C'est dans ces circonstances que se réunirent en janvier 1413 à l'hôtel


Saint-Paul les États généraux souhaités par le duc de Bourgogne. Celui-ci
entendait obtenir d'eux un impôt pour financer la guerre qui s'ouvrait, mais
aussi s'appuyer sur la petite bourgeoisie contre le parti des princes, Orléans
et Berry. Il ne s'en méfiait pas moins : il fit délibérer les députés par
province et par ordre. Cela supposait quelques dizaines de sessions
parallèles. Certaines ne se tinrent pas, faute de députés. Quant à la province
de Sens, donc de Paris, elle fut encore divisée, les maîtres de l'Université et
la Prévôté des marchands étant réunis à l'écart des députés des autres villes.
Les Parisiens furent flattés, mais leur influence était limitée.

Jean sans Peur avait promis la réforme. Il l'annonça. En trois séances


générales, l'abbé de Moûtiers-Saint-Jean, Simon de Saulx, et le moine de
Saint-Denis Benoît Gencien – issu d'une longue lignée de notables parisiens
–, puis le carme parisien Eustache de Pavilly firent assaut de démagogie.
On allait financer la guerre sans impôt, en mettant simplement fin aux abus.
Les gens de finance allaient cesser de voler l'argent des contribuables. La
réforme allait répondre à toutes les questions. En attendant, le 24 février,
tous les officiers royaux étaient suspendus. Les États constituèrent une
commission, chargée de préparer l'ordonnance réformatrice qui s'imposait.
La commission était formée de juristes, de docteurs, d'officiers réputés pour
leur expérience. On y voyait l'abbé Simon de Saulx, les théologiens Pierre
Cauchon et Jean Courtecuisse, et pour tout bourgeois l'échevin parisien Jean
de l'Olive, un épicier connu pour ses produits de luxe et son tempérament
modéré. Elle se mit au travail.
Paris commençait de s'exciter. On parlait d'un complot du dauphin Louis
contre les États, d'une intervention armée des princes, d'un proche
enlèvement du roi. Les pêcheurs en eau trouble étaient à la fête. La capitale
se crut menacée. Le 27 avril, menés par l'écorcheur Caboche – de son vrai
nom Simon Le Coutelier – et son parti de bouchers, quelques Parisiens se
retrouvèrent en place de Grève. Le lendemain, il y avait là, devant la
Maison aux Piliers, des milliers d'artisans et de compagnons en armes. Le
prévôt des marchands, André d'Épernon, tenta de les calmer. Il échoua. Le
prévôt de Paris, Pierre des Essarts, se sentit en danger et se retrancha dans
la Bastille. La foule alla l'assiéger, puis manifester sous les fenêtres du
dauphin Louis, rue Saint-Antoine. Celui-ci se montra. On lui donna la liste
des traîtres dont le peuple exigeait qu'ils lui fussent remis. Le tumulte
grossissait. Le dauphin céda, mais les prisonniers furent remis au duc de
Bourgogne, non à l'Hôtel de Ville. Quelques jours plus tard, le duc remettait
ses captifs aux Parisiens.

On s'occupa de juger ces «traîtres». Pour faire bonne mesure, on en


désigna d'autres le 11 mai. C'étaient des bourgeois qui n'avaient pas voulu
se mêler aux manifestations de février. Les bouchers les arrêtèrent.

L'agitation grandissait. Il ne se passait plus de jour sans manifestation. Le


22 mai, la résidence royale fut occupée. Une troisième liste de traîtres fut
dressée, qui comprenait tout l'entourage de la reine, y compris son frère le
duc de Bavière. On les mit en prison. Louis de Bavière se livra de lui-même
pour éviter le pire.

La commission des États avait travaillé loin du bruit. Elle avait élaboré
un texte. C'était une réforme des plus sages, qui reprenait l'essentiel des
réformes partielles opérées depuis l'avènement de Charles V. La plupart
n'étaient qu'un retour aux bons usages passés. Le 27 mai, Charles VI
approuvait l'ordonnance. Elle n'avait rien à voir avec le tumulte de la rue
parisienne.

En ville, régnait la terreur. Pierre des Essarts était décapité. Des


bourgeois étaient pendus. Jean Jouvenel se retrouvait en prison. Chancelier
de l'Université, Jean Gerson se cachait dans les combles de Notre-Dame. Le
duc de Bourgogne voyait la situation lui échapper. Il négocia avec son oncle
Berry.

Les modérés avaient peur, mais ils sentaient qu'à ne rien faire ils allaient
tous finir sur un échafaud. Le Parisien de base était las. La boutique et
l'atelier voyaient mal où les conduisait la dictature des bouchers, ou plutôt
des écorcheurs et des valets bouchers. Les gens avisés avaient senti que la
province ne suivait pas, pas plus qu'au temps d'Étienne Marcel. Le 2 août,
place de Grève, on entendit un hucher – un menuisier de meubles – nommé
Guillaume Cirasse en appeler à haute voix à une réaction. Le lendemain,
Jouvenel, sorti de prison, prenait les choses en main dans la Cité. Il
conduisit une délégation à l'hôtel Saint-Paul. On cria «la paix! ». Ç'allait
être le cri de ralliement. Les Cabochiens se retrouvèrent le 4 en Grève, mais
pour découvrir qu'ils étaient minoritaires. On les conspua. Jouvenel survint.
Les Cabochiens s'éclipsèrent. Le mouvement cabochien avait fait son
temps. Paris était aux modérés.

Le 17 août, on désigna des échevins : au côté du prévôt des marchands,


André d'Épernon, et de l'échevin Jean de l'Olive, auxquels nul n'avait rien à
reprocher, entrèrent ainsi à l'Hôtel de Ville, pour remplacer trois
Bourguignons trop marqués, le hucher Guillaume Cirasse, le drapier Jean
Marcel et le changeur Pierre Augier.

Les modérés furent vite dépassés par les partisans d'une forte réaction
antibourguignonne. Menacé d'arrestation, le duc de Bourgogne quitta
précipitamment Paris le 22 août, flanqué d'un Caboche passablement
encombrant. Il tenta d'emmener le roi, alors en pleine crise. Jouvenel et
Louis de Bavière le rattrapèrent et ramenèrent le roi. À la fin du mois,
Charles d'Orléans et son beau-père Bernard d'Armagnac entraient dans la
capitale. Le 5 septembre, l'ordonnance réformatrice était cassée par le roi en
Parlement : on la traitait de «cabochienne », comme si les bouchers de
Caboche avaient été pour quelque chose dans cette sage compilation qui
faisait la part belle à des textes de Charles V. Le 9 septembre, Épernon était
révoqué. Pierre Gencien lui succéda. Les grandes familles reprenaient place
dans la Maison aux Piliers, mais Paris était aux Armagnacs. On exécuta
quelques Cabochiens notoires, les autres s'absentèrent à temps. La terreur
armagnaque faisait suite à la terreur cabochienne que l'on disait
bourguignonne. La Grande Boucherie était supprimée en mai 1416, Son
monopole était abrogé en août. On détruisit le bâtiment.

Le roi était malade. Le dauphin se tenait au Louvre, claquemuré. Il


appela à l'aide le duc de Bourgogne. En février 1414, celui-ci se montra
jusqu'à Saint-Denis, puis renonça devant une épreuve de force perdue
d'avance. Jean sans Peur alla s'occuper de ses états. Lorsqu'en 1415, après
avoir vainement proposé son alliance au Lancastre, il offrit d'envoyer – il le
devait comme vassal – son contingent à l'armée réunie par le roi de France
pour contenir la chevauchée anglaise, il fallut une longue négociation pour
que le gouvernement armagnac acceptât le contingent en refusant toutefois
la présence du duc. Jean sans Peur sera absent à Azincourt. Ses frères le duc
Antoine de Brabant et le comte Philippe de Nevers y seront, eux, et y
trouveront la mort.

Charles d'Orléans était parmi les prisonniers d'Azincourt, et vingt-cinq


ans de captivité – on ne trouvait pas l'argent de sa rançon – allaient lui
donner le temps de cultiver la poésie, mais son parti n'était plus, désormais,
que celui de Bernard d'Armagnac, fait connétable le 20 décembre 1415. La
mort du dauphin Louis, le 18 décembre 1415, passa presque inaperçue. Le
nouveau dauphin, Jean, n'allait lui survivre que deux ans. En 1417, l'avenir
de la royauté et la réalité du pouvoir passaient à un jeune prince que la vie
avait déjà secoué et qui n'avait pas été élevé pour être roi. Il allait être
Charles VII. Pour l'heure, Charles était l'otage des Armagnacs.

LES ANGLAIS

Henri V de Lancastre ne revendiquait pas, comme jadis Henri III,


l'héritage des Plantagenêts dans le royaume de France. Il ne s'agissait plus
de l'Aquitaine et de la Normandie. Le Lancastre parlait ouvertement des
droits, purement imaginaires, d'Isabelle de France, fille de Philippe le Bel.
Cette fois, l'Anglais voulait la Couronne de France. Il avait fait demander la
main de Catherine de France, la fille de Charles VI. Tout le monde
comprenait. Henri III s'était sagement abstenu de menacer Paris. Avec
Henri V, la capitale était visée. La victoire d'Azincourt et la conquête de la
Normandie coupaient d'ailleurs Paris de la Basse-Seine. Sa victoire navale
devant La Hougue donnait de surcroît à l'Anglais, le 29 juin 1417, la
maîtrise de la Manche. Les intérêts économiques de Paris étaient donc aussi
gravement atteints qu'ils l'eussent été par une coupure de la route de
Flandre.

Intérêts politiques et économiques confondus, Jean sans Peur avait besoin


de l'alliance anglaise. Il savait à quel degré d'impopularité étaient parvenus
Bernard d'Armagnac et ses gens. Il avait des arguments à faire valoir auprès
des Parisiens : son retour signifierait la réouverture des routes vers le Nord
et vers la Normandie. Il y ajouta une promesse de suppression des impôts.
Bref, avec la fin de la terreur armagnaque, c'était pour Paris un nouvel âge
d'or. Les Parisiens furent nombreux à souhaiter le renversement de la
situation. Nul ne protesta vraiment quand Perrinet Leclerc fit ouvrir par son
père, dans la nuit du 28 au 29 mai 1418, la porte Saint-Germain-des-Prés.
Les troupes bourguignonnes de Villiers de l'Isle-Adam s'engouffrèrent dans
la capitale. Le prévôt Tanguy du Châtel eut tout juste le temps de fuir avec
le dauphin Charles. Les Bourguignons se consolèrent en promenant dans
Paris un roi pratiquement inconscient, puis en accueillant triomphalement,
le 14 juillet, la reine Isabeau et le duc Jean sans Peur.

Dauphin de fraîche date, Charles était inconnu. Du Châtel, qui avait servi
tous les partis mais s'était finalement fait connaître comme l'un des
principaux artisans de la terreur armagnaque, était franchement détesté.
Bernard d'Armagnac était en prison, avec la plupart de ses hommes de
main. Ceux qui avaient manifesté leurs sentiments antibourguignons sans
participer pour autant aux exactions des Armagnacs se firent discrets.
Quelques-uns quittèrent Paris. Pour présider le Parlement, Jean sans Peur
envoya un excellent juriste qui l'avait déjà servi comme avocat, puis comme
président du Parlement établi à Amiens pendant que Paris était aux
Armagnacs, Philippe de Morvilliers. Il sembla, un temps, qu'il pouvait
rétablir l'ordre. Le Parisien put croire que la guerre civile était finie, et que
la paix revenait.

On déchanta vite. Le 12 juin, sur la fausse nouvelle d'une contre-attaque


armagnaque, ce fut une journée révolutionnaire. La foule alla massacrer les
prisonniers, Bernard d'Armagnac en tête. On força les maisons des
Armagnacs, qui n'étaient le plus souvent que les anciens modérés insurgés
en 1413 contre la terreur cabochienne. Le sang coula dans les rues. La pègre
se mêlait aux Bourguignons. On vit éventrer des femmes enceintes. On
emportait les meubles. On brûlait parfois la maison.

Une nouvelle journée, le 21 août, fut moins anarchique. En expert, le


bourreau Capeluche dirigeait la tuerie. Et, en maître du pavé parisien, il se
permettait des familiarités : il offrit à boire au duc de Bourgogne. Celui-ci le
prit mal, et comprit qu'à laisser faire il allait perdre le contrôle de la
capitale. Il fit arrêter Capeluche, le fit exécuter par un nouveau bourreau
dont Capeluche affûta lui-même la hache. Les autres meurtriers se le tinrent
pour dit. Paris fut reconnaissant au duc d'avoir rétabli l'ordre. On rendit aux
bouchers leurs privilèges, et l'on commença de reconstruire la Grande
Boucherie.

Pour ce qui était de la paix, il fallait l'accord de l'Anglais. Or Henri V ne


cessait de progresser. En janvier 1419, il occupait Rouen. Jean sans Peur et
Isabeau négocièrent, rencontrèrent Henri V à Pontoise le 30 mai, lui
proposèrent un bon tiers de la France. C'était cher payer, mais c'était la paix,
et la Couronne de France était sauve. L'Anglais finit par refuser. Jean sans
Peur prêta alors l'oreille à une proposition de réconciliation qui lui venait du
dauphin. Le 11 juillet, à Melun, les deux princes se mirent péniblement
d'accord. Dans un instant de lucidité relative, Charles VI ratifia le texte de
la paix civile. Restait à mettre le dauphin au pas, sous l'autorité d'un roi
gouverné par le duc de Bourgogne. Le roi s'était transporté à Troyes. Il
fallait convaincre le dauphin d'aller à Troyes. Rendez-vous fut pris entre lui
et Jean sans Terre à Montereau, sur le pont, pour le 26 août. Le rendez-vous
fut reporté au 10 septembre.

Sur le pont, le ton monta vite. On s'épiait. Les entourages veillaient. Sur
un mouvement brusque, Tanguy du Châtel crut son prince menacé. Du
moins le dit-il plus tard. Il poignarda le duc de Bourgogne.

Pour le nouveau duc, qui allait être Philippe le Bon, la réconciliation était
dès lors impossible. Il n'avait plus le temps d'hésiter. Il se jeta dans l'alliance
anglaise. Les Parisiens furent, sur le moment, du même avis : on leur avait
tué leur protecteur. Ils jurèrent de le venger. Le 21 mai 1420, le traité de
Troyes faisait de Henri V d'Angleterre le gendre de Charles VI et l'héritier
de la Couronne de France. En attendant la mort de Charles VI, l'Anglais
assumait la régence. Le 1er décembre, les deux rois faisaient dans Paris une
entrée qu'applaudirent les Parisiens. Plus personne n'avait été Armagnac.
Sans coup férir, les Anglais étaient dans Paris. Ils y mirent quelques
garnisons. Le 31 août 1422, Henri V mourait. A dix mois, Henri VI
devenait roi d'Angleterre. Quand Charles VI mourut à son tour, le 21
octobre, Henri VI était roi de France. Son oncle le duc Jean de Bedford
assuma la régence. Philippe le Bon comprit qu'il avait perdu la partie. Il s'en
alla gouverner ses états.

Paris est de cœur bourguignon, et les Armagnacs qui n'ont pas trouvé la
mort dans les massacres de 1418 se sont empressés de déguerpir. Dès
octobre 1419, l'Université et la Prévôté des marchands ont fait allégeance
au duc de Bourgogne. En avril 1420, l'assemblée des bourgeois a approuvé
le traité de Troyes. En mai, les maîtres et les bourgeois ont juré le traité. Le
1er décembre, il y a foule pour applaudir l'entrée de Charles VI flanqué de
ses deux gendres, le roi d'Angleterre et le duc de Bourgogne. Autant dire
qu'en 1422 le gouvernement de Bedford a toutes les chances pour lui.
Encore lui faudrait-il résoudre plusieurs problèmes et éviter certaines
erreurs. Il n'y parviendra pas.

Le premier problème, c'est celui de la paix. Paris a adhéré sans grandes


réserves au traité de Troyes. Mais l'idéal du Parisien n'est pas d'avoir un roi
anglais, c'est qu'il n'y ait plus en France qu'un seul parti, donc qu'il n'y ait
qu'un seul roi. Dès lors que Charles VII ne s'effondre pas, il a gagné à
terme : le traité de Troyes n'a pas procuré la paix. Dès 1422, le Parisien
trouve que le duc de Bourgogne ne fait rien pour lui, qui a tant souffert pour
sa cause.

Le deuxième problème, c'est la reprise de l'économie parisienne. Après


les affaires de 1413-1418, la ville est exsangue. Les Parisiens fuient la
hausse des loyers. Les hommes d'affaires qui survivent souffrent de la
paralysie des routes et de l'interruption des foires. Paris est
économiquement isolé. Les bateaux ne circulent plus sur la Seine, les routes
sont des coupe-gorge et le Parisien qui a une vigne à Chaillot préfère perdre
la récolte plutôt que de risquer sa vie en allant tailler en mars ou vendanger
en septembre. Quant aux locataires, ils ne paient plus leur loyer. Or le
Parisien n'a pas accepté un roi anglais pour se retrouver ruiné. Et, pendant
ce temps, on fait la fête à la cour. Philippe le Bon puis Bedford prennent la
relève d'Isabeau et de son beau-frère Louis d'Orléans. Mais la ville de Louis
d'Orléans était prospère, celle de Bedford connaît la misère. Le bruit des
fêtes fait mal.

Le troisième problème, c'est celui de la légitimité du pouvoir. Si tout


allait bien, les Parisiens s'en tiendraient sans états d'âme au traité de Troyes.
Comme tout va mal, on est sensible au moindre facteur de contestation. On
note très vite l'absence du duc de Bourgogne. Or Paris était bourguignon,
non anglais. Mais la mainmise de Bedford sur la régence et, en fait, sur le
pouvoir, dissuade Philippe le Bon de jouer un rôle sur la scène parisienne.
Son grand-père était fils de France. Son père était le cousin du roi, mais
d'un roi malade, et il était maître de Paris dès lors qu'il savait contrôler les
excès de la rue. Lui n'est que l'arrière-cousin d'un enfant, et la France
anglaise a un maître, un homme d'état de haut niveau, Bedford. Dans le
même temps, l'intelligente politique de Philippe le Bon le fait maître d'un
état lotharingien dont son grand-père n'aurait pas osé rêver. Le duc est un
réaliste : il lui faut faire de ses principautés un état qui soit le sien. Son
avenir n'est plus dans la domination du Conseil d'un autre à Paris, il est à la
tête d'un état qu'on puisse comparer au royaume de France.

Paris se sent donc dupé, et le dit. La capitale était volontiers


bourguignonne avec l'alliance anglaise, elle n'était pas anglaise. Même si les
grands corps de l'État ne sont peuplés que de Français bourguignons et si les
officiers du service public sont de purs Français, même si la garnison
anglaise est peu nombreuse, l'Anglais est trop visible dans Paris.

Le sacre de Charles VII ajoute en 1429 à cette interrogation sur la


légitimité. Le Parisien était prêt à croire que Charles VII était un faux roi et
Henri VI le vrai. Mais c'est Charles VII qui est sacré à Reims avec le
chrême de la Sainte-Ampoule, non le Lancastre, sacré deux ans plus tard à
Paris et avec un chrême ordinaire, celui des baptêmes, des confirmations et
des ordinations. C'est le faux roi qui est le mieux sacré.
Viennent les erreurs. La première est inévitable. Dès lors que la guerre
continue, Bedford ne peut se passer d'une fiscalité qui s'appesantit sur une
économie délabrée. Les lourdes tailles qui suppléent des aides indirectes
réduites à peu par la récession font beaucoup, dès 1421, pour l'impopularité
du gouvernement anglo-bourguignon. Lorsqu'à partir de 1429 et en bonne
partie grâce à Jeanne d'Arc, Charles VII reprend l'offensive cependant que
l'Anglais ne peut passer la Loire, la plus lourde charge est pour celui qui se
défend. La solde d'une compagnie en campagne n'est rien à côté du coût
d'une garnison. Celui qui attaque paie quand il attaque. Celui qui se défend
paie douze mois sur douze. Les troupes de Charles harcèlent l'Île-de-France
ou la Normandie quand elles le veulent. Les Anglais ne harcèlent ni le
Poitou ni le Languedoc. On a beau rire du «roi de Bourges», c'est lui le plus
fort.

Il est juste de dire que la charge de la guerre pèse tout autant sur le
contribuable anglais. Les transferts de la trésorerie de Winchester vers
Rouen et Paris ne cessent pas de tout ce temps, et les Anglais seront les
premiers à les reprocher à Henri VI, mais le Parisien les ignore. Il
continuera jusqu'au bout de croire que l'argent qu'on lui prend va en
Angleterre.

La deuxième erreur est de ne pas choisir entre une occupation ou un


abandon. Au fort de la guerre, au moment où Jeanne d'Arc se présente
devant un Paris qui se refuse à elle, la garnison de Paris compte au plus
deux cents Anglais. Il y a trente-cinq Anglais dans la plus forte place de la
ville, la Bastille. Pour une occupation, c'est peu, et c'est sur le moment la
preuve d'un succès politique : il n'y a pas à tenir Paris. L'arbalétrier qui
insulte Jeanne et tire le carreau qui la blesse est un Parisien, non un Anglais.
Mais Bedford manifeste sa méfiance. Le capitaine de la Bastille est un
Anglais, sire John Fastolf. Le capitaine de Vincennes en est un autre.
Lorsque viendront les doutes, Paris, qui n'a jamais été vraiment occupé, se
sentira occupé. Et Bedford, pour éviter la «surprise» que serait l'ouverture
d'une porte, multiplie contre les complots vrais ou imaginaires les mesures
qui irritent fort le Parisien. Quand on met un policier dans les repas de
noces pour éviter que ce genre de rassemblement ne tourne au complot
politique, la mesure est comble.
D'autres erreurs, ponctuelles, coûtent cher au gouvernement. Les
nouveaux maîtres de la capitale se tiennent mal. Quand les troupes
anglaises pillent la campagne infestée d'Armagnacs, le Parisien voit
disparaître le bétail et les légumes de son ravitaillement. D'aucuns
s'indignent que Bedford fasse porter devant lui l'épée royale en revenant des
obsèques de Charles VI : il y a là quelque présomption. Lorsqu'en 1427 le
même Bedford décrie la monnaie de Charles VII que les gens ont dans leur
bourse et surévalue celle de Henri VI qui passe pour anglaise, le Parisien
jette par dépit son or dans la Seine. On s'indigne quand les gens de la suite
du duc de Bourgogne emportent en 1429 la vaisselle des maisons où on les
a logés. Lorsqu'en 1431 Henri VI quitte Notre-Dame après son sacre en
laissant une offrande qu'un bourgeois aurait eu honte de faire, on daube. On
apprécie peu la bousculade au banquet du sacre. Le Palais, l'Hôtel de Ville
et l'Université retentiront quelque temps du mécontentement des conseillers
au Parlement, des maîtres de Sorbonne et des échevins, obligés de se battre
pour atteindre un banc où ils se sont trouvés mêlés à des savetiers, des
moutardiers et des valets de maçons. On apprécie encore moins ce qui
semble normal aux Anglais : les viandes ont été cuites trois jours plus tôt, et
sont servies réchauffées. Le Parisien n'a pas l'usage des sauces réchauffées,
surtout lorsqu'il s'attendait à être régalé. On notera que le nouveau roi a
oublié les générosités habituelles en pareille occasion : ni diminutions
d'impôts, ni délivrance de prisonniers. Henri VI a tout pris et n'a rien donné.

Les complots n'ont souvent rien d'imaginaire. Dès 1430, on pense, au


Parlement comme dans les métiers, à ouvrir une porte aux troupes de
Charles VII. En 1432, c'est l'abbesse de Saint-Antoine qui forme le projet
d'aider au massacre des gardiens de la porte Saint-Antoine.

En 1423 déjà, le Bourguignon de cœur qu'est le chanoine Jean Chuffart,


auteur d'un Journal dit d'un Bourgeois de Paris, note que le peuple hait
autant les Anglais que les Armagnacs. Quand le duc de Bourgogne lâchera
le camp anglais, convaincu d'avoir tiré les marrons du feu et de n'avoir rien
gagné à son alliance de 1419, les Parisiens ne s'interrogeront pas longtemps.
Ils n'ont rien à faire dans un camp qui n'est plus qu'Anglais. Le Bourgeois,
dont le vocabulaire reflète le sentiment général, cessera de voir partout des
« brigands ». Il commence de voir en eux des « traîtres armagnacs », puis
des « Armagnacs ». Bientôt il les dira «gens du roi Charles» et parlera enfin
des « Français ».

Le duc de Bourgogne a fait le reste. Il a laissé passer Jeanne d'Arc et son


roi sur la route de Reims. Il a surtout, déçu qu'il est d'une alliance anglaise
qui ne lui a rien rapporté, voulu cette réconciliation instrumentée en 1435
par le traité d'Arras, une réconciliation où les Bourguignons ont le beau rôle
mais qui laisse à Charles VII les mains libres pour la reconquête de son
royaume pendant que le maître de l'état bourguignon, enfin tranquille sur
son flanc occidental, développe de l'autre côté ses ambitions territoriales et
ses prétentions politiques.

C'est donc sans le moindre combat que l'armée de Charles VII entre
finalement dans Paris, le 13 avril 1436. Nul n'a envie de supporter un siège
pour le compte du roi d'Angleterre. Le connétable de Richemont, Dunois et
L'Isle-Adam se présentent devant la porte Saint-Jacques. La porte s'ouvre.
Jean de Villiers de l'Isle-Adam est l'un de ces capitaines bourguignons que
l'on a vus pénétrer dans Paris en mai 1418. Le traité d'Arras l'a changé. Au
nom de Charles VII, il plante la bannière fleurdelisée sur la porte. Le peuple
retrouve ses croix blanches, cachées depuis le triomphe de la croix de Saint-
André. Les bourgeois que mène Michel de Laillier – prévôt des marchands
le lendemain – occupent la porte Saint-Denis. Le prévôt de Paris Simon
Morhier – nommé en 1422, il est à lui seul un symbole – et les siens ont
beau ameuter la rue Saint-Denis pendant que le lieutenant criminel Jean
L'Archer parcourt la rue Saint-Martin en faisant crier « Saint Georges! », le
Parisien a fait son choix. Les partisans de l'Anglais sont refoulés par
quelques boulets tirés de la porte Saint-Denis. Retranchés dans la Bastille,
ils en sortiront sous les huées quatre jours plus tard.

Le gouvernement de Charles VII a donné des ordres : ni pillage ni


massacre. Et le connétable le dit bien haut en entrant : le roi pardonne. C'est
l'amnistie. Les Anglais paient rançon pour gagner la Normandie. Les
Français les plus compromis, comme Morhier, s'en vont avec les Anglais.
Les autres affichent leur ralliement. Quant aux munitionnaires de l'armée de
Charles VII qui parlaient déjà de se remplir la bourse en pillant la ville,
force leur est de respecter celle qui redevient à l'instant même la capitale du
royaume.
UNE CAPITALE FIDÈLE

Une génération a passé depuis que Paris, en s'ouvrant à Charles VII, a


donné au Valois sa victoire, non la plus coûteuse et la plus décisive, mais la
plus chargée de signification politique. Sous Charles le Victorieux, Paris vit
en paix. Et voici qu'en 1465 renaît contre Louis XI la coalition des féodaux
qui, depuis le XIe siècle, ne cessent de mettre en péril la royauté pour
sauver leur rôle politique, leurs prérogatives et leur fortune. C'est la Ligue
du Bien Public. Le 6 juin, le comte de Charolais – le futur Charles le
Téméraire – passe la Somme, puis l'Oise. La capitale révise son système de
défense, ferme au plâtre six portes, place des chaînes pour barrer les rues,
prépare des lanternes allumées et boucle les chiens. Le 5 juillet, Charolais
est à Saint-Denis. Le 7, il est devant Paris. L'artillerie tonne. Le 8, Charolais
tente l'assaut. Il échoue. Le 10, les coalisés prennent le pont de Saint-Cloud
et passent la Seine. Ils occupent au sud Montlhéry et Longjumeau. Paris est
encerclé.

Louis XI arrive à marche forcée. Dans Paris, le lieutenant général du roi


Charles de Melun et le maréchal Joachim Rouault ne disposent que d'une
maigre garnison. Pendant quelques heures, tout va dépendre des Parisiens.
S'ils ouvrent une porte, le roi est perdu. Commines le dira : si le roi perd
Paris, il n'a plus qu'à gagner les cantons suisses.

Le 16, l'armée royale attaque les Bourguignons. Combat incertain que


celui-là, dont chacun se dira vainqueur. Mais la bataille de Montlhéry sonne
le glas des prétentions des princes. Charolais n'a pu réussir sa surprise.
Berry et Bretagne ont beau survenir, faisant de l'armée coalisée la plus forte,
le coup est manqué. Le roi se retranche dans la capitale.

C'est en Normandie que, le 10 août, Louis XI va chercher des renforts. Ils


sont là le 14. Le 19, les ligueurs prennent le pont de Charenton. La Seine est
coupée : Paris peut se trouver affamé. L'armée campe à Vincennes et à
Saint-Denis. Les princes s'établissent dans les châteaux du voisinage,
Bretagne à Saint-Maur, Charolais à Conflans, Berry à Beauté, dans l'ancien
château d'Agnès Sorel. On se bat, on se canonne dans les villages de la
banlieue. L'artillerie du roi atteint Charenton. Les couleuvrines des coalisés
touchent en septembre l'enceinte de la capitale. Un combat digne des
anciens temps voit s'affronter Charles de Louviers – le fils de l'ancien
échevin, le drapier Nicolas de Louviers – et le Bourguignon Josse de
Lalaing, qui reste mort sur le champ.

Les Parisiens ne faiblissent pas. Ils ont trop souffert des conflits des
princes pour se sentir solidaires d'une coalition où ils n'ont rien à gagner.
Après tant d'expériences, ils savent qu'ils paieront seuls le prix de la
trahison. Menés par le prévôt des marchands, le conseiller au Parlement
Henri de Livres, ils se tiennent à l'écart du désordre et de la guerre. Paris
refuse d'ouvrir ses portes. Vainement les princes ont-ils, dans une rencontre
le 23 août à Beauté, menacé les bourgeois de représailles. Le 24, à la
Maison aux Piliers, on décide de ne pas bouger. Le temps travaille pour le
roi. Le 28, celui-ci rentre dans Paris à la tête d'une forte armée. Il rapporte
du ravitaillement. On l'acclame. Dès lors, il peut négocier avec les princes.
Une trêve est conclue le 1er octobre. L'affaire s'achève le 29 avec le traité de
Saint-Maur-des-Fossés.

Livres sera mal récompensé : il mourra en 1493 sans avoir jamais été
président. Dans l'immédiat, les ligueurs n'ont pas su gagner Paris. La ville
en tirera quelques faveurs – le prévôt des marchands et les échevins sont
admis au Conseil royal – et surtout des avantages fiscaux.

L'alliance de la ville et du roi, cependant, ne se dément pas. Denis


Hesselin, prévôt des marchands, fait armer en juillet 1472 une armée pour
dégager Beauvais qu'assiège Charles le Téméraire.
CHAPITRE XXIV

L'époque moderne

LA RÉFORME

Dans la tourmente du Grand Schisme d'Occident et dans la crise


conciliaire du XVe siècle, Paris a été à la tête du mouvement gallican. La
capitale fait au contraire figure, dès les débuts de la Réforme, de bastion
catholique. L'Hôtel de Ville, la Sorbonne et le Parlement font corps contre
ce qui apparaît comme une subversion. L'affaire des Placards, en 1534,
prend les allures d'une provocation contre le roi, et les pouvoirs qui
rivalisent dans la ville se sentent tous ensemble menacés. La répression
s'abat sur les réformés. Étienne Dolet est conduit au bûcher place Maubert,
le 3 août 1546. Le Parlement se fait attribuer en 1540 la compétence sur les
affaires d'hérésie, que l'on dit mollement traitées par les officialités
diocésaines malgré l'acharnement très personnel de l'inquisiteur, le
dominicain Mattieu Orry. Il découvrira que les écrits de Luther et de Calvin
sont dans toutes les bibliothèques des couvents parisiens : ceux-ci n'ont
jamais désarmé, depuis trois cents ans, contre le clergé séculier. Une
chambre créée à cette fin et surnommée la Chambre ardente multiplie en
1547 et 1548 les condamnations. La Sorbonne dresse la liste des livres
interdits. On condamne les libraires. Un autodafé salue devant Notre-Dame
l'entrée de Henri II dans sa capitale après le sacre de Reims. À la cour, que
dominent maintenant les Guise – une branche de la puissante maison de
Lorraine – et leur alliée Diane de Poitiers, le parti de l'Espagne l'emporte
avec le cardinal de Tournon et le connétable de Montmorency.

La Réforme n'en fait pas moins des adeptes. Le monde des intellectuels
se divise, les uns allant le soir au Pré-aux-Clercs pour y chanter les psaumes
de Clément Marot, les autres allant applaudir les exécutions qui se
succèdent place Maubert. Une église s'organise, en relation avec Genève. À
travers la rive gauche, les lieux de réunion sont vite connus. Le 4 septembre
1557, les étudiants du collège du Plessis envahissent rue Saint-Jacques la
maison d'un avocat chez qui les réformés chantent des cantiques. Les uns
sont massacrés sur-le-champ, les autres brûlés les jours suivants. Il y a là
quelques gentilshommes, des dames de la cour, aussi, que le peuple dénude
et rosse avant de laisser la police du prévôt s'en saisir. Quelques mois plus
tard, c'est en plein jour que, le 13 mai 1558, des milliers de protestants
s'assemblent au Pré-aux-Clercs pour chanter les psaumes, puis font une
procession pour contourner la ville et entrer à grand bruit par la porte Saint-
Jacques, comme par hasard celle qui conduit d'abord aux Jacobins et ensuite
à la Sorbonne. La manifestation se renouvelant, la police interdit le Pré-aux-
Clercs le 19 mai. Dès lors, les rixes ne cessent plus dans une ville
désemparée.

On commence de compter les princes et les notables gagnés à la


Réforme. Navarre occupe là une place qui va faire de lui et de son fils des
protagonistes de l'histoire de ce siècle. N'imaginons pas le roi de Navarre
comme un souverain espagnol. La Navarre, que le mariage de la reine
Jeanne avec Philippe le Bel avait unie à la France, c'était un royaume à
cheval sur les Pyrénées, avec sa capitale à Pampelune et une Basse-Navarre,
autour de Saint-Jean-Pied-de-Port, annexée au début du XIe siècle par le roi
Sanche le Grand. C'est encore cette Navarre qui constitue, comme l'héritage
de la reine Jeanne, le royaume de Charles le Mauvais au XIVe siècle. Mais
le mariage de l'héritière de Navarre, petite-fille de Charles le Mauvais, avec
le roi d'Aragon a fait au XVe siècle du petit royaume une simple annexe de
l'Aragon. Ferdinand le Catholique n'a aucune peine, en 1512, à enlever au
roi de Navarre Henri d'Albret toute la partie du royaume située au sud des
Pyrénées. La Haute-Navarre appartient désormais à l'Espagne. Ce que
Jeanne d'Albret apporte à la maison de Bourbon en épousant le duc
Antoine, ce n'est que la petite Basse-Navarre dont le titre royal ne cache pas
le fait qu'elle est une annexe du Béarn.

Tout le monde sait à Paris que la reine de Navarre Jeanne d'Albret fait de
son Béarn une forteresse protestante. Le roi Antoine de Bourbon ne cache
pas ses sympathies pour les réformés. Son frère le prince Louis de Condé
les cache peu. L'amiral de France, Gaspard de Coligny, se tait, mais on
n'ignore pas qu'il penche lui aussi vers la Réforme. Son frère le colonel
général de l'infanterie, François d'Andelot, manifeste ouvertement son
adhésion. Quant au Parlement, il mène son éternel combat contre les
tribunaux ecclésiastiques, refuse l'établissement en France de l'Inquisition
pontificale et fait souvent preuve envers les hérétiques d'une indulgence qui
ressemble à de la tolérance. Il a de même manifesté, en vain, son opposition
à l'installation dans le royaume de l'ordre des jésuites, dont l'absolue fidélité
au pape fait un symbole.

Ce que demandent les protestants, c'est simplement la liberté de culte.


Pour tenir leur culte, ils se retrouvent au faubourg Saint-Marcel dans une
maison proche de la Bièvre dite «des Patriarches», qui appartient à une
Gobelin, femme du teinturier Jean Canaye. Ils demandent le droit d'édifier
un temple. Lorsqu'à la fin de mai 1559 ils réunissent au faubourg Saint-
Germain un synode de la moitié de la France, ils sollicitent vainement de
Henri II qu'il vienne le présider. Bien qu'affirmant leur loyauté au roi, ils y
rédigent quarante articles qui alignent leur doctrine sur celle de Calvin,
donc sur l'exemple politique de Genève. L'égalité proclamée des Églises,
c'est la négation de la royauté gallicane. Alors que, par le traité de Cateau-
Cambrésis (3 avril 1559), le roi de France vient de reculer devant
l'empereur, le moment est mal venu pour attendre de lui une concession
intérieure. Le parti de la répression religieuse se fait plus dur. La mort de
Henri II, le 10 juillet 1559, ne fait qu'aggraver l'affrontement : après un an
de règne du frêle François II, c'est son frère Charles qui devient roi le 5
décembre 1560. Charles IX a dix ans. La Florentine Catherine de Médicis
est régente. La maison de Valois n'est plus représentée que par trois enfants
de dix, neuf et six ans. Derrière la Couronne de France se profile déjà
l'ombre du plus proche descendant mâle de saint Louis, le roi de Navarre
Antoine de Bourbon. Et le roi de Navarre rejoint sa femme dans la religion
réformée.

Dans Paris, les incidents ne cessent guère. À la Noël 1559, des réformés
envahissent une église, tuent le prêtre, se font massacrer à la sortie. On
s'excite, dans l'été de 1560, pour rédiger les cahiers de doléances qui seront
présentés aux États généraux de Blois. En avril 1561, les étudiants se
battent au Pré-aux-Clercs. Les huguenots se réunissent en armes. Le 5 juin
1561, le duc de Guise escorte à cheval la procession de la Fête-Dieu; notons
que le roi, à l'ordinaire, la suit à pied. En août, la venue de la reine de
Navarre ressemble à une provocation : des milliers de protestants ont gagné
Paris pour l'applaudir. En réalité, c'est une ultime tentative pour parvenir à
la paix religieuse. Les protestants montrent leur force, mais nul ne veut la
violence. Catherine de Médicis souhaite que le concile national réuni à
Poissy sous la présidence du roi entende les protestants. Mais Théodore de
Bèze, qui développe leur doctrine, souligne trop les différences pour que
subsiste le moindre espoir d'accommodement. Le concile autorise les
jésuites, et c'est le général de l'ordre qui clôt le débat. Même le gallicanisme
est touché. Catherine atténuera l'échec en faisant publier le 17 janvier 1562
un édit autorisant le culte réformé dans les maisons privées et dans les
faubourgs. Ainsi limite-t-elle le risque d'affrontements dans la rue. Car
ceux-ci ont commencé. Le 27 décembre 1561, les protestants manifestent
violemment et mettent à sac l'église Saint-Médard. Ce «Vacarme de Saint-
Médard» obligera les paroissiens à reconstruire une partie de l'église. On en
profite pour agrandir le chœur, qui est consacré le 17 mars 1562. Le tout
s'est trouvé financé par la confiscation des biens des huguenots.

Malgré la volonté d'apaisement du roi et de la reine-mère, les incidents se


succèdent dans la capitale. On se bat aux Innocents pour une sépulture. En
avril, les hommes du connétable de Montmorency saccagent les temples de
Popincourt et de Jérusalem. On brûle en place de Grève les bois de la
charpente de Popincourt.

Rien n'empêche cependant la guerre. En commençant le 2 avril 1562 par


Orléans, Condé prend des villes pour la Réforme. Le duc Henri de Guise,
que les Parisiens ont acclamé en janvier 1562 après le massacre des
huguenots de Wassy, se pose en chef du parti catholique, impose au roi et à
sa mère un retour immédiat à Paris et s'en va prendre d'autres villes pour
l'orthodoxie. De part et d'autre, on massacre. Les Parisiens se mettent à
craindre une répression protestante si Condé venait à enlever la ville par
surprise. L'Hôtel de Ville organise une milice bourgeoise, et le Parisien doit
signer une profession de foi. Premier orateur des catholiques, le cardinal de
Lorraine, qui est un Guise, prêche en mai à Saint-Germain l'Auxerrois. L'été
de 1562 se passe dans l'angoisse et dans le tumulte. Bien des protestants,
dénoncés ou avoués, sont jetés à la Seine par la populace.
Le 19 mars 1563, l'édit d'Amboise met fin à cette première guerre de
Religion. Mais il n'apporte la paix qu'en mécontentant tout le monde. Le
culte réformé n'est autorisé que dans une ville par bailliage. Il est interdit à
Paris, où on le célèbre quand même, au su de tous, dans les maisons de
quelques notables. Coligny reprochera à Condé d'avoir accepté cette
reculade qu'est l'interdiction du culte dans la capitale. Chez les catholiques,
on redouble de zèle. Les obsèques de François de Guise, assassiné en
février par un huguenot, ont donné lieu à d'étonnantes démonstrations.
Partout, la tension demeure. Malgré un long voyage de Charles IX à travers
la France (janvier 1564-mai 1566), la guerre gronde. Le maréchal François
de Montmorency, fils aîné du connétable, gouverne la ville et la tient dans
le calme. Le cardinal de Lorraine y fait une entrée solennelle le 8 janvier
1565. Deux semaines plus tard, c'est l'amiral de Coligny qui est là, et qui
manifeste sa fidélité au roi. La paix semble faite, mais on la sent fragile et la
ville demeure nerveuse.

Nul ne s'étonne quand éclate en 1567 la deuxième guerre de Religion.


L'armée protestante que commandent Condé et Coligny vient mettre le
siège devant Paris. Le 10 novembre, devant Saint-Denis, l'armée catholique
du connétable de Montmorency est taillée en pièces par les protestants.
Montmorency est tué dans l'affaire. Les protestants ont gagné, mais les
bourgeois qui composaient la milice parisienne sont pour une large part
restés sur le champ de bataille. Paris pardonnera mal aux huguenots. Ceux-
ci l'éprouveront cinq ans plus tard.

C'est le duc d'Anjou, le futur Henri III, qui commande maintenant l'armée
royale. Mais Paris est assiégé, et des renforts parviennent aux protestants.
Catherine de Médicis propose de traiter. Conclue à Longjumeau le 23 mars
1568, une trêve procure à chacun ses insatisfactions : les protestants ne
peuvent obtenir de places de sûreté, le roi paie les mercenaires de Condé
pour qu'ils quittent le royaume. Les anciens rebelles sont interdits de séjour
dans la capitale. Champion du rassemblement, le chancelier Michel de
l'Hôpital a perdu toute audience. Il se retire dans ses terres. Paris est aux
ultras. Les quarteniers recensent les huguenots qui croient pouvoir
demeurer en ville parce qu'ils n'ont pas pris les armes contre le roi. Les
officiers royaux convaincus de protestantisme sont révoqués. Les maisons
où l'on a célébré un culte réformé sont rasées. On ne parle que de complots
et de règlements de comptes. Quelques huguenots sont pendus. On apprend
qu'en province se forment des «ligues» dont l'objet est de sauver le royaume
en même temps que la religion. Les deux partis préparent la reprise de la
guerre. Les protestants trouvent soudain un nouveau chef, Henri de
Navarre, le fils de Jeanne d'Albret et d'Antoine de Bourbon. Chef de la
maison de Bourbon-Vendôme depuis la mort de son père en 1562, il sera roi
de Navarre à la mort de sa mère. Son oncle Condé, Coligny et La
Rochefoucauld se rangent derrière lui. Les armées de la Réforme
fusionnent.

Une nouvelle fois, la guerre – la troisième guerre de Religion – reprend,


mais loin de Paris. Surpris par une attaque du maréchal de Tavannes, les
princes réformés se réfugient à La Rochelle. À Jarnac, le 13 mars 1569, les
huguenots sont écrasés. Les chefs sont exécutés. Condé est parmi les morts.
Coligny continue le combat, remporte plusieurs victoires, fait massacrer des
prisonniers qu'il serait bien empêché de garder. Les soldats du roi rendent
évidemment les coups : à Moncontour, le 3 octobre 1569, ils exécutent les
prisonniers. Dans les deux camps, la haine et la fureur vont croissant. Le
sang appelle le sang.

Les protestants ont désormais deux chefs, Henri de Bourbon, roi de


Navarre en juin 1572, et Gaspard de Coligny, amiral de France. Henri de
Condé prend la relève de son père, mais il ne vient qu'au deuxième plan.
Les catholiques ont un champion en la personne du duc de Guise. Catherine
de Médicis s'efforce de naviguer entre les deux.

Le 25 juin 1570, Coligny bouscule à Arnay-le-Duc l'armée royale du


maréchal de Cossé. Il occupe La Charité. Il approche de Montargis. Paris
est insuffisamment défendu. La capitale est en danger. Les Parisiens savent
qu'ils risquent le massacre. Catherine demande une trêve qu'elle paie de
quelques places de sûreté désormais reconnues aux huguenots. Ceux-ci
n'ont jamais été si forts. Heureusement pour la paix, l'argent commence de
manquer chez les uns comme chez les autres. Coligny n'a plus les moyens
de payer ses reîtres allemands, le roi ne peut plus solder ses mercenaires
suisses. La trêve de Saint-Germain, le 11 août 1570, apporte un répit.
L'heure de Catherine de Médicis a sonné. La régente va tenter la
réconciliation, mais en y mêlant l'Europe entière. Prenant à contre-pied les
huguenots français, elle bouleverse les alliances du roi de France.

LA SAINT-BARTHÉLEMY

Au moins autant qu'une affaire religieuse, le drame de la Saint-


Barthélemy est la conséquence d'affrontements diplomatiques à l'échelle
européenne. Les mariages princiers en sont souvent les enjeux, et Catherine
oscille, quand il s'agit de ses enfants, entre le groupe des puissances
catholiques que conduit Philippe II d'Espagne et celui des puissances
protestantes dont la tête est Élisabeth Ire d'Angleterre. Le mariage de
Charles IX avec Élisabeth d'Autriche, fille de l'empereur Maximilien II de
Habsbourg, sera balancé par celui de Marguerite, sœur du roi, avec le
protestant Henri de Navarre, le futur Henri IV. On prépare le mariage de la
reine Élisabeth et du duc d'Anjou, le futur Henri III. Les chefs du parti
protestant rentrent en grâce. Le roi négocie avec Coligny. Les ambitions
nées à la cour de France en raison de la prochaine vacance de la couronne
de Pologne entrent dans ce vaste calcul qui renforce la France à l'extérieur
pour l'assainir à l'intérieur.

En France même, Catherine de Médicis craint maintenant que la


réconciliation n'aille trop loin, et que les réformés n'entraînent le royaume
dans une guerre contre l'Espagne, laquelle est alors, après la victoire de
Lépante contre les Turcs, au sommet de sa puissance militaire et de son
prestige. Coligny siège au Conseil, et il pousse à la guerre. Catherine en
voit tous les risques. On prépare l'invasion des Pays-Bas espagnols. Le
versatile Charles IX pourrait d'un jour à l'autre verser dans le camp
protestant. Pour Catherine de Médicis, c'est la perspective de la disgrâce et
de l'exil.

Depuis son retour en grâce, Coligny se sent tout permis. Amiral de


France, il siège au Conseil royal, et il en profite pour diriger l'application de
l'édit de 1570. Il déclenche l'hostilité ouverte des Parisiens quand, à la fin
de 1571, il fait détruire la pyramide de pierre élevée rue Saint-Denis à
l'emplacement de la maison d'un notable protestant, rasée deux ans plus tôt.
La foule tente de s'y opposer, saccage quelques maisons et menace l'Hôtel
de Ville.

Avec le soutien des Guise et de leurs fidèles, la reine-mère décide alors


d'éliminer Coligny. Il ne s'agit encore que d'un assassinat, non d'un
massacre. Un mercenaire est chargé de tuer l'amiral. On profitera de la fête
du mariage de Henri de Navarre et de Marguerite de Valois, qui s'ouvre le
18 août 1572 : la présence à Paris du roi protestant garantira la cour d'une
réaction armée des princes protestants. En d'autres termes, le futur Henri IV
sera l'otage de la reine-mère.

Étonnant mariage que celui-là. Le cardinal de Bourbon marie les deux


jeunes gens sur le parvis de Notre-Dame, et Marguerite entre ensuite seule
pour assister à la messe de mariage dont son mari est privé puisqu'il
demeure hérétique. Suivent quatre jours de bals, de tournois et de festins.
On festoie au Louvre, à l'hôtel de Bourbon, à l'Hôtel de Ville. On n'a jamais
vu à Paris autant de grands seigneurs protestants.

Le 22 au matin, le tireur engagé par Catherine de Médicis manque son


but. Alors que, rentrant du Louvre où il a pris part au Conseil, puis assisté à
une partie de paume, l'amiral franchit le carrefour de la rue des Fossés-
Saint-Germain-l'Auxerrois et de la rue des Poulies, deux coups d'arquebuse
partent d'une fenêtre. Une balle lui casse le bras gauche, une autre lui coupe
un doigt, mais Coligny est vivant, et il poursuit son chemin. On fouille la
maison, on ne trouve que l'arquebuse encore fumante.

Il est maintenant trop tard pour s'en tenir à l'assassinat prévu. Pendant
que le roi, Catherine et leur suite font à Coligny une visite passablement
hypocrite, tous les protestants de Paris convergent vers l'hôtel de Béthisy,
résidence de l'amiral. Le roi est sincère : il n'était pas au courant du projet
criminel de sa mère. Il jure à Coligny de le venger. Le premier président du
Parlement, Christophe de Thou, est chargé de l'enquête. Le 23 août, on sait
que l'affaire a été montée par les Guise. Et le roi d'écrire à la reine
d'Angleterre pour l'assurer de sa réprobation envers les coupables. Ceux qui
ont peur, le samedi 23 août, ce sont les chefs du parti catholique. Le duc de
Guise fait mine de quitter Paris et va s'enfermer dans son hôtel du Marais.
Dans la ville qu'accable la chaleur, c'est l'excitation qui règne. Le
protestantisme parisien est aristocratique. Le peuple est du côté des Guise,
et la reine-mère le sait. Les petites gens s'inquiètent d'une telle
concentration de protestants au Louvre et dans les auberges du quartier.
Dans les églises, on prêche contre l'hérésie. La reine et le roi sont
ouvertement accusés de faire le lit des protestants. On parle de remplacer
Charles IX par son frère le duc d'Anjou. L'émeute gronde, et le prévôt des
marchands tient ses hommes prêts à contenir la rue. Pendant que Coligny,
soigné par Ambroise Paré, refuse de s'éloigner et rêve encore d'éliminer la
reine tout en poussant le roi son fils à déclencher la guerre contre les Pays-
Bas espagnols, les rôles se renversent. C'est la victime que la rumeur accuse
de préparer un mauvais coup. On a vu les chefs protestants se réunir à
l'hôtel de Béthisy. Les hommes du prince de Condé et du roi de Navarre
patrouillent en armes dans Paris. Lorsque l'amiral demande une protection,
le roi lui envoie des arquebusiers, mais le duc d'Anjou place à leur tête un
de ses fidèles. Coligny est protégé. En fait, il est prisonnier.

Ce qui menace maintenant la France, c'est une guerre civile. Que Coligny
sorte de la capitale et réunisse ses troupes, et c'en est fini de la paix si
fragile que procure la politique de balance menée par la reine. Catherine de
Médicis a fait son choix : le temps travaille contre elle. À la guerre en
campagne, la reine préfère la surprise. On agira dans Paris, et tout de suite.
Anjou, Guise et le maréchal de Tavannes viennent prendre les ordres aux
Tuileries. Puis on envoie au Louvre Albert de Gondi, l'un des hommes sûrs
de l'entourage italien, afin d'avertir le roi et de le convaincre. Il s'agit, dit
Gondi, de prévenir le massacre que préparent les protestants. Le roi, qui se
croit trahi par Coligny, acquiesce au plan de sa mère et convoque le
Conseil. Ce qu'il veut, ce n'est pas une série d'assassinats, mais une
condamnation. Le Conseil dresse la liste. Il est entendu qu'on épargnera le
roi de Navarre, seul contrepoids à une mainmise politique des Guise sur le
pouvoir royal.

L'Hôtel de Ville est prévenu du prétendu complot protestant. Le prévôt


des marchands fait fermer les portes de la ville. Les bourgeois en armes
bloqueront les ponts et les carrefours. En mettant les bourgeois dans
l'affaire, on fait tout pour que celle-ci dépasse la simple exécution des
quelques chefs désignés par le Conseil.

Vers trois heures du matin, ce 24 août, fête de la Saint-Barthélemy, la


cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois, la paroisse du Louvre, sonne le
tocsin. C'est le signal. Henri de Navarre et Condé sont arrêtés. Ils ne savent
pas encore que cette violence les protège du pire. C'est le roi lui-même qui
le leur dit. Les protestants logés au Louvre sont réveillés, poussés dans la
cour et occis à la hallebarde par les gardes suisses. À l'hôtel de Béthisy, la
garde laisse passer les meurtriers. Coligny est assassiné, puis jeté par la
fenêtre. Le peuple le décapitera, l'émasculera et le jettera à la Seine.
Repêché, il sera pendu par les pieds à Montfaucon.

En ville, l'opération est terminée en deux heures. Rares sont les seigneurs
protestants qui s'échappent, comme le fait un petit groupe logé hors des
portes, vers Saint-Germain-des-Prés, et qui trouve, conduit par Jacques de
Montgomery, le temps de se réfugier à Vaugirard. Ils sont, ce matin-là, les
bénéficiaires du fait que la rive gauche n'a toujours pas d'autre enceinte que
celle de Philippe Auguste.

Au petit jour, Paris est en effervescence. Le petit peuple a compris que


l'heure était venue de régler les comptes. Le massacre devient aveugle. Ni
les gens du roi ni ceux du prévôt des marchands ne peuvent arrêter le flot de
sang. Comme toujours, les pêcheurs en eau trouble se joignent aux
fanatiques. On tue les protestants, mais aussi les catholiques quand ils ont le
tort d'avoir quelque fortune. On enfonce les portes. Les boutiques des
merciers et celles des joailliers sont des proies de choix. La Seine charrie
des cadavres. Effrayés de la tempête qu'ils ont déchaînée, la reine et le roi
se terrent au Louvre, où Navarre et Condé leur font une compagnie pour le
moins inattendue. Lorsque l'émeute s'apaise, le mardi 26, elle a fait de 1500
à 2000 morts, dont beaucoup sont tombés par hasard. Certains parleront de
cinq ou dix mille morts.

Au Parlement, Charles IX tient un lit de justice. Il y développe la thèse


du complot protestant qu'il a bien fallu réduire. On parle de juger les
complices de Coligny, comme si, pour la plupart, ils n'avaient pas trouvé la
mort dans la nuit de la Saint-Barthélemy.
Déjà, la province prend le relais. L'émotion populaire atteint en
septembre Bourges, Orléans, Angers, Rouen, en octobre Bordeaux,
Toulouse et Albi. Partout, l'exemple de Paris pousse au pillage et au
massacre. Le chiffre de trente mille morts sera avancé. Dix mille est plus
vraisemblable. Les places fortes protestantes se protègent en fermant leurs
portes. Montauban, Nîmes, La Rochelle seront ainsi épargnées.

LA LIGUE

Paris, dès lors, apparaît comme le grand bastion du catholicisme. Mais


c'est dans le Midi, de La Rochelle aux Cévennes, que les protestants
reprennent la guerre. Le duc d'Anjou fait le siège de La Rochelle, flanqué
de Guise et, paradoxe, de Navarre et de Condé qu'effraie le prêche
républicain des pasteurs qui veulent instaurer à La Rochelle un régime
inspiré de Genève. L'élection du duc d'Anjou au trône de Pologne sauve La
Rochelle. Le 21 juin 1573, les Rochelais se voient reconnaître la liberté de
culte.

Paris, pendant ce temps, retrouve la paix. La capitale a tué ses protestants


et vu les autres se convertir par prudence. Les résistances de La Rochelle et
les agitations de Montauban semblent lointaines.

Charles IX est mort le 30 mai 1574. Le nouveau roi, Henri III, est en
Pologne, et il prend son temps pour revenir. Catherine de Médicis assume
de nouveau la régence. La verve des pamphlétaires s'exerce contre
l'autoritarisme de Catherine, contre la division des princes. Car c'est
maintenant la paix en armes. Navarre a ses hommes, Guise les siens, et le
jeune duc d'Alençon, le dernier des fils de Henri II et de Catherine, forme
maintenant son parti aux dépens d'une autorité royale qui souffre de
l'ambiguïté d'un roi efféminé. On rit dans la capitale du goût que manifeste
Henri III pour le raffinement vestimentaire, pour les soieries et les boucles
d'oreilles, pour un cérémonial qui annonce celui de Versailles, mais aussi
pour la fête intime et pour la mascarade. Tout le monde sait qu'il se farde.
On daube sur son entourage de mignons. Un pamphlet publié après sa mort
décrit la cour comme L'Île des hermaphrodites. Pour faire contrepoids aux
princes, le roi gouverne avec des favoris issus de la petite noblesse ou de la
bourgeoisie, s'entoure de notaires, fait La Valette duc d'Épernon et Arques
duc de Joyeuse.

Les duels les plus futiles ne sont que le reflet d'une insécurité politique.
On s'épie, on porte cuirasse à la cour, on paie des hommes de main. Le roi
tente de faire assassiner le comte de Bussy qui est l'amant de la reine de
Navarre, autrement dit de la reine Margot, par son mignon Du Guast. La
reine se venge en faisant assassiner Du Guast. Paris devient un coupe-
gorge.

Alençon complote avec Condé et les princes protestants allemands. En


octobre 1575, Guise repousse une armée de reîtres allemands levée par le
fils de l'électeur Palatin et gagne, blessé à la face, son surnom de Balafré.
Catherine négocie, achète quelques semaines de paix au prix de nouvelles
concessions, voit en janvier 1576 une armée allemande menacer Paris aux
ordres de son dernier fils. Il lui faut traiter. L'édit de Beaulieu (6 mai 1576)
ramène une nouvelle fois la paix : parmi les satisfactions que le roi donne
aux protestants, la moindre n'est pas la liberté de culte dans toutes les villes,
Paris excepté.

Les catholiques jugent alors que l'on accorde trop aux anciens rebelles,
aux alliés de l'étranger. Le duc d'Alençon et le prince de Condé passent pour
des traîtres. Les prêcheurs dénoncent le traité. On en discute dans les
confréries. On taxe les princes de cupidité et d'immoralité. Le menu peuple
laisse éclater sa colère : l'argent du traité, c'est celui de l'impôt. L'argent des
catholiques est passé dans les coffres des princes protestants et d'un prince
étranger. La rue parisienne gronde.

Le Balafré se pose en chef d'un parti catholique qui n'est plus le parti d'un
roi capable de tout céder aux protestants. La méfiance envers le roi et sa
mère conduit à lancer un mot riche d'histoire : les États généraux. Le roi les
a promis aux protestants. Guise détourne la promesse. Les États auront à
limiter l'arbitraire royal. Pour restaurer cette royauté équilibrée par les corps
sociaux et limitée par les prérogatives de la noblesse, une royauté pour
laquelle on invoque l'exemple de l'ancien modèle féodal, les nobles et les
villes sont appelés à former une «Sainte Union», une « Sainte Ligue » qui
sera à la fois une armée de la Foi et un groupe de pression face à cet autre
groupe de pression que constitue l'alliance des princes et des huguenots.

La Ligue est déjà formée lorsque se réunissent à Blois, en novembre


1576, ces Etats généraux dont les protestants attendent qu'ils confortent la
paix. Le résultat est que l'on parle de restaurer la religion unique et de faire
la guerre aux protestants. Par opportunité, et même s'il sent un rival dans le
duc de Guise, Henri III se rallie aux vues de la Ligue. La paix religieuse,
c'est la ruine du pouvoir royal. Dans l'immédiat, la guerre ne reprend que
limitée par la crise financière : le royaume n'a plus les moyens de solder une
armée.

Très vite, Henri III marque ses distances en face de la Ligue. Il ne peut
être le roi d'une faction. Surtout lorsque cette faction prétend contrôler la
monarchie et la soumettre aux États généraux.

Paris, cependant, garde son calme. Les guerres se succèdent, qui mettent
à feu et à sang les villes de province. Le désordre règne partout, sauf dans
une capitale où la Ligue est maîtresse et où les protestants n'osent plus se
montrer. Mais la mort du quatrième fils de Henri II pose en juin 1584 une
question que l'on n'a pas connue depuis deux siècles et demi : qui serait
l'héritier de Henri III, dont nul ne s'étonne vraiment qu'il n'ait pas d'enfants
malgré les médecins et les neuvaines de prière? L'arbre généalogique ne
souffre pas d'ambiguïté : le plus proche mâle, c'est Navarre. Henri de
Bourbon-Vendôme descend en ligne directe de Robert de Clermont, le
dernier fils de saint Louis. La Navarre lui est venue de sa mère. Par son
père, il est le premier du Sang de France. Il le sait parfaitement, mais ne
manifeste aucune intention d'abjurer le protestantisme. Henri III, qui se
soucie de l'avenir de la Couronne, lui fait des avances. Elles sont prises par
les catholiques comme le début d'un renversement des alliances. Le roi
n'est-il pas en négociations avec Élisabeth d'Angleterre? À Paris, les
ligueurs se chargent de propager l'inquiétude : Navarre roi de France, c'est
la Saint-Barthélemy des catholiques. On placarde au cimetière Saint-
Séverin une image qui figure le massacre des catholiques par la reine
d'Angleterre.
La Ligue ne voit qu'un recours, le duc de Guise, et qu'une alliance,
l'Espagne. Le 31 décembre 1584, à Joinville, est signé le traité entre Guise
et les envoyés de Philippe II : il a pour objet la lutte contre l'hérésie en
France et aux Pays-Bas. Le traité exclut de toute succession royale les
hérétiques. Consulté, le pape donne son accord. Guise a son candidat au
trône, le cardinal Charles de Bourbon, frère du roi de Navarre Antoine de
Bourbon. Il est l'oncle du futur Henri IV. Même s'il a un moment manifesté
son intérêt pour la Réforme, le cardinal est le seul Bourbon à n'avoir pas
embrassé la religion réformée. Le 31 mars 1585, sans attendre la mort de
Henri III, il se déclare candidat au trône et annonce la convocation des États
généraux.

Dans Paris, où règne surtout la misère et où l'on prend mal une taxation à
deux cent mille écus pour financer l'armée royale, on s'organise tant bien
que mal pour une éventuelle épreuve de force. Un Conseil des Seize se
constitue spontanément, à raison d'un chef par quartier. Quelques chefs se
dégagent dès l'abord, comme le receveur de l'évêché Charles Hotman, le
curé de Saint-Séverin et celui de Saint-Benoît, le maître des comptes
Marteau de La Chapelle ou le procureur Jean Leclerc qui se fait appeler
Bussy-Leclerc. Chacun s'emploie selon son talent propre. Un avocat fait
circuler un pamphlet qui annonce aux Parisiens le même sort que
connaissent les catholiques anglais sous la férule des réformés. On affiche
des images imprimées ou des peintures représentant les atrocités d'outre-
Manche. Le peuple prend peur. Les ligueurs recrutent leurs hommes de
main dans les mêmes milieux que jadis les activistes du mouvement
cabochien : des bouchers, des charcutiers, des bateliers, des déchargeurs. La
Sorbonne se charge de la propagande : il faut convaincre les villes de la
Loire. Le Midi est d'avance tenu pour hostile.

Le roi se sent terriblement isolé. Les ligueurs ont de plus en plus de


partisans dans la capitale comme en province. Henri III dépend maintenant
des protestants. Il attend des renforts envoyés par les cantons suisses et par
les princes réformés d'Allemagne. Il n'ose en demander à l'Angleterre. Pour
gagner du temps, Catherine de Médicis reparaît au premier plan : elle
négocie avec Guise. On donne aux catholiques des places de sûreté. L'édit
du 18 juillet 1585 interdit la religion réformée dans tout le royaume.
Navarre est déchu de ses droits à la Couronne. Sixte Quint confirme cette
déchéance. Le 7 octobre, les réformés sont bannis de tout le royaume.
Autant de vaines mesures.

L'affrontement, désormais, passe au-dessus du roi. Ce qu'il n'a pu obtenir


pour tenir tête à Guise et à ses ligueurs, Navarre l'obtient maintenant sans
peine : la reine d'Angleterre, le roi de Danemark financent une nouvelle
intervention de l'armée du Palatin. Henri III n'est plus qu'un jouet aux mains
du roi de Navarre. Mais n'est pas «guisard» qui est catholique : les notables
parisiens que sont les gallicans de la Sorbonne et du Parlement prennent
assez mal l'intervention de Sixte Quint dans une affaire purement française
et ne sont pas totalement fermés aux arguments du roi de Navarre. Les
ligueurs ne parlent que de la Sainte Union pour la Foi. Beaucoup de
royalistes refusent qu'elle passe par l'appel à l'étranger. Les royalistes se
dressent contre le roi parce qu'il pactise avec les princes et les protestants,
mais aussi contre la Ligue parce qu'elle fait le pape arbitre de la dévolution
de la Couronne. Pendant que les moines ligueurs prêchent contre le roi de
Navarre, les juristes se taisent : ils savent que la succession à la Couronne
n'est pas à qui se déclare candidat, et c'est précisément ce qu'ils reprochaient
aux protestants qui, comme Théodore de Bèze, faisaient du consentement
populaire la seule condition de l'accession au trône. Attachés au
catholicisme, les notables le sont aussi à l'ordre. La contradiction de
circonstance est difficile à assumer.

La misère ne fait que s'aggraver. L'été de 1586 voit les Parisiens se


répandre dans les campagnes voisines pour manger le blé en herbe. Les
réfugiés affluent des villages du pourtour. Le chômage est endémique.
Comme il faut des coupables, on conspue quiconque est suspect de relations
avec les réformés.

Tout le jeu du futur Henri IV est alors d'éviter ce qui scellerait une
entente entre Henri III, Guise et la Ligue. Le roi de Navarre est assez fin
politique pour savoir ce que signifierait dans l'opinion catholique le sacre de
Charles de Bourbon à Reims. Vainqueur à Coutras le 20 octobre 1587, il se
garde bien de joindre l'armée allemande qui vient de piller la Lorraine et
atteint maintenant la Beauce. Navarre ne veut pas prendre Paris. Il sait qu'il
y perdrait tout le profit qu'il tire pour l'heure des erreurs de ses adversaires.
Il laisse à Guise le temps de repousser l'invasion allemande et de massacrer
ses prisonniers, alors que Henri III avait promis de les épargner. Le résultat
est que les ligueurs reprochent au roi sa clémence et le taxent d'entente avec
les Allemands. Le torchon brûle entre le roi et la Ligue, et les Parisiens sont
divisés. C'est ce que souhaitait Navarre.

L'exécution de Marie Stuart, le 18 février 1587, ne facilite pas les affaires


du roi de Navarre. À Paris, l'émotion est considérable. On ne parle que de
prêtres martyrisés à Londres. Pour le peuple, Élisabeth d'Angleterre, Henri
de Navarre et Henri III de France, c'est tout un. En décembre 1587, la
Sorbonne opine que l'on peut récuser un prince s'il n'a pas les qualités qu'on
attend de lui. En plein quartier de l'Université, le curé Jean Boucher tonne à
Saint-Benoît contre le roi. Henri III se contente de tancer les maîtres et les
prédicateurs. Aller plus loin, il le sait, serait provoquer la déflagration. Le
roi avoue son impuissance. Lorsque le Parlement fait pendre l'avocat Le
Breton pour avoir traité le roi d'hypocrite et de singe, la foule vient baiser
les pieds du supplicié.

Soutenue par les curés des paroisses et les religieux des couvents, menés
par les avocats, les notaires et les procureurs, la petite bourgeoisie de robe
tente de prendre sa revanche contre l'aristocratie de robe qui constitue,
autour du premier président Achille de Harlay, le cœur du parti royaliste.
Les gens de la Ligue forment alors le projet de se saisir du roi, d'occire ses
fidèles, de contrôler la ville en dressant des barricades et d'occuper les
points forts, Bastille et Louvre compris. Il faut un chef pour cette entreprise.
On sollicite le frère du Balafré, Charles de Lorraine, duc de Mayenne, qui
se récuse en mars 1587. Les Seize prennent les allures d'un état-major
révolutionnaire. À bien des égards, les Seize rappellent les premières
communes du XIIe siècle et annoncent la Commune de la Révolution.

Le roi sauve les apparences. Les fêtes et les mascarades ne cessent pas. Il
faut afficher la tranquillité. On voit la cour à la foire Saint-Germain. Mais il
faut maintenir l'ordre, et cela se traduit par l'arrestation de quelques
trublions, de prédicateurs enragés, bref, par des sanctions contre des
catholiques. Force est donc à Henri III de donner sur d'autres plans des
gages au parti catholique. Il fait savoir au pape qu'il va combattre les
protestants. Il espère rétablir ainsi son autorité, en châtiant les rebelles
protestants et en se plaçant à la tête des catholiques indociles de la Ligue.
L'espoir est vain : Philippe II pousse Guise à la guerre contre Henri III pour
neutraliser celui-ci et l'empêcher de secourir l'Angleterre quand l'Invincible
Armada cinglera vers la Manche. Le risque de guerre ne fera qu'aggraver
l'inquiétude des Parisiens : si Guise battait la campagne contre le roi, ses
alliés de la Ligue pourraient bien, à Paris, faire les frais de la répression.
Faute de pouvoir empêcher l'action, ils tentent d'en profiter : ils appellent,
préventivement, le Balafré à venir les défendre. Henri III a vent de la chose,
et interdit au duc d'entrer dans la capitale.

C'est donc en héros que le duc de Guise fait, le 9 mai 1588 vers midi, une
entrée dans Paris qui conforte immédiatement sa popularité mais dont le roi
se serait bien passé. Cette fois, l'épreuve de force n'est plus entre des
armées, elle est entre les chefs. Guise sait bien que le roi lui a interdit de
venir. Il a tenté d'entrer incognito. Les Parisiens l'ont reconnu et lui font
escorte jusque chez la reine-mère, qui habite alors rue Saint-Honoré, puis
chez le roi au Louvre. Même si Catherine, pour éviter la rupture immédiate,
laisse croire qu'elle a souhaité la rencontre, le roi comprend qu'il n'est plus
maître de Paris. Dès ce moment, l'idée de faire assassiner Guise germe dans
son esprit.

Henri III fait une ultime tentative pour reprendre en main la situation : le
12 au petit matin, il fait entrer dans Paris son armée, les Suisses comme les
Français. Un échevin ouvre la porte Saint-Honoré aux hommes d'armes qui
gagnent les Innocents, puis vont occuper les carrefours. En quelques
instants, la ville est quadrillée. Les Parisiens se sentent menacés : ils voient
venir un coup de force du roi contre Guise, contre la Ligue, contre eux. Des
parlementaires aux étudiants, tout le monde s'arme. On baisse les auvents.
Des mousquets et des arquebuses apparaissent aux fenêtres. Dans les rues
de l'Université comme de la Cité, des barricades surgissent, faites à la hâte
de poutres hors d'usage, de pavés rapidement arrachés, de futailles emplies
de terre et de gravats, de vieilles enclumes. Les soldats se trouvent isolés,
sans ordres dans une ville hostile. Le roi craint qu'on ne lui massacre ses
hommes. Il appelle Guise. Celui-ci va prendre en main les soldats du roi
pour éviter que la foule ne les mette à mal. Henri III est humilié.

Cette journée est importante. Paris avait connu d'autres émeutes. Le 12


mai, la barricade entre dans l'arsenal de l'insurrection populaire. Le lyrisme
des contemporains fait sur-le-champ de la journée des Barricades un
symbole de l'unité politique des Parisiens. On parle d'en fêter l'anniversaire.
La province dresse quelques barricades. L'obstacle mis au mouvement des
forces de l'ordre restera l'un des moyens de la paralysie du pouvoir en
même temps que de l'intimidation des modérés. La manifestation ne trouble
que le quartier qu'elle anime, normalement proche du centre des pouvoirs.
La barricade bouleverse la ville dans ses profondeurs. En 1731, le marquis
d'Argenson pensera encore à cette journée devenue historique, datant du 12
mai 1588 ce qu'il appelle « une invention qui a fait fortune depuis le duc de
Guise, dont on s'est servi depuis et que les Parisiens savent à présent». Les
canons de la Bastille ne servent de rien contre la barricade, le Parisien le
sait tout autant que les gouvernants. Il faudra Haussmann pour trouver aux
barricades une parade : les rues larges et à l'alignement. Ni les barricades de
1944 ni celles de 1968 ne seront autre chose que des symboles et des gênes
contournables. Elles ne paralyseront plus Paris.

Le 13 mai, à l'Hôtel de Ville, la Ligue chasse le prévôt des marchands et


ses échevins, en élit d'autres. Guise craint que la ville en émoi ne change
d'avis si le ravitaillement vient à manquer : il organise les
approvisionnements. Ses hommes tiennent la Bastille, le Châtelet et
l'Arsenal. Pendant que le roi se met en sécurité à Chartres, puis à Rouen,
Guise est maître de Paris. Henri III n'a plus le choix : il cède à toutes les
exigences de la Ligue. C'est, enregistré au Parlement le 21 juillet, un «Edit
d'Union du roi avec ses sujets catholiques». Le 4 août, Henri de Guise est
nommé lieutenant général des armées royales. Il pourrait bien être maître du
royaume.

Lorsque, le 9 octobre, s'ouvrent à Blois les États généraux, les émotions


parisiennes sont loin. Le roi désavoue les princes ligueurs, mais il confirme
l'Édit d'Union. Au vrai, les députés sont gens réalistes, qui parlent surtout
de réduire les impôts et d'en contrôler l'emploi. L'occasion semble venue
d'éliminer Guise, beaucoup moins populaire aux États que dans les rues de
Paris. Le 23 décembre au matin, le duc est convoqué par le roi. Il tombe
sous les coups des assassins. Son frère Louis, le cardinal de Guise, est tué le
lendemain. Leurs partisans sont arrêtés. Le cardinal de Bourbon, qui se
voyait roi, est envoyé en prison.
Le 5 janvier 1589, disparaît le plus étonnant personnage de cette histoire :
Catherine de Médicis s'éteint à l'âge de soixante-neuf ans, ayant accumulé
plus d'ennemis que quiconque. Les Parisiens se promettent de jeter le corps
à la Seine si on le transporte à Paris. Les prédicateurs laissent chacun libre
de prier ou non pour son repos éternel. À Blois, où l'on n'a pas trouvé les
drogues nécessaires, on l'embaume mal. Il faudra l'enterrer précipitamment,
en pleine terre.

Henri III s'est lourdement trompé. La mort de Guise prive la Ligue d'un
chef, non de ses raisons d'être. Paris réplique durement à l'assassinat du duc
de Guise. Dès le 26 décembre, une assemblée des bourgeois constitue un
Conseil des Quarante (3 évêques, 6 religieux, 7 nobles et 24 gens de robe)
qui prend la tête d'une capitale en guerre contre le tyran – entendons Henri
III – et nomme un nouveau gouverneur : Charles de Lorraine, duc
d'Aumale, cousin germain du Balafré. La Sorbonne ne manque pas
l'occasion de jouer un rôle : elle relève les Parisiens de leur devoir de
fidélité au roi. L'effervescence est générale : le 16 janvier, la foule envahit
le Parlement et embastille les présidents, coupables de modération. Le 26
janvier, les présidents et conseillers au Parlement prêtent serment de fidélité
à l'Union, le premier président Barnabé Brisson en tête.

Le curé de Saint-Benoît, toujours parmi les plus véhéments, prône le


meurtre de Henri III. Paris s'organise ouvertement pour la guerre contre le
roi. Pour la financer, les curés font la quête de maison en maison. Pour la
commander, on fait venir de Bourgogne le duc de Mayenne qui, cette fois,
accepte. Il arrive le 12 février et prend en main un gouvernement qui est
encore celui de Paris mais a déjà tout pour devenir celui du royaume. Le
roi, pendant ce temps, organise sur la Loire un gouvernement du royaume
qui va rappeler celui de Charles VII aux heures noires.

La révolte est générale. La plupart des villes adhèrent à la Ligue.


Mayenne bat l'armée du roi devant Amboise. Henri III s'est replié sur
Plessis-lès-Tours, où il est en danger d'être pris et, probablement, exécuté. Il
appelle Henri de Navarre. Cette fois, c'est bien la guerre des catholiques
contre les protestants, et le roi de France est le protégé des protestants. C'est
Navarre qui décide de marcher sur Paris. Tombent Pithiviers le 28 juin,
Étampes le 1er juillet, Pontoise le 26 juillet. Le 31, Henri III s'installe à
Saint-Cloud. On va donner l'assaut à Paris. Navarre cantonne dans le
faubourg Saint-Germain.

La capitale vit le siège dans la fièvre. Si le roi entre, ce sera dans un bain
de sang. Les moines ligueurs organisent procession sur procession. La
Ligue délire. On baptise le dernier fils du Balafré : il a Paris comme
troisième prénom. On prie pour la mort du roi de France. Des sorciers
improvisés envoûtent des portraits de Henri III. Le 1er août 1589, un jeune
dominicain du couvent des Jacobins de la rue Saint-Jacques, Jacques
Clément, gagne Saint-Cloud. Il a un message, dit-il, pour le roi. Le
message, c'est un coup de poignard. Le roi meurt à l'aube du 2 août.
Navarre est arrivé à temps, vers onze heures du soir, pour recueillir les
dernières paroles du mourant : Henri III l'a reconnu comme roi de France.

L'équilibre des forces vient de changer devant Paris. Dans l'armée qui
s'accommodait d'un chef huguenot servant les intérêts du roi de France,
beaucoup s'accommodent moins d'un roi de France huguenot. Le 4 août,
Henri de Navarre promet de maintenir la liberté de culte pour les
catholiques, non de se convertir lui-même. Cela lui vaut bien des réticences.
Mais il n'a pas dit qu'il ne le ferait pas, et il a promis de s'instruire de la
doctrine catholique : bien des protestants préfèrent se retirer.

La Ligue tient toujours Paris, où des réjouissances publiques saluent la


mort de Henri III. On prie pour Jacques Clément, que les gardes du roi ont
évidemment occis sur l'instant. On boit à la mort du « tyran ».

PARIS VAUT BIEN UNE MESSE

Qui est roi de France, dans ces heures de trouble? Le vieux cardinal de
Bourbon n'est plus en âge, il est en prison, et il va bientôt mourir sans avoir
été autre chose que le « roi de la Ligue». Mayenne songe à faire valoir des
droits dont on ne voit pas d'où il les tient. Son neveu, le nouveau duc de
Guise, ne cache pas sa candidature. Les souverains étrangers se trouvent
tous de bonnes raisons pour songer à la Couronne de France. Navarre est le
seul dont le droit dynastique soit indiscutable. Mais il est hérétique.
L'assassinat de Henri III n'a fait que durcir l'hostilité des Parisiens. Ils ne
voulaient pas d'un allié des huguenots, encore moins veulent-ils d'un
huguenot. On colporte des libelles qui s'en prennent à sa religion, à son
parler gascon, à ses mœurs. En vain Henri IV rappelle-t-il qu'il a plus de
sang français que les derniers Valois. On brocarde « Henri Béarnais ». Les
curés en font l'Antéchrist. En attendant de s'en saisir, on pend des suspects.

Le siège s'éternise. Henri IV n'a plus les moyens de prendre Paris. S'il y
entrait, il devrait à la fois affronter l'insurrection en ville et un assaut de
Mayenne, qui tient la Picardie et la Champagne. Le Béarnais gagne la
Normandie, refait quelques forces à Dieppe, recrute de nouveaux soldats
grâce à des subsides venus d'Angleterre et, le 21 septembre 1589, bat
Mayenne à Arques.

Les Parisiens attendaient Mayenne. Ils voient de nouveau sous leurs murs
l'armée de Navarre. Henri IV occupe les villages du pourtour sud :
Montrouge, Issy, Vaugirard. Il prend sans peine Saint-Germain-des-Prés. La
vieille enceinte de Philippe Auguste, seule défense de la rive gauche, est le
seul rempart de la Ligue. Une nouvelle fois, Henri IV a la sagesse de ne pas
donner l'assaut. Il aurait volontiers défait les Parisiens en bataille rangée
dans la plaine de Grenelle. Il ne veut pas d'une guerre de rue qui tournerait
au carnage pour les deux camps. Les ligueurs savent que leur meilleure
chance, ce sont les maisons de Paris. Henri IV ne peut espérer les prendre
l'une après l'autre.

Pendant que Mayenne s'établit inutilement dans Paris, Henri IV va


occuper les villes de l'Ouest. C'est là qu'il gagne sa guerre. Il interdit tout
pillage après la prise de Vendôme. Il protège les églises. Cela se sait vite.
Normalement méfiantes devant les excès parisiens, les villes se livrent à lui.
De proche en proche, la France le reconnaît comme roi. À Ivry, le 14 mars
1590, il écrase l'armée de Mayenne. Reste Paris.

La terreur règne dans la capitale, où le duc de Nemours, jeune frère de


Mayenne, est sans pouvoir réel. La ville appartient aux Seize de la Ligue,
aux curés et aux moines. Le Parlement enregistre la bulle de Sixte Quint qui
donne pleins pouvoirs au cardinal-légat Enrico Caetani pour procurer la
paix et obtenir la délivrance du cardinal de Bourbon que l'on appelle
maintenant Charles X. En fait, le légat fait une entrée solennelle le 21
janvier 1590, mais il est immédiatement débordé. Il lui est impossible de ne
pas prendre parti : il interdit au clergé français d'aller aux États généraux
que Henri IV vient de convoquer à Tours. Les prédications des carmes et
des capucins se font de plus en plus enflammées. Les Seize veillent à la
doctrine autant qu'à l'ordre public. On jette à la Seine quiconque parle de
pactiser avec le roi. Les royalistes se cachent. La Ligue lève une armée –
trois mille hommes par quartier – que nul n'a la moindre envie de solder.
L'argent manque, mais Paris souffre surtout de la disette.

Depuis le 7 mai, la ville est isolée. Henri IV échoue quand il veut


occuper les faubourgs Saint-Martin et Saint-Denis, mais il organise le siège.
Les vivres n'arrivent plus. Les Seize rationnent le pain à une livre par jour.
On chasse les réfugiés des villages voisins. Même ainsi, il ne reste qu'un
mois de grains. On attend le miracle, ou les Espagnols. D'ailleurs,
l'ambassadeur espagnol fait distribuer de l'argent aux pauvres. Aux
carrefours, on sert une soupe populaire faite d'avoine et de son, sans sel. Il y
a longtemps qu'on a mangé les chevaux : on fait cuire les selles. Paris ne
cesse d'enterrer ses morts. Mais il ne s'agit que d'attendre l'armée des
Flandres. Cuirassés et armés, les moines processionnent le 3 juin. Il fait
chaud, et la ville ne manque pas encore de vin : au soir, la prière en armes
tourne à la débauche. En août, Henri IV fait savoir qu'il laissera sortir les
femmes et les enfants. Il en sort bien peu. Ceux qui parlent de se rendre sont
pendus. Et parler de la paix, c'est trahir.

Les processions de moines ligueurs en armes raniment l'enthousiasme


d'une population à laquelle la Sorbonne garantit la béatitude des martyrs,
mais les cantiques ne font pas avancer les choses. La situation est bloquée.
Bien des Parisiens sont maintenant prêts à l'accommodement souhaité par
les notables du parti «politique », c'est-à-dire des bourgeois et des robins
modérés.

Henri IV a perdu patience. Il n'a aucune envie de voir arriver les


Espagnols d'Alexandre Farnèse. Il pose sa condition : reddition immédiate
ou massacre. C'est en vain. Le 7 septembre, Farnèse est sur la Marne. Il
prend Lagny. Il talonne maintenant les assiégeants. Il occupe Saint-Maur.
Quelques bateaux chargés de grains atteignent Paris. En ville, on crie à la
victoire. Au vrai, il n'y a pas de vainqueur. Henri IV a manqué d'accrocher
les Espagnols au faubourg Saint-Antoine, et Farnèse s'est bien gardé d'une
bataille rangée. Le Béarnais doit faire face au mécontentement de son
armée, mais l'Espagne a suffisamment à faire avec la révolte endémique des
Flandres.

Une feinte échoue le 20 janvier 1591. Henri IV a déguisé des soldats en


porteurs de farine. Ils se présentent à la porte Saint-Honoré, où les Parisiens
les massacrent, non sans s'approprier la farine.

Le roi marque un point quand il prend Chartres, le 19 avril 1591. Un


autre, paradoxal, lui vient du nouveau pape Grégoire XIV, qui est un client
du roi d'Espagne et manifeste envers le Navarrais une hostilité dont Sixte
Quint parvenait à s'abstenir. Le 3 juin, il fait placarder à Notre-Dame une
bulle qui condamne le roi, ce contre quoi s'insurgent immédiatement les
gallicans. Fort de l'appui pontifical et faisant écho aux prédications des
curés ligueurs qui font du roi un élu du peuple, Philippe II parle maintenant
de ses droits sur la Couronne de France. Il y a là de quoi agacer les ligueurs
les plus modérés, mais aussi de quoi faire réfléchir le Navarrais. La
généalogie lui est favorable. Que ferait-il si sa capitale choisissait un autre
roi, que le pape reconnaîtrait? Pour les ligueurs, un roi étranger serait moins
mauvaise chose qu'un roi hérétique.

Le gouvernement des Seize n'est plus seulement la tête de la résistance


parisienne aux huguenots du roi de Navarre. Mené par Bussy-Leclerc et
quelques autres, il prend le chemin d'une révolution populaire dont les
notables de la Ligue feraient les frais. Mayenne et son entourage
aristocratique deviennent suspects. Les Seize entendent maintenant épurer
le Parlement, créer un tribunal d'exception, confisquer les biens de officiers
qui ont quitté la ville, réunir à Paris des Etats généraux qui réformeraient les
institutions. Autour des présidents des Parlements de Paris et de Bourgogne,
les modérés commencent de faire front.

La révolution éclate en novembre 1591. Le Parlement a dû juger le


chapelain Lemaître qui se fait appeler Magistri, puis un nommé Brigard,
coupables d'avoir, l'un dit du mal des Espagnols, l'autre correspondu avec
un vieil oncle royaliste. Magistri n'est que légèrement condamné, Brigard
est acquitté. La Ligue hurle au scandale. Le curé de Saint-Jacques appelle à
«faire jouer les couteaux». Bussy-Leclerc et quelques curés fanatiques
forment le 6 novembre un Conseil de dix membres qui prend en main le
recours à la force. Les quelques modérés que comptaient les Seize sont
écartés. Une violente campagne est menée contre le Parlement, dénoncé
pour sa tiédeur. Le 15 novembre, Brisson et deux autres magistrats sont
arrêtés, jugés en quelques minutes au Petit-Châtelet de la rive gauche et
pendus à une fenêtre : Brisson était, dit la sentence, «chef des traîtres et
hérétiques». La journée se passe en massacres.

La répression sonne le glas de l'unité catholique. Mayenne rentre dans


Paris le 28 novembre et Bussy-Leclerc ne peut éviter de lui rendre la
Bastille. Puis il quitte Paris. Au Louvre, Mayenne fait pendre quatre
membres du Conseil des Dix. Mais il s'en tient là, évitant ainsi l'erreur
qu'eût été la pendaison des curés. Ceux-ci continueront de prêcher
l'excitation, mais le peuple les écoute de moins en moins. Tout le monde en
a assez du sang. Et les bourgeois ne se reconnaissent plus dans les
criailleries des curés et du petit peuple. Comme jadis en 1413, un parti de la
paix se constitue spontanément, fait de gens qui n'ont en commun qu'une
immense lassitude et le sentiment de n'avoir rien gagné à la terreur. Ceux
que l'on appelle les «Politiques» ne voient d'autre solution qu'une
réconciliation scellée par la conversion du roi de Navarre. L'évêque de Paris
Pierre de Gondi, l'abbé de Sainte-Geneviève Joseph Foulon et le curé de
Saint-Eustache René Benoist – le «pape des Halles» – apportent à ces
modérés la caution d'une partie du clergé, aussi ennemie des huguenots que
des outrances des Seize et des Dix. En mars 1592, Mayenne commence de
négocier avec Henri IV.

On parle désormais de conversion. Le roi de Navarre s'engage à étudier la


doctrine catholique. Il veut simplement être d'abord reconnu par les
catholiques. Ceux-ci voudraient la conversion d'abord. C'est là-dessus que
butent en janvier 1593 les États généraux que les Seize voulaient réunir à
Reims ou à Soissons sous la protection des Espagnols et que Mayenne s'est
entêté à réunir dans la capitale pour ne rien devoir à un Philippe II qui se
pose trop ouvertement en candidat à la Couronne de France pour lui-même
ou pour l'infante Claire-Eugénie si l'on faisait fi de la Loi salique.
Ces États qui s'ouvrent au Louvre le 26 janvier, ce sont ceux qu'avait
promis Henri III et dont on reportait sans cesse la convocation. Ils n'ont de
généraux que le nom : on attendait cinq cents députés, on en voit arriver
cent. Cela suffit à Mayenne pour poser sa candidature : on ne peut plus
attendre. Il a fait graver un sceau royal représentant un trône vide. Tout le
monde comprend. Et Mayenne d'accepter une conférence avec les
représentants du Navarrais. Il n'est pas question de reconnaître celui-ci,
mais de s'entendre avec lui sur un roi qui soit catholique et acceptable par
tous. A l'évidence, c'est à lui-même que pense Mayenne. Le 29 avril, les
délégués se rencontrent à Suresnes. L'archevêque de Bourges dirige la
délégation de Henri IV, lequel s'est établi à Mantes. Il pose en principe que
le roi n'a pas à accepter de conditions pour être le roi. S'il se convertissait,
ce serait un geste d'amour envers ses sujets. Mayenne a compris. Ses
chances s'envolent. Il songe à l'Espagnole.

Il est trop tard. Le 10 mai, le roi annonce au prince de Condé qu'il se fait
catholique. Le 16, il fixe la date de son abjuration. À Paris, les
ambassadeurs Bernardino de Mendoza et Lorenzo de Feria viennent aux
États proposer l'élection de l'Infante. L'erreur est de taille. Une Habsbourg
reine de France! Mayenne tente une diversion : un prince français et
catholique serait roi, et il épouserait l'Infante. Chez les députés, la fureur
monte. Dans la rue, on est las de ces jeux de princes. Le Parlement vote, le
28 mai, un arrêt qui charge Mayenne de veiller à un strict respect des lois
fondamentales du royaume. La Loi salique est en tête. Mayenne sacrifie
alors les intérêts des Guise : il évoque le vieux cardinal de Bourbon,
naguère le «roi de la Ligue». Les Espagnols s'entêtent. Les États s'insurgent.
Quant à la population, elle aspire à la fin des troubles. On entend quelques
curés, et en premier lieu le «pape des Halles», prêcher la paix. On colporte
une vive caricature de la Ligue, la Satire Ménippée, œuvre collective de
quelques notables qui ont pris l'habitude de se réunir chez le conseiller au
Parlement Jacques Gillot. La Satire Ménippée, dont le titre est inspiré de
Varron, fera beaucoup pour mettre les rieurs du côté des «Politiques». On
l'imprimera à Tours dès 1594.

C'est alors que le marquis d'O déclare à Henri de Navarre que, à


«tortignonner» ainsi, il aura tout perdu dans les huit jours. Gabrielle
d'Estrées le pousse aussi. Henri fait demander quelques théologiens pour
s'instruire. Paris vaut bien une messe. Le roi se transfère à Saint-Denis, ville
symbole entre toutes. La foule parisienne se presse sur le chemin de
l'abbaye. Le dimanche 25 juillet 1593, Henri IV abjure le protestantisme.
L'archevêque de Bourges l'absout. On chante le Te Deum. Le roi va faire ses
actions de grâces à Montmartre, d'où l'on voit Paris. Dans la capitale, les
ligueurs sont maintenant seuls. Ils paient un assassin. Au dernier moment,
celui-ci se dérobera.

Il faut lever les dernières réticences. Le 27 février 1594, Henri IV reçoit à


Chartres – Reims est aux Guise – l'onction sacrée qui fait de lui l'oint du
Seigneur. L'évêque de Chartres, Nicolas de Thou, officie. Comme on ne
dispose pas de la Sainte-Ampoule, on est allé chercher à Tours celle de
Marmoutiers. À défaut de l'ampoule de saint Remi, celle de saint Martin,
l'évangélisateur de la Gaule romaine. Les princes sont là, Conti en tête, qui
tiennent la place autrefois dévolue aux pairs. Sur cent dix-huit archevêques
et évêques que compte la France, cent sont maintenant dans le camp du roi.
Pour la première fois depuis Charles VII, c'est bien, ce jour-là, le sacre qui
fait le roi de France aux yeux de son royaume.

Reste à entrer dans Paris. Les partisans du roi ont cessé de raser les murs.
Le curé de Saint-Eustache a confessé Henri avant son sacre. Le Parlement
attend son roi, les bourgeois préparent la fête. Mayenne est isolé. Il nomme
un nouveau gouverneur, Charles de Cossé-Brissac, qui s'empresse de
négocier avec les gens du roi. Mayenne comprend enfin : le 6 mars 1594, il
quitte Paris pour Senlis. Les derniers ligueurs ont beau processionner avec
la châsse de Sainte-Geneviève, la capitale est aux mains des «Politiques»,
en premier lieu de Brissac et du prévôt des marchands Jean Lhuillier. Au
lieu d'affronter les Seize et de risquer de nouveaux combats avec les soldats
espagnols, Brissac et Lhuillier vont les berner. Ils assurent que tout est prêt
pour défendre la ville. En réalité, depuis le 14 mars, on règle au plus fin des
préparatifs qui ne doivent pas sembler tels. Les meilleurs soldats espagnols
sont envoyés en campagne pour saisir un convoi navarrais qui n'existe pas.

Le 22 mars à quatre heures du matin, Brissac et Lhuillier ouvrent eux-


mêmes la porte Neuve sur le quai du Louvre. Au même instant, l'échevin
Martin Langlois ouvre la porte Saint-Denis. L'un et l'autre ne voient rien
venir, s'inquiètent. Une heure passe, et voici l'armée du roi de France. Sans
bruit, elle entre enfin dans Paris. Depuis la porte Neuve, François d'O,
François et Jean de Gontaut-Biron vont occuper la porte Saint-Honoré et en
faire tourner les canons vers la ville. François d'Épinay-Saint-Luc longe le
quai, tourne le Louvre par le sud, gagne la Croix du Trahoir. Jacques de
Matignon débloque le port de l'École-Saint-Germain-l'Auxerrois en tuant
quelques lansquenets cependant que les autres se jettent à l'eau. Jacques
d'Humières et Jean-François de Belin poursuivent vers le centre. Pendant ce
temps, Louis de Vitry descend la rue Saint-Denis. Une troisième force
arrive à ce moment par bateau de Corbeil et de Melun. Elle occupe
l'Arsenal.

Les Espagnols sont divisés par la manœuvre. Ceux de la porte Saint-


Denis et ceux de la pointe Saint-Eustache ne peuvent ni se réunir ni gagner
le centre de la ville. Les hommes de Henri IV, eux, se retrouvent devant le
Châtelet, l'enlèvent et passent le Grand Pont. La Cité et le Palais sont au roi.

Le jour se lève lorsque Henri IV franchit la porte Neuve. Maintenant,


tous les bourgeois sont dans la rue. La foule converge vers le centre. On
distribue un tract qui annonce l'amnistie générale. Au vrai, lorsqu'il recevra
les corps constitués dans l'après-midi, le roi ne fermera sa porte qu'au
président Étienne de Neuilly : il ne pardonne pas à un haut magistrat de
s'être montré l'un des plus virulents parmi les Seize. Quant aux autres, on
priera cent dix-huit excités de s'absenter.

Pour qu'on le reconnaisse mieux, Henri a enlevé son casque. On


l'applaudit. Un homme garde son chapeau, les soldats veulent s'en saisir, le
roi s'oppose. Il faut que toute la ville parle de sa clémence. On fait d'autre
part savoir aux Espagnols qu'ils peuvent quitter la ville. Henri IV n'entend
pas commencer son règne en faisant des prisonniers. Le cardinal Caetani
n'attend pas : il déguerpit. Quant à l'archevêque de Reims, l'entrée dans
Paris d'un roi qu'il n'a pas sacré lui procure un tel choc qu'il en meurt sur
l'instant dans sa chambre de l'hôtel de Sens.

Par la rue Saint-Honoré, la rue des Lombards et la rue des Arcis (auj.
Saint-Martin), le roi atteint le pont Notre-Dame. Deux heures après son
entrée dans la capitale, il est à Notre-Dame. On n'y a pas vu un roi depuis
cinq ans. Pendant que sonnent les cloches de toutes les églises, Henri IV
assiste à la messe et chante le Te Deum.

À la porte Saint-Jacques, les Seize se sont retranchés. Ils finiront par se


rendre : c'est leur intérêt. Après cinq jours d'une inutile résistance, la
Bastille se rendra le 27.

Le roi s'installe dans un Louvre délabré, puis va à la porte Saint-Denis


assister à la sortie des Espagnols. Les ambassadeurs de Philippe II le
saluent. «Recommandez-moi à votre maître, leur lance-t-il ironiquement.
Allez-vous en, à la bonne heure, mais n'y revenez plus!» Une soixantaine de
ligueurs qui ne se voient plus d'avenir à Paris, moines et curés pour la
plupart, suivent les Espagnols. Boucher, le curé de Saint-Benoît, est de ceux
qui ferment la marche. Il continuera quelque temps à Beauvais de prêcher
contre le roi avec une véhémence qui cessera d'intéresser les fidèles.

Le 14 avril, on voit rentrer au Palais les premiers des magistrats qui


siégeaient à Tours depuis février 1589. Après enquête ou sans, tous les
officiers sont réintégrés. La consolidation de la paix sera cependant une
longue affaire, et l'on entendra en 1598 les prédicateurs tonner contre l'édit
de Nantes, considéré comme un désaveu du parti catholique. Le Parlement
mettra deux mois à se soumettre et à enregistrer l'édit. Les catholiques ne
seront que maigrement consolés par la célébration d'un office solennel, en
juin 1599, à la mémoire du roi d'Espagne Philippe II. Ils le seront davantage
par la publication des décisions du concile de Trente et enfin par le
rétablissement, en 1603, de la Compagnie de Jésus.

LA FRONDE

Paris et les Parisiens n'ont joué qu'un faible rôle entre l'entrée de Henri
IV et l'avènement de Louis XIV. Comme jadis après les turbulences de la
guerre de Cent Ans, le bourgeois et le robin ont fait leurs comptes et vu
qu'ils n'avaient rien gagné à jouer sur le théâtre des princes. Les souffrances
du siège ne sont pas oubliées. La paix est revenue, et l'on n'en demande pas
plus. L'assassinat de Henri IV le 14 mai 1610 ne trouble la capitale que
quelques heures, et l'exécution de Ravaillac le 27 ne retient l'attention
qu'une journée. Paris respire mieux quand, après la mort de Henri IV, la
régente Marie de Médicis confirme l'édit de Nantes : le bruit courait d'un
nouveau conflit. Le Parlement est unanime pour enregistrer le jugement de
la Sorbonne qui condamne la théorie du tyrannicide, jadis imaginée par
Jean Petit pour justifier l'assassinat de Louis d'Orléans. Les États généraux
de 1614-1615 se tiennent à Paris, mais les Parisiens sont, comme tout le
Tiers, tenus pour quantité négligeable. C'est en spectateurs lointains que les
Parisiens voient ensuite les retombées des âpres luttes pour le pouvoir dont
les protagonistes sont une Marie de Médicis, un Condé, un Concini,
finalement un Richelieu. Les guerres «de la mère et du fils » se déroulent en
province, comme les guerres de Religion de Louis XIII. Les catholiques
attaquent quelques maisons connues pour abriter des protestants. Les
émeutes ne dépassent jamais quelques heures, et un quartier. La «Journée
des dupes » qui voit, le 10 novembre 1630, le Cardinal triompher
définitivement de la reine-mère n'est pour le peuple parisien qu'un épisode
de cour. Quant aux duels qui alimentent la chronique de l'aristocratie et
auxquels Richelieu met un terme en faisant tomber quelques têtes célèbres,
ils ne passionnent qu'un milieu bien restreint. Pour l'exécution de Chalais,
de Montmorency-Bouteville, de Des Chapelles, dont les têtes tombent en
1627, la foule va au spectacle. Certains implorent la clémence royale. La
plupart ne se sentent guère engagés, et la noblesse, qui fortifie là sa haine
pour Richelieu, n'y trouve pas de quoi alimenter un mouvement de la ville.

Il en ira différemment de la Fronde, même si celle-ci s'annonce, dans les


années 1644-1648, comme un simple conflit d'ambitions politiques dans un
contexte d'affaiblissement du pouvoir royal par la minorité du jeune Louis
XIV et de guerre étrangère. Le pouvoir de Mazarin est d'autant plus assuré
qu'on chuchote sur ses relations quasi conjugales avec la reine. Les princes,
qui n'ont cessé de conspirer contre les rois et leurs ministres, et récemment
contre Richelieu, sont frustrés d'un pouvoir que la mort de celui-ci et
l'avènement d'un enfant sous la régence d'une étrangère tenue jusque-là
pour futile leur avaient laissé espérer. Depuis la naissance du futur Louis
XIV en 1638 et celle du duc d'Anjou en 1640, les chances de leur oncle
Gaston d'Orléans d'accéder un jour au trône se sont amenuisées. Le frère de
Louis XIII a trop longtemps été l'héritier de la Couronne pour ne pas nourrir
quelque amertume. Sa fille, que l'on appelle la «Grande Mademoiselle» et
dont les frasques égaient la chronique, n'oublie pas qu'elle est le plus beau
parti de France et qu'il faut compter avec elle. Les Condé – Monsieur le
Prince, sa sœur la duchesse de Longueville et son frère le prince de Conti –
prétendent à un rôle politique en proportion du titre de «Premier prince du
Sang » que porte le cousin du roi. Quelques noueuses d'intrigues se trouvent
bien d'avoir un adversaire à brocarder : ainsi la duchesse de Chevreuse, qui
est Rohan-Montbazon par sa naissance et Lorraine par son mariage, et qui
conspirait déjà contre Louis XIII. Il est enfin des princes dont le seul propos
est de ne pas se laisser oublier. C'est ce que fait avec une démagogie égale à
sa légèreté le duc de Beaufort, un jeune homme aimé des dames et
populaire aux Halles, qui croit qu'être le fils d'un bâtard légitimé de Henri
IV, le duc de Vendôme, confère des prérogatives politiques et que le surnom
de «roi des Halles» permet des audaces. Toutes ces ambitions se sont déjà
conjuguées en 1643 dans la «cabale des Importants» qui vaut à Beaufort de
passer cinq ans à la Bastille. Un affrontement des princes et du cardinal
italien était prévisible. Ce qui ne l'était pas, c'était l'entrée en scène des
Parisiens.

Ceux-ci n'ont pas nécessairement gagné au renforcement de l'État dont


souffrent les princes. Le Parisien est par nature critique envers le pouvoir, et
d'autant plus que celui-ci a fondé ses progrès sur un alourdissement de la
fiscalité. La haute bourgeoisie parisienne est d'autre part très liée à une
organisation de la société en corps sociaux – officiers, métiers – qui n'ont
rien à gagner à un alignement des sujets du roi. Du Parlement à la plus
modeste des corporations, Paris s'accommode bien de vivre dans ce système
de droits particuliers et enchevêtrés contre lequel s'élève tout rappel du
statut général des sujets du roi. Mais l'incohérence même de ce système fait
que les adversaires de l'absolutisme royal tendent en des directions
différentes. Le Parlement voudrait contrôler l'exercice du pouvoir par le roi,
non d'un pouvoir éclaté entre les princes. Juristes et propriétaires de leurs
offices, les magistrats sont légitimistes. Les princes, qui ne sont forts à Paris
que par leurs clientèles, tendent au contraire vers un pouvoir partagé et
reviendraient bien aux beaux jours des États généraux. Mais leurs intérêts
personnels font éclore des rivalités plus importantes que leur éventuelle
unité de vues.
Les maladresses de Particelli d'Émery et de Mazarin, confrontés à la
grave crise financière qui tient surtout à la fin de la guerre de Trente Ans,
provoquent d'abord l'inquiétude. Paris a des privilèges fiscaux, et ceux qui
parlent fort en ville, les officiers royaux, en ont largement leur part. Lorsque
se répand le bruit que Paris va devoir payer des impôts en proportion de sa
fortune et qu'on pourrait réduire les gages des officiers, c'est la panique. Les
Parisiens sont en revanche lourdement chargés en titres de rente sur l'Hôtel
de Ville. Toute rumeur de nouveau retard dans les paiements conduit à des
bousculades.

De perpétuels mécontents soufflent sur le feu. Certains aimeraient faire


partir ces Italiens qui gouvernent sous le nom de la régente Anne
d'Autriche : Michel Particelli, devenu le surintendant des finances Particelli
d'Émery, et l'ancien nonce Giulio Mazarini devenu le cardinal Mazarin. Le
fait que Particelli soit issu d'une famille de banquiers lyonnais assez
éloignée de ses origines lucquoises n'y fait rien. Particelli et Mazarin sont
mis dans le même sac par le bon peuple et par ceux qui se placent à la tête
de l'opposition. Au premier rang, on trouve les princes, fatigués du pouvoir
des aventuriers. Gaston d'Orléans fait figure de chef naturel de cette
opposition aristocratique.

Mais on trouve aussi Jean-François-Paul de Gondi, coadjuteur –


successeur désigné – de son oncle Jean-François, le premier archevêque de
Paris. Il prend la tête du parti des rentiers. Le futur cardinal de Retz rêve
déjà du chapeau rouge, et celui-ci passe par le départ de Mazarin. Gondi n'a
pas oublié ses origines italiennes, mais une grande famille florentine n'a
rien à voir avec un natif des Abruzzes que tout le monde à Paris traite de
Sicilien. Riches marchands au XIIe siècle, les Gondi sont devenus des
aristocrates. Le chef de la famille porte le titre de comte qu'il doit au duc
d'Urbino. Les Gondi ont à Florence une tour et deux palais, avec une
chapelle à Sainte-Marie-Nouvelle. Retz se flattera de sortir d'une maison
illustre en France et ancienne en Italie. Une lointaine parenté lie les Gondi à
Marie de Médicis, et le coadjuteur se croit le cousin du roi de France. Le roi
en est moins convaincu. Quoi qu'il en soit, sa famille était déjà à Paris au
XVIe siècle, dans l'entourage de Catherine de Médicis. L'hôtel de Gondi
était à deux pas du Luxembourg, dans l'actuelle rue Monsieur-le-Prince. Il
sera en 1612 l'hôtel de Condé. Quant au château de Saint-Cloud, offert par
Catherine de Médicis à son écuyer Jérôme de Gondi et qui deviendra en
1658 la propriété des Orléans, il a acquis une triste notoriété lorsqu'en 1589
Jacques Clément y a assassiné Henri III.

Le grand-père du coadjuteur a été maréchal de France, et son mariage


avec Catherine de Clermont lui a apporté la terre de Retz, vite élevée au
rang de duché. Protectrice des lettres et des arts, la duchesse de Retz a reçu
chez elle tous les poètes de la Pléiade. Le frère du maréchal, Pierre de
Gondi, a été évêque de Paris et fait cardinal en 1587. Le deuxième fils du
maréchal a été évêque de Paris et, sous le nom de cardinal de Retz, élevé à
la pourpre en 1618. Son propre frère Jean-François manquera la pourpre,
mais il est parvenu à faire ériger le siège de Paris en archevêché. Son neveu
Paul a l'assurance de sa succession. Il sera archevêque et cardinal. En
attendant, le coadjuteur multiplie les bonnes fortunes et affiche ses liaisons
avec la princesse de Guéméné, puis avec la jeune Chevreuse.

Les Gondi ne sont pas princes, mais ils en ont le train. Le coadjuteur ne
se trouve rien de commun avec ces aventuriers qui, de Leonora Galigaï et
de Concino Concini à Giulio Mazarini, encombrent la cour de Frane de
leurs titres incertains.

Le Parlement, pendant ce temps, soutient la contestation des propriétaires


de maisons bâties dans le voisinage de l'enceinte, maisons que l'on fait
toiser en 1644 pour mieux mettre à l'amende ces manquements à l'édit bien
oublié de 1548, qui n'avait pour objet que d'éviter les transferts de
population de province vers les faubourgs de la capitale. Le gouvernement
renonce à taxer les contrevenants, parle de taxer les «aisés». Le Parlement
fait alors corps avec les bourgeois, puis les laisse porter seuls le poids du
nouvel impôt. Il en va de même en 1646 quand on relève le «tarif» de
l'octroi qui frappe l'entrée en ville des vivres et marchandises. Le Parlement
se sent au contraire la principale victime lorsqu'on alourdit le droit de franc-
fief que paient les non-nobles quand ils achètent un fief. Nombre de
parlementaires n'attendent pas d'être anoblis pour se dire seigneurs des
terres qu'ils achètent et qui sont, pour une grande partie, des fiefs.
L'exaspération est à son comble quand en 1647 les gens du roi se mettent à
faire l'inventaire des maisons édifiées dans la censive du roi, avec le propos
évident de compenser par une taxe nouvelle la modicité d'un cens fixé
depuis des siècles et non perçu en pratique, car la perception eût coûté plus
que rapporté. Tout le monde se trouve d'accord : les «libertés» de la Ville de
Paris sont menacées. Une première émeute, en décembre 1647, manifeste la
gravité du mécontentement. Quelques mousquetades tirées en l'air par des
bourgeois font l'effet d'une semonce.

En janvier 1648, Particelli invente autre chose pour trouver de l'argent


alors que les financiers, qui ont avancé 84 % des dépenses de l'année
précédente, se font tirer l'oreille pour augmenter le découvert : il met en
vente de nouveaux offices, qui doublent les anciens et en diminuent ainsi de
moitié le profit, donc la valeur. Le Parlement se voit touché dans son
essence même. Au lit de justice du 15 janvier, devant le roi et la régente,
l'avocat du roi Omer Talon se fait une réelle popularité en dénonçant les
abus du gouvernement. Le 16, le Parlement tient le lit de justice pour nul et
refuse d'enregistrer les édits royaux. Les autres Cours souveraines, et
notamment la Chambre des comptes, refusent à leur tour. Mazarin réplique
en suspendant les gages des officiers, puis retarde le renouvellement de la
«paulette» que paient les officiers pour transmettre leurs offices à leurs
héritiers. L'existence même du corps que constituent les hauts officiers est
ici en cause. Le premier président Mathieu Molé laisse entendre, le 6 avril,
que la fidélité des serviteurs de la royauté n'est plus garantie.

Mazarin tente alors de dissocier ses adversaires : il fait annoncer, le 30


avril, que les gages ne seront payés que quatre années sur neuf aux Cours
souveraines, Parlement excepté. Il espère susciter à la fois la reconnaissance
du Parlement et la jalousie à son encontre. En refusant l'exemption, le
Parlement accroît une réputation peu justifiée de dévouement à l'intérêt
général et prend la tête d'un front commun des hauts officiers du royaume.
Le 13 mai, les Cours souveraines se réunissent à l'invitation du Parlement et
publient l'arrêt d'union : sans que le roi en ait décidé, les quatre Cours n'en
font plus qu'une, étroitement solidaire, et celle-ci entreprend de rédiger un
semblant de constitution en vingt-sept articles qui rognerait les prérogatives
du roi et réduirait ses exigences fiscales. Ceux qui tiennent le haut du pavé
dans la société parisienne font désormais bloc contre le pouvoir royal. Dès
lors, les Parisiens se sentent assurés de l'impunité.
Mazarin, pendant ce temps, est aux abois. Le 16 juillet, il décide d'une
banqueroute : le roi ne remboursera pas sa dette. Tous les notables que
compte Paris perdent les parts qu'ils avaient dans les sociétés financières qui
passaient avec le roi des traités d'avances.

Un nouveau personnage entre alors en scène. Vainqueur des Espagnols le


20 août à Lens, Condé revient à Paris avec l'auréole de qui a sauvé Paris. Le
26, on chante le Te Deum à Notre-Dame. L'armée de la victoire est à la
parade, mais elle est dans Paris. Mazarin se sent fort, et nul n'a organisé la
résistance puisque nul n'a vu malice à la présence des troupes. Il en profite
pour frapper, pense-t-il, les esprits des parlementaires en leur faisant
comprendre que le temps de la fronde est passé. Dans la soirée, il fait
arrêter trois têtes de l'opposition parlementaire : le vieux conseiller Nicolas
Broussel, fort estimé pour son érudition juridique et populaire pour la
modestie de son train de vie, le président Louis Charton et le conseiller
Nicolas Potier de Blancmesnil.

D'emblée, les choses se passent mal. Charton parvient à s'enfuir. Les


domestiques de Broussel ameutent le quartier pendant que la voiture qui
emmène leur maître loin de Paris – et pour commencer à Saint Germain –
verse par deux fois. Blancmesnil, lui, est conduit à la Bastille. L'incident
prend immédiatement des proportions que n'avait pas prévues Mazarin :
Paris a compris que le Cardinal veut réduire la capitale. En une heure, Paris
est en insurrection. Des barricades s'élèvent. Il s'ensuit un tumulte de trois
jours.

Ceux qui se sont déjà institués les défenseurs des Parisiens et qui sont
surtout les ennemis de Mazarin ne manquent pas l'occasion de tenir leur
partie. Molé et Gondi négocient en vain la libération de Broussel. Le
Parlement se rend en grande tenue au Palais-Royal. La reine crie, mais
cède. Broussel sera libéré. Le 28 août au matin, le vieux conseiller fait dans
Paris une entrée quasi solennelle. Le brave homme est fort étonné quand on
le conduit à Notre-Dame pour une action de grâces. Le lendemain, le calme
est revenu.

Reste que la reine s'est vue humiliée. Elle a reculé. Elle va se venger de la
populace aussi bien que de ceux qui ont, comme Gondi, pris le parti du
Parlement. Elle cherche une épée : ce sera Condé. Rocroi en 1643, Fribourg
en 1644, Lens en 1648 lui valent une réputation de soldat heureux et
efficace. C'est lui qui va organiser le départ de la cour, premier moyen de la
subtile manœuvre de Mazarin : éloigner le roi des pressions et laisser Paris
s'égosiller pour rien.

Le 13 septembre, la reine part avec le jeune roi pour Rueil, où ils sont les
hôtes de la duchesse d'Aiguillon, nièce de Richelieu. Cela ressemble encore
à des vacances comme la cour en prend normalement à l'époque de la
chasse. Le 20, Condé rejoint la reine avec des troupes. Le 24, tout le monde
est à Saint-Germain-en-Laye. On y restera jusqu'au 31 octobre. Paris a le
temps de comprendre qu'il a perdu ses otages. Et la reine signe ce qui reste
des vingt-sept articles après suppression de ce qui mettait en tutelle le
pouvoir royal.

Mazarin est en Westphalie, où il négocie le traité qui mettra fin à la


guerre de Trente Ans. Les parlementaires en profitent pour l'attaquer
personnellement. On reparle d'un arrêt pris contre Concini en 1617 et qui
interdisait aux étrangers de participer au gouvernement. On fait circuler les
premiers pamphlets qui dénoncent le «Sicilien» comme la cause de tous les
maux de la France.

L'hiver porta conseil. Ce qui se passait en Angleterre, où l'on jugeait


Charles Ier avant de l'exécuter le 9 février 1649, n'autorisait pas à penser
que le roi de France était à l'abri du pire. À plus forte raison le pensait-on
pour une reine étrangère et un cardinal qui n'était pas prêtre. Il fallait sortir
durablement de Paris, et donner une leçon à la capitale. Dans la nuit du 6
janvier, toute la famille royale gagnait Saint-Germain. Restait à Paris la
malheureuse Henriette de France, reine d'Angleterre. La sœur de Louis XIII
attendait au Louvre des nouvelles de Londres. À Saint-Germain, la cour
avait une armée : celle de Condé. La guerre était déclarée aux Parisiens.
Condé ne cachait pas qu'il allait bloquer le ravitaillement de la ville. C'était
le siège. Monsieur le Prince fit voir sa détermination : il monta des
expéditions contre les villages d'alentour, fit des prisonniers, qu'on jeta dans
la Seine.
Le Parlement tenta d'accaparer le gouvernement. Il publia le
bannissement de Mazarin. Le menu peuple s'arma. Les Mazarinades en vers
et en prose se multiplièrent. Maintenant, on les affichait. Le prix du blé
quadruplait. On craignait la famine. En attendant, on pillait les maisons de
ceux qui étaient partis. Le prince de Conti, frère de Condé, et le duc de
Bouillon formaient une armée et le coadjuteur de Gondi tentait une alliance
avec l'Espagne.

Déjà, certains s'effrayaient. L'exécution du roi d'Angleterre troublait


gravement les parlementaires. Turenne refusait de suivre son frère Bouillon.
On se lassait du blocus. Une armée royale repoussa les Espagnols. Le 1er
avril, la paix de Saint-Germain sembla mettre fin à la Fronde. Les princes y
gagnèrent quelques avantages. Le peuple vit avec plaisir baisser le prix des
vivres. La cour s'établit de nouveau à Rueil, puis fit un voyage dans le
Nord, mais on chanta à Paris un Te Deum. Le 18 août 1649, le roi faisait
dans sa capitale une entrée triomphale. On applaudit même Mazarin.

Les intrigues ne cessèrent pas. Les Mazarinades non plus. L'imprimeur


Claude Morlot publia un poème anonyme qui narrait crûment les coucheries
de la reine et de Mazarin. Condamné à mort, il fut libéré par la foule sur le
chemin de la potence. Gondi soufflait sur le mécontentement des rentiers
menacés du non-paiement des rentes sur l'Hôtel de Ville. Un faux attentat
contre le carrosse vide de Condé alimenta le malaise. L'arrestation de
Condé, de Conti et de son beau-frère Longueville, le 16 janvier 1650, fit
rire le peuple, qui avait trouvé les princes vite récompensés de leur
ralliement alors qu'ils n'avaient guère souffert du blocus. Mais la reine
devait compter avec l'oncle du roi, Gaston d'Orléans, qui exigeait le départ
de Mazarin. Anne d'Autriche céda : Mazarin quitta Paris sous un
déguisement le 6 février 1651 au soir, les Parisiens envahirent le Palais-
Royal pour s'assurer que la reine et le jeune roi ne l'avaient pas suivi, et le
cardinal s'offrit le luxe d'aller lui-même au Havre élargir Condé, avant de
gagner l'Allemagne pour attendre chez l'archevêque de Cologne que la roue
tournât à Paris, autrement dit que la brouille s'installât parmi ses ennemis.
De tout l'été 1651 l'agitation ne cessa pas à la cour, au Parlement et dans la
ville. Les émeutes se succédaient, Condé insultait la reine, Gondi se dressait
contre les ambitions politiques de Condé.
Célébrée en grande pompe le 7 septembre 1651, la majorité du roi
changea les conditions de la vie politique. Anne d'Autriche n'était plus
régente, et Mazarin perdait son pouvoir. Du moins le crut-on. Condé ne s'y
trompa pas, qui se permit d'offenser le roi en étant absent de la fête, puis en
faisant cause commune avec l'Espagne. Paris tourna casaque. Fronder, oui.
Trahir, non. On vit bien la trahison quand Monsieur le Prince, à la tête d'une
armée, occupa Bordeaux pendant que la flotte espagnole croisait sur la
Gironde.

S'engagea alors une course vers Paris. Condé marcha sur la capitale.
Mazarin assura ses positions. Il savait la ville lasse des princes, mais il n'y
pouvait compter que sur de rares sympathies. La cour se transféra à Saumur,
fit assiéger Angers où le duc de Rohan, qui tenait le parti de Condé, capitula
le 29 février. Le 11 avril, Condé entrait dans Paris. Le 28 le roi, la reine et
Mazarin s'établissaient une nouvelle fois à Saint-Germain, sous la
protection de Turenne. Paris devenait l'enjeu d'une véritable guerre, dont,
une fois de plus, faisaient d'abord les frais les villages de la campagne
parisienne, que les deux armées prenaient et pillaient à tour de rôle. L'armée
de Condé était restée devant la ville, les Parisiens refusant de lui ouvrir les
portes. Bourgeois et parlementaires commençaient de se méfier d'une
affaire qui prenait des proportions inconcevables trois ans plus tôt. Dans
Paris, Gondi, enfin cardinal, ne cessait de nouer des intrigues où tenaient
leur place Gaston d'Orléans et sa fille la Grande Mademoiselle, quelques
princes comme le duc de Beaufort, et quelques parlementaires parmi
lesquels Broussel poursuivait sa vindicte. La cour se rapprocha et s'établit à
Saint-Denis.

Le 2 juillet, alors que Condé tentait de faire entrer son armée dans Paris,
Turenne l'attaqua devant la porte Saint-Antoine. Monsieur le Prince fut
sauvé par les canons de la Bastille, que fit tirer contre l'armée royale la
Grande Mademoiselle avant de faire ouvrir la porte aux rescapés de l'armée
de Condé. Ce retour du Prince n'arrangea rien : assemblés à l'Hôtel de Ville
le 4 juillet, les bourgeois se divisèrent lorsqu'on leur parla de donner le
pouvoir à Gaston d'Orléans et à Condé. On se massacra dans la rue. La
plupart ne pensaient plus qu'à sortir de l'affaire et à retrouver la paix. La
ville n'avait pas connu depuis le temps de la Ligue une telle guerre à ses
portes, avec toutes les conséquences économiques d'un état de siège. Les
Parisiens hostiles à Condé arborèrent un papier à leur chapeau. Cela voulait
dire : un traité. La flambée des prix, la disette même, tout interdisait au
peuple de se passionner pour les querelles des grands. Et l'on voyait bien
que les spéculateurs n'avaient rien perdu à l'absence de Mazarin. Le 13
octobre, dans une incroyable confusion, Condé partait pour rejoindre
l'armée espagnole. Le 21, Turenne faisait son entrée sous les
applaudissements. Le roi suivait. Une ovation l'accompagna tout au long du
parcours. Les Parisiens étaient las des «factieux», des troubles, des soldats,
des incertitudes.

La Fronde eut des lendemains : Gaston d'Orléans fut exilé à Blois et la


Grande Mademoiselle à Saint-Fargeau, Broussel dut se cacher, Gondi
attendit sept mois sa barrette rouge, le Parlement fut privé de son droit de
regard sur les affaires financières. Puis on fit arrêter Gondi, tout cardinal de
Retz qu'il fût devenu. Il restera quinze mois dans le donjon de Vincennes.
Le 3 février 1653, Mazarin rentrait dans Paris.

La Fronde eut surtout des conséquences. La première fut la consolidation


de Mazarin, étape d'une consolidation de l'absolutisme royal. La deuxième
fut la méfiance définitive du jeune roi envers sa capitale. Comme jadis
Charles VII, Louis XIV allait s'employer à mettre le pouvoir politique hors
d'atteinte des mouvements de rue. Certains avaient pensé mettre la royauté
en tutelle, les princes avaient mené la guerre, les duchesses avaient
comploté, les Parisiens s'étaient vu une place dans le jeu politique. Les
princes allaient plus que jamais connaître le bon plaisir du roi et les
duchesses s'accommoder d'un tabouret. Ironie de l'histoire, le prince de
Conti allait se satisfaire d'épouser une nièce de Mazarin en attendant que le
fils de la duchesse de Chevreuse se trouvât bien d'épouser une fille de
Colbert. Archevêque à la mort de son oncle en mars 1654, le cardinal de
Retz ne prendra jamais possession de son siège : évadé en août,
démissionnaire, il vivra en exil, puis rentrera en France comme abbé de
Saint-Denis. Quant aux Parisiens ils ne verront plus le jeu que de loin. La
Fronde allait accoucher de l'absolutisme, et d'un absolutisme versaillais.
Pour plus d'un demi-siècle, l'histoire de la France allait ne plus se faire à
Paris. On a vu ce qu'il en coûta à la capitale, malgré le destin de seconde
Rome que lui assignait le monarque absent, et ce qu'il en coûta
d'impopularité à un roi devenu étranger à sa capitale.
L'AGITATION DU XVIIIe SIÈCLE

L'agitation reprend sous Louis XV, lorsque se conjoignent le jansénisme,


le gallicanisme et la fronde parlementaire. Le pape s'était cru obligé, en
1705, de réitérer la condamnation du jansénisme par une bulle Vineam
Domini contre laquelle s'étaient élevées les moniales exilées aux champs.
Le roi, en octobre 1709, les expulsa de Port-Royal-des-Champs, les dispersa
et fit raser l'abbaye. Louis XIV atteignait alors le sommet de l'impopularité :
Paris prit fait et cause pour les jansénistes. Lorsque le pape fulmina, le 8
septembre 1713, une condamnation détaillée de la pensée de Jansenius telle
que l'avait simplifiée un oratorien, Pasquier Quesnel, tout Paris s'étonna de
cette bulle Unigenitus Dei Filius qui soulignait une réalité politique perdue
de vue depuis Charlemagne : l'alliance du pape et du roi au bénéfice de
l'unité religieuse, c'est-à-dire de l'ordre monarchique. La Sorbonne se
montra réticente, le Parlement franchement hostile. Certaines dispositions
de la bulle mettaient le pouvoir temporel à la merci du spirituel. Le
gallicanisme était menacé, et le Parlement allait, contre le roi et contre les
jésuites, s'en faire le champion. Il refusa d'enregistrer la bulle, puis
l'enregistra sous la menace, le 15 février 1714, en formulant des réserves.
Plusieurs évêques réagirent comme les magistrats. Recevoir la bulle n'était
pas y adhérer.

La mort du roi libéra la réaction. Pour casser le testament de Louis XIV


et accaparer ainsi la régence, Philippe d'Orléans avait eu besoin du
Parlement. Mais la bulle était devenue constitution, et le Régent ne pouvait
désavouer en tout le bisaïeul du roi. Il temporisa. Sachant ce qu'avait été la
régence d'Anne d'Autriche, il ne tenait pas à une fronde. Quelques marques
de tolérance envers les jansénistes encouragèrent ceux-ci à l'intransigeance.
Le 2 décembre 1715, la Sorbonne revenait sur son allégeance à la bulle. En
province, d'autres facultés de théologie firent de même. Les évêques fidèles
au pape répliquèrent par des censures. Soutenus par le cardinal de Noailles,
archevêque de Paris, quatre évêques, en février 1717, lancèrent contre le
pape un appel au futur concile. La Sorbonne suivit, ainsi qu'une partie du
clergé. Faute pour les candidats d'accepter la bulle, des évêchés
demeurèrent sans évêque. Ce que la France n'avait pas connu au temps du
Grand Schisme se produisait : la vie sacramentelle était menacée. Et,
pendant que le Régent cherchait en vain un compromis auquel le poussaient
à la fois son désir d'assurer la paix et son faible engagement personnel dans
les affaires spirituelles, la France était divisée.

Pour les magistrats du Parlement, que soutenaient en l'occurrence tous les


niveaux sociaux de la robe, du grand avocat au modeste procureur,
l'occasion était belle de retrouver un rôle politique. Ils défendaient le
pouvoir royal contre les entreprises pontificales, mais il était dans la logique
des choses qu'ils en vinssent à défendre ce pouvoir contre les faiblesses du
roi lui-même. Ainsi le Parlement crut-il pouvoir s'élever contre la politique
de Law. Le Régent l'exila à Pontoise.

Philippe d'Orléans voyait le risque. On allait vers un gouvernement des


clercs. Il fallait à tout prix un apaisement. Le 13 mars 1720, il faisait
approuver par une assemblée d'évêques un commentaire de la bulle qui
acceptait l'essentiel en ménageant quant à la forme les susceptibilités. Puis,
le 4 août, il interdisait tout appel au concile. Faute de Parlement, cette
déclaration fut enregistrée le 23 septembre par le Grand Conseil. Menacés
d'un exil à Blois et non plus à Pontoise, les magistrats négocièrent leur
réconciliation : le 4 décembre, ils enregistraient. Ils purent regagner Paris.

La crise semblait passée. Les consciences demeuraient troublées. En


reculant devant l'autorité pontificale, le gallicanisme s'était fortifié en
profondeur. Il ne devait pas cesser, jusqu'à la Constitution civile du clergé,
d'alimenter une agitation plus politique que spirituelle. Le cardinal Fleury
crut calmer le jeu en sévissant contre un évêque ouvertement janséniste,
celui de Senez Jean Soanen, qui fut suspendu en 1727 par un concile
provincial et exilé à La Chaise-Dieu. Dans Paris, les pamphlets circulèrent
de plus belle, et on embastilla quelques imprimeurs. Cinquante avocats
parisiens publièrent une consultation juridique contre la sentence qui avait
frappé Soanen. Douze évêques firent de même. On réunit d'urgence chez le
cardinal de Rohan, au Marais, trente évêques qui dénoncèrent la
consultation des avocats.
Le parti janséniste répondit par la publication hebdomadaire d'un journal
clandestin, d'abord manuscrit, puis imprimé, les Nouvelles ecclésiastiques,
qui allait mener jusque sous le Consulat la guerre contre les prétentions
pontificales. Parce qu'on y trouvait des documents et des informations
confidentiels, on s'arrachait les Nouvelles ecclésiastiques.

Les évêques jansénistes se faisaient rares. Le premier d'entre eux, le


cardinal de Noailles, était mort en 1728. Il fut remplacé à Paris par le
prudent archevêque d'Aix, Charles de Vintimille. Mais le jansénisme
ecclésiastique allait se perpétuer chez les curés. Six curés révoqués par
l'évêque d'Orléans firent appel comme d'abus au Parlement, lequel trouva là
l'occasion de se mêler à nouveau des affaires religieuses. Les hauts
magistrats se faisaient les protecteurs du bas clergé. Ils prirent également
sous leur aile le curé de Saint-Barthélemy de Paris, suspendu par
l'archevêque pour des manquements qui n'avaient rien à voir avec le
jansénisme. Ils acceptèrent tous les appels comme d'abus.

Fleury crut venu le temps d'un trait final. Le 24 mars 1730, une
déclaration royale faisait de la bulle Unigenitus une loi fondamentale du
royaume et interdisait tout appel comme d'abus. Il fallut un lit de justice, le
3 avril, pour l'enregistrer. Les magistrats n'avaient pas manqué de rappeler
au roi que leur hostilité n'avait qu'une fin : défendre la Couronne.

Un arrêt du Conseil ayant donné tort aux curés «appelants», on vit


circuler en leur faveur une nouvelle consultation d'avocats. Le Parlement y
était présenté comme une autorité émanant de la Nation. Il fallut un arrêt du
Conseil pour désavouer ce qui eût été une mise sous contrôle de la
monarchie. Le Parlement oubliait ses origines. Les avocats se mirent en
grève. Ayant fait en vain le chemin de Marly, où Louis XV n'avait pas jugé
bon de les recevoir, les magistrats menacèrent de faire grève à leur tour. Le
roi les reçut le 10 janvier 1732, mais ce fut pour les admonester. Une
condamnation des Nouvelles ecclésiastiques par l'archevêque, le 27 avril,
n'eut pas plus de succès : vingt et un curés firent appel au Parlement. Le roi
ayant interdit la délibération, le Parlement se mit en grève, puis se dissocia,
les jeunes magistrats des Enquêtes et des Requêtes démissionnant
cependant que les vieux conseillers de la Grand-Chambre s'inclinaient
devant le roi. Une déclaration royale remit alors les choses au point : le
droit de remontrance était ramené à son juste objectif. Le roi l'imposa le 3
septembre en un lit de justice qui, pour l'exemple, se tint
exceptionnellement à Versailles. Le Parlement dut se déplacer. À Paris, cela
passa pour un coup de force contre la capitale. Dès le retour, Enquêtes et
Requêtes se remirent en grève. Le roi les dispersa en exil. Fleury revint à la
négociation, s'entendit avec le procureur général Joly de Fleury. La paix se
fit le 11 novembre, par des concessions de part et d'autre. On maintenait les
textes, mais on oublia de les appliquer.

Le Parlement ne cessa pas de rêver d'un gouvernement des officiers. Il en


rêvait d'autant plus que la course aux offices avait ruiné les familles, et que
l'effondrement des cours de ces offices, dans la seconde partie du règne de
Louis XV, montrait qu'elles s'étaient ruinées pour rien. Le jansénisme,
auquel la haute bourgeoisie parisienne n'avait pas vraiment renoncé, allait
fournir une occasion. Englobant dans son hostilité le roi, les jésuites et le
cardinal Fleury, la bourgeoisie parisienne se voulait janséniste, moins par
conviction religieuse – le temps des Arnauld était bien passé – que par
esprit de fronde.

Étouffée par l'autorité de Louis XIV, couvant sous la Régence, la crise


devient patente dans les années 1750. La mort de Fleury, en 1743, aurait pu
calmer le jeu. La paix d'Aix-la-Chapelle, en 1748, le ravive : le bon peuple
se sent frustré de la victoire. L'agitation est amplifiée par les nouvellistes
qui siègent à longueur de journée dans le jardin des Tuileries. Elle
s'alimente des rancœurs contre un roi qui, comme son bisaïeul, se tient loin
de sa capitale. Elle s'aggrave des difficultés de ravitaillement nées de deux
mauvaises récoltes, en 1747 et 1748. L'hiver 1749-1750 voit Paris secoué
par des émeutes. Les rumeurs les plus folles circulent. On parle
d'enlèvement d'enfants. Louis XV est comparé à Hérode.

Le 5 mai 1749, le Parlement refuse d'enregistrer l'édit établissant un


nouvel impôt, le vingtième. Sur jussion du roi, il cède le 19, mais cultive
l'amertume. Le clergé se voit visé dans sa fortune. Les dévots prennent
cause pour lui, contre le vingtième. Une querelle pour l'assainissement
financier de l'Hôpital général achèvera d'envenimer l'atmosphère.
L'expulsion des jésuites, fruit d'un long gallicanisme appliqué à un ordre
qui n'obéissait qu'à Rome, parut en 1764 consacrer une nouvelle alliance du
roi et de ses parlements. En fait, l'affaire n'était que superficielle, et la
mesure n'était pas suffisante pour réconcilier les deux pouvoirs qui
s'affrontaient.

Le Parlement n'avait cessé de s'opposer à l'absolutisme royal,


n'enregistrant les édits que sur le vu de lettres de jussion ou en lit de justice,
le roi présent. Encore la Cour, revenue de Versailles où se tenaient les lits de
justice, ne manquait-elle pas de rendre un arrêt de protestation qui ne servait
à rien. La bourgeoisie parisienne, liée à la robe, s'intéressait à l'affaire. Le
peuple s'en moquait bien.

Les magistrats y mettaient les formes : l'édit qu'ils refusaient d'enregistrer


n'exprimait pas la véritable volonté du roi. Le chancelier René-Charles de
Maupeou entreprit de remettre les choses au point. Le 7 décembre 1770, en
lit de justice à Versailles, il rappela que le Parlement n'avait qu'une fonction
de conseil. Il n'était en rien le représentant de la Nation. Un édit précisant
les limites de l'action parlementaire était enregistré de force. Le lendemain,
tous les tribunaux étaient en grève. Après cinq jussions, le roi recourut à la
force. Le 20 janvier 1771, les parlementaires étaient exilés de Paris et
dispersés à la campagne. Le Conseil d'État était provisoirement substitué au
Parlement. La Cour des aides commença de parler des États généraux.

En février, par trois édits, Maupeou organisait la réforme des institutions


centrales de l'État. La vénalité des charges de justice était supprimée. La
justice était gratuite. Le ressort du Parlement de Paris était réduit des deux
tiers par l'instauration de six conseils supérieurs souverains, peuplés de
magistrats nommés et rémunérés. La Cour des aides et le Grand Conseil
furent supprimés en avril, tout comme les offices de l'ancien Parlement, que
le roi promit de rembourser. De telles mesures valurent à Maupeou
l'hostilité de tous ceux qui trouvaient à redire aux amenuisements des
contre-poids à l'autorité royale, les princes comme les gens de robe. Il fallut
faire pression sur l'intendant de Paris, Louis Bertier de Sauvigny, pour qu'il
acceptât d'être premier président du «Parlement Maupeou». On ne trouva
que trois conseillers de l'ancien pour prendre place dans le nouveau. Les
autres montrèrent leur mauvaise humeur – et leur prudence, car l'ancien
Parlement pouvait bien reparaître – en refusant qu'on remboursât leur
charge.

De l'aristocratie à la bourgeoisie, la ville est réticente, quand elle n'est pas


en résistance ouverte. Les relents de jansénisme y sont perceptibles, comme
la remontée cyclique de la vieille hostilité de la noblesse à tout
renforcement royal. L'affaire Maupeou s'inscrit dans la continuité de la
Ligue du Bien public, des luttes contre Richelieu et de la Fronde. Les
difficultés d'approvisionnement ne font que jeter dans un conflit où il n'a
rien à faire un menu peuple aisément convaincu par la rumeur d'un «pacte
de famine». Les bruits d'accaparement et de spéculation vont bon train. Si le
pain est cher, c'est que le gouvernement le veut. L'homme à abattre est ici le
contrôleur général des Finances, l'abbé Joseph Terray. Pendant ce temps, à
la Cour, les intrigues s'entrecroisent.

La réforme ne tenait que par la volonté de Louis XV. À peine roi, Louis
XVI fait appel au comte de Maurepas, un homme assez lié au milieu des
parlementaires et de surcroît victime de l'animosité de Mme de Pompadour.
Après avoir hésité, le jeune roi, le 24 août 1774, remplace Terray par Anne-
Robert Turgot et confie les Sceaux à Armand-Thomas de Miromesnil. Fils
d'un prévôt des marchands, Turgot a été maître des requêtes au Parlement
avant d'être intendant de Limousin, puis secrétaire d'État à la Marine.
Miromesnil avait été premier président du parlement de Rouen. Avec de tels
choix, le sort de la réforme était entendu. Malgré l'opposition du comte de
Provence, le plus subtil des trois frères, les nouveaux ministres, soutenus
par Marie-Antoinette et le comte d'Artois comme par le duc d'Orléans et le
prince de Conti, obtiennent de Louis XVI qu'il rappelle les anciens
Parlements. Comme on conspue en ville les membres du «Parlement
Maupeou», le roi se laisse convaincre que l'opinion populaire est favorable
aux anciens officiers. Au reste, c'est exact. Il se juge capable de contenir
leurs ambitions politiques. C'est moins sûr. Quoi qu'il en soit, le 12
novembre, le roi se rend à Paris et rétablit solennellement l'ancien
Parlement. La Cour des aides est à son tour rétablie. Les dames de la Halle
porteront des fleurs au roi.

Cette affaire des parlements fut la dernière secousse politique de l'Ancien


Régime. Les suivantes allaient tenir aux approvisionnements. Le prix du
pain importait plus au peuple que la propriété des offices de justice. La
médiocre récolte de 1774 faisait monter le cours des farines. Turgot tenta de
corriger les inégalités géographiques en édictant le 19 décembre la libre
circulation des grains dans le royaume. Le lieutenant de police Lenoir fit
chercher du blé à Corbeil. En mars 1775, on signalait des troubles dans la
région parisienne. Le 18 avril, une émeute secouait Dijon. Physiocrate et
adepte du libéralisme économique, Turgot refuse de taxer les blés, sachant
que ce serait tarir les approvisionnements. De ce fait, il passe pour complice
des spéculateurs. Mais il subventionne les importations. La publication d'un
pamphlet violemment antilibéral du banquier genevois Necker n'arrange
rien : il dénonce la libre circulation comme responsable de l'empirement des
marchés. Le Genevois gagne là dans le peuple une réputation qui tiendra sa
place dans la vie politique des années suivantes. Contre Turgot l'affameur,
Necker est le champion de la lutte contre l'accaparement.

La «Guerre des farines» éclate le 27 avril à Beaumont-sur-Oise. Le


peuple affamé pille les entrepôts de blé et rosse marchands et meuniers.
L'émeute gagne Pontoise, Saint-Germain, Versailles. Le 2 mai, Turgot et
Lenoir mettent la capitale en état de défense. Le roi place alors Paris sous
l'autorité directe du contrôleur général, contrairement à l'usage qui mettait
la ville dans le portefeuille du secrétaire d'État à la Maison du roi. Le
lendemain 3 mai, la révolte éclate à Paris, où l'on pille les boulangeries. Les
paysans entrés dans la ville font là cause commune avec les ouvriers
parisiens. Turgot doit faire intervenir les gardes françaises pour ramener
l'ordre le 4 mai. Dans la région, la Guerre des farines dura encore une
semaine. Le Parlement, dans le même temps, demandait la taxation, donc
l'abandon du libéralisme de Turgot. Le roi lui retira toute compétence pour
la punition des quelque quatre cents émeutiers arrêtés. On en pendit deux.
Les bourgeois qui avaient eu peur pour leurs maisons se jugèrent contents.
Le peuple allait garder son ressentiment.
CHAPITRE XXV

La Révolution

PRODROMES

Dans le mouvement d'idées qui prépare en profondeur la mutation que les


événements feront révolutionnaire, Paris a tenu sa partie, mais au même
titre que tant de villes de province. Si à bien des égards la France du XVIIe
siècle est ce que disait d'Argenson, une araignée à grosse tête et à longs bras
maigres, ce jugement ne saurait s'appliquer à une pensée politique et sociale
largement représentée à travers le pays. Même si l'intelligence y est à
l'honneur, la capitale ne conduit pas la réflexion. Elle n'est pas la seule ville
où l'on lit Rousseau, d'Holbach et Diderot, où l'on souscrit aux publications
de l'Encyclopédie, où les sociétés de pensée sont actives, où l'on rêve de
construire un autre monde. Peut-être la police de la Librairie y est-elle plus
virulente, et la destruction par le feu, sur le grand escalier du Palais, des
ouvrages que condamne le Parlement ne manque pas de frapper les esprits.
Mais les philosophes entrent en nombre, à partir de 1760, à l'Académie
française, les livres interdits se colportent et il n'est guère de salon où l'on
ne cultive ouvertement l'esprit nouveau. Bref, Paris est à l'image de la
France.

Dans l'activité politique, l'effacement de Paris est évident depuis la


Fronde, et le lieutenant de police Lenoir peut s'en vanter en 1784 : depuis la
victoire de Mazarin, la capitale n'a connu aucune émeute durable. Quelques
rares affaires, comme celle des convulsionnaires de Saint-Médard, n'ont
troublé l'ordre public qu'à l'échelle du quartier. Quelques mouvements
sociaux, le plus souvent dus à des crises frumentaires comme la Guerre des
farines, ne se sont jamais traduits par une revendication politique. C'est
l'agitation parlementaire qui va accélérer le mouvement qui, d'une demande
de réformes, conduira à la Révolution. Si le rappel des parlements en 1774,
consacrant l'échec de la tentative réformiste de Maupeou, n'est sans doute
pas la cause principale de la Révolution, il est bien l'un des gestes les plus
significatifs d'une incapacité à changer les structures du royaume sans en
ébranler les bases. Bien sûr, Louis XVI n'en sera pas sensiblement gêné
pour quelques réformes comme celles de Lamoignon supprimant la
question préalable – la torture avant l'exécution capitale – et accordant l'état
civil aux protestants et aux juifs. Il n'en sera pas moins embarrassé pour une
réforme du système financier qu'appelle le maintien de la paix sociale dans
une situation d'endettement public aggravée par les effets de la guerre
d'Amérique. Plus que les autres cours, le Parlement de Paris se pose en
défenseur du bien public contre l'arbitraire du despotisme royal, éclairé ou
non. Force est au roi de multiplier, dans l'incohérence, les lits de justice et
les déclarations comminatoires, les menaces et les concessions.

Pour se concilier le peuple, le roi manifeste sa confiance à Necker, dont il


fait en 1776 un directeur général des Finances – ce protestant ne saurait être
contrôleur général – et dont il approuve les réformes : réduction des
prérogatives de la Ferme générale, nouvelle organisation des hôpitaux,
réunion d'assemblées provinciales. Necker est populaire, mais c'est au
dépens des privilégiés, qui se prennent de haine pour lui quand il publie
l'état des pensions versées par le Trésor. Le 19 mai 1781, le roi doit accepter
sa démission.

Dans le même temps, Paris continue de jouir d'un traitement fiscal


hautement privilégié. De la capitation, la capitale paie 7,3 % du rapport
global du royaume. On comprend que, dans le temps où ils attendent plus
de responsabilité politique, les notables parisiens soient réticents à l'égard
des projets de réforme ayant pour objet, comme celui de Calonne en 1786,
d'établir une meilleure équité dans la répartition de la charge fiscale.

Le conflit s'ouvre en juin 1787 quand le Parlement de Paris refuse


d'enregistrer la création d'une subvention territoriale proposée par le
contrôleur général Loménie de Brienne, l'ancien adversaire de Calonne. Le
16 juillet, le Parlement demande la réunion des États généraux. Le 7 juillet,
il casse l'enregistrement fait la veille en lit de justice : c'est la négation du
droit du roi à exercer en personne sa justice. Puis le Parlement menace de
faire arrêter Calonne, qui s'enfuit. Le 14 août, Brienne exile à Troyes le
Parlement de Paris, que rejoignent par solidarité les parlements de province.
Force est rapidement de céder : le Parlement rentre en septembre dans la
capitale, et casse le 19 novembre l'édit enregistré quelques heures plus tôt
en lit de justice.

Le 3 mai 1788, le même Parlement de Paris se déclare le défenseur des


lois fondamentales du royaume. Les magistrats oublient complètement qu'il
n'y a pas de lois fondamentales et qu'ils ne sont que des officiers royaux,
donc des serviteurs chargés d'exercer une justice déléguée. Brienne tente de
répliquer en faisant arrêter deux conseillers parmi les plus excités, Goislard
de Montsabert et Duval d'Éprémesnil, ce dernier ayant ouvertement pris
position en faveur d'une monarchie constitutionnelle.

C'est alors que le garde des Sceaux Lamoignon annonce une réforme
totale du système judiciaire : suppression des parlements, création de grands
bailliages, constitution d'une Cour plénière chargée de l'enregistrement des
ordonnances. Immédiatement, des émeutes éclatent de toute part. Paris est
en proie à l'agitation. À Grenoble, c'est le 7 juin la «journée des Tuiles».
Brienne, qui doit déclarer la banqueroute, croit calmer le jeu en annonçant
la convocation des États généraux et en rappelant, le 26 août, le populaire
Necker, flanqué d'un garde des Sceaux, Charles-Louis de Barentin, qui
flatte une dernière fois les parlements.

Les Parisiens s'agitent. Le 1er octobre 1787, la basoche forme un


«tribunal de la nation » qui fait solennellement brûler un mannequin
représentant Calonne. Le 26 août 1788, c'est Brienne qui est brûlé en
effigie. Le Pont-Neuf est occupé. Il faut faire donner la troupe pour le
dégager. Le 15 septembre, une manifestation réunit devant le Henri IV du
Pont-Neuf les partisans de Necker. S'ensuit une émeute, avec quelques
morts.

Barentin connaît l'histoire, et notamment celle de la Fronde. Il propose au


roi de s'établir à Compiègne et de réunir les États à Soissons. Louis XVI
refuse, et suit l'avis de Necker, qui ne tient pas à s'éloigner de ses bureaux.
Tout va se jouer à Versailles, à une heure de Paris. Et c'est le Parlement que
l'on charge de régler la procédure : il se prononce contre le doublement du
Tiers état, que souhaite Necker pour limiter l'influence des privilégiés. Dès
lors, le Parlement perd ce qui lui restait de popularité auprès des Parisiens.
Certains voyaient encore en lui un rempart contre le despotisme, tout le
monde voit enfin qu'il n'est que le défenseur de ses propres prérogatives.
Necker ne parviendra à imposer le doublement du Tiers – mais non le vote
par tête, faute duquel le doublement reste illusoire – que le 27 décembre
1788, à quatre mois de la réunion.

Dès l'été de 1788, Paris vit sa première campagne électorale, où le


remuement des idées l'emporte largement sur le choix des hommes. Des
clubs se forment. Les journaux se multiplient. Les libelles circulent. Les
attroupements sont de plus en plus fréquents sur les places publiques,
autour d'un orateur souvent improvisé. Sous les fenêtres du duc d'Orléans,
le Palais-Royal devient l'un des hauts lieux de l'agitation intellectuelle.
Quelquefois, les disputes tournent à l'émeute. On se bat sur le Pont-Neuf.

Dans la rédaction des cahiers de doléances, les Parisiens manifestent


d'abord le mécontentement général des Français. L'essentiel des cahiers n'a
rien d'original. Apparaissent cependant quelques revendications propres à
Paris. Certaines touchent à la fonction propre de la capitale : que les États
généraux soient réunis à Paris, non à Versailles. D'autres touchent le
gouvernement de la Ville : que les officiers municipaux, prévôt des
marchands en tête, soient élus par tous les Parisiens et non par les seuls
notables. On s'en prend directement à l'octroi et au mur des Fermiers
généraux. On souhaite la liberté du commerce de la viande – les
physiocrates ont beaucoup parlé de la liberté du commerce des grains – qui
mettrait fin au «despotisme insultant des bouchers». On exige l'expulsion
hors de la ville de toutes les activités polluantes, des tueries, des échaudoirs,
des fonderies de suif. Chacun, naturellement, ne manque pas d'évoquer les
problèmes qui lui sont propres : le district de Saint-Victor demande un pont
entre le Jardin du roi et l'Arsenal : ce sera un jour le pont Sully. D'autres ont
des revendications sociales : que l'on dispense des soins réels aux
«maniaques», que l'on construise quatre nouveaux hôpitaux. Quelques-uns
manifestent des besoins que nous dirions culturels : que l'on achève le
Louvre et qu'on y regroupe la Bibliothèque royale, le Musée et la Galerie
d'histoire naturelle. L'infrastructure universitaire n'est pas oubliée : que l'on
disperse dans tous les quartiers les collèges, abusivement groupés sur la rive
gauche. Il est aussi des esprits pratiques : l'un demande que l'on entretienne
mieux le pavé et que l'on évite de le «remuer» si souvent «pour les besoins
d'une compagnie», l'autre que l'on condamne à trois jours de prison tout
cocher qui a blessé quelqu'un et qu'on saisisse la voiture pour punir le
propriétaire.

La Bastille occupe une place de choix dans les préoccupations du peuple


parisien. Que la Bastille soit une prison de luxe pour privilégiés ne fait rien
à l'affaire. Certes, on évoque les geôles infâmes où croupissent les
chenapans de moindre état, mais c'est pour demander la construction de
prisons plus salubres. Mais la Bastille est un symbole. C'est Louis XI,
«Louis le Tyran», que l'on accuse d'en avoir fait une prison, sans savoir que
Louis XI envoyait surtout à la Bastille les féodaux, du connétable de Saint-
Pol au duc de Nemours, et que la Bastille devait à Richelieu de n'être plus
qu'une prison d'État. Et l'on attend de Louis XVI, «Louis le Patriote», qu'il
la fasse raser. On pourrait élever à la place, suggèrent plusieurs districts, un
monument à la gloire dudit Louis XVI.

Un curieux document montre bien à quel point, dans le Paris d'avant la


Révolution, on parle de raser la Bastille. En 1787, un jeune noble écrivant à
son tuteur en province, fait état du propos que l'on prête en ville à
Cagliostro, alors réfugié à Venise, de ne revenir à Paris que «quand la
Bastille sera une promenade publique».

Les élections sont chose compliquée. Pour tenir compte de la population,


et du fait que les Parisiens de la base étaient incapables de connaître ceux
qui se présentaient aux suffrages, on imagina pour la capitale un système
électoral à trois degrés. Le droit de vote n'y fut accordé qu'aux officiers
royaux, aux maîtres des corporations, aux gradués de l'Université et aux
contribuables payant une capitation d'au moins six livres. Autant dire qu'au
contraire de ce qui se passait dans le dernier des villages, le peuple parisien
n'eut pas la parole. Quant à ceux qui l'avaient, ils en usèrent peu : sur cent
vingt mille électeurs parisiens, moins de quinze mille allèrent voter pour, à
raison d'un pour cent électeurs votant, choisir les 407 délégués de district –
on en prévoyait 147, ce qui montre que les quinze mille étaient inespérés –
qui élurent en fin de compte les vingt députés de Paris, pris pour la plupart
dans la petite bourgeoisie. L'un d'eux était le médecin Guillotin. Paris avait
élu quatre provinciaux, dont l'avocat Tronchet et le chanoine Sieyès, auteur
du pamphlet Qu'est-ce que le Tiers État? Les électeurs du deuxième degré
formèrent de fait une sorte de collège, appelé à jouer un grand rôle dans les
événements de l'été 1789. On y trouvait 170 hommes de loi, 137 bourgeois,
marchands ou artisans, et même 12 académiciens. Dans l'immédiat, au
printemps, le système fit que l'on ne sortit des élections que le 20 mai. On
ne vit les députés parisiens à Versailles que le 25. Bien des choses étaient
déjà jouées, à cette date, et les Parisiens allaient manifester le besoin de
rappeler leur existence.

L'affaire serait déjà assez compliquée si, après un siècle d'une inflation
(62 % depuis 1730) que n'a pas suivie la hausse des salaires (25 %),
constamment enrayée par une croissance démographique qui ruine les
salariés autant qu'elle crée du chômage, une nouvelle crise frumentaire ne
venait y mêler des préoccupations à court terme. La récolte de 1788 a été
mauvaise. Dès l'hiver, le ravitaillement est compromis. Le prix du pain
augmente, quand on ne trouve pas les boulangeries vides. Les pauvres gens
vont jusqu'à Vincennes ou à Neuilly pour voler du bois dans la forêt
domaniale, au risque d'être pris par la police, car on cache mal des fagots et
des branches hâtivement taillées. C'est dans ce contexte de misère aggravée
qu'ont lieu les élections. Plus qu'ailleurs, les écarts sont visibles entre les
grosses fortunes et le pouvoir d'achat du salarié. Même quand le prix du blé
a quelque peu baissé, le Parisien n'a vu que s'élever celui du bois de
chauffage, celui de la viande, celui du logement. Maintenant, c'est le prix du
pain qui augmente de nouveau.

Une première «émotion» saisit Paris en avril 1789 quand un


manufacturier qui se veut éclairé, c'est-à-dire physiocrate, le fabricant de
papiers peints Réveillon, propose de supprimer l'octroi et de réduire les
salaires pour profiter de l'abaissement du coût de la vie qui en résultera.
L'idée était utopique. En période de crise frumentaire et de hausse des prix
alimentaires, et passablement défigurée par la rumeur, elle passe pour
réactionnaire. Réveillon, qui s'était fait une réputation de patron social en
donnant à ses ouvriers des indemnités de maladie et de chômage, est brûlé
en effigie le 26 avril au soir sur la place de Grève. On pille, faubourg Saint-
Antoine, la maison du fabricant de salpêtre Henriot. La police laisse faire.
Le 27, tous les artisans du faubourg Saint-Antoine sont dans la rue, où les
rejoignent les tanneurs du faubourg Saint-Marcel. Faut-il le rappeler, on a
délibérément écarté du centre urbain des activités polluantes comme celles
des tanneurs, des mégissiers et des teinturiers, et ce prolétariat d'un artisanat
gros consommateur d'eau s'est retrouvé sur les rives de la Bièvre. Plus
encore que le faubourg Saint-Antoine, où l'artisanat du bois prend parfois
un caractère aristocratique, le faubourg Saint-Marcel fournira de gros
bataillons dans les journées dramatiques de la Révolution.

Rue de Montreuil, les gardes-françaises, incapables de contenir la foule,


se réfugient dans la maison de Réveillon et barrent la rue. Au soir, quand la
duchesse d'Orléans fait rouvrir la rue pour passer en revenant des courses à
Vincennes, l'émeute en profite et saccage la maison de Réveillon. Menacés,
les gardes-françaises ouvrent le feu : on comptera plusieurs centaines de
morts. Les États généraux s'annoncent mal.

De la présentation des députés au roi le 2 mai à l'arrivée des Parisiens à


Versailles le 4 octobre, l'histoire s'écrit sur deux plans qui rien ne relie. À
Versailles, les querelles immédiates comme celle du vote par tête et les
décisions de principe prises dans l'enthousiasme comme la Déclaration des
Droits de l'Homme et le serment du Jeu de paume. À Paris, dans le même
temps, la disette, l'inquiétude, les rumeurs.

LA PRISE DE LA BASTILLE

La prise de la Bastille est le fruit de tout cela, autant que d'une


maladresse entre pas mal d'autres.

Paris commence de s'inquiéter vers le 26 juin. Le roi fait semblant de


céder à l'Assemblée nationale, qui n'est autre que les anciens États
généraux, mais il fait venir de province six régiments, intentionnellement
choisis parmi les troupes étrangères. On les cantonne au Champ-de-Mars.
Ainsi Louis XVI croit-il parer à une fraternisation des soldats et des
Parisiens. La réplique est prompte : le 29, l'assemblée des électeurs de Paris,
qui n'a pas accepté de se séparer après les élections, parle d'organiser une
milice bourgeoise. Le 30, des émeutiers parcourent les rues, forcent la
prison de l'Abbaye, libèrent quelques gardes-françaises emprisonnés pour
indiscipline : parmi eux, Hoche et Lefebvre. Envoyés pour contenir
l'émeute, les hussards refusent de charger. Le 2 juillet, des motions
circulent, exigeant la destitution du roi. Philippe d'Orléans voit son heure
venue. Le 6, l'assemblée des électeurs envoie une députation à Versailles.
Le 8, Mirabeau demande à l'Assemblée de confirmer la milice bourgeoise et
au roi de renvoyer les troupes étrangères. La réplique vient le 10 : on
appelle dix nouveaux régiments : cela fera seize. Le 11, la réaction royale
devient officielle : Necker est renvoyé. Tout le monde a compris : Louis
XVI se prépare à tirer un trait sur sa tentative de libéralisme, et à renvoyer
les députés dans leurs foyers. Bien plus, le roi rappelle l'intendant de Paris,
Louis Bertier de Sauvigny, qu'avait révoqué Necker. Les Parisiens
répliquent : l'assemblée des électeurs siège en permanence à côté du prévôt
des marchands Flesselles, et la milice bourgeoise se constitue.

Le 12, sous les fenêtres du duc d'Orléans, le jardin du Palais-Royal est en


effervescence. On vient d'apprendre le renvoi de Necker. Un jeune avocat,
Camille Desmoulins, harangue la foule, annonce «une Saint-Barthélemy
des patriotes» et appelle les Parisiens à s'armer. L'émeute gronde dans tous
les quartiers. Plusieurs pavillons de l'octroi brûlent au long de l'enceinte des
Fermiers généraux. La Bourse ferme. Devant les Tuileries, les dragons du
Royal-Allemand du prince de Lambesc chargent une manifestation qui
porte le buste de Necker et celui du duc d'Orléans. Le Royal-Allemand
affronte les gardes-françaises. Besenval envoie de l'infanterie en renfort,
mais perd du temps à la faire passer en bac. La nuit tombe. Les gardes-
françaises mitraillent les dragons sur les boulevards. Toute la nuit, les
pillages se multiplient. Les truands se sont glissés dans le sillage des
patriotes.

Le 13, la révolution point sous l'émeute. Ordre est donné aux gardes-
françaises de quitter Paris. Les gardes refusent. On apprend une nouvelle
concentration de régiments étrangers autour de la capitale. La peur s'empare
des Parisiens. Les électeurs s'assemblent à l'Hôtel de Ville, forment un
Comité permanent et constituent la milice bourgeoise, officiellement contre
les pillards, en fait contre le roi et ses soldats étrangers. Le duc d'Aumont
refuse d'en prendre le commandement. Le marquis de La Salle accepte.
Cette garde bourgeoise, qui sera un mois plus tard la Garde nationale,
trouve ses premières armes au Garde-Meuble. On a trouvé quelques
munitions. Prudemment, le Comité les conserve à l'Hôtel de Ville.

Les curés ne sont pas moins excités. Toute la nuit du 13 au 14, le tocsin
sonne aux clochers de la capitale. L'alerte est aussi bien contre les régiments
étrangers que contre les bandes organisées de pillards. Dans les rues, les
rondes de nuit ont cessé. Il fait chaud. On dort peu.

Trois hommes vont partager la responsabilité de l'ordre public. L'un, le


prévôt des marchands Jacques de Flesselles, qui s'est joint au Comité plus
qu'il n'en a pris la tête, tente sans moyens de ramener le calme, n'ayant
quelque autorité que sur les notables. Il aimerait trouver des armes, mais
non les voir dans les mains des émeutiers. Il attend les fusils qu'on devrait
lui envoyer de Charleville. On sait qu'il y a 32 000 fusils – mais peu de
munitions – aux Invalides : l'Hôtel de Ville envoie des hommes s'en
emparer. Le deuxième homme, le vieux baron de Besenval, qui commande
au Champ-de-Mars, flotte médiocrement devant une situation qui lui
échappe. Faute d'ordres, il tergiverse. Quant au troisième, le marquis de
Launay, gouverneur de la Bastille, il ne peut rien avec sa maigre artillerie
au-delà d'un court périmètre autour de la forteresse. Il demande surtout à
être tranquille. Il fait savoir qu'il ne tirera pas sur la foule.

La Bastille n'est qu'un symbole de l'arbitraire royal. Depuis que la ville a


largement débordé l'enceinte de Charles V, elle a perdu sa fonction
première. Sully y a mis un trésor à l'abri. Richelieu en a fait une prison.
Mais on y a gardé depuis deux siècles et demi plus de nobles – le maréchal
de Bassompierre, le cardinal de Rohan, le marquis de Sade, le comte de
Mirabeau – que d'hommes du peuple. On y a vu quelques roturiers, mais ils
s'appelaient Voltaire ou Latude. Elle n'est occupée, le 14 juillet 1789, que
par sept prisonniers : quatre faussaires que la police cherchera vainement à
reprendre, un gentilhomme emprisonné pour une affaire de mœurs et deux
fous que l'on conduira à l'asile de Charenton. Lors de la démolition, on
devait trouver de surcroît dans une cave un squelette. Quant à la garnison,
aux ordres de Launay, elle est médiocre en qualité comme en quantité : une
cinquantaine de vieux soldats, détachés des Invalides. Mais la Bastille est,
depuis la destruction du vieux Louvre et bien plus que le Temple ou la
Conciergerie, la forteresse royale par excellence. Plus que le Châtelet ou le
For-l'Évêque, où l'on envoie les délinquants et les criminels de petite
envergure, la Bastille, où l'on tient prison sur lettre de cachet, est le symbole
même de l'arbitraire. Et puis, et c'est bien ce qu'ont voulu Charles V et son
prévôt, elle domine d'une masse inquiétante un quartier populaire. Il n'y a
d'artillerie ni à la Conciergerie ni au Châtelet, et encore moins au Temple. Il
y en a à la Bastille.

C'est vers elle que, le 14 juillet, en fin de matinée, sous un grand soleil, se
dirige à grand bruit une troupe de Parisiens conduits par l'inquiétude, le
besoin d'armes et tout simplement la nécessité de faire quelque chose. Un
millier de personnes, semble-t-il, parmi lesquelles se rencontre de la petite
noblesse, des boutiquiers, des curés, et même un académicien des
Inscriptions et Belles-Lettres, Jean Dusaulx, traducteur de Juvénal et
secrétaire du duc d'Orléans, qui sera plus tard chargé de dresser la liste
officielle des «Vainqueurs de la Bastille». Pendant que le président du
Comité, l'avocat Moreau de Saint-Méry, fait dresser des barricades pour
éviter une attaque de revers de Besenval, lequel reste au Champ-de-Mars
les bras croisés, des délégués de l'Hôtel de Ville sont reçus par Launay, à
qui ils demandent de rendre la forteresse. Le gouverneur refuse, mais offre
les rafraîchissements, fait reculer ses canons et continue de négocier. Les
délégués ne revenant pas, la foule les croit aux arrêts. De la rue comme des
fenêtres voisines, on commence de tirer sur la Bastille. Les hommes de
Launay ripostent. Sans doute par méprise, ils tirent même sur une ultime
députation. Mais la foule envahit l'avant-cour. Les gardes-françaises
tournent des canons vers la forteresse. Il est cinq heures. La journée menace
d'être longue. De gros nuages d'orage montent dans le ciel. Launay n'a plus
qu'à capituler. On lui promet la vie sauve, ainsi qu'à ses hommes. Ils sont
conduits à l'Hôtel de Ville. Là, pendant qu'à la Bastille on dénombre
quelques dizaines de morts parmi les assaillants, le Comité ne parvient plus
à calmer une foule en colère. Launay est assassiné. Deux de ses hommes
sont pendus à un réverbère. C'est alors que l'on commence de crier «À la
lanterne!»

Le massacre a commencé. Flesselles est tué d'un coup de pistolet, puis


décapité par un bourreau improvisé, un boucher qui se targuait de «savoir
travailler les viandes».
La foule se porte dans le même temps vers d'autres édifices publics. Les
ministères tombent aux mains des Parisiens. Ils prennent aussi la Poste de la
rue Plâtrière. Le gouvernement royal est ainsi, à Versailles, isolé de ses
bases, et privé de ses moyens de travail.

C'en est fini de la Bastille. La destruction est décidée à l'Hôtel de Ville le


16. Huit cents ouvriers y travailleront plus de trois ans. Les pierres sont
d'abord utilisées pour l'achèvement du futur pont de la Concorde, puis pour
de simples maisons du quartier. Un malin nommé Palloy fera fortune en
faisant sculpter des pierres en forme de Bastille; ces maquettes se vendront
fort bien, et on en distribuera aux départements. On vendra des verrous
comme presse-papiers. On aura même vu le vieux Latude, venu récupérer à
titre de souvenir l'échelle de corde de son évasion.

Le 15, le roi renvoyait ses régiments étrangers et La Fayette devenait


commandant de la Garde nationale issue de la milice bourgeoise. Un maire
était élu à l'Hôtel de Ville : l'astronome Jean-Sylvain Bailly, un modéré qui
allait vite se trouver submergé par les événements. La Révolution semblait
passer aux mains des orléanistes. En fait, l'essentiel était ailleurs : les
Parisiens étaient désormais armés. Et les troupes de Besenval, qui avaient
gardé l'arme au pied, furent renvoyées en province.

Le 16, le roi rappelait Necker. Puis il jugea qu'il devait se montrer. Il


arriva à l'Hôtel de Ville escorté de la seule Garde nationale. La Fayette
paradait. Le roi accepta la cocarde tricolore : les deux couleurs de Paris et le
blanc du commandement royal. Le futur Charles V, jadis, avait dû se
contenter du chaperon aux deux couleurs de Paris. L'affaire de la Bastille
s'achevait par les noces de la capitale et du roi. La municipalité vota
l'érection d'une statue de Louis XVI à la place de la Bastille. La journée fut
un triomphe. Louis XVI n'était pas dupe : le 15, il avait fait partir ses frères,
plusieurs princes du sang et quelques anciens ministres comme Breteuil.

Le calme ne revint pas si vite. On fit la chasse aux accapareurs, aux


spéculateurs, aux adversaires de Necker. Le 22, arrêté à Compiègne et
amené de force à Paris, Bertier de Sauvigny était à son tour massacré et
dépecé. Son beau-père, le conseiller d'État Lucien-François Foulon, fut
pendu à un réverbère, puis décapité. Arrêté le même jour, mais par ordre de
la nouvelle municipalité, le baron de Besenval aura plus de chance : il sera
jugé par le Châtelet comme un accusé de droit commun, acquitté et libéré.

L'été est en province le temps de la Grande Peur. À Versailles,


l'Assemblée délibère. Dans la nuit du 4 août, elle abolit les privilèges. Le
clergé vote la suppression des droits féodaux, la noblesse supprime la dîme
du clergé. À Paris, on se préoccupe surtout du ravitaillement. La disette
sévit. L'étiage particulièrement sévère interdit toute navigation sur la Seine.
Tout s'en mêle, même le vent : les moulins de Montmartre cessent de
tourner. Quelques patriotes continuent de s'agiter; la foule ne suit pas.
Lorsque Camille Desmoulins, le 30 août, appelle les Parisiens à marcher sur
Versailles pour s'opposer au droit de veto et à la création d'une seconde
chambre à l'anglaise, nul ne le suit. Les Parisiens ne jugent la politique qu'à
l'aune des queues devant les boulangeries.

Le chômage devient préoccupant lorsque la suppression des revenus


féodaux et les premières émigrations laissent sans emploi bien des
domestiques, des compagnons et même des artisans qui vivaient de la
clientèle aristocratique.

RETOURS À PARIS

La politique revient au premier plan, sur fond de disette, quand on


apprend le 3 octobre que l'avant-veille, lors du banquet offert par la reine
aux officiers du régiment de Flandre, on a foulé aux pieds la cocarde
tricolore. Le Palais-Royal redevient le rendez-vous des patriotes. Le peuple
ne demande qu'à croire qu'une manifestation à Versailles mettra fin aux
spéculations sur la farine. Le 5 au soir, les Parisiens et surtout les
Parisiennes que les harangues de Maillard ont poussées à l'action sont à
Versailles pour en ramener «le boulanger, la boulangère et le petit mitron »,
ce dernier étant le futur Louis XVII, dauphin depuis la mort de son frère en
juin. Le lendemain, après un assaut que La Fayette et sa Garde nationale ne
parviennent pas à contenir, le roi et les siens ne peuvent éviter de suivre la
foule à Paris. Le 6 octobre vers dix heures du soir, Louis XVI est aux
Tuileries, où l'on improvise son logement. L'Assemblée décide de se
retrouver à Paris. Elle occupera le Manège des Tuileries (auj. terrasse nord
du jardin des Tuileries) et, pendant qu'on aménage la salle, siège à
l'Archevêché. Tous les pouvoirs sont désormais concentrés à Paris, et à la
merci du peuple.

Avec l'Assemblée, les groupes et les clubs formés à Versailles se


retrouvent tout naturellement dans la capitale. Il y a d'abord, tout
simplement, ces cafés où se formaient avant même la Révolution des
groupes d'opinion et où se retrouvent maintenant députés et électeurs.
Chaque café important a sa clientèle politiquement définie. Le Bourbon de
la rue Saint-Dominique est légitimiste, le Café de Nancy et le Chevalier de
la rue Saint-Antoine sont orléanistes, comme le Rendez-vous du Carrousel;
le Procope accueille les amis de Robespierre, le Charpentier proche du
Pont-Neuf ceux de Danton, le Choiseul près de la Comédie ceux de Marat.
On trouvera encore quelque temps des royalistes au Mirabeau rue de
Richelieu. Selon les heures, on rencontre au Brazza les Montagnards, les
royalistes ou les étrangers curieux de savoir ce qui se passe.

Plus fermés, il y a les clubs. Certains sont nés à Paris, comme le club
Valois qui soutenait dès 1788 les idées de l'entourage d'Orléans. D'autres
ont pris naissance à l'ombre de l'Assemblée, comme le Comité breton où se
retrouvent à Versailles les députés de Bretagne, puis d'ailleurs, les plus
hostiles à la monarchie. On y voit Le Chapelier, Lanjuinais, Robespierre
enfin. Perpétuant à la fois les clubs à l'anglaise et les sociétés de pensée de
l'époque des Lumières, les clubs sont au départ des réunions fermées de
personnes cooptées et payant cotisation. Très vite, ils se donnent une
fonction que nul ne leur a officiellement reconnue : préparer et orienter le
travail de l'Assemblée. Dès lors, ils s'ouvrent. Le grand public est admis, du
moins en théorie, car les deux sous par mois demandés par les Cordeliers
seront encore un obstacle à la participation du populaire. Le club devient
donc une tribune, et qu'entend le peuple, même s'il ne s'y exprime que
tardivement.

Le Club breton se mue alors en une Société des amis de la Constitution,


alias le club des Jacobins parce qu'il siège depuis octobre 1789 aux
Jacobins, dans le réfectoire des dominicains de la rue Saint-Honoré. Il y a
les députés, mais aussi le peuple parisien : quelque douze cents membres en
1790. De ce fait, la rhétorique y est plus populaire, plus enflammée qu'à
l'Assemblée, où l'on est entre notables. D'autres clubs en sont issus, comme
celui des Feuillants, créé en juillet 1791 pour regrouper ceux qui réprouvent
les outrances révolutionnaires des Jacobins. Ceux-ci demeurent, divisés
entre les futurs Girondins de Brissot et les futurs Montagnards de
Robespierre. En 1791, les Jacobins ont essaimé : plus de mille clubs se
recommandent d'eux en province.

D'autres clubs se forment, comme celui des Impartiaux, partisans de la


monarchie constitutionnelle, le Cercle social, qui veut mettre en œuvre les
idées de Rousseau et passe pour très dur dans son propos de révolution
sociale au profit des pauvres et des femmes, et surtout le club du Palais-
Royal, d'abord mené par La Fayette, Sieyès, Mirabeau et Bailly, qui se
transforme en avril 1790 en une Société des Amis des Droits de l'Homme et
du Citoyen, alias le club des Cordeliers parce qu'il se réunit aux Cordeliers,
dans l'ancien couvent des franciscains de la rive gauche. Les hommes forts
en sont alors Danton et Marat. La tendance en est plus dure, moins
idéologique que celle des Jacobins. On commence d'y préconiser la terreur.

Paris est alors écartelé. Entre le gouvernement du roi, celui de


l'Assemblée, celui des clubs et celui de la Commune, nul ne tient plus la
ville. La police est évanescente. Le peuple n'a plus personne devant lui.

Les Parisiens se sont organisés. En mai 1790, alors que l'on plante dans
tous les quartiers des arbres de la Liberté qui rappellent étrangement les
arbres de mai de l'Ancien Régime, ils forment des sections, On en compte
quarante-huit. En sont membres les électeurs, définis par le suffrage
censitaire de 1789. Autant dire qu'elles ne sont pas constituées du
prolétariat mais bien des petits patrons, des artisans, des boutiquiers du
quartier. Très vite, les sections se prennent à siéger en permanence comme
de véritables gouvernements municipaux. Un décret du 25 juillet 1792
officialise cette constance de la vigilance parisienne. Faut-il préciser que les
sections sont d'une extrême diversité, quant aux effectifs mobilisables – il
en est de très petites – et quant aux tendances politiques? Les quartiers
d'artisans ne sont pas les quartiers de banquiers. Comme dans les clubs, on
débat de tout dans les assemblées de section, et les séances sont souvent
tumultueuses. Mais c'est le plus souvent des difficultés quotidiennes des
Parisiens que l'on parle, du ravitaillement comme du chômage. Les moyens
d'action sont, de 1790 à 1792, le pamphlet et la pétition. Il faudra
l'exaspération des Parisiens contre le gouvernement, et notamment celle des
artisans contraints au chômage, pour mettre cette petite bourgeoisie dans la
rue et en faire les «sans-culottes» de 1792, les sections étant alors dominées
par les éléments quasi prolétariens des plus touchées par la crise, celles des
quartiers Saint-Antoine et Saint-Marcel déjà actifs le 14 juillet 1789. Leur
costume – pantalon et veste courte, avec le bonnet de laine rouge des
ouvriers, pris pour celui des affranchis romains et des anciens galériens – et
leur chant, La Carmagnole, seront au printemps de 1792 symboliques du
retour en scène du peuple parisien. Celui-ci mènera les affaires, autant que
le gouvernement des assemblées, et tiendra la rue en imposant à la
Révolution son comportement, son discours et ses chants.

Le peuple parisien dispose d'une force : la Garde nationale. Elle est


composée des Parisiens capables de s'armer à leurs frais : les citoyens actifs
et leurs fils majeurs. C'est donc à l'origine une force bourgeoise. Après la
démission de La Fayette, le 21 avril 1791, elle est commandée par le
marquis de Mandat, puis, après l'assassinat de celui-ci le 10 août 1792, par
l'ancien brasseur philanthrope Antoine-Joseph Santerre. Dès que les
sectionnaires se seront armés, la Garde nationale n'aura le choix qu'entre le
ralliement ou la disparition.

Mobilisable dans le cadre des sections, le peuple disposé à l'action ne


représente dans Paris qu'une minorité active. De dix à quinze mille hommes
prêts à recourir à la force pour imposer leurs vues, c'est un Parisien adulte
sur dix. Face aux moyens du maintien de l'ordre, c'est beaucoup, surtout si
l'on sait que la Garde nationale est l'émanation de la petite bourgeoisie, La
sécurité du roi n'est assurée que par des étrangers, les Suisses, et celle de
l'Assemblée ne le sera que par ses partisans. Maître de la rue, le peuple est
maître du pouvoir. À la même époque, les États-Unis établissent leur
Congrès à Washington plutôt qu'à Philadelphie ou New York pour lui
épargner la pression populaire.

La fête de la Fédération est à tous égards, le 14 juillet 1790, une occasion


manquée. On a fait venir des délégations de la France entière, des
départements comme des régiments, mais cela ne fait que confirmer le rôle
de la capitale dans la manifestation de l'unité nationale. La cérémonie, on l'a
vu, est pitoyable, et indigne de la ferveur populaire, une ferveur qui ne se
retrouvera pas aux fêtes patriotiques qui suivront, trop intellectuelles et trop
évidemment imposées. Le vrai spectacle aura été le défilé des délégués, au
fur et à mesure de leur arrivée. Sauf chez les idéologues, le souvenir en sera
médiocre. On voudra renouveler la Fédération en 1791 et encore en 1792.
Ce 14 juillet ambigu n'aura guère de succès, on va le voir, entre deux
journées révolutionnaires et dans le contexte d'une guerre qui tourne mal. À
peine aura-t-on, en 1880, fixé à l'anniversaire de la Fédération la date de la
fête nationale que les Français s'y tromperont et croiront à l'anniversaire de
la chute de la Bastille. Le 14 Juillet, la France républicaine célébrera 1789,
non 1790.

La capitale assiste sans broncher aux conséquences de la Constitution


civile du clergé. La plupart des évêques, sauf six dont Talleyrand, ayant
refusé de prêter le serment requis, on élit de nouveaux évêques. Talleyrand
s'empresse d'en sacrer trois dans l'église de l'Oratoire du Louvre, le 20
février 1791, à charge pour eux de sacrer les autres. Il ne semble pas que le
peuple ait fait fête à ces nouveaux évêques. Le 13 mars, le clergé jureur élit
évêque de Paris un Alsacien nommé Jean-Baptiste Gobel, l'un des six
jureurs, jusque-là évêque in partibus de Lydda en Palestine.

Paris apprend avec stupeur, le 21 juin 1791, la fuite du roi et de la reine.


La foule se masse autour des Tuileries, envahit le palais, crie sa fureur, puis
fait des bons mots : «Logis à louer», «Parti sans laisser d'adresse ». La
gouaille prend le dessus, mêlée d'inquiétude. On plaisante : «Il a été perdu
un roi et une reine. » Mais la foule stationne devant l'Assemblée pour avoir
des nouvelles. Le 24 au soir, on apprend que le roi a été arrêté à Varennes.
Lorsque Louis XVI fait sa rentrée le 25, un mot d'ordre a circulé. Dûment
organisé, un silence méprisant l'accueille, et les chapeaux restent sur les
têtes. À sept heures du soir, le roi est aux Tuileries. En fait, il est prisonnier,
et ridicule. Dans les clubs, on parle ouvertement de destitution. Mais les
républicains sont minoritaires à l'Assemblée. Barnave, les 15 et 16 juillet, y
fait voter les décrets rétablissant le roi sous réserve qu'il promulgue, le
moment venu, la Constitution.
Les républicains sont au contraire majoritaires aux Jacobins, où parvient
une pétition, venue d'un club de Montpellier, qui tend à l'abolition de la
monarchie. Les modérés quittent alors le club pour se retrouver à deux pas
de là, aux Feuillants. Les Jacobins organisent, le lendemain dimanche, une
manifestation au Champ-de-Mars pour y déposer la pétition sur l'autel de la
Patrie, toujours en place depuis la fête de la Fédération.

L'affaire du Champ-de-Mars (17 juillet 1791) divise gravement les chefs


du mouvement révolutionnaire. À l'Hôtel de Ville, Bailly parle de
proclamer la loi martiale pour empêcher la manifestation. La Fayette
mobilise la Garde nationale. Le peuple parle déjà de machination quand on
trouve cachés sous l'autel deux individus, sans doute deux clochards qui
passaient là la nuit. Le bruit court immédiatement que l'on a voulu faire
sauter l'autel. La colère gronde dans le peuple. Les deux hommes sont
rossés, puis pendus. La chaleur est extrême, la nervosité est égale chez les
manifestants et chez les gardes. Bailly fait flotter un drapeau rouge : c'est la
loi martiale. Les manifestants lancent des pierres. La Garde nationale tire en
l'air. Un manifestant tire sur La Fayette et le manque. Les gardes tirent alors
sur la foule. La Fayette fait charger sa cavalerie. La foule se débande. On
ramasse quelques morts.

Robespierre se cache, Danton s'enfuit en Angleterre. On s'attend au pire.


Rien ne viendra. Les vainqueurs du Champ-de-Mars n'oseront pas exploiter
leur éphémère victoire. L'affaire n'a servi qu'à déconsidérer les modérés et à
exacerber contre eux la haine du populaire. Aussi honnis qu'ils ont été
adulés, les premiers protagonistes de 1789 en tireront pour eux les
conséquences. Le 23 septembre, Bailly se démet de la mairie. Le 8 octobre,
La Fayette fait ses adieux à la Garde nationale et se retire en Auvergne. Il
sera vainement, le mois suivant, candidat à la mairie : les deux tiers des
électeurs lui préféreront Pétion. La Fayette ira commander une armée à
Metz.

LA CHUTE DE LA MONARCHIE
Une année passe, pendant laquelle l'histoire se fait à l'Assemblée, dans
les clubs, dans la presse. Le roi se querelle avec le gouvernement. La rue
parisienne ne bruit que des rumeurs liées à la guerre. On tremble après la
défaite de Rochambeau devant Jemmapes le 28 avril 1792. Sous prétexte de
préparer une nouvelle fête de la Fédération pour le 14 juillet 1792, le
ministre de la Guerre, Servan, décide de faire venir à Paris vingt mille
hommes – cinq par canton – pour constituer une armée de réserve aux
portes de Paris, en fait pour renforcer les sections parisiennes contre les
partisans du roi, de l'ordre et de la Constitution. Louis XVI réagit en
renversant le gouvernement. Le parti de la Révolution n'a plus d'autre issue
qu'une démonstration de force. Il faut rappeler au roi sa faiblesse.

Le 20 juin. les Parisiens «patriotes» s'assemblent sur la terrasse des


Tuileries. On va planter un arbre de la Liberté pour célébrer l'anniversaire
du serment du Jeu de Paume. On va surtout faire pression sur l'Assemblée
et obliger le roi à entendre le son de l'émeute. Les faubourgs ouvriers ont
fourni le gros des troupes. La manifestation s'en prend d'abord à
l'Assemblée, où on lui fait bonne figure pendant trois heures, faute de
pouvoir faire autrement, puis franchit le jardin et, du Manège, se porte vers
le palais des Tuileries où elle envahit sans peine une résidence royale à
peine défendue. Louis XVI est insulté, croit s'en tirer en coiffant un bonnet
rouge et en buvant avec les patriotes. L'incertain maire de Paris élu en
septembre 1791 après la démission de Bailly, le Girondin Pétion, dégage le
roi en fin de journée en promettant qu'il réexaminera les décrets à tête
reposée.

Au vrai, les Parisiens sont allés trop loin, ou pas assez. L'émeute
commence de faire peur à bien des partisans des idées nouvelles qui ne se
reconnaissent pas dans le petit peuple de Paris. Les défenseurs de la
Constitution, ce qui signifie les partisans de la monarchie constitutionnelle,
s'inquiètent maintenant des débordements révolutionnaires. Quant aux
patriotes, ils se voient largement désavoués. C'est à leur tour d'être inquiets.
La fois suivante, ils iront jusqu'au bout. Dans la rue, on parle ouvertement
de faire un mauvais sort au roi. La guerre n'arrange rien, à la fois parce
qu'on craint l'invasion et parce que le roi est suspect de complot au profit de
l'ennemi. La suspension du maire Pétion et de son procureur Manuel fait
l'effet, le 7 juillet, d'un coup de force de Louis XVI contre le mouvement
patriote en général et contre la Commune de Paris en particulier. Le 11
juillet, suivant Vergniaud, l'Assemblée déclare «la Patrie en danger». Le 13,
le roi cède et rétablit Pétion et Manuel. Les Parisiens ont le sentiment qu'ils
sont maintenant capables de faire reculer Louis XVI. Lorsque celui-ci, le
14, prête à nouveau serment à la Constitution sur l'autel du Champ-de-Mars,
la foule le conspue.

Entre-temps, les fédérés de province sont arrivés. Ils seront plus de six
mille au début d'août. Les patriotes ne leur laissent pas ignorer que la fête
du 14 n'est qu'un prétexte : ils sont là pour chasser le roi. Ils le savaient très
bien, qui ne se sentaient pas gênés d'arriver alors que la fête est passée. Le
22 juillet, alors que tonnent les canons du Pont-Neuf et de l'Arsenal, la
lecture aux carrefours et sur les places publiques du décret proclamant la
Patrie en danger ne fait qu'aviver les angoisses populaires. Le terme
«Patrie» a été délibérément choisi. Ce n'est ni le Royaume, ni la France, ni
la Nation. La Patrie, c'est l'affaire des «patriotes», autrement dit des
républicains. Face aux coalisés, on craint la trahison du roi et de la reine, et
plus généralement de tous les modérés, ces partisans de la Constitution qui
sauveraient volontiers le roi si celui-ci se faisait Girondin. Les Jacobins
répliquent. Le 20 juillet, la section de la Fontaine de Grenelle demande la
suspension du roi. Le 29, aux Jacobins, Robespierre renouvelle le propos et
exige la réunion d'une Convention nationale d'où il serait aisé d'exclure les
modérés, majoritaires à la Législative. Mais c'est la section Mauconseil, en
plein quartier des Halles, qui vote par acclamations, le 31, la déchéance du
roi. Menées par le prolétariat qui s'y installe malgré les statuts initiaux, les
sections prennent ainsi le relais des clubs. Les intellectuels jacobins y ont
une tribune : la section du Théâtre-français – de l'Odéon – où dominent
l'avocat Danton, le médecin Marat, le poète Fabre d'Églantine.

L'arrivée, le 30 juillet, des fédérés de Marseille, qui défilent en chantant


le tout nouveau Chant de marche de l'armée du Rhin, dû au lyrisme
enflammé de Rouget de Lisle, fournit aux patriotes le renfort appréciable de
six cents hommes venus pour en découdre. Tout Paris chante cette
Marseillaise. Le peuple répète «Tyrans, descendez au tombeau!» Les mots
commencent d'avoir un sens.
Le 3 août, alors que les modérés tirent un certain parti de l'inquiétude
suscitée par les violences verbales des Marseillais, tombe sur Paris comme
une douche glacée la nouvelle du manifeste du duc de Brunswick : ou Paris
demande pardon au roi et s'ouvre sans combat à l'armée des coalisés, ou la
ville sera détruite. C'était l'erreur à ne pas commettre. Tout Paris va se liguer
contre cette intervention de l'étranger. Sur-le-champ, les sections exigent la
déchéance. Croyant apaiser les esprits et attendant les réactions plus
modérées de la province, Vergniaud fait ajourner le débat à l'Assemblée, ce
qui laisse monter l'effervescence dans les sections parisiennes. L'Assemblée
est en permanence envahie. Des tribunes, le peuple apostrophe les députés,
quand il ne les insulte pas. Le peuple de la capitale a compris qu'il lui va
falloir agir seul contre le roi, contre une Assemblée pusillanime, contre une
Garde nationale dont le commandant, le marquis Gailliot de Mandat, tout
dévoué au parti de la Constitution, organise avec les Suisses une défense
des Tuileries qui s'est révélée défectueuse le 20 juin. Là encore, c'est une
maladresse : la Garde est loyaliste, mais elle voit sans plaisir cette entrée en
scène d'un régiment étranger, même s'il est à la solde du roi et non des
Autrichiens. La cohésion de la défense en souffrira. Et le Parisien, qui ne
serait déjà pas gêné de tirer sur la Garde nationale, émanation de la
bourgeoisie, tirera avec allégresse sur les mercenaires du roi.

Dans la soirée du 9 août, les sections élisent des représentants chargés de


remplacer à l'Hôtel de Ville une municipalité trop acquise à la Constitution.
L'objectif demeure les Tuileries, mais on pense s'assurer d'abord, grâce à
l'Hôtel de Ville, du commandement de la Garde nationale. À onze heures,
sur ordre de Danton, le tocsin sonne aux Cordeliers. D'autres cloches
répondent. Mandat réplique en faisant battre la générale à travers les rues :
c'est la mobilisation de la Garde. La chaleur aidant, tout Paris est dans la
rue. À l'Hôtel de Ville, le Conseil général de la Commune est évincé. Dans
la nuit, l'assaut se prépare, et des canons apparaissent sur la terrasse des
Tuileries, braqués sur le château. Revenu des Tuileries à l'Hôtel de Ville où
le Conseil général le convoque, Mandat est assassiné. Les délégués des
sections s'érigent en nouvelle Commune. Santerre est nommé commandant
de la Garde.

Aux Tuileries, le roi passe la Garde en revue. Certains gardes l'insultent.


Les canonniers annoncent qu'ils ne tireront pas sur les Parisiens. À sept
heures du matin, Louis XVI sait qu'il a perdu la partie. Il lui reste les
Suisses, et c'est tout. Le procureur-syndic du département, Roederer,
suggère de capituler pour éviter une vaine effusion de sang. On propose au
roi de se réfugier à l'Assemblée. Précédé de Roederer et des ministres,
encadré par les fidèles de la Garde, Louis XVI et les siens traversent le
jardin sous le regard narquois du capitaine Buonaparte venu en voisin et
gagnent le Manège où l'accueillent Vergniaud et quelques députés. La
famille royale passera la journée dans la «loge du logographe », autrement
dit dans la cabine des sténographes. Aux Tuileries, les Suisses sont seuls,
après la défection de la Garde nationale, pour protéger un château vide. Ils
se feront tuer par des assaillants que renforcent en fin de matinée les
sectionnaires du faubourg Saint-Antoine. L'ordre de cesser le feu signé par
le roi ne servira de rien. Il y a des morts parmi les assaillants, et le peuple se
vengera sur les fuyards rattrapés au cours de la journée. Le massacre ne
cessera qu'à la nuit. On égorgera jusqu'aux cuisiniers.

À l'Assemblée, les Parisiens occupent bruyamment les tribunes. Ils


représentent le peuple, face à des députés élus grâce à une système
oligarchique assez éloigné des idéaux défendus à la tribune des clubs. Ils
exigent la déchéance, obtiennent au moins la suspension du roi, et la
convocation d'une Convention. Le 12, le roi et les siens sont remis à la
Commune, qui les incarcère au Temple. En attendant les élections, un
Conseil exécutif est élu. Le chef en est Danton. C'est la victoire des
Jacobins sur les Girondins, et celle de la Commune de Paris sur une
province qui n'a guère été consultée. L'Assemblée, en majorité provinciale,
est désavouée pour son attachement à la Constitution. Bien plus, elle se
désavoue elle-même. Le pouvoir est à la Commune de Paris, portée le 12 à
288 membres. Dans les rues de la capitale, la joie éclate.

La chasse aux fauteurs du 10 août – ceux qui ont tenté de sauver le roi,
ou tout bonnement l'ordre public – commence le 11 avec l'annulation de
tous les passeports qui permettaient de sortir de Paris depuis la
proclamation de la Patrie en danger et se concrétise le 21 quand on monte la
guillotine place du Carrousel. Elle occupe la fin du mois d'août, cependant
que se lève l'armée de volontaires qui va, le 21 septembre, remporter sur les
coalisés la victoire de Valmy et consolider ainsi le triomphe de la
Révolution, et que s'organisent les élections à la Convention. Le 2
septembre, le tocsin appelle les Parisiens au Champ-de-Mars, non pour une
fête mais pour le recrutement des «volontaires» dans lequel Danton voit le
moyen de calmer les esprits échauffés et d'éviter ainsi un nouveau
massacre. La précaution se révèle vite vaine. Le même jour, sur des bruits
de complot royaliste, les patriotes applaudissent Marat qui se nomme lui-
même membre du Comité de surveillance de la Commune et décrète
d'arrestation le ministre de l'Intérieur, le modéré Roland. À son initiative, le
Comité de surveillance entérine les décisions des sections, qui veulent
mettre à mort tous les suspects, et en premier lieu ceux qui sont incarcérés
depuis les journées d'août. Des tribunaux populaires s'improvisent. Quelque
cent cinquante meneurs, sans le moindre mandat, vont alors faire ruisseler
le sang. Eux-mêmes terrorisés, les gouvernants laissent faire, de crainte de
passer pour complices de l'Ancien Régime. Beaucoup font de la surenchère,
montrant ainsi leur zèle envers le nouveau pouvoir populaire. L'Hôtel de
Ville fera savoir à la province que l'on a fait justice des traîtres.
L'Assemblée moribonde se fait discrète et le nouveau gouvernement juge
opportun de feindre d'être l'organisateur de cette justice expéditive, ou à
tout le moins de l'expliquer, pour ne pas avouer qu'il est débordé. Du 3 au 6
septembre, d'abord à l'Abbaye, puis aux Carmes, à la Conciergerie, à la
Force, à la tour Saint-Bernard, au Châtelet, à Bicêtre, à la Salpêtrière, on
massacre sans jugement. On comptera 1614 victimes, dont les corps sont
souvent profanés, voire dépecés.

La campagne électorale prend, dans ces conditions, les allures d'un


affrontement entre les Jacobins et les Girondins de Brissot. Le sang coule
encore à Paris que l'on connaît le résultat : c'est le triomphe des Jacobins, de
Danton, de Robespierre, de Marat, de l'ex-duc d'Orléans Philippe-Égalité.
Les royalistes se terrent. Les Girondins sont nombreux, et ces 150 députés
de province se montrent hostiles à la Commune de Paris et à ses prétentions
politiques, mais cette gauche d'hier devenue la nouvelle droite est prise
entre deux feux : les Girondins sont révolutionnaires aux yeux des modérés
désormais silencieux, mais timorés aux yeux des vainqueurs d'août 1792.
En portant les nouveaux pouvoirs à une dictature de Salut public, la guerre
fera leur malheur.

La municipalité change de visage. La Commune insurrectionnelle est


remplacée au début de décembre par une Commune provisoire, dont la
plupart des anciens ne sont plus membres. C'est désormais une assemblée à
tendance modérée, et la Mairie voit son rôle amenuisé, d'un côté par la
Convention et ses comités, de l'autre par les sections. Élu maire le 15
octobre, Pétion se récuse pour garder son siège à la Convention. Lefèvre
d'Ormesson, élu de justesse le 21, se voit en danger et refuse à son tour. Un
modéré, Chambon, devient finalement maire le 30. Il ne jouera aucun rôle,
relégué qu'il sera par la procureur-syndic de la Commune, Chaumette, et ses
substituts Hébert et Réal, qui sont tout sauf modérés et qui sont élus en
décembre, alors que le procès du roi conduit à un raidissement des positions
et pousse les modérés à la discrétion. Chambon finit par démissionner. Le
Jacobin Pache est élu le 14 février 1793. Il sera destitué le 10 mai 1794, et
remplacé par un fidèle de Robespierre, Fleuriot-Lescot.

LA TERREUR

Le 5 septembre 1792, le gouvernement a proclamé «la Terreur à l'ordre


du jour». L'histoire en retiendra surtout la déchéance (21 septembre) et la
mort (21 janvier 1793) de Louis XVI, les innombrables procès menés à
Paris et en province devant les tribunaux révolutionnaires, les évictions
successives des Girondins (juin 1793), des Hébertistes (mars 1794), de
Danton (avril 1794), de Robespierre et de ses partisans enfin (juillet 1794),
sans oublier les simples Parisiens soumis à la loi du 17 septembre 1793 sur
les suspects, pour en arriver en thermidor an II au triomphe des modérés, du
«Marais» qui a réussi à survivre, les Tallien, les Barras, les Sieyès, les
Fouché, les Barère.

Dès la réunion de la Convention, la province a tenté de reprendre en main


les affaires de la Nation. Le député Lasource formule alors une doctrine :
«réduire Paris à son 1/83e d'influence». La province se méfie de Paris, et
Paris a peur d'une réaction provinciale qui prendra toute son ampleur avec
les soulèvements fédéralistes de 1793. Or la Commune, menée par Hébert,
tente de jouer encore un rôle décisif dans la vie politique nationale. Une
ultime et maladroite tentative pour limiter l'influence de Paris et de sa
Commune sonne la chute des Girondins. L'envoi de Marat, le 13 avril,
devant un Tribunal révolutionnaire qui l'acquitte dès le 24 exacerbe
l'hostilité de la Commune contre les Girondins, et ceux-ci provoquent Paris
lorsqu'ils manifestent l'intention de réunir à Bourges, donc hors de Paris, les
députés suppléants dans une sorte de contre-Convention hors de portée de la
Commune. Ajoutons que le ravitaillement est, ces jours-là, fort insuffisant;
d'aucuns parleront d'une manœuvre pour alarmer le peuple. Mais la
Convention, encore dominée par les Girondins, ne relâche pas sa pression
sur la Commune. Le 18 mai 1793, elle crée une commission chargée
d'enquêter sur les agissements illégaux de la Commune. Le 24, cette
Commission des Douze fait arrêter Hébert. L'intervention en force des
sections parisiennes le fait libérer le 27. Le 30 mai au soir, les sections se
réunissent à l'Archevêché, à une portée de pont de l'Hôtel de Ville. On
sonne le tocsin. On nomme un chef militaire, Hanriot. À la Convention,
l'arrivée des pétitionnaires parisiens se traduit par une passe d'armes entre
Girondins et Montagnards. La Convention cède finalement : elle révoque la
Commission des Douze.

L'affaire recommence le lendemain. Au soir du 1er juin, Marat sonne de


sa main le tocsin au beffroi de l'Hôtel de Ville. Une pétition est lue à
l'Assemblée contre les ennemis de la Commune, vingt-deux conventionnels
nommément désignés. Dans la nuit, Hanriot dispose ses canons face aux
Tuileries. La Convention est assiégée, puis envahie. Des députés sont
malmenés. Dans un geste spectaculaire, Hérault de Séchelles sort à la tête
de tous les députés présents et affronte Hanriot, qui se montre prêt à les
canonner. L'épreuve de force tourne à la dérision. Les députés rentrent dans
les Tuileries. Ils n'ont pas livré les vingt-deux, mais ils sont prisonniers des
Parisiens. Et, dans l'enceinte de l'assemblée, Marat peaufine à haute voix la
liste des arrestations demandées. La Montagne les décrète d'arrestation. Le
2 juin au soir, il n'y a plus de Girondins. Ceux qui ont échappé à la prison
gagnent la province, où ils vont prendre la tête de la vaine insurrection
fédéraliste qui occupera tout l'été. Lyon résistera à la Convention jusqu'en
octobre et, Toulon s'étant livrée aux Anglais, il faudra les déloger en
décembre par un assaut où s'illustrera Bonaparte. L'assemblée entière a tout
perdu, le 2 juin, en cédant à la pression de la Commune appuyée par la rue
parisienne. À compter de ce jour, la Convention est devenue une enceinte
d'affrontements verbaux. Elle n'est plus le centre du gouvernement légal de
la France. En acquiesçant aux exigences du peuple de Paris, la Montagne
n'a gagné que quelques jours. Le lendemain, le ravitaillement est normal :
on imputera aux Girondins déchus une politique d'affameurs.

Le gouvernement de Salut public issu de cette crise consacre la victoire


d'une Montagne déjà désunie, mais surtout le triomphe du club des
Jacobins, qui essaime alors en province et qui devient le véritable organe de
la réflexion politique en même temps que le lien entre les gouvernants et le
peuple parisien. Robespierre s'entend fort bien à manier ces deux tribunes
que lui offrent simultanément les Jacobins et la Convention pour demeurer
finalement maître de son gouvernement, c'est-à-dire du Comité de Salut
public.

C'est alors que la Terreur s'abat sur Paris. Elle s'accompagne d'une
mutation des esprits qui tient à la fois de l'enthousiasme, de la crainte et de
la mode. On s'appelle «citoyen», on supprime les particules, on remplace la
culotte par le pantalon, on se tutoie, on porte le bonnet rouge, on chante La
Carmagnole. Tout cela relève de la réaction contre la dictature sociale de
l'aristocratie et de la haute bourgeoisie, de la volonté de provocation et,
souvent, de la naïveté. Les gouvernants ajoutent aux motivations. Le port de
sabots laisse le cuir disponible pour les souliers de l'armée. Il faut la morgue
de Robespierre pour continuer de porter l'habit à haut collet, la culotte et la
coiffure poudrée. L'Incorruptible n'a rien d'un démagogue. Moins fort que
lui y laisserait rapidement la vie.

C'est dans l'été 1793 que les sections parisiennes, passant de la défense
des intérêts parisiens à la défense de la Liberté menacée par la guerre et le
risque de complot contre-révolutionnaire, en viennent à prêcher cette
Terreur dont on parle depuis quatre ans et qu'on a proclamée sans y voir
autre chose qu'un moyen rhétorique de mobilisation idéologique. Mais, en
1793, Paris a perdu ses illusions, et Paris a peur. Dès lors, entretenue et
relayée par les clubs et par les journaux comme Le Père Duchesne de
Jacques Hébert, qui est au vrai l'organe de presse de la Commune, Le Vieux
Cordelier de Camille Desmoulins, qui reflète la pensée de Danton, et L'Ami
du Peuple de Jean-Paul Marat, c'est la pression de la rue qui dicte à
l'Assemblée sa politique de la Terreur. Notons que, l'adversaire commun
disparu, ces feuilles s'attaquent les unes les autres avec une âpre violence.
Concrètement, cela signifie la guillotine érigée en permanence sur la
place de la Révolution, future place de la Concorde, et alimentée chaque
jour en victimes par un Tribunal révolutionnaire qui siège en permanence
dans la Grand-Chambre - dénommée Salle de la Liberté – du Palais, à deux
pas de la Conciergerie, et dont le président Herman et l'accusateur public
Fouquier-Tinville s'embarrassent à peine de procédures pour condamner. On
comptera, d'avril 1793 à juillet 1794 quelque 2 625 exécutions. La foule ne
s'en lasse pas. On voit monter à l'échafaud la reine (16 octobre 1793), les
Girondins (31 octobre 1793), Hébert et ses amis (24 mars 1794), Danton et
les siens (5 avril 1794), Robespierre et les siens enfin (28 juillet 1794). On
voit aussi nombre de Parisiens modestes, artisans ou boutiquiers, dénoncés
pour leur tiédeur révolutionnaire, pour des peccadilles ou pour des complots
imaginaires.

La Terreur, c'est également une déchristianisation de la société. Car il faut


l'imposer à des Parisiens qui, en juin 1793, ont encore mis le genou en terre
au passage de la procession de la Fête-Dieu. La presse prêche donc contre
l'obscurantisme. Alors que le théâtre est devenu le lieu et le moyen
d'expression le plus affiné des sentiments politiques, on joue Le Tombeau
des imposteurs. On guillotine les prêtres et les religieuses. Les églises sont
désaffectées, après qu'on a brûlé les statues de bois et cassé les effigies de
pierre. Prises pour des statues des rois de France, celles des rois de Juda
sont abattues de la façade de Notre-Dame. Comme nul ne perd le sens de
ses intérêts, on vole l'orfèvrerie des églises. Au mieux les porte-t-on à la
Convention. C'est alors que Lenoir regroupe ce qu'il peut dans un dépôt qui
sera en 1795 le musée des Monuments français.

Les Récollets du faubourg Saint-Laurent deviennent un atelier d'armes,


puis en 1802 l'hospice des Incurables-Hommes. Notre-Dame-des-Victoires
abrite la Bourse. Celle-ci y demeurera jusqu'en 1809, le culte, rétabli depuis
1803, n'étant jusque-là célébré que dans la sacristie. Quant à Saint-Sulpice,
on en fait un temple de la Raison pendant que Saint-Eustache, concédé aux
théophilanthropes, est un temple de l'Agriculture.

Inventé par Fabre d'Églantine et adopté le 5 octobre 1793, le calendrier


révolutionnaire tente de faire oublier les fêtes religieuses et même les
dimanches, remplacés par le décadi. Il survivra jusqu'en 1805. Une messe
tournée en dérision fait rire les sans-culottes qui se pressent aux
représentations de l'Inauguration du temple de la Vérité. Des fêtes
patriotiques viennent en renfort pour procurer au peuple ce que Noël,
Pâques ou la Fête-Dieu ne lui donnent plus. Au vrai, la Révolution est pour
beaucoup une fête permanente, une gigantesque mise en scène des vertus
patriotiques et civiques à laquelle concourt l'invocation des grands
exemples procurés par les hommes illustres de l'Antiquité romaine.
L'échafaud lui-même est un théâtre, et la Marseillaise un programme. Le
«sang impur» abreuve les sillons. Tout est théâtral dans cette Terreur
dominée par la liturgie publique du sang versé et le verbe fascinant des
orateurs qui occupent des heures durant la tribune des clubs et des sections.
La guillotine se dresse sur la plus grande place de Paris, et le peuple a
librement accès aux tribunes de l'Assemblée d'où, comme des galeries au
théâtre, il apostrophe les acteurs de la vie politique. Le vocabulaire du
discours politique, à la tribune ou dans la presse, emprunte jusqu'aux
formules de la tragédie classique. Le «tigre altéré de sang» de Corneille est
sous-jacent à bien des véhémences verbales entendues dans les clubs, à
l'Assemblée ou au Tribunal révolutionnaire. Nul ne s'étonne que la fête
civique, puis républicaine, soit aussi un moment de théâtre. La fête de la
Fédération l'était déjà. D'autres suivent. La fête de la Raison (10 novembre
1793) représente le point culminant de l'athéisme révolutionnaire.

Mais Robespierre se défend d'être athée, et l'homme est trop fin pour
apprécier les pantalonnades. Pour lui, l'athéisme est l'ennemi de la vertu,
celle-ci fût elle laïque et républicaine. Le 16 frimaire an II (6 décembre
1793), soutenu par Danton, il fait décréter la liberté des cultes. Elle
demeurera théorique. Mais Danton trouve le moyen, en juin 1793, de faire
bénir par un prêtre son mariage, et c'est un prêtre qui compose le discours
de Robespierre pour la fête de l'Être suprême. Car la réplique à l'athéisme,
c'est désormais le culte de l'Être suprême, qui s'imbrique dans celui de la
Raison et tente de le supplanter. L'Etre suprême est l'un des thèmes favoris
de Robespierre dans ses discours publics comme dans ses conversations
privées. Le 20 prairial II (8 juin 1794), ayant été pour cela élu président de
la Convention, il préside au Champ-de-Mars la fête de l'Être suprême mise
en musique par Méhul et Gossec et en scène par David. Tout Paris participe
à la fête. On a répété les hymnes dans les sections, comme naguère dans les
paroisses les chants religieux.
L'une et l'autre de ces fêtes passent aux yeux des spectateurs pour le
paroxysme d'un autre culte, celui de la personne même de Robespierre. On
l'a vu, au sommet d'une montagne symbolique hâtivement échafaudée,
entouré d'encensoirs fumants, contemplant la foule comme un empereur
romain au jour du triomphe. Quant à l'tre suprême, le bon peuple n'y
comprend rien. On a vidé les églises pour célébrer au Champ-de-Mars des
offices qui ressemblent à ce que le paroissien moyen comprenait de la
messe : des prêches et des chants pieux. Par-devers lui, le Parisien voit les
choses d'un œil narquois.

La fin est proche. Les conventionnels encore en vie se sentent à leur tour
menacés. Six semaines d'affrontement entre les maîtres du jour –
Robespierre, Saint-Just, Couthon – et leurs adversaires que dynamise
soudain la crainte – Fouché, Barras, Tallien, Carnot, Barère, Billaud-
Varenne - conduisent à une chute qui, pour une fois, va se dérouler dans
l'enceinte même de la Convention. Le 8 Thermidor (27 juillet 1794),
Robespierre reparaît après quelques jours de retraite et fait face à une
assemblée déchaînée contre lui et ses amis. Le soir, aux Jacobins, il se fait
acclamer. Le 9, le tumulte se déchaîne à la Convention dès que paraissent
Robespierre et Saint-Just. Collot d'Herbois, Billaud-Varenne et Tallien
mènent l'affaire. Le président, Collot puis Thuriot, ne cesse d'agiter sa
sonnette. Robespierre ne peut se faire entendre. À cinq heures du soir, la
Convention vote l'arrestation de Robespierre, son frère Augustin, Saint-Just,
Le Bas et Couthon.

La Commune tente alors de sauver Robespierre. Le tocsin appelle les


patriotes à l'Hôtel de Ville. On ferme les barrières de Paris. Hanriot prend le
commandement, malgré une ébriété avancée. Interdiction est faite aux
prisons de recevoir les nouveaux prisonniers de la Convention. Bien plus, la
Commune se les fait amener. Tout le monde se retrouve donc à l'Hôtel de
Ville, avec Hanriot, un temps arrêté par la gendarmerie et que la
Convention vient de mettre hors la loi, mais qui s'est trouvé libéré par
hasard et qui rejoint la place de Grève. Pour commencer, la Commune vote
à son tour la mise hors la loi de quatorze conventionnels qui se sont
distingués le matin contre Robespierre.
C'est donc à l'Hôtel de Ville que se rend, dans la soirée, une délégation de
la Convention menée par Barras, avec pour appui une forte troupe de
gendarmes renforcés de sectionnaires appelés d'urgence par des
commissaires de la Convention. Lorsqu'elle arrive, les partisans de
Robespierre se sont débandés sous une pluie d'orage. Les gendarmes
envahissent l'Hôtel de Ville. L'un d'eux tire sur Robespierre, qui a la
mâchoire brisée. En quelques minutes, Robespierre et ses amis sont arrêtés,
à l'exception de Le Bas, qui s'est suicidé. Porté au Comité de Salut public,
la Convention ayant refusé de le recevoir, Robespierre agonisera jusqu'au
lendemain sur une table. Après un simple interrogatoire d'identité devant le
Tribunal révolutionnaire où opère encore Fouquier-Tinville, Robespierre et
les siens sont conduits de la Conciergerie à la place de la Révolution sous
les quolibets. À la nuit tombante, ce 10 Thermidor, ils sont guillotinés. Dans
la foule, on s'embrasse.

LE TEMPS DES MUSCADINS

Thermidor libère Paris. Sans qu'il soit besoin de voter le moindre décret,
tout le monde a compris que la Terreur était finie. C'est la foule parisienne
qui, applaudissant les conventionnels à leur sortie des Tuileries, leur fait
comprendre que le temps n'est plus aux vengeances. On s'en tiendra, dans
les jours suivants, à l'exécution des membres les plus compromis de la
Commune et du Tribunal révolutionnaire. La plupart des acteurs de la
Terreur se feront oublier. Attaqué le 9 novembre par un groupe de
thermidoriens déjà mués en muscadins, le club des Jacobins est tout
simplement fermé trois jours plus tard.

Libérés en quelques jours, sept mille prisonniers rentrent chez eux. Les
survivants de la Convention ont le sentiment, justifié, d'être passés fort près
de la guillotine. Chacun reprend goût à la vie, à sa manière. Pour beaucoup,
la liberté retrouvée, le droit à vivre, ce va être le droit à se divertir. Les
théâtres changent de répertoire. De nouveaux journaux font fortune. Une
haute société renouvelée va dire la mode et donner le ton. Les robes à
l'antique, qui passaient pour symboles de vertu quand elles prenaient la
place des robes de cour se font maintenant parures de séduction. La belle
Thérésa Cabarrus, devenue l'épouse de Tallien et surnommée Notre-Dame
de Thermidor, règne sur les salons où paraît une jeunesse dorée qui fera les
beaux jours du Directoire. On y voit aussi la veuve du vicomte de
Beauharnais, Joséphine.

On ferme les Jacobins. Les sections sont rentrées chez elles. La


Convention, elle, va se mettre au travail, créant en quelques mois des
institutions qui marqueront la France nouvelle d'une empreinte durable. Le
31 août, un décret met la Ville sous la tutelle de l'Etat. Les deux tiers des
membres de la Commune ont été guillotinés. Le dernier tiers est en prison.
Les sections sont supprimées. Des comités d'arrondissement les remplacent.
En fait, on retrouvera les sections lors des manifestations de l'automne de
1795. Elles disparaîtront ensuite.

On a coutume d'opposer le centralisme nécessairement parisien des


Jacobins et le provincialisme décentralisateur et fédéraliste des Girondins.
À l'origine, l'opposition est celle de la ville parasite relativement protégée
d'une crise frumentaire, et de la France profonde, plus sensible aux crises et
moins portée aux actions politiques radicales. Dès les débuts de la
Révolution, l'Assemblée ressent cette crainte devant une capitale portée à
faire l'histoire sans demander l'avis de la France. L'hostilité n'attend pas les
affrontements de personnes, tels qu'en procurera en 1794 l'affrontement de
la Montagne et de la Gironde. L'arrivée des Fédérés, c'est-à-dire de la
province, le 31 juillet 1792, est marquée par de nombreux incidents. Les
Fédérés insultent les passants qui regardent paisiblement le défilé. Aux
Champs-Élysées, ils rossent les convives d'un banquet. Il y a des morts. Les
Parisiens ferment leurs boutiques. Le gouvernement feindra de tenir cette
hostilité pour superficielle.

La province n'a joué aucun rôle décisif dans les convulsions de la Terreur.
Elle a connu les fournées, les charrettes, les bains de sang. Incapable de
concentrer ses forces à l'encontre d'un peuple parisien disponible pour tous
les affrontements et d'autant plus porté à descendre dans la rue que le
ravitaillement se révélait difficile et que montaient les prix alimentaires, elle
n'a à aucun moment infléchi le sens des événements. Mais, faut-il le
rappeler, sur la scène parisienne, les acteurs étaient presque tous des
provinciaux.
De Thermidor à la veille de Brumaire, le peuple parisien, toujours aussi
mal ravitaillé, va continuer d'arbitrer les conflits politiques de la
Convention, puis du Directoire. Les coups d'Etat succèdent aux coups de
force. Le second semestre de 1794 est celui de la réaction. On ferme les
Jacobins. Le club est dissous le 11 novembre. Au reste, les anciens Jacobins
se montrent peu, sinon ceux qui ont délibérément sauvé leur vie en se
tournant contre les maîtres de la Terreur. On voit en revanche reparaître les
Girondins rescapés de la guillotine, voire quelques émigrés. On désarme, en
octobre, le faubourg Saint-Antoine. Les rues reprennent leurs anciens noms.
La place de la Révolution devient le 14 juillet 1795 la place de la Concorde.
Tirés du Panthéon où l'enthousiasme révolutionnaire les avait érigés en
gloires nationales, Marat, Le Peletier de Saint-Fargeau, Bara et Viala sont
jetés non moins arbitrairement à la fosse commune. La Mort de Marat en
tête, des toiles de David sont décrochées du Panthéon, et les bustes de
Marat sont brisés. Dans la rue, on continue de se donner du «citoyen», mais
on se dit «vous». Le bonnet rouge est mal vu. Quelques églises sont
rouvertes au culte.

La foule parisienne va réagir à son tour contre les excès des


thermidoriens, qui commencent à prendre les allures de ce qu'on appellera
les muscadins. Le 9 novembre, le peuple manifeste devant la Convention
pour réclamer la poursuite des réformes révolutionnaires. Alors que les
ouvriers attendaient des réformes sociales et les petits-bourgeois des
réformes économiques, la Convention se préoccupe des structures de
l'enseignement supérieur. En fondant l'École polytechnique, l'École normale
ou le Conservatoire des arts-et-métiers, l'Assemblée voit loin et prépare la
France nouvelle. Pour ceux qui ne sont pas assurés du pain quotidien,
l'horizon est moins large et la Convention paraît mépriser les réalités du
jour. Au vrai, les Parisiens qui voient le plus loin ne sont pas moins
soucieux : ils craignent un retour à la monarchie dont, cependant, on ne
parle guère. Au printemps de l'an III, on ne trouvait plus un Parisien qui
s'avouât royaliste. À l'automne, ils se font encore discrets, mais ne se
cachent plus. Et, même si les têtes qui tombent encore sont rares et de
longtemps honnies, il est dans Paris bien des gens inquiets. La chasse aux
acteurs de la Terreur n'est pas fermée.
La famine touche Paris plus durement que jamais. Depuis 1788, elle est
endémique. La guerre et le chômage ne font que l'aggraver. Maintenant,
c'est l'hiver terrible. Dans les quartiers populaires, dans les faubourgs, on
meurt réellement de faim. Le spectacle des thermidoriens qui font la fête
n'est pas pour apaiser les esprits. Ceux qui se disent les «ventres creux»
dénoncent les «ventres pourris». Au cri, mille fois répété, de «Du pain!»,
l'émeute gronde. Le 17 mars, la Convention reçoit les pétitionnaires des
faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques. Le 21, ce sont les sections des
Quinze-Vingts, de Montreuil et du faubourg Saint-Antoine. Ils exigent du
pain. Bien évidemment, la Convention n'en a pas sous la main. Mais le
peuple exige également l'application de la Constitution de 1793, celle que
l'on a solennellement déposée dans une arche sur le bureau de la
Convention mais que l'on a oubliée. Les députés comprennent qu'il leur
faudra donner également une réponse politique à un malaise qui tient
d'abord à la famine.

Le 12 germinal (1er avril 1795), les boulangers ne peuvent vendre que la


moitié des rations des jours précédents. Aussitôt, les faubourgs retrouvent
leurs réflexes de 1792 : ils marchent sur les Tuileries, où la Convention est
en séance. Les portes sont enfoncées. Sur les bancs, c'est la panique.
Legendre, l'ancien boucher qui avait eu ses heures de gloire en 1789, a
depuis quelque temps changé de camp. Il prend la tête d'une troupe de
muscadins et, matraque en main, dirige l'expulsion des sectionnaires. C'est
la chasse aux «ventres creux». Dans l'opinion, l'effet sera désastreux.

La Convention prend alors des mesures d'urgence. L'état de siège est


déclaré dans la capitale. Pichegru, le héros de la guerre de Hollande, se
trouvant là fort à propos, il est nommé commandant en chef à Paris. Et
l'entrée des troupes de ligne dans Paris est autorisée le 28 germinal (14
avril). Pour la première fois, l'Assemblée, qui s'était tant méfiée de La
Fayette, se met à la merci d'un général victorieux.

Quelques victimes de la bastonnade des Tuileries mises à part, le peuple


a le sentiment d'avoir remporté une victoire le 12 germinal : la Convention a
entendu les affamés. Dans les quartiers, ceux qui ont tâté du gourdin des
muscadins se vantent d'avoir dit leur fait aux députés, non d'avoir reçu des
horions. L'agitation ne cesse donc pas dans les rues, et l'on entend même
des coups de feu. Pour satisfaire l'opinion, il faut frapper quelques têtes. Le
geste ne coûte rien. Faute de pain, on a trouvé des coupables : le 12 ventôse
(2 mars 1795), Billaud-Varenne, Collot d'Herbois, Barère et Vadier ont été
décrétés d'accusation, et de plus modestes se sont demandé si leur tour
n'allait pas venir. On les condamne sans pousser plus loin l'instruction : les
quatre hommes seront déportés à la Guyane. En fait, Vadier est introuvable
et Barère s'évade. Restent Billaud-Varenne et Collot d'Herbois, qui sont à
Cayenne le 6 juillet.

La répression n'a rien résolu. Le pain manque toujours. L'inflation


devient dramatique. Compté pour 130 livres d'assignats en janvier 1795, le
louis d'or en vaut 227 en mars, 750 en juin, 1 200 en septembre, 2 500 en
octobre.

Le tocsin sonne de nouveau le 1er prairial (21 mai). La Convention est


envahie une fois de plus. On appelle la troupe. Le sang coule déjà.
Assommé à coups de sabots, un obscur député nommé Féraud est décapité.
On met sa tête au bout d'une pique. On la présente au président, Boissy
d'Anglas, qui se découvre. Bref, on se croirait revenu trois ans en arrière, et
les anciens Montagnards croient un instant que le pouvoir leur revient. Mal
leur en prend. Au soir, après que Legendre et ses hommes de main ont
dégagé l'Assemblée, celle-ci fait arrêter huit survivants de Thermidor.
Quelques têtes tomberont les jours suivants sous le couperet de la
guillotine. Certains préféreront se poignarder. Dans le même temps, l'armée
investit au canon le faubourg Saint-Antoine, et on confisque ce que l'on
trouve encore d'armes dans Paris.

Arrive enfin, avec l'été, la soudure tant attendue. Le spectre de la famine


est écarté pour quelques semaines. Paris retrouve un peu de calme. En
province, est venu le temps de la Terreur blanche. À Paris, les Jacobins qui
ont échappé à la guillotine ou qui ne sont pas en prison se terrent. Dans les
cafés, dans la rue, dans les salons, on ne voit plus que les muscadins, cette
jeunesse dorée qui multiplie les extravagances de vêtement et de
comportement. A l'occasion, le muscadin fait tâter de sa canne à un ancien
agité des sections ou un porteur impénitent de bonnet rouge. Tout cela ne
serait pas grave si les muscadins ne s'imaginaient qu'ils peuvent, comme
naguère les sectionnaires, influencer la vie politique en multipliant les
incidents, en haranguant la Convention du haut des tribunes, en
interrompant les représentations au théâtre, en manifestant dans les rues.

La Convention commence de s'inquiéter. Elle réorganise la Garde


nationale, désormais formée de nantis qui n'ont rien à gagner à une émeute.
En septembre, on parle sérieusement d'aller siéger en province. Dans Paris,
le bruit court d'un prochain départ. On évoque Châlons-sur-Marne. Aux
barrières, les sectionnaires se relaient pour surveiller les sorties. Les
maladresses de l'assemblée agonisante – la nouvelle Constitution sera
publiée le 26 octobre – et notamment celle de Barras et de sa commission
exécutive ne font que le jeu des royalistes. Le 11 vendémiaire an IV (3
octobre 1795), les assemblées primaires d'électeurs sont dissoutes. La petite
bourgeoisie n'aura plus d'autre moyen pour s'exprimer que de descendre
dans la rue. Pour constituer une force armée, Barras enrôle toutes sortes
d'anciens massacreurs, des hommes de main plus proches du bandit que du
soldat. Le Parisien, pour le moins, s'étonne. Le bourgeois, lui, se tourne vers
les royalistes. Le 12 vendémiaire, les sections elles-mêmes appellent aux
armes contre les terroristes de Barras. Pendant que la jeunesse dorée se
pavane, celui qui représente à lui seul le nouveau pouvoir n'a rien trouvé de
mieux que de faire appel à la lie de la capitale.

Il faut de l'artillerie, de vrais artilleurs et un vrai chef. Barras fait appel à


Bonaparte, jusque-là suspect comme ancien Jacobin. Bonaparte envoie un
cavalier, Murat, avec un détachement rafler au camp des Sablons les canons
que les sectionnaires risquaient de convoiter. L'artillerie est déployée autour
des Tuileries. À défaut d'assurer l'ordre, la Convention sera défendue.

Le 13 vendémiaire (5 octobre), avec la connivence de bien des bourgeois,


la jeunesse royaliste tente de passer du verbe à l'action. L'insurrection
secoue Paris, menace les Tuileries. Les fronts sont étonnamment renversés :
le thermidorien Barras protège la Convention avec une armée improvisée
d'anciens Jacobins et les sections apparaissent comme la force d'une petite
bourgeoisie appuyée sur le peuple et menée par les royalistes. À la tête
d'une force de sectionnaires, Danican tient déjà le Pont-Neuf. À la
Convention, on distribue des armes aux députés. Surprenante scène que
celle où les représentants du peuple se fournissent de cartouches. Pendant
ce temps, Bonaparte met en place son artillerie autour de la rue Saint-
Honoré. Les sectionnaires sont groupés là, autour de Saint-Roch. La nuit
s'achève. À quatre heures et demie du matin, un coup de feu part, tiré d'une
maison sur les sectionnaires. Ceux-ci ripostent. Pour arrêter la fusillade,
Bonaparte fait tirer le canon. Les gens de Danican ne se font pas prier pour
abandonner les lieux et se replier par le Pont-Neuf vers la rive gauche. Un
nouvel assaut, par le pont Royal, est repoussé par une canonnade de
Verdière. Un ultime assaut atteint la rue de Richelieu. Il est balayé dans
l'après-midi par les troupes de Barras, lequel se promène avec un sabre pour
montrer aux Parisiens ses capacités militaires. Au soir, l'affaire est terminée.
La répression sera limitée : deux exécutions, quelques disparitions.
Bonaparte est nommé commandant en chef de l'armée de l'Intérieur. C'en
est fini pour longtemps des royalistes. Le 4 brumaire (26 octobre), la
Convention se sépare. Les régicides victorieux de Thermidor et de
Vendémiaire peupleront les institutions du Directoire. Ils affecteront la
modération.

Le changement doit être visible. L'exécutif que constituent les cinq


directeurs s'installe au Luxembourg, abandonnant les Tuileries aux
assemblées législatives, le Conseil des Anciens et celui des Cinq-Cents.
Depuis le départ du comte de Provence, le Luxembourg est passablement
délabré. Le concierge fournit des chaises et allume le feu. Pour un soir,
Barras, La Révellière-Lépeaux, Reubell, Carnot et Letourneur s'en
contentent. Les splendeurs du Directoire viendront plus tard.

La crise économique ne fait que s'aggraver. L'assignat finit de


s'effondrer : le louis vaudra 12 000 livres d'assignats en mars 1796. Dans les
rues, les affamés fouillent les tas d'ordures. La haine du riche, et surtout du
nouveau riche, va croissant dans un petit peuple qui voit passer les carrosses
et entend le son des fêtes. C'est alors que se manifeste plus qu'auparavant
François-Noël Babeuf, dit Gracchus pour évoquer son appétit de réformes
sociales. Babeuf appelle les Parisiens à l'insurrection contre les profiteurs,
c'est-à-dire contre les hommes du pouvoir. Il prêche l'égalitarisme. Arrachés
de leurs socles, les bustes de Marat sont promenés en procession. Les
nouveaux hébertistes réclament la reconstitution de la Commune de Paris.
Ce qui règne dans la capitale, c'est le mépris pour tout ce qui représente
l'ordre et le pouvoir, des directeurs aux députés, des royalistes aux Jacobins.
On attend la paix. Campo-Formio fera plus pour la popularité de
Bonaparte que ses victoires. On attend donc le retour à une vie normale que
chacun définit à sa guise. L'emprunt forcé, progressif, est dénoncé par les
possédants comme contraire au principe d'égalité. Les commerçants se
vengent de cette nouvelle ponction en augmentant les prix. Comme il était
prévisible et suivant une vieille tradition, c'est finalement le petit
consommateur qui paie l'emprunt sur les riches. Mais les résistances sont
d'autant plus dures qu'elles sont passives : le Trésor, qui attendait six cents
millions, n'en reçoit qu'une vingtaine. Force est alors de consacrer la
banqueroute : l'assignat est retiré, remplacé par le mandat territorial. Il
s'effondrera, lui aussi. On se rattrape sur ce qui ne coûte rien. Pour donner
satisfaction aux bons républicains, les Conseils décrètent l'interdiction des
sonneries. Depuis Thermidor, et surtout depuis la fin de 1796, on
réentendait quelque peu les cloches des églises. Elles se taisent de nouveau.
Cela irrite les uns, sans que les autres y voient vraiment une réponse à la
crise.

Après ce geste symbolique, le gouvernement se retourne et frappe sur sa


gauche. Le club du Panthéon fait alors écho aux propos égalitaires de
Babeuf, propos qui rencontrent un accueil favorable dans la police. On
colporte dans Paris La Tribune du Peuple et L'Égalitaire. On se passe de
main en main le Manifeste des égaux. On affiche l'Analyse de la doctrine de
Babeuf. Le Directoire sent qu'il y a urgence à arrêter le mouvement. Le 21
floréal an IV (10 mai 1796), Carnot fait incarcérer les meneurs du parti
babouviste. Leurs partisans attendent, puis tentent, le 23 fructidor an IV (9
septembre 1796), de soulever contre le gouvernement les troupes du camp
de Grenelle. Sur-le-champ, trente et un meneurs sont exécutés. Puis on
instruit sérieusement le procès de Gracchus Babeuf et de ses proches. Au
terme d'un long procès, ils seront exécutés le 27 mai 1797.

Viennent les élections de germinal an V (mars 1797). Elles donnent la


majorité dans les deux Conseils au parti de l'ordre, de la paix extérieure et
de la paix religieuse, bref au parti des «honnêtes gens». On voit poindre un
parti du retour à la monarchie constitutionnelle. Le 7 prairial an V (26 mai
1797), l'ancien diplomate de Choiseul, le négociateur du traité de Bâle, le
marquis François de Barthélemy, remplace au Directoire un Letourneur
évincé par un tirage au sort qu'a manipulé Barras. On révise la politique
antireligieuse. La proscription des prêtres réfractaires est abrogée. Paris voit
rouvrir au culte quarante églises et rentrer les curés qui n'ont pas fini sur
l'échafaud.

La question religieuse redevient fondamentale, et les directeurs


s'affrontent à ce propos avec les Conseils. L'intelligence parisienne ne se
divise pas moins entre un Club de Clichy délibérément clérical et un salon
de Mme de Staël d'où sort le Cercle constitutionnel de Benjamin Constant,
défenseur acharné de la philosophie des Lumières et, alors, fort admirateur
de Bonaparte. Quant à l'armée, elle abhorre globalement les députés. Barras
croit donc pouvoir compter sur elle. En juillet, on pétitionne dans la troupe
contre l'ignominie des politiques, entendons des Conseils. Barras songe, au
début de thermidor, à un coup d'État dont il confierait l'exécution à Hoche.
Celui-ci se lasse des palinodies et sort de la scène. Le nouveau commandant
de la division de Paris, Augereau, le remplacera.

Le 17 fructidor V (3 septembre 1797), l'affrontement devient ouvert. Les


Conseils préparent la mise en accusation de Barras. Au soir, Barras, La
Révellière-Lépeaux et Reubell se constituent en séance permanente du
Directoire. Dans la nuit, ils tentent de faire arrêter Carnot, qui s'enfuit. Le
18, Barthélemy est arrêté. Il partira, sans jugement, pour le bagne, dans un
chariot renforcé de barreaux de fer. Il retrouvera à Cayenne Billaud-
Varenne. Arrêté lui aussi, Pichegru s'évadera. Cinquante-deux députés, dont
les deux présidents, tiendront prison au Temple, puis seront à leur tour
expédiés à Cayenne sur un vote acquis aux Anciens par 15 voix contre 7 et
228 absents. Au Directoire, Carnot et Barthélemy seront remplacés par
François de Neufchâteau et Merlin de Douai. Nul n'a voulu de Talleyrand.

Les élections sont annulées dans quarante-neuf départements. Le


principal résultat sera le mépris pour le Directoire qui s'étend à travers le
pays et favorisera, deux ans plus tard, le coup d'État de Brumaire. En
attendant, la Terreur reprend. On envoie au bagne les prêtres réfractaires, on
fusille des émigrés qui ont osé revenir. On s'en prend même aux prêtres
jureurs et à l'évêque constitutionnel qu'est l'abbé Grégoire, connu pour avoir
toujours manifesté son attachement à la liberté des cultes. Cette Terreur va
durer jusqu'en février 1798. L'irritation s'en accroît dans une partie du
peuple, et pas seulement dans l'Ouest. Il y aura quelques manifestations
dans les théâtres. On rétablira la censure. L'État soutient les tentatives de
François de Neufchâteau pour imposer l'enseignement du rationalisme,
aussi bien que la religion «théophilanthropique» inventée par La Révellière,
lequel se ridiculise le 1er vendémiaire VI (22 septembre 1797) dans une
cérémonie au Champ-de-Mars où il prononce sans talent une prière «à
l'auteur de la Nature». Notre-Dame est le temple de l'Etre suprême, Saint-
Sulpice celui de la Victoire. Des cérémonies décadaires remplacent la messe
dominicale. On condamne ceux qui se reposent le dimanche et travaillent le
décadi.

Paris ricane, mais la fureur gronde quand les fonctionnaires ne sont plus
payés. Le Trésor est vide. Le gouvernement tente vainement de limiter sa
dette : les deux tiers sont remboursés en mandats territoriaux, autrement dit
avec une perte de 99 %. L'autre tiers sera payé quand on pourra. C'est le
«tiers consolidé». La petite bourgeoisie se juge volée. Quant aux ouvriers,
ils voient s'amplifier le chômage.

Les élections de germinal an VI (février 1798) sont favorables aux


anciens Jacobins, pourtant qualifiés de «terroristes». Le Directoire réplique
en faisant invalider nombre d'élus par les sortants, donc souvent par les
battus. Devant les Anciens, les Jacobins élus sont accusés d'être des
royalistes déguisés. Puis on anticipe le renouvellement du Directoire. Jugé
inconsistant, François de Neufchâteau est éliminé par un tirage au sort
probablement sollicité. On écarte une candidature de Sieyès en l'envoyant à
Berlin. Un juriste modéré, Treilhard devient directeur le 20 floréal an VI (9
mai 1798). Le 22, plus de cent cinquante élections sont invalidées ou
inversées. Tout Paris entendra les évincés crier au truquage et dénoncer la
corruption. La première cible de l'hostilité générale, c'est Barras. On parle
de «nettoyer les écuries de Barras». Il y faudra un sabre. Lucien Bonaparte
commence de s'agiter. L'année suivante, Paris, qui meurt de faim pendant
qu'on festoie au Luxembourg, ne bougera pas pour sauver le Directoire.

C'est sur le thème de la moralisation de la vie publique que se fait, en


germinal an VII, la campagne électorale des ennemis du Directoire,
autrement dit des Jacobins, des catholiques et de la bourgeoisie réunis. Tous
s'entendent pour voter «anarchiste». Écrasante, leur victoire porte aux
Conseils une majorité jacobine assez forte pour que le Directoire n'ose pas
réitérer le mauvais coup des invalidations. Cette nouvelle majorité se venge
sur-le-champ du coup d'État de l'année précédente : le 27 floréal (16 mai
1799), Reubell est éliminé. Emmanuel Sieyès, qui est encore à Berlin mais
dont on connaît le programme réformateur, lui succède. Il est à Paris le 18
prairial (6 juin 1799).

BRUMAIRE

À peine est-il installé que Sieyès parle de changer la constitution. Le 30


prairial (18 juin 1799), prenant prétexte de l'absence de réaction du
Directoire devant les défaites militaires, il obtient sans peine le départ d'un
Treilhard dont l'élection, l'année précédente, était douteuse. Puis il
démissionne à la fois le survivant des premiers jours du Directoire, La
Révellière-Lépeaux, et son collègue Merlin de Douai. Entrent alors au
Luxembourg trois comparses, Gohier, Roger Ducos, deux médiocres, et un
général inconnu autant que ridicule, Moulin. La division de Paris est placée
sous le commandement de Joubert. Barras s'en est tiré en sacrifiant ses
collègues. Maintenant, il est seul. Il va s'employer à survivre. Le Parisien
hausse les épaules.

Vite, cependant, le quiproquo s'établit. Les nouveaux députés se prennent


pour les anciens Montagnards, parlent de rétablir le Comité de Salut public
et de dresser de nouveau la guillotine. On rouvre les clubs. Celui des
Jacobins est de nouveau une tribune publique, et l'on y entend l'ancien
sergent Belle-Jambe, redevenu Bernadotte mais de surcroît ministre de la
Guerre. Les babouvistes se font bruyants et leur société, les Amis de la
Liberté, occupe la salle du Manège où siégeait naguère encore le Corps
législatif. La vertu va régner, mais durement. Ce règne commence par une
saignée fiscale contre les riches, qui a pour effet premier de paralyser les
affaires : faute de commandes, les artisans sont au chômage, et les
bourgeois renvoient leurs domestiques. Il continue par une loi des otages
qui permet d'exécuter les parents d'aristocrates et les conscrits réfractaires
pour venger les patriotes assassinés. L'insurrection éclate dans la moitié de
la France. Paris gronde, les uns réclamant le châtiment des anciens
directeurs et de leurs complices évincés en Prairial, les autres voyant avec
terreur le retour de la violence.

Depuis Prairial, Sieyès se sent mal assuré du pouvoir, et la vague


jacobine qui l'a amené pourrait bien l'emporter. Il a compris que le système
collégial du Directoire n'était pas viable. Il faut un nouveau coup d'État.
Sieyès cherche un sabre. Dans un premier temps, il pense à l'énergique
Joubert, successeur de Bonaparte à la tête de l'armée d'Italie. Recommandé
par Fouché, il serait accepté par l'aile modérée des Jacobins comme par la
petite bourgeoisie. En attendant, Sieyès fait évacuer le Manège. Les Amis
de la Liberté se réfugient à Saint-Thomas-d'Aquin, devenue le temple de la
Paix. Pour faire bonne mesure, on célèbre en grand apparat l'anniversaire du
9 Thermidor.

Les choses changent avec l'arrivée de Fouché, qui était ministre à La


Haye et que l'on rappelle en hâte pour en faire un ministre de la Police à la
place du tiède Bourguignon. Fouché est à Paris le 11 thermidor (31 juillet).
Le 17 (5 août), au milieu d'un tumulte indescriptible, il demande aux
Conseils la fermeture des clubs. Le 27, il va lui-même, avec une troupe,
fermer les Amis de la Liberté.

Ce 27 thermidor (15 août 1799), Joubert est tué à Novi dès le début de la
bataille qu'il livre à Souvorov. Moreau prend le commandement en plein
combat. Il pourrait offrir un nouveau sabre à la République. Sieyès et
Fouché y pensent. Pour faire place nette, ils forcent Bernadotte à
démissionner. Paris bruit de toutes les rumeurs possibles. Malgré les
victoires tardives de Masséna en Suisse et de Brune en Hollande, l'opinion
tient que les malheurs des armées de la République eussent été évités si l'on
n'avait envoyé en Égypte le vainqueur de Rivoli. Le nom de Bonaparte est
sur bien des lèvres, dans les salons comme dans la rue et au Palais-Royal.
Fin septembre, on apprend la victoire d'Aboukir, qui date du 25 juillet.

À peine Sieyès a-t-il le temps de s'interroger que, le 20 vendémiaire au


soir (11 octobre), l'on apprend au Luxembourg la nouvelle inattendue : le
17, après sept semaines d'une navigation hasardeuse, Bonaparte et Berthier
ont débarqué à Fréjus. Immédiatement, Moreau s'efface. Le sabre, ce ne
peut être que Bonaparte. Le lendemain, Paris est en effervescence. Le
peuple ne s'y trompe pas : les jours sont comptés pour un régime abhorré.
On s'embrasse dans les rues. On manifeste dans les théâtres. Le 24 au soir
(15 octobre), Bonaparte est chez lui, rue de la Victoire. Tout le monde sait
qu'il est là pour remettre les choses en ordre.

Bonaparte n'est revenu d'Égypte qu'au reçu de plusieurs lettres,


notamment du ministre des Affaires étrangères Charles-Frédéric Reinhardt.
Lui aussi, le général sait où il va. Pendant trois semaines, avec Sieyès et
Fouché, il prépare son plan. Pour l'épreuve de force, Murat et Sébastiani
seront là. Mais il n'est plus nécessaire de compter avec le peuple parisien,
dont le rôle a été déterminant depuis dix ans, mais qui se désintéresse
maintenant du jeu politique. Les assemblées sont impopulaires car
inefficaces face aux maux réels dont souffre la population. Nul ne les
regrettera. Brumaire va passer pour un coup d'Etat de plus, qu'applaudit la
bourgeoisie et qui laisse le peuple indifférent. Si actifs aux débuts de la
décennie, les faubourgs ne verront pas que la France vient de connaître un
tournant décisif.

Le 17 brumaire VIII (8 novembre), Paris sait qu'il se prépare quelque


chose. Au matin du 18, pendant que tout ce que la capitale compte de
généraux s'assemble rue de la Victoire, les Anciens sont officiellement
avisés, aux Tuileries, qu'un complot terroriste prépare une journée
révolutionnaire. Ils décrètent le transfert à Saint-Cloud des deux Conseils et
nomment Bonaparte au commandement de la division de Paris. De la rue de
la Victoire à la place de la Concorde, le général défile dans Paris au milieu
des dragons de Murat et gagne les Tuileries. Les Anciens l'acclament.
Sieyès le rejoint. Après une séance de pure forme, les Anciens prennent le
chemin de Saint-Cloud. Les Cinq-Cents quittent de même le Palais-
Bourbon. À midi, tout est joué de ce qui doit se passer sur la scène
parisienne. Bonaparte regagne la rue de la Victoire.

Le Directoire se dissout de lui-même. Sieyès et Roger Ducos


démissionnent, Barras accepte de gagner son château de Grosbois dans une
voiture que l'on a lestée d'un sac d'or, Gohier et Moulin sont mis aux arrêts
au Luxembourg. Bonaparte reste seul détenteur d'un pouvoir conféré par les
Anciens. Le coup d'État semble achevé.
Il ne l'est pas. Les Jacobins s'agitent, poussent Bernadotte. À Saint-
Cloud, rien n'est préparé. La journée du 19 brumaire va s'improviser. Mais
on commence par improviser l'installation matérielle des deux Conseils,
celle des Anciens dans la galerie d'Apollon, celle des Cinq-Cents dans
l'Orangerie. Pendant que Bonaparte, Sieyès et Roger Ducos attendent au
premier étage, les députés commentent les événements sur la terrasse.
Certains commencent d'y voir clair : le vrai complot n'est pas celui de
Jacobins dont on les protégerait en les écartant de Paris, c'est celui de ceux
qui les écartent de Paris pour les mettre hors d'état d'agir. Lorsqu'à la mi-
journée les Conseils peuvent enfin siéger, ils ont compris. Les Jacobins
manifestent. Lucien Bonaparte, président-est-ce un hasard? - des Cinq-
Cents depuis une semaine, gagne du temps. On décide que chaque député
renouvellera son serment à la Constitution. Pendant ce temps, Bonaparte
fait à la tribune des Anciens un discours aussi mauvais que celui de la
veille. Le général écrit admirablement, et il dicte fort bien. Il n'est pas un
orateur. Furieux contre lui-même, il descend de la tribune en grattant des
boutons de fièvre qu'il a sur le visage. Ses grenadiers croiront lui voir le
visage en sang et penseront qu'on l'a blessé.

Lorsqu'il entre dans l'orangerie, c'est le tumulte. On crie «Hors la loi ! »


Un député lui donne un coup de poing. À la tribune, Lucien est débordé. Le
général sort, littéralement porté par ses soldats. D'un instant à l'autre, il sera
hors la loi, comme naguère Robespierre. Lucien le rejoint. Les soldats
hésitent, les dragons de Murat prêts à intervenir, les grenadiers du Corps
législatif moins sûrs de leur devoir.

C'est l'éloquence à la romaine de Lucien qui les décide. Il harangue les


soldats. À l'entendre, la majorité des Conseils est sous le pouvoir d'une
bande de brigands à la solde de l'Angleterre, et de surcroît rebelles à la
légalité incarnée par le général. C'en est fait. Menés par Murat, dragons et
grenadiers prennent d'assaut l'Orangerie au son du tambour. Empêtrés dans
leurs toges rouges, les députés sautent par les fenêtres. Certains ne
s'arrêteront que dans les bois, ou aux portes de Paris. Loin de les défendre,
le peuple en fera des gorges chaudes.

Quelques dizaines de Parisiens, que la rumeur a informés de ce qu'ils


attendaient, viennent mêler leurs acclamations à celles des futurs grognards.
On voit là les notables, les comploteurs de salon, ceux qu'inquiétait le retour
du jacobinisme, ceux qu'a frappés la rudesse de la pression fiscale, ceux
qu'a ruinés le tiers consolidé de la dette publique. Bref, ceux qui ont une
voiture ou un cheval. Les faubourgs n'ont pas bougé. Les plus actifs de
1789 à 1794 sont ceux de l'est et du sud-est, Saint-Antoine et Saint-
Marceau, et ce n'est pas là la route de Saint-Cloud. Des faubourgs naguère
révolutionnaires à Saint-Cloud, le piéton en sabots aurait cinq heures de
marche. Les manifestants d'octobre 1789 ont mis une nuit pour atteindre
Versailles, et ils étaient autrement motivés par la faim que ne l'est le
populaire en Brumaire VIII pour défendre les députés et sauver le
Directoire. Le choix de Saint-Cloud n'était pas innocent.

À la nuit tombée, les Anciens élisent un Consulat provisoire, formé de


Napoléon Bonaparte, Sieyès et Roger Ducos. Quelques députés ramenés
plus morts que vifs aux Cinq-Cents entérinent la décision. À deux heures du
matin, les consuls prêtent serment. Le vrai vainqueur du 19 brumaire, c'est
Lucien Bonaparte. On l'oubliera. Nul ne peut deviner ce soir-là qu'il vient
de sortir de l'histoire. On en dira bientôt autant de Sieyès. Les choses sont
déjà claires : il y a un Premier Consul, et deux consuls.
CHAPITRE XXVI

Le XIXe siècle

PARIS, SPECTATEUR DE L'HISTOIRE

Du coup d'État des 18-19 Brumaire (9-10 novembre 1799), Paris n'entend
que les échos. Tout s'est préparé dans la discrétion des salons, mais tout s'est
joué à Saint-Cloud où l'on a précisément assemblé les Conseils pour éviter
les réactions du peuple. La pacification intérieure, la victoire sur l'Autriche
et la paix avec l'Angleterre, le retour d'un faste organisé et non plus débridé,
tout cela rendra vite Bonaparte populaire. Le redressement monétaire
rassure le bourgeois. L'organisation du système administratif et judiciaire
satisfait les fonctionnaires qui détestent l'anarchie. Les premiers grands
travaux donnent de l'emploi aux ouvriers. Une tentative d'assassinat à
l'Opéra (10 octobre 1800), puis l'attentat de la rue Saint-Nicaise (24
décembre 1800) conféreront au premier consul l'auréole des victimes. Les
républicains ne sont pas les moins attachés à la personne du premier consul
quand celui-ci survit aux complots et, prétextant d'une menace étrangère,
fait arrêter Moreau et Pichegru comme complices de Cadoudal, puis enlever
et exécuter le duc d'Enghien (février-mars 1804). Paris qui a fait la
Révolution - du politique qui a voté la mort de Louis XVI au fretin qui a
pris la Bastille et les Tuileries - sait qu'il n'a rien de bon à attendre de la
vacance du pouvoir qui résulterait de la mort de Bonaparte. Dans une
logique paradoxale mais réelle de consolidation de la République, l'hérédité
ferme la voie au retour des Bourbons. On ne rétablit pas un roi : «le
gouvernement de la République est confié à un empereur. » Les anciens
sectionnaires seront en 1804 les premiers à regarder passer le cortège du
sacre. Ceux qui, comme Carnot, protestent, sont rares. Ceux qui, comme
Kellermann, grommellent, le font à voix basse. Le badaud, lui, profite du
spectacle. On applaudira dans la cathédrale, la rue semblera muette.
Paris n'est pas en faveur auprès du nouveau maître. Celui-ci a songé à se
faire sacrer ailleurs que dans une ville où, dit-il, on change d'opinion deux
fois par jour. Au vrai, Paris a murmuré contre l'arrestation de Moreau. Dans
les boutiques et les ateliers, on répète que le premier consul est jaloux de la
gloire d'un Moreau auquel, tout le monde le sait, Sieyès avait songé pour le
coup d'État de Brumaire. On jase aussi sur la mort en prison de Pichegru. Et
puis, Bonaparte sait le Parisien volontiers frondeur, et il s'attend à l'ironie
qui saluera la transformation du pouvoir. Bref, Bonaparte se méfie : il pense
un moment s'établir à Lyon. Il n'accepte Paris que pour des raisons
pratiques : c'est la seule ville où ni un sacre ni l'établissement d'un
gouvernement ne pose de problèmes matériels.

Si Bonaparte méprise Paris, il se garde de le montrer, et Paris adhère sans


trop de peine à l'Empire. Les choses changent quand la guerre s'éternise et
quand vient la crise. Durement affectés par la hausse des prix alimentaires,
les Parisiens restent, le 23 octobre 1812, indifférents à l'affaire Malet : Paris
ignore le complot, ne manifeste aucune indignation, non plus qu'une
quelconque émotion à la fausse nouvelle de la mort de l'empereur, demeure
indifférent à l'arrestation par les conjurés du préfet de police et de son
ministre, ne pleure pas ensuite la disgrâce du préfet Frochot, rendu
responsable de l'absence de réaction des pouvoirs parisiens, et se moque
bien de l'exécution des généraux Malet, Guidal et Lahorie.

Quant aux campagnes, elles se déroulent au loin. Il en va différemment


en 1814. Napoléon a fait une confiance exclusive aux frontières du Rhin.
Quelques légers ouvrages de terre ne constituent pas une défense de la
capitale, que ne protège nullement le mur des Fermiers généraux. Lorsqu'il
s'avise en mars 1814 qu'il aurait fallu fortifier Paris, il est trop tard.
Débordés à La Chapelle et à Romainville, Marmont et Mortier n'auront
aucun moyen de résistance. Le 31 mars, ils capitulent.

L'histoire se répète en 1815. Ce ne sont pas les 15 000 artisans des


faubourgs Saint-Marcel et Saint-Antoine passés en revue au retour de l'île
d'Elbe qui pourraient sauver Paris. L'armée est à Waterloo. Davout et
Grouchy ne peuvent qu'obliger l'ennemi à contourner Paris par le sud-ouest.
Les Parisiens manifestent, certes, leur sympathie à celui qui représente plus
qu'avant les conquêtes de la Révolution, mais Napoléon n'a aucun recours.
Le 25 juin, il quitte Paris. Blücher entre le 6 juillet, Louis XVIII le 8.

Paris est vite témoin de la tension qui monte entre les Tuileries et le
Palais-Royal où le duc d'Orléans mène grand train. Avant la Révolution, il
ne s'agissait que de positions : le roi était à Versailles, le duc était «roi de
Paris», mais il n'avait pas d'espoir politique immédiat. Après la Révolution
et l'Empire, il en va différemment. Louis-Philippe d'Orléans est le fils d'un
régicide, et la branche aînée n'aura pas d'héritier jusqu'à la naissance du duc
de Bordeaux. Même alors, il n'y a qu'un héritier, et c'est un enfant. Louis
XVIII et Charles X échangent avec Louis-Philippe des piques qui
enfreignent le protocole, même si Charles X adoucit le ton et donne aux
Orléans quelques satisfactions d'amour-propre. Quand en 1816 Louis XVIII
refuse d'inviter son cousin au mariage du duc de Berry, quand en 1825 le
duc fait défiler son carrosse derrière le convoi funèbre du général Foy et
souscrit pour le monument au général, célèbre pour avoir conduit à
l'Assemblée l'opposition bonapartiste, quand en 1830 le duc d'Orléans «
invite » le roi et l'éclabousse à la fête grandiose qu'il donne au Palais-Royal
en l'honneur de son beau-frère le roi de Naples, Paris compte les coups.
Mais ce n'est que le Paris politique, voire celui des affaires. Menée par
Jacques Laffitte et Casimir Perier, la haute banque se groupe autour du duc
d'Orléans. Le public qui se presse dans les jardins du Palais-Royal applaudit
Orléans quand il suscite l'occasion de se montrer au balcon. Et les
intellectuels libéraux prennent fort mal le retour en force des jésuites. Quant
aux républicains, ils se font encore discrets. Quelques sociétés secrètes se
développent, comme la Charbonnerie, qui reprend dans les années 1820 les
idéaux révolutionnaires des carbonari italiens.

C'est alors que les étudiants, qui ont cessé depuis longtemps de constituer
à Paris un milieu politique, reprennent la tête d'agitations souvent suscitées
par les maladresses du pouvoir. Les juristes sont les plus actifs. Un
professeur suspendu en 1819 pour libéralisme, et c'est la manifestation dans
la rue. Les années suivantes, les incidents se multiplient. Les chimistes, puis
les médecins s'en mêlent. Après 1830, les étudiants seront sur toutes les
barricades contre le gouvernement de Louis-Philippe.
Le peuple, lui, reste fort étranger aux rivalités dynastiques, et il y a peu
d'ouvriers dans les jardins du Palais-Royal. Le Parisien modeste ressent en
revanche fort mal la hausse des prix alimentaires consécutive à la mauvaise
récolte de 1826, les lois sur la censure, sur l'indemnisation des émigrés, sur
la presse. Il apprécie peu la réaction religieuse à laquelle le gouvernement
de Charles X attache tant de prix : l'obligation des pratiques religieuses fait
beaucoup pour l'exaspération du Parisien. Celui-ci ne sera pas insensible au
retour en scène de La Fayette, auréolé par une longue absence autant que
par son lointain passé de monarchiste constitutionnel. Émanation de la
petite bourgeoisie, la Garde nationale fronde ouvertement, refuse
d'acclamer le roi, lance même des cris hostiles. Le 30 avril 1827, la Garde
est dissoute. Erreur sérieuse, on oubliera de confisquer les armes qui, il est
vrai, appartenaient aux gardes. Ces fusils se retrouveront sur les barricades
de 1830.

LE TEMPS DES BARRICADES

En novembre 1827, les élections sont l'occasion de manifestations. Il y a


des morts rue Saint-Denis. C'est une répétition générale. En août 1829,
l'arrivée au pouvoir des ultras, avec le prince de Polignac comme Premier
ministre, ne suscite que des inquiétudes, sur lesquelles l'emporte le souci
d'un hiver rigoureux et d'un ravitaillement difficile. Mais la bourgeoisie
libérale fait en janvier un succès au nouveau journal lancé par Thiers, Le
National, que soutient Laffitte. Les procès de presse se succèdent. Lors
d'une manifestation de charité donnée à l'Opéra, le Bal des Indigents, les
orléanistes font un triomphe le 15 février 1830 à Louis-Philippe, dont la
présence souligne l'absence de la famille royale.

Dès lors, Paris n'a qu'à regarder le théâtre politique où Charles X et ses
fidèles multiplient les erreurs pendant que le duc d'Orléans se tient prêt. Le
16 mai 1830, le roi dissout la Chambre. Les élections sont une déroute pour
le gouvernement. Le 25 juillet, par ordonnances, la liberté de la presse est
suspendue, la nouvelle Chambre est dissoute avant de s'être réunie et le
corps électoral est réduit aux seuls propriétaires fonciers. La patente est
exclue du calcul du cens : autant dire qu'on prive de son droit de vote la
bourgeoisie commerçante.

C'est une nouvelle fois à Paris que va se jouer le sort de la royauté des
Bourbons. Les anciens députés présents dans la capitale se réunissent le 26
chez Casimir Perier. Les journalistes libéraux font de même chez l'avocat
du Constitutionnel, Dupin aîné. Le peuple s'assemble autour du Palais-
Royal et du Carrousel. Les étudiants se font entendre. La Société Aide-toi le
Ciel t'aidera se réunit. Nostalgiques de Napoléon et sincères républicains
organisent déjà la révolution. La Fayette regagne d'urgence la capitale.

Le 27, l'insurrection éclate. Des journaux paraissent sans autorisation. La


colère s'empare des Parisiens quand ils apprennent la nomination au
commmandement militaire de la capitale d'un homme honni depuis 1814 :
le maréchal Marmont. Au vrai, Marmont n'a qu'une faible garnison : le plus
gros est en Algérie. Ses soldats ne sauraient faire face à une situation qui se
détériore : le 28 juillet, les barricades se multiplient dans le centre, et les
députés libéraux exigent le retrait des ordonnances pour intervenir contre
les insurgés. Marmont finit par dire qu'il n'exécutera pas les mandats d'arrêt
lancés contre les députés et les journalistes. Il sait qu'il n'en a pas les
moyens.

Le roi est à Saint-Cloud, Polignac aux Tuileries. Le duc d'Orléans est


dans son château de Neuilly, où il reçoit beaucoup. Mais il loge dans
l'orangerie, prêt à fuir si on vient l'arrêter.

Le 29, l'insurrection est maîtresse de la capitale. Les défenseurs des


Tuileries s'enfuient sans combattre. Marmont évacue la ville. Ses soldats
sont fatigués de recevoir des pots de fleurs sur la tête. Au soir, Polignac est
remplacé par le duc de Mortemart. La Fayette devient commandant de la
Garde nationale reconstituée. Une Commission municipale prend la
responsabilité de l'Hôtel de Ville. Elle choisit Odilon Barrot comme
secrétaire. Les politiques, pendant ce temps, hésitent encore entre un
Charles X désormais affaibli, un duc de Bordeaux sous une régence, un
Orléans qui se sent encore prince du Sang ou une République qui
conduirait, comme en 1792, à la coalition de l'Europe. Un boulet de canon
tiré sur le château de Neuilly par des soldats en déroute réunit tout le
monde : Orléans est délié de son devoir de fidélité au roi. Il n'attendait que
cela. Le 30 au matin, soutenu par Laffitte et Talleyrand, Thiers fait
connaître la candidature du duc d'Orléans. Vainement Charles X abroge-t-il
les ordonnances. Il est trop tard. Jusque-là symbole de la République, dont
les partisans continuent de tenir l'Hôtel de Ville, La Fayette se rallie à la
cause orléaniste.

Le duc d'Orléans s'est établi au Raincy, mieux protégé d'un éventuel coup
de main gouvernemental. Il ne rêve que de la Couronne, mais il est prudent.
Il veut bien être roi, mais seulement si Charles X a préalablement abdiqué.
Il n'entend pas être celui qui a renversé le roi. En attendant, Benjamin
Constant propose aux députés de nommer le duc lieutenant général du
royaume. Cela, Louis-Philippe d'Orléans l'accepte. Il regagne Neuilly. Le
soir, il est au Palais-Royal. À l'aube du 31 juillet, il confie à Mortemart une
lettre pour le roi : il y proteste de son loyalisme, reprochant à Charles X son
manque de confiance. Puis il reçoit les députés, feint de se faire forcer la
main, accepte finalement la lieutenance générale. Dans l'après-midi, il est à
l'Hôtel de Ville, où son apparition au balcon, flanqué de La Fayette et drapé
dans un drapeau tricolore, retourne une foule plutôt accourue pour
manifester son hostilité. Aux républicains venus le voir au Palais-Royal un
peu plus tard, après avoir été dupés à l'Hôtel de Ville, le duc prodigue
promesses et propos ambigus. Pendant que Charles X gagne Rambouillet où
il continue de craindre qu'on vienne se saisir de lui, Orléans organise déjà
son pouvoir, constitue un gouvernement, promulgue des ordonnances.

Le 2 août, Charles X et son fils le duc d'Angoulême tirent les


conséquences d'une situation qu'ils ne maîtrisent plus. Ils abdiquent en
faveur de leur petit-fils et neveu le fils du duc de Berry, le jeune duc de
Bordeaux. Il sera le comte de Chambord. Le duc d'Orléans feint de n'avoir
entendu que le mot abdication. Il n'y a plus de roi. Paris, sur ce point,
soutiendra cette interprétation : on ne veut plus des Bourbons. Orléans ne
sait que trop que le Paris républicain ne veut guère de lui. Ses fidèles
laissent entendre que le duc de Bordeaux, «l'enfant du miracle», n'est pas
vraiment le petit-fils du dernier roi. Celui que les légitimistes appelleront
Henri V embarquera pour l'exil avec tous les siens à Cherbourg le 16 août.
Le 3, on est passé à la démonstration de force. La Fayette assemble une
troupe hétéroclite aux Champs-Élysées et annonce une marche sur
Rambouillet. Il n'en faut pas plus pour décider Charles X à l'exil. Six cent
mille francs amélioreront la condition de l'exilé. Le même jour, le lieutenant
général est au Palais-Bourbon devant les députés. Les députés débattront
cinq jours du meilleur régime pour la France. Le 7 août au soir, la Chambre
vote. Louis-Philippe Ier sera « roi des Français ». Devant le Palais-Royal, la
foule l'acclame. En une heure, malgré Chateaubriand, les pairs entérinent le
vote des députés. La nouvelle royauté est proclamée le 9 au Palais-Bourbon.
Louis-Philippe jure d'observer la Charte. C'est le vieux maréchal
Macdonald qui lui présente la couronne.

On le voit bien, l'affaire n'a à aucun moment été menée par le peuple
parisien. 1830 n'est pas 1792. Les politiques, les intellectuels, les banquiers
ont gouverné les événements. Mais ils n'eussent rien pu si Paris n'avait été
couvert de barricades, si Marmont n'avait été contraint à l'abandon, si
Charles X n'avait craint le pire et si la foule de l'Hôtel de Ville n'avait été
séduite par le baiser de La Fayette et le drapeau tricolore. Sous la houlette
des républicains qui n'ont fait que baisser la garde, le peuple n'aura guère de
peine à juger qu'on lui a confisqué sa révolution.

Avec la Monarchie de Juillet, vient le temps des complots anonymes.


Avant 1830, les salons orléanistes ne se cachaient guère. Les mouvements
républicains sont en revanche plus discrets, sauf lorsqu'ils tentent un grand
coup, à l'instar de ces meneurs qui, le 4 janvier 1832, tentent d'ameuter la
population en sonnant le tocsin des cloches de Notre-Dame. Les légitimistes
complotent de même, allant jusqu'à préparer un enlèvement de Louis-
Philippe. Chateaubriand échappe de peu à la prison pour avoir publié l'éloge
de la duchesse de Berry.

Les complots sont surtout le fait des intellectuels. Ce que la police ignore
des réunions, elle le sait des journaux. Le même National qui a poussé à la
révolution de 1830 tourne vite à la feuille d'opposition, et sera pour
beaucoup dans le mouvement qui conduira à l'effondrement de la
Monarchie de Juillet. Aussi les procès d'opinion se suivent-ils. Il y a les
saint-simoniens, que le « Père » Enfantin - l'ingénieur Prosper Enfantin - et
un rescapé de la Charbonnerie des années 1820, Armand Bazard, groupent
dans leur communauté de Ménilmontant : la justice les envoie en prison en
1832. Il y a les républicains de la Société des Droits de l'homme, que l'on
poursuit l'année suivante et que la justice acquitte en 1833 comme elle
acquitte en 1834 Armand Carrel poursuivi pour un article du National. Les
étudiants et les ouvriers, eux, font des barricades. Tous les prétextes sont
bons pour manifester, et notamment les obsèques des personnalités, même
si le défunt est mort du choléra comme le général Lamarque ou de vieillesse
comme La Fayette.

Les émeutes se succèdent donc dans un centre urbain dont le lacis


favorise les barricades et les escarmouches. La troupe riposte, sans jamais
contrôler réellement le terrain. La terreur répond au trouble. L'ordre n'y
gagne rien. Le 13 avril 1834, c'est l'insurrection entre les rues Transnonain
(auj. Beaubourg), Aubry-le-Boucher et Geoffroy-l'Angevin, suivie le
lendemain du massacre dit de la rue Transnonain : aux ordres de Bugeaud,
le 35e de ligne prend les barricades, enfonce les portes et massacre tous les
habitants du quartier. En mai 1839, la Société des saisons qu'animent
Blanqui et Barbès pille un magasin d'armes de la rue du Bourg-l'Abbé et
improvise une insurrection rue Greneta. Les deux hommes sont condamnés
à mort, puis à la prison perpétuelle au Mont-Saint-Michel.

En mai 1839, autre alerte pour la Monarchie de Juillet : Barbès, Blanqui


et leurs amis de la Société des saisons occupent le Palais de justice et
l'Hôtel de Ville. Des barricades surgissent dans tout le quartier. La troupe en
aura raison en une journée.

La police a déjoué bien des attentats contre le roi ou les princes. Elle n'a
pas prévenu celui de Fieschi. Le 28 juillet 1835, boulevard du Temple, sa
machine infernale faite de canons de fusils juxtaposés crache le feu pendant
la revue du cinquième anniversaire des Trois Glorieuses. Le roi est
indemne, mais la machine fait dix-huit morts, dont le maréchal Mortier.

La révolution de 1848 éclate dans un ciel que la bourgeoisie parisienne


croyait serein. De mauvaises récoltes qui déclenchent une crise des
approvisionnements, une recrudescence de la misère face à un
enrichissement souvent tapageur, une crise financière due à une spéculation
qui ne se connaît plus de limites, il n'en faut pas plus pour préparer les
esprits à une violente réaction contre les maladresses de Louis-Philippe et
de son gouvernement. Le malaise n'a rien de spécifiquement parisien. Les
campagnes grondent. Touchées par le chômage, les régions industrielles et
les villes ouvrières s'agitent. Après vingt ans d'une expansion que symbolise
le propos de Guizot : « Enrichissez-vous ! » et qu'illustrent à Paris les
grands travaux de Rambuteau, le peuple voit bien que seuls se sont enrichis
les riches, ceux-là mêmes qui ont naguère confisqué la révolution de 1830.

Le régime politique est contesté sur tous les fronts. L'aristocratie


légitimiste boude toujours le roi des barricades. La moyenne et la petite
bourgeoisie partagent l'hostilité du peuple à un suffrage censitaire qui fait
des citoyens de seconde zone. Pour les prochaines élections, l'opposition
fait campagne sur le thème de la réforme contre le gouvernement
conservateur de Guizot, lequel a toute la confiance du roi.

Les campagnes n'ont guère changé en un demi-siècle, mais c'est dans la


capitale que l'on est le plus sensible à la discordance entre la stagnation de
la misère et la modernisation d'une certaine société. Haussmann n'est pas
encore venu, qui assainira les quartiers populaires en les vidant et qui
réduira le chômage par ses grands travaux. Plus qu'ailleurs, ceux qui
profitent de l'évolution du monde, du «progrès», et ceux qui restent à l'écart
sont appelés à se côtoyer. Le luxe et le succès éblouissent plus à Paris qu'en
province.

Ajoutons au tableau le fourmillement d'idées et d'idéaux qui accompagne


le Romantisme. La campagne électorale de 1847, avec ses banquets, et la
révolution de 1848 auront des accents lyriques qui manquaient en 1830. On
entendra Hugo, et Lamartine sera ministre. L'histoire apporte ses
arguments : la première génération de véritables historiens tient sa partie
dans le concert. Augustin Thierry, qui vient de publier ses Récits des temps
mérovingiens (1835-1840), exalte maintenant le peuple français en publiant
les documents relatifs aux États généraux, en fait aux bourgeoisies urbaines
et aux indépendances municipales. D'autres font sonner l'écho des combats
pour la Liberté et pour l'Égalité : en la même année 1847, Louis Blanc
publie le premier volume de son Histoire de la Révolution française,
Lamartine son Histoire des Girondins, Michelet son Histoire de la
Révolution. La pensée politique s'inscrit pour un temps dans une reprise de
la continuité historique qui prend des allures d'épopée. Le gouvernement ne
s'y trompe pas, qui interdit, le 2 janvier 1848, le cours de Jules Michelet au
Collège de France.

Le détonateur, c'est l'aggravation de la crise économique et de son


cortège de misères. Les erreurs d'un Louis-Philippe qui succombe à
l'autosatisfaction et les torrents d'éloquence déversés dans les banquets ne
font qu'entrer dans un panorama européen fait de l'inadéquation des
autoritarismes politiques et d'un vent de libéralisme générateur d'illusions.
La révolution éclate en Sicile le 12 janvier 1848. Elle atteint Naples le 27.
Munich se soulève le 9 février. Rien d'étonnant à ce que Paris bouge. Le
banquet prévu par le Comité central des électeurs de la Seine, d'abord fixé
au 19 janvier, puis interdit par le gouvernement de Guizot et reporté au 22
février, est derechef interdit. Fort des troupes de Sébastiani, Thiers, qui n'est
pas au gouvernement, se dit capable de faire face à une émeute. Il ne
s'attend pas à une révolution.

Le 21 au soir, la plupart des opposants au régime renoncent à la


manifestation. A la Chambre, Odilon Barrot s'incline. Le 22 au matin, la
foule s'assemble cependant à la Concorde. Les étudiants la détournent vers
le Palais-Bourbon. Le général Sébastiani appelle un escadron de dragons,
que la foule applaudit quand ils remettent le sabre au fourreau. Après
quelques hésitations, les députés se séparent. Les premières barricades
apparaissent en fin d'après-midi, d'abord autour de la Madeleine. La foule
grossit à la Concorde. Les municipaux chargent. L'échauffourée fait deux
morts. À l'aube du 23, on ne compte plus les barricades dans les quartiers
du centre et de l'est. Les émeutiers attaquent des postes de police.

Le gouvernement fait alors appel aux défenseurs de l'ordre bourgeois que


sont les gardes nationaux, ces Parisiens contribuables qui se tiennent prêts,
au moindre signe de désordre, à enfiler leur uniforme et à prendre leur fusil.
Mais la Garde a ses amertumes : s'il suffit de payer la contribution foncière
pour servir, cela ne donne pas le droit de vote, que le suffrage censitaire
réserve aux seuls gros contribuables. Les petits-bourgeois frappés par la
crise, qui forment le gros des légions, ont cessé de se reconnaître dans le
gouvernement de Guizot. Au rassemblement, devant les mairies des douze
arrondissements, ils crient « Vive la réforme ! » et se posent en troisième
force, entre Guizot dont ils ne veulent plus et les émeutiers qui veulent la
révolution et la République. L'entrée en scène de ces modérés en armes fait
basculer l'armée, déjà peu disposée à massacrer le peuple mais encore
moins prête à un affrontement imprévu avec la Garde nationale.

Louis-Philippe comprend qu'il n'a plus de soutien. Peu après midi, il


convoque Guizot aux Tuileries. À deux heures et demie, le président du
Conseil est là. Le roi parle d'abdiquer. La reine s'y oppose. Guizot se dit
prêt à tout, sauf à faire tirer sur la Garde et à entériner la Réforme. Le roi
accepte la démission que le gouvernement se gardait bien d'offrir
explicitement. Le comte Molé devient président du Conseil. Les opposants
ont gagné. À la Chambre, ils acclament le nom de Molé. On en fait autant
dans la rue. La bourgeoisie est satisfaite. Au Ministère de l'intérieur Guizot
expédie les affaires courantes. Rarement cette formule aura aussi mal
correspondu à la réalité.

Les quartiers populaires sont moins satisfaits. À l'est de la rue Saint-


Denis, on voit rejouer la pièce déjà jouée en 1830. Des drapeaux rouges
sortent aux fenêtres. La Garde nationale doit protéger les municipaux
retranchés dans la caserne Saint-Martin. Boulevard des Capucines, un
mouvement maladroit déclenche à la nuit tombée une fusillade. On relève
une quarantaine de morts. Entre le peuple et l'armée, c'est la guerre.

Le roi n'a gagné que quelques heures. À minuit, Molé ayant renoncé, il
nomme Thiers. Dans le même temps, il demande à Guizot, toujours en
charge des affaires, de confier le commandement au maréchal Bugeaud.

Le jeudi 24, la confusion ne fait que croître. Les barricades ont gagné
tout Paris. On en dénombrera quinze cents. Les insurgés ont même dépavé
la place Vendôme et la rue Royale. Nul ne peut plus croire qu'il s'agit d'un
mécontentement du petit peuple animé par quelques provocateurs. Bugeaud
fait enlever quelques barricades. Cela ne sert de rien. Le général Bedeau,
qui se replie sur les Tuileries, se heurte à une barricade tenue par des
ouvriers que protègent des gardes nationaux. Il refuse de faire tirer, laisse
les gardes assurer l'ordre. Thiers ayant renoncé après que Louis-Philippe a
refusé de gagner Saint-Cloud pour attaquer ensuite Paris de l'extérieur avec
des troupes fraîches, le roi appelle Odilon Barrot, puis remplace Bugeaud
par le maréchal Gérard. Lamoricière prend le commandement de la Garde
nationale. L'armée, dès lors, est bafouée. Il devient évident que l'on n'aura
pas raison des barricades par la force, et que Paris appartient au peuple.
L'archevêque de Paris, Mgr Affre, prend parti pour les insurgés et va visiter
les blessés.

Les républicains voient luire la victoire. Jusque-là hommes de plume, les


animateurs des journaux d'opposition passent à l'action. Ils prennent en
main le mouvement. Il ne s'agit plus de paralyser Paris en bloquant les
carrefours, mais de s'assurer des moyens du pouvoir. La révolte sociale
devient révolution politique. Des insurgés prennent les mairies, puis l'Hôtel
de Ville. Garnier-Pagès, du National, se fait acclamer comme maire.
Pendant ce temps, ceux de La Réforme occupent les points vitaux : Étienne
Arago - le frère de François - la Poste, le dessinateur en rubans Marc
Caussidière la Préfecture de police. En fin de matinée, les Tuileries sont
menacées. Le roi passe en revue les gardes nationaux. Il sait leur fidélité
mal assurée. La Garde crie «Vive la réforme ! » Louis-Philippe rentre, signe
son abdication et quitte les Tuileries pendant qu'il est encore temps. Il est
une heure.

La monarchie constitutionnelle n'a pas sauvé le roi. L'ancien absolutisme


le mettait à portée immédiate d'une émeute, faute de représentants qualifiés
du peuple. La couronne de Louis-Philippe semblait mieux protégée. Il n'en
est rien. Une nouvelle fois, c'est la rue parisienne qui vient d'en disposer. La
province sera mise devant le fait accompli. Malgré quelques incidents
sporadiques dans les villes et quelques révoltes paysannes qui sont des
jacqueries plus que des révolutions, elle acceptera sans barguigner le choix
fait à Paris.

Le roi a abdiqué en faveur de son petit-fils le comte de Paris. Pendant que


les insurgés saccagent les Tuileries, la duchesse d'Orléans gagne la
Chambre pour tenter de sauver la couronne de son fils. Lamartine est
favorable à une régence. Les républicains le font changer d'avis.

Des Tuileries, la foule a porté le trône jusqu'à la place de la Bastille, où


on le brûle. Puis elle gagne ce qui reste le lieu de rassemblement par
excellence, l'Hôtel de Ville. Une fois encore, la vieille place de Grève prend
son rôle symbolique. Le président du Conseil, Odilon Barrot, ne suggère-t-il
pas à Victor Hugo de s'y rendre et d'y faire proclamer la régence !

La Chambre siège dans le tumulte. Des Parisiens en armes occupent les


tribunes. La duchesse est reléguée en haut de l'hémicycle. A la tribune, les
républicains mènent l'affaire. On entend Pierre de Saint-Georges, qui se fait
appeler Pierre Marie, Adolphe Crémieux, Alexandre Ledru-Rollin,
Lamartine enfin, qui fait acclamer la composition d'un gouvernement
provisoire au moment où la foule envahit l'hémicycle. Les députés
conservateurs s'enfuient. Barrot et Thiers s'esquivent.

Le gouvernement provisoire se retrouve à l'Hôtel de Ville. Même si la


franc-maçonnerie les unit presque tous, l'équipe est disparate et reflète bien
le compromis qui résulte d'une alliance de circonstance contre Louis-
Philippe, non pour un programme. Lamartine préside. Il y a François Arago
qui apporte son prestige de savant astronome, l'octogénaire Dupont de
l'Eure qui fait figure de caution républicaine pour avoir siégé jadis au
Conseil des Cinq-Cents, Garnier-Pagès, Crémieux et Marie qui
commencent de faire figure de modérés, Ledru-Rollin qui représentent la
pensée radicale, Louis Blanc qui porte la parole du mouvement socialisant
et prend Ledru-Rollin pour un tiède parfaitement représentatif de la
bourgeoisie républicaine. Pour ne pas oublier le principal acteur de l'affaire,
le peuple parisien, on y joint «l'ouvrier Albert». On parle d'une République
provisoire, en attendant le verdict des électeurs. Les Parisiens savent le peu
qu'ils doivent attendre de la province, mais ils ne peuvent se dire
républicains et refuser le suffrage universel. La République sera provisoire,
comme le gouvernement. Prenant les devants, Etienne Arago envoie aux
départements, par télégraphe optique, des dépêches leur notifiant le
changement de régime.

Quelqu'un qui ne perd pas de temps, c'est Louis Napoléon Bonaparte. La


nouvelle de l'insurrection lui est parvenue à Londres le 26 février. Deux
jours plus tard, bien qu'interdit de séjour, il est à Paris, et fait porter un
message à l'Hôtel de Ville pour se «ranger sous le drapeau de la République
». On le prie poliment de quitter Paris. Il regagne l'Angleterre.
Pendant ce temps, Caussidière organise à la Préfecture de police une
force populaire de quatre compagnies de «Montagnards» dépenaillés,
reconnaissables à leur ceinture de flanelle rouge. Ces policiers improvisés
auront tôt fait de rétablir le calme en ville, ce dont la Garde nationale des
bourgeois aurait été incapable.

Le peuple craint une nouvelle confiscation de sa victoire. Le 25, une


manifestation des charpentiers que conduit le médecin François Raspail
occupe la place de l'Hôtel de Ville. Les drapeaux rouges flottent au vent.
Raspail réclame la mort pour les partisans de la régence. Il n'en faut pas
plus pour épouvanter le bourgeois. Une échauffourée éclate. Il y a des
morts. Alors que surgissent les drapeaux rouges, Lamartine fait maintenir,
au terme d'un discours enflammé, le drapeau tricolore qui rappelle non un
régime mais soixante ans de continuité nationale et « a fait le tour du monde
» comme le symbole de la liberté.

On fait un sort aux victimes de février, mais c'est un sort bourgeois. Les
corps sont déposés le 4 mars dans le socle de la colonne de Juillet, place du
Châtelet, autrement dit du monument aux morts de la révolution confisquée
de 1830. Le service funèbre est célébré à la Madeleine, aux accents de La
Marseillaise, mais aussi de La Création de Haydn. Les corps constitués
sont à leur rang. La Garde nationale et les dragons rendent les honneurs.
Les libéraux voient là le symbole de l'unité nationale intacte.

Exception faite de Ledru-Rollin, de Blanc et d'Albert, le gouvernement


entend écarter le lien trop aisément fait entre la Deuxième République et
certains souvenirs de la Première. Pour écarter l'image de la Terreur, on
abolit la peine de mort en matière politique. La peine du pilori est
supprimée. Victor Schoelcher obtient l'abolition de l'esclavage dans les
colonies. La liberté d'expression est décrétée. Le suffrage universel est
établi le 5 mars, du moins pour les hommes, ce qui provoque une éclosion
de clubs féministes vite connus pour leurs outrances verbales dont se gausse
l'opinion masculine et dont se méfie pour cela George Sand. On plante des
arbres de la Liberté, autour desquels on danse et boit. On affirme le droit de
propriété. De programme social, point, sinon la proclamation - purement
gratuite - du droit au travail et la création d'Ateliers nationaux plus
évidemment destinés à occuper les chômeurs dans de nouveaux travaux
publics qu'à remédier à la crise de la société. Est repoussé le projet de Louis
Blanc qui voulait favoriser des coopératives ouvrières dites Ateliers sociaux
et pourvues de moyens de production confisqués sur les propriétaires
capitalistes. Quant aux catholiques sociaux, avec Alphonse de Lamartine,
Armand de Melun, Frédéric Ozanam, Henri Lacordaire et Félicité de
Lamennais, ils exaltent le « charpentier de Nazareth » en prônant la charité
avant de se diviser sur les moyens à mettre en œuvre.

Sur ordre de Mgr Affre, on remplace à la fin des messes le Domine


salvum fac regem par un Salvum fac populum improvisé qui rend les curés
populaires mais donne aux idélogues de la Révolution le sentiment que l'on
va vers une République cléricale. L'archevêque bénit un arbre de la Liberté
devant Notre-Dame. Lacordaire prêche le Carême. L'union de Dieu et du
peuple en enflamme quelques-uns, en agace beaucoup.

Le nouveau gouvernement prend goût au pouvoir. Ledru-Rollin donne à


déjeuner au Petit Trianon. Dupont de l'Eure s'installe au Luxembourg. On
chasse à courre à Chantilly. On occupe la loge royale dans les théâtres. Les
femmes du monde commencent de jouer un rôle politique, George Sand
comme Marie d'Agoult. On distribue des fonctions.

Libérés par la révolution, les Armand Barbès et les Auguste Blanqui


mettent, l'un à la tête du club de la Révolution, l'autre à celle de la Société
républicaine centrale, leur prestige d'insurgés historiques au service d'une
véritable révolution politique et sociale. Les Montagnards de Caussidière
tiennent la rue. La liberté de la presse multiplie les feuilles politiques au
nom souvent significatif : Le Père Duchêne, La Commune de Paris, Le
Tribunal révolutionnaire, Le Pilori. Les esprits s'échauffent. Le chômage ne
cesse de croître, qui favorise les conciliabules.

La discorde s'installe ouvertement dans le gouvernement. La série des


«journées» s'est ouverte le 16 mars par une manifestation des compagnies
d'élite de la Garde nationale, dont on a annoncé l'avant-veille la
dissolution : grenadiers et voltigeurs, les «bonnets à poil » représentent les
quartiers bourgeois, et les radicaux, suivant Ledru-Rollin, les sacrifient à
leur fragile entente avec Louis Blanc. À cette journée bourgeoise qui
acclame Lamartine et Arago répond le 17 une démonstration populaire. Ce
qui est patent, c'est la désunion du mouvement révolutionnaire. Les uns
veulent qu'on élise sans tarder les nouveaux officiers de la Garde, les autres
qu'on reporte de quelques jours l'élection pour mieux la préparer, d'autres
enfin qu'on la renvoie sine die pour ne pas voir renforcé le pouvoir local de
la moyenne bourgeoisie d'où seront inévitablement issus les officiers, les
nouveaux comme les anciens. Le gouvernement a grand-peine à maintenir
son unité. Ledru-Rollin et Louis Blanc sont applaudis par les ouvriers, mais
leur décision même - report au 5 avril - les sépare déjà.

Plus grave est la menace que fait planer sur l'équilibre gouvernemental
l'approche des élections à l'Assemblée constituante. Tout le monde sait que
la province va, quelques grandes villes exceptées, donner sa confiance à une
représentation nationale réduite aux notables. Elle va massivement
désavouer Paris. Autour de Blanqui, on songe à un coup de force qui
éliminerait les modérés et renverrait à jamais les élections. George Sand
appelle publiquement à une nouvelle révolution. De tout côté on parle d'un
nouveau Fructidor. Le 16 avril, le long cortège des ouvriers s'ébranle de la
Concorde vers l'Hôtel de Ville. Mais Ledru-Rollin entend défendre la
démocratie : il mobilise la Garde nationale, fait bloquer les accès de l'Hôtel
de Ville, puis couper, encercler et disloquer la manifestation. Louis Blanc et
Albert assistent impuissants à la défaite de Blanqui. Renforcée par la
lassitude d'un mois de désordres, la détermination de la bourgeoisie l'a
emporté. Le 20, la Garde et l'armée défilent de l'Étoile à la Concorde pour
une fête de la Fraternité improvisée. Lamartine et Ledru-Rollin feront tout
pour qu'on ne prenne pas cette victoire pour un triomphe réactionnaire.

Comme prévu, les élections des 23 et 24 avril font entrer au Palais-


Bourbon une majorité socialement proche de celle qui vient d'être renvoyée.
Certes, l'orléanisme est balayé, mais on voit reparaître les légitimistes et les
catholiques portés par les campagnes et soutenus par l'épiscopat, les
libéraux favorables à la démocratie et au suffrage universel mais non au
socialisme, bref les notables qui ont formé l'opposition sous la Monarchie
de Juillet. Leur arrivée au pouvoir ne passe pas, aux yeux des
révolutionnaires parisiens et des socialistes, pour l'aboutissement normal
des événements de février, et ce d'autant plus que l'Assemblée se montre
ouvertement hostile à Paris, la capitale étant accusée d'agir abusivement au
nom du pays. Sur 880 députés qui s'assemblent le 4 mai, on compte moins
de cent radicaux et socialistes. Le triomphateur, c'est Lamartine, élu à Paris
et dans neuf départements de province. Même à Paris, le suffrage universel
est sévère pour les animateurs du mouvement de février. Ledru-Rollin et
Louis Blanc sont élus de justesse. D'entrée de jeu, l'Assemblée et le
gouvernement provisoire sont en opposition. Seul, Lamartine échappe à
l'hostilité des députés, mais ceux-ci l'abandonnent dès lors qu'il refuse de
sacrifier Ledru-Rollin. Une Commission du pouvoir exécutif de cinq
membres est élue - Arago qui préside, Garnier-Pagès, Marie, Lamartine et
Ledru-Rollin - mais ses membres ne sont plus ministres : on revient au
Directoire. Louis Blanc et Albert ne sont plus rien. Le socialisme est oublié.
La Commission s'installe au Luxembourg. Nul ne songe à occuper les
Tuileries, dévastées en février.

Maintenant que le gouvernement n'est plus provisoire, il ne siège plus à


l'Hôtel de Ville. Il n'en faut pas plus pour réveiller les ambitions
municipales. Le maire, Armand Marrast, voit venir le moment où il pourra
jouer un rôle. Et la Garde nationale ne sait plus qui la commande.

Les clubs tentent alors de reconquérir le pouvoir dans la rue, ne serait-ce


que pour rappeler leur existence. On va revoir des barricades, mais les
temps seront plus durs car le nouveau pouvoir se sent assuré de sa
légitimité.

Le 15 mai, profitant de la présence à Paris de délégations venues de


province pour une fête de la Concorde qui a finalement été décommandée,
une manifestation populaire s'organise à la Bastille. À midi, la foule est à la
Concorde. La Garde arrive trop tard pour fermer le pont. À une heure,
l'Assemblée est envahie. Raspail, Blanqui, Barbès montent à la tribune.
Dehors, les tambours battent le rappel. Barbès menace ceux qui en ont
donné l'ordre. Une nouvelle fois, on crie « À l'Hôtel de Ville ! » Dans une
extrême confusion, un président autodéclaré, Aloysius Huber, déclare
l'Assemblée dissoute. Blanqui et Raspail sont arrêtés, Louis Blanc est
malmené par la Garde, beaucoup rentrent prudemment chez eux. Les
républicains l'ont compris : c'est le glas de la démocratie. Et la Commission
exécutive a prouvé son inefficacité. Le 17 mai, le général Eugène
Cavaignac, qui arrive d'Algérie, devient ministre de la Guerre. Comme son
frère Godefroy, l'un des chefs du parti républicain sous la Monarchie de
Juillet, le général est un républicain convaincu, mais un républicain d'ordre.
Dans le même temps, Louis Napoléon pose sa candidature aux élections
rendues nécessaires par la démission de députés lassés ou élus dans
plusieurs départements. Le 5 juin, quatre départements, dont la Seine, le
portent à l'Assemblée. Le prince a beau renoncer à son mandat dès le 18,
conscient des réticences qu'il rencontre et du trouble qu'il apporte, le
mouvement est lancé. On s'attendait au succès des extrêmes, royalistes et
socialistes, aux dépens des libéraux incapables de gérer la crise alors que
l'on compte plus de cent mille chômeurs inscrits à Paris dans des Ateliers
nationaux inexistants et qui tuent le temps, pour vingt sous par jour, en
jouant au bouchon et en faisant la sieste. Le succès du bonapartisme
surprend ceux qui ne voient pas monter la peur.

Le 21 juin, c'est l'erreur fatale. La Commission exécutive supprime les


Ateliers. Les chômeurs auront à choisir entre les travaux publics -
construction de lignes de chemin de fer, assèchement des marais de
Sologne, aménagement du littoral landais - ou l'armée d'Algérie. En
attendant leur départ, on refuse d'inscrire ceux qui arrivent chaque jour de
province. Ils fourniront à l'insurrection une masse de manœuvre prête à tout
puisque n'ayant même pas à perdre les vingt sous des Ateliers.
L'Assemblée, elle, débat de la nationalisation des compagnies ferroviaires.
Le 22, c'est l'émeute. On chante le Ça ira ! Menace non ambiguë, on crie «
Du pain ou du plomb ! » mais aussi « La liberté ou la mort ! » Un chef
improvisé, l'ancien séminariste Louis Pujol, harangue les manifestants
devant le Panthéon, puis devant la colonne de Juillet. Le gouvernement
s'aperçoit un peu tard que le conflit n'est plus politique : c'est la lutte de la
misère contre la richesse, l'affrontement des quartiers pauvres de l'est et du
vieux centre et des nouveaux quartiers opulents de l'ouest parisien. La
capitale est coupée en deux par la frontière de la faim. Lamartine ne l'a pas
compris, qui a vécu un rêve de démocratie lyrique. Haussmann s'en
souviendra.

Le 23, Paris se hérisse de barricades. Ce ne sont plus les quelques


dizaines de barricades des précédentes journées d'émeute. De la Seine au
Val-de-Grâce, on compte douze barricades sur l'axe de la rue Saint-Jacques
et du faubourg. Il y en a quatorze vers la barrière d'Italie par la rue
Mouffetard. Sur la rive droite, les rues Saint-Denis et Saint-Martin sont
respectivement barrées par trente-neuf et cinquante-cinq barricades. Il en
est vingt entre les abords de la Bastille et la barrière du Trône sur l'axe de la
rue Saint-Antoine et du faubourg, et vingt-sept entre l'Hôtel de Ville et la
porte du Temple. Derrière les barricades, des étudiants, des ouvriers, des
chômeurs, mais aussi des boutiquiers, des artisans, voire des gardes
nationaux des quartiers populaires. Bref, le peuple en crise. Et les gardes
ont des fusils.

Malgré les ordres qui se font pressants, Cavaignac temporise. Il laisse


aux barricades le temps de fixer l'insurrection. Elles gêneront sa manœuvre,
mais elles disséminent les forces de la révolution. Méfiant devant la Garde,
même celle des beaux quartiers dont rien ne garantit la fidélité à un
gouvernement déconsidéré, il regroupe les seules forces dont il soit sûr,
l'armée, que son recrutement provincial protège des tentations de
connivence.

Car la province réagit très mal aux sollicitations révolutionnaires. À


Marseille, le commissaire de la République, Émile Ollivier, a fait donner
l'armée contre un début d'insurrection. À Lyon, les ouvriers attendent de
voir comment tourneront les choses à Paris. Ailleurs, on est las de
l'agitation parisienne. La France a voté, et elle réprouve ce peuple de Paris
qui prétend parler en son nom. On voit affluer dans la capitale des
volontaires prêts à se battre pour l'ordre. Les ouvriers ne seront pas rares
parmi ces volontaires venus renforcer la garnison de Cavaignac. Quant à la
Garde mobile, elle est peuplée de jeunes provinciaux engagés pour
échapper au même chômage qui jette les Parisiens derrière les barricades.
Après le conflit politique et après le conflit social, l'affaire tourne au
règlement de comptes entre la province et Paris. Et Thiers propose de
nouveau un repli de l'Assemblée hors de Paris. Le rétablissement du
suffrage universel va signifier le déclin de la prééminence politique de
Paris. Malgré les sursauts que représentent quelques insurrections comme
celle de la Commune, cet affaiblissement politique de Paris sera durable.
Les gouvernements s'entendront à jouer de la stabilité des électorats
provinciaux, et notamment de l'électorat rural.

C'en est fini des gloires de février. Lamartine et Ledru-Rollin sont


conspués. La maison de Victor Hugo brûle. Le 24 juin, l'Assemblée démet
la Commission exécutive et vote les pleins pouvoirs à Cavaignac. Celui-ci
décrète l'état de siège. Plusieurs journaux sont interdits et le directeur de La
Presse, Emile de Girardin, est emprisonné. Les clubs sont fermés. Les
libéraux comme la province reprocheront amèrement aux émeutiers d'avoir
conduit la France à la dictature militaire.

On se bat maintenant devant chaque barricade. Confortée par


l'intervention des gardes mobiles et de l'armée, les gardes nationaux des
quartiers bourgeois se vengent de leur peur. On fait donner l'artillerie. Les
morts jonchent le pavé devant l'Hôtel de Ville, autour de Saint-Merry,
devant le Panthéon, à Saint-Lazare, au Temple, à la Villette, au faubourg
Saint-Antoine. Illustré par Meissonier, le carnage de la barricade de la rue
de la Mortellerie restera dans les mémoires. À la Bastille, l'archevêque, Mgr
Affre, est tué d'une balle alors qu'il tente de convaincre les uns et les autres
de cesser le combat. Pour avoir voulu négocier à la barrière d'Italie, le
général Bréa est arrêté, puis fusillé par les insurgés.

Le dernier combat est livré au faubourg Saint-Antoine. Les généraux


Perrot et Lamoricière dirigent les opérations. Le 26 à midi, tout est fini. Le
peuple parisien est pour longtemps écrasé, et les vainqueurs ne sont pas
fiers du bain de sang qu'il leur a fallu faire pour rétablir l'ordre. La prise des
barricades a coûté seize cents hommes - dont cinq généraux - aux forces de
Cavaignac. Leur défense en a coûté aux insurgés trois mille, tués au combat
ou sommairement exécutés.

L'Assemblée se retrouve au Palais-Bourbon. C'est pour élire Cavaignac


président du Conseil. Il s'installe rue de Varenne.

Paris demeure en état de siège. On enterre les morts, on soigne les


blessés, on célèbre place de la Concorde un office funèbre pour tous les
morts. Dix mille insurgés sont en prison. Puis on fait un tri. Les deux tiers
des prisonniers sont libérés. Parmi le reste, les femmes vont à Clairvaux, les
hommes en Algérie. Les chefs sont jugés. Blanqui est jeté en prison. Une
commission d'enquête entend même les justifications de Lamartine et de
Ledru-Rollin. Louis Blanc et Caussidière parviennent à gagner l'Angleterre
alors qu'on va les arrêter.
Le 25 septembre, Louis Napoléon Bonaparte entre à l'Assemblée, élu lors
de partielles par cinq départements. Le 12 novembre, la nouvelle
constitution est proclamée. Malgré la vaine opposition de Jules Grévy, elle
prévoit l'élection du président de la République au suffrage universel. Mais
les constituants ont stipulé que, si aucun candidat n'obtient la majorité
absolue, l'Assemblée choisira entre les cinq premiers. On est alors bien sûr
qu'aucun candidat ne saurait, avec la multiplicité des candidatures, atteindre
la majorité absolue. Les 10 et 11 décembre, Louis Napoléon obtient 74 %
des 7,5 millions de suffrages exprimés. Cavaignac en a 19 %, Ledru-Rollin
5 %. Lamartine suscite une franche gaieté à l'Assemblée quand on annonce
ses 21 000 voix : 0,3 %. Même à Paris, Bonaparte, avec 58 %, réunit sur
nom nom les voix bourgeoises et celles des quartiers ouvriers. Il est le seul
qui n'ait encore déçu personne. Il est l'élu des ouvriers comme des paysans,
de Paris comme de la province. Les résultats sont proclamés le 20
décembre. Le président s'installe à l'Élysée. La page est tournée.

Trois ans plus tard, ce sera le coup d'État du 2 décembre. Un an encore, et


le prince-président deviendra Napoléon III.

LE SECOND EMPIRE

Dans l'affaire du coup d'État, Paris ne joue que le rôle d'un acteur passif.
Les arrestations ont été opérées au domicile des opposants. Pas un coup de
feu n'a été tiré dans la nuit, non plus que dans la journée du 2 Décembre. Au
contraire de la province qui s'insurge et donnera ainsi matière à une violente
répression, le peuple parisien ne réagit guère, sur l'instant, à un coup de
force interne au milieu politique et essentiellement dirigé contre
l'Assemblée. Mais le lendemain 3 décembre, il y a foule dans les quartiers
habitués aux émeutes, entre la rue Saint-Martin et le faubourg Saint-
Antoine. On circule, on parle beaucoup, les esprits s'échauffent quelque
peu. Des barricades s'élèvent. Beaucoup ont pris une arme. Des coups de
feu partent. Le député Baudin est tué au faubourg Saint-Antoine. Le 4, le
faubourg du Temple est aux mains des insurgés. La cavalerie charge. On tire
de tous les côtés. Au soir, on comptera deux cents morts dans la troupe,
quatre cents dans le peuple. Les arrestations suivront, avec leurs
conséquences : emprisonnements, déportations, exils.

Ne nous y trompons pas : le pays en a assez d'une opposition


parlementaire qui paralyse le président. En fait, la République est déjà
morte, de la chicane. Dans tous les milieux, on chante sans ménagement le
Requiem du suffrage universel. Le prince-président soumet d'ailleurs au
plébiscite, les 21 et 22 décembre, la sanction de son coup d'État : il obtient 7
411 000 oui, contre 641 000 non. Quoi qu'il en soit des irrégularités du vote,
la France et notamment Paris ne voient là que le triomphe de l'ordre.

Louis Napoléon va dès lors très vite en besogne. L'état de siège est levé
le 27 mars 1852. Les libertés publiques et le fonctionnement normal du
Sénat et du Corps législatif sont rétablis le 29. Un voyage du président dans
le Midi donne à la province, en septembre-octobre, l'occasion de crier «Vive
l'empereur! » On crie de même à Paris quand Louis Napoléon rentre dans sa
capitale le 16 octobre. Le 7 novembre, le Sénat rétablit l'Empire. Les 20 et
21 novembre, un plébiscite confirme le sénatus-consulte par 7 800 000 voix
contre 253 000. Le 2 décembre, l'Empire est proclamé. Les Parisiens n'en
verront rien : la cérémonie a lieu à Saint-Cloud, comme jadis le coup du 18
Brumaire.

Paris a jusque-là fait l'histoire. La Révolution de 1848 a été parisienne.


La province réagit en favorisant l'établissement du Second Empire, aux
racines largement rurales et au propos fortement anti-parisien. Le
couronnement de cette réaction sera l'attitude de la province contre la
Commune en mai 1871.

En attendant, Paris fait la part belle à l'opposition. Aux élections de 1857,


les républicains emportent en ville cinq sièges sur huit. Encore Haussmann
veille-t-il à ne pas laisser se développer dans la ville une industrie lourde
qui multiplierait les ouvriers. Mais les intellectuels parlent fort, et le
quartier Latin manifeste dès qu'il en a l'occasion. Quant aux conspirateurs
de toute origine, ils trouvent à Paris les avantages d'un anonymat plus aisé,
et les attentats manqués se succèdent. On est très près d'une révolution
lorsqu'en 1858 échoue l'attentat de Félix Orsini. L'empereur échappe, une
fois encore, à la mort, mais on compte de nombreuses victimes.
Dès lors, l'effervescence ne cesse plus guère au quartier Latin. Ce qui est
nouveau dans les années 1865, c'est qu'elle gagne les quartiers ouvriers de
l'Est parisien. Là, on ne déclame pas Hugo en ironisant sur «Napoléon le
Petit», on chante La Marseillaise en scandant le nom de Garibaldi. Pour
l'auteur de L'Extinction du paupérisme, pour le stratège de l'Empire libéral,
pour celui qui rétablit en 1868 une certaine liberté de presse et de réunions
publiques, l'échec est cuisant. Plus qu'en toute autre ville, on ressent à Paris
les conséquences d'une spéculation immobilière qui a dépassé les limites du
raisonnable : les grandes percées de Haussmann et des frères Pereire sont
bordées de maisons inhabitées. La grande illusion d'un urbanisme porté par
le développement économique s'efface sur fond de faillites. Les Parisiens
écoutent maintenant Jules Simon, nouvelle tête d'affiche du radicalisme. On
s'arrache Le Réveil de Delescluze, et Le Rappel derrière lequel il y a Hugo,
puis La Lanterne de Henri Rochefort, et enfin La Marseillaise du même.

L'assassinat en duel du jeune journaliste Victor Noir par le prince Pierre


Bonaparte - un fils de Lucien connu pour son tempérament emporté - vient
mal à propos pour l'empereur. Noir était un collaborateur du directeur de La
Lanterne, Rochefort. À ses obsèques, le 12 janvier 1870, la manifestation
frôle la révolution au son de La Marseillaise. De Neuilly, la foule revient
vers le centre. La police doit la disperser au rond-point des Champs-
Élysées. Une arrestation intempestive de Rochefort, le 7 février, fait surgir
des barricades de Belleville au faubourg du Temple.

Il y a longtemps que Napoléon III a perdu sa popularité dans la capitale


lorsqu'aux élections du 21 mars 1869 l'opposition au régime et à la dynastie
l'emporte par 234 000 voix contre 77 000 : 75 % des électeurs parisiens
votent pour l'opposition, alors que le rapport n'est que 60 % dans l'ensemble
de la France. Au référendum du 8 mai 1870, les choses ont empiré à Paris,
où l'on repousse même l'évolution libérale proposée : alors que l'ensemble
du pays l'approuve par 83 % des votes, Paris ne lui donne que 138 000 oui
contre 184 000 non, soit 43 %. Les républicains ont voté avec les royalistes,
contre l'Empire. Napoléon III semble triompher, mais sa capitale
l'abandonne. Le 28 juillet, pendant qu'on enrôle des volontaires, il quitte
Saint-Cloud pour le front. Paris, dès lors, est en proie à la rumeur. On
pavoise le 6 août sur le faux bruit d'une victoire, on s'arme le 7 sur le bruit
d'une défaite. Les mairies sont transformées en dépôts de vivres : tout le
monde s'attend à voir les Prussiens assiéger la capitale. Le moins qu'on
puisse dire est que la ville est nerveuse. Même les républicains modérés
craignent la révolution. Le 14, Blanqui fait attaquer la caserne de pompiers
de la Villette par un groupe d'émeutiers vite arrêtés et jugés. Le 18, le
général Trochu, naguère disgracié comme opposant viscéral à l'Empire, est
nommé gouverneur militaire de Paris. On compte sur lui pour mener la
guerre contre les Prussiens. Nul ne s'attarde au fait qu'il est orléaniste plus
que républicain. On arme la Garde nationale. C'est donner des fusils aux
Parisiens.

La nouvelle du désastre de Sedan tombe sur Paris, prématurément


d'ailleurs, dès le 3 septembre 1870. Pendant qu'on discute au Corps
législatif, la foule s'assemble sur les boulevards, gagne la Bastille, passe la
nuit dehors. Il fait chaud. Des députés proposent la déchéance de l'empereur
vaincu.

À l'aube du 4 septembre, les républicains se massent sur la place de la


Concorde pour exiger la déchéance. Le général de Cousin-Montauban,
comte de Palikao, successeur d'Émile Ollivier depuis le 9 août, groupe ses
hommes devant le Palais-Bourbon. Ils sont peu désireux d'en découdre.
Lorsque les tribunes commencent de manifester, l'Assemblée se trouve sans
défense. La foule submerge vite les députés, envahit l'hémicycle. Le
président lève la séance. Gambetta a le temps de crier : «À l'Hôtel de
Ville!» Les Parisiens font une escorte bruyante aux députés qui, à pied,
longent les quais, passant au ras des Tuileries que n'a pas encore quittées
l'impératrice Eugénie. Vers quatre heures de l'après-midi, tout le monde se
retrouve à l'Hôtel de Ville. Les républicains sont maîtres du jeu, non les
révolutionnaires. La République est proclamée. En fait, ce sont les Parisiens
qui mènent l'affaire, et Paris s'oppose délibérément à la France. On va
jusqu'à décider que le gouvernement provisoire sera constitué des députés
de la Seine, quitte à laisser une place à ceux qui, comme Gambetta, ont été
élus à la fois dans la Seine et en province. Les purs provinciaux sont
écartés. Chose imprévue, Trochu se retrouve président. Le bourgeois
ironisera plus tard sur le participe du verbe «trop choir».
Pendant que l'impératrice se réfugie chez son dentiste, la foule se rend
aux Tuileries. Dans la salle du Trône, la République est de nouveau
proclamée. Dans les rues, la foule casse les aigles et les effigies de
l'empereur. On rouvre les cafés. Étienne Arago est nommé maire de Paris. Il
désigne les maires des arrondissements : Clemenceau a le 18e. À la gare
Saint-Lazare, Victor Hugo débarque sans être reconnu, venant de
Guernesey. Les Parisiens mettront quelques jours à l'identifier.

Le 5, Paris s'organise pour le pire. Les Prussiens marchent sur la capitale.


On mobilise la Garde nationale, autrement dit les bourgeois qui sortent leur
uniforme et leur fusil pour affronter une éventuelle insurrection populaire.
Sans compter les supplétifs, Trochu dispose de 70 000 hommes décidés à
défendre à la fois la France, la République et l'ordre social. Pour l'instant,
l'alarme intérieure est vaine : les Comités républicains de vigilance qui se
forment dans les arrondissements protestent de leur loyalisme envers le
nouveau gouvernement. Un Comité central républicain des vingt
arrondissements est constitué le 11 septembre. Il exige les pouvoirs de
police et la responsabilité des approvisionnements. Le gouvernement
réplique le 17 en annonçant des élections municipales pour la semaine
suivante. Gambetta espère ainsi désarmer le Comité central. Le projet est
irréaliste. Mais il faut faire voter la province si l'on veut financer la guerre.
Une élection législative est prévue pour le 16 octobre.

L'unité se fait cependant autour d'un programme à court terme : la


Défense nationale. Les Prussiens sont aux portes de Paris. Le roi de Prusse
et son chancelier logent à Ferrières, le château des Rothschild, près de
Lagny. Pendant que Jules Favre négocie vainement avec Bismarck, Blanqui
lance un appel à l'union nationale. L'intransigeance de Bismarck cimente
cette union.

LE SIÈGE ET LA COMMUNE

Tout s'est jusqu'ici passé à Paris. Le gouvernement est moins sûr de la


province, peu sensible à l'idéologie républicaine de 1848 et à une levée en
masse dans le style de 1793. Pour n'être pas coupé de la province, le
gouvernement envoie à Tours quelques-uns de ses membres, et notamment
Crémieux. La coupure par les Prussiens du câble télégraphique immergé
dans la Seine complique les relations entre Crémieux et Gambetta, demeuré
à Paris. Paris ne correspond plus avec la province - et avec le gouvernement
- que par des pigeons voyageurs, des aérostats et des flotteurs lancés sur la
Seine. L'embarcadère d'Orléans - future gare d'Austerlitz, abrite quelque
temps une fabrique de ballons-postes. C'est alors que commence une
technique de réduction de l'encombrement du courrier promise à un brillant
avenir : le microfilm. Mais Gambetta voit bien que, dans ces conditions, les
élections feront le jeu des fédéralistes et des partisans de la paix à tout prix.
Paris révolutionnaire est suspect à la province où, il le sait, les partisans de
l'Empire et les monarchistes frustrés depuis 1848 sont largement
majoritaires. Les descendants des Girondins sont pour la modération, les
anarchistes de Marseille ou de Lyon craignent une nouvelle confiscation de
la révolution par la bourgeoisie. Pour faire prévaloir la volonté d'unité et de
lutte contre l'invasion, Gambetta gagne Tours en ballon. De là, le
gouvernement dirigera la Défense nationale. Jules Ferry et Jules Favre
demeurent à Paris.

La capitale s'organise pour le siège. On constitue une armée avec les


moyens locaux. Ils ne sont pas négligeables dans une ville qui, avec ses
abords immédiats, dépasse les deux millions d'habitants : 90 000 gardes
nationaux, 80 000 soldats, 115 000 gardes mobiles. S'y joindront bientôt 12
000 fusiliers marins, puis des corps d'armée rappelés de l'Est. Fin
septembre, Trochu dispose en théorie de 500 000 hommes, mais les deux
tiers sont inexpérimentés et se débanderont à la première escarmouche. Il
décide donc d'attendre l'armée que lève le gouvernement de Tours.

On a fait des provisions : 30 000 bœufs, 180 000 moutons. Trochu estime
qu'il a les moyens de supporter un siège. Le 19 septembre, les Prussiens ont
pris Châtillon. Ils commencent de canonner la ville. Le peuple ne partage
pas les espoirs du général et s'inquiète d'un attentisme qui pourrait bien finir
dans le défaitisme. On se méfie de Jules Ferry, mais aussi du Comité
central, dont les blanquistes dénoncent la mollesse. La Garde nationale
demande des élections. Le 26 septembre, Ledru-Rollin et Delescluze
proposent de constituer une Commune souveraine et de la charger de la
défense. À l'évidence, Paris se passe de la France. Le 5 octobre, le peuple
de Belleville manifeste devant l'Hôtel de Ville. Des clubs se forment. Tous
demandent que l'on fasse tout de suite une sortie, pour battre les Prussiens
ou, au moins, pour desserrer l'étau.

Le 27 octobre, Paris apprend la capitulation de Bazaine dans Metz. Il n'y


a plus d'armée, donc plus aucun espoir de secours extérieur. Et les Prussiens
viennent de dévaster Le Bourget. Venu de Tours au prix de combien de
difficultés, Thiers rencontre Bismarck à Versailles, puis à Paris ses
collègues du gouvernement et Trochu. Favre pousse à l'armistice.

Le peuple a compris. Le 31, une manifestation devant l'Hôtel de Ville -


décidément le cœur de la vie politique - exige le renvoi de Trochu et
l'élection immédiate d'une Commune. Ce qui hante les Parisiens, c'est le
souvenir de la commune d'Hébert, d'une Commune «souveraine», dont
l'établissement traduira dans le déséquilibre des pouvoirs un transfert de
l'autorité vers le bas de la hiérarchie sociale. Paris veut se défendre, malgré
le gouvernement, mais Paris entend donner le pouvoir au peuple. L'Hôtel de
Ville est envahi. Trochu et Ferry s'enfuient. Un Comité de Salut public est
constitué : on y trouve Blanqui et Delescluze, mais aussi Victor Hugo.
Trochu lance alors contre l'Hôtel de Ville une contre-attaque avec ses
troupes bretonnes, les seules dont il ne craint pas qu'elles pactisent avec les
Parisiens. Dans la nuit, un accord évite l'effusion de sang : le gouvernement
reste au pouvoir, mais on va élire la Commune.

Thiers ne peut tergiverser : il doit voir Bismarck le 2 novembre. Favre et


lui savent que l'on ne peut prolonger le siège : les vivres vont manquer. On
a tout rationné. Ce sera bientôt la disette. Au petit matin du 1er, Favre fait
arrêter plusieurs membres du Comité de Salut public et installe au Louvre le
gouvernement de la Défense nationale. La Garde nationale est placée sous
le commandement de l'énergique général Clément Thomas. Il ne s'agit plus
de défendre Paris contre les Prussiens mais de défendre l'ordre contre la
révolution. Le 3, un plébiscite improvisé dans Paris par Favre - qui occupe
le temps pendant que Thiers négocie à Versailles - donne une énorme
majorité au gouvernement : 330 000 oui, 52 000 non. Les urnes désavouent
le Comité.
Les élections municipales, le 5 novembre, donnent à Paris vingt maires
dont deux révolutionnaires (Delescluze dans le 19e et Ranvier dans le 20e),
six radicaux (dont Clemenceau dans le 18e) et douze modérés fidèles à
Ferry et à Favre. Les électeurs n'ont pas suivi les doctrinaires. Le
gouvernement refuse alors une Commune unique. Le maire épisodique qu'a
été Arago remet la gestion de la capitale à Jules Ferry. La première
Commune a vécu.

Sur la Loire, cependant, les choses vont mal. Les armées improvisées de
la République se font battre. Les Prussiens prennent Orléans. Au début de
décembre, la «délégation du gouvernement» se replie sur Bordeaux. L'une
après l'autre, ses armées disparaissent.

Comprenant enfin qu'il n'a plus de secours à espérer, Trochu tente la


sortie qu'exige le peuple. Il n'atteint pas Versailles, où Bismarck vient de
proclamer la naissance de l'empire d'Allemagne, et fait inutilement tuer
quatre mille hommes le 19 janvier à Buzenval. Il déclare alors que la
défense de Paris est impossible. Le 22 janvier, il est remplacé par Vinoy. Ce
même jour, une nouvelle manifestation, menée par les blanquistes et venue
pour l'essentiel de Belleville, exige une véritable Commune et la poursuite
de la guerre. On ramasse cinq morts devant l'Hôtel de Ville. Delescluze est
arrêté.

Favre, cependant, négocie la reddition de Paris. Bismarck refuse cette


capitulation limitée qui laisserait le gouvernement de Bordeaux libre de
continuer la guerre. À Bordeaux, Gambetta la refuse aussi, et démissionne.
Le 28 janvier, un armistice de trois semaines est conclu. On en profite pour
élire, le 8 février, l'Assemblée nationale qu'exige un Bismarck peu soucieux
de traiter, sinon à titre provisoire, avec un gouvernement dont l'avenir
pourrait mettre en cause la légitimité. À Paris, l'absence de nombreux
bourgeois, partis depuis longtemps pour la province, laisse la majorité aux
partisans de la guerre à outrance : les modérés, partisans de l'arrêt des
hostilités, n'ont que six élus (dont Favre et Thiers) sur quarante-trois
députés. Les révolutionnaires ne sont pas moins battus : même Blanqui est
écarté par les électeurs. Les gagnants sont les républicains radicaux et
patriotes, menés par Gambetta. Parmi les élus de ce parti de la guerre, on
trouve Victor Hugo et Henri Rochefort, Henri Brisson et Victor Schoelcher,
Louis Blanc et Georges Clemenceau. À titre de symbole, sinon de curiosité,
Paris élit Garibaldi.

À l'Assemblée qui se réunit à Bordeaux, c'est la paix qui a la faveur d'une


majorité en bonne partie royaliste : on dénombre environ quatre cents
députés royalistes face à deux cents républicains, à quelque trente partisans
de l'Empire et à une vingtaine de révolutionnaires. Mais les notables du
parti royaliste n'entendent pas payer les fautes de l'Empire : ils laissent pour
un temps le pouvoir aux républicains. Élu président de l'Assemblée, Jules
Grévy ne cache pas sa préférence pour la paix, qui permettrait de préparer
la revanche. On peut, juge-t-il, être patriote et pacifiste par opportunité. Élu
dans vingt-six départements, auréolé de son prestige d'irréductible
adversaire de l'Empire, Thiers a les mains libres. Seule, à ses yeux, la paix
imédiate peut préparer le redressement national sans provoquer le
rétablissement de l'Empire. Grévy le fait désigner comme «chef du pouvoir
exécutif». Le 28 février, l'Assemblée ratifie le traité : il en coûtera cinq
milliards et la perte de l'Alsace-Lorraine.

Les Allemands - on dit encore les Prussiens - occuperont l'ouest de la


capitale jusqu'à la signature du traité. Paris crie à la trahison. Le tocsin
sonne. Les Parisiens vont aux fortifications. Le 1er mars au matin, la ville
est sous les armes. Ceux qui, modérés ou révolutionnaires, estiment que
toute résistance conduira à la tuerie parviennent à se faire entendre. On a
déjà compté soixante mille morts pour rien. Cela suffit. Le 1er mars au
matin, les Prussiens descendent les Champs-Élysées. Les drapeaux français
sont cravatés de noir. Heureusement, le traité est signé le 3. Les Prussiens
évacuent. On peut croire la paix revenue.

Il n'en est rien. Paris se sent abandonné. Le seul pouvoir qui subsiste,
c'est celui de la Garde nationale. Les vrais chefs de la ville, ce sont les
commandants des bataillons. Ce même 3 mars, la Garde forme une
Fédération républicaine, puis élit un Comité central. Celui-ci proclame son
hostilité à l'Assemblée qui quitte Bordeaux et vient s'installer le 20 mars à
Versailles, se méfiant ouvertement de la capitale. On sait l'Assemblée
monarchiste. Le Comité central déclare que la République est au-dessus du
suffrage universel. Pour la première fois, on voit donc émerger cette thèse,
promise à un grand avenir : la légitimité l'emporte sur la légalité. Il ne s'agit
plus de battre les Prussiens mais d'abattre les Favre, les Ferry, les Grévy, les
Thiers. La Garde nationale est devenue une force révolutionnaire.

Le gouvernement n'a qu'une réplique possible : isoler Paris. Thiers va


mettre en application le plan qu'il a vainement proposé en 1848. On fait
évacuer les troupes, pour éviter qu'elles ne fraternisent avec la Garde
nationale. Encore faut-il enlever les 227 canons que la Garde a remisés,
pour les soustraire aux Prussiens, sur les hauteurs de Montmartre et
Belleville que tiennent ensemble les gardes et les soldats. Le 17 mars,
soutenu par Jules Ferry, Thiers charge le général Claude Lecomte de
prendre les canons de force. Le maire du 18e arrondissement, Clemenceau,
tente vainement d'empêcher un recours à la force : Paris ne laissera pas
partir ses canons. L'ordre donné par Thiers lui paraît une inutile
provocation. Clemenceau s'intéresse assez peu aux canons : ce qui lui
importe, c'est d'éviter l'effusion de sang. Mais déjà l'opération se solde par
un échec : envoyé contre Montmartre, le 88e de ligne fraternise avec les
gardes nationaux. La population de Montmartre se mêle aux soldats.
L'insurrection éclate. Les canons sont repris. La foule fait des prisonniers,
notamment le général Lecomte et quelques gendarmes, que rejoint au poste
de police de la rue des Rosiers (du Chevalier-de-la-Barre) le général
Clément Thomas, reconnu place Pigalle par des Parisiens qui n'ont pas
oublié qu'il a maté la révolution de 1848. Malgré une intervention de
dernière minute d'un Clemenceau qui voit se commettre de part et d'autre
l'irréparable et qui risque de se faire lyncher pour protéger les prisonniers,
Lecomte et Clément Thomas sont fusillés rue des Rosiers. Les autres
prisonniers seront épargnés.

Les soldats qui ne se mêlent pas au mouvement quittent Paris. À l'Hôtel


de Ville, Ferry comprend qu'il n'a plus les moyens de résister : il s'enfuit par
une fenêtre. Le 18, Paris est aux mains de l'insurrection. Le drapeau rouge
flotte sur l'Hôtel de Ville, où siège le Comité central de la Garde nationale.
Les maires des arrondissements sont tenus à l'écart. À la fin de mars, il n'y
aura plus à Paris que six maires sur vingt. Les opposants sont pour la
plupart réfugiés à Versailles, et Thiers regroupe ses troupes à Satory. Quant
à Clemenceau, qui a compris l'inquiétude des Parisiens sans approuver la
violence, il ne gagnera à l'affaire que de passer pour un suppôt du
gouvernement de Versailles aux yeux des révolutionnaires et de faire figure
de meneur aux yeux du gouvernement. Aux élections municipales du 26
mars, il est sévèrement battu : 752 voix sur 17 443 votants. Il démissionne
alors de l'Assemblée nationale.

La principale revendication que formulent les chefs de l'insurrection n'a


rien de social. Ils demandent que Paris se gouverne de lui-même. La
capitale se méfie des «plébiscites ruraux », entendons : de la France
conservatrice. Le mouvement se tourne contre l'État, contre le pouvoir,
contre une Assemblée nationale dans laquelle le peuple de Paris ne se
reconnaît pas, non contre la société. À aucun moment ils ne s'en prendront à
la propriété, non plus qu'aux biens des Parisiens aisés qui ont fui. L'ordre de
démolir l'hôtel de Thiers, place Saint-Georges, ne sera, le 10 mai, qu'une
exception à caractère purement politique. Ce que veulent les insurgés, c'est
substituer à une république des notables une république du peuple. Ils
récusent le système représentatif, accusé de trahison permanente. Ils veulent
la démocratie directe. L'autonomie politique de Paris est un symbole autant
qu'une fin. Même les maires des arrondissements sont contestés, et
finalement remplacés par des comités. C'est en vain que les maires tentent
de jouer les intermédiaires entre Versailles et l'Hôtel de Ville. Thiers et
Favre refusent tout compromis, comme d'ailleurs l'Hôtel de Ville. Thiers est
historien : il n'entend pas voir se reconstituer la féodalité. Le 23 mars,
l'Assemblée décrète la levée d'une armée provinciale pour réprimer
l'insurrection parisienne. L'Hôtel de Ville réplique en fixant au 26 mars
l'élection d'une Commune.

Le 28, à l'Hôtel de Ville, on proclame la Commune. Sur la place, on


chante, on danse. Le mouvement prend alors une couleur antireligieuse et
anticléricale qu'il n'avait pas encore. Des relents de 1793 flottent dans l'air.
Des églises sont profanées, les prêtres se terrent. On multiplie les
enterrements civils.

Tout cela tourne à la guerre franco-française sous le regard ironique des


Prussiens. Se croyant attaquée par les Versaillais du général de Galliffet, la
Commune envoie ses troupes, dans la nuit du 2 au 3 avril, prendre
Courbevoie, Rueil, Meudon, Chaville, Viroflay et Châtillon. Les fédérés
vont payer l'exécution du général Clément Thomas : Galliffet les écrase, les
fait prisonniers. Les chefs sont fusillés. La Commune répond en menaçant
de fusiller des otages.

L'Assemblée feint de n'être pas incommodée par la péripétie. La loi du 14


avril 1871 établit pour Paris un régime d'exception qui durera près d'un
siècle : un Conseil municipal élu mais sans grand pouvoir, des maires
d'arrondissement nommés, le pouvoir aux deux préfets. Clemenceau a
vainement proposé qu'un maire de Paris soit élu par le Conseil.
L'Assemblée juge qu'un vrai maire de Paris serait trop puissant dans la
République.

Thiers, cependant, refuse tous les accommodements que proposent des


modérés pressés de voir l'ordre régner de nouveau et les affaires reprendre
leur cours normal. Le 8 mai, il ordonne l'offensive finale. Des forts du
Mont-Valérien, de Clamart et de Meudon, l'artillerie de marine ouvre le feu
sur Paris. L'armée de ligne prend le fort d'Issy, puis celui de Vanves. Le 20,
l'artillerie atteint la Concorde. La porte de Saint-Cloud tombe le 21.

Maintenant, c'est dans Paris que l'on se bat. Six cents barricades s'élèvent,
à peu près aux emplacements de celles de 1848 : le long de l'axe nord-sud.
Mais les points forts ne sont plus les abords de Saint-Merry. Le cœur de
Paris a changé avec les travaux du baron Haussmann, et c'est sur
Montmartre, sur Belleville et sur Ménilmontant que s'appuient désormais
les insurgés. Devant les conseils de guerre, on constatera que le prolétariat
venu à Paris chercher du travail a joué dans l'affaire un rôle plus important
que les Parisiens de souche, même modestes.

Ce sera, jusqu'à la chute de Belleville le 28 mai, la « Semaine sanglante


». Chaque point fort de la défense communarde est l'objet d'un assaut
meurtrier : les Buttes-Chaumont, la Butte-aux-Cailles, le Marais, la Bastille,
la Montagne Sainte-Geneviève. Le ministère des Finances brûle, puis
l'Hôtel de Ville, délibérément incendié par des défenseurs qui ne veulent
pas le rendre : il n'en restera que les murs et les hautes cheminées. Les
archives de Paris disparaissent ainsi dans l'incendie : les Parisiens n'ont plus
d'état civil. On brûle aussi une partie du Palais de Justice. Les Tuileries
flambent, mais c'est seulement en 1884 qu'on rasera les murs au lieu de
reconstruire l'intérieur : les Tuileries étaient le symbole des monarchies. On
abat la colonne Vendôme. L'hôtel de la Légion d'honneur est en flammes.
Les monuments publics ne sont pas les seuls à souffrir : dans tous les
quartiers, des maisons sont incendiées. Le théâtre de la Porte-Saint-Martin
est totalement détruit. Des deux côtés, on fusille. On exécute les
combattants pris les armes à la main. Les communards tuent des otages,
comme l'archevêque de Paris, Mgr Darboy, fusillé à la Roquette le 24. On
abat des prêtres, des banquiers, de simples Parisiens suspects de ne pas se
battre contre les Versaillais. Ceux-ci exécutent, non moins à l'aveuglette. Le
Turco de la Commune d'Alphonse Daudet est un bon exemple de soldat
égaré dans un combat qui n'est pas le sien et qui meurt, fusillé «sans avoir
compris». Mais le même Daudet nous montre dans Les Petits Pâtés la
poursuite de la vie quotidienne d'un artisan qui aura traversé le drame sans
l'avoir vu.

Paris a été seul. Quelques Communes, notamment à Lyon, au Creusot et


dans les villes du Midi, ont tourné court. Bien des Parisiens en garderont
l'amer souvenir, et une longue rancune contre la province.

La cruauté de la répression laissera des traces dans la mémoire


parisienne. Au Panthéon, à la Madeleine, à la Bourse, on exécute. Au Père-
Lachaise, on utilise la mitrailleuse par fournées. Le « Mur des Fédérés»
demeurera le symbole de cette répression. Le bilan est incertain : peut-être
dix-sept mille exécutions, sans jugement ou après le jugement sommaire
d'une cour prévôtale. On parlera de trente-cinq mille. Les prisonniers sont
parqués à Satory, où l'on fusillera jusqu'à la fin de l'année. Ceux qui
échappent ne seront pas oubliés pour autant : quatre mille condamnés - dont
Rochefort et Louise Michel - sont relégués en Nouvelle-Calédonie. Les plus
heureux sont ceux qui parviennent à gagner l'étranger. Il faudra l'amnistie
votée, après une vigoureuse campagne de Clemenceau et de Louis Blanc, le
21 juin 1880 pour effacer définitivement toutes les condamnations.

Paris va se souvenir de l'épreuve. L'amnistie ne ressuscite pas les morts.


Les quartiers populaires sont pour longtemps dissuadés de toute agitation.
On se contentera d'y chanter, lors des mariages, Le Temps des cerises.
L'ordre public règne dans la capitale. Cent vingt mille hommes défilent le
29 juin à Longchamp devant Thiers et Mac-Mahon. Dans le pays, le
gouvernement jouit d'une confiance intacte. Lancé pour payer l'indemnité
de guerre due à l'Allemagne et achever ainsi la libération du territoire,
l'emprunt de trois milliards à 5 % est couvert treize fois. L'Assemblée
nationale désigne en Thiers le «libérateur du territoire ». En action de
grâces et en expiation des «crimes de la Commune», s'élèvera de 1876 à
1886 la «Basilique du vœu national du Sacré-Cœur de Montmartre », dont
le projet, cautionné par Pie IX, approuvé par l'Assemblée et déclaré d'utilité
publique, est financé par les offrandes des fidèles. Mais Paris sera l'une des
rares villes de France à ne donner le nom de Thiers qu'à une très petite rue.
Gambetta, en revanche, aura longtemps son monument en plein milieu de la
cour Napoléon du Louvre, face à 14arc du Carrousel. Et le gouvernement
de la Défense nationale laissera le nom de Défense à un petit monument,
puis à un carrefour routier sur la route de Saint-Germain-en-Laye, et enfin
au plus célèbre ensemble urbain du pourtour parisien.

Si les conséquences de la Commune sont durables dans la dislocation des


gauches et la méfiance réciproque des pouvoirs et de la capitale, celles du
Siège ne le sont pas moins dans un patriotisme et un nationalisme qui
s'expriment assez régulièrement aux élections et se traduisent
périodiquement par des explosions politiques. Ce n'est pas par hasard
qu'aux élections municipales de 1900 on voit arriver à l'Hôtel de Ville 45
conseillers nationalistes sur 80. Lors de la victoire du Bloc des gauches, en
1902, Paris s'inscrit en opposition à l'ensemble de la France : les
nationalistes l'emportent dans la capitale. Les affaires qui vont occuper
l'opinion pendant toute la Troisième République reposent largement sur
cette base nationaliste de l'opinion parisienne.

BOULANGER

La crise du boulangisme qui secoue la République dans les années 1886-


1890, n'a, parmi ses causes et ses objets, rien de spécifiquement parisien,
Fils d'un avoué breton, Georges Boulanger est colonel lorsqu'il participe
aux premières opérations contre la Commune. Blessé, il n'a aucune part à la
Semaine sanglante, ce dont il saura tirer parti. Général en 1880, fidèle de
Clemenceau, il est en 1886 ministre de la Guerre. Il s'attache alors à
moderniser l'armée, non sans multiplier les actions démogogiques qui lui
font une clientèle dans une France revancharde. En quelques semaines, il
incarne la dignité retrouvée d'une armée que Sedan a démoralisée. Il fait
peindre les guérites aux trois couleurs, place des bustes de Marianne dans
les casernes, autorise les soldats à porter la barbe. Les militaires
l'acclament. Les civils s'es mêlent quand il organise à Longchamp, le 14
juillet 1886, la première revue publique. Sur son cheval noir, il est applaudi
comme un héros. Tout le Paris populaire fredonne la chanson de Paulus En
revenant de la revue et répète «Notre brave général Boulanger». Il devient
«le général Revanche». Il a le soutien du petit peuple, mais aussi celui des
radicaux de Clemenceau, de L'Intransigeant de l'ex-blanquiste Henri
Rochefort et de la Ligue des patriotes du chansonnier antiparlementaire
Paul Déroulède.

Quinze ans après la défaite, le nationalisme prend les couleurs les plus
diverses. C'est en 1886 qu'Edouard Drumont publie La France juive.

Bien des politiques s'inquiètent. Se demandant s'ils n'ont pas affaire à un


nouveau Louis Napoléon, Jules Ferry et ses amis craignent pour la
République. En mai 1887, une crise organisée contre lui écarte Boulanger
du gouvernement. Sa popularité n'en fait que croître. Il est la victime des
modérés, des conservateurs, de ceux que l'on appelle les républicains
opportunistes. Lors d'une élection partielle dans la Seine, beaucoup de voix
se portent sur son nom, symbole de la République populaire contre des
opportunistes aux relents d'orléanisme.

Paris se met à l'heure du boulangisme. Les femmes portent des foulards à


son effigie, les hommes fument des pipes qui le représentent. Les camelots
vendent même des savons à son portrait. Trois cent soixante-dix chansons à
sa gloire ont été recensées. À toute occasion, les boulangistes manifestent :
le 31 mai devant le Cercle militaire, le 27 juin au Cirque d'hiver, le 8 juillet
à la gare de Lyon, où la foule s'oppose pendant plusieurs heures au départ
du train qui emporte le général vers Clermont-Ferrand où le gouvernement
l'exile comme commandant du 13e corps.

Restent à Paris une légende, des sympathies actives à gauche et à


l'extrême gauche aussi bien que chez les bonapartistes, et une force : les
trente mille adhérents de la Ligue des patriotes. Voyant en Boulanger le seul
homme capable d'abattre la République, le comte de Paris pousse les
financiers royalistes à l'aider. Paradoxalement, Boulanger incarne la
nouvelle chance des socialistes et la dernière des monarchistes. Clemenceau
y voit clair : il rompt avec les boulangistes. Le bon peuple qui chante son
nom ne perçoit pas cette contradiction d'un général naguère sincère dans ses
convictions républicaines. On ne voit en lui que l'ennemi du gouvernement
des opportunistes, l'ennemi des Grévy et des Ferry. Il est l'homme
providentiel de l'éternel mécontent qui foisonne dans la capitale. Rappelons
qu'on verra sous la Quatrième République une liste de candidats dénommée
«parti des mécontents» dont l'unique programme sera de démissionner en
cas d'élection.

Une affaire ridicule a, pendant ce temps, contribué à discréditer le milieu


politique en général et les républicains en particulier. Le gendre du
président Jules Grévy a été convaincu d'avoir fait obtenir la Légion
d'Honneur à prix d'or. «Ah quel malheur d'avoir un gendre ! » chante le
Parisien. Sur les boulevards, on vend une nouvelle Déclaration des droits de
l'homme : «Tout homme naît décoré.» Le cabinet Rouvier tombe le 19
novembre 1887. Grévy démissionne le 2 décembre. Sadi Carnot lui
succède. La République a subi là un mauvais coup. On s'est même battu
devant la Chambre. Mais le Parisien a beaucoup ri.

Bien qu'illégale, car le général est toujours en activité, la candidature de


Boulanger aux élections partielles de février et mars 1888 montre sa
popularité, même si celle-ci ne suffit pas à le faire élire. Il est vrai qu'il s'est
retiré dans l'Aisne entre les deux tours pour éviter une inculpation. Le
gouvernement n'en réplique pas moins en le mettant à la retraite. Il est
maintenant libre de ses actes. Il crée le Comité républicain de protestation.
Le programme en est simple : dissolution de la Chambre, élection d'une
Constituante, révision de la Constitution. Il faut pour cela un plébiscite.
Faute de pouvoir l'organiser, Boulanger transforme en plébiscite les
élections partielles. Le 15 avril 1888, il est député du Nord.

À Paris, la Chambre écarte son projet de révision, cependant que


Clemenceau crée une Société des droits de l'homme chargée de veiller sur
la République. Les courants antiboulangistes se renforcent. Plusieurs
élections partielles sont des échecs pour le général, comme pour Déroulède.
Boulanger démissionne, en profite pour provoquer en duel le président du
Conseil, Charles Floquet, lequel le blesse. Il se présente alors dans
l'Ardèche, où il est battu. Mais, le 19 août 1888, il est triomphalement élu
dans trois départements. L'analyse montrera la conjonction des voix
royalistes et des voix ouvrières.

Reste à conquérir la capitale. Les radicaux ou les blanquistes, selon les


quartiers, y sont majoritaires dans la Seine depuis la fin de la Commune.
Mais les mouvements sociaux et les grèves se succèdent. Le
mécontentement gronde contre les opportunistes. Les vieux mots d'ordre
contre la corruption, contre les profiteurs, contre les voleurs au pouvoir
reparaissent. Deux meetings réunissent salle Wagram les boulangistes
convaincus. Des comités boulangistes d'arrondissement ou de quartier se
créent. On affiche des centaines de milliers de portraits du général. Le 27
janvier 1889, Boulanger est élu par 57 % des suffrages exprimés. Le taux de
participation a atteint 78 %. Le général n'est minoritaire à Paris que dans le
3e arrondissement, et en banlieue qu'au Perreux.

On s'attend au coup d'État. À minuit, pendant que les boulangistes


manifestent place de la Madeleine devant le restaurant où le général soupe
avec sa maîtresse, le gouvernement est à l'Élysée. Mais Boulanger déclare
qu'il a été élu pour rétablir l'ordre. C'est des élections et non d'une épreuve
de force qu'il attend le triomphe de ses idées. On le verra lors du
renouvellement de la Chambre en octobre. Bref, Boulanger veut un
plébiscite à l'échelle nationale. Ses adversaires vont exploiter le délai,
notamment par le retour au scrutin uninominal d'arrondissement et
l'interdiction des candidatures multiples.

Le 17 mars, à Tours, il prononce un discours suffisamment ambigu pour


que les conservateurs y voient le républicanisme et que les républicains y
dénotent le monarchisme et surtout le cléricalisme. Cette ambiguïté, depuis
les origines dans la clientèle de Boulanger, fait scandale. Craignant d'être
arrêté, Boulanger se réfugie à Bruxelles, puis à Londres et enfin à Jersey. Il
croit réitérer ainsi à son profit ce qui a jadis servi la popularité de Victor
Hugo : l'exil. Il n'a ni le temps ni le talent de Victor Hugo. Son absence va
le desservir. Il déçoit ses fidèles en les laissant se battre sans lui. Les
élections cantonales du 28 juillet sont un échec. Les législatives des 22
septembre et 6 octobre sont une déroute. Les républicains de gouvernement
emportent la majorité (4,3 millions de voix sur 7,3 millions de suffrages
exprimés). Boulanger ne peut compter que quarante-quatre élus. Les autres
élus favorables à une révision de la Constitution sont des conservateurs qui
n'ont vu dans le boulangisme qu'une alliance tactique mais n'ont pas
l'intention de maintenir une cause commune avec le populisme du général.
Le comte de Paris, sans lequel Boulanger ne pouvait continuer de compter
sur le soutien de ses banquiers, l'abandonne ouvertement.

Le boulangisme ne résiste vraiment qu'à Paris et dans la Seine, où la


tradition radicale et blanquiste demeure forte et où, combinée avec un
bonapartisme socialiste fortement ancré dans la capitale, elle nourrit un
boulangisme qui, au contraire, prend en province les apparences d'un parti
conservateur et clérical. Même proscrit, Boulanger est élu dès le premier
tour dans le quartier de Clignancourt. Sur 44 députés boulangistes, 19 sont
élus dans la Seine, dont 13 à Paris et 6 dans les cantons ouvriers du
pourtour.

Les législatives ont clarifié les choses : privé des conservateurs,


Boulanger n'a plus qu'une étiquette politique, celle d'un «rouge» implanté
dans une capitale où le souvenir de la Commune reste vif et où les
difficultés sociales ne cessent d'aggraver le mécontentement, mais désavoué
par la province. Les Parisiens montrent bien leur détermination quand, le 16
février 1890, ils réélisent les six députés boulangistes que la Chambre a
invalidés.

La défaite conduit à la dislocation. Aux municipales du 27 avril, le


boulangisme n'a plus qu'un seul élu à Paris, dans le 19e. Les électeurs s'y
sont perdus entre des candidats opposés qui se recommandaient chacun de
leur boulangisme. En ne revenant pas, alors qu'il est maintenant protégé par
l'immunité parlementaire, Boulanger déçoit ses partisans. Les soutiens
douteux, comme celui du pamphlétaire antisémite Édouard Drumont,
n'arrangent rien. Boulanger les récuse de loin. Sur place, ses candidats
pensaient trouver avantage à une alliance avec ce pourfendeur de la « haute
finance juive et apatride». Les quartiers à forte population d'artisans et de
commerçants juifs ont voté contre eux, et le petit peuple non juif ne s'est pas
laissé séduire pour autant. Quant à l'électorat conservateur, volontiers
attentif aux propos antisémites, il était par nature antiboulangiste.

Boulanger voit s'effondrer ses ambitions. Revenu à Bruxelles où se meurt


sa maîtresse, il se suicide sur la tombe de celle-ci le 30 septembre 1891. Un
train spécial conduira à ses obsèques ses derniers fidèles parisiens.

Les anarchistes, pendant ce temps, commencent de faire parler d'eux. Ils


multiplient les démonstrations publiques, les incidents, les attentats.
Plusieurs bombes, depuis les années 1880 et notamment en mars 1892, ne
font que des blessés, mais elles font du bruit. On a beau arrêter Ravachol et
l'exécuter, les attentats continuent. Il y a maintenant des morts. Paris vit
dans l'insécurité.

LES SCANDALES

La République est encore secouée par le feu de paille boulangiste quand,


en novembre 1892, le bruit se répand d'une grande manœuvre de corruption
au sein du Parlement : en difficulté financière parce que mal préparée sur le
plan technique à une opération qui ne ressemble guère à celle de Suez, la
Compagnie du canal de Panama aurait rétribué la voix de certains députés
lors du vote autorisant la Compagnie à émettre un emprunt. La presse
s'empare de l'affaire. L'ancien journal de Boulanger, La Cocarde, et le
journal de Drumont, La Libre Parole, mènent la campagne. Le banquier
Reinach a servi d'intermédiaire. Le 5 novembre, la Compagnie étant mise
en liquidation, le parquet renonce à poursuivre ses administrateurs. Des
noms circulent. Les poursuites reprennent. Reinach et Clemenceau tentent
d'arrêter la campagne de presse. Le 20 au matin, Reinach meurt
subitement : suicide ou congestion cérébrale? Dans la plus grande
confusion, le 21 novembre, la Chambre désigne une commission d'enquête.
Le gouvernement d'Émile Loubet démissionne. Mis en cause, le financier
Cornelius Herz se réfugie en Angleterre.

Les chiffres les plus extravagants circulent dans Paris. On a trouvé vingt-
huit chèques non encore remis à leurs destinataires, mais on parle de six
cents parlementaires corrompus. Déroulède accuse Clemenceau d'avoir reçu
deux millions. Un duel s'ensuivra, qui ne prouvera rien. Tout Paris s'indigne
contre les «chéquards», les parlementaires qui ont reçu des chèques et dont
la liste ne cesse de s'allonger. En janvier 1893, on accuse des ministres, des
journalistes. Le 9 février, Ferdinand de Lesseps et Gustave Eiffel sont
condamnés pour leur gestion de la Compagnie. En mars, c'est le ministre
des Travaux publics, Baïhaut, qui est condamné pour s'être laissé acheter.
Rouvier, pour ses fonds secrets, et Clemenceau, pour son journal La Justice,
reconnaissent avoir reçu des fonds de Cornelius Herz.

Comment répond le peuple de Paris? Par le mépris. Du bourgeois à


l'ouvrier, c'est la même réaction antiparlementaire et souvent antisémite qui
domine les conversations.

Les esprits sont encore échauffés par l'affaire du Panama lorsqu'éclate en


juillet 1893 ce qui aurait pu n'être qu'un chahut d'étudiants. Les élèves des
Beaux-Arts ont, comme à l'accoutumée, organisé le bal «des Quat'z'arts» et
le cortège de chars qui l'accompagne. Sur les chars, on a vu des demoiselles
fort dévêtues. Le Parisien en a ri, mais non les ligues de vertu. Le sénateur
Bérenger et sa Ligue contre la licence ont porté plainte. Les juges sont
indulgents et ne condamnent les fautifs qu'à une amende avec sursis.
L'histoire se serait arrêtée là si l'on n'avait été à la fin de l'année
universitaire et s'il n'avait fait très chaud. Les étudiants manifestent dans les
rues et vilipendent le sénateur. On est le 1er juillet. Ce n'est encore qu'un
monôme.

Au D'Harcourt, le café qui tient lieu de quartier général aux étudiants, à


l'angle du Boul'Mich'et de la place de la Sorbonne, le tintamarre ne fait que
croître. La police décide de faire taire les braillards. La bagarre éclate. Elle
fait un mort.

Cette fois, l'incident tourne à l'émeute. Les politiques l'emportent sur les
folkloriques. Les collectivistes qui se réclament de Jules Guesde orchestrent
le mouvement contre le gouvernement bourgeois et sa police. On fait appel
aux ouvriers, lesquels s'engagent fort peu : les étudiants sont des bourgeois.
L'extrême droite souffle sur le feu, non contre la bourgeoisie mais contre la
République. Des barricades montent dans le quartier Latin. On arrache les
becs de gaz. Le bourgeois cesse de rire. Il a peur. Le 5, le gouvernement fait
venir des régiments de cavalerie. Le 7, la Bourse du travail est occupée et
quelques syndicalistes sont arrêtés. Les étudiants n'ont pas envie de passer
leurs vacances à faire la révolution. L'affaire aura duré une semaine.

DREYFUS

L'affaire Dreyfus commence le 20 juillet 1894 au cœur de Paris, à l'hôtel


de Beauharnais, autrement dit à l'ambassade d'Allemagne. En mal d'argent,
le commandant Ferdinand Walsin-Esterhazy propose à l'attaché militaire
des documents en provenance de l'État-major français. Il remet un mois
plus tard un bordereau, qu'une femme de ménage trouve dans la corbeille à
papiers et fait parvenir en septembre à la Section de statistique, autrement
dit au contre-espionnage français. Celui-ci suspecte immédiatement un
officier juif, le capitaine Alfred Dreyfus, qui pourrait avoir eu accès aux
renseignements et dont l'écriture correspond à peu près à celle du
bordereau. Convoqué à l'État-major le 15 octobre, Dreyfus est soumis à
l'épreuve d'une dictée, puis, sur une similitude d'écriture sommairement
expertisée, accusé de haute trahison et arrêté. On l'incarcère au Cherche-
Midi (auj. emplacement de la Maison des sciences de l'homme, boulevard
Raspail). Nul n'a cherché plus loin. On a trouvé le coupable idéal : un juif
alsacien.

Paris ignore l'affaire pendant quinze jours. C'est Drumont qui, dans La
Libre Parole, la révèle le 29 octobre, surtout pour empêcher le ministre de
la Guerre de reculer. Le lendemain, les vendeurs de journaux la crient à
toute la ville. Les journaux nationalistes accablent Dreyfus. L'antisémitisme
s'étale dans les feuilles les plus modérées : Dreyfus est devenu l'un des
acteurs d'un vaste complot juif contre la France. Une vaine polémique avec
l'ambassadeur d'Allemagne, qui assure ne pas connaître Dreyfus, n'aboutit
qu'à dramatiser l'affaire : l'opinion se sent au bord de la guerre.

Le 19 décembre 1894, Dreyfus comparaît devant le Conseil de guerre. Le


21, au vu d'un dossier bourré de faux par des officiers acharnés à démontrer
sa culpabilité et de pièces forgées que l'on communique aux juges pendant
le secret du délibéré, après audition à huis clos de témoins à charge et
d'experts que ne suffisent pas à contredire quelques témoins de moralité, il
est condamné à la déportation perpétuelle. Le 5 janvier 1895, dans la cour
de l'École militaire, un adjudant lui arrache ses épaulettes, brise son épée.
Dreyfus est impassible. Les témoins en concluent à sa culpabilité.

L'opinion est presque unanime contre Dreyfus. Clemenceau dit son


mépris pour le traître. Jaurès regrette qu'on n'ait pu le fusiller. Quant aux
juifs, ils n'osent parler trop haut. La famille de Dreyfus, et notamment son
frère Mathieu, et son défenseur Edgar Demange sont bien seuls. L'avocat se
voit reprocher d'avoir outragé l'armée. Mathieu s'attend à être arrêté comme
complice. On raconte que le traître a avoué. Le peuple mêle l'antisémitisme
et la germanophobie.

À la Chambre, on rétablit au large de la Guyane le bagne des îles du


Salut, plus sûr que ceux de la terre ferme : les Allemands pourraient tenter
de faire évader le traître. Dreyfus est le 14 avril 1895 à l'île du Diable, la
plus isolée. Il y restera jusqu'au 9 juin 1899.

Dreyfus n'est maintenant qu'un cas au sein d'un vaste conflit, qui est celui
de l'antisémitisme. Bernard Lazare et Emile Zola polémiquent contre
Drumont. Le problème n'est plus de savoir si l'on a condamné un traître ou
un innocent. Il est de savoir si un juif est un Français comme les autres. Y
a-t-il des juifs «assimilés» ?

L'affaire Dreyfus ne fait que commencer, et ce grâce à Mathieu, qui n'a


jamais douté de son frère, et grâce à Lazare qui le soutient. Le 21 février
1895, le président Félix Faure reconnaît devant un ami l'existence des
pièces secrètes. Déjà, trouvant la manœuvre de bonne guerre, certains juges
en ont parlé. Dans le même temps, l'État-major craint que l'affaire ne
rebondisse et s'attache à nourrir le dossier. Les Parisiens, eux, ont à peu près
oublié qu'on a arrêté et condamné un nommé Dreyfus. L'opinion bourgeoise
s'attache davantage à un projet d'impôt sur le revenu, à de nouvelles
mesures contre les congrégations et à des menaces de grève. La presse
raconte la conquête de Madagascar. Le rêve colonial s'empare des Français.
Une année a passé lorsqu'en mars 1896 le nouveau chef de la Section de
statistique, le commandant Georges Picquart, reçoit par la voie « ordinaire »
de la femme de ménage un télégramme non expédié et déchiré, adressé par
l'attaché militaire allemand au commandant Esterhazy. Ce « petit bleu »
ancre dans la pensée de Picquart l'idée que la trahison n'a pas pris fin avec
l'arrestation de Dreyfus. Saisie dans les mêmes conditions, une lettre révèle
que les Allemands jugent maintenant Esterhazy trop coûteux. Picquart
prévient le capitaine Henry, mais mène seul une enquête. Il apprend
seulement que le commandant Esterhazy a des problèmes d'argent, et
acquiert enfin, en août 1896, la certitude que le bordereau est de la main
d'Esterhazy. L'État-major va s'employer à séparer les deux affaires,
acceptant plus aisément de juger coupable un deuxième traître que d'avouer
l'innocence d'un Dreyfus condamné au vu d'un dossier clandestin. Or, pour
Picquart, si le bordereau est d'Esterhazy, Dreyfus est innocent. Mais
Picquart est un maladroit. Pour cacher le temps qu'il a mis à révéler
l'existence du petit bleu, il change les dates. On en prendra argument pour
l'accuser d'avoir forgé ce document contre Esterhazy. En novembre 1896, il
est écarté de Paris, et Henry fabrique contre Dreyfus une fausse lettre de
l'attaché militaire italien Panizzardi à son collègue allemand. Le faux est
grossier, et on le remplace dans le dossier par une copie authentifiée. L'État-
major n'y regarde pas de près : il était temps d'avoir une preuve absolue de
la culpabilité de Dreyfus. Pendant qu'il y est, Henry forge des documents
accablants pour Picquart. L'honneur de l'armée ne saurait s'accommoder
d'une erreur judiciaire.

Paris ignore encore tout des nouveaux développements de l'affaire. En


octobre 1896, on n'a d'attention que pour la venue du tsar Nicolas II et de
l'impératrice Alexandra. À la Bourse, les emprunts russes ne cessent de
monter.

C'est pourtant dans ce moment que la presse révèle l'existence du dossier


secret. L'opuscule de Lazare circule dans Paris, et il donne le texte du
bordereau : on sait que le nom de Dreyfus n'y figure pas. Lorsque Le Matin
publie, le 10 novembre, le fac-similé du bordereau, Mathieu Dreyfus le fait
afficher dans Paris. Les passants découvrent l'affaire. Pendant que la
Chambre approuve l'attitude du gouvernement, le doute s'insinue dans les
esprits. Faute de savoir Dreyfus innocent, on sait que sa condamnation
repose sur des bases incertaines et sur une procédure irrégulière.

Six mois passent. En juillet 1897, c'est le vice-président du Sénat,


Scheurer-Kestner, qui prend parti pour Dreyfus. Cela lui vaudra une
campagne d'insultes dans la presse nationaliste. En revanche, l'État-major
prévient Esterhazy et le protège. Esterhazy se plaint : il accuse Picquart
d'être l'âme de ce syndicat juif qui cherche à discréditer l'Armée. Maurice
Barrès incline maintenant pour la culpabilité de Dreyfus.

L'affaire commence d'alimenter les conversations en ville. Se manifestent


pour Dreyfus Léon Blum, Émile Zola, Anatole France, bientôt Victor
Bérard, Jean Jaurès et Georges Clemenceau. L'École normale supérieure,
derrière son influent bibliothécaire Lucien Herr, est massivement favorable
à Dreyfus. Dans un pamphlet, Zola en appelle aux étudiants parisiens.
Péguy, Paul Langevin, Jean Perrin, Léon Blum battent la campagne dans le
quartier Latin. Bien des professeurs prennent parti pour Dreyfus. Dans Le
Figaro, Zola publie trois articles dont il reprend la substance dans deux
brochures où il analyse l'affaire en dénonçant l'antisémitisme.

En novembre, Mathieu Dreyfus organise la divulgation de l'information


essentielle : le bordereau est de la main d'Esterhazy. Le 14, la version
nouvelle de l'affaire est dans Le Figaro. Henry et Esterhazy font répliquer le
lendemain dans La Libre Parole. Le courage du Figaro sera puni d'une série
de désabonnements, et le journal virera de bord. Ce même jour, 15
décembre, Picquart et Mathieu Dreyfus portent plainte auprès du
gouvernement contre Esterhazy. Celui-ci fait à son tour diffuser sa version.
A l'État-major, il n'y a plus qu'un seul coupable : Picquart. On refuse
d'entendre Panizzardi qui a appris l'existence des lettres qu'on lui attribue.
L'enquête ordonnée au sujet d'Esterhazy s'enlise, puis avorte. C'est alors que
le président du Conseil, le modéré Jules Méline, déclare à la tribune de la
Chambre : « Il n'y a pas d'affaire Dreyfus! » La majorité l'approuve. Les
conservateurs défendent l'honneur de l'Armée, et les socialistes jugent que
l'affaire n'intéresse pas la classe ouvrière.

Esterhazy a toutes les audaces : à sa demande, une information judiciaire


est ouverte. Il espère parvenir ainsi à la condamnation de Picquart. Trois
experts concluent que le bordereau n'est pas de l'écriture d'Esterhazy mais
qu'il est une imitation de celle-ci. Le 11 janvier 1898, Esterhazy est acquitté
par le Conseil de guerre. Devant le Cherche-Midi, la foule lui fait une
ovation. Le 13, Picquart est arrêté. L'affaire n'aura eu qu'un avantage pour
la cause de Dreyfus : conseil de Lucie Dreyfus qui s'est constituée partie
civile, l'avocat Fernand Labori se persuade au cours du procès de
l'innocence de Dreyfus, dont il n'était pas totalement convaincu au début. Il
deviendra l'un des acteurs les plus efficaces de la révision.

Le jeudi 13 janvier 1898, L'Aurore de Georges Clemenceau paraît avec


en manchette le titre de l'article d'Emile Zola, «J'accuse... ! » Trois cent
mille exemplaires sont vendus dans la journée. Dès lors, une bonne partie
de l'intelligentsia parisienne prend fait et cause pour Dreyfus. Publiées par
L'Aurore dès le 14 janvier et pendant trois semaines, des pétitions réunissent
les signatures de Charles Péguy, de Marcel Proust, d'Anatole France, de
Victor Bérard, de Lucien Lévy-Bruhl, de Jules Renard, d'Octave Mirbeau,
d'Albéric Magnard, d'Emile Durkheim, de Théodore Monod. Mais les anti-
dreyfusards ne cèdent pas. Dès le 14, Drumont réplique dans La Libre
Parole par un autre «J'accuse». Le 16, La Patrie titre «Je prouve», et ne
donne aucune preuve. Dans L'Intransigeant, Henri Rochefort attaque à la
fois la République parlementaire, le capitalisme et les juifs. Au sein des
familles, on se querelle. Le Figaro du 14 février publie les célèbres dessins
de Caran d'Ache, «Surtout! Ne parlons pas de l'affaire Dreyfus » et « Ils en
ont parlé ! » On y voit une table familiale transformée en champ de bataille.

On vend des feuillets illustrés, véritables bandes dessinées où l'on raconte


en seize images l'Histoire d'un Innocent : la dernière vignette représente par
anticipation la cérémonie au cours de laquelle on rendra ses galons à
Dreyfus, cependant qu'une autre feuille montre, également en seize images,
l'Histoire d'un traître qui s'achève sur l'éternelle dénonciation du «Juif
errant». Une Complainte de l'île du Diable conclut que « les Juifs sont des
lascars » et propose de les « renvoyer bien vite à Jérusalem ». De part et
d'autre, on vend des caricatures en cartes postales.

Pour outrage à l'armée, Zola est traduit en février 1898 devant la cour
d'assises, qui le condamne à un an de prison. La foule applaudit. «Si Zola
avait été acquitté, dira Clemenceau, pas un de nous ne serait sorti vivant».
L'écrivain trouvera refuge à Londres. Picquart est à son tour révoqué, et
emprisonné. Octave Mirbeau préface un Hommage des artistes à Picquart.
Marcel Proust fait campagne pour lui. Sarah Bernhardt apporte son soutien
à Zola.

Le 30 août, interrogé par le ministre Jacques Cavaignac, Henry reconnaît


avoir fabriqué la lettre de Panizzardi, le seul document qui nommât
Dreyfus. Mis aux arrêts au Mont-Valérien, il se suicide le lendemain. Il est
désormais impossible de ne pas reconsidérer l'affaire. La révision est en
marche.

Le 29 mai 1899, la Cour de cassation annule le jugement du Conseil de


guerre de Paris et renvoie Dreyfus devant celui de Rennes. Les intellectuels
dreyfusards renforcent leur action. Anatole France dénonce l'antisémitisme
dans Le Figaro. Dreyfus revient donc en France. Le procès s'ouvre à
Rennes le 7 août. Le 14, Labori est, dans la rue, blessé d'une balle de
revolver. Après un mois d'audiences, le 8 septembre, Dreyfus est condamné
à dix ans de détention, ce qui mécontente tout le monde : s'il est coupable,
c'est peu, s'il est innocent, c'est trop. Le compromis des circonstances
atténuantes est inacceptable. L'affaire continue. Le président Loubet croit y
mettre un terme le 19 septembre en graciant le condamné pour lui épargner
une deuxième déportation. Zola ne désarme pas. L'Aurore de Clemenceau
continue sa campagne

La sentence a des répercussions inattendues. Le 12 août 1899, Déroulède


est arrêté. On parle de l'envoyer devant la Haute Cour. Le 13, un anarchiste
de droite fort antisémite, qui met l'honneur de l'armée au prix de la
condamnation de Dreyfus, Jules Guérin, fait la une des journaux lorsque,
menacé d'arrestation, il se retranche avec quelques partisans dans une
maison de la rue Chabrol sur laquelle il a apposé une plaque «Grand
Occident de France, rite anti-juif» et une pancarte : «Vive l'Armée! À bas
les traîtres !» Il y soutiendra contre la police un long siège, jusqu'au 20
septembre 1899. Le président du Conseil Waldeck-Rousseau ayant refusé
de faire donner l'assaut pour limiter le risque de ridicule, il faut isoler le
«fort Chabrol», lui couper l'eau et détourner les onmnibus pour que les
partisans de Guérin ne lancent pas, de l'impériale, de vivres aux assiégés. Le
siège du fort Chabrol rencontre surtout un franc succès auprès des badauds.
Dreyfus est en France, et il est libre, mais les ultras du camp dreyfusard,
qui n'étaient pas à l'île du Diable, lui reprochent de ne pas être digne de sa
cause : il aurait dû, pensent-ils, refuser une grâce qui laisse croire à sa
culpabilité. Une grâce n'est pas une réhabilitation. On continue de se
quereller dans Paris. Dreyfus, lui, profite de la grâce pendant qu'on poursuit
la procédure de la révision. Jaurès obtient enfin, en avril 1903, que soit
prescrite une nouvelle enquête. Le 12 juillet 1906, la Cour de cassation,
toutes chambres réunies, casse sans renvoi le verdict de Rennes. Enfin, il
n'y a plus d'affaire Dreyfus. Le lendemain, le Parlement vote la
réintégration de Dreyfus avec le grade de commandant. Et le samedi 21
juillet 1906, dans la cour de l'École militaire où on l'on a naguère arraché
ses épaulettes et brisé son épée, le commandant Dreyfus reçoit en public la
Légion d'honneur. Il quitte les lieux en calèche découverte, une voiture
civile conduite par un cocher en haut-de-forme.

Le président du Conseil est alors Georges Clemenceau. Le ministre de la


Guerre est le général Picquart...
CHAPITRE XXVII

Le XXe siècle
La République est consolidée, mais Paris sert de chambre de résonance
aux mouvements idéologiques et aux agitations que provoquent des
«affaires» auxquelles la capitale, point de départ ou d'aboutissement, est
plus sensible que le reste de la France. La collusion des milieux d'affaires et
du pouvoir politique dans une France où la centralisation est une réalité
vivante a pour effet d'éclabousser à leur tour l'Élysée, le gouvernement ou le
Parlement dans un contexte citadin prompt à l'émotion, alors que de
semblables affaires à l'échelle d'une ville de province ne compromettraient
qu'un conseil municipal. Tout tient ici au niveau des acteurs et aux effectifs
mobilisables dans la rue.

LA SÉPARATION

La Séparation, qui bouleverse la société en 1905, n'a rien de fortuit, non


plus que de spécialement parisien. Elle est l'une des phases de la laïcisation
de l'Etat engagée depuis l'effondrement des perspectives de restauration
monarchique. La lutte est ouverte dès 1880 par Jules Ferry qui exclut de
l'enseignement tout membre d'une congrégation. Mais Ferry ne tend pas à
une séparation de l'Eglise et de l'État : il suffit de laïciser l'enseignement et
de disperser les congrégations, sans toucher au clergé séculier. On attaque
plus facilement les jésuites et les assomptionnistes que les curés. Les
campagnes d'opinion agitent alors la capitale. Le 29 juin 1880, de graves
incidents accompagnent l'expulsion des jésuites de la rue de Sèvres et la
gendarmerie doit crocheter la porte. L'expulsion des carmes, des capucins,
des dominicains, des assomptionnistes, prend parfois des allures de siège.
On ne touche pas, pour l'instant, aux congrégations féminines :
l'enseignement laïque pour les filles est encore embryonnaire et n'est pas
prêt à prendre le relais des sœurs. Mais la laïcité s'affirme : à la rentrée de
1880, on enlève les crucifix des écoles; en fait, on évite les incidents et on
laisse ceux que souhaitent garder les parents. De même ne peut-on
empêcher les congrégations de reconstituer leurs centres d'enseignement.
Préoccupés du ralliement des catholiques à la République, les
gouvernements n'insistent pas.

La guerre religieuse reprend en 1900, sous la pression des loges


maçonniques. Une nouvelle fois, les radicaux prennent pour cible les
congrégations enseignantes, les assomptionnistes en premier lieu, principal
obstacle à l'émergence d'une société laïque. Or Paris fourmille d'institutions
privées pour la plupart religieuses, et des milieux sociaux très divers leur
sont attachés. Waldeck-Rousseau tente d'abord de régler le problème sans
l'élargir. La loi du 1er juillet 1901 sur les associations permet aux
congrégations de survivre, sous un contrôle de régularité. Émile Combes,
président du Conseil en 1902, se montre plus hostile à l'Église dans son
ensemble, et spécialement aux liens tissés au fil des siècles entre celle-ci et
l'Etat. Cent cinquante écoles de filles sont fermées. Gendarmes et dragons
investissent les couvents. Vingt mille personnes manifestent avenue de
l'Opéra après l'expulsion des sœurs de l'école Saint-Roch. En décembre
1903, les congrégations encore autorisées se voient interdire
l'enseignement; elles seront supprimées dans un délai de cinq ans.
L'intransigeance de Pie X favorise le durcissement. En 1904, les relations
diplomatiques avec le Vatican sont rompues. Appliquer le Concordat
devient impossible. Le général André, ministre de la Guerre, fait mettre en
fiches les convictions religieuses des officiers et confie les fiches au Grand
Orient. Révélée au Parlement, l'affaire des fiches crée un scandale.
Successeur de Combes, Rouvier tire de tout cela les conséquences. On
commence par supprimer le budget des Cultes, puis, rapportée par Aristide
Briand, la loi du 9 décembre 1905 organise la séparation des Églises et de
l'État. Faut-il rappeler que c'est le gallicanisme antipontifical qui avait,
depuis le XIVe siècle, mis - plus ou moins selon les époques - l'Église de
France dans la main du pouvoir politique? En 1903 encore, c'est Combes
qui, au grand dam du pape, nommait les évêques. Cette fois, c'est
l'anticléricalisme qui fait du pape le maître absolu de cette Église placée
hors de tout contrôle de l'État.
Sur le plan matériel, la Séparation se voulait équitable. Les biens des
Églises venaient de la générosité des fidèles. L'État ne les confisquait pas. Il
les attribuait à des associations cultuelles, après inventaire par les agents du
fisc. Mais le pape réplique en interdisant la constitution de ces associations,
trop évidemment contrôlées par le gouvernement qui les autoriserait et s'en
ferait présenter les comptes. Tout cela fait des inventaires, qui n'étaient
qu'une mesure administrative, le préalable d'une confiscation. Elle est
comprise comme telle par les fidèles, qui s'y opposent. Il faut employer la
force, envoyer la police, enfoncer les portes. On ouvre les tabernacles.
Même si la guerre des inventaires n'atteint pas à Paris la même violence
qu'en province et surtout dans les campagnes de l'Ouest, les incidents sont
nombreux en février 1906. À Saint-Sulpice, à Notre-Dame-des-Champs, les
fidèles tentent de s'opposer à l'inventaire. Le préfet Lépine dirige la prise
d'assaut de Sainte-Clotilde et Saint-Pierre-du-Gros-Caillou.

L'accord final laissera aux communes la propriété des églises


paroissiales, à l'État celle des cathédrales et des établissements réguliers.
Moines et religieuses sont expulsés. Les églises séculières sont mises à la
disposition du culte. Cette clause met à la charge des communes l'entretien
de quarante mille églises. On comprendra par la suite que l'État a fait un
marché de dupes. Sur le moment, les catholiques ont le sentiment d'une
persécution. Quant à l'enseignement confessionnel, il renaîtra par le moyen
d'associations selon la loi de 1901.

LA GRANDE GUERRE

La guerre avec l'Allemagne paraît inévitable, malgré les efforts de


quelques pacifistes et surtout du socialiste Jean Jaurès. L'assassinat de celui-
ci, abattu le 31 juillet alors qu'il dînait au Café du Croissant, rue
Montmartre, vient exacerber l'hostilité de ceux qui croient encore à la paix
et de ceux qui voient dans le pacifisme une trahison. C'est donc dans une
effervescence accrue que Paris lit, le 2 août, les affichettes frappées de
drapeaux tricolores qui annoncent la mobilisation générale. Le même jour,
l'état de siège est déclaré, qui suspend la plupart des libertés individuelles et
accroît les prérogatives de l'autorité militaire. Celle-ci établit un
rationnement, taxe les denrées, réquisitionne des immeubles pour assurer le
transit des soldats et la mise en place des états-majors. On immobilise les
autobus, qui ne reparaîtront qu'en juin 1916. Souvent réquisitionnés, les
taxis se font rares. Le métro cesse de circuler à 19 h 30. Les mobilisés
ferment boutique. Pour éviter une panique sur le marché financier, les
retraits en numéraire sont limités à 250 francs. La Banque de France cesse
de changer les billets contre de l'or, ramasse sur le marché des changes tout
l'or qu'elle peut et émet des billets. Comme l'or finit quand même par
manquer pour les achats de munitions, le gouvernement lance en juillet
1915 un appel au civisme : l'échange des pièces d'or contre des billets de la
Banque de France procure à Paris en une journée dix millions de francs-or.
Par la suite, les emprunts de guerre se succéderont, et la Ville imitera l'État
pour financer l'approvisionnement et les secours aux familles des mobilisés.

Les jours de la mobilisation sont à Paris le temps d'un fol espoir et d'un
extraordinaire enthousiasme, tempéré par l'inquiétude de ceux qui partent et
par les yeux rougis de leurs proches. La guerre ne saurait être que brève, et
l'on sera vite à Berlin. C'est ce qu'on écrit sur les trains qui partent des gares
de l'Est et du Nord. La plupart des mobilisés ayant à transiter par la capitale,
celle-ci est plus que toute autre ville le théâtre de ce départ qui est le signe
avant-coureur de la Revanche. Sur les boulevards, la foule vocifère des
insultes contre le Kaiser. Dès la mobilisation, la foule a saccagé les
magasins allemands, les restaurants autrichiens et parfois des magasins dont
le tort était de porter un nom à consonance germanique. Rue Tiquetonne, on
dévaste Kub, le fabriquant de bouillons solidifiés : chacun assure que les
produits sont empoisonnés. Rue Montmartre, le tailleur Yarf indique sur un
panneau qu'il s'appelle en réalité Fray et qu'il est mobilisé. Rien à voir avec
la calme résignation des villages où l'on ne se fait pas d'illusions sur le prix
à payer pour cette Revanche. Le 20 août, le Conseil municipal dénomme
avenue Jean-Jaurès la rue d'Allemagne, et la rue de Berlin devient rue de
Liège en l'honneur de la ville assiégée.

Les Parisiens ont parfois eu peur. L'afflux immédiat des réfugiés belges,
dès la fin d'août 1914, puis de ceux du Nord, ne fait qu'ajouter des récits
d'atrocités à la rumeur proprement parisienne. Il se colporte plus de fausses
nouvelles que de vraies. Vainement le nouveau gouverneur de Paris,
Gallieni, tente-t-il d'informer les Parisiens d'une situation qui, il est vrai, lui
semble désespérée. Soumise à la censure et alimentée en optimisme
patriotique par les communiqués militaires, la presse cesse d'être crédible.

Dès le 26 août, l'avance allemande sur la Marne précise une menace


directe sur la capitale, et l'état-major prépare d'urgence une défense dont
Gallieni se dit incapable de prendre la responsabilité sans renforts nouveaux
pour compenser les réservistes dont le commandement a dégarni la place
afin de les envoyer sur le front du Nord. En quelques jours, pendant que l'on
mobilise la classe 1914, on arme Paris. Gallieni met en place 376 canons, et
prend ses précautions contre les attaques aériennes : des batteries de 75 sont
disposées pour le tir «contre aéronefs», autrement dit contre les zeppelins et
les avions. La tour Eiffel est armée de mitrailleuses et elle-même protégée
par un canon de 37. Une escadrille d'avions de protection est constituée.
Avec tous les souvenirs qu'inspire le mot depuis 1871, Paris se met en état
de siège. Les portes des fortifications sont barrées de chevaux de frise. Sur
55 portes, 14 restent ouvertes. On fait des provisions, On fait venir du bétail
avant que les routes ne soient coupées. Les restaurants ferment. Les réfugiés
traversent la capitale. Même si les autorités ouvrent des centres
d'hébergement provisoire, le Parisien se méfie de ces gens qui ont parfois
un accent et parmi lesquels, il en est sûr, se glissent des espions allemands.

Le 2 septembre, le gouvernement quitte Paris pour Bordeaux. Un autre


train emporte l'or de la Banque de France. La bourgeoisie voit reparaître le
spectre de la Commune. Le peuple, lui, s'attend à la famine. La grande
différence avec 1871 est que la mobilisation a privé Paris de ses jeunes
hommes. Ceux qui le peuvent font comme les ministres : la capitale se
dépeuple. En quelques jours, on compte cinq cent mille départs. On se
presse dans les gares, et les taxis font fortune. Avant de partir, on a enterré
l'argenterie dans les jardins.

Le succès de la contre-offensive lancée par Joffre le 6 septembre


débloque pour longtemps la capitale. Gallieni mobilise les cinq cents taxis
parisiens pour envoyer sur la Marne la garnison désormais inutile à Paris.
Quatre mille hommes sont ainsi transportés d'urgence le 7 septembre. Les
taxis maugréent et se feront payer la course. Mais la dynamique a changé de
côté : le 9, Bülow ordonne la retraite. Le front va désormais, pour trois ans,
se stabiliser de Verdun à Soissons. La guerre de tranchées commence.
La menace revient en 1918, mais on ne constate cette fois nulle panique.
La bourgeoisie se replie dans ses résidences rurales quand, en mars,
Ludendorff atteint Montdidier et Noyon. La crainte renaît en mai-juin
quand tombe Château-Thierry.

Depuis les trois bombes lâchées le 30 août 1914 par un avion qui suscite
plus de curiosité que de peur dans une ville où certains sortent leur fusil de
chasse pour tirer sur les avions, vingt-six bombardements, dont deux par
zeppelins, font à Paris de sérieux dégâts matériels. La capitale recevra en
quatre ans 746 bombes, la plupart de faible puissance, qui font 266 morts et
633 blessés. Dès 1917, on vit réellement dans la crainte de ces Taube et de
ces Gotha qui surgissent même de nuit et par escadrilles entières. Le 30
janvier 1918, Paris reçoit 91 bombes et torpilles. On limite l'éclairage privé,
et on peint en bleu les vitres des réverbères. On recense les caves à peu près
sûres. Des sacs de sable sont plaqués contre les monuments historiques. On
évacue les œuvres d'art. On ira, en février 1918, jusqu'à démonter les reliefs
de la porte Saint-Denis. L'armée établit autour de la capitale une ceinture de
ballons captifs chargés de gaz inflammables, vite surnommés «saucisses».
On les reverra en 1939.

Il faut y ajouter 256 morts et 629 blessés dus aux canons à longue portée
et notamment à ce Kaiser Wilhelm établi dans la forêt de Saint-Gobain et
que les Parisiens surnomment la «Grosse Bertha ». Ce canon de 420 mm
tire à 140 km des obus de 108 kilos. Du 23 mars au 9 août 1918, alors que
les Allemands atteignent Dormans et Château-Thierry, 303 obus tombent
sur la capitale. L'un d'eux se niche dans la salle des professeurs du lycée
Louis-le-Grand. Le tir le plus meurtrier est celui qui éventre la nef de Saint
Gervais pendant l'office du Vendredi-Saint. Ces canonnades entament
gravement le moral de la population : elles viennent à l'improviste, au
contraire de la bombe dont on entend et voit arriver l'avion en sorte qu'on
peut donner l'alerte grâce aux trompes des voitures de pompiers, aux
clairons de l'armée, par la suite aux sirènes à main installées en janvier 1917
sur les voitures des pompiers. En 1918, on mettra à contribution les cloches
des églises. L'obus, lui, n'est précédé que d'un sifflement de quelques
secondes. On peut s'abriter des bombes, non des obus. La crainte ne cessera
qu'avec la retraite allemande, en août 1918.
Au total, cependant, Paris ne voit tomber que moins de 2 % des victimes
civiles recensées en France à la fin de la guerre, De même la capitale est-
elle moins touchée que la province par les morts au combat : un mobilisé
parisien sur dix, alors que l'on atteint un sur cinq dans bien des villes et un
sur deux dans beaucoup de villages.

Paris a moins souffert, il est vrai, des actes de guerre que des restrictions
et des épidémies : la typhoïde en 1914-1915, la rougeole et la scarlatine au
printemps de 1915, la grippe espagnole (un virus proche du choléra) de mai
1918 à 1920, surtout entre l'automne de 1918 et mars 1919. À chaque fois,
on compte par milliers les victimes : 30 000 pour la seule grippe espagnole,
que ne peuvent vaincre l'eucalyptus, le sirop de coquelicot et l'aspirine. On
a, fort heureusement, vacciné contre la variole. L'automobile cède la place à
la bicyclette. Afin d'économiser l'éclairage, on va, à la Noël 1916, jusqu'à
supprimer la messe de minuit.

Pour trois ans, Paris, c'est « l'arrière ». La vie continue, les métros
circulent (jusqu'à 22 h 30 depuis décembre 1914), les théâtres et les
restaurants sont pleins. Le théâtre, le café-concert, le music-hall et le
cinéma programment des œuvres patriotiques généralement mièvres.
L'Opéra-Comique retire de l'affiche, en janvier 1915, un Puccini soupçonné
de pangermanisme. Il faudra que l'auteur abandonne ses droits à la Croix-
Rouge pour qu'on rejoue, en octobre, la Tosca. Les permissionnaires
s'indignent de l'indifférence parisienne à leurs souffrances. À vrai dire, la
capitale connaît les restrictions. Le charbon manque, et avec lui le gaz et
l'électricité. Le Conseil municipal s'en mêle, qui stocke 450 000 tonnes de
charbon dans l'été de 1915 et le met en vente à prix réduit au profit des
familles de mobilisés et des vieillards. Pour économiser l'éclairage, on
invente en avril 1916 l'heure de guerre : l'heure solaire plus une. Les
vitrines s'éteignent à 18 heures, les réverbères à 22 heures. Avec l'essence,
le pain et le sucre sont rationnés les premiers. Suivent le beurre et les
pommes de terre. Il ne se vend plus que du pain rassis : on en mange moins.
Il y a des jours sans viande. Mais la vie mondaine n'est guère affectée. Les
salons gardent leur place dans la vie politique. Certains sont pour la guerre
à outrance. D'autres sont pacifistes, par idéologie ou par souci des intérêts
d'une industrie privée de ses débouchés en Europe centrale. Les milieux
universitaires s'indignent de l'hécatombe.

S'il est interdit de fêter le Mardi-Gras, on célèbre plus que jamais le 14


Juillet. Les bals sont interdits, les manifestations patriotiques fleurissent. La
fête nationale est en 1915 l'occasion du transfert aux Invalides des cendres
de Rouget de Lisle. En 1916, on y applaudit des soldats russes. Mais c'est
tous les jours que s'exprime bruyamment le patriotisme populaire. Dans les
écoles, les devoirs ont des sujets patriotiques et des cérémonies célèbrent
les morts, instituteurs ou parents d'élèves. En avril 1917, on lit en classe la
déclaration de guerre du président Wilson. La presse enfantine s'est faite
antiallemande. Les Pieds Nickelés font sauter les usines Krupp, et
Bécassine soigne les blessés. Sur les boulevards, les camelots vendent des
jouets guerriers, des drapeaux et des cocardes, des bagues et des ronds de
serviette fabriqués par les «poilus» avec des douilles d'obus. Les bûches de
Noël et les œufs de Pâques prennent la forme d'obus. On répète les
chansons à couplets entendues aux carrefours, la Chasse aux Barbares, le
Culot d'Alboche, et d'autres. Le nom de Boche s'impose. Le patriotisme
s'accompagne d'un regain de la dévotion. Les églises sont pleines. Les
prières pour la France se succèdent, au Sacré-Cœur comme à Notre-Dame-
des-Victoires. Les parlementaires non mobilisés y prennent part.

Le Parisien veut espérer, et les journaux qui n'ont pas cessé de paraître
dès le début de la guerre voient croître leurs ventes. Comme la distribution
souffre du manque de main-d'œuvre, les gens vont même attendre les
dernières éditions devant le siège des quotidiens. Il y a foule boulevard
Poissonnière et rue Montmartre. L'opinion n'en sera pas moins hostile, tout
au long de la guerre, à une censure plus attentive à soutenir le moral en ne
disant rien qu'à répondre aux angoisses en informant. Les journaux sont
sous contrôle, la possession d'un poste de radio est interdite aux particuliers.
Mais on voit bien que les communiqués annonçant dans les quotidiens de
très légères pertes sur le front correspondent mal au retour des blessés et des
mutilés, et à l'annonce des morts. Les habitants de la capitale s'étonnent
quand, en janvier 1916, pour ne pas permettre aux Allemands de corriger
leurs bombardements, la censure interdit aux journaux de préciser
l'emplacement des immeubles frappés par les bombes que vient de lancer un
zeppelin. L'opinion s'indignera lorsque à quelques mois de la fin des
hostilités, les victimes de la grippe espagnole se comptant par milliers dans
la population civile, Le Matin essaiera de faire croire qu'on en réchappe en
une semaine dans les tranchées. La censure est visible, et les journaux font
tout pour qu'elle le soit, qui paraissent avec des blancs révélateurs des
passages «caviardés», passés au noir sur épreuves par «Anastasie après la
mise en page. Le ridicule ne tue plus : en avril 1915, le préfet de police
interdit l'activité des voyantes, cartomanciennes et diseuses de bonne
aventure qui n'annoncent pas l'imminence de la victoire. Le journal
satirique qui paraît pour la première fois le 5 juillet 1916 prend
intentionnellement le nom de Canard enchaîné. On ironise publiquement
sur le « bourrage de crâne».

Les milieux d'affaires ont perdu leurs ouvriers, mais ils voient croître le
volume des approvisionnements militaires. Paris, en la matière, est le
principal bénéficiaire. Il faut nourrir 4,5 millions de soldats, les vêtir, les
armer. Ce que Paris ne produit pas transite par Paris. Les marchés de
l'armée se négocient le plus souvent dans la capitale. Les petits
commerçants parisiens se plaindront que l'armée achète aux Halles sans
même marchander. Les femmes ont pris la place des hommes dans
l'industrie d'armement, dans la confection militaire, dans le métro et dans
les services postaux, comme ailleurs dans l'agriculture et partout dans
l'enseignement primaire. Malgré une criante inégalité des salaires - la
femme gagne moitié moins que l'homme - et la dureté des tâches, les
femmes d'ouvriers préfèrent le travail en usine aux emplois domestiques qui
ne laissent aucune liberté. Elles préfèrent aussi le salaire ouvrier à
l'indemnité, cinq fois inférieure, que sert le gouvernement aux femmes de
mobilisés. Elles y gagneront le droit à une nouvelle dignité, ainsi qu'à une
plus grande liberté. Dès 1917, les « munitionnettes » sont à la tête des
mouvements de pétition, multiplient les grèves, organisent des
manifestations. Fortes de leur nombre et du caractère indispensable de leur
travail, elles prennent la direction des mouvements jusque-là animés par les
ouvrières du vêtement. Dix mille femmes défilent sur les Champs-Elysées.
On ne fait pas la guerre sans elles; elles entendent qu'on ne fasse pas la
politique sans elles. Cette irruption des femmes dans la vie active
s'accompagne d'une libération vestimentaire. La femme doit pouvoir
travailler. Le corset s'assouplit, les jupes raccourcissent, les grands
chapeaux disparaissent. Au lendemain de la guerre, la mode devra tenir
compte de ces bouleversements.

L'armistice donne lieu à une indescriptible fête, que tempère le souvenir


de tant de morts. Dès le 10 novembre 1918, la fièvre monte. On enlève la
peinture bleue des réverbères. Le 11, tout Paris est dans la rue. On
s'embrasse. On chante La Marseillaise à la Bourse. Le 12, le général
Pershing est ovationné au balcon du Cercle militaire.

D'UNE GUERRE À L'AUTRE

Au lendemain de la guerre, l'immigration en provenance de la province


comble rapidement les vides démographiques, qui n'en seront que plus
durement ressentis dans les villages et les petites villes. Paris connaît moins
que la campagne le double déficit que représentent les morts de la guerre et
les filles non mariables faute de garçons.

Les séquelles de la guerre sont pour longtemps constitutives de la vie


parisienne. L'heure de guerre demeure, comme heure d'été. Les anciens
combattants multiplient cérémonies et publications. Des places sont
réservées aux mutilés dans les transports en commun, auxquels ils accèdent
en priorité. Des emplois leurs sont ouverts dans les administrations. Les
photos des morts et leurs décorations sont exposées dans toutes les maisons.

Quelques scandales ont éclaboussé la République. En 1928, les relations


politiques qui ont permis à Marthe Hanau d'abuser des épargnants modestes
en montant des affaires bancaires sans bases financières défraient la
chronique. En 1930, un cabinet Tardieu tombe après la révélation de
relations douteuses entre des ministres et un banquier en faillite, Albert
Oustric. Rien n'atteint sur le moment l'ampleur du tumulte jadis créé par
l'affaire de Panama. La Bourse réagit, non la rue parisienne. Il en va
différemment en 1934.

Comme toutes les villes de France, Paris bruit depuis 1919 des
manifestations où les anciens combattants tiennent le premier rôle. Aux
anciens mouvements patriotiques comme l'Action française et les Jeunesses
patriotes s'ajoutent maintenant des mouvements comme les Croix de Feu du
lieutenant-colonel François de la Rocque, dont le nationalisme se teinte
d'une recherche sociale valorisée par les effets de la crise économique de
1929. Très éloignés du fascisme italien, les Croix-de-Feu appellent
cependant à un régime plus fortement structuré, avec un gouvernement
énergique, ce qui les place dans un courant de pensée qui se veut
démocratique mais antiparlementaire, non par hostilité à la République mais
par mépris envers les politiciens. L'Union nationale des combattants et les
Jeunesses patriotes tiennent à peu près le même langage, que diffuse L'Echo
de Paris. À gauche, l'Association républicaine des anciens combattants
soutient le régime avec non moins de conviction.

Un nouveau scandale met le feu aux poudres au début de 1934. Quelques


députés, et des moindres, y sont impliqués. Comme pour les affaires de
l'avant-guerre, les résonances de l'affaire vont tenir au lieu, au niveau et à
l'ampleur : la capitale, des parlementaires, quelques dizaines de milliers
d'anciens combattants et de militants des mouvements de droite
antiparlementaires et volontiers xénophobes. Alexandre Stavisky, un
financier d'origine roumaine connu comme douteux, a émis pour 200
millions des bons de caisse avec la seule couverture du Crédit municipal de
Bayonne. Le député-maire a favorisé l'émission. À Paris, Stavisky a
fréquenté les allées du pouvoir. Quand on va l'arrêter, il se suicide, mais la
rumeur répète qu'on l'a assassiné pour qu'il ne compromette pas ses
complices haut placés. Dans la capitale, les manifestations se succèdent. Le
président du Conseil, Camille Chautemps, refuse la constitution d'une
commission d'enquête : la mort de l'escroc a mis fin à l'action judiciaire. Le
27 janvier, désavoué par la Chambre, il démissionne. Son successeur,
Édouard Daladier, tente de ramener le calme mais irrite la droite en
révoquant le préfet de police Jean Chiappe. Face à un gouvernement
radical-socialiste, le Conseil municipal fait figure de défenseur des idéaux
de droite. On ne saurait parler de complot contre la République, mais
beaucoup sont heureux d'avoir une occasion pour secouer le régime et le
monde politique.

Le 6 février, la droite mobilise plusieurs dizaines de milliers de


manifestants place de la Concorde. Ils dénoncent la corruption, exigent la
réintégration de Chiappe. La gauche est également là, qui s'en prend aux
voleurs, c'est-à-dire aux députés. Des badauds grossissent la foule. La
police et la Garde républicaine défendent le pont contre les manifestants qui
veulent assaillir la Chambre. Dans l'échauffourée dont le pont est l'enjeu,
des coups de feu partent. À la nuit, on comptera quinze morts et quinze
cents blessés. Nombre de victimes étaient des anciens combattants à la
poitrine bardée de décorations. Le scandale de l'émeute et de la tuerie
s'aggrave de ce que la répression a touché les héros de la guerre. Au matin
du 7 février, Daladier démissionne. Rappelé de sa retraite, le très populaire
ancien président de la République Gaston Doumergue forme un nouveau
gouvernement.

L'affaire trouve une conséquence inattendue. Contre la menace qui plane


sur les institutions, les syndicats organisent le 12 février une grève générale
et une manifestation unitaire, la première depuis la scission de 1920. Paris
connaît alors, de la porte de Vincennes à la place de la Nation, le premier
grand défilé politique et syndical dont l'objet est non d'attenter aux
institutions, mais de montrer la force du mouvement populaire et son
attachement à la démocratie. Cette crise de 1934 laissera de profondes
traces dans la mémoire politique de la France. Or, si le scandale a touché le
pays entier, c'est sur le pont de la Concorde que s'est jouée la partie.

Il en va différemment en 1936. L'arrivée à la Chambre, en mai 1936,


d'une majorité de Front populaire et la formation, en juin, d'un
gouvernement Léon Blum à dominante socialiste doivent signifier à court
terme des réformes déjà évoquées. Mais l'action du gouvernement est
entravée par la vague de grèves suscitée par l'impatience des milieux
ouvriers, plus ou moins encadrée par les organisations syndicales. À travers
toute la France, grèves et occupations d'usines se succèdent à partir de mai
et culminent en juin. Pour beaucoup, le mouvement s'apparente à la fête, et
annonce les temps où le travailleur connaîtra une vie meilleure. On parle de
l'augmentation des salaires, de l'abrègement des temps de travail, de l'accès
aux loisirs. Dans les usines occupées, on danse au son des accordéons. On
croit tout possible.

Les grèves ne prennent fin qu'en août, longtemps après des accords
Matignon (7-8 juin) dans lesquels les travailleurs voient surtout la
reconnaissance des libertés syndicales, l'appel à des conventions collectives,
une augmentation immédiate des salaires, le droit à deux semaines de
congés payés et la semaine de quarante heures, qui ne fera pas diminuer le
chômage en ville mais provoquera un nouvel exode rural par l'embauche
dans certains services publics. Encore faut-il l'intervention des syndicats et
celle des partis de gauche - Maurice Thorez déclare qu'on doit savoir finir
une grève - pour que cessent, l'une après l'autre, des occupations d'usines
qui ont pour beaucoup la saveur amère d'une fin de fête.

Pour une fois, la part de Paris aux événements n'a guère été que celle que
lui vaut sa place dans l'activité industrielle de la France. Les usines de
construction automobile et les industries chimiques ont été le théâtre
d'occupations spectaculaires. En revanche, les Parisiens ont été les grands
gagnants du développement des loisirs. Ils sont les principaux bénéficiaires
des congés payés et des réductions accordées à cette occasion sur les tarifs
ferroviaires : leur arrivée sur les plages ou à la campagne demeure un fait
marquant de l'été 1936. On ne doit pas oublier le développement
concomitant de l'organisation scolaire des loisirs, des auberges de jeunesse,
des clubs sportifs.

LA SECONDE GUERRE MONDIALE

Paris a été pourvu d'une nouvelle protection, les forts de 1841 et ceux de
1874 paraissant dérisoires. À l'initiative du général Chauvineau, une ligne
de trois cents « blockhaus » - on emploie le terme allemand - est organisée
entre octobre 1939 et mai 1940 pour protéger les routes du nord et de l'est,
entre Conflans-Sainte-Honorine et La Ferté-sous-Jouarre. Elle se révélera
inefficace contre une attaque par les ailes, franchissant la Seine à Vernon et
la Marne à Nogent.

Comme la guerre se limite pendant neuf mois à des escarmouches sur le


front, les autorités ont le temps de prendre des mesures de prévention. On
déménage le Louvre, on démonte les vitraux de la Sainte-Chapelle. La
population reçoit des masques à gaz. Des affichettes indiquent les abris
creusés dans les squares ou établis dans les caves étayées. Pour éteindre les
incendies, des sacs de sable sont entreposés sur les paliers. Afin de ne pas
aider les pilotes à trouver leur objectif de nuit, les vitres sont badigeonnées
en bleu, et l'éclairage urbain supprimé. Les Parisiens prudents collent des
croisillons de papier adhésif sur leurs vitres, pour limiter l'effet des
déflagrations. La défense passive s'organise, avec des chefs d'îlot pris parmi
les anciens combattants de 1914. Leur rôle sera de constater les dégâts. Une
forte défense antiaérienne, la DCA, ne sera mise en place que par les
Allemands, contre les avions alliés.

Après cette « drôle de guerre » où ceux qui ont déclaré la guerre


attendent qu'on les attaque, les Allemands engagent le 10 mai 1940 leur
campagne de France. Dès le 7 juin, plusieurs administrations centrales se
préoccupent d'évacuer leurs archives. Peu y parviendront, et cela vaudra
mieux, certains fonds évacués ayant été détruits sur la route par l'aviation
allemande. Le 8, c'est la Cour de cassation qui gagne Angers. Le Parisien
moyen prend la route de l'exode. Parti à pied et dans des conditions souvent
dramatiques, il en reviendra en juillet par des trains de fortune, constatant
avec amertume qu'il aurait très bien pu rester chez lui. Le 10 juin, l'ennemi
est à Pontoise. Le généralissime, Weygand, déclare Paris ville ouverte. On
ne se battra pas dans la capitale. Les Allemands y entrent sans combat le 14.

La Troisième République a sombré en province. Le président Albert


Lebrun le 10 et le gouvernement et le Parlement le 11 ont quitté la capitale.
Ils se replient en Touraine, puis à Bordeaux où, le 17, Pétain demande
l'armistice. La réplique vient, on le sait, de Londres le lendemain, avec
l'appel lancé à 22 heures par le général de Gaulle. La plupart des Parisiens,
qui avaient autre chose à faire le 18 juin qu'écouter la radio de Londres, n'en
auront connaissance que dans les jours suivants.

Le gouvernement est à Vichy. À Paris demeurent l'ambassadeur allemand


Otto Abetz et l'ambassadeur français Fernand de Brinon. Pierre Laval
viendra parfois occuper son bureau de l'hôtel Matignon, mais les Parisiens
ne s'y trompent pas, qui savent bien que le véritable pouvoir est ailleurs que
chez les deux préfets. L'arrivée des cendres de l'Aiglon aux Invalides,
organisée par Abetz dès décembre 1940 avec l'espoir de convertir les
Français à une sincère collaboration, se passe dans l'indifférence générale.
Pétain a refusé d'y assister, craignant de se trouver otage de l'occupant. Les
ministères sont toujours là, en l'absence des ministres retenus à Vichy, avec
des fonctionnaires qui sont pour la plupart ceux d'avant 1940.

Le rationnement a commencé dès le temps de la «drôle de guerre» : bons


d'essence et tickets de sucre, jours sans viande ou sans alcool, sans triperie
ou sans pâtisseries. Avec l'occupation, Paris va connaître de sévères
restrictions, que ne cesseront d'aggraver les destructions du système de
transports ferroviaires et routiers. Les choses iront donc en empirant
jusqu'en 1945, et une situation normale ne sera rétablie que vers 1947.
Encadrée par le couvre-feu, rythmée par l'heure «de l'Europe centrale»
imposée dès juillet 1940 'heure solaire plus deux), gênée par la raréfaction
des moyens de transport – plus d'autobus, nombreuses stations de métro
fermées - que pallient mal quelques fiacre et d'incommodes vélo-taxis,
périodiquement interrompue par des alertes aériennes, la vie parisienne
paraît cependant continuer. Les Parisiens se pressent au cinéma, au théâtre,
au concert. Certains acteurs de cette vie artistique, comme Sacha Guitry,
Arletty, Viviane Romance, Édith Piaf, Serge Lifar ou Alfred Cortot,
s'étonneront après la Libération d'être mis en cause et pour un temps tenus à
l'écart, pour avoir profité d'un public mélangé et facilement accepté de se
compromettre avec l'occupant dans les restaurants à la mode, ceux où les
prix dispensent de présenter des tickets.

En raréfiant les autres divertissements – le tourisme se fait difficile - et en


profitant de ce que le spectacle échappe au rationnement, l'occupation
valorise les événements de la vie culturelle. Avec ou sans arrière-pensée
idéologique, les créateurs prennent ici une revanche sur la défaite. Tout
Paris se presse au Soulier de Satin de Paul Claudel (1943). On parle
beaucoup des Mouches de Jean-Paul Sartre (1948). Les Parents terribles de
Cocteau, qui ont déjà fait un scandale en 1938, en provoquent un autre
quand le PPF de Doriot en obtient l'interdiction. Au cinéma, de nouveaux
réalisateurs émergent alors, comme Bresson, Clouzot ou Becker. De
grandes œuvres naissent alors, La fille du puisatier de Marcel Pagnol avec
Raimu et Fernandel (1940), Les inconnus dans la maison (Henri Decoin,
avec Raimu, 1941), Les Visiteurs du soir (Marcel Carné, avec Arletty et
Jules Berry, 1942). Mais le Parisien a simplement besoin de se changer les
idées, voire de trouver un plaisir « sans tickets » et un lieu chauffé pour sa
soirée. On compte 800 000 spectateurs par mois dans les cinémas parisiens
pendant l'hiver 1943-1944. Le public fait un long succès aux mélodrames
comme Le Voile bleu (Jean Stelli, avec Gaby Morlay, 1942) et l'on
programme de nouveau Un grand amour de Beethoven d'Abel Gance. On
va voir des histoires d'amour comme Premier Rendez- Vous (Decoin, avec
Danielle Darrieux, 1941), des évocations historiques comme Le Fabuleux
Destin de Désirée Clary (Sacha Guitry, 1941) ou la Duchesse de Langeais
(Jacques de Baroncelli, avec Edwige Feuillère, 1941), des fresques
patriotiques riches d'esprit résistant comme La Symphonie fantastique
(Christian-Jacque, 1941) ou Pontcarral, colonel d'Empire (Jean Delannoy,
avec Pierre Blanchar, 1942), de simples pochades comme Simplet
(Fernandel, 1942) ou Adémaï, bandit d'honneur (Gilles Grangier, avec
Noël-Noël, 1943).

Trois grandes tendances se partagent le monde de la chanson. Maurice


Chevalier, Charles Trenet, Tino Rossi, Jean Sablon demeurent dans le
répertoire léger que l'on fredonne sans penser à l'actualité : tout le monde
chantonne Prosper ou Y a de la joie. La dureté des temps inspire un genre
sentimental et parfois dramatique (Mon Prisonnier, Je suis seule ce soir). Le
public jeune s'amuse (Ils sont Zazous, Il y a des Zazous dans mon quartier).

Pour les mêmes raisons, le livre connaît alors un incomparable succès.


Les soirées sont longues, bien des maris sont en captivité, et l'on a besoin de
penser à autre chose qu'à la guerre qui n'en finit pas. Même si le
rationnement du papier conduit certains éditeurs à des compromissions, le
livre se vend sans tickets. Quant aux bibliothèques municipales, elles voient
à Paris leur fréquentation doubler.

Malgré une réprobation populaire qui va croissant, la presse parisienne


tire encore à plus d'un million : Le Petit Parisien qui reflète la pensée de
Doriot et de son PPF tire à 450 000, soit la moitié de son tirage d'avant-
guerre, Paris-Soir tombe plus sensiblement à 286 000 (1 150 000 avant la
guerre), Le Matin et L'Œuvre plafonnent à 225 000 et 135 000. La chute des
tirages, notons-le, est surtout l'effet de la réaction à l'esprit de collaboration,
assez peu la conséquence des difficultés de diffusion : le lectorat provincial
des journaux parisiens se maintient. Si le Parisien hostile à la collaboration
passe un quart d'heure tous les soirs à écouter Londres, le brouillage rend
insupportable une écoute prolongée au-delà des Français parlent aux
Français. Au reste, le Parisien ignore le plus souvent la langue anglaise, et
il a besoin d'une radio qui lui fasse connaître le déblocage du ticket AR ou
du ticket BL pour de l'huile ou du sucre. On ne peut donc nier l'audience
dont jouit Radio Paris, dont les chroniqueurs politiques (Philippe Henriot,
Jean Hérold-Paquis, Georges Oltramare) ne convainquent que leurs fidèles
mais dont les émissions musicales sont appréciées. Au cinéma, où le
programme se découpe rituellement en quatre parties (documentaire ou film
secondaire, actualités, attraction à l'entracte, grand film), les Actualités
mondiales sont trop évidemment consacrées à la popularité du chef de l'Etat
et à la gloire des forces de l'Axe pour ne pas donner lieu à des quintes de
toux collectives.

La presse d'opinion manifeste assez bien les tendances des milieux


collaborateurs. Il y a l'intellectualisme proallemand et pro-fasciste de
Robert Brasillach (Je suis partout), de Jean Luchaire (Les Nouveaux Temps)
et de Drieu La Rochelle (Le Fait). Il y a la trivialité des antisémistes
populistes (Le Pilori, La Gerbe). Il y a aussi, plus complexe, la
dénonciation des tiédeurs du gouvernement de Vichy par Marcel Déat
(L'Œuvre).

La Résistance apparaît d'abord de manière sporadique. Elle naît en même


temps, dans l'été de 1940, à Lyon, à Marseille, à Saint-Etienne, à Brive, à
Paris. Dès l'automne, paraissent à Paris quelques feuilles clandestines :
Pantagruel, L'Arc, Valmy. Les intellectuels se retrouvent dans des
manifestations spontanées, comme celle qui conduit cinq mille étudiants à
l'Arc de Triomphe le 11 novembre 1940. Beaucoup sont arrêtés. Dès lors la
Résistance s'organise. Dirigé par l'éthnologue Boris Vildé et le directeur du
musée, Paul Rivet, le réseau du musée de l'Homme se structure et prouve
son efficacité. En sort un Comité national de Salut public, dont le
périodique Résistance publie des textes de plusieurs intellectuels comme
Jean Paulhan et Jean Cassou. Trahi, le réseau est démantelé en 1941. Ses
chefs sont fusillés en novembre 1942.

Les années 1941 et 1942 voient se créer, souvent par fusion, de véritables
réseaux de renseignement, d'action et de propagande antinazie. En zone
libre, ce sont Combat, Libération, Franc-Tireur et bien d'autres. C'est à Lyon
que paraissent des publications clandestines dont certaines ont d'abord vu le
jour à Paris : Lyon diffuse Libération, les Cahiers du Témoignage chrétien,
Franc-Tireur. En zone occupée, les mouvements sont plus fragiles. Mais
Pantagruel circule dès octobre 1940. Plusieurs groupes sont formés par des
lycéens et des étudiants. Défense de la France est imprimé dans les caves
de la Sorbonne. Mais la plupart des grands mouvements naissent hors de
Paris, la capitale étant trop surveillée par l'occupant. Les mouvements Ceux
de la Résistance et Ceux de la Libération sont nettement provinciaux.
L'Organisation civile et militaire, Libération-Nord et le Front national sont
en revanche présents à Paris, le premier dans les milieux dirigeants, le
deuxième chez les syndicalistes, le troisième aussi bien parmi les
communistes que parmi les conservateurs ou les démocrates-chrétiens.

Pendant qu'en zone libre et notamment à Lyon, où les chefs de la


Résistance se rencontrent à visage découvert, l'opposition se durcit contre la
politique de Vichy et la propagande fasciste, c'est la lutte contre l'occupant
qui caractérise l'action des résistants de Paris et plus généralement de la
zone occupée. Le combat y est moins idéologique, plus nationaliste. Les
graffiti « Verdun » ou « 1917 » se multiplient, signifiant une continuité
antiallemande qui ne récuse pas toujours, jusqu'à Montoire, la référence à
Pétain. Paris souffre de l'Allemand plus que de Vichy, et cela jusqu'à
l'évidente collusion de 1942. Significatif est le geste de Fabien (Pierre
Georges) qui marque, le 21 août 1941, par l'assassinat d'un obscur occupant
l'entrée des communistes enfin unanimes dans le combat. L'opinion
parisienne réagira vivement au discours de Laval (22 juin 1942) et à
l'intervention de la police française contre les juifs. Le nazisme est alors
visé, plus que l'Allemand en tant que tel. Les rafles de mai et août 1941,
celle du Vélodrome d'hiver les 16 et 17 juillet 1942, les arrestations
d'enfants juifs, les exécutions d'otages annoncées par affiches font évoluer
les mentalités. Souvent exclu de la germanophobie de 1940, le maréchal ne
l'est plus de celle de 1942.

L'occupation de la zone libre, le 11 novembre 1942, met soudain à égalité


les bases de la clandestinité et les rôles respectifs de Lyon et de Paris. La
capitale, dès lors, reprend ses droits, alors même que progresse l'unification
des mouvements souhaitée par le général de Gaulle et lentement réalisée
entre janvier 1942 et avril 1943. C'est à Paris, rue du Four, que se tient le 27
mai 1943, sous la présidence de Jean Moulin, la première réunion du
Conseil national de la Résistance (CNR). C'est à Paris que s'installe aussi la
Délégation générale chargée par de Gaulle - sous l'autorité d'un délégué
général (Jean Moulin, puis Émile Bollaert et enfin, après l'arrestation de
Bollaert en mars 1944, Alexandre Parodi dit Cérat), assisté à partir de mars
1944 d'un délégué militaire national (Jacques Delmas, dit Arc ou Chaban,
que de Gaulle nomme sans savoir qu'il n'a que vingt-sept ans) - de
préfigurer le futur gouvernement et les futures hiérarchies administratives
de la Libération.

Les écrivains tiennent leur place dans le mouvement de résistance à


l'idéologie nazie. Jacques Decour et Georges Politzer publient dès 1941 La
Pensée libre, qui devient Les Lettres françaises, périodique où l'on trouve
des textes de Jean Guéhenno, de Jean-Paul Sartre, d'Aragon, de Paul Éluard,
de Jean Cassou. Une maison d'édition clandestine, les Éditions de Minuit,
est animée par Jean Paulhan, Pierre de Lescure et Jean Bruller, qui signe
Vercors.

Face à la Résistance, plusieurs organes de répression se développent à


Paris. Il y a la police de l'occupant, essentiellement la Gestapo dirigée de
Paris par Karl Oberg. A ses côtés, la police française de René Bousquet
tient sa place malgré l'action du réseau Honneur de la police. Des
organisations parallèles servent directement la Gestapo, comme la bande de
la rue Lauriston, animée par Bony et Lafont, spécialisés dans l'infiltration,
la délation et la torture.

Jusqu'au printemps de 1943, Paris échappe à peu près aux


bombardements qui touchent plusieurs grandes villes. Bien des sinistrés ou
des évacués des régions soumises depuis 1941 aux raids anglais tiennent
alors Paris pour une ville protégée. Dès 1942, cela se traduit par une crise
du logement. Les bombardements deviendront ensuite le lot quotidien du
Parisien, frappant surtout la banlieue industrielle mais n'épargnant pas les
quartiers périphériques de la capitale. On compte des centaines de morts, ce
qu'exploite la propagande de Vichy.

L'occupation se marque dans le paysage parisien par la disparition de la


quasi-totalité des statues de bronze, envoyées à la fonte au titre de la
récupération des métaux non ferreux. En réchapperont quelques œuvres que
le vainqueur d'un moment ne voudra pas toucher par respect pour le
vainqueur d'hier : le Napoléon des Invalides et celui de la colonne
Vendôme, le Lion de Belfort, la statue du maréchal Joffre devant l'École
militaire. Gambetta sera deux fois victime, car la destruction de sa statue de
la place du Carrousel ayant laissé en place un socle de pierre blanche assorti
d'une pyramide en pain de sucre, les Parisiens pétitionneront après la guerre
pour obtenir la disparition de ce socle.

Très visible à tous les carrefours avec ses plaques de bois peint sur des
poteaux particuliers, le système allemand de signalisation indique les
directions nécessaires à qui ne peut compter sur la population pour trouver
sa route.

Dans le même temps, l'occupant s'emploie à compléter la ligne


Chauvineau par de nouveaux blockhaus destinés à protéger la ville, dans le
cas d'une attaque venue du nord ou de l'ouest. Au vrai, les principales
constructions fortifiées des Allemands sont des postes de commandement,
donc des abris.

Le Parisien décrypte les informations glanées à la radio de Londres


malgré un brouillage particulièrement intense. Ce décryptage incertain
alimente la rumeur. On voit, en 1944, un quartier vidé certain soir de ses
habitants partis coucher ailleurs après un «message personnel» disant que le
veau qui gît sur la paille est un animal rare, nul ne pouvant dire qu'il a lui-
même entendu la phrase. Chacun en déduit cependant que l'on va
bombarder la gare de Vaugirard, ce qui n'aura pas lieu. Les Parisiens, qui
ont constaté l'inutilité de l'exode de 1940, se confortent en revanche, pour
ne pas partir en 1944, du bruit selon lequel Paris sera déclaré ville ouverte,
ce à quoi aucun belligérant ne songe mais que, non sans naïveté, sollicitera
en effet le 11 août de Hitler une lettre du maréchal Pétain.

Le dernier feu de paille de la collaboration est la venue à Paris, le 26 avril


1944, du maréchal Pétain. La foule l'acclame à l'Hôtel de Ville. Bien des
Parisiens voient encore dans le vainqueur de Verdun un rempart contre
l'occupant. Pierre Laval ne bénéficie pas de la même ambiguïté et se fait
discret quand il vient à l'hôtel Matignon.
LA LIBÉRATION

Le débarquement de Normandie a lieu le 6 juin. Les Alliés progressent


vite. Paris voit en juillet approcher la Libération. Le 1er, une manifestation,
à l'Arc de Triomphe, se déroule sans encombre. Le 14, la foule est à l'Étoile
et la police n'intervient pas. Les Parisiens regardent passer les ambulances
en provenance de Normandie, dont le nombre contredit une propagande qui
répète que l'armée allemande maîtrise la situation. Ils sont de surcroît les
témoins goguenards de la rupture entre les occupants. Le 21 juillet, la rue
apprend que Von Stulpnägel a fait arrêter les SS et voit avec surprise les
généraux arpenter l'avenue de l'Opéra avec une grenade à manche dans la
ceinture de leur culotte de cheval à bande rouge.

Dès les premiers jours d'août, Paris – où court de nouveau le bruit d'une
déclaration comme ville ouverte - se prépare pour un affrontement décisif.
Le 6, le métro ne fonctionne plus que quelques heures par jour. Le 16, il
cesse de circuler. Le Parisien va à pied ou, au mieux, à vélo.

Le 10, la grève des cheminots, qui désorganise les moyens de circulation


de l'occupant, ruine par contrecoup le ravitaillement de la capitale, réduit
aux apports de la proche banlieue et à ce que véhiculent quelques camions à
gazogène. Les services du Ravitaillement continuent d'affecter des tickets,
mais le Parisien a grand peine à en faire honorer quelques-uns. Il fait la
queue, souvent pour rien. L'œuf «débloqué» par le Ravitaillement le 4 août
ne se trouve pas chez le commerçant. Quant à l'électricité, elle ne reparaît
que deux heures en fin de soirée. Rares sont ceux qui peuvent en profiter
pour écouter la radio. C'est la rumeur qui informe les habitants. Les soirées
se passent à la fenêtre. La cuisine se fait sur des réchauds à boulettes de
papier.

Les journaux de la collaboration paraissent pour la dernière fois le 15,


alors que l'on apprend le débarquement des Alliés en Provence. Sur le front
de Normandie, Alençon est libéré. À Paris, Dietrich von Choltitz prend son
commandement. Les policiers se mettent à leur tour en grève.

Jacques Chaban-Delmas était parti le 11 pour Londres. Il est à Paris le 16


et transmet à la Résistance des instructions formelles : pas d'insurrection.
Chaban sait - Patton l'a confirmé le 14 à Leclerc - que le plan des Alliés ne
prévoit pas de s'attarder à prendre Paris : il importe de gagner au plus vite la
frontière allemande et, ensuite, Berlin, sans devoir remporter une longue
bataille de rues, assurer l'ordre public et ravitailler quatre millions
d'habitants du Grand Paris. Eisenhower l'a dit, toute journée de
ravitaillement de Paris retarde d'une semaine l'avance alliée en accaparant
les transports déjà difficiles pour l'essence et les munitions. Dépassé et
encerclé, Paris tombera tôt ou tard. Le plan prévoit une libération avant
Noël. Une insurrection mettrait Paris dans la situation de Varsovie.

Le 17, Abetz oblige Laval à quitter Paris où il a tenté de compromettre


Édouard Herriot dans une ultime manœuvre contre de Gaulle. Radio-Paris
cesse ses émissions. Comme le manque d'électricité réduit l'écoute de la
BBC, l'information vient maintenant par la rue, et par une presse de moins
en moins clandestine. Les Allemands ne baissent pas encore les bras :
tombés dans un piège, des résistants sont fusillés devant la cascade du bois
de Boulogne. Le consul général de Suède, Raoul Nordling, qui craint un
massacre dans les prisons, obtient de Von Choltitz la libération des détenus
politiques de Fresnes et de Drancy. Le préfet de police, Amédée Bussière,
qui sent la partie perdue, fait à son tour libérer ceux de la Santé et de la
Roquette. Le 18, c'est la grève générale. Les cheminots ont cessé le travail.
Les postiers font de même. Les ouvriers paralysent les usines. Le même
jour, les Alliés sont à Chartres. La Résistance va passer à l'action.

L'organisation de la Résistance à Paris reflète bien la complexité de la


situation politique. Créé pour fédérer et contrôler les tendances politiques et
syndicales ainsi que les différents mouvements en assurant une unité
d'orientation, le Conseil national de la Résistance est, depuis l'arrestation de
Jean Moulin (21 juin 1943), présidé par le démocrate-chrétien Georges
Bidault. Il a depuis mai 1944 son organe militaire, le Comité d'action
militaire, le COMAC, de Pierre Villon, Maurice Kriegel-Valrimont et Jean
de Vogüé dit Vaillant, qui coiffe avec beaucoup d'indépendance les Forces
françaises de l'intérieur de Malleret-Joinville, lui-même fort indépendant.
Le chef des FFI pour l'Île-de-France est le colonel Laurent Roi-Tanguy, un
communiste ancien combattant des Brigades internationales en Espagne et
résistant de la première heure. Rol-Tanguy a comme adjoint pour la Seine
un officier d'active, gaulliste et catholique, le colonel de Margueritte dit
Lizé. Dans le sillage du CNR mais jouissant en fait d'une autonomie
d'action que lui confère son influence sur les organisations syndicales
clandestines, le Comité parisien de libération (CPL) est présidé par le
communiste André Tollet. Comme au CNR, toutes les tendances politiques
et syndicales y sont plus ou moins représentées.

Le délégué national du Gouvernement provisoire de la République


française, Alexandre Parodi, qui est ministre dans le gouvernement d'Alger,
et le délégué militaire, Jacques Chaban-Delmas, reçoivent les instructions
du général Pierre Koenig, le héros de Bir Hakeim, qui est à Londres - puis
avec de Gaulle en Normandie à partir du 20 août - le chef suprême des FFI.
Mais les FFI ne reconnaissent guère d'autre autorité que celle de leurs chefs
directs.

Il faut noter ici la jeunesse de ces états-majors. Bidault a quarante-cinq


ans, Parodi quarante-trois, Léo Hamon et Roi-Tanguy trente-six, Chaban-
Delmas vingt-sept, Pisani vingt-six.

Hors de toute hiérarchie, les mouvements de Résistance sont nombreux.


Les principaux sont à Paris en 1944 le Mouvement de libération nationale,
Libération-Nord et le Front national. Ils forment le gros des FFI. Les
mouvements Honneur de la Police, Police et Patrie, et Front national de la
Police vont jouer dans l'insurrection parisienne un rôle de premier plan.

La complexité n'est d'ailleurs pas moindre chez les Allemands. Von


Choltitz n'a autorité ni sur les SS ni sur la Gestapo. Et, depuis juillet, rien ne
va plus entre les SS et la Wehrmacht.

Les états-majors de la Résistance entendent voir Paris libéré par le


peuple, et les communistes aimeraient prendre de vitesse de Gaulle. Parodi
et Chaban-Delmas savent que l'on ne peut compter à brève échéance sur
l'intervention des armées alliées et redoutent autant le massacre que la prise
de pouvoir insurrectionnelle par les communistes. Suivant les instructions
de Koenig, ils font des réserves sur la capacité de la Résistance à venir à
bout de l'occupant - et même à tenir deux jours - sans l'aide immédiate des
Alliés. Avec six cents fusils, cent fusils-mitrailleurs, quelques pistolets et
peu de munitions, la Résistance serait, il est vrai, en position de faiblesse
devant les chars allemands s'il n'y avait, pour compenser l'insuffisance
matérielle, la participation de toute la population, miliciens exceptés. Roi-
Tanguy va compter en ville vingt mille hommes au combat. L'armement
sera renforcé par les armes individuelles prises aux Allemands et miliciens
tués ou blessés.

C'est l'action concertée du CNR et du commandement local des FFI qui


conduit à l'entrée en guerre de la population parisienne le 19 août 1944. La
veille, se recommandant du CNR, du COMAC et du CPL, l'état-major FFI a
fait placarder l'appel au soulèvement populaire. Rol-Tanguy, jusque-là
installé à Montrouge, établit son QG dans le 19e, rue de Meaux, puis dans
les catacombes, sous le Lion de Belfort. Grâce à une installation mise en
place sous couvert de la Défense passive, il est là en liaison avec tous les
PC de quartier. Le professeur Pasteur Vallery-Radot organise un système de
soins aux blessés qui fera la preuve de son efficacité.

À sept heures du matin, le samedi 19, deux mille policiers en grève


mobilisés dans la nuit par le gaulliste Yves Bayet, soucieux de devancer les
communistes, occupent sans coup férir la Préfecture de police et en font un
bastion au cœur de la Cité. Le nouveau préfet de police, Charles Luizet,
s'installe sur-le-champ, assisté d'Edgard Pisani. À onze heures, malgré les
réserves des modérés (Parodi, Hamon), le CNR donne à l'unanimité l'ordre
d'insurrection. Ceux qui souhaitaient gagner du temps ont rejoint le
mouvement par patriotisme, mais aussi pour ne pas rompre avec les
communistes en ce moment critique et les laisser tirer seuls le bénéfice
moral de l'action.

Devant la Préfecture de police, quelques chars allemands sont repoussés


à coups de fusil ou de bouteille incendiaire. De nombreux édifices publics,
comme la Poste centrale de la rue du Louvre ou la plupart des mairies
d'arrondissement, sont occupés dans la journée. Les résistants s'installent
dans les commissariats. La Garde républicaine s'assure de l'Élysée. À
Matignon, la garde de Laval passe à l'insurrection. Venu à bicyclette, Yvon
Morandat et sa secrétaire - qu'il épousera - n'ont qu'à prendre possession des
locaux. Dans bien des édifices publics, il suffit d'un homme : Jean-Paul
Sartre occupe la Comédie-française en allant dormir dans un fauteuil.
Michel Leiris s'établit au musée de l'Homme. Cette occupation des édifices
publics va à l'encontre des plans de l'état-major qui entendait occuper la rue
et tenir la ville en réservant pour la fin ces édifices, cibles idéales pour
l'ennemi et difficiles à défendre avec un armement insuffisant. Elle n'en est
pas moins, aux yeux de la population, un signe fort de l'effondrement des
occupants.

Parodi avait pour mission de mettre en place immédiatement les


nouveaux cadres de l'administration, évitant à la fois une interruption de
l'autorité, une mainmise communistes sur l'appareil de l'État et
l'établissement d'une occupation américaine. Dans la journée du 19, les
secrétaires généraux désignés par Alger prennent possession de leur
ministère. Les hauts fonctionnaires de Vichy ayant le plus souvent vidé les
lieux, et rares étant les fonctionnaires présents dans leur bureau un samedi
d'août dans une ville en grève, les nouvelles équipes s'installent sans autre
difficulté que de reconnaître les locaux. Déjà chef des FFI, Rol reçoit de
Parodi le commandement des forces régulières, la gendarmerie et la Garde
républicaine.

Les journaux clandestins – Franc-Tireur, Combat - et ceux qui renaissent


– L'Aube, L'Humanité, Le Figaro - se vendent ouvertement dans les rues.
Pour la population, l'affaire est terminée. La Résistance n'a plus rien de
clandestin. Les coups de feu se font rares. Paris est libéré. Il n'y a plus qu'à
attendre l'entrée des Américains. Cousus à la hâte, les drapeaux tricolores
fleurissent aux fenêtres des particuliers. On les aperçoit sur les tours de
Notre-Dame.

Pour Dietrich von Choltitz, il s'agit d'une affaire entre Français. Les FFI
n'ont que peu attaqué les Allemands. Ils n'ont fait que répondre à coups de
fusil au tir de quelques chars envoyés devant la Préfecture de police. Les
policiers savent qu'ils vont manquer de munitions si les chars donnent
l'assaut. Parodi et Hamon ne voient d'autre solution que de donner l'ordre
d'abandon pour éviter le massacre. C'est alors que Von Choltitz, peu
désireux de se lancer dans une bataille de rues contre un ennemi
insaisissable, prête l'oreille quand Nordling, comme représentant d'un pays
neutre, offre sa médiation. Parodi, Hamon, Luizet et Chaban-Delmas
acceptent une trêve reconductible qui sauve Paris d'un risque de destruction
et permet d'attendre l'arrivée des Alliés. Ils y voient un autre avantage : le
commandement allemand les tient désormais pour une autorité responsable.
Et ils ont laissé à l'écart de la négociation Tollet et Rol. Ceux-ci récusent ce
qui leur paraît donner aux Allemands le temps de se ressaisir. Au CNR, les
avis ont été partagés, certains pensant que l'essentiel était d'éviter la
destruction de Paris et d'assurer, ce faisant, la préservation des ponts, plus
utiles pour l'avance alliée que pour la débandade allemande.

En pleine nuit, Léo Hamon et Roger Stéphane pénètrent avec quinze


hommes dans l'Hôtel de Ville qui n'était pas défendu et arrêtent le préfet de
la Seine René Bouffet. Stéphane est aphone : il prend comme porte-parole
un jeune homme qui se trouve là, Gérard Philipe.

Le 20, sur ordre de Rol, les FFI continuent de tirer, cependant qu'est
conclue, toujours grâce à Nordling, la prolongation d'une trêve qui demeure
théorique. Dans la matinée, les sièges et les imprimeries des journaux de la
collaboration sont occupés par les responsables des nouveaux titres qui vont
paraître au grand jour. En début d'après-midi, des voitures sillonnent la ville
pour annoncer, au haut-parleur, l'interruption des combats. Certains
précisent que la trêve a été demandée par les Allemands. Bref, c'est la
victoire. L'état-major FFI réplique en ordonnant la continuation de la lutte
et le fait savoir par voie d'affiches. La trêve est donc à la fois violée par les
Allemands – qui arrêtent un temps Parodi, relâché malgré la Gestapo après
un dramatique entretien avec Von Choltitz - et par les FFI peu portés à voir
la victoire leur échapper. Leur état-major taxe Parodi de trahison et assimile
la trêve à une capitulation. Le 21, la Résistance tient tous les quartiers de
Paris. L'occupant ne peut plus s'appuyer que sur quelques points forts,
l'hôtel Meurice, le Majestic, le Luxembourg ou l'Ecole militaire. On tire de
tous les côtés, pendant qu'à l'instigation du bureau du CPL s'élèvent les
premières barricades. Au CNR, où l'on frôle la rupture entre gaullistes et
communistes et où Chaban-Delmas se fait traiter de lâche parce qu'il prône
la trêve, Parodi cède et accepte la reprise du combat.

Dans le même temps, l'état-major allié se voit confronté à la


détermination du commandant de la 2e division blindée, le général Leclerc
(Philippe de Hauteclocque), à qui de Gaulle a promis dès décembre 1943
qu'il libérerait Paris. Fraîchement reçu le 15 août par son supérieur, le
général américain George Patton, quand il lui parle d'aller libérer Paris,
Leclerc est officiellement prévenu le 21 août que le général Eisenhower
prévoit de contourner la capitale. Leclerc passe outre aux ordres et, faute de
pouvoir marcher sur Paris avec sa division, son ravitaillement en carburant
ne dépendant que des Américains, envoie le chef d'escadrons de Guillebon
et un petit détachement sur Versailles et Paris. Son chef immédiat, le
général américain Gerow, commandant le 5e corps, a beau le tancer
vertement, Leclerc hausse les épaules.

C'est alors qu'intervient de Gaulle. Il a compris que Roosevelt ne tient


pas à le voir trop tôt à Paris et n'a pas perdu l'espoir d'un compromis avec
Laval. Il sait que Roosevelt voudrait mettre en place un système
d'occupation américaine en France, ce que contrarirait une libération de la
capitale par une division française. À peine en France, le 20 août, de Gaulle
a tout simplement menacé de soustraire la 2e DB au commandement
américain et de lui donner l'ordre de marcher sur Paris. De Gaulle le sait, la
reconnaissance de sa légitimité - notamment par les Américains - va tenir à
l'accueil de Paris. Le Général entend ne négocier celui-ci ni avec Laval, ni
avec les Américains, ni avec les communistes.

Rol-Tanguy tient Paris, mais la position est fragile et les Allemands font
avancer des renforts vers la capitale. Cette fois, ayant montré la capacité des
FFI, il ne peut plus se passer d'une intervention alliée. Il envoie le
commandant Roger Cocteau-Gallois au-delà du front. Gallois voit le
général Patton, qu'il ne peut convaincre, puis à Laval le général Omar
Bradley, en présence de Leclerc. Son raisonnement est simple : on peut dire
ce qu'on veut sur l'opportunité de l'insurrection, mais la France ne
pardonnerait jamais aux Américains d'avoir de sang-froid laissé détruire
Paris. Bradley vient de voir Eisenhower, lequel sait ce que l'on pense à
l'Ouest de l'attitude de l'Armée rouge devant Varsovie. Eisenhower a reçu,
par Koenig, une ultime lettre de de Gaulle. Ses informations font penser
que, paralysés par la Résistance et incapables de réprimer une insurrection
mal armée, les Allemands n'opposeront qu'une faible défense à l'attaque en
force d'une division blindée. Et cela, surtout si les Alliés sont à Paris avant
les renforts allemands.

À l'heure où Von Choltitz s'accroche à une trêve que nul ne respecte plus,
tient les combats pour des tirs isolés et incontrôlables, feint de ne pas
s'inquiéter des barricades et propose vainement à Nordling de délimiter un
quadrilatère offert aux «patriotes français» entre la rue de Rivoli et le
boulevard Saint-Germain, sous réserve que les FFI laissent passer les
convois allemands, il est évident que le commandement allemand cherche à
gagner du temps, soit en attendant les renforts, soit pour évacuer dans
l'ordre les troupes qui occupent Paris et celles qui refluent du front et
traversent tant bien que mal la ville. Nordling envoie des émissaires à
Bradley pour appuyer la demande de Leclerc. Ils arriveront trop tard pour
jouer un rôle. Eisenhower est maintenant convaincu qu'il ne risque ni une
longue guerre de rues ni un réel retard sur la route de Berlin, mais qu'il a
tout à perdre si le temps joue pour les Allemands. Il modifie son plan de
campagne. Le 22 à 19 heures, Bradley donne à Leclerc l'ordre de marcher
sur Paris.

Ce mercredi 22 août, la guerre des rues a pris une autre tournure. Le CPR
lance un appel à la reprise de combats qui n'ont guère cessé. Alors que
gendarmerie et Garde républicaine s'engagent dans le combat, des
barricades surgissent dans tous les quartiers, sans plan préalable, le plus
souvent dues à l'initiative et à la volonté des habitants. On en comptera
quelque six cents, faites d'arbres sciés, de grilles, de pavés et de tout ce que
peuvent livrer les caves et greniers en fait de vieilles cuisinières, de vieux
sommiers et de machines à coudre hors de service. Dans certaines rues, il en
est une tous les cent mètres. Bien des barricades sont médiocrement
défendues, et nul ne sait de quel côté viendra l'assaut. Des groupes mobiles
parcourent Paris en Traction-avant, assurant la liaison qui pallie les
inconvénients d'une action trop statique. En fait, il s'agit de désorganiser les
mouvements de l'occupant, lequel est contraint d'emprunter les petites rues
où les FFI attaquent plus aisément les chars et les camions. Les barricades
ont aussi une signification psychologique. Dans la tradition de toutes les
insurrections parisiennes, elles soulignent la participation des Parisiens à
leur libération. Elles seront pour beaucoup dans le retentissement mondial
de l'événement.

La bataille est maintenant générale : les Allemands s'en prennent aux


édifices publics occupés par les FFI. Ceux-ci ont ce jour-là de nombreux
morts. À la nuit tombante, l'électricité revenue, les Parisiens apprennent sur
la longueur d'ondes de Radio-Paris la naissance de la «Radiodiffusion de la
Nation française ».

Alors que les combats se poursuivent dans Paris, qu'un char allemand
met le feu au Grand-Palais et que Hitler réitère pour Von Choltitz son ordre
de ne laisser aux Alliés qu'un Paris en ruines, la 2e DB, qui cantonnait à
Argentan, s'ébranle le 23 à 6 h 30 du matin. À midi, Leclerc est à
Rambouillet, où Guillebon lui communique ce qu'il sait de la défense
allemande. De Gaulle les rejoint dans la soirée. Le 24, un messager de
Chaban-Delmas parvient à Rambouillet : Von Choltitz a fait dire par des
intermédiaires qu'il se rendrait plus facilement, après un combat pour
l'honneur devant le Meurice, à une armée régulière qu'aux FFI. Si l'on veut
qu'il capitule avant d'avoir fait sauter Paris, ou avant l'arrivée des renforts
allemands, il y a urgence. Et la Résistance risque de manquer de munitions.
Tuer un Allemand procure un fusil, non des balles pour plusieurs jours.
Leclerc, toujours par des intermédiaires, fait répondre à Von Choltitz qu'il
sera fusillé s'il détruit la capitale. Sa division progresse, mais la pluie
ralentit les chars, quand ce n'est pas l'enthousiasme des habitants de la
banlieue. Il ne saurait être question d'attaquer Paris en fin de journée. À
Montlhéry, à Fresnes, à la Croix-de-Berny, il y a des engagements violents.

La Résistance ignore toujours les intentions des Alliés. Leclerc décide de


prévenir le principal bastion. À 17 h 30 - il a fallu trouver un Piper - le
capitaine Jean Callet vole au ras des toits et lâche au-dessus de la Préfecture
de police un message plombé : «Le général Leclerc me charge de vous
dire : Tenez bon, nous arrivons. Lieutenant-colonel Crespin.» Encore faut-il
le prouver : Leclerc lance alors sur Paris, vers 20 heures, le capitaine
Dronne avec trois chars - le Champaubert, le Montmirail et le Romilly - et
onze half-tracks. À 20 h 45, Dronne franchit la porte d'Italie. Pour éviter à
la fois les Allemands et les barricades, il emprunte les petites rues. Il
franchit le pont d'Austerlitz. À 21 h 22, il descend de son char devant
l'Hôtel de Ville. Vers la même heure, l'électricité étant rendue aux Parisiens
pour quelques quarts d'heure, la radio annonce la Libération. À vrai dire, le
téléphone n'ayant jamais été coupé - sauf pour les Allemands - et les
Parisiens relayant l'information, tout le monde a été au courant des
événements heure par heure.
Les cloches de la capitale sonnent longuement, dominées par les
bourdons de Notre-Dame, de Saint-Sulpice et du Sacré-Cœur. Quelques
heures plus tard, c'est à New York aussi bien qu'à Rio et à Beyrouth que les
cloches sonneront. À Londres, après une bévue de la BBC le 23 à midi, Big
Ben a devancé de vingt-quatre heures l'événement.

Le vendredi 25 août au matin, la 2e division blindée de Leclerc entre dans


Paris. Une colonne (Billotte et Dio) gagne, par Arpajon et la porte de
Gentilly, la rue Saint-Jacques, la place Saint-Michel et la Préfecture de
police qu'elle atteint sans encombre à 8 h 30. Une deuxième (Noiret)
emprunte les boulevards extérieurs, atteint la Seine au pont de Grenelle,
prend l'École militaire et remonte les quais pour contrôler les ponts. Une
troisième (Rouvillois) passe par la porte d'Orléans, Montparnasse et les
Invalides avec comme objectif la Chambre des députés. Une quatrième
(Langlade) venue par Jouy-en-Josas et le pont de Sèvres, contrôle au petit
matin les usines Renault et, par la porte de Saint-Cloud et l'avenue Mozart,
rejoint l'Étoile, reçoit (Massu) la reddition de l'état-major du Majestic et
descend les Champs-Élysées jusqu'à la Concorde. La 4e division d'infanterie
américaine (général Barton) pénètre dans la ville par la porte d'Italie et
occupe les gares d'Austerlitz et de Lyon. À midi, les Américains seront à
Notre-Dame.

Leclerc est à dix heures à la porte d'Orléans. Par l'avenue d'Orléans, qui
portera plus tard son nom, il gagne le QG des FFI à Denfert-Rochereau,
puis la gare Montparnasse où il établit le sien au bout des quais. Le choix
est délibéré : il y a là un excellent réseau de transmissions de la SNCF.
Partout, des combats retardent la marche. Les Allemands tiennent bon à
l'École militaire, aux Invalides, au Quai d'Orsay, au Palais-Bourbon, aux
casernes de la République, de Clignancourt et de Latour-Maubourg. La 2e
DB aura en deux jours 6 % de pertes.

Peu avant midi, des pompiers hissent les trois couleurs sur la tour Eiffel.
Mais on tire dans tous les quartiers, où les FFI ont affaire non seulement
aux Allemands mais aux miliciens, qui savent n'avoir plus rien à perdre.

Un ultimatum est en vain envoyé par le colonel Billotte à Von Choltitz,


qui est retranché dans son QG de l'hôtel Meurice, rue de Rivoli. Choltitz
s'en tient à la détermination qu'il a prise depuis deux jours : l'honneur lui
interdit de se rendre tant qu'on ne l'a pas attaqué. Il fait savoir qu'il signera
la capitulation après qu'on l'aura fait prisonnier. À 14 heures, Billotte donne
l'assaut rue de Rivoli. Après un dur combat de chars et d'infanterie, le
lieutenant Karcher et ses hommes pénètrent dans le Meurice. Von Choltitz
est arrêté et conduit à la Préfecture de police où l'attendent Leclerc, Chaban-
Delmas, Luizet et Rol-Tanguy. On rédige la capitulation, que signent
Leclerc et Von Choltitz. Celui-ci est alors emmené par Leclerc à la gare
Montparnasse, où se trouvent les moyens de liaison et où rendez-vous est
pris avec de Gaulle. C'est là que, sur l'intervention de Kriegel-Valrimont et
de Chaban-Delmas, Leclerc accepte que Rol-Tanguy ajoute sa signature à
l'acte de capitulation. Puis Von Choltitz signe vingt ordres de cessez-le-feu,
immédiatement portés aux différentes unités allemandes. Trois refusent de
s'incliner et poursuivent le combat. En fait, le sud de Paris est, au soir du 25,
définitivement libéré. Dans le nord, les combats se poursuivront le 26, et
sporadiquement jusqu'au 30.

Arrivant à Montparnasse, de Gaulle manifeste un instant d'humeur en


apprenant que Rol-Tanguy a signé à côté de Leclerc. Il n'en aura que plus de
détermination à faire très rapidement rentrer dans le rang le CPL et l'état-
major FFI.

Le général Gerow est arrivé pendant ce temps à Paris. Furieux d'avoir été
tenu à l'écart de l'action et de sa conclusion, il va s'établir aux Invalides.
Peut-être avec quelque malice, on lui donne le bureau du maréchal Pétain.

Après être allé rue Saint-Dominique s'installer dans le bureau qu'il a


quitté en juin 1940 au Ministère de la Guerre, et cela pour y affirmer
symboliquement le rétablissement de l'État, de Gaulle se rend à la
Préfecture de police, et de là, à pied, à l'Hôtel de Ville, où l'attendent le
CNR et le CPL. La place est noire de monde, et l'observation sera souvent
faite par la suite qu'il devait y avoir là bien des Parisiens qui s'y trouvaient
déjà en avril pour applaudir Pétain. Le Général gagne une salle du rez-de-
chaussée, où il improvise devant quelques centaines de résistants le célèbre
discours «Paris! Paris outragé, Paris brisé, Paris martyrisé, mais Paris
libéré... » que la masse des Parisiens n'entendront que plus tard à la radio.
Puis il gagne le premier étage et se montre à la foule, juché sur la balustrade
de la dernière fenêtre à droite.

Le souvenir remonte du rôle qu'a si souvent, dans l'histoire, joué l'Hôtel


de Ville dans la dévolution ou la reconnaissance de la légitimité. Bidault a
voulu renouer le fil et demandé au Général de proclamer le rétablissement
de la République. De Gaulle a refusé : la République n'a jamais cessé d'être.
Le Général ne tient pas à ce que la légitimité semble venir du CNR, donc
des partis, ou du CPL, donc des FFI. CNR et CPL sont vexés de n'être
même pas cités dans le discours. Ils ne le sont pas moins d'avoir attendu
dix-sept heures un de Gaulle pour qui, à l'évidence, ils n'étaient pas la
première préoccupation.

Ce même jour, le correspondant de guerre Ernest Hemingway « libère »


le bar du Ritz, se saoûle et reprend sa chambre habituelle.

Le 26, pendant que continuent les combats, le Général a programmé une


rencontre avec les Parisiens. Il a déjoué le plan de Laval et celui des
Américains. Il lui faut déjouer celui des organisations de résistance qui ne
reconnaissent sa légitimité qu'avec bien des réserves. Le peuple va trancher.
À 15 heures, de Gaulle ranime la flamme à l'Arc de Triomphe. Puis, de
l'Étoile à la Concorde, c'est, derrière quatre chars de la 2e DB, la descente
des Champs-Élysées au milieu d'une foule de plusieurs centaines de milliers
de Parisiens. Nul ne pourra plus s'interroger sur la légitimité de De Gaulle.
Comme il le souhaitait la veille à l'Hôtel de Ville, il ne la tient que du
peuple. Le CNR et le CPL se joignent à la manifestation sans y avoir été
invités. Les hommes du CNR sont même au premier rang. Tout au long du
trajet, de Gaulle est flanqué d'André Le Troquer, de Georges Bidault, de
Léo Hamon et de Joseph Laniel. Bidault se fait rabrouer parce qu'il marche
en avant. Derrière de Gaulle comme Juin et Koenig, respectivement chef
d'état-major général et gouverneur militaire de Paris, Leclerc est bien
évidemment là, malgré l'interdiction que lui a notifiée un Gerow toujours
amer de n'avoir pu imposer son autorité.

Puis c'est la cérémonie religieuse à Notre-Dame. Compromis pour avoir


reçu le maréchal Pétain et présidé l'office à la mémoire de Philippe Henriot,
le cardinal Suhard a été prié de rester à l'Archevêché. Dès l'arrivée du
Général, des coups de feu se font entendre, sur le parvis comme dans la
cathédrale. Nul ne saura sans doute jamais s'il y a là une provocation
destinée à justifier le maintien d'un pouvoir d'exception ou le geste
désespéré de quelques miliciens. En tout cas, les FFI ripostent, et on tire
dans tous les sens pendant quelques minutes. L'affaire ne fera aucun mort.
Pour abréger, on remplace le Te Deum prévu par un Magnificat.

En ville, les combats sont finis. Quelques coups de feu scandent encore
pendant plusieurs jours la chasse aux derniers miliciens. Mais la guerre
continue. Il y a de durs engagements dans la banlieue nord. Le 28 août, la 2e
DB affronte au Bourget et jusqu'à Écouen la 47e division allemande
envoyée en renfort à Von Choltitz.

C'est maintenant à la Luftwaffe que Hitler ordonne de détruire Paris. La


ville connaît, dans la nuit du 26 au 27 août, un très dur bombardement, qui
touche de nombreux édifices, notamment dans le centre, jusque-là
relativement épargné par l'aviation alliée.

La semaine aura fait parmi les Parisiens quelque 1 800 morts (76 dans la
2e DB, 901 chez les FFI, 795 civils non combattants, un nombre incertain
de miliciens) et plus de 5 000 blessés. Les Allemands auront eu environ 3
000 morts, 5 000 blessés et 14 800 prisonniers, et perdu 92 chars.

Malgré une interminable controverse pour savoir si les insurgés avaient


besoin de l'intervention alliée et si les Alliés ont bénéficié de l'insurrection
ou en ont été gênés, on peut dire que les Allemands se fussent plus aisément
défendus sans la Résistance, et que la Résistance courait le risque d'être
écrasée, avec l'arrivée de renforts blindés allemands, sans l'arrivée de
Leclerc et de ses 16 000 hommes bien armés. Et on ne peut négliger le rôle
de Von Choltitz. Pourtant connu pour son sentiment intransigeant de la
discipline, il a découvert, quand Hitler l'a reçu à Rastenburg le 7 août, le
degré de folie du Führer. Cette constatation altérera son sens de
l'obéissance : se refusant à «un crime inutile», le général transgressera les
ordres et ne prendra aucune disposition pour faire sauter les ponts et les
principaux monuments, et il acceptera le 25 août une capitulation que Hitler
lui avait interdit d'envisager.
Le Parisien s'interroge quant à la nationalité de ses libérateurs. La rumeur
et la radio annonçaient l'arrivée des «Américains». Faute d'électricité, on n'a
entendu que très tard l'annonce de la prochaine arrivée de Leclerc. Ceux qui
étaient dans la rue n'ont rien entendu. L'enthousiasme grandit quand la
population constate que ces Américains sont en bonne partie la 2e division
blindée de Leclerc, immédiatement et pour toujours sacré l'un des Français
les plus populaires dans la capitale. Lorsqu'on ramènera les corps du
général et de ses compagnons, morts le 27 novembre 1947 dans un accident
d'avion au Sahara, les Parisiens feront par dizaines de milliers la queue
toute la nuit sous la pluie pour s'incliner aux Invalides devant les cercueils.

La Libération donne lieu à des règlements de compte immédiats que les


autorités ne parviennent qu'imparfaitement à endiguer. Si les exécutions
sommaires sont rares à Paris, où les collaborateurs notoires ont
provisoirement pris le large, tous les quartiers voient le châtiment des
femmes coupables de relations avec l'occupant, promenées de force,
tondues et le crâne orné de croix gammées à la teinture d'iode mais
rarement dénudées comme en d'autres villes.

Une chose est sûre. Jusqu'au 25 août, de Gaulle est, aux yeux des Alliés,
un chef de la France libre qui se dit le chef des Français. À compter des 25
et 26 août, personne ne se posera plus la question. Forgée dans le refus du
déshonneur, la légitimité du général de Gaulle est confirmée par l'ovation de
Paris. Une nouvelle fois, l'histoire de France s'est faite à Paris.

De Gaulle réagit rapidement au risque d'éclatement politique qui résulte


de l'action parallèle de l'autorité venue de la France libre et de l'autorité
issue de la Résistance. Le 28 août, il dissout l'État-major national FFI et
intègre une partie de ses forces dans l'armée. L'éloignement du front après
la Libération prive de son objectif l'organisation FFI, et ceux qui n'intègrent
pas l'armée cessent le combat, faute d'Allemands. Quant à jouer un rôle
politique, ce qui demeure possible pour quelques mois encore dans
certaines régions, il n'en est plus question à Paris où s'établissent très vite
les hiérarchies politiques et administratives préfigurées par la Délégation.

Les Parisiens ont trop facilement lié les restrictions alimentaires à


l'occupation. Les réquisitions allemandes, réelles dès 1940, ont fait oublier
les déficiences, puis la destruction d'une infrastructure de production et de
transport que la Libération ne saura pallier sur-le-champ. L'illusion
procurée pendant deux semaines par les apports alimentaires dus à l'armée
américaine - Paris se rue sur le corned-beef - ne fera que rendre douloureux
les lendemains. D'où une déception, amèrement ressentie par les acteurs de
la Libération et dont se fait l'écho le général de Gaulle dans ses Mémoires
de guerre: après août 1944, les Parisiens pensaient manger à leur faim. Or
ils continuent de faire des heures de queue pour deux poireaux, et tiennent
pour incapables des gouvernants qui ne peuvent restaurer en quelques mois
l'appareil. Ministre du Ravitaillement, Paul Ramadier, qui n'a accepté la
charge que par dévouement, atteint le sommet de l'impopularité. On
brocarde Ramadan, ou Ramadiète. Les Parisiens s'indigneront lorsque ses
électeurs de Decazeville, moins sensibles aux restrictions, le rééliront
triomphalement. Les restrictions ne finiront vraiment qu'en 1947, lorsque
les boulangers refuseront les tickets de pain, définitivement supprimés en
1949.

Après avoir été l'un des hauts lieux de la collaboration parce que le
principal centre de décision de la France occupée, Paris est le premier
théâtre de l'épuration. Passé le temps des règlements de comptes
sommaires, vient celui des commissions, des comités et des tribunaux. Tous
les milieux professionnels ont leur justice interne, qui débouche sur celle de
l'Etat. C'est le cas dans le monde de l'industrie. Ce l'est aussi chez les
intellectuels. Des comités surgissent à Paris, nés des groupes de la
Résistance. Des cas de conscience se posent ainsi au Comité national des
écrivains, au Front national des musées, au Comité national du théâtre.
Interviennent aussi des organismes constitués à cette fin comme
l'épisodique Comité d'épuration de l'édition. Des éditeurs comme
Gallimard, Grasset et Denoël seront un temps menacés, mais leurs maisons
survivront. Collaborateur notoire, Bernard Grasset sera condamné, puis
amnistié. Denoël sera assassiné. La NRF changera quelque temps de nom
pour faire oublier la direction de Drieu La Rochelle. La justice est
finalement plus sévère envers les écrivains eux-mêmes. Georges Suarez et
Paul Chack sont exécutés. Brasillach l'est le 6 février 1945, malgré une
pression des intellectuels et notamment de François Mauriac : en refusant la
grâce, de Gaulle veut punir «l'influence intellectuelle ». Drieu La Rochelle
se suicide. Maurras mourra en prison en 1952. Cette épuration des
intellectuels touche au plus près le milieu parisien, moins sensible à
l'épuration économique qui vise des noms moins connus - quelques cas mis
à part, comme celui de Louis Renault, mort en prison dans des conditions
douteuses - que ceux des écrivains et journalistes de la collaboration.

LE TEMPS DES CONTESTATIONS

Paris est naturellement le lieu des nombreuses manifestations qui


soulignent après la guerre les mouvements d'opinion communs à toute la
France. Elles sont la démonstration épisodique de la force ou de la faiblesse
des organisations politiques ou syndicales à l'appel desquelles se mobilise
une foule dont l'estimation procure toujours les chiffres divergents de la
Préfecture de police et des organisateurs. Les objets sont divers et précis,
mais rarement avoués comme de politique générale. Elles ont souvent en
commun d'être exploitées par des éléments troubles, qui saisissent
l'occasion pour « casser » vitrines ou automobiles.

Il s'agit en premier lieu du Pacte atlantique et la menace de guerre


nucléaire, alors imputable aux seuls Etats-Unis. Les manifestations de rue
sont alors devancées par les campagnes de presse et d'affichage, les
meetings en lieu clos et les pétitions. Animé par les intellectuels, le
mouvement est peu suivi par la rue. On note quelques manifestations en
1948 contre le plan Marshall, en 1949 contre l'Alliance atlantique, en 1952
contre le commandant en chef des Forces alliées en Europe, Matthew
Ridgway. Viennent l'affaire d'Indochine et celle de Corée. Là encore,
intellectuels et étudiants tiennent le premier rang, sans parvenir à mobiliser
les Parisiens. L'affaire d'Algérie succède à celle d'Indochine. Dès 1958, le
FLN lance une campagne d'attentats contre des objectifs significatifs, ainsi
que contre la personne de policiers et de harkis. On comptera en quatre ans
61 morts et 184 blessés dans la police. Un couvre-feu à 20 h 30 est imposé
aux Français musulmans de la capitale. Contrôles et expulsions se
multiplient.

C'est à Alger que les événements de mai 1958 conduisent à une remise en
cause de la Quatrième République. Mais Paris est le théâtre de la
conférence de presse du général de Gaulle au Palais d'Orsay le 19 mai, de la
grande manifestation de la gauche le 28, de la présentation de la
Constitution place de la République le 4 septembre. Malgré quelques
manifestations en l'un et l'autre sens, l'essentiel de la campagne référendaire
se fait pour la première fois sur les ondes.

Le 17 octobre 1961, une manifestation organisée contre les mesures


d'exception – et surtout à la veille de la reprise de pourparlers entre la
France et le FLN – rassemble vingt mille musulmans. Elle est dispersée non
sans brutalité par la police, la gendarmerie et les CRS. Onze mille
manifestants sont internés dans des centres créés à cette fin, notamment à
l'hôpital Beaujon, et 2 645 sont renvoyés en Algérie. Une polémique
s'ensuit quand au nombre de morts dus à la répression et à la poursuite de
fuyards : trois selon la police, de cent à trois cents selon des enquêtes
ultérieures fondées sur les cadavres de tués par balle trouvés dans la Seine.

Après l'échec du putsch d'Alger (avril 1961) et jusqu'à l'indépendance de


l'Algérie (accords d'Évian, 18 mars 1962), la réaction de l'OAS fait
connaître à Paris une vague d'attentats dus à l'OAS et de manifestations
contre l'OAS. Les «plasticages» se succèdent de jour et de nuit, faisant
quelques victimes et surtout des dégâts matériels. La principale
manifestation est celle qu'organisent à la Bastille les partis de gauche et les
syndicats le 8 février 1962, à l'issue de laquelle de violentes échauffourées
opposent la police et les manifestants. Au métro Charonne, neuf personnes
périssent écrasées contre les grilles fermées. Un demi-million de personnes
suivront le cortège de leurs obsèques le 13 février.

Les journées de mai 1968 laissent encore pour l'analyse historique bien
des obscurités. L'une touche à la part de spontanéité du mouvement étudiant
qui commence à Nanterre le 22 mars à la faveur d'incidents en soi mineurs
et qui montre vite la profondeur d'un mécontentement de génération dirigé
contre une Université inadaptée à l'évolution de la société et plus
généralement contre cette société elle-même. L'autre tient aux alliances et
aux tensions internes d'un milieu où prolifèrent, à côté des grandes
organisations étudiantes, nombre de groupes d'extrême gauche (maoïstes,
trotskystes, etc.) globalement dénommés gauchistes et aussi opposés aux
formations traditionnelles de gauche (UNEF, communistes, socialistes)
qu'aux mouvements de droite et aux modérés.

En janvier, les Renseignements généraux apprennent que des


organisations étudiantes forment le projet de «paralyser par tous les moyens
l'Université bourgeoise ». La menace n'est pas prise au sérieux. Le 22 mars,
les étudiants menés par Daniel Cohn-Bendit occupent l'administration de
Nanterre. À partir du 3 mai, les manifestations se succèdent au quartier
Latin. L'Université est en grève. Une violente nuit du 10 au 11 mai, avec
barricades, rues dépavées, arbres abattus et voitures incendiées, fait passer
Paris de la manifestation à l'insurrection. La police mêle les grenades
soufflantes aux lacrymogènes. Le 13, alors que la grève touche tous les
secteurs publics et privés de l'économie, un cortège d'une exceptionnelle
ampleur traverse Paris de la République à Denfert-Rochereau. Les étudiants
occupent la Sorbonné. Le 15 au soir, ils occupent l'Odéon. Une nouvelle
nuit de barricades et d'incendies agite la capitale le 24. Le mouvement a
alors atteint la plupart des villes de province.

Pendant que les étudiants campent dans les édifices universitaires et y


multiplient les assemblées générales, un mouvement social prend corps,
dont le centre principal est aux usines Renault à Billancourt. Lorsque, le 27
mai, les ouvriers de Renault rejettent le protocole de Grenelle négocié
depuis le 25 par le gouvernement, la crise devient politique. Ce même jour,
une manifestation au stade Charléty, en présence de Pierre Mendès France,
marque le point culminant de l'affaire. Le 28, François Mitterrand se déclare
candidat à la succession du général de Gaulle. Mais les ouvriers de Renault
refusent d'entendre Jean-Paul Sartre venu les haranguer et de faire cause
commune avec les étudiants. Les communistes s'opposent fermement à
l'anarchie et le fossé se creuse entre eux et les gauchistes.

Le départ du général de Gaulle pour une destination inconnue, le 29 mai,


semble sonner le glas du pouvoir en place. À son retour après un bref
voyage à Baden-Baden pour y rencontrer le général Massu, de Gaulle
prononce à la radio une allocution qui, le 30 dans l'après-midi, détermine le
succès d'une gigantesque manifestation de soutien aux Champs-Élysées. Au
soir du 30, la situation est retournée. L'Assemblée nationale est dissoute.
Malgré de nouvelles soirées de violence au quartier Latin, le mouvement
s'étiole. Le 16 juin, la police expulse les occupants de la Sorbonne. Le 20, la
grève cesse dans l'industrie. Les élections des 23 et 30 juin feront un
triomphe aux partisans du général de Gaulle. Présentée par Edgar Faure et
votée le 12 novembre, la loi d'orientation de l'Enseignement supérieur
donnera de nouveaux cadres aux universités et facilitera la reprise des
activités d'enseignement dès le mois d'octobre. La crise n'en demeurera pas
moins vive à l'intérieur des établissements, et les manifestations de l'année
1968-1969, pour inaperçues qu'elles soient du public extérieur, perturberont
encore gravement le fonctionnement des Universités, notamment à Nanterre
et à Vincennes. Le calme ne reviendra vraiment, après la mise en place des
nouvelles Universités qui font éclater l'ancienne Sorbonne à la rentrée de
1970, que vers 1972.

Le dernier quart du XXe siècle est marqué par deux types d'événements
capables d'influencer la vie politique française. Ce sont en premier lieu les
attentats aveugles à la bombe et les assassinats par lesquels les mouvements
les plus divers expriment des revendications souvent confuses. Les
idéologies extrémistes, quelques nationalismes régionaux, les affrontements
du Proche-Orient et en Algérie troublent ainsi la sécurité dans les rues, dans
les transports en commun, dans les grands magasins. Tout cela n'est pas
sans effet sur le tourisme et sur la fréquentation des spectacles. En second
lieu, ce sont les grandes manifestations organisées, à côté des traditionnelles
démonstrations syndicales, par des comités nés pour la circonstance à
l'encontre de tel ou tel projet gouvernemental. Tout projet de réforme ayant
des incidences sociales (enseignement libre, accès à l'enseignement
supérieur, système hospitalier, sécurité sociale, racisme, immigration...)
peut se trouver contrarié, voire enterré, à la suite d'un défilé dont, selon
l'usage, les estimations varient du simple au double. Fait nouveau, la
publicité que leur procure la télévision donne leur importance aux
manifestations qui se déroulent en province. Le sort des grandes réformes
ne se joue plus seulement dans la capitale.
Annexes

Plans et figurations de Paris

PLANS ANCIENS

Les premiers plans connus de la ville entière, qui sont du XVIe siècle,
appartiennent tous au type des «portraits» décoratifs, représentés à vol
d'oiseau. Les plans administratifs partiels, d'intérêt pratique, relèvent au
contraire d'une projection purement horizontale, qui est adoptée pour les
plans d'ensemble dès le XVIIe siècle. La vue à vol d'oiseau est cependant
reprise tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, le plus souvent par un
souci esthétique et anecdotique. Elle disparaît pratiquement ensuite.

Les plans anciens placent la Seine en axe vertical, l'est en haut et la rive
gauche à droite de la feuille. Cette orientation souligne la division tripartite
de la ville en ses quartiers naturels : la Ville, la Cité et l'Université. Elle
permet une vue plus significative des églises, dont on voit ainsi la façade
occidentale. Il faut attendre 1675 pour voir la ville figurée avec le nord en
haut.

Les plus anciens plans procèdent certainement d'un relevé général, fait à
Paris même sur l'ordre du roi par une équipe d'ingénieurs et de dessinateurs,
qu'ont décliné en divers formats certainement réduits par rapport à
l'original, donc à divers niveaux de précision, les éditeurs, souvent
germaniques, de plans destinés à la gravure et à l'édition en complément ou
en illustration d'ouvrages cosmographiques. Cette source commune aurait
été un plan mural réalisé à l'Hôtel de Ville en 1524.

Plan de la Gouache. C'est, à la gouache, une copie directe du plan mural,


probablement exécutée vers 1535 pour le prévôt des marchands Etienne de
Montmirail. L'original a disparu dans l'incendie de l'Hôtel de Ville en 1871,
mais on en conserve des photographies. Le plan de la Gouache mesurait
5,14 x 4,42 m en neuf feuilles de papier collé sur toile.

Plan de Munster. Gravé sur bois vers 1548 par Hans Deutsch, de Berne,
pour illustrer l'édition latine de la Cosmographie du cordelier bâlois
Sébastien Munster (1550), puis utilisé pour diverses publications de même
type, ce plan (0,358 x 0,251 m) dont les sources sont assurément une copie
du plan mural représente sommairement l'état de Paris avant 1530. La
figuration des maisons ne prétend nullement procurer une vue des
bâtiments, mais seulement indiquer les quartiers bâtis en laissant apparaître
une vingtaine de rues principales. Une dizaine d'églises, seulement, sont
mentionnées. Les bourgs les plus proches sont figurés de manière
symbolique.

Plan de Braun, encore dit «Plan aux trois personnages» » en raison de la


scène qui orne le coin inférieur gauche. Finement gravé au burin sur cuivre
par Franz Hogenberg et publié en 1572 dans les Civitates orbis terrarum de
George Braun, archidiacre de Dortmund, puis doyen de Cologne, ce plan est
inspiré d'un plan gravé des années 1530, inspiré du plan mural. On y trouve
l'essentiel du réseau des rues, ainsi que les monuments. Le parcellaire
apparaît, bien que simplifié. L'enceinte de Philippe Auguste est encore très
visible. Les bourgs voisins sont représentés avec une certaine précision, de
même que le tracé des chemins ruraux.

Plan de Saint-Victor (0,68 x 0,82 m). Ce plan anonyme, gravé sur cuivre
vers 1552 et tiré à de nombreux exemplaires dont subsiste seulement celui
de l'abbaye de Saint-Victor (auj. à la Bibliothèque nationale de France) est à
bien des égards proche des précédents. Il pourrait avoir été dressé
directement d'après le plan mural. Une traduction améliorée, gravée sur bois
par Peter Eskrich, dit à Lyon Pierre Cruche, et pourvue en cartouches de
listes de lieux significatifs (0,41 x 0,55 m) est insérée dans la
Cosmographie universelle de François de Belleforest (1575). On y voit pour
la première fois les Tuileries.

Plan de Truschet et Hoyau, encore dit de Bâle. Exécuté par le dessinateur


Germain Hoyau et le graveur Olivier Truschet en 1550, ce plan gravé sur
bois tire son nom usuel de la Bibliothèque de Bâle où est actuellement
conservé le seul exemplaire subsistant (1,33 x 0,96 m). Il est dans la pure
tradition du plan de Braun et de celui de Saint-Victor, mais offre une grande
lisibilité de l'espace bâti et du tracé des rues. Il pourrait avoir été fait d'après
une réduction gravée du plan mural. La figuration des immeubles est en
revanche conventionnelle, et à des échelles symboliques plus que réelles.
La banlieue ne sert que d'encadrement. Des personnages animent les rues et
suggèrent les activités. Ce plan, qualifié par ses auteurs de «portrait naturel
» de la ville, a servi d'illustration aux Antiquités, histoires et singularités de
Paris de Gilles Corrozet (1550), dont la rédaction l'a fortement influencé.
Réédité par Michel FLEURY et Jean DÉRENS, Zürich, 1980.

Plan de Tapisserie. Représentant Paris vers 1550, cette tapisserie de


grande taille, très figurative, est l'une des traductions, tissée vers 1580, d'un
plan plus ancien, sans doute copie en grand format du plan mural des
années 1520. Elle fut achetée par Michel Turgot pour la Ville et disparut
pendant la Révolution, le dernier tapissier de la Ville l'ayant jetée pour la
raison qu'elle était pourrie. Elle est heureusement connue par un dessin
exécuté peu avant 1688 pour le collectionneur Roger de Gaignières. Celui-
ci a été reproduit en gravure aquarellée par Caroline Naudet en 1818. Voir
Franklin (Alfred), Etude historique et topographique sur le plan de Paris de
1540 dit Plan de Tapisserie, Paris, 1869.

Plan de Vassalieu. Dû à Vassalieu dit Nicolaÿ, ce plan de peu antérieur à


1610 se fait surtout remarquer par son inexactitude.

Plan de Quesnel. Dressé en 1608 par le peintre du roi François Quesnel


et publié sur ordre de Henri IV en 1609, ce plan figure une enceinte et des
édifices qui n'étaient encore que des projets. Son exactitude est inégale.

Plan du Bâlois Mathieu Mérian. Daté de 1615, ce plan gravé à l'eau-forte


est d'une grande finesse. Il ajoute à une vue d'oiseau pour la ville une
perspective non géométrique pour la campagne éloignée vers l'est. L'axe est
légèrement décalé nord-est-sud-ouest. On y voit apparaître pour la première
fois les extensions de la ville vers l'ouest, jusqu'au jardin des Tuileries et à
la nouvelle enceinte à bastions sur la rive droite, au jardin de la reine
Marguerite sur la rive gauche. Ce plan sera maintes fois copié.
Plan de Jean Boisseau. Daté de 1650, c'est, malgré une exactitude
médiocre, le premier exemple d'un plan des espaces et des tracés au sol
agrémenté d'une vue sommaire des principales constructions.

Plan de l'ingénieur du roi Jacques Gomboust. Publié en 1652, ce grand


plan (1,78 x 1,44 m) en neuf feuilles, pour lequel Gomboust s'est fait
assister du mathématicien Pierre Petit, intendant général des fortifications,
qui a travaillé au compas et à la boussole, présente avec une extrême
précision Paris au début du règne de Louis XIV. Renonçant à la vue
générale à vol d'oiseau, il combine de manière maintenant systématique la
représentation géométrique des espaces et une vue perspective des
principaux bâtiments, voire des murs d'enceinte, le reste du bâti étant
signalé par un grisé en pointillé. Il rend compte des travaux alors en cours et
mentionne même la répartition dans l'espace des activités économiques et
culturelles.

Plan de Bullet et Blondel, dressé en 1673-1676 sur une commande du


prévôt des marchands Claude Le Pelletier. François Blondel était
l'architecte des portes Saint-Antoine, Saint-Denis et Saint-Bernard, Pierre
Bullet celui de la porte Saint-Martin et du quai situé entre le pont Notre-
Dame et la Grève. Leur plan en douze feuilles est une version simplifiée du
plan de Gomboust, privé de toute représentation des espaces non bâtis. Un
cartouche montre les canalisations d'eau. Il est précieux pour une vue de
l'urbanisme louis-quatorzien dans une ville en expansion.

Plan de Jouvin de Rochefort, levé vers 1670 pour le compte du ministre


Arnauld de Pomponne. Également inspiré de l'œuvre de Gomboust, mais
avec un réel souci de précision dans la représentation des parcelles bâties et
non bâties, c'est toutefois le premier plan à adopter un axe vertical
approximativement nord-sud. Il s'étend largement autour de la ville,
donnant une des premières représentations globales des villages de
l'immédiate banlieue et même de Montmartre, Bercy et Chaillot. Il est
peuplé de personnages.

Plan de Jean-Baptiste Nolin, géographe du duc d'Orléans (vers 1690).


Limité à une feuille, pourvu d'un index des lieux, il se présente comme un
guide pratique de circulation. Il sera largement imité.

Plan de Bernard Jaillot. Dressé en 1713, il présente la localisation


précise de nombreux hôtels aristocratiques.

Plan de Jean de la Caille. Publié en 1714 à raison de vingt planches pour


vingt quartiers, ce plan inspiré de celui de Jouvin de Rochefort fournit des
indications très détaillées sur les commodités (boucheries, puits, abreuvoirs,
lanternes). Les principaux édifices sont figurés en élévation.

Plan de l'abbé Jean Delagrive. Réalisé en 1728, ce grand plan (1,85 x


1,54 m) s'étend jusqu'aux limites de l'arrêt de 1674. Il englobe donc aussi
bien l'Étoile que les Invalides. Esprit scientifique, au fait des méthodes
trigonométriques mises en œuvre à l'Observatoire par Cassini, l'abbé
Delagrive fait preuve d'une exigence nouvelle de précision géométrique,
avec une orientation correcte sur le méridien et un relevé par triangulation
des principaux points forts du panorama urbain. Esprit pratique, Delagrive
pourvoit son plan d'une table alphabétique.

Plan de l'ingénieur militaire Roussel, gravé en 1730, avec un parti


résolument cartographique et non figuratif. Même les principaux
monuments ne sont représentés qu'en plan. Mais des indications sont
procurées sur la nature des voies et sur les surfaces plantées. Une version
corrigée est publiée à la fin du siècle.

Plan de Turgot. Commandé au professeur d'architecture Louis Bretez par


le prévôt des marchands Michel Turgot, et réalisé entre 1734 et 1739, c'est
le dernier grand plan à vol d'oiseau de Paris, et le dernier plan avant la
Révolution. Il compte vingt feuilles de 0,8 x 0,5 m. tirées à 2 600
exemplaires. Tout le bâti y est représenté en élévation avec, dans le détail,
une précision surprenante, y compris quant au nombre et à la dimension des
fenêtres. Sans doute pour faciliter la figuration perspective des églises que
l'orientation nord-sud prive le plus souvent de leur façade et que l'ancienne
orientation ouest-est ramène à la seule façade, l'orientation est délibérément
biaisée, le sud-est en haut. La vue est donc du nord-ouest.
Plans de Jaillot. L'auteur des Recherches critiques, historiques et
topographiques sur la Ville de Paris, Jean-Baptiste Renou de Chauvigné,
qui a pris comme pseudonyme le nom de sa mère, fille du géographe du roi
Hubert Jaillot et nièce du cartographe Bernard Jaillot, pourvoit en 1772-
1775 son ouvrage de planches par quartiers où il figure, uniquement en
géométrie plane, un grand nombre de monuments, églises, hôtels, couvents
et collèges.

Dans le détail de la topographie administrative d'Ancien Régime, on doit


citer plusieurs ensembles de documents dessinés, conservés aux Archives
nationales. Le Terrier du roi et les nombreux plans des censives et des
limites de seigneuries sont très riches en représentations de l'espace et en
figuration du bâti. Ils sont particulièrement nombreux à partir du XVIe
siècle. Pour les abords de la capitale, rappelons l'intérêt de l'atlas des routes
royales de Trudaine, dessiné vers 1760. Voir :

BRETTE (Armand). Atlas de la censive de l'archevêché dans Paris.


Paris, 1906.

HÉBERT (Monique) et THIRION (Jacques). Catalogue général des


cartes, plans et dessins d'architecture. Paris, 1958.

LA MONNERAYE (Jean de). Terrier de la censive de l'archevêché


(1771). Paris, 1981.

LE MOËL (Michel). Répertoire des plans cadastraux de Paris cotés F 31


3 à 72, levés de 1809 à 1854. Paris, 1969. (Archives nationales, Catalogue
général des cartes, plans et dessins d'architecture).

Le premier plan moderne, d'une orientation et d'une géométrie précises,


est celui que dresse entre 1774 et 1791 le savant arpenteur du roi Edme
Verniquet, devenu commissaire général de la voirie, sur la base du plan de
Delagrive et que gravent Bartholomé et Mathieu. Constitué de soixante-
douze feuilles de 0,66 x 0,44 m, il donne une représentation exacte du tracé
des rues et des parcelles foncières. Il est à la base de tous les travaux
cartographiques du XIXe siècle. Les calculs trigonométriques, effectués par
rapport au méridien de l'Observatoire, ont de nombreuses mires de
triangulation, dont les principales sont à la périphérie la pyramide de
Montmartre, la porte Saint-Denis, les Buttes-Chaumont, l'Observatoire, les
Invalides, les Bonshommes de Longchamp, la pompe de l'Arsenal et le
clocher de Sainte-Marguerite, et au centre la tour sud de Notre-Dame et la
tour nord de Saint-Sulpice. Il est à noter que les relevés sur place ont été
faits de nuit, à la lueur des torches, pour éviter le dérangement causé par la
circulation.

Les plans se multiplient au XIXe siècle. On peut citer :

MAIRE (N. M.). Atlas administratif de la Ville de Paris. Paris, 1821.

– Topographie de Paris. Paris, 2e éd., 1824.

PERROT (Aristide-Michel). Petit Atlas pittoresque des quarante-huit


quartiers de la Ville de Paris (1834). Rééd. Michel FLEURY et Jeanne
PRONTEAU, Paris, 1987.

VASSEROT (Philippe) et BELLANGER (J.-H.). Atlas général des


quarante-huit quartiers de la Ville de Paris. Paris, 1827-1836. Incomplet,
37 quartiers seulement ayant été publiés par feuilles.

JACOUBET (Théodore). Atlas général de la ville, des faubourgs et des


monuments de Paris [...] gravé par V. Bonnet. Paris, 1836.

FURNE. Plan de Paris nouveau. Paris, 1855.

Atlas administratif de la Ville de Paris. Paris, 1868.

Plan général de la Ville de Paris et de ses environs. Paris, 1868.

Atlas des anciens plans de Paris. Paris, 1880 (Histoire générale de Paris)
.

ALPHAND (Jean-Charles) . Les Travaux de Paris. Paris, 1889.


Atlas administratif des vingt arrondissements de Paris. Paris, 1900.

BEAUJEU-GARNIER (Jacqueline), dir. Atlas de Paris et de la région


parisienne. Paris, 1967.

PLANS DE RESTITUTION

Plan de Dulaure. Il orne l'Histoire de Paris de Dulaure (1823) et montre


Paris au temps de Philippe Auguste.

Plan de Roussel (1730-1842) .

Plan de Guilhermy. Il illustre l'Itinéraire archéologique de Paris de F. de


Guilhermy (1855) . Il reporte sur un plan du Paris antérieur à Haussmann
les vestiges alors visibles des enceintes de Philippe Auguste et de Charles
V.

Plan de Halphen. Illustrant le livre Paris sous les premiers Capétiens de


Louis Halphen (1909), ce plan reporte les vestiges sur un canevas du Paris
contemporain.

Plan de Lenoir. Dû à l'architecte Albert Lenoir, il figure en annexe de la


publication de Hercule GÉRAUD, Paris sous Philippe le Bel, Paris, 1837.

Plan de Henri Legrand, illustrant son ouvrage Paris en 1380, Paris,


1868.

Carte archéologique de Paris, 1resérie, sous la dir. de Michel FLEURY.


Paris, 1971. 509 p. et 9 plans.

CADASTRE
Les plans cadastraux sont d'une grande utilité. Réalisé entre 1806 et
1821, le premier cadastre est étroitement inspiré du plan de Verniquet. Il n'a
cessé depuis d'être mis à jour sur la base de véritables levés.

DESSINS ET GRAVURES

Hors des vues panoramiques procurées par quelques tableaux comme le


Retable du Parlement de Paris (1455) et par plusieurs enluminures de la fin
du Moyen Âge comme celles des Très Riches Heures du duc de Berry, il
faut signaler, dans une iconographie plus abondante à partir du XVIIe siècle,
les gravures d'Israël Silvestre (vers 1650-1655) et de Sébastien Leclerc
(vers 1695), les peintures de Nicolas Raguenet (vers 1760) et d'Hubert
Robert (de 1770 à 1808), les dessins de Gaignières, les gravures des Délices
de Paris de Gabriel Pérelle (1783) et celles des Antiquités d'Aubin-Louis
Millin (1791). Il faut ensuite mentionner les planches de la Description de
Paris de Jacques-Guillaume Legrand et Charles-Paul Landon (1818), celles
des Nouveaux Tableaux de Paris de Jean-Henri Marlet (s.d.) et celles du
Tableau de Paris d'Edmond-Auguste Texier (1852-1853). Les
représentations deviennent de plus en plus fréquentes au XIXe siècle avec la
diffusion de la lithographie dans les années 1820, puis de la photographie,
déjà mise en œuvre dans le Paris photographié de Renard (1853) et surtout
de la photographie tramée après 1880. Le livre illustré est alors concurrencé
par le magazine périodique. Voir notamment : BABELON (Jean-Pierre).
Israël Silvestre. Vues de Paris. Paris, 1977.

Les tentatives de reconstitution ne manquent pas. Les plus remarquables


sont au XIXe siècle les dessins de Hoffbauer dans Paris à travers les âges
(1885) et les gravures d'Auguste-Alexandre Guillaumot.

De nombreuses pièces du plus grand intérêt pour tel ou tel quartier ou


édifice sont conservées par la Bibliothèque nationale de France, le Musée
Carnavalet ou la Bibliothèque historique de la Ville de Paris.

Il faut signaler le grand intérêt des collections photographiques, à


commencer par l'incomparable fonds de la Commission du Vieux Paris.
Bibliographie

PUBLICATIONS DE TEXTES

Récits

Il est impossible de dresser la liste des textes narratifs qui intéressent


l'histoire de Paris, la plupart des chroniques, journaux et mémoires rédigés
en France faisant une part non négligeable, voire essentielle, à la capitale.
On ne trouvera ci-dessous que quelques titres d'intérêt tout particulier pour
l'histoire de la ville et de ses habitants. Il était également impossible de citer
toutes les publications de journaux personnels, mémoires et récits de
voyage, authentiques ou apocryphes, que favorise à partir du XVIIIe siècle
la multiplication des imprimeurs, non plus que toutes les œuvres littéraires
qui, des Grandes Chroniques de France, de Rutebeuf et de Villon à Dumas,
Balzac, Zola, Proust ou Gide en passant par Retz ou Mme de Sévigné et par
les Goncourt, constituent d'irremplaçables témoignages sur la vie
parisienne, De même n'a-t-on pas indiqué, pour les deux derniers siècles, les
organes de presse qui relatent évidemment les événements survenus à Paris.

ABBON. Le Siège de Paris par les Normands, éd. Henri WAQUET.


Paris, 1942.

BEAUREGARD (C. de). Nouveaux Tableaux de Paris, ou Observations


sur les mœurs et usages des Parisiens au commencement du XIXesiècle.
Paris, 1828. 2 volumes.

BONNEFOUS (Édouard). Avant l'oubli. La vie de 1900 à 1940. Paris,


1985.
BOUCHER (Henri). Souvenirs d'un Parisien pendant la Seconde
République. Paris, 1908-1909. 2 volumes.

Chronique parisienne anonyme des années 1316 à 1339, éd. A.


HELLOT. Paris, 1884. Mémoires de la Société de l'histoire de Paris et de
l'Île-de-France, t. 11.

DABOT (Henri). Souvenirs et Impressions d'un bourgeois du quartier


Latin de mai 1854 à mai 1869. Péronne, 1899.

DANGEAU (Philippe de Courcillon, marquis de). Journal, éd. Félix


FEUILLET DE CONCHES. Paris, 1854-1860. 19 volumes.

DRONNE (Raymond) . La Libération de Paris. Paris, 1970.

DU CAMP (Maxime). Souvenirs d'un demi-siècle. Paris, 1949. 2


volumes.

GRAHAM (Victor Ernest) et Mc ALLISTER JOHNSON (W.). The Paris


Entries of Charles IX and Elizabeth of Austria. 1571. Toronto, 1974.

GRODECKI (Catherine). Documents du Minutier central des notaires de


Paris. Histoire de l'art du XVIesiècle (1540-1600). Paris, 1985.

GUENÉE (Bernard) et LEHOUX (Françoise). Les Entrées royales


françaises de 1328 à 1515. Paris, 1968.

JOLLIVET (Gaston). Souvenirs d'un Parisien. Paris, 1928.

Journal d'un Bourgeois de Paris sous le règne de Charles VI (1406-


1449), éd. Alexandre TUETEY. Paris 1881.

Journal de Clément de Fauquembergue, greffier du Parlement de Paris.


1417-1436, éd. Alexandre TUETEY. Paris, 1903-1915. 3 volumes.
Journal de Nicolas de Baye, greffier du Parlement de Paris. 1400-1417,
éd. Alexandre TUETEY. Paris, 1885-1888. 2 volumes.

Journal de Jean de Roye, connu sous le nom de Chronique scandaleuse,


1460-1483, éd. Bernard de MANDROT. Paris, 1894-1896. 2 volumes.

Journal d'un Bourgeois de Paris sous le règne de François Ier(1515-


1536), éd. V. L. BOURRILLY. Paris, 1910.

JURGENS (Madeleine). Documents du Minutier central des notaires de


Paris. Inventaires après décès. 1483-1547. Paris, 1982.

LE Roux DE LINCY (Antoine) et TISSERAND (Lazare-Maurice), Paris


et ses historiens aux XIVeet XVesiècles. Paris, 1867. Histoire générale de
Paris.

L'ESTOILE (Pierre de). Journal [...] pour le règne de Henri IV, 1581-
1610, éd. R. LEFÈVRE et André MARTIN. Paris, 1948-1958. 3 volumes.

Ménagier de Paris (Le), éd. Georgine E. BRERETON et Janet M.


FERRIER. Oxford, 1981.

MORELLET (Abbé André). Mémoires [...] sur le XVIIIesiècle et la


Révolution. Paris, 1821. 2 volumes.

PASCHAL (Pierre de) . Journal de ce qui s'est passé en France durant


l'année 1562, éd. Michel FRANÇOIS. Paris, 1950.

POUMIÈS DE LA SIBOUTIE (François-Louis). Souvenirs d'un médecin


de Paris. Paris, 1910.

Procès-verbal du sacre et du couronnement de Napoléon, éd. Jean


TULARD. Paris, 1993.

RAGUENEAU (Philippe) et FLORENTIN (Eddy). Paris libéré. Ils


étaient là. Paris, 1994.
RAMBUTEAU (Claude-Philibert, comte de). Mémoires, éd. Georges
LEQUIN. Paris, 1905.

VÉRON (Docteur Louis-Désiré). Mémoires d'un bourgeois de Paris.


Paris, 1856.

VILLEMESSANT (Hippolyte de). Mémoires d'un journaliste. Paris,


1867-1878. 6 volumes.

Documents

Deux grandes collections sont, depuis le siècle dernier, consacrées à la


publication de documents relatifs à l'histoire de Paris. Ce sont l'Histoire
générale de Paris et la Collection de documents relatifs à l'histoire de Paris
pendant la Révolution française. Mais toute collection de documents
relatifs à l'histoire de France concerne plus ou moins Paris. Nous indiquons
ci-dessous quelques publications significatives.

AULARD (Alphonse) . La Société des Jacobins. Recueil de documents


pour l'histoire du club des Jacobins de Paris. Paris, 1889-1898. 6 volumes.

-, Paris sous le Consulat. Paris, 1903-1913. 4 volumes.

-, Paris sous l'Empire. Paris, 1912-1923. 3 volumes.

BARTHÉLEMY (Édouard de). Recueil des chartes de l'abbaye royale de


Montmartre. Paris, 1883.

BAULANT (Micheline) et MEUVRET (Jean). Prix des céréales, extraits


de la mercuriale de Paris (1520-1698). Paris, 1960-1962. 2 volumes.

BLOIT (Michel) et PAYEN-APPENZELLER (Pascal). Les Mystères de


Paris en l'an 1789. Paris, 1989.
BOISLILE (Arthur de). Mémoires des intendants sur l'état des
généralités. I, Généralité de Paris. Paris, 1881.

BONNARDOT (François) et continuateurs. Registres des délibérations


du Bureau de la Ville de Paris. Paris, 1883-1990. 20 vol. parus (pour 1499-
1628 et 1789-1790).

BRIÈLE (Léon) et COYECQUE (Ernest). Archives de l'Hôtel-Dieu de


Paris (1157-1300). Paris, 1884.

CADIER (Léon) et COUDERC (Camille), Cartulaire et Censier de


Saint-Merry de Paris. Paris, 1891. Mémoires de la Société de l'Histoire de
Paris et de l'Île-de-France, t. 18.

CHAPELOT (Jean) et LALOU (Élisabeth), dir. Vincennes, aux origines


de l'État moderne. Paris, 1996.

CHASSIN (Charles-Louis). Les Élections et les cahiers de Paris en


1789. Paris, 1888-1889. 4 volumes.

CONCASTY (Marie-Louise). Commentaires de la Faculté de médecine


de Paris (1516-1560). Paris, 1964.

COYECQUE (Ernest) . L Hôtel Dieu de Paris au Moyen Âge. Histoire et


documents. Paris, 1889-1891. 2 volumes.

-, Recueil d'actes notariés relatifs à l'histoire de Paris et de ses environs


au XVIesiècle. Paris, 1905-1924. 2 volumes.

CURZON (Henri de). La Maison du Temple de Paris. Histoire et


description. Paris, 1888.

DENIFLE (Henri) et CHÂTELAIN (Émile). Chartularium Universitatis


parisiensis. 1200-1452. Paris, 1889-1897. 4 volumes.

DENIFLE (Henri), CHÂTELAIN (Emile) et SAMARAN (Charles).


Auctarium Chartularü Universitatis parisiensis. Paris, 1894-1964. 6
volumes.

DEPOIN (Joseph). Recueil des chartes et documents de Saint-Martin-


des-Champs. Paris, 1912-1921. 5 volumes.

Des faiz et ordonnances de la Prevosté des marchands et eschevinage de


la Ville de Paris. Paris, 1500.

DOUËT D'ARCQ (Louis-Claude). Comptes de l'Argenterie des rois de


France au XIVesiècle. Paris, 1851.

-, Nouveau recueil des comptes de l'Argenterie des rois de France au


XIVesiècle. Paris, 1874.

-, Comptes de l'Hôtel des rois de France aux XIVeet XVesiècles. Paris,


1865.

DUPLÈS-AGIER (Henri) . Registre criminel du Châtelet de Paris. 6


décembre 1389 - 18 mai 1392. Paris, 1861-1864. 2 volumes.

FAGNIEZ (Gustave). Documents relatifs à l'histoire de l'industrie et du


commerce en France. Paris, 1898-1900. 2 volumes.

FAVIER (Jean). Les Contribuables parisiens à la fin de la guerre de Cent


Ans. Genève-Paris, 1970.

-, Le Commerce f luvial dans la région parisienne au XVesiècle. I. Le


Registre des compagnies françaises. 1449-1467. Paris, 1975.

GÉRAUD (Hercule). Paris sous Philippe le Bel d'après des documents


originaux et notamment d'après un manuscrit contenant le rôle de la taille
imposée sur les habitants de Paris en 1292. Paris, 183'7. Collection de
documents inédits sur l'histoire de France.

GUÉRARD (Benjamin). Cartulaire de l'église Notre-Dame de Paris.


Paris, 1850. 4 volumes.
LACROIX (Sigismond). Actes de la Commune de Paris pendant la
Révolution. Paris, 1894-1914. 15 volumes.

LANGLOIS (Monique) et LANHERS (Yvonne). Confessions


etJugements de criminels au Parlement de Paris (1319-1350). Paris, 197 1.

LASTEYRIE (Robert de). Cartulaire général de Paris, ou recueil de


documents relatifs à l'histoire et à la topographie de Paris. 528-1180. Paris,
1887.

LE MARESQUIER-KESTELOOT (Yvonne-Hélène). Le Commerce


fluvial dans la région parisienne au XVesiècle. III. Les Officiers municipaux
de la Ville de Paris au XVesiècle. Étude et édition du registre KK 1009 des
Archives nationales. Paris, 199'7.

LESPINASSE (René de). Les Métiers et Corporations de la Ville de


Paris. Recueils, statuts, règlements depuis le XIIIesiècle jusqu'à la fin du
XVIIIe. Paris, 1886-1897. 3 volumes.

LESPINASSE (René de) et BONNARDOT (François). Les Métiers et


Corporations de la Ville de Paris au XIIIesiècle. Le Livre des métiers
d'Etienne Boileau. Paris, 1879.

LONGNON (Auguste). Paris pendant la domination anglaise. 1420-


1436. Paris, 1978.

- Pouillés de la province de Sens. Paris, 1904.

MICHAELSSON (Karl) , Le Livre de la taille de Paris l'an 1296.


Gôteborg, 1958.

– Le Livre de la taille de Paris l'an 1297. Gôteborg, 1962.

- Le Livre de la taille de Paris l'an de grâce 1313. Gôteborg, 1951.


MONIN (Hippolyte) et LAZARE (Lucien). Sommier des biens nationaux
de la Ville de Paris. Paris, 1920. 2 volumes.

PETIT (Joseph) et MARICHAL (Paul) . Registre des causes civiles de


l'officialité épisco,roale de Paris. 1384-1387. Paris, 1919.

POUPARDIN (René) . Recueil des chartes de l'abbaye de Saint-


Germain-des-Prés des origines au début du XIIIesiècle. Paris, 1909.

RAUNIÉ (Émile), PRINET (Max), LESORT (André) et VERLET


(Hélène). Épitaphier du Vieux Paris. Recueil général des inscriptions
funéraires... Paris, 1890-1995. 7 volumes.

ROUGERIE (Jacques). Procès des Communards. Paris, 1978.

TANON (Louis) . Registre criminel de la justice de Saint-Martin-des-


Champs à Paris au XIVesiècle. Paris, 1877.

TERROINE (Anne) et FOSSIER (Lucie) . Chartes et Documents de


l'abbaye de Saint-Magloire. Paris, 1966-1976. 2 volumes.

TUETEY (Alexandre) . Testaments enregistrés au Parlement de Paris


sous le règne de Charles VI. Paris, 1880.

-, L'Assistance publique à Paris pendant la Révolution. Paris, 1875-1897.


4 volumes.

VIARD (Jules) . Documents parisiens du règne de Philippe VI de Valois


(1328-1350). Paris, 1899-1900, 2 volumes.

VIDIER (Alexandre), LE GRAND (Léon), DUPIEUX (Paul) et


MONICAT (Jacques). Comptes du domaine de la Ville de Paris. 1424-1489.
Paris, 1948-1958. 2 volumes.

WICKERSHEIMER (Ernest). Commentaires de la Faculté de médecine


de Paris. 1395-1516. Paris, 1915.
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE

L'essentiel de la bibliographie se trouve dans les volumes parus de la


Nouvelle Histoire de Paris, qui procurent également l'indication des
principales sources disponibles :

BABELON (Jean-Pierre) . Paris au XVIesiècle. Paris, 1986.

BEAUJEU-GARNIER (Jacqueline). Paris, hasard ou prédestination ?


Une géographie de Paris. Paris, 1993.

BERTIER DE SAUVIGNY (Guillaume de). La Restauration. Paris,


1977.

BOUSSARD (Jacques). Paris, de la fin du siège de 885-886 à la mort de


Philippe Auguste. Paris, 1976.

GAZELLES (Raymond) . Paris, de la fin du règne de Philippe Auguste à


la mort de Charles V, 1223-1380. Paris, 1972. 2e éd. 1994.

CHAGNIOT (Jean). Paris au XVIIIesiècle. Paris, 1988.

DETHAN (Georges). Paris au temps de Louis XIV. Paris, 1990.

DUVAL (Paul-Marie). De Lutèce oppidum à Paris capitale de la France.


Paris, 1993.

FAVIER (Jean). Paris au xV siècle, 1380-1500. Paris, 1974. 2e éd., 1996.

GIRARD (Louis). La Deuxième République et le Second Empire. Paris,


1981.

HÉRON DE VILLEFOSSE (René). Solennités, Fêtes et Réjouissances


parisiennes. Paris, 1980.
LAVEDAN (Pierre). Histoire de l'urbanisme à Paris. Paris, 1975. 2e éd.
avec un complément par Jean BASTIÉ. Paris, 1993.

PILLORGET (René). Paris sous les premiers Bourbons. 1594-1661.


Paris, 1988.

RIALS (Stéphane) . De Trochu à Thiers. 1870-1873. Paris, 1985.

TULARD (Jean). Le Consulat et l'Empire. Paris, 1970. 2e éd. 1983.

TULARD (Jean). La Révolution. Paris 1989 (remplace l'ouvrage de


Marcel REINHARD, 1971).

VIGIER (Philippe). Paris pendant la Monarchie de Juillet. Paris, 1991.

Les principales publications périodiques concernant l'histoire de Paris


sont :

Annuaire statistique de la Ville de Paris et des communes suburbaines de


la Seine. 1881-1962.

Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris. Depuis 1882.

Bulletin de la Montagne Sainte-Geneviève et de ses abords. Depuis 1896.

Bulletin de la Société historique du VIearrondissement. Depuis 1898.

Commission municipale du Vieux Paris, procès-verbaux. Depuis 1899.

Cahiers de la Rotonde.

Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de Paris et de l'Ile-


de-France. Mémoires.
Société de l'Histoire de Paris et de l'Ile-de-France. Bulletin. Depuis
1874.

Paris et Île-de-France.

Cahiers du Centre de recherches et d'études surParis et l'Ile-de-France.


Depuis 1983.

Il faut faire une place particulière à des ouvrages anciens dont le grand
mérite est d'avoir utilisé des archives aujourd'hui disparues, comme celles
de la Chambre des comptes ou celles de l'ancienne municipalité, incendiées
les unes en 1737, les autres en 1871. Ils présentent également des
observations de première main pour le Paris de leur temps.

ALPHAND (Jean-Charles). Les Promenades de Paris. Histoire,


description des embellissements [...] Paris, 1867-1873. 2 volumes.

BERTIER DE SAUVIGNY (Guillaume de). La France et les Français


vus par les voyageurs américains, 1814-1848. Paris, 1982.

BONFONS (Pierre). Les Antiquitez et Choses les plus remarquables de


Paris. Paris, 1605 (remaniement du livre de Corrozet).

BRICE (Germain), Description nouvelle de ce qu'il y a de plus


remarquable dans la ville de Paris. Paris, 1685 ; 9e éd. 1752 ; réimpr.
Genève Paris, 1971.

CORROZET (Gilles). Les Antiquitez, Chroniques et Singularitez de


Paris. Paris, dern. édit., 1561.

DELAMARE (Nicolas). Traité de la police. Paris, 1705-1719, 3


volumes. Tome IV par Le Clerc du Brillet. Paris, 1738.

DU BOULAY (César-Égasse). Historia Universitatis Parisiensis. Paris,


1665-1666. 3 volumes.
DU BREUL (Dom Jacques) . Le Théâtre des antiquitez de Paris. Paris,
1612 ; rééd. 1639.

FÉLIBIEN (Dom Michel) . Histoire de la Ville de Paris. Éd. revue par


Dom Louis-Alexis LOBINEAU. Paris, 1725. 5 volumes.

HURTAULT (Pierre) et MAGNY. Dictionnaire historique de Paris et des


faubourgs. Paris, 1778.

JAILLOT (Jean-Baptiste Renou de Chevigné, dit). Recherches critiques,


historiques et topographiques sur la Ville de Paris. Paris, 1772-1775. Rééd.
Paris, 1977. 5 volumes.

LA BÉDOLIÈRE (Emile de). Le Nouveau Paris. Histoire de ses vingt


arrondissements. Paris, vers 1860.

LEBEUF (L'abbé Jean). Histoire de la ville et de tout le diocèse de Paris.


Paris, 1885. 5 volumes. Rééd. augmentée par Fernand BOURNON. Paris,
1901. 7 volumes.

LISTER (Martin). Voyage... à Paris en 1698. Paris, 1873.

MERCIER (Louis-Sébastien). Tableau de Paris. Amsterdam, 1781-1788.


12 volumes. Rééd. part. et commentée par Jeffry KAPLOW, Paris, 1979.
Rééd. par Jean-Claude BONNET, Paris, 1994.

-, Le Nouveau Paris. Paris, 1798. 6 volumes.

Paris, Guide, par les principaux écrivains et artistes de la France. Paris,


1867. 2 volumes.

PIGANIOL DE LA FORCE (Jean-Aymar). Description historique de la


Ville de Paris et de ses environs. Paris, 1765. 10 volumes.

SAUVAL (Henri). Histoire et Recherche des antiquités de la ville de


Paris. Paris, 1724. 3 volumes.
TEISSERENC (abbé). Géographie parisienne. Paris, 1762, 2 volumes.

BIBLIOGRAPHIE SPÉCIALISÉE

Il convient de mentionner quelques ouvrages, pris dans une littérature


d'une extrême richesse et où il serait vain de distinguer les travaux portant
principalement sur la capitale et ceux qui, concernant plus largement la
France ou l'Europe, abordent de manière originale l'histoire de Paris. Paris
est le plus souvent présent dans les ouvrages consacrés à la biographie des
protagonistes de l'histoire de France, comme dans ceux qui traitent de la vie
quotidienne dans les villes. Il était impossible de les citer tous. On n'a
mentionné que de manière exceptionnelle les articles et extraits.

Abélard en son temps. Actes du colloque international organisé à


l'occasion du 9ecentenaire de la naissance de Pierre Abélard. Paris, 1981.

AGULHON (Maurice). Le Cercle dans la France bourgeoise (1810-


1848). Étude d'une mutation de sociabilité. Paris, 1977.

ALAZARD (Lucien) . Denis-Auguste Affre, archevêque de Paris. Paris,


1905.

ALBERT (Maurice). Les Théâtres des boulevards (1789-1848). Paris,


1902.

ANTOINE (Michel). Le Gouvernement et l'Administration sous Louis


XV. Paris, 1978.

ANTONETTI (Guy). Une maison de banque à Paris au XVIIIesiècle :


Greffulhe, Montz et Cie. 1789-1793. Paris, 1963.

ARGAN (Giulio Carlo). L'Europe des capitales. 1600-1700. Genève,


1964.
ARISTE (Paul d'). Le Vie et le Monde du Boulevard (1830-1870). Paris,
1930.

ARON (Jean-Paul) . Le Mangeur du XIXesiècle. Paris, 1989.

AUBERT (Félix). Le Parlement de Paris de Philippe le Bel à Charles


VIII. Paris, 1886-1890. 2 volumes.

– Histoire du Parlement de Paris de l'origine à François 1°'. 1250-1515.


Paris, 1894. 2 volumes.

AUBRY (C.). La jurisprudence criminelle du Châtelet de Paris sous le


règne de Louis XVI. Paris, 1971.

AUDIAT (Pierre). Paris pendant la Guerre. Paris, 1946.

AUTRAND (Françoise). Naissance d'un grand corps de l'État. Les gens


du Parlement de Paris, 1345-1454. Paris, 1981. 459 pages.

AVENEL (Paul). Les Étudiants de Paris. 1845-1847. Paris, 1857.

AVOUT (Jacques d'). 31 juillet 1358. Le meurtre d'Etienne Marcel. Paris,


1960.

AVRIL (François). L'Enluminure à la cour de France au XIVesiècle.


Paris, 1978.

AZÉMA (Jean-Pierre) et WINOCK (Michel). Les Communards. Paris,


1970.

BABELON (Jean-Pierre). Henri IV. Paris, 1982.

BALDWIN (John). Philippe Aguste. Trad. fr. Paris, 1991. 717 pages.

BANCQUART (Marie-Claire). Images littératures du Paris fin de siècle.


Paris, 1979.
– Paris «Belle époque» par ses écrivains, Paris, 1979.

BARNAVI (Élie). Le Parti de Dieu. Étude sociale et politique des chefs


de la Ligue parisienne. Paris-Louvain, 1980.

BARNAVI (Élie) et DESCIMON (Robert). La Sainte Ligue. Lejuge et la


potence. L'assassinat du président Brisson (15 novembre 1591). Paris,
1985.

BASTIE Œean). La Croissance de la banlieue parisienne. Paris, 1964.

– Géographie du Grand Paris Paris, 1984.

– Vingt Ans de transformations de Paris. 1954-1974. Paris, 1975.

BATAILLARD (Charles) et NUSSE (Ernest). Histoire des procureurs et


des avoués. 1483-1815. Paris, 1882.

BATIFFOL (Louis). Jean Jouvenel, prévôt des marchands de la Ville de


Paris (1360-1431). Paris, 1894.

BAUER (Oswald). Wagnergeht ins Theater, Bayreuth, 1996.

BEAUMONT-MAILLET (Laure). L'Eau à Paris. Paris 1991.

BELGRAND (Eugène). Les Traaaux souterrains de Paris. Paris, 1872-


1887. 5 volumes.

BERGERON (Louis). Banquiers, Négociants et Manufacturiers


pari,siens du Directoire à l'Empire. Paris, 1978.

BERTHO (Catherine). Télégraphes et Téléphones, de Valmy au


microprocesseur. Paris, 1981.

BERTIÈRE (Simone). La Vie du cardinal de Retz. Paris, 1990.


BERTY (Adolphe) et LEGRAND (Henri), révis. Lazare Maurice
TISSERAND et Camille PLATON. Topographie historique du Vieux Paris.
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VIMONT (Maurice). Histoire de la rue Saint-Denis, de ses origines à
nos jours. Paris, 1936. 2 volumes.

-, Histoire de l'église et de la paroisse Saint-Leu-Saint-Gilles à Paris.


Paris, 1932.

On consultera également avec profit les ouvrages de la collection « Paris


et son patrimoine » et les catalogues d'expositions publiés par la Délégation
à l'action artistique de la Ville de Paris.

L'Enceinte et le Louvre de Philippe Auguste. Paris, 1988.

Musiques et Musiciens au Faubourg Saint-Germain. 1996.

Rue du Faubourg-Saint-Honoré. Paris, 1994.

De la place Royale à la place des Vosges. 1996.

Sont à signaler les nombreuses thèses de l'École nationale des chartes


consacrées à des quartiers ou paroisses, ainsi que les mémoires de D.E.A. et
de maîtrise concernant, pour le Moyen Âge, les métiers et les quartiers, et
préparés notamment depuis vingt ans dans le cadre du Centre de
topographie historique de Paris que dirige aux Archives nationales Yvonne-
Hélène Le Maresquier. Entre autres :

ANDRÉ (Aurélien). Le Quartier du Louvre. 1996.

BARBILLAT (Christophe). Saint-Étienne-des-Grès et le collège de


Lisieux. 1983.

BESANÇON (Patrice). La Censive Saint-Merry. 1983.

BONNEVILLE (Bertrand). Le Cloître Sainte-Opportune. 1989.

CAUQUETOUX (Anne). La Place Maubert. 1989.

CHABOCHE (Marine). Le Quartier du Louvre. 1972.


CHOURAQUI (Laurence). Entre la rue Hautefeuille et la rue de la
Harpe. 1988.

DELAVEAU (Bernard). Fêtes et Réjouissances publiques. 1973.

DELILLE (Anne). Le Quartier Saint-André-des-Arts. 1989.

DUPOUY (Michèle). La Draperie d'après les registres du Parlement.


1972.

DURAND (Nathalie). La Rue de l'Arbre-Sec et la rue Tirechappe. 1992.

GUILLEBON (Laetitia de). Entre les rues Saint-Honoré et Coquillière.


1996.

HAAG (Odile). Le Quartier Saint-Jean-de-Jérusalem. 1984.

HUSSON (Marie-Angéline). Prévôts et Échevins parisiens au XVesiècle.


1971.

JACQUOT (Odile). Les Implantations parisiennes de l'abbaye de


Maubuisson. 1995.

-, Le Quartier Saint-Germain-l'Auxerrois. 1992.

JEZIERSKI (Joëlle). La Porte de Paris du XIIIeau XVIesiècle. 1995.

JOUANNARD (Andrée). La Famille de Saint-Yon. 1972.

JOURDAN (Jean-Pierre). Les Métiers du cuir d'après les registres du


Parlement. 1972.

KAGAN (Judith). Le Cloître de Saint-Benoît-le-bien-tourné. 1984.

LACROIX (Jean-Bernard). Les fermiers fiscaux. 1973.


LE BOURDELLES (Vincent). La Porte Baudoyer. 1989.

LE BRUN (Sophie). Le Sud du quartier Saint-Martin. 1992.

LECONTE (Isabelle). Entre le Louvre et Saint-Germain-l'Auxerrois.


1996.

LE MARESQUIER (Yvonne-Hélène). Le Personnel de l'élection de


Paris. 1972.

LE QUÉRÉ (Anne). Orfèvres et Changeurs d'après les registres du


Parlement. 1973.

MEDDÉ-CHAZEL. Le Quartier Jean Tison - Bailleul. 1992.

MÉGRET D'ÉTIGNY (Ludivine). L'Îlot Saint-Séverin. 1993.

MULLIGAN (Noëlle). La Place Maubert. 1973.

OUDARD (Laurence). Le Clos Mauvoisin et la berge de la Seine. 1984.

PAPIN (Florence). Le Sud-Est de la rue Saint-Jacques. 1993

PÉLIGRY (Aliette). La Maîtrise des corporations. 1973.

PEYRAUD (Michèle). Le Quartier Saint-Antoine. 1972.

RAIMBAULT (Nicole). Les Métiers du cuir. 1972.

RÉMOND (Dominique). La Bonneterie au XVesiècle. 1973.

ROBILLARD (Jean-François). Les Réjouissances publiques de 1437 à


1515. 1971.

SALA (Michèle). Le Quartier Saint-Paul. 1984.


SALIOT (Michèle). Les De Laillier. 1972.

TOULOUSE (Étienne). Le Quartier des portes Saint-Germain et Bucy.


1989.

VERRIER (Patrick). Autour de Saint-Julien-le-Pauvre. 1984.

WEISS (Valentine). La Censive de Saint-Martin-des-Champs. 1992.


Table of Contents
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Table des Matières
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OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
Dédicace
Avant-propos
CHAPITRE PREMIER - Les bases
LA SEINE
DES ÎLES
DES ARBRES
ENTRÉE DANS L'HISTOIRE
LA BATAILLE DE LUTÈCE
DE LUTÈCE À PARIS
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE II - Les Parisiens
QU'EST-CE QU'UN PARISIEN?
ESTIMATIONS
MORTALITÉS
BILANS DÉMOGRAPHIQUES
DES PROVINCIAUX
ABANDONS D'ENFANT
LES JUIFS DE PARIS
ÉTRANGERS
CHAPITRE III - Une ville qui s'étend
UNE ÎLE ET DEUX RIVES
PREMIÈRES ENCEINTES
L'ENCEINTE DE PHILIPPE AUGUSTE
CHARLES V
UNE VILLE OUVERTE
LE MUR DES FERMIERS GÉNÉRAUX
DES « FORTIFS » À L'ANNEXION DE 1860
UNE NOUVELLE BANLIEUE
CHAPITRE IV - Un espace organisé
L'ESPACE FONCIER : LES CENSIVES
LES JUSTICES
LES PAROISSES
QUARTIERS ET ARRONDISSEMENTS
CHAPITRE V - Lieux de vie
DES NOMS POUR DES RUES
LA RUE, LIEU DE VIE
DES LIEUX-DITS
LE QUARTIER
LES BEAUX QUARTIERS
LA VOGUE DE L'OUEST
L'ESPACE ÉCONOMIQUE
INTELLECTUELS ET ARTISTES
CHAPITRE VI - Naissance de l'urbanisme
L'URBANISME ROMAIN
LES EMBARRAS DE PARIS
LES PONTS ET LA CROISÉE

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