365 Expressions de Nos Grands-Meres - Jean Maillet
365 Expressions de Nos Grands-Meres - Jean Maillet
365 Expressions de Nos Grands-Meres - Jean Maillet
ISBN : 978-2-36075-341-3
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CRACHER AU BASSINET
« C’est toujours aux petites gens de cracher au bassinet ! » La
rengaine revenait souvent dans la bouche de grand-mère, pourtant
très économe mais dont les revenus, bien trop chiches, ne pouvaient
empêcher que fussent douloureuses des ponctions considérées
comme bien trop fréquentes. Il faudrait avoir « la bourse au roi de
Chine », disait-elle, réinterprétant à sa façon le patronyme du
célèbre banquier britannique.
Cracher au bassinet, c’est donc donner de l’argent mais à
e
contrecœur. L’expression, apparue au siècle, a remplacé cracher
e
au bassin, que l’on trouve dès le siècle, d’abord dans les Contes
et discours d’Eutrapel de Noël du Fail (1585), juriste et écrivain
breton : « […] vous cracherez dans le bassin tout ce que vous avez
jamais humé et dérobé, comme faisait l’empereur Vespasien, qui
disait ses receveurs ressembler une éponge […] ». Au moins Du Fail
proposait-il dans ce même ouvrage une manière de consolation
puisque, selon lui, « […] quand la bourse s’est rétrécie, la
conscience s’élargit ». En parlant de « ce que vous avez dérobé »,
Du Fail rattache l’expression à l’origine étymologique que lui
attribueront Noël et Carpentier en 1831 dans leur Philologie française
ou Dictionnaire étymologique. Il s’agirait d’une locution employée à la
cour des Miracles « dans le langage des gueux et des filous » qui
devaient « venir déposer dans un bassin qui était placé aux pieds du
chef suprême [le Roi de Thunes ou Grand Coëre], l’offrande ou
rétribution à laquelle chacun des membres de leur société était
tenu ». La même Philologie française fait aussi allusion à « ces
aumônes qu’à certains jours solennels on ne peut honnêtement se
dispenser de faire en jetant par compagnie quelque pièce d’argent
dans le plat des marguilliers ». Le verbe cracher, employé seul, a eu
e
dès le siècle le sens argotique de « parler » (cf. infra, tenir le
crachoir) puis « faire des aveux », notamment sous la contrainte,
avant de signifier « payer », donner de l’argent de mauvaise grâce
se révélant aussi pénible que d’avouer ce que l’on aurait voulu
garder secret.
UN GROS BONNET
Il fallait être au moins directeur du Comptoir national d’escompte,
patron des galeries Farfouillette (on ne parlait pas encore de PDG)
ou commandant d’armes de la place de Trou-en-Cambrousse pour
que grand-mère s’exclame d’un ton mi-moqueur, mi-respectueux :
« C’est un gros bonnet ! » Dans son esprit, le qualificatif était plus lié
à la notabilité qu’à la richesse.
Pour sûr, ces gens-là sont d’importance, comme ceux à l’origine de
la locution : clercs de justice (basoche et magistrature) caractérisés
par leurs bonnets carrés et docteurs en Sorbonne symbolisés par
leurs bonnets ronds, tout ce beau monde, lors de débats très
sérieux, exprimant son accord en opinant justement du bonnet.
Désignant d’abord ces respectables et doctes personnes,
l’expression gros bonnet s’est par la suite appliquée à tous les riches
et puissants : grands banquiers, hauts gradés, cadres dirigeants,
PDG de tout poil, dont Jules Vallès prétendait qu’ils sont partout
considérés, sauf à Paris : « On sait bien que les gros bonnets
couvrent souvent des têtes vides. On n’a pas le respect des
personnages dans ce Paris, parce qu’on n’en a pas la peur » (Le
Tableau de Paris, 1882-1883).
TOUCHER LE PACTOLE
Il faut, pour cela, gagner à la loterie ou hériter d’un oncle
d’Amérique. « Source d’une fortune, de profits imprévus », telle est,
depuis 1800, la signification de pactole.
Pactole (Paktôlos, en grec) fut d’abord le nom d’une rivière
(aujourd’hui le Sart Çay) confluant avec l’Hermos dont le nom actuel
est Gediz, en Turquie. Le Pactole traversait le royaume de Lydie. La
légende nous dit que, sur les conseils de Dionysos, Midas, roi de la
Phrygie voisine, s’y lava les mains pour conjurer le vœu qu’il avait
bien imprudemment émis et que ce fourbe de Dionysos avait
exaucé : transformer en or tout ce que le souverain phrygien
touchait… tout, y compris, funeste imprévoyance, aliments et
boissons. C’est à la suite de cet épisode que le Pactole se mit à
rouler des sables aurifères, ce qui lui valut le surnom de
Khrusorrhoas, « fleuve qui roule de l’or ». L’infortune du roi de
Phrygie fit la fortune du roi de Lydie qui se trouva vite en possession
d’une immense richesse et sous son règne (561-542 av. J.-C.), cette
ancienne contrée de l’Asie mineure connut l’opulence. Au fait, quel
est le nom du souverain Lydien ? Crésus, bien sûr !
UN FILS À PAPA
Il est né coiffé (allusion au morceau de membrane fœtale qui reste
collé sur le crâne d’un bébé au moment de la naissance et qui est
supposé lui porter chance) ou, comme disent nos voisins d’outre-
Manche, avec une cuiller d’argent dans la bouche car fils à papa
désigne tout jeune homme dont le confort matériel est assuré par la
richesse et la haute situation de son père (30 % des élus de notre
République, prétendait en 1990 un article du Nouvel Observateur)
puis, par extension, les fils de bourgeois comparés au fils de
prolétaires. Le succès de l’expression est sans doute lié à celui du
vaudeville de Maurice Desvallières, justement intitulé Le Fils à Papa,
créé en 1913, et qui fut à l’origine d’une opérette de Jean Gilbert, La
Chaste Suzanne, datée de 1937, elle-même portée à l’écran la même
année par André Berthomieu.
Traiter quelqu’un de fils à papa, c’est le déprécier en lui reprochant
de ne rien faire, de vivre dans l’oisiveté, parfois dans l’égoïsme,
souvent dans l’orgueil et de mépriser une certaine France, celle qui,
pour reprendre la formule d’un ex-président, « se lève tôt » pour aller
au travail.
Si ma grand-mère n’a pas connu le président en question, elle a
connu des fils à papa et c’est peu dire qu’elle ne les aimait pas.
ÇA PEUT !
La réplique était quasi systématique quand nous nous extasions
devant le beau cadeau que grand-mère nous offrait, pour notre
anniversaire, Noël ou les étrennes :
« Waouh, c’est superbe !
— Ça peut ! »
Un modèle de contraction et de concision digne des Laconiens car
ce Ça peut ! était riche de multiples sous-entendus que chacun
comprenait : « Oui, ce cadeau peut être superbe parce qu’il ma
coûté bonbon (autre expression favorite de notre aïeule) ; je brûle
d’envie de vous dire combien je l’ai payé mais je ne le dirai pas car
ce serait malséant et je sais les convenances ; cependant, je suis
contente que vous l’appréciiez car bien que votre grand-mère ne soit
pas très riche, vous voyez qu’elle n’hésite pas à faire des sacrifices
pour gâter ses petits-enfants et montrer ainsi tout l’amour qu’elle leur
porte. » Oui, tout cela était bien implicite dans le Ça peut ! de grand-
mère ; nous l’attendions à chaque offrande et nous en amusions
gentiment. Son écho résonne toujours dans nos cœurs et malgré
toutes ces longues décennies depuis lesquelles grand-mère se
pulvérise sous terre, nous continuons de lui dire merci.
ÇA SE SOÛLE ET ÇA SE NIPPE
L’exclamation était inévitable quand l’une de ses filles ou de ses
brus exhibait le vêtement qu’elle venait de s’acheter. Grand-mère
disait cela par automatisme et sans méchanceté mais la phrase eût
pu, dans d’autres bouches, revêtir mépris et ironie, le « ça » ravalant
la personne au rang d’objet, l’idée de soûlerie laissant entendre une
dépravation des mœurs et l’argotique « se nipper » pour
« s’habiller » dévalorisant ipso facto l’habit, quelque neuf qu’il fût. La
« nouvelle-vêtue » était ainsi, pourrait-on dire… habillée pour l’hiver.
D’où vient donc le verbe nipper ? De l’argot nippes, « vêtements »,
lui-même issu de guenip(p)e, mot archaïque attesté dès 1496 sous la
forme guenyppe dans le Mystère de saint Martin d’André de La Vigne
où le mot désigne une femme de mauvaise vie, malpropre et
infréquentable : « Ces grans genoppes, flatries et usées,/Vieux
lorpidons, caroignes et cabas,/Ordes guenyppes, ridées et brisées
[…]. » Une telle maritorne étant généralement habillée de hardes, de
haillons, guenippe (contracté en gnippe en 1605) ou guenipe, a ensuite
désigné une « loque », un « chiffon », signification attestée par
exemple chez Cotgrave dans son Dictionarie of the French and English
Tongues (1611). Guenipe est d’ailleurs donné dans ce même ouvrage
comme équivalent de « guenille ». Haillons, femme de mauvaise
vie… l’étymologie de nippes est décidément bien péjorative.
CHEZ MA TANTE
Si certains ont la chance d’avoir un oncle d’Amérique dont ils
comptent bien profiter de tout ou partie de l’héritage, j’appris que,
pour d’autres, c’est une tante qui devait être richissime. Du moins
l’ai-je longtemps cru… jusqu’au jour où je sus que ceux qui allaient
chez [leur] tante quand ils avaient besoin d’argent, se rendaient au
mont-de-piété et non chez un membre fortuné de leur famille.
C’est en Italie en 1462 que fut créé le Monte di Pietà. Barnabé de
Terni, récollet italien, fit appel à la générosité des riches bourgeois
de Pérouse (Perugia) pour amasser une importante somme d’argent
lui permettant d’alimenter un établissement de prêts sur gages. Le
moine voulait ainsi combattre la rapacité des cupides usuriers de sa
région. C’est par une traduction fautive de l’italien monte
(« montant », de la même famille que ammontare, « amonceler,
entasser ») que le premier établissement français similaire, fondé à
Avignon en 1610, prit le nom de mont-de-piété. Celui de Paris verra
le jour vingt-sept ans plus tard et, petit à petit, la plupart des grandes
villes ouvriront leur propre mont-de-piété. En 1918, tous ces
établissements deviendront caisses de Crédit municipal.
Il est évidemment moins déshonorant de dire qu’on a oublié chez sa
tante l’objet de valeur qu’on a en réalité mis en gage. On raconte que
ce serait le mensonge inventé par le petit-fils de Louis-Philippe
quand il mit sa montre au mont-de-piété parisien pour honorer une
dette de jeu. La première attestation de l’expression date en tout cas
de 1827. On prétendait auparavant, par un même souci de
discrétion, que l’on avait mis sa montre, son manteau ou sa médaille
de première communion « au clou » (1823).
PAYER À TEMPÉRAMENT
Il ne s’agit évidemment pas de payer selon son humeur (son
tempérament) mais selon une planification (l’anglicisme planning
n’existait pas du temps de grand-mère) permettant de régler par
acomptes ou paiements successifs échelonnés dans le temps.
« Tempérament » est issu du latin temperamentum, « combinaison
proportionnée des éléments d’un tout, proportion, mesure », à
rapprocher de temperare, « disposer convenablement, combiner »,
qui a donné le français « tempérer ».
L’expression est devenue quelque peu vieillotte depuis l’apparition
e
du crédit* à la consommation à la fin du siècle et surtout depuis
son développement au lendemain de la Première Guerre mondiale.
Cette façon d’acquérir un bien (meuble) sans avoir à le payer
intégralement en une seule fois permit aux gens modestes
d’améliorer leur confort mais nos grands-parents n’en usèrent
qu’avec mesure et prudence, répugnant à s’endetter (voir Qui paie
ses dettes s’enrichit) et craignant toujours une possible arnaque
(grand-mère parlait d’« entourloupette »). À Paris toutefois, une
forme populaire de crédit connut un meilleur succès, celle des
fameux « bons de la Semeuse » mise en place par la Samaritaine :
en se rendant directement rue du Louvre ou par l’intermédiaire de
démarcheurs, les consommateurs de jadis versaient sur un compte
des sommes ensuite converties en bons qu’ils pouvaient dépenser
dans le grand magasin des bords de Seine, celui dont le slogan
prétendait qu’on y trouvait de tout.
* « Crédit » vient du latin creditum, « créance », participe passé de credere,
« croire », le créancier « croyant » que son débiteur sera en mesure de régler sa
dette.
TRAVAILLER DU CHAPEAU
« Le pauvre, il travaille du chapeau ! » C’était avec une certaine
compassion que grand-mère parlait ainsi de quelque voisin atteint de
sénilité, de gâtisme (« il est devenu gaga » était une autre façon de
déplorer sa déraison), de dérangement mental (« Alzheimer » n’était
pas encore entré dans le vocabulaire) et elle illustrait parfois son
assertion de quelques anecdotes abracadabrantes qui nous
effrayaient ou nous faisaient pouffer de rire. Bien entendu, nous
comprenions qu’ainsi travailler n’avait rien à voir avec l’état de
modiste ou de chapelier.
Dans notre expression, le chapeau est une métaphore de la tête
(notons que l’étymologie de chapeau a sans doute un lien avec le
latin caput, « tête ») et le verbe travailler est plutôt à prendre soit au
sens de « fermenter, subir une agitation interne », à l’image du vin
qui travaille, soit à celui de « subir une ou plusieurs forces entraînant
une déformation », à l’instar d’une planche de bois qui gauchit à
force de travailler. On imagine assez bien un cerveau dérangé
produisant d’innombrables petites bulles de folie ou se mettant à
gondoler. D’ailleurs, le verbe « délirer » contient aussi l’idée de
déformation, de conduite déviante par rapport à la ligne droite
puisque son étymologie latine, delirare, signifie « sortir du sillon ».
Une variante amusante : travailler de la toiture. Vincent Auriol
l’utilise dans son Journal du septennat : « Quand ils ont entendu de
Gaulle déclarer : “Au reste, qu’est devenu Laval ?”, un certain
nombre ont dit : “Il travaille de la toiture”. » (Vol. 6, 1947-1954).
BOUCHÉ À L’ÉMERI
Essentiellement composé de corindon (alumine cristallisée), l’émeri
est une roche métamorphique dont la poudre, collée sur du papier
ou de la toile, constitue un excellent abrasif, notamment utilisé pour
polir bouchons et goulots qui, de ce fait, s’ajustaient parfaitement
l’un à l’autre : flacons et bouteilles (chimiques et pharmaceutiques
en particulier) étaient ainsi hermétiquement bouchés. L’expression
joue sur le sens figuré de bouché dont Furetière (1690) nous donne
cette illustration : « On dit figurément, qu’un homme a l’esprit bouché,
quand il est peu intelligent, quand il a la conception dure et tardive. »
Bouché à l’émeri signifie donc « parfaitement idiot, borné, dont l’esprit
est totalement fermé » et s’applique à celui dont on dit aussi qu’il
« en tient une couche » parce que, de par son esprit épais, il
manque singulièrement de finesse intellectuelle. On trouve
l’expression figurée dès 1897 dans le huitième volume de la revue
La Gaudriole : « Il faudrait que je fusse vraiment bouchée à l’émeri,
ma mère, pour qu’il en soit autrement ! »
IMBÉCILE HEUREUX
Entendons « imbécile et heureux de l’être », donc absolument
incurable. On peut aussi considérer que l’imbécile, n’ayant pas
conscience du caractère tragique de la vie, est heureux de vivre,
malgré ou grâce à son imbécillité. À propos, qui a dit : « L’optimiste
est un imbécile heureux, le pessimiste un imbécile malheureux » ?
Georges Bernanos dans La Liberté, pour quoi faire ? (Gallimard,
1953).
Qu’il soit heureux ou malheureux, l’imbécile est étymologiquement
celui qui manque de soutien, qui est donc physiquement faible
puisque le latin imbecillus est dérivé de im bacilum (diminutif de
baculum), littéralement « sans bâton ». C’est ce sens qui prévalait
e
dans la locution « le sexe imbécile », synonyme au siècle de
« sexe faible » et que l’on trouve, entre autres, dans l’Œdipe de
Pierre Corneille (1659) : « Le sang a peu de droits dans le sexe
imbécile » (acte I, sc.3).
C’est ce même sens de faiblesse physique que l’on trouve chez
Pascal (1623-1662) quand il écrit : « L’homme, imbécile ver de
terre » (Pensées, 1657).
Équivalent de « débile » (originellement : « qui manque de force
physique »), il a, comme lui, glissé du sens physique au sens
intellectuel pour désigner une personne dépourvue d’intelligence.
Médicalement parlant, un imbécile est un arriéré dont l’âge mental
est intermédiaire entre celui de l’idiot (2 ans) et celui du simple
débile (7 ans). Qu’il soit heureux semble donc logique puisque le
bonheur est souvent lié à l’innocence, celle de l’enfant.
ÊTRE TABAILLOT
Ou tabaillaud ou encore tabayaud, l’orthographe ne pouvant qu’être
phonétique puisqu’il s’agit d’un régionalisme que seuls les
Saintongeais, les Poitevins, les Angoumoisins et les Vendéens
connaissent. On est tabaillot quand on a le cerveau dérangé, quand
on est azimuté, barjo, cinglé, fada, frappé, sinoque, toqué, zinzin,
etc. L’origine du mot est inconnue, mais il semble bien que la racine
tab- soit fréquemment associée à l’idée de folie puisqu’on trouve,
avec le sens d’idiot, de simple d’esprit, taberlo en Ardèche, taborniau
et taberlé en Savoie et Suisse romande. Dans le Dictionnaire de la
langue française et de tous ses dialectes du e au e siècle (1881) de
Frédéric Godefroy, plusieurs mots commençant par tab- sont
associés aux notions de frappe et de bruit :
Tabor, s.m., bruit, tapage, vacarme.
Taborerie, s. f., bruit, vacarme.
Taborie, s. f., bruit, tapage, vacarme.
Taborinière, s. f., celle qui bat du tambour.
Taborneor, s. m., celui qui bat du tambour.
Taborner, v. n., battre du tambour.
Taborois, s. m., grand bruit.
Tabourder, v. n., frapper, heurter,
etc.
Ajoutons un vieux mot poitevin constituant une manière de
synthèse : tabus, « bruit, trouble et agitation d’esprit » : « Tout me foit
do tabus tont y sé ébaffé* » (La Ministresse Nicole, dialogue poictevin,
1665).
On peut donc supposer qu’à force de frapper, d’être frappé ou
d’être exposé au bruit, on devient tarborniau, taberlé, taborlo et, peut-
être, tabaillot. La même idée se retrouve dans le moderne
« frappadingue ».
* Tout m’agite l’esprit tant je suis essoufflé.
L’IDIOT DU VILLAGE
Le grec idios signifie « spécial, privé, particulier ». Il a donné
idiôteia, « état du simple particulier », à l’origine du latin idiota, « qui
n’est pas connaisseur » (donc, « ignorant, inculte »), qui a donné le
français « idiotie ». Il est intéressant de voir que l’idiot du village se
rapproche tout autant de l’étymologie grecque que du dérivé latin. À
être trop particulier, on est rejeté par les autres et de l’ignorance à
l’innocence, il n’y a qu’un pas (d’ailleurs, ne parle-t-on pas aussi,
avec le même sens, de l’innocent du village ?). On trouvait autrefois,
dans chaque hameau, dans chaque bourgade, dans chaque village,
un personnage simple d’esprit qui n’avait pas vu les fées se pencher
sur son berceau. Parce qu’il était différent, il était en butte aux
persécutions des gamins, à leurs farces parfois cruelles (cet âge est
sans pitié !). On le ridiculisait sous des surnoms injurieux. Il était la
cible et la risée de tous les habitants. L’idiot du village a
progressivement disparu à mesure de l’urbanisation et de l’exode
rural. Au mieux, il est devenu anonyme, au pire il s’est retrouvé
interné dans quelque hôpital psychiatrique étiqueté sous un nom
scientifique compliqué. Il a toutefois laissé sa trace dans le lexique
sous forme d’une expression en usage chez les grands-mères
quand les enfants s’agitent ou grimacent : « On dirait l’idiot du
village ! »
TU YOYOTES
C’est en 1930 que l’homme d’affaires américain Donald Duncan,
fondateur de la Duncan Toys Company, acquit et déposa la marque
Yo-Yo. Duncan fut le plus important fabricant de ce jouet considéré
comme l’un des plus anciens du monde. Le Yo-Yo, dont le nom
amusant est d’origine philippine, avait déjà connu une grande mode
dans les années 1920. Son succès devint mondial au début des
années 1960 et il connut une nouvelle vogue dans les années 1980
quand certaines marques de soda utilisèrent le Yo-Yo comme produit
dérivé.
En 1932, soit deux ans après le dépôt de la marque Yo-yo, le verbe
yoyoter fit son entrée dans la langue française avec le sens de
« jouer au Yo-Yo », preuve du triomphe planétaire remporté par le
jouet. L’expression jouer au Yo-Yo ou faire du Yo-Yo prit aussi le sens
de monter et descendre alternativement en parlant, par exemple,
des prix, des cours de la bourse ou encore, plus récemment, du
poids changeant de celle ou celui qui suit un régime.
De « jouer au Yo-Yo » , le verbe yoyoter a pris le sens de « perdre
la tête, dérailler, devenir fou », l’idée de versatilité appliquée à l’esprit
évoquant celle de la folie. Remarquons d’ailleurs qu’être versatile,
c’est être lunatique (étymologiquement soumis aux influences de la
lune, comme la marée qui monte et descend), donc sujet à une
humeur changeante, à des accès périodiques de folie (cf. l’anglais to
be lunatic, « être fou »). On trouve aussi des déclinaisons plaisantes
de yoyoter dont le complément propose toujours une métaphore de
la tête : yoyoter de la toiture, de la cafetière ou encore, de la touffe : « Et
toi, tu yoyotes de la touffe ! jeta Olivier oubliant le beau langage »
(Robert Sabatier, Olivier 1940, 2003).
Bougres
UN DRÔLE D’ARGOUSIN
« Le bâton est la logique des argousins. Si, l’été, un forçat a soif, et
qu’il ose demander à boire, un argousin dit aussitôt : “Que celui qui
veut boire lève la main.” Le forçat qui n’est pas encore au fait des us
et coutumes de ces Messieurs, obéit ; alors, un des argousins de
garde se rend auprès de lui, le frappe rudement en lui disant : “Bois
un coup avec le canard sans plume, potence.” » (Eugène-François
Vidocq, Les Voleurs, physiologie de leurs mœurs et de leur langage,
1836).
Vidocq, bagnard évadé devenu chef de la Sûreté en 1809, était
connaisseur en matière d’argousins, ces gardes-chiourme qui
traitaient les bagnards comme les bourreaux, leurs suppliciés.
L’étymologie d’argousin est, du reste, le portugais algoz,
« bourreau », avec influence de l’espagnol alguacil, « alguazil, agent
de police ». « Agent de police », « gardien de prison » sont d’autres
significations d’argousin, mot qui fait partie des cent que Bernard
Pivot a voulu sauver.
Quand grand-mère nous traitait de drôles d’argousins, elle ne nous
comparaît évidemment à aucun de ces préposés du monde carcéral.
Elle choisissait le mot pour ses sonorités cocasses où l’on entendait
du Gargantua et du Béhanzin (dernier roi du Dahomey, dont le nom
déclenchait le rire). Elle disait drôle d’argousin comme elle aurait dit
« drôle de zèbre ».
LA BÊTE NOIRE
Cette bête a-t-elle un rapport avec le mouton noir qui, dans bien
des langues, symbolise celui qui déroge à la norme et qui, pour cette
raison, est rejeté du groupe ? Toujours est-il qu’être la bête noire de
quelqu’un c’est être la personne que ce quelqu’un déteste plus que
tout autre. L’expression s’applique aussi à ce que l’on n’aime pas et
que l’on est pourtant obligé de subir comme avaler de l’huile de foie
de morue, faire la vaisselle ou sortir les poubelles. On qualifie
encore de bête noire ce pourquoi l’on n’est pas doué et que l’on doit
cependant faire : « La cuisine, c’est sa bête noire ! » Delvau (1866)
donne de bête noire une définition synthétique : « Chose ou personne
qui déplaît, que l’on craint ou que l’on méprise. »
Moins familière mais avec le même sens fut la bête d’aversion : « Je
crus encore que vous vous souviendriez que l’ingratitude est ma
bête d’aversion ; de bonne foi, je ne puis la souffrir, et je la poursuis
en quelque lieu que je la trouve […] », déclare Mme de Sévigné à sa
fille (lettre du 16 octobre 1689). La marquise dit aussi, simplement,
ma bête, en parlant notamment de défauts qu’elle exècre : « Je
craindrais l’avarice, qui est ma bête, mais je suis bien en sûreté de
cette vilaine passion » (Lettre du 24 juillet 1689 à Mme de Grignan).
CHEZ DACHE
Envoyer à Dache, c’est congédier, mettre à la porte, envoyer
promener. Dache y représente Dâche (autrefois Diache), signifiant
« diable », notamment dans le Nord-Pas-de-Calais : Va t’in dire cha à
Dâche ! Selon Esnault (1965), le mot serait attesté dès 1866 dans
l’argot des ouvriers. Envoyer à Dache, c’est donc « envoyer au
diable ». Quelque vingt ans plus tard, chez les militaires du Second
Empire, on complétait ainsi la formule : « à Dache, perruquier des
zouaves », lui donnant ainsi une connotation toute coloniale et la
rapprochant d’une expression synonyme : « Envoyer chez
Plumeau » (voir infra).
Quand je demandais à grand-mère où elle allait et qu’elle me
répondait : Chez Dache ! , je ne pouvais donc qu’être perplexe et
même quand elle ajoutait parfois, pour la rime et le rire : « marchand
de pataches », je savais bien que Dache n’était pas l’épicier du coin.
QUELLE (SALE) ENGEANCE !
Petite entorse à la thématique : c’est plutôt une expression de mon
grand-père qui, libre penseur, anticlérical et digne partisan de cette
Troisième République qui avait bercé une grande partie de sa vie,
disait des curés (qu’il traitait aussi de « corbeaux ») : « C’est une sale
engeance ! »
Engeance ne revêt plus guère aujourd’hui que cette
acception péjorative : « catégorie de personnes considérées comme
méprisables ou détestables », mais le mot avait aussi chez Littré
cette autre signification : « Race, en parlant de certains animaux
domestiques. »
e
À l’origine, un verbe disparu au siècle : engier, « accroître,
augmenter, faire pulluler ». Engier (ou aengier) eut aussi, par
extension, le sens d’« embarrasser d’une sotte ou d’une mauvaise
engeance » (chez Littré, à l’entrée enger), définition qui vaut
également pour engeancer, verbe de la même famille, aujourd’hui
vieilli : « On a souvent à se repentir de s’être engeancé de certaines
gens. » (Frères Bescherelle, Dictionnaire usuel de tous les verbes
français, 1843). L’un des premiers emplois d’engeancer paraît lié à
l’agriculture et aux jardins, comme chez Olivier de Serres : « Aucune
plante n’y a-t-il au jardin plus aisée à s’engeancer et à se maintenir,
que le houblon, lequel tiré des bayes et buissons (où il croist sans
artifice) par jettons enracinés, se reprend très-facilement en toute
terre » (Le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs, 1600).
Toutes ces idées devaient être présentes dans la tête de grand-
père quand il traitait la gent ecclésiastique de sale engeance et sans
doute pensait-il, en bon bouffeur de curés, qu’il en va de quelques
espèces d’hommes comme de certaines mauvaises herbes : elles
prolifèrent comme du chiendent.
BÂTON MERDEUX
Au sens propre (si l’on ose dire !), il s’agit d’un ustensile si souillé
qu’on ne peut le saisir par aucun bout. Au sens figuré, c’est un
individu acariâtre au caractère si détestable qu’on ne sait comment
l’aborder. C’est en ce sens que grand-mère disait (rarement et à voix
basse) de quelque connaissance peu fréquentable : « C’est un bâton
merdeux. » L’expression a ensuite évolué pour désigner toute
situation si délicate, tout problème si épineux qu’on ne sait comment
les appréhender. Le bâton en question a peut-être été l’accessoire
principal d’un jeu d’enfants, celui que cite Rabelais au chapitre XXII
de Gargantua (1534), entre « pet en gueulle » et « brandelle », parmi
quelque deux cent vingt autres auxquels s’adonnait le fils de
Grandgousier : « Guillemin, baille my ma lance. » La règle de ce jeu
est donnée par l’abbé François Guyet (1575-1655) dans l’une des
nombreuses notes qu’il écrivit en marge de son Rabelais : « On
bande les yeux à l’un de la troupe, lequel on traite de Chevalier. En
cet état il commande à son Écuyer, soit Guillemin ou Robin, de lui
bailler sa lance. “Attendez, Monsieur”, répond l’Écuyer, “je vous
l’agence”. L’Écuyer disant ensuite à son Maître qu’il lui présente
effectivement une lance : dans le temps que Monsieur le Chevalier
ouvre la main pour empoigner cette lance, son Écuyer lui met en
main un bâton qu’il a pris le loisir d’enduire de m… à l’endroit que
l’autre doit toucher. » On voit ici que « Guillemin » est construit sur
l’ancien verbe guiller, « tromper, attraper », également à l’origine de
« guilledou » (voir infra, Courir le guilledou)
Est-ce la véritable origine du bâton merdeux ? Une autre possible
source est évoquée dans certaines pages de littérature
pornographique qui, pas plus que le bâton en question, n’est à
mettre entre toutes les mains, par exemple :
« Oh ! par ma foi, moi qui suis sans culture,
J’appelle un con un con, et dis sans bouffissure
Qu’un vit de bougre est un bâton merdeux […] »
(L’Odissée en raccourci, in Origine des puces, 1793)
Quand on sait que « bougre » (déformation de « bulgare » datant
e
du siècle) fut un surnom donné aux sodomites, on comprend
l’allusion graveleuse.
UN DRÔLE DE PAROISSIEN
Comme « argousin » (voir supra) ou « zigomar » (voir infra), le
paroissien est souvent qualifié de drôle quand il désigne, non le fidèle
d’une paroisse, mais un individu peu recommandable bien que
sympathique. Quand, à la suite d’une bêtise, grand-mère me disait :
« Tu me fais un drôle de paroissien ! », je pouvais en conclure qu’elle
ne m’en voulait pas trop. En ce sens, le mot est attesté dès 1585
dans les Contes et discours d’Eutrapel de Noël du Fail : « Je connois le
paroissien, qui pour son vin du coucher, entonne volontiers, en franc
fief et nouvel acquêt, un pot de vin tout comble […] » (ch. XIX).
En 1963, Jean-Pierre Mocky joue sur les sens propre et figuré de
l’expression quand il intitule son film Un drôle de paroissien : Bourvil y
joue le rôle d’un bourgeois oisif, Georges Lachaunaye, qui assure
ses revenus et ceux de sa famille en pillant les troncs des églises
parisiennes.
UN DRÔLE DE ZIGOMAR
Pour sûr, un tel individu est bizarre, aussi bizarre que le nom qu’il
porte : il est une espèce de Gugusse (altération d’Auguste, souffre-
douleur du clown blanc), un cousin de Zigoto (ou Zigoteau, lui-même
descendant de Zig ou Zigue), celui qui fait l’intéressant, le zèbre, le
zouave, le zozo, un peu zinzin (drôlerie du « z » !).
Zigomar fut d’abord le personnage éponyme d’une série de 164
feuilletons de Léon Sazie, parus en 1909 et 1910 dans le quotidien
Le Matin. Digne successeur de Rocambole et distingué
prédécesseur de Fantômas, ce Zigomar était un criminel cagoulé de
rouge, chef d’une bande d’apaches … zigouillant les femmes avec
férocité. Leur signe de reconnaissance ? Un « Z » majuscule brodé
sur leur cagoule ou dessiné d’un geste aérien, comme le « z » de
Zorro, signé de la pointe de l’épée. Est-ce par référence à ce héros
que zigomar est entré dans l’argot militaire pour désigner un sabre de
cavalerie (1915) ? Un autre Zigomar intervient dans plusieurs pièces
de théâtre dues à un autre Léon, Léon Gandillot (1862-1912),
vaudevilliste et journaliste à succès. Le nom fit florès et prit la place
de Zig et Zigoto pour qualifier avec humour et une certaine cordialité
un individu dont les comportements surprennent : « À preuve qu’elle
est entrée au “106” et qu’à son jour de sortie son époux est venu la
chercher et l’a ramenée chez lui... — ... pour lui faire repriser ses
chaussettes ! — Tout de même, c’est un drôle de Zigomar ! fit
Mignon. »
(Jean Galtier-Boissière, La Bonne Vie, 1925.)
Bruits et désordres
FAIRE DU BAROUF
En matière de bruit, grand-mère possédait un vocabulaire varié.
Empêchions-nous le grand-père de faire sa sieste qu’elle nous
accusait d’avoir fait du barouf, du boucan, du chambard, du potin ou
du ramdam.
Barouf nous vient de l’italien baruffa qui désigne un procès, une
querelle, une bagarre, donc un conflit nécessairement bruyant. Le
e
mot serait entré en France dans la deuxième moitié du siècle via
les ports de la Méditerranée, en particulier celui de Marseille où la
variante baroufo fut en usage avec le sens de « rixe », le radical
occitan bar-, que l’on retrouve dans barat, « tromperie » et barata,
« bavarder » (à l’origine de « baratin »), ayant pu avoir une
influence. L’idée de désaccord, de contestation, liée à celle
d’arbitrage judiciaire (procès), fut sans doute contenue dans la toute
première étymologie remontant au germanique commun et qui se
retrouve en allemand moderne dans Berufung, « appel, recours ».
Les variantes baroufle et baroufe ont aussi désigné une violente
altercation : « Même je vous dirai que les gabiers ont fait une grande
baroufe, la seconde nuit, contre des Allemands, et il y a eu du mal
avec les couteaux » (Pierre Loti, Mon Frère Yves, 1883).
FAIRE DU BOUCAN
Dans la Bible et l’imagination populaire, le bouc est depuis toujours
un animal maudit. Le Lévitique, par exemple (XI), nous parle d’un
bouc que la communauté d’Israël chassait chaque année dans le
désert après l’avoir chargé symboliquement des malédictions de tout
un peuple (d’où l’expression « bouc émissaire »). Mi-homme, mi-
bouc, le Satyre de la mythologie grecque est probablement devenu
l’incarnation du démon, présidant au sabbat des sorcières et à leurs
rites orgiaques. Ce « bouc d’abomination », comme disait Bossuet,
est donc un puissant symbole de débauche. Il est alors logique que
l’expression « faire le bouc » ait eu le sens de « fréquenter les
mauvais lieux ».
Dans plusieurs départements du centre de la France (Allier,
Creuse et Puy-de-Dôme), boucan est un équivalent dialectal de
« bouc ». Cela peut expliquer que le verbe boucaner ait été lié à des
e e
attitudes de débauche aux et siècles, boucan étant, au
e
, synonyme de « bordel » et boucanière, de « prostituée ». Parce
que ces lieux mal famés devaient résonner d’un certain tapage,
boucaner puis faire du boucan ont signifié « faire beaucoup de bruit ».
e
Il existe un autre boucan désignant au siècle un gril de bois sur
lequel on faisait fumer de la viande ou du poisson, du tupi-guarani
mokaém, mukem, bokaem. En est issu le verbe boucaner ayant le sens
de « fumer de la viande » puis, par métonymie, chasser des bêtes
sauvages pour en fumer la viande ».
QUEL CHARIVARI !
L’origine étymologique de charivari est mal connue mais son
premier sens est précis : tapage que l’on fait à l’occasion de
certaines noces : celles d’un remariage ou celles d’un couple mal
assorti. La tradition en remonte au Moyen Âge, l’un des premiers
charivaris étant, en littérature, celui du Roman de Fauvel de Gervais
du Bus, mis en musique par Philippe de Vitry (1320) : Fauvel est un
âne personnifiant tous les vices ; son nom est en effet formé des
initiales F pour flatterie, A pour avarice, U (= V) pour vilenie
(infamie), V pour variété (inconstance), E pour envie et L pour
lâcheté. Éconduit par Dame Fortune, Fauvel se résigne à épouser
Vaine Gloire. L’immense charivari qui est organisé le soir de leurs
épousailles (musique cacophonique, percussions de poêles et
chaudrons, vociférations, chants paillards, etc.) souligne la
discordance de leur union. C’est à l’occasion de cette œuvre
médiévale que le mot charivari est entré dans la langue française
sous la forme chalivali ou calivaly. Par extension, le mot, à partir du
e
siècle, a désigné un grand tumulte avec ustensile de cuisines
pour faire injure à quelqu’un, puis, simplement, un grand bruit né
d’un grand désordre : « Mettez tous ces docteurs en présence : quel
charivari ! quel tapage ! quel brouhaha ! quelle confusion de
langues ! chacun pour faire valoir son opinion » (Louis Le Roy, Le
Charlatanisme démasqué, ch. 1er, 1824).
QUELLE PÉTAUDIÈRE !
Dans le Tartuffe de Molière, Mme Pernelle explique en ces termes
pourquoi elle s’enfuit si vite de chez sa fille Elmire :
« Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
Dans toutes mes leçons j’y suis contrariée,
On n’y respecte rien, chacun y parle haut,
Et c’est tout justement la cour du roi Pétaud. »
(Acte I, sc.1.)
Rabelais, ayant déjà fait allusion à ce roy Pétault dans son Tiers
livre (1546), peut être à l’origine de cette expression apparue un
demi-siècle plus tard : « La cour du roy Pétauld où chascun est maître. »
En 1829, Alexandre Dumas père proposa au théâtre du Vaudeville
une parodie de sa propre pièce Henry III et sa cour. Il intitula ce
travestissement La Cour du roi Pétaud. Il donna ce même titre au
chapitre XXVI de son Joseph Balsamo (1849) où il rapporte une
dispute entre Louis XI et son ministre Choiseul.
À la même époque enfin, le dessinateur caricaturiste Honoré
Daumier comparaît devant la cour d’assises, est incarcéré six mois à
la prison Sainte-Pélagie puis à l’asile du Dr Pinel, pour avoir publié
La Cour du roi Pétaud (1832). Il faut dire que la lithographie était une
cinglante satire des mœurs de la monarchie louis-philipparde.
Quid de ce roi Pétaud ?
Pour certains, il était le chef de la corporation médiévale des
mendiants. Littré nous explique que le patronyme est « un terme
burlesque formé du latin petere, demander, mendier. Mais l’historique
paraît montrer que pétaud est synonyme de péteur. »
Roi de la Cour des Miracles, roi des pets, l’un et l’autre ? En tout
cas, ce roi est à l’origine du mot pétaudière que l’on trouve en premier
lieu dans les Mémoires de Saint-Simon (1694) avec le sens d’
« assemblée confuse où chacun est le maître » :
« Après une longue pétaudière, il fut résolu que le roi serait informé de
cette insolence » (36, 160).
FAIRE DU POTIN
Dans la Normandie d’autrefois, les femmes se réunissaient l’hiver
à la veillée, chacune près de son pot de terre cuite où rougeoyaient
des braises, et se livraient à leur occupation favorite : caqueter, faire
des commérages, dire du mal des voisins. Le pot était appelé potine
et cette manière de dire des petites médisances fut qualifiée de
potinage dès 1625-55 :
« Je n’eus pas fait chinq pas ayant tel avantage,
Que ie courus o brit d’un troupel de Quellin,
Qui ne s’entrescoutest dedans leu potinage,
Et fezest pu de brit que claquets de moulin. »
(David Ferrand, La Muse Normande, tome III.)
Dans le tome I du même ouvrage est mentionné le mot potin au
sens de « commérage » :
« O tout su vieux potin encore rien ne dit ;
Chela ne me fait rien qu’embreluquer l’esprit. »
Apparaîtra ensuite le verbe potiner, « bavarder, faire des cancans
». Flaubert, ce grand Normand, l’utilise dans une lettre à Edmond de
Goncourt du 19 mars 1879 : « Entre deux épreuves, tâchez de
trouver le temps de potiner avec votre ami qui vous embrasse. »
e
Dérivé de potin et de potiner, potinière a désigné, à la fin du
siècle, le lieu, souvent un salon mondain, où les femmes avaient
coutume de se réunir pour échanger des potins. De la potine à la
potinière, de faire des potins à faire du potin, l’évolution lexicale s’est
montrée bien misogyne puisque les propos de ces dames ont été
finalement assimilés à un vacarme assourdissant : une bonne raison
pour les féministes de faire un potin de tous les diables !
FAIRE DU RAMDAM
Ramdam est l’abréviation (d’origine maghrébine) de « ramadan »,
de l’arabe ramadân, « neuvième mois de l’année de l’hégire », mois
pendant lequel les musulmans ne doivent ni manger, ni boire, ni
fumer, ni avoir de relations sexuelles, entre le lever et le coucher du
soleil. Le mot apparaît dès 1703 dans Observations curieuses sur le
voyage dans le Levant par Fermanel, Fauvel, Baudoin et Stochove : « Il y
en a un [jeûne] général et réglé qui dure toute une Lune, et
l’appellent Ramadan ou Ramazan, du nom du mois où il échoit, qui est
le dixième [sic] de leurs mois, et la raison pour laquelle il ont plutôt
choisi ce mois que les autres, est qu’ils disent qu’en ce mois-là Dieu
mit l’Alcoran entre les mains de Mahomet, et lui conféra cette loi-ci
pleine de grâces, qui doit, suivant leurs sentiments, sauver tout le
monde. »
Dans les années 1890, faire ramdam a signifié « jeûner » chez les
soldats d’Afrique puis, faire du ramadam a pris son sens actuel
(depuis 1896) par allusion à la liesse et au tapage nocturnes qui,
chez les musulmans, sont supposés suivre les journées
d’abstinence. Exemple lexical d’islamophobie ?
Comportements
FAIRE LA BAMBOULA
Quand les lendemains de fêtes nous nous plaignions d’être
fatigués, grand-mère nous clouait gentiment le bec d’un « voilà ce
que c’est que de faire la bamboula ! », bamboula étant parfois
remplacé par « nouba ». Nous sentions bien qu’il y a avait de
l’Afrique là-dessous… en effet !
Une bamboula, c’est d’abord un tambour africain, appelé bombalon
e
au siècle. Parlant des habitants d’une île de Guinée, Michel
Jajolet de La Courbe nous dit : « Ils ont certain instrument fait de
bois et fort grand, appelé bombalon qui, étant frappé avec un bâton,
s’entend à ce qu’on prétend de plus de quatre lieues » (Premier
voyage du sieur de La Courbe fait à la coste d’Afrique en 1685). Le Père
Labat, explorateur et missionnaire (1663-1738) parle, lui, de baboula.
Bamboula désigne aussi la danse que les Noirs d’Afrique
exécutaient au son de cet instrument, mais l’expression faire la
bamboula est beaucoup plus récente : dans son ouvrage Le Poilu tel
qu’il se parle (1919) Gaston Esnault nous apprend qu’elle était
utilisée avant 1914 par les tirailleurs algériens avec le sens de « faire
la bombe, se soûler comme un nègre ». Il nous précise aussi que
bambouillat fut en 1855 synonyme de « nègre » et que le qualificatif
de bamboula fut appliqué, soit à un tirailleur sénégalais, soit, dans un
usage plus général, à un « nègre ». De telles expressions nous
disent aujourd’hui tout le racisme qui présida à la colonisation
africaine.
SE MONTER LE BOURRICHON
Bourrichon est un synonyme familier de « tête ». Il est dérivé de
bourriche, « panier sans anse qui contient des victuailles (gibier,
poissons, huîtres) » et qui peut représenter le prix à gagner lors de
loteries populaires. Bourriche a, du reste, revêtu la même
signification que bourrichon. Comparer la tête à un récipient est
d’ailleurs, en argot, chose courante : bocal, cafetière, carafe,
carafon, fiole, saladier, tasse, terrine, timbale, théière, tirelire, urne…
qui dit mieux ?
Se monter le bourrichon, « se monter la tête, se faire des illusions »,
pratiquer l’autopersuasion, l’expression se trouve chez Flaubert dès
avril 1860. C’est d’ailleurs la toute première occurrence du mot :
« Oh ! Comme il faut se monter le bourrichon pour faire de la
littérature ! Et que bien heureux sont les épiciers ! » (Lettre à Louis
Bouilhet).
Monter le bourrichon à quelqu’un, « lui en faire accroire, le bercer
d’illusions » apparaît aussi chez Flaubert : « il faut que je monte
joliment le bourrichon à mon public : il faut que je fasse baiser un
homme, qui croira enfiler la lune, avec une femme qui croira être
baisée par le soleil » (29 novembre 1860, cité dans le Journal des
Goncourt).
Flaubert, qui a décidément aimé le mot, utilise également Se
remonter le bourrichon au sens de « se remonter le moral » : « Je
crois que tu te désoles, peut-être, en vain. Il faut se remonter le
bourrichon. Tu as déjà passé par de mauvaises phases. » (Lettre à
Jules Duplan du 7 août 1861.)
TOURNER EN BOURRIQUE
Une bourrique et un âne (ou une ânesse), c’est kif-kif bourricot
(voir infra)… sauf que les mots de bourrique, bourricot et bourriquet
(de l’espagnol borrico, « âne ») sont souvent plus péjoratifs. Quelle
bourrique ! Tu es têtue comme une bourrique ! Qui est ainsi traité se voit
accusé d’un coup de bêtise et d’entêtement. Être une bourrique, c’est
non seulement ne rien comprendre mais, qui plus est, ne faire aucun
effort pour comprendre ; ce peut être aussi s’obstiner bêtement. La
bourrique est donc un âne bâté, au sens figuré comme au sens
propre puisque la raison d’être d’un bât est d’équiper les bêtes de
somme d’où une autre expression, être chargé comme une bourrique,
signifiant « porter de lourds et nombreux fardeaux ».
D’un amalgame de ces diverses locutions est sans doute né
tourner en bourrique qui accumule les notions de bêtise et de charges
exténuantes. Faire tourner quelqu’un en bourrique, c’est en effet
l’abrutir (faire d’elle une brute) en lui imposant d’insupportables
exigences. Diantre, voilà qui n’est pas rien ! Pas d’affolement,
cependant, car la formule relève le plus souvent de la synecdoque,
c’est-à-dire qu’elle dit le plus pour le moins. Quand, en effet, une
maman reproche à ses sales gosses de la faire tourner en bourrique,
elle veut juste leur faire comprendre qu’ils l’énervent, qu’ils lui font
perdre patience, qu’elle est excédée par leur agitation ou leurs
jérémiades.
Selon Esnault (1965), bourrique a également revêtu des
significations argotiques : gourgandine en 1809, agent de la sûreté
en 1877, délateur en 1883, gendarme en 1917. En 1894, Virmaître
ne lui donnait toutefois que le sens d’« indicateur » (argot des
voleurs) ; on dirait aujourd’hui « balance ».
VIRER SA CUTI
Le jour de la cuti était un jour de larmes, le scarificateur étant pour
la plupart des écoliers un instrument de sacrificateur. C’était le
médecin scolaire qui pratiquait naguère la cuti (abréviation de
« cutiréaction », du latin cutis, « peau ») :
Une réaction négative prouvait que le bacille de la tuberculose ne
nous avait jamais rendu visite. On devait alors se préparer à une
autre journée de pleurs : celle où on nous injecterait le vaccin contre
la tuberculose (le fameux B.C.G., sigle pour bacille Calmette Guérin,
du nom des inventeurs de cette inhumaine torture). Si la réaction
était positive (rougeur et durcissement de la peau), cela voulait dire
que l’on avait été en contact avec le microbe et que, ouf !, on était
immunisé par la bienheureuse entremise d’une primo-infection
naturelle. On disait alors que l’on avait viré sa cuti. L’expression ne
tarda pas à prendre un sens figuré et, dans les années 1950, l’on se
mit à dire de celui qui changeait de mode, d’opinion, de conviction,
notamment dans le domaine politique, qu’il avait viré sa cuti :
« L’intellectuel de gauche avait, selon l’expression des militaires
d’Algérie, “viré sa cuti” » (Pierre Miquel, La IVe République, Hommes et
pouvoirs, Bordas, 1972).
LA BELLE ÉLOISE !
Le soir du 14 juillet, après la retraite aux flambeaux, l’exclamation
ne cessait de fuser (c’est le cas de le dire) pendant le feu d’artifice
tiré sur la plage de Fouras et grand-mère n’était pas en reste : « Oh,
la belle verte ! Oh la belle bleue ! Oh la belle éloise ! » Ces cris
d’admiration saluaient les gerbes illuminant le ciel car, en Saintonge
(comme en Vendée, en Angoumois et en Poitou), une éloise
(prononcez éloèze) est un « éclair ».
Le mot est attesté en vieux français, notamment chez
Montaigne pour qui notre vie « n’est qu’une éloise dans le cours
d’une nuit éternelle » (Essais, livre second, chapitre XII, 1582). Dans
Origines de la langue française, le grammairien Gilles Ménage (1613-
1692) prend cette citation pour illustrer le mot éloise dont il dit :
« C’est un vieux mot qui signifie éclair, et dont on use encore à
présent en quelques provinces de France, et particulièrement en
Poitou […] Il vient d’elucia qui a été fait d’elucere, “luire, briller” en
latin. Existe aussi cet autre régionalisme, éloiser, “faire des éclairs” ».
SOUPE À LA GRIMACE
« Bien sûr nous eûmes des orages… » Quel couple peut se vanter
de n’en avoir jamais eus ? Orage ou brouille passagère, le résultat
se traduit bien souvent par une soupe à la grimace, l’image étant celle
d’un repas pris en face d’un visage revêche : celui de votre conjoint
dont la moue renfrognée traduit l’inimitié. L’expression ne semble
e
pas remonter au-delà du siècle et l’idée de repas en a
progressivement disparu, celle d’accueil hostile étant seule
conservée.
Une autre, un peu plus ancienne, nous parle de « soupe aux
larmes » mais, plus que de l’hostilité, c’est de la tristesse qu’elle
exprime : « Londres est maintenant détestable, poursuivit Reggie
avec un grand sérieux. Je n’aime pas, vous savez... La guerre...
Partout à Londres, c’est comme une soupe aux larmes » (Francis
Carco, Les Innocents, 1916).
Ajoutons que celui qui mange la soupe à la grimace doit aussi
souvent « dormir à l’hôtel du cul tourné » (voir infra), la guéguerre
conjugale étant ainsi pleinement consommée.
UNE MARIE-J’ORDONNE
C’est le surnom que grand-mère donnait à toutes les femmes qui
font marcher leur monde (et plus particulièrement leur mari) à la
baguette, qui aiment commander :
« Caroline. Oh ! maman, sois tranquille, nous saurons bien nous
en tirer, si Victor surtout veut me laisser faire.
Victor. Oui, cela ira à merveille pourvu que Caroline ne se mêle pas
de faire sa Marie j’ordonne. » (Victor Cholet, La soirée, scène I, in
Petits proverbes dramatiques à l’usage des jeunes gens, 1837.)
e
Au siècle apparut faire sa demoiselle j’ordonne, appliquée à une
petite fille qui veut tout régenter.
L’expression est au nombre de celles qui déclinent le très répandu
prénom Marie pour dénoncer le trait dominant (moral ou physique)
d’une femme : Marie-couche-toi-là (voir infra), Marie-bon-bec, « femme
bavarde un peu forte en gueule », nous dit Alfred Delvau (1866).
Charles Virmaître (1894) mentionne aussi Marie-sac-au-dos, « femme
toujours prête », Marie-pique-rempart, « femme qui rôde la nuit sur les
remparts, aux environs des postes de soldats ».
PROUT-PROUTE MA CHÈRE
« Oh ! Celle-là, qu’est-ce qu’elle m’énerve avec ses manières et sa
bouche en cul de poule. Elle est vraiment prout-proute ma chère ! »
Grand-mère aurait pu dire aussi « bégueule » (originellement, « qui
est bouche bée »), « snob » (initialement, « qui n’est pas de
l’université de Cambridge »), « Marie-Chantal » (personnage super
snob imaginé par Jacques Chazot), « cul pincé », cette dernière
expression ayant pu faire naître notre prout-proute, un cul pincé ne
pouvant émettre que des pets aristocratiques, dans le suraigu,
comme les voix artificiellement haut perchées de ces mijaurées
chichiteuses.
Le prout-proute est plaisamment renforcé de ma chère, ponctuation
orale préférée des pimbêches de tout poil, en alternance avec
« chère amie ».
SE FAIRE DU TINTOUIN
« Une scolopendre s’étant introduite dans l’oreille, elle en sortit au
bout de trois ans, et le malade fut guéri d’un tintouin que lui causoit
cet insecte » (François Boissier de Sauvages, Nosologie méthodique,
vol. 2, ch. VII , 1771).
Littré définit ainsi le tintouin : « Sensation trompeuse d’un bruit
analogue à celui d’une cloche qui tinte, et dû à un état morbide du
cerveau ou une lésion du nerf auditif. » Déjà, en 1690, Furetière
proposait une proche définition, parlant d’une « inquiétude d’esprit ».
Tintouin serait une déformation de tintin, équivalent onomatopéique
de « tintement ».
Du tintement (on parlerait aujourd’hui d’acouphènes) au trouble
qu’il provoque, voire au dérangement d’esprit (dans les deux sens
du terme), l’expression a évolué par métonymies successives pour
ne plus signifier aujourd’hui qu’ennuis (avoir du tintouin) ou
inquiétude (se faire du tintouin). Le mot a sans doute séduit par son
amusante allitération.
Contentement
ÊTRE BENAISE
Variantes : beunaise, benèse, benéze.
Tout être heureux de vivre et dont le sourire béat trahit le
contentement a droit à cette appellation, fréquente en Charentes,
Poitou et Vendée. C’est la forme régionale de « bien aise ».
L’expression nous fournit l’occasion de rendre hommage à l’excellent
barde saintongeais, ami de la famille, auteur de monologues en vers
et en prose, de chansons et de pièces en parlanghe (langue
régionale picto-saintongeaise, le mot « patois » ayant désormais
mauvaise presse), Évariste Poitevin dit Goulebenéze (1877-1952), la
goule désignant le « visage » mais aussi la « bouche » et, partant, le
« bagout ». « Goulebenéze » peut donc se traduire par « la bonne
bouille » ou « la bouille réjouie ».
C’EST DU BILLARD !
L’expression fait ici directement référence au jeu de billard, plus
exactement à la table parfaitement plane et recouverte d’un tapis de
drap qui minimise les frottements, de sorte que les billes y roulent
aisément. C’est ce roulement facile qui est à l’origine de la locution
imagée, c’est du billard ! signifiant « ça roule ! » (expression
cousine), « c’est très facile ! », « ça va tout seul, sans problème ».
Esnault (1965) mentionne une autre signification : Ça, c’est du
billard ! pour « c’est une chance heureuse », allusion à un « effet »
de billard réussi.
Billard s’emploie aussi dans d’autres expressions imagées :
– passer sur le billard, « sur la table d’opération » (voir infra) ;
– avoir un œil qui joue au billard, « loucher » (plus vulgairement,
« avoir un œil qui dit merde à l’autre ») (voir infra) ;
– dévisser son billard, « mourir ».
AVOIR LE BÉGUIN
« J’ai bien vu les yeux doux que tu lui faisais : tu as le béguin pour
elle ! » me disait grand-mère en se moquant gentiment d’une
amourette naissante. Elle disait aussi : « Tu en pinces pour elle. »
L’expression avoir le béguin est le résultat d’une évolution en trois
étapes.
Étape n°1 : fondation au e siècle à Liège d’une communauté de
religieuses : les béguines. Ces moniales se consacraient à Dieu sans
prononcer de vœux perpétuels. Béguine peut être issu de °beggen,
« réciter des prières » en moyen néerlandais (cf. l’anglais to beg).
Étape n°2 : ces religieuses portaient une coiffe qui reçut, par
métonymie, le nom de béguin, mot qui s’appliqua ensuite à toutes
sortes de coiffes attachées sous le menton.
Étape n°3 : rencontre de l’expression se coiffer d’une femme, « en
devenir amoureux » (attestée chez Oudin en 1640) avec « être coiffé
d’un béguin ». Être embéguiné prend alors le sens de « tomber
amoureux », « se laisser prendre aux charmes de ».
Dernière étape : être embéguiné est concurrencé par avoir le béguin,
expression qui va connaître une faveur toute particulière à la fin du
e
siècle et au début du e siècle.
FRÉQUENTER
En emploi absolu (sans complément), fréquenter est une
expression saintongeaise (mais également attestée en Poitou et
Vendée) dont ma famille en général et grand-mère en particulier
faisaient grand usage. « Il ne fréquente toujours pas ! » ou « On ne le
voit plus depuis qu’il fréquente! » signifiaient respectivement et très
étonnamment : « Il n’a toujours pas de petite copine » et « On ne le
voit plus depuis qu’il a une amoureuse. » On peut supposer que ce
sens de fréquenter vient d’un emploi transitif particulier du verbe :
« fréquenter (aller habituellement dans) la maison de la personne
dont on est épris ». En ce sens, on trouve dans Les Femmes savantes
de Molière la forme fréquenter chez : « Sans doute, et je le vois qui
fréquente chez nous » (II, 2, 1672).
Fréquenter n’a qu’un vague rapport avec la forme pronominale se
fréquenter qui n’implique pas forcément une relation sentimentale.
ELLE A VU LE LOUP
« Je la feray dancer, mais le bransle du loup. »
Tel est le projet du page dans Tyr et Sidon (acte IV, scène X), tragi-
comédie que Jean de Schélandre (1584-1635) écrivit en 1608, projet
érotique puisque danser le branle du loup est une manière déguisée
de dire « faire l’amour ». Ce branle du loup se nommait aussi, de
façon plus imagée, le branle de un dedans et deux dehors : « Je croy
que tu ne te ferois point prier de danser le branle de un dedans et
deux dehors » (Odet de Tournebeuf, Les Contens, acte III, scène IV,
1584, in Ancien théâtre françois).
Ces locutions ne laissent guère de doute sur la métaphore sexuelle
assimilant le loup au membre viril, métaphore peut-être suggérée
par l’interprétation équivoque que l’on a pu faire d’un autre proverbe
e
existant au moins depuis le siècle : Quand on parle du loup, on en
voit la queue. Dire d’une jeune fille qu’elle a vu le loup, c’est donc
prétendre qu’elle n’est plus vierge, ce que Le Roux (1735) exprime
de façon aussi délicate que savoureuse : « […] lorsqu’on parle d’une
fille, cette manière de parler signifie avoir de l’expérience en amour,
avoir eu des galanteries & des intrigues dans lesquelles l’honneur a
reçu quelque échec. » Ce même Le Roux nous précise qu’avoir vu le
loup s’emploie « pour avoir de l’expérience […] et se dit d’une
personne qui a voyagé, vu du pays ou été à la guerre […] ».
UNE MARIE-COUCHE-TOI-LÀ
Du temps de grand-mère, la morale judéo-chrétienne vouait encore
les pécheresses aux flammes de l’enfer et, bien que Jésus ait
pardonné les péchés de Marie Madeleine, l’opprobre que suscitaient
les femmes faciles ( « trop facile », ajoute Delvau en 1866)
s’exprimait par bien des noms d’oiseaux : « C’est une traînée, une
chienne, une dévergondée, une catin, une roulure, une pute. »
Grand-mère parlait plutôt de Marie-couche-toi-là, qualificatif plus
imagé, moins vulgaire et moins violent.
On a vu qu’en langage populaire le prénom Marie entre dans
plusieurs expressions désignant le trait physique ou moral dominant
chez une femme (voir supra, Une Marie-j’ordonne). Marie-couche-toi-
là (avec « m » majuscule ou minuscule) en fait partie.
« Les fleuristes, murmura Lorilleux, toutes des Marie-couche-toi-là.
— Eh bien, et moi ! reprit la grande veuve, les lèvres pincées. Vous
êtes galant. Vous savez, je ne suis pas une chienne, je ne me mets
pas les pattes en l’air, quand on siffle ! » (Émile Zola, L’Assommoir,
ch. X, 1878).
COURIR LA PRÉTENTAINE
C’est une autre façon de courir le guilledou (voir supra), donc « être
toujours en quête d’escapades, d’aventures amoureuses ». Avant de
revêtir ces connotations érotiques, l’expression n’a rien signifié
d’autre qu’« aller par monts et par vaux, courir çà et là, sans but ».
e
La notion de gaudriole n’est attestée qu’au siècle chez
Furetière (1690) et ne concerne, semble-t-il, que les femmes :
« PRÉTENTAINE. Terme burlesque, qui ne se dit qu’en cette phrase
proverbiale : ils ont été tout le jour courir la prétentaine ; pour dire, ils
sont allés deçà et delà, sans dessein. On dit qu’une femme court la
prétentaine, pour dire, qu’elle fait des promenades, des voyages
contre la bienséance, ou dans un esprit de libertinage. »
Bourde courante : prétentaine est déformé en « prétrentaine »,
comme s’il s’agissait d’une fantaisie qui vous prend avant votre
trentième année. D’après Furetière qui cite Virgile à l’appui de son
explication, prétentaine viendrait du « bruit que font les chevaux en
galopant ». Bloch et Wartburg confirment en rapprochant prétentaine
de pretintaille, mot normand signifiant « collier de cheval garni de
e
grelots ». Ajoutons que pretintaille a aussi désigné aux et
e
siècles un ornement que les femmes mettaient sur leurs robes.
Dans le Perche et le Morvan pertintaille signifie « bibelot »,
« fanfreluche », « bagatelle ». Curieuse coïncidence lexicale :
« bagatelles » (au pluriel) a eu le sens d’ « amourette » et
aujourd’hui la « bagatelle » c’est, familièrement, l’amour physique.
QUELLE PLAIE !
Quand grand-mère parvenait à se débarrasser d’un gêneur qui lui
avait trop longtemps tenu la jambe et le crachoir, elle accompagnait
son ouf de soulagement d’un catégorique : « Quelle plaie, celui-
là ! Dieu me préserve de tels casse-pieds ! » L’expression est
toujours de mise mais avons-nous conscience de la référence
biblique qu’elle contient implicitement, à savoir les dix plaies
d’Égypte, catastrophes que Dieu fit s’abattre sur le pays de Pharaon
pour inciter celui-ci à libérer le peuple d’Israël ? L’Exode, dans ses
chapitres 7 à 12, nous énumère ces dix fléaux : l’eau du Nil changée
en sang, le pullulement de grenouilles, l’invasion de moustiques, la
vermine, la peste du bétail, les furoncles, la grêle, la pluie de
sauterelles, les ténèbres, la mort des premiers-nés égyptiens.
Le mot « plaie », du latin plaga, « coup mortel », est de même
étymologie que le verbe « plaindre », l’anglais plague, « fléau, plaie,
mais aussi peste », ou l’allemand Plage, « calamité, tourment ».
À LA MODE DE BRETAGNE
Il est des arbres généalogiques dont les rameaux sont si écartés
qu’on a parfois bien du mal à formuler le lien de parenté qu’ils
indiquent : Isidore est le fils du cousin germain de ta mère. Pour toi,
Isidore est donc un cousin issu de germain. CQFD. Pour des parents
si éloignés que l’on ne fréquente que très peu, voire pas du tout, et
qui ne portent le nom de cousin que par une sorte de bienveillance
lexicale, grand-mère avait une expression : à la mode de Bretagne. Il
est vrai que dans les familles bretonnes d’antan, les relations étaient
étroites, même entre parents éloignés : « Nulle part la parenté ne
s’étend aussi loin qu’en Bretagne : elle y dépasse le douzième
degré, en se comptant double dans plusieurs cas », nous explique
Pierre-Marie Quitard (1842) qui cite aussi cette anecdote : « On
raconte qu’un capucin, prêchant à la prise d’habit de la fille de sa
cousine germaine, s’écria : “Quel honneur pour vous, ô ma cousine,
qui devenez la belle-mère du Seigneur, et quelle gloire pour moi qui
vais être l’oncle du bon Dieu à la mode de Bretagne !” »
KIF-KIF BOURRICOT
Esnault (1965) date de 1883 la première attestation de kif-kif
bourricot. L’expression, littéralement : « pareil à l’âne », serait
passée d’Algérie en France « comme superlatif de toute
ressemblance », véhiculée par les soldats d’Afrique du Nord. C’est
une extension comique de kif-kif (Delvau, 1866), « autant comme
autant », elle-même redoublement de kif, arabe maghrébin signifiant
« comme » (kayfa, « comment », en arabe classique). Kif-kif apparaît
en 1839 dans un compte-rendu relatif à l’Église de Constantine :
« Ils [les Arabes] finissent toujours leurs éloges à Marie par ces
mots : Kif-kif soa soa cutsa, hahana, achouq lélé Mariem. Tous
ensemble, vous et nous, nous aimons beaucoup madame Marie »
(Abbé Suchet, Nouvelles lettres sur Constantine in L’Ami de la religion et
du roi, tome 102). En 1914 apparaît l’expression C’est du kif, « c’est
la même chose », expression devenue aujourd’hui équivoque
puisque kif désigne aussi le cannabis : ce kif-là vient de l’arabe kef,
« état de béatitude » et a donné le verbe kif(f)er, si… prisé de la
jeune génération.
AU LIT, GABORIT !
Parmi les expressions de grand-mère, celle-ci tient une place de
choix. Elle nous la servait presque chaque soir quand nous
l’embrassions avant d’aller rejoindre Morphée. Elle m’est longtemps
apparue énigmatique car, de toute évidence, la rime ne pouvait
seule la justifier. Qui était donc ce Gaborit dont nous endossions
souvent l’identité en même temps que notre veste de pyjama ?
Gaborit, il est vrai, était un nom de famille très répandu dans ma
Saintonge natale ? Et si l’étymologie de ce patronyme était
éclairante ? Comme Gabet, Gabot, Gabin, Gabard, Gabereau,
Gaboriau, etc. , Gaborit vient de gaber, vieux mot français pour
« moquer, railler » ; gaber est encore mentionné chez Littré qui nous
dit aussi qu’un gabeur est « celui qui gabe, se moque ». Le vénéré
lexicographe fait ce commentaire : « Vieux mot qu’il n’est pas
mauvais de remettre en usage. » En saintongeais, un gaban est un
« vagabond », un « croquant », un « chenapan » (Pierre Jônain,
Dictionnaire du Patois saintongeais, 1869) et André Éveillé nous
confirme que Gaboriau et Gabory sont des « noms d’hommes dérivés
du vieux français : gabeor, gabeour, railleur, farceur » (Glossaire
saintongeais, 1887). Voilà. Je peux aller me coucher moins ignorant.
ALLER AU PLUME
Un plumard, nous dit Virmaître (1894) est, dans l’argot du peuple,
un « lit de plumes », précisons, un matelas de plumes. Esnault en
fait remonter le premier emploi à 1881, date où, chez les « voyous »
(Esnault dixit) apparaît aussi le verbe se plumarder, « aller se
coucher ». Aller au plume, c’est donc « aller au lit », plume étant un
raccourci de plumard. Proche du plumard, un plumon désigne, surtout
dans le Nord-Ouest, une couette garnie de duvet ou de plumes (de
canard ou d’oie) ; c’est donc l’exact équivalent de l’édredon, mot issu
du danois ederdun, « duvet d’eider », l’eider étant un gros canard
marin des océans subarctiques.
À SCHLOF !
Ou Au schlof. Cette injonction d’aller au lit était beaucoup plus
péremptoire qu’au lit, Gaborit ! (Voir supra). Elle n’intervenait que
lorsque, faisant la sourde oreille, nous tardions à aller nous coucher.
Schlof est issu de l’alsacien schlofen, altération de l’allemand
schlafen, « dormir ». Selon Esnault (1965), le mot est attesté en argot
dès 1807. Delvau (1866) mentionne même le verbe schloffer,
« dormir, se coucher », précisant qu’il s’emploie « dans l’argot des
faubouriens, qui ont appris cette expression dans la fréquentation
d’ouvriers alsaciens ou allemands. Ils disent aussi Faire schloff. »
IL MOUILLE
Sachez qu’en Saintonge, comme ailleurs dans l’Ouest, il ne pleut
pas, il mouille, et si la pluie est fine, il ne pleuvote ni ne bruine, mais
mouillasse. Vous trouvez curieux cet emploi impersonnel de
mouiller ? Quid alors de la chanson enfantine : « Il pleut, il mouille,
c’est la fête à la grenouille » ? Mouiller réussit là où « pleuvoir »
échoue : il se souvient de son étymologie pour nous dire que, par un
tel temps, tout s’amollit : la terre, les plantes, jusqu’à notre humeur.
Quant au participe passé, il nous évoque mieux le résultat que
l’adjectif « pluvieux ». Deux exemples. Un dicton paysan : « De
sainte Béatrice la nuée/Assure six semaines mouillées » ; une
citation de Bernard Palissy : « S’il advient une année fort mouillée et
que ledit arbre aye grande quantité de fruit, tu trouveras que ledit
fruit sera fade » (Recepte véritable, 1563).
LE POT À EAU
Les vieilles gens ont toujours mille et une astuces pour prévoir le
temps, et surtout, savoir s’il va « mouiller » (voir ci-dessus). Au-delà
de la banale grenouille qui, du fond de son bocal, grimpe à l’échelle,
il y a leurs rhumatismes, surtout ceux du genou, qui se réveillent
quand le temps se met à l’humidité, le halo brumeux qui se forme
autour de la lune, les nuages moutonneux dans le ciel, etc. Chez
nous, l’imparable signe précurseur était le pot à eau, non pas la
cruche en grès arborant une célèbre marque de pastis, mais le train
de vingt heures et des poussières qui passait à quelques centaines
de mètres de chez nous. Par temps sec, l’arrivée de ce Royan-
Saintes ne se manifestait que par un chuintement lointain alors qu’à
l’approche d’un jour pluvieux, nous l’entendions beaucoup plus
nettement, avec, dominant le soufflement, la percussion rythmée des
roues sur les rails. Alors, levant un index expert, grand-mère
annonçait : « C’est le pot à eau qui passe ! »
Nourriture
QUEL ARSOUILLE !
C’était l’un des bons mots de grand-mère. Me voyait-elle boire à
grandes gorgées ? L’exclamation ne se faisait pas attendre, même si
j’étanchais ma soif d’un simple verre d’eau : « Quel arsouille ! »
Comprenant qu’elle me traitait d’ivrogne, je voyais dans arsouille un
dérivé populaire et superlatif de « se soûler » dont la consonne…
liquide serait devenue consonne… mouillée (comme de juste, du
reste, l’exacte étymologie d’arsouille pourrait être se ressouiller, « se
souiller à nouveau »). Avant de s’appliquer à un « pochtron »,
arsouille désigna un voyou, du genre de ceux qui se dépravent, se
débauchent et peuvent, le cas échéant, devenir piliers de bistrots.
e
On donna aussi, au siècle, le nom d’arsouille à tout individu
malpropre et mal habillé et, à la même époque, à un bourgeois qui
e
s’encanaille. C’est d’ailleurs dans la première moitié du que
vécut, brièvement, Charles de La Battut (1806-1835), noceur
impénitent et plein aux as. Par sa personnalité originale et son
comportement outrancier, il connut une formidable célébrité. Il aimait
à se déguiser, de sorte que les Parisiens le prirent pour Lord
Seymour (1805-1859), dandy anglais passionné de sports
équestres, résidant en France. Lequel des deux prétendait se
comporter « en milord avec les arsouilles et en arsouille avec les
milords » ? La question fait débat. Toujours est-il que le surnom de
« Milord l’Arsouille » fut décerné à l’un d’entre eux. « Milord
l’Arsouille » qualifia ensuite « tout homme riche qui fait des
excentricités crapuleuses » (Delvau, 1866) avant de devenir en 1950
le nom d’un célèbre cabaret parisien situé dans le premier
arrondissement.
AH BEURNONCION !
(ou Ah beurnancio, abeurnoncio, abrenotion, etc.)
Dans les Charentes, donc chez mes aïeux, on exprimait ainsi son
dégoût, son aversion, toujours sous une forme exclamative. Ainsi la
vieille Nanette s’écrie-t-elle en faisant une grimace devant une
grande marmite où « jhe creis bien qu’ol était des oûs de chrétiens qu’a
fasait bouillî *» : « Ab’rnotion ! » (Dr. Jean, La Mérine à Nastasie,
1903), interjection que l’on peut traduire par « Pouah ! », « Quelle
horreur ! » ou par une onomatopée plus contemporaine : « Beurk ! »
Les variantes orthographiques sont nombreuses (le parlanjhe
saintongeais est, comme la plupart des langue régionales,
essentiellement oral) mais l’origine semble incontestable : le latin
ecclésiastique ab renuntio, « J’y renonce ! », formule rituelle par
laquelle les nouveaux convertis au christianisme devaient répondre
quand le prêtre leur demandait : « Uturm abrenuntiat Diabolo et
pompeis ejus** ? »
À n’en pas douter, il ne saurait y avoir plus horrible abomination
que Satan et ses œuvres !
* Je crois bien que c’étaient des os de chrétiens qu’elle faisait bouillir.
** Renoncez-vous au Diable et aussi à ses pompes ?
FAIRE COLLATION
Oh, ces tartines de pain beurrées accompagnées d’une barre de
chocolat Menier, Tobler ou Cémoi ! Elles nous attendaient
systématiquement à cinq heures, à la sortie de l’école. C’est ainsi
que, sans même nous inquiéter de l’imprécision horaire, pourtant
flagrante, nous aimions « faire quatre heures ». Le quatre heures de
mon enfance était le goûter d’aujourd’hui. Grand-mère, elle, disait
autrement : « Avez-vous fait collation ? »
Étrange histoire que celle de ce mot collation issu du latin collatio,
« réunion, rencontre » et aussi, « échange de propos, confrontation,
comparaison ». Au e siècle, collation désigna l’action de conférer
un bénéfice, notamment ecclésiastique (sens conservé de nos
jours). Chez les moines du Moyen Âge, une collation fut également
une conférence, une lecture faite le soir pendant le repas. Par
métonymie, le mot a ensuite désigné le repas léger lui-même,
généralement pris le soir par les moines ( e siècle) ou, plus
généralement, par les catholiques en période de jeûne ( e siècle).
Il s’appliqua enfin à tous types de petits repas dont le goûter. Le
Dictionnaire de l’Académie française nous précise, dans sa sixième
édition (1835) que l’on prononce les deux « l » de collation quand il
s’agit du bénéfice ecclésiastique mais pas quand il est question du
repas léger.
LEVER LE COUDE
« S’il ne levait pas si souvent le coude, ce serait quelqu’un de
bien ! » Si, bien élevés, on ne devait pas mettre les deux coudes sur
la table pendant le repas, il ne fallait donc pas non plus en lever un
si l’on voulait être bien considéré. J’y perdais mon latin… jusqu’au
jour où je compris que le coude levé représentait le geste du buveur
qui porte le verre ou, pire, la bouteille à sa bouche. Lever le coude.
Dire de quelqu’un qu’il lève le coude, c’est le traiter d’ivrogne,
d’alcoolique, en usant d’un euphémisme.
e
L’expression date du siècle. Elle a deux synonymes : plier le
coude (attesté en 1584 dans les Serées de Guillaume Bouchet) et
hausser le coude, apparu au e et toujours en usage. Oudin (1640)
répertorie deux autres équivalents de hausser le coude : l’une,
énigmatique, hausser le temps, l’autre plus explicite, hausser le gobelet.
MANGER DU CRÉCOUI
Voilà une bien étrange manière d’« aller manger avec les chevaux
de bois » (voir supra). L’expression, particulièrement cocasse, m’a
été soufflée par mon beau-frère qui la tient lui-même de sa grand-
mère sarthoise. Elle ne peut être comprise sans l’anecdote qui lui est
associée : un paysan était si radin qu’il ne nourrissait guère son âne.
Quand on lui demandait : « As-tu pensé à donner à manger à ton
âne ? », il répondait invariablement : « J’cré qu’oui*. » À force de
« J’cré qu’oui », la pauvre bête finit par mourir de faim et manger du
crécoui prit le sens de « ne rien manger du tout ».
* Je crois que oui.
À LA BONNE FRANQUETTE
Grand-mère était bonne cuisinière mais ne s’en vantait pas. Quand
elle invitait amis ou parents à déjeuner et qu’elle leur avait préparé
un superbe repas, elle annonçait avec une modestie un tantinet
hypocrite : « Oh, vous savez, je n’ai rien fait d’extraordinaire. À la
bonne franquette, comme on dit ! » Suivaient, évidemment, de
gastronomiques agapes.
Franquette est de même étymologie que franc, franche, et signifie
donc littéralement « en toute franchise » puis, par extension, « sans
chichis, en toute simplicité », ce qui, soulignons-le, n’exclu pas que
le repas soit copieux et de qualité. Le repas à la bonne franquette
n’équivaut donc pas exactement à celui que l’on offre « à la fortune
du pot », c’est-à-dire, en s’accommodant des aliments dont on
dispose. À la bonne flanquette fut autrefois une variante, sans doute
e
due à une prononciation roulée du « r » initial. Jusqu’à la fin du ,
on a dit « parler à la franquette », « agir à la franquette », etc. dans le
sens de « sans façon, ingénument, franchement » : « Hé ! oui, oui,
vous autres grosses dames vous n’allez point tout d’abord à la
franquette : vous faites toujours semblant de vous déguiser les
choses » (La Fontaine, La Coupe enchantée, sc. II, 1688).
PRÉPARER LE FRICHTI
En argot militaire, frichti (fricheti) signifia « festin » (d’abord en
1834 dans le parler lorrain de la Meuse, puis, selon Esnault, en
1855, chez les soldats de Crimée) puis simplement « repas ». Deux
hypothèses étymologiques s’affrontent. L’une, très répandue,*
propose une altération de l’alsacien fristick, « petit déjeuner » (issu
de l’allemand Frühstück), l’autre, proposée par Pierre Guiraud (1982)
y voit un dérivé de « fricotis », à rapprocher de fricot, d’abord
« viande en ragoût » puis « repas », dont l’étymologie est le verbe
« fricasser », lui-même issu de « frire ». On dit aussi préparer le fricot.
Notons que frichti est associé à l’idée de cuisiner, préparer le repas
et non à celle de manger.
* Delvau (1866) confirme cette hypothèse mais l’associe plutôt à l’argot des
ouvriers qu’à celui des militaires : « Ragoût aux pommes de terre, – dans l’argot
des ouvriers, qui prononcent à leur manière le Frühstück [sic] allemand ».
FAIRE GODAILLE
Grand-père adorait ça. Quand il ne restait plus que quelques
cuillérées de bouillon dans le fond de son assiette (à calotte), il y
mélangeait un peu de vin rouge et portait l’assiette à la bouche.
On fait donc godaille en Saintonge et en Vendée comme on fait
« chabrot » (ou « chabrol ») dans le Limousin et le Sud-Ouest.
« Chabrot » vient de l’occitan cabro, chabro, « chèvre », car on boit le
mélange en lapant comme une chèvre. D’ailleurs, on dit aussi en
Saintonge « boire à chevrot ».
« Jhe manjhe la soupe, fais ine boune godaille avec dau vin roujhe… »
(Évariste Poitevin dit Goulebenéze, Le Chérentais qui manjhe six fouées
par jhour).
Godailler a existé en vieux français avec le sens de « boire avec
excès et souvent », un godailleur étant celui qui aime à godailler
(Littré mentionne les deux mots, godailler étant qualifié de populaire).
Faire godaille n’a pas cet aspect péjoratif.
L’étymologie de godaille est l’anglais good ale, « bonne bière », puis
« bonne boisson », l’ale étant en Angleterre une bière ambrée, dont
la couleur n’est d’ailleurs pas sans rappeler le mélange bouillon et
vin. L’expression aurait-elle été adoptée quand la Saintonge fut
possession anglaise entre 1152 et 1371 ?
UN PET-DE-NONNE
Oh le joli bruit que fait la pâte à choux en plongeant dans l’huile de
friture grésillante ! Ce doux chuintement explique à lui seul le nom
de cette pâtisserie sans qu’il soit nécessaire de le justifier par une
anecdote*.
Le pet-de-nonne était la gourmandise traditionnelle de Mardi gras
ou de la Chandeleur, en alternance avec les traditionnelles crêpes.
Grand-mère les réussissait à merveille et j’aimais voir les petites
boules de pâte se retourner toutes seules dans le bain de friture,
comme par magie, quand le côté immergé était doré à point. J’avais
pour mission de les retirer et de les saupoudrer de sucre. Le plus
difficile était alors d’attendre que ces pets soient suffisamment
refroidis pour me jeter dessus comme la misère sur le pauvre
monde.
*Dans sa France gourmande (1906), Fulbert-Dumonteil raconte qu’à l’abbaye de
Marmoutier, pendant la préparation d’un repas de la Saint-Martin, une nonne
prénommée Agnès, gênée d’avoir « écrasé une perle » devant ses
coreligionnaires, aurait titubé et laissé tomber une cuillérée de pâte à choux dans
une marmite d’huile bouillante : inventant ainsi le pet-de-nonne.
UN GOÛT DE REVENEZ-Y
On dit aussi parfois un goût de reviens-y.
Bien des mets ont ce goût si vous avez « la goule fine » (voir
supra) : un civet de chevreuil sauce grand veneur, un coq au
chambertin, une éclade de moules ou des escargots à la
saintongeaise (pour les Charentais), une bouillabaisse (pour les
Marseillais), un cassoulet (pour les Castelnaudariens), une
choucroute (pour les Alsaciens), un aligot (pour les natifs de
l’Aubrac), un excellent champagne, une tarte au fraises, etc. Ce goût
de revenez-y, c’est celui qui vous pousse irrésistiblement à vous
resservir.
La cuisine de grand-mère avait toujours ce petit goût.
Au-delà des plaisirs de la table, le goût de revenez-y caractérise
aussi tout ce qui est agréable et à quoi on revient avec plaisir
(D’Hautel, 1808).
On trouve dans La Muse normande de David Ferrand (1638) : « Il y a
bien du revenezy : Il y a retour à un ancien état de choses. »
ÊTRE ZIROU
C’est ce que grand-mère reprochait à mon frère qui, devant un
bifteck, passait un temps infini à extraire méticuleusement le
moindre petit morceau de nerf qu’il écartait sur le côté de l’assiette :
« Qu’est-ce qu’il est zirou ! » Vous ne trouverez ce mot dans aucun
dictionnaire, sauf de saintongeais, de poitevin et de vendéen.
Dans ces parlers régionaux, être zirou signifie « être délicat,
difficile, facilement dégoûté », surtout en parlant de la nourriture.
« Tu me fais zire ! » s’écriera celui qui n’aime pas les anguilles et voit
son voisin s’en régaler. Le zire, c’est donc l’horreur, le dégoût,
l’aversion. On trouve ce mot dès 1665 dans La Ministresse Nicole,
dialogue poictevin : « Tout mon quieu en souffrene et qu’o me foit grond
zire » (Tout mon cœur en souffre et cela me fait grand dégoût).
Paroles
C’EST LE BOUQUET !
Bouquet et « bosquet » ont la même étymologie : le francique °bosk,
« buisson ». Du bouquet d’arbres on est passé au bouquet de fleurs,
bouquet symbolisant dès lors ce qu’il y a de plus beau, au sens
propre comme au sens figuré. Notons que « anthologie » (du grec
anthos, « fleur » et legein, « cueillir ») et « florilège » (du latin
florilegium) nous racontent une histoire similaire.
Depuis 1798 (cinquième édition du Dictionnaire de l’Académie
française), le mot bouquet s’applique au bouquet d’artifice : « Paquet
de différentes pièces d’artifice qui partent ensemble. La gerbe de
fusée, ou girandole, qui termine le feu d’artifice, s’appelle par
excellence, Le Bouquet. »
C’est à ce bouquet-là que l’expression fait référence mais
ironiquement, car il n’est pas l’apothéose d’une série festive mais le
dernier numéro d’un feuilleton catastrophique. Ce bouquet-là, c’est
le pompon.
LE MOT DE CAMBRONNE
Tout le monde le connaît. Chacun l’a dit au moins X fois dans sa
vie, sauf grand-mère, du moins, jamais devant moi. En avait-elle la
velléité que seule la première syllabe fusait et que, par la grâce
d’une censure immédiate, le mot se métamorphosait en « mer…
credi ». Cependant, comme il fallait bien, de temps en temps, y faire
allusion, ne serait-ce qu’en rapportant un témoignage ou pour
souhaiter bonne chance au petit-fils qui passait son bachot, des
périphrases venaient à propos : « Il était dans une telle colère qu’il
lui a sorti le mot de cinq lettres ! », ou bien, « Je ne te souhaite pas
bonne chance mais je te dis le mot de Cambronne ! » Grand-mère se
privait ainsi d’un plaisir non négligeable, car, mis à part le vœu de
réussite, le mot de Cambronne permet de ne rien garder sur le cœur.
On peut même, grâce à lui, exprimer toutes sortes de sentiments, en
jouant sur l’intonation : la colère (intonation longue et criarde), le
refus (intonation courte et mezzo voce), l’émerveillement (après
« oh ! » et dans un registre aigu), la surprise (même tessiture, mais
précédé de « oh ! » et suivi de « alors »).
Pierre Jacques Étienne Cambronne (1770-1842), général d’Empire
commandant la Vieille Garde à Waterloo, aurait d’ abord répondu par
deux fois au général anglais Colville qui le sommait de se rendre :
« La Garde meurt mais ne se rend pas ! » Devant l’insistance de
Colville, Cambronne aurait ensuite, d’une voix de stentor, proféré un
« merde ! » retentissant. Le fait, longtemps mis en doute, est attesté
par Antoine Deleau qui se trouvait à côté de Cambronne en ce 18
juin 1815 mais le témoignage de Deleau est lui-même contesté.
Merde, alors !
EN BOUCHER UN COIN
Certaines nouvelles laissent sans voix ceux qui les apprennent.
Abasourdis, ahuris, déconcertés, stupéfaits, il n’en croient pas leurs
oreilles et restent bouche bée. Bouche bée, donc grande ouverte ? Il
serait plus exact de dire « bouche bouchée », car la bouche est bien
ce que l’expression désigne par coin, comprenons « angle en
creux », « angle rentrant », ce qui correspond bien au dessin d’une
bouche, surtout vue de profil. Ceux à qui l’on en bouche un coin sont
en effet incapables d’articuler le moindre mot. Précisons au passage
que « bouche » et boucher (« obturer ») n’ont pas la même
étymologie : « bouche » vient du gaulois bocca qui a aussi, via le
latin, donné « bec », et boucher est issu du latin populaire °bosca,
« broussailles », les bouchons ayant d’abord été constitués de
touffes de paille ou de feuillage (cf. le francique °bosc, « buisson »).
Voilà de quoi en boucher un coin à tous ceux qui croyaient que
« bouche », « bouchée », « boucher » et « bouchon » partageaient
la même origine !
TENIR LE CRACHOIR À QUELQU’UN
e
On a vu que cracher eut, dès le siècle, le sens populaire de
« parler, dire* » (voir supra, cracher au bassinet) et, plus précisément,
« dire de manière affectée et méprisante » : « Maistre Florentin
Teste-molle,/Crachant tousjours loy ou chapistre […] » (Guillaume
Coquillard, L’Enquête d’entre la simple et la rusée, v. 887, 1478). Cette
équation linguistique entre cracher et « parler » (comme entre
« baver » et « bavarder ») explique le sens de tenir (ou conserver) le
crachoir : « garder la parole sans laisser à son interlocuteur la
possibilité de placer un mot ». Bien que le mot crachoir existe au
moins depuis Rabelais (« Fiantoient au fiantoir, pissoient au pissoir,
crachoient au crachoir, toussoient au toussoir […] » (Tiers livre, ch.
XV, 1546), l’expression tenir le crachoir à quelqu’un ne semble pas
e
antérieure au siècle, l’une des premières attestations figurant en
1846 dans le Dictionnaire des mots les plus usités dans le langage des
prisons, supplément à un ouvrage écrit par un détenu anonyme :
L’Intérieur des prisons. On peut penser qu’elle devint encore plus
familière lorsque, dans les années 1890, les premières lois furent
votées interdisant de cracher dans les lieux publics, lieux qui furent,
dès lors, équipés de crachoirs.
*Idem pour « baver » (voir supra, Tailler une bavette).
TU DIRAIS ÇA À UN CUL-DE-JATTE, IL TE
DONNERAIT UN COUP DE PIED OÙ JE PENSE*
Voilà une réplique apte à dénoncer sottise ou insolence. Imaginer
qu’un cul-de-jatte puisse retrouver miraculeusement une jambe et
son usage pour vous botter le derrière en dit long sur l’énormité que
vous venez de proférer.
Cette plaisanterie appartient à un autre âge où les infirmes en
général, les culs-de-jatte en particulier, étaient l’objet de plaisanteries
de mauvais goût, comme cette blague… éculée du cul-de-jatte chez
le coiffeur :
« Je vous coupe les pattes ?
— Non mais, dites donc, vous voulez mon pied au c… ?
— Je vois. Monsieur s’est levé du pied gauche ce matin !
— Si vous continuez sur ce ton, je ne mettrai plus les pieds chez
vous.
— Ne vous fâchez pas, c’était juste pour vous faire marcher ! »
Deux explications au mot cul-de-jatte : le bas du corps de ces
infirmes évoque le fond arrondi d’une jatte, ou il s’agit d’une
référence à l’appareil qu’utilisaient les estropiés pour se maintenir.
L’écrivain Paul Scarron (1610-1660) paralysé des jambes en était…
réduit à cette extrémité. Dans son Testament, il écrit en 1660 :
« Moi, qui suis dans un cul de jatte,
Qui ne remue ni pied ni patte,
Et qui n’ai jamais fait un pas,
Il faut aller jusqu’au trépas. »
* Variante : Tu dirais ça à un cheval de bois, il te donnerait un coup de pied.
DAME !
Cette exclamation populaire a valeur d’affirmation, d’insistance et
peut aussi souligner l’évidence. Elle n’est plus guère utilisée de nos
jours qu’en Bretagne, dans le Maine et le Centre-Ouest mais, elle
e e
était fréquente aux et siècles, chez Molière, Marivaux ou
Beaumarchais, par exemple :
« Dame ! oui, je lui dis tout… hors ce qu’il faut lui taire »
(Beaumarchais, Le Mariage de Figaro, III, 9, 1778).
Il s’agit d’une abréviation de Par Nostre Dame, Dame-Dieu ou Dame-
Deu. Nostre Dame fut aussi abrégé en Tredame :
« Tredame ! monsieur, est-ce que madame Jourdain est décrépite,
et la tête lui grouille-t-elle déjà ? » (Molière, Le Bourgeois gentilhomme,
III, 5, 1670).
L’interjection est synonyme de Pardi !, altération de « pardieu ».
FI D’GARCE !
Interjection favorite de grand-père.
Fi n’a pas ici le sens que l’on trouve dans la simple interjection fi !
(ou fi donc !) qui marque le mépris, le dégoût ou le blâme, ces deux
petites lettres équivalant à « C’est mal ! » ou « C’est honteux ! ». Ce
fi-là est désuet et ne s’emploie plus guère que dans l’expression
faire fi de, « dédaigner, ne pas tenir compte de ».
Dans Fi d’garce !, fi est l’altération de « fils » et aurait donc valeur
d’insulte (« fils de garce ») si l’expression n’était pas, la plupart du
temps, seulement employée pour dire l’étonnement ou l’admiration,
notamment en saintongeais. Rappelons que garce, avant d’être un
terme grossier et vulgaire appliqué à une femme débauchée, n’était
considéré que comme le féminin de « garçon », ce qui, naguère,
était encore le cas en Saintonge, Angoumois, Aunis et Gironde.
BONNES GENS
« Bonnes gens, écoutez la triste ritournelle
Des amants errants en proie à leurs tourments. »
Au début de la Complainte des infidèles (musique de Mouloudji et
paroles de Sacha Guitry), bonnes gens est synonyme de « braves
gens ». C’est une formule destinée à attirer l’attention du bon
peuple, comme dans le fameux appel médiéval qui conjugue le
verbe ouïr : « Oyez, oyez, bonnes gens ! »
Bonnes gens, comme l’employait souvent grand-mère, n’avait guère
cette signification. Comme le dit Pierre Jônain dans son Glossaire
saintongeais (1869), c’est une « exclamation de bonne pitié » qui
incite l’interlocuteur à se lamenter sur la triste nouvelle dont on
discute.
« Savez-vous, bonnes gens, qu’elle est bien malade ! »
Très fréquente en Saintonge, cette exclamation prend souvent la
forme locale bounes ghens (ou boun’ghens) dont le « h » note la
prononciation aspirée du « g », typiquement charentaise.
DISCUTER LE BOUT DE GRAS
On peut, de la même façon, « tailler une bavette » (voir supra). Il
n’est d’ailleurs pas exclu que l’une (discuter le bout de gras) soit issue
de l’autre (« tailler une bavette ») car on dit aussi tailler le bout de
gras. Si tel n’est pas le cas, l’origine de ce bout de gras est
énigmatique. Mentionnons toutefois l’hypothèse pertinente qui fait de
l’expression une traduction de l’anglais to chew the fat, littéralement
« mâcher le gras », expression que le parler cockney substitue à to
chat, « bavarder ». Rappelons comment les Cockneys (Londoniens
issus de la classe ouvrière) se comprennent entre eux : ils
remplacent un mot donné par une expression qui rime avec ce mot
(on parle de rhyming slang). Ainsi stairs (« escaliers ») devient apples
and pears (« pommes et poires »), mouth (« bouche ») est remplacé
par north and south (« nord et sud »), etc.
MA PAROLE !
Nous avions, mon frère et moi, de fréquents affrontements et les
coups pleuvaient, pour un oui, pour un non. Les combats avaient lieu
dans le grand couloir attenant à l’appartement des grands-parents.
Alors, affolée par le ramdam, grand-mère sortait de chez elle et, les
deux poings sur les hanches, feignait l’étonnement, prenant à témoin
un spectateur imaginaire : « Ma parole ! Ils sont encore en train de
se battre ! »
Emploi bizarre de cette exclamation qui ne peut évidemment pas
ici se comprendre comme une forme abrégée de « Je vous donne
(vous avez) ma parole » (voir ci-dessous, parole d’honneur). La
signification serait plutôt : « Je vous prends à témoin que je n’en
crois ni mes yeux ni mes oreilles. » En ce sens, on a autrefois
employé une expression plus qualifiée : Ma parole suprême !
Plusieurs auteurs rapportent par exemple cette exclamation de
Pierre-Jean Garat, célébrissime chanteur du temps de Marie-
Antoinette : « Ma parole suprême ! c’est trop de félicité pour un
mortel ! » Garat rejoignit les muscadins, ces godelureaux royalistes
qui affectaient de parler sans prononcer les « r ». Ma parole suprême !
étant l’une de leurs préciosités de langage, cela devait donner : « Ma
pa’ole sup’ême ! c’est t’op de félicité pou’ un mo’tel ! »
PAROLE D’HONNEUR
Grand-mère ne promettait jamais rien qu’elle ne pût tenir : un tour
de manège à la fête foraine, des crêpes pour Mardi gras, une
séance de cinéma le jeudi après-midi. Bien sûr, la promesse était
assortie de la sacro-sainte condition : « si vous êtes sages ! » mais,
comme son serment était à tous les coups garanti par sa parole
d’honneur, il s’avérait toujours plus fort que notre velléité de sagesse.
La formule était parfois remplacée par une autre, plus familière, mais
qui l’engageait tout autant : « Cochon qui s’en dédit ! »
Donner sa parole d’honneur c’est promettre solennellement en
mettant son honneur en jeu. Après l’avoir donnée, il faut la tenir si
l’on veut être respecté comme un « homme de parole ». Une parole
d’honneur ne doit donc pas être une « parole en l’air ». D’ailleurs,
étymologiquement… parlant, aucune parole ne saurait être « en
l’air » puisque le mot est issu du latin chrétien parabola, « parabole »
mais aussi « discours grave », dont un dérivé, parabolor, signifiait
« s’exposer, se jeter dans le danger, risquer sa vie ».
e
Donner parole eut, dès le siècle, le sens de « promettre » :
« Que d’amer vous donge parole* » (Benoît de Sainte-Maure, Le
Roman de Troie, v. 13621, c. 1165).
* « Que d’amour je vous donne parole. »
PAROLE D’ÉVANGILE
On devrait donc pouvoir se fier à une « parole d’honneur » (voir ci-
dessus) comme on peut se fier à une parole d’Évangile.
Du grec euangelion, « bonne nouvelle », formé sur eu signifiant
« bien » et angellein voulant dire « annoncer » (qui nous a également
donné « ange »), le mot évangile est un emprunt du e siècle au
latin ecclésiastique evangelium. Du sens général de « bonne
nouvelle », le mot a glissé vers la signification plus précise de
« bonne nouvelle de la parole du Christ ». Il a ensuite désigné
chacun des quatre livres du Nouveau Testament où sont consignés
la vie et les enseignements de Jésus : les Évangiles dits synoptiques
(i.e. qui peuvent, grâce à leurs nombreuses convergences, être lus
en parallèle : selon saint Mathieu, saint Marc et saint Luc) et le
quatrième évangile ou Évangile selon saint Jean.
C’est dire si, dans notre monde longtemps régi, voire régenté par
le christianisme, une parole assimilée à celle des Écritures ne peut
être que fiable, par excellence, digne de foi.
« É » majuscule ou « é » minuscule ? L’un ou l’autre puisque Littré
nous propose la distinction suivante : « Évangile prend un É
majuscule quand il s’agit de la loi de Jésus-Christ, des livres qui
contiennent sa vie, et du recueil de ces livres. Il prend un é
minuscule quand il s’agit de la partie de l’Évangile que le prêtre dit. »
MA PAUVRE DAME !
Dame ! : cette interjection, qui ponctue un discours familier pour
souligner une évidence (voir supra), ne doit pas être confondue avec
Ma pauvre dame ! ou Ma pauv’dame ! relevant également du langage
populaire, formules orales employées même si l’on ne s’adresse pas
à une dame en particulier ou même si l’on s’adresse à une dame
riche, et qui n’ont d’autre but que de solliciter avec une once d’ironie
l’attention et la sympathie de l’interlocuteur (on parle de fonction
phatique du langage). Dans certains cas, la formule équivaut à
« bonnes gens » (voir supra) et peut précéder l’annonce d’une
nouvelle plus ou moins triste : « 25 septembre. – Mort de Bony.
Sanglots de sa femme (paysanne ; pur Granville). “Ah ! ma pauvre
dame ! Son corps qui était si maigre ! […] C’est à 11 heures qu’il est
mort, ma pauvre dame. […] Ah ! ma pauvre dame ! Son pauvre
visage qui était si pâle ! […] Je l’aimais tant, ma pauvre dame !” »
(Victor Hugo, Choses vues, 1854).
FAIRE DE LA RÉCLAME
Si le mot « publicité », dans son sens commercial, existe depuis
e
1829, il n’est apparu dans le langage courant qu’au début du
siècle et plus encore quand la société de consommation a fait main
basse sur la presse, les ondes, les écrans et les murs de nos villes.
Auparavant, on ne parlait guère de publicité mais de réclame (de
l’ancien français reclaim, « appel, invocation »), mot qui désigna
d’abord, dans les années 1830, un petit article de journal faisant,
contre paiement, l’éloge d’un produit. Dix ans plus tard, le sens de
réclame s’élargit à tout moyen permettant d’attirer l’attention d’autrui,
en particulier des consommateurs. On disait aussi qu’un produit était
« en réclame » quand il était en solde ou, pour employer une
expression plus moderne, en promotion. Faire de la réclame signifiait
soit faire de la publicité commercialement parlant, soit, de manière
plus générale, faire l’éloge de ceci, de cela, d’un tel, d’une telle.
Quand grand-mère promettait de faire de la réclame, c’était plutôt
mauvais signe, car le ton était ironique et la critique s’annonçait plus
négative que positive. Ainsi, quand un commerçant avait voulu la
rouler, le mot de « margoulin » lui venait aux lèvres et la menace
était proférée sans attendre : « Comptez sur moi, je vais vous faire
de la réclame ! »
VAS-Y, ROBIC !
C’était une moquerie plus qu’un encouragement. Y avait droit tout
cycliste amateur, et singulièrement, tout grimpeur d’un certain âge
ahanant le long d’un raidillon en appuyant sur les pédales de sa
petite reine. Bien sûr, l’expression était née d’une véritable incitation
à la victoire et d’une admiration sincère pour Jean Robic, Biquet
pour les intimes, coureur éminemment populaire, vainqueur de la
grande boucle en 1947 et du mondial de cyclo-cross trois ans plus
tard. L’exclamation se déclina ensuite en fonction des nouveaux
champions : Vas-y, Bobet ! (Louison Bobet, trois fois victorieux du
Tour de France), Vas-y, Anquetil ! (Jacques Anquetil, 5 victoires), etc.
La formule connut un regain de popularité à partir de 1952 quand
Zappy Max, l’homme des jeux de midi et du Radio-Circus, devint le
délirant reporter de Vas-y Zappy, feuilleton radiophonique dont grand-
mère ne ratait aucun épisode.
ET TOUT ET TOUT
Comprenons : « Et quantité d’autres choses du même genre. » Et
tout et tout remplace familièrement et cætera (littéralement : « et quant
au reste »), ce dernier presque toujours écrit en abrégé (etc.) et dont
l’origine latine peut être ressentie comme trop savante. Le et cætera
reste toutefois bien pratique pour les orateurs et écrivains qu’il
dispense d’une énumération exhaustive donc fastidieuse :
« L’orchestre était au grand complet avec violons, violoncelles,
contrebasses, trompettes, clarinettes, flûtes, hautbois, etc., etc. » Et
tout et tout a quelque chose de plus enfantin, de plus badin : « Je
vous offre tous mes vœux de bonheur, de santé, de prospérité, de
réussite, et tout et tout. »
N.B. Si l’énumération ne contient que choses déplaisantes,
préférons l’italien et tutti quanti, généralement dépréciatif : « […] elle
s’était senti […] de l’antipathie même pour les MANGEURS
D’HOMMES, et dans cette classe elle rangeoit les rois, les
empereurs, les sultans, les czars, les princes, les ducs, et
quelquefois encore les marquis, les comtes, les vicomtes, les
barons, les chevaliers, les écuyers, et TUTTI QUANTI. » (Mérard de
Saint-Just, L’Épiphanie in Espiègleries, joyeusetés, bons-mots, folies, des
vérités, 1789.)
ET TOUT LE TOUTIM(E)
L’expression est redondante puisque toutim(e) signifie « tout », en
argot. Le mot est attesté dès 1596 dans La Vie généreuse des
Mercelots, Gueux et boesmiens : « Croyez que mon maistre entervoit
toutime* » et aussi : « pour savoir si j’entervois le gourd et
toutime** », et encore : « Bier sur le toutime*** », autant d’exemples
qui confirment que toutime fit d’abord partie de l’argot des voleurs,
comme l’affirme Delvau (1866)
Toutime est resté dans la locution Et tout le toutime, « et tout le
reste », elle-même devenue désuète mais encore abondamment
utilisée par les auteurs de romans policiers des années 1950 à 1970
(Auguste Le Breton, Albert Simonin, Alphonse Boudard, etc.).
* Mon maître connaît toutes les techniques de vol.
** Pour savoir si je connaissais toutes les techniques d’escroquerie.
*** Mendier de toutes les façons.
ET TOUT LE TRALALA
Tralala, c’est d’abord une onomatopée caractéristique des
chansons populaires dont un premier exemple se trouve en 1790
dans le Chansonnier national : « Toutes les fillettes vont au son du
violon, su’ l’ vert gazon, danser en rond. Tra la la la la la » (Ronde du
retour de la noce). Elle est aussi dans le refrain des comptines
enfantines : « Sur l’air du tra la la la, sur l’air du tra de ri de ra
tralala » (La Mère Michel). Les enfants l’utilisaient enfin pour se
moquer de leurs camarades ou les narguer : « Tralala ! tralalalère ! »
Tralala s’appliqua plus tard (1860) aux flaflas des toilettes
luxueuses, d’où l’expression être en grand tralala pour être en habit
de cérémonie ou tenue de gala. Du luxe des smokings et robes de
soirée, le sens de tralala a glissé vers les cérémonies elles-mêmes,
réceptions trop guindées qui confinent à l’esbroufe, au chiqué, au
m’as-tu-vu : « Aussi la fougue et l’audace, la verve et tout le grand
tralala de l’excentricité féminine ne font-ils pas défaut aux soirées du
jardin Mabille » (Charles Monselet, Le Monde parisien in L’Artiste,
revue de Paris, 1847).
Enfin, la formule et tout le tralala prit le sens de « tout ce qui
s’ensuit », les idées de complications et d’attitudes maniérées y
étant implicites, comme dans l’expression synonyme, « et tout le
tremblement ».
LA METTRE EN VEILLEUSE
C’est d’abord une lampe que l’on mettait en veilleuse, lampe à
huile, dont on baissait l’intensité par mesure d’économie. Par
analogie, mettre en veilleuse s’est dit à partir des années 1930 pour
« avoir une activité réduite ». La mettre en veilleuse apparaît ensuite
avec le sens de « se taire, parler moins fort » ou, dans un style plus
argotique, « ne pas trop la ramener ». Dans « la ramener » ou la
mettre en veilleuse, la fait référence à la parole : il ne s’agit donc plus
de lumière mais de son ou, en l’occurrence, de ton, la mise en
veilleuse s’imposant à celui qui veut éviter qu’on le fasse taire par
quelque moyen peu catholique : « Mais Ali n’avait pas l’air de jouer :
“Vas-tu la mettre en veilleuse ? fit-il. Vas-tu la fermer, ta sale
gueule ?” » (Auguste Le Breton, Du rififi chez les hommes, 1953).
Quand grand-mère nous demandait de la mettre en veilleuse pour
écouter « les informations », c’était évidemment sur un ton
beaucoup moins agressif.
BILLE DE CLOWN
L’œil vif et rieur, un tantinet narquois, un sourire fendu jusqu’aux
oreilles avec l’air filou de celui qui est toujours prêt à faire une farce,
ou, au contraire, le regard ahuri et le sourire niais, voilà ce qu’est
une bille de clown. Le clown auquel on pense est plutôt l’auguste,
certes benêt mais sans cesse de bonne humeur malgré les paires
de claques qu’il reçoit de son partenaire, clown blanc au chapeau
conique et au visage enfariné ; Zavatta plutôt qu’Alex.
Il est aussi des billes de clown ridicules qui trahissent une
intelligence indigente et déclenchent les sarcasmes. L’expression
prend alors valeur d’insulte comme dans cet extrait de Pagnol quand
une boule puante « explosa sur le sommet du crâne de Tignasse,
dont la longue chevelure en fut si merveilleusement empestée qu’il
dut se résigner à la sacrifier, et à nous révéler ainsi son véritable
visage, c’est-à-dire une aimable bille de clown ». (Le Temps des
amours, ch. III, 1977.)
En argot, la bille, c’est la tête (mais le même mot peut désigner
l’argent, la monnaie). Delvau (1866) nous cite la bille à châtaigne,
« figure grotesque » et l’on connaît aussi la bille de billard qui
s’applique aux crânes chauves ainsi que la drôle de bille de celui qui
est déçu ou mécontent.
GRAND ÉCHALAS
Un échalas est un pieu en bois servant de tuteur à un cep de vigne,
une tige de houblon ou un arbuste : « Chaque souche est munie
d’un grand échalas de 2,30 m et souvent de 3 mètres et d’un petit
échalas attaché en contre-fort ou en pied de chèvre » (Jules Guyot,
Sur la viticulture de l’Est de la France, 1863). Par comparaison, un
grand échalas désigne une personne grande et maigre que l’on peut,
pour les mêmes raisons, qualifier de « grande perche » : « Je crois
la voir encore, donnant la main à ce grand échalas en cheveux longs
[…] » (Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, Lettre V, 1782).
L’expression figurée apparaît chez Furetière (1690) avec cette
explication : « On dit proverbialement qu’un homme est droit comme
un échalas, quand il se tient droit avec une affectation extraordinaire ;
que c’est un vrai échalas, qu’il a avalé un échalas, quand il est maigre
et délié. » En échalas peut aussi qualifier un membre quasi
squelettique : « Mais cette maladie ambulante, vêtue de beau drap,
balançait ses jambes en échalas dans un élégant pantalon »
(Balzac, La Cousine Bette, ch. XV, 1846).
LA POUPÉE À JEANNETON
D’une femme « plate comme une limande » (voir ci-dessous),
grand-mère disait qu’elle était comme la poupée à Jeanneton. Mais elle
n’allait pas plus loin, la comparaison étant implicite pour tout le
monde sauf pour moi. Je ne la compris que quand la deuxième
partie de l’image me fut dévoilée, au détour d’une lecture : « Qui
avait ni fesses, ni tétons. » Cette poupée à (ou de) Jeanneton semble
remonter loin dans le temps. Delvau la cite dans son Dictionnaire
érotique moderne (1864) : « N’avoir ni cul ni tétons, comme la poupée de
Jeanneton. Se dit d’une femme maigre, qui n’a ni gorge ni fesses, –
l’envers de la Vénus Callipyge. » Victor Hugo a failli y faire référence
dans Les Chansons des rues et des bois (1866) mais le quatrain n’est
resté que sous forme de notes :
« Un falbala contre nature
L’exagère, aussi pense-t-on
Qu’elle a la maigre architecture
De la poupée à Jeanneton. »
TOUT PIGACÉ
Pigacé, picassé ou pigeassé s’emploie en Saintonge et Poitou pour
dire « tacheté, moucheté, marqueté, piqué », notamment de blanc et
de noir. L’occitan a picassa, picata. Une étymologie propose le latin
pica, « pie », oiseau dont le plumage est bien blanc et noir :
« Pigeassée au meillou quem plume d’Ajasse » (Jean Boiceau de la
Borderie, Gente Poitevin’rie, 1605), « ajasse » étant l’un des noms
régionaux de la pie. Pigacé a également eu le sens de « bariolé » :
« Nous les mettrons hors de ces villes/Nous les envoierons
promener/Avec leur drapeau pigacé » (Chanson royaliste du Bas-
Poitou, 1793).
Grand-mère employait le mot pigacé pour décrire la cosse de
certains haricots ou un visage constellé de taches de rousseurs.
DÉCANILLER
Décaniller, c’est d’abord « décamper, ficher le camp » : « […] en
avant marche, décanillons ; j’ai besoin de prendre l’air, ça
empoisonne ici » (Eugène Sue, Les Mystères de Paris, seconde partie,
ch. V, 1842).
Décaniller, c’est ensuite « se lever, sortir du lit » (Virmaître, 1894,
dit aussi, « se lever de sa chaise ») : « Est-ce que tu te moques des
paroissiens, sacré faignante ? Allons, houp ! décanillons ! Il faisait
déjà claquer le fouet au-dessus du lit » (Émile Zola, L’Assommoir, ch.
XII, 1878).
L’origine étymologique est sujette à controverse. Pour certains, le
verbe serait issu de quenis, quenil, formes nordiques de « chenil »,
décaniller signifiant alors, à l’origine, « sortir du chenil, de la niche »
(on trouve dans la Sarthe les variantes déch’niller et décanicher).
Pour d’autres, il faut y voir canille, « jambe » dans le Lyonnais (cf.
canne, de même sens dans le langage populaire). Décaniller serait
donc « jouer des cannes », « prendre ses jambes à son cou ». On
peut enfin supposer une influence de cagne, « indolence, paresse »,
dans le Midi.
En Aunis et Saintonge, on décanille quand on se lève de bonne
heure. En Vendée, on décanige plutôt.
FAIRE FISSA
En maintes occasions, il fallait faire fissa : quand nous avions traîné
au lit et qu’approchait l’heure d’aller à l’école, quand, ayant déballé
tous nos jouets, il nous fallait les ranger avant que les parents
reviennent, quand nous étions en promenade et qu’un gros orage
menaçait, etc.
Cette manière de se dépêcher nous vient d’Afrique du Nord
puisque ce mot sabir est issu de l’arabe algérien fis-saâ, « à l’heure
même, tout de suite ». Esnault nous précise que l’expression était
courante dans les chambrées d’Afrique avant 1870.
Faire fissa a connu une certaine vogue chez les auteurs de polars :
« […] j’ai tout juste eu le temps de boire un Nescafé avant de partir.
Fallu faire fissa... On m’a prévenu encore dans les toiles » (Alphonse
Boudard, Les Matadors, 1966).
MINUTE, PAPILLON !
Du verbe papillonner, Delvau (1866) propose une jolie définition :
« Aller de belle en belle, comme un papillon de fleur en fleur. » C’est
une manière bien agréable de butiner. Elle est, par définition,
superficielle : volage est celui qui en use et, à jouer avec le feu, il
risque bien de s’y brûler les ailes. Au-delà de l’amour inconstant, on
peut papillonner, non d’un cœur à l’autre mais d’une chose à l’autre,
sans but véritable, un peu gratuitement, par jeu, oisiveté ou
incapacité à se fixer, à rester calme et seul pour prendre du recul.
Pascal n’a-t-il pas dit que « tout le malheur des hommes vient d’une
seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une
chambre » (Pensées , fragment 126, Divertissement) ? « S’agiter
comme des ailes de papillon » est une autre acception de
papillonner.
Frivolité, frénésie, frétillement et, au final, fragilité, fr…fr…fr…,
mots dont l’assonance même évoque des battements vains et
futiles. C’est à tous ces fiévreux, tous ces agités qui courent sans
but, qui parlent sans raison, qui répondent sans réfléchir, que l’on a
envie de dire, les invitant à l’attente : « Minute, papillon ! »
À LA SAUVETTE
Aujourd’hui, seuls les marchands du 1er mai ont le droit de vendre
leur muguet à la sauvette. Dans tous les autres cas, ce mode de
vente est illégal puisque tout commerçant doit payer une patente
pour exercer sa profession. Les marchands ambulants sont souvent
des marchands clandestins : quand ils voient la maréchaussée se
profiler à l’horizon, il doivent remballer la camelote dare-dare et se
sauver, d’où le qualificatif à la sauvette.
De nos jours, certains escrocs tentent de revendre des tickets de
métro à la sauvette en faisant, bien sûr, un bénéfice. Des voyageurs
pressés se laissent parfois estamper, surtout quand les guichets
sont encombrés de files d’attente mais R.A.T.P. et S.N.C.F. veillent
au grain.
Par extension, l’expression a revêtu le sens de « vite fait » et,
comme ce qui est vite fait ne saurait être bien fait, à la sauvette
signifie aussi « sans soin, de façon bâclée » : « Je vis à la sauvette,
je travaille à la sauvette, je fais les courses à la sauvette, je mange à
la sauvette quand il n’est pas dans la chambre » (Violette Leduc,
Ravages, Gallimard, 1955).
EN VOITURE, SIMONE !
Si l’on en croit Patrice Louis*, l’expression ferait référence à
Simone Louise de Pinet de Borde des Forest, agricultrice
passionnée d’automobiles qui obtint son permis de conduire en 1929
et s’illustra dans plusieurs courses et rallyes entre 1930 et 1957. Les
pilotes de courses étant plus nombreux parmi les hommes que chez
les femmes et compte tenu de l’époque ou Simone de Borde des
Forest acquit sa notoriété, la formule laisse transparaître une
certaine incrédulité ironique quant à l’aptitude du sexe faible à tenir
un volant. L’expression complète est en effet : « En voiture, Simone,
c’est moi qui conduis, c’est toi qui klaxonnes. »
Associée à l’origine à l’excitation des voyages en automobile
(grand-mère l’utilisait quand nous partions à la mer dans la 401
familiale), l’expression s’est ensuite généralisée pour exhorter tout
un chacun à se mettre en route, en action, au travail.
* Du bruit dans Landerneau, dictionnaire des noms propres dans le parler commun, Arléa,
1996.
FAIRE VINAIGRE
Si l’huile est onctueuse et coule lentement, le vinaigre est vif et
acide. Cette considération est sans doute à l’origine des injonctions
e
« à l’huile ! » et « au vinaigre ! » associées depuis le début du
siècle au jeu de la corde à sauter : dans les cours de récréation,
quand une camarade criait « à l’huile ! », la fillette devait sauter
lentement ; elle se mettait à accélérer quand elle entendait « au
vinaigre ! »
Cette pratique semble pouvoir justifier le sens de faire vinaigre, « se
dépêcher ».
Le vinaigre intervient dans d’autres locutions :
– son acidité explique qu’une personne triste et rabat-joie soit
traitée de « pisse-vinaigre » (pour Oudin, en 1640, un pisse-
vinaigre est un avare) ;
– la transformation du vin en vinaigre rend compte de l’expression
« tourner vinaigre », « s’aigrir » donc, « devenir orageux,
conflictuel ». Grand-mère disait plutôt : « Tourner en bouillon de
moules » (voir infra).
Prétention
C’EST L’ARLÉSIENNE !
« Comme il était très beau, les femmes le regardaient ; mais lui
n’en avait qu’une en tête, – une petite Arlésienne, toute en velours et
en dentelles, qu’il avait rencontrée sur la Lice d’Arles, une fois. – Au
mas, on ne vit pas d’abord cette liaison avec plaisir. La fille passait
pour coquette, et ses parents n’étaient pas du pays. Mais Jan voulait
son Arlésienne à toute force. Il disait :
— Je mourrai si on ne me la donne pas. »
On prévient Jan que la petite Arlésienne est une fieffée coquine
mais le mariage a lieu et, comme de juste, l’Arlésienne est infidèle.
Jan essaie un temps de tromper son monde en affichant un visage
toujours gai mais, rongé par la douleur, il finit par se donner la mort.
Cette nouvelle d’Alphonse Daudet fait partie des célèbres Lettres de
mon moulin (1869). En 1972, l’écrivain en tira un drame en trois actes
dont la musique de scène fut composée par Georges Bizet. Jan y
devient Frédéri. Parce que, dans la pièce de théâtre, le personnage
de l’Arlésienne n’apparaît jamais en chair et en os, jouer l’Arlésienne
s’applique à celle ou celui dont on ne cesse de parler mais que l’on
ne voit jamais. C’est l’Arlésienne peut aussi se dire d’un événement,
d’une décision, d’une loi que l’on attend en vain.
DES CLOPINETTES
Ce « rien » aurait pu figurer dans la rubrique « argent » ou le
chapitre « travail », l’expression étant souvent employée dans de
tels contextes ; travailler pour des clopinettes, c’est se donner de la
peine pour presque rien. La catégorie « nourriture » aurait pu
également faire l’affaire : « manger des clopinettes », c’est n’avoir pas
grand-chose à se mettre sous la dent. En ce sens, on trouve aussi
cropinettes : « C’est fini les cropinettes ! et les sauces courant d’air »
(Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, 1936). Esnault (1965) fait de
cropinettes un synonyme d’« excréments ». Clopinette est
vraisemblablement un diminutif de clope (au masculin), argot pour
« mégot », donc « bout de mégot », c’est-à-dire, vraiment peu de
choses.
Le mot est d’abord apparu sous forme d’interjection dans l’argot
des écoliers (1925) pour dire « non » : Des clopinettes !
La locution, très populaire, a de nombreux équivalents argotiques :
« des prunes », « des nèfles », « des queues de cerises », « des
clous », etc.
DE LA CROTTE DE BIQUE
Si crotte de bique ! est un substitut populaire et enfantin du mot de
Cambronne (parfois affublé de drôles de compléments : crotte de
bique à ressort, crotte de bique en zinc, etc.), de la crotte de bique
équivaut à quelque chose de peu de valeur, voire de pas de valeur
du tout. L’expression, gentillette, est de celles qui font rire les
enfants :
« Des yaourts aux crottes de bique
Qui éloignent les moustiques
Des yaourts au pipi de chat
Contre le tabac. »
(Anne Sylvestre, Les Yaourts à tout in Fabulettes 10, 1999.)
Tous ceux qui ont eu l’ineffable chance de voir des crottes de biques
savent que, bien que mignonnettes (elles ressemblent à de petites
dragées noires), elles sont ridiculement insignifiantes comparées au
crottin de cheval ou à la bouse de vache. Qui plus est, le crottin de
cheval est un excellent engrais (on l’appelle l’or noir des jardins) et
les bouses sont diversement employées : comme fertilisant
(l’agriculture biodynamique en est friande), pour mouler des objets
en bronze (depuis l’âge du même nom !), comme combustible (ne
pas oublier de les faire préalablement sécher !), comme onguent
pour les brûlures, etc.
Mais n’y a-t-il pas une certaine injustice à compter pour rien la
crotte de bique ? Je connais un agriculteur qui la recommande pour
fumer vignes et potagers, quant au paysan saintongeais, il la vante
comme remède souverain contre la fièvre : cinq crottes dans un
verre de vin blanc deux fois par jour pendant huit jours. Si le cœur
vous en dit !
C’EST DE LA GNOGNOTTE
e
Ou gnognote. On trouve même au début du siècle : nioniote.
En mettant l’expression à la forme négative, grand-mère nous
faisait ainsi comprendre qu’elle appréciait les choses à leur juste
valeur : « Dis donc, ce petit vin rouge, c’est pas de la gnognotte ! »
Le redoublement du « gn » évoque le gnangnan, le néant, ce qui
est tout autant niais que nié, donc ce qui équivaut à rien. Une
gnognotte fut d’abord, dans le Centre de la France, une « niaiserie »,
une « bagatelle » (Hippolyte-François Jaubert, Glossaire du Centre de
la France, 1855) ou, en Saintonge, un « mauvais bonbon dont on
amuse, abuse les enfants (Pierre Jonain, Dictionnaire du patois
saintongeais, 1869). En matière de termes régionaux, on trouve aussi
en Savoie gnognoler, « être indécis », à rapprocher de niougne, « fille
sotte et lente ». Autant de mots onomatopéiques pour dire l’inanité.
NI QUOI NI QU’EST-CE
Qu’est-ce donc que ce ni quoi ni qu’est-ce ? Un autre synonyme de
« rien du tout », construit sur des réponses négatives à deux
questions sous-entendues et mélangeant plaisamment les
formulations :
– De quoi est-il question ? Qu’est-ce ?
– Je ne sais ni de quoi il s’agit ni ce que c’est ; autrement dit : je
n’en sais rien du tout.
La formule vaut par son allitération en « qu ».
Une forme ancienne a existé au e siècle, attestée dans La Vie de
saint Thomas Becket de Guernes de Pont-Sainte-Maxence (1172-74) :
« N’il ne voleient faire pur Deu ne ço ne quei » (vers 2772 » ou
encore « Mais il reis d’Engleterre ne lur dist ço ne quei » (vers 1237)
où ne ço ne quei peut se traduire par « ni ça, ni quoi ».
On retrouve la formule sous la plume de Corneille : « […] Qu’une
dame arrivant, c’est là le beau du jeu,/Sans dire quoi, ni qu’est-ce,
au mépris de sa flamme […] « (L’Amour à la mode, V,II, 1656).
Scarron et Marivaux l’utilisèrent aussi et, plus près de nous, Proust :
« “Elle n’a dit ni quoi ni qu’est-ce et puis elle est partie”, grommelait
Françoise qui aurait d’ailleurs voulu que nous en fissions autant » (À
l’ombre des jeunes filles en fleurs, p. 225, in À la recherche du temps
perdu, 1918).
ÊTRE DE LA REVUE
Grand-mère tentait parfois sa chance à la Loterie nationale.
N’ayant pas les moyens de s’offrir un billet entier, elle se contentait
d’un dixième qu’elle payait dix francs (après 1960, soit mille anciens
francs). Elle ne gagnait jamais et, une fois le tirage effectué,
s’amusait de sa malchance : « Je suis encore de la revue ! »
On a pensé que l’expression était d’origine militaire, les soldats qui
doivent être passés en revue lors de prises d’armes ou d’autres
cérémonies officielles devant dire adieu à une éventuelle permission.
Claude Duneton (1978) y voit plutôt un jeu de mots sur le verbe
« revoir » et « être de revue », celui qui a échoué à une compétition,
un examen, etc. étant appelé à « se faire revoir » pour tenter sa
chance à nouveau. En ce sens, être de la revue, c’est « devoir
repasser » (devant un jury).
FAIRE TINTIN
Dans l’une de ses facéties (Eulenspiegel et l’aubergiste, 1515), Till
l’Espiègle paie l’odeur du rôti pour laquelle l’aubergiste lui réclame
deux pistoles, en faisant tinter une pièce sous le nez de celui-ci :
« Voyez, le son de mon argent profitera autant à votre coffre que
l’odeur de votre rôti a profité à mon estomac. » Faire tintin, c’est
donc d’abord faire entendre le tintement d’une pièce de monnaie. En
Dauphiné, la locution est attestée dès 1503 avec le sens de « payer
en monnaie sonnante » (pour être valable, une pièce de monnaie
devait bien sonner et son poids devait faire pencher le plateau d’un
trébuchet, d’où l’expression « monnaie sonnante et trébuchante »).
Doit-on aussi penser au tintement des verres et des couverts
entrechoqués dans les cantines militaires quand la nourriture était
trop peu abondante et que les soldats faisaient ainsi comprendre
qu’ils ne voulaient pas que « faire tintin » ? S’agit-il du « tintin » de la
sonnette que tire sans succès celui qui fait du porte-à-porte ?
Toujours est-il que l’expression refait surface en 1935 dans le
langage des troupiers avec le sens de « se priver, faire ceinture ».
Esnault (1965) mentionne la variante Faire tintin-ballon.
LA BARBE !
Comprenons : « Arrête, tu m’ennuies ! » Par cette interjection,
grand-mère nous faisait comprendre que nous dépassions les
bornes par notre bavardage, notre chahut, nos pleurnicheries, nos
jérémiades et j’avais quelque peine à faire le lien entre des poils de
menton et ce renvoi sur les roses.
On trouve, en 1866, l’expression faire la barbe*, « ennuyer ». S’agit-
il d’une allusion aux propos souvent ennuyeux qui se tiennent chez
le barbier, à la longueur de l’intervention (faire la barbe prend un
certain temps pendant lequel on s’ennuie) ? La même notion d’ennui
s’exprime dans notre contraction, La barbe !, ainsi que dans le sens
figuré du verbe barber (1882), signification déjà présente en 1851
dans le synonyme raser.
Il est donc logique que l’on crie La barbe ! aux raseurs … de tous
poils et que l’on associe le geste à la parole en se grattant la joue ou
le menton.
* Faire la barbe est noté dans le Dictionnaire royal françois-anglois (1769) avec le
sens de « faire un affront », à rapprocher de l’ancien français se rebarber, « faire
face, tenir tête », c’est-à-dire, littéralement, « être barbe contre barbe » qui a
donné rébarbatif.
C’EST UN BRISE-FER
J’avais droit à ce qualificatif à chaque fois que, par sottise ou
maladresse, je cassais ou abîmais quelque objet pourtant considéré
comme assez solide. Grand-mère me traitait plutôt de brise-tout.
Le nom commun brise-fer s’intègre à notre vocabulaire en 1862
mais plusieurs personnages, réels ou fictifs, l’avaient déjà endossé
comme surnom :
– un évêque du Puy-en-Velay ainsi nommé à cause de son
caractère emporté ( e siècle) ;
– un valet dans L’Après-soupé des auberges, comédie de Raymond
Poisson (1665) ;
– un faux brave dans L’Île des foux [sic], comédie en deux actes de
Louis Anseaume, (1761) qui se présente en chantant : « Je suis la
terreur du monde/Rien ne résiste à mon bras,/Et ma valeur
furibonde/Porte en tous lieux à la ronde/Le ravage et le fracas » ;
– un roi dans Berlingue, parodie en cinq actes de Jean-Étienne
Despréaux (1777) ;
– un sergent dans La Veuve de Cancale, parodie en trois actes de
Pierre Germain Parisau (1780) ;
– un écuyer ami du duc de Savoie dans Le Page du duc de Savoie
d’Alexandre Dumas (1855) ;
– un héros des contes populaires de Haute-Bretagne, Brise-Fer
(1869), etc.
C’est dire si Benoît Brisefer, héros de bandes dessinées sorti en
1960 de l’imagination du dessinateur Peyo, eut de nombreux
prédécesseurs.
QUELLE GABEGIE !
Vers l’âge de douze ans, je me suis senti une âme de pâtissier : à
moi la farine (une livre au moins), les œufs (pas plus d’une demi-
douzaine), le beurre (300 g devaient suffire), le sucre (à volonté), la
levure (quelques paquets) et, vogue la galère (c’en était une !), sans
recette ni conseils, j’enfournais des pâtes improbables prenant à la
chaleur des couleurs et des formes bizarres. La cuisine était
évidemment transformée en un étrange no man’s land, mi-
capharnaüm, mi-champ de bataille, qui faisait se lamenter ma mère
à son retour du travail : « Quelle gabegie ! »
e
Au siècle, une gabegie était une « fraude », une
« supercherie » (Littré), signification encore en usage régionalement.
Le mot, qui ne signifiait que « fraude, tromperie, supercherie » au
e
siècle (signification encore régionalement en usage), n’a
aujourd’hui que le sens de « désordre, chaos, abomination,
gaspillage, résultant d’une mauvaise gestion » : tel était bien le cas.
Gabegie serait issu d’un ancien verbe, gaber, « railler », toujours en
usage dans certains dialectes régionaux (voir supra, Au lit,
Gaborit !) : la moquerie, j’y avais effectivement droit quand on jetait
un œil ou une dent sur mes œuvres culinaires.
On trouve aussi le dialectal gabiller, « gaspiller », en Haute-
Normandie.
Le désordre, le gaspillage et la confusion évoqués par le mot
gabegie concernèrent d’abord l’administration et il semble bien que le
journaliste normand révolutionnaire Jacques-René Hébert ait été le
premier à employer gabegie en 1790 dans son célèbre Père Duchesne
pour dénoncer le projet de convention girondine.
UN BOISSEAU DE PUCES
Ancienne mesure de capacité d’une douzaine de litres, le boisseau
se présentait sous la forme d’un récipient cylindrique. On l’utilisait
notamment pour mesurer les graines de céréales. Est-ce parce que
l’insecte parasite ressemble à une toute petite graine que notre
lexique l’a aussi mis en boisseau ? On imagine en tout cas les
centaines de milliers, de millions de puces que cela représente et les
bonds innombrables qu’elles doivent y faire. L’image traduit donc
plusieurs idées :
– l’activité, le dynamisme : « Éveillé comme un boisseau de
puces » ;
– l’excitation extrême : « Excité comme un boisseau de puces » ;
– la nuisance, le harcèlement, la peste dont on ne peut se défaire :
« […] nous tirons des plans pour nous rendre plus canulants qu’un
boisseau de puces, de façon à le dégoûter de son métier
d’exploiteur et l’amener à nous donner sa démission » (Émile
Pouget, L’Almanach du Père Pénard, 1897). C’est en ce sens, quand
nous ne cessions de la tarabuster, que grand-mère s’écriait : « Quels
boisseaux de puces ! »
CHANTER RAMONA
e
Dans l’argot du siècle, un ramona était un petit ramoneur. Dans
son Dictionnaire de la langue verte (1866), Delvau nous en donne
cette définition : « Petit Savoyard qui, aux premiers jours d’automne,
s’en vient crier par les rues des villes, barbouillé de suie, raclette à la
ceinture et sac au dos. » Par l’intermédiaire du sens figuré de
ramoner, « marmonner » puis « réprimander », chanter Ramona est
devenu un synonyme populaire d’« enguirlander », de « remonter les
bretelles », de « passer un savon ».
Il semble cependant que chanter Ramona à une femme ait
précédemment revêtu une signification argotique plus scabreuse :
par allusion à la chanson d’amour de Saint-Granier (1927)*, il fut
d’abord question de « faire la cour à une dame » puis, par une
comparaison peu délicate entre le ramonage et l’acte sexuel, chanter
Ramona prit le sens de « faire l’amour ». En 1640, dans ses Curiosités
françaises, Antoine Oudin mentionne comme vulgaire, ramonner (sic)
la cheminée d’une femme, « coucher avec elle ».
* « Ramona, j’ai fait un rêve merveilleux
Ramona, nous étions partis tous les deux
Nous allions lentement
Loin de tous les regards jaloux
Et jamais deux amants
N’avaient connu de soir plus doux […] »
SENTIR LE ROUSSI
Sentir le roussi est synonyme de « filer un mauvais coton » (voir
supra) : cette odeur est typique d’une situation qui risque de tourner
mal, d’affaires qui deviennent suspectes, d’un personnage en
disgrâce. Le roussi en question est la couleur (rousse) que prend ce
qui commence à brûler : il est alors grand temps d’éteindre le feu
avant qu’il ne devienne dévorant.
e
L’expression est apparue au siècle pour évoquer une pratique
médiévale : sentir le roussi fait d’abord référence aux hérétiques
condamnés au bûcher. De ces mécréants, victimes potentielles des
foudres de l’Inquisition, on disait aussi qu’ils « sentaient le fagot »,
comme chez Diderot, quand Jacques craint pour son maître : « Mon
maître, paix, paix : ce que vous dites là sent le fagot en diable »
(Jacques le fataliste et son maître, 1778-80). Avant le grand
embrasement, on demandait aux hérétiques de faire « acte de foi »
de façon à ce qu’ils soient rachetés dans l’autre monde, d’où notre
mot « autodafé » qui reprend littéralement le portugais auto da fe.
La paternité de l’expression figurée sentir le roussi semble pouvoir
être attribuée au chansonnier Pierre-Jean de Béranger : il l’emploie
en 1819 dans sa chanson Les Missionnaires :
« L’Intolérance, front levé,
Reprendra son allure ;
Les protestants n’ont point trouvé
D’onguent pour la brûlure.
Les philosophes aussi
Déjà sentent le roussi. »
PETIT SAGOUIN !
Au sens… propre, un sagouin est une espèce de petit singe
d’Amérique (Saguinus) également appelé « tamarin », espèce qui
compte les ouistitis dans ses rangs. Sagouin est à l’origine un mot
tupi, saguim, qui, appliqué à une personne, désigne quelqu’un de
sale et de peu fréquentable, comparable aux yahoos, ces androïdes
répugnants que Gulliver rencontre au pays des Houyhnhnms.
C’est sans doute l’idée que grand-mère avait en tête quand elle me
traitait de petit sagouin : par maladresse ou négligence, je venais
alors de barbouiller de boue vêtements, mains et visage à force de
pigouiller et de gassouiller (en Saintonge, on pigouille et gassouille
quand on patauge ou met les mains dans une flaque d’eau
bourbeuse).
François Mauriac utilisa le mot comme titre d’un roman paru en
1951 où il nous raconte la vie peu reluisante du petit Guillou, garçon
de douze ans, malpropre, arriéré, et méprisé de tous, y compris de
sa mère.
Esnault (1965) nous apprend que sagouin désigna aussi en argot
un « étudiant en droit ou lettres » (1929).
FAIRE LE ZÈBRE
Faire le clown, le pitre, le zouave (voir ci-dessous), le malin,
l’intéressant, autant d’expressions synonymes pour qualifier le
comportement de celui qui veut surprendre ou se faire remarquer en
faisant rire la galerie. L’animal est aussi associé à une idée de
bizarrerie que l’on retrouve dans l’expression un drôle de zèbre. Les
rayures de l’équidé justifient-elles cette drôlerie, dans la double
acception du terme ? L’expression semble relativement récente. On
pourrait la rattacher à cette anecdote rapportée par Buffon : Milord
Clive ayant rapporté d’Inde une femelle zèbre aurait voulu la faire
saillir par un âne. La « zébresse » refusant de se laisser approcher,
« Clive eut l’idée de faire peindre cet âne comme un zèbre : la
femelle, dit-il, en fut la dupe, l’accouplement se fit, et il en est né un
poulain parfaitement semblable à sa mère […] » (Histoire naturelle,
volume 7, 1753-1767).
Selon Esnault (1965), zèbre fut aussi le surnom donné à un élève
de l’École des ingénieurs mécaniciens de la marine (1909) puis, par
extension, à un élève de l’École des élèves officiers de marine
(1913).
FAIRE LE ZOUAVE
En arabe, le mot Zwawa désigne une tribu kabyle. C’est une
déformation d’un mot berbère, Agawa, désignant une ancienne
confédération composée de huit tribus. Lors de la colonisation de
l’Algérie en 1830, un corps de fantassins est recruté parmi les
Kabyles. Les soldats, d’abord kabyles, reçoivent le nom de zwaves,
rapidement transformé en zouaves. Les fantassins d’Algérie
continueront d’être appelés zouaves, même quand des Arabes ou des
Français de métropole feront partie de ce corps.
Les zouaves se feront remarquer pour leur discipline et leur
bravoure, notamment pendant la guerre de Crimée (1854-1855). Le
e
mot zouave s’appliquera donc, au siècle et dans un contexte
populaire, à un homme courageux. De là naîtra, en 1888,
l’expression faire le zouave qui sera prise à contre-pied avec le sens
de « faire le fanfaron » puis, « se faire remarquer en faisant le
pitre ».
Précisons que l’armée vaticane a également recruté un corps de
zouaves pontificaux, membre de la garde du pape, dissous en 1871.
Santé
BATTRE LA BRELOQUE
D’un beaucoup plus vieux qu’elle, atteint d’un gâtisme se
manifestant par des propos incohérents, des pertes de mémoire,
d’orientation, etc., grand-mère disait : « Le pauvre vieux, il
commence à battre la breloque*. » On ne connaissait pas encore le
mot d’Alzheimer (attesté en français seulement à partir de 1988).
Attention, celui qui bat la breloque ne « sucre pas [nécessairement]
les fraises » puisque cette deuxième expression fait plutôt allusion
au tremblement parkinsonien qui peut affecter les personnes âgées.
Qu’est-ce donc qu’une breloque ? La chose n’est pas très claire.
Littré parle d’un bijou de peu de valeur que l’on attache à une chaîne
de montre. Ces breloques (breluques, dans le Dictionnaire italien et
françois d’Antoine Oudin, 1640) brinqueballent et les mouvements
irréguliers et saccadés qui les agitent peuvent être comparés à la
batterie de tambour du même nom (également baptisée berloque) qui
était jouée pour appeler les soldats au repas, à une distribution de
vivres ou à rompre les rangs (donc à une certaine débandade). Le
désordre, la saccade, l’irrégularité, caractérisent ce qui fonctionne
mal : battent donc la breloque les appareils sur le point de rendre
l’âme et les cerveaux dérangés.
Delvau (1866) nous apprend par ailleurs que breloque est un mot
d’argot pour « pendule » et que battre la breloque, c’est « déraisonner
comme un pendule détraquée ».
* L’expression était en concurrence avec « perdre la boule ».
AVOIR LE VIROUNÂ
« Tu me fais tourner la tête
Mon manège à moi, c’est toi. »
S’il avait été chansonnier charentais, Jean Constantin, parolier
d’Édith Piaf, aurait exprimé la même idée en écrivant : « Tu me
donnes le virounâ. » Grand-mère nous accusait de lui donner le
virounâ quand, par exemple, débordants d’énergie, nous nous
poursuivions en courant autour de la table de salle à manger.
Variante : « tu me donnes le tournis », le « tournis » étant d’abord
une encéphalite du mouton dont le principal symptôme est le
tournoiement de la bête.
Virouner, c’est, dans l’Ouest, le Nord-Ouest, le Centre, « tourner en
rond ». Si le Saintongeais prend une route en lacets, à pied, à
cheval ou en voiture, il ne manquera pas de lancer : « O viroune
dans ces parajhes ! »
Avec cette signification, vironner existait en ancien français, comme
l’atteste cet extrait de Bernard Palissy (qui a longtemps résidé à
Saintes) : « Spirale est une ligne faite par voûte en vironnant en
forme d’une coquille d’une limace » (Discours admirables, 1580).
Issu du verbe virer, virouner est un proche parent étymologique du
mot « environ ».
Tempus
IL Y A BELLE LURETTE !
« Il y a belle lurette qu’ils ne se parlent plus ! » disait grand-mère
d’un couple de voisins, fâchés depuis des lunes.
Cette belle lurette-là est bien antérieure à celle dont Marcel Gottlieb
fit la fiancée de Gai-Luron, son personnage de bande dessinée. On
trouve déjà une Belle Lurette, personnage d’une opérette éponyme
de Jacques Offenbach représentée en 1880 au théâtre de la
Renaissance, peu de temps après la mort du compositeur.
Dans il y a belle lurette, belle lurette est une déformation de « belle
hurette », altération régionale de « belle heurette », comprenons
« belle petite heure ». L’expression est donc un euphémisme
puisqu’elle signifie « fort longtemps ». Elle apparaît en 1841 dans Un
monsieur et une dame, comédie-vaudeville de Xavier, Duvert et
Lauzanne : « Et prêt à partir avec mon nourrisson qui l’a retenu il y a
belle lurette ! » (Scène X.)
On trouve, dans le département de l’Yonne, la forme contractée
bellurette.
TOMBER EN QUENOUILLE
Un proverbe hébreu nous dit que « toute l’habileté d’une femme
est dans sa quenouille », à rapprocher de cet autre adage :
« Femme sage/Reste à son ménage. » À moi, le M.L.F. ! La
quenouille, instrument qui servait autrefois à filer la laine, le chanvre
ou le lin, a longtemps symbolisé l’activité féminine. Aussi disait-on
d’un domaine ou d’un royaume (loi salique) qu’il tombait en quenouille
quand une femme en était l’héritière :
« Le gouvernement des François a-t-il toujours été monarchique ?
— Ouy.
— Les femmes ont-elles part à ce gouvernement ?
— Non, car le royaume de France ne peut pas tomber en
quenouille. » (Claude Le Ragois, Instruction sur l’histoire de France et
romaine, par demandes et réponses, 1687.)
La misogynie contestant aux femmes toute aptitude à gérer
quelque propriété que ce soit, tomber en quenouille a pris le sens
négatif de « dépérir, être laissé à l’abandon », l’incurie féminine
faisant péricliter le bien plus rapidement que ne le ferait le temps. À
moi, les Chiennes de garde !
DANS LE TEMPS
L’expression est un peu vieillotte. On la remplace aujourd’hui par
« autrefois », « jadis » (formé sur le latin jam, « déjà » et diei,
« jours ») ou par « naguère » (abusivement, puisqu’il s’agit d’une
contraction de « il n’y a guère »). La formule est elliptique : dans le
temps passé. Mais, contrairement à ses équivalents actuels, dans le
temps est entouré d’un halo de nostalgie : dans le temps, c’était
forcément « le bon temps » car, même si l’on fait référence à des
événements neutres, voire malheureux, ils appartiennent à cette
époque révolue où nous étions évidemment plus jeunes. Le temps de
l’expression est celui qui a fui :
« Le temps s’en va, le temps s’en va, ma Dame,
Las ! le temps non, mais nous nous en-allons […] » (Ronsard,
poésie retranchée des Amours de Marie, 1555).
Variante : dans les temps (à ne pas confondre avec la locution
moderne signifiant « à l’heure, dans les délais ») : « Je veillerai sur
sa femme. Je n’ai pas eu de chance avec la mienne, dans les
temps; mais je vous réponds que celle-ci marchera droit » (Alphonse
Daudet, La Petite paroisse, 1895).
Toilette
BOUTONNÉ À LA DRANEM
Charles Armand Ménard (1869-1935) était un chanteur et
fantaisiste français qui fit les belles heures du café-concert
L’Eldorado, de 1900 à 1919. Il créa son pseudonyme en inversant
son propre nom : Dranem. Parmi ses succès, citons Les P’tits pois, Le
Trou de mon quai, V’la l’ rétameur !. De 1920 à 1934, il participa à de
nombreuses opérettes ainsi qu’à quelques films. Il compta Maurice
Chevalier, Raymond Queneau et André Breton parmi ses
admirateurs.
Son (énorme) succès coïncida avec l’adoption, en 1896, d’un
nouveau costume de scène : veste étriquée, pantalon rayé trop large
et trop court, des chaussures de clown, un ridicule petit chapeau
melon et, surtout, un petit gilet dont boutons et boutonnières étaient
décalés. L’artiste étant particulièrement célèbre à la maison, on
disait Boutonner à la Dranem plutôt que « boutonner dimanche avec
lundi ».
FAIRE SA PLUME
« Tu as fait ta plume ! » constatait grand-mère quand je sortais du
cabinet de toilette (la famille n’avait les moyens de s’offrir ni salle
d’eau ni salle de bains), débarbouillé et impeccablement peigné.
Faire sa plume pour faire sa toilette est, à l’évidence, une allusion à
l’oiseau qui lisse ses plumes avec son bec pour les nettoyer, les
remettre en place et les huiler. La comparaison avec l’usage du gant
de toilette, du peigne et d’une éventuelle brillantine est donc tout à
fait judicieuse ; faire sa plume ou « lisser ses plumes », peut être, plus
que de propreté, un souci de coquetterie: « La princesse n’était
qu’un oiseau, sans cesse occupé de lisser ses plumes […] »
(Alphonse Daudet, Les Rois en exil, III, 1879).
ET TOUT LE SAINT-FRUSQUIN
Les linguistes ont glosé sur l’origine du mot frusquin. Il semble
employé pour la première fois en 1628-29 avec le sens d’ « habit
misérable » dans Le Jargon, ou langage de l’Argot réformé, comme il est
à présent en usage parmi les bons pauvres d’Olivier Chéreau :
« Polissons sont ceux qui ont des frusquins qui ne valent que
froutiere ; en Hyver, quand le gris boüesse, c’est lors que leur estat
est le plus chenastre. » Le mot frusquin est repris en 1710 par
Antoine Baudron de Senecé dans son conte La Confiance perdue
avec le sens plus large d’« effets », de « petites choses que l’on
possède » : « Puis dans deux petits sacs mettant tout son frusquin. »
L’adjonction de « saint » est peu postérieure : c’est une manière,
sinon de canonisation, du moins de personnification comique,
comme dans saint Foulcamp (voir supra).
Le mot frusques, de toute évidence issu de frusquin et saint-frusquin,
e
apparaît à la toute fin du siècle avec l’acception d’ « habits de
peu de valeur, que l’on traite sans grand soin ».
Et tout le saint-frusquin a finalement pris le sens de « et tout le
reste » (cf. supra, et tout le toutim).
UNE PAILLE !
La paille symbolise tout le contraire de l’importance : un « homme
de paille » est un homme de rien qui n’agit souvent que comme
prête-nom, la paille que vous voyez dans l’œil du prochain est
insignifiante par rapport à la poutre que vous ne voyez pas dans le
vôtre, quant au « fétu de paille », il représente le comble de
l’inconsistance ou de la légèreté. L’exclamation Une paille ! est donc
un euphémisme qui, ironiquement, signifie « c’est quelque chose ! »,
synonyme de la litote : « Ce n’est pas rien ! »
Mes grands-parents maternels s’étaient rencontrés en 1899 mais
grand-père s’étant engagé dans la marine, grand-mère avait dû
l’attendre huit ans avant qu’il ne l’épouse. « Une paille ! »
commentait-elle, non sans une légitime fierté.
ET LE POUCE !
Revenons aux cadeaux de grand-mère (voir supra, Ça peut !).
Respectant les bonnes manières, elle ne nous en donnait donc
jamais le prix. On essayait parfois, en vain, de lui faire cracher le
morceau :
— Tu as dû payer ça une fortune. Au moins dix mille francs
(anciens, bien sûr !).
— Et le pouce ! s’exclamait-elle, et, au ton qu’elle employait, nous
comprenions bien que ce pouce-là représentait beaucoup plus qu’un
petit supplément.
Pouce fait référence à l’ancienne mesure de longueur valant 2,54
cm, soit la longueur moyenne du premier doigt de notre main. Et le
pouce ! équivaut aux locutions familières désignant généralement les
décimales que l’on considère comme négligeables, « et quelques »,
« et des broutilles », « et des brouettes », « et des bananes », etc.
DU COUSU MAIN
Ayant été couturière, grand-mère savait apprécier à sa juste valeur
tout ce qui était fabriqué avec grand soin et minutie. Le compliment
lui venait tout naturellement à la bouche : « C’est du cousu main ! »
L’expression cousu main fut d’abord une variante de « cousu à la
main », l’ouvrage ainsi confectionné étant digne de la haute couture
quand celui qui est fait à la machine ne peut convenir qu’au prêt-à-
porter ordinaire. Cousu main s’est ensuite dit de tout ce qui est bien
fait, authentique, de valeur, haut de gamme, ce que confirme Elsa
Triolet : « C’est travaillé par le menu... Du cousu main ! On s’extasie
devant les machines cybernétiques et quand on veut parler de
perfection, on dit, du cousu main !... » (L’Âme, Gallimard, 1962). La
locution s’est ensuite appliquée à ce qui ne peut que réussir à coup
sûr, comme cet éloge de Line Renaud paru en 1982 dans L’Express
à propos de son interprétation de Folle Amanda, pièce de Barillet et
Grédy : « Mais, avec Line Renaud, c’est du cousu main. Elle a du
métier, un abattage qui n’est pas celui de la Maillan mais n’est pas
moins efficace, elle attire la sympathie du vrai public […]. »
SE DÉCARCASSER
Le mot a connu une nouvelle vie dans les années 1980 grâce à
une célèbre réclame pour une marque d’épices. Grand-mère n’a pas
connu ces spots publicitaires ni le chef, aussi provençal que
moustachu, qui l’incarnait mais se décarcasser faisait partie de son
vocabulaire comme de sa philosophie : elle se décarcassait bel et
bien pour que sa nombreuse progéniture soit heureuse.
Littéralement, se décarcasser, c’est s’extraire de sa carcasse, donc se
démener comme un beau diable, ne pas épargner sa peine pour
arriver au résultat escompté. Le verbe pronominal n’est attesté qu’en
1821 dans le Petit dictionnaire du peuple à l’usage des quatre cinquièmes
de la France de Desgranges qui le signale toutefois comme un
barbarisme : « Se décarcasser. Se donner beaucoup de mouvement,
barbarisme ; ne dites pas : qu’est-ce qu’il a à se décarcasser, mieux
vaut à se tourmenter, à se démener. » Décarcasser n’est pas le contraire
de carcasser, verbe populaire, aujourd’hui hors d’usage, qui signifiait
« avoir un ou plusieurs accès de toux, si violent(s) qu’il(s) vous
secoue(nt) toute la carcasse ».
À LA GODILLE
Quand un vêtement mal coupé ou mal assemblé fait des plis, on dit
qu’il « gode » ou qu’il « godaille ». La godille (on a aussi dit goudille)
peut être de même origine : en effet, cet aviron fait avancer le canot
à l’arrière duquel il est placé, grâce au mouvement hélicoïdal (donc
non rectiligne) que lui imprime le godilleur. Si ce dernier n’est pas
très expert (la technique de la godille est délicate), le bateau n’ira
pas droit, d’où le premier sens de l’expression à la godille : « en
zigzag », notamment, selon Esnault (1965), chez les cyclistes qui
roulent ainsi sous l’effet de la fatigue (1922), puis, plus
généralement, « de travers, en louvoyant » (comme dans un œil à la
godille pour un œil atteint de strabisme). L’expression s’est ensuite
élargie à tout ce qui est boiteux, fait n’importe comment, sans
recherche, sans soin, mal fichu, à la gomme, etc. D’une broderie mal
exécutée, grand-mère disait qu’elle était faite à la godille.
La godille désigne aussi une technique de ski enchaînant une série
de virages et demi-virages.
FAIRE RELÂCHE
On dit aussi jouer ou afficher relâche.
Les artistes et acteurs ont aussi droit à du repos, à de la détente,
car nul ne peut travailler sans relâche. Relâcher est issu du latin
relaxare qui veut dire aussi « desserrer ». Les jours où il n’y a pas de
représentation sont donc jours de relâche. Il arrive aussi, hélas, que
les théâtres fassent relâche, contraints et forcés par des raisons
économiques : « Les théâtres sont ruinés ; que voulez-vous que j’y
fasse ? Est-ce à moi, est-ce à vous qu’il sera donné de prouver à
nos maîtres d’hier que ce serait une honte, et pis qu’une honte, un
malheur, que de voir à chaque coin de rue une affiche avec ces mots
en gros caractères pour tout potage : Relâche ! Relâche ! Relâche !
Relâche à Meyerbeer, à Corneille ! Relâche à Molière et à M.
Scribe ! Relâche à Carlotta et à madame Viardot ! » (Jules Janin,
Quinze jours de congé in Revue de Paris, 1849).
Jouer, faire ou afficher relâche, c’est donc ne pas jouer du tout, et,
par extension, ne rien faire : « J’estime avoir suffisamment travaillé
pour aujourd’hui. Maintenant, je joue relâche jusqu’à demain ! »
DE RIP ET DE RAP
« Je n’ai pas le temps de faire tout mon ménage d’une seule traite :
je le ferai de rip et de rap. » Grand-mère voulait ainsi dire « de
manière décousue, un peu çà, un peu là, à chaque fois que j’aurais
un petit moment devant moi ». De rip et de rap se dit en Saintonge.
On y entend aussi À la ripe-rape pour « pêle-mêle ». D’où vient cette
curieuse onomatopée ? Du bruit que feraient deux outils
successivement utilisés : une ripe (avec laquelle le sculpteur taille sa
pierre) puis une râpe (avec laquelle il dégrossit la pierre avant de la
polir) ? De l’anglais to rip, « arracher, déchirer » et to rap, « cogner,
frapper, donner un coup sec » (ce dernier verbe a d’ailleurs donné le
rap – inconnu de grand-mère –, ce style de « chansons » aux
paroles récitées en saccades sur un rythme appuyé) ? La chose
serait possible puisque la Saintonge fut longtemps sous domination
anglaise.
Dans son Dictionnaire canadien-français (1894), le linguiste
québécois Sylva Clapin mentionne « gagner sa vie de rip et de
rap ». La locution est reprise dans Le Parler populaire des canadiens
français (1909) de Narcisse-Eutrope Dionne avec cette définition :
« De peine et de misère. Ex. Gagner son pain de rip et de rap. »
UN TRAVAIL DE ROMAIN
« J’ai trouvé une Rome de briques, et laissé une Rome de marbre. »
L’empereur Auguste (63 av. J.-C.-14 ap. J.-C.), petit-neveu et fils
adoptif de Jules César, aurait prononcé ces mots à propos des
grands travaux qu’il fit réaliser à Rome : rénovation de plusieurs
temples, construction du forum qui porte son nom, d’arcs de
triomphe et d’aqueducs, reconstruction de la basilique Julia,
stabilisation des rives du Tibre, etc. Ces travaux colossaux furent la
fierté du « siècle d’Auguste ».
Avant lui, la République puis l’Empire avaient déjà entrepris
l’urbanisation de la Ville éternelle et de nombreuses autres cités.
Enfin, parmi les réalisations importantes du monde romain, il faut
mentionner la construction des nombreuses et immenses voies
romaines reliant Rome aux grandes villes de l’Italie puis de l’Empire.
Des chantiers aussi colossaux ont fait dire à l’historien Antoine-
Frédéric Ozanam, parlant de Rome : « Voilà pourquoi son peuple, le
plus guerrier du monde, fut aussi un peuple constructeur et
laborieux. Voilà pourquoi le travail était honoré comme un combat, et
la culture comme une conquête » (Études germaniques, 1847-1849,
chapitre VI).
Par comparaison avec ces gigantesques travaux, Un travail de
Romain qualifie une tâche longue et difficile, une œuvre considérable
nécessitant d’importants efforts.
À LA SIX-QUATRE-DEUX
« Aussitôt que je serai seul avec lui, monte dans ta chambre, fais
ton paquet à la six-quatre-deux, et décampe ! » (Maurice Leblanc, Le
Bouchon de cristal, ch. VI, 1912).
Pour Delvau (1866), à la six-quatre-deux fait partie de l’argot des
bourgeois et signifie « sans soin, sans grâce, à la hâte » ; « par-
dessus la jambe », « n’importe comment », « de manière bâclée »,
ont le même sens.
L’origine d’à la six-quatre-deux est énigmatique. Certains supposent
un emprunt à quelque jeu de hasard, d’autres au vocabulaire
musical, une mesure à six-quatre étant une mesure rapide à deux
temps dont l’unité de temps est la blanche pointée. Une autre
explication, ingénieuse, se réfère à une façon particulièrement
expéditive de dessiner le profil d’un visage : tracez verticalement, de
haut en bas et sans lever le crayon, un six, un quatre et un deux.
Aurait-on dit de silhouettes ainsi croquées à la va-vite qu’elles
étaient faites à la six-quatre-deux ? En tout cas, synonyme de à la six-
quatre-deux, l’expression à la Silhouette qualifiant tout ce qui était
rapidement torché est dérivée, comme le mot silhouette lui-même, du
patronyme d’Étienne de Silhouette (1709-1767), ce personnage
n’ayant fait qu’un passage éclair au ministère des Finances
FAIRE LA SOUILLON
Quand grand-mère s’échinait à faire le ménage, la vaisselle, la
lessive (point d’aspirateur, de lave-vaisselle ou de lave-linge en ce
temps-là !), elle prétendait parfois qu’elle en avait marre de faire la
souillon. Elle donnait au mot souillon une signification devenue
e
obsolète, apparue au début du siècle et encore attestée chez
Littré : « Souillon de cuisine, ou, simplement, souillon, servante
employée à la vaisselle et à d’autres bas offices où l’on se salit
beaucoup. »
Souillon n’a plus guère que le sens de « personne malpropre »,
e
sens également en usage au siècle : « Vous l’eussiez pris pour
un souillon/Qui n’est couvert que d’un haillon » (Scarron, Le Virgile
travesti, Livre II, 1668).
Notons que souillon a aussi été synonyme argotique de
« prostituée de bas étage » (1867).
Tromperie
UN ATTRAPE-NIGAUD
« La religion était à ses yeux un conte de bonne femme, prolongé
pendant des siècles, et la théologie, un attrape-nigauds. » Le
monarchiste Léon Daudet s’exprime ainsi à propos d’Émile Zola
dans Quand vivait mon père (1940). Zola pensait donc que la
théologie était un leurre, propre à duper les benêts, ce qui ne
manque pas de sel quand on sait l’origine biblique de nigaud.
Alors qu’il est à Jérusalem, Jésus est questionné par un pharisien,
chef des juifs, nommé Nicodème : « Jésus lui répondit : En vérité, en
vérité, je te le dis, si un homme ne naît de nouveau, il ne peut voir le
royaume de Dieu.
Nicodème lui dit : Comment un homme peut-il naître quand il est
vieux ? Peut-il rentrer dans le sein de sa mère et naître ? » (Jean, III,
2-4).
Nicodème devient disciple de Jésus. Après la crucifixion, c’est lui
qui aide Joseph d’Arimathie à ensevelir le corps du Christ.
Est-ce parce qu’il pose à Jésus des questions plutôt naïves que
Nicodème est assimilé à quelqu’un de borné ? Dans les milieux
populaires, Nicodème aurait été prononcé Nigodème. Ainsi serait-il à
e
l’origine de nigaud, apparu dès le siècle.
Une autre hypothèse fait de nigaud un doublet de niais. Le premier
sens de niais est en effet « pris au nid », l’étymologie latine étant
nidicare, « nicher ».
RESTER EN CARAFE
Pour grand-mère, rester en carafe, c’était rester en plan, attendre en
vain, notamment quand quelqu’un lui avait « posé un lapin ». En ce
sens, l’expression peut être rapprochée de tomber en carafe, « tomber
en panne », qu’Esnault (1965) explique par l’argot italien scarafon,
« insuccès ». Rester en carafe, c’est aussi ne pas trouver ses mots,
rester court, en parlant d’un acteur pris d’un trou de mémoire ou d’un
orateur victime d’un passage à vide, à rattacher à l’argot carafe,
carafon, « bouche », l’idée étant alors celle d’une bouche bée (cf.
l’expression argotique fouetter de la carafe pour « avoir mauvaise
haleine »). Ces significations populaires du mot carafe (d’abord
caraffe) sont dans la droite ligne de son étymologie, l’italien caraffa
qui fut aussi le nom d’une noble famille napolitaine ayant compté au
e
siècle le pape Paul IV (Gian Pietro Carafa) dans ses rangs. Paul
IV, pape sévère et népotique qui régna de 1555 à 1558 et que le
poète Joachim du Bellay traita de « vieille Caraffe » : « Et dessus le
tombeau d’un empereur romain/Une vieille Caraffe élevée pour
enseigne » (Sonnet 103 in Les Regrets, 1558).
À PÂQUES OU À LA TRINITÉ
C’est-à-dire « peut-être jamais ». Pourtant, contrairement à la
Saint-Glinglin (voir infra), Pâques et Trinité sont bien des fêtes du
calendrier chrétien : l’une est célébrée entre le 22 mars et le 25 avril
(fête mobile), l’autre, le dimanche après la Pentecôte qui, elle-même,
a lieu le septième dimanche après Pâques. Alors ?
L’expression trouve sa justification dans une chanson enfantine,
Malbrough s’en va-t-en guerre, apparue à la cour de France vers
1780 :
« Malbrough s’en va-t-en guerre
Ne sait quand reviendra.
Il reviendra-z-à Pâques
Ou à la Trinité.
La Trinité se passe
Malbrough ne revient pas. »
ATTENDRE LA SAINT-GLINGLIN
Le latin signum a donné le français « seing », « signe » et
« signature ». « Seing » se retrouve dans « blanc-seing » qui
désigne un mandat ou tout autre document où n’est apposée qu’une
signature et que le destinataire est libre de remplir comme bon lui
semble. On parle aussi de « seing privé » quand une convention
contractuelle n’est garantie que par la signature d’un tiers et non
celle d’un officier public. « Seing » a aussi désigné la « cloche » des
églises qui, autrefois, rythmait la vie, indiquant les temps de prières
(matines, vêpres, angélus) et annonçant aussi des événements
officiels : mariages, enterrements (glas), dangers et déclarations de
guerre (tocsin, jadis écrit « toque-sein(g) »), etc.
C’est ce « seing »-là, signifiant « signal », qui s’est transformé en
saint dans Saint-Glinglin, le seconde élément, onomatopéique,
imitant le son même de le cloche. Le glin-glin d’antan correspond au
« gling gling » ou au « ding dong » d’aujourd’hui, au Klingel des
germanophones, au clang des anglophones, etc. On obtient du coup
un drôle de saint. Comme il ne figure pas au calendrier, on peut
évidemment attendre éternellement que vienne le jour de sa fête :
cette échéance-là n’échoira jamais !