Resume Somme Theologique 6

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MOELLE DE LA SOMME THEOLOGIQUE
DE SAINT THOMAS D'AQUIN
PRIMA PARS (Ia 1-119)
DOCTRINE SACREE (Ia 1)
Notre intention est dans cet ouvrage d’exposer ce qui concerne la religion chrétienne de
la façon la plus convenable à la formation des débutants. En effet,
• la vérité sur Dieu atteinte par la raison n’eût été le fait que d’un petit nombre,
• elle eût coûté beaucoup de temps,
• et se fût mêlée de beaucoup d’erreurs.

De la connaissance d’une telle vérité, cependant, dépend tout le salut de l’homme,


puisque ce salut est en Dieu. Il était donc nécessaire, si l’on voulait que ce salut fût procuré
aux hommes d’une façon plus ordinaire et plus certaine, que ceux-ci fussent instruits par
une révélation divine. Pour toutes ces raisons, il était nécessaire qu’il y eût, en plus des
disciplines philosophiques, œuvres de la raison, une doctrine sacrée, acquise par révéla-
tion.

Les autres sciences sont appelées les servantes de la théologie. La moindre connaissance
touchant les choses les plus hautes est plus désirable qu’une science très certaine des choses
moindres. Toutefois la doctrine sacrée utilise aussi la raison humaine, non point certes pour
prouver la foi, ce qui serait en abolir le mérite, mais pour mettre en lumière certaines autres
choses que cette doctrine enseigne. Donc, puisque la grâce ne détruit pas la nature, mais la
parfait, c’est un devoir, pour la raison naturelle, de servir la foi, tout comme l’inclination natu-
relle de la volonté obéit à la charité.

Ia Q1 a. 10 : Est-ce que la “lettre” de l’Écriture sainte peut revêtir plusieurs sens ?


S. Grégoire dit : « L’Écriture sainte, par la manière même dont elle s’exprime, dépasse toutes
les sciences ; car, dans un seul et même discours, tout en racontant un fait, elle livre un mys-
tère. »
• La première signification, celle par laquelle les mots signifient certaines choses, corres-
pond au premier sens, qui est le sens historique ou littéral.
• La signification par laquelle les choses signifiées par les mots signifient encore d’autres
choses, c’est ce qu’on appelle le sens spirituel, qui est fondé sur le sens littéral et le
suppose.

A son tour, le sens spirituel se divise en trois sens distincts. En effet, dit l’Apôtre (He 7, 19),
la loi ancienne est une figure de la loi nouvelle, et la loi nouvelle elle-même, ajoute Denys, est
une figure de la gloire à venir ; en outre, dans la loi nouvelle, ce qui a lieu dans le chef est le
signe de ce que nous-mêmes devons faire.
• Donc, lorsque les réalités de la loi ancienne signifient celles de la loi nouvelle, on a le
sens allégorique ;
• quand les choses réalisées dans le Christ, ou dans ce qui signifie le Christ, sont le signe
de ce que nous devons faire, on a le sens moral ;
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• pour autant, enfin que ces mêmes choses signifient ce qui existe dans la gloire éternelle,
on a le sens anagogique.

Il n’y a pas d’obstacle à dire, à la suite de S. Augustin, que selon le sens littéral, même dans
une seule “lettre” de l’Écriture, il y a plusieurs sens. Il n’y aura pas non plus de confusion dans
l’Écriture, car tous les sens sont fondés sur l’unique sens littéral, et l’on ne pourra argumenter
qu’à partir de lui, à l’exclusion des sens allégoriques. Rien cependant ne sera perdu de l’Ecri-
ture sainte, car rien de nécessaire à la foi n’est contenu dans le sens spirituel sans que l’Écri-
ture nous le livre clairement ailleurs, par le sens littéral. Quand, en effet, l’Écriture parle du
bras de Dieu, le sens littéral n’est pas qu’il y ait en Dieu un bras corporel, mais ce qui est signifié
par ce membre, à savoir une puissance active. Cela montre bien que, dans le sens littéral de
l’Écriture, il ne peut jamais y avoir de fausseté.

Dieu est son être même. Mais comme nous ne connaissons pas l’essence de Dieu, cette
proposition n’est pas évidente pour nous ; elle a besoin d’être démontrée par ce qui est mieux
connu de nous, même si cela est, par nature, moins connu, à savoir par les œuvres de Dieu.

L’Apôtre dit (Rm 1, 20) : « Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à l’in-
telligence par le moyen de ses œuvres. » Mais cela ne serait pas si, par ses œuvres, on ne
pouvait démontrer l’existence même de Dieu ; car la première chose à connaître au sujet d’un
être, c’est qu’il existe.

DIEU UN (Ia 2-26)


Ia Q2 a. 3 : Dieu existe-t-il ?
Dieu Lui-même dit (Ex 3, 14) : « Je suis Celui qui suis. » Que Dieu existe, on peut prendre
cinq voies pour le prouver.

• La première et la plus manifeste est celle qui se prend du mouvement. Il est évi-
dent, nos sens nous l’attestent, que dans ce monde certaines choses se meuvent. Or, tout
ce qui se meut est mû par un autre. Mouvoir, c’est faire passer de la puissance à l’acte.
Or il n’est pas possible que le même être, envisagé sous le même rapport, soit à la fois en
acte et en puissance. Il est donc impossible que sous le même rapport et de la même
manière quelque chose soit à la fois mouvant et mû, c’est-à-dire qu’il se meuve lui-même.
Il faut donc que tout ce qui se meut soit mû par un autre. Donc, si la chose qui meut est
mue elle-même, il faut qu’elle aussi soit mue par une autre, et celle-ci par une autre en-
core.

Or, on ne peut ainsi continuer à l’infini. Donc il est nécessaire de parvenir à un mo-
teur premier qui ne soit lui-même mû par aucun autre, et un tel être, tout le monde
comprend que c’est Dieu.

• La seconde voie part de la notion de cause efficiente. Nous constatons, à observer


les choses sensibles, qu’il y a un ordre entre les causes efficientes ; mais ce qui ne se
trouve pas et qui n’est pas possible, c’est qu’une chose soit la cause efficiente d’elle-
même, ce qui la supposerait antérieure à elle-même, chose impossible.
Or, il n’est pas possible non plus qu’on remonte à l’infini dans les causes efficientes. Il
faut donc nécessairement affirmer qu’il existe une cause efficiente première, que
tous appellent Dieu.
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• La troisième voie se prend du possible et du nécessaire (contingence), et la voici.


Parmi les choses, nous en trouvons qui peuvent être et ne pas être. Donc, tous les êtres ne
sont pas seulement possibles, et il y a du nécessaire dans les choses. Or, tout ce qui est
nécessaire, ou bien tire sa nécessité d’ailleurs, ou bien non.

Et il n’est pas possible d’aller à l’infini dans la série des nécessaires ayant une cause de
leur nécessité, pas plus que pour les causes efficientes, comme on vient de le prouver. On
est donc contraint d’affirmer l’existence d’un Être nécessaire par lui-même, qui ne
tire pas d’ailleurs sa nécessité, mais qui est cause de la nécessité que l’on trouve hors
de lui, et que tous appellent Dieu.

• La quatrième voie procède des degrés que l’on trouve dans les choses. On voit en
effet dans les choses du plus ou moins bon, du plus ou moins vrai, du plus ou moins noble,
etc. Il y a donc quelque chose qui est souverainement vrai, souverainement bon, souve-
rainement noble, et par conséquent aussi souverainement être.
Il y a donc un être qui est, pour tous les êtres, cause d’être, de bonté et de toute
perfection. C’est lui que nous appelons Dieu.

• La cinquième voie est tirée du gouvernement des choses. Nous voyons que des êtres
privés de connaissance, comme les corps naturels, agissent en vue d’une fin ; il est donc
clair que ce n’est pas par hasard, mais en vertu d’une intention qu’ils parviennent à leur
fin. Or, ce qui est privé de connaissance ne peut tendre à une fin que dirigé par un être
connaissant et intelligent, comme la flèche par l’archer.

Il y a donc un être intelligent par lequel toutes choses naturelles sont ordonnées à
leur fin, et cet être, c’est lui que nous appelons Dieu.

arg. 1 : Si Dieu existait, il n’y aurait plus de mal. Or l’on trouve du mal dans le monde. Donc
Dieu n’existe pas.
ad 1. A l’objection du mal, S. Augustin répond : « Dieu, souverainement bon, ne permet-
trait aucunement que quelque mal s’introduise dans Ses œuvres, s’Il n’était tellement
puissant et bon que du mal même Il puisse faire du bien. » C’est donc à l’infinie bonté de
Dieu que se rattache sa volonté de permettre des maux pour en tirer des biens. Puisque la nature
ne peut agir en vue d’une fin déterminée que si elle est dirigée par un agent supérieur, on doit
nécessairement faire remonter jusqu’à Dieu, première cause, cela même que la nature réalise.
Et de la même manière, les effets d’une libre décision humaine doivent être rapportés au-delà
de la raison ou de la volonté humaine, à une cause plus élevée.

Dieu est l’être même subsistant par soi : il suit de là nécessairement qu’il y a en Lui
toute la perfection de l’acte d’être. Il suit de là que la perfection d’aucun étant ne fait défaut
à Dieu. La similitude que l’on reconnaît entre Dieu et la créature ne consiste pas en la commu-
nauté d’une forme semblable selon la perfection générique et spécifique, mais selon la propor-
tion, Dieu étant par essence, les autres par participation. On dit pourtant que les choses sont
loin de Dieu en raison d’une dissimilitude de nature ou de grâce, comme Lui-même est au-
dessus de tout par l’excellence de Sa nature.
L’agent n’agit qu’en vue d’une fin rien n’est attiré que par ce qui lui est semblable. Ce qui
est attirant par soi, c’est donc l’être. Le bon est communicatif de soi. Tout agent fait ce qui lui
ressemble en cela même par quoi il est agent.
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Ia Q8 a. 3 : Dieu est-Il partout par l’essence, la puissance et la présence ?


Dieu est d’une manière générale en toutes choses par Sa présence, Sa puissance et Sa
substance ; pourtant, il est dit présent chez certains d’une présence intime et familière par
sa grâce. Il y a deux manières dont on dit que Dieu est dans une chose :
• d’abord comme cause efficiente, et de la sorte il est dans tout ce qu’il a créé ;
• ensuite, comme l’objet d’une opération est en celui qui opère, ce qui est propre aux
opérations de l’âme, où l’objet connu est dans le sujet connaissant, l’objet désiré
dans celui qui le désire.

Dieu est spécialement dans la créature raisonnable, lorsqu’elle Le connaît et L’aime, en acte
ou par habitus. Et parce que la créature raisonnable a cela par grâce, c’est de cette façon que
Dieu est dit être dans les saints par la grâce.

Mais comment il est dans les autres créatures, il faut l’examiner par comparaison avec ce qui
se passe dans les choses humaines.
• Ainsi, on dit d’un roi qu’il est dans tout son royaume, à savoir par sa puissance, bien
qu’il ne soit pas présent partout.
• Mais par sa présence quelqu’un est dit être dans toutes les choses placées sous son
regard, comme, dans une maison, tout ce qui s’y trouve est présent à celui qui l’habite,
bien qu’il ne soit pas substantiellement dans toutes les parties de la maison.
• Enfin, selon la substance ou l’essence, quelqu’un est dans le lieu où sa substance se
trouve.

Or, certains, les manichéens, ont prétendu qu’à la puissance divine sont soumises toutes les
créatures spirituelles et incorporelles, mais que les créatures visibles et corporelles sont sou-
mises au pouvoir du principe contraire. Contre ceux-là il faut dire que Dieu est en toutes choses
par sa puissance.

D’autres, admettant que tout est soumis à la puissance divine, ne consentaient pourtant pas à
étendre la providence de Dieu jusqu’aux humbles réalités corporelles. Ce sont eux qui parlent
ainsi au livre de Job (22, 14 Vg) : « Il circule au pourtour des cieux et ne s’occupe pas de nos
affaires. » Contre ceux-là il était nécessaire de dire que Dieu est en toutes choses par sa pré-
sence.

Enfin d’autres encore, en accordant que tout relève de la Providence, ont prétendu que tout
n’a pas été créé par Dieu immédiatement, mais seulement les premières créatures, lesquelles
ont créé les autres. Contre ces derniers, il faut dire que Dieu est en tout être par son essence.
• Ainsi donc, Dieu est en tout par Sa puissance, parce que tout est soumis à Son pou-
voir.
• Il est en tout par présence, parce que tout est à découvert et comme à nu devant
Ses yeux.
• Il est en tout par essence, parce qu’Il est présent à toutes choses comme cause uni-
verselle de leur être.

Sa substance est présente à tous les êtres comme la cause de leur existence. Les choses sont
en Dieu plutôt que Dieu n’est dans les choses. En dehors de la grâce, nulle perfection surajoutée
à la substance ne fait que Dieu soit en quelqu’un comme objet connu et aimé ; par conséquent
la grâce seule détermine une manière singulière dont Dieu est dans les choses.

L’éternité est la possession toute à la fois et parfaite d’une vie sans terme. Or, le temps n’est
autre chose que « le nombre du mouvement selon l’ordre de l’avant et de l’après ».
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Toute chose, comme elle conserve son être, conserve aussi son unité. Le nombre étant la mul-
titude mesurée par l’un, l’intellect créé peut ainsi être proportionné à Dieu pour le connaître.

Il est impossible qu’un intellect créé, par ses facultés naturelles, voie l’essence de Dieu.
Car la connaissance consiste en ce que le connu est dans le connaissant. Or, le connu est dans
le connaissant selon son mode à lui. Ainsi la connaissance, pour chaque connaissant, est con-
forme au mode d’être qui convient à sa nature. Donc, si le mode d’existence d’une chose con-
naissable surpasse le mode d’être que le connaissant tient de sa nature, il faut que la connais-
sance de cette chose soit au-dessus des facultés naturelles de ce connaissant.

Nulle créature n’est son être, mais a un être participé. Donc l’intellect créé ne peut voir
Dieu dans Son essence que si Dieu, par Sa grâce, s’unit à cet intellect comme intelligible
pour lui.

S. Augustin : « Malheureux, mon Dieu, l’homme qui connaît toutes ces choses (les créatures)
et cependant Vous ignore ! Bienheureux celui qui Vous connaît, ignorât-il tout le reste ! Mais
qui connaît à la fois Vous et toutes choses n’est pas plus heureux à cause de ces choses ; il est
bienheureux à cause de Vous seul. »

La nature divine n’est pas communicable, sinon par mode de participation de ressemblance.
L’immatérialité d’un être est ce qui fait qu’il soit doué de connaissance, et son degré de
connaissance se mesure à son immatérialité. Comme Dieu est au sommet de l’immatéria-
lité, Il est en conséquence au sommet de la connaissance.

Mais le mal n’est pas connaissable par lui-même ; car ce qui caractérise le mal, c’est d’être
privation du bien ; et ainsi il ne peut être défini ni connu, si ce n’est par l’intermédiaire
du bien.
L’intellect spéculatif est la considération de la vérité. Le vrai étant dans l’intelligence selon
que celle-ci se conforme à la chose connue, il est nécessaire que la raison formelle de vrai passe
à la chose par dérivation, de sorte que cette dernière soit dite vraie elle aussi en tant qu’elle est
en rapport avec l’intelligence.

La vérité est l’adéquation entre la chose et l’intelligence : la conformité de l’intellect et


de la chose. Il en résulte que connaître une telle conformité, c’est connaître la vérité. Il en
résulte que, comme le bon est convertible avec l’étant, ainsi le vrai. Toutefois, de même que le
bien ajoute à l’être la raison formelle d’attirance, de même le vrai ajoute à l’être un rapport à
l’intelligence. L’intelligence est toujours droite, si l’on entend par “intelligence” la saisie des
premiers principes. Aussi, de même que toute privation est fondée sur un sujet qui est un étant,
ainsi tout mal est fondé sur quelque bien, et tout faux sur quelque vrai. Tout agent, pour
autant qu’il est en acte et achevé, produit son semblable.

Ia Q19 a. 6 : La volonté divine s’accomplit-elle toujours ?


Le Psaume (115, 3) dit : « Tout ce que Dieu veut, Il le fait. » Il est nécessaire que la volonté
de Dieu soit toujours accomplie. Si un sujet peut bien, par sa défaillance, manquer d’une forme
particulière, toutefois, à l’égard de la forme universelle, rien ne peut être manquant. Quelque
chose, en effet, peut bien se produire qui échappe à l’ordre de quelque cause agente par-
ticulière ; mais non pas à l’ordre d’une cause universelle, sous l’action de laquelle toutes
les causes particulières sont comprises. Parce que, si quelque cause particulière manque son
effet, cela vient de l’empêchement que lui apporte une autre cause particulière, qui rentre dans
l’ordre de la cause universelle. L’effet ne peut donc en aucune manière se soustraire à l’or-
dination posée par la cause universelle.
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Donc, puisque la volonté de Dieu est cause universelle à l’égard de toutes choses, il est im-
possible que la volonté de Dieu n’obtienne pas son effet. C’est pourquoi, ce qui semble s’écar-
ter de la divine volonté dans un certain ordre y retombe dans un autre. Le pécheur, par
exemple, autant qu’il est en lui, s’éloigne de la divine volonté en faisant le mal ; mais il
rentre dans l’ordre de cette volonté par le châtiment que lui inflige la justice.

arg. 1. « Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la
vérité. » Mais cela ne se passe pas ainsi. Donc la volonté de Dieu ne s’accomplit pas toujours.
ad 1. Ce texte se comprend de la volonté antécédente, non de la volonté conséquente. Cette
distinction ne se prend pas du côté de la volonté divine elle-même, dans laquelle il n’y a ni
avant ni après, mais du côté des choses voulues. Aussi pourra-t-on dire d’un juge épris de jus-
tice : de volonté antécédente il veut que tout homme vive ; mais de volonté conséquente il veut
que l’assassin soit pendu. Par conséquent on peut dire que le juge épris de justice veut purement
et simplement que l’assassin soit pendu ; mais sous un certain aspect il voudrait qu’il vive, en
tant qu’il est un homme ; ce qu’on peut appeler une velléité plutôt qu’une volonté absolue. Cela
fait bien voir que tout ce que Dieu veut de façon absolue se réalise, bien que ce qu’il veut de
volonté antécédente ne se réalise pas.
Semblablement, Dieu veut de volonté antécédente que tous les hommes soient sauvés ;
mais de volonté conséquente Il veut que quelques-uns soient damnés, comme Sa justice
l’exige.

Ia Q19 a. 8 : La volonté de Dieu rend-elle forcément nécessaires les choses qu’elle veut ?
Toutes les choses bonnes qui sont faites, Dieu veut qu’elles soient faites. Donc, si Sa volonté
rend nécessaires les choses qu’Il veut, il s’ensuit que toutes les choses adviennent nécessaire-
ment. De la sorte périssent le libre arbitre, la délibération et tout ce qui s’ensuit.

La volonté divine rend nécessaires certaines choses qu’elle veut, mais non pas toutes.
Les choses que Dieu produit par des causes nécessaires sont nécessaires ; celles qu’il produit
par des causes contingentes sont contingentes.
Or nulle défaillance de la cause seconde ne peut empêcher la volonté de Dieu de produire
son effet. S’il y a des choses auxquelles la volonté divine confère la nécessité, et d’autres aux-
quelles elle ne la confère pas, cela provient de l’efficacité de cette volonté. Donc, comme la
volonté divine est parfaitement efficace, il s’ensuit que, non seulement les choses qu’elle veut
sont faites, mais qu’elles se font de la manière qu’Il veut.

Dieu veut que certaines choses se produisent nécessairement, et d’autres, de façon con-
tingente, afin qu’il y ait un ordre dans les choses, pour la perfection de l’univers. C’est
pourquoi Il a préparé pour certains effets des causes nécessaires, qui ne peuvent défaillir, et
d’où proviennent nécessairement les effets ; et pour d’autres effets Il a préparé des causes dé-
fectibles, dont les effets se produisent d’une manière contingente. Ainsi donc, ce n’est pas
parce que leurs causes prochaines sont contingentes que des effets voulus par Dieu arri-
vent de façon contingente, mais c’est parce que Dieu a voulu qu’ils arrivent de façon con-
tingente qu’Il leur a préparé des causes contingentes.

Du fait que rien ne résiste à la volonté de Dieu, il s’ensuit non seulement que se réalise ce
que Dieu veut, mais aussi que cela se réalise de façon contingente ou nécessaire, selon qu’Il l’a
voulu ainsi. Les choses qui sont produites par la volonté de Dieu ont la sorte de nécessité
que Dieu veut pour elles : c’est-à-dire ou une nécessité absolue, ou une nécessité condi-
tionnelle seulement. Ainsi, toutes les choses ne sont pas nécessaires absolument.
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Ia Q19 a. 9 : Y a-t-il en Dieu la volonté des choses mauvaises ?


Ce n’est pas par la volonté de Dieu qu’un homme devient vil. Donc Dieu ne veut pas le mal.
Il est donc impossible qu’une chose mauvaise, en tant que telle, soit attirante : un mal peut
devenir attirant par accident, en tant qu’il résulte d’une chose bonne. Or, le mal qui est lié à un
bien est la privation d’un autre bien. Jamais donc le mal n’attirerait l’appétit, même accidentel-
lement, si le bien auquel est lié le mal n’attirait pas davantage que le bien dont le mal est la
privation.

En conséquence le mal de faute qui prive la créature de son ordination au bien, Dieu ne
le veut en aucune manière. Mais le mal qui est une déficience de la nature, ou le mal de
peine, Dieu le veut en voulant quelque bien auquel est lié un tel mal. Par exemple, en voulant
la justice, Il veut la peine du coupable, et en voulant que soit gardé l’ordre de nature, Il veut que
par un effet de nature certains êtres soient détruits.

Si le mal est ordonné au bien, ce n’est pas par lui-même, c’est par accident. En effet, il n’est
pas dans l’intention du pécheur qu’un bien sorte de son péché, les tyrans ne se proposaient pas
de faire briller la patience des martyrs. Le mal ne concourt à la perfection et à la beauté de
l’univers que par accident. Dieu, en effet, ne veut ni que les choses mauvaises soient faites ni
qu’elles ne soient pas faites, mais Il veut permettre qu’elles soient faites.

Ce qui est tel par soi est toujours antérieur à ce qui ne l’est que par autre chose. Dieu aime
les pécheurs en tant qu’ils sont des natures déterminées et qu’ils sont par Lui. Mais en tant qu’ils
sont pécheurs, ils ne sont pas, ils manquent à l’être, et en eux cela n’est pas de Dieu : c’est
pourquoi, sous ce rapport, ils sont haïs par Dieu.

Dieu aime certains êtres plus que d’autres. Car, puisque l’amour de Dieu est cause de
la bonté des choses, ainsi qu’on vient de le dire, une chose ne serait pas meilleure qu’une
autre, si Dieu ne voulait pas un bien plus grand pour elle que pour une autre. Il administre
toutes choses avec une égale sagesse et une égale bonté.

Si Dieu a pris la nature humaine, ce n’est pas qu’absolument parlant Il aimât l’homme
davantage, c’est parce que le besoin de l’homme était plus grand. C’est ainsi qu’un bon
père de famille dépense davantage pour son serviteur malade que pour son fils bien portant.
La vie active, signifiée par Pierre, aime Dieu plus que ne le fait la vie contemplative, figurée
par Jean, en ceci qu’elle éprouve davantage les contraintes de cette vie et qu’elle aspire plus
ardemment à en être délivrée pour aller à Dieu. Mais Dieu aime davantage la vie contemplative,
puisqu’Il en prolonge la durée au-delà de cette vie corporelle, où s’achève la vie active. Dans
un combat, le chef aime mieux le soldat qui, ayant fui et s’étant ressaisi, presse avec force
l’ennemi, que celui qui n’a jamais fui, mais n’a jamais non plus agi avec force. On doit
reconnaître la vraie justice de Dieu en ce qu’Il attribue à tous les êtres ce qui leur convient selon
la dignité de chacun, conservant la nature de chaque être à sa place et dans sa propre va-
leur. Dieu accomplit la justice, quand Il donne à chacun ce qui lui est dû selon ce que com-
porte sa nature et sa condition.
« Lorsque Vous punissez les méchants, c’est justice, parce que cela convient à leurs mérites ;
mais quand Vous les épargnesz c’est justice, parce que cela s’accorde à Votre bonté ». La misé-
ricorde ne supprime pas la justice, mais est en quelque sorte une plénitude de justice. C’est donc
le plan même selon lequel les choses sont ordonnées à leur fin qu’on nomme en Dieu “provi-
dence”.
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Ia Q22 a. 2 : Toutes choses sont-elles soumises à la providence divine ?


Il est dit de la Sagesse divine (Sg 8, 1, Vg) : « Elle atteint avec force d’une extrémité du
monde à l’autre et dispose tout avec douceur. » Toutes les choses sont soumises à la provi-
dence, non seulement dans l’universalité de leur nature, mais dans leur singularité. Et en
voici la preuve : puisque tout agent agit en vue d’une fin, l’ordination des effets à la fin doit
s’étendre aussi loin que s’étend la causalité du premier agent. Or la causalité de Dieu, qui est
l’agent premier, s’étend à tous les étants, non seulement quant à leurs éléments spécifiques,
mais aussi quant à leurs caractères d’individus, et aussi bien à ceux des choses incorruptibles
qu’à ceux des choses corruptibles.

Il est donc nécessaire que toutes les choses, d’une manière ou d’une autre, soient ordon-
nées par Dieu à une fin, selon l’Apôtre (Rm 13, 1) : « Les choses faites par Dieu sont ordon-
nées. » Donc, comme la providence de Dieu n’est autre chose que le plan de l’ordination
des choses à leur fin, il est nécessaire que toutes choses, pour autant qu’elles participent à
l’être, soient soumises, dans cette mesure même, à la providence divine. Il est nécessaire que
toutes choses soient soumises à l’ordre conçu par lui de même que tous les objets fabriqués sont
soumis à l’ordre conçu par l’artisan.

A l’ordre d’une cause particulière un effet peut échapper ; mais rien à l’ordre de la cause
universelle. Comme toutes les causes particulières sont sous l’emprise de la cause universelle,
il est impossible qu’un effet échappe à l’ordre de celle-ci. Donc, lorsqu’un effet se soustrait à
l’ordre de quelque cause particulière, on le dit casuel ou fortuit par rapport à cette cause parti-
culière ; mais par rapport à la cause universelle, à l’ordre de laquelle il ne peut échapper, on dit
qu’il est prévu, au sens de “projeté”.

Il en va autrement de celui qui a la charge d’un bien particulier, et de celui qui pourvoit à un
tout universel. Le premier exclut autant qu’il le peut tout défaut de ce qui est soumis à sa vigi-
lance ; tandis que le second permet qu’il arrive quelque défaillance dans une partie, pour ne pas
empêcher le bien du tout.
C’est pourquoi les destructions et les défaillances qui se constatent dans les choses de la
nature sont considérées comme contraires à telle nature particulière ; mais elles n’en sont pas
moins dans l’intention de la nature universelle, en tant que le mal de l’un tourne au bien de
l’autre ou au bien de tout l’univers. Car la destruction de l’un est toujours la génération de
l’autre, génération par laquelle l’espèce se conserve.

Donc, puisque Dieu est le Pourvoyeur de l’étant dans son universalité, il appartient à Sa pro-
vidence de permettre certains défauts à l’égard de telles choses particulières, afin que le bien
parfait de l’univers ne soit pas empêché. S’Il s’opposait à tous les maux, beaucoup de biens
feraient défaut à Son œuvre entière. Sans la mort de beaucoup d’animaux, la vie du lion
serait impossible, et la patience des martyrs n’existerait pas sans la persécution des tyrans.
Aussi S. Augustin écrit-il : « Le Dieu tout puissant ne permettrait en aucune manière qu’un
quelconque mal s’introduise dans Ses œuvres, s’Il n’était assez puissant et assez bon pour
tirer du bien du mal lui-même. »

Mais l’acte même du libre arbitre se ramenant à Dieu comme à sa cause, il est nécessaire
que les œuvres du libre arbitre soient soumises à la providence. Car la providence de l’homme
est sous l’emprise de la providence de Dieu, comme une cause particulière sous celle de la cause
universelle. Quant aux hommes justes, Dieu exerce à leur égard la providence d’une façon
plus excellente qu’envers les impies, en ce qu’Il ne permet pas qu’il arrive quoi que ce soit
contre eux qui compromette finalement leur salut ; car « pour ceux qui aiment Dieu, tout
coopère à leur bien », dit l’Apôtre (Rm 8, 28). Mais du fait qu’il ne retire pas les impies du mal
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moral, on dit qu’Il les abandonne. Mais ce n’est pas qu’ils soient exclus en tout de Sa provi-
dence, car ils retomberaient au néant s’ils n’étaient conservés par Sa providence.

Parce que la créature raisonnable a, par le libre arbitre, la maîtrise de ses actes, elle est sou-
mise à la providence d’une façon spéciale, en ce qu’on lui impute ses actes à mérite ou à faute,
et qu’elle reçoit en retour la récompense ou le châtiment.

La providence comprend deux moments : le plan de l’ordination des choses à leur fin, et la
mise en œuvre de ce plan, qu’on appelle le gouvernement.
• Pour ce qui est du premier, Dieu par Sa providence, s’occupe de toutes les choses, car
Il a dans Son intelligence la représentation de toutes les choses, même les plus petites,
et quelques causes qu’Il ait attribuées aux divers effets, c’est Lui qui leur a donné la
vertu de les produire.
• C’est au second moment que la providence divine use d’intermédiaires, car Dieu gou-
verne les inférieurs par l’entremise des supérieurs, non que Sa providence soit en
défaut, mais par surabondance de bonté, afin de communiquer aux créatures elles-
mêmes la dignité de cause.

La providence divine impose la nécessité à certaines choses ; mais non pas à toutes. Il
appartient en effet à la providence d’ordonner les choses à leur fin. Or, après la bonté divine qui
est la fin transcendante, le premier des biens immanents aux choses mêmes est la perfection
de l’univers, perfection qui n’existerait pas si tous les degrés de l’être ne se rencontraient
pas dans les choses. Il appartient donc à la providence divine de produire tous les degrés des
étants. Et c’est pourquoi à certains effets elle a préparé des causes nécessaires afin qu’ils se
produisent nécessairement, et à certains autres des causes contingentes pour qu’ils arri-
vent de façon contingente, selon la condition des causes prochaines.

Ia Q23 a. 3 : La réprobation de certains hommes vient-elle de Dieu ?


On trouve dans Malachie (1, 23) : « J’ai aimé Jacob ; mais j’ai haï Esaü. » Dieu réprouve
certains. La prédestination est une part de la providence. Or il appartient à la providence de
permettre quelque défaillance dans les choses qui lui sont soumises.

Aussi, puisque les hommes sont ordonnés à la vie éternelle par la providence divine, il
appartient également à la providence de permettre que certains manquent cette fin, et
c’est cela qu’on appelle réprouver. Donc, de même que la prédestination est une part de la
providence à l’égard de ceux qui sont ordonnés par Dieu au salut éternel, la réprobation à son
tour est une part de la providence à l’égard de ceux qui manquent cette fin. Car de même que
la prédestination inclut la volonté de conférer la grâce et la gloire, ainsi la réprobation inclut
la volonté de permettre que tel homme tombe dans la faute, et d’infliger la peine de dam-
nation pour cette faute.

Dieu aime tous les hommes et même toutes Ses créatures, en ce sens qu’Il veut du bien
à toutes. Mais Il ne veut pas tout bien à toutes. Donc, en tant qu’il ne veut pas pour certains
ce bien qu’est la vie éternelle, on dit qu’Il les a en haine ou qu’Il les réprouve. La réprobation
n’est pas cause de ce qui lui correspond dans le présent, à savoir la faute ; elle est cause du
délaissement par Dieu. Mais elle est cause de la sanction future, à savoir la peine éternelle. La
faute, elle, provient du libre arbitre chez celui qui est réprouvé et que la grâce délaisse. Et ainsi
se vérifie le mot du prophète : « Ta perdition vient de toi, Israël. »

Lorsque l’on dit que le réprouvé ne peut obtenir la grâce, il faut l’entendre d’une impossibilité
non pas absolue, mais conditionnée ; s’il est nécessaire que le prédestiné soit sauvé, c’est
d’une nécessité conditionnée, qui ne supprime pas le libre arbitre. Aussi, bien que l’homme
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réprouvé par Dieu ne puisse obtenir la grâce, cependant, le fait qu’il tombe dans tel péché ou
dans un autre, cela provient de son libre arbitre, et c’est donc à juste titre qu’il en est jugé
coupable.

La prédestination, comme on l’a dit, fait partie de la providence. En nous le choix précède
l’amour. En Dieu c’est l’inverse. Tous les prédestinés sont élus et aimés. Dieu veut le salut
de tous les hommes par Sa volonté antécédente.

Ia Q23 a. 5 : Les mérites sont-ils la cause ou la raison de la prédestination, ou de la répro-


bation, ainsi que de l’élection ?
Tite (3, 5) : « Il nous a sauvés, non à cause des œuvres de justice que nous faisions, mais
selon Sa miséricorde. » Or, de même qu’Il nous a sauvés, Il nous a prédestinés à être sauvés.
Donc la prévision des mérites n’est pas la raison ou la cause de la prédestination.

On ne peut assigner de cause à la volonté divine en ce qui concerne l’acte de vouloir, mais
on peut lui assigner une cause à l’égard des choses voulues, en tant que Dieu veut qu’une chose
soit à cause d’une autre. Personne n’a donc été assez insensé pour dire que les mérites fus-
sent cause de la prédestination quant à l’acte même de celui qui prédestine.

Il y a ces paroles de l’Apôtre (2 Co 3, 5 Vg) : « Nous ne sommes pas capables par nous-
mêmes de penser quoi que ce soit qui vienne de nous-mêmes. » Or, on ne peut trouver aucun
principe qui soit antérieur à la pensée.
Ce qui vient de la grâce est un effet de la prédestination ; il n’y a pas lieu de distinguer ainsi
ce qui vient du libre arbitre et ce qui vient de la prédestination, de même que l’effet de la cause
première et celui de la cause seconde. La providence divine produit ses effets par l’opération
des causes secondes de sorte que cela même que réalise le libre arbitre vient de la prédesti-
nation.

Ainsi nous pouvons dire : Dieu a préordonné de donner à quelqu’un la gloire à cause de ses
mérites ; et Il a préordonné de donner à quelqu’un la grâce afin qu’il mérite la gloire. Quoi que
ce soit qui se trouve dans l’homme et l’ordonne au salut, tout cela est compris sous l’effet de la
prédestination, même la préparation à la grâce ; car cela non plus n’a pas lieu autrement que par
le secours divin, selon ce mot de l’Écriture (Lm 5, 21) : « Fais-nous revenir à Vous, Seigneur,
et nous reviendrons. » De ce point de vue pourtant, la prédestination, quant à ses effets, a pour
raison la bonté divine.

La raison de la prédestination, considérée dans son effet global, c’est la bonté divine. C’est
dans la bonté divine elle-même qu’on peut trouver la raison de la prédestination de cer-
tains et de la réprobation des autres. Dieu a tout fait pour Sa bonté, afin que celle-ci soit
représentée dans les choses. Or il est nécessaire que la bonté divine, une et simple en elle-même,
soit représentée dans les choses sous des formes diverses, parce que l’être créé ne peut atteindre
à la simplicité divine.
De là vient que pour l’achèvement de l’univers sont requis divers ordres de choses, dont les
unes tiennent un haut rang et d’autres un rang infime dans cet univers. Et afin que la diversité
des degrés se maintienne, Dieu permet que certains maux se produisent, pour éviter que
beaucoup de biens ne se trouvent empêchés.

Parmi les hommes, Dieu a voulu, pour certains qu’Il a prédestinés, faire apparaître Sa
bonté sous la forme de la miséricorde qui pardonne ; et pour d’autres qu’Il réprouve, sous
la forme de la justice qui punit. Telle est la raison pour laquelle Dieu choisit certains et ré-
prouve les autres. C’est cette cause qu’assigne l’Apôtre en disant (Rm 9, 22, 23) : « Dieu, vou-
11

lant manifester Sa colère » (c’est-à-dire la vindicte de sa justice) « et faire connaître Sa puis-


sance, a supporté » (c’est-à-dire a permis) « avec une grande patience des vases de colère, mé-
ritant la perdition, afin de montrer les richesses de Sa gloire à l’égard des vases de miséricorde
qu’Il a d’avance préparés pour la gloire ».

Pourquoi Dieu choisit ceux-ci pour la gloire et pourquoi Il réprouve ceux-là, il n’y en a pas
d’autre raison que la volonté divine. C’est ce qui faire dire à S. Augustin : « Pourquoi attire-t-
Il celui-ci et non celui-là, gardez-vous de vouloir en juger, si vous ne voulez pas vous égarer. »
Mais pourquoi telle partie de matière est sous telle forme, et telle partie sous telle autre, cela ne
dépend que de la volonté divine. C’est ainsi qu’il dépend de la seule volonté de l’architecte que
cette pierre-ci soit en cet endroit du mur, et cette autre ailleurs, bien qu’il entre dans le plan de
l’art que certaines pierres soient ici, et d’autres là.

Et pourtant, il n’y a pas d’injustice chez Dieu, s’Il réserve des dons inégaux à des êtres qui
ne le sont pas. Cela ne heurterait la raison de justice que si l’effet de la prédestination était
conféré comme un dû, au lieu de l’être comme une grâce. Là où l’on donne par grâce,
chacun peut à son gré donner ce qu’il veut, plus ou moins, pourvu qu’il ne refuse à per-
sonne son dû ; cela sans préjudice de la justice. C’est ce que dit le père de famille de la
parabole (Mt 20, 14, 15) : « Prends ce qui te revient et va t’en ; ne m’est-il pas permis de faire
de mon bien ce que je veux ? »

C’est ainsi que les hommes ont été substitués aux anges déchus, et les païens aux Juifs. Mais
bien rares, parmi les humains, sont ceux qui parviennent à une science profonde des
choses intelligibles. Donc, puisque la béatitude éternelle, qui consiste dans la vision de
Dieu, excède le niveau commun de la nature, surtout parce que cette nature a été privée
de la grâce par la corruption du péché originel, il y a peu d’hommes sauvés. Et en cela
même apparaît souverainement la miséricorde de Dieu, qui élève certains êtres à un salut
que manque le plus grand nombre, selon le cours et la pente commune de la nature.

Dans la prédestination il y a deux choses : la préordination divine, et son effet.


• Quant à la première, la prédestination n’est nullement influencée par les prières des
saints ; car ce n’est pas grâce aux prières des saints que quelqu’un est prédestiné par
Dieu.
• Mais quant à la seconde, on peut dire que la prédestination est aidée par les prières
des saints et par les autres bonnes œuvres ; parce que la providence, dont la pré-
destination fait partie, ne supprime pas les causes secondes ; elle pourvoit à ses
effets de telle manière que même l’ordre des causes secondes est soumis à cette
providence. Donc, de même que les effets naturels sont organisés de telle sorte que les
causes naturelles s’y ordonnent, car sans elles ces effets ne se produiraient pas ; de
même le salut d’un homme est prédestiné par Dieu de telle sorte que le plan de la
prédestination englobe tout ce qui favorise le salut de l’homme : ses propres
prières, ou celles des autres, ou d’autres bonnes œuvres sans lesquelles il n’obtient
pas le salut. Il faut donc que les prédestinés s’efforcent de bien agir et de prier,
puisque c’est par ce moyen que l’effet de la prédestination se réalise avec certitude.

La prédestination n’est pas aidée par les prières des saints quant à la préordination. Nous
sommes les coopérateurs de Dieu. C’est Dieu qui veut se servir des causes intermédiaires
afin de ménager dans les choses la beauté de l’ordre, et aussi afin de communiquer aux
créatures la dignité d’être causes. Il y en a qui sont ordonnés, par la grâce, qui est en eux, à
recevoir la vie éternelle, mais ils en déchoient par le péché mortel.
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Donc ceux qui sont ordonnés à posséder la vie éternelle par la prédestination divine sont
inscrits purement et simplement au livre de vie ; car ils y sont inscrits comme devant posséder
la vie éternelle en elle-même. Et ceux-là ne sont jamais effacés du livre de vie.

Mais ceux qui sont ordonnés à recevoir la vie éternelle, non par la prédestination divine, mais
seulement par la grâce, sont dits inscrits au livre de vie non purement et simplement, mais d’une
certaine façon ; car ils y sont inscrits comme devant recevoir la vie éternelle non en elle-même,
mais dans sa cause.

Et ceux-là peuvent être effacés du livre de vie. Non pas que cette radiation ait rapport à la
connaissance de Dieu, comme si Dieu prévoyait d’abord quelque chose et ensuite l’ignorait ;
mais elle a rapport à la chose connue ; car Dieu sait que tel homme est d’abord destiné à la vie
éternelle et qu’ensuite il n’y est plus ordonné, ayant perdu la grâce.

Recouvrant la grâce, l’homme est à nouveau ordonné par elle à la vie éternelle. La toute-
puissance de Dieu se montre surtout en pardonnant et en faisant miséricorde parce que
cela montre que Dieu a le pouvoir suprême, puisqu’Il pardonne librement les péchés ; car
celui qui est astreint à la loi d’un être supérieur ne peut librement pardonner les péchés.

« Dieu, qui peut tout, ne peut pas faire d’une femme déflorée une femme qui ne l’ait pas
été. » Pour la même raison, il ne peut donc pas faire de tout autre événement passé un
événement qui ne se soit pas passé. Ce qui implique contradiction ne tombe pas sous la
toute-puissance de Dieu. Donc, que les choses passées n’aient pas été, cela n’est pas soumis
à la puissance divine.

L’humanité du Christ, du fait qu’elle est unie à Dieu ; la béatitude créée, du fait qu’elle est
jouissance de Dieu ; et la bienheureuse Vierge, du fait qu’elle est Mère de Dieu, ont en quelque
sorte une dignité infinie, dérivée du bien infini qu’est Dieu. Sous ce rapport rien ne peut être
fait de meilleur qu’eux, comme rien ne peut être meilleur que Dieu.

DIEU TRINE (Ia 27-43)


Puisque les Personnes divines se distinguent par leurs relations d’origine, l’ordre de notre
exposé est tout tracé : nous aurons à considérer 1° l’origine ou procession ; 2° les relations
d’origine ; 3° les Personnes.

Il y a en Dieu :

• Une substance : Les Personnes sont consubstantielles (contre Arius : «trois substances,
NSJC est une créature»).
• Deux processions :
- celle de l’Intelligence, qui est la Génération du Verbe de Dieu
- celle de la Volonté, qui est la Spiration du Saint Esprit, spiration d’amour.
• Trois Personnes (contre Sabellius : « une substance et une Personne »).
• Quatre Relations : Paternité – Filiation – Procession – Spiration ;
• Cinq Notions : Paternité – Filiation – Spiration commune – Procession – Innascibilité.

Si en Dieu il n’y a réellement ni paternité, ni filiation, il s’ensuit que Dieu n’est pas réellement
Père, ni Fils ; Il ne l’est que par considération de notre esprit. Or c’est là l’hérésie de Sabellius.
De là vient que la relation aux créatures n’est pas réelle en Dieu. En revanche, la relation à Dieu
est réelle dans les créatures ; car celles-ci sont soumises à l’ordre divin, et il est intrinsèque à
leur nature de dépendre de Dieu. Les trois relations de paternité, filiation et procession sont
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qualifiées de “propriétés personnelles”, comme constituant les personnes : la paternité est la


personne du Père, la filiation est la personne du Fils, la procession est la personne du
Saint-Esprit.

Quand on parle de la Trinité, il faut procéder avec précaution et modestie : « Nulle part, dit
S. Augustin, l’erreur n’est plus dangereuse, la recherche plus laborieuse, la découverte plus
fructueuse. » La raison naturelle pourra donc connaître de Dieu ce qui a trait à l’unité
d’essence, et non ce qui a trait à la distinction des Personnes. C’est par le moyen de la foi
qu’on parvient à la connaissance, et non inversement. En ces matières, quelqu’un peut avoir
une opinion fausse sans risque d’hérésie, avant de se rendre compte ou avant qu’il soit défini
que pareille position entraîne une conséquence contraire à la foi, surtout s’il n’y met pas d’opi-
niâtreté. Mais une fois qu’il est devenu manifeste, et surtout une fois que l’Église a défini que
cette position entraîne une conséquence contraire à la foi, l’erreur en cette matière n’est plus
exempte d’hérésie.
De là vient que beaucoup d’opinions sont maintenant tenues pour hérétiques, qui ne l’étaient
pas précédemment. Mais celui qui, en cette matière, soutiendrait une opinion fausse en se
rendant compte qu’elle entraîne une conséquence contraire à la foi, tomberait dans le pé-
ché d’hérésie.

Quand l’intellect est parvenu à atteindre sa forme ou perfection, qui est la vérité, il ne “cogite”
plus, il contemple parfaitement la vérité. La divinité de la Sainte Trinité est l’image d’après
laquelle l’homme a été façonné. Pour signifier cette imperfection de l’image, dans le cas de
l’homme, on ne dit pas sans nuances qu’il est l’image de Dieu, mais qu’il est “à l’image” de
Dieu ; cette construction marque l’effort d’une tendance vers la perfection. Du Fils, au contraire,
on ne peut pas dire qu’Il soit “à l’image” du Père : Il en est la parfaite image. Une Personne
divine ne peut être possédée que par la créature raisonnable unie à Dieu.
Les autres créatures peuvent bien être mues par une Personne divine : cela ne leur confère
pas le pouvoir de jouir de cette divine Personne, ni d’user de son effet. Mais la créature raison-
nable obtient parfois ce privilège, lorsqu’elle se met à participer du Verbe divin et de l’Amour
qui procède, jusqu’à pouvoir librement connaître Dieu en vérité et l’aimer parfaitement. Donc
la créature raisonnable peut seule posséder une personne divine.

Lorsqu’il s’agit de Dieu, on doit éviter tout ce qui peut être occasion d’erreur pour la foi ; S.
Jérôme l’a bien dit : des formules insuffisamment pesées font encourir l’hérésie. De même donc
que nous recourons aux analogies du vestige et de l’image, découvertes dans les créatures, pour
manifester les Personnes divines, de même aussi nous recourons aux attributs essentiels. Ma-
nifester ainsi les Personnes au moyen des attributs essentiels, c’est ce qu’on nomme ap-
propriation.

La beauté requiert trois conditions : l’intégrité ou perfection : les choses tronquées sont laides
par là même, puis les proportions voulues ou harmonie ; enfin l’éclat : des choses qui ont de
brillantes couleurs, on dit volontiers qu’elles sont belles.

La puissance évoque un principe. Par là elle s’apparente au Père céleste, principe de toute la
déité. Au contraire, elle fait parfois défaut chez les pères de la terre, en raison de leur vieillesse.
La sagesse s’apparente au Fils qui est dans les cieux, car il est le Verbe, c’est-à-dire le concept
de la sagesse.
Mais elle fait parfois défaut chez les fils d’ici-bas, par manque d’expérience. Quant à la bonté,
motif et objet d’amour, elle s’apparente à l’Esprit divin, qui est l’Amour.

Les personnes sont les relations subsistantes mêmes. Boèce : « La personne est “la substance
individuelle de nature raisonnable”. » Il faut donc que le Père, en engendrant le Fils, au lieu de
Lui transmettre une portion de Sa nature, la Lui communique tout entière et ne se distingue de
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Lui que par une pure relation d’origine, Une pluralité sans ordre est une confusion. Or, il n’y a
pas de confusion dans les Personnes divines. Il y a donc là un ordre.

Ia Q43 a. 3 : Comment une Personne divine est-elle envoyée ?


S. Augustin dit que « le Saint-Esprit procède temporellement pour sanctifier la créature. »
Or, la mission est une procession temporelle. Et puisqu’il n’y a sanctification de la créature que
par la grâce qui rend agréable à Dieu, il s’ensuit qu’il n’y a de mission d’une Personne divine
que par la grâce sanctifiante. On dit qu’une Personne divine est “envoyée”, en tant qu’elle existe
en quelqu’un d’une manière nouvelle ; elle est “donnée”, en tant qu’elle est possédée par
quelqu’un. Or ni l’un ni l’autre n’a lieu sinon en raison de la grâce sanctifiante.

Il y a en effet pour Dieu une manière commune d’exister en toutes choses par Son es-
sence, Sa puissance et Sa présence ; il y est ainsi comme la cause dans les effets qui participent
de Sa bonté.

Mais, au-dessus de ce mode commun, il y a un mode spécial qui est propre à la créature
raisonnable : on dit que Dieu existe en celle-ci comme le connu dans le connaissant et l’aimé
dans l’aimant. Et parce qu’en le connaissant et aimant, la créature raisonnable atteint par son
opération jusqu’à Dieu lui-même, on dit que, par ce mode spécial, non seulement Dieu est
dans la créature raisonnable, mais encore qu’Il habite en elle comme dans son temple.

Ainsi donc, en dehors de la grâce sanctifiante, il n’y a pas d’autre effet qui puisse être la
raison d’un nouveau mode de présence de la Personne divine dans la créature raisonnable. Et
c’est seulement en raison de la grâce sanctifiante qu’il y a mission et procession temporelle de
la Personne divine.

On dit que nous “possédons” cela seulement dont nous pouvons librement jouir Or, on n’a
pouvoir de jouir d’une Personne divine qu’en raison de la grâce sanctifiante. Cependant, dans
le don même de la grâce sanctifiante, c’est le Saint-Esprit que l’on possède et qui habite
l’homme. Aussi est-ce le Saint-Esprit Lui-même qui est donné et envoyé.

Le don de la grâce sanctifiante perfectionne la créature raisonnable pour la mettre en état,


non seulement d’user librement du don créé, mais encore de jouir de la Personne divine elle-
même. C’est donc bien en raison de la grâce sanctifiante qu’il y a mission invisible ; et pourtant
la Personne divine elle-même nous est donnée.

La grâce sanctifiante dispose l’âme à posséder la Personne divine ; c’est ce que signifie
notre formule : « Le Saint-Esprit est donné en raison de la grâce. » Cependant, ce don même
qu’est la grâce provient du Saint-Esprit ; et c’est ce qu’exprime S. Paul, lorsqu’il dit que
« l’amour de Dieu est répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit ». Il est vrai que nous pou-
vons connaître le Fils par certains effets de grâce, différents de la grâce sanctifiante ; ce-
pendant ces autres effets ne suffisent pas pour qu’iI habite en nous, et que nous Le possé-
dions.

Par la grâce sanctifiante, c’est toute la Trinité qui habite l’âme, selon ce qui est écrit en
S. Jean (14, 23) : « Nous viendrons à Lui et nous ferons en Lui notre demeure. » Or, dire
qu’une Personne divine est envoyée à quelqu’un par la grâce invisible, c’est signifier un mode
nouveau d’habitation de cette Personne, et l’origine qu’elle tient d’une autre. Puisque ces deux
conditions : habiter l’âme par la grâce, et procéder d’un autre, conviennent également au Fils et
au Saint-Esprit, concluons qu’il convient à tous deux d’être envoyés invisiblement. Quant au
Père, il Lui appartient sans doute d’habiter l’âme par la grâce, mais non pas d’être d’un autre,
ni par suite d’être envoyé.
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Il est vrai que tous les dons, à titre de dons, sont appropriés au Saint-Esprit, parce que celui-
ci, en tant qu’Amour, a le caractère du premier don. Cependant, certains dons, considérés selon
leur teneur en propre et spécifique, sont attribués par appropriation au Fils : tous ceux précisé-
ment qui se rattachent à l’intellect. Et selon ces dons il y a une mission du Fils. S. Augustin dit
ainsi : « Le Fils est invisiblement envoyé à chacun, lorsqu’on Le connaît et Le perçoit. »

La grâce rend l’âme conforme à Dieu. Aussi pour qu’il y ait mission d’une Personne divine
à l’âme par la grâce, il faut que l’âme soit conforme ou assimilée à cette personne par quelque
don de grâce. Il ne s’ensuit pas, d’ailleurs, que l’homme donne le Saint-Esprit, puisqu’il ne peut
pas causer l’effet de grâce.

DIEU CREATEUR (Ia 44-49)


Dieu est l’être même subsistant par soi ; l’être subsistant ne peut être qu’unique. Tous les
êtres autres que Dieu ne sont pas leur être, mais participent de l’être. Il est donc nécessaire
que tous les êtres qui se diversifient selon qu’ils participent diversement de l’être, si bien qu’ils
ont plus ou moins de perfection, soient causés par un unique être premier, qui est absolument
parfait. Mais il n’appartient pas au premier agent, qui est pur agent, d’agir pour acquérir une
fin ; il veut seulement communiquer sa perfection, qui est sa bonté. Et chaque créature entend
obtenir sa propre perfection, qui est une ressemblance de la perfection et de la bonté divines.
Ainsi donc la bonté divine est la fin de toutes choses.

Tout agent agit en vue d’une fin. Créer c’est faire quelque chose de rien. Tout agent produit
un être semblable à lui. Dieu est la cause suffisante du monde : cause finale en raison de Sa
bonté ; cause exemplaire en raison de Sa sagesse ; cause efficiente en raison de Sa puissance. Il
n’est donc pas nécessaire que le monde ait toujours existé et on ne peut pas le prouver de ma-
nière démonstrative. Donc la nouveauté du monde ne nous est connue que par la révélation et
on ne peut l’établir par démonstration. Aussi, que le monde ait commencé, est objet de foi, non
de démonstration ou de savoir.

Aussi faut-il dire que la distinction entre les choses ainsi que leur multiplicité proviennent de
l’intention du premier agent, qui est Dieu. En effet, Dieu produit les choses dans l’être pour
communiquer Sa bonté aux créatures, bonté qu’elles doivent représenter. Et parce qu’une seule
créature ne saurait suffire à la représenter comme il convient, Il a produit des créatures mul-
tiples et diverses, afin que ce qui manque à l’une pour représenter la bonté divine soit
suppléé par une autre. Ainsi la bonté qui est en Dieu sous le mode de la simplicité et de
l’uniformité est-elle sous le mode de la multiplicité et de la division dans les créatures.

Par conséquent l’univers entier participe de la bonté divine et la représente plus parfaitement
que toute créature quelle qu’elle soit. Et c’est parce que la distinction entre les créatures a pour
cause la sagesse divine, que Moïse l’attribue au Verbe de Dieu, dessein de Sa sagesse. Donc, de
même que la sagesse divine est cause de la distinction entre les choses, pour la perfection de
l’univers, ainsi est-elle cause de leur inégalité. Car l’univers ne serait point parfait si l’on ne
trouvait dans les êtres qu’un seul degré de bonté.

Le bien est tout ce qui est désirable. Ainsi le mal, qui est une différence constitutive en ma-
tière morale, est un certain bien joint à la privation d’un autre bien. Par exemple, la fin que se
propose l’homme intempérant n’est pas de perdre le bien de la raison ; c’est de jouir d’un bien
sensible en dehors de l’ordre de la raison.
16

Le mal n’agit et n’est désiré qu’en raison du bien qui lui est adjoint « Dieu est si puissant
qu’Il peut faire sortir le bien du mal ». De sorte que beaucoup de biens seraient supprimés si
Dieu ne permettait que se produise aucun mal. Le feu ne brûlerait pas si l’air n’était pas détruit ;
la vie du lion ne serait pas assurée si l’âne ne pouvait être tué ; et on ne ferait l’éloge ni de la
justice qui punit, ni de la patience qui souffre, s’il n’y avait pas l’iniquité d’un persécuteur.

Ia Q48 a. 4 : Le mal détruit-il totalement le bien ?


Le mal ne peut entièrement épuiser le bien. Le mal ne peut détruire complètement le bien.
Pour s’en convaincre, il faut observer qu’il y a trois sortes de bien.
• La première est totalement détruite par le mal ; c’est le bien opposé au mal : ainsi
la lumière est totalement détruite par les ténèbres, et la vue par la cécité.
• La deuxième n’est ni totalement détruite par le mal, ni même affaiblie par lui :
ainsi, du fait des ténèbres, rien de la substance de l’air n’est diminué.
• Enfin, la troisième sorte de bien est diminuée par le mal, sans être complètement
détruite : c’est l’aptitude du sujet à son acte.

Si les dispositions adverses peuvent être indéfiniment multipliées, l’aptitude en question peut
être elle-même indéfiniment diminuée ou affaiblie ; mais elle ne serait jamais totalement dé-
truite ; car elle demeure dans sa racine, qui est la substance du sujet.
De même, si l’on interposait indéfiniment des corps opaques entre le soleil et l’air, celui-ci
verra indéfiniment diminuer sa capacité de recevoir la lumière ; mais il ne la perdrait nullement,
puisqu’il est translucide par nature.

De même on pourrait ajouter indéfiniment péchés sur péchés, et ainsi affaiblir de plus
en plus l’aptitude de l’âme à la grâce ; car les péchés sont comme des obstacles interposés
entre nous et Dieu, selon la parole d’Isaïe (59, 2) : « Nos iniquités ont mis une séparation
entre nous et Dieu. » Cependant, ils ne détruisent pas totalement cette aptitude, car elle
tient à la nature de l’âme. Le bien opposé au mal est totalement aboli par le mal ; mais il n’en
est pas de même des autres biens.

Le mal est la privation du bien, et non sa simple négation. Tout manque n’est donc pas un
mal, mais seulement le manque d’un bien qu’on doit avoir par nature. Ce n’est pas un mal pour
la pierre de n’avoir pas la vue ; c’en est un seulement pour l’animal ; car il n’est pas conforme
à la nature de la pierre de posséder la vue. Puisque la faute consiste dans un acte désordonné de
la volonté, et la peine dans la privation de l’un des biens que la volonté utilise, on voit que la
faute a raison de mal plus que la peine. Dieu est l’auteur du mal de peine et non du mal de
faute.

Ia Q49a. 2 : Le souverain bien, qui est Dieu, est-il cause du mal ?


Dieu n’est pas l’auteur du mal, car il n’est pas cause que l’on tende au non-être. Le mal qui
vient d’une déficience dans l’action a toujours pour cause le défaut de l’agent. Or, en Dieu, il
n’y a aucun défaut, mais une perfection souveraine. Par conséquent, Dieu n’est pas responsable
du mal de l’action qui est causé par une déficience de l’agent. En revanche, le mal qui consiste
dans la destruction de certaines choses se ramène à Dieu comme à sa cause, et cela se voit
clairement dans le domaine de la nature comme dans celui de la volonté.

Or, il est évident que la forme que Dieu se propose principalement dans les choses créées,
c’est le bien de l’univers. Et l’ordre de l’univers requiert que certains êtres puissent dé-
faillir et parfois défaillent. De telle sorte que Dieu, en causant le bien de l’ordre universel,
17

cause aussi, par voie de conséquence et pour ainsi dire par accident, la corruption de cer-
tains êtres, conformément à ces paroles de l’Écriture (1 S 2, 6) : « C’est le Seigneur qui fait
mourir et qui fait vivre. »

A l’ordre de l’univers se ramène également l’ordre de la justice, d’après lequel un châtiment


doit être infligé aux pécheurs. On peut donc dire que Dieu est l’auteur de ce mal qu’est la
peine, mais non du mal qu’est la faute. Tout ce qu’il y a d’être et d’action dans une action
mauvaise, remonte à Dieu comme à sa cause ; mais ce qu’il y a là de défaillant n’est pas
causé par Dieu ; c’est l’effet de la cause seconde qui défaille.

Le naufrage du navire est attribué au pilote comme cause parce qu’il a omis de faire ce qui
était nécessaire au salut du navire. Mais Dieu ne manque jamais de réaliser ce qui est nécessaire
au salut.

Ia Q49 a. 3 : Y a-t-il un souverain mal, qui soit la cause première de tous les maux ?
Le souverain bien est cause de tout l’être. Il ne peut donc pas y avoir de principe opposé à
lui, qui soit cause des maux. Il n’y a pas de premier principe des maux, comme il y a un premier
principe des biens.

Rien ne peut être le mal par essence, puisque en tant qu’être, est bon, et que le mal ne
se trouve que dans le bien, comme dans son sujet. Le premier principe des biens est le bien
souverain et parfait, en qui préexiste toute bonté. Or il ne peut y avoir un souverain mal ; car,
même si le mal diminuait sans cesse le bien, jamais il ne peut le détruire totalement. Comme il
y a toujours du bien dans les êtres, il n’y a rien qui soit intégralement et parfaitement mau-
vais.

Ceux qui ont admis deux premiers principes, l’un bon et l’autre mauvais, sont tombés dans
cette erreur pour la même raison qui fit avancer aux philosophes anciens d’autres erreurs éga-
lement étranges. Au lieu de s’élever à la cause universelle de tout l’être, ils se sont arrêtés
aux causes particulières d’effets particuliers. C’est pourquoi, quand ils ont observé que cer-
tains êtres nuisent à d’autres en vertu de leur nature, ils en ont conclu que cette nature était
mauvaise, comme si l’on disait que le feu est mauvais par nature parce qu’il a brûlé la maison
d’un pauvre.

De même, ceux qui trouvaient à deux effets antagonistes particuliers des causes particulières
également antagonistes, ne surent pas ramener ces causes particulières à une cause univer-
selle commune, et ils conclurent que les principes premiers étaient eux-mêmes antagonistes.
Mais étant donné que tous les contraires se rejoignent dans un même genre, il est nécessaire de
reconnaître, au-dessus des causes particulières qui s’opposent, une cause unique commune. De
même, au-dessus de tout ce qui est d’une manière quelconque, se trouve un unique premier
principe d’être.

Bien que les contraires aient des causes particulières contraires, il faut pourtant en venir à
leur trouver une cause première commune. Le sujet de la privation est l’être en puissance. Ainsi,
puisque le mal est la privation du bien, le mal ne peut s’opposer qu’au bien dans lequel se trouve
de la potentialité, et non pas au souverain bien, qui est acte pur.

Aucun être n’est dit mauvais par participation ; il est dit mauvais au contraire par manque de
participation. Le mal ne peut avoir de cause que par accident. Il est donc impossible de remonter
de lui à quelque chose qui serait cause du mal par soi. Quant à dire que le mal est le cas le plus
fréquent, cela est faux, absolument parlant. Car les êtres engendrés et corruptibles, chez lesquels
18

seuls le mal de nature peut se rencontrer, ne sont qu’une faible partie de l’univers. Et de plus,
dans chaque espèce, les défauts de nature ne se produisent que dans les cas les moins nombreux.
C’est parmi les hommes seulement que le mal semble être le cas le plus fréquent ; car
le bien de l’homme, tel qu’il apparaît aux sens, n’est pas le bien de l’homme en tant
qu’homme ; celui-ci doit se juger selon la raison ; or le plus grand nombre suivent les sens
plutôt que la raison. Dans la recherche des causes du mal, on ne remonte pas à l’infini ; on
ramène tous les maux à une cause bonne, d’où le mal découle par accident.

LES ANGES (Ia 50-64)


La fin doit être plus noble que ce qui lui est ordonné. Les anges ne sont donc pas tous de la
même espèce. Il est nécessaire d’affirmer que les anges sont incorruptibles par nature. En effet,
une chose est corrompue uniquement parce que sa forme est séparée de la matière. L’ange étant
une pure forme subsistante, sa substance ne peut donc être corruptible. C’est donc en raison
de son immatérialité que l’ange est incorruptible par nature. L’objet intelligible, lui,
échappe au temps ; il est donc éternel. Par conséquent, toute substance intellectuelle est in-
corruptible par nature.

Ce n’est pas pour eux que les anges ont besoin d’assumer des corps, mais pour nous. Dans la
nouvelle Alliance, c’est pour montrer, par un commerce familier avec les hommes, ce que sera
la société intellectuelle que les hommes espèrent avoir avec eux dans la vie future. Dans l’an-
cienne Alliance, c’était pour annoncer par mode de figure que le Verbe de Dieu devait assumer
un corps humain ; car toutes les apparitions de l’Ancien Testament étaient ordonnées à l’appa-
rition du Fils de Dieu dans la chair.

Le mouvement de l’être en puissance est l’acte de ce qui est imparfait. Il est impossible que
l’action de l’ange, ni d’une créature quelconque, soit sa substance. Car, à proprement parler,
l’action est l’actualité de la puissance active, comme l’être est l’actualité de la substance ou de
l’essence. Or, l’actualité excluant la potentialité, ce qui n’est pas acte pur et renferme de la
puissance ne peut être son actualité. Et comme Dieu seul est acte pur, il est le seul en qui la
substance, l’existence et l’action s’identifient.

De plus, si l’acte d’intellection de l’ange était sa substance, il faudrait qu’il soit subsistant.
Or, un acte d’intellection subsistant, comme toute forme abstraite supposée subsistante, ne peut
être qu’unique. La substance de tel ange ne se distinguerait donc plus de celle de Dieu, qui est
l’acte d’intellection subsistant, ni de celle d’un autre ange. Tout ce qui est dans un autre s’y
trouve selon le mode de cet autre.

Ia Q56 a. 3 : Les anges peuvent-ils connaître Dieu par leurs facultés naturelles ?
Les anges ont une connaissance plus puissante que les hommes. Pour le prouver, rappelons
qu’il y a trois manières de connaître une chose :

1° Par la présence de son essence dans le sujet connaissant, à la façon dont l’œil voit la
lumière ; c’est de cette manière, a-t-on dit, que l’ange se connaît lui-même.
2° Par la présence de sa similitude dans la puissance connaissante, comme l’œil voit la pierre
parce que la similitude de la pierre est dans l’œil.
3° Par une similitude de la chose connue qui n’est pas donnée immédiatement par cette chose,
mais par une autre en laquelle se trouve cette similitude, comme lorsque nous voyons un homme
dans un miroir.
19

A la première manière correspond la connaissance qu’on a de Dieu lorsqu’on le voit par son
essence ; aucune créature ne peut la posséder par ses moyens naturels. A la troisième manière
correspond la connaissance que nous donne de Dieu, ici-bas, Sa similitude qui se reflète dans
les créatures. Comme dit S. Paul (Rm 1, 20) : « Nous connaissons les réalités invisibles de Dieu
par les choses visibles qu’Il a faites. » C’est pourquoi l’on dit que nous Le voyons “dans un
miroir”. L’image de Dieu étant imprimée dans sa propre nature, l’ange connaît Dieu par sa
propre essence, en tant qu’elle est similitude de Dieu. Cependant il ne voit pas l’essence même
de Dieu, aucune similitude créée n’étant capable de représenter l’essence divine. Cette connais-
sance se rapproche donc davantage de la connaissance au moyen d’un miroir, puisque la nature
angélique est comme un miroir qui présente la similitude de Dieu.

La distance infinie qui sépare de Dieu l’intelligence et l’essence de l’ange a seulement pour
effet d’empêcher l’ange de comprendre Dieu complètement et de voir Son essence par sa propre
nature, non pas de lui rendre toute connaissance impossible ; car, de même que Dieu est infini-
ment distant de l’ange, la connaissance que Dieu a de lui-même est infiniment distante de la
connaissance que l’ange a de Dieu.

Tout ce qui se trouve dans un sujet se conforme au mode d’être du sujet où il se trouve. Seule
l’intelligence saisit leurs essences. C’est par cette exclusion des conditions matérielles que ce
qui est rendu abstrait devient universel. Dans son éternité Dieu voit tout, car, grâce à Sa simpli-
cité, cette éternité est présente au temps tout entier et elle le contient. Le mode d’intellection
d’une intelligence est corrélatif au mode de sa substance. L’ange ne connaît pas par compo-
sition et division, mais par intuition de l’essence.

Mais chez les démons, la volonté perverse soustrait l’intelligence à la sagesse divine ; aussi
jugent-ils parfois les choses d’une manière absolue, en ne tenant compte que des conditions
naturelles. Dans cet ordre naturel ils ne peuvent se tromper, mais pour ce qui relève de l’ordre
surnaturel, ils le peuvent ; cela arriverait, par exemple, si voyant un homme mort, ils pensaient
qu’ils ne ressuscitera pas, ou bien, voyant le Christ dans Sa nature humaine, ils pensaient qu’Il
n’est pas Dieu.

La connaissance par laquelle l’ange connaît les choses dans leur nature est lumineuse en
comparaison de l’ignorance et de l’erreur, mais obscure en comparaison de la vision du Verbe.
L’image de la Trinité se trouve dans l’esprit, en tant qu’il y a en lui mémoire, intelligence et
volonté. Cette image de Dieu n’existe pas seulement dans l’esprit humain, mais aussi dans l’es-
prit angélique, car celui-ci est capable de Dieu. Il y a donc une volonté dans l’ange.

D’autres créatures enfin sont inclinées au bien avec une connaissance qui leur fait appréhen-
der la raison même de bien, ce qui est le propre de l’intelligence. L’intelligence connaît par
simple intuition ; la raison connaît par raisonnement.

L’objet de l’intelligence, c’est le vrai ; et celui de la volonté, c’est le bien. Il n’y aura donc
identité entre essence et volonté que dans le cas où la totalité du bien sera contenue dans l’es-
sence du sujet voulant. C’est le cas de Dieu, qui ne veut rien en dehors de Lui qu’en raison de
Sa bonté. Il faut donc bien que, dans toute créature, l’intelligence soit autre que la volonté. En
Dieu, il n’en est pas ainsi, car Dieu possède en Lui-même l’être universel et le bien universel,
et il en résulte que Sa volonté, aussi bien que Son intelligence, est identique à Son essence.

Le bien et le vrai sont convertibles dans la réalité, et c’est pourquoi le bien peut être appré-
hendé par l’intelligence sous la raison de vrai, et le vrai sous la raison de bien par la volonté.
Toute dilection est droite ou déviée. Mais la première relève de la charité, la seconde de l’ini-
quité. Or, ni l’une ni l’autre ne relève de la nature, puisque la charité est au-dessus d’elle et
l’iniquité contre elle.
20

De même que toute connaissance naturelle est vraie, de même toute dilection naturelle est
droite, car l’amour naturel est une inclination de nature qui vient de l’auteur de chaque nature.
Et ce serait l’offenser de prétendre qu’une inclination naturelle n’est pas droite. Cependant la
rectitude de la dilection naturelle et celle de la charité et de la vertu sont différentes, car cette
dernière vient perfectionner la première. Ainsi peut-on dire également que la vérité de la con-
naissance naturelle et la vérité de la connaissance infuse ou acquise sont différentes.

Tout ce que veut l’homme, il le veut pour la fin. Deux cités sont fondées sur deux amours :
l’une, la cité terrestre, fondée sur l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu ; l’autre, la cité
céleste fondée sur l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi.

En tant que Dieu est le bien béatifiant, objet propre de la béatitude surnaturelle, Il est aimé
de charité. Dieu seul est un être par Son essence, tandis que les autres réalités sont des êtres
par participation. C’est pourquoi aucune créature rationnelle ne peut avoir un mouvement de
volonté ordonné à cette béatitude, si elle n’est mue par un agent surnaturel.
Or il y a une triple conversion possible vers Dieu.
• La première, par cette parfaite dilection qui est celle de la créature jouissant déjà de
Dieu ; elle requiert la grâce consommée.
• La deuxième est celle qui mérite la béatitude. Elle requiert la grâce habituelle, principe
du mérite.
• La troisième conversion est celle par laquelle on se prépare à recevoir la grâce. Elle ne
requiert pas la grâce habituelle, mais une opération de Dieu convertissant l’âme à Lui,
selon cette parole de l’Écriture (Lm 5, 21) : « Faites-nous revenir à Vous, Seigneur, et
nous reviendrons. » L’inclination de la grâce n’impose donc pas de nécessité, mais celui
qui possède la grâce peut ne pas s’en servir, et pécher.

Le libre arbitre n’est pas cause suffisante du mérite ; pour être méritoire, l’acte libre
doit être informé par la grâce. L’ange n’a pas mérité sa béatitude par sa conversion naturelle
vers Dieu, mais par la conversion de la charité, qui se fait par la grâce. La grâce perfectionne la
nature selon le mode de cette nature. Toute perfection est reçue dans son sujet conformément à
la nature de celui-ci.

Les anges dotés d’une nature plus parfaite se sont tournés aussi vers Dieu avec plus de force
et d’efficacité. C’est ce qui arrive même chez les hommes, auxquels la grâce et la gloire sont
accordées en proportion de l’intensité de leur retour à Dieu. Il semble donc que les anges qui
ont reçu une nature plus parfaite ont obtenu aussi plus de grâce et de gloire. De même, que le
libre arbitre puisse choisir divers moyens, du moment qu’ils sont ordonnés à la fin, cela relève
en lui de cette perfection qu’est la liberté ; mais qu’il opère un choix en se soustrayant à l’ordre
de la fin, ce qui est pécher, cela relève de ce qu’il y a de déficient dans sa liberté. C’est pourquoi
il y a une plus grande liberté chez les anges, qui ne peuvent pas pécher, qu’en nous, qui
pouvons pécher.

Le péché n’est pas autre chose qu’une déviation par rapport à la rectitude de l’acte qu’on doit
accomplir ; c’est un péché d’orgueil de ne pas se soumettre à son supérieur lorsqu’on le doit.
C’est pourquoi le premier péché de l’ange ne peut être qu’un péché d’orgueil.
L’intention divine n’est frustrée ni à propos de ceux qui pèchent, ni à propos de ceux qui sont
sauvés. Dieu a prévu l’un et l’autre événement, et de l’un et de l’autre Il tire Sa gloire, soit en
sauvant les fidèles, en raison de Sa bonté, soit en punissant les pécheurs, en raison de Sa justice.
On est esclave de celui par qui on s’est laissé vaincre. Les démons voulaient avoir un inférieur
pour prince et pour chef en vue de conquérir, par leur puissance naturelle, leur béatitude ultime
Cela confirme encore l’indépendance du libre arbitre, qui peut s’infléchir vers le mal, quelle
que soit la dignité de la créature.
21

Ia Q64 a. 1 : L’obscurcissement de l’intelligence des démons


D’après Denys, « les dons angéliques accordés aux démons n’ont pas changé ; ils demeurent
dans leur intégrité et leur splendeur ». Or, parmi ces dons naturels, se trouve la connaissance de
la vérité.
C’est donc qu’elle existe chez les démons. Il y a une double connaissance de la vérité, celle
qui vient de la grâce et celle qui vient de la nature. La première, à son tour, est soit spéculative,
comme lorsque les secrets divins sont révélés à quelqu’un, soit affective, et c’est elle qui produit
l’amour de Dieu et qui relève à proprement parler du don de sagesse.

Il y a trois connaissances :
• Celle qui est naturelle n’est chez les démons ni enlevée, ni diminuée.
• Quant à la connaissance spéculative qui vient de la grâce, elle n’est pas enlevée totale-
ment, mais diminuée. Cependant, cette connaissance n’a pas l’étendue et la clarté de
celle des saints anges qui voient dans le Verbe les vérités révélées.
• Mais pour ce qui est de la connaissance affective issue de la grâce, ils en sont totalement
privés, aussi bien que de la charité.

Le bonheur consiste dans l’application de l’intelligence à une réalité supérieure. Mais la fé-
licité parfaite se trouve dans la connaissance de la première des substances, c’est-à-dire de Dieu.
C’est pourquoi, de même que le bonheur de l’homme ne consiste pas dans la connaissance des
natures sensibles, de même le bonheur de l’ange ne réside pas dans l’appréhension des subs-
tances séparées.

Ce qui est le plus évident en soi nous est caché parce qu’il est hors de proportion avec notre
intelligence, et non pas seulement parce que notre intelligence tire ses idées des images. Or la
substance divine est hors de proportion aussi bien avec l’intelligence angélique qu’avec l’intel-
ligence humaine. C’est pourquoi l’ange lui-même, par nature, ne peut connaître la substance de
Dieu. Il peut cependant parvenir naturellement à une connaissance de Dieu supérieure à celle
de l’homme, en raison de la perfection de son intelligence.

Cette connaissance demeure aussi chez les démons ; car, bien qu’ils n’aient pas cette pureté
du regard que donne la grâce, ils ont celle qui leur vient de la nature et qui suffit à leur connais-
sance de Dieu.

La créature est ténèbres, comparée à l’excellence de la lumière divine : c’est pourquoi la


connaissance que l’on prend de la créature en sa nature propre est dite connaissance du soir.
Tous les anges, au commencement, ont connu de quelque manière le mystère du royaume de
Dieu qui devait être accompli par le Christ ; mais surtout ceux qui furent béatifiés dans la vision
du Verbe, que les démons n’ont jamais eue.
Cependant tous les anges ne saisirent pas ce mystère parfaitement ni également ; et beaucoup
moins encore les démons eurent-ils une connaissance parfaite du mystère de l’Incarnation au
moment de la venue du Christ en ce monde. Mais s’ils avaient connu parfaitement et avec cer-
titude qu’il est le Fils même de Dieu et quels seraient les fruits de sa passion, jamais ils n’au-
raient cherché à faire crucifier le Seigneur de gloire.

Les démons connaissent une vérité de trois manières :


• Premièrement, du fait de la perspicacité de leur nature, car bien qu’enténébrés par la
privation de la lumière de la grâce, ils sont cependant lucides du fait de la lumière de
leur nature intellectuelle.
22

• Deuxièmement, par révélation reçue des saints anges, auxquels certes ils ne ressemblent
pas par la rectitude de la volonté, mais par une similitude de nature intellectuelle qui
rend possible la communication.
• Troisièmement, par suite d’une longue expérience.

Ia Q64 a. 2 : L’obstination de leur volonté

La miséricorde infinie de Dieu est plus grande que la malice du démon, qui est finie. Les
démons persévèrent dans leur malice. La stabilité éternelle est une condition essentielle de la
vraie béatitude ; de là son nom de vie éternelle. La Sainte Écriture affirme que les démons et
les pécheurs doivent être envoyés au « supplice éternel », tandis que les bons doivent être in-
troduits dans « la vie éternelle ».

La volonté des bons anges est confirmée dans le bien, tandis que la volonté des démons est
devenue obstinée dans le mal. La cause de cette obstination, il faut la prendre non de la gravité
de la faute, mais de la condition naturelle de leur état. « Ce que la mort est pour les hommes,
écrit S. Jean Damascène, la chute l’est pour les anges. » Or, il est manifeste que tous les péchés
mortels des hommes, quelle que soit leur gravité, sont rémissibles avant la mort ; mais après la
mort, ils sont irrémissibles et subsistent perpétuellement.
Pour découvrir la cause d’une telle obstination, il faut considérer que la puissance appétitive,
chez la créature, est, par rapport à la puissance appréhensive qui la meut, comme le mobile par
rapport au moteur. L’appétit sensitif a pour objet un bien particulier ; la volonté, le bien univer-
sel ; et de même les sens ont pour objet le particulier, l’intelligence, l’universel. Or, l’appréhen-
sion de l’ange diffère de celle de l’homme en ce que l’ange appréhende immuablement l’objet
par son intelligence à la manière dont nous saisissons immuablement les premiers principes
dont nous avons l’intuition. Par la raison au contraire, l’homme appréhende la vérité d’une
manière progressive et mobile en passant d’une proposition à une autre, gardant la voie ouverte
vers l’une ou l’autre des conclusions opposées.

C’est pourquoi la volonté humaine, elle aussi, adhère à son objet avec une certaine mobilité
et inconstance, pouvant s’en détourner pour adhérer à l’objet contraire. En revanche, la volonté
de l’ange adhère à son objet d’une façon fixe et immuable. Par conséquent, si nous considérons
l’ange avant son adhésion, il peut librement se fixer sur tel objet ou son contraire (sauf s’il s’agit
d’objets voulus naturellement) ; mais après l’adhésion, il se fixe immuablement sur l’objet de
son choix. Aussi a-t-on coutume de dire que le libre arbitre de l’homme est capable de se
porter sur des objets opposés, aussi bien après l’élection qu’avant ; tandis que le libre
arbitre de l’ange est capable de se porter vers des objets opposés avant l’élection, mais pas
après. Ainsi donc, les bons anges adhérant toujours à la justice, sont confirmés en elle ; les
mauvais anges, en péchant, s’obstinent dans le péché.

La miséricorde de Dieu délivre de leur péché ceux qui se repentent. Mais ceux qui ne
sont pas capables de se repentir, parce qu’ils adhèrent immuablement au mal, ne peuvent
bénéficier de la miséricorde divine.
Le péché commis au commencement demeure dans le diable pour autant qu’il comporte
le désir de son objet, bien que le diable se sache très bien dans l’impossibilité de l’atteindre.
Il en est de même pour celui qui croit pouvoir commettre un homicide et qui veut le com-
mettre, mais ensuite n’en a plus la possibilité ; sa volonté demeure cependant en lui, en ce
sens qu’il voudrait le faire s’il le pouvait.

L’activité du démon est double.


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• Il y a d’abord celle qui provient d’une délibération de sa volonté ; c’est vraiment son
activité propre. Une telle activité est toujours mauvaise chez le démon, car, bien qu’il
puisse faire quelque chose de bon, cependant il ne l’accomplit pas d’une façon correcte ;
ainsi quand il dit la vérité pour induire en erreur, ou quand il croit et confesse la divinité
du Christ, non pas volontairement, mais forcé par l’évidence des faits.
• L’autre activité du démon est celle qui lui est naturelle ; elle peut être bonne et atteste la
bonté de la nature. Et pourtant, même de cette activité bonne, les démons abusent pour
faire le mal.

L’ŒUVRE DES SIX JOURS (Ia 65-74)


Plus les créatures sont proches de Dieu, qui est absolument immuable, plus elles sont im-
muables. Chaque créature est faite en vue de la perfection de l’univers. En poussant plus loin
encore, l’univers tout entier, avec chacune de ses parties, est ordonné à Dieu comme à sa fin,
en tant que, dans ces créatures, la bonté divine est représentée par une certaine imitation qui
doit faire glorifier Dieu. Ce qui n’empêche pas que les créatures rationnelles, au-dessus de ce
plan, aient leur fin en Dieu selon une modalité spéciale, car elles peuvent L’atteindre par leur
propre opération en Le connaissant et en L’aimant. Ainsi est-il évident que la bonté divine est
la fin de toutes les réalités corporelles. Un maître d’œuvre ne commet aucune injustice quand il
place des pierres de même nature à des endroits différents d’un édifice. Car il ne le fait pas à
cause d’une diversité antécédente qui serait dans les pierres, mais en recherchant la perfection
de l’édifice tout entier ; et cette perfection ne peut être réalisée si les pierres ne sont pas réparties
de façon diverse dans l’édifice. Il en est de même pour Dieu : au commencement, parce qu’Il
voulait la perfection dans l’univers, Il institua les créatures diverses et inégales selon l’ordre de
Sa sagesse et sans injustice, aucune diversité de mérites n’étant par ailleurs présupposée.

Ordonner est le propre du sage. S. Augustin enseigne qu’il y a deux règles à observer dans
ces questions sur la création du monde :
1. Tenir indéfectiblement que l’Écriture sainte est vraie.
2. Quand l’Écriture peut être expliquée de plusieurs manières, personne ne doit donner à
l’une des interprétations une adhésion tellement absolue que, dans le cas où il serait établi par
raison certaine que cela est faux, on ait la présomption d’affirmer que tel est le sens de l’Écri-
ture : de peur que la Sainte Écriture n’en vienne à être tournée en ridicule par les infidèles, et
qu’ainsi le chemin de la foi ne leur soit fermé.
S. Augustin : “L’autorité de cette Écriture l’emporte sur la capacité de tout le génie humain.
Aussi, quelle que puisse être la modalité et la nature des eaux qui sont là, il reste qu’elles sont
là, et nous ne le mettrons pas en doute.”

Dans la récapitulation des œuvres divines, l’Écriture s’exprime de cette manière (Gn 2, 1) :
“Ainsi donc furent achevés le ciel et la terre et tout leur ornement.” Dans ces paroles on peut
entendre qu’il y a trois œuvres :
• D’abord l’œuvre de création, par laquelle nous lisons qu’ont été produits le ciel et la
terre, mais à l’état informe.
• Puis l’œuvre de distinction, par laquelle le ciel et la terre ont été achevés : soit par des
formes substantielles attribuées à une matière entièrement informe, comme le veut S.
Augustin ; soit au point de vue de la beauté et de l’ordre désirables, comme disent les
autres Pères.
• A ces deux œuvres enfin s’ajoute l’œuvre d’ornementation. Et c’est la raison pour la-
quelle la production de ces êtres qui sont doués de mouvement dans le ciel et sur la terre
appartient à l’œuvre d’ornement.
24

Nous avons dit plus haut que dans la création il est fait mention de trois choses : le ciel, l’eau
et la terre. Or ces trois choses furent aussi formées par l’œuvre de distinction en trois jours :
• le premier jour, le ciel ;
• le deuxième, la séparation des eaux ;
• le troisième, la séparation, sur la terre, de la mer et du continent sec.

Il en est de même pour l’œuvre de l’ornementation :


• au premier jour (qui est le quatrième) furent produits les luminaires qui se meuvent dans
le ciel pour son ornement ;
• le deuxième jour (qui est le cinquième) furent produits les oiseaux et poissons, pour
orner l’élément intermédiaire, car ces êtres se meuvent dans l’eau et dans l’air, qui sont
compris ici comme une seule et même chose ;
• le troisième jour (qui est le sixième) furent produits les animaux qui se meuvent sur la
terre, pour l’ornement de celle-ci.

Quant au degré le plus parfait de la vie il est dans l’homme. Aussi ne dit-il pas que la vie de
l’homme est produite par la terre ou l’eau, comme pour les autres animaux, mais par Dieu.
Plantes et animaux sont produits selon leur genre et leur espèce comme dans un grand éloigne-
ment de la ressemblance divine, alors que l’homme est dit formé “à l’image et ressemblance de
Dieu”. “Si un ignorant entre dans l’atelier d’un artisan, il y voit quantité d’outils dont il ignore
la raison d’être, et, s’il est très sot, il les jugera inutiles. Si dans la suite, par étourderie, il tombe
dans le foyer, ou se blesse à quelque outil aiguisé, il estimera qu’il y a là beaucoup d’êtres
nuisibles ; et l’artisan qui en sait l’usage se moquera de sa sottise.

C’est ainsi qu’en ce monde certains osent critiquer bien des choses dont ils ne voient pas les
raisons ; car il y en a beaucoup qui, sans être nécessaires à notre maison, ont cependant un rôle
pour parfaire l’intégrité de l’univers”. Or, avant le péché, l’homme faisait des choses du monde
un usage conforme à l’ordre. Les animaux venimeux ne lui nuisaient donc pas.

On appelle “parfait” ce à quoi rien ne manque de ce qu’il doit avoir. Ainsi donc,
• au septième jour eut lieu l’achèvement de la nature ;
• à l’incarnation du Christ, l’achèvement de la grâce ;
• et à la fin du monde l’achèvement de la gloire.

De même que Dieu se repose en Lui seul et trouve Sa béatitude en jouissant de Lui-même,
de même nous devenons bienheureux du seul fait que nous jouissons de Dieu. C’est ainsi qu’il
nous donne de nous reposer en Lui de Ses œuvres et des nôtres. Si l’on suit l’interprétation des
autres Pères, trois parties se trouvent indiquées dans la créature corporelle : la première est
désignée par le mot “ciel”, celle du milieu par le mot “eau” ; celle d’en bas par le mot “terre”.

• La première partie est donc distinguée le premier jour, et ornée le quatrième


• celle du milieu est distinguée le deuxième jour, et ornée le cinquième
• la dernière est distinguée le troisième jour, et ornée le sixième.

L’HOMME (Ia 75-102)


On ne donne pas ce qu’on n’a pas. L’image est à l’intelligence ce que la couleur est à la
vue. Il est évident que tout être est reçu dans un autre selon le mode de celui qui le reçoit. Ainsi,
toute réalité est connue selon que sa forme existe dans l’être connaissant. Dieu seul, qui est Son
être même, est acte pur et illimité. Mais, dans les substances intelligentes, il y a composition
25

d’acte et de puissance ; non pas composition de matière et de forme, mais de forme et d’être
participé. Quand l’âme n’est que sensitive, elle peut être détruite, mais lorsqu’en plus elle est
intellectuelle, elle est incorruptible. Plus une puissance est élevée, plus son objet est univer-
sel.
Lorsque les membres ne sont plus dans leur disposition naturelle, ils n’obéissent plus au
mouvement appelé par l’appétit. Il y a cinq sens internes : le sens commun, la “fantaisie”, l’ima-
gination, l’estimation, et la mémoire. Une substance est intellectuelle par le fait qu’elle est im-
matérielle. Donc en Dieu seul l’intelligence est Son essence ; dans les autres créatures intel-
lectuelles, l’intelligence n’est qu’une puissance de l’être intelligent. C’est pourquoi l’intelli-
gence divine n’est pas en puissance, mais elle est acte pur.

Or rien ne passe de la puissance à l’acte sinon par un être en acte, tel le sens par rapport au
sensible. Il fallait donc supposer dans l’intelligence une faculté qui puisse mettre en acte les
objets intelligibles, en abstrayant les idées des conditions de la matière. D’où la nécessité de
l’intellect agent. Aussi ne suffirait-il pas, pour l’acte de penser, de l’immatérialité de l’intellect
possible, s’il n’y avait pas d’intellect agent, capable de rendre les objets intelligibles en acte
par le moyen de l’abstraction.
Tout ce qui est reçu dans un sujet l’est sous le mode de ce sujet. Faire acte d’intelligence,
c’est simplement saisir la vérité intelligible. Raisonner, c’est aller d’un objet d’intelligence à un
autre, en vue de saisir la vérité intelligible. Raison supérieure et raison inférieure, au sens où S.
Augustin les prend, ne peuvent en aucune façon être deux puissances de l’âme. Il définit la
raison supérieure celle qui est ordonnée à considérer et à consulter les vérités éternelles. “Con-
sidérer” en tant qu’on les contemple en elles-mêmes ; “consulter”, en tant qu’on y prend des
règles pour l’action. Car le vrai est un bien, sans quoi il ne serait pas désirable ; et le bien
est un vrai, autrement il ne serait pas intelligible.

La syndérèse n’est pas une puissance. Elle est l’habitude des premiers principes. La syndé-
rèse incite au bien, et proteste contre le mal, la conscience est “l’esprit correcteur, le péda-
gogue qui accompagne l’âme pour l’éloigner du mal et l’attacher au bien”. Ainsi donc,
l’âme domine le corps par un pouvoir despotique ; car les membres du corps ne peuvent aucu-
nement résister à son commandement, mais, suivant son appétit, la main, le pied, et tout membre
qui peut recevoir naturellement une impulsion de la volonté, se meuvent aussitôt. Mais on dit
que l’intelligence, c’est-à-dire la raison, commande à l’irascible et au concupiscible par un
pouvoir politique, car l’affectivité sensible a un pouvoir propre qui lui permet de résister
au commandement de la raison. De même que l’intelligence adhère nécessairement aux pre-
miers principes, de même la volonté adhère nécessairement à la fin dernière, qui est le bonheur.
La nécessité de nature “n’ôte pas la liberté”, Nous sommes maîtres de nos actes en tant
que nous pouvons choisir ceci ou cela. Le choix ne porte pas sur la fin, il porte sur les
moyens.

La volonté ne peut tendre à aucun objet, sinon sous la raison de bien. Or la fin est la première
et la plus élevée des causes. C’est pourquoi il est mieux d’aimer Dieu que de le connaître ; et
inversement il vaut mieux connaître les choses matérielles que les aimer. Toutefois, absolument
parlant, l’intelligence est plus noble que la volonté. Appétit intellectuel : intelligence et volonté
– Appétit sensitif : concupiscible et irascible. Mais nos choix eux-mêmes nous appartiennent,
toujours en supposant le secours de Dieu. Le libre arbitre est le sujet de la grâce, et avec son
assistance il choisit le bien. Donc, le libre arbitre est une puissance.
Habitus : “par lesquels nous sommes disposés bien ou mal à l’égard des passions et des actes.
L’homme en péchant a perdu le libre arbitre, non sous le rapport de la liberté naturelle, par
laquelle il est soustrait à la nécessité, mais sous le rapport de la liberté qui est l’exemption de la
faute et de la souffrance. Ce qui est reçu est dans ce qui le reçoit selon le mode de ce dernier.
26

La nature de la connaissance s’oppose à la nature de la matérialité. Or un sujet connaît d’au-


tant plus parfaitement qu’il possède la forme de la chose connue sous un mode plus immatériel
parmi les intelligences aussi, l’une est plus parfaite que l’autre dans la mesure où elle est plus
immatérielle. L’âme humaine connaît tout dans les raisons éternelles ; c’est en participant
d’elles que nous connaissons toutes choses. Car la lumière intellectuelle qui est en nous n’est
rien d’autre qu’une ressemblance participée de la lumière incréée, en laquelle les raisons
éternelles sont contenues. Dans la mesure où les choses sont séparables de la matière, elles ont
rapport à l’intelligence.” Il faut donc que les réalités matérielles soient connues intellectuelle-
ment en tant qu’elles sont abstraites de la matière et des ressemblances matérielles, qui sont les
images.
L’espèce intelligible est pour l’intelligence ce par quoi elle connaît. Or, le sens a pour objet
le singulier, et l’intelligence, l’universel. La connaissance du singulier doit donc être pour nous
antérieure à celle de l’universel. Notre intelligence passe de la puissance à l’acte. Dieu voit tout
à la fois, parce qu’Il voit tout par une seule forme, qui est Son essence.

L’objet propre de l’intelligence humaine est la quiddité de la chose matérielle, perçue par le
sens et l’imagination. L’objet propre de l’intellect est la quiddité. L’acte et la forme sont reçus
dans la matière selon la capacité de celle-ci. L’universel est connu par la raison et le singulier
par le sens ; la réalité connue par le sens sous un mode matériel et concret (ce qui est connaître
directement le singulier), est connue par l’intelligence sous un mode immatériel et abstrait : ce
qui est connaître l’universel. C’est pourquoi nous ne pouvons présentement connaître Dieu que
par des effets sensibles. Après cette vie, l’incapacité de notre intelligence sera supprimée par la
lumière de gloire, et alors nous pourrons voir Dieu Lui-même dans Son essence, sans toutefois
Le comprendre parfaitement.
L’intelligence a un rapport naturel et direct à l’universel ; le sens se rapporte par nature au
singulier. Tout être est connaissable pour autant qu’il existe en acte, et non pour autant qu’il
existe en puissance.
• Dieu comprend tout, Lui-même et les créatures, par Sa propre essence.
• L’ange se comprend lui-même par sa propre essence, mais les autres choses par leurs
similitudes
• L’homme comprend par les images sensibles que sont les phantasmes.

Un objet est connu en acte par l’intelligence du fait qu’il n’a pas de matière. Connaître qu’Il
connaît, c’est pour Dieu connaître Son essence. Car Son essence est la même chose que Son
acte d’intelligence, et procède de la vertu de sagesse, dont Aristote avait fait la première des
sciences spéculatives. Il est donc évident que pour Aristote le bonheur parfait consiste dans la
connaissance des substances séparées telle qu’on peut l’obtenir par les sciences spéculatives.
Le bonheur achevé, qui consiste à connaître les objets intelligibles les plus élevés, procède de
la vertu de sagesse. L’intellect possible est “un principe qui permet à l’âme de devenir toutes
choses”, et l’intellect agent est “un principe qui lui permet de les faire toutes”. L’une et l’autre
faculté n’ont pour objet, dans la vie présente, que les réalités matérielles ; l’intellect agent en
fait des objets intelligibles en acte, et ils sont reçus dans l’intellect possible.
Donc, dans la vie présente, nous ne pouvons connaître en elles-mêmes les substances sépa-
rées, ni par l’intellect possible ni par l’intellect agent. Puisque l’intelligence humaine ne peut,
dans la vie présente, connaître les substances immatérielles créées, elle pourra bien moins en-
core connaître l’essence de la substance incréée. L’âme séparée ne connaît pas au moyen d’es-
pèces innées, ni au moyen d’espèces qu’elle abstrait alors ; ni seulement au moyen d’espèces
conservées dans la mémoire. Mais c’est par des espèces provenant d’un influx de la lumière
divine il convient communément à toute substance séparée “de connaître les réalités qui lui sont
soit supérieures soit inférieures, selon le mode de sa propre substance”. Tout ce qui est reçu
dans un sujet, est déterminé en lui selon son mode d’être. L’âme rationnelle, elle, est une forme
subsistante. Est parfait ce à quoi rien ne manque. Dieu a donné à chaque réalité de la nature la
disposition la meilleure : non pas dans l’absolu, mais dans la relation à sa fin propre.
27

Ia Q92 a. 1 : La production des choses devait-elle comporter la production de la femme ?


“Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; faisons-lui une aide qui lui soit assortie.” Il était
nécessaire que la femme fût faite, comme dit l’Écriture, pour aider l’homme. Non pas pour
l’aider dans son travail, comme l’ont dit certains, puisque, pour n’importe quel autre travail,
l’homme pouvait être assisté plus convenablement par un autre homme que par la femme, mais
pour l’aider dans l’œuvre de la génération.
L’homme, lui, est ordonné à une activité vitale encore plus noble, la connaissance intellec-
tuelle ; et c’est pourquoi à l’égard de l’homme, il y avait une raison plus forte encore de distin-
guer ces deux vertus, et de produire la femme à part de l’homme, tout en les unissant charnel-
lement pour l’œuvre de génération. Et c’est pourquoi, aussitôt après avoir raconté la formation
de la femme, la Genèse (2, 24) ajoute : “Ils seront deux dans une seule chair”.

Par rapport à la nature particulière, la femme est quelque chose de défectueux et de manqué.
Mais rattachée à la nature universelle, la femme n’est pas un être manqué : par l’intention de la
nature, elle est ordonnée à l’œuvre de la génération. Or, l’intention de la nature universelle
dépend de Dieu, qui est l’auteur universel de la nature, et c’est pourquoi, en instituant la nature,
Il produisit non seulement l’homme, mais aussi la femme.

Il y a deux espèces de sujétion.


• L’une est servile, lorsque le chef dispose du sujet pour sa propre utilité, et ce genre de
sujétion s’est introduit après le péché.
• Mais il y a une autre sujétion, domestique ou civique, dans laquelle le chef dispose des
sujets pour leur utilité et leur bien. Ce genre de sujétion aurait existé même avant le
péché. Car la multitude humaine aurait été privée de ce bien qu’est l’ordre, si certains
n’avaient été gouvernés par d’autres plus sages. Et c’est ainsi, de ce genre de sujétion,
que la femme est par nature soumise à l’homme, parce que l’homme par nature possède
plus largement le discernement de la raison. D’ailleurs l’état d’innocence, comme on le
dira plus loin, n’excluait pas l’inégalité entre les hommes.

Si Dieu avait supprimé dans le monde toutes les choses dans lesquelles l’homme a trouvé
occasion de péché, l’univers serait resté inachevé. Et il n’y avait pas à supprimer le bien com-
mun pour éviter un mal particulier, étant donné surtout que Dieu est assez puissant pour ordon-
ner n’importe quel mal au bien.
Il était convenable que la femme fût formée de la côte de l’homme.
• Premièrement, pour signifier qu’entre l’homme et la femme il doit y avoir une union de
société. Car ni la femme ne devait “dominer sur l’homme”, et c’est pourquoi elle n’a
pas été formée de la tête. Ni ne devait-elle être méprisée par l’homme, et c’est pourquoi
elle n’a pas été formée des pieds.
• Deuxièmement, cela convenait pour le symbolisme sacramentel, car c’est du côté du
Christ endormi sur la croix qu’ont jailli les mystères, le sang et l’eau, par lesquels
l’Église a été instituée. Or, il est manifeste que l’on trouve chez l’homme une certaine
ressemblance de Dieu, et qui dérive de Dieu comme de son modèle ; cependant ce n’est
pas une ressemblance qui va jusqu’à l’égalité, car le modèle dépasse infiniment cette
reproduction particulière. Et c’est pourquoi l’on dit qu’il y a chez l’homme image de
Dieu, non pas parfaite, mais imparfaite. Or certains êtres présentent des ressemblances
avec Dieu,
o premièrement, et c’est ce qui est le plus commun, en tant qu’ils existent ;
o deuxièmement, en tant qu’ils vivent ;
o troisièmement, en tant qu’ils sont sagesse et intelligence.
28

Ia Q93 a. 4 : L’image de Dieu est-elle en tout homme ?


Par le péché l’homme perd sa ressemblance avec Dieu. Puisque c’est en vertu de sa nature
intellectuelle que l’homme est dit exister à l’image de Dieu, le trait par lequel il sera le plus à
l’image de Dieu sera celui par lequel la nature intellectuelle peut le plus imiter Dieu. Or la
nature intellectuelle imite Dieu surtout en ce que Dieu se connaît et s’aime Lui-même.

L’image de Dieu dans l’homme pourra donc se vérifier selon trois degrés.
• D’abord, en ce que l’homme a une aptitude naturelle à connaître et à aimer Dieu ;
cette aptitude réside dans la nature même de l’âme spirituelle, laquelle est com-
mune à tous les hommes.
• Deuxièmement, en ce que l’homme connaît et aime Dieu en acte ou par habitus,
quoique de façon imparfaite ; c’est l’image par conformité de grâce.
• Troisièmement, en ce que l’homme connaît et aime Dieu en acte et de façon par-
faite ; c’est ainsi qu’on rejoint l’image selon la ressemblance de gloire.

Aussi, en marge du Psaume (4, 7) : “La lumière de Votre face a été imprimée sur nous, Sei-
gneur”, la Glose distingue trois sortes d’images : celles de la création, de la récréation et
de la ressemblance. La première de ces images se trouve chez tous les hommes, la deuxième
chez les justes seulement, et la troisième seulement chez les bienheureux.
Mais, pour ce qui est de certains traits secondaires, l’image de Dieu se trouve dans l’homme
d’une façon qui ne se vérifie pas dans la femme ; en effet, l’homme est principe et fin de la
femme, comme Dieu est principe et fin de toute la création. Aussi, une fois que S. Paul eut dit :
“L’homme est l’image et la gloire de Dieu tandis que la femme est la gloire de l’homme”, il
montra la raison pour laquelle il avait dit cela en ajoutant : “Car ce n’est pas l’homme qui a été
tiré de la femme, mais la femme de l’homme, et ce n’est pas l’homme qui a été créé pour la
femme, mais la femme pour l’homme.”

Si l’on trouve chez l’homme une ressemblance de Dieu par mode d’image, c’est au ni-
veau de l’âme spirituelle ; dans ses autres parties, on la trouve par mode de vestige. L’image
de Dieu demeure toujours dans l’homme. Que cette image, selon S. Augustin, “soit usée et
comme voilée au point d’exister à peine”, comme chez ceux qui n’ont pas d’usage de la raison ;
“ou qu’elle soit obscure et déformée” comme chez les pécheurs “ou qu’elle soit claire et belle”
comme chez les justes. Il y a trois sortes d’image de Dieu dans l’homme : celle de la nature,
celle de la grâce, et celle de la gloire.

La béatitude de l’homme consiste dans la vision de l’essence divine. Nul homme ne peut par
sa volonté se détourner de la béatitude ; car c’est d’un mouvement naturel et de façon nécessaire
que l’homme veut la béatitude et fuit le malheur. Aussi nul homme, voyant Dieu dans Son
essence, ne peut par sa volonté se détourner de Dieu, ce qui est pécher. Et c’est pourquoi tous
ceux qui voient Dieu dans Son essence sont fixés dans l’amour de Dieu de telle façon qu’ils ne
peuvent plus jamais pécher. Donc, puisque Adam a péché, il est manifeste qu’il ne voyait pas
Dieu dans Son essence. L’homme est empêché, dans son état présent, de considérer entièrement
et lucidement les effets spirituels parce qu’il est tiraillé par les objets sensibles qui l’assiègent.
La volonté bonne est une volonté ordonnée. L’homme est retenu de considérer les choses
intelligibles par l’accaparement des choses sensibles ; notre âme est “comme une tablette où il
n’y a rien d’écrit”. De même que le premier homme fut établi dans un état de perfection corpo-
relle, afin de pouvoir engendrer aussitôt, de même il fut également établi dans un état parfait
quant à l’âme, afin de pouvoir aussitôt instruire et gouverner les autres.
La vertu morale parfaite ne supprime pas totalement les passions, elle les règle. C’est le
propre du tempérant de convoiter ce qu’il faut et comme il le faut. Cela est clair pour la péni-
tence qui est une douleur du péché commis, et pour la miséricorde qui est une douleur de la
29

misère d’autrui ; celui qui agit avec une plus grande charité jouira plus parfaitement de Dieu.
Le caractère méritoire se trouve plus important après le péché en raison de la faiblesse humaine ;
en effet une œuvre petite dépasse le pouvoir de celui qui l’accomplit avec difficulté plus
qu’une œuvre importante ne dépasse le pouvoir de celui qui agit sans difficulté. La déso-
béissance envers l’homme de ce qui doit lui être soumis, est une suite et un châtiment de sa
propre désobéissance envers Dieu. Et c’est pourquoi dans l’état d’innocence, avant la désobéis-
sance, rien ne lui résistait, de ce qui par nature devait lui être soumis. La nature des animaux
n’a pas été changée par le péché de l’homme au point que ceux qui maintenant, par nature,
mangent la chair d’autres animaux, comme les lions ou les faucons, eussent alors été herbivores.
Mais l’ordre semble consister surtout dans l’inégalité. Cependant il peut y avoir un plus
grand amour entre des êtres inégaux qu’entre des êtres égaux. Donc il n’est pas contre la dignité
de l’état d’innocence que l’homme ait dominé sur l’homme. La communauté de possession est
une occasion de discorde, dit Aristote.
Dans l’état d’innocence les volontés humaines auraient été si bien ordonnées que les hommes
auraient usé en commun, sans danger de discorde, selon les attributions de chacun, des biens
soumis à leur maîtrise ; c’est d’ailleurs ce que l’on observe maintenant aussi chez beaucoup de
gens de bien. De même que la diversité des degrés d’être appartient à la perfection de l’univers,
de même la diversité des sexes concourt à la perfection de la nature humaine. Si une créature
rationnelle est confirmée en justice, cela vient de ce qu’elle devient bienheureuse par la claire
vision de Dieu ; car lorsqu’on voit Dieu on ne peut pas ne pas se fixer en Lui, étant donné qu’Il
est l’essence même de la bonté dont nul ne peut se détourner, puisque rien n’est désiré et aimé
si ce n’est sous la raison de bien. Je dis cela selon la loi commune, car il peut en arriver autre-
ment par privilège spécial, comme nous le croyons de la Vierge, Mère de Dieu. Notre âme, par
nature, est “comme une tablette rase où il n’y a rien d’écrit”.

LE GOUVERNEMENT DIVIN (Ia 103-119)


Le meilleur gouvernement est celui d’un seul. La raison en est que le gouvernement n’est
rien d’autre que la conduite des gouvernés vers une fin qui est un bien. La multitude est donc
mieux gouvernée par un seul que par plusieurs. La pluralité des chefs fait obstacle au bien ; ce
qu’il faut donc, c’est un chef unique. Car certaines créatures, selon leur nature, agissent par
elles-mêmes, comme ayant la maîtrise de leurs actes ; et celles-là sont gouvernées par Dieu non
seulement en ce qu’Il les meut par une impulsion intérieure, mais aussi en ce qu’Il les conduit
au bien et les détourne du mal par des préceptes et des défenses, par des récompenses et des
peines. Dieu gouverne les êtres de telle manière que certains d’entre eux puissent être, en
gouvernant, cause de bonté pour les autres.

Ia Q103 a. 7 : Peut-il se produire quelque chose en dehors de l’ordre du gouvernement di-


vin ?
“Seigneur Dieu, Roi tout-puissant, tout est soumis à Votre pouvoir, et il n’est rien qui puisse
résister à Votre volonté.” Un effet peut se produire en dehors de l’ordre d’une cause parti-
culière, mais non en dehors de l’ordre de la cause universelle. La raison en est que ce qui
fait obstacle à l’ordre d’une cause particulière vient d’une autre cause qui s’oppose à celle-ci ;
mais cette cause elle-même se ramène forcément à la première cause universelle. Et puisque
Dieu est la première cause universelle, non seulement d’un genre donné, mais de tout l’être, il
est impossible que quelque chose se produise en dehors de l’ordre du gouvernement divin ;
mais du fait même que quelque chose semble d’un certain côté échapper au plan de la
providence divine considérée au point de vue d’une cause particulière, il est nécessaire
que cela retombe dans ce même ordre selon une autre cause.
Il n’est rien dans le monde qui soit totalement mauvais, car le mal a toujours son fon-
dement dans le bien. C’est pourquoi une chose est dite mauvaise en ce qu’elle sort de l’ordre
que représente un bien particulier. Mais, si elle échappait totalement à l’ordre du gouverne-
ment divin, elle serait pur néant.
30

On dit que, dans la réalité, certains événements sont fortuits parce qu’ils se produisent en
dehors de l’ordre de certaines causalités particulières. Mais, en ce qui concerne la divine provi-
dence, “rien dans le monde ne se fait au hasard”, écrit S. Augustin.

Cela même qui se produit en dehors d’une cause prochaine, se trouve, par le moyen de
quelque autre cause, soumis au gouvernement divin.
Dieu est l’être par essence, car Son essence est d’exister ; toute créature au contraire est être
par participation, du fait qu’exister n’appartient pas à son essence. Et, comme l’écrit S. Augus-
tin : “Si la puissance de Dieu cessait un jour de régir les créatures, aussitôt leurs formes cesse-
raient, et toute nature s’effondrerait.” Et encore : “De même que l’air, en présence de la lumière,
devient lumineux, ainsi l’homme, en présence de Dieu, se trouve illuminé ; en Son absence, il
tombe immédiatement dans les ténèbres.”
La bonté de Dieu est cause des choses, non par nécessité de nature, puisque la bonté divine
ne dépend pas des créatures, mais par Sa libre volonté. Dieu peut donc, sans porter préjudice à
Sa bonté, ne pas donner l’être aux choses ; Il peut également, sans diminuer Sa bonté, ne pas
les conserver dans l’être.

C’est la conservation des choses dans l’être qui manifeste au maximum la puissance de Dieu.
Dieu, en mouvant la volonté, ne la force pas, car Il lui donne Sa propre inclination. Mais puisque
le fait d’être mue par un autre n’exclut pas qu’elle puisse se mouvoir d’elle-même, ou vient de
le dire, il s’ensuit que la possibilité de mériter ou de démériter ne lui est pas enlevée. Donc, si
l’ordre des choses est considéré comme dépendant de la cause première, alors Dieu ne peut rien
faire contre cet ordre, car en ce cas il agirait contre Sa prescience, ou Sa volonté, ou Sa bonté.
Mais si nous considérons l’ordre des choses en tant qu’il dépend de l’une quelconque des
causes secondes, à ce point de vue Dieu peut agir en dehors de l’ordre des choses. Car Dieu
n’est pas soumis à l’ordre des causes secondes. Illuminer consiste donc à transmettre à autrui
la manifestation d’une vérité que l’on connaît. Dans la hiérarchie céleste, en effet, toute la raison
de l’ordre tient à la proximité avec Dieu. De là vient que ceux qui sont plus proches de Dieu
sont plus élevés en dignité et plus éclairés en savoir ; ce qui fait que les anges supérieurs ne
sont jamais illuminés par les anges inférieurs.
Dans la hiérarchie ecclésiastique au contraire, ceux qui sont plus proches de Dieu par la sain-
teté sont parfois au dernier rang et dépourvus d’une science éminente ; parfois aussi les hommes
très savants sur un point ne le sont pas sur un autre. Voilà pourquoi les supérieurs peuvent être
enseignés par les inférieurs.

Toutes les créatures reçoivent en participation de la bonté divine le bien qu’elles possèdent
en vue de le communiquer aux autres, car il est de la nature du bien de se communiquer. La
langue des anges est une métaphore pour signifier la puissance qu’ils ont de manifester leur
pensée. La vérité est la lumière de l’intelligence, et la règle de toute vérité, c’est Dieu Lui-
même. Le meilleur, en effet, c’est que la multitude soit régie par un chef unique. L’excellence
d’un ordre inférieur est contenue dans l’excellence de l’ordre supérieur, mais non réciproque-
ment. Denys place
• dans la première hiérarchie, les Séraphins en tête, les Chérubins ensuite, et les Trônes
en dernier lieu ;
• dans la deuxième hiérarchie : les Dominations d’abord, puis les Vertus, enfin les Puis-
sances ;
• dans la troisième hiérarchie, les Principautés, les Archanges et les Anges.

La première hiérarchie saisit les raisons des choses en Dieu même ; la deuxième hiérarchie
les saisit dans les causes universelles ; la troisième, dans leur détermination à des effets parti-
culiers. La connaissance des réalités inférieures l’emporte sur l’amour qu’on leur porte ;
31

tandis que l’amour des réalités supérieures, et surtout de Dieu, l’emporte sur la connais-
sance qu’on en a. Le bien peut se trouver sans le mal, mais le mal ne saurait exister sans le
bien,

Si faire le mal est déjà extrêmement malheureux, commander dans le mal est le comble de la
misère. Tout ordre et donc toute supériorité existe d’abord et originellement en Dieu, et les
créatures y participent selon qu’elles sont plus proches de lui ; tout agent accomplit un être
semblable à lui-même. Mais l’esprit humain ne peut saisir la vérité intelligible dans sa nudité,
parce qu’il lui est connaturel de comprendre en se tournant vers les images, des espèces reçues
des créatures émane une vérité intelligible d’autant plus élevée que l’intelligence humaine est
plus vigoureuse. Ainsi l’homme est aidé par l’ange pour parvenir à une plus parfaite connais-
sance du divin à partir des créatures.
Une telle motion n’est cependant pas contraignante, car la volonté demeure toujours libre de
consentir à la passion ou de lui résister. Les démons ne peuvent pas introduire en nous des
pensées en les produisant à l’intérieur de nous, puisque l’usage de notre pouvoir de penser est
soumis à la volonté. Chez nous, une opération extérieure trouble la pureté de notre contempla-
tion, parce que nous nous livrons à cette action avec nos forces sensibles, dont les actes, quand
nous y prêtons attention, paralysent les actes de notre puissance intellectuelle.

Tout homme ou tout ange, en tant qu’il adhère à Dieu, devient spirituellement un avec Dieu,
et comme tel est supérieur à toute créature. Il est conforme à l’ordre de la providence divine
que, non seulement chez les anges mais même dans tout l’univers, les êtres inférieurs soient
gouvernés par les êtres supérieurs. Et c’est pourquoi, comme on donne une garde aux hommes
qui parcourent une route peu sûre, ainsi tout homme dans l’état de voyageur reçoit la garde d’un
ange. Mais quand l’homme sera parvenu au terme du voyage, il n’aura plus d’ange gardien ;
s’il est au ciel, il aura son ange régnant avec lui ; s’il est en enfer, il aura un démon pour le
châtier.

Aussi bien dans la pénitence des hommes que dans leur péché, les anges gardent un motif de
joie : l’accomplissement de l’ordre voulu par la providence divine. C’est le Seigneur votre Dieu
qui vous tente afin de manifester que vous L’aimez. Le diable ne tente pas les hommes autant
qu’il veut, mais autant que Dieu permet ; car s’Il lui permet de tenter un peu, Il le repousse
ensuite à cause de la faiblesse de notre nature. Le plus grand nombre des hommes suivent
leurs passions, qui sont des mouvements de l’appétit sensible auxquels peuvent coopérer
les corps célestes ; mais un petit nombre sont des sages qui résistent à ces passions. Mais
le destin est essentiellement cette disposition ou enchaînement, qui est l’ordre des causes se-
condes. Le destin, considéré dans les causes secondes, est sujet au changement ; mais, en tant
qu’il est soumis à la Providence divine, il est doté d’immutabilité par une nécessité non pas
absolue mais conditionnelle. Le destin est l’ordonnance des causes secondes à l’égard des
effets préparés par Dieu. La démonstration est un syllogisme qui engendre la science ; une
âme qui existerait sans corps ne posséderait pas la perfection de sa nature.

PRIMA SECUNDAE (Ia IIae 1-114)


LA BEATITUDE (IaIIae 1-5)
Si la fin est dernière dans l’exécution, elle est première dans l’intention de l’agent. Tout ce
qui agit doit nécessairement agir pour une fin. Or la première entre toutes les causes est la cause
finale. Le libre arbitre est la « faculté de volonté et de raison ». En effet, par son essence même,
le bien tend à se répandre. Il faut donc que la fin dernière comble tellement le désir de l’homme
qu’elle ne laisse rien à désirer en dehors d’elle. Tout ce que l’homme désire, il le désire comme
32

un bien, et si ce n’est comme le bien parfait, qui est la fin ultime, il faut que ce soit comme
tendant au bien parfait.
Sans doute le pécheur s’écarte de l’objet qui réalise vraiment la raison de fin dernière ; mais
il n’en garde pas moins l’intention de cette fin, qu’il cherche à tort dans d’autres choses. Toutes
les choses corporelles obéissent à l’argent, du moins pour la multitude des sots, qui ne connais-
sent rien en dehors de ces biens corporels qu’ils peuvent acquérir par leur argent. Or, on ne doit
pas chercher un jugement sur les biens de l’homme auprès des sots, mais auprès des sages.
Autre est néanmoins le désir infini des richesses, autre celui du souverain bien.
Plus celui-ci est possédé, plus il est aimé et plus tout le reste est méprisé, car en le possé-
dant davantage on le connaît mieux, selon cette parole de l’Ecclésiastique (24, 21) : « Ceux qui
se nourrissent de moi auront encore faim. » Mais pour l’appétit des richesses et de tous les
biens temporels, c’est le contraire : dès qu’on les possède, on les méprise et on désire autre
chose. C’est le sens de cette parole du Seigneur (Jn 4, 13) : « Celui qui boit de cette eau »,
symbole des biens temporels, « aura encore soif ». Et cela parce que l’on connaît mieux leur
insuffisance lorsqu’on les possède. Ce fait même montre leur imperfection, et que le souverain
bien ne se trouve pas là.

Quant à la vraie récompense de la vertu, c’est la béatitude même, et c’est pour cette fin-là
que les hommes vertueux agissent. Aussi la gloire humaine est-elle souvent trompeuse. Comme
Dieu, au contraire, ne peut Se tromper, la gloire qu’Il confère est toujours vraie. Quant à la
stabilité, chacun sait que la renommée n’en a aucune et qu’une fausse rumeur suffit à la
détruire. Si parfois elle demeure stable, c’est par accident. Mais la béatitude est stable par
elle-même et toujours.
La puissance nous assimile à Dieu d’une certaine manière ; mais il y a une différence essen-
tielle. La puissance divine est identique à Sa bonté, en raison de quoi l’emploi que Dieu fait de
Sa puissance est nécessairement bon. Mais cela ne se trouve pas chez les hommes, et c’est
pourquoi il ne suffit pas à la béatitude des hommes qu’ils soient assimilés à Dieu par la puis-
sance, s’ils ne Lui sont en outre assimilés par la bonté. Or l’homme ne doit pas être aimé pour
lui-même, mais tout ce qui est dans l’homme doit être aimé pour Dieu. Donc la béatitude ne
consiste en aucun bien de l’âme.

IaIIae Q2 a. 8 La béatitude consiste-t-elle en quelque bien créé ?


Dieu est la vie heureuse de l’homme , et le Psaume (144, 15) : « Heureux le peuple dont le
Seigneur est le Dieu. » Il est impossible que la béatitude de l’homme consiste en un bien créé.
En effet, la béatitude est un bien parfait, capable d’apaiser entièrement le désir, sans quoi, et s’il
restait encore quelque chose à désirer, elle ne pourrait être la fin ultime. Or l’objet de la volonté,
faculté du désir humain, est le bien universel, de même que l’objet de l’intellect est le vrai
universel.

D’où il est évident que rien ne peut apaiser la volonté humaine hors le bien universel. Celui-
ci ne se trouve réalisé en aucune créature, mais seulement en Dieu ; car toute créature ne pos-
sède qu’une bonté participée. Ainsi Dieu seul peut combler la volonté de l’homme, selon ces
paroles du Psaume (103, 5) : « C’est Lui qui rassasie vos désirs en vous comblant de biens. »
C’est donc en Dieu seul que consiste la béatitude de l’homme.
Le plus haut état de l’homme touche au plus bas degré de la nature angélique par une certaine
ressemblance ; mais l’homme ne s’arrête pas là comme dans sa fin ultime ; il remonte jusqu’à
la source universelle du bien, qui est le commun objet de béatitude de tous les bienheureux, au
titre de bien infini et parfait. Or l’universalité des créatures, à laquelle l’homme se rapporte
comme la partie au tout, n’est pas une fin ultime, mais elle est ordonnée à Dieu comme à sa fin
ultime. Donc le bien que représente l’univers n’est pas l’ultime fin de l’homme, celle-ci est
Dieu Lui-même.
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Dans un premier sens, la fin dernière de l’homme est un bien incréé, puisque c’est Dieu, qui
seul, par Sa bonté infinie, peut combler parfaitement la volonté de l’homme. Dans un second
sens, la béatitude de l’homme est quelque chose de créé qui existe en lui, qui n’est autre chose
que l’acquisition ou la jouissance de la fin ultime.
Chez Dieu seul la béatitude est identique à l’existence. En Dieu se trouve la béatitude par
essence, car Son être même est identique à Son activité, par laquelle Il jouit de Lui-même et
non d’un autre. Dans l’état de vie présente, la béatitude parfaite ne saurait être possédée par
l’homme.
La béatitude de l’homme consiste essentiellement dans son union avec le bien incréé, qui est
sa fin ultime, et à ce bien-là l’homme ne peut être uni par une activité des sens. La béatitude
est la joie de la vérité. Mais la faculté la plus élevée de l’homme est l’intellect, et son objet le
plus élevé est le bien divin, objet de l’intellect spéculatif, non de l’intellect pratique. C’est donc
dans une activité de ce genre, dans la contemplation du divin, que consiste surtout la béa-
titude.

Par la vie contemplative, l’homme entre en communication avec ce qui le dépasse, avec Dieu
et les anges, auxquels il est assimilé par la béatitude. L’ultime et parfaite béatitude qui nous
est promise dans la vie future consiste tout entière dans la contemplation comme dans son
principe. Quant à la béatitude imparfaite, telle qu’on peut l’avoir ici-bas, elle consiste d’abord
et principalement dans la contemplation, mais aussi, secondairement, dans l’opération de l’in-
tellect pratique dirigeant les actions et les passions humaines. L’homme vise un bien qui est en
dehors de lui ; mais l’intellect spéculatif porte son bien en lui-même, par la contemplation de la
vérité. Puisque la fin ultime de l’homme est un bien différent et extrinsèque, à savoir Dieu
même, que nous atteignons par l’activité de l’intellect spéculatif, il en résulte que la béatitude
de l’homme consiste davantage dans l’opération de l’intellect spéculatif que dans celle de l’in-
tellect pratique. L’étude des sciences spéculatives offre une certaine participation de la vraie et
parfaite béatitude. La gloire suprême, la béatitude de l’homme ne consiste que dans la con-
naissance de Dieu.

La parfaite béatitude de l’homme ne consiste pas dans ce qui est la perfection de l’intellect,
selon qu’il participe d’un autre être, mais bien dans ce qui est tel dans son essence même. L’ob-
jet propre de l’intellect est le vrai. Ainsi l’objet qui ne représente qu’une vérité participée ne
peut, quand on le contemple, perfectionner l’intellect en lui donnant sa perfection ultime. Dieu
seul est la vérité par essence et que Sa contemplation rend parfaitement heureux. L’ultime per-
fection de l’intellect humain n’est obtenue que par l’union à Dieu. La béatitude ultime et parfaite
ne peut être que dans la vision de l’essence divine.

L’homme ne saurait être parfaitement heureux tant qu’il lui reste quelque chose à désirer et
à chercher. Il est donc requis pour la parfaite béatitude que l’intellect atteigne à l’essence même
de la cause première. Et ainsi il possédera la perfection en s’unissant à Dieu comme à son objet,
en qui seul consiste la béatitude. Dieu, du fait qu’Il saisit pleinement Sa propre essence par Son
intellect, a une béatitude plus haute que l’homme ou l’ange, qui voit cette essence, mais ne la
saisit pas pleinement.
La béatitude est la joie qui nous vient de la vérité. Quand la délectation des sens est con-
traire à la raison, elle empêche alors l’estimation de la prudence, plus qu’elle ne met obstacle
au jugement de l’intellect spéculatif. La vision correspond à la foi, et la délectation ou fruition
à la charité. L’intellect est suffisamment perfectionné par la vision de Dieu, et la volonté par la
délectation qu’elle y trouve. Le vrai correspond à la vision et le bien à la délectation.

La béatitude consiste dans l’obtention de la fin ultime la béatitude exige le concours de ces
trois choses :
• la vision, qui est une connaissance parfaite de notre fin intelligible ;
• la compréhension, qui implique la présence de cette même fin,
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• et la délectation ou fruition, qui implique le repos de l’être aimant dans la possession de


l’être aimé.

Certaines âmes bienheureuses sont élevées aux ordres supérieurs du monde angélique, et
voient Dieu plus clairement que les anges inférieurs. En effet, l’homme, en cette vie, a besoin
de ce qui est nécessaire au corps, tant pour l’activité de la vertu contemplative que pour celle
de la vertu active, laquelle, d’ailleurs, requiert encore plusieurs autres conditions pour accom-
plir ses œuvres. Pour la béatitude parfaite, au contraire, celle qui consiste en la vision de Dieu,
de tels biens ne sont nullement requis. L’homme a besoin, pour agir vertueusement, du con-
cours des amis, tant dans les œuvres de la vie active que dans celles de la vie contemplative.

IaIIae Q5 a. 2 : Un homme peut-il avoir plus de béatitude qu’un autre ?


« Dans la maison de mon Père il y a beaucoup de demeures. » Et ces demeures correspondent
aux différents degrés de mérite de ceux qui sont dans la vie éternelle. Il y a différents degrés
dans la béatitude, et elle n’est pas égale chez tous.

L’idée de béatitude inclut deux aspects :


• d’abord la fin ultime elle-même, qui est le souverain bien ;
• puis l’obtention ou la jouissance de ce bien.
En ce qui concerne le bien même qui est l’objet de la béatitude, il ne peut y avoir une béati-
tude plus grande qu’une autre, puisqu’il n’y a qu’un souverain bien, qui est Dieu, dont la pos-
session rend les hommes bienheureux. Mais quant à l’obtention ou jouissance de ce bien, l’un
peut avoir plus de béatitude que l’autre ; car plus on jouit de ce bien, plus on est bienheureux.
Or il arrive qu’un homme jouisse de Dieu plus parfaitement qu’un autre, parce qu’il est mieux
disposé ou mieux ordonné à cette jouissance. Et c’est ainsi que l’un peut avoir plus de béatitude
que l’autre. L’égalité du salaire d’un denier signifie que la béatitude est unique du côté de l’ob-
jet. Mais la diversité des demeures signifie la diversité de la béatitude selon les divers degrés
de jouissance.
On dit l’un plus heureux que l’autre en raison d’une participation différente de ce même bien.
Et l’addition d’autres biens ne saurait augmenter la béatitude, ce qui fait dire à S. Augustin :
« Celui qui Vous connaît et connaît en même temps les autres choses, n’est pas rendu plus
heureux à cause d’elles, mais il est bienheureux à cause de Vous seul. »

IaIIae Q5 a. 3 : Un homme peut-il être bienheureux en cette vie ?


« L’homme né de la femme vit peu de temps, et sa vie est remplie de misères. » Mais la
béatitude exclut la misère. Donc, en cette vie, l’homme ne peut être bienheureux. Une certaine
participation de la béatitude peut être obtenue en cette vie, mais non la béatitude vraie et par-
faite. La béatitude, étant un bien parfait et qui se suffit à lui-même, exclut tout mal et comble
tout désir. Or il n’est pas possible d’écarter tous les maux dans la vie présente : cette vie est
soumise à beaucoup de maux inévitables, comme l’ignorance du côté de l’intellect, les affec-
tions désordonnées du côté de l’appétit et, en ce qui touche le corps, un grand nombre d’afflic-
tions. Pareillement, le désir du bien ne peut être rassasié en cette vie ; car il est naturel à
l’homme de désirer la permanence du bien qu’il possède. Or les biens de cette vie sont transi-
toires comme la vie elle-même, que nous désirons elle aussi, et voudrions voir durer toujours,
car l’homme par nature a horreur de la mort. Il est donc impossible que la vraie béatitude se
trouve dans la vie présente.
Ce qui constitue spécialement la béatitude c’est la vision de l’essence divine, vision que
l’homme ne peut obtenir dans la vie présente. Il est évident, d’après tout cela, que nul ne peut,
dans cette vie, obtenir la vraie et parfaite béatitude. Certains hommes sont appelés bienheureux
en cette vie, ou bien à cause de l’espoir qu’ils ont d’acquérir la béatitude dans la vie future,
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conformément à cette parole (Rm 8, 24) : « C’est en espérance que nous sommes sauvés » ; ou
bien en raison d’une certaine participation de la béatitude qui les fait jouir plus ou moins du
souverain bien.
La participation à la béatitude comporte deux genres d’imperfections.
• D’abord du côté de l’objet même de la béatitude, qui n’est pas vu selon son essence. Et
cette imperfection-là supprime la raison de vraie béatitude.
• En second lieu, la béatitude peut être imparfaite du côté de celui qui en participe. Sans
doute, il atteint l’objet même de la béatitude, Dieu, tel que cet objet est en lui-même,
mais imparfaitement, par comparaison avec la manière dont Dieu jouit de Lui-même.
Et une telle imperfection ne supprime pas la vraie raison de béatitude.

Le faux est le mal de l’intelligence autant que le vrai est son bien. La béatitude est une
perfection consommée, qui exclut tout défaut chez le bienheureux. Aussi est-elle attribuée hors
de toute mutabilité, grâce à la vertu divine qui élève l’homme à la participation de Son éternité,
au-dessus de tout changement. L’essence de la béatitude consiste dans la vision de l’essence
divine.

LES ACTES HUMAINS (IaIIae 6-21)


Le volontaire appartient à l’acte qui est une opération rationnelle. On appelle volontaire ce
qui procède de la volonté. Dieu, qui est plus puissant que la volonté humaine, peut la mouvoir.
Le plaisir, ou la convoitise du plaisir, corrompt le jugement de la prudence.
Sept circonstances : « Qui, quoi, où, par quels moyens, pourquoi, comment, quand. » (10
prédicaments : 1 substance et 9 accidents : quantité, qualité, relation, lieu, habitus [manière d’être],
passion, action, temps, position [situs]). L’acte moral est spécifié surtout par sa fin.
Le bien est ce que tous les êtres désirent. La fin est un bien, ou un bien apparent. Chaque fois
que l’on veut les moyens, on veut la fin par le même acte, l’inverse n’étant pas vrai. La raison,
qui englobe la volonté, meut par son commandement l’irascible et le concupiscible, non
« de façon despotique » comme l’esclave est mû par son maître, mais « selon un pouvoir
royal et politique », à la manière dont les hommes libres sont conduits par leur gouver-
nant, tout en gardant la faculté d’agir en sens contraire. De là vient que le concupiscible et
l’irascible ont le pouvoir de mouvoir contrairement à la volonté. Et ainsi rien n’empêche que la
volonté soit parfois mue par eux. Beaucoup d’hommes obéissent à leurs passions, auxquels les
sages seuls résistent.
Dieu meut la volonté de l’homme en qualité de moteur universel vers l’objet universel de la
volonté qui est le bien. Sans cette motion universelle l’homme ne peut vouloir quelque chose.
Mais par sa raison il se détermine à vouloir ceci ou cela, vrai bien ou bien apparent. Cependant
Dieu meut parfois certains de façon spéciale à vouloir avec détermination quelque chose de
bon ; ainsi ceux qu’Il meut par la grâce. Par nature, l’homme ne veut pas seulement l’objet de
la volonté, mais encore tout ce qui convient aux autres puissances, par exemple la connaissance
de la vérité qui est affaire d’intelligence. La fin ultime meut nécessairement la volonté, car elle
est un bien parfait. Sous la motion divine, des causes nécessaires produisent leurs effets de fa-
çon nécessaire, et des causes contingentes produisent leurs effets de façon contingente. Donc,
puisque la volonté est un principe actif non déterminé de façon unique, mais ouvert indifférem-
ment à plusieurs effets, Dieu la meut sans la déterminer nécessairement à une seule chose ; son
mouvement demeure ainsi contingent et non nécessaire, sauf à l’égard des biens vers lesquels
elle est mue par nature.

On ne jouit pas si ce dont s’empare la volonté est voulu pour autre chose. L’homme ne peut
vouloir à la fois Dieu et les avantages temporels comme des fins ultimes, parce qu’il ne
peut y en avoir plusieurs pour un seul homme. La fin ne tombe donc pas sous le choix. La
fin ultime échappe absolument à notre choix. Il ne revient pas au subordonné de juger si une
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chose est possible ; mais il doit s’en remettre chaque fois au jugement de son supérieur. Nous
ne nous demanderions pas si un moyen d’atteindre une fin est possible, dans le cas où il ne
conviendrait pas pour cette fin. C’est pourquoi, avant de nous demander s’il est possible, il faut
chercher s’il est propre à nous conduire à la fin.

Deux actes de la raison doivent être envisagés. Le premier consiste à saisir de façon simple
la vérité. Et cela n’est pas en notre pouvoir, car cela se produit par la vertu d’une certaine lu-
mière naturelle ou surnaturelle. C’est pourquoi, de ce point de vue, l’acte de la raison n’est pas
en notre pouvoir et ne peut être commandé. « A l’égard du concupiscible et de l’irascible, la
raison n’exerce pas le pouvoir despotique », celui du maître sur l’esclave, « mais un pouvoir
politique », celui qui s’adresse aux hommes libres non totalement soumis au commandement.
Tout agent désire en quelque manière sa fin.

Plus un acte est immatériel, plus il est noble et plus il est soumis au commandement de la
raison. Le fait que le mouvement des membres génitaux n’obéit pas à la raison vient pour saint
Augustin de la peine due au péché : l’âme, en raison de sa désobéissance à Dieu, subit la peine
de la désobéissance en ce membre surtout par lequel le péché originel est transmis aux descen-
dants.

Le bien et l’être sont convertibles entre eux. Toute action aura autant de bonté qu’elle aura
d’être ; et autant elle s’éloignera de la plénitude qui convient à l’action humaine, autant elle
s’éloignera de la bonté et deviendra mauvaise s’il manque quelqu’une de ces circonstances.
N’importe quel défaut produit le mal, mais le bien ne provient que d’une cause parfaite. Le bien
de l’homme consiste dans la conformité, et le mal dans la contrariété à l’égard de la raison. La
fin vient en dernier lieu dans l’exécution, mais elle est première dans l’intention de la raison.
Tout acte est spécifié par son objet, et l’acte humain appelé acte moral est spécifié par l’objet
considéré dans son rapport avec le principe des actes humains qui est la raison.

Tout acte, par cela seul qu’il n’est pas rapporté à la fin voulue, contredit la raison et
devient mauvais. Nous appelons généralement mal tout ce qui est contraire à la droite rai-
son. Toutes les fois qu’une circonstance est conforme ou contraire à l’ordre spécial de la raison,
elle donne nécessairement à l’acte un caractère spécifique de bonté ou de malice. Le mal résulte
de tous les défauts particuliers. La volonté n’a pas toujours pour objet un bien véritable ; quel-
quefois ce bien n’est qu’apparent. La volonté peut tendre vers le bien universel que lui propose
l’intelligence, mais l’appétit sensible ne tend que vers les biens particuliers que perçoivent les
sens.

S. Augustin, définit le péché comme « une action, une parole, un désir contraires à la loi
éternelle. Le bien est produit par une cause parfaite, tandis que le mal résulte de n’importe
quel défaut. La loi éternelle ne peut se tromper, mais la raison humaine le peut. La malice de
l’intention suffit à produire la malice de la volonté. La science de l’homme se conforme à la
science divine par la connaissance de la vérité, Dieu veut toute chose sous la raison de bien.
Dieu ne veut pas la damnation de quelqu’un pour la damnation elle-même, ni la mort de
quelqu’un en tant qu’elle est mort, car Lui-même « veut que tous les hommes soient sauvés »
(1 Tm 2, 4), mais Il veut cela sous la raison de justice. La fin est première dans l’intention,
mais dans l’exécution elle vient en dernier lieu. Le mal résulte d’un seul défaut particulier ;
tandis que le bien, pour exister absolument, exige, non seulement un bien particulier, mais une
bonté intégrale.
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IaIIae Q21 a. 1 : L’acte humain, en tant qu’il est bon ou mauvais, a-t-il raison de rectitude
ou de péché ?
La bonté de l’acte humain dépend principalement de la loi éternelle, et par suite, la malice
consiste à s’écarter de celle-ci. Or, c’est en cela que consiste le péché, dit S. Augustin : « Le
péché est toute action, toute parole, tout désir contraire à la loi éternelle. » Donc tout acte hu-
main, du fait qu’il est mauvais, a raison de péché. Toute privation de bien est un mal chez tout
être ; tandis que le péché consiste proprement dans un acte exécuté pour une fin avec laquelle
il n’est pas dans l’ordre requis.
Or, la relation requise avec la fin est réglée selon une mesure déterminée. Chez les êtres qui
agissent par nature, cette mesure se confond avec la vertu naturelle qui les incline vers leur fin.
Donc, quand l’acte procède d’une vertu naturelle suivant son inclination naturelle à la fin, la
rectitude est observée dans l’acte, parce que le juste milieu ne sort pas des extrêmes : c’est-à-
dire que l’acte ne sort pas du rapport qui unit le principe actif à la fin. Mais quand l’acte
s’écarte de cette rectitude, survient la raison de péché.

Dans les actes accomplis par la volonté, la règle prochaine est la raison humaine ; la règle
suprême est la loi éternelle. Toutes les fois, par conséquent, que l’acte se porte vers une fin
suivant l’ordre voulu par la raison et par la loi éternelle, il est droit ; toutes les fois qu’il
dévie de cette rectitude, il devient péché. Or, il est évident que tout acte volontaire est mauvais
parce qu’il s’éloigne de l’ordre voulu par la raison et la loi éternelle, et qu’il est bon lorsqu’il y
est conforme. Il faut en conclure que tout acte humain, du fait qu’il est bon ou mauvais, reçoit
la qualité de rectitude ou de péché. Dans le péché de la volonté, l’acte s’écarte toujours de la
fin ultime, parce que nul acte volontaire mauvais ne peut être rapporté à la béatitude, qui est la
fin ultime. Toutefois il ne s’écarte pas de la fin prochaine que la volonté vise et atteint. Et
comme cette intention elle-même est rapportée à la fin ultime, on peut trouver en elle la recti-
tude ou le péché. Il y a péché lorsqu’on s’écarte de l’ordre qui unit l’acte à la fin. Le péché
et le mal résultent toujours de la déviation à l’égard de cette fin.

IaIIae Q21 a. 4 : L’acte humain, en tant qu’il est bon ou mauvais, entraîne-t-il mérite ou
démérite devant Dieu ?
Tout acte humain, bon ou mauvais, comporte mérite ou démérite devant Dieu. Or nos actes
bons et mauvais acquièrent mérite ou démérite auprès de Dieu de ces deux manières. Ils ont
rapport à Dieu lui-même en tant qu’Il est la fin ultime de l’homme ; car tous nos actes doivent
être rapportés à leur fin ultime. Aussi celui qui commet une mauvaise action qui ne peut être
rapportée à Dieu ne rend pas à Dieu l’honneur qu’il Lui doit comme à la fin ultime.
Mais du point de vue de la communauté universelle, nos actes ont aussi rapport à Dieu. Car
dans toute communauté, celui qui gouverne est chargé de veiller au bien commun ; c’est donc
à lui qu’il appartient de récompenser le bien et de punir le mal qui se font dans la communauté.
Or, Dieu est le gouverneur et le chef de l’univers, et en particulier des créatures raisonnables.
Par suite, il est évident que les actes humains entraînent mérite ou démérite devant Lui, sinon
il faudrait conclure que Dieu se désintéresse des actions humaines.

Les actes de l’homme ne peuvent rien enlever ni donner à Dieu, absolument parlant. Toute-
fois, l’homme Lui donne et Lui enlève quelque chose, autant qu’il est en son pouvoir, en obser-
vant ou non l’ordre instauré par Dieu. Mais tout ce qu’il est, tout ce qu’il a, et tout ce qu’il peut,
l’homme doit l’ordonner à Dieu ; c’est pourquoi tout acte humain bon ou mauvais a un mérite
ou un démérite devant Dieu, autant qu’il réalise la notion d’acte.

LES PASSIONS (IaIIae 22-48)


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Passions de l’âme et affections sont identiques. Chez les êtres plus proches de la perfection
suprême, c’est-à-dire de Dieu, on trouve peu de potentialité et de passion ; et davantage chez
les autres. « La passion est un mouvement de l’appétit sensible se portant sur le bien ou sur le
mal présenté par l’imagination.
• Donc, toute passion qui regarde le bien ou le mal de façon absolue appartient au concu-
piscible ; ainsi la joie, la tristesse, l’amour, la haine, etc. (dans le concupiscible : amour-
haine, désir-aversion, joie-tristesse).
• Et toute passion qui regarde le bien ou le mal en tant qu’il est ardu, c’est-à-dire en tant
qu’il y a difficulté à l’atteindre ou à l’éviter, appartient à l’irascible, comme l’audace, la
crainte, l’espérance, etc. (dans l’irascible : espoir-désespoir, crainte-audace, colère).

IaIIae Q23 a. 4 : Y a-t-il dans la même puissance des passions d’espèce différente qui ne
soient pas contraires entre elles ?
Il y a donc des passions appartenant à la même puissance, qui diffèrent quant à l’espèce et ne
sont pas contraires entre elles. Dans les mouvements de l’appétit, le bien possède comme
une force attractive, et le mal comme une force répulsive.
Dans le concupiscible, il existe trois couples de passions : l’amour et la haine, le désir et
l’aversion la joie et la tristesse.
Il y a aussi trois groupes dans l’irascible : l’espoir et le désespoir, la crainte et l’audace,
enfin la colère, qui n’a pas de passion contraire
En tout, onze passions d’espèces différentes : six dans le concupiscible et cinq dans
l’irascible. En dehors de ces onze, il n’y a pas d’autre passion de l’âme.

Le repos, étant la fin du mouvement, est premier dans l’ordre d’intention, quoique dernier
dans l’ordre d’exécution. Le mal, qui est la privation du bien. C’est parce qu’on recherche le
bien qu’on repousse le mal opposé. Le bien a raison de fin ; et cette fin est première dans l’ordre
d’intention, quoique dernière dans l’ordre d’exécution.

Si nous voulons alors déterminer l’ordre de toutes les passions dans le processus de leur
génération, le voici :
1° L’amour et la haine ;
2° le désir et l’aversion ;
3° l’espoir et le désespoir ;
4° la crainte et l’audace ;
5° la colère ;
6° la joie et la tristesse, qui sont l’aboutissement de toutes les passions

La volonté droite est un amour bon, et la volonté perverse un amour mauvais. Aimer, c’est
vouloir du bien à quelqu’un. L’amitié utile et agréable, dans la mesure où elle penche vers
l’amour de convoitise, ne réalise pas pleinement la véritable amitié. Le mal n’est jamais aimé
que sous sa raison de bien, c’est-à-dire en tant qu’il est un bien relatif que l’on prend pour un
bien pur et simple. Aussi l’amour est-il plus unifiant que la connaissance.
L’amour du bien qui convient perfectionne et améliore celui qui aime ; l’amour du bien
qui ne convient pas blesse et détériore. C’est pour cela que l’homme est perfectionné et
rendu meilleur surtout par l’amour de Dieu, tandis qu’il est blessé et détérioré par
l’amour du péché. De même qu’une chose peut être considérée comme bonne alors qu’elle ne
l’est pas, ainsi peut-on juger mauvais ce qui n’est pas un vrai mal. Or la haine précède l’amour.
Elle implique en effet qu’on s’éloigne du mal, et l’amour qu’on s’approche du bien. Or, en toute
chose, il faut considérer ce qui s’accorde avant de considérer ce qui s’oppose. Celui qui aime
l’iniquité hait non seulement son âme mais encore soi-même.
L’être et le vrai ne sont qu’une même chose Le bien, en effet, a raison de chose désirable –
ce que n’ont pas l’être ou le vrai, le bien étant « ce que toutes choses désirent ». Les hommes
aiment la lumière de la vérité, mais ils haïssent ses reproches. Ceux qui mettent leur fin dans
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les richesses les désirent à l’infini ; mais ceux qui les désirent pour subvenir aux nécessités
de la vie ne désirent que des richesses limitées.

IaIIae Q31 a. 5 Comment classer les plaisirs de l’appétit supérieur par rapport à ceux de
l’appétit inférieur ?
Aristote nous dit : « Le plaisir le plus grand est celui qui accompagne l’œuvre de la sagesse. »
Les joies intellectuelles l’emportent de beaucoup sur les plaisirs sensibles. L’homme, en effet,
se réjouit bien plus de connaître avec son intelligence qu’avec ses sens. C’est parce que la con-
naissance intellectuelle est plus parfaite ; de plus elle est mieux connue parce que l’intelligence
réfléchit davantage sur son acte que ne font les sens. Cette connaissance intellectuelle est aussi
plus aimée : il n’est personne qui ne préférerait, dit S. Augustin, être privé de la vision physique
que de la vision intellectuelle, dont les bêtes et les insensés sont privés.

Mais si l’on compare les plaisirs intellectuels de l’esprit aux plaisirs sensibles du corps, alors
à parler d’une façon absolue et selon la nature des choses, les plaisirs spirituels l’emportent. On
le voit par la considération des trois facteurs requis pour le plaisir : le bien présent, ce à quoi il
est uni, et l’union elle-même. En effet, le bien spirituel est plus grand que le bien corporel ; il
est aussi plus aimé. La preuve en est que les hommes s’abstiennent même des plus grandes
voluptés charnelles pour ne pas perdre l’honneur, qui est un bien d’ordre intellectuel.
La partie intellectuelle elle-même est beaucoup plus noble, et plus apte à connaître que la
partie sensible. Le sens s’arrête aux accidents extérieurs de l’être, tandis que l’intelligence pé-
nètre jusqu’à l’essence. Les réalités intellectuelles, au contraire, excluent le mouvement, de
sorte que les plaisirs de ce genre se réalisent pleinement tous ensemble. Enfin l’union spirituelle
est plus ferme, car les sources du plaisir corporel sont corruptibles et disparaissent rapidement ;
les biens spirituels, au contraire, sont incorruptibles.
A considérer les plaisirs corporels par rapport à nous, il faut reconnaître qu’ils sont plus vé-
héments. Aussi les plaisirs physiques, survenant après ces tristesses, sont-ils ressentis davantage
et par suite plus appréciés, que les joies spirituelles, qui n’ont pas de tristesses contraires.

La plupart des hommes ne pouvant atteindre aux délectations de l’esprit, qui sont le propre
des hommes vertueux, il en résulte qu’ils s’abaissent aux plaisirs corporels. Les plaisirs corpo-
rels relèvent de la partie sensible de l’âme, qui est réglée par la raison ; c’est pourquoi ils ont
besoin d’être tempérés et refrénés par elle. Mais les délectations spirituelles sont du domaine
de l’esprit, qui est lui-même la règle ; aussi bien sont-elles par elles-mêmes sobres et mesurées.
Les premiers plaisirs des sens, ceux qui viennent de la connaissance, sont propres à l’homme ;
les autres, ceux qui sont relatifs à l’amour que nous avons pour nos sens à cause de leur utilité,
sont communs à tous les animaux.

Plus le péril dans le combat fut grand, et plus la joie sera grande dans le triomphe. Comme
il est plus parfait de contempler une vérité connue que de rechercher une vérité qu’on
ignore, la contemplation de ce qu’on sait est, de soi, plus agréable que la recherche de
choses inconnues. Cependant, par accident, et en raison du second élément du plaisir, il arrive
que la recherche soit plus intéressante, parce qu’elle procède d’un désir plus intense, excité par
la conscience de notre ignorance. Ainsi, en ce monde, nous trouvons du plaisir à une connais-
sance imparfaite des choses divines, et ce plaisir lui-même excite en nous la soif ou le désir
d’une connaissance parfaite,

Le plaisir détruit le jugement de la prudence. Mais les plaisirs du corps empêchent l’exercice
de la raison de trois manières.
1° Parce qu’ils distraient.
2° Le plaisir gêne l’exercice de la raison en le contrariant.
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3° L’exercice de la raison est empêché par une sorte de ligature. Ce n’est pas n’importe quel
plaisir qui empêche l’acte de la raison, mais le plaisir corporel. Quant au plaisir consécutif à
l’acte de la raison, il fortifie l’exercice de cette dernière.

IaIIae Q34 a. 1 Tout plaisir est-il mauvais ?


Il faut donc dire que certains plaisirs sont bons, et d’autres mauvais. Le bien et le mal, en
morale, se déterminent par convenance ou désaccord avec la raison. En morale, il y a un
plaisir qui est bon du fait que l’appétit supérieur ou inférieur se repose en ce qui convient à la
raison ; et un plaisir mauvais, du fait qu’il est en désaccord avec la raison et avec la loi de Dieu.
Les plaisirs qui ont pour objet l’acte de la raison n’entraînent pas la raison ni ne détruisent la
prudence, comme les plaisirs du corps. Ces plaisirs entravent l’exercice de la raison. Le plaisir
de l’acte conjugal, bien que son objet soit conforme à la raison, empêche cependant l’exercice
de celle-ci, à cause du bouleversement physique qui l’accompagne. Mais ce plaisir ne contracte
pas pour autant une malice morale ; pas plus que le sommeil, où l’exercice de la raison est lié,
n’est moralement mauvais s’il est pris selon la raison ; car la raison elle-même prescrit que
l’exercice de la raison soit interrompu quelquefois.

L’homme tempérant ne fuit pas tous les plaisirs, mais ceux qui sont excessifs et ne convien-
nent pas à la raison. Le bien se divise en bien honnête, utile et délectable. L’homme est jugé
bon ou mauvais surtout d’après les plaisirs de sa volonté ; car celui-là est bon et vertueux qui
trouve sa joie dans les activités des vertus ; et mauvais celui qui se complaît dans les
œuvres mauvaises. Mais la volonté des bons ne se réjouit dans ces plaisirs que s’ils sont con-
formes à la raison ; ce qui ne préoccupe pas la volonté des méchants. Car celui-là est bon dont
la volonté se repose dans le vrai bien, et mauvais celui dont la volonté se repose dans le
mal.
Les larmes de la vie présente conduisent à la consolation de la vie future. En effet, par cela
même qu’il pleure à cause de ses péchés ou du retardement de la gloire, l’homme mérite la
consolation éternelle. Il est impossible de réfléchir à quelque chose dans la jouissance sexuelle.
Dans la contemplation de la vérité on trouve le plus grand plaisir. Or tout plaisir atténue la
douleur. C’est pourquoi la contemplation de la vérité adoucit la tristesse ou la douleur, et d’au-
tant plus que l’on aime davantage la sagesse. Aussi la contemplation des choses de Dieu et de
la béatitude à venir est-elle cause de joie dans les tribulations. Toutes les passions de l’âme
doivent être réglées selon la règle de la raison, qui est la racine du bien honnête. Aussi la tris-
tesse du péché est-elle utile pour amener l’homme à fuir le péché. Quant à la tristesse ou douleur
qui porte sur un mal apparent, lequel est un vrai bien, elle ne peut être le souverain mal, car il
serait pire d’être complètement éloigné du vrai bien. Par suite le mal de l’âme est un plus grand
mal que le mal du corps. L’espoir présuppose le désir, comme toutes les passions de l’irascible
présupposent celles du concupiscible.

IaIIae Q40 a. 6 Les jeunes et les gens ivres regorgent-ils d’espoir ?


Les gens ivres ont bon espoir. Les jeunes ont beaucoup d’espoir. La jeunesse est cause d’es-
poir pour trois raisons, qui peuvent se rattacher aux trois conditions du bien objet de cette pas-
sion : qu’il est futur, difficile et possible.
- En effet, les jeunes ont beaucoup d’avenir et peu de passé. Et, parce que la mémoire
porte sur le passé, tandis que l’espoir regarde l’avenir, ils ont peu de mémoire, mais
beaucoup d’espoir.
- C’est la dilatation du cœur qui fait tendre aux choses difficiles. C’est pourquoi les jeunes
sont entreprenants et pleins d’espoir.
- De même aussi, ceux qui n’ont pas essuyé de revers ni rencontré d’obstacles dans leurs
efforts s’imaginent facilement que telle chose leur est possible. C’est ainsi que les jeunes
gens, à défaut de l’expérience des obstacles et de leurs propres lacunes, croient facile-
ment pouvoir réussir et sont donc pleins d’espoir.
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Tous les sots et ceux qui ne réfléchissent pas ont toutes les audaces et sont remplis d’espoir.
Celui qui craint que Dieu le punisse, observe Ses commandements, commence ainsi d’espérer,
et s’ouvre par là même à l’amour. Toute passion, autant qu’il est en elle, par le défaut de recti-
tude dans le jugement gêne la faculté de bien délibérer. Ceux qui n’ont pas l’expérience du
danger sont plus audacieux, non parce qu’ils manquent de quelque chose, mais par une consé-
quence accidentelle de ce défaut ; leur manque d’expérience les empêche de connaître leur fai-
blesse et la présence du danger.
Infliger la vengeance relève de la justice ; faire du tort à quelqu’un relève de l’injustice.
Quand on attribue la colère à Dieu, ce n’est pas comme une passion sensible, mais comme une
détermination de sa justice, en tant qu’il veut que le péché soit vengé. Certes le pécheur, dans
son acte, ne peut pas nuire effectivement à Dieu. Mais pour autant que cela dépend de lui, il
agit doublement contre Dieu.
- Tout d’abord, il L’offense en méprisant Ses commandements.
- Secondement, par le dommage qu’il se cause à lui-même ou à autrui, le pécheur nuit à
un homme qui est l’objet de la providence et de la protection de Dieu.

LES HABITUS (IaIIae 49-54)


On appelle habitus l’arrangement suivant lequel un être est bien ou mal disposé, ou par
rapport à soi ou à l’égard d’autre chose. Les habitus sont ce qui nous fait réagir bien ou mal
dans les passions. » En effet, quand c’est un mode d’être qui s’accorde avec la nature de la
réalité, alors il a raison de bien ; mais quand il ne s’accorde pas, alors il a raison de mal. l’ha-
bitus est la qualité difficilement changeante. Il est donc nécessaire qu’il y ait dans la volonté,
comme dans les autres facultés d’appétit, des qualités qui donnent cette inclination. Ces qualités
s’appellent des habitus. Moins cette intelligence a de potentialité, plus elle est supérieure. Les
habitus des vertus et des vices sont causés par des actes.

IaIIae Q51 a. 4 : Y a-t-il des habitus infusés dans l’homme par Dieu ?
« Le Seigneur l’a rempli de l’esprit de sagesse et d’intelligence. » Mais la sagesse et l’intel-
ligence sont des habitus. Il y a donc des habitus infusés à l’homme par Dieu. Il y a des habitus
par lesquels nous sommes adaptés à une fin qui dépasse la capacité de la nature humaine et qui
est cependant l’ultime et parfaite béatitude de l’hommet. Parce qu’il faut que les habitus soient
proportionnés à l’objet même auquel ils nous adaptent, il est nécessaire que les habitus qui nous
préparent à cette fin dépassent, eux aussi, la capacité de la nature humaine. Voilà pourquoi de
tels habitus ne peuvent jamais être dans l’homme que par infusion divine. C’est le cas de toutes
les vertus données par grâce.

Dieu peut produire les effets des causes secondes en se passant d’elles. Ainsi a-t-Il donné aux
Apôtres la science des Écritures et celle de toutes les langues, connaissance que les hommes
peuvent acquérir par l’étude ou par l’usage, mais sans parvenir à la même perfection. Dieu se
comporte d’une manière égale envers tous pour ce qui est de leur nature. Mais, suivant en cela
l’ordre de Sa sagesse, selon un plan déterminé, Il donne à quelques-uns des choses qu’il
n’accorde pas à d’autres. Il ne fait rien contre ce qui convient à la nature.
Les actes produits par habitus infus ne causent pas un habitus mais confirment un habitus
préexistant. On perd aussi la vertu par le péché. La nature ne peut nullement se perdre, l’habitus
ne se perd que difficilement. De toute évidence l’habitus de la vertu morale nous rend prompt
à choisir le juste milieu dans nos opérations et dans nos passions. Or, quand quelqu’un ne se
sert pas de son habitus vertueux pour modérer ses propres passions ou opérations, nécessaire-
ment beaucoup d’entre elles se produisent en dehors de la mesure de la vertu, sous l’influence
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de l’appétit sensible et d’autres pressions venues de l’extérieur. Ainsi la vertu se détruit ou


s’affaiblit, par absence d’activité.
Il en est de même des habitus intellectuels, selon lesquels on devient prompt à bien juger de
ce qu’on a dans l’imagination. Donc, lorsque l’on cesse de faire usage d’un habitus intellectuel,
des imaginations étrangères surgissent, et parfois elles conduisent à des positions contraires.
C’est au point que si le fréquent usage de l’habitus intellectuel ne parvient pas à couper en
quelque sorte ou à comprimer des imaginations, on est rendu moins apte à juger correctement,
et parfois on est tout à fait disposé au parti contraire. Et ainsi, par absence d’activité, un habitus
intellectuel s’affaiblit ou même se détruit. Ainsi les actes des vertus conviennent à la nature
humaine, du fait qu’ils sont selon la raison ; ceux des vices au contraire, du fait qu’ils sont
contre la raison, sont en dysharmonie avec cette nature. Il est donc évident que la distinction
spécifique des habitus est celle du bien et du mal.

LES VERTUS (IaIIae 55-70)


S. Augustin dit encore que “la vertu est l’ordre de l’amour”, et il explique ailleurs que
« cette mise en ordre consiste à jouir de ce dont il faut jouir et à user de ce dont il faut
user ». C’est par la vertu en effet que l’amour trouve en nous son ordre. La vertu est la bonne
qualité de l’esprit, qui assure une vie droite, dont nul ne fait mauvais usage, que Dieu opère en
nous sans nous. L’être est ce qui vient à l’esprit en premier lieu ; aussi, dès qu’une réalité est
appréhendée par nous, nous lui attribuons l’être, puis, par suite, l’unité et le bien, qui sont con-
vertibles avec l’être. La prudence est dans la raison puisqu’elle est “la droite règle de l’action”.
La vertu est l’habitus dont on use bien. La vie contemplative a plus de mérite que la vie
active. Le Philosophe ne compte que ces trois vertus intellectuelles spéculatives sagesse,
science et intelligence (il faut ajouter l’art et la prudence).
Le bien de l’intelligence, c’est le vrai ; son mal, c’est le faux. L’art n’est pas autre chose
que la droite règle des ouvrages à faire. Pour le bon usage de l’art une vertu morale est requise.
L’art est la droite règle dans les choses à fabriquer, tandis que la prudence est la droite règle
dans l’action. Bien vivre consiste en effet à bien agir. Il est nécessaire qu’il y ait dans la raison
une vertu intellectuelle qui lui donne assez de perfection pour bien se comporter à l’égard des
moyens à prendre. Cette vertu est la prudence. Aussi la prudence est-elle une vertu nécessaire
pour bien vivre. Le vrai de l’intellect spéculatif dépend de la conformité de l’intelligence avec
la réalité. Le bon conseil est l’habitus qui nous rend bons conseillers le bon sens a pour fonction
de bien juger. Cicéron assigne à la prudence trois autres parties : “la mémoire du passé, l’intel-
ligence du présent, la prévoyance de l’avenir”. Il y a l’autorité du Philosophe, qui fait de l’eu-
bulie, de la synesis et de la gnomé des vertus annexes de la prudence (Eubulie : prendre les bons
conseils – Synesis : jugement / loi commune – Gnomé : jugement / loi naturelle).

C’est pourquoi à cette vertu du bon gouvernement qu’est la prudence, comme à une vertu
principale, s’adjoignent comme vertus secondaires :
- le bon conseil, qui aide à bien délibérer,
- puis le bon sens et l’équité qui intéressent le jugement. Le bon sens fait juger de l’action
suivant la loi ordinaire. L’équité fait juger suivant la raison naturelle elle-même, dans
les cas où la loi ordinaire ne suffit plus.
Le bien de l’homme consiste à vivre selon la raison pour bien agir, il est requis que non
seulement la raison soit bien disposée par l’habitus de la vertu intellectuelle, mais aussi que
l’appétit le soit par l’habitus de la vertu morale. L’art englobe même la prudence, puisqu’elle
est la droite règle de l’action comme l’art est la droite règle des choses à fabriquer.

Les vertus intellectuelles ne sont qu’au nombre de cinq : la science, la sagesse, l’intelli-
gence la prudence et l’art. La vertu est double, l’une est intellectuelle, l’autre est morale. La
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foi, l’espérance et la charité sont au-dessus des vertus humaines ; ce sont les vertus de l’homme
en tant qu’il est devenu participant de la grâce divine.

IaIIae Q58 a. 4 : La vertu morale peut-elle exister sans vertu intellectuelle ?


La vertu morale “est l’habitus devenu naturel, qui se conforme à la raison”. La prudence est
une vertu intellectuelle. Donc les vertus morales ne peuvent exister sans les vertus intellec-
tuelles. La vertu morale peut bien exister sans certaines vertus intellectuelles, par exemple sans
la sagesse ni la science ni l’art ; mais elle ne peut exister sans l’intelligence ni la prudence. Sans
prudence il ne peut vraiment pas y avoir de vertu morale, car la vertu morale est l’habitus de
faire de bons choix.

Or, pour qu’un choix soit bon, il faut deux choses :


1° qu’on ait à l’égard de la fin l’intention requise, et cela est l’œuvre de la vertu morale qui
incline l’appétit vers un bien en harmonie avec la raison, qui est la fin requise ;
2° qu’on prenne correctement les moyens en vue de la fin, et cela ne peut se faire qu’au
moyen d’une raison qui sache bien conseiller, juger et commander, ce qui est l’œuvre de la
prudence et des vertus annexes.
Donc la vertu morale ne peut exister sans la prudence. Ni par conséquent sans intelli-
gence. C’est en effet par simple intelligence que sont connus les principes naturellement évi-
dents, tant dans l’ordre spéculatif que dans l’ordre pratique. Aussi, de même que la droite règle
en matière spéculative, en tant qu’elle découle des principes connus naturellement, présuppose
l’intelligence de ceux-ci, de même la prudence, qui est la droite règle de l’action. Mais l’incli-
nation de la vertu morale s’accompagne de choix, et c’est à cause de cela qu’elle a besoin pour
sa propre perfection que la raison soit perfectionnée par la vertu intellectuelle.

Chez le vertueux il n’est pas nécessaire que l’usage de la raison soit vigoureux dans tous
les domaines, mais uniquement dans celui de la vertu. Et c’est bien ce qui a lieu chez tous
ceux qui sont vertueux. Aussi, même ceux qui ont l’air simples parce qu’ils sont dépourvus
de l’astuce du monde, peuvent être prudents, selon le mot de l’Évangile (Mt 10, 16) :
« Soyez prudents comme les serpents et simples comme les colombes. »

L’inclination naturelle au bien de la vertu est un commencement de vertu, mais n’est pas la
vertu parfaite. En effet, cette sorte d’inclination, plus elle est forte, plus elle peut être dan-
gereuse, s’il ne s’y joint une droite règle pour aboutir à un juste choix de ce qui convient
à la fin qu’on doit poursuivre ; ainsi un cheval qui court, s’il est aveugle, heurte et se blesse
d’autant plus fortement qu’il court plus fort.

IaIIae Q58 a. 5 La vertu intellectuelle peut-elle exister sans vertu morale ?


Les autres vertus intellectuelles peuvent exister sans la vertu morale, mais non la prudence.
La cause en est que la prudence est la droite règle de l’action. Parfois il arrive qu’un principe
général de cette sorte, reconnu par simple intelligence ou par connaissance soit faussé dans un
cas particulier par une passion ; c’est ainsi que l’homme qui convoite, au moment où sa con-
voitise triomphe, estime bon de convoiter ainsi, bien que cela s’oppose au jugement universel
de sa raison.
Voilà pourquoi, de même qu’on est disposé à bien se comporter dans les grands principes,
par simple intelligence naturelle ou par habitus de connaissance, de même pour bien se com-
porter dans les principes particuliers de la vie qui sont pour nous de véritables fins, il faut avoir
une perfection donnée par des habitus : par ceux-ci il deviendra d’une certaine manière con-
naturel à l’homme de juger droitement la fin. Et ceci est l’œuvre de la vertu morale. Et
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c’est pourquoi la droite règle de l’action, qui est la prudence, requiert que l’homme possède la
vertu morale.

La prudence non seulement conseille bien, mais encore juge bien et commande bien. Ce qui
est impossible si l’on n’écarte pas l’obstacle des passions qui viennent corrompre le jugement
et le commandement de la prudence ; et cela est l’œuvre de la vertu morale. Aristote a mis dans
la définition de la vertu morale qu’elle est “l’habitus du choix qui s’établit dans le juste milieu
déterminé par la raison, tel que le sage le fixera”. En ce sens contraire, rien n’empêche la passion
de concourir à l’acte vertueux. C’est selon qu’elle est contre la raison ou qu’elle en suit la di-
rection.

La vertu paraît être la santé de l’âme. La vertu est un repos à l’abri de passions qui sont
ressenties “comme il ne faut pas et quand il ne faut pas”. La tristesse selon Dieu produit pour
le salut un repentir durable.” Si elles sont désordonnées, les passions induisent à pécher ; mais
non si elles sont modérées. L’objet de la raison c’est le vrai.

Il y a dix vertus morales en matière de passions : la force, la tempérance, la libéralité, la


magnificence, la magnanimité, la philotimie, l’affabilité, l’amitié, la vérité et l’eutrapélie. Et
ces vertus se distinguent selon la diversité des matières, soit d’après celle des passions, soit
d’après celle des objets. – Donc, si vous ajoutez la justice, qui est la vertu concernant les opé-
rations, les vertus morales seront onze en tout.

Le bien est plus fort pour mouvoir que le mal, puisque le mal n’agit que par la force du bien.
Les vertus théologales regardent la fin ; les vertus morales, les moyens. Les vertus théologales
sont au-dessus de l’homme. C’est pourquoi elles sont dites non pas proprement humaines mais
surhumaines ou divines. Le rationnel par essence a une perfection assurée par la prudence ;

Le rationnel par participation qui se divise en trois, c’est-à-dire


o en volonté, siège de la justice ;
o en concupiscible, siège de la tempérance ;
o et en irascible, siège de la force.

Celui qui amasse les autres vertus sans l’humilité, c’est comme s’il portait de la paille
au vent. Il y a pour l’homme une double béatitude ou félicité.
- L’une est proportionnée à la nature humaine, c’est-à-dire que l’homme peut y parvenir
par les principes mêmes de sa nature.
- L’autre est une béatitude qui dépasse la nature de l’homme ; il ne peut y parvenir que
par une force divine, moyennant une certaine participation de la divinité, conformément
à ce qui est dit dans la deuxième épître de S. Pierre (1, 4), que par le Christ nous avons
été faits « participants de la nature divine ».

Et parce que c’est là une béatitude qui dépasse les capacités de la nature humaine, les prin-
cipes naturels, à partir desquels l’homme réussit à bien agir selon sa mesure, ne suffisent pas à
l’ordonner à cette autre béatitude. Aussi faut-il que Dieu surajoute à l’homme des principes par
lesquels il soit ordonné à la béatitude surnaturelle, de même qu’il est ordonné vers sa fin con-
naturelle au moyen de principes naturels qui n’excluent pas les secours divins.

Ces principes surajoutés sont appelés vertus théologales,


- d’abord parce qu’elles ont Dieu pour objet en ce sens que nous sommes grâce à elles
bien ordonnés à Lui,
- et aussi parce qu’elles sont infusées en nous par Lui seul,
- et enfin parce qu’elles sont portées à notre connaissance uniquement par la révélation
divine dans la Sainte Écriture.
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Ces vertus sont appelées divines, non comme si elles rendaient Dieu vertueux, mais comme
nous rendant vertueux par lui et par rapport à Lui. Bien que la charité soit un amour, tout amour
n’est pourtant pas charité. Mais, dans l’ordre de la perfection, la charité précède la foi et l’es-
pérance, du fait que la foi, aussi bien que l’espérance, est formée par la charité et acquiert ainsi
sa perfection de vertu. C’est ainsi en effet que la charité est la mère de toutes les vertus et
leur racine, en tant qu’elle est leur forme à toutes. Toute vertu, par son essence même, or-
donne l’homme au bien. Le bien de la vertu morale consiste dans un ajustement à la mesure de
raison.
C’est un excès de tendre au maximum quand il ne faut pas, ou bien là où il ne faut pas,
ou encore pour un motif qu’il ne faut pas ; mais c’est un défaut de ne pas tendre à ce
maximum là où il faut et quand il faut.

La vertu intellectuelle consiste en un milieu. C’est là une mesure qui dépasse toute capacité
humaine ; aussi ne peut-on jamais aimer Dieu autant qu’Il doit être aimé, ni croire ou espérer
en Lui autant qu’on le doit. Le propre de la vertu morale, puisqu’elle est l’habitus du choix,
c’est de faire de bons choix. On devra choisir les justes moyens, ce qui est l’œuvre de la pru-
dence, laquelle a pour fonction de discuter, juger et commander les moyens en vue de la fin.
Toute la matière des vertus morales tombe sous une seule raison de prudence.
Mais dans la mesure où elles sont réalisatrices du bien ordonné à la fin ultime surnaturelle,
alors elles ont pleinement et véritablement raison de vertu et ne peuvent être acquises par des
actes humains mais sont infusées par Dieu. Et ces vertus morales ne peuvent exister sans la
charité. Seules les vertus infuses sont vraiment parfaites et doivent être appelées absolument
vertus, parce qu’elles ordonnent bien l’homme à la fin absolument ultime. Là où manque la
connaissance de la vérité, il n’y a que fausse vertu, même avec de bonnes mœurs.

Avec la charité sont infusées à la fois toutes les vertus morales. Celui qui perd la charité
par le péché mortel, perd toutes les vertus morales infuses. La foi et l’espérance peuvent
exister de quelque manière sans la charité ; mais sans la charité elles n’ont pas raison de vertu
parfaite. La foi existe sans la charité, mais non comme vertu parfaite ; elle est pareille à la
force ou à la tempérance sans la prudence.
La foi et l’espérance peuvent exister sans la charité, mais sans elle ce ne sont pas à pro-
prement parler des vertus, puisqu’il est essentiel à la vertu que, grâce à elle, non seulement
nous fassions quelque bien mais que nous le fassions bien. Or, cette communion de l’homme
avec Dieu, qui est un certain commerce familier avec Lui, c’est par la grâce qu’ici-bas dès à
présent elle commence, mais c’est dans la gloire qu’elle se consommera à l’avenir. Cette double
réalité, nous la possédons par la foi et l’espérance. La charité est la racine de la foi et de l’espé-
rance en tant qu’elle leur communique la perfection de la vertu. Le Christ n’a pas eu la foi et
l’espérance à cause de ce qu’il y a d’imperfection en elles. Mais à la place de la foi Il eut la
vision à découvert ; et à la place de l’espérance, la pleine compréhension. Et c’est ainsi que la
charité fut parfaite en Lui. Le motif de la connexion des vertus morales est tiré de la prudence,
et de la charité quant aux vertus infuses. La vertu morale rectifie l’intention de la fin, tandis que
la prudence rectifie le choix des moyens. La vertu est spécifiée par l’objet.

Dès lors, à parler absolument, la vertu la plus noble est celle qui a l’objet le plus noble.
Or, il est évident que l’objet de la raison est plus noble que celui de l’appétit ; car la raison
saisit quelque chose dans l’universel, tandis que l’appétit se porte vers les réalités qui ont une
existence particulière. Aussi, à parler absolument, les vertus intellectuelles qui perfectionnent
la raison sont plus nobles que les vertus morales qui perfectionnent l’appétit.
C’est en effet ce qui a lieu puisque grâce à elles la béatitude est en quelque sorte com-
mencée en nous, cette béatitude qui consiste dans la connaissance de la vérité. La patience
fait “œuvre parfaite” dans l’endurance des maux : là elle exclut non seulement la vengeance
injuste, qu’exclut aussi la justice, non seulement la haine, ce que fait la charité, non seulement
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la colère, ce que fait la mansuétude ; mais elle exclut même la tristesse immodérée qui est la
racine de tout ce qu’on vient de dire. La prudence est la droite règle de l’action qui conduit
l’homme à la félicité. Parmi les objets de toutes les vertus intellectuelles, celui de la sagesse
est le premier en excellence. Elle considère en effet la cause la plus haute qui est Dieu. La
prudence regarde les réalités humaines alors que la sagesse a pour objet la cause la plus haute.

Il y a plus d’agrément à connaître quelque petite chose sur des réalités plus nobles, qu’à
connaître beaucoup de choses sur des réalités plus modestes. Cette modique connaissance
que l’on peut avoir de Dieu par la sagesse est préférable à tout autre savoir. L’amour de charité
a pour objet ce que l’on a déjà ; d’une certaine manière en effet, l’objet aimé est dans celui qui
aime, et de son côté celui-ci est entraîné par son affection à ne faire qu’un avec l’aimé ; c’est
pourquoi S. Jean dit dans sa première épître (4, 16) : « Celui qui demeure dans la charité de-
meure en Dieu, et Dieu en lui. »
Or, s’il s’agit de ce qui est au-dessus de nous, la dilection a plus de prix que la connaissance.
L’imperfection de la connaissance est essentielle à la foi. Elle est dans sa définition : la foi est
« la substance des choses à espérer, la conviction de ce qui ne se voit pas », selon l’épître
aux Hébreux (11, 1) ; et S. Augustin affirme : « Qu’est-ce que la foi ? C’est croire à ce que tu
ne vois pas. » Dieu est d’autant plus parfaitement aimé qu’il est plus parfaitement connu.

Il y a dans l’homme deux principes de mouvement : l’un intérieur qui est la raison, l’autre
extérieur qui est Dieu, Il faut donc qu’il y ait en lui des perfections plus hautes qui le disposent
à être mû par Dieu. Et ces perfections sont appelées des dons, non seulement parce qu’elles sont
infusées par Dieu, mais parce que, grâce à elles, l’homme est disposé à subir promptement
l’impulsion de l’inspiration divine. Les dons sont pour l’homme des perfections qui le dis-
posent à bien suivre l’impulsion divine.

Or la raison de l’homme reçoit de Dieu une double perfection : une qui est naturelle, c’est-à-
dire conforme à la lumière naturelle de la raison, une autre qui est surnaturelle, au moyen des
vertus théologales et des dons du Saint-Esprit, qui nous aident à suivre l’impulsion que cet
Esprit nous communique. L’habitus est une qualité qui demeure dans l’homme. Les dons sont
des perfections qui disposent l’homme à bien suivre l’impulsion du Saint-Esprit. Les dons
du Saint-Esprit sont eux aussi des habitus par lesquels on est parfaitement adapté à obéir promp-
tement au Saint-Esprit. Les dons sont des habitus qui perfectionnent l’homme pour qu’il suive
promptement l’impulsion du Saint-Esprit. L’art est droite règle non de la conduite à tenir mais
de la chose à fabriquer.

Comme les vertus morales sont liées entre elles dans la prudence, ainsi les dons du Saint-
Esprit sont-ils liés entre eux dans la charité ; ce qui revient à dire que celui qui a la charité a
tous les dons du Saint-Esprit et qu’on ne peut en avoir aucun sans la charité. Donc, les
dons sont supérieurs aux vertus morales. (1 : vertus théologales, 2 : Dons du Saint-Esprit, 3 : vertus intel-
lectuelles contemplatives [sagesse, intelligence, science] et actives [art et prudence], 3 : vertus morales).

Les vertus se partagent en trois genres : théologales, intellectuelles, morales.


- Les vertus théologales sont celles par lesquelles l’âme humaine est unie à Dieu.
- Les vertus intellectuelles sont celles par lesquelles la raison est perfectionnée en elle-
même.
- Les vertus morales sont celles par lesquelles l’appétit est perfectionné pour obéir à la
raison.

Quant aux dons du Saint-Esprit, c’est eux qui rendent toutes les facultés de l’âme ca-
pables de se soumettre à la motion divine. Les vertus perfectionnent l’homme en l’ordonnant
à la raison, et les dons en l’ordonnant à la loi éternelle du Saint-Esprit.
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IaIIae Q69 a. 3 : Le nombre des béatitudes


Ces béatitudes sont énumérées de la manière la plus satisfaisante. Pour éclaircir cette ques-
tion, il faut considérer que l’on a parlé d’une triple béatitude : les uns ont mis la béatitude dans
la vie voluptueuse, d’autres l’ont placée dans la vie active, d’autres dans la vie contemplative.
Or ces trois béatitudes ont un rapport très différent avec la béatitude future, dont l’espérance
fait que nous sommes appelés dès à présent bienheureux.
• Car la béatitude voluptueuse, parce qu’elle est fausse et contraire à la raison, est
un obstacle à la béatitude future.
• La béatitude de la vie active dispose à la béatitude future.
• Quant à la béatitude contemplative, si elle est parfaite, elle constitue essentielle-
ment la béatitude future elle-même ; si elle est imparfaite, elle en est un commen-
cement.

Voilà pourquoi le Seigneur a placé en premier lieu certaines béatitudes, parce qu’elles écar-
tent l’obstacle de la béatitude voluptueuse. En effet la vie voluptueuse consiste en deux choses :
Dans l’abondance des biens extérieurs, soit les richesses, soit les honneurs.

• De cela l’homme est détourné par la vertu, de façon à faire de ces biens un usage mo-
déré ; mais par le don, d’une manière plus excellente, jusqu’à les mépriser totalement.
D’où la première béatitude : « Bienheureux les pauvres en esprit » ; ce qui peut se rap-
porter soit au mépris des richesses, soit au mépris des honneurs par le moyen de l’hu-
milité.

• Mais la vie voluptueuse consiste aussi à suivre ses passions, celles de son appétit iras-
cible, ou celles de son appétit concupiscible. La vertu nous retient de suivre les pas-
sions de l’irascible, en nous empêchant, selon la règle de la raison, de nous laisser
déborder par elles. Le don y parvient d’une manière plus excellente en rendant
l’homme, conformément à la volonté divine, tout à fait tranquille à l’égard de ces
passions. D’où la deuxième béatitude : « Bienheureux les doux. »

• La vertu nous retient de suivre les passions du concupiscible en les utilisant avec me-
sure. Mais le don, en les rejetant totalement si c’est nécessaire ; qui plus est, en faisant,
si c’est nécessaire, qu’on accepte volontairement l’affliction. D’où la troisième béati-
tude : « Bienheureux ceux qui pleurent. »

• Quant à la vie active, elle consiste principalement dans les services que nous rendons
au prochain, soit au titre d’une dette, soit au titre d’un bienfait spontané. – Pour le pre-
mier point, la vertu nous dispose à ne pas refuser de rendre au prochain ce que nous lui
devons, ce qui ressortit à la justice. Mais le don nous induit à le faire avec plus de sen-
timent pour que nous accomplissions les œuvres de la justice avec un désir fervent,
comme celui qui a faim et qui a soif aspire ardemment à manger et à boire. D’où la
quatrième béatitude : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de justice. »

• En ce qui concerne les dons spontanés, la vertu parfaite nous fait donner à ceux à qui la
raison nous prescrit de donner, les amis par exemple et les autres personnes qui nous
sont unies, ce qui ressortit à la vertu de libéralité. Mais le don du Saint-Esprit, à cause
de la révérence qu’il nous inspire envers Dieu, ne regarde que la nécessité chez ceux à
qui il procure des bienfaits tout gratuits. D’où cette parole en S. Luc (14, 12) : « Quand
tu offres à dîner ou à souper, n’invite pas tes amis ou tes frères … mais invite des
pauvres, des estropiés, etc. », ce qui est le propre de la miséricorde. Voilà pourquoi on
trouve, comme cinquième béatitude : « Bienheureux les miséricordieux. »
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• Quant à ce qui se rapporte à la vie contemplative, ou bien c’est la béatitude finale elle-
même, ou bien c’en est le commencement ; et c’est pourquoi on ne le met pas dans les
béatitudes à titre de mérite, mais à titre de récompense. Mais on propose comme des
mérites les effets de la vie active, par lesquels on se dispose à la vie contemplative.
Or, l’effet de la vie active, quant aux vertus et aux dons par lesquels l’homme est per-
fectionné en lui-même, c’est la pureté du cœur, qui fait que l’âme en nous n’est plus
souillée par les passions. D’où la sixième béatitude : « Bienheureux ceux qui ont le cœur
pur. »
• Quant aux vertus et aux dons par lesquels on est rendu parfait à l’égard du prochain,
l’effet de la vie active est la paix selon Isaïe (32, 17) : « L’œuvre de la justice, c’est la
paix. » Et c’est pourquoi l’on donne comme septième béatitude : « Bienheureux les pa-
cifiques. »

Ce qui meut surtout la mansuétude, c’est la révérence envers Dieu, qui se rattache au don de
piété. Ce qui porte aux larmes, c’est principalement la science, par laquelle l’homme connaît
ses propres défauts et ceux des choses de ce monde. Du fait qu’un homme est confirmé dans la
pauvreté d’esprit, dans la douceur et dans toute la suite des béatitudes, il en résulte qu’aucune
persécution ne l’éloigne de ces biens.
D’après le récit de S. Luc, le sermon du Seigneur a été adressé aux foules. C’est pourquoi les
béatitudes y sont énumérées selon la capacité des foules, qui ne connaissent que la béatitude
voluptueuse, temporelle et terrestre.
Aussi le Seigneur se borne à exclure par quatre béatitudes les quatre choses qui semblent
appartenir à cette béatitude-là.

- La première est l’abondance des biens extérieurs ; il l’exclut en disant : « Bienheureux


les pauvres. »
- La deuxième est le bien-être du corps dans la nourriture, la boisson etc., il l’exclut par
cette deuxième parole : « Bienheureux vous qui avez faim. »
- La troisième est le bien-être quant à la joie du cœur ; il l’exclut en troisième lieu par ces
mots : « Bienheureux vous qui pleurez maintenant. »
- La quatrième est la faveur publique : il l’exclut en quatrième lieu par les mots : « Bien-
heureux serez-vous quand les hommes vous haïront. » Et, comme dit S. Ambroise : « La
pauvreté se rattache à la tempérance, qui ne cherche pas les biens trompeurs ; la faim se
rattache à la justice, parce que celui qui a faim est compatissant et, compatissant, se
montre généreux ; les larmes se rapportent à la prudence, à qui il appartient de pleurer
ce qui est périssable ; souffrir la haine des hommes appartient à la force. »

IaIIae Q69 a. 4 : La convenance des récompenses attribuées aux béatitudes


• Les trois premières béatitudes se caractérisent par l’éloignement de ce qui procure la
béatitude voluptueuse. L’homme désire cette béatitude en cherchant ce qui est l’objet
naturel du désir non là où il doit le chercher, c’est-à-dire en Dieu, mais dans les réalités
temporelles et périssables. Et c’est pourquoi les récompenses des trois premières béati-
tudes sont caractérisées d’après ces biens mêmes que certains vont chercher dans la
béatitude terrestre.

- Effectivement, dans les biens extérieurs, les richesses et les honneurs, les hommes re-
cherchent une certaine excellence et une certaine abondance ; or, le royaume des cieux
implique l’une et l’autre puisqu’il procure l’excellence et l’abondance des biens en
Dieu. C’est pourquoi le Seigneur a promis à ceux qui sont pauvres en esprit le Royaume
des Cieux.
49

- Ce que cherchent au moyen de procès et de guerres les hommes féroces et sans douceur,
c’est d’acquérir pour eux-mêmes la sécurité en détruisant leurs ennemis. Aussi le Sei-
gneur a-t-Il promis aux doux la possession sûre et tranquille de cette terre des vivants
qui symbolise la solidité des biens éternels.
- Ce que cherchent les hommes dans les désirs et dans les plaisirs du monde, c’est d’avoir
de la consolation contre les peines de la vie présente. Et c’est pourquoi le Seigneur a
promis la consolation à ceux qui pleurent.

Après quoi deux autres béatitudes se rapportent aux œuvres de la béatitude active. Ce sont
celles des vertus qui ordonnent l’homme à son prochain. De ces œuvres certains sont détournés
par un amour désordonné de leur bien propre. Aussi le Seigneur attribue-t-Il comme récom-
penses à ces béatitudes les choses mêmes à cause desquelles les hommes s’éloignent des bonnes
œuvres.

- Il y en a, en effet, qui s’éloignent des œuvres de justice, ne rendant pas ce qu’ils doivent,
mais plutôt volant ce qui ne leur appartient pas, afin de se rassasier de biens temporels.
Voilà pourquoi, à ceux qui sont affamés de justice, le Seigneur a promis un rassasiement.
- Il y en a encore qui s’éloignent des œuvres de miséricorde pour ne pas se mêler des
misères d’autrui. Voilà pourquoi, aux miséricordieux le Seigneur a promis une miséri-
corde qui puisse les délivrer de toute misère.

Quant aux deux dernières béatitudes, elles se rapportent à la félicité ou béatitude de la


contemplation. Aussi les récompenses y sont-elles accordées en conformité avec les disposi-
tions qu’on trouve dans le mérite.

- Car la pureté de l’œil consiste à voir clair ; aussi les cœurs purs reçoivent-ils la promesse
de la vision de Dieu.
- Quant au fait d’établir la paix ou en soi-même ou entre les autres, il manifeste que l’on
est imitateur de Dieu, le Dieu d’unité et de paix. Aussi le pacifique reçoit-il en récom-
pense la gloire de cette filiation divine qui consiste en la parfaite union à Dieu par une
sagesse consommée.

Le Royaume des Cieux est promis aux pauvres en esprit quant à la gloire de l’âme, mais à
ceux qui souffrent persécution dans leur corps, le royaume est promis quant à la gloire du corps.
La souveraine dignité dans la maison du roi, c’est au fils du roi qu’elle appartient. On appelle
béatitudes uniquement les œuvres parfaites qui, en raison même de leur perfection, sont
attribuées plutôt aux dons qu’aux vertus.

IaIIae Q70 a. 3 : Le nombre des fruits


Ce nombre de douze fruits énumérés par l’Apôtre est justifié. On peut même en voir le sym-
bole dans ces douze fruits dont il est parlé à la fin de l’Apocalypse (22, 2) : « Des deux côtés
du fleuve l’arbre de vie portant douze fruits. » Mais puisqu’on donne ce nom de fruit à ce qui
sort d’un principe comme d’une semence ou d’une racine, on devra tenir compte de la distinc-
tion de ces fruits d’après les différents progrès du Saint Esprit en nous.

• Parmi les fruits de l’esprit, on met en premier lieu la charité, en laquelle le Saint-Esprit
est donné d’une manière spéciale, comme en Sa propre ressemblance, puisque Lui-
même aussi est amour. Aussi l’Apôtre dit-il (Rm 5, 5) : « L’amour de Dieu a été répandu
dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. »

• Mais l’amour de charité entraîne nécessairement la joie. Toujours en effet celui qui aime
se réjouit d’être uni à l’aimé. Or la charité a toujours présent le Dieu qu’elle aime, selon
50

S. Jean (1, 4, 16) : « Qui demeure dans la charité demeure en Dieu et Dieu en lui. » C’est
pourquoi la joie est une conséquence de la charité.

• Or, la perfection de la joie c’est la paix. La paix à deux points de vue :


o 1° Quant au repos, à l’abri des causes extérieures de trouble. En effet, on ne peut
se réjouir parfaitement du bien qu’on aime, si sa jouissance est troublée par les
autres. Au contraire, celui qui a le cœur parfaitement pacifié dans un unique
objet, ne peut être importuné par rien d’autre, parce qu’il tient pour rien tout le
reste, d’où cette parole du Psaume (119, 165) : « Grande paix pour ceux qui ai-
ment Votre loi, et il n’y a pas pour eux de scandale », c’est-à-dire que les choses
du dehors ne les troublent pas dans leur jouissance de Dieu.
o 2° La paix est aussi la perfection de la joie en ce qu’elle calme les remous du
désir, car il ne possède pas la joie parfaite, celui à qui l’objet de sa joie ne suffit
pas. Or la paix comporte ces deux éléments : que du dehors rien ne nous trouble,
et que nos désirs se reposent en un objet unique. C’est pourquoi après la charité
et la joie on met en troisième lieu la paix.

• A l’égard des maux, l’esprit est en parfaite possession de lui-même sur deux points : que
l’imminence des maux ne parvienne pas à le troubler ce qui est l’œuvre de la patience ;

• ni l’attente prolongée des biens, ce qui est l’affaire de la longanimité, car « être privé
d’un bien a raison de mal ».

• Par rapport à ce qui est à côté de lui, c’est-à-dire le prochain, l’homme spirituel est en
de bonnes dispositions,
o 1° quant à la volonté de bien faire, et à cela se rapporte la bonté ;
o 2° quant à la bienfaisance effective, et à cela se rapporte la bénignité ; car on
attribue celle-ci aux hommes qu’un “bon feu d’amour” enflamme à faire du bien
au prochain ;
o 3° quant à l’égalité d’âme pour supporter les maux infligés par les proches, et
c’est à cela que se rapporte la mansuétude, qui refrène les colères ;
o 4° quant au fait de ne nuire aucunement au prochain, non seulement par colère,
mais non plus par fraude ou par ruse, et à cela s’applique la foi, prise au sens de
fidélité. Mais si nous la prenons au sens de la foi par laquelle on croit en Dieu,
alors, par cette foi, l’homme est ordonné à ce qui est au-dessus de lui, c’est-à-
dire à soumettre à Dieu son intelligence et, par voie de conséquence, tout ce qui
est à lui.

• Mais par rapport à ce qui est au-dessous de lui l’homme est en de bonnes dispositions,
o 1° quant aux actions extérieures, grâce à la modestie qui garde la mesure en tout
ce qu’on dit et tout ce qu’on fait.
o 2° Quant aux convoitises intérieures, grâce à la continence et à la chasteté, soit
que l’on distingue ces deux choses par ce fait que la chasteté refrène ce qui est
illicite, tandis que la continence refrène même ce qui est licite ; soit qu’on les
distingue par ce fait que le continent éprouve les convoitises mais n’est pas en-
traîné par elles, tandis que le chaste ni ne les éprouve ni n’est entraîné par elles.

Les fruits ne sont pas différenciés par cent, soixante, et trente, d’après les diverses espèces
d’actes vertueux, mais d’après les divers degrés de perfection, même dans une seule vertu.
Ainsi, on dit que la continence dans le mariage est symbolisée par le fruit à trente pour un, celle
du veuvage par le fruit à soixante, tandis que celle de la virginité est représentée par le cent pour
un. Les Pères ont aussi d’autres façons de distinguer dans ces trois fruits évangéliques comme
51

trois degrés dans la vertu. Et l’on suppose trois degrés parce que, en tout domaine, la perfection
se présente selon un commencement, un milieu et une fin.
Les actes de la sagesse, et ceux de tous les dons qui nous ordonnent au bien, se ramènent à
la charité, à la joie et à la paix. Le Saint-Esprit meut en effet l’esprit humain vers ce qui est
selon la raison, ou plutôt vers ce qui est au-dessus de la raison. L’appétit de la chair, qui est
l’appétit sensible, entraîne vers les biens sensibles, qui sont au-dessous de l’homme. Aussi, de
même que dans la nature un mouvement vers le haut et un mouvement vers le bas sont con-
traires, de même dans les œuvres humaines les œuvres de la chair et les œuvres de l’esprit.
Ce qui vient d’un arbre contrairement à sa nature, on ne dit pas que c’en est le fruit, on dit
plutôt que c’en est la corruption. Aussi, comme les œuvres des vertus sont connaturelles à la
raison alors que les œuvres des vices lui sont contraires, on donne à celles-là le nom de fruits
mais pas à celles-ci. Le bien arrive d’une seule manière; le mal de beaucoup de façons.

LE PÉCHÉ (IaIIae 71-89)


La vertu est la santé de l’âme. Car le vice de toute chose, c’est bien, semble-t-il, de ne pas
être dans les dispositions qui conviennent à sa nature. Le péché est défini par S. Augustin
comme « une parole, un acte ou un désir contraire à la loi de Dieu. Tout ce qui est contre l’ordre
de la raison est proprement contre la nature de l’homme considéré en tant qu’homme, et ce qui
est selon la raison est selon la nature de l’homme en tant qu’homme : « Le bien de l’homme
est de se conformer à la raison, et son mal est de s’en écarter. » Par conséquent, la vertu
humaine, celle qui rend l’homme bon, et son œuvre aussi, est en conformité avec la nature
humaine dans la mesure même où elle est en harmonie avec la raison, et le vice est contre
la nature humaine dans la mesure où il est contre l’ordre de la raison. La vertu est l’habitus
qui se conforme à la raison comme naturellement. Il y a plus de gens à suivre les inclinations
de la nature sensible qu’il y en a à suivre l’ordre de la raison ; car il se trouve toujours plus de
monde pour commencer une chose que pour la finir. L’acte de péché, considéré par rapport
à l’habitus vertueux, n’a pas de quoi le détruire s’il reste unique ; car, de même qu’un seul acte
n’engendre pas un habitus, un seul acte ne le fait pas perdre.

Mais si l’acte de péché est considéré par rapport à la cause des vertus, il est possible alors
que des vertus soient détruites par un seul acte. En effet, tout péché mortel s’oppose à la charité,
qui est la racine de toutes les vertus infuses en tant que vertus ; c’est donc assez d’un seul acte
de péché mortel, qui a exclu la charité, pour exclure toutes les vertus infuses, en tant que
vertus. Je mets cette précision à cause de la foi et de l’espérance qui restent après le péché
mortel, mais à l’état d’habitus informes, et ainsi ne sont plus des vertus.

Le péché véniel n’étant pas, lui, contraire à la charité, ne la fait pas perdre, ni les autres
vertus non plus. Quant aux vertus acquises, elles ne sont enlevées par un seul acte d’aucun
péché. Ainsi donc le péché mortel ne peut coexister avec les vertus infuses ; il peut cependant
coexister avec les vertus acquises. Mais le péché véniel peut coexister avec les vertus infuses
et acquises.
Il faut plus de choses pour le bien que pour le mal, puisque « le bien est produit, dit Denys,
par une cause parfaite, et le mal par n’importe quel défaut ».

Péché : Une parole, un acte ou un désir contraire à la loi éternelle. Pécher n’est autre chose
que négliger les réalités éternelles pour s’attacher aux réalités temporelles. Toute la per-
versité humaine consiste à se servir de ce dont on devrait jouir, et à jouir de ce dont on
devrait se servir. La volonté humaine a une double règle,
• l’une toute proche et homogène qui est la raison humaine elle-même ;
52

• l’autre qui sert de règle suprême et c’est la loi éternelle, la raison de Dieu en quelque
sorte.

Voilà pourquoi S. Augustin a mis dans la définition du péché deux parties.


• L’une concerne la substance de l’acte humain, et c’est pour ainsi dire le matériel du
péché, que désignent ces mots « action, parole ou désir ».
• L’autre se rapporte à ce qu’il y a de mal dans l’acte, et c’est pour ainsi dire le formel du
péché, qui tient dans les mots « contraire à la loi éternelle ».
Deux éléments concourent à la raison de péché : l’acte volontaire et le désordre qui lui vient
de son éloignement de la loi divine. Le péché n’est pas pure privation, mais un acte privé de
l’ordre qu’il devrait avoir. Or tout péché consiste dans l’appétit d’un bien périssable que l’on
désire de façon désordonnée et dans la possession duquel, par conséquent, on se délecte d’une
manière déréglée.

D’une manière spéciale, dans le péché de fornication, l’âme devient l’esclave du corps, « à
ce point qu’elle n’est plus capable sur le moment de songer à rien d’autre ». Par les vertus
théologales l’homme s’ordonne envers Dieu, par la force et la tempérance envers lui-même, par
la justice envers le prochain.
C’est pourquoi, lorsqu’une âme est déréglée par le péché jusqu’à être détournée de sa
fin ultime, c’est-à-dire de Dieu, à qui nous sommes unis par la charité, alors la faute est
mortelle ; au contraire, quand le désordre se produit en deçà de cette séparation d’avec
Dieu, alors la faute est vénielle. Car, dans la spéculation, celui qui se trompe sur les principes
ne peut être ramené à la vérité ; mais celui qui se trompe en sauvegardant les principes peut être
ramené par ces principes mêmes.

Pareillement, en matière d’action, celui qui en péchant se détourne de la fin ultime, par
la nature de son péché, fait une chute irréparable, et c’est pourquoi l’on dit qu’il pèche
mortellement et qu’il aura à expier éternellement. Au contraire, celui qui pèche en deçà de
la séparation d’avec Dieu est dans un désordre que la nature même du péché rend réparable
parce que le principe est sauf ; aussi assure-t-on que celui-ci pèche véniellement, ce qui revient
à dire qu’il n’est pas coupable au point de mériter une peine interminable. Aussi, chaque fois
qu’il y a dans l’intention un motif différent de mal faire, il y a une espèce différente de péché.

IaIIae Q73 a. 1 Tous les péchés et les vices sont-ils connexes ?


Celui qui manque d’une seule vertu n’a pas les autres. Car, de même que l’amour de Dieu
qui édifie la cité de Dieu est le principe et la racine de toutes les vertus, de même l’amour de
soi qui édifie la cité de Babylone est la racine de tous les péchés.

Certains vices sont contraires entre eux, comme le montre Aristote. Or il est impossible que
des contraires existent ensemble dans le même sujet. Il est donc impossible que tous les vices
et les péchés soient en connexion.

Tout homme qui agit par vertu a l’intention de suivre la règle de raison, et c’est pourquoi
l’intention de toutes les vertus tend à la même fin. Aussi toutes les vertus sont-elles connexes
entre elles dans la droite règle de l’action qui est la prudence. Mais chez le pécheur, l’intention
n’est pas de s’écarter de ce qui est raisonnable, elle est plutôt de tendre à un bien désirable, et
c’est ce bien qui la caractérise spécifiquement.
Commettre le péché ne consiste pas en effet à passer de la multitude à l’unité, comme
c’est le cas pour les vertus lorsqu’elles sont connexes, mais plutôt à s’éloigner de l’unité
vers la multiplicité.
53

Or tous les commandements de la loi n’ont qu’un seul et même auteur, et c’est le même Dieu
que l’on méprise en tout péché.
Tout acte de péché ne détruit pas la vertu contraire : le péché véniel ne détruit aucune vertu.
• Le péché mortel détruit la vertu infuse parce qu’il détourne de Dieu.
• Mais un seul acte, même de péché mortel, ne détruit pas l’habitus de la vertu acquise.
• Seulement, si les actes se multiplient au point d’engendrer un habitus contraire, l’habi-
tus de la vertu acquise est éliminé.
• Avec lui est éliminée aussi la prudence, car lorsqu’un homme agit contre une vertu quel-
conque, il agit contre la prudence,
• puisque sans celle-ci aucune vertu morale ne peut exister.

Avec la prudence sont exclues par conséquent toutes les autres vertus morales, du moins
quant à cette existence parfaite et formelle de vertu qu’elles possèdent en participant de la pru-
dence. Il reste cependant des inclinations aux actes vertueux, lesquelles n’ont pas formellement
raison de vertu.
L’amour de Dieu rassemble les affections humaines en les ramenant du multiple à l’un, et
c’est pour cela que les vertus causées par l’amour de Dieu sont en connexion les unes avec les
autres. Mais l’amour de soi disperse les affections humaines dans la diversité, car, en s’aimant
lui-même, l’homme recherche pour lui les biens de ce monde, qui sont variés et divers ; c’est
pourquoi les vices et les péchés que cause l’amour de soi ne sont pas connexes.
Donc ceux qui contiennent un plus grand désordre sont plus illicites que les autres, et par
conséquent plus graves. Il y a connexion entre les vertus, mais non entre les vices et les péchés.
Il faut donc qu’un péché soit d’autant plus grave qu’il porte le désordre sur un principe de
plus grande importance dans le gouvernement de la raison.
Voilà pourquoi le péché est d’autant plus grave qu’il provient, dans les actes humains, d’une
fin plus élevée.

C’est pourquoi le péché qui s’attaque à la substance même de l’homme, par exemple l’homi-
cide, est plus grave que celui qui s’attaque aux biens extérieurs, comme le vol ; et plus grave
encore est le péché qui est commis immédiatement contre Dieu, comme l’infidélité, le blas-
phème, etc. La conversion illégitime à un bien périssable engendre l’aversion du bien impéris-
sable, en laquelle s’accomplit la raison de mal. C’est pourquoi il faut que la diversité des choses
auxquelles on s’attache entraîne une gravité différente dans la malice du péché. La haine de
Dieu, laquelle est bien le plus grave de tous les péchés.

IaIIae Q73 a. 5 Les péchés de la chair sont-ils plus graves que ceux de l’esprit ?
S. Grégoire affirme a que les péchés de la chair sont moins coupables et plus infamants
que ceux de l’esprit. Les péchés spirituels sont plus coupables que les péchés charnels. Ce
qui ne veut pas dire que n’importe lequel des premiers soit plus coupable que n’importe lequel
des seconds, mais que, toutes choses égales d’ailleurs, si l’on considère uniquement cette dif-
férence de l’esprit et de la chair, les péchés de l’esprit sont plus graves.

Trois raisons à cela.


- 1. A cause du sujet du péché. Les péchés spirituels relèvent de l’esprit, par lequel on se
tourne vers Dieu, par lequel aussi on se détourne de lui. Au contraire, les péchés charnels se
consomment dans les plaisirs de l’appétit sensible, auquel il appartient surtout de s’attacher aux
biens corporels. C’est pourquoi le péché charnel en tant que tel présente plus de conversion, et
à cause de cela aussi, plus d’attachement aux choses ; mais le péché spirituel comporte plus de
cette aversion d’où procède la raison de faute, et c’est pourquoi le péché spirituel comme tel est
une faute plus grande.
54

- 2. A cause de celui contre qui l’on pèche. Car le péché de la chair en tant que tel offense le
corps, lequel n’est pas à aimer dans l’ordre de la charité autant que Dieu et le prochain, qui sont
offensés par les péchés de l’esprit. C’est pourquoi ceux-ci comme tels sont plus coupables.
- 3. A cause du motif. Plus l’homme est fortement poussé à pécher, moins il pèche gravement,
nous le verrons tout à l’heure. Or, les péchés de la chair comportent une impulsion plus forte,
cette convoitise qui nous est innée. Et c’est pourquoi les péchés de l’esprit, comme tels, sont
plus coupables.

Si, dit-on, le diable se réjouit extrêmement de la luxure, c’est que dans ce péché l’attachement
est extrême, et qu’il est difficile à l’homme de s’y arracher ; car « l’appétit de jouir », dit le
Philosophe, “est insatiable”. Et c’est pour cela qu’il dit aussi que les péchés d’intempérance
sont les plus exécrables, parce qu’ils ont pour objet les plaisirs qui nous sont communs avec les
bêtes, et que de tels péchés font de l’homme une brute. De là vient aussi l’affirmation de S.
Grégoire, que ces fautes sont plus infamantes.
On nuit davantage à quelqu’un en le privant de la vie de la grâce, qu’en le privant de
la vie de la nature ; parce que la vie de la grâce est meilleure que la vie naturelle, tellement
qu’on doit mépriser celle-ci pour ne pas perdre celle-là. Personne ne meurt spirituellement
si ce n’est en péchant volontairement lui-même.
Aussi un péché devient-il plus grave par le fait qu’il est commis envers une personne
plus unie à Dieu soit par sa vertu soit par sa fonction.

IaIIae Q73 a. 10 Le péché est-il aggravé par la haute situation du pécheur ?


S. Isidore affirme : « plus le pécheur est haut placé, plus on donne d’importance à son
péché ».

Il y a deux sortes de péchés.


• L’un d’eux est commis par surprise, à cause de la faiblesse naturelle de l’homme.
• Les autres péchés sont commis de propos délibéré. Ils sont imputés d’autant plus grave-
ment au pécheur que celui-ci est haut placé. Et cela peut se justifier par quatre raisons.
1° Il y a chez les grands, ainsi chez ceux qui se distinguent par la science et par la vertu, plus
de facilité pour résister au péché. C’est à propos d’eux que le Seigneur déclare en S. Luc (12,
47) : « Le serviteur qui, connaissant la volonté de son maître, ne l’aura pas accomplie, recevra
un grand nombre de coups. »
2° Il y a de l’ingratitude dans le péché des grands ; car tout ce qui donne de la grandeur à
l’homme est un bienfait de Dieu, et celui qui pèche contre lui est un ingrat. A cet égard n’im-
porte quelle grandeur, même temporelle, aggrave le péché selon la Sagesse (6, 7 Vg) : « Les
puissants seront puissamment châtiés. »
3° Il y a parfois une particulière contradiction entre l’acte du péché et la grandeur de la per-
sonne, comme lorsque le prince se met à violer la justice, lui qui en est le gardien ; ou lorsque
le prêtre se livre à la fornication, lui qui a fait vœu de chasteté.
4° Il y a la raison de l’exemple ou du scandale. Comme le fait remarquer S. Grégoire : « La
faute déploie un exemple bien plus entraînant, quand la situation du pécheur le met à l’hon-
neur. » Car les péchés des grands sont connus par plus de gens, et l’on s’en indigne davantage.

Par cette perpétuelle dépravation de la sensualité il ne faut pas entendre autre chose que le
foyer de corruption qui nous vient du péché originel et, en effet, ne disparaît jamais complète-
ment durant cette vie ; car ce péché originel a une culpabilité qui passe et une activité qui de-
meure. Mais ce foyer persistant de mal n’empêche pas que l’homme ne puisse par sa volonté
raisonnable réprimer, s’il les sent venir, chacun des mouvements désordonnés de la sensualité.
De même que le désordre qui attaque le principe de la vie corporelle cause la mort corporelle,
55

de même celui qui attaque ce principe de vie spirituelle qu’est la fin ultime cause cette mort
spirituelle qu’est le péché mortel.

Mais l’acte même du péché mortel ne reçoit pas cependant son caractère mortel de ce qu’il
vient de la sensualité ; il le tient de ce qu’il appartient à la raison, chargée d’ordonner toutes
choses à leur fin. Et c’est pourquoi le péché mortel n’est pas attribué à la sensualité, mais à la
raison.
De là vient qu’il y a toujours, avec l’acte de la vertu morale qui vient parfaire la puissance
appétitive, un acte de la prudence qui vient parfaire la puissance rationnelle. De deux façons
par conséquent, le péché peut se loger dans la raison :
• en premier lorsqu’il y a erreur dans la connaissance du vrai, erreur ou ignorance qui sont
coupables chaque fois qu’il s’agit d’une chose que la raison peut et doit savoir ;
• En second lieu, lorsqu’elle commande les mouvements désordonnés des facultés infé-
rieures, ou que, même après avoir délibéré, elle ne les maîtrise pas. Mais si le manque
de raison se produit sur un point que l’homme peut et doit savoir, il n’est pas complète-
ment excusé, et le défaut de raison lui-même est imputé à péché. Or, tout péché mortel
provient de l’aversion à l’égard de la loi divine. Or choisir délibérément d’aimer ce qui
est matière à péché mortel, c’est péché mortel. Aussi ce consentement à une délectation
qui a pour objet un péché mortel, est lui-même péché mortel. Or il arrive que le désordre
de l’acte auquel on consent, parce qu’il ne marque aucun éloignement de la fin ultime,
ne soit pas contraire aux raisons éternelles comme l’est un acte de péché mortel ; il est
seulement en dehors d’elles, comme l’acte du péché véniel. Par conséquent, lorsque la
raison supérieure consent à un acte de péché véniel, elle ne se détourne pas des raisons
éternelles. Aussi ne pèche-t-elle pas mortellement mais véniellement.

Tout ce qui se produit a une cause : « Rien sur la terre n’arrive sans cause ». Le manque
d’ordre dans l’acte provient du manque de direction dans la volonté. La cause du péché c’est la
volonté agissant indépendamment de la règle de raison ou de la loi divine. Mais ce qui fait que
le péché n’est pas naturel, c’est qu’il lui manque la règle naturelle à laquelle l’homme selon sa
nature doit veiller.
La cause intérieure du péché :
• c’est tout ensemble la volonté qui accomplit l’acte,
• la raison qui le laisse sans la règle obligée,
• et l’appétit sensible avec son penchant.

Ainsi donc, une réalité extérieure pourrait être cause de péché de trois façons : soit qu’elle
puisse mouvoir immédiatement la volonté elle-même, soit qu’elle puisse mouvoir la raison, ou
encore l’appétit sensible.
Mais la volonté, Dieu seul peut la mouvoir intérieurement ; et Dieu, nous allons le montrer
plus loin, ne peut pas être cause de péché.
Par conséquent il reste qu’aucune réalité extérieure ne peut être cause de péché si ce n’est
dans la mesure où elle peut mouvoir la raison, comme l’homme ou le démon qui pousse au
péché ; ou bien mouvoir l’appétit sensible, comme font certains objets sensibles extérieurs à
nous. Par conséquent une réalité extérieure peut bien être une cause qui porte à pécher, sans
pourtant suffire à y entraîner ; car la cause suffisante de l’accomplissement du péché, c’est uni-
quement la volonté.
Du fait même que les excitations extérieures n’induisent pas d’une manière suffisante et né-
cessitante à pécher, il s’ensuit que pécher et ne pas pécher demeure en notre pouvoir.
56

IaIIae Q76 a. 2 L’ignorance est-elle un péché ?


L’ignorance est un péché. L’ignorance n’est pas simplement l’absence de science, qui est
une simple négation. Chaque fois qu’il y a des choses qu’un esprit ne sait pas, on peut dire qu’il
y a chez lui absence de science ; Denys affirme que cela existe chez les anges.
L’ignorance au contraire implique une privation de science, qui a lieu lorsqu’on ne sait pas
des choses qu’on est naturellement apte à savoir. – Or, parmi ces choses, il y en a qu’on est tenu
de savoir, celles sans la connaissance desquelles on ne peut faire correctement son devoir. Ainsi
tout le monde est tenu de savoir en général les vérités de la foi et les préceptes universels du
droit, et chacun en particulier est tenu de savoir ce qui regarde son état ou sa fonction.
Quiconque néglige d’avoir ou de faire ce qu’il est tenu d’avoir ou de faire, pèche par
omission. Aussi, à cause d’une négligence de cette sorte, l’ignorance des choses qu’on est tenu
de savoir est un péché. Mais on ne peut imputer à négligence de ne pas savoir ce qu’on ne peut
pas savoir. Dans ce cas, l’ignorance est dite invincible parce qu’aucune étude ne peut la vaincre.
Et comme une telle ignorance n’est pas volontaire, puisqu’il n’est pas en notre pouvoir de la
chasser, elle n’est pas un péché.

Il est clair par là que


• l’ignorance invincible n’est jamais un péché,
• mais l’ignorance qu’on peut vaincre en est un, si elle porte sur ce qu’on est tenu de
savoir, non si elle porte sur ce qu’on n’est pas tenu de savoir.

Bien que la privation de grâce ne soit pas en soi un péché, cependant, parce qu’on a négligé
de se préparer à la grâce, cette privation peut se présenter comme un péché, au même titre que
l’ignorance. Et pourtant le cas n’est pas le même : l’homme peut acquérir de la science par ses
propres actes, tandis que la grâce ne s’acquiert pas par nos actes, elle est un don de Dieu. Il y a
péché dans la négligence à savoir, ou encore dans l’inattention à ce qu’on sait.

Et de même que les différentes parties du corps sont dites déréglées quand elles ne suivent
plus l’ordre de la nature, de même les facultés de l’âme quand elles n’obéissent plus à la raison,
la raison étant en effet la faculté qui doit tout régir dans l’âme.
Ainsi donc, lorsque le concupiscible ou l’irascible sont affectés d’une passion qui les fait
sortir de l’ordre rationnel, et que cela met obstacle à la façon dont l’action humaine doit s’ac-
complir, on dit qu’il y a péché de faiblesse. S. Augustin déclare « L’amour de soi poussé
jusqu’au mépris de Dieu fait la cité de Babylone. » Mais tout péché nous fait appartenir à la cité
de Babylone. L’amour de soi est donc la cause de tous les péchés.

Ce qui est proprement et par soi cause du péché doit être cherché du côté de la conver-
sion aux biens périssables.
• Or à cet égard tout acte de péché provient de l’appétit désordonné d’un bien temporel.
• Mais cet appétit provient de l’amour désordonné de soi, car c’est aimer quelqu’un que
de lui vouloir du bien.
• Aussi est-il évident que tout péché a pour cause l’amour désordonné de soi-même.

L’amour bien ordonné de soi-même est obligatoire et naturel, en ce sens qu’on doit se vouloir
à soi-même le bien qui est juste. Mais l’amour désordonné de soi-même poussé jusqu’au
mépris de Dieu, S. Augustin en fait la cause du péché.

Tout péché provient donc effectivement soit de l’appétit désordonné d’un bien, soit de la fuite
désordonnée d’un mal. Mais l’un et l’autre se ramène à l’amour de soi-même, car si l’homme
désire les biens ou fuit les maux, c’est parce qu’il s’aime soi-même. L’amour désordonné de
soi-même est la cause de tous les péchés. Mais dans cet amour de soi est inclus l’appétit dé-
sordonné du bien, car on désire toujours du bien à celui qu’on aime.
57

D’où il est évident que l’appétit désordonné du bien est aussi la cause de tous les péchés.
Ainsi est-il évident qu’on peut ramener à ces trois sortes de convoitises toutes les passions qui
sont cause de péché. Aux deux premières se ramènent toutes les passions de l’appétit concupis-
cible. A la troisième, toutes les passions de l’irascible. Donc, s’il s’agit de la passion en tant
qu’elle précède l’acte du péché, nécessairement elle diminue la faute. En effet, un acte est un
péché dans la mesure où il est volontaire et où il est en nous. Or c’est par la raison et par la
volonté que quelque chose est en nous. Aussi, plus la raison et la volonté agissent d’elles-mêmes
et non par impulsion de la passion, plus l’acte est volontaire et réellement nôtre. Et à cet égard
la passion diminue la faute dans la mesure où elle en diminue le caractère volontaire. Quant à
la passion qui suit l’acte, elle ne diminue pas le péché mais plutôt l’augmente, ou plus exacte-
ment elle est le signe de sa gravité.

Le péché mortel consiste à se détourner de la fin dernière qui est Dieu. La raison n’est
pas toujours complètement empêchée dans son acte par la passion. Il lui reste donc assez de
libre arbitre pour pouvoir se détourner de Dieu, ou se tourner vers Lui. Si cependant l’usage de
la raison se trouvait entièrement aboli, il n’y aurait plus alors de péché, ni mortel ni véniel. De
cette façon, lorsqu’une volonté déréglée aime un bien temporel, comme les richesses ou la vo-
lupté, plus que l’ordre de la raison ou de la loi divine, plus que l’amour de Dieu ou toute autre
chose du même genre, la volonté veut bien perdre un bien spirituel pour posséder un bien tem-
porel. Le débauché voudrait bien pouvoir jouir de ses plaisirs sans offenser Dieu, mais ayant à
choisir entre les deux, il aime mieux offenser Dieu par le péché que se priver de plaisir. On ne
tombe pas soudainement, mais il a fallu se laisser aller progressivement et par chutes partielles.

IaIIae Q79 a. 1 Dieu est-Il cause du péché ?


Dieu hait le péché, puisqu’il est dit au même livre (14, 9) : « Dieu déteste l’impie avec son
impiété. » Dieu n’est donc pas la cause du péché.
L’homme peut être de deux manières cause de péché, du sien ou de celui d’autrui. D’une
manière directe, s’il incline sa volonté ou celle d’autrui à pécher. D’une manière indirecte,
lorsqu’en certains cas il ne retire pas les autres du péché. C’est pourquoi, dans Ezéchiel (3, 18)
il est dit au veilleur : « Si tu ne dis pas à l’impie : “Tu mourras”, … c’est à toi que je demanderai
compte de son sang. »

Mais Dieu ne peut pas être directement cause du péché, ni pour Lui ni pour autrui. Car tout
péché se fait par éloignement de l’ordre qui a Dieu pour fin. Or Dieu, au contraire, incline et
ramène tout à soi comme à l’ultime fin, selon Denys. Il est donc impossible qu’Il soit cause
d’éloignement, pour Lui-même ou pour d’autres, d’un ordre qui est tout orienté vers Lui. Il ne
peut donc être directement cause du péché.
Indirectement, pas davantage : car Il lui arrive de ne pas donner à certains le secours dont ils
auraient besoin pour éviter des péchés ; s’Il le leur accordait, ils ne pécheraient pas. Mais Dieu
fait cela selon l’ordre de Sa sagesse et de Sa justice, puisqu’Il est Lui-même sagesse et justice.
On ne peut donc nullement Lui imputer, comme s’il en était cause, le péché de personne. Dieu
n’est en aucune manière cause du péché.

Dieu incline directement la volonté vers le bien ; quant au mal, Dieu se borne à ne pas l’em-
pêcher ; et cela même n’a lieu que parce que des fautes antérieures l’ont mérité. Pareillement,
le péché que le libre arbitre commet contre le commandement divin ne se rapporte pas à Dieu
comme à sa cause.
La faute s’oppose au bien de l’ordre ayant Dieu pour fin ; c’est pourquoi elle s’oppose direc-
tement à la bonté divine. A cause de cela, on ne peut pas raisonner sur la faute par analogie avec
la peine. Le péché qualifie un être et une action affectés d’un défaut. Or, ce défaut vient d’une
cause créée, le libre arbitre, en tant qu’il manque à l’ordre voulu par la première cause, Dieu.
Aussi un tel défaut ne se ramène pas à Dieu comme à sa cause, mais au libre arbitre.
58

IaIIae Q79 a. 3 Dieu est-Il cause de l’aveuglement et de l’endurcissement de certains ?


« Dieu prend pitié de qui Il veut, et Il endurcit qui Il veut. » L’aveuglement et l’endurcissement
impliquent deux choses.
• Un mouvement de l’âme humaine qui adhère au mal et se détourne de la lumière divine.
A cet égard, Dieu n’est pas la cause de l’aveuglement et de l’endurcissement, comme Il
n’est pas la cause du péché.
• En outre, aveuglement et endurcissement comportent une soustraction de grâce à la suite
de quoi l’esprit n’est plus éclairé par Dieu pour bien voir, ni le cœur attendri pour bien
vivre. Et à cet égard, Dieu est cause de l’aveuglement et de l’endurcissement.

Il faut considérer que Dieu est la cause universelle de l’illumination des âmes, selon S. Jean
(1, 9) : « Il était la vraie lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde », comme le soleil
est la cause universelle de l’illumination des corps. Avec des différences cependant, car le soleil
répand sa lumière par nécessité de nature, tandis que Dieu agit volontairement et suivant le plan
de sa sagesse. Le soleil, autant que cela dépend de lui, éclaire bien tous les corps ; néanmoins,
s’il en était un où il rencontre un obstacle, il le laisse dans l’obscurité, par exemple une maison
dont les fenêtres sont demeurées closes. Et pourtant, la cause de cette obscurité n’est nullement
le soleil puisque ce n’est pas par son propre jugement qu’il ne pénètre pas dans la maison ; la
cause est uniquement celui qui tient les volets fermés.

Pour Dieu au contraire, s’il n’envoie plus les rayons de grâce dans les âmes où Il trouve un
obstacle, c’est par son propre jugement. Aussi la cause de cette soustraction de grâce n’est-elle
pas seulement celui qui présente l’obstacle, mais encore Dieu qui par Son jugement n’offre plus
la grâce. De cette manière, Dieu est vraiment cause qu’on ne voit plus, qu’on n’entend plus, et
que le cœur est endurci.
Ces effets se distinguent comme ceux de la grâce elle-même. Car, en même temps qu’elle
perfectionne l’intelligence par le don de sagesse, elle amollit le cœur au feu de la charité.

IaIIae Q79 a. 4 L’aveuglement et l’endurcissement sont-ils ordonnés au salut des pécheurs ?


L’aveuglement est comme un prélude au péché. Or le péché est ordonné à deux fins : par lui-
même à la damnation ; mais à d’autres effets, par la miséricorde et la providence de Dieu, à la
guérison, en ce sens que Dieu permet que certains tombent dans le péché afin, dit S. Augustin,
que reconnaissant leur faute ils s’humilient et se convertissent.
Par la divine miséricorde il est ordonné temporairement, comme un traitement médicinal, au
salut de ceux qui sont aveuglés. Néanmoins cette miséricorde n’est pas accordée à tous, mais
uniquement aux prédestinés, chez qui « tout concourt au bien », comme dit l’Apôtre (Rm 8,
28). De sorte que pour les uns l’aveuglement aboutit à la guérison, mais pour d’autres à la
damnation.

Tous les maux que Dieu fait ou permet sont destinés à quelque bien ; pas toujours cepen-
dant au bien de celui chez qui est le mal, mais quelquefois au bien d’un autre, ou encore au bien
de tout l’univers. C’est ainsi qu’il ordonne la faute des tyrans au bien des martyrs, et la peine
des damnés à la gloire de sa justice.
Que Dieu ordonne l’aveuglement de certains à leur salut, cela vient de Sa miséricorde ;
qu’il ordonne l’aveuglement des autres à leur damnation, cela vient de Sa justice. Qu’il
fasse miséricorde à certains et non à tous, ce n’est point chez Lui acception de personnes.
S. Augustin prouve que « l’esprit de l’homme ne devient esclave de la concupiscence que
par sa propre volonté ». Or l’homme ne devient esclave de la concupiscence que par le péché.
Donc la cause de celui-ci ne peut être le diable, mais seulement la volonté de l’homme.
59

Dieu ne peut pas être cause du péché. Quant à l’intelligence, elle est mise en mouvement par
ce qui lui apporte de la lumière pour la connaissance de la vérité. La convoitise de la chair
contre l’esprit, quand la raison y oppose une résistance actuelle, n’est pas péché, mais matière
à exercer la vertu. De même que le péché d’Adam est transmis à tous ceux qui sont engendrés
corporellement par Adam, de même la grâce du Christ est transmise à tous ceux qui sont en-
gendrés spirituellement par Lui, au moyen de la foi et du Baptême. Le péché originel peut être
un habitus, mais non le péché actuel. Or, cette mauvaise disposition qui s’appelle le péché ori-
ginel n’a qu’une cause : la privation de la justice originelle, par laquelle a été supprimée la
soumission de l’esprit humain à Dieu. Une fois détruite l’harmonie de la justice originelle, les
diverses puissances de l’âme se portent à des objets divers.

Or tout le plan de la justice originelle tient à ceci : que la volonté de l’homme était soumise
à Dieu. Cette soumission se faisait avant tout et principalement par la volonté, parce que c’est
à elle qu’il appartient, nous le savons, de mouvoir à leur fin toutes les autres parties de l’âme.
Aussi est-ce la volonté qui, en se détournant de Dieu, a amené le désordre dans toutes les autre
facultés.

Ainsi donc, la privation de cette justice par laquelle la volonté demeurait soumise à Dieu est
ce qu’il y a de formel dans le péché originel et tout autre désordre dans les facultés de l’âme se
présente en ce péché comme l’élément matériel. La justice originelle était le lien qui maintenait
dans l’ordre toutes les facultés de l’âme. Chacune d’elles, une fois ce lien brisé, tendra à son
propre mouvement avec d’autant plus de véhémence qu’elle aura eu plus de force. Mais il arrive
que des facultés de l’âme soient plus fortes chez l’un que chez l’autre, à cause de la diversité
des complexions.

Il y a en tout péché, une conversion désordonnée au bien périssable. La vertu n’a pas la même
origine que le péché.
• Le péché a son origine dans l’appétit des biens périssables ; c’est pourquoi le désir de
ce qui aide à obtenir tous les biens de ce monde est appelé la racine des péchés.
• La vertu au contraire a son origine dans l’appétit des biens impérissables ; c’est pour-
quoi la charité, qui est l’amour de Dieu, se place à la racine des vertus. La cupidité
regarde dans le péché la conversion au bien périssable où le péché trouve en quelque
sorte sa nourriture et son entretien, et c’est pourquoi on parle de “racine”.
• Mais l’orgueil regarde le péché sous l’angle de l’aversion à l’égard de Dieu, au précepte
de qui l’homme refuse de se soumettre ; c’est pourquoi l’orgueil est appelé un “com-
mencement”, parce que c’est dans cette aversion que commence à se réaliser la raison
de mal

L’apostasie est appelée le commencement de l’orgueil, du côté de l’aversion à l’égard de


Dieu. Car du fait que l’homme ne veut pas se soumettre à Dieu, il est amené à vouloir démesu-
rément sa propre supériorité dans les choses de ce monde.

IaIIae Q85 a. 1 Le bien de la nature est-il diminué par le péché ?


L’homme dont il est question en S. Luc (10, 30), « qui descend de Jérusalem à Jéricho »,
c’est celui qui tombe dans le désordre du péché et qui est de ce fait « dépouillé des dons de la
grâce et blessé dans ceux de la nature », comme l’explique S. Bède. Le péché diminue donc le
bien de la nature.

Sous ce nom de bien de la nature on peut comprendre trois sortes de choses :


1° Les principes constitutifs de la nature elle-même, avec les propriétés qui en découlent,
comme les puissances de l’âme et autres réalités du même genre.
60

2° Puisque la nature donne à l’homme de l’inclination à la vertu dans le sens que nous avons
dit plus haut, cette inclination à la vertu est un bien de nature.
3° On peut même appeler bien de nature ce don de la justice originelle qui fut, en la personne
du premier homme, accordé à l’humanité tout entière.

Ainsi donc, de ces biens de nature,


• le premier n’est ni enlevé ni diminué par le péché (Naturalia manserunt integra).
• Le troisième, au contraire, a été totalement enlevé par la faute du premier père
(Spoliatus gratuitis).
• Mais celui du milieu, l’inclination naturelle à la vertu, est diminué par le péché
(Vulneratus in naturalibus).

En effet, les actes humains engendrent un penchant aux actes semblables. Mais du fait qu’on
est incliné à l’un des contraires, l’inclination à l’autre est diminuée. Aussi, puisque le péché est
contraire à la vertu, du fait que l’homme pèche, ce bien de nature qu’est l’inclination à la vertu
se trouve diminué. Le mal ne peut exister que dans un bien. Même chez les damnés, il de-
meure une inclination naturelle à la vertu ; autrement il n’y aurait pas en eux de remords de
conscience. Mais si cette inclination ne passe pas à l’acte, cela vient de ce que, par un dessein
de la justice divine, la grâce fait défaut.

IaIIae Q85 a. 3 Les quatre blessures qui, selon Bède, ont frappé la nature humaine à cause
du péché
Toutes les facultés de l’âme demeurent en quelque manière dépouillées de leur ordre propre,
qui les porte naturellement à la vertu. Et ce dépouillement est appelé une blessure infligée à la
nature.
Mais il y a dans l’âme quatre puissances qui peuvent être le sujet des vertus : la raison
où réside la prudence, la volonté où réside la justice, l’irascible où se trouve la force, le
concupiscible où se trouve la tempérance.
• Donc, en tant que la raison est dépouillée de son adaptation au vrai, il y a bles-
sure d’ignorance ;
• en tant que la volonté est dépouillée de son adaptation au bien, il y a blessure de
malice ;
• en tant que l’irascible est dépouillé de son adaptation à ce qui est ardu, il y a
blessure de faiblesse ;
• en tant que le concupiscible est dépouillé de son adaptation à des plaisirs modé-
rés par la raison, il y a blessure de convoitise.

Ce sont donc bien là les quatre blessures infligées à toute la nature humaine par le péché du
premier père. Mais, parce que l’inclination au bien de la vertu est diminuée en chaque homme
par le péché actuel, ces quatre blessures sont en outre consécutives aux autres péchés. C’est-à-
dire que par le péché, la raison se trouve hébétée, surtout en matière d’action, et la volonté
endurcie à l’égard du bien, cependant que s’accroît la difficulté de bien agir et que la convoitise
s’enflamme davantage.
La convoitise est naturelle à l’homme dans la mesure où elle est soumise à la raison ; mais
qu’elle sorte des limites de la raison, c’est pour l’homme contre nature. On peut appeler com-
munément faiblesse toute passion, en tant qu’elle débilite la force de l’âme et entrave la raison.

IaIIae Q85 a. 4 La privation de mesure, de beauté et d’ordre est-elle l’effet du péché ?


Le péché est dans une âme comme la maladie dans un corps, Donc le péché inflige à
l’âme les mêmes privations.
61

Ainsi, aux divers degrés de biens correspondent divers degrés de mesure, de beauté et
d’ordre.
• Il y a donc un bien constituant le fond même de la nature qui a sa mesure, sa beauté,
son ordre ; celui-là n’est ni enlevé ni diminué.
• Il y a encore un autre bien, celui de l’inclination de la nature : ce bien a aussi son
mode, sa beauté, son ordre, et le péché a pour effet de le diminuer mais non de le
supprimer totalement.
• Enfin il y a encore un bien, celui de la vertu et de la grâce, qui a également son
mode, sa beauté et son ordre ; et celui-là est totalement supprimé par le péché mor-
tel.
• Il y a encore le bien de l’acte lui-même, lorsque cet acte est parfaitement ordonné ;
ce bien aussi a sa mesure, sa beauté, son ordre ; et la privation de ce bien est essen-
tiellement le péché.

De sorte qu’on voit clairement comment le péché est lui-même une privation de mesure,
de beauté et d’ordre, et comment il entraîne après lui une privation et une diminution de
mesure de beauté et d’ordre. La soustraction de la justice originelle a raison de peine, comme
la soustraction de la grâce. Aussi la mort et toutes les faiblesses du corps sont, elles aussi, la
peine du péché originel. Et bien qu’elles ne soient pas voulues par le pécheur, elles sont ordon-
nées par Dieu comme des châtiments de Sa justice.
Il faut en effet, pour parvenir à l’immortalité et à l’impassibilité de cette gloire qui a com-
mencé dans le Christ et nous a été acquise par le Christ, que nous soyons d’abord devenus
conformes à Ses souffrances. Il faut donc que la passibilité elle-même demeure en nos corps
pour que nous méritions l’impassibilité de la gloire conformément au Christ.

Or l’âme de l’homme possède un double éclat : le premier lui vient du resplendissement de


la lumière naturelle de la raison ; c’est par cette clarté qu’il se dirige dans la vie. Un autre éclat
lui vient du resplendissement d’une lumière divine, la sagesse et la grâce, et par ce surcroît de
lumière on a toute la perfection qu’il faut pour agir bien et avec beauté.
D’autre part, l’âme a comme un contact avec les réalités quand elle s’y attache par amour.
Or, lorsqu’elle pèche, elle adhère à quelque chose contrairement aux lumières de la raison et de
la loi divine. C’est pourquoi la diminution d’éclat provenant d’un tel contact s’appelle méta-
phoriquement la tache de l’âme.
La tache du péché demeure dans l’âme, même si l’acte du péché vient à passer. La raison en
est que la tache comporte un manque d’éclat parce qu’on s’est éloigné des lumières de la raison
ou de la loi divine.
C’est pourquoi aussi longtemps qu’un homme reste en dehors de ces lumières, la tache du
péché demeure en lui ; mais, dès qu’il revient à la lumière de la raison et à la lumière divine, ce
qui se fait à l’aide de la grâce, alors la tache cesse. Or, bien que l’homme mette fin à l’acte
par lequel il s’est éloigné des lumières de la raison ou de la loi divine, il ne revient pas
aussitôt à l’état où il se trouvait auparavant, mais il a besoin pour cela d’un mouvement
de volonté contraire au premier. De même que, si un homme est éloigné d’un autre à la suite
d’un mouvement, il ne se rapprochera pas de lui aussitôt que son mouvement cesse ; il faut qu’il
se rapproche en revenant par un mouvement contraire.

Par conséquent, tout ce qui s’insurge contre un ordre de choses doit normalement être réprimé
par cet ordre et par son principe. Et puisque le péché est un acte désordonné, il est manifeste
que quiconque pèche agit contre un ordre. C’est pourquoi il est normal qu’il soit réprimé
par cet ordre même. Et cette répression, c’est la peine.

De là, selon les trois ordres auxquels est soumise la volonté humaine, le triple régime de
peines par lequel l’homme peut être châtié.
• En effet, la nature humaine est premièrement subordonnée à l’ordre de sa propre raison ;
62

• deuxièmement à l’ordre extérieur de ceux qui gouvernent, au spirituel et au temporel,


dans la cité ou dans la famille ;
• troisièmement à l’ordre universel du gouvernement divin.

Or, il n’est aucun de ces trois ordres qui ne soit renversé par le péché, puisque celui qui
pèche agit tout à la fois contre la raison, contre la loi humaine et contre la loi divine. D’où
la triple peine encourue par lui : l’une lui vient de lui-même : le remords de conscience ;
une autre des hommes ; une troisième de Dieu.
Cette peine d’une âme en désordre est due au péché parce qu’il trouble l’ordre de la raison.
Mais il est passible d’une autre peine encore, du fait qu’il trouble l’ordre des lois divines et
humaines. Quand Dieu punit certains en permettant qu’ils se laissent aller à des péchés, c’est
en réalité pour le bien de la vertu.
C’est même quelquefois pour le bien des pécheurs eux-mêmes, lorsque après le péché ils se
relèvent plus humbles et plus prudents. Mais c’est toujours pour l’amendement des autres, afin
que ceux qui voient des gens tomber ainsi de faute en faute redoutent davantage de pécher.
Le péché entraîne une dette de peine du fait qu’il bouleverse un ordre. Or, la cause persistant,
l’effet demeure. Par conséquent, il est nécessaire que la dette de peine demeure aussi long-
temps que demeure le bouleversement de l’ordre. Or, lorsque quelqu’un bouleverse l’ordre,
parfois c’est réparable, mais parfois c’est irréparable. En effet, le mal est toujours irréparable
s’il ôte à l’ordre son principe. Si, au contraire, le principe reste sauf, les autres défauts peuvent
être réparés par sa vertu.
C’est pourquoi, si le péché détruit dans son principe l’ordre par lequel la volonté de l’homme
est soumise à Dieu, le désordre sera de soi irréparable, encore qu’il puisse être réparé par la
vertu divine. Or, le principe, en cet ordre de choses, c’est la fin ultime à laquelle on adhère par
la charité. C’est pourquoi tous les péchés qui détournent de Dieu en faisant perdre la charité,
entraînent, autant qu’il est en eux, l’obligation à une peine éternelle.

« Il est pourtant juste, selon S. Grégoire, que l’homme ayant, dans son éternité, péché contre
Dieu, trouve son châtiment dans l’éternité de Dieu. » Or, on dit de quelqu’un qu’il a péché dans
son éternité, non seulement lorsqu’il a continué l’acte durant toute sa vie d’homme, mais par le
fait que, s’il met sa fin dernière dans le péché, c’est qu’il a la volonté de le faire éternellement.
Aussi S. Grégoire ajoute-t-il : « Les méchants auraient voulu vivre sans fin pour pouvoir de-
meurer sans fin dans leurs iniquités. » Proverbes (19, 25) : « Flagellez les êtres pernicieux, et
les sots seront plus sages. » Dieu ne prend pas plaisir aux châtiments pour eux-mêmes ; mais Il
prend plaisir à l’ordre de Sa justice, qui les exige.

Bien que la peine ne soit ordonnée à la nature que par accident, elle est ordonnée de soi à la
privation d’ordre et à la justice de Dieu. C’est pourquoi la peine dure toujours aussi longtemps
que le désordre.
La peine est proportionnée au péché. Or dans le péché il y a deux choses.
• L’aversion à l’égard d’un bien impérissable, qui est infini ; à cet égard, par conséquent,
le péché est infini.
• D’autre part, la conversion désordonnée au bien périssable ; de ce côté le péché est fini,
non seulement parce que le bien périssable est lui-même fini, mais encore parce que
l’attachement est fini, lui aussi, car les actes de la créature ne peuvent être infinis.

Ainsi donc, ce qui correspond à l’aversion de Dieu dans le péché, c’est la peine du dam,
laquelle est infinie comme cette aversion, puisqu’elle est la perte d’un bien infini, c’est-à-dire
de Dieu.
Mais ce qui correspond dans le péché à la conversion désordonnée, c’est la peine du sens,
laquelle aussi est finie.
63

Le péché cause l’obligation à une peine éternelle dans la mesure où il contrarie d’une manière
irréparable l’ordre de la justice divine en s’opposant au principe même de l’ordre, c’est-à-dire
de la fin ultime. Or il est évident qu’en certains péchés, s’il y a quelque désordre, ce n’est
cependant pas par opposition à la fin ultime, mais seulement dans les moyens d’y atteindre, en
tant qu’on s’applique à ces moyens plus ou moins qu’on ne devrait, mais en préservant l’ordre
à la fin ultime. C’est ce qui arrive, par exemple, lorsqu’un homme trop épris d’une réalité tem-
porelle ne voudrait pourtant pas à cause d’elle offenser Dieu en faisant quoi que ce soit contre
Son commandement. Le péché, dans ce cas-là, n’expose donc pas à une peine éternelle, mais à
une peine temporelle.

IaIIae Q87 a. 6 La dette de peine peut-elle demeurer après le péché ?


Nous lisons au 2e livre de Samuel (12, 13.14) que David dit à Nathan : « J’ai péché devant
le Seigneur », et Nathan répond à David : « Le Seigneur pardonne ton péché, tu ne mourras
pas ; cependant, parce que tu as été cause que les ennemis du Seigneur ont blasphémé Son nom,
le fils qui t’est né va mourir. » Voilà donc quelqu’un que Dieu punit même après que son péché
lui est remis. Ainsi, la dette de peine subsiste après que le péché a été écarté.

Dans le péché nous pouvons considérer deux choses, l’acte de la faute, et la tache qui en est
la suite.
Pour ce qui est de l’acte, il est clair que dans tous les péchés actuels, l’acte cessant, la dette
de peine demeure. L’acte du péché, en effet, rend un homme passible de la peine dans la mesure
où cet homme transgresse l’ordre de la justice divine ; il ne rentre dans l’ordre que par la com-
pensation de la peine. Celle-ci rétablit la juste égalité ; elle fait que celui qui a cédé plus qu’il
ne devait à sa propre volonté en agissant contre le commandement de Dieu, se rend aux exi-
gences de la justice divine en subissant, de bon cœur ou par force, quelque chose qui contrarie
sa volonté. Ce point est observé même dans les injustices faites aux hommes : on vise à rétablir
intégralement la juste égalité par la compensation de la peine. Aussi est-il évident que, pour le
péché comme pour l’injustice commise, lorsque l’acte cesse, la dette de peine subsiste encore.

Mais, si nous parlons de l’effacement de la tache, alors il est manifeste que la tache du péché
ne peut être effacée de l’âme que lorsque celle-ci se retrouve unie à Dieu, puisque c’est en
s’éloignant de lui qu’elle venait à perdre son propre éclat, ce qui est la tache. Or, l’homme s’unit
à Dieu par la volonté. C’est pourquoi la tache du péché ne peut être enlevée à l’homme sans
que sa volonté accepte l’ordre de la justice divine ; ce qui signifie, ou que lui-même spontané-
ment prendra sur lui de se punir en compensation de la faute passée, ou encore qu’il supportera
patiemment la peine que Dieu lui envoie ; dans les deux cas, en effet, la peine a un caractère de
satisfaction. La tache de la faute étant effacée, il peut subsister quand même une dette de peine ;
ce n’est plus toutefois une peine au sens absolu, mais une peine satisfactoire.

La tache s’effaçant, la dette ne subsiste plus avec le même caractère. Une fois la tache effacée,
on peut considérer comme guérie la blessure que le péché faisait à la volonté. Mais la peine est
encore requise pour la guérison des autres facultés de l’âme que la faute passée avait déréglées,
si bien qu’il faut maintenant les soigner par un traitement contraire. La peine est requise aussi
pour rétablir l’équilibre de la justice, et pour écarter le scandale des autres ; il importe que l’ex-
piation édifie ceux que la faute a scandalisés ; c’est ce qui se voit dans l’exemple de David,
allégué ci-dessus. C’est pourquoi nul ne subit de dommage dans les biens de l’âme sans faute
personnelle.

On dit que les péchés des parents sont punis chez leurs enfants, parce que les enfants
élevés dans les péchés de leurs parents sont encore plus enclins à pécher, tant à cause de
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l’habitude qu’ils ont prise que de l’exemple que leur a fait suivre l’autorité de leurs pa-
rents. Et les enfants méritent même d’être châtiés plus que les parents, si la vue des peines
infligées à ceux-ci n’a pas réussi à les corriger eux-mêmes.
Le péché est une parole, un acte ou un désir contraire à la loi éternelle. Or, le principe de
la vie spirituelle, conforme à la vertu, c’est l’ordre de la fin ultime. Si cet ordre est détruit, on
ne peut le restaurer par un principe intrinsèque, mais seulement par la vertu divine. Car, si le
désordre est seulement dans les moyens, la fin le répare, comme la vérité des principes corrige
l’erreur si celle-ci ne tombe que sur les conclusions.

Par conséquent le désordre relatif à la fin ultime ne peut être réparé par rien d’autre qui soit
plus fondamental que lui, pas plus que ne peut être redressée l’erreur qui porte sur les principes.
C’est pourquoi les péchés de cette sorte sont appelés mortels, comme étant irréparables.
Pour ce qui est, au contraire, des péchés qui représentent un désordre dans les moyens, ils
sont réparables, tant qu’on garde le sens de la fin ultime. En effet, le péché véniel n’est pas
contre la loi, parce que celui qui pèche véniellement ne fait pas ce que la loi prohibe et n’omet
pas, non plus, ce à quoi elle oblige par précepte ; mais il agit en dehors de la loi, parce qu’il
n’observe pas la mesure raisonnable que la loi a en vue. Celui qui pèche véniellement s’attache
aux biens temporels, non comme quelqu’un qui en jouit, puisqu’il n’y met pas sa fin, mais
comme quelqu’un qui en use, les rapportant à Dieu non en acte, mais par habitus.
L’homme peut en effet aimer la créature soit moins que Dieu, ce qui est pécher véniellement,
soit plus que Dieu, ce qui est pécher mortellement. Du fait que quelqu’un choisit ce qui contredit
la charité divine, il est convaincu de le préférer à celle-ci et par conséquent de l’aimer plus que
Dieu. Celui qui pèche dans le genre véniel transgresse un ordre et, par le fait même qu’il
s’accoutume à ne pas soumettre sa volonté dans les petites choses, à l’ordre voulu, il se
dispose à ne pas la soumettre non plus aux exigences de la fin ultime, en faisant un choix
qui sera un péché mortel. Car tous les péchés véniels du monde ne peuvent être passibles de
peine autant qu’un seul péché mortel.

Or il est impossible qu’une circonstance fasse d’un péché véniel un péché mortel si elle n’ap-
porte pas une laideur d’un autre genre. En effet la laideur du péché véniel consiste en ce qu’il
comporte un désordre dans les moyens ; alors que la laideur du péché mortel implique un dé-
sordre à l’égard de la fin ultime. Manifestement donc, la circonstance ne peut faire d’un péché
véniel un péché mortel lorsqu’elle demeure une circonstance, mais seulement lorsqu’elle fait
passer dans une autre espèce l’acte moral et qu’elle en devient en quelque sorte la différence
spécifique. Cela n’exclut ni ne diminue l’habitus de la charité et des autres vertus ; il en empêche
seulement les actes.

Dans le péché véniel l’homme n’adhère pas à la créature comme à sa fin ultime. Ceux qui
sont dégagés du soin des choses temporelles, bien que parfois ils pèchent véniellement, ne com-
mettent cependant que de légers péchés véniels, et s’en purifient très fréquemment par la ferveur
de leur charité. Aussi ceux-là ne bâtissent pas avec des péchés véniels, parce qu’ils gardent
ceux-ci peu longtemps. Au contraire, les péchés véniels de ceux qui sont occupés aux affaires
terrestres restent plus longtemps parce qu’ils ne peuvent avoir aussi fréquemment la ressource
d’effacer ces péchés véniels par la ferveur de la charité.

Voilà pourquoi il est impossible que le désordre s’introduise chez l’homme à moins de com-
mencer par une insubordination de la partie suprême de l’homme à l’égard de Dieu, ce qui est
le fait d’un péché mortel. D’où il est évident que l’homme dans l’état d’innocence n’a pas pu
pécher véniellement avant d’avoir péché mortellement.
C’est pourquoi l’esprit de l’ange ne se porte vers les moyens que selon qu’ils sont comman-
dés par la fin. A cause de cela, la nature même des anges exige qu’il ne puisse y avoir en eux
de désordre à l’égard des moyens, s’il n’y a en même temps du désordre à l’égard de la
fin elle-même, ce qui a lieu par le péché mortel.
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• Or, les bons anges ne se portent à des moyens qu’en vue de la fin qu’on doit avoir, qui
est Dieu ; et, à cause de cela, tous leurs actes sont des actes de charité. Ainsi ne peut-il
y avoir chez eux de péché véniel.
• Les mauvais anges, au contraire, ne se portent à rien que pour la fin de leur péché d’or-
gueil. Et voilà comment, en tout, ils pèchent mortellement, quoi qu’ils fassent, du moins
lorsque c’est par leur volonté propre.

Mais la première chose qui doit se présenter à la réflexion de l’homme, c’est de délibérer sur
lui-même. Et si réellement il s’est ordonné à la fin voulue, il obtiendra par la grâce la rémission
du péché originel. Tandis que, s’il ne s’oriente pas vers la bonne fin, autant qu’à cet âge-là il est
capable de la discerner, il péchera mortellement, ne faisant pas tout son possible. Car ce qui
s’impose en premier à l’homme qui a le discernement, c’est de réfléchir sur lui-même, et tout
le reste est ordonné à cela comme à sa fin, laquelle a la primauté dans l’ordre d’intention.

LES LOIS (IaIIae 90-108)


Le principe externe qui nous fait bien agir, c’est Dieu, soit qu’il nous instruise de sa Loi, soit
qu’il nous soutienne de sa Grâce. C’est en effet à la raison qu’il appartient d’ordonner quelque
chose en vue d’une fin.

Définition de la loi : C'est une ordonnance de raison en vue du bien commun, promulguée
par celui qui a la charge de la communauté (« rationalis ordinatio ad bonum commune, ab eo
qui curam communitatis habet, promulgata »). Il est évident que les créatures raisonnables par-
ticipent en quelque façon de la loi éternelle par le fait qu’en recevant l’impression de cette loi
en eux-mêmes, ils possèdent des inclinations qui les poussent aux actes et aux fins qui leur sont
propres.
Or, parmi tous les êtres, la créature raisonnable est soumise à la providence divine d’une
manière plus excellente par le fait qu’elle participe elle-même de cette providence en pour-
voyant à soi-même et aux autres. En cette créature, il y a donc une participation de la raison
éternelle selon laquelle elle possède une inclination naturelle au mode d’agir et à la fin qui sont
requis. C’est une telle participation de la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est ap-
pelée loi naturelle.

La loi naturelle n’est pas autre chose qu’une participation de la loi éternelle dans la
créature raisonnable. C’est par la loi que l’homme est guidé pour accomplir ses actes propres
en les ordonnant à la fin ultime. Pour que l’homme puisse connaître sans aucune hésitation ce
qu’il doit faire et ce qu’il doit éviter, il était donc nécessaire qu’il fût dirigé, pour ses actes
propres, par une loi donnée par Dieu ; car il est évident qu’une telle loi ne peut contenir aucune
erreur.
C’est pourquoi la loi humaine ne pouvait réprimer et ordonner efficacement les actes inté-
rieurs ; et c’est ce qui rend nécessaire l’intervention d’une loi divine. Aussi, pour qu’il n’y eût
aucun mal qui demeurât impuni et non interdit, il était nécessaire qu’une loi divine fût surajou-
tée en vue d’interdire tous les péchés.

Par la loi naturelle, la loi éternelle est participée selon la capacité de la nature humaine. Mais
il faut que l’homme soit dirigé vers sa fin ultime surnaturelle selon un mode supérieur. C’est
pourquoi la loi divine a été surajoutée, et par elle la loi éternelle est participée selon ce mode
supérieur.
Comme, par la justice divine, l’homme est destitué de la justice originelle et de la vigueur de
sa raison, cette ardeur de sensualité qui le mène a raison de loi, en ce sens qu’elle est une loi
pénale que la loi divine inflige à l’homme en le destituant de sa dignité propre.
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Il est impossible que le bien commun d’une cité se réalise bien si les citoyens ne sont pas
vertueux, tout au moins ceux à qui revient le commandement. La loi tyrannique n’étant pas
conforme à la raison n’est pas une loi à proprement parler. Elle est plutôt une perversion de la
loi. Mais toute créature raisonnable connaît cette loi éternelle selon le rayonnement, plus ou
moins grand, de cette loi. En effet, toute connaissance de la vérité est un rayonnement et
une participation de la loi éternelle qui est, elle-même, vérité immuable, dit S. Augustin.
La vérité, tous les hommes la connaissent quelque peu, tout au moins quant aux principes
premiers de la loi naturelle. Pour le reste, les uns participent davantage, d’autres moins à la
connaissance de la vérité ; et par suite, connaissent plus ou moins la loi éternelle. La loi humaine
a raison de loi en tant qu’elle est conforme à la raison droite ; à ce titre il est manifeste qu’elle
découle de la loi éternelle. Mais dans la mesure où elle s’écarte de la raison, elle est déclarée
une loi inique, et dès lors n’a plus raison de loi, elle est plutôt une violence.
Toutefois, dans une loi inique, en tant qu’elle garde une apparence de loi, à raison de l’ordre
émanant de l’autorité qui la porte, il y a encore une dérivation de la loi éternelle. Car « toute
autorité vient du Seigneur Dieu. » Dieu aussi imprime à toute la nature les principes de ses actes
propres. Les déficiences qui se produisent dans les êtres de nature sont certes étrangères à
l’ordre des causes particulières, mais non des causes universelles, et de la cause première, qui
est Dieu, à la providence de qui rien ne peut échapper.

IaIIae Q93 a. 6 Toutes les choses humaines sont-elles soumises à la loi éternelle ?
Rien n’échappe, aucunement, aux lois du Créateur et de l’ordonnateur suprême qui assure la
paix de l’univers. Il y a deux manières pour une chose d’être soumise à la loi éternelle.
• Ou bien la loi éternelle est participée par mode de connaissance,
• ou bien par mode d’action et de passion, en tant que participée sous forme de principe
interne d’activité.

C’est de cette seconde manière que les créatures sans raison sont soumises à la loi éternelle.
Mais la créature raisonnable, en possédant ce qui est commun avec toutes les créatures, a ce-
pendant en propre cet élément d’être dotée de raison. C’est pourquoi elle se trouve soumise à
la loi éternelle à double titre :
• d’abord, parce qu’elle a une certaine connaissance de la loi éternelle ;
• ensuite, parce qu’il existe en toute créature raisonnable un penchant naturel vers ce qui
est conforme à la loi éternelle, car « de naissance nous sommes enclins à être vertueux »,
dit Aristote.

Cependant, ces deux modes existent d’une façon imparfaite et comme décomposée chez les
pécheurs. En eux l’inclination naturelle à la vertu est faussée par l’habitus vicieux. De plus,
leur connaissance naturelle du bien est obscurcie par les passions et la facilité à pécher.
Chez les bons, ce double mode se réalise d’une manière plus parfaite parce que la connais-
sance de foi et de sagesse s’ajoute en eux à la connaissance naturelle du bien ; et au penchant
naturel vers le bien, s’ajoute antérieurement l’impulsion de la grâce et de la vertu.

Ainsi donc, les bons sont parfaitement soumis à la loi éternelle, puisqu’ils agissent toujours
en s’y conformant. Quant aux pécheurs, ils sont soumis à la loi éternelle, mais d’une manière
imparfaite en ce qui regarde leurs actes, puisque c’est d’une façon imparfaite qu’ils connaissent
le bien et sont inclinés vers lui. Toutefois, ce qui est déficient dans leur activité est compensé
du côté de la passivité ; nous voulons dire que les méchants subissent la peine que leur fixe la
loi éternelle, en proportion de ce qu’ils ont négligé de faire pour être conformes aux exigences
de cette loi. Aussi S. Augustin dit-il : « J’estime que les justes agissent selon la loi éternelle »,
et ailleurs : « Dieu sait ramener à l’ordre les âmes qui l’abandonnent et, par leur misère bien
méritée, fournir aux parties inférieures de Sa création des lois parfaitement appropriées. »
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• Les hommes spirituels ne sont pas sous la loi, car sous l’influx de la charité que l’Esprit
Saint répand dans leur cœur, ils accomplissent de bon gré ce que la loi prescrit.
• On peut aussi entendre la parole de l’Apôtre en ce sens que les œuvres de celui qui agit
sous l’influx de l’Esprit Saint, sont dites œuvres de l’Esprit Saint plutôt que de l’homme
lui-même.

La prudence de la chair ne peut être soumise à la loi de Dieu dans le domaine de l’action,
puisqu’elle incline à des actes contraires à la loi de Dieu. Elle est cependant soumise à la loi de
Dieu en ce qui regarde la passivité, parce qu’elle mérite de subir une peine selon la loi de la
justice divine.
Néanmoins, la prudence humaine n’est prédominante en aucun homme au point que le bien
intégral de sa nature soit détruit. C’est pourquoi demeure chez l’homme un penchant à agir
selon la loi éternelle. Car le péché ne détruit pas tout bien de la nature.

La même loi éternelle selon laquelle certains méritent la béatitude ou le châtiment, les main-
tient également dans cette béatitude ou ce châtiment. En ce sens, les bienheureux et les damnés
sont soumis à la loi éternelle.
On ne peut en même temps affirmer et nier. Tout ce qui agit le fait en vue d’une fin qui a
raison de bien. Le bien est ce que tous les êtres désirent. C’est donc le premier précepte de la
loi qu’il faut faire et rechercher le bien, et éviter le mal. On peut appeler nature de l’homme ou
bien celle qui est propre à l’homme ; et en ce sens tous les péchés, en tant qu’ils sont contraires
à la raison, sont contraires à la nature. Certains ont une raison faussée par la passion, par
une coutume mauvaise ou par une mauvaise disposition de la nature.

• Quant aux principes généraux, la loi naturelle ne peut d’aucune façon être effacée du
cœur des hommes, de façon universelle. Elle est cependant effacée dans une activité
particulière parce que la raison est empêchée d’appliquer le principe général au cas par-
ticulier dont il s’agit à cause de la convoitise ou d’une autre passion.
• Quant aux préceptes secondaires, la loi naturelle peut être effacée du cœur des
hommes, soit en raison de propagandes perverses, de la façon dont les erreurs se
glissent dans les sciences spéculatives au sujet de conclusions nécessaires ; soit
comme conséquences de coutumes dépravées et d’habitus corrompus. C’est ainsi
que certains individus ne considéraient pas le brigandage comme un péché, ni
même les vices contre nature.

IaIIae Q95 a. 1 L’utilité de la loi humaine


Les lois ont été faites afin que, par crainte de leurs sanctions, l’audace humaine fût
réprimée, que l’innocence fût en sûreté au milieu des malfaiteurs, et que chez les méchants
eux-mêmes la faculté de nuire fût refrénée par la crainte du châtiment. Mais tout cela est
nécessaire au genre humain. Donc il fut nécessaire de porter des lois humaines.

Il y a dans l’homme une certaine aptitude à la vertu ; mais quant à la perfection même de la
vertu, il faut qu’elle soit donnée à l’homme par un enseignement. De fait, la perfection de la
vertu consiste surtout à éloigner l’homme des plaisirs défendus, auxquels l’humanité est prin-
cipalement portée, en particulier la jeunesse, pour laquelle l’enseignement est plus efficace.
C’est pourquoi il faut que les hommes reçoivent d’autrui cette sorte d’éducation par laquelle
on peut arriver à la vertu. Certes, pour les jeunes gens qui sont portés à être vertueux par une
heureuse disposition naturelle ou par l’habitude, et surtout par la grâce divine, il suffit d’une
éducation paternelle qui s’exerce par les conseils. Mais, parce qu’il y a des hommes pervers
et portés au vice, qui ne peuvent guère être aisément touchés par des paroles, il a été né-
cessaire que ceux-ci fussent contraints par la force et la crainte à s’abstenir du mal, de
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telle sorte qu’au moins en s’abstenant de mal agir, ils garantissent aux autres une vie pai-
sible. Et puis, pour eux-mêmes, ils se voient amenés par une telle accoutumance à accom-
plir de bon gré ce qu’ils ne faisaient auparavant que par crainte ; et ainsi ils deviennent
vertueux.

Cette éducation qui corrige par la crainte du châtiment est donnée par les lois. Aussi fût-il
nécessaire pour la paix des hommes et leur vertu de porter des lois. Parce que, dit le Philosophe,
« l’homme, s’il est parfaitement vertueux, est le meilleur des animaux ; mais s’il est privé
de loi et de justice il est le pire de tous » ; car l’homme possède les armes de la raison, dont
les autres animaux sont dépourvus, pour assouvir ses convoitises et ses fureurs.

Les hommes bien disposés sont plus aisément amenés à la vertu par des conseils qui font
appel à leur volonté que par la contrainte ; mais ceux qui sont mal disposés ne sont amenés
à la pratique de la vertu qu’en y étant forcés.
Donc la justice vivante qu’est le juge ne se rencontre pas chez beaucoup d’hommes, et elle
est changeante. C’est pourquoi il a été nécessaire de déterminer par la loi ce qu’il fallait juger
dans le plus grand nombre de cas possible et de laisser peu de place à la l’initiative du juge.
Aussi toute loi portée par les hommes n’a raison de loi que dans la mesure où elle dérive de la
loi de nature. Si elle dévie en quelque point de la loi naturelle, ce n’est plus alors une loi, mais
une corruption de la loi.

On distingue les lois humaines d’après les régimes politiques différents.


• Selon la description d’Aristote, l’un de ces régimes est la monarchie, la cité étant sous
le gouvernement d’un chef unique ; en ce cas on parle des constitutions des princes.
• Un autre régime est l’aristocratie, qui est le gouvernement par une élite d’hommes su-
périeurs ; on parle alors de sentences des sages et aussi de sénatus-consultes.
• Un autre régime est l’oligarchie qui est le gouvernement de quelques hommes riches et
puissants ; alors on parle de droit prétorien qui est appelé aussi honorariat.
• Un autre régime est celui du peuple tout entier ou démocratie ; et on parle alors de plé-
biscites.
• Un autre régime est la tyrannie, régime totalement corrompu ; aussi ne comporte-t-il pas
de loi.
• Il y a enfin un régime mixte, composé des précédents, et celui-là est le meilleur ; et en
ce cas, on appelle loi « ce que les anciens, d’accord avec le peuple, ont décidé », dit S.
Isidore.

La fin de la loi est le bien commun. La loi humaine a pour but d’amener les hommes à la
vertu, non d’un seul coup mais progressivement. « Une loi qui ne serait pas juste ne paraît pas
être une loi », dit S. Augustin. Aussi de telles lois n’obligent-elles pas en conscience, sinon
peut-être pour éviter le scandale et le désordre. Les lois peuvent être injustes d’une autre ma-
nière : par leur opposition au bien divin ; telles sont les lois tyranniques qui poussent à l’idolâ-
trie ou à toute autre conduite opposée à la loi divine. Il n’est jamais permis d’observer de telles
lois car, « il vaut mieux obéir à Dieu qu’aux hommes. » La nécessité n’a pas de loi. Si le peuple
est bien modéré, sérieux et gardien très vigilant de l’intérêt public, il est juste de porter une loi
qui permette à un tel peuple de se donner à lui-même des magistrats qui administrent l’État.
Toutefois si, devenu peu à peu dépravé, ce peuple vend son suffrage et confie le gouvernement
à des hommes infâmes et scélérats, il est juste qu’on lui enlève la faculté de conférer les hon-
neurs publics et qu’on revienne à la décision prise par un petit nombre de bons citoyens. »

La loi naturelle est une participation de la loi éternelle. C’est pourquoi elle demeure sans
changement ; elle tient ce caractère de l’immutabilité et de la perfection de la raison divine qui
a constitué la nature. Mais la raison humaine est changeante et imparfaite. Et c’est pourquoi la
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loi est modifiable. En outre, la loi naturelle ne contient que quelques préceptes universels qui
demeurent toujours ; au contraire, la loi établie par l’homme contient des préceptes particuliers,
selon les divers cas qui se présentent.
D’après l’enseignement du passé, on peut pourvoir à l’avenir. C’est une honte ridicule et
pleine d’impiété que nous laissions violer les traditions reçues jadis de nos pères. Une loi
humaine était changée à juste titre dans la mesure où son changement profitait au bien public.
Or la modification même de la loi, en tant que telle, nuit quelque peu au salut commun. Car
pour assurer l’observation des lois, l’accoutumance a une puissance incomparable, à ce point
que ce qu’on fait contre l’habitude générale, même s’il s’agit de choses de peu d’importance,
paraît très grave. C’est pourquoi lorsque la loi est changée, la force coercitive de la loi diminue
dans la mesure où l’accoutumance est abolie.
C’est pourquoi on ne doit jamais modifier la loi humaine, à moins que l’avantage apporté au
bien commun contrebalance le tort qui lui est porté de ce fait. Mais les lois tirent leur plus
grande force de l’habitude, selon le Philosophe. C’est pourquoi il ne faut pas les changer faci-
lement.

La coutume du peuple et les institutions des anciens doivent être tenues pour des lois. Et de
même que les prévaricateurs des lois divines, les contempteurs des coutumes ecclésiastiques
doivent être réprimés. De ce fait, la coutume a force de loi, abolit la loi et interprète la loi.
Aucune coutume ne peut prévaloir contre la loi divine ou la loi naturelle. La loi ancienne était
bonne, mais imparfaite. Dieu permet parfois le péché pour l’humiliation du pécheur. De même
aussi voulut-Il donner aux hommes une loi qu’ils ne pussent observer par leurs propres
forces ; par là, dans leur présomption, ils se connaîtraient pécheurs, et dans leur humilia-
tion, ils recourraient à l’aide de la grâce.

« Tous ceux que Dieu instruit, c’est par miséricorde qu’Il les instruit ; ceux qu’Il n’instruit
pas, c’est par une juste sentence », nous dit encore S. Augustin ; c’est là, en effet, une suite de
la condamnation du genre humain pour la faute de notre premier père.
En effet, on sait que la loi ancienne a été accordée au peuple juif pour lui conférer une préé-
minence de sainteté, par respect pour le Christ, qui devait naître de ce peuple. Immédiatement
après le péché du premier homme, le moment n’était pas favorable à la réception de la loi an-
cienne. D’une part l’homme n’en avait pas encore reconnu la nécessité, parce qu’il se confiait
en sa raison. D’autre part l’habitude du péché n’avait pas encore étouffé la voix de la loi natu-
relle.
Tandis que la loi humaine a principalement en vue l’établissement d’une amitié entre les
hommes, la loi divine vise à fonder principalement une amitié entre l’homme et Dieu. Comme
la grâce présuppose la nature, la loi divine présuppose nécessairement la loi naturelle.

La perfection pour l’homme consiste à mépriser les biens temporels pour s’attacher aux biens
spirituels. Or les mœurs humaines se définissent par rapport à la raison, principe propre des
actes humains, de sorte qu’on appelle bonnes les mœurs qui s’accordent avec la raison, et mau-
vaises celles qui s’y opposent. Au chef de la société, l’homme doit fidélité, respect et service.
• La fidélité au maître empêche essentiellement que l’hommage de souveraineté soit
accordé à aucun autre ; telle est la signification du premier précepte : « Tu n’auras
pas d’autres dieux. »
• Le respect du maître veut qu’on s’abstienne à son égard de toute attitude offensante
et c’est l’objet du second précepte : « Tu ne prendras pas en vain le nom du Seigneur
ton Dieu. »
• Le maître a droit au service, en contrepartie des bienfaits qu’il dispense à ses sujets,
et le troisième précepte y pourvoit, par la sanctification du sabbat en mémoire de la
création.
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Parmi les préceptes qui règlent nos rapports avec Dieu, nous trouvons en premier lieu que
l’homme lui soit fidèlement soumis, sans aucune collusion avec ses ennemis. Ensuite, que
l’homme lui témoigne de la révérence, et enfin qu’il s’applique à le servir. Sans conteste, il est
plus contraire à la raison et c’est un péché plus grave de manquer à ce que l’on doit à l’égard
des personnes envers qui l’on est le plus obligé. La négation a plus d’extension que l’affirma-
tion. Or il y a deux êtres, Dieu et le père, dont les bienfaits sont tels que nul n’est jamais quitte
à leur endroit. Dieu ne peut donc dispenser l’homme ni d’être en règle avec Lui ni de se sou-
mettre à l’ordre de Sa justice même dans les matières qui concernent le commerce des hommes
entre eux. Il tombe sous le précepte de la loi divine de ne pas accomplir à contrecœur une œuvre
vertueuse, parce que agir à contrecœur, ce n’est pas agir volontairement.

La teneur du précepte de la charité est d’aimer Dieu de tout son cœur, ce qui implique qu’on
rapporte tout à Dieu ; autrement il n’y a pas moyen d’observer le précepte de la charité. Or ce
culte revêt une double forme : culte intérieur et culte extérieur. L’homme étant composé d’une
âme et d’un corps, il convient que l’un et l’autre s’appliquent au culte divin, l’âme au culte
intérieur, le corps au culte extérieur, ce qu’insinue le Psaume (84, 3) : « Mon cœur et ma chair
sont un cri vers le Dieu vivant. » Et comme le corps est soumis à Dieu par l’âme, de même le
culte extérieur est soumis au culte intérieur qui consiste pour l’âme à s’unir à Dieu par l’intel-
ligence et par le cœur. Mais la condition de notre vie présente ne nous permet pas de contempler
en elle-même la vérité divine, et sa lumière, au dire de Denys, ne peut rayonner à nos yeux que
sous certaines figures sensibles.

L’image appartient à la loi nouvelle, l’ombre à la loi ancienne. L’ordre est proprement l’œuvre
du sage les préceptes cérémoniels comportent des explications figuratives et mystiques :
• du type allégorique si on les rapporte à la personne du Christ et à l’Église ;
• du type moral si elles concernent la vie du peuple chrétien ;
• du type anagogique si on les rapporte à l’état de gloire à venir, pour autant que nous y
sommes introduits par le Christ.
• Nous offrons un jeune taureau, lorsque nous domptons une chair rebelle ;
• un agneau, lorsque nous redressons des passions déraisonnables ;
• un bouc, lorsque nous triomphons d’une licence effrontée ;
• une tourterelle, quand nous gardons la chasteté ;
• des pains azymes, lorsque nous célébrons la Pâque avec les azymes de l’intégrité. »
• Enfin, manifestement, la colombe exprime la charité et la simplicité du cœur.

Il convenait que ces animaux fussent immolés en figure du Christ, comme il ressort du même
passage de la Glose :
• Le Christ est évoqué dans l’offrande du veau, pour la puissance de Sa Croix ;
• avec l’agneau, à cause de son innocence ;
• avec le bélier, parce qu’il est le chef du troupeau ;
• avec le bouc, parce qu’il a revêtu une chair semblable à la chair pécheresse.
• L’union des deux natures était mise en évidence dans la tourterelle et la colombe (ou
si l’on préfère, la tourterelle représente la chasteté et la colombe la charité).
• La fleur de farine figurait l’aspersion de l’eau baptismale sur les fidèles. »
• l’homme est premièrement lié envers Dieu à cause de la majesté divine, ensuite à
cause des péchés qu’il a commis, puis à cause des bienfaits qu’il a reçus et enfin à
cause des bienfaits qu’il espère.

La gravité du péché dépend de la condition du pécheur, ce pain fut façonné lorsque fut assu-
mée la nature humaine et subit l’action du feu, successivement cuit au four, c’est-à-dire formé
par le Saint-Esprit dans les entrailles virginales, cuit à la poêle par les peines qu’il endura ici-
bas, et consumé en quelque sorte sur le gril par la crucifixion. Or le pain représente la chair du
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Christ, le vin Son sang, instrument de notre rédemption ; la grâce du Christ est figurée par
l’huile, sa science par le sel, sa prière par l’encens.
Le tabernacle mobile signifie la condition changeante de la vie humaine, tandis que le temple,
fixé et stable, signifie la condition de la vie future qui exclut tout changement. A quoi se rattache
le fait que, dans la construction du temple, « on n’entendit aucun bruit de marteau ou de hache »,
ce qui signifie qu’aucun trouble ou tumulte n’affectera la vie future.

D’une autre façon, le tabernacle représente le régime de la loi ancienne, et le temple de Sa-
lomon celui de la loi nouvelle. Ces fêtes ont aussi une explication figurative. Le sacrifice quo-
tidien symbolise la perpétuité du Christ, Agneau de Dieu. Le nom de “sacrements” appartient
proprement aux rites consécratoires dont la vertu députait en quelque façon au culte divin. La
raison figurative de la Pâque se découvre aisément :
• l’immolation de l’agneau représentait l’immolation du Christ, selon la formule de S.
Paul : « Le Christ notre Pâque a été immolé » (1 Co 5, 7).
• Le sang de l’agneau, qui préservait de l’extermination ceux qui en avaient marqué le
linteau de leur porte, signifie la foi en la passion du Christ dans le cœur et la bouche des
croyants, foi qui nous délivre du péché et de la mort, Ces viandes qu’on mangeait signi-
fiaient la manducation du Corps du Christ dans le Sacrement. On les mangeait rôties au
feu, pour symboliser la passion ou la charité du Christ ; avec du pain sans levain, pour
représenter la pureté de vie des fidèles qui prennent le Corps du Christ, selon le mot de
S. Paul (1 Co 5, 8) : « Célébrons la Pâque avec les azymes de la pureté et de la vérité. »
• On y ajoutait les herbes amères, pour marquer qu’il est nécessaire à ceux qui prennent
le Corps du Christ de se repentir de leurs péchés.
• Les reins doivent être ceints de la ceinture de chasteté.
• Les sandales aux pieds sont les exemples des Pères qui ont vécu autrefois.
• Les bâtons tenus à la main symbolisent la vigilance pastorale.
• Enfin, il est prescrit de manger l’agneau pascal dans la maison, c’est-à-dire dans l’Église
catholique et non dans les conventicules des hérétiques.

Un certain nombre de Sacrements de la loi nouvelle eurent dans la loi ancienne leur corres-
pondant figuratif.
• La circoncision correspond au Baptême, Sacrement de la foi : « Vous avez reçu la cir-
concision de Notre Seigneur Jésus Christ, ensevelis avec Lui par le Baptême » (Col 2,
11).
• Le repas de l’agneau pascal a pour pendant le Sacrement de la sainte Eucharistie dans
la loi nouvelle.
• A l’ensemble des purifications de la loi ancienne répond maintenant le Sacrement de
Pénitence,
• et à la consécration des pontifes et des prêtres le Sacrement de l’Ordre.
• Mais le Sacrement de la Confirmation, signe de la plénitude de la grâce, ne pouvait avoir
aucun correspondant parmi les sacrements de la loi ancienne ; ce n’était pas encore le
temps de la plénitude, puisque, dit l’épître aux Hébreux (7, 19), « la loi n’a amené per-
sonne à la perfection ».
• Pas davantage le Sacrement de l’Extrême-Onction, parce qu’il dispose immédiatement
à entrer dans la gloire et que sous la loi ancienne le prix n’était pas encore payé qui
devait en ouvrir l’accès.
• Quant au Mariage, il existait bien sous la loi ancienne en tant que fonction de nature,
mais non comme Sacrement de l’union du Christ et de l’Église, cette union n’étant pas
encore réalisée. C’est si vrai que la loi ancienne admettait l’acte de répudiation, ce qui
contredit le sens même du Sacrement.
72

La mort spirituelle provoquée en général par toute espèce de péché est signifiée par l’impu-
reté du cadavre ; celle de la lèpre représente la souillure de la doctrine hérétique, soit parce que
l’hérésie est contagieuse comme la lèpre, soit parce qu’il n’est point de doctrine fausse où ne
se mêle quelque élément de vérité, de même que sur la peau du lépreux il y a une juxtaposition
de taches et de parties intègres.

Deutéronome (22, 5) : « La femme ne portera pas un habit d’homme, ni l’homme un habit


de femme »,
• L’autruche est un oiseau mais qui ne peut voler et ne quitte pas le sol : elle est le type
des serviteurs de Dieu qui s’embarrassent des affaires du siècle.
• La chouette dont l’œil perce les ténèbres mais qui est aveugle en plein jour ressemble à
ces gens qui sont pleins de finesse dans le temporel mais sont obtus dans les choses
spirituelles.
• La mouette qui nage et qui vole représente ceux qui respectent à la fois le Baptême et la
circoncision, ou bien ceux qui prétendent s’élever sur les ailes de la contemplation tout
en demeurant plongés dans les plaisirs.
• L’aigle vole très haut, c’est l’orgueil qui est interdit ; avec le grillon, qui s’attaque aux
chevaux et aux hommes, c’est la cruauté des puissants ; avec l’émerillon qui se repaît
de petits oiseaux, ce sont ceux qui écrasent les pauvres.
• Le milan, spécialement rusé, représente les fourbes ; le vautour qui dans le sillage des
armées compte sur les cadavres pour se nourrir, signifie ceux qui exploitent à leur profit
les décès et les troubles.
• Les oiseaux du genre des corbeaux désignent ceux que les plaisirs ont remplis de noir-
ceur, si l’on veut ceux qui n’ont pas de bons sentiments, puisque le corbeau, une fois
sorti de l’arche, n’y revint plus.
• L’épervier qui fournit ses services au chasseur ressemble à ceux qui aident les grands à
dépouiller les pauvres.
• Le hibou cherche sa nourriture la nuit et se cache le jour, comme les débauchés qui
cherchent l’obscurité pour perpétrer leurs œuvres de ténèbres.
• Le plongeon qui est apte à demeurer longtemps sous l’eau représente les gourmands
plongés dans un flot de délices.
• L’ibis est un oiseau d’Afrique, au long bec, qui se nourrit de serpents (c’est peut-être le
même que la cigogne) : il signifie les envieux qui s’engraissent des serpents, c’est-à-
dire des malheurs d’autrui.
• Le cygne, à la robe toute blanche, a un long cou qui lui permet de tirer sa nourriture des
profondeurs de la terre ou de l’eau ; il peut représenter ces gens qui sous les dehors
éclatants de la justice n’aspirent qu’aux avantages temporels.
• Le pélican est un oiseau des régions orientales, qui a un long bec et certains sacs dans
le gosier où il dépose d’abord sa nourriture qu’il avale après un moment : c’est l’image
des avares qui se préoccupent trop de mettre de côté ce qui leur est nécessaire.
• La sarcelle, à la différence des autres oiseaux, a une patte palmée en vue de la nage et
une patte divisée en vue de la marche, ce qui fait qu’elle nage à la manière des canards
et marche sur terre comme une perdrix ; elle ne boit qu’en mangeant, car elle humecte
toute nourriture : c’est le type de ceux qui ne veulent rien faire au gré d’autrui, mais
n’assaisonnent leurs actes qu’à l’eau de leur volonté propre.
• La chevêche, vulgairement appelée faucon, représente ceux « dont les pieds sont rapides
pour aller verser le sang », selon le Psaume (14).
• Le pluvier, bête babillarde, signifie les bavards.
• La huppe fait son nid dans les ordures et se nourrit d’excréments pestilentiels, mais son
chant qui ressemble à un gémissement signifie ce que S. Paul (2 Co 7, 10) appelle “la
tristesse mondaine” qui produit la mort chez les hommes impurs.
73

• La chauve-souris vole au ras du sol ; tels ceux qui, dotés de la science du siècle, n’ont
de goût que pour les choses terrestres.

C’est que la consommation des produits du sol dénote une certaine simplicité de vie, tandis
que l’alimentation carnée marque un certain raffinement en quelque recherche ; alors que la
terre produit spontanément les végétaux ou du moins qu’on peut les lui faire produire en abon-
dance sans grand effort, il faut beaucoup de travail pour l’élevage des animaux ou simplement
pour leur capture. Aussi le Seigneur, voulant ramener son peuple à un mode de vie plus simple,
multiplia les prohibitions dans le domaine animal, mais n’en fit aucune en ce qui concerne les
végétaux.

Selon l’Ecclésiastique (19, 27), « l’habit nous renseigne sur celui qui le porte ». Le Seigneur
a donc voulu que son peuple se distinguât des autres non seulement par la marque charnelle de
la circoncision, mais encore par un caractère distinctif dans le vêtement. Il fut donc interdit de
porter des vêtements en tissu mélangé de laine et de lin, et de revêtir l’habit de l’autre sexe. Par
là on combattait aussi la luxure ; en même temps que le caprice des combinaisons vestimen-
taires, on excluait tout dérèglement dans les rapports charnels. On sait d’ailleurs que le travesti
attise le désir et donne lieu à la licence.

Au sens figuratif, avec le vêtement tissé de lin et de laine, il est interdit de marier la simplicité
de l’innocence que représente la laine, avec les roueries de la malice signifiées par le lin. D’autre
part la femme ne doit pas s’arroger l’enseignement ou d’autres fonctions qui reviennent à
l’homme, ni l’homme ne doit se laisser aller à des mœurs efféminées.

Il y a dans l’homme une double affectivité, l’une selon la raison, l’autre selon la passion
sensible. Quand on nous dit : « Tu ne sèmeras pas une autre semence dans ta vigne », il faut
comprendre spirituellement que nulle doctrine étrangère ne doit être semée dans l’Église, vigne
des âmes. Pareillement, le champ qu’est l’Église ne doit pas être ensemencé de graines diffé-
rentes, c’est-à-dire de la doctrine catholique et de la doctrine hérétique. La purification du péché
n’a jamais pu se faire que par le Christ, « qui enlève les péchés du monde », comme dit S. Jean
(1, 29). Et parce que le mystère de l’Incarnation et de la Passion du Christ n’était pas encore
effectivement réalisé, les cérémonies de la loi ancienne ne pouvaient pas posséder réellement
en elles-mêmes la vertu qui découle du Christ incarné et crucifié, comme la contiennent les
Sacrements de la loi nouvelle. Aussi ne pouvaient-elles pas purifier du péché. Toutefois, dès le
temps de la loi, les âmes croyantes pouvaient par la foi s’unir au Christ incarné et crucifié, et
ainsi elles étaient justifiées en vertu de la foi au Christ qu’elles professaient de quelque manière
en observant les cérémonies qui figuraient le Christ.
Mais le culte extérieur doit s’adapter au culte intérieur, fait de foi, d’espérance et de cha-
rité Car les rites païens étaient répudiés comme absolument illicites et de tout temps condamnés
par Dieu, tandis que le rite légal, ayant été institué par Dieu pour figurer le Christ, trouvait sa
fin en ce sens que la passion du Christ accomplissait.

Les préceptes judiciaires ne furent en vigueur que pour un temps, et ils ont été vidés de leur
sens à l’avènement du Christ, mais en un autre sens que les préceptes cérémonials.
• Car ceux-ci furent abrogés de telle sorte que non seulement ils sont morts, mais qu’ils
tuent ceux qui les observent depuis le Christ et surtout depuis la diffusion de l’Évangile.
• C’est l’intention d’observer les préceptes judiciaires comme une obligation légale qui
porterait atteinte à la vérité de la foi, car on signifierait ainsi que le statut du peuple
ancien dure toujours et que le Christ n’est pas encore venu.
74

Ces préceptes judiciaires faisaient régner dans le peuple la justice et l’équité, mais selon les
exigences de sa condition d’alors. Celle-ci a dû changer après le Christ, au point qu’il n’y a plus
dans le Christ, à distinguer les Juifs des païens, comme on le faisait auparavant.

IaIIae Q105 a. 1 Les dispositions de la loi ancienne en ce qui concerne les gouvernants
étaient-elles satisfaisantes ?
Si la royauté est la meilleure forme de gouvernement, la tyrannie en est la pire défor-
mation. Or la beauté d’un établissement politique tient à une bonne organisation des pouvoirs.
La loi assura donc au peuple cette bonne organisation.

Deux points sont à observer dans la bonne organisation du gouvernement d’une cité ou d’une
nation.
• D’abord que tout le monde participe plus ou moins au gouvernement, car il y a là une
garantie de paix civile, et tous chérissent et soutiennent un tel état de choses.
• L’autre point concerne la forme du régime ou de l’organisation des pouvoirs ; on sait
qu’il en est plusieurs, distinguées par Aristote, mais les plus remarquables sont la
royauté, ou domination d’un seul selon la vertu, et l’aristocratie, c’est-à-dire le gouver-
nement des meilleurs, ou domination d’un petit nombre selon la vertu.

Voici donc l’organisation la meilleure pour le gouvernement d’une cité ou d’un royaume : à
la tête est placé, en raison de sa vertu, un chef unique ayant autorité sur tous ; puis viennent un
certain nombre de chefs subalternes, qualifiés par leur vertu ; et cependant la multitude n’est
pas étrangère au pouvoir ainsi défini, tous ayant la possibilité d’être élus et tous étant d’autre
part électeurs.
Tel est le régime parfait, heureusement mélangé de monarchie par la prééminence d’un
seul, d’aristocratie par la multiplicité de chefs vertueusement qualifiés, de démocratie en-
fin ou de pouvoir populaire du fait que de simples citoyens peuvent être choisis comme
chefs, et que le choix des chefs appartient au peuple.

Et tel fut le régime institué par la loi divine.


• En effet, Moïse et ses successeurs gouvernaient le peuple en qualité de chefs uniques et
universels, ce qui est une caractéristique de la royauté.
• Mais les soixante-douze anciens étaient élus en raison de leur mérite (Dt 1, 15) : « Je
pris dans vos tribus des hommes sages et considérés, et je les établis comme chefs » ;
voilà l’élément d’aristocratie.
• Quant à la démocratie, elle s’affirmait en ce que les chefs étaient pris dans l’ensemble
du peuple, (Ex 18, 21) : « Choisis parmi tout le peuple des hommes capables etc. » ; et
que le peuple aussi les désignait (Dt 1, 13) : « Présentez, pris parmi vous, des hommes
sages. » L’excellence des dispositions légales est donc incontestable en ce qui touche à
l’organisation des pouvoirs.

La royauté est la forme la meilleure de gouvernement, si elle reste saine ; mais elle dé-
génère facilement en tyrannie, à cause du pouvoir considérable qui est attribué au roi, si
celui qui détient un tel pouvoir n’a pas une vertu parfaite, comme dit Aristote : « Il n’ap-
partient qu’au vertueux de soutenir comme il faut les faveurs de la fortune. » Or la vertu parfaite
est rare ; les Juifs étaient particulièrement cruels et enclins à la rapacité, et c’est par ces vices
surtout que les hommes versent dans la tyrannie. C’est pourquoi le Seigneur ne leur assigna pas
dès le début un roi revêtu de l’autorité souveraine, mais un juge et un gouverneur qui veillèrent
sur eux. C’est plus tard, à la demande du peuple et comme sous le coup de la colère, qu’Il leur
accorda un roi, disant clairement à Samuel, (1 S 8, 7) : « Ce n’est pas toi qu’ils ont écarté, c’est
Moi, ne supportant plus que Je règne sur eux. »
75

• Dès le début toutefois, Dieu a posé quelques règles concernant la royauté, et d’abord la
manière de désigner le roi, avec cette double clause que dans le choix du roi on aurait
recours au jugement du Seigneur, et qu’on ne prendrait pas pour roi un étranger, parce
que les rois de cette sorte ont coutume de ne s’attacher guère aux gens qui leur sont
soumis et, par conséquent, de ne pas s’occuper d’eux.
• Ensuite, Dieu détermina quelle serait, les rois une fois établis, leur situation personnelle,
limitant le nombre de leurs chars et de leurs chevaux et aussi de leurs femmes, ainsi que
l’étendue de leurs richesses, car c’est par de telles convoitises que les princes sont ame-
nés à verser dans la tyrannie et à s’écarter de la justice. Puis fut réglée leur attitude à
l’égard de Dieu ; toujours ils auraient à lire et à méditer Sa loi, remplis sans cesse de
crainte et d’obéissance.
• Enfin, envers leurs sujets, ils n’affecteraient pas un mépris superbe, se garderaient de
les opprimer et ne s’écarteraient pas de la justice.

L’accès au sacerdoce était héréditaire. Et cela pour qu’il soit davantage honoré, puisque n’im-
porte quel homme du peuple ne pouvait devenir prêtre, ce qui tournait à l’honneur du culte
divin.

D’après Aristote, ce qui mène à la ruine tant de cités et de royaumes, c’est surtout le fait que
les héritages tombent aux mains des femmes. En voici le sens mystique : la génisse enlevée au
troupeau représente la chair du Christ ; elle n’a pas porté le joug, car elle n’a point péché ; elle
n’a pas divisé la terre par le soc de la charrue, entendez qu’elle ne « s’est souillée d’aucune
marque de rébellion ». Si la génisse mourait dans un vallon en friche, cela signifiait le mépris
dont fut entourée la mort du Christ, par laquelle tous les péchés sont lavés et le diable désigné
comme auteur de l’homicide.
De même, selon Aristote, c’était une règle chez certaines nations de réserver la qualité de
citoyens à ceux dont l’aïeul, voire le trisaïeul, avait résidé dans la cité. Et cela se comprend, à
cause des multiples inconvénients occasionnés par la participation prématurée des étran-
gers au maniement des affaires publiques, si, avant d’être affermis dans l’amour du
peuple, ils entreprenaient quelque chose contre lui. C’est pourquoi, selon les dispositions de
la loi, certaines nations plus ou moins liées avec les juifs, comme les Égyptiens au milieu des-
quels ils étaient nés et avaient grandi, les Édomites descendants d’Ésaü, le frère de Jacob, étaient
accueillis dès la troisième génération dans la communauté du peuple. D’autres au contraire qui
avaient montré de l’hostilité pour les juifs, comme les descendants d’Ammon et de Moab, n’y
étaient jamais admis ; quant aux Amalécites qui leur avaient été particulièrement hostiles et ne
leur étaient liés à aucun degré de parenté, on devait à jamais les traiter en ennemis. De même
en effet qu’un individu porte la peine de la faute qu’il a commise, pour qu’intimidés par ce
spectacle les autres cessent de mal faire, de même aussi une nation ou une cité peut être punie
à raison d’un péché pour que les autres s’abstiennent de les imiter.

Ceux qui avaient eu de nombreux enfants recevaient des témoignages particuliers de consi-
dération. L’Évangile contient les enseignements tendant au mépris du monde, ce mépris qui
rend l’homme apte à recevoir la grâce de l’Esprit Saint : « Le monde (entendons : ceux qui ai-
ment le monde) ne peut recevoir le Saint-Esprit »

Nul n’a jamais possédé la grâce du Saint-Esprit si ce n’est par la foi au Christ, explicite ou
implicite. Si donc un homme qui a reçu la grâce de la nouvelle alliance vient à pécher, il mérite
une peine plus sévère parce qu’il abuse de bienfaits plus grands et ne tire pas parti du secours
qui lui est donné. la loi nouvelle est la loi de grâce. Il fallait d’abord que l’homme fût abandonné
à lui-même dans l’état de la loi ancienne ; ainsi tombant dans le péché et connaissant sa fai-
blesse, il reconnaîtrait qu’il a besoin de la grâce. Il y eut toutefois, sous le régime de l’ancienne
76

alliance, des gens qui possédaient la charité et la grâce de l’Esprit Saint et aspiraient avant tout
aux promesses spirituelles et éternelles, en quoi ils se rattachaient à la loi nouvelle.
Inversement, il existe sous la nouvelle alliance des hommes charnels, encore éloignés de la
perfection de la loi nouvelle : pour les inciter aux œuvres vertueuses, la crainte du châtiment et
certaines promesses temporelles ont été nécessaires, jusque sous la nouvelle alliance.

En tout cas, même si la loi ancienne prescrivait la charité, elle ne donnait pas l’Esprit Saint,
par qui « la charité est répandue dans nos cœurs » (Rm 5, 5). L’herbe est produite d’abord, dans
la loi naturelle, puis vient l’épi, dans la loi de Moïse ; et enfin le grain solide dans l’évangile. »
Ainsi donc, la loi nouvelle est dans l’ancienne comme le grain est dans l’épi. Mais les actes
intérieurs, quand il s’agit d’activité vertueuse, offrent une autre sorte de difficulté : par exemple,
celle de réaliser l’œuvre vertueuse avec promptitude et plaisir. En cela réside la difficulté de la
vertu : ce qui est très difficile à qui ne possède pas la vertu, devient cependant facile grâce à
elle. Or, à cet égard, la loi nouvelle, qui condamne les désordres intérieurs de l’âme, est plus
exigeante en ses préceptes que la loi ancienne. Ses commandements ne sont pas difficiles » (1
Jn 5, 3), sur quoi S. Augustin remarque : « Pas difficiles si l’on aime, mais difficiles si l’on
n’aime pas. » Il n’est rien de dur et de rigoureux que l’amour ne rende aisé et comme négli-
geable. L’inclination de l’habitus se conforme à l’inclination de la nature ; au contraire, si l’ha-
bitus était opposé à la nature, l’homme n’agirait pas selon ce qu’il est, mais selon une corruption
qui s’impose à lui du dehors.

Donc, puisque la grâce de l’Esprit Saint nous est infusée à la façon d’un habitus intérieur
nous inclinant aux œuvres de la justice, elle nous fait librement accomplir les œuvres que la
grâce appelle, et éviter celles qui la contrarient. Les disciples étaient encore, en effet, comme
de petits enfants formés par le Christ, et il fallait que Celui-ci leur donnât quelques instructions
spéciales, comme font tous les supérieurs envers leurs sujets ; d’autant plus qu’Il devait les
habituer peu à peu à abandonner toute préoccupation, temporelle, pour les rendre propres à
prêcher l’Évangile par toute la terre.

IaIIae Q108 a. 3 La loi nouvelle éduque-t-elle bien les hommes pour leurs actes intérieurs ?
Le Seigneur signifie que son discours renferme au complet tous les préceptes propres à or-
donner la vie chrétienne. » Le discours prononcé par le Seigneur sur la montagne contient un
enseignement complet de vie chrétienne. Le Seigneur commence donc par régler la volonté de
l’homme conformément aux divers préceptes de la loi, si bien qu’il s’abstienne non seulement
des œuvres extérieures qui sont objectivement mauvaises, mais même des fautes intérieures et
des occasions de mal faire.
Tout le culte corporel défini dans la loi devait être transformé en un culte spirituel : « L’heure
vient où vous n’adorerez plus le Père sur cette montagne-ci ni à Jérusalem, mais où les vrais
adorateurs adoreront le Père en esprit et vérité » (Jn 4, 21 et 23).

Honneurs, richesses, plaisirs, voilà selon S. Jean le résumé de tous les biens terrestres : « Tout
ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et orgueil de la
vie » (1 Jn 3, 18), c’est-à-dire délices charnelles, richesses, et poursuite de la gloire et des hon-
neurs.
S’il mentionne trois œuvres explicitement, c’est qu’elles résument toutes les autres, car
• tout ce qu’on fait pour maîtriser ses convoitises se ramène au jeûne ;
• pour aimer le prochain, à l’aumône ;
• pour rendre un culte à Dieu, à la prière.

Le Seigneur n’a pas condamné la sollicitude nécessaire, mais un souci excessif. Or, il y a
quatre excès à éviter dans le souci des biens temporels :
77

1° Nous ne mettrons pas en eux notre fin, et nous ne servirons pas Dieu en vue d’avoir le
vivre et le vêtement : « N’amassez pas de trésors, etc. »
2° Nous ne nous inquiéterons jamais du temporel sans compter sur le secours divin : « Votre
Père sait bien que vous avez besoin de tout cela » (Mt 6, 32).
3° La sollicitude ne doit pas être présomptueuse, comme chez celui qui se flatte d’obtenir le
nécessaire par sa propre industrie et sans l’aide de Dieu, ce que le Seigneur condamne en ob-
servant que « nul ne peut ajouter à sa taille » (Mt 6, 27).
4° On a tort de se préoccuper avant l’heure, autrement dit de s’inquiéter maintenant de ce qui
n’est pas le souci du moment présent, mais celui de l’avenir ; et à cet égard il est écrit : « Ne
soyez pas inquiets pour le lendemain » (Mt 6, 34).

IaIIae Q108 a. 4 Convenait-il que fussent proposés dans la loi nouvelle certains conseils
déterminés ?
Le Christ est par excellence le sage et l’ami, et donc Ses conseils sont parfaitement avanta-
geux et appropriés. Aussi convient-il que la loi nouvelle, loi de liberté, à la différence de la loi
ancienne qui était une loi de servitude, ait fait une place aux conseils, en plus des préceptes. Il
faut qu’il y ait des conseils sur les dispositions qui permettent d’atteindre cette fin dans les
meilleures conditions et avec plus de facilité.

Or l’homme se trouve situé entre les réalités de ce monde et les biens spirituels qui cons-
tituent la béatitude éternelle, de telle sorte que plus il penche d’un côté plus il s’éloigne de
l’autre, et inversement. S’enfoncer totalement dans les réalités terrestres, au point d’y fixer sa
fin, d’en faire la raison et la règle de ses actions, c’est déchoir totalement des biens spirituels ;
un tel désordre est exclu par les préceptes.
Cependant le renoncement total au monde n’est pas indispensable pour atteindre la fin en
question, car on peut parvenir à la béatitude éternelle tout en usant des biens terrestres, pourvu
qu’on n’en fasse pas sa fin. Mais on y parviendra avec plus de facilité si l’on renonce totalement
aux biens de ce monde, et c’est pourquoi l’Évangile donne des conseils en ce sens.

Or les biens de ce monde, relatifs à la pratique de la vie humaine, se ramènent à trois : les
richesses extérieures, les délices charnelles et les honneurs, respectivement liés à la convoitise
des yeux, à la convoitise de la chair et à l’orgueil de la vie, que dénonce S. Jean (1 Jn 2, 16).
Les conseils évangéliques comportent le renoncement total, autant qu’il est possible, à ces trois
biens.
Sur ce triple renoncement se fonde aussi toute vie religieuse, par où l’on s’engage dans
l’état de perfection, car on renonce
• aux richesses par la pauvreté,
• aux plaisirs de la chair par la chasteté perpétuelle,
• à l’orgueil de la vie par la servitude de l’obéissance.

Quand le Seigneur propose les conseils évangéliques, Il mentionne régulièrement, de la part


du sujet, une disposition à les pratiquer. Ainsi,
• pour le conseil de pauvreté perpétuelle (Mt 19, 21) il dit d’abord : « Si tu veux être
parfait », puis il ajoute : « Va et vends tout ce que tu possèdes. »
• De même, quand il donne ce conseil de chasteté perpétuelle : « Il y a des eunuques qui
se sont rendus tels à cause du royaume de Dieu », Il ajoute tout de suite : « Que celui
qui peut comprendre, comprenne » (Mt 19, 12).
• S. Paul dit aussi, après avoir conseillé la virginité : « Je dis cela dans votre intérêt, non
pour vous tendre un piège » (1 Co 2, 35).
Le suivre, en effet, c’est L’imiter, mais c’est aussi obéir à Ses commandements, dans le
sens où il disait : « Mes brebis entendent Ma voix et elles Me suivent » (Jn 10, 27).
78

LA GRACE (Ia IIae 109-114)


IaIIae Q109 a. 1 L’homme peut-il sans la grâce, connaître quelque chose de vrai ?
L’homme peut sans la grâce et par lui-même, parvenir à la vérité. Connaître la vérité,
c’est faire usage de la lumière intellectuelle ou la mettre en exercice.
Et donc, si parfaite qu’on suppose une nature, corporelle ou spirituelle, elle ne peut passer à
l’action sans être mue par Dieu. Bien plus, ce n’est pas seulement toute motion qui vient de
Dieu comme du premier moteur, mais toute perfection formelle relève de Lui comme de l’acte
premier.
De même, l’intelligence humaine possède une forme, à savoir la lumière intelligible, qui
de soi est suffisante à lui faire connaître certains objets intelligibles ! Ce sont ceux que
nous pouvons connaître à partir des choses sensibles. Mais il est d’autres objets intelli-
gibles plus élevés, que l’intelligence ne peut connaître si elle n’est perfectionnée par une
lumière plus puissante, comme la lumière de foi ou de prophétie. Cette lumière, on l’ap-
pelle lumière de grâce, parce qu’elle est surajoutée à la nature.
Mais il n’a pas besoin dans tous les cas, pour connaître la vérité, d’une nouvelle illumination
surajoutée à l’illumination naturelle ; c’est seulement dans les cas qui dépassent la connaissance
naturelle, que ce besoin existe.
De là vient que la lumière naturelle innée dans l’âme est elle-même une illumination de Dieu
par laquelle Il nous éclaire pour connaître les objets qui appartiennent à la connaissance natu-
relle. Pour cela, aucune autre illumination n’est requise, mais seulement pour les objets qui
dépassent la connaissance naturelle.

IaIIae Q109 a. 2 L’homme peut-il sans la grâce de Dieu, vouloir et faire quelque chose de
bien ?
Sans la grâce, que ce soit en pensée, en vouloir, en amour ou en action, les hommes ne
font absolument aucun bien.
Dans l’état de nature intègre, pour ce qui est de la forme dont procède l’opération, elle suffi-
sait à rendre l’homme capable, par ses seules forces naturelles, de vouloir et de faire le bien
proportionné à sa nature, auquel est ordonnée la vertu acquise ; mais non le bien qui dépasse la
nature, auquel est ordonnée la vertu infuse.
Au contraire, dans l’état de nature corrompue, l’homme est impuissant, même en ce qui
regarde sa nature, et il ne peut, par ses seules forces naturelles, accomplir tout le bien qui
lui est proportionné.
Il reste que l’homme, dans cet état, peut, par sa vertu naturelle, réaliser quelque bien particu-
lier comme bâtir des maisons, planter des vignes.

Ainsi donc, dans l’état de nature intègre, l’homme a besoin d’une vertu surajoutée à la vertu
naturelle uniquement pour accomplir et vouloir le bien surnaturel. Mais, dans l’état de nature
corrompue, il en a besoin à un double titre : d’abord pour être guéri ; ensuite pour ac-
complir le bien surnaturel, lequel est le bien méritoire. En outre, dans l’un comme dans
l’autre état, l’homme a besoin du secours divin pour être mû à bien agir.

Il faut bien en venir finalement à un principe extérieur qui meut le libre arbitre de l’homme ;
ce principe, supérieur à l’esprit humain, c’est Dieu, comme le prouve Aristote. C’est pourquoi
l’esprit d’un homme sain n’a pas une telle maîtrise sur son acte qu’il n’ait besoin d’être mû par
Dieu. A plus forte raison en est-il ainsi du libre arbitre de l’homme devenu infirme après le
péché, car il est empêché d’accomplir le bien du fait de la corruption de la nature.
79

Pécher n’est pas autre chose que manquer au bien qui convient à la nature de chacun.
Or, de même que la créature n’existe que par un autre et que, considérée en elle-même, elle est
néant, de même a-t-elle besoin d’être conservée par un autre dans le bien qui convient à sa
nature. Par elle-même en effet elle peut se dérober au bien, tout comme elle peut retourner au
néant si elle n’est conservée par Dieu. Même le vrai, l’homme ne peut le connaître sans le
secours divin.

IaIIae Q109 a. 3 L’homme peut-il sans la grâce, aimer Dieu par-dessus toutes choses ?
L’homme pouvait, par ses seules forces naturelles, aimer Dieu plus que lui-même et par-
dessus tout. Or, aimer Dieu par-dessus tout est connaturel à l’homme, et aussi bien à toute créa-
ture, non seulement rationnelle mais irrationnelle, et même inanimée, selon le mode d’aimer
qui convient à chaque créature.
Or, il est manifeste que le bien de la partie est pour le bien du tout. Dieu fait converger toutes
choses vers l’amour de lui-même.
Il faut donc conclure que l’homme, dans l’état de nature intègre, n’avait pas besoin, pour
aimer Dieu naturellement par-dessus tout, du don d’une grâce surajoutée aux dons naturels,
bien qu’il lui fallût à cet effet le secours de Dieu, premier moteur. Mais, dans l’état de nature
corrompue, l’homme a besoin du secours de la grâce qui vient guérir la nature.

La charité est supérieure à la dilection naturelle de Dieu, en ce qu’elle comporte une certaine
promptitude et délectation, comme il arrive pour tout habitus vertueux, si on le compare à l’acte
bon issu de la simple raison naturelle dépourvue d’habitus.
Notre intelligence peut atteindre, par sa connaissance naturelle, certaines choses qui
sont au-dessus d’elle, comme c’est évident pour la connaissance naturelle de Dieu. Mais
cela signifie que notre nature ne peut produire un acte qui dépasse les limites de sa puis-
sance ; or tel n’est pas l’acte qui consiste à aimer Dieu par-dessus tout, puisque cet acte,
nous venons de le dire, est naturel à toute créature.
Le suprême degré de l’amour est celui dont Dieu est aimé comme celui qui est lui-même
notre béatitude.

IaIIae Q109 a. 4 L’homme peut-il sans la grâce, observer les préceptes de la loi ?
Il appartient à l’hérésie pélagienne « de croire que l’homme puisse, sans la grâce, observer
tous les commandements divins ».
On peut accomplir les préceptes de la loi d’une double manière.
• D’abord en ce qui regarde la substance même de l’œuvre : par exemple s’il s’agit pour
l’homme d’accomplir des œuvres de justice, de force ou de toute autre vertu.
o Sous ce rapport, l’homme, dans l’état de nature intègre, peut accomplir tous les
préceptes de la loi. S’il n’en était pas ainsi, il n’aurait pas pu ne pas pécher, étant
donné que le péché n’est autre chose que la transgression des préceptes divins.
o Mais, dans l’état de nature corrompue, l’homme ne peut observer tous les
préceptes divins sans la grâce qui vient guérir la nature.

• Au second point de vue, on peut observer les préceptes de la loi non seulement en ce
qui regarde la substance même de l’œuvre, mais aussi quant à la manière de les accom-
plir, c’est-à-dire par charité. Sous ce rapport, que ce soit dans l’état de nature intègre
ou de nature corrompue, l’homme est incapable, sans la grâce, d’observer les pré-
ceptes de la loi. Ajoutons que, dans les deux cas, l’homme a toujours besoin du secours
de Dieu qui le meut à accomplir les préceptes.

Ce que nous ne pouvons faire qu’avec le secours divin ne nous est pas tout à fait impossible.
Le précepte de l’amour de Dieu, l’homme ne peut pas l’accomplir par ses seules forces natu-
relles de la manière dont il est accompli par la charité.
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IaIIae Q109 a. 5 Sans la grâce, l’homme peut-il mériter la vie éternelle ?


La grâce de Dieu, c’est la vie éternelle. Et s’il parle ainsi, c’est, dit la Glose, « pour nous faire
comprendre que Dieu nous conduit à la vie éternelle par Sa miséricorde ». La vie éternelle est
une fin qui dépasse la capacité de la nature humaine.
C’est pourquoi l’homme ne peut, par ses seules forces naturelles, produire des œuvres
méritoires qui soient proportionnées à la vie éternelle ; il lui faut nécessairement pour cela
une efficacité supérieure, qui est celle de la grâce. L’homme ne peut donc, sans la grâce,
mériter la vie éternelle. Ce qu’il peut faire, ce sont des œuvres qui lui permettront d’atteindre
quelque bien qui lui soit connaturel : ainsi il peut « cultiver son champ, boire, manger, avoir un
ami » etc., dit S. Augustin dans sa troisième réponse contre les pélagiens.
L’homme, par sa volonté, fait des œuvres méritoires de la vie éternelle. Mais, comme le
dit encore S. Augustin, il faut, pour cela, que sa volonté soit préparée par la grâce de Dieu.
Pour observer les préceptes de la loi selon le mode requis qui rend méritoire leur observa-
tion, il faut la grâce.

IaIIae Q109 a. 6 L’homme peut-il sans la grâce, se préparer à la grâce ?


« Personne ne peut venir à moi si le Père qui M’a envoyé ne l’attire. » Mais si l’homme
pouvait se préparer lui-même à la grâce, il n’aurait pas besoin d’y être attiré par un autre.
C’est donc qu’il ne peut le faire sans le secours de la grâce.

Il y a une double préparation de la volonté au bien.


• L’une la dispose à bien agir, et à jouir de Dieu. Une telle préparation de la volonté ne
peut se faire sans le don habituel de la grâce qui est au principe de l’œuvre méritoire.
• L’autre préparation s’entend de cette disposition de la volonté humaine qui la rend apte
à obtenir le don de la grâce habituelle. Pour se préparer à la réception de ce don, on ne
peut présupposer un autre don habituel dans l’âme, car on remonterait ainsi à l’infini.
Mais il faut présupposer un secours gratuit de Dieu qui meuve l’âme antérieurement ou
lui inspire le propos du bien à faire.

Dieu étant la cause motrice absolument première, c’est sous Sa motion que toutes choses se
portent vers Lui sous la raison générale de bien, selon laquelle chaque être tend à s’assimiler à
Dieu à sa manière propre.
L’homme ne peut se préparer à recevoir la lumière de la grâce sans un secours gratuit
de Dieu exerçant sur lui sa motion intérieure. Certes, la conversion de l’homme à Dieu se
fait par le libre arbitre, et en ce sens il est prescrit à l’homme de se tourner vers Dieu. Mais le
libre arbitre ne peut se tourner vers Dieu si Dieu ne le tourne vers lui, selon ce texte de
Jérémie (31, 18) : « Fais-moi revenir et je reviendrai, car Vous êtes le Seigneur, mon
Dieu » ; et dans les Lamentations (5, 21) : « Fais-nous revenir à Vous, Seigneur, et nous
reviendrons. » L’homme ne peut rien faire s’il n’est mû par Dieu, selon S. Jean (15, 5) :
« Sans Moi vous ne pouvez rien faire. »
C’est pourquoi, lorsqu’on dit que l’homme fait ce qui est en son pouvoir, on veut dire : en
tant qu’il est mû par Dieu. Il appartient en effet à l’homme de préparer son âme, parce qu’il le
fait par son libre arbitre. Mais il ne peut le faire sans l’aide de Dieu qui le meut et l’attire à Lui.

IaIIae Q109 a. 7 L’homme peut-il sans la grâce, se relever du péché ?


Le péché, comme le montre S. Jean Damascène est un acte qui va contre la nature. Si
l’homme possède une nature qui puisse le justifier, il s’ensuit que la mort du Christ est vaine et
sans objet, ce qui est inadmissible. Donc l’homme ne peut par lui-même être justifié, c’est-
à-dire passer de l’état de péché à l’état de justice.
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D’aucune manière l’homme ne peut se relever du péché par lui-même et sans le secours de
la grâce. Car si l’acte du péché passe, la culpabilité demeure ; se relever du péché n’est pas la
même chose que cesser de pécher. Se relever du péché, c’est, pour l’homme, restaurer en lui ce
qu’il a perdu en péchant.

Or l’homme, par le péché, encourt un triple dommage : une souillure, la corruption de


sa bonté naturelle, et une dette de peine.
• Il contracte une souillure, car la laideur du péché le prive de la beauté de la grâce.
• Sa bonté naturelle est corrompue car, sa volonté n’étant plus soumise à Dieu, il en
résulte que la nature toute entière de l’homme pécheur est privée de son ordre.
• Enfin, la dette de peine fait qu’en péchant mortellement il mérite la damnation
éternelle.

Or il est manifeste que chacun de ces trois dommages ne peut être réparé que par Dieu. La
beauté de la grâce provient du resplendissement de la divine lumière ; une telle beauté ne peut
être restaurée que par une nouvelle illumination de Dieu, d’où la nécessité d’un don habituel
qui est la lumière de grâce.
De même, l’ordre de la nature, qui suppose la soumission de la volonté humaine à Dieu, ne
peut être rétabli que si Dieu attire à lui la volonté de l’homme.
Enfin la dette de peine éternelle ne peut être remise que par Dieu, contre qui l’offense a été
commise et qui est le juge des hommes.

Pour que l’homme se relève du péché, le secours de la grâce est donc requis, à la fois
sous forme de don habituel et sous forme de motion divine intérieure. L’homme reçoit la
lumière de la grâce justifiante quand, par son libre arbitre mû par Dieu, il fait l’effort nécessaire
pour sortir du péché.
Quand une nature est intègre, elle peut se rétablir elle-même en ce qui lui est conforme et
proportionné ; mais, en ce qui dépasse sa nature, elle ne le peut sans un secours extérieur. Or,
quand la nature humaine déchoit en commettant le péché, elle perd son intégrité et se trouve
corrompue ; c’est pourquoi elle ne peut se rétablir elle-même, pas même en ce qui regarde son
bien connaturel, et encore moins pour ce qui est du bien de la justice surnaturelle.

IaIIae Q109 a. 8 L’homme peut-il sans la grâce, éviter le péché ?


Dans l’état de nature intègre, même sans la grâce habituelle, l’homme pouvait ne pas pécher,
ni mortellement ni véniellement : car pécher n’est pas autre chose que s’écarter de ce qui est
conforme à la nature, et cela, dans l’état d’intégrité, l’homme pouvait l’éviter. Il avait besoin
cependant du secours de Dieu le conservant dans le bien, sans quoi la nature elle-même tombe-
rait dans le néant.
Mais, dans l’état de nature corrompue, l’homme, pour s’abstenir entièrement du péché,
a besoin que la grâce habituelle vienne guérir la nature. Certes, dans cet état, l’homme
peut éviter le péché mortel qui relève de la raison, mais il ne peut éviter tout péché véniel,
à cause de la corruption de l’appétit inférieur et sensible.

Mais que son âme demeure longtemps sans péché mortel, cela n’est pas possible. Or,
quand l’appétit inférieur n’est pas totalement soumis à la raison, il se produit inévitablement
des mouvements désordonnés dans l’appétit sensible ; il en sera de même pour la raison de
l’homme si elle n’est pas soumise à Dieu ; et de nombreux désordres se produiront dans les
actes rationnels eux-mêmes. Mais parce qu’une telle réflexion n’est pas toujours possible
pour l’homme, il ne peut demeurer longtemps sans agir conformément au désordre de sa
volonté détournée de Dieu, à moins que celle-ci ne soit promptement remise dans l’ordre
par la grâce. L’homme peut éviter chaque péché pris en particulier ; il ne peut cependant pas
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les éviter tous si ce n’est par la grâce. Et parce que c’est sa faute s’il ne se prépare pas à
recevoir la grâce, il s’ensuit que le fait pour lui de ne pouvoir éviter le péché sans la grâce
ne l’excuse pas du péché qu’il commet.

Maintenant encore, tout ce que l’homme veut lui est donné ; mais qu’il veuille le bien, cela
lui vient du secours de la grâce.

IaIIae Q109 a. 9 Une fois qu’il a obtenu la grâce l’homme peut-il par lui-même faire le bien
et éviter le péché sans le secours d’une autre grâce ?
L’homme, fût-il pleinement justifié, ne peut vivre bien s’il n’est aidé par l’éternelle lu-
mière de la justice divine. L’homme en état de grâce a donc besoin, pour bien vivre dans
la rectitude, d’un autre secours de grâce.

L’homme, pour vivre avec rectitude, a doublement besoin du secours de Dieu.


• Selon un premier mode, il lui faut un don habituel qui guérisse sa nature corrompue, et,
l’ayant guérie, l’élève aussi jusqu’à lui faire accomplir des œuvres qui méritent la vie
éternelle, car cela dépasse le pouvoir de sa nature.
• Selon un second mode, l’homme a besoin du secours de la grâce par laquelle Dieu le
meut à agir.

Pour ce qui est du premier mode de secours, l’homme déjà en état de grâce n’a pas besoin
d’une nouvelle grâce habituelle infuse. Mais, sous le second mode, il lui faut un secours de
grâce par lequel Dieu le meut à bien agir. Et cela, pour deux raisons :
• D’abord pour une raison générale, en ce sens qu’aucune créature ne peut produire un
acte quelconque sinon en vertu de la motion divine.
• Ensuite, pour une raison spéciale, à cause de la condition dans laquelle se trouve la
nature humaine. Bien que la grâce en effet la guérisse dans sa partie spirituelle, il de-
meure en elle une corruption et une infection dans sa partie chamelle qui la rendent,
comme dit S. Paul (Rm 7, 25) “asservie à la loi du péché”. Il reste aussi une certaine
obscurité d’ignorance dans l’intelligence

Toute créature a besoin en effet d’être conservée par Dieu dans le bien qu’elle a reçu de Lui.
Même dans l’état de gloire, quand la grâce sera parvenue à sa pleine perfection, l’homme aura
encore besoin du secours divin. Ici-bas, il est vrai, la grâce est de quelque manière imparfaite
en ce sens qu’elle ne guérit pas totalement l’homme,

IaIIae Q109 a. 10 L’homme en état de grâce peut-il par lui-même persévérer dans le bien ?
L’homme en état de grâce a besoin que la persévérance lui soit accordée par Dieu. Le
mot persévérance peut avoir une triple signification :
• Quelquefois il signifie en un homme l’habitus par lequel il est disposé intérieurement à
résister avec fermeté aux tristesses envahissantes qui pourraient le détourner de la vertu ;
en ce sens, la persévérance est aux tristesses ce que la continence est aux convoitises et
aux délectations mauvaises, dit Aristote.
• En un autre sens, la persévérance désigne un habitus dont l’acte est le propos que forme
un homme de persévérer jusqu’au bout dans le bien.
Prise dans l’un et l’autre sens, la persévérance est infusée dans l’âme avec la grâce,
comme la continence et les autres vertus.
• Mais la persévérance peut aussi signifier une certaine continuation dans le bien jusqu’à
la fin de la vie. Sous ce rapport l’homme en état de grâce n’a certes pas besoin pour
persévérer d’une autre grâce habituelle, mais il lui faut un secours divin qui le dirige et
le protège contre les assauts de la tentation.
83

C’est pourquoi, après avoir été justifié par la grâce, il est nécessaire que l’homme de-
mande à Dieu le don de la persévérance, afin d’être préservé du mal jusqu’à la fin de sa
vie. A beaucoup en effet la grâce est donnée, sans qu’il leur soit donné de persévérer dans la
grâce.
Ainsi le don du Christ l’emporte sur la faute d’Adam. Pourtant, dans l’état d’innocence,
l’homme pouvait plus facilement persévérer que nous ne le pouvons dans l’état présent, car il
n’y avait en lui aucune rébellion de la chair contre l’esprit. Dieu est la vie de l’âme par mode
de cause efficiente, mais l’âme est la vie du corps par mode de cause formelle. La grâce, en tant
qu’elle est une qualité, n’agit pas sur l’âme par manière de cause efficiente, mais par manière
de cause formelle.
L’âme participe imparfaitement à la bonté divine, cette participation qu’est la grâce ne peut
se trouver dans l’âme que sous un mode d’être inférieur à celui de l’âme elle-même qui subsiste
en soi. La vertu est une disposition de l’être parfait. La lumière de la grâce, qui est participation
de la nature divine est autre chose que les vertus infuses, lesquelles sont dérivées de cette lu-
mière et ordonnées à elle.
Par la grâce nous sommes engendrés à nouveau et devenons fils de Dieu. De même en effet
que la puissance intellectuelle de l’homme participe de la connaissance divine par la vertu de
foi et que sa puissance volontaire participe de l’amour divin par la vertu de charité, de même la
nature de l’âme humaine participe, selon une certaine similitude, de la nature divine par le
moyen d’une régénération ou d’une création nouvelle.

L’Apôtre attribue à la grâce ces deux propriétés : de nous rendre agréables à Dieu (gra-
tia gratum faciens - Gsf), et d’être gratuitement donnée (gratia gratis data - charisme). Sous
ce rapport il y aura donc une double grâce.
• L’une unira l’homme à Dieu : c’est la grâce qui le lui rend agréable (Grâce sanctifiante).
• L’autre permettra à un homme de coopérer au retour vers Dieu d’un autre homme : c’est
la grâce gratuitement donnée (charisme).

IaIIae Q111 a. 2 La division de la grâce qui rend agréable à Dieu en grâce opérante et grâce
coopérante

« Celui qui t’a créé sans toi ne te justifiera pas sans toi. » Dieu, par Sa coopération, achève
en nous ce qu’Il commence par Son opération ; car Il commence en faisant en sorte, par Son
opération, que nous voulions ; Il achève, en coopérant avec nos vouloirs déjà commen-
cés. On peut donc raisonnablement diviser la grâce en opérante et coopérante.

La grâce peut s’entendre en deux sens : soit comme un secours divin par lequel Dieu nous
meut à bien vouloir et à bien agir ; soit comme un don habituel divinement infusé en nous.
En l’un et l’autre sens il convient de diviser la grâce en opérante et coopérante.
• La production d’une œuvre en effet ne s’attribue pas au mobile, mais au moteur. Dès
lors, quand notre esprit est mû sans se mouvoir lui-même, Dieu étant le seul moteur,
l’opération doit être attribuée à Dieu, et en ce sens on parlera de grâce opérante.
• Mais s’il s’agit d’une œuvre où notre esprit est à la fois moteur et mobile, l’opération
ne devra pas seulement être attribuée à Dieu, mais aussi à l’âme ; on parlera alors de
grâce coopérante.

Or il y a en nous deux sortes d’actes.


• D’abord l’acte intérieur de la volonté. Pour celui-là la volonté est à l’égard de Dieu dans
la relation de ce qui est mû à celui qui le meut : surtout s’il s’agit pour la volonté de
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commencer à vouloir le bien alors qu’elle voulait auparavant le mal. Dès lors la grâce
par laquelle Dieu meut l’esprit humain à cet acte est dite grâce opérante.
• Mais il y a aussi l’acte extérieur. Celui-ci se faisant sous l’impulsion de la volonté, il en
résulte que là l’opération est attribuée à la volonté. Et comme, pour cet acte aussi, Dieu
nous aide, tant intérieurement, affermissant la volonté pour qu’elle le veuille jusqu’au
bout, qu’extérieurement pour la rendre réalisatrice, le secours divin, dans ce cas, est
appelé grâce coopérante.

Dieu ne nous justifie pas sans nous en ce sens que, tandis que nous sommes justifiés, nous
consentons, par un mouvement de notre libre arbitre, à l’action divine qui nous justifie. Mais
ce mouvement n’est pas cause de la grâce ; il en est l’effet. C’est pourquoi toute l’œuvre de
notre justification relève de la grâce. Or l’homme, par la grâce opérante, est aidé par Dieu à
vouloir le bien. Une fois cette fin fixée, la grâce coopère ensuite avec nous pour nous la faire
atteindre.

La même grâce est à la fois opérante et coopérante, mais elle se diversifie par ses effets.
Or la grâce produit en nous cinq effets :
• elle guérit l’âme ;
• elle lui fait vouloir le bien ;
• elle le lui fait accomplir efficacement ;
• elle la fait persévérer dans le bien ;
• elle la fait parvenir à la gloire.

La grâce prévient pour nous guérir, elle suit pour nous fortifier dans cette guérison ;
elle prévient pour nous appeler, elle suit pour nous glorifier.
• Premièrement, il faut que l’homme ait une pleine connaissance des choses divines, afin
de pouvoir en instruire les autres.
• Deuxièmement, il faut qu’il puisse confirmer ou prouver ce qu’il dit, sans quoi son en-
seignement ne sera pas efficace.
• Troisièmement, il faut qu’il puisse exprimer correctement à ses auditeurs le contenu de
sa pensée.

IaIIae Q111 a. 5 Comparaison entre la grâce qui rend agréable à Dieu et la grâce gratuite-
ment donnée
C’est donc que cette grâce (Grâce sanctifiante) est plus noble que la grâce gratuitement
donnée (charisme). Une vertu est d’autant plus excellente qu’elle est ordonnée à un bien plus
élevé ; et la fin est toujours plus importante que les moyens. Or la grâce qui rend agréable à
Dieu ordonne immédiatement l’homme à l’union avec la fin ultime. Les grâces gratuitement
données au contraire ne sont pour l’homme que des préparations à atteindre la fin ultime ; en
effet, la prophétie, les miracles etc., sont pour les hommes comme des invitations à rejoindre la
fin ultime. Voilà pourquoi la grâce qui rend agréable à Dieu est bien supérieure à la grâce gra-
tuitement donnée.

Or la grâce gratuitement donnée est ordonnée au bien commun de l’Église, qui est l’ordre
ecclésial ; la grâce qui rend agréable à Dieu se réfère au bien commun distinct de l’ensemble,
qui est Dieu Lui-même. Mais, par la grâce gratuitement donnée, l’homme ne peut produire dans
un autre l’union à Dieu, c’est l’œuvre de la grâce qui rend agréable à Dieu. Or le don de la
grâce dépasse la perfection de toute nature créée, n’étant autre chose qu’une certaine par-
ticipation de la nature divine qui transcende toute autre nature. Dans la personne du Christ,
l’humanité cause notre salut par la grâce sous l’action de la vertu divine qui est l’agent principal.
85

Ainsi en est-il des sacrements de la nouvelle loi qui dérivent du Christ : ils causent la grâce
instrumentalement par la vertu du Saint-Esprit qui agit en eux à titre d’agent principal.

IaIIae Q112 a. 2 Une certaine disposition, par un acte du libre arbitre, est-elle requise chez
celui qui reçoit la grâce ?
« Préparez vos cœurs au Seigneur. »
• La grâce requiert une certaine préparation, car aucune forme ne peut exister dans une
matière si celle-ci ne s’y trouve disposée.
• Mais si nous parlons de la grâce au sens de secours de Dieu portant au bien, sous ce
rapport aucune préparation préalable au secours divin n’est requise de la part de
l’homme ; bien plutôt toute préparation qui se trouve dans l’homme a nécessairement
pour origine le secours de Dieu portant au bien. En ce sens le bon mouvement lui-même
du libre arbitre, par lequel on est préparé à recevoir le don de la grâce, est un acte du
libre arbitre mû par Dieu. Mais c’est à Dieu principalement qu’il appartient de mou-
voir le libre arbitre, selon que « la volonté de l’homme est préparée par Dieu » (Pr 8,
35 Vg) ; et, dans le Psaume (37, 23), que « le Seigneur dirige les pas de l’homme ».

Il y a une préparation de l’homme à recevoir la grâce, qui coïncide avec l’infusion même de
la grâce. Cette préparation est méritoire, non pas de la grâce qui est déjà possédée, mais de la
gloire qui n’est pas encore acquise.
Il y a une autre préparation à la grâce, imparfaite celle-là, mais qui parfois précède le don de
la grâce sanctifiante, et qui s’accomplit néanmoins sous la motion de Dieu. Une telle prépara-
tion n’est pas méritoire puisque l’homme n’a pas encore été justifié par la grâce ; car il ne peut
y avoir de mérite sans la grâce.

L’homme ne peut se préparer à la grâce sans que Dieu le prévienne et le meuve au bien. C’est
ce qui est arrivé à S. Paul : subitement, alors qu’il s’enfonçait dans le péché, son cœur a été mû
parfaitement par Dieu ; ayant entendu, il a compris et il s’est rendu, et c’est pourquoi il a reçu
aussitôt la grâce. Pareillement, pour que Dieu infuse la grâce dans une âme, aucune prépa-
ration n’est requise sinon celle qu’Il produit Lui-même.

IaIIae Q112 a. 3 Une telle disposition peut-elle nécessiter la grâce ?


L’argile, si bien préparée qu’elle soit, ne reçoit pas nécessairement forme de la part du potier.
Donc l’homme, quelle que soit sa préparation, ne reçoit pas nécessairement de Dieu la grâce.
La préparation de l’homme à la grâce vient à la fois de Dieu qui meut et du libre arbitre
qui est mû. On peut donc envisager cette préparation sous un double aspect :
• Comme provenant du libre arbitre, elle ne rend nullement nécessaire l’obtention de la
grâce, car le don de la grâce est disproportionné par rapport à toute préparation
dont l’homme est capable.
• Comme ce à quoi tendait la motion divine, par contre, elle revêt un caractère de néces-
sité : nécessité qui n’est pas de contrainte, mais de certitude, car ce que Dieu entend
produire ne saurait faire défaut, selon cette parole de S. Augustin : « C’est très certaine-
ment que sont libérés ceux que par grâce Dieu libère. »

Par conséquent si l’intention de Dieu quand il meut le cœur de l’homme est que cet homme
reçoive la grâce, il ne peut manquer de la recevoir. Quand la grâce nous fait défaut, c’est en
nous qu’il faut en chercher la cause première ; quand elle nous est donnée, sa première
cause vient de Dieu.
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IaIIae Q112 a. 4 La grâce est-elle égale en tous ?


Tous n’ont pas une grâce égale. Selon la première dimension, la grâce sanctifiante ne com-
porte pas le plus ou le moins, puisque le bien auquel elle est ordonnée n’est autre que le souve-
rain bien, Dieu, auquel elle unit l’homme. Mais du point de vue du sujet, la grâce peut comporter
du plus ou du moins, suivant que l’un est illuminé plus parfaitement que l’autre par la lumière
de la grâce. Une des raisons de cette diversité vient de la manière dont on se prépare à la grâce,
car celui qui s’y prépare mieux reçoit une grâce plus abondante.

Ce n’est pourtant pas la raison première, car la préparation à la grâce n’appartient pas à
l’homme sinon en tant que Dieu prépare son libre arbitre. C’est pourquoi la première cause
de cette diversité doit se prendre du côté de Dieu qui dispense différemment les dons de sa
grâce, en vue de faire ressortir la beauté et la perfection de l’Église ; de même qu’Il a établi les
divers degrés des êtres pour la perfection de l’univers.
• A considérer l’acte lui-même de prendre soin, qui est simple et uniforme, Dieu prend
soin également de tous, car c’est par un acte unique et simple qu’Il dispense Ses plus
grands et Ses moindres bienfaits.
• Mais si on considère les biens qu’Il dispense aux créatures dont Il prend soin, là on
découvre l’inégalité car la providence de Dieu octroie aux uns de plus grands dons
qu’aux autres.

Et il est bien vrai qu’une grâce ne peut être plus grande en ceci qu’elle ordonnerait celui qui
la reçoit à un bien plus grand ; mais bien en ceci qu’elle ordonne à une participation plus ou
moins grande au même bien. L’homme participe à la vie de la grâce sous un mode accidentel,
et c’est pourquoi il peut la posséder plus ou moins.
Cet effet du divin amour en nous, qui est enlevé par le péché, c’est la grâce qui rend l’homme
digne de la vie éternelle et qui exclut le péché mortel. Voilà pourquoi la rémission du péché ne
saurait se comprendre sans l’infusion de la grâce. Donc personne ne vient à Dieu par la grâce
de la justification sans un mouvement de son libre arbitre. Or il appartient en propre à la
nature de l’homme de posséder le libre arbitre. C’est pourquoi, en celui qui a l’usage de
son libre arbitre, la motion de Dieu vers l’état de justice ne se produit pas sans qu’il y ait
un mouvement de ce même arbitre ; mais, dans le temps même où Dieu infuse le don de
la grâce sanctifiante, il meut le libre arbitre à accepter ce don, du moins chez ceux qui sont
capables de recevoir une telle motion. Un mouvement du libre arbitre, selon lequel l’esprit
de l’homme est mû par Dieu, est nécessaire à la justification de l’impie. Or Dieu meut l’âme
de l’homme en la tournant vers Lui, ainsi qu’il est dit dans le Psaume (85, 5) : “Ô Dieu, en nous
tournant vers Vous, Vous nous donnerez la vie.”

La justification de l’impie requiert donc un mouvement par lequel l’esprit est tourné vers
Dieu. Mais la première conversion vers Dieu se fait par la foi, selon l’épître aux Hébreux (11,
6) : “Celui qui s’approche de Dieu doit croire qu’Il existe.” Le mouvement de la foi est donc
nécessaire à la justification.

Le mouvement de la foi n’est parfait que s’il est informé par la charité. C’est pourquoi
dans la justification de l’impie, en même temps qu’un mouvement de foi il y a aussi un mouve-
ment de charité. Par la connaissance naturelle, l’homme ne se tourne pas vers Dieu comme vers
l’objet de sa béatitude et la cause de sa justification ; une telle connaissance ne suffit donc pas
à justifier l’homme. Quant au don de sagesse, il présuppose la connaissance de foi, c’est “une
impiété d’attendre de Dieu une moitié de pardon”.

Il faut donc que dans la justification de l’impie il y ait un double mouvement du libre
arbitre : l’un de désir par lequel il tend vers la justice de Dieu, l’autre de détestation du
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péché. C’est pourquoi, de même qu’il appartient à la charité d’aimer Dieu, de même lui revient-
il de détester le péché qui sépare l’âme de Dieu.

On compte quatre composantes de la justification de l’impie :


• l’infusion de la grâce,
• le mouvement du libre arbitre vers Dieu par la foi,
• le mouvement du libre arbitre contre le péché,
• la rémission de la faute.

Le mouvement du libre arbitre qui concourt à la justification est méritoire. Il faut donc qu’il
procède de la grâce, sans laquelle il n’y a pas de mérite pour infuser la grâce dans une âme,
Dieu n’a pas besoin d’autre disposition que celle qu’Il produit Lui-même. Mais cette disposition
suffisant à la réception de la grâce, tantôt Il la produit d’un seul coup, tantôt Il ne la produit que
peu à peu et progressivement.

Dans la justification de l’impie, le libre arbitre déteste le péché et en même temps se tourne
vers Dieu ; ainsi en est-il du corps qui, en quittant un lieu, accède à un autre. Les quatre éléments
requis pour la justification sont réalisés en même temps.
• L’élément qui est premier, c’est l’infusion de la grâce ;
• le deuxième élément, c’est le mouvement du libre arbitre vers Dieu ;
• le troisième, c’est le mouvement du libre arbitre contre le péché ;
• le quatrième, c’est la rémission de la faute.

C’est pourquoi, dans l’ordre naturel des choses,


• ce qui est premier dans la justification de l’impie, c’est l’infusion de la grâce ;
• ce qui vient en deuxième, c’est le mouvement du libre arbitre vers Dieu ;
• en troisième lieu vient le mouvement du libre arbitre contre le péché (celui qui est jus-
tifié en effet déteste le péché parce qu’il est contre Dieu ; il s’ensuit que le mouvement
du libre arbitre vers Dieu précède naturellement le mouvement du libre arbitre
contre le péché, puisqu’il en est la cause et le motif) ;
• enfin ce qui est quatrième et dernier, c’est la rémission de la faute, à laquelle est ordon-
née comme à sa fin toute la transformation opérée.

IaIIae Q113 a. 9 La justification de l’impie est-elle la plus grande œuvre de Dieu ?


“C’est une œuvre plus grande de faire d’un pécheur un juste, que de créer le ciel et la
terre.” S. Augustin, après avoir écrit : “C’est une œuvre plus grande de faire d’un pécheur un
juste que de créer le ciel et la terre”, ajoute : “Le ciel et la terre passeront, mais le salut et la
justification des prédestinés demeureront à jamais.”

Il faut pourtant savoir que, lorsqu’on parle de grandeur, on peut l’entendre de deux façons :
• Au sens d’une grandeur prise absolument, et, sous ce rapport, le don de la gloire est plus
grand que le don de la grâce justifiant l’impie.
• Ou bien au sens d’une grandeur relative et proportionnelle : c’est ainsi qu’on dira d’une
montagne qu’elle est petite, et d’un grain de millet qu’il est gros. De ce point de vue, le
don de la grâce qui justifie l’impie est plus grand que le don de la gloire qui béatifie le
juste car, par rapport à ce dont il était digne, le châtiment, le don de la grâce justifiante
fait à l’impie est incomparablement plus grand que le don de la gloire fait au juste, qui
en avait été rendu digne par sa justification.

C’est pourquoi S. Augustin peut écrire : “Décide qui pourra si la création des anges dans
la justice est une œuvre plus grande que la justification des impies. En tous cas, si de part
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et d’autre, la puissance est la même, il y a, dans la justification de l’impie, une plus grande
miséricorde.” La justification de l’impie n’est pas un miracle, car l’âme, par nature, est capable
de grâce, ainsi que le remarque S. Augustin : “Du fait même qu’elle a été créée à l’image de
Dieu, l’âme est capable de Dieu par la grâce Or il est évident qu’entre Dieu et l’homme, il y a
le maximum d’inégalité, car entre eux il y a une distance infinie, et tout le bien qui appartient à
l’homme vient de Dieu. De l’homme à Dieu, il ne peut donc y avoir une justice supposant une
égalité absolue, mais seulement une certaine justice proportionnelle, en ce sens que l’un et
l’autre agissent selon le mode d’action qui leur est propre. Or le mode et la mesure des puis-
sances d’activité de l’homme lui sont donnés par Dieu. C’est pourquoi le mérite de l’homme
auprès de Dieu ne peut se concevoir qu’en présupposant l’ordination divine ; ce qui signifie que
l’homme, par son opération, obtiendra de Dieu, à titre de récompense, ce à quoi Dieu Lui-même
a ordonné la faculté par laquelle il opère.

Ainsi en est-il des réalités naturelles qui, par leurs mouvements et leurs opérations, atteignent
ce à quoi Dieu les a ordonnées. Il y a une différence cependant, car la créature rationnelle se
meut elle-même à l’action par le moyen de son libre arbitre, ce qui fait que son action a raison
de mérite, tandis qu’il n’en est pas ainsi pour les autres créatures. Son mérite dépendait de la
préordination divine. Or nul acte n’est ordonné par Dieu à un objet disproportionné à la faculté
dont il procède ; car il est établi par la Providence divine que nul être n’agit au delà de son
pouvoir. Or, la vie éternelle est un bien sans proportion avec le pouvoir de la nature créée, car
elle transcende même sa connaissance et son désir, selon cette parole de l’Apôtre (1 Co 2, 9) :
« Nous annonçons ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas
monté au cœur de l’homme. »
Voilà pourquoi aucune nature créée n’est principe suffisant de l’acte méritoire de la vie
éternelle, tant qu’elle n’a pas reçu en surcroît ce don surnaturel qu’on appelle la grâce.

Si maintenant nous parlons de l’homme dans l’état de chute, un second motif s’ajoute au
premier, et c’est l’obstacle du péché. Le péché est en effet une offense faite à Dieu, qui exclut
de la vie éternelle, ainsi que nous l’avons montré précédemment. Personne, en état de péché,
ne peut mériter la vie éternelle s’il n’est réconcilié d’abord avec Dieu, et sa faute pardon-
née, ce qui est l’œuvre de la grâce.
Mais la vie éternelle est accordée par Dieu d’après un jugement de justice. Si nous parlons
de l’œuvre méritoire en tant qu’elle procède de la grâce du Saint-Esprit, alors c’est de plein
droit qu’elle est méritoire de la vie éternelle. La grâce du Saint-Esprit telle qu’elle est en nous
présentement égale la gloire, sinon actuellement du moins virtuellement : comme la semence
de l’arbre qui a en elle de quoi produire l’arbre tout entier. Et pareillement par la grâce habite
en l’homme le Saint-Esprit, qui est la cause suffisante de la vie éternelle ; c’est pourquoi
l’Apôtre l’appelle “les arrhes de notre héritage” la vie éternelle consiste dans la jouissance de
Dieu. « Quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n’ai pas la charité, cela ne me sert de
rien. » En outre, quand il possède déjà la grâce, il ne peut mériter cette grâce déjà reçue ; la
rétribution est en effet le résultat de l’œuvre accomplie ; la grâce au contraire est le principe en
nous de toute œuvre bonne
Dieu donne Sa grâce seulement à ceux qui en sont dignes, non pas qu’ils soient dignes avant
de recevoir la grâce, mais parce que Dieu, « qui seul donne la pureté à ceux qui furent conçus
dans l’impureté » (Jb 14, 4 Vg), les rend dignes par le moyen de la grâce.

Mais on peut mériter pour un autre la première grâce d’un mérite de convenance. La
foi des autres peut procurer à un individu le salut par mérite de convenance, non par
mérite de justice. L’efficacité de la prière s’appuie sur la miséricorde ; le mérite ri-
goureux s’appuie sur la justice. La prière tire son efficacité de la miséricorde, le
mérite de plein droit de la justice, selon cette parole de Daniel (9, 18) : « Ce n’est pas en
raison de nos œuvres justes que nous répandons devant Vous nos supplications, mais en raison
de Vos grandes miséricordes. » Personne ne peut mériter d’avance son relèvement, ni par un
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mérite de plein droit, ni par un mérite de convenance. Le mérite de plein droit en effet dépend
essentiellement de la motion de la grâce divine, et cette motion est interrompue par le péché
qui a suivi.

Mais les justes ne s’appuient pas sur la justice à la manière du mérite ; ils font seulement
appel à la miséricorde. Il faut donc dire que n’importe quel acte de charité est méritoire absolu-
ment de la vie éternelle. Mais, par le péché qui suit, se trouve posé un obstacle au mérite pré-
cédent, qui empêche celui-ci de produire son effet. Aussi est-il clair que la persévérance dans
la gloire, qui est au terme de ce mouvement, est objet de mérite, tandis que la persévérance
d’ici-bas ne peut être méritée, car elle dépend uniquement de la motion divine, laquelle
est au principe de tout mérite. Mais Dieu accorde gratuitement le bienfait de la persévérance,
chaque fois qu’Il l’accorde.

Même ce que nous ne méritons pas, nous pouvons l’obtenir par la prière. Car Dieu
écoute les pécheurs quand ils demandent pardon pour leurs fautes, et pourtant ils ne mé-
ritent pas ce pardon. Les biens temporels si on les considère comme favorisant l’accomplis-
sement des œuvres vertueuses, lesquelles nous conduisent à la vie éternelle, ils sont objet de
mérite directement et absolument, au même titre que l’accroissement de la grâce et tout ce qui
permet à l’homme de parvenir à la béatitude, la première grâce une fois reçue. Aux hommes
justes Dieu distribue biens et maux temporels autant qu’il leur est expédient pour parvenir à la
vie éternelle. Les maux temporels sont un châtiment pour les impies, parce qu’ils n’y trouvent
aucun secours pour gagner la vie éternelle. Pour les justes au contraire qui y trouvent une aide,
ces maux ne sont pas des châtiments, mais plutôt des remèdes.

SECUNDA SECUNDAE (IIa IIae 1-122)


LA FOI (IIa IIae, 1-16)
Toute la morale étant ramenée à l’étude des vertus, toutes les vertus à leur tour doivent être
ramenées à sept ; les trois théologales dont nous traiterons en premier, et les quatre cardinales
dont nous traiterons ensuite.

Parmi les vertus intellectuelles, l’une est la prudence, que l’on englobe et que l’on énumère
parmi les vertus cardinales. Mais l’art n’appartient pas à la morale qui traite de “l’agir”, tandis
que l’art est la droite règle “du faire”. Les choses connues sont dans le sujet connaissant suivant
le mode de celui qui connait. La foi est une perfection de l’intelligence, tandis que l’espérance
et la charité sont des perfections de la faculté d’appétit.
L’apôtre Thomas vit une chose et en crut une autre : il vit un homme et il confessa qu’il
croyait à un Dieu, lorsqu’il s’écria : “Mon Seigneur et mon Dieu.” La chose sue est une chose
vue, tandis que la chose crue est celle qu’on n’a pas vue. Ce qui en Dieu est un, devient multiple
dans notre intelligence.

Hébreux (11, 1) : “La foi est la garantie des biens que l’on espère”. Il est impossible de dire
ensemble le oui et le non. Quant à la substance des articles de foi, la suite des temps ne les a
pas augmentés, car tout ce que leurs successeurs ont cru était contenu dans la foi des Pères qui
les avaient précédés, quoique ce fût de manière implicite. Mais quant à leur explicitation, les
articles ont augmenté en nombre ; certaines vérités furent explicitement connues par les derniers
Pères, qui ne l’étaient pas par les premiers.
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Un maître qui connaît tout son métier ne le transmet pas d’un trait dès le début à son disciple,
parce que celui-ci ne pourrait pas le saisir ; il le transmet peu à peu en condescendant à la ca-
pacité du disciple. Ce secours, chaque fois que Dieu le donne, c’est par miséricorde ; mais
lorsqu’Il ne le donne pas, c’est par justice comme châtiment d’un péché qui a précédé, au moins
le péché originel. Tout acte humain soumis au libre arbitre, s’il est rapporté à Dieu, peut-il être
méritoire. ? Ni la nature ni la foi ne peuvent sans la charité produire un acte méritoire.

IIaIIae Q3 a. 2 : La confession de la foi est-elle nécessaire au salut ?


La confession de la foi se range parmi les choses nécessaires au salut de la même façon dont
elle peut tomber sous un précepte positif de la loi Divine. Confesser la foi n’est pas de néces-
sité de salut à tout moment ni en tout lieu ; mais il y a des endroits et des moments où c’est
nécessaire : quand en omettant cette confession, on soustrairait à Dieu l’honneur qui Lui
est dû, ou bien au prochain l’utilité qu’on doit lui procurer. Par exemple si quelqu’un, alors
qu’on l’interroge sur la foi, se tait, et si l’on peut croire par là ou qu’il n’a pas la foi ou que cette
foi n’est pas vraie, ou que d’autres par son silence seraient détournés de la foi. Dans ces sortes
de cas la confession de la foi est nécessaire au salut.
C’est pourquoi, quand l’honneur de Dieu ou l’utilité du prochain le demande, on ne
doit pas se contenter de s’unir à la vérité Divine par sa foi, mais on doit confesser cette foi
au-dehors. Si l’on espère pour la foi quelque utilité, ou s’il y a nécessité, alors méprisant
le trouble des infidèles, on doit publiquement confesser la foi.

(He 11, 1) : “La foi est la substance des réalités à espérer, la preuve de celles qu’on ne
voit pas”. La foi est agissante par la charité, de même que l’intellect spéculatif, selon le Philo-
sophe, en s’étendant devient pratique. La charité est appelée la forme de la foi, en tant que
par la charité l’acte de la foi est vraiment parfait et formé. Aussi peut-on appeler vertu
humaine tout habitus qui est toujours le principe d’un acte bon. Mais la foi informe n’en est
pas une. Car, si l’acte de foi informe a du côté de l’intelligence la perfection requise, il ne l’a
cependant pas du côté de la volonté. Pour l’acte de la foi il faut et l’acte de la volonté et celui
de l’intelligence. La sagesse a pour objet les réalités éternelles, et la science, au contraire, les
réalités temporelles. La volonté ne peut tendre vers Dieu d’un amour parfait si l’intelligence ne
possède pas une foi droite en ce qui concerne Dieu.

IIaIIae Q5 a. 3 : Des hérétiques dans l’erreur sur un seul article de foi ont-ils la foi sur les
autres articles ?
Le refus de croire à un seul article s’oppose à la foi. Or la charité ne reste pas dans
l’homme après un seul péché mortel. Donc la foi non plus après qu’on refuse de croire à un
seul article de foi. L’hérétique qui refuse de croire à un seul article de foi ne garde pas
l’habitus de foi, ni de foi formée, ni de foi informe. Par suite, celui qui n’adhère pas, comme
à une règle infaillible et Divine, à l’enseignement de l’Église qui procède de la Vérité première
révélée dans les Saintes Écritures, celui-là n’a pas l’habitus de la foi. S’il admet des vérités de
foi, c’est autrement que par la foi.
Autrement, s’il admet ce qu’il veut de ce que l’Église enseigne, et n’admet pas ce qu’il ne
veut pas admettre, à partir de ce moment-là il n’adhère plus à l’enseignement de l’Église comme
à une règle infaillible, mais à sa propre volonté. Ainsi est-il évident que l’hérétique qui refuse
opiniâtrement de croire à un seul article n’est pas prêt à suivre en tout l’enseignement de
l’Église ; car s’il n’a pas cette opiniâtreté, il n’est pas déjà hérétique, il est seulement dans l’er-
reur. Par là il est clair que celui qui est un hérétique opiniâtre à propos d’un seul article, n’a
pas la foi à propos des autres articles, mais une certaine opinion dépendant de sa volonté
propre.
L’hérétique, lui, admet des points de foi par sa propre volonté et par son propre jugement.
Mais la foi adhère à tous les articles de foi en raison d’un seul moyen, c’est-à-dire de la Vérité
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première telle qu’elle nous est proposée dans les Écritures sainement comprises selon l’ensei-
gnement de l’Église. C’est pourquoi celui qui se détache de ce moyen est totalement privé de
la foi.

Celui qui refuse opiniâtrement de croire à l’un des points qui sont contenus dans la foi, n’a
pas l’habitus de foi, tandis que celui qui ne croit pas explicitement tout, mais qui est prêt à
croire tout, a cet habitus de foi. La première crainte, qui est servile, a pour cause la foi
informe. La seconde, la crainte filiale, a pour cause la formée, celle qui fait que par la
charité l’homme adhère à Dieu et se soumet à Lui.
L’objet de la volonté c’est le bien perçu par l’intelligence. Jamais le don d’intelligence ne se
dérobe aux saints en ce qui concerne les choses nécessaires au salut. Mais, en ce qui concerne
les autres choses, de temps en temps il se retire de telle sorte qu’ils ne puissent pas pénétrer
toutes choses clairement par l’intelligence, cela pour leur enlever tout sujet d’orgueil.
Les dons de l’Esprit Saint perfectionnent l’âme en ce sens qu’elle est alors facilement mue
par l’Esprit Saint. Il faut conclure qu’au don d’intelligence correspond, comme fruit
propre, la foi, c’est-à-dire la certitude de foi ; mais, comme fruit ultime, à l’intelligence
répond la joie, qui se rattache à la volonté.

Ceux qui sont infidèles de cette façon sont damnés pour d’autres péchés qui ne peuvent être
remis sans la foi, mais non pour le péché d’infidélité. L’infidélité est par là contre la nature.
L’infidélité selon qu’elle est un péché naît de l’orgueil. Par orgueil il arrive qu’on ne veuille pas
soumettre son esprit aux règles de la foi et à sa saine interprétation par les Pères. D’où la re-
marque de S. Grégoire : “De la vaine gloire naissent les hardiesses des nouveautés.” Refuser
son assentiment, qui est l’acte propre de l’infidélité, est un acte de l’intelligence, mais d’une
intelligence mue par la volonté, comme l’acte de donner son assentiment. C’est pourquoi l’in-
fidélité, comme la foi, est bien dans l’intelligence comme dans son sujet prochain, mais dans la
volonté comme en son premier motif, et c’est en ce sens qu’on dit que tout péché est dans la
volonté.

Tout péché consiste formellement dans l’éloignement de Dieu. Aussi un péché est-il
d’autant plus grave qu’on est par lui plus séparé d’avec Dieu. Or c’est par l’infidélité que
l’homme est le plus éloigné de Dieu. Il s’ensuit évidemment qu’ils ne peuvent faire les œuvres
bonnes qui découlent de la grâce, c’est-à-dire des œuvres méritoires. Le bien se produit d’une
seule façon mais le mal de beaucoup de façons. Le silence de ceux qui auraient dû résister
aux pervertisseurs de la vérité de la foi serait une confirmation de l’erreur. D’où cette
parole de S. Grégoire : “De même qu’un discours inconsidéré entraîne dans l’erreur, de
même un silence intempestif abandonne dans l’erreur ceux qui pouvaient être instruits.”
Ne savez-vous pas qu’un peu de ferment corrompt toute la pâte ?

Ce droit Divin qui vient de la grâce, ne détruit pas le droit humain qui vient de la raison
naturelle. Dieu, bien qu’Il soit tout-puissant et souverainement bon, permet néanmoins
qu’il se produise des maux dans l’univers, alors qu’Il pourrait les empêcher, parce que
leur suppression supprimerait de grands biens et entraînerait des maux plus graves.
Ce qui possède la plus haute autorité, c’est la pratique de l’Église à laquelle il faut s’attacher
jalousement en toutes choses. Car l’enseignement même des docteurs catholiques tient son
autorité de l’Église. Il faut donc s’en tenir plus à l’autorité de l’Église qu’à celle d’un Augustin
ou d’un Jérôme ou de quelque docteur que ce soit.

Quiconque interprète l’Écriture autrement que le réclame le sens de l’Esprit Saint par
Qui elle a été écrite, même s’il ne quitte pas l’Église, peut cependant être appelé hérétique.
Il est beaucoup plus grave de corrompre la foi qui assure la vie de l’âme que de falsifier
la monnaie qui sert à la vie temporelle. Par conséquent, si les faux monnayeurs ou autres
malfaiteurs sont immédiatement mis à mort en bonne justice par les princes séculiers,
92

bien davantage les hérétiques, aussitôt qu’ils sont convaincus d’hérésie, peuvent-ils être
non seulement excommuniés mais très justement mis à mort. Il faut couper les chairs
pourries et chasser de la bergerie la brebis galeuse, de peur que tout le troupeau ne souffre,
ne se corrompe, ne pourrisse et périsse. Arius dans Alexandrie fut une étincelle ; mais,
parce qu’il n’a pas été aussitôt étouffé, son incendie a tout ravagé.

Pour mesurer la gravité d’une faute, on s’attache à l’intention de la volonté perverse plus
qu’au résultat de l’acte. Le Maître des Sentences distingue six espèces de péché contre l’Esprit
Saint : le désespoir, la présomption, l’impénitence, l’obstination, l’opposition à la vérité
reconnue, l’envie des grâces accordées à nos frères. Le péché contre l’Esprit Saint est dit
irrémissible par sa nature en tant qu’il exclut ce qui produit la rémission des péchés. Cependant
cela ne ferme pas la voie du pardon et de la guérison devant la toute-puissance et la miséricorde
de Dieu, et il arrive grâce à elles que de tels pécheurs sont spirituellement guéris comme par
miracle.
Il est donc possible par la malice du démon, et sous sa suggestion, qu’un homme soit entraîné
du premier coup dans le péché le plus grave, qui est celui contre l’Esprit Saint. L’autre façon
dont un individu peut pécher par malice caractérisée consiste à rejeter avec mépris ce qui retient
de pécher. L’aveuglement de l’esprit et l’hébétude du sens s’opposent au don d’intelligence. S.
Grégoire place l’aveuglement de l’esprit parmi les vices causés par la luxure.

L’aveuglement de l’esprit est un péché. Avoir l’intelligence de la vérité, c’est en soi, pour
chacun, chose aimable. Il peut se faire cependant par accident que ce soit pour quelqu’un chose
haïssable : on veut dire dans la mesure où l’homme est empêché par là d’atteindre des biens
qu’il aime davantage. Grégoire dit que l’hébétude de l’esprit vient de la gourmandise, mais
que l’aveuglement de l’esprit vient de la luxure. L’hébétude du sens, en matière intellectuelle,
implique une certaine débilité de l’esprit dans la considération des biens spirituels. L’hébétude
comme la cécité spirituelle ont raison de péché en tant qu’elles sont volontaires. Cela est évi-
dent chez celui qui, attaché aux biens charnels, n’éprouve qu’ennui ou négligence à scru-
ter finement les réalités spirituelles.

IIaIIae Q15, a. 3 : La cécité de l’esprit vient-elle des péchés de la chair ?


L’hébétude du sens en intelligence vient de la gourmandise, la cécité de l’esprit vient de
la luxure. La perfection de l’opération intellectuelle chez l’homme consiste dans une certaine
faculté d’abstraction à l’égard des images sensibles. C’est pourquoi, plus l’intelligence de
l’homme aura gardé de liberté à l’endroit de ces images, plus elle pourra voir l’intelligible et
ordonner tout le sensible ; il faut que l’intelligence soit bien dégagée pour commander ; et il
faut que l’agent domine la matière pour être capable de la mouvoir ; chacun fait très bien les
choses auxquelles il prend plaisir, mais ne fait pas du tout ou fait mollement les choses con-
traires.
Or les vices charnels, c’est-à-dire la gourmandise ou la luxure, consistent dans les plaisirs du
toucher, c’est-à-dire de la nourriture et des actes sexuels. Ce sont les délectations les plus vio-
lentes entre toutes celles du corps. C’est pourquoi, par de tels vices, l’intention de l’homme
s’applique au maximum aux réalités physiques, et par conséquent son activité dans le domaine
intelligible s’affaiblit, mais davantage par la luxure que par la gourmandise, dans la mesure où
les plaisirs sexuels sont plus violents que ceux de la table. C’est pourquoi la luxure engendre
l’aveuglement de l’esprit qui exclut pour ainsi dire totalement la connaissance des biens
spirituels ; mais la gourmandise engendre l’hébétude du sens qui rend l’homme débile
devant de telles réalités intelligibles. Au contraire, les vertus opposées, c’est-à-dire l’absti-
nence et la chasteté, sont ce qui dispose le mieux à la perfection de l’activité intellectuelle.

Il y a des gens asservis aux vices charnels, qui sont parfois capables de voir finement cer-
taines choses dans le domaine intelligible, à cause de la bonne qualité de leur esprit naturel, ou
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d’un habitus surajouté. Cependant il est fatal que leur intention soit privée la plupart du temps
de cette finesse de contemplation, par suite des plaisirs corporels. Ainsi les impurs ont bien la
capacité de savoir du vrai, mais leur impureté leur est en cela un obstacle.

Tout acte humain qui atteint la raison, ou Dieu Lui-même, est bon. Jérémie (17, 5) : “Maudit
soit l’homme qui se confie en l’homme.” De même qu’il n’est pas permis d’espérer un bien
quelconque, hors la béatitude, comme fin ultime, mais seulement comme moyen ordonné à la
fin qu’est la béatitude, de même il n’est pas permis de mettre son espérance dans un homme ou
une autre créature, comme dans une cause première qui mène à la béatitude ; mais il est permis
de mettre son espérance en un homme ou une créature, comme en l’agent secondaire et instru-
mental qui aide dans la recherche de tous les biens ordonnés à la béatitude.

L'ESPERANCE (IIa IIae, 17-22)


IIaIIae Q19 a. 1 : Dieu doit-Il être craint ?
« Ta perdition vient de toi, Israël ; c’est de Moi que te vient le secours. » La crainte peut avoir
un double objet ; l’un est le mal que l’homme fuit ; l’autre est la réalité d’où peut venir ce mal.
Sous le premier aspect, Dieu, Qui est la bonté même, ne peut pas être objet de crainte.
Mais sous le second aspect, Il peut être objet de crainte, du fait que quelque mal venant
de Lui, ou en relation avec Lui, peut nous menacer.
Venant de Dieu, le mal qui nous menace et le mal de peine. Celui-ci, absolument parlant,
n’est pas un mal ; il l’est par rapport à nous ; en lui-même il est absolument un bien.
En effet, puisque le bien se définit par son ordre à une fin, le mal se définit par la priva-
tion de cet ordre ; ce qui détruit l’orientation vers la fin ultime est donc un mal en soi : c’est le
mal de faute. Quant au mal de peine, c’est un mal en ce qu’il prive d’un bien particulier ; mais
c’est un bien en lui-même, en tant qu’il relève de l’ordre de la fin ultime. Par rapport à Dieu,
c’est le mal de faute qui peut nous advenir, si nous nous séparons de Lui ; et, sous cet aspect,
Dieu peut et doit être craint.

Quand nous regardons Sa justice, nous sentons surgir en nous la crainte ; mais la considéra-
tion de Sa miséricorde fait surgir en nous l’espérance. Et ainsi, pour des raisons diverses, Dieu
est objet d’espérance et de crainte. Le mal de faute n’a pas Dieu pour auteur, mais nous-mêmes,
en tant que nous nous éloignons de Lui. En revanche, le mal de peine a Dieu pour auteur, en
tant que ce mal a raison de bien, parce que ce mal est juste ; c’est justice qu’une peine nous soit
infligée.

LA CHARITE (IIa IIae, 23-46)


Le bien moral consiste principalement dans une conversion vers Dieu, et le mal moral
dans une aversion de Dieu. On nomme à proprement parler amour du monde, l’amour par
lequel on s’attache au monde comme à une fin. Puisque “celui-là est libre, qui est maître de
soi”, selon Aristote, celui-là est esclave qui n’agit pas de son propre chef, mais comme mû
du dehors.
Dès que la charité habite dans l’âme, elle chasse la crainte, qui lui a préparé la place. La
perfection ne consiste pas dans l’abandon des biens temporels ; c’est là seulement le chemin
vers la perfection.

Dans tout péché mortel, il y a aversion loin du bien immuable et conversion à un bien péris-
sable. Commettre un crime c’est la mort de l’âme ; mais désespérer, c’est descendre en enfer.
Le désespoir de la vie future procède de la luxure. Que nous ne goûtions pas les réalités
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spirituelles comme des biens, ou qu’elles ne nous paraissent pas de grands biens, cela vient
surtout de ce que notre affectivité est infectée par l’amour des plaisirs corporels et surtout
des plaisirs sexuels ; car l’amour de ces plaisirs fait que l’homme prend en dégoût les biens
spirituels, et ne les espère pas comme des biens difficiles. Le péché provient d’une conversion
désordonnée au bien périssable. C’est davantage le propre de Dieu d’être miséricordieux et
de pardonner que de punir, à cause de Son infinie bonté. Être miséricordieux convient à
Dieu par Sa nature même ; être justicier Lui convient à cause de nos péchés.

Connaître les réalités inférieures à nous est meilleur que les aimer : ce qui explique qu’Aris-
tote fasse passer les vertus intellectuelles avant les vertus morales. Mais l’amour des réalités
qui nous sont supérieures, et celui de Dieu principalement, est préférable à la connaissance
que nous en avons. Et c’est ainsi que la charité est plus excellente que la foi.

IIaIIae Q23 a. 7 : Sans la charité, peut-il y avoir quelque vertu véritable ?


Sans la charité il ne peut y avoir de vraie vertu. Les moyens ne sont appelés bons qu’en raison
de leur ordre à la fin. Mais le bien ultime et principal de l’homme est de jouir de Dieu, selon
la parole du Psaume (73, 28) : “Pour moi, adhérer à Dieu est mon bien.” Et c’est à cela que
l’homme est ordonné par la charité. Ainsi donc, il est clair que la vertu absolument véritable est
celle qui ordonne au bien principal de l’homme ; ainsi Aristote définit-il la vertu : “la disposi-
tion de ce qui est parfait à ce qu’il y a de mieux.” En ce sens, il ne peut y avoir de vertu véritable
sans la charité.
Mais, si l’on envisage la vertu par rapport à une fin particulière, on peut dire alors qu’il y a
une certaine vertu sans charité, en tant qu’une telle vertu est ordonnée à un bien particulier.

Toutefois si ce bien particulier n’est pas un vrai bien, mais un bien apparent, la vertu qui s’y
ordonne ne sera pas une vertu véritable, mais un faux-semblant de vertu. Mais si ce bien parti-
culier est un bien véritable, comme la défense de la cité ou quelque œuvre de ce genre, il y aura
vertu véritable, mais imparfaite, à moins qu’elle ne soit référée au bien final et parfait. De la
sorte, une vertu véritable ne peut absolument pas exister sans la charité.

Sans la charité, il peut y avoir un acte qui, par son genre, est bon ; non pas cependant parfai-
tement bon, car il lui manque l’ordination requise à la fin ultime. De même qu’il ne peut y avoir
science véritable sans une exacte intelligence du principe premier et indémontrable, de même
il ne peut y avoir véritable justice et véritable chasteté s’il manque l’ordination requise à
la fin, qui se réalise par la charité, quand bien même, pour tout le reste, on se comporterait
avec rectitude.

IIaIIae Q24 a. 8 : La charité du voyage peut-elle être parfaite ?


La charité peut être parfaite en cette vie. Mais aucune créature ne peut aimer Dieu infini-
ment, puisque toute vertu créée est limitée. Par conséquent, de ce point de vue, la charité ne
peut être parfaite en aucune créature, mais seulement la charité par laquelle Dieu S’aime Lui-
même.
Du côté de celui qui aime, on dit que la charité est parfaite quand on aime autant qu’il est
possible d’aimer. Lorsqu’on donne habituellement tout son cœur à Dieu, au point de ne rien
penser ni de rien vouloir qui soit contraire à l’amour de Dieu : telle est la perfection qui est
commune à tous ceux qui ont la charité.

La charité ne s’accroît donc que parce que son sujet en est de plus en plus participant. De
même, on distingue divers degrés de charité, d’après les soucis divers auxquels l’homme est
amené par le progrès de sa charité.
95

• D’abord son souci premier doit être de s’écarter du péché et de résister aux convoitises
qui le poussent en sens contraire de la charité. Et cela concerne les débutants, chez qui
la charité doit être nourrie et entretenue de peur qu’elle ne se perde.
• Un deuxième souci vient ensuite, celui de tendre principalement à avancer dans le bien ;
un tel souci est celui des progressants, qui visent surtout à ce que leur charité, par sa
croissance, se fortifie.
• Enfin le troisième souci est que l’homme cherche principalement à s’unir à Dieu et à
jouir de Lui ; et cela s’applique aux parfaits qui “désirent mourir et être avec le Christ”.
Même si son acte vient à cesser, la charité n’est pas pour autant diminuée ni détruite, si
du moins le péché n’est pour rien dans cette cessation. La raison d’aimer le prochain,
c’est Dieu ; car ce que nous devons aimer dans le prochain, c’est qu’il soit en Dieu.

IIaIIae Q25 a. 6 : Les pécheurs doivent-ils être aimés de charité ?


Les pécheurs doivent être aimés de charité. Dans les pécheurs on peut considérer deux
choses : la nature et la faute.
• Par leur nature, qu’ils tiennent de Dieu, ils sont capables de la béatitude, sur la commu-
nication de laquelle est fondée la charité. Et c’est pourquoi, selon leur nature, il faut les
aimer de charité.
• Mais leur faute est contraire à Dieu, et elle est un obstacle à la béatitude. Aussi, selon
leur faute qui les oppose à Dieu, ils méritent d’être haïs, quels qu’ils soient, fussent-ils
père, mère ou proches, comme on le voit en S. Luc (14, 26). Car nous devons haïr les
pécheurs en tant qu’ils sont tels, et les aimer en tant qu’ils sont des hommes ca-
pables de la béatitude. C’est là véritablement les aimer de charité, à cause de Dieu.

Le prophète haïssait les impies, en tant qu’impies, en détestant leur iniquité, qui est leur
mal. Aussi cette haine parfaite relève-t-elle aussi de la charité. Quand des amis tombent dans le
péché, remarque Aristote, il ne faut pas leur retirer les bienfaits de l’amitié, aussi longtemps
qu’on peut espérer leur guérison. Mais, lorsqu’ils tombent dans une extrême malice et devien-
nent inguérissables, alors il n’y a plus à les traiter familièrement comme des amis. C’est pour-
quoi de tels pécheurs, dont on s’attend qu’ils nuisent aux autres plutôt que de s’amender, la loi
Divine comme la loi humaine prescrivent leur mort. Cependant, ce châtiment, le juge ne le porte
point par haine, mais par l’amour de charité, qui fait passer le bien commun avant la vie d’une
personne. Et pourtant, la mort infligée par le juge sert au pécheur, s’il se convertit, à l’expiation
de sa faute, et s’il ne se convertit pas, elle met un terme à sa faute, en lui ôtant la possibilité de
pécher davantage.

Les faibles doivent éviter de vivre avec les pécheurs, à cause du danger qu’ils courent
d’être pervertis par eux. Au contraire, il faut louer les parfaits, dont il n’y a point à redouter
la perversion, d’entretenir des relations avec les pécheurs afin de les convertir. C’est ainsi que
le Seigneur mangeait et buvait avec les pécheurs, comme on le voit en S. Matthieu (9, 10).
Cependant, tous doivent éviter de fréquenter les pécheurs en s’associant à leurs péchés ; c’est
ainsi qu’il est dit (2 Co 6, 17) : “Sortez du milieu de ces gens-là, et ne touchez rien d’impur” en
consentant au péché.

IIaIIae Q25 a. 8 : Doit-on aimer de charité ses ennemis ?


Le Seigneur dit (Mt 5, 44) “Aimez vos ennemis.” L’amour des ennemis est nécessaire à la
charité, en ce sens que celui qui aime Dieu et le prochain ne doit pas exclure ses ennemis de
son amour universel. Cela n’est pas nécessaire à la charité de façon absolue, parce qu’il n’est
pas nécessaire à cette vertu que nous ayons une dilection spéciale à l’égard de chacun de nos
semblables, quels qu’ils soient, parce que ce serait impossible.
96

Toutefois, cette dilection spéciale, à l’état de disposition dans l’âme, est nécessaire à la
charité en ce sens que l’on doit être prêt à aimer un ennemi en particulier, si c’était nécessaire.
Mais en dehors du cas de nécessité, que l’on témoigne effectivement de l’amour pour son en-
nemi, cela appartient à la perfection de la charité. Ils ne nous sont pas contraires comme
hommes, et comme capables de la béatitude, et à ce point de vue nous devons les aimer.

IIaIIae Q28 a. 3 : Cette joie peut-elle être plénière ?


Le Seigneur a dit à Ses disciples (Jn 15, 11) : “Que Ma joie soit en vous, et que votre
joie soit parfaite.” Quand nous aurons atteint la béatitude parfaite, il ne restera plus rien à dési-
rer, parce qu’on aura la pleine jouissance de Dieu, en laquelle nous obtiendrons aussi tout ce
qui aura pu être l’objet de nos désirs pour les autres biens.
Toutefois, puisque nulle créature n’est capable d’une joie de Dieu qui soit digne de Lui,
il faut dire que cette joie absolument parfaite n’est pas contenue dans l’homme, mais que c’est
plutôt Lui qui y pénètre, selon cette parole en S. Matthieu (25, 21) : “Entre dans la joie de ton
maître.” La joie de l’un surpassera celle de l’autre, à cause d’une participation plus plénière à
la béatitude Divine.

La paix est la tranquillité de l’ordre. La vraie paix ne peut donc exister que chez les bons
et entre les bons. Et la paix des méchants est apparente, non véritable. La vraie paix ne
peut concerner que le bien. L’autre, imparfaite, est celle que l’on possède en ce monde.
Sans la grâce sanctifiante, il ne peut y avoir de paix véritable, mais seulement une paix
apparente. Si la miséricorde est considérée comme une passion que la raison ne règle pas, elle
entrave alors la délibération en faisant manquer à la justice.
Chez le pécheur, il y a deux choses – la faute et la nature. Il faut venir en aide au pécheur
pour soutenir sa nature, mais non pour favoriser sa faute ; ce ne serait pas faire du bien mais
plutôt faire le mal. C’est à la prudence de décider. Toute ignorance n’est pas un défaut, mais
seulement celle qui porte sur ce que l’on devrait savoir.

IIaIIae Q32 a. 6 : Doit-on faire l’aumône en donnant de son nécessaire ?


Le Seigneur a dit (Mt 19, 21) : “Si tu veux être parfait, va, vends tout ce que tu possèdes et
donne-le aux pauvres.” Mais celui qui donne aux pauvres tout ce qu’il possède ne donne pas
seulement le superflu, mais le nécessaire. Donc on peut faire l’aumône de son nécessaire.
Le nécessaire peut signifier deux choses :
• Ou bien il désigne ce sans quoi une chose ne peut exister. Il ne faut absolument pas faire
l’aumône avec ce nécessaire-là ; celui qui en serait réduit à n’avoir que l’indispensable
pour vivre avec ses enfants et sa famille, ne peut en faire l’aumône ; ce serait s’ôter la
vie, à lui-même et aux siens. Un cas cependant fait exception : celui où l’on se priverait
pour donner à quelque personnage important dont le salut de l’Église ou de l’État dé-
pendrait ; car s’exposer à la mort soi et les siens pour la libération d’un tel personnage
est digne d’éloge, puisqu’on doit toujours faire passer le bien commun avant son propre
bien.
• Le nécessaire peut encore signifier ce qui est indispensable pour vivre selon les exi-
gences normales de sa condition ou de son état, et selon les exigences des autres per-
sonnes dont on a la charge. Faire l’aumône en prenant sur ce nécessaire est bon, mais
c’est un conseil et non un précepte. Ce serait au contraire un désordre de prélever pour
ses aumônes une part telle de ses biens qu’il serait désormais impossible de vivre avec
ce qui reste de façon conforme à sa condition et aux affaires qu’on doit traiter ; car
personne n’est obligé de vivre d’une façon qui ne conviendrait pas à son état.
97

Dans le cas d’extrême nécessité tous les biens sont communs. Il est donc permis à celui
qui se trouve dans une telle nécessité de prendre à autrui ce dont il a besoin pour sa subsistance,
s’il ne trouve personne qui veuille le lui donner. Pour la même raison, il est permis de détenir
quelque chose du bien d’autrui et d’en faire l’aumône, et même de le prendre, s’il n’y a pas
d’autre moyen de secourir celui qui est dans le besoin. Cependant, quand on peut le faire sans
péril, on doit venir en aide à celui qui est dans une nécessité extrême après avoir recherché le
consentement du propriétaire. C’est en effet l’ordre de la nature que les êtres inférieurs soient
réglés par les supérieurs. Les préceptes négatifs obligent toujours et à tout instant. Au contraire,
les actes des vertus ne doivent pas être faits n’importe comment, mais en observant toutes les
circonstances requises pour que l’acte soit vraiment vertueux : qu’il soit fait où il faut, quand il
faut, et comme il faut.

IIaIIae Q34 a. 1 : Est-il possible d’avoir de la haine contre Dieu ?


“Maintenant ils ont vu, et ils Me haïssent, Moi et Mon Père.” Il est impossible à celui qui
voit Dieu dans Son essence d’avoir pour Lui de la haine. En revanche, il y a des œuvres de Dieu
qui contrarient une volonté mal ordonnée, par exemple lorsqu’Il inflige une peine, ou encore
lorsque la loi Divine interdit de pécher. Cela répugne à une volonté dépravée par le péché. En
considération de tels effets, il se peut que Dieu soit haï par certains lorsqu’on Le considère
comme Celui Qui prohibe les péchés et Qui inflige des peines.

IIaIIae Q35 a. 4 : L’acédie est-elle un vice capital ?


Grégoire attribue à l’acédie six filles qui sont “la malice, la rancune, la pusillanimité,
le désespoir, la torpeur vis-à-vis des commandements, le vagabondage de l’esprit autour
des choses défendues”. Saint Isidore ajoute que la tristesse produit “la rancune, la pusilla-
nimité, l’amertume, le désespoir” ; et que l’acédie a sept filles : l’inaction, l’indolence,
l’agitation de l’esprit, la nervosité, l’instabilité, le bavardage, la curiosité.
Il affirme que l’acédie est un vice capital et qu’elle a les filles que l’on a dites. Un vice est
appelé capital lorsqu’il est prêt à engendrer d’autres vices selon la raison de cause finale.
Puisque l’acédie est une tristesse, il est juste d’en faire un vice capital. Ceux qui ne peuvent
goûter les joies spirituelles se portent vers les joies corporelles.

S. Grégoire est plus exact en appelant l’acédie une tristesse. Les cinq autres vices qu’il
fait venir de l’acédie appartiennent tous à l’évasion de l’esprit vers les choses défendues.
1. Quand cette évasion a son siège au sommet de l’esprit chez celui qui se dissipe à con-
tretemps dans tous les sens, on l’appelle l’agitation de l’esprit ;
2. quand elle se rapporte à la puissance de connaissance, on l’appelle la curiosité ;
3. quand elle se rapporte à la faculté d’élocution, on l’appelle le bavardage ;
4. quand elle se rapporte au corps, incapable de demeurer en un même lieu, on l’appelle la
nervosité, si l’on veut signaler le vagabondage de l’esprit que manifestent les membres
se répandant en mouvements désordonnés ;
5. l’instabilité, si l’on veut signaler la diversité des lieux. L’instabilité peut désigner aussi
l’inconstance dans les projets.

L’orgueil a comme premier rejeton la vaine gloire ; celle-ci corrompt l’esprit qu’elle do-
mine, et engendre aussitôt l’envie. Il n’est aucun schisme qui ne se façonne quelque hérésie,
pour justifier son éloignement de l’Église.

IIaIIae Q40 a. 1 : Y a-t-il une guerre qui soit licite ?


S. Augustin écrit : “Si la morale chrétienne jugeait que la guerre est toujours coupable, lors-
que dans l’Évangile, des soldats demandent un conseil pour leur salut, on aurait dû leur répondre
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de jeter les armes et d’abandonner complètement l’armée. Or, on leur dit (Lc 3, 14) : “Ne bru-
talisez personne, contentez-vous de votre solde”. Leur prescrire de se contenter de leur solde ne
leur interdit pas de combattre.” Pour qu’une guerre soit juste, trois conditions sont requises :
1° L’autorité du prince, sur l’ordre de qui on doit faire la guerre.
2° Une cause juste : il est requis que l’on attaque l’ennemi en raison de quelque faute.
3° Une intention droite chez ceux qui font la guerre : on doit se proposer de promouvoir
le bien ou d’éviter le mal. En effet, même si l’autorité de celui qui déclare la guerre est
légitime et sa cause juste, il arrive néanmoins que la guerre soit rendue illicite par le fait
d’une intention mauvaise.
Mais parfois il faut agir autrement, pour le bien commun, et même pour le bien de ceux que
l’on combat.

Toutes les passions de l’irascible naissent des passions du concupiscible il appartient aux
parfaits d’ordonner tout ce qu’ils font conformément à la règle de la raison. Si l’on tire scan-
dale de la vérité, il est préférable de laisser naître le scandale que d’abandonner la vérité.
Le cœur de l’homme est porté tout entier vers Dieu en vertu de l’habitus, de telle sorte qu’il
n’accepte rien de contraire à l’amour de Dieu. Telle est la perfection dans l’état de pèlerin. A
cela le péché véniel n’est pas contraire, car il ne supprime pas l’habitus de charité, puisqu’il ne
se porte pas vers l’objet opposé ; il empêche seulement l’exercice de la charité. Le don de sa-
gesse correspond à la charité. La sottise, celle qui est un péché, provient de ce que le sens
spirituel est hébété et n’est plus apte à juger des choses spirituelles. Or le sens de l’homme
est plongé dans les biens terrestres surtout par la luxure, qui recherche les plaisirs les plus puis-
sants, ceux qui absorbent l’âme au maximum. C’est pourquoi la sottise, celle qui est un péché,
naît surtout de la luxure.

LES VERTUS CARDINALES


LA PRUDENCE (IIa IIae, 47-56)
IIaIIae Q53 a. 6 : Des vices qui naissent de la luxure
S. Grégoire donne tous ces vices comme naissant de la luxure. Le plaisir est ce qui trouble
au maximum l’estimation de la prudence, surtout le plaisir charnel, qui absorbe l’âme entière
et l’entraîne au plaisir des sens. Or la perfection de la prudence, comme de toute vertu intellec-
tuelle, consiste à se détacher du sensible. Par conséquent, les vices qui signalent un défaut de la
prudence et de la raison pratique, naissent surtout de la luxure. La luxure cause l’inconstance
en éteignant totalement le jugement de la raison. Les vices charnels éteignent d’autant plus le
jugement de la raison qu’ils détournent et éloignent davantage de la raison.

La justice est une volonté perpétuelle et constante d’accorder à chacun son droit. Toute la
structure de l’œuvre bonne résulte des quatre vertus » : tempérance, prudence, force et justice.
Il est écrit dans le Deutéronome (16, 18) : « Tu établiras des juges et des maîtres dans toutes les
villes qui t’appartiennent, pour qu’ils jugent le peuple par des jugements justes. » Le Christ
interdit le jugement téméraire qui porte sur quelque intention secrète du cœur ou sur d’autres
objets incertains, selon S. Augustin - ou encore Il interdit tout jugement sur les choses Divines :
parce qu’elles nous sont supérieures, nous ne devons pas les juger mais simplement les croire,
dit S. Hilaire - ou enfin, le Christ interdit tout jugement inspiré non par la bienveillance, mais
par l’aigreur, selon S. Chrysostome.

Si la loi écrite contient quelque prescription contraire au droit naturel, elle est injuste
et ne peut obliger. Dans les communautés à régime aristocratique, cette prépondérance est
donnée à la vertu ; dans les oligarchies, à la richesse ; dans les démocraties, à la liberté. On
99

participe au vol indirectement, en n’empêchant pas ce qu’on pourrait et devrait empêcher : soit
en dissimulant l’ordre ou le conseil qui empêcherait le vol ou la rapine, soit en refusant un
secours qui pourrait y mettre obstacle, soit en tenant secret le fait accompli. Toutes causes énu-
mérées dans ces vers : « Ordre, Conseil, Consentement, Flatterie, Recours, Participant, Muet,
Ne s’opposant pas, Ne dénonçant pas ». L’honneur est dans un témoignage rendu à la vertu
d’autrui, c’est pourquoi il n’y a que la vertu qui soit la cause légitime de cet honneur.

LA JUSTICE (IIa IIae, 57-122)


IIaIIae Q64 a. 2 : Est-il permis de tuer le pécheur ?
Il est permis de tuer des animaux parce qu’ils sont ordonnés par la nature à l’usage de
l’homme, comme ce qui est moins parfait est ordonné au parfait. Or cette subordination existe
entre la partie et le tout, et donc toute partie, par nature, existe en vue du tout. Voilà pourquoi,
s’il est utile à la santé du corps humain tout entier de couper un membre parce qu’il est infecté
et corromprait les autres, une telle amputation est louable et salutaire. Mais tout individu est
avec la société dont il est membre dans le même rapport qu’une partie avec le tout. Si donc
quelque individu devient un péril pour la société et que son péché risque de la détruire, il
est louable et salutaire de le mettre à mort pour préserver le bien commun ; car « un peu
de ferment corrompt toute la pâte » (1 Co 5, 6).
Aussi le Seigneur préfère-t-Il laisser vivre les méchants et réserver la vengeance
jusqu’au jugement dernier, plutôt que de s’exposer à faire périr les bons en même temps. Tou-
tefois, si la mise à mort des méchants n’entraîne aucun danger pour les bons, mais assure au
contraire leur protection et leur salut, il est licite de mettre à mort les méchants. Selon l’ordre
de Sa sagesse, Dieu tantôt supprime immédiatement les pécheurs afin de délivrer les bons ;
tantôt leur accorde le temps de se repentir, ce qu’Il prévoit également pour le bien de ses élus.
La justice humaine fait de même, selon son pouvoir. Elle met à mort ceux qui sont dangereux
pour les autres, mais elle épargne, dans l’espoir de leur repentance, ceux qui pèchent gravement
sans nuire aux autres. On peut même dire avec Aristote qu’un homme mauvais est pire qu’une
bête et plus nuisible.

On ne doit pas faire le mal pour qu’il arrive du bien. L’homme qui abuse du pouvoir qu’on
lui a donné mérite de le perdre. Donc l’homme qui par le péché abuse du libre usage de ses
membres, mérite d’en être privé par l’emprisonnement. Dans la nécessité tous les biens sont
communs. Il n’y a donc pas péché si quelqu’un prend le bien d’autrui, puisque la nécessité en
a fait pour lui un bien commun. Les biens que certains possèdent en surabondance sont dus, de
droit naturel, à l’alimentation des pauvres. Toutefois, comme il y a beaucoup de miséreux et
qu’une fortune privée ne peut venir au secours de tous, c’est à l’initiative de chacun qu’est laissé
le soin de disposer de ses biens de manière à venir au secours des pauvres. Si cependant la
nécessité est tellement urgente et évidente que manifestement il faille secourir ce besoin pres-
sant avec les biens que l’on rencontre – par exemple, lorsqu’un péril menace une personne et
qu’on ne peut autrement la sauver –, alors quelqu’un peut licitement subvenir à sa propre né-
cessité avec le bien d’autrui, repris ouvertement ou en secret.

Se taire alors que l’on pourrait réfuter l’erreur, c’est l’approuver. Plus un homme est
élevé en dignité, plus son péché est pernicieux et donc moins digne d’indulgence. Enlever
à quelqu’un sa réputation est très grave, car la réputation est un bien plus précieux que les
trésors temporels, et lorsque l’homme en est privé, il se trouve dans l’impossibilité de faire le
bien. Il n’est pas facile de décider quel est le plus coupable, du diffamateur ou de celui qui
l’écoute. L’amitié est préférable aux honneurs. Il vaut mieux être aimé qu’honoré. Dans son
contrat avec l’emprunteur, le prêteur peut, sans aucun péché, stipuler une indemnité à verser
pour le préjudice qu’il subit en se privant de ce qui était en sa possession ; ce n’est pas là vendre
l’usage de l’argent, mais obtenir un dédommagement.
100

IIaIIae Q81 a. 1 : La religion concerne-t-elle seulement nos rapports avec Dieu ?


D’après Cicéron, « la religion présente ses soins et ses cérémonies à une nature d’un ordre
supérieur qu’on nomme Divine ».
• Religion viendrait de “relire”, ce qui relève du culte Divin, parce qu’il faut fréquemment
y revenir dans notre cœur.
• Mais on peut aussi entendre la religion du devoir de “réélire” Dieu comme le bien su-
prême délaissé par nos négligences, dit S. Augustin.
• Ou bien encore, toujours avec S. Augustin on peut faire dériver religion de “relier”, la
religion étant « notre liaison au Dieu unique et tout-puissant ».

Quoi qu’il en soit de cette triple étymologie, lecture renouvelée, choix réitéré de ce qui a
été perdu par négligence, restauration d’un lien, la religion au sens propre implique ordre à
Dieu. Car c’est à Lui que nous devons nous attacher avant tout, comme au principe indéfectible ;
Lui aussi que, sans relâche, notre choix doit rechercher comme notre fin ultime ; Lui encore
que nous avons négligé et perdu par le péché, et que nous devons recouvrer en croyant, et en
témoignant de notre foi.

Il y a deux sortes d’actes attribués à la religion. Par ses actes propres et immédiats, ceux
qu’elle émet, elle nous ordonne uniquement à Dieu ; tels sont le sacrifice, l’adoration, etc. Mais
on lui attribue aussi d’autres actes, émis directement par d’autres vertus qu’elle tient sous son
commandement, pour autant qu’elle les ordonne à l’honneur de Dieu. La vertu qui regarde la
fin commande en effet aux vertus qui gouvernent les choses ordonnées à cette fin. C’est à ce
titre d’actes commandés qu’on attribuera à la religion la visite des orphelins et des veuves, acte
propre de la miséricorde. De même, se garder de la contagion du siècle est un acte commandé
par la religion, mais émanant de la tempérance ou d’une vertu analogue.

La religion n’est pas une vertu théologale, dont l’objet est la fin ultime, mais une vertu morale
qui concerne des moyens ordonnés à la fin. La religion a donc primauté parmi les vertus mo-
rales. La pureté en effet est nécessaire pour que l’âme s’applique à Dieu. C’est parce que l’âme
se souille du fait de sa liaison aux choses d’en bas, comme un métal s’avilit par son alliage avec
un métal moins noble, ainsi l’argent mêlé de plomb. Or il faut que l’âme spirituelle se sépare
de ces réalités inférieures pour pouvoir s’unir à la réalité suprême. C’est pourquoi une âme sans
pureté ne peut s’appliquer à Dieu.

La fermeté stable est également requise pour l’application de l’âme à Dieu. Elle s’attache à
Lui en effet comme à la fin ultime et au premier principe, ce qui nécessairement est immuable
au plus haut point. La dévotion n’est rien autre qu’une volonté de se livrer promptement à
ce qui concerne le service de Dieu. Or il est évident que les œuvres concernant le culte ou le
service Divin sont le domaine propre de la religion. C’est donc à elle qu’on attribuera l’acte de
tenir sa volonté prompte à les exécuter : c’est cela être dévot. Il est donc clair que la dévotion
est un acte de la religion.

IIaIIae Q82 a. 3 : La cause de la dévotion


La méditation est cause de dévotion. La cause extérieure et principale de la dévotion c’est
Dieu. Quant à la cause intérieure, qui tient à nous, c’est nécessairement la méditation ou con-
templation. La dévotion est un acte de la volonté, qui fait qu’on se livre avec promptitude au
service de Dieu. La méditation est cause de dévotion, pour autant qu’elle fait naître en nous
cette conviction qu’on doit se livrer au service Divin.

A cela mènent deux ordres de considérations :


101

• Les unes prises de la Divine bonté et de Ses bienfaits, selon le Psaume (73, 28) : « Il
m’est bon d’adhérer à Dieu et de placer dans le Seigneur mon espoir. » Cette considé-
ration éveille l’amour de charité, cause prochaine de la dévotion.
• Un autre sujet de méditation se tire de nous-même et de la vue des déficiences qui nous
forcent à nous appuyer sur Dieu, selon le Psaume (121, 1) : « J’ai levé les yeux vers les
sommets d’où me viendra le secours. Mon secours vient du Seigneur, Qui a fait le ciel
et la terre. » Cette vue exclut la présomption, qui, nous faisant compter sur nos propres
forces, nous empêche de nous soumettre à Dieu.

La faiblesse de l’esprit humain, de même qu’elle a besoin d’être conduite par la main
jusqu’à la connaissance Divine, veut que nous n’atteignions pas à l’amour sans l’aide de
réalités sensibles, adaptées à notre connaissance. En premier lieu ce sera l’humanité du
Christ, selon cette préface du missel pour Noël : « En sorte que connaissant Dieu sous cette
forme visible nous soyons par Lui ravis en l’amour des réalités invisibles. » Regarder l’huma-
nité du Christ est donc le moyen par excellence d’exciter la dévotion. C’est comme un
guide qui nous prendrait par la main. Cependant la dévotion s’attache principalement à
ce qui concerne la Divinité.
La science, comme tout ce qui implique grandeur, est une occasion pour l’homme de se fier
à lui-même et l’empêche donc de se livrer totalement à Dieu. C’est donc là parfois un obstacle
occasionnel à la dévotion ; tandis que des gens simples et des femmes ont une abondante dévo-
tion parce qu’ils répriment tout orgueil. Mais la science ou toute autre perfection que ce soit, si
on la soumet parfaitement à Dieu, accroît la dévotion.

Par soi, et à titre principal, la dévotion cause l’allégresse de l’âme. En elle-même, cette con-
sidération est de nature à causer de la tristesse, par le rappel de nos misères, mais elle peut être
l’occasion d’allégresse, dans l’espoir du secours Divin. C’est ainsi que premièrement et par soi
la dévotion engendre la joie, secondairement et par accident la bonne tristesse “qui est selon
Dieu”. Ce qui nous attriste, dans la considération de la Passion du Christ, c’est la misère hu-
maine que le Christ est venu enlever et pour laquelle « il a fallu qu’Il souffre ». Mais il y a de
quoi nous remplir d’allégresse si nous songeons à la bonté de Dieu envers nous, qui nous a
procuré une telle libération.

La prière « une élévation de l’âme vers Dieu ». La providence Divine ne se borne pas à établir
que tel ou tel effet sera produit ; elle détermine aussi en vertu de quelles causes et dans quel
ordre il le sera. Nous ne prions pas pour changer l’ordre établi par Dieu, mais pour obtenir ce
que Dieu a décidé d’accomplir par le moyen des prières des saints. Lorsque notre âme vise les
biens temporels pour se reposer, elle s’y abaisse. Mais quand elle les vise en vue d’obtenir la
béatitude, loin de se trouver rabaissée par eux, elle les relève.
On doit aimer en eux ce qui vient de la nature, mais non leurs fautes. Aimer ses ennemis
d’un amour général est de précepte, mais il n’est pas commandé de les aimer en particulier
de façon spéciale, sinon en y étant disposé dans son esprit : on doit être prêt même à aimer
son ennemi de façon spéciale et à lui porter secours, en cas de nécessité ou s’il demandait
pardon. Quant à accorder à ses ennemis, sans condition, une dilection spéciale et leur venir
en aide, cela relève de la perfection.
Conformément à ces principes, il est nécessaire de ne pas excepter nos ennemis des prières
que nous faisons en général pour autrui. Mais si nous prions spécialement pour eux, c’est œuvre
de perfection et ne devient obligatoire qu’en certaines circonstances spéciales.

IIaIIae Q83 a. 9 : Les sept demandes de l’oraison dominicale


L’oraison dominicale est absolument parfaite. La prière du Seigneur non seulement de-
mande tout ce que nous sommes en droit de désirer, mais elle le fait dans l’ordre même où
102

l’on doit le désirer ; si bien qu’elle ne nous enseigne pas seulement à demander, mais à
régler tous nos sentiments.

Or il est clair que notre désir porte premièrement sur la fin, et en second lieu sur les
moyens de l’atteindre. Notre fin, c’est Dieu, vers Qui le mouvement de notre cœur tend à
double titre. Nous voulons Sa gloire, et nous voulons jouir de cette gloire. Il s’agit d’abord de
la dilection que nous portons à Dieu Lui-même, et ensuite de celle par quoi nous nous aimons
nous-mêmes en Dieu.
• De là notre première demande : « Que Votre nom soit sanctifié » ; elle exprime notre
désir de la gloire de Dieu.
• Et la deuxième : « Que Votre règne arrive » par quoi nous demandons de parvenir à la
gloire de Dieu et de Son règne.

Pour atteindre cette fin, il y a deux sortes de moyens. Les uns nous y mènent essentiel-
lement, les autres par accident. Ce qui nous y conduit essentiellement, c’est le bien utile à
cette fin bienheureuse.
• D’abord d’une façon directe et principale : tout ce qui sous forme de mérite nous donne
droit à la béatitude en nous faisant obéir à Dieu. C’est l’objet de cette demande : « Que
Votre volonté soit faite sur la terre comme au Ciel. »
• Ensuite nous demandons ce qui nous sert à titre d’instrument et vient en quelque sorte
coopérer à notre activité méritoire. C’est à ce propos qu’on dit : « Donnez-nous au-
jourd’hui notre pain quotidien. » Soit qu’on l’entende du pain sacramentel, dont l’usage
quotidien est avantageux pour l’homme, et dans lequel on comprend tous les autres sa-
crements. Soit qu’on l’entende du pain corporel, par quoi l’on entend “toutes les néces-
sités de la vie”, selon S. Augustin. L’eucharistie est en effet le premier des sacrements,
et le pain est l’aliment fondamental. C’est ce qu’indique le texte de S. Matthieu qui porte
“supersubstantiel”, c’est-à-dire “principal” d’après l’exégèse de S. Jérôme.

Par accident, nous sommes ordonnés à la béatitude par ce qui écarte les obstacles. Ceux-ci
sont au nombre de trois.
• 1° Le péché, qui nous exclut directement du Royaume selon S. Paul (1 Co 6, 9) : « Ni
les fornicateurs, ni ceux qui servent les idoles ne posséderont le royaume de Dieu. » Ce
qui nous fait dire : « Remettez-nous nos dettes. »
• 2° La tentation, qui nous empêche de respecter la volonté Divine. D’où cette demande :
« Ne nous faites pas entrer en tentation », par quoi nous demandons non de n’être pas
tentés, mais de n’être pas vaincus par la tentation, ce qui est “entrer” en tentation.
• 3° Les peines de la vie présente, comme celles qui empêchent d’avoir le suffisant pour
vivre. A ce sujet l’on dit : « Délivrez-nous du mal. »

Nous excitons en nous le désir de ce règne : qu’Il vienne pour nous et que nous puissions y
régner. Quant à ces paroles : « Que Votre volonté soit faite », elles signifient, à juste titre, qu’on
obéisse à Vos commandements. « Sur la terre comme au ciel », c’est-à-dire aussi bien de la part
des hommes que des anges. « Ces trois demandes seront parfaitement accomplies dans la vie
future. Les quatre autres sont relatives aux besoins de la vie présente.
• Si la crainte de Dieu rend heureux les pauvres en esprit, demandons que les hommes
aient le sentiment de la sainteté du nom Divin, dans la crainte filiale.
• Si la piété rend heureux les doux, demandons l’avènement de Son règne, car alors nous
serons doux et ne lui résisterons pas.
• Si la science rend heureux ceux qui pleurent : prions pour que s’accomplisse Sa volonté,
car alors nous ne pleurerons plus.
• Si la force rend heureux les affamés, demandons que notre pain quotidien nous soit
donné.
103

• Si le conseil rend heureux ceux qui font miséricorde, remettons les dettes pour que les
nôtres nous soient remises.
• Si l’intelligence rend heureux les cœurs purs, prions pour n’avoir pas un cœur double,
qui nous fait poursuivre les biens temporels, source de toutes nos tentations.
• Si la sagesse rend heureux les artisans de paix, parce qu’ils seront appelés fils de Dieu,
prions pour être délivrés du mal, car cette libération fera de nous les libres fils de Dieu.

Les personnes Divines n’ont rien qui leur soit supérieur ; les bêtes ne possèdent pas la raison.
Ni les personnes Divines ni les bêtes ne peuvent donc prier, et cet acte reste propre à la créature
raisonnable. La faiblesse naturelle de l’esprit humain ne lui permet pas de demeurer longtemps
dans les hauteurs. Le poids de la faiblesse humaine ramène l’âme à des régions plus basses, et
l’esprit qui dans la prière était monté vers Dieu par la contemplation, se trouve soudain errant
à l’aventure par suite de notre fragilité.

Sans la grâce sanctifiante la prière n’est pas méritoire, non plus que les autres actes
vertueux. Il y a donc quatre conditions dont la réunion fait qu’on obtient toujours ce qu’on
demande. Il faut demander pour soi, ce qui est nécessaire au salut, avec piété et avec per-
sévérance. Quand le pécheur prie sous l’inspiration d’un bon désir de la nature, Dieu
l’exauce, non par justice car le pécheur ne le mérite pas, mais par pure miséricorde ;
pourvu toutefois que soient sauvées les quatre conditions.
Parce que nous sommes composés de deux natures, intellectuelle et sensible, nous offrons à
Dieu une double adoration. L’une est spirituelle et consiste dans l’intime dévotion de l’esprit ;
l’autre est corporelle parce qu’elle consiste en l’abaissement extérieur du corps. Parce que, dans
tous les actes de religion, l’extérieur est relatif à l’intérieur comme à ce qui est au principe,
l’adoration extérieure est faite en vue de l’adoration intérieure. Les signes d’humilité présentés
par le corps excitent notre cœur à se soumettre à Dieu, le sensible étant pour nous le moyen
naturel d’accéder à l’intelligible. La manière de l’homme, c’est d’avoir recours pour s’exprimer
aux signes sensibles, parce qu’il tire sa connaissance du sensible.

C’est pour cela que la raison le porte naturellement à employer certaines choses sensibles,
qu’il offre à Dieu, en signe de la sujétion et de l’honneur qu’il Lui doit. L’homme possède trois
sortes de biens :
1° Les biens de l’âme qu’il offre à Dieu en un sacrifice intérieur, par la dévotion et la prière,
et par d’autres actes intérieurs de cette sorte : c’est là le sacrifice principal.
2° Les biens du corps qu’on offre d’une certaine façon à Dieu par le martyre, l’abstinence ou
la continence.
3° Les biens extérieurs dont on offre à Dieu le sacrifice directement, quand nous lui offrons
immédiatement ce que nous possédons ; médiatement, quand nous en faisons part au prochain
pour Dieu.

Il y a, nous l’avons dit deux sortes de sacrifices. Le premier, le principal, est le sacrifice
intérieur, à quoi tous sont tenus ; car tout le monde est tenu d’offrir à Dieu une âme dévote.
L’autre est le sacrifice extérieur. Tout pontife, pris parmi les hommes, est établi pour intervenir
en leur faveur dans leurs relations avec Dieu, afin d’offrir dons et sacrifices pour le péché. De
même que ne pouvoir pécher ne diminue pas la liberté, de même la nécessité qu’éprouve la
volonté fixée dans le bien ne diminue pas la liberté, comme on peut le voir en Dieu et chez les
bienheureux. Telle est l’obligation du vœu, qui a quelque similitude avec la confirmation des
bienheureux dans le bien. S. Augustin dit à ce propos que « c’est une heureuse nécessité, celle
qui nous pousse à mieux agir ». Ne regrettez pas vos vœux. Bien au contraire, réjouissez-vous
qu’il ne vous soit plus permis de faire ce dont la licence vous était dommageable.
104

IIaIIae Q88 a. 6 : Est-il plus méritoire d’accomplir quelque chose avec ou sans vœu ?
La même œuvre accomplie en exécution d’un vœu est plus méritoire et meilleure que si
on l’eût faite sans vœu, et cela pour trois raisons.
1° L’acte d’une vertu inférieure devient meilleur et plus méritoire, du fait qu’il est commandé
par une vertu supérieure, puisque par ce commandement il en devient l’acte. Nous reconnais-
sons par exemple plus de bonté et de mérite à l’acte de foi ou d’espérance, lorsqu’ils sont com-
mandés par la charité. C’est pourquoi les actes des vertus morales autres que la religion : le
jeûne, acte de l’abstinence, la continence, acte de la chasteté, sont meilleurs et plus méritoires
s’ils sont accomplis en exécution d’un vœu, car ainsi ils appartiennent au culte de Dieu, comme
des sacrifices. « La virginité elle-même, dit S. Augustin, n’est pas honorée pour ce qu’elle est,
mais pour l’hommage qu’on en fait à Dieu, elle que favorise et conserve la continence reli-
gieuse. »
2° Celui qui accomplit une chose après en avoir fait le vœu se soumet plus entièrement à
Dieu que celui qui se contente de l’accomplir. Qui donne l’arbre avec les fruits fait un présent
plus grand que s’il donnait seulement les fruits.
3° Le vœu confirme de façon stable notre volonté de bien faire. Or, agir avec une volonté
ainsi stabilisée dans le bien, c’est faire acte de vertu parfaite.

L’obligation du vœu chez ceux qui sont bien disposés, par le fait qu’il affermit leur volonté,
ne cause pas de tristesse, mais de la joie. Si cependant l’œuvre considérée en elle-même deve-
nait triste et contraignante, une fois le vœu prononcé, tant que subsiste la volonté d’accomplir
le vœu, c’est encore plus méritoire que de l’accomplir sans vœu.

Or ceux qui ont fait profession religieuse sont morts au monde et vivent pour Dieu. On ne
doit donc pas les faire revenir à la vie humaine, quoi qu’il arrive. Remarquez que le serment a
trois compagnons : la vérité, le jugement et la justice. Les Écritures ont été faites pour Dieu,
et non Dieu pour les Écritures ! Mais nous marquons par là qu’obtenir quelque chose de Dieu
par Sa volonté éternelle, c’est le fait, non de nos mérites, mais de Sa bonté.
Dans la mesure où le cœur de l’homme s’élève vers Dieu par la louange Divine, il s’éloigne
de tout ce qui lui est contraire. La louange qu’expriment nos lèvres est inutile à celui qui la
donne si elle n’est pas accompagnée de la louange du cœur, car il dit à Dieu sa louange lorsqu’il
médite Ses merveilles. Il est indigne, celui qui célèbre les Divins mystères sans se conformer
à la tradition reçue du Christ.

IIaIIae Q94 a. 3 : L’idolâtrie est-elle le plus grave de tous les péchés ?


D’après S. Paul (Rm 1, 23), le péché d’idolâtrie fut suivi, comme d’un châtiment, par le
péché contre nature. Ainsi en va-t-il des péchés contre Dieu ; ce sont les plus graves de
tous, et pourtant parmi eux il en est un d’une gravité suprême, c’est celui qui consiste à
rendre à une créature les honneurs Divins. Qui fait cela dresse dans le monde un autre Dieu,
et porte atteinte, autant qu’il est en lui, à la souveraineté de Son empire.

A regarder le péché tel qu’il est commis par le pécheur, nous dirons que celui qui agit sciem-
ment pèche plus gravement que celui qui pèche par ignorance. Ainsi, rien n’empêche que le
péché des hérétiques, qui corrompent seulement la foi qu’ils ont embrassée, soit plus grave que
celui des idolâtres qui pèchent dans l’ignorance de la vérité. De même d’autres péchés pourront
être plus graves, par le fait d’un mépris plus grand chez le pécheur.
L’idolâtrie inclut un grand blasphème, car elle soustrait à Dieu le caractère unique de
Sa seigneurie. L’homme qui par l’idolâtrie renverse l’ordre, en s’attaquant à l’honneur
Divin, subit ainsi par le fait du péché contre nature la honte de voir sa propre dégradation.
105

La loi réprouve au plus haut degré l’erreur et l’idolâtrie, car le pire des crimes est de rendre
à la créature l’honneur dû au Créateur. Les frivolités sur les lèvres d’un prêtre sont sacri-
lège ou blasphème. L’Église n’inflige pas la mort corporelle mais la remplace par l’excommu-
nication.
Le pape peut tomber comme tout homme dans le péché de simonie, et le péché est d’au-
tant plus grave que celui qui le commet est plus haut placé. Bien que les affaires de l’Église
lui soient confiées comme au dispensateur principal, il n’en est ni le maître ni le possesseur.
La piété est l’exact accomplissement de nos devoirs envers nos parents et les amis de notre
patrie. La religion est une protestation de la foi, de l’espérance et de la charité, par lesquelles
l’homme s’ordonne à Dieu de façon primordiale,

IIaIIae Q101 a. 4 : Peut-on, sous couvert de religion, omettre les devoirs de la piété filiale ?
Le Seigneur (Mt 15, 3) blâme les pharisiens qui, pour un motif religieux, enseignaient à
refuser l’honneur dû aux parents. Il est donc impossible que la religion et la piété se fassent
mutuellement obstacle de telle sorte que les actes de l’une empêchent les actes de l’autre. Il
appartient donc à la piété filiale de rendre à ses parents service et honneur dans la mesure qui
s’impose. Or, ce n’est pas observer cette mesure que de tendre à honorer son père plus que Dieu.
Donc, si le culte des parents nous éloignait du culte de Dieu, ce ne serait plus de la piété
envers les parents que de s’opposer au culte envers Dieu. Il faut faire passer la religion en-
vers Dieu avant les devoirs envers les parents. Mais si ces devoirs ne nous détournent pas du
culte dû à Dieu, ce sont dès lors des actes de piété filiale, qu’il ne faut pas négliger sous prétexte
de religion.

Nous devons haïr et fuir nos parents s’ils s’opposent à nous dans la voie qui mène à
Dieu. En effet, si nos parents nous provoquent au péché et nous détournent de la religion,
nous devons, à ce point de vue, les abandonner et les haïr. C’est pourquoi, si nos services
envers nos parents selon la chair sont absolument nécessaires pour les assister, nous ne devons
pas, sous couvert de religion, les abandonner. Mais, s’il nous est impossible de vaquer à leur
service sans commettre de péché, ou encore s’ils peuvent être assistés sans notre secours, il est
permis d’omettre ces services pour vaquer plus généreusement à la religion.
Celui qui est établi dans le monde, s’il a des parents qui ne peuvent subsister sans lui, ne doit
pas les abandonner pour entrer en religion, parce qu’il transgresserait le précepte d’honorer ses
père et mère. Certains disent pourtant que même en ce cas il pourrait licitement les abandonner
en confiant leur soin à Dieu. Mais si l’on envisage correctement les choses, ce serait tenter Dieu,
puisque, sachant par la sagesse humaine ce que l’on doit faire, on mettrait en danger ses parents
en espérant que Dieu les secourra. Mais s’ils pouvaient vivre sans l’aide de leur fils, celui-ci
pourrait licitement entrer en religion en abandonnant ses parents. Parce que les enfants ne sont
pas tenus de soutenir leurs parents, sauf pour motif de nécessité.
Quant à celui qui a fait profession, il est regardé dès lors comme mort au monde. Il ne
doit donc pas, même pour assister ses parents, quitter le cloître où il est enseveli avec le
Christ, et s’engager de nouveau dans les affaires du siècle. Il est tenu cependant, sans man-
quer à l’obéissance envers son supérieur et à son état religieux, de s’efforcer avec piété d’aider
ses parents. Le respect consiste à attribuer culte et honneur aux hommes qui nous précèdent en
dignité. L’honneur est la récompense de la vertu. On ne pense pas toujours à faire remonter
jusqu’à Dieu l’honneur que l’on rend à Son image.

C’est une loi de la nature que les êtres supérieurs fassent agir les inférieurs par la supé-
riorité de la vertu naturelle que Dieu leur a donnée. De même qu’en vertu de l’ordre naturel
institué par Dieu, les êtres inférieurs sont nécessairement soumis à la motion que leur im-
priment les êtres supérieurs, de même chez les hommes, selon le plan du droit naturel et
Divin, les inférieurs sont tenus d’obéir à leurs supérieurs. L’obéissance se montre d’autant
plus empressée qu’elle devance l’expression du précepte, dès qu’elle a compris la volonté du
106

supérieur. L’obéissance qui trouve son compte quand tout va bien, est nulle ou petite. Mais
dans les contradictions ou les difficultés, l’obéissance domine. Il peut arriver qu’une obéissance
qui rencontre son intérêt n’en soit pas moins louable, si celui qui obéit par sa volonté propre
n’en met pas moins toute sa générosité à accomplir le précepte.

IIaIIae Q104 a. 3 : L’obéissance est-elle la plus grande des vertus ?


L’obéissance est louable parce quelle procède de la charité. Car S. Grégoire nous dit :
« On doit pratiquer l’obéissance non par crainte servile, mais par charité ; non par crainte du
châtiment, mais par amour de la justice. » De même que le péché consiste en ce que l’homme,
en méprisant Dieu, s’attache aux biens périssables, ainsi le mérite de l’acte vertueux con-
siste au contraire en ce que l’homme, en méprisant les biens créés, s’attache à Dieu. Or la
fin est plus puissante que les moyens. Donc, si l’on méprise les biens créés pour s’attacher à
Dieu, la vertu mérite plus d’éloges pour son attachement à Dieu que pour son mépris des biens
terrestres. Et c’est pourquoi les vertus par lesquelles on s’attache à Dieu pour Lui-même,
qui sont les vertus théologales, l’emportent sur les vertus morales par lesquelles on mé-
prise le terrestre pour s’attacher à Dieu.

Or, parmi les vertus morales, la plus importante est celle par laquelle on méprise un plus
grand bien pour s’attacher à Dieu. Au plus bas degré se trouvent les biens extérieurs ; au milieu
se trouvent les biens du corps ; au sommet les biens de l’âme, parmi lesquels le principal est la
volonté, en tant que par celle-ci on use de tous les autres biens. C’est pourquoi, par elle-même,
l’obéissance est la plus louable des vertus : pour Dieu elle méprise la volonté propre, alors
que par les autres vertus morales on méprise certains autres biens en vue de Dieu.

C’est pourquoi aussi certaines autres activités sont méritoires devant Dieu parce qu’elles sont
accomplies pour obéir à la volonté Divine. Car si quelqu’un endurait le martyre, ou distri-
buait tous ses biens aux pauvres, – à moins qu’il n’ordonne ces œuvres à l’accomplisse-
ment de la volonté Divine, ce qui concerne directement l’obéissance –, de telles œuvres ne
pourraient être méritoires, tout comme si on les faisait sans la charité, qui ne peut exister
sans l’obéissance. Il est écrit en effet (1 Jn 2, 4.5) : « Celui qui prétend connaître Dieu et ne
garde pas Ses commandements est un menteur ; quant à celui qui observe Ses paroles, l’amour
de Dieu a vraiment trouvé en lui son accomplissement. » Et cela parce que l’amitié procure aux
amis identité des vouloir et des refus.

Les sacrifices immolent une chair étrangère tandis que l’obéissance immole notre
propre volonté. En particulier, dans le cas dont parlait Samuel, il aurait mieux valu pour Saül
obéir à Dieu que d’offrir en sacrifice, contre son ordre, les bêtes grasses des Amalécites.
Tous les actes des vertus relèvent de l’obéissance du fait qu’ils sont commandés. Donc, en
tant que les actes des vertus agissent comme des causes ou des dispositions pour engendrer ou
conserver celles-ci, on dit que l’obéissance les introduit et les garde toutes dans l’âme.

Mais il ne s’ensuit pas que l’obéissance soit absolument la première de toutes les vertus, pour
deux raisons.
1° Parce que, bien qu’un acte de vertu tombe sous le précepte, on peut cependant l’accomplir
sans prendre garde à cette raison de précepte. Par suite, s’il y a une vertu dont l’objet soit par
nature antérieur au précepte, cette vertu est par nature antérieure à l’obéissance. C’est évident
pour la foi : elle nous révèle la sublimité de l’autorité de Dieu, qui lui confère le pouvoir de
commander.
2° L’infusion de la grâce et des vertus peut précéder, même dans le temps, tout acte vertueux.
Ainsi, ni par nature ni dans le temps, l’obéissance ne précède toutes les autres vertus.
107

Celui qui interdit à ses sujets d’accomplir un bien quelconque doit leur en permettre
beaucoup d’autres, pour éviter que leur âme ne se perde totalement, si elle était privée
absolument de tout bien par cette interdiction. C’est ainsi que, par l’obéissance, d’autres
biens peuvent compenser la perte d’un seul.

On peut donc distinguer trois espèces d’obéissance : l’une, suffisante au salut, obéit en tout
ce qui est d’obligation ; la seconde, parfaite, obéit en tout ce qui est permis ; la troisième, ex-
cessive, obéit même en ce qui est défendu.
Si les chefs ont une autorité usurpée, donc injuste, ou si leurs préceptes sont injustes, leurs
sujets ne sont pas tenus de leur obéir, sinon peut-être par accident, pour éviter un scandale ou
un danger. Le péché véniel n’est pas une désobéissance parce qu’il ne va pas contre le précepte
mais passe à côté. Plus l’autorité est grande, plus la désobéissance est grave ; donc désobéir
à Dieu est plus grave que de désobéir aux hommes. La désobéissance est donc d’autant plus
grave que le commandement transgressé est plus haut placé dans l’intention de celui qui l’a
donné. Plus l’objet du précepte est bon, plus Dieu veut l’accomplissement de celui-ci.

IIaIIae Q106 a. 2 : Lequel de l’innocent ou du pénitent, doit à Dieu de plus grandes actions
de grâce ?
S. Augustin dit : « J’attribue à Votre grâce et à Votre miséricorde que Vous ayez fait fondre
la glace de mes péchés. J’attribue aussi à Votre grâce tout ce que je n’ai pas fait de mal, car de
quoi n’étais-je pas capable ? Et je reconnais que tout m’a été pardonné, et le mal que j’ai fait de
moi-même, et celui que, guidé par Vous, je n’ai pas fait. » « Celui à qui il est pardonné davan-
tage aime davantage. »

L’action de grâce chez le bénéficiaire répond à la générosité du bienfaiteur. Or un bien-


fait généreux est donné gratuitement. Aussi peut-il y avoir plus de générosité chez le donateur
de deux façons :
• D’abord par la quantité du don. Et à cet égard, l’innocent est davantage tenu à rendre
grâce parce que Dieu lui fait un plus grand don, et plus prolongé, toutes choses égales
d’ailleurs, à parler dans l’absolu.
• On peut encore parler d’un plus grand bienfait parce qu’il est donné plus gratuitement.
Et à ce titre, le pénitent est tenu de rendre grâce plus que l’innocent, parce que le don
que Dieu fait est plus gratuit ; car, alors qu’il méritait un châtiment, c’est la grâce qui
lui est donnée. Et ainsi, bien que le don fait à l’innocent, considéré dans l’absolu, soit
plus grand, le don fait au pénitent est plus grand en comparaison : c’est ainsi qu’un petit
don fait à un pauvre est plus grand pour lui qu’un grand don fait à un riche.

La patience à supporter les offenses qui s’adressent à nous, c’est de la vertu ; mais rester
insensible à celles qui s’adressent à Dieu, c’est le comble de l’impiété. La bonne œuvre est
un rameau sans verdure, si elle n’a pas la charité pour racine. La vertu de vengeance consiste
en ce que, compte tenu de toutes les circonstances, on garde une juste mesure en exerçant la
vengeance. La vengeance est licite et vertueuse dans la mesure où elle tend à réprimer le mal.
Or certains, qui n’ont pas l’amour de la vertu, sont retenus de pécher par la crainte de perdre
des biens qu’ils préfèrent à ceux qu’ils obtiennent par le péché ; autrement la crainte ne répri-
merait pas le péché.
Une certaine égalité entre l’intelligence ou le signe intellectuel et la réalité comprise et signi-
fiée. Il y a convertibilité entre le vrai et le bien par le sujet où ils se rencontrent – tout ce qui est
vrai est bon, tout ce qui est bon est vrai. On définit le mensonge « une parole de signification
fausse ».
108

Le bien est produit par une cause parfaite, tandis que le mal résulte de n’importe quel
défaut. L’habit de sainteté, religieux ou clérical, signifie un état qui oblige aux œuvres de per-
fection. La vérité est ce par laquelle on se montre dans sa vie et dans ses paroles, tel qu’on est.
Le mensonge dans l’enseignement de la foi est le plus grave. Nous ne devons pas, à ceux qui
sont portés au péché, montrer un visage joyeux pour les réconforter, de peur de paraître acquies-
cer à leur péché et encourager leur audace coupable. L’homme est tenu par une certaine dette
naturelle d’honnêteté à rendre agréables ses relations avec les autres, à moins que pour un motif
particulier il s’impose de les contrister pour leur bien.

« Malheur à ceux qui confectionnent des coussins pour tous les coudes », et la Glose entend
par là « les douceurs de la flatterie » : chercher à toujours faire plaisir, c’est dépasser la mesure
et pécher par excès. Un péché est d’autant plus grave qu’il s’oppose davantage à la vertu con-
traire. La beauté de l’homme lui vient de la raison, et c’est pourquoi les péchés les plus
laids sont ceux où la chair l’emporte sur la raison. Pourtant les péchés spirituels sont les plus
graves, parce qu’ils procèdent d’un plus grand mépris. Aussi n’a-t-on pas toujours plus de honte
du péché le plus grave, mais du péché le plus laid.

Lorsqu’on disperse ses biens, on se “libère” en quelque sorte du souci de les garder et de les
posséder, et l’on montre qu’on a le cœur “libre” de cet attachement. La matière prochaine de la
libéralité, ce sont les passions intérieures qui affectent l’homme à l’égard de l’argent. C’est
pourquoi il appartient surtout à la libéralité de préserver l’homme de tout attachement désor-
donné à l’argent qui l’empêcherait d’en user comme il le doit. Partout où le bien consiste en
une mesure déterminée, le mal découle nécessairement d’un dépassement ou d’une insuffisance
de cette mesure. Or, dans tout ce qui est moyen en vue d’une fin, le bien consiste en une certaine
mesure, déterminée par cette fin

IIaIIae Q118 a. 5 : L’avarice est-elle le plus grave des péchés ?


L’avarice n’est pas le plus grave des péchés. Le péché contre Dieu est le plus grave ;
plus bas vient le péché qui s’attaque à la personne de l’homme ; et plus bas encore celui qui
s’attaque aux biens extérieurs mis à l’usage de l’homme, et c’est le péché qui se rattache à
l’avarice.
D’autre part, on peut considérer les degrés des péchés du côté du bien auquel l’appétit hu-
main se soumet de façon déréglée. Plus il est petit, plus le péché est laid, car il est plus honteux
de se soumettre à un bien inférieur plutôt qu’au bien supérieur. Or le bien des choses extérieures
est le moindre des biens humains, car il est inférieur au bien du corps, lequel est inférieur au
bien de l’âme, que surpasse encore le bien Divin. Dans cette ligne, le péché d’avarice par lequel
l’appétit humain se soumet aux choses extérieures elles-mêmes présente une laideur considé-
rable. Et c’est pourquoi on doit dire que l’avarice n’est pas absolument parlant le plus grave des
péchés.

L’avarice n’est pas incurable de la même manière que le péché contre le Saint-Esprit. Car
celui-ci est inguérissable en raison du mépris, parce que le pécheur méprise la miséricorde ou
la justice Divine, ou encore les remèdes qui peuvent guérir le péché. La fin souverainement
désirable est la béatitude ou félicité, qui est la fin ultime de la vie humaine. Les dons du Saint-
Esprit sont des dispositions habituelles de l’âme qui la rendent prête à se laisser mouvoir par
l’Esprit. Rendre un culte à Dieu comme Père est encore plus excellent que de rendre un
culte à Dieu comme Créateur et Seigneur.
109

IIaIIae Q122 a. 2 : Le premier précepte du Décalogue


Il revient à la loi de rendre les hommes bons. C’est pourquoi il faut que ses préceptes soient
rangés selon l’ordre où la vertu est engendrée chez l’homme. Or dans l’ordre de la génération
deux points sont à observer :
D’abord que la première partie est constituée en premier. Ainsi, dans la génération de l’ani-
mal, ce qui est engendré d’abord, c’est le cœur, et pour la maison on pose d’abord les fondations.
Dans la bonté de l’âme vient en premier la bonté de la volonté, grâce à laquelle l’homme use
bien de toute autre bonté. Or la bonté de la volonté se mesure d’abord à son objet, qui est la fin.
C’est pourquoi, chez celui que la loi doit former à la vertu, il fallait d’abord, pour ainsi dire,
poser comme fondement la religion, qui règle l’ordre de l’homme à Dieu, fin ultime de sa vo-
lonté.
Deuxièmement, il faut veiller, dans l’ordre de la génération, à enlever d’abord les oppositions
et les obstacles. Ainsi le laboureur nettoie son champ avant de l’ensemencer, comme dit Jérémie
(4, 3) : “Défrichez pour vous ce qui est en friche, ne semez pas sur les épines et les chardons.”
C’est pourquoi, à l’égard de la religion, l’homme devait d’abord être formé à éliminer les obs-
tacles à la vraie religion. Or le principal d’entre eux, c’est que l’homme s’attache à un faux
dieu, selon la parole (Mt 6, 24) : “Vous ne pouvez pas servir Dieu et Mammon.” C’est pourquoi
le premier précepte de la loi exclut le culte des faux dieux.
Bien que l’affirmation précède par nature la négation, cependant, selon l’ordre de la généra-
tion, la négation qui écarte les obstacles passe en premier.

Le lit est si étroit que l’un des deux doit tomber, c’est-à-dire que le vrai Dieu ou le faux
doit quitter le cœur de l’homme, et la couverture est trop petite pour les couvrir tous deux.
Le péché véniel n’empêche pas la sainteté.

LA FORCE (IIaIIae, 123-140)


Le bien de l’homme consiste à se régler sur la raison. Il revient donc à la vertu de rendre
l’homme bon et à rendre raisonnable son action.
Or la volonté humaine est empêchée de suivre la rectitude de la raison de deux façons.
1° Parce qu’un bien délectable l’attire hors de ce que requiert la rectitude de la raison, et cet
empêchement est supprimé par la vertu de tempérance.
2° Parce qu’une difficulté qui survient détourne la volonté de faire ce qui est raisonnable.
Pour supprimer cet obstacle, il faut la force d’âme qui permet de résister à de telles difficultés,
de même que par sa force physique l’homme domine et repousse les empêchements corporels.
Il appartient à la force d’âme de supporter courageusement la faiblesse de la chair : c’est la
tâche de la vertu de patience, ou de la vertu de force. Que l’homme reconnaisse sa propre fai-
blesse, cela relève de la perfection qu’on appelle l’humilité.
La vertu au sens courant n’est rien d’autre que l’habitus qui permet de bien agir. C’est pour-
quoi la force concerne la crainte et l’audace, en réprimant la crainte et en modérant l’audace.

Les martyrs supportent des attaques personnelles pour le souverain bien, Qui est Dieu.
La force concerne les craintes à réprimer, plus que les audaces à modérer. La force a deux
actes : soutenir et attaquer (sustinere et agredi). L’acte principal de la force est de suppor-
ter, c’est-à-dire de tenir bon dans les périls, plutôt que d’attaquer. De même que dans une
fabrication la matière extérieure est organisée par l’art, ainsi dans l’action les actes humains
sont organisés par la prudence. Aristote enseigne que parmi les forces qui nous viennent de la
passion, “la plus naturelle semble être celle qui provient de la colère, et si cette force se soumet
à un choix raisonnable et à une fin nécessaire, elle est la vertu de force”.
110

Or le bien de la raison est le bien de l’homme. Ce bien est possédé essentiellement par la
prudence, qui est la perfection de la raison. Quant à la justice, elle réalise le bien en ce qu’il
lui revient d’établir l’ordre de la raison dans toutes les affaires humaines. Et les autres vertus
ont pour rôle de conserver ce bien, en ce qu’elles modèrent les passions, pour que celles-ci ne
détournent pas l’homme du bien de la raison.
Parmi les vertus cardinales, la plus importante est la prudence ; la deuxième la justice ; la
troisième la force ; la quatrième, la tempérance. Et après elles les autres vertus. C’est vertu que
de demeurer dans le bien prescrit par la raison.

Certains ont soutenu que l’usage du libre arbitre s’était développé miraculeusement chez les
Saints Innocents, si bien qu’ils ont subi le martyre eux aussi volontairement. Mais parce que
cela n’est pas confirmé par l’autorité de l’Écriture, il vaut mieux dire que la gloire du martyre,
méritée chez d’autres par leur volonté propre, ces tout-petits mis à mort l’ont obtenue par la
grâce de Dieu. Car l’effusion du sang pour le Christ tient la place du Baptême. Aussi, de
même que chez les enfants baptisés le mérite du Christ, par la grâce baptismale, est efficace
pour obtenir la gloire, de même chez les enfants mis à mort pour le Christ, le mérite du martyre
du Christ agit pour leur obtenir la palme du martyre.
Car “martyr” en grec signifie témoin. L’acte principal de la force, c’est de supporter ;
c’est de cela que relève le martyre, non de son acte secondaire qui est d’attaquer. De ce
point de vue, il est évident que le martyre est par nature le plus parfait des actes humains, comme
témoignant de la plus grande Charité selon cette parole (Jn 15, 13) : “Il n’y a pas de plus grande
Charité que de donner sa vie pour ses amis.”
Il appartient donc au martyre que l’homme témoigne de sa Foi, en montrant par les faits qu’il
méprise toutes les choses présentes pour parvenir aux biens futurs et invisibles.
Les martyrs sont comme des témoins parce que leurs souffrances corporelles subies jusqu’à
la mort rendent témoignage non à une vérité quelconque, mais à la vérité religieuse que le Christ
nous a révélée, aussi sont-ils appelés martyrs du Christ, comme étant Ses témoins. Telle est la
vérité de la Foi. Et c’est pourquoi la cause de tout martyre est la vérité de la Foi. L’ordre requis,
c’est que l’appétit se soumette au gouvernement de la raison.

L’amour déréglé est inclus en tout péché, car c’est de l’amour déréglé que procède la
convoitise déréglée. Mourir pour fuir la pauvreté, par désespoir d’amour, ou par accablement,
n’est pas le fait de l’homme fort, mais du lâche ; fuir le labeur, c’est de la faiblesse.

La crainte est un péché selon qu’elle est désordonnée, c’est-à-dire qu’elle fuit ce que,
raisonnablement, elle ne devrait pas fuir. La crainte est qualifiée de péché dans la mesure où
elle contredit l’ordre de la raison. Cependant, le péché est atténué dans une certaine mesure
parce que l’action faite par crainte est moins volontaire ; car la crainte qui menace impose une
certaine nécessité. Aussi Aristote dit-il de ces actions faites par crainte qu’elles ne sont pas
purement volontaires, mais mêlées de volontaire et d’involontaire.

Il est recommandable d’agir rapidement après avoir arrêté sa décision. Mais si l’on veut
agir rapidement avant d’avoir délibéré, on tombe dans le vice de précipitation, qui s’op-
pose à la prudence. C’est pourquoi l’audace qui contribue à la rapidité de l’opération est
louable dans la mesure où elle est réglée par la raison. Le Philosophe applique la magnificence
aux grandes dépenses, et la magnanimité, qui semble identique à la confiance, aux grands hon-
neurs.

Le bien ou le mal considérés absolument relèvent de l’appétit concupiscible ; mais si on leur


ajoute la raison de difficulté, ils relèvent de l’irascible. Et c’est ainsi que la magnanimité envi-
sage l’honneur, en tant que celui-ci présente la raison de chose grande et ardue. Il faut observer
111

la mesure dans la pratique des honneurs, ce qui est beaucoup plus difficile dans les grands hon-
neurs que dans les petits. Une seule chose doit intimider l’âme : la conscience d’une vie
coupable.

Puisque ce qui est conforme à la nature a été organisé par le plan Divin, que la raison humaine
doit suivre, tout ce qui est fait par la raison humaine contre l’ordre habituel qu’on dé-
couvre dans la nature, est vicieux et coupable. C’est pourquoi il est vicieux et coupable,
comme s’opposant à l’ordre de la nature, qu’un être cherche à faire ce qui dépasse sa vertu. On
rejoint ainsi la raison de présomption, comme le mot même l’indique. Il est donc évident que
la présomption est un péché.
L’honneur implique une certaine vénération accordée à quelqu’un pour reconnaître sa supé-
riorité. Or, sur la supériorité de l’homme, il faut faire attention à deux points. D’abord,
que l’homme ne tient pas de lui-même la cause de sa supériorité : elle est quelque chose
de Divin en lui. C’est pourquoi on ne doit pas honorer soi-même en premier, mais Dieu.
Ensuite il faut remarquer que cette supériorité est donnée par Dieu à l’homme pour qu’il
en fasse profiter les autres. Aussi la reconnaissance de sa supériorité doit lui être agréable en
tant qu’elle lui permet d’aider autrui.

Le désir d’être honoré peut être contraire à l’ordre de trois façons.


1° On désire voir reconnaître une supériorité que l’on ne possède pas, ce qui est désirer un
honneur immérité.
2° On désire l’honneur pour soi, sans le reporter sur Dieu.
3° Le désir de l’honneur se repose dans l’honneur lui-même, sans qu’on le mette au service
des autres.

L’ambition implique un désir désordonné de l’honneur. Aussi est-il évident qu’elle est tou-
jours un péché. La gloire, l’honneur et le commandement sont souhaités également par le brave
et par le lâche ; mais le brave prend le droit chemin ; le lâche, parce que les moyens honnêtes
lui manquent, s’y efforce par la tromperie et le mensonge.

Aristote dit du magnanime : “Il se soucie de la vérité plus que de l’opinion.” La vaine gloire
entre à la dérobée et insensiblement enlève toutes les vertus de l’âme. Si l’amour de la gloire
humaine, bien qu’elle soit vaine, ne s’oppose pas à la Charité, ni quant au motif de la gloire, ni
quant à l’intention de celui qui la cherche, c’est un péché non pas mortel, mais véniel.

De même que par la présomption on excède la capacité de sa puissance en visant des buts
trop grands, de même le pusillanime reste au-dessous de la capacité de sa puissance, puisqu’il
refuse de viser ce qui est proportionné à celle-ci. C’est pourquoi le serviteur qui enfouit dans la
terre l’argent confié par son maître et ne l’a pas fait valoir par une certaine crainte pusillanime,
est puni par son maître. Le pusillanime est capable de grandes choses selon la disposition à
la vertu qui est en lui, soit par un bon tempérament, soit par la science, soit par les avan-
tages extérieurs, mais il est rendu pusillanime parce qu’il refuse de mettre tout cela au
service de la vertu.

La magnificence s’unit à la sainteté, parce que son effet s’ordonne surtout à la religion, ou
sainteté. On peut attribuer comme matière à la magnificence et les dépenses que fait le magni-
fique pour réaliser un grand ouvrage ; et l’argent de ces grandes dépenses ; et l’amour de l’ar-
gent que le magnifique doit modérer, pour que ses grandes dépenses ne soient pas freinées.
Ceux qui dépensent beaucoup là où il faudrait dépenser peu, dépensent peu là où il fau-
drait dépenser beaucoup.
112

Les vertus morales sont ordonnées au bien en tant qu’elles maintiennent le bien de la raison
contre l’assaut des passions. Or, parmi les autres passions, la tristesse est puissante pour empê-
cher le bien de la raison. Aussi est-il nécessaire d’avoir une vertu qui protège le bien de la raison
contre la tristesse, pour que celle-ci n’abatte pas la raison. C’est l’œuvre de la patience.
On dit que la patience fait œuvre parfaite pour supporter les adversités, desquelles pro-
cèdent :
1° la tristesse, que gouverne la patience ;
2° la colère, que gouverne la mansuétude,
3° la haine, que supprime la Charité ;
4° le dommage injuste, que la justice interdit.
Il est donc clair qu’on ne peut avoir la patience sans le secours de la grâce.

Il est louable d’être patient devant les injures qu’on nous adresse ; mais supporter pa-
tiemment celles qui s’adressent à Dieu, c’est par trop impie.
Il y a des vertus dont les actes doivent durer pendant toute la vie, comme la Foi, l’Espérance
et la Charité, parce qu’elles regardent la fin ultime de toute la vie humaine.
La persévérance n’a pas besoin seulement de la grâce habituelle, mais encore du secours
gratuit par lequel Dieu garde l’homme dans le bien jusqu’à la fin de sa vie.

De soi, le libre arbitre est changeant, et ce défaut ne lui est pas enlevé par la grâce habituelle
en cette vie. Il n’est pas au pouvoir du libre arbitre, même restauré par la grâce, de se fixer
immuablement dans le bien, quoiqu’il soit en son pouvoir de faire ce choix ; en effet il arrive
souvent que le choix soit en notre pouvoir, mais non l’exécution. Le premier homme, sans subir
aucune menace, usa de son libre arbitre pour désobéir à Dieu malgré Ses menaces, et il ne s’est
pas maintenu dans une telle félicité, alors qu’il lui était si facile de ne pas pécher. Tandis que
les prédestinés, dont le monde attaquait la fermeté, sont restés fermes dans la Foi. L’homme
peut, par lui-même, tomber dans le péché, mais non s’en relever sans le secours de la grâce.

Il est donc clair qu’on loue la persévérance, située au juste milieu ; on blâme l’entêté parce
qu’il le dépasse, et le mou parce qu’il n’y atteint pas.
L’âme est entraînée plus haut par le Saint-Esprit, afin de pouvoir achever toute entreprise
commencée et échapper à tout péril menaçant. Mais cela dépasse la nature humaine ; car parfois
il n’est pas au pouvoir de l’homme d’atteindre à la fin de son ouvrage, ou d’échapper aux dan-
gers qui parfois lui infligent la mort. Mais c’est le Saint-Esprit qui opère cela dans l’homme,
lorsqu’il le conduit jusqu’à la vie éternelle, qui est la fin de toutes les œuvres bonnes et fait
échapper à tous les périls.

LA TEMPERANCE (IIaIIae, 141-170)


L’ordre principal de la raison consiste à ordonner les choses à leur fin, et c’est dans cet ordre
que consiste avant tout le bien de la raison. Les jouissances qui conviennent à l’homme sont
celles qu’approuve la raison. La tempérance n’éloigne pas de celles-ci, elle éloigne plutôt des
jouissances contraires à la raison. Il est donc clair que la tempérance ne contrarie pas le penchant
de la nature humaine, mais s’accorde avec lui. Elle contrarie cependant l’inclination de la nature
bestiale qui n’est pas soumise à la raison.
Or l’homme a surtout besoin de la crainte de Dieu pour fuir ce qui l’attire le plus fortement,
ce que concerne la tempérance. C’est pourquoi à la tempérance aussi correspond le don de
crainte.
Quoique la beauté convienne à toute vertu, elle est cependant attribuée éminemment à la
tempérance, pour deux motifs.
113

• D’abord selon la raison commune de tempérance, à laquelle appartient une certaine pro-
portion dans la mesure et la convenance, en quoi consiste la raison de beauté.
• Ensuite, parce que les biens dont détourne la tempérance sont les plus inférieurs chez
l’homme et lui conviennent selon la nature bestiale. Aussi est-ce surtout à cause d’eux
que l’homme a tendance à s’avilir. En conséquence la beauté est surtout attribuée à
la tempérance, qui a pour effet primordial d’écarter l’avilissement de l’homme.

La tempérance, qui implique une certaine modération, concerne principalement les passions
qui tendent aux biens sensibles, c’est-à-dire la convoitise et les délectations ; et par voie de
conséquence elle concerne aussi les tristesses qui proviennent de l’absence de telles délecta-
tions. Voilà pourquoi ce sont les plaisirs de la nourriture et de la boisson et les plaisirs
sexuels qui sont proprement l’objet de la tempérance. Or les plaisirs de ce genre sont pro-
duits par le sens du toucher. On en conclut donc que la tempérance concerne les plaisirs du
toucher.

La modération des affections de l’âme est l’objet de la vertu de tempérance. Or la modération,


qui est requise en toute vertu, est particulièrement digne d’éloge quand elle se manifeste dans
les plaisirs du toucher que concerne la tempérance. Et cela parce que ces plaisirs nous sont plus
naturels et qu’il est donc plus difficile de s’en abstenir ou d’en refréner la convoitise ; et aussi
parce que leurs objets sont plus nécessaires à la vie présente.

Tout ce qui contrarie l’ordre naturel est vicieux. Or la nature a joint le plaisir aux activités
nécessaires à la vie de l’homme. C’est pourquoi l’ordre naturel requiert que l’homme se
serve des plaisirs de ce genre dans la mesure où c’est nécessaire à son salut, soit pour la
conservation de l’individu, soit pour la conservation de l’espèce. Donc, si quelqu’un fuyait
la jouissance au point de négliger ce qui est nécessaire à la conservation de la nature, il com-
mettrait un péché, car se serait s’opposer à l’ordre naturel.

Les hommes qui veulent s’adonner à la contemplation et aux choses Divines doivent
s’abstenir davantage des désirs charnels afin de se disposer à une plus haute contempla-
tion en se privant des plaisirs corporels. C’est pourquoi ceux qui ont assumé la charge de
s’adonner à la contemplation et de transmettre aux autres le bien spirituel comme par une espèce
de propagation spirituelle, s’abstiennent de beaucoup de plaisirs, et en cela ils sont dignes de
louange. Au contraire, ceux à qui il appartient, en raison de leur office, de se livrer aux œuvres
corporelles et à la génération charnelle, ne mériteraient pas la louange en s’en abstenant.

Dans les choses humaines est beau ce qui est ordonné selon la raison. Si on laisse l’enfant
faire sa volonté, sa volonté propre ne cesse de grandir. L’asservissement à la passion crée l’ha-
bitude, et la non-résistance à l’habitude crée la nécessité. De même que l’enfant doit vivre selon
les commandements de son maître, de même notre faculté de désirer doit se conformer aux
prescriptions de la raison. Ce qui appartient à la nature doit être développé et cultivé chez les
enfants. En revanche, ce qui est déraisonnable ne doit pas être favorisé chez eux, mais corrigé

L’intempérance est donc la plus blâmable parce qu’elle contrarie au maximum la dignité hu-
maine. En effet, elle a pour matière les plaisirs qui nous sont communs avec les bêtes. Selon le
Psaume (49, 21), “l’homme dans son luxe est sans intelligence, il ressemble au bétail qu’on
abat”. Elle est le plus contraire à l’éclat et à la beauté de l’homme, car c’est dans les jouissances
sur lesquelles porte l’intempérance qu’apparaît le moins la lumière de la raison qui donne
à la vertu tout son éclat et sa beauté. C’est pourquoi ces jouissances sont appelées les plus
serviles. Les vices humains qui ont trait aux passions sont quelque peu conformes à la nature
humaine. Mais les vices qui dépassent le mode de la nature humaine sont encore plus blâmables.
114

Cependant même ceux-ci semblent se réduire au genre de l’intempérance selon un certain ex-
cès : comme lorsque quelqu’un trouve son plaisir à manger de la chair humaine, ou à avoir des
relations sexuelles avec des bêtes ou avec des personnes du même sexe.

Il y a deux parties intégrantes de la tempérance : la pudeur, qui fait fuir la honte contraire à
la tempérance ; et le sens de l’honneur, qui fait aimer la beauté de la tempérance. Parmi les
vertus, c’est principalement la tempérance qui revendique pour elle un certain éclat, et les vices
d’intempérance sont les plus honteux. Le vice d’intempérance était le plus honteux et le plus
blâmable.
La pudeur, qui est une crainte de la honte, regarde en premier lieu et principalement le blâme
ou déshonneur et la honte du vice : Tu conservais un front de prostituée, ne sachant plus rougir.
La pudeur pose les premiers fondements de la tempérance, en inculquant l’horreur de ce qui est
honteux.

A la notion de beau ou de plaisant concourent l’éclat et la bonne proportion. De même la


beauté spirituelle consiste pour l’homme à avoir une conduite et des actions bien proportion-
nées, selon l’éclat spirituel de la raison. C’est pourquoi l’honnête est la même chose que la
beauté spirituelle.
Or ce qui est ordonné selon la raison convient naturellement à l’homme. Cependant, tout ce
qui est délectable n’est pas nécessairement honnête, car une chose peut convenir à la sensibilité
et ne pas convenir à la raison, qui rend parfaite la nature humaine.
L’honneur est une certaine beauté spirituelle. Mais à ce qui est beau s’oppose ce qui est laid.
Et les contraires se font ressortir mutuellement au maximum. Voilà pourquoi l’honneur semble
spécialement appartenir à la tempérance, qui repousse ce qu’il y a de plus laid et de plus indé-
cent pour l’homme, c’est-à-dire les voluptés bestiales.

Les plaisirs de la nourriture sont de nature à détourner l’homme du bien de la raison, tant à
cause de leur intensité qu’à cause de la nécessité de la nourriture, dont l’homme a besoin pour
conserver sa vie, ce qu’il désire par-dessus tout. L’abstinence châtie le corps et le défend non
seulement contre les séductions de la luxure, mais aussi contre les séductions de la gourman-
dise.

IIaIIae Q147 a.1 : Le jeûne est-il un acte de vertu ?


Un acte est vertueux quand il est ordonné par la raison à quelque bien honnête. Or c’est le
cas du jeûne. En effet, on y recourt principalement pour trois buts.
• D’abord, pour réprimer les convoitises de la chair. S. Jérôme dit que “sans Cérès et
Bacchus, Vénus reste froide”, ce qui veut dire que la luxure perd son ardeur par l’absti-
nence du manger et du boire.
• Ensuite, on jeûne pour que l’esprit s’élève plus librement à la contemplation des
réalités les plus hautes.
• Enfin, on jeûne en vue de satisfaire pour le péché. “Revenez à moi de tout votre cœur,
dans le jeûne, les pleurs et les cris de deuil.”
C’est ce que dit S. Augustin dans un de ses sermons : “Le jeûne purifie l’âme, élève l’esprit,
soumet la chair à l’esprit, rend le cœur contrit et humilié, disperse les nuées de la convoi-
tise, éteint l’ardeur des passions, rend vraiment brillante la lumière de la chasteté.”
C’est donc en vain que le corps est affaibli par l’abstinence, si l’esprit, chassé par les mou-
vements désordonnés, est détruit par les vices.” Quant à S. Augustin, il dit que “le jeûne n’aime
pas la verbosité, juge la richesse superflue, méprise l’orgueil, vante l’humilité, donne à l’homme
de connaître sa faiblesse et sa fragilité”.
Le milieu où se tient la vertu ne s’évalue pas selon la quantité, mais selon la droite raison. Il
offre en holocauste des biens volés, celui qui afflige son corps de façon immodérée par la trop
grande privation des aliments ou le manque de nourriture ou de sommeil. L’homme raisonnable
perd sa dignité s’il fait passer le jeûne avant la Charité, et les veilles avant la pleine possession
115

de son esprit. Le jeûne a un double but : la destruction de la faute, et l’élévation de l’esprit


vers les réalités d’en haut.

Le vice de gourmandise consiste essentiellement en une convoitise déréglée. Donc, si le dé-


sordre de la convoitise gourmande est accepté jusqu’à détourner de la fin ultime, alors la gour-
mandise sera péché mortel. Mais si, dans le vice de gourmandise, le désordre de la convoitise
ne se rapporte qu’aux moyens, en ce sens qu’on désire trop les plaisirs de la nourriture, mais
sans faire pour cela quelque chose de contraire à la loi de Dieu, alors la gourmandise est péché
véniel.
La sobriété est spécialement prescrite aux vieillards, chez qui la raison doit être en pleine
vigueur afin d’instruire les autres ; aux évêques, et à tous les ministres de l’Église, qui doivent
s’appliquer à leur ministère sacré avec un esprit de dévotion ; et aux rois, qui doivent gouverner
leurs sujets avec sagesse.

Il peut arriver qu’on se rende parfaitement compte que la boisson est prise avec excès et
qu’elle est enivrante, mais qu’on préfère cependant risquer l’ivresse plutôt que de s’abstenir de
boire. Il s’agit alors d’ivresse proprement dite, car les valeurs morales tirent leur espèce non de
ce qui arrive par accident en dehors de l’intention, mais de ce qui est voulu en soi intentionnel-
lement. Et dans ce cas l’ivresse est un péché mortel, car lorsque l’homme le voulant et le sa-
chant, se prive de l’usage de la raison qui lui permet d’agir selon la vertu et de s’écarter du
péché, il pèche mortellement en s’exposant au péril de pécher.
Les vices spirituels sont plus grands que les vices charnels. Or l’ivrognerie fait partie des
vices charnels. Elle n’est donc pas le plus grand des péchés.

Le mal est la privation du bien. C’est pourquoi le mal est d’autant plus grave que le bien
dont il prive est plus grand. Or il est clair que le bien Divin est plus grand que le bien
humain. C’est pourquoi les péchés qui vont directement contre Dieu sont plus graves que
l’ivrognerie, qui s’oppose directement au bien de la raison humaine. Cependant la passion de
convoitise diminue le péché, car il est moins grave de pécher par faiblesse que de pécher par
malice.

Il appartient en effet à la chasteté d’user modérément des membres du corps selon le jugement
de la raison et le choix de la volonté. C’est pourquoi il n’y a chez les infidèles ni vraie chasteté,
ni autre vertu, car ils ne se réfèrent pas à la fin requise. Ce n’est pas par leurs fonctions,
c’est-à-dire par leurs actes, mais par leurs fins que les vertus se distinguent des vices.
Le mot “pudicité” vient de “pudeur”, qui signifie crainte de la honte. Parmi les vices d’in-
tempérance, ceux qui méritent principalement la honte sont les vices sexuels, parce que les
organes génitaux n’obéissent pas, et parce que la raison se trouve absorbée au maximum.

IIa IIae Q152 a.2 : La virginité est-elle illicite ?


Dans les actes humains est vicieux ce qui s’écarte de la droite raison. Or il existe un triple
bien pour l’homme, dit Aristote : un bien qui consiste dans les choses extérieures, les ri-
chesses par exemple ; un autre qui consiste dans les biens du corps ; et un troisième qui
consiste dans les biens de l’âme, parmi lesquels les biens de la vie contemplative sont meil-
leurs que ceux de la vie active.
Les biens extérieurs sont ordonnés aux biens du corps ; les biens du corps le sont aux biens
de l’âme ; et parmi ceux-ci les biens de la vie active sont ordonnés à ceux de la vie contempla-
tive. Il s’ensuit que si l’on s’abstient de posséder certaines choses – que par ailleurs il serait bon
de posséder – dans l’intérêt de la santé du corps, ou encore en vue de la contemplation de la
vérité, cela n’est pas vicieux, mais conforme à la droite raison. De même, si l’on s’abstient des
plaisirs corporels pour vaquer plus librement à la contemplation de la vérité, cela appartient à
la rectitude de la raison.
116

Or c’est pour cela que la sainte virginité s’abstient de toute délectation sexuelle pour
vaquer plus librement à la contemplation de Dieu. Il est suffisamment pourvu à la multitude
humaine si certains accomplissent l’œuvre de la génération charnelle, tandis que d’autres, qui
s’en abstiennent, s’adonnent à la contemplation des choses Divines, pour la beauté et le salut
du genre humain tout entier.
Or le juste milieu de la vertu ne se détermine pas selon la quantité, mais selon la droite raison,

Ce qui est formel dans la virginité : le propos de conserver cette intégrité en vue de Dieu. Et
c’est en cela que la virginité est une vertu. C’est pourquoi S. Augustin dit : “Ce que nous louons
dans les vierges, ce n’est pas le fait d’être vierges, mais d’être consacrées vierges à Dieu par
une religieuse continence.” La virginité “voue, consacre et réserve l’intégrité de la chair au
Créateur même de l’âme et de la chair”.

IIa IIae Q152 a. 4 : Supériorité de la virginité par rapport au Mariage


Selon S. Augustin, “avec une certitude rationnelle et sur l’autorité des Écritures, nous décou-
vrons que le mariage n’est pas un péché, mais aussi qu’il n’égale en bonté ni la continence des
vierges ni même celle des veuves”.
Comme le montre l’ouvrage de S. Jérôme ce fut l’erreur de Jovinien de déclarer que la virgi-
nité ne devait pas être préférée au mariage. Cette erreur est principalement réfutée par l’exemple
du Christ qui choisit pour mère une vierge et qui garda lui-même la virginité ; par l’enseigne-
ment aussi de S. Paul (1 Co 7. 25) qui conseilla la virginité comme un bien meilleur ; et enfin
par la raison : parce que le bien Divin est meilleur que le bien humain ; parce que le bien de
l’âme est supérieur au bien du corps ; enfin parce que le bien de la vie contemplative est préfé-
rable au bien de la vie active.
Or la virginité est ordonnée au bien de l’âme en sa vie contemplative, qui est de “penser
aux choses de Dieu”. Le mariage, au contraire, est ordonné au bien du corps, qui est la propa-
gation du genre humain ; il appartient à la vie active, car l’homme et la femme dans le mariage
ont nécessairement à “penser aux choses du monde”, comme on le voit dans S. Paul (1 Co 7,
33). Il est donc hors de doute que la virginité doit être mise au-dessus de la continence con-
jugale.
Quoique la virginité soit supérieure à la chasteté conjugale, une personne mariée peut cepen-
dant être meilleure qu’une vierge pour deux raisons.
1° En considération de la chasteté elle-même, si celui qui est marié est plus disposé à garder
la virginité s’il le fallait, que celui qui, en fait, est vierge. S. Augustin conseille à celui qui est
vierge de se dire : “Non ; je ne suis pas meilleur qu’Abraham, quoique la chasteté du célibat
soit meilleure que la chasteté du mariage.” Et il en donne ensuite la raison : “Ce qu’en effet
moi je fais maintenant, il l’eût mieux fait si, à son époque, il avait dû le faire, et ce qu’il a
fait, moi je ne ferais pas aussi bien, s’il me fallait le faire maintenant.”
2° Celui qui n’est pas vierge peut avoir une autre vertu plus excellente. Ce qui fait dire à S.
Augustin : “Une vierge, bien que soucieuse des choses du Seigneur, sait-elle que peut-être, en
raison de quelque faiblesse qu’elle ignore, elle n’est pas prête à souffrir le martyre, tandis que
cette épouse, qu’elle prétendait dépasser, est déjà capable de boire le calice de la passion du
Seigneur ?”
S. Augustin déclare : “Il ne faut pas croire que la fécondité charnelle de celles qui, dans le
mariage, n’ont en vue que les enfants qu’elles donneront au Christ, puisse compenser la perte
de leur virginité.”

La fin l’emporte toujours sur le moyen qui conduit à la fin ; et un moyen est d’autant meilleur
qu’il conduit plus efficacement à la fin.
117

Ce sont les plaisirs sexuels qui sont le plus grand dissolvant de l’âme humaine. La luxure se
rapporte principalement aux voluptés sexuelles, celles qui dissolvent le plus et tout spéciale-
ment l’âme de l’homme. De même que l’alimentation peut être sans péché, lorsqu’elle a lieu
avec la mesure et l’ordre requis, selon ce qui convient à la santé du corps, de même l’acte sexuel
peut être sans aucun péché, lorsqu’il a lieu avec la mesure et l’ordre requis, selon ce qui est
approprié à la finalité de la génération humaine. Mais la luxure concerne par définition ce qui
viole l’ordre et la mesure de la raison dans le domaine sexuel. La luxure est donc sans aucun
doute un péché.
On tient l’orgueil pour la mère commune de tous les péchés. C’est pourquoi les vices capitaux
naissent eux-mêmes de l’orgueil. Les filles de la luxure sont l’aveuglement de l’esprit, l’ir-
réflexion, la précipitation, l’inconstance, l’amour de soi, la haine de Dieu, l’attachement à
la vie présente, l’horreur ou le désespoir de la vie future.
Quand les puissances inférieures sont vivement touchées par leurs objets, le résultat est que
les facultés supérieures s’en trouvent empêchées et désorganisées dans leur activité. Mais par
le vice de luxure tout particulièrement, l’appétit inférieur, le concupiscible, se tourne violem-
ment vers son objet, c’est-à-dire le délectable, à cause de la violence de la passion et du plaisir.
Il en résulte que par la luxure les facultés supérieures, la raison et la volonté, sont désorganisées
au plus haut point. La luxure amollit le cœur de l’homme et le rend efféminé.

La luxure ne peut pas s’accorder avec la droite raison quand elle s’oppose à la fin de l’acte
sexuel. On a ainsi, lorsque la génération de l’enfant est empêchée, le “vice contre nature”, qui
a lieu en tout acte sexuel d’où la génération ne peut suivre. La fornication est un accouplement
fortuit, ayant lieu en dehors du mariage, elle est donc contre le bien de l’enfant à élever. C’est
pourquoi elle est péché mortel.
Les péchés de la chair sont moins coupables que les péchés de l’esprit. Car dans l’homme la
raison l’emporte en valeur sur le corps, c’est pourquoi, si le péché s’oppose davantage à la
raison, il est plus grave. Les péchés spirituels sont également plus contraires au Christ que la
fornication.
“Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis dans son cœur l’adultère avec
elle.” Encore bien plus par conséquent le baiser sensuel et autres actes semblables, sont-ils des
péchés mortels. De tous les vices qui relèvent de la luxure, le pire est celui qui se fait contre
nature.
Les turpitudes contre nature doivent être partout et toujours détestées et punies, comme celles
des habitants de Sodome. Quand même tous les peuples imiteraient Sodome, ils tomberaient
tous sous le coup de la même culpabilité, en vertu de la loi Divine qui n’a pas fait les hommes
pour user ainsi d’eux-mêmes. C’est violer jusqu’à cette société qui doit exister entre Dieu et
nous de souiller par les dépravations de la sensualité la nature dont Il est l’auteur. Le plus grave
des péchés contre nature est la bestialité. Après ce crime se place le vice de l’homosexualité

La sévérité est inflexible en ce qui concerne le fait d’infliger des peines, quand la droite raison
le réclame ; la clémence, elle, diminue les peines en se conformant aussi à la droite raison, c’est-
à-dire quand il le faut, et dans le cas où il le faut. La clémence est “la tempérance d’une âme
qui a le pouvoir de se venger ; la mansuétude est ce qui, plus que tout, rend l’homme maître de
lui-même.

Il faut avoir grand soin que la colère, que l’on prend comme un instrument de la vertu, ne
commande pas à l’esprit ; qu’elle ne marche pas devant comme une maîtresse, mais qu’elle ne
quitte jamais sa place en arrière de la raison, comme une servante prête à faire son service. Mais
désirer la vengeance pour la correction des vices et le maintien du bien de la justice est
louable. Une passion de l’appétit sensible est bonne pour autant qu’elle est réglée par la raison ;
mais si elle exclut l’ordre de la raison, elle est mauvaise.
Celui qui ne se met pas en colère, quand il y a une cause pour le faire, commet un péché. En
effet la patience déraisonnable sème les vices, entretient la négligence, et invite à mal faire non
118

seulement les méchants, mais les bons eux-mêmes. Qu’il y ait de l’amour, mais sans mollesse ;
de la rigueur, mais sans rudesse. Qu’il y ait du zèle, mais sans sévérité immodérée ; de la bonté,
mais ne pardonnant pas plus qu’il ne convient. On peut donc dire que la férocité s’oppose di-
rectement au don de piété.

En ce qui concerne l’appétit du bien ardu, deux vertus sont nécessaires : l’une qui tempère et
refrène l’esprit, pour qu’il ne tende pas de façon immodérée aux choses élevées, et c’est la vertu
d’humilité ; l’autre qui fortifie l’esprit contre le découragement, et le pousse à poursuivre ce qui
est grand conformément à la droite raison, et c’est la magnanimité. Mais l’humilité, selon
qu’elle est une vertu spéciale, regarde principalement la subordination de l’homme à Dieu, à
cause de qui il se soumet aussi aux autres lorsqu’il s’humilie. Le propre de l’humilité est de
diriger et de modérer le mouvement de l’appétit.
S. Augustin a pu dire : “… de peur qu’en observant une trop grande humilité, on ne détruise
l’autorité qui doit gouverner.” Il ne faut donc pas que l’homme se mette au-dessous de tous par
humilité. Tout homme, s’il considère ce qui est de lui, doit se mettre au-dessous du prochain
en considérant ce qui, en celui-ci, est de Dieu. Mais l’humilité n’exige pas que l’on mette ce
qui, en soi-même, est de Dieu, au-dessous de ce qui apparaît être de Dieu en l’autres.
Néanmoins, tout homme peut juger qu’il y a dans le prochain quelque chose de bon que
lui-même n’a pas, ou qu’il y a en lui-même quelque chose de mauvais qui ne se trouve pas
chez l’autre, ce qui lui permet de se mettre par humilité au-dessous du prochain. Prêtez-
moi deux attelages : l’un composé de la justice et de l’orgueil, l’autre du péché et de l’humilité.
Vous verrez le péché dépasser la justice, non par ses propres forces, mais par les forces de
l’humilité qui lui est jointe ; et vous verrez l’autre couple vaincu, non par la faiblesse de la
justice, mais par le poids et l’enflure de l’orgueil.

L’humilité tient la première place, en tant qu’elle chasse l’orgueil auquel Dieu résiste, et rend
l’homme docile et ouvert à l’influx de la grâce Divine, en tant qu’elle vide l’enflure de la su-
perbe. “Dieu résiste aux orgueilleux, écrit S. Jacques (4, 6), mais Il donne Sa grâce aux
humbles.” C’est de cette façon que l’humilité est appelée le fondement de l’édifice spirituel.
L’humilité est ainsi comme une disposition qui permet d’accéder librement aux biens spirituels
et Divins.
Il y a douze degrés que l’on trouve dans la “Règle” de S. Benoît (ch. 7) : 1° “se montrer
toujours humble de cœur et de corps, en tenant les yeux fixés à terre” ; 2° “parler peu, de choses
sérieuses, et sans élever la voix” ; 3° “ne pas rire avec facilité et promptitude” ; 4° “garder le
silence jusqu’à ce que l’on soit interrogé” ; 5° “observer la règle commune du monastère” ; 6°
“se croire et se dire le plus méprisable de tous” ; 7° “s’avouer et se croire indigne et inutile en
tout” ; 8° “confesser ses péchés” ; 9° “embrasser patiemment par obéissance les choses dures
et pénibles” ; 10° “se soumettre avec obéissance au supérieur” ; 11° “ne pas prendre plaisir à
faire sa volonté propre” ; 12° “craindre Dieu et se rappeler tous ses commandements”.

L’orgueil comporte un désir immodéré d’excellence, qui n’est pas conforme à la droite raison.
Il est le signe le plus évident des réprouvés ; et l’humilité, à l’inverse, celui des élus. Le plus
grand péché dans l’homme est l’orgueil.”
Dans le péché il faut envisager deux éléments : la conversion à un bien fini, qui constitue
la matière du péché, et l’aversion loin du bien immuable, qui est la raison formelle et
achevée du péché. Mais c’est du côté de l’aversion que l’orgueil a la plus grande gravité,
car dans les autres péchés l’homme se détourne de Dieu soit par ignorance, soit par fai-
blesse, soit parce qu’il désire quelque autre bien, tandis que l’orgueil détourne de Dieu
par le refus même de se soumettre à Dieu et à Ses lois. Ainsi donc, se détourner de Dieu et
de Ses préceptes qui, pour les autres péchés, est comme une conséquence, appartient essentiel-
lement à l’orgueil, dont l’acte est le mépris de Dieu. Pour convaincre l’orgueil des hommes,
Dieu les punit parfois en permettant qu’ils s’effondrent en des péchés charnels qui, même
s’ils sont moins graves, comportent néanmoins une honte plus manifeste.
119

Le premier péché de l’homme fut l’orgueil. Il en résulte donc que le premier péché de
l’homme résida en ce qu’il désira un bien spirituel au-delà de la mesure convenable. Ce qui
relève de l’orgueil. Adam et Ève voulurent ravir la Divinité, et perdirent la félicité. Pourtant,
l’un et l’autre ont désiré à un certain point de vue s’égaler à Dieu, puisqu’ils ont voulu l’un et
l’autre s’appuyer sur eux-mêmes, en méprisant l’ordre de la règle Divine. Celui qui veut être
Dieu par lui-même a un désir pervers d’être semblable à Dieu ; comme le diable, qui refusa de
lui être soumis ; et comme l’homme, qui refusa, comme serviteur, d’observer les commande-
ments. Si l’on considère la condition des personnes qui ont péché, le péché originel eut une très
grande gravité, à cause de la perfection de leur état. C’est pourquoi il faut dire que ce péché fut
le plus grave à un certain point de vue, mais non de façon absolue.

IIa IIae Q164 a. 1 : La mort est-elle le châtiment du péché de nos premiers parents ?
Il y a les paroles de S. Paul (Rm 5, 12) : “Par un seul homme le péché est entré dans le monde,
et par le péché la mort.”
L’homme, dans son état primitif, avait reçu de Dieu ce don de l’immortalité : aussi longtemps
que son esprit resterait soumis à Dieu, les puissances inférieures de son âme seraient soumises
à son esprit raisonnable, et son corps soumis à son âme. Mais comme, par le péché, l’esprit de
l’homme s’éloigna de la soumission à Dieu, il s’ensuivit que les forces inférieures ne furent
plus soumises totalement à la raison, et il en résulta une rébellion de l’appétit charnel contre la
raison ; il s’ensuivit aussi que le corps ne fut plus totalement soumis à l’âme, et il en résulta la
mort, et les autres déficiences corporelles. La mort et la maladie, et toutes les déficiences cor-
porelles, relèvent du défaut de soumission du corps à l’âme. C’est donc clair : de même que la
rébellion de l’appétit charnel contre l’esprit est un châtiment du péché de nos premiers parents,
de même la mort et toutes les déficiences corporelles.

La forme de l’homme est l’âme raisonnable, qui est de soi immortelle.

IIa IIae Q164 a. 2 : L’Ecriture détermine-t-elle bien les châtiments particuliers infligés à nos
premiers parents ?
D’abord, il leur fut retiré ce qui convenait à l’état d’intégrité, le lieu du paradis terrestre : “Et
le Seigneur Dieu le renvoya du jardin d’Éden.” Et comme l’homme ne pouvait revenir par lui-
même à cet état de première innocence, c’est avec raison que furent ajoutés les obstacles l’em-
pêchant de retrouver ce qui convenait à ce premier état, à savoir la nourriture, “afin qu’il ne
cueille pas de l’arbre de vie”, et le lieu : “Dieu posta devant le jardin d’Éden les chérubins et la
flamme du glaive fulgurant.”

Mais secondairement ils furent punis en ce qu’ils furent assujettis à ce qui correspond à la
nature lorsqu’elle est privée d’un tel don. Et cela quant au corps et quant à l’âme.
Quant au corps, auquel appartient la différence des sexes, une peine fut affectée à la femme,
et une autre à l’homme.
A la femme une peine fut affectée selon les deux liens qui l’unissent à l’homme : la génération
des enfants et le partage des activités familiales.
Quant à la génération des enfants, la femme fut punie doublement. D’abord, quant aux fa-
tigues qu’elle éprouve en portant l’enfant lorsqu’il est conçu, ce qui est signifié par ces paroles :
“Je multiplierai les peines de tes grossesses.” Ensuite, quant à la douleur dont elle souffre en
enfantant -. “Dans la peine tu enfanteras.”
Quant à la vie familiale, la femme est punie en ce qu’elle est soumise à la domination de son
mari, selon ces paroles : “Vous serez sous le pouvoir de votre mari.”

Mais, de même qu’il appartient à la femme d’être soumise à son mari en ce qui concerne
l’économie familiale, de même il appartient à l’homme de procurer ce qui est nécessaire à la
vie. En cela il est puni d’une triple façon.
120

D’abord, par la stérilité de la terre : “Maudit soit le sol à cause de toi.”


Ensuite, par la préoccupation du travail, sans lequel on ne retire pas les fruits de la terre “A
force de peine, tu en retireras subsistance tous les jours de ta vie.”
Enfin, quant aux obstacles que rencontreront ceux qui cultivent la terre : “Elle produira pour
toi épines et chardons.”

Pareillement aussi, en ce qui concerne l’âme, est décrit le triple châtiment qui fut le leur.
Premièrement, quant à la confusion qu’ils éprouvèrent de la rébellion de la chair contre l’es-
prit ; c’est pourquoi il est dit : “Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils
étaient nus.”
Deuxièmement, quant au remords de leur propre faute ; c’est pourquoi il est dit : “Voilà que
l’homme est devenu comme l’un de nous pour connaître le bien et le mal.”
Troisièmement, quant au rappel de la mort à venir ; c’est pourquoi il est dit à l’homme :
“Vous êtes poussière, et vous retournerez à la poussière.” Que “Dieu leur fit des tuniques de
peau” est aussi un signe de leur mortalité. Même avant le péché l’homme aurait été “le chef de
la femme” et aurait gouverné, mais selon que la femme, contre sa propre volonté, doit mainte-
nant nécessairement obéir à la volonté de son mari.

En effet, quelle que soit la femme qui conçoit, elle éprouve nécessairement des tourments et
enfante dans la douleur, à l’exception de la Sainte Vierge qui “conçut sans corruption et enfanta
sans douleur”, car sa conception ne fut pas selon la loi naturelle découlant de nos premiers
parents.
Le vêtement est nécessaire à l’homme selon son état de misère présente pour deux raisons.
D’abord, pour le prémunir des dommages extérieurs, par exemple de l’excès de la chaleur et du
froid ; ensuite, pour voiler sa honte, de peur que n’apparaisse le déshonneur des membres où se
manifeste principalement la rébellion de la chair contre l’esprit.

Dans la sensualité, représentée par le serpent, la convoitise du péché marche en premier ;


puis vient le plaisir dans la raison inférieure, représentée par la femme ; enfin le consentement
au péché dans la raison supérieure, représentée par l’homme.
Il peut donc y avoir une curiosité vicieuse en ce qui concerne les sciences intellectuelles.

D’une autre façon encore il peut y avoir vice en raison précisément du désordre dans le désir
et l’application à apprendre la vérité. Et cela de quatre manières.
1° Lorsqu’une étude moins utile nous arrache à l’étude que la nécessité nous impose. C’est
pourquoi S. Jérôme écrit : “Nous voyons des prêtres, ayant abandonné les Évangiles et les Pro-
phètes, lire des comédies et chanter les poèmes d’amour des bucoliques.”
2° Lorsqu’on cherche à être instruit par celui à qui il n’est pas permis de s’adresser
3° Lorsque l’homme désire connaître la vérité concernant les créatures sans se référer à la
vraie fin, c’est-à-dire à la connaissance de Dieu. C’est pourquoi S. Augustin dit : “Dans la
considération des créatures il ne faut pas exercer une vaine et périssable curiosité, mais
en faire un désir pour arriver à ce qui est immortel et durable.”
4° Lorsqu’on cherche à connaître la vérité en dépassant les possibilités de notre propre talent,
car alors on tombe facilement dans l’erreur.
Le bien de l’homme consiste dans la connaissance du vrai. Cependant le souverain bien de
l’homme ne consiste pas dans la connaissance de n’importe quel vrai, mais dans la connaissance
parfaite de la vérité suprême, C’est pourquoi il peut y avoir un vice dans la connaissance de
certaines vérités, lorsqu’un tel désir n’est pas ordonné de façon droite à la connaissance de la
vérité suprême, où se trouve la souveraine félicité.

La modération des mouvements extérieurs requiert la modération des passions intérieures. S.


Jean l’Évangéliste, comme certains s’étaient scandalisés de l’avoir trouvé en train de jouer avec
121

ses disciples, demanda à l’un d’eux qui portait un arc de tirer une flèche. Lorsque celui-ci l’eut
fait plusieurs fois, il lui demanda s’il pourrait continuer toujours. Le tireur répondit que, s’il
continuait toujours, l’arc se briserait. S. Jean fit alors remarquer que, de même, l’esprit de
l’homme se briserait s’il ne se relâchait jamais de son application.

A ce sujet il semble qu’il y ait cependant trois défauts à éviter surtout.


Le premier et le principal c’est qu’on ne cherche pas le plaisir dont on vient de parler dans
des actions ou paroles honteuses ou nocives. Il faut aussi veiller à ce que la gravité de l’âme ne
se dissipe pas totalement. Même dans le jeu lui-même doit briller la lumière d’un esprit ver-
tueux.”
Il faut encore veiller, comme dans toutes les actions humaines, à ce que le jeu convienne aux
personnes, aux temps et aux lieux, et qu’il soit bien ordonné selon les autres circonstances,
c’est-à-dire qu’il soit “digne du moment et de l’homme”, comme dit Cicéron.
C’est pourquoi, en ce qui concerne les jeux, il peut y avoir une vertu, qu’Aristote appelle
“eutrapélie” Et cette vertu, par cela même qu’elle empêche de manquer à la mesure dans les
jeux, se rattache à la modération.
S. Ambroise n’exclut pas absolument la plaisanterie de la vie humaine, mais de l’enseigne-
ment sacré. Il est dit dans l’Exode : “Le peuple s’assit pour manger et pour boire, et ils se levè-
rent pour jouer.” le défaut de jeu est un vice.
Tout ce qui, dans les actions humaines s’oppose à la raison est vicieux. Or il est contraire à
la raison d’être un poids pour les autres, lorsque par exemple on n’offre rien de plaisant, et
qu’on empêche aussi les autres de se réjouir. L’austérité, selon qu’elle est une vertu, n’ex-
clut pas tous les plaisirs, mais seulement les plaisirs excessifs et désordonnés.

Dans l’usage du vêtement le désordre de la passion se manifeste de trois manières en ce qui


concerne l’excès.
1° Lorsque l’on recherche la célébrité par un raffinement superflu des vêtements, nul ne re-
cherche les vêtements précieux (c’est-à-dire qui dépassent sa condition) si ce n’est par vaine
gloire.”
2° Lorsque, dans la recherche excessive de beaux vêtements, on recherche un plaisir raffiné,
du fait que le vêtement est conçu pour flatter le corps.
3° Lorsque l’on a un souci excessif du beau vêtement, même si l’on ne se propose pas une
fin mauvaise.

A ce triple désordre on oppose trois vertus ayant pour matière la toilette extérieure :
“L’humilité”, qui exclut la recherche de vaine gloire. “Le contentement de peu”, qui exclut
la recherche des plaisirs délicats. “La simplicité”, enfin, qui exclut la recherche excessive à ce
sujet.
Du côté du péché par défaut, il peut aussi y avoir deux dérèglements dans notre disposition
intérieure.
Le premier par la négligence de l’homme qui ne prend ni souci ni peine pour être habillé
comme il faut. Un autre désordre se remarque chez ceux qui font servir à leur gloire ce manque
de tenue extérieure. Il peut y avoir de la vanité non seulement dans l’éclat et le luxe de ce qui
tient au corps, mais aussi dans la tenue négligée et triste.

IIa IIae Q169 a. 2 : Les femmes pèchent-elles mortellement en se parant avec excès ?
Ce n’est pas seulement aux vierges ou aux veuves, dit S. Cyprien, mais aussi aux femmes
mariées et à toutes les femmes sans exception qu’il faut dire qu’elles ne doivent en aucune façon
falsifier l’œuvre et la créature de Dieu en usant de teinture blonde, ou de poudre noire, ou de
rouge, ou de quelque autre préparation destinée à modifier leurs traits naturels.” Et S. Cyprien
ajoute : “Elles font violence à Dieu quand elles s’efforcent de refaire ce que Lui-même a fait.
C’est un assaut contre l’œuvre Divine, une trahison de la vérité. Tu ne pourras plus voir Dieu,
122

quand tu n’auras plus les yeux que Dieu a faits, mais ceux que le diable a défaits : Tu t’es fait
parer par ton ennemi, tu brûleras tout autant que lui.”

Cependant une femme peut licitement s’employer à plaire à son mari, de peur qu’en la
dédaignant il ne tombe dans l’adultère. C’est pourquoi S. Paul dit (1 Co 7, 34) : “La femme
qui s’est mariée a souci des affaires du monde, des moyens de plaire à son mari.” Si une femme
mariée se pare afin de plaire à son mari, elle peut donc le faire sans péché.
Mais les femmes qui ne sont pas mariées, qui ne veulent pas se marier, et qui sont dans
une situation de célibat ne peuvent sans péché vouloir plaire aux regards des hommes afin
d’exciter leur convoitise, car ce serait les inviter à pécher. Si elles se parent dans cette
intention de provoquer les autres à la convoitise, elles pèchent mortellement. Mais si elles
le font par légèreté, ou même par vanité à cause d’un certain désir de briller, ce n’est pas
toujours un péché mortel, mais parfois un péché véniel.
Toutefois il ne convient pas aux femmes, même mariées, de laisser voir leurs cheveux, car
l’Apôtre leur ordonne de se voiler la tête. Dans ce cas cependant, certaines pourraient ne pas
commettre de péché, si elles ne le font pas par vanité, mais à cause d’une coutume contraire,
bien que cette coutume ne soit pas à recommander.
Ce qui laisse à entendre qu’une parure sobre et modérée n’est pas interdite aux femmes,
mais seulement une parure excessive, insolente et impudique.

Se farder, pour paraître plus rouge ou plus blanche, est un artifice fallacieux. Les maris eux-
mêmes, je n’en doute pas, ne veulent pas être trompés de la sorte. Or c’est pour eux seuls qu’il
est permis aux femmes de se parer ; encore est-ce une tolérance, et non un ordre. L’utilisation
de ces fards n’est cependant pas toujours péché mortel, mais seulement quand elle se fait par
luxure ou par mépris de Dieu.
Il faut néanmoins distinguer entre feindre une beauté que l’on n’a pas, et cacher une
laideur qui provient de quelque cause, comme la maladie. En effet, ceci est licite.

La toilette extérieure doit être en rapport avec la condition de la personne, conformément aux
usages communément reçus. C’est pourquoi il est de soi vicieux qu’une femme mette des
vêtements masculins, ou l’inverse ; et principalement parce que cela peut être une cause
de débauche. Parfois cependant, lorsqu’il y a nécessité, cela peut se faire sans péché : ou
bien pour se cacher des ennemis, ou bien par manque d’autres vêtements, etc.
Si un art avait pour but de fabriquer des produits dont les hommes ne pourraient se servir
sans péché, il en résulterait que les ouvriers commettraient un péché en fabriquant de tels ar-
ticles, car ils offriraient alors directement aux autres une occasion de pécher ; ce serait le cas de
celui qui fabriquerait des idoles ou objets servant au culte idolâtrique.
Au contraire, si un art se rapporte à des ouvrages dont les hommes peuvent faire un bon ou
un mauvais usage, comme les glaives, les flèches, etc., la pratique de cet art n’est pas un péché.
Cependant, si l’on faisait la plupart du temps un mauvais usage des produits d’un art, bien qu’ils
ne soient pas en eux-mêmes illicites, ce serait le devoir du prince de les exclure de la cité.
Donc, il est permis aux femmes de se parer, pour maintenir ce qui convient à leur con-
dition, ou même pour ajouter quelque ornement afin de plaire à leurs maris.

LES ETATS DE PERFECTION (IIaIIae, 171-189)


La prophétie implique le miracle, qui en est comme la confirmation. Les vérités que Dieu
révèle et qui surpassent la connaissance des hommes ne sauraient être confirmées par la raison
humaine qu’elles dépassent, mais par l’action de la puissance Divine. Donc, puisque la prophé-
tie consiste à connaître des vérités qui sont au-dessus de la raison naturelle, il faudra qu’elle
123

bénéficie d’une lumière qui dépasse celle-ci. La prophétie proprement dite ne peut venir de la
nature, mais seulement d’une révélation Divine. La prophétie peut donc exister chez ceux qui
n’appartiennent pas à Dieu par la grâce.
Il n’y a pas de fausse doctrine qui n’entremêle parfois certaines vérités avec l’erreur. C’est le
cas des démons ; la doctrine dont ils instruisent leurs prophètes contient certaines vérités qui la
rendent recevable ; ainsi l’intelligence est amenée à l’erreur par l’apparence de la vérité,
comme la volonté est amenée au mal par l’apparence du bien. Il est quelquefois permis au
diable de dire vrai, afin que son mensonge se recommande de cette rare vérité. Ainsi, même
cette vérité qu’annoncent les démons vient aussi de l’Esprit Saint.

Le ravissement, quel que soit son but, peut avoir trois causes :
1° une cause physique, tel est le cas des aliénés ;
2° la puissance des démons : c’est le cas des possédés ;
3° la puissance Divine. C’est ici le véritable ravissement : être élevé par l’Esprit Divin vers
les réalités surnaturelles avec abstraction des sens. Aussi est-il impossible que l’homme en l’état
présent voie Dieu dans son essence sans abstraction des sens.
Cette grâce du discours a un triple effet :
1. Instruire l’intelligence des auditeurs ;
2. Plaire à leur cœur, afin qu’ils écoutent volontiers la parole Divine.
3. Toucher leur âme, pour qu’ils aiment la vérité et la mettent en pratique.

Le discours peut être pratiqué de deux façons.


1. En particulier, à l’adresse d’une ou de quelques personnes, dans un entretien familier. Dans
ce cas la grâce du discours peut convenir aux femmes.
2. En public, devant toute l’assemblée. Cela est interdit aux femmes parce que la femme doit
être soumise à l’homme. Ensuite, par crainte que le cœur des hommes ne soit séduit par désir.
Enfin, parce que les femmes, généralement, ne sont pas assez instruites en sagesse pour qu’il
soit possible de leur confier sans inconvénient un enseignement public. Outre la grâce de la Foi,
il faut la grâce du discours pour enseigner cette Foi ; il n’est donc pas surprenant que l’opération
des miracles soit nécessaire aussi pour la confirmer.

Il existe deux vies, où le Dieu Tout-Puissant nous instruit par sa sainte parole : la vie
active et la vie contemplative. C’est ainsi que la vie des plantes se définit par la nutrition
et la génération, celle des animaux par la sensation et le mouvement local, celle des
hommes par la pensée et l’agir rationnel.
Ces deux vies se voient figurées par les deux femmes de Jacob : la vie active par Lia, et la
vie contemplative par Rachel ; et par les deux hôtesses du Seigneur : la vie contemplative par
Marie, et la vie active par Marthe. Ces deux vies se voient figurées par les deux femmes de
Jacob : la vie active par Lia, et la vie contemplative par Rachel ; et par les deux hôtesses du
Seigneur : la vie contemplative par Marie, et la vie active par Marthe.
On appelle contemplative la vie de ceux dont l’intention primordiale est de contempler
la vérité. S. Grégoire situe la vie contemplative dans “la Charité pour Dieu”, en tant que cet
amour nous embrase du désir de contempler la beauté Divine. Et parce que chacun se délecte
dans la possession de ce qu’il aime, la vie contemplative a pour terme la délectation. Or celle-
ci se trouve dans l’affectivité, et rend l’amour plus intense.
La fin de la vie contemplative est la considération de la vérité. Mais les vertus morales
se rattachent à la vie contemplative à titre de dispositions préalables. L’acte de contem-
plation qui fait l’essence de la vie contemplative se heurte à un double obstacle : à la vio-
lence des passions, qui détourne l’intention de l’âme de l’intelligible vers le sensible, et
aux agitations extérieures. Or les vertus morales refrènent la violence des passions et apaisent
les agitations qui proviennent des occupations extérieures. C’est pourquoi les vertus morales se
rattachent à la vie contemplative à titre de dispositions préalables. L’acte final et qui consomme
tout, c’est la contemplation même de la vérité.
124

La méditation s’entend, à ce qu’il semble, du progrès de la raison, qui à partir de certains


principes, s’achemine à la contemplation d’une vérité. D’après S. Bernard, le mot considération
aurait le même sens. Cependant Aristote l’entend de toute opération de l’esprit. Quant à la con-
templation, elle désigne la simple intuition de la vérité. La contemplation est le pénétrant et
libre regard de l’esprit sur les choses qu’il regarde ; la Méditation est le regard de l’esprit en
quête de la vérité ; la cogitation, c’est l’esprit en train d’inspecter les choses, mais qui ne fixe
encore rien.

La contemplation de la vérité Divine constitue l’élément principal de la vie contempla-


tive. Cette sorte de contemplation est en effet la fin même de la vie humaine. “La contemplation
de Dieu, écrit S. Augustin, nous est promise comme la fin de toutes nos actions et l’éternelle
perfection de nos joies.” Dans ce temps-ci, la contemplation de la vérité Divine ne nous est
possible que de façon imparfaite, dans un miroir, sous forme d’énigmes (1 Co 13, 12). C’est
pourquoi Aristote fait consister la félicité dernière de l’homme dans la contemplation du
suprême intelligible.
Mais les œuvres Divines nous mènent à la contemplation de Dieu, selon qu’il est écrit (Rom
1, 20) : “Les perfections invisibles de Dieu nous sont rendues accessibles et mises sous les yeux
par le moyen des créatures.” Il s’ensuit que la contemplation des œuvres de Dieu appartient
aussi à la vie contemplative, en tant que par elle l’homme se trouve acheminé à la connaissance
de Dieu. Ainsi devient-il manifeste que quatre éléments, dans un certain ordre, appartiennent à
la vie contemplative : 1° les vertus morales ; 2° certains actes, outre la contemplation elle-
même ; 3° la contemplation des œuvres Divines ; 4° la contemplation même de la vérité Divine.

Six espèces de contemplation représentent autant de degrés par où l’on s’élève des créatures
à la contemplation de Dieu.
• La perception des choses sensibles est située au premier degré.
• Le mouvement par où l’on s’élève des choses sensibles aux intelligibles constitue le
deuxième.
• Le jugement porté sur les choses sensibles à la lumière des intelligibles compose le
troisième.
• La considération des intelligibles eux-mêmes, formés à partir des choses sensibles,
constitue le quatrième.
• La contemplation des intelligibles qui ne sauraient s’acquérir par le moyen des réalités
sensibles, mais que la raison peut connaître, constitue le cinquième.
• Enfin le sixième est formé des intelligibles que la raison ne peut ni acquérir ni connaître,
mais qui appartiennent à la sublime contemplation de la vérité Divine, en laquelle
s’achève finalement la contemplation.

L’ultime perfection de l’intelligence humaine, c’est la vérité Divine. Il faut comprendre


qu’on peut être dans la vie présente de deux manières.
1° De façon actuelle et avec l’usage actuel des sens corporels. A prendre les choses ainsi, la
contemplation de la vie présente ne peut aucunement atteindre à la vision de l’essence
Divine.
2° De façon simplement potentielle et non pas actuelle. C’est-à-dire que l’âme, tout en étant
unie au corps mortel comme sa forme, se trouve à un moment donné ne point user des sens
corporels ni de l’imagination, phénomène qui se vérifie dans le ravissement. Et dans ce second
cas, la contemplation de cette vie peut atteindre à la vision de l’essence Divine. Donc, parce
que la vie contemplative consiste principalement en la contemplation de Dieu, à laquelle la
Charité nous pousse, il s’ensuit que dans la vie contemplative il n’y a pas seulement délectation
à cause de la contemplation elle-même, mais encore en raison de l’amour Divin. Or dans la
contemplation, la contention et la lutte que nous avons à soutenir ne viennent pas de ce
125

que la vérité contemplée nous est contraire. La cause en est dans l’insuffisance de notre
intelligence et dans l’infirmité de notre corps, qui nous tire vers le bas.
Lorsque l’homme parvient à la contemplation de la vérité, il l’aime plus ardemment, tandis
qu’il hait davantage cette impuissance qui lui vient de la pesanteur du corps corruptible. La vie
contemplative commence ici-bas pour atteindre sa perfection dans la patrie céleste, pour trouver
au Ciel son achèvement.

Il faut d’abord extirper la totalité des vices par l’exercice des bonnes œuvres dans la vie
active. On pourra alors s’appliquer, d’un esprit dont le regard est déjà purifié, à la con-
templation de Dieu dans la vie contemplative : la vie active dispose à la vie contemplative.
La connaissance prudentielle est la droite raison appliquée à diriger l’action. Les vertus mo-
rales, chez celui qui les ordonne au repos de la contemplation, appartiennent à la vie contem-
plative. Celui qui peut, avec acuité et promptitude, discerner le vrai et le mettre en lumière, est
habituellement tenu pour très prudent et très sage.
A l’égard de cet objet, l’enseignement relève tantôt de la vie active et tantôt de la vie con-
templative. De la vie active, quand l’homme conçoit quelque vérité pour y trouver la lumière
directrice de son activité extérieure. De la vie contemplative, quand l’homme conçoit quelque
vérité intelligible pour se délecter à la considérer et à l’aimer.
Avec le siècle présent, la vie active disparaîtra. Mais la vie contemplative commence ici-
bas, pour trouver son achèvement dans la patrie céleste.

IIaIIae Q182 a. 1 De la vie active ou de la vie contemplative, quelle est la plus importante ou
la plus digne ?
La vie contemplative est, absolument parlant, supérieure à la vie active. Ce dont Aristote
donne huit raisons :
1° La vie contemplative convient à l’homme selon ce qu’il a de meilleur en lui, qui est l’in-
telligence, et à l’égard de l’objet propre de l’intelligence, que sont les intelligibles.
2° La vie contemplative peut durer plus longtemps, quoique non pas dans son degré suprême.
3° Il y a plus de délectation dans la vie contemplative, que dans la vie active.
4° Dans la vie contemplative l’homme se suffit davantage à lui-même, ayant besoin de moins
de choses pour s’y livrer.
5° La vie contemplative est davantage aimée pour elle-même, tandis que la vie active est
ordonnée à autre chose.
6° La vie contemplative se présente comme un loisir et un repos.
7° La vie contemplative concerne le Divin, la vie active concerne l’humain.
8° La vie contemplative appartient à ce qu’il y a de proprement humain dans l’homme, c’est-
à-dire à l’intelligence, tandis que les facultés inférieures, communes à l’homme et à la bête, ont
part aux opérations de la vie active.
Une autre raison : un jour on te retirera les nécessités de la vie ; la douceur de la vérité est
éternelle !”

Mais d’un point de vue particulier et dans un cas donné, à cause des nécessités de la vie
présente, il arrive que la vie active doive être choisie de préférence. Même Aristote le re-
connaît : “Il vaut mieux philosopher que gagner de l’argent ; mais pour celui qui est dans
le besoin, gagner de l’argent est préférable.”

Les âmes humaines deviennent nécessairement plus libres quand elles s’établissent dans la
contemplation de l’intelligence Divine et moins libres quand elles s’affaissent vers les corps.”
Cela montre bien que la vie active ne commande pas directement à la vie contemplative. Mais,
en y disposant, elle prescrit certaines œuvres de la vie active, et en cela elle sert la vie contem-
plative plus qu’elle ne lui commande. C’est ce que dit S. Grégoire : “La vie active est nommée
un service, et la vie contemplative une liberté.”
126

Si nul ne nous met sur les épaules ce fardeau, il n’y a qu’à vaquer à la recherche et à la
contemplation de la vérité. Si on nous l’impose, la Charité exige que nous le portions. Mais,
même dans ce cas, nous ne devons pas délaisser entièrement la délectation de la vérité, si nous
ne voulons pas être privés de cette suavité et écrasés par cette nécessité. Cela montre que, lors-
que l’on est arraché à la vie contemplative pour être appliqué à la vie active, il ne s’agit
pas d’abandonner la contemplation, mais d’y joindre l’action.

La vie active, c’est le travail ; et la vie contemplative, le repos. Quiconque se convertit au


Seigneur, doit premièrement se fatiguer au travail, c’est-à-dire accueillir Lia, pour se reposer
ensuite parmi les embrassements de Rachel, dans la contemplation du principe. Grands sont
les mérites de la vie active, mais plus grands encore ceux de la vie contemplative. Par sa
nature même, la vie contemplative est donc plus méritoire que la vie active. Il peut cepen-
dant arriver qu’une personne acquière, dans les œuvres de la vie active, des mérites supé-
rieurs à ceux de telle autre personne dans celles de la vie contemplative.

Il est impossible de s’adonner simultanément à l’activité extérieure et à la contemplation de


Dieu.
La vie active représente un secours pour la contemplation, à laquelle fait obstacle le dérègle-
ment des passions de l’âme. Ceux qui veulent occuper la citadelle de la contemplation doi-
vent s’éprouver au préalable sur le champ de bataille de l’action. Ils doivent s’assurer
qu’ils ne causent plus aucun préjudice à leur prochain, qu’ils supportent patiemment celui
que le prochain peut leur causer, que devant l’abondance des biens temporels leur âme ne
s’abandonne pas à une joie déréglée, que la perte de ces biens ne les afflige pas sans me-
sure. Ils doivent s’assurer aussi que, lorsqu’ils rentrent en eux-mêmes pour y méditer les
vérités spirituelles, ils ne traînent pas avec eux les images des affaires corporelles ou, s’il
en a traîné, qu’ils les discernent et les chassent.

Donc l’exercice de la vie active est profitable à la vie contemplative en ce qu’il apaise les
passions intérieures d’où proviennent ces imaginations qui empêchent la contemplation. La vie
active a une priorité de temps sur la vie contemplative, car c’est à partir des bonnes œuvres
qu’on tend à la contemplation.
On va de la vie active à la vie contemplative pour ce qui regarde l’ordre de génération. Mais
on revient de la vie contemplative à la vie active dans l’ordre de direction, en vue de soumettre
la vie active à la direction de la vie contemplative. De la sorte, ceux qui sont plus aptes à la vie
active peuvent, en exerçant cette vie, se disposer à la vie contemplative, et d’autre part, ceux
qui sont plus aptes à la vie contemplative peuvent néanmoins aborder les exercices de la vie
active, pour y trouver un surcroît de préparation à la vie contemplative.

L’homme acquiert la rectitude spirituelle en soumettant à Dieu sa volonté. La diversité des


états et des offices dans l’Église est requise, pour trois fins.
• D’abord, pour la perfection de l’Église elle-même. Dans l’ordre naturel nous voyons la
perfection, qui en Dieu est simple et unique, ne pouvoir se réaliser chez les créatures
que sous des formes diverses et multiples. Il en va de même pour la plénitude de la
grâce, qui se trouve concentrée chez le Christ comme dans la tête. Elle se répand dans
ses membres sous des formes diverses, pour que le corps de l’Église soit parfait.
• Elle est requise ensuite pour l’accomplissement des actions nécessaires à l’Église.
• Enfin, cette diversité intéresse la dignité et beauté de l’Église, qui consiste en un certain
ordre.

La diversité des états et des offices n’empêche pas l’unité de l’Église. Cette unité, en
effet, résulte de l’unité de la Foi, de la Charité, du service mutuel. La diversité parmi les
membres de l’Église a trois buts : la perfection, l’action et la beauté.
En fonction de cette triple fin, on peut donc reconnaître parmi les fidèles une triple diversité.
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• La première est relative à la perfection. C’est celle des états, qui fait que certains sont
plus parfaits que d’autres.
• La deuxième est relative à l’action. C’est celle des offices. On considère en effet, comme
exerçant des offices différents, ceux qui sont préposés à des actions différentes.
• La troisième intéresse la beauté de l’Église. C’est celle des grades, suivant laquelle, dans
le même état ou dans le même office, se rencontrent des supérieurs et des inférieurs.
L’homme est incliné à la justice par la raison naturelle tandis que le péché est contre la raison
naturelle. Il s’ensuit que la liberté à l’égard du péché, à laquelle se trouve jointe la servitude
à l’égard de la justice, est la vraie liberté. Par l’une et l’autre, l’homme tend au bien conforme
à sa nature. La vraie servitude, pareillement, c’est la servitude à l’égard du péché, accom-
pagnée de la liberté à l’égard de la justice, qui entrave l’homme dans la poursuite du bien
qui lui est propre.
Or dans cette servitude envers la justice ou le péché l’homme s’engage par son effort humain,
dit S. Paul (Rm 6, 16) : “A l’égard de celui à qui vous vous êtes livrés comme pour lui obéir,
vous êtes effectivement des esclaves, que ce soit du péché pour la mort, ou de l’obéissance pour
la justice.” Mais dans tout effort humain, on est fondé à distinguer le commencement, le milieu
et la fin. Donc, dans l’état de servitude et de liberté spirituelles aussi, nous distinguerons : le
commencement, auquel appartient l’état des commençants, le milieu, auquel appartient l’état
des progressants et le terme, auquel appartient l’état des parfaits.
La perfection de la vie chrétienne tient donc spécialement à la Charité qui unit l’âme à
Dieu.

IIaIIae Q184 a. 2 Peut-on être parfait en cette vie ?


La loi Divine ne nous convie pas à l’impossible. Or elle nous invite à la perfection selon S.
Matthieu (5, 48) : “Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait.” Il semble donc qu’il
soit possible d’être parfait en cette vie.
La perfection de la vie chrétienne réside dans la Charité. On peut donc envisager une triple
perfection de la Charité.
1° Une perfection absolue. La Charité alors est totale, non seulement par rapport à celui qui
aime, mais encore par rapport à celui qui est aimé. C’est-à-dire que Dieu est aimé autant qu’Il
est aimable. Cette perfection de la Charité n’est possible à aucune créature. Elle est le privilège
de Dieu, Qui possède le bien intégralement et par essence.
2° Une perfection répondant à toute la capacité de celui qui aime, dont l’amour se porte vers
Dieu selon tout son pouvoir et de façon actuelle. Cette perfection n’est pas possible dans l’état
de pèlerin, mais elle existera dans la patrie.
3° Une perfection qui n’est totale ni par rapport à l’être aimé ni même par rapport à
celui qui aime, en ce que celui qui aime Dieu le ferait de façon toujours actuelle, mais qui
l’est en cet autre sens qu’elle exclut tout ce qui contrarie le mouvement de l’amour Divin.
Or cette perfection-là est possible dans la vie présente.
Et cela de deux façons. D’abord, en tant qu’elle implique le rejet par la volonté humaine de
tout ce qui est contraire à la Charité, entendez le péché mortel. Sans cette perfection-là, la Cha-
rité ne peut exister. Aussi est-elle nécessaire au salut.
Puis, en tant qu’elle implique le rejet par la volonté humaine, non plus seulement de ce qui
est contraire à la Charité, mais encore de ce qui l’empêche de se porter vers Dieu de tout son
élan. La Charité peut exister sans cette seconde perfection, comme c’est le cas chez les com-
mençants et les progressants.
De même que la condition de la vie présente ne permet pas à l’homme d’être toujours uni à
Dieu d’amour actuel, elle ne lui permet pas d’avoir pour chacun de ses frères individuellement
un amour actuel et distinct. Il suffit qu’il les aime tous ensemble universellement et chacun en
particulier d’un amour habituel, sous forme de disposition du cœur.
128

Or la perfection de la Charité, qui fait la perfection de la vie chrétienne, tient à ce que nous
aimons Dieu de tout notre cœur et le prochain comme nous-même. Il semble donc que la per-
fection consiste en l’observation des préceptes.
Que la perfection consiste en quelque chose peut se dire de deux façons : directement par soi
et essentiellement, ou de façon secondaire et par accident.
Directement et essentiellement, la perfection de la vie chrétienne consiste dans la Charité,
principalement dans l’amour de Dieu, et secondairement dans l’amour du prochain, amours
auxquels se rapportent les préceptes principaux de la loi Divine. Les jeûnes, les veilles, la mé-
ditation des Écritures, la nudité, le dénuement de toutes ressources ne sont pas la perfec-
tion même, mais les moyens de perfection. Ce n’est pas en eux que réside la fin de ce
régime de vie, mais c’est par eux qu’on parvient à cette fin.

Certains sont dans l’état de perfection et n’ont ni la Charité, ni la grâce, par exemple les
mauvais évêques et les mauvais religieux. Il semble donc qu’à l’inverse certains puissent avoir
une vie parfaite sans se trouver dans l’état de perfection.
D’ailleurs, lorsque quelqu’un passe du péché à la grâce, il passe effectivement de la ser-
vitude à la liberté. L’état de perfection requiert, on l’a dit, la perpétuelle obligation, accompa-
gnée de solennité, à une vie de perfection. Or l’une et l’autre condition se vérifie dans le cas
des religieux et des évêques.

Les religieux s’engagent par vœu à s’abstenir des biens du siècle, dont il leur était loisible
d’user, en vue de vaquer à Dieu plus librement, et c’est en cela que consiste la perfection de la
vie présente. Les évêques pareillement s’obligent à une vie de perfection lorsqu’ils assument
l’office pastoral qui les oblige à donner leur vie pour leurs brebis. D’où il ressort que la perfec-
tion appartient aux seuls Evêques. De même que nous avons dans les Apôtres le prototype
des Evêques, nous avons dans les soixante-douze disciples celui des prêtres du second ordre.
Que l’Evêque soit le premier pour l’action et qu’il soit néanmoins plus que personne attaché à
la contemplation. L’état de celui qui a charge d’âmes est plus périlleux que celui du moine.
La primauté cherche qui la fuit, et fuit qui la cherche.

L’état épiscopal présuppose la vie parfaite. L’état religieux, lui, ne présuppose pas la
perfection, il est une voie qui y conduit. La perfection appartient à l’Evêque dans le sens actif,
comme à celui qui perfectionne, et au moine dans le sens passif, comme à celui qui est perfec-
tionné. Or, pour pouvoir conduire les autres à la perfection, il est requis d’être soi-même
parfait, ce qui n’est pas exigé de celui qui doit être conduit à la perfection. Mais si c’est
présomption de s’estimer soi-même parfait, ce ne l’est pas de s’appliquer à le devenir. Si
le fardeau de l’office pastoral nous est mis sur les épaules, ce n’est pas une raison pour aban-
donner la délectation de la vérité qu’on trouve dans la contemplation. La pauvreté volontaire
est un simple instrument pour acquérir la perfection.

A l’égard de leurs biens personnels, les évêques sont de vrais propriétaires. Dans ces condi-
tions, ils ne sont pas obligés de les donner à d’autres. Ils peuvent soit les conserver, soit les
distribuer à leur guise. Ils peuvent cependant pécher dans l’usage qu’ils en font, soit par attache
excessive en se réservant plus qu’il ne leur faut, soit en ne subvenant pas aux besoins d’autrui
selon que l’exige la dette de la Charité. Toutefois, ils ne sont pas tenus à restitution, car ils ont
sur ces biens un vrai droit de propriété.
Mais à l’égard des biens ecclésiastiques, ils ne sont que des dispensateurs ou des administra-
teurs.

Si le mauvais serviteur se dit -.” Mon maître tarde à venir” (ici perce le mépris du jugement
de Dieu), et s’il se met à battre ses compagnons (ce qui est le fait de l’orgueil) puis à faire bonne
chère avec des ivrognes (à quoi l’on reconnaît la luxure) le maître de ce serviteur viendra au
129

jour qu’il ne l’attend pas, il le séparera” de la société des bons, “et il lui assignera sa place parmi
les hypocrites” (c’est-à-dire en enfer).

Les religieux sont dans l’état de perfection. Il est évident que celui qui travaille en vue
d’une fin n’est pas obligé de l’avoir déjà obtenue. Ce qui est requis, c’est qu’il y tende par
quelque moyen. Aussi celui qui embrasse l’état religieux n’est pas obligé de posséder la
charité parfaite, mais d’y tendre et de s’y employer. Celui qui entre en religion ne fait pas
profession d’être parfait, mais de travailler à le devenir. Pas plus que celui qui entre à
l’école, ne fait profession d’être savant, mais d’étudier pour le devenir. Le religieux ne viole
donc pas sa profession s’il n’est point parfait, mais seulement s’il dédaigne de tendre à la
perfection.

La richesse a peu de valeur pour la félicité de la vie contemplative. Elle est même plutôt un
empêchement, en tant que son souci empêche la tranquillité de l’âme, nécessaire par-dessus
tout à celui qui contemple. C’est ce que dit Aristote : “Beaucoup de choses sont nécessaires
pour l’action. L’homme qui contemple n’a pas besoin de tout cela”, c’est-à-dire des biens exté-
rieurs. “Indispensables pour l’action, ils sont des obstacles à la contemplation.”

La perfection de l’état religieux exige la continence. Or il était impossible que, sans leur faire
tort, des maris abandonnent leur femme alors que des hommes pouvaient abandonner leurs ri-
chesses sans faire de tort. C’est pourquoi, il ne sépara pas de sa femme Pierre qu’il avait trouvé
marié. “ Cependant il détourna du mariage Jean qui s’y disposait.”
Mais la vertu la plus louée, chez le Christ, c’est l’obéissance. Le vœu est requis à l’état de
perfection. Ne regrette pas de t’être lié par un vœu. Réjouis-toi plutôt de n’avoir plus le
droit de faire ce qui ne t’était permis qu’à ton détriment. Heureuse nécessité, qui oblige
au meilleur.

IIaIIae Q186 a. 7 Les trois vœux suffisent-ils ?

L’état religieux se trouve réellement constitué par les trois vœux.


1° En tant qu’exercice de perfection, il est nécessaire que le religieux se débarrasse de
ce qui pourrait empêcher sa volonté de tendre à Dieu tout entière, en quoi consiste la per-
fection de la Charité. Or ces obstacles sont au nombre de trois. Il y a d’abord l’amour des biens
extérieurs. Le vœu de pauvreté l’abolit. Il y a ensuite la convoitise des jouissances sensibles, au
premier rang desquelles se placent les voluptés charnelles. Le vœu de continence les exclut. Il
y a enfin le dérèglement de la volonté humaine. Le vœu d’obéissance l’exclut.
2° Pareillement, le trouble des soucis du siècle envahit l’homme surtout sur trois points.
Le premier est la gérance des biens extérieurs. Le vœu de pauvreté volontaire délivre de ce
souci. Le deuxième est le gouvernement de sa femme et de ses enfants. Le vœu de continence
en dispense. Le troisième est la conduite de sa propre vie. Le vœu d’obéissance y pourvoit, par
lequel on se remet au gouvernement d’un autre.
3° “L’holocauste est, d’après S. Grégoire l’offrande à Dieu de tout ce qu’on possède.”
Or l’homme possède, selon Aristote, un triple bien. Le premier consiste dans les biens exté-
rieurs. Par le vœu de pauvreté volontaire, il les offre à Dieu totalement. Le deuxième est l’en-
semble des jouissances dont son corps est le siège. Il y renonce pour Dieu principalement par
le vœu de continence, où il s’interdit tout usage volontaire des plus grandes délectations corpo-
relles. Le troisième est le bien de l’âme. On l’offre totalement à Dieu par l’obéissance, grâce à
laquelle on offre à Dieu sa volonté propre par laquelle l’homme est maître de toutes les puis-
sances et habitus de son âme.

IIaIIae Q186 a. 8 Comparaison des trois vœux ?


C’est à bon droit que l’obéissance est mise au-dessus des sacrifices. Dans le sacrifice, c’est
la chair d’un autre, dans l’obéissance, c’est sa propre volonté que l’on immole. Or les vœux
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de religion sont, avons-nous dit, des holocaustes. Le vœu d’obéissance est donc le principal
parmi les vœux de religion pour trois raisons.
1° Parce que, dans le vœu d’obéissance, l’homme offre à Dieu quelque chose de plus
grand que le reste : sa volonté, dont la valeur surpasse celle de son corps, qu’on offre à
Dieu par le vœu de continence, et celle des biens extérieurs, qu’il offre à Dieu par le vœu
de pauvreté. Aussi ce que l’on fait par obéissance est-il plus agréable à Dieu que ce qui procède
du libre choix : “Tout mon discours n’a qu’un but : t’apprendre qu’il ne faut pas t’en rapporter
à ta seule volonté”, écrit S. Jérôme. Et un peu plus loin : “Ne fais pas ta volonté : mange ce
qu’on te sert, contente-toi de ce que tu reçois, porte le vêtement qu’on te donne.” Le jeûne lui-
même ne plaît pas à Dieu, s’il vient de la volonté propre, comme dit Isaïe (58, 3) : “Voici que
dans vos jours de jeûne parait votre volonté propre.”
2° Parce que le vœu d’obéissance contient les autres vœux, tandis que la réciproque n’est
pas vraie. En effet, quoique le religieux soit tenu, par un vœu spécial, de pratiquer la continence
et la pauvreté, elles n’en tombent pas moins sous le vœu d’obéissance, lequel porte aussi sur
beaucoup d’autres choses.
3° Le vœu d’obéissance vise proprement des actes qui sont tout proches de la fin même de
la vie religieuse. Or, plus une chose est proche de la fin, plus elle a de valeur. C’est ce qui fait
que le vœu d’obéissance est le plus essentiel à l’état religieux. Quelqu’un peut observer, et
même par vœu, la pauvreté volontaire et la continence, s’il n’a pas fait vœu d’obéissance,
il n’est pas vraiment religieux. Et l’état religieux est supérieur même à la virginité consacrée
par un vœu.

S. Grégoire compare la vie séculière à la mer agitée, et la vie religieuse au port tran-
quille. Sa transgression n’entraîne alors un péché mortel que si elle procède du mépris, car,
nous l’avons dit, le religieux, n’est pas tenu à être parfait, mais seulement à tendre à la perfec-
tion, ce que contredit le mépris de la perfection.
Mais il semble qu’on doive se désoler davantage des péchés de ceux qui sont dans un état de
sainteté et de perfection. S. Augustin : “Depuis que j’ai commencé de servir Dieu, j’ai expéri-
menté que si j’ai difficilement trouvé de plus saintes gens que ceux qui ont progressé dans les
monastères, je n’en ai pas rencontré de pires que ceux qui, dans les monastères sont tombés.”

Le travail manuel a un quadruple but.


• Le premier et principal, c’est d’assurer la subsistance. D’où cette parole adressée au
premier homme (Gn 3, 19) : “Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front.” Et cette
autre d’un Psaume (128, 2) : “Alors tu te nourris du travail de tes mains.”
• Le deuxième, c’est de supprimer l’oisiveté, mère d’un grand nombre de maux. C’est
pourquoi il est écrit : (Si 33, 28) : “Envoie ton serviteur travailler pour qu’il ne reste pas
oisif l’oisiveté est une grande maîtresse de malice.”
• Le troisième, c’est de refréner les désirs mauvais en macérant le corps. Aussi est-il écrit
(2 Co 6, 5) : “Dans les travaux, les jeûnes, les veilles, la chasteté.”
• Le quatrième, c’est de faire l’aumône, d’où cette parole (Ep 4, 28) : “Celui qui volait,
qu’il ne vole plus. Qu’il travaille plutôt de ses mains à quelque ouvrage honnête, pour
avoir de quoi donner à l’indigent.”
Or le travail manuel, en tant qu’il représente un moyen de gagner sa vie, est obligatoire dans
la mesure où il est nécessaire. Et puisque ces religieux s’appliquent aux œuvres de la vie active
en vue de Dieu, il s’ensuit que chez eux l’action dérive de la contemplation des choses Divines.
Ils ne sont donc pas entièrement privés du fruit de la vie contemplative.

S. Augustin a écrit : “Ne crois pas que nul de ceux qui portent les armes ne puisse plaire à
Dieu. Parmi eux nous trouvons David, auquel le Seigneur a rendu un beau témoignage.” Or les
ordres religieux sont institués pour que les hommes plaisent à Dieu. Rien n’empêche donc d’en
instituer en vue de la vie militaire. Or la fonction militaire est susceptible d’être ordonnée au
131

bien du prochain, et non pas au bien des particuliers uniquement, mais encore à la défense de
tout l’état.
Il est donc convenable d’instituer un ordre religieux pour la vie militaire, non certes en vue
d’un intérêt temporel, mais pour la défense du culte Divin et le salut public, ou encore la défense
des pauvres et des opprimés.

Il y a deux façons de ne pas résister au mal.


La première consiste à pardonner une injure personnelle. Cette manière d’agir peut
contribuer à la perfection, quand elle favorise le salut d’autrui.
La seconde consiste à souffrir sans impatience l’injure faite à autrui. Et cela relève de
l’imperfection ou même du vice, si l’on était capable de résister à l’insulteur. C’est pour-
quoi S. Ambroise écrit : “Ce courage qui, à la guerre, protège la patrie contre les barbares et,
chez soi, défend les faibles et les familiers contre les bandits, c’est une parfaite justice.”

Car il est louable d’abandonner ses propres biens, non ceux d’autrui. Et bien moins encore
devons-nous nous désintéresser de ce qui appartient à Dieu. “C’est un excès d’impiété, dit S.
Jean Chrysostome, de ne pas se soucier des injures faites à Dieu.”
C’est une œuvre plus relevée, pareillement, de défendre les fidèles par les armes spirituelles
contre les erreurs que propagent les hérétiques et contre les tentations que les démons suscitent,
que de protéger le peuple chrétien par les armes matérielles. Aussi est-il souverainement con-
venable d’instituer un ordre religieux pour la prédication et les autres ministères utiles au salut
des âmes.

Nous avons dit que la vie religieuse pouvait se proposer comme fin la vie active et la vie
contemplative. L’étude des lettres convient donc à la vie religieuse à trois titres.
D’abord, au titre de la vie contemplative elle-même, pour laquelle l’étude des lettres offre
une double utilité.
1° Une utilité directe, en éclairant l’esprit. La vie contemplative, dont nous parlons présen-
tement, est principalement ordonnée à la contemplation des choses Divines, dans laquelle
l’homme est dirigé par l’étude.
2° Une utilité indirecte, en écartant les dangers de la contemplation, à savoir les erreurs où
tombent souvent, dans la contemplation des choses Divines, ceux qui ignorent les Écritures.
L’étude des lettres convient aux ordres religieux en fonction de ce qui leur est commun à
tous. La sensualité y trouve un remède efficace : “Aime l’étude des Écritures, écrivait S. Jérôme
et tu n’aimeras pas les vices de la chair.” En effet, elle détourne l’esprit de la pensée de ces
dérèglements, et elle mortifie la chair par le labeur quelle impose, selon cette parole (Si 31, 1
Vg) : “Les veilles de l’honnêteté épuisent la chair.” Elle est efficace aussi pour abolir l’amour
des richesses.

IIaIIae Q188 a. 6 Un ordre religieux voué à la vie contemplative est-il supérieur à un ordre
voué à la vie active ?
Le Seigneur dit (Lc 10, 42) que la bonne part appartient à Marie, qui figure la vie contem-
plative. Un ordre religieux diffère d’un autre principalement par la fin poursuivie, secondaire-
ment par les exercices à l’aide desquels il y tend. C’est pourquoi on estime supérieur l’ordre
religieux voué à une fin absolument supérieure, soit parce qu’elle est un bien plus grand, soit
parce qu’elle est ordonnée à un plus grand nombre de biens.
Mais, si deux ordres ont la même fin, celui qui l’emporte est jugé non selon l’importance
quantitative de ses exercices, mais selon leur adaptation à la fin recherchée.
Il est plus beau d’éclairer que de briller seulement ; de même est-il plus beau de trans-
mettre aux autres ce qu’on a contemplé que de contempler seulement.
Ainsi donc, parmi les ordres religieux, ceux-là occupent le plus haut rang qui sont ordonnés
à l’enseignement et à la prédication. Ils sont, de tous, les plus proches de la perfection des
132

évêques. Le second rang appartient aux ordres voués à la contemplation. Au troisième rang se
placent les ordres qui s’occupent d’activités extérieures.
C’est ainsi que, parmi les œuvres de la vie active, racheter les captifs l’emporte sur l’hospi-
talité ; et dans la vie contemplative, la prière l’emporte sur la lecture. Il peut arriver pareillement
que les œuvres de la vie active l’emportent dans un cas donné sur la contemplation.

Mais, suivant la remarque de S. Antoine, la macération de la chair pratiquée sans discrétion


risque d’aboutir à ruiner les forces corporelles. Un ordre n’est donc pas supérieur à un autre
pour avoir simplement des observances plus rigoureuses. La macération par l’abstinence dans
le boire et le manger, et donc par la faim et la soif, se révèle plus efficace que la macération par
la privation de vêtements, c’est-à-dire par le froid et la nudité, ou que la macération par l’effort
physique.
La vie religieuse étant ordonnée à la perfection de la Charité, laquelle s’achève dans l’amour
de Dieu poussé jusqu’au mépris de soi-même, il s’ensuit que la possession de biens personnels
s’oppose à la perfection de l’état religieux. Mais le soin que l’on prend des biens de la commu-
nauté peut constituer une œuvre de charité, quoique susceptible d’en empêcher de plus relevées,
telles que la contemplation Divine et l’instruction du prochain. Il en découle que la possession,
même commune, de biens surabondants, meubles ou immeubles, est un obstacle à la perfection,
bien qu’elle ne l’exclue pas entièrement.
Les ordres voués à l’action et aux œuvres corporelles, par exemple au métier des armes, à
l’exercice de l’hospitalité, etc. seraient donc imparfaits s’ils ne possédaient pas en commun les
ressources nécessaires. Au contraire, les ordres voués à la vie contemplative sont d’autant plus
parfaits que la pauvreté diminue chez eux le souci des affaires matérielles. D’autre part, plus un
ordre impose à ses membres le souci du spirituel, et plus la sollicitude des affaires matérielles
lui est un obstacle.

Aux trois formes de vie religieuse dont il vient d’être question répondent donc trois degrés
de pauvreté. Les ordres voués aux œuvres corporelles de la vie active possèdent normalement
une certaine abondance de richesses communes. Les ordres voués à la vie contemplative peu-
vent se contenter de biens moins importants, hormis le cas où ils devraient directement ou in-
directement pratiquer l’hospitalité ou assister les pauvres. Enfin les ordres qui ont mission de
communiquer à autrui la vérité contemplée, doivent mener une vie aussi affranchie que possible
des soucis extérieurs.
Car le vœu de continence est supérieur à celui de pauvreté, et le vœu d’obéissance leur
est supérieur à tous deux.

La solitude convient donc au contemplatif déjà parvenu à la perfection. La vie en société est
nécessaire à qui s’exerce à la perfection, tandis que la solitude convient à ceux qui l’ont
déjà atteinte. Pareillement, la vie solitaire, si on l’embrasse dans les conditions voulues, l’em-
porte sur la vie cénobitique. Mais si l’on se jette dans ce genre de vie sans s’être exercé au
préalable, il peut être extrêmement dangereux.

L’entrée en religion est appropriée non seulement à ceux qui sont déjà exercés dans les pré-
ceptes, afin de parvenir à une perfection plus haute, mais aussi à ceux qui ne le sont pas, afin
d’éviter plus facilement le péché et d’atteindre la perfection. Heureuse nécessité qui nous con-
duit vers le meilleur ! Faire un vœu est matière de conseil. Mais quand le vœu a été fait, son
accomplissement est rigoureusement exigé. Par l’entrée en religion on obtient aussi la rémission
de tous ses péchés. Si l’on peut satisfaire pour ses péchés moyennant quelques aumônes, selon
cette parole (Dn 4, 24) : “Rachète tes péchés par des aumônes”, à plus forte raison doit-on
considérer comme satisfaction suffisante la consécration totale de soi-même au service de Dieu
par l’entrée en religion.
133

Si les enfants ne peuvent faire profession avant l’âge de puberté, ils peuvent, du consentement
de leurs parents, être reçus en religion pour y être élevés. “C’est un bien pour l’homme d’avoir
porté le joug depuis son adolescence.” C’est d’ailleurs la pratique commune d’appliquer les
enfants aux professions et métiers où ils devront vivre. Si les parents se trouvent dans une telle
nécessité que seule l’aide de leurs enfants peut convenablement y pourvoir, ces enfants n’ont
pas le droit d’abandonner le soin de leurs parents pour entrer en religion. Si leur nécessité n’est
pas telle qu’ils aient sérieusement besoin de l’assistance de leurs enfants, ceux-ci peuvent aban-
donner le service de leurs parents et entrer en religion même contre leur défense. Non seulement
ceux qui en attirent d’autres à la vie religieuse ne pèchent pas, mais ils méritent une grande
récompense.

TERTIA PARS (IIIa, 1-90)


LE VERBE INCARNÉ (IIIa, 1-59)
IIIa Q1 a. 1 : Convenait-il à Dieu de S’incarner ?
Il apparaît de la plus haute convenance que par les choses visibles soient manifestés les attri-
buts invisibles de Dieu. Mais c’est par le mystère de l’Incarnation que nous sont manifestées
à la fois la bonté, la sagesse, la justice et la puissance de Dieu :
• Sa bonté, car Il n’a pas méprisé la faiblesse de notre chair ;
• Sa justice car, l’homme ayant été vaincu par le tyran du monde, Dieu a voulu que ce
tyran soit vaincu à son tour par l’homme lui-même, et c’est en respectant notre liberté
qu’Il nous a arrachés à la mort ;
• Sa sagesse, car, à la situation la plus difficile, Il a su donner la solution la plus adaptée ;
• Sa puissance infinie, car rien n’est plus grand que ceci : Dieu Qui se fait homme.

Or la nature même de Dieu, c’est l’essence de la bonté. Aussi tout ce qui ressortit à la raison
de bien convient à Dieu.
• Or, il appartient à la raison de bien qu’il se communique à autrui comme le montre
Denys.
• Aussi appartient-il à la raison du Souverain Bien qu’Il Se communique souverainement
à la créature.
• Et cette souveraine communication se réalise quand Dieu “S’unit à la nature créée de
façon à ne former qu’une seule personne de ces trois réalités : le Verbe, l’âme et la
chair”, selon S. Augustin.

La convenance de l’Incarnation apparaît donc à l’évidence. Le mystère de l’Incarnation ne


s’est pas accompli du fait que Dieu aurait changé de quelque manière l’état dans lequel Il existe
de toute éternité, mais du fait qu’Il S’est uni à la créature, ou plutôt qu’Il Se l’est unie, de façon
nouvelle. Être unie à Dieu dans la personne ne convenait pas à la chair de l’homme selon
la condition de sa nature, car cela était au-dessus de sa dignité. Cependant il convenait à
Dieu, selon la transcendance infinie de Sa bonté, de S’unir la chair pour le salut de
l’homme.
Toutes les conditions qui rendent la créature différente du Créateur ont été instituées par la
sagesse de Dieu et ordonnées à Sa bonté. En effet, c’est par bonté que Dieu, immobile et incor-
porel, produit des créatures changeantes et corporelles ; de même, le mal de peine a été introduit
par la justice de Dieu en vue de la gloire de Dieu, tandis que le mal de faute est commis par
éloignement du plan de la sagesse Divine, et de l’ordre de la bonté Divine. Et c’est pourquoi il
a pu être convenable que Dieu assume une nature créée, changeante, corporelle et soumise au
châtiment ; mais il n’aurait pas été convenable qu’Il assume le mal du péché.
134

Dieu n’est pas grand par la masse, mais par la puissance. Si la parole de l’homme, en se
propageant, est entendue tout entière et en même temps par beaucoup et par chacun, il n’est pas
incroyable que le Verbe de Dieu, Qui est éternel, soit tout entier partout à la fois.”

IIIa Q1 a. 2 : L’Incarnation était-elle nécessaire à la restauration du genre humain ?


Dieu est plus enclin à faire miséricorde qu’à punir. Dieu, par Sa vertu toute-puissante, aurait
pu restaurer notre nature de bien d’autres manières. Dieu, à la puissance de Qui tout est égale-
ment soumis, avait la possibilité d’employer un autre moyen, mais qu’il n’y en a eu aucun plus
adapté à notre misère et à notre guérison.
Et on peut l’envisager au point de vue de notre progrès dans le bien.
• Notre foi devient plus assurée, du fait que l’on croit Dieu Qui nous parle en personne.
Selon S. Augustin : “Pour que l’homme marche avec plus de confiance vers la vérité, la
Vérité en personne, le Fils de Dieu, en assumant l’humanité, a constitué et fondé la foi.”
• L’espérance est par là soulevée au maximum. Selon S. Augustin : “Rien n’était aussi
nécessaire pour relever notre espérance que de nous montrer combien Dieu nous aimait.
Quel signe plus évident pouvons-nous en avoir que l’union du Fils de Dieu à notre na-
ture ?”
• Notre charité est réveillée au maximum par ce mystère, et S. Augustin dit ailleurs :
“Quel plus grand motif y a-t-il de la venue du Seigneur que de nous montrer Son amour
pour nous ?”
• L’Incarnation nous donne un modèle de vie, par l’exemple que Jésus a présenté. C’est
donc pour donner à l’homme un modèle visible par l’homme et que l’homme pouvait
suivre, que Dieu S’est fait homme”.
• L’Incarnation est nécessaire à la pleine participation de la Divinité qui est la béatitude
véritable de l’homme et la fin de la vie humaine. Car S. Augustin l’a prêché : “Dieu
s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu.”

Pareillement, l’Incarnation était utile pour nous éloigner du mal.


• Par ce mystère l’homme apprend à n’avoir ni préférence ni respect pour le démon qui
est l’auteur du péché. S. Augustin dit à ce sujet : “Si la nature humaine a été unie à Dieu
au point de devenir une seule personne, que ces esprits mauvais et orgueilleux n’osent
plus se préférer à l’homme sous prétexte qu’ils n’ont pas de chair.”
• 2° Par ce mystère nous découvrons toute la dignité de la nature humaine, et qu’il ne faut
pas la souiller par le péché. S. Léon dit aussi : “Chrétien, reconnais ta dignité et, après
avoir été uni à la nature Divine, ne va pas, par une conduite honteuse, retourner à
ton ancienne bassesse.”
• 3° Pour détruire la présomption de l’homme, “la grâce de Dieu est mise en valeur pour
nous, sans aucun mérite de notre part, chez le Christ homme”.
• 4° “L’orgueil de l’homme, qui est le plus grand obstacle à l’union avec Dieu, peut être
réfuté et guéri par cette grande humilité de Dieu.”
• 5° L’Incarnation est utile pour délivrer l’homme de la servitude du péché. Cela, dit S.
Augustin, “devait se faire de telle sorte que le diable fût vaincu par la justice de l’homme
Jésus Christ”. Et cela s’est fait parce que le Christ a satisfait pour nous. Un simple
homme ne pouvait pas satisfaire pour tout le genre humain ; et Dieu ne devait pas
satisfaire ; il fallait donc que Jésus Christ fût à la fois Dieu et homme. C’est aussi
l’affirmation de S. Léon : “La puissance assume la faiblesse, et la majesté la bassesse ;
ainsi ce qui convenait à notre guérison, l’unique médiateur entre Dieu et les hommes
pouvait mourir d’une part, et ressusciter de l’autre. S’Il n’avait pas été vrai Dieu, Il
n’aurait pas apporté le remède, s’Il n’avait pas été vrai homme, Il n’aurait pas
offert un modèle.”
135

La satisfaction offerte par un simple homme ne pouvait pas être suffisante, parce que toute
la nature humaine était désorganisée par le péché, et que le bien d’une personne, ou même de
plusieurs, ne pouvait compenser d’une façon équivalente le désastre de toute une nature. En
outre, le péché commis contre Dieu reçoit une certaine infinité en raison de l’infinie majesté
Divine ; car l’offense est d’autant plus grave que l’offensé est de plus haut rang. Ainsi
fallait-il, pour une satisfaction adéquate, que l’acte de celle-ci ait une efficacité infinie,
comme venant de l’homme-Dieu.
Mais on peut parler aussi d’une satisfaction qui soit suffisante, mais imparfaitement, parce
qu’elle est acceptée, malgré sa faiblesse, par Celui qui veut bien s’en contenter. En ce sens la
satisfaction offerte par un simple homme est suffisante. Et parce que l’imparfait suppose tou-
jours une réalité parfaite qui le fonde, il s’ensuit que la satisfaction de tout homme ordinaire
tient son efficacité de la satisfaction du Christ.

IIIa Q1 a. 3 : Si l’homme n’avait pas péché, Dieu Se serait-Il incarné ?


C’est seulement dans l’œuvre de l’Incarnation que se manifeste principalement l’effet
infini de la puissance Divine, puisqu’elle unit deux êtres infiniment éloignés l’un de l’autre,
en tant qu’elle réalise l’hominisation de Dieu.
S. Augustin affirme : “Donc, si l’homme n’avait pas péché, le Fils de l’homme ne serait
pas venu.” Et sur cette parole (1 Tm 1, 5) : “Le Christ est venu dans le monde pour sauver les
pécheurs”, la Glose affirme : “Il n’y a pas d’autre motif à la venue du Christ Seigneur que
le salut des pécheurs. Supprimez la maladie, supprimez les blessures, et il n’y a pas de
motif pour recourir aux remèdes.” Aussi, puisque dans la Sainte Écriture le motif de l’Incar-
nation est toujours attribué au péché du premier homme, on dit avec plus de justesse que l’œuvre
de l’Incarnation est ordonnée à remédier au péché, à tel point que si le péché n’avait eu lieu,
il n’y aurait pas eu l’Incarnation. Cependant la puissance de Dieu ne se limite pas à cela, car
Il aurait pu S’incarner même en l’absence du péché.

Car si l’homme n’avait pas péché, il aurait été inondé par la lumière de la sagesse Divine, et
Dieu lui aurait donné la perfection de la justice pour tout ce qu’il avait besoin de connaître et
de faire. Mais parce que l’homme, en abandonnant Dieu, s’était effondré au niveau des
réalités corporelles, il convenait que Dieu, en S’incarnant, lui apporte le remède du salut
par des moyens corporels. C’est pourquoi, sur la parole de Jean (1, 14) : “Le Verbe s’est fait
chair”, S. Augustin affirme : “La chair t’avait aveuglé, la chair te guérit ; car le Christ est
venu pour éteindre par la chair les passions de la chair.” Mais rien n’empêche que la nature
humaine ait été élevée à un niveau supérieur après le péché ; car Dieu permet le mal pour en
tirer un plus grand bien. Comme dit S. Paul (Rm 5, 20) : “Là où le péché a abondé, la grâce a
surabondé.” Et l’on chante dans la bénédiction du cierge pascal : “Heureuse faute, qui nous
valut d’avoir un si grand Rédempteur !”

IIIa Q1 a. 4 : Dieu S’est-Il incarné principalement pour enlever le péché originel, plutôt que
le péché actuel ?
Il est certain que le Christ est venu en ce monde pour effacer non seulement le péché
qui s’est transmis par origine à la postérité, mais encore tous les péchés qui s’y sont ajoutés
par la suite. Le Christ, Lui, a offert une satisfaction suffisante pour tous les péchés. Mais si le
Christ est venu principalement pour détruire un péché, c’est dans la mesure où ce péché est le
plus important.
Or quelque chose est plus important de deux façons :
• Ce peut être en intensité, comme on appelle plus grande la blancheur la plus intense. De
ce point de vue, le péché actuel est plus grand que le péché originel, parce que la raison
de volontaire s’y réalise davantage.
136

• D’un autre point de vue, quelque chose est plus grand en extension, comme on parle
d’une blancheur plus grande parce qu’elle est plus étendue. Et de cette façon le péché
originel, qui atteint le genre humain tout entier, est plus grand que le péché actuel, propre
à une personne individuelle. Et à cet égard, le Christ est venu principalement pour en-
lever le péché originel, en tant que, selon Aristote “le bien de la nation est plus Divin et
plus éminent que le bien d’un seul”.

C’est pourquoi il n’est pas exclu que le Christ soit venu principalement pour abolir le péché
de toute l’humanité plus que celui de l’individu. Mais ce péché de nature a été guéri aussi par-
faitement en chacun que s’il avait été guéri chez un seul. Aussi, à cause de l’union réalisée par
la charité, tout ce qui a été prodigué à tous, chacun peut le prendre en compte pour soi-même.

IIIa Q1 a. 5 : Aurait-il convenu que Dieu S’incarne dès le commencement du monde ?


S. Paul écrit (Ga 4, 4) : “Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son Fils, né d’une
femme.” Or Dieu a tout fixé dans Sa sagesse. C’est donc au temps le plus opportun qu’Il S’est
incarné. Et ainsi ne convenait-il pas qu’Il se Soit incarné au commencement du monde.
Puisque l’œuvre de l’Incarnation est ordonnée de façon primordiale à la restauration de la
nature humaine par l’abolition du péché, il est évident que l’Incarnation de Dieu dès le com-
mencement du genre humain, avant le péché, n’aurait pas eu de motif, car on ne donne de re-
mède qu’à celui qui est déjà malade, selon cette parole du Seigneur (Mt 9, 12) : “Ce ne sont pas
les bien portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Car Je ne suis pas venu appeler
les justes, mais les pécheurs.”

Mais il ne convenait pas non plus que Dieu S’incarne aussitôt après le péché.
• A cause de la condition du péché de l’homme, fruit de l’orgueil : il fallait que l’homme
soit libéré après s’être humilié pour reconnaître son besoin d’un libérateur. C’est par une
haute prudence qu’après la chute de l’homme, le Fils de Dieu n’a pas été envoyé aussi-
tôt. En effet, Dieu a d’abord laissé l’homme à son libre arbitre, afin de lui faire connaître
ainsi les forces de sa nature. Puis, à cause de son incapacité, l’homme reçut la loi. En-
suite sa maladie s’aggrava, non par la faute de la loi, mais par celle de sa nature viciée ;
ainsi, connaissant sa faiblesse, il appellerait le médecin et rechercherait le secours de la
grâce.
• La progression dans le bien exige que l’on aille de l’imparfait au parfait, selon S. Paul
(1 Co 15, 46) : « Ce n’est pas l’être spirituel qui paraît d’abord, c’est l’être naturel ; le
spirituel ne vient qu’ensuite. Le premier homme, qui vient de la terre, est terrestre, le
second homme, qui vient du ciel, est céleste. »
• Ce délai convenait à la dignité du Verbe incarné car, à propos du texte des Galates.
“Quand vint la plénitude des temps”, la Glose explique : “Plus le juge à venir était
éminent, plus devait être longue la suite des hérauts qui l’annonçaient.”
• Il ne fallait pas que la ferveur de la foi s’attiédisse au cours d’une trop longue durée. Car
il est écrit (Mt 24, 12) : “La charité de beaucoup se refroidira”, et (Lc 18, 8) : “Quand
le Fils de l’Homme viendra, croyez-vous qu’il trouvera encore la foi sur la terre ?”

Dieu n’a pas proposé dès le début le remède de l’Incarnation, pour éviter que l’homme ne
le méprise par orgueil, s’il n’avait pas commencé par prendre conscience de sa faiblesse. Dieu
prévoit en effet quels sont ceux qui croiraient à Ses miracles s’ils en étaient témoins ; Il vient
en aide aux uns parce qu’il le veut ; Il ne vient pas en aide aux autres parce que dans Sa prédes-
tination, cachée mais juste, Il en a jugé autrement. Croyons donc sans hésiter à Sa miséri-
corde envers ceux qu’Il sauve, et à Sa justice envers ceux qu’Il punit.
137

IIIa Q1 a. 6 : L’Incarnation aurait-elle dû être retardée jusqu’à la fin du monde ?


Le mystère de l’Incarnation, qui devait révéler le Christ au monde ne devait donc pas être
retardé jusqu’à la fin du monde. Comme il ne convenait pas que l’Incarnation se produise dès
le commencement du monde, de même ne convenait-il pas qu’elle soit retardée jusqu’à la fin
du monde.
• Dans l’Incarnation la nature humaine est portée au degré suprême d’excellence ; c’est
pourquoi il ne convenait pas que l’Incarnation se produise dès le commencement du
genre humain. Mais d’autre part, le Verbe incarné est cause efficiente de perfection hu-
maine, puisque “nous avons tous reçu de Sa plénitude” (Jn 1, 16). Et c’est pourquoi
l’Incarnation ne devait pas être retardée jusqu’à la fin du monde. Ce qui se produira
alors, ce sera la consommation de la gloire à laquelle le Verbe incarné doit conduire la
nature humaine.
• Le Christ est venu quand Il a su qu’Il devait nous secourir et que Son bienfait serait bien
accueilli. En effet, lorsque, par une certaine langueur du genre humain, la connaissance
de Dieu commençait à s’effacer et les mœurs à se dégrader, Dieu daigna élire Abraham
pour rénover en lui la connaissance de Dieu et la conscience morale. Puis, comme le
respect avait encore diminué, Dieu donna par Moïse le texte de la loi. Parce que les
païens le méprisèrent et refusèrent de s’y soumettre, et parce que ceux qui l’avaient reçu
ne l’observèrent pas, le Seigneur, mû par Sa miséricorde, envoya Son Fils pour que
Celui-ci, après avoir donné à tous la rémission de leurs péchés, puisse offrir à Dieu le
Père les hommes justifiés.” Mais si ce remède avait été retardé jusqu’à la fin du
monde, la connaissance et le culte de Deu, comme l’honnêteté des mœurs, auraient
totalement disparu sur la terre.
• Ce retard n’était pas compatible avec la manifestation de la puissance Divine, qui sauve
l’homme de multiples façons : non seulement par la foi au Christ à venir, mais encore
par la foi au Christ présent, et au Christ déjà venu.

Chrysostome déclare. “Il y a deux avènements du Christ : le premier pour qu’Il remette les
péchés, le second pour qu’Il juge le monde. S’Il n’avait pas fait cela, tous les hommes auraient
été perdus ensemble, car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu.” Il est donc évident
que l’avènement de la miséricorde ne devait pas être retardé jusqu’à la fin du monde.

Définition du concile de Chalcédoine : “Nous confessons la venue à la fin des temps du


Fils de Dieu, unique engendré, que nous devons reconnaître en deux natures sans mélange,
sans changement, sans division ni séparation, sans que l’union ait supprimé la différence
de natures.” Donc l’union ne s’est pas faite dans la nature. C’est donc ainsi que nous parlons
de la nature, selon qu’elle signifie l’essence, ou la quiddité de l’espèce. Selon Boèce, “la per-
sonne est la substance individuelle d’une nature rationnelle”.
Actes du concile de Chalcédoine : “Nous confessons un seul et même Fils unique, Dieu le
Verbe, notre Seigneur Jésus Christ, Qui n’est ni partagé ni divisé en deux personnes.”
Donc l’union du Verbe s’est faite dans la personne.
Dans le Seigneur Jésus Christ nous reconnaissons deux natures, mais une seule hypostase,
composée de l’une et de l’autre. Le Fils de Dieu n’a pas pu S’unir la nature humaine telle
qu’elle se trouve dans tous les individus de l’espèce, autrement Il Se serait uni à tous les
hommes. L’union dont nous parlons n’est pas réelle en Dieu, mais seulement de raison, tandis
qu’elle est réelle dans la nature humaine, puisque celle-ci est une créature. Et c’est pourquoi
l’on doit dire qu’elle est quelque chose de créé. On ne peut pas dire que la nature Divine est
assumée par la nature humaine ; le contraire seul est vrai ; car la nature humaine s’est
jointe à la personnalité Divine de manière que la personne Divine subsiste dans la nature
humaine.
138

Le Fils est uni au Père par l’unité de leur essence, l’homme est uni au Fils par l’union de
l’Incarnation. Donc l’union de l’Incarnation est plus parfaite que l’unité de l’essence Di-
vine. L’union de l’Incarnation l’emporte sur toutes les autres unions, car l’unité de la per-
sonne Divine, en laquelle sont unies les deux natures, est la plus grande qui soit. L’union
de l’Incarnation l’emporte sur l’union de l’âme et du corps. L’homme est dans le Fils plus
que le Fils n’est dans le Père. Cette grâce qui fait de tout homme un chrétien dès qu’il a com-
mencé à croire, c’est la grâce qui a fait de cet homme le Christ, dès qu’Il a commencé d’être.
Mais cet homme est devenu le Christ par son union à la nature Divine. Donc cette union a été
réalisée par la grâce.
La grâce, considérée comme un accident, est une certaine ressemblance de la Divinité,
participée par l’homme. La Divinité est dite habiter corporellement dans le Christ parce
qu’elle s’y trouve de trois manières, de même que le corps a trois dimensions.
Elle s’y trouve en effet
• d’abord par essence, présence et puissance, comme chez toutes les créatures ;
• en outre, par la grâce sanctifiante, comme chez les saints ;
• enfin par l’union personnelle qui est propre au Christ.

IIIa Q2 a. 12 : La grâce d’union fut-elle naturelle au Christ en tant qu’homme ?


S. Augustin écrit : “Dans l’assomption de la nature humaine par le Verbe, la grâce, qui rend
cet homme impeccable, devient pour Lui en quelque sorte naturelle.” Donc la grâce du Christ,
grâce d’union ou grâce habituelle, ne peut être dite naturelle au sens où elle serait causée par
les principes de la nature humaine. Mais elle peut être dite naturelle en tant qu’elle provient,
dans la nature humaine du Christ, de Sa propre nature Divine qui la cause. Et l’une comme
l’autre grâce est naturelle chez le Christ en ce sens qu’Il la possède depuis Sa naissance ; car,
dès le premier instant de Sa conception, la nature humaine fut unie à la personne Divine, et
l’âme du Christ fut remplie du don de la grâce.

Bien que l’union ne se soit pas faite dans la nature, elle est cependant produite par la
puissance de la nature Divine, laquelle est vraiment la nature du Christ. De plus elle appartient
au Christ dès Sa naissance. Nous disons que cette grâce est naturelle, parce qu’elle provient
dans l’humanité du Christ de la puissance de Sa nature Divine, et qu’Il la possède dès Sa nais-
sance.
La grâce d’union n’est pas naturelle au Christ selon la nature humaine, comme si elle
dérivait des principes de cette nature. Et c’est pourquoi il ne faut pas qu’elle convienne à tous
les hommes. Elle lui est cependant naturelle sous ce rapport de la nature humaine, parce qu’elle
Lui appartient dès Sa naissance : le Christ, parce qu’Il a été conçu du Saint-Esprit, fut à la fois
par nature fils de Dieu et fils de l’homme. Mais la grâce d’union est naturelle au Christ sous
le rapport de la nature Divine qui en est la cause. Il convient d’ailleurs à toute la Trinité
d’être le principe actif de cette grâce.
Dans l’union de l’homme à Dieu par la grâce d’adoption, rien n’est ajouté à Dieu, mais le
Divin est communiqué à l’homme, si bien que ce n’est pas Dieu, mais l’homme, qui en est
perfectionné. Nous confessons, avec les bienheureux Athanase et Cyrille, que la nature Divine
S’est incarnée. Tout ce qui est en Dieu est un, sauf la distinction des personnes. De même que
la nature humaine dans le Christ est assumée par Dieu, de même les hommes sont assumés par
Lui en vertu de la grâce. L’assomption qui se fait par la grâce d’adoption a pour terme une
certaine participation de la nature Divine par assimilation à Sa bonté. Il ne faut pas trop pousser
ces expressions, comme si elles étaient exactes. Mais il faut les expliquer avec délicatesse quand
on les rencontre chez les saints Pères.
139

IIIa Q4 a. 6 : A-t-il été convenable que le Fils de Dieu assume la nature humaine dans un
homme de la descendance d’Adam ?
Comme dit S. Augustin : “Dieu pouvait prendre un homme ailleurs que dans la race d’Adam
qui avait enchaîné le genre humain à son péché. Mais Il jugea qu’il valait mieux prendre,
dans une race de vaincus, un homme qui deviendrait vainqueur de l’ennemi du genre
humain.” Et cela pour trois raisons :
1° Il semble appartenir à la justice que celui qui a péché satisfasse.
2° Il est plus honorable pour l’homme que le vainqueur du diable sorte de la race vaincue
par le diable.
3° La puissance de Dieu se trouve par là davantage manifestée puisqu’Il assume, dans
une nature corrompue et faible, ce qui est élevé à une telle puissance et à une si haute
dignité.

Le Christ devait être séparé des pécheurs sous le rapport de la faute qu’Il venait détruire, non
sous le rapport de la nature qu’Il venait sauver. En outre, en assumant cette nature prise dans la
masse humaine esclave du péché, Il a montré une innocence et une pureté d’autant plus admi-
rables. Puisque le Christ devait absolument être séparé des pécheurs quant à la faute et atteindre
le degré le plus élevé de pureté, il convenait qu’à partir du premier homme pécheur on parvienne
au Christ en passant par quelques justes en qui brilleraient les marques de la sainteté future.

Les bons artisans ne sont pas seulement dignes d’admiration lorsqu’ils travaillent sur
des matières précieuses ; ils le sont bien plus encore lorsque, avec de la boue grossière et de la
terre détrempée, ils manifestent la vigueur de leur talent. C’est ainsi que l’Artisan suprême, le
Verbe de Dieu, est venu à nous sans prendre la matière précieuse d’un corps céleste, mais a
montré avec la boue d’un corps terrestre la magnificence de Son art. Le Christ est la parfaite
sagesse, et ne mets pas en doute Sa très grande miséricorde ; en raison de Sa sagesse, Il
n’a pas méprisé l’excellence de l’âme et son aptitude à la vertu ; à cause de Sa miséricorde,
Il l’a prise et assumée, parce qu’elle était blessée davantage. L’âme est susceptible d’être
assumée sous le rapport de la convenance uniquement parce qu’elle est capable de Dieu et faite
à Son image. L’intelligence est de toutes les parties de l’âme la plus haute, la plus digne, la plus
semblable à Dieu.

IIIa Q7 a. 1 Y a-t-il dans l’âme du Christ la grâce habituelle ?


Le Christ avait la grâce habituelle. Il est nécessaire d’admettre la grâce habituelle dans le
Christ, pour trois motifs.
• A cause de l’union de son âme avec le Verbe de Dieu. En effet, plus l’être qui reçoit est
proche de la cause qui l’influence, plus il participe de celle-ci.
• À cause de la noblesse de cette âme : elle exigeait que celle-ci pût atteindre Dieu au plus
près par ses activités de connaissance et d’amour, ce qui exige que la nature raisonnable
soit surélevée par la grâce.
• À cause de la relation du Christ Lui-même avec le genre humain. En effet, le Christ en
tant qu’homme est “le médiateur entre Dieu et les hommes” (1 Tm 2, 5). Et c’est pour-
quoi Il Lui fallait posséder aussi une grâce rejaillissant sur les autres.

L’âme du Christ n’est pas Divine par essence. C’est pourquoi il faut qu’elle devienne
Divine par participation, c’est-à-dire selon la grâce.
Les dons sont des perfections apportées aux puissances de l’âme, pour les rendre aptes à être
mues par le Saint-Esprit. Les vertus doivent être aidées par les dons qui viennent parfaire les
puissances de l’âme et leur permettre d’être mues par le Saint-Esprit.
La foi et l’espérance sont des effets de la grâce qui impliquent une certaine déficience chez
leur sujet : car la foi a pour objet ce que l’on ne voit pas, et l’espérance ce que l’on ne possède
140

pas la fin de la grâce, c’est l’union de la nature rationnelle à Dieu ; et il n’est pas possible de
réaliser, ni même de concevoir union plus intime que celle qui se fait dans la personne. C’est
pourquoi la grâce atteint son degré suprême dans le Christ, et il est manifeste que, en tant que
grâce, elle n’a pu augmenter.

La tête a une supériorité manifeste sur les autres membres extérieurs ; le cœur, lui, exerce
une influence cachée. C’est pourquoi l’on compare au cœur le Saint-Esprit, Qui vivifie et unifie
invisiblement l’Église ; et l’on compare à la tête le Christ, dans Sa nature visible, parce que,
comme homme, Il l’emporte sur les autres hommes.

IIIa Q8 a. 3 : Le Christ est-Il la tête de tous les hommes ?


Le Christ est la tête de tous les hommes. Il faut donc regarder comme membres du corps
mystique non seulement ceux qui le sont en acte, mais aussi ceux qui le sont en puissance.
Parmi ces derniers, les uns le sont en puissance sans jamais le devenir en acte ; les autres le
deviennent en acte à un moment donné selon trois degrés : par la foi, par la charité en cette vie,
et enfin par la béatitude de la patrie céleste.

Donc, si nous considérons en général toutes les époques du monde, le Christ est la tête de
tous les hommes, mais à divers degrés :
• d’abord et avant tout, Il est la tête de ceux qui Lui sont unis en acte par la gloire ;
• Il est la tête de ceux qui Lui sont unis en acte par la charité ;
• de ceux qui Lui sont unis en acte par la foi ;
• de ceux qui Lui sont unis en puissance mais qui, dans les desseins de la prédestina-
tion Divine, le seront un jour en acte ;
• Il est la tête de ceux qui Lui sont unis en puissance et ne le seront jamais en acte,
comme les hommes qui vivent en ce monde et ne sont pas prédestinés. Ceux-ci,
quand ils quittent cette vie, cessent entièrement d’être membres du Christ, car ils
ne sont plus en puissance à Lui être unis.

Les infidèles, bien qu’ils ne soient pas en acte membres de l’Église, Lui appartiennent ce-
pendant en puissance. Cette puissance a deux fondements : d’abord, et comme principe, la vertu
du Christ qui suffit au salut de tout le genre humain, ensuite le libre arbitre.
Il y a cependant certains péchés, les péchés mortels, dont sont indemnes les membres du
Christ qui Lui sont unis en acte par la charité. Quant à ceux qui sont esclaves de tels péchés, ils
ne sont pas membres du Christ en acte, mais en puissance, sauf peut-être d’une manière impar-
faite par la foi informe. Car celle-ci unit au Christ de façon relative, et non de cette façon absolue
qui permet à l’homme d’obtenir par le Christ la vie de la grâce, selon S. Jacques (2, 20) : “La
foi sans les œuvres est morte.” De tels membres reçoivent du Christ l’acte vital de croire, et
ils sont semblables à un membre mort que l’homme parvient à remuer quelque peu.

S’il a donné à Ses membres d’être pasteurs, Il S’est réservé à Lui seul d’être la porte ; car la
porte signifie l’autorité principale, puisque c’est par elle que tous entrent dans la maison. Lors-
que des hommes, en commettant le péché, sont conduits à cette fin, ils tombent sous le régime
et le gouvernement du diable, et celui-ci peut être appelé leur tête. Tous les péchés se ressem-
blent quant à l’aversion loin de Dieu ; ils diffèrent selon la conversion à des biens changeants
et divers.
L’homme est en puissance à la science des bienheureux qui consiste dans la vision de Dieu,
et il se trouve ordonné à elle comme à sa fin ; créature raisonnable, en effet, il est capable de
cette connaissance bienheureuse, parce qu’il est à l’image de Dieu. Par nature, l’âme est capable
de Dieu étant créée à Son image. L’essence Divine dépasse infiniment l’âme du Christ, et ne
saurait être limitée par elle. L’âme du Christ n’a donc pas la compréhension du Verbe.
141

L’incréé est demeuré l’incréé, et le créé est resté dans les limites de la créature le Fils de
l’Homme a la compréhension de l’essence Divine non par Son âme, mais par Sa nature Divine.
La lumière incréée de l’intelligence Divine surpasse à l’infini toute lumière créée reçue par
l’âme du Christ.
L’être et le vrai sont convertibles. Rien n’est connu sinon autant qu’il est en acte, et non en
puissance. L’objet propre de l’intellect est la quiddité ; notre intellect atteint l’universel. A la
sagesse, en effet, revient la connaissance de toutes les choses Divines ; à l’intelligence, la con-
naissance de toutes les réalités immatérielles ; à la science, la connaissance de toutes les con-
clusions ; au conseil, la connaissance de tout ce qui concerne l’action.

Par l’intellect agent on rend toutes choses intelligibles. Le Christ a progressé en sagesse et
en grâce, tout aussi bien qu’en âge car, à mesure qu’Il croissait en âge, Il faisait des œuvres plus
grandes qui manifestaient une science et une grâce plus élevées. Mais, sous le rapport de l’ha-
bitus même de science, il est évident que Son habitus de science infuse ne s’est pas développé
puisque, dès le principe, Il a possédé pleinement la science infuse de toutes choses.
Encore moins Sa science bienheureuse a-t-elle pu s’accroître ; quant à la science proprement
Divine, elle ne peut pas grandir. Puisque l’âme du Christ est d’une nature inférieure à la nature
Divine, les similitudes des choses ne seront donc pas reçues en elle avec la perfection et la
puissance qu’elles ont dans la nature Divine. De là vient que la science de l’âme du Christ est
inférieure à la science Divine, soit en ce qui concerne le mode de connaître, puisque Dieu con-
naît d’une manière plus parfaite que l’âme du Christ ; soit en ce qui concerne le nombre des
choses sues, puisque l’âme du Christ ne connaît pas toutes les choses que Dieu peut faire et qui
sont l’objet de sa science de simple intelligence ; néanmoins elle connaît tout le présent, le passé
et le futur que Dieu connaît par sa science de vision.

Il y a pour l’homme trois états : l’état d’innocence, l’état de culpabilité et l’état de gloire.
De l’état de gloire le Christ a assumé la vision béatifique ; de l’état d’innocence il a assumé
l’exemption de péché ; enfin de l’état de culpabilité il a assumé la nécessité de se soumettre
aux pénalités de cette vie. L’âme du Christ ne pouvait pas accomplir de telles œuvres par Sa
propre puissance, mais seulement en tant qu’instrument de la Divinité

IIIa Q14 a. 1 : Le Fils de Dieu a-t-Il dû assumer, avec la nature humaine, les déficiences du
corps ?
Nous lisons (He 2, 8) “Parce qu’Il a souffert et a été Lui-même éprouvé, Il peut secourir
ceux qui sont éprouvés.” Il convenait donc que le Fils de Dieu assumât une chair soumise aux
infirmités humaines, afin de pouvoir en elle souffrir, être éprouvé, ainsi nous porter secours.

Il convenait que le corps assumé par le Fils de Dieu fût soumis aux infirmités et aux souf-
frances humaines principalement pour trois motifs.
• Le Fils de Dieu, en assumant la chair, est venu en ce monde satisfaire pour le péché
du genre humain. Or, on satisfait pour le péché d’un autre en prenant sur soi la
peine due au péché de l’autre. Les infirmités corporelles, comme la mort, la faim, la
soif, etc., sont le châtiment du péché, lequel a été introduit dans le monde par Adam,
selon l’épître aux Romains (5, 11) : “Par un seul homme le péché est entré dans le
monde, et par le péché la mort.” Il était donc convenable, relativement à la fin de l’In-
carnation, que le Christ assumât pour nous ces pénalités de notre chair, selon la parole
d’Isaïe (53, 4) “Il a véritablement porté nos souffrances.”
• Il le fallait pour confirmer notre foi en l’Incarnation. Si le Fils de Dieu avait assumé
la nature humaine sans ces déficiences on aurait donc pu croire qu’Il n’était pas
homme véritable, et qu’Il n’avait qu’une chair irréelle, comme l’ont prétendu les ma-
nichéens. C’est pourquoi, dit l’épître aux Philippiens (2, 7) : “Il S’est anéanti Lui-même
142

en prenant la forme d’un esclave, en se rendant semblable aux hommes, et Il a été re-
connu pour homme en tout ce qui a paru de Lui.” C’est pourquoi également Thomas fut
ramené à la foi par la vue des plaies (Jn 20, 26).
• Le Christ nous donne l’exemple de la patience en supportant courageusement les
souffrances et les infirmités humaines.

Cette satisfaction ne serait pas efficace si elle ne procédait pas de la charité. Il a donc fallu
que l’âme du Christ soit parfaite quant aux habitus de science et de vertu, pour être capable de
satisfaire ; il a fallu que Son corps soit sujet aux infirmités pour que la satisfaction ne soit pas
privée de matière. La volonté Divine permettait à la chair de pâtir et d’agir conformément à ses
propriétés naturelles.
La faiblesse assumée par le Christ, loin d’être un obstacle à la fin de l’Incarnation, l’a extrê-
mement favorisée. Et bien qu’elle ait voilé Sa Divinité, elle manifestait néanmoins Son hu-
manité, qui est la voie par laquelle nous parvenons à la Divinité. Le Christ devait donc
assumer les déficiences qui viennent du péché commun à toute la nature, et qui pourtant ne
s’opposent pas à la perfection de la science et de la grâce. Aussi le Christ a-t-il donné un plus
grand exemple aux pénitents en acceptant de subir la peine non pour ses propres fautes, mais
pour les péchés des autres.
Par une dispensation de la puissance Divine du Christ, la béatitude était contenue et, ne
rejaillissant pas sur le corps, ne Lui enlevait pas la possibilité ni la mortalité. Pour la même
raison, la jouissance de la contemplation était contenue dans l’esprit, et ne s’écoulait pas
vers les puissances sensibles, ce qui les aurait préservées de la douleur. Par une dispensation
de la puissance Divine, la jouissance de la contemplation de Dieu était contenue dans l’esprit
du Christ et, ne rejaillissant pas sur les puissances sensibles, ne les préservait pas de la douleur.

La colère qui transgresse l’ordre de la raison est opposée à la mansuétude ; mais non la colère
qui est modérée et maintenue par la raison dans un juste milieu, car ce juste milieu, c’est préci-
sément la mansuétude. L’unité et l’être sont convertibles. L’être suit la nature le Fils de Dieu
devait assumer, avec la nature humaine, une volonté humaine. Toutefois, en assumant la nature
humaine, le Fils de Dieu n’a éprouvé aucun amoindrissement dans ce qui appartient à la nature
Divine, à laquelle convient la volonté. Aussi est-il nécessaire de dire que dans le Christ il y a
deux volontés : Divine et humaine.

La nature humaine, par sa condition même, est soumise à Dieu de trois manières.
• Sous le rapport de la bonté, en tant que la nature Divine est la bonté par essence, comme
le montre Denys, la nature humaine ne possède qu’une certaine participation de la bonté
Divine, et se trouve soumise pour ainsi dire au rayonnement de cette bonté.
• La nature humaine est soumise à Dieu en raison de la puissance de Dieu parce que,
comme toute créature, elle obéit à l’activité réglée par Lui.
• Sous le rapport de son acte propre, en tant que la nature humaine doit une obéissance
volontaire aux préceptes Divins.

IIIa Q22 a. 1 : Convient-il au Christ d’être prêtre ?


Il y a l’affirmation de l’épître aux Hébreux : “Nous avons un grand prêtre qui a pénétré dans
les cieux : Jésus, le Fils de Dieu.” L’office propre du prêtre est d’être médiateur entre Dieu et
le peuple en tant qu’il transmet au peuple les biens Divins, d’où son nom de « sacer-dos », c’est-
à-dire « sacra dans » - “qui donne les choses saintes” ; selon Malachie (2, 7) : “C’est de sa
bouche qu’on attend l’enseignement.” De plus, le prêtre est médiateur en tant qu’il offre à Dieu
les prières du peuple et satisfait à Dieu en quelque manière pour les péchés ; de là cette parole
(He 5, 1) : “Tout grand prêtre, pris d’entre les hommes, est établi en faveur des hommes dans
ce qui a rapport à Dieu, afin d’offrir des oblations et des sacrifices pour les péchés.”
143

Or cela convient parfaitement au Christ. Par lui en effet, les dons de Dieu sont transmis
aux hommes, selon S. Pierre (2 P 1, 4) : “Par Lui nous avons été mis en possession de grandes
et précieuses promesses, afin de devenir ainsi participants de la nature Divine.” De même le
Christ a réconcilié avec Dieu le genre humain. Il convient donc souverainement au Christ d’être
prêtre.

Puisque le sacerdoce de l’ancienne loi n’était que la figure de celui du Christ, le Christ
n’a pas voulu naître de la race des prêtres préfiguratifs, afin de montrer que Son sacerdoce
n’était pas identique à l’ancien, mais en différait comme la vérité de sa préfiguration.

IIIa Q22 a. 2 : Le Christ a-t-Il été Lui-même et à la fois, le prêtre et la victime ?


Il y a cette parole de l’Apôtre (Ep 5, 2) : “Le Christ nous a aimés et S’est livré pour nous
en oblation et en victime d’agréable odeur.” L’homme a donc besoin du sacrifice pour trois
motifs.
• Pour la rémission du péché qui le détourne de Dieu ; c’est pourquoi l’Apôtre dit (He
5,1) qu’il appartient au prêtre “d’offrir des dons et des sacrifices pour les péchés”.
• Pour que l’homme se maintienne dans l’état de grâce et d’union à Dieu en qui se trou-
vent sa paix et son salut. De là, dans l’ancienne loi, l’immolation de la victime pacifique
pour le salut de ceux qui l’offraient, prescrit par le Lévitique (chap. 3).
• Pour que l’esprit de l’homme soit parfaitement uni à Dieu, ce qui se réalisera dans la
gloire. C’est pourquoi, dans l’ancienne loi, on offrait l’holocauste où tout était brûlé.

Or tous ces bienfaits nous sont venus à travers l’humanité du Christ.


• Par elle, en effet, nos péchés ont été effacés, selon l’épître aux Romains (4, 25) : “Il s’est
livré pour nos péchés.”
• Par le Christ encore nous recevons la grâce qui nous sauve, comme dit l’épître aux Hé-
breux (5, 9) : “Il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent principe de salut éternel.”
• Par Lui enfin nous obtenons la perfection de la gloire, car, dit l’épître aux Hébreux (10,
19) : “Voici que nous possédons, par le sang de Jésus, l’accès assuré dans le sanctuaire”,
c’est-à-dire dans la gloire céleste. Le Christ, en tant qu’homme, fut donc non seulement
prêtre, mais victime parfaite, étant à la fois victime pour le péché, victime pacifique, et
holocauste.

IIIa Q22 a. 3 : Le sacerdoce du Christ a-t-il pour effet l’expiation des péchés ?
L’Apôtre écrit (He 9, 14) “Le Sang du Christ Qui, par l’Esprit Saint S’est offert Lui-même
sans tache à Dieu, purifiera nos consciences des œuvres mortes pour servir le Dieu vivant.” Or
les œuvres mortes sont les péchés. C’est donc que le sacerdoce du Christ a la puissance de
purifier les péchés.
Deux choses sont nécessaires à la purification parfaite des péchés, en tant qu’il y a deux
éléments à considérer dans le péché : la tache de la faute et l’obligation à la peine. La tache de
la faute est enlevée par la grâce qui tourne le cœur du pécheur vers Dieu ; l’obligation à la peine
disparaît du fait que l’homme satisfait à Dieu.
Or ces deux effets sont réalisés par le sacerdoce du Christ. Par la vertu de ce sacerdoce la
grâce nous est donnée et nos cœurs sont tournés vers Dieu, selon l’épître aux Romains (3, 24) :
“Tous sont justifiés gratuitement par Sa grâce, en vertu de la rédemption qui est dans le Christ
Jésus, que Dieu a établi d’avance comme moyen de propitiation par la foi en Son sang.” De
plus, le Christ a pleinement satisfait pour nous, car “Il S’est chargé de nos infirmités et Il a porté
nos douleurs” (Is 53, 4). Il est donc bien évident que le sacerdoce du Christ a pleine puissance
pour expier les péchés.
144

Bien que le Christ ne soit pas prêtre en tant que Dieu, mais en tant qu’homme, c’est la
même et unique personne qui est à la fois prêtre et Dieu. Quant au sacrifice quotidien qui est
offert dans l’Église, il n’est pas un sacrifice différent de celui du Christ, mais il en est la com-
munication.
Dieu est l’infinie bonté ; en vertu de cette bonté, Il appelle les créatures à la participation de
Ses biens, et spécialement les créatures rationnelles qui, créées à l’image de Dieu, sont capables
de la béatitude Divine. Celle-ci consiste en la jouissance de Dieu, par laquelle Dieu Lui-même
est bienheureux et riche par Lui-même en tant qu’Il jouit de Lui-même. Les biens spirituels
peuvent être possédés par plusieurs à la fois, mais non les biens corporels. Toute production
d’un effet quelconque chez les créatures est commune à toute la Trinité, en raison de son unité
de nature, parce que là où il y a unité de nature il y a unité de puissance et d’opération. La
filiation adoptive est une image de la filiation éternelle, comme tout ce qui a été créé dans le
temps est une image des réalités éternelles.
Il est donc manifeste qu’être adopté convient aux seules créatures rationnelles, non pas à
toutes, mais à celles-là seulement qui possèdent la charité. Quant aux démons, ils ont en com-
mun avec Dieu l’immortalité, et avec l’homme la misère. Il agit donc comme “un mauvais
médiateur qui sépare des amis”. Le Christ, Lui, a en commun avec Dieu la béatitude, et avec
l’homme la nature mortelle. Il est “le bon médiateur qui réconcilie les ennemis”.

Bien qu’il convienne au Christ, en tant que Dieu, d’enlever le péché par son autorité, il Lui
revient en tant qu’homme, de satisfaire pour le péché du genre humain ; et c’est à ce titre que
le Christ est appelé médiateur entre Dieu et les hommes. II est inadmissible que le Christ ne soit
pas “le sauveur de tous les hommes”

Le foyer de péché est une tache au moins pour la chair. Il n’y en a donc pas eu chez la Bien-
heureuse Vierge. La Bienheureuse Vierge n’a commis aucun péché actuel, ni mortel ni véniel,
si bien que s’accomplit en elle la parole du Cantique (4, 7) : “Vous êtes toute belle, ma bien-
aimée, et il n’y a pas de tache en vous.” A la Bienheureuse Vierge il fut donné de ne jamais
commettre aucun péché, ni mortel ni véniel.

Que le Christ ait été conçu d’une vierge, cela convient pour quatre motifs :
• Pour sauvegarder la dignité de Celui Qui L’envoie.
• Cela convenait à ce qui est le propre du Fils de Dieu, Qui est envoyé.
• Cela convenait à la dignité de l’humanité du Christ.
• Cela convenait à cause de la fin même de l’incarnation du Christ: “Il fallait que notre
tête naquît, selon la chair, d’une vierge par un miracle insigne, pour montrer que
ses membres devaient naître, selon l’esprit, de cette vierge qu’est l’Église.” Afin de
montrer la réalité de son corps, Il naît d’une femme. Mais afin de montrer Sa Di-
vinité, Il procède d’une vierge.

IIIa Q28 a. 3 : La Mère de Dieu est-elle demeurée vierge après l’enfantement ?


Il est écrit dans Ézéchiel (44, 2) : “Cette porte sera fermée ; elle ne s’ouvrira point ; et
l’homme n’y passera pas parce que le Seigneur Dieu d’Israël est entré par elle.” Et “elle sera
fermée pour toujours” : Marie est vierge avant l’enfantement, vierge dans l’enfantement et
vierge après l’enfantement.” Il faut sans aucun doute rejeter l’erreur d’Helvidius, qui a osé dire
que la mère du Christ, après l’avoir enfanté, a eu des rapports conjugaux avec Joseph et a en-
gendré d’autres fils.
• Cela porte atteinte à la perfection du Christ. Étant, selon sa nature Divine, le Fils unique
du Père, comme étant parfait à tous égards, il convenait qu’Il fût le Fils unique de Sa
mère, son fruit très parfait.
145

• Cette erreur fait injure au Saint-Esprit, car le sein virginal fut le sanctuaire où Il forma
la chair du Christ ; aussi aurait-il été indécent qu’il fût ensuite profané par une union
avec l’homme.
• Elle rabaisse la dignité et la sainteté de la Mère de Dieu, qui aurait paru très ingrate si
elle ne s’était pas contentée d’un Fils pareil et si elle avait voulu perdre par une union
charnelle la virginité qui s’était miraculeusement conservée en elle.
• On devrait encore reprocher à Joseph la plus grande audace s’il avait essayé de souiller
celle dont l’ange lui avait révélé qu’elle a conçu Dieu par l’opération du Saint-Esprit.
C’est pourquoi il faut affirmer sans aucune réserve que la Mère de Dieu, qui était restée
vierge en concevant et en enfantant, est encore restée perpétuellement vierge après avoir
enfanté.

L’Écriture parle de “frères” en quatre sens : “par la nature, la nation, la parenté, l’affection”.

IIIa Q29 a. 1 : Le Christ devait-Il naître d’une femme mariée ?


On lit chez S. Matthieu (1, 18) : “Marie, la mère de Jésus, était mariée à Joseph.” Et chez
S. Luc (1, 26) : “L’ange Gabriel fut envoyé à Marie, une vierge mariée à un homme appelé
Joseph.” Il convenait que la vierge dont le Christ devait naître fût mariée, à cause du Christ
lui-même, à cause de sa mère et à cause de nous.
• A cause du Christ pour quatre raisons.
o Afin qu’il ne soit pas rejeté par les infidèles comme un enfant illégitime.
o Afin que l’on pût dresser la généalogie du Christ, selon l’usage, en ligne
masculine.
o Afin de protéger le nouveau-né contre les attaques que le diable aurait lan-
cées contre lui avec plus de violence. Et c’est pourquoi S. Ignace soutient
qu’elle fut mariée “afin que son enfantement fût caché au diable”.
o Afin d’être nourri par Joseph. Il est donc dit père nourricier.
• En outre, cela convenait à l’égard de la Vierge elle-même.
o Elle échappait ainsi au châtiment “afin de ne pas être lapidée par les juifs
comme adultère” selon S. Jérôme.
o Elle était ainsi protégée contre le déshonneur.
o “Pour montrer l’aide que lui apporta S. Joseph”, dit S. Jérôme.
• Cela convenait aussi en ce qui nous concerne.
o Parce que le témoignage de Joseph atteste que le Christ est né d’une vierge.
o Parce que les propres paroles de la Vierge affirmant sa virginité en reçoi-
vent plus de crédit.
o Pour enlever toute excuse aux vierges qui, par leur imprudence, n’évitent
pas le déshonneur.
o Parce qu’il y avait là un symbole de toute l’Église qui, “bien que vierge, a
été mariée à un unique époux, le Christ”, dit S. Augustin.
• On peut encore ajouter une cinquième raison à ce que la Mère du Seigneur fût une vierge
mariée : en sa personne sont honorés et la virginité et le mariage, contre les héré-
tiques qui rabaissent l’un ou l’autre.

La première cause de la perdition de l’humanité fut l’envoi à la femme, par le diable, du


serpent qui devait la tromper par un esprit d’orgueil. Aussi y a-t-il en l’homme une certaine
ressemblance imparfaite en tant qu’il a été créé à l’image de Dieu, et en tant qu’il a été
recréé selon la ressemblance de la grâce ; et c’est pourquoi des deux manières l’homme
peut être appelé fils de Dieu : et parce qu’il a été créé à Son image, et parce qu’il est venu
à la ressemblance que donne la grâce.
146

La nature est ce par quoi un être existe, tandis que la personne est ce qui possède l’être sub-
sistant. Dans le Christ il y a deux natures : l’une qu’Il a reçue du Père, de toute éternité ; l’autre
qu’iI a reçue de Sa mère, dans le temps. Il est donc nécessaire d’attribuer au Christ deux nais-
sances : l’une par laquelle Il est né éternellement du Père ; l’autre par laquelle Il est né de Sa
mère dans le temps. La Bienheureuse Vierge est appelée “mère de Dieu”, non pas qu’elle soit
la mère de la Divinité, mais parce qu’elle est la mère, selon l’humanité, de la Personne qui
possède la Divinité et l’humanité.

Le Christ a confondu la vaine gloire des hommes qui s’enorgueillissent de naître dans des
villes réputées et cherchent à y être honorés. A l’inverse, le Christ a voulu naître dans une
cité sans gloire, et souffrir l’opprobre dans une cité illustre. Comme dit S. Paul (1 Co 1,
27) : “Dieu choisit ce qui est faible ici-bas pour confondre ce qui est fort.” C’est pourquoi, afin
de montrer davantage son pouvoir, c’est de Rome même, capitale du monde, qu’Il fit la capitale
de son Église, en signe de victoire parfaite. Les mages étaient sages et puissants, les bergers
ignorants et grossiers. Il s’est aussi manifesté à des justes comme Syméon et Anne, et à des
pécheurs comme les mages ; il s’est encore manifesté à des hommes et à des femmes, comme
Anne, pour montrer que nulle condition humaine n’est exclue du salut du Christ.

Les Juifs, comme usant de la raison, devaient être avertis par la prédication d’un être raison-
nable, l’ange. Mais les païens, qui ne savaient pas employer leur raison à connaître le Seigneur,
sont conduits non par la parole, mais par des signes. Les bergers symbolisaient les Apôtres et
les autres Juifs croyants, auxquels la foi au Christ fut manifestée en premier, parmi lesquels, dit
S. Paul (1 Co 1, 20), il n’y eut “pas beaucoup de puissants ni beaucoup de nobles”. Ensuite la
foi au Christ parvint à la plénitude des nations, préfigurée par les mages, et enfin à la plénitude
des juifs, préfigurée par les justes. De là vient aussi que le Christ leur fut manifesté dans le
temple des juifs.

Selon S. Jean Chrysostome, “si les mages étaient venus chercher un roi de la terre, ils auraient
été déçus ; car ils auraient supporté sans raison la fatigue d’un si long trajet”. Mais, cherchant
le roi du ciel, “quoique ne voyant rien en Lui de la dignité royale, ils se contentèrent cependant
du témoignage de l’étoile, et ils L’adorèrent”. En effet, ils voient un homme et ils reconnaissent
Dieu. Et ils offrent des présents accordés à la dignité du Christ. “L’or, comme au grand Roi ;
l’encens, qui sert dans les sacrifices Divins, comme à Dieu ; la myrrhe, dont on embaume les
corps des défunts, comme à celui qui doit mourir pour le salut des hommes.” S. Grégoire dit
encore : Nous apprenons par là “à offrir au Roi nouveau-né l’or”, qui symbolise la sagesse,
“lorsque nous resplendissons en sa présence de la lumière de la sagesse ; l’encens” qui exprime
le don de soi dans la prière, “nous l’offrons quand, par l’ardeur de notre prière, nous exhalons
devant Dieu une bonne odeur ; et la myrrhe, qui symbolise la mortification de la chair, nous
l’offrons si nous mortifions nos vices charnels par l’abstinence”.

Le Christ a accepté la circoncision qui est un remède contre le péché originel, alors qu’Il
n’avait pas le péché originel, pour nous libérer du joug de la loi et produire en nous la circon-
cision spirituelle ; c’est-à-dire qu’il voulait, en acceptant la figure, accomplir la réalité.
Le Baptême de Jean n’était pas par lui-même un sacrement, mais comme une sorte de sacra-
mental disposant au Baptême du Christ. Il en résulte que le Baptême de Jean ne conférait pas
la grâce, mais y préparait seulement. De trois manières :
• par l’enseignement de Jean, qui amenait les auditeurs à la foi au Christ ;
• en accoutumant les hommes au rite du Baptême du Christ ;
• par la pénitence, qui les préparait à recevoir l’effet du Baptême du Christ.
Le Christ n’a pas été baptisé pour être purifié, mais pour purifier. La fin est première dans
l’ordre d’intention, mais dernière dans l’ordre d’exécution.

On peut symboliser les sept dons du Saint-Esprit par les caractéristiques de la colombe.
147

• Elle niche près des cours d’eau, et dès qu’elle voit l’épervier, elle plonge et s’échappe.
Cela se rattache au don de la sagesse, par lequel les saints demeurent le long des eaux
de la Divine Écriture et échappent ainsi aux assauts du démon.
• La colombe choisit les meilleurs grains. Cela se rattache au don de science, par lequel
les saints choisissent pour leur nourriture les opinions saines.
• La colombe nourrit les petits qui lui sont étrangers. Cela se rattache au don de conseil
par lequel les saints nourrissent les hommes qui furent les petits du démon, c’est-à-dire
ses imitateurs, par leur enseignement et leur exemple.
• La colombe ne déchire pas avec son bec, ce qui se rattache au don d’intelligence, par
lequel les saints ne pervertissent pas les opinions saines en les lacérant, comme font les
hérétiques.
• La colombe n’a pas de fiel, ce qui se rattache au don de piété, par lequel les saints évitent
la colère déraisonnable.
• La colombe fait son nid dans les anfractuosités des rochers. Cela se rattache au don de
force, par lequel les saints font leur nid, c’est-à-dire mettent leur refuge et leur espoir
dans les plaies et la mort du Christ.
• La colombe gémit au lieu de chanter. Cela se rattache au don de crainte, par lequel les
saints se plaisent à déplorer leurs péchés.

IIIa Q40 a. 1 : Le Christ devait-Il mener la vie solitaire, ou bien vivre parmi les hommes ?
Il y a le texte de Baruch (3, 38 Vg) : “Après cela Dieu Se fit voir sur la terre et vécut parmi
les hommes.” Le genre de vie du Christ devait s’accorder avec la fin de l’Incarnation, selon
laquelle Il est venu dans le monde.
• Il est venu d’abord pour manifester la vérité, comme Il l’a dit lui-même (Jn 18, 37) : “Je
suis né et Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité.” C’est pourquoi
Il ne devait pas Se cacher en menant la vie solitaire, mais Se montrer en public en prê-
chant ouvertement. A ceux qui voulaient Le retenir Il a dit (Lc 4, 42) : “Il faut aussi que
J’aille annoncer le règne de Dieu aux autres cités, car c’est pour cela que J’ai été en-
voyé.”
• Il est venu pour délivrer les hommes de leurs péchés : “Le Christ Jésus est venu en ce
monde pour sauver les pécheurs” (1 Tm 1, 15). Et c’est pourquoi, dit S. Jean Chrysos-
tome “le Christ aurait pu en demeurant au même endroit attirer à Lui tous les auditeurs
de Sa prédication, mais Il ne l’a pas fait ; Il nous a donné l’exemple pour que nous
allions à la recherche de ceux qui se perdent, comme le pasteur cherche la brebis perdue
et le médecin vient auprès du malade”.
• Il est venu afin que “par lui nous ayons accès à Dieu” (Rm 5, 2). Et ainsi convenait-il
que, vivant familièrement avec les hommes, Il inspire à tous la confiance d’aller vers
Lui. On lit en S. Matthieu (9, 10) “Il arriva, comme Il était à table dans la maison, que
beaucoup de publicains et de pécheurs vinrent s’attabler avec Lui et Ses disciples.” Ce
que S. Jérôme commente ainsi : “Ils avaient vu un publicain converti de ses péchés à
une vie meilleure, admis à la pénitence. Aussi eux-mêmes ne désespéraient-ils pas de
leur salut.”

La vie contemplative est meilleure absolument que la vie active qui ne comporte que
des activités corporelles. Mais la vie active selon laquelle on livre aux autres, par la prédi-
cation et l’enseignement, ce qu’on a contemplé, est plus parfaite que la vie exclusivement
contemplative, puisqu’une telle vie présuppose l’abondance de la contemplation. Et c’est
pourquoi le Christ a choisi une telle vie.

Le Seigneur s’est parfois éloigné des foules. On voit dans l’évangile qu’il l’a fait pour
trois motifs.
148

• Parfois pour obtenir un repos physique. D’après S. Marc (6, 31), « Il disait à Ses dis-
ciples : “Venez à l’écart dans un désert et reposez-vous un peu.” Car les gens ne ces-
saient d’aller et venir, et on n’avait plus le temps de manger. »
• Parfois, c’était pour prier. S. Luc nous dit (6, 12) : « En ces jours-là, Il se retira dans la
montagne pour prier, et Il passait la nuit à prier Dieu. »
• Parfois Il le faisait pour enseigner à éviter la faveur humaine. Aussi, sur S. Matthieu (5,
1) : « Voyant les foules, Jésus gravit la montagne », S. Jean Chrysostome nous dit : « En
siégeant non pas dans la ville et sur le forum, mais dans la montagne et la solitude, Il
nous a enseigné à ne jamais agir par ostentation et à nous éloigner de l’agitation, surtout
lorsqu’il faut discuter de ce qui est nécessaire au salut. »

Les tentations du diable s’acharnent surtout contre les sanctifiés. Le Christ s’est irrité et le
repoussa en disant : “Arrière, Satan !” pour que nous sachions à son exemple supporter avec
magnanimité les offenses qui nous sont faites, et ne pas même supporter d’entendre offenser
Dieu. Le salut de la multitude doit passer avant la paix de quelques individus. C’est pourquoi,
quand certains empêchent par leur perversité le salut du grand nombre, il ne faut pas craindre
qu’un prédicateur ou un docteur les heurte afin de pourvoir au salut de la multitude. Mais quand
le scandale naît de la vérité, il vaut mieux endurer le scandale qu’abandonner la vérité.

Il convenait que le Christ n’ait pas mis par écrit Son enseignement :
• A cause de sa dignité. Plus un docteur est éminent, et plus le mode de son enseignement
doit l’être. Et c’est pourquoi il convenait au Christ, comme au plus éminent des docteurs,
de graver Sa doctrine dans le cœur de Ses auditeurs.
• A cause de la supériorité de la doctrine du Christ, qui ne pouvait s’enfermer dans un
texte.
• Le Christ n’a rien écrit afin que Son enseignement parvienne à tous, à partir de Lui, dans
un certain ordre, c’est-à-dire que Lui-même instruisait immédiatement Ses disciples, qui
ensuite ont instruit les autres par leur parole et par leurs écrits.

L’adoption des fils de Dieu se fait par une certaine image qui les rend conformes au Fils
de Dieu par nature. Cela se fait d’une double manière :
• d’abord par la grâce du voyage, qui donne une conformité imparfaite.
• Ensuite par la gloire de la patrie qui donnera une conformité parfaite.

Que l’homme soit délivré par la passion du Christ, cela convenait et à la justice et à la misé-
ricorde de Celui-ci.
• A Sa justice parce que le Christ par sa passion a satisfait pour le péché du genre humain,
et ainsi l’homme a été délivré par la justice du Christ.
• Mais cela convenait aussi à la miséricorde parce que, l’homme ne pouvant par lui-même
satisfaire pour le péché de toute la nature humaine, Dieu lui a donné Son Fils pour opérer
cette satisfaction.

IIIa Q46 a. 3 : Cette manière de délivrer les hommes était-elle la plus appropriée ?
Pour guérir notre misère, il n’y avait pas de moyen plus adapté que la passion du
Christ.
• Par elle, l’homme connaît combien Dieu l’aime et par là il est provoqué à L’aimer, et
c’est en cet amour que consiste la perfection du salut de l’homme.
• Par la passion, le Christ nous a donné l’exemple de l’obéissance, de l’humilité, de la
constance, de la justice et des autres vertus nécessaires au salut de l’homme. Comme dit
S. Pierre (1 P 2, 21) : “Le Christ a souffert pour nous, nous laissant un modèle afin que
nous suivions Ses traces.”
149

• Le Christ, par Sa passion, n’a pas seulement délivré l’homme du péché ; Il lui a en outre
mérité la grâce de la justification et la gloire de la béatitude.
• Du fait de la Passion, l’homme comprend qu’il est obligé de se garder pur de tout péché
lorsqu’il pense qu’il a été racheté du péché par le sang du Christ, selon S. Paul (1Co 6,
20) : “Vous avez été rachetés assez cher !”
• La Passion a conféré à l’homme une plus haute dignité.

Et pour toutes ces raisons, il valait mieux que nous soyons délivrés par la passion du Christ
plutôt que par la seule volonté de Dieu. Il convenait aussi, pour vaincre l’orgueil du diable “qui
fuit la justice et recherche la puissance”, que le Christ “vainque le démon et libère l’homme,
non par la seule puissance de la Divinité, mais aussi par la justice et l’humilité de Sa passion”,
remarque S. Augustin.

IIIa Q46 a. 4 : Convenait-il que le Christ souffre sur la croix ?


Il est écrit (Ph 2, 3) “Il S’est fait obéissant jusqu’à la mort, la mort sur une croix.” Il conve-
nait au plus haut point que le Christ souffre la mort de la croix.
• Pour nous donner un exemple de vertu. Nul genre de mort ne soit à craindre par l’homme
dont la vie est droite, c’est ce que nous a montré la croix de cet homme, car, entre tous
les genres de mort, c’est le plus odieux et le plus redoutable.
• Ce genre de mort était parfaitement apte à satisfaire pour le péché de notre premier père ;
celui-ci l’avait commis en mangeant le fruit de l’arbre interdit, contrairement à l’ordre
de Dieu. Il convenait donc que le Christ, en vue de satisfaire pour ce péché, souffre
d’être attaché à l’arbre de la croix, comme pour restituer ce qu’Adam avait enlevé. Tout
ce qu’Adam avait perdu, le Christ l’a retrouvé sur la croix.
• Comme dit S. Jean Chrysostome : “Le Christ a souffert sur un arbre élevé et non sous
un toit, afin de purifier la nature de l’air. La terre elle-même a ressenti les effets de la
Passion ; car elle a été purifiée par le sang qui coulait goutte à goutte du côté du Cruci-
fié.”
• “Par Sa mort sur la croix, le Christ a préparé notre ascension au ciel”, d’après Chrysos-
tome. C’est pourquoi Il a dit Lui-même (Jn 12, 32) : “Moi, lorsque j’aurai été élevé de
terre, J’attirerai tout à Moi.”
• Cela convenait au salut de tout le genre humain. C’est pourquoi S. Grégoire de Nysse a
pu dire : “La figure de la croix, où se rejoignent au centre quatre branches opposées,
symbolise que la puissance et la providence de celui qui y est suspendu se répandent
partout.” Et S. Jean Chrysostome dit encore : “Il meurt en étendant les mains sur la
croix ; de l’une Il attire l’ancien peuple, de l’autre ceux qui viennent des nations.”
• Par ce genre de mort sont symbolisées diverses vertus, selon S. Augustin : “Ce n’est pas
pour rien que le Christ a choisi ce genre de mort, pour montrer qu’il est le maître de la
largeur et de la hauteur, de la longueur et de la profondeur” dont parle S. Paul (Ep 3,
18). “Car la largeur se trouve dans la traverse supérieure : elle figure les bonnes œuvres
parce que les mains y sont étendues. La longueur est ce que l’on voit du bois au-dessus
de la terre, car c’est là qu’on se tient pour ainsi dire debout, ce qui figure la persistance
et la persévérance, fruits de la longanimité. La hauteur se trouve dans la partie du bois
située au-dessus de la traverse ; elle se tourne vers le haut, c’est-à-dire vers la tête du
crucifié parce qu’elle est la suprême attente de ceux qui ont la vertu d’espérance. Enfin
la profondeur comprend la partie du bois qui est cachée en terre ; toute la croix semble
en surgir, ce qui symbolise la profondeur de la grâce gratuite.” Et comme S. Augustin
le dit ailleurs : “Le bois auquel étaient cloués les membres du crucifié était aussi la
chaire d’où le maître enseignait.”
150

• Ce genre de mort répond à de très nombreuses préfigurations. Comme dit S. Augustin :


“Une arche de bois a sauvé le genre humain du déluge. Lorsque le peuple de Dieu quit-
tait l’Égypte, Moïse a divisé la mer à l’aide d’un bâton et, terrassant ainsi le pharaon, il
a racheté le peuple de Dieu. Ce même bâton, Moïse l’a plongé dans une eau amère qu’il
a rendue douce. Et c’est encore avec un bâton que Moïse a fait jaillir du rocher préfigu-
ratif une eau salutaire. Pour vaincre Amalec, Moïse tenait les mains étendues sur son
bâton. La loi de Dieu était confiée à l’arche d’Alliance, qui était en bois. Par là tous
étaient, comme par degrés, amenés au bois de la croix.”

IIIa Q46 a. 5 : Le caractère universel de la Passion


Selon leur genre, le Christ a enduré toutes les souffrances, sous un triple rapport.
• De la part des hommes qui les lui ont infligées. Il a souffert de la part des païens et des
juifs, des hommes et des femmes, comme on le voit avec les servantes qui accusaient
Pierre. Il a encore souffert de la part des chefs et de leurs serviteurs, et aussi de la part
du peuple. Il a aussi été affligé par tous ceux qui vivaient dans Son entourage et Sa
familiarité, puisque Judas L’a trahi et que Pierre L’a renié.
• Dans tout ce qui peut faire souffrir un homme. Le Christ a souffert dans Ses amis qui
L’ont abandonné ; dans Sa réputation par les blasphèmes proférés contre Lui ; dans Son
honneur et dans Sa gloire par les moqueries et les affronts qu’Il dut supporter ; dans Ses
biens lorsqu’Il fut dépouillé de Ses vêtements ; dans Son âme par la tristesse, le dégoût
et la peur ; dans Son corps par les blessures et les coups.
• Dans tous les membres de son corps. Le Christ a enduré : à la tête les blessures de la
couronne d’épines ; aux mains et aux pieds le percement des clous ; au visage les souf-
flets, les crachats et, sur tout le corps, la flagellation. De plus Il a souffert par tous Ses
sens corporels : par le toucher quand Il a été flagellé et cloué à la croix ; par le goût
quand on Lui a présenté du fiel et du vinaigre ; par l’odorat quand Il fut suspendu au
gibet en ce lieu, appelé Calvaire, rendu fétide par les cadavres des suppliciés ; par l’ouïe,
lorsque Ses oreilles furent assaillies de blasphèmes et de railleries ; et enfin par la vue,
quand Il vit pleurer Sa mère et le disciple qu’Il aimait.

IIIa Q46 a. 6 : La douleur que le Christ a endurée dans Sa passion fut-elle la plus grande ?
Dans Sa passion, le Christ a ressenti une douleur réelle et sensible, causée par les sup-
plices corporels ; et une douleur intérieure, la tristesse, produite par la perception de
quelque nuisance. L’une et l’autre de ces douleurs, chez le Christ, furent les plus intenses
que l’on puisse endurer dans la vie présente. Et cela pour quatre raisons.
• Par rapport aux causes de la douleur. La douleur sensible fut produite par une lésion
corporelle. La mort des crucifiés est la plus cruelle : ils sont en effet cloués à des endroits
très innervés et extrêmement sensibles, les mains et les pieds. De plus le poids du corps
augmente continuellement cette douleur ; et à tout cela s’ajoute la longue durée du sup-
plice, car les crucifiés ne meurent pas immédiatement, comme ceux qui périssent par le
glaive. – Quant à la douleur intérieure du cœur, elle avait plusieurs causes ; en premier
lieu, tous les péchés du genre humain pour lesquels Il satisfaisait en souffrant, si bien
qu’Il les prend à Son compte en parlant dans le Psaume (22, 2) du “cri de mes péchés”.
Puis, particulièrement, la chute des juifs et de ceux qui Lui infligèrent la mort, et surtout
des disciples qui tombèrent pendant Sa Passion. Enfin, la perte de la vie corporelle, qui
par nature fait horreur à la nature humaine.
• On peut mesurer l’intensité de la douleur à la sensibilité de celui qui souffre, dans son
âme et dans son corps. Or le corps du Christ était d’une complexion parfaite, puisqu’il
avait été formé miraculeusement par l’Esprit Saint. Et c’est ainsi que, chez le Christ, le
sens du toucher, dont les perceptions produisent la douleur, était extrêmement délicat.
151

Son âme aussi percevait avec la plus grande acuité, dans ses puissances intérieures,
toutes les causes de tristesse.
• L’intensité de la douleur du Christ peut ainsi s’apprécier par la pureté de sa douleur et
de sa tristesse. Car chez d’autres êtres souffrants la tristesse intérieure, et même la dou-
leur extérieure sont tempérées par la raison, en vertu de la dérivation ou rejaillissement
des puissances supérieures sur les puissances inférieures. Or, chez le Christ souffrant,
cela ne s’est pas produit, puisque, à chacune de ses puissances « il permit d’agir selon
sa loi propre », dit S. Jean Damascène.
• On peut enfin évaluer l’intensité de la douleur du Christ d’après le fait que Sa souffrance
et Sa douleur furent assumées volontairement en vue de cette fin : libérer l’homme du
péché.

Toutes ces causes réunies montrent à l’évidence que la douleur du Christ fut la plus grande.
Le Christ a voulu délivrer le genre humain du péché, non seulement par Sa puissance, mais
encore par Sa justice. C’est ainsi qu’Il a tenu compte, non seulement de la puissance que Sa
douleur tirait de l’union à sa Divinité, mais aussi de l’importance qu’elle aurait selon la nature
humaine, pour procurer une si totale satisfaction.

Lorsque le Christ était pèlerin sur cette terre, il n’y avait pas rejaillissement de gloire de la
partie supérieure de son âme sur la partie inférieure, ni de l’âme sur le corps. Mais, réciproque-
ment, la partie supérieure de l’âme du Christ, n’étant pas entravée dans son opération propre
par la partie inférieure, il en résulte qu’elle a joui parfaitement de la vision bienheureuse tandis
que le Christ souffrait.

Il convenait au plus haut point que le Christ souffre à Jérusalem.


• Parce que c’était le lieu choisi par Dieu pour qu’on Lui offre des sacrifices. Ces sacri-
fices figuratifs symbolisaient la passion du Christ, sacrifice véritable.
• La vertu de Sa passion devant se répandre dans le monde entier, le Christ a voulu souffrir
au centre de la terre habitable, à Jérusalem.
• Ce lieu convenait au plus haut point à l’humilité du Christ, Lui qui avait choisi le genre
de mort le plus honteux, Il ne devait pas refuser de souffrir la honte dans un lieu aussi
fréquenté.
• Il a voulu mourir à Jérusalem où résidaient les chefs du peuple juif pour montrer qu’ils
étaient responsables de l’iniquité commise par ses meurtriers.

Le Christ a souffert non pas dans le Temple ou dans la ville, mais hors des portes, pour trois
raisons.
• Pour que la réalité réponde à la figure. Car le taureau et le bouc, offerts dans le sacrifice
le plus solennel pour l’expiation de tout le peuple, étaient brûlés hors du camp, selon la
prescription du Lévitique (16, 27). Aussi lit-on dans l’épître aux Hébreux (13, 17) : “Les
animaux dont le sang est porté par le grand prêtre dans le sanctuaire ont leur corps brûlé
hors du camp. Et c’est pour cela que Jésus, afin de sanctifier le peuple par son sang, a
souffert hors de la porte.”
• Afin de nous enseigner à quitter la vie du monde. On lit donc au même endroit : “Pour
aller au Christ, sortons hors du camp en portant son opprobre.”
• D’après S. Jean Chrysostome : “Le Seigneur n’a pas voulu souffrir sous un toit ni dans
le Temple juif pour empêcher les juifs d’accaparer ce sacrifice du salut en faisant croire
qu’il avait été offert seulement pour leur peuple. Aussi a-t-il souffert hors de la ville,
hors des remparts, pour vous faire savoir que ce sacrifice a été offert
152

IIIa Q46 a. 11 : Convenait-il que le Christ soit crucifié avec des bandits ?
S. Ambroise nous dit : “La passion du Seigneur a des imitateurs, elle n’a pas d’égaux.” C’est
une prophétie d’Isaïe (53, 12) : “Il a été compté parmi les criminels.” Ils crucifièrent deux ban-
dits de part et d’autre”, pour Lui faire partager leur honte. Par rapport au plan Divin, le Christ
a été crucifié avec des bandits pour trois raisons.
• D’après S. Jérôme, “de même que pour nous le Christ s’est fait malédiction sur la croix,
Il a été crucifié comme un criminel entre des criminels pour le salut de tous”.
• Selon S. Léon, “deux bandits furent crucifiés, l’un à Sa droite, l’autre à Sa gauche, pour
que même le spectacle du gibet montre la séparation qui sera opérée entre tous les
hommes au jour du jugement par le Christ”. Et S. Augustin dit aussi : “Si vous faites
attention, la croix elle-même est un tribunal ; le juge en effet siégeait au milieu, l’un des
voleurs qui a cru a été libéré, l’autre qui a outragé le Seigneur a été condamné. Il mani-
festait déjà ce qu’il ferait un jour à l’égard des vivants et des morts en plaçant les uns à
Sa droite et les autres à Sa gauche.”
• Selon S. Hilaire, “à Sa droite et à Sa gauche sont crucifiés deux bandits qui montrent
que la totalité du genre humain est appelée au mystère de la passion du Seigneur. Le
partage des fidèles et des infidèles se fait entre la droite et la gauche ; aussi le bandit
placé à droite est-il sauvé par la justification de la foi”.
• Selon S. Bède, “les bandits crucifiés avec le Seigneur représentent ceux qui sous la foi
et la confession du Christ subissent le combat du martyre ou embrassent une forme de
vie plus austère. Ceux qui agissent pour la gloire éternelle sont figurés par le bandit de
droite ; mais ceux qui agissent pour recevoir la louange des hommes imitent le bandit
de gauche dans son esprit et dans ses actes”.

Le Christ a voulu être compté avec des gens iniques afin de détruire l’iniquité par Sa puis-
sance. Aussi S. Jean Chrysostome dit-il : “Convertir le bandit sur la croix et l’introduire en
paradis, ce ne fut pas une œuvre moins grande que de briser les rochers.”

Il est de la plus haute convenance que le Christ ait souffert par obéissance.
• Parce que cela convenait à la justification des hommes : “De même que par la déso-
béissance d’un seul, beaucoup ont été constitués pécheurs, de même aussi, par l’obéis-
sance d’un seul, beaucoup sont constitués justes” (Rm 5, 19).
• Cela convenait à la réconciliation de Dieu avec les hommes. “Nous avons été récon-
ciliés avec Dieu par la mort de Son Fils” (Rm 5, 10), c’est-à-dire en tant que la mort du
Christ fut elle-même un sacrifice très agréable à Dieu : “Il s’est livré Lui-même à Dieu
pour nous en oblation et en sacrifice d’agréable odeur” (Ep 5, 2). Or l’obéissance est
préférée à tous les sacrifices d’après l’Écriture (1 S 15, 22) : “L’obéissance vaut mieux
que les sacrifices.” Aussi convenait-il que le sacrifice de la passion du Christ eût sa
source dans l’obéissance.
• Cela convenait à la victoire par laquelle Il triompha de la mort et de l’auteur de la
mort.

IIIa Q47 a. 5 : Les meurtriers du Christ L’ont-ils connu ?


Il y a la parole de S. Paul (1 Co 2, 8) : “S’ils L’avaient connu, jamais ils n’auraient crucifié
le Seigneur de gloire”, et celle-ci de S. Pierre aux Juifs (Ac 3, 17) : “je sais que vous avez agi
par ignorance, comme vos chefs” et le Seigneur sur la Croix demande (Lc 23, 34) : “Père, par-
donnez-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font.”
Chez les Juifs, il y avait les grands et les petits. Les grands, qui étaient leurs chefs, comme
dit un auteur ont su “qu’Il était le Messie promis dans la loi ; car ils voyaient en Lui tous les
signes annoncés par les prophètes ; mais ils ignoraient le mystère de Sa Divinité”. Et c’est pour-
quoi S. Paul dit : “S’ils l’avaient connu, jamais ils n’auraient crucifié le Seigneur de gloire.” Il
153

faut cependant remarquer que leur ignorance n’excusait pas leur crime, puisque c’était en
quelque manière une ignorance volontaire. En effet, ils voyaient les signes évidents de Sa
Divinité ; mais par haine et jalousie, ils les prenaient en mauvaise part, et ils refusèrent de croire
aux paroles par lesquelles Il Se révélait comme le Fils de Dieu. Aussi dit-Il Lui-même à leur
sujet (Jn 15, 22) : “Si Je n’étais pas venu, et si Je ne leur avais pas parlé, ils n’auraient pas de
péché ; mais maintenant ils n’ont pas d’excuse à leur péché.” Et il ajoute : “Si je n’avais fait
parmi eux les œuvres que personne d’autre n’a faites, ils n’auraient pas de péché.” On peut donc
leur appliquer ce texte (Job 21, 14) : « Ils ont dit à Dieu : “Éloignez-Vous de nous, nous ne
voulons pas connaître Vos chemins”. »
Quant aux petits, c’est-à-dire les gens du peuple, qui ne connaissaient pas les mystères de
l’Écriture, ils ne connurent pleinement ni qu’il était le Messie, ni qu’il était le Fils de Dieu.

Cela montre que, voyant les œuvres admirables du Christ, ce fut par haine que les juifs ne
Le reconnurent pas comme le Fils de Dieu. L’ignorance volontaire n’excuse pas la faute, mais
l’aggrave plutôt ; car elle prouve que l’on veut si violemment accomplir le péché que l’on pré-
fère demeurer dans l’ignorance pour ne pas éviter le péché, et c’est pourquoi les Juifs ont péché
comme ayant crucifié le Christ non seulement comme homme, mais comme Dieu.

IIIa Q47 a. 6 : Le péché des meurtriers du Christ


Les chefs des juifs ont connu le Christ, et s’il y a eu chez eux de l’ignorance, elle fut volon-
taire et ne peut les excuser. C’est pourquoi leur péché fut le plus grave, que l’on considère le
genre de leur péché ou la malice de leur volonté.
Quant aux “petits”, aux gens du peuple, ils ont péché très gravement, si l’on regarde le genre
de leur péché, mais celui-ci est atténué quelque peu à cause de leur ignorance.
Beaucoup plus excusable fut le péché des païens qui L’ont crucifié de leurs mains, parce
qu’ils n’avaient pas la science de la loi.

IIIa Q48 a. 2 : La passion du Christ a-t-elle causé notre salut par mode de satisfaction ?
Le Christ, en souffrant, a parfaitement satisfait pour nos péchés. Or le Christ, en souf-
frant par charité et par obéissance, a offert à Dieu quelque chose de plus grand que ne
l’exigeait la compensation de toutes les offenses du genre humain :
• à cause de la grandeur de la charité en vertu de laquelle Il souffrait ;
• à cause de la dignité de la vie qu’Il donnait comme satisfaction, parce que c’était la vie
de Celui Qui était Dieu et homme ;
• à cause de l’universalité de Ses souffrances et de l’acuité de Sa douleur. Et c’est pour-
quoi la passion du Christ a été une satisfaction non seulement suffisante, mais surabon-
dante pour les péchés du genre humain, selon S. Jean (1 Jn 2, 2) : “Il est Lui-même
propitiation pour nos péchés, non seulement pour les nôtres, mais pour ceux du monde
entier”.

La charité du Christ souffrant a surpassé la malice de ceux qui L’ont crucifié ; aussi
la satisfaction offerte par le Christ dans Sa passion a-t-elle été plus grande que l’offense
que Ses meurtriers ont commise en le tuant. C’est au point que la passion du Christ a été une
satisfaction suffisante et même surabondante pour les péchés de Ses meurtriers. La dignité de
la chair du Christ n’est pas à estimer seulement d’après la nature de cette chair, mais aussi
d’après la Personne qui l’a prise. En tant qu’elle était la chair de Dieu elle possédait une dignité
infinie.
154

IIIa Q48 a. 4 : La passion du Christ a-t-elle causé notre salut par mode de rachat ?
Par le péché l’homme avait contracté une double obligation.
• Celle de l’esclavage du péché, car “celui qui pèche est esclave du péché” (Jn 8, 35), et
“on est esclave de celui par qui on s’est laissé vaincre” (2 P 2, 19). Donc, parce que le
démon avait vaincu l’homme en l’induisant à pécher, l’homme était soumis à l’escla-
vage du démon.
• Quant à la responsabilité de la peine, l’homme était débiteur envers la justice Divine. Et
c’est là aussi un esclavage, car c’est un esclavage, que de subir ce qu’on ne veut pas,
alors que l’homme libre dispose de lui-même comme il veut. Donc, parce que la passion
du Christ a été une satisfaction adéquate et surabondante pour le péché et pour la peine
due par le genre humain, Sa passion a été comme une rançon par laquelle nous avons
été libérés de cette double obligation. Et voilà pourquoi on dit que la passion du Christ
est notre rachat et notre rédemption.

L’homme appartient à Dieu de deux manières :


• En tant qu’il est soumis à Sa puissance. Et sous ce rapport, l’homme n’a jamais cessé
d’appartenir à Dieu.
• L’homme appartient à Dieu en Lui étant uni par la charité.

De la première manière, l’homme n’a jamais cessé d’être à Dieu. De la deuxième manière,
il l’a cessé par le péché. Et c’est pourquoi, en tant qu’il a été libéré par le Christ qui satisfaisait
en souffrant pour lui, on dit qu’il a été racheté par la passion du Christ. En péchant, l’homme
avait contracté une obligation envers Dieu et envers le démon.
Quant à la faute, il avait offensé Dieu et s’était soumis au démon, en lui cédant. Aussi, en
raison de la faute, il n’était pas devenu l’esclave de Dieu, mais il s’était plutôt écarté de son
service et il était tombé sous la servitude du démon, Dieu le permettant avec justice à cause de
l’offense commise contre Lui. Mais quant à la peine, c’est envers Dieu que l’homme s’était lié,
comme envers son souverain juge ; et envers le démon comme envers son bourreau. Si le démon
gardait injustement sous son esclavage autant qu’il était en lui, l’homme trompé par sa ruse et
quant à la faute et quant à la peine, il était juste cependant que l’homme souffre cela, car Dieu
avait permis quant à la faute, et l’avait prescrit quant à la peine. Voilà pourquoi la justice exigeait
par rapport à Dieu que l’homme soit racheté.

Il est propre au Christ, en tant qu’homme, d’être le Rédempteur d’une manière immédiate,
mais la rédemption elle-même peut être attribuée à la Trinité comme à sa cause première.

IIIa Q48 a. 6 : La passion du Christ a-t-elle produit les effets de notre salut par mode d’effi-
cience ?
La vertu de Dieu produit notre salut par efficience. Il y a une double cause efficiente princi-
pale et instrumentale. La cause efficiente principale du salut des hommes est Dieu. Mais l’hu-
manité du Christ, étant l’instrument de Sa Divinité, il s’ensuit que toutes les actions et souf-
frances du Christ agissent instrumentalement, en vertu de la Divinité, pour le salut des hommes.
A ce titre, la passion du Christ cause le salut des hommes par efficience.

IIIa Q49a. 1 : Par la passion du Christ, sommes-nous délivrés du péché ?


Il est écrit dans l’Apocalypse (1, 5) : “Il nous a aimés et Il nous a lavés de nos péchés dans
Son Sang.” La passion du Christ est la cause propre de la rémission des péchés de trois ma-
nières.
155

• Par mode d’excitation à la charité : “Ses nombreux péchés lui ont été remis parce qu’elle
a beaucoup aimé.”
• Par mode de rédemption. En effet, le Christ est notre tête. Par la passion qu’Il a subie
en vertu de Son obéissance et de Son amour, Il nous a délivrés de nos péchés, nous qui
sommes Ses membres, comme si Sa passion était le prix de notre rachat. C’est comme
si un homme, au moyen d’une œuvre méritoire accomplie par sa main, se rachetait du
péché commis par ses pieds. Car, de même que le corps naturel est un, alors qu’il con-
siste en membres divers, l’Église tout entière, corps mystique du Christ, est comptée
pour une seule personne avec sa tête, qui est le Christ.
• Par mode d’efficience. La chair dans laquelle le Christ a souffert Sa passion est l’instru-
ment de Sa Divinité, et c’est en raison de Sa Divinité que Ses souffrances et Ses actions
agissent dans la vertu Divine, en vue de chasser le péché.

Par Sa passion le Christ nous a délivrés de nos péchés par mode de causalité : elle institue
en effet la cause de notre libération, cause par laquelle peuvent être remis, à tout moment, n’im-
porte quels péchés, présents ou futurs ; comme un médecin qui ferait un remède capable de
guérir n’importe quelle maladie, même dans l’avenir. La passion du Christ est comme la
cause préalable de la rémission des péchés. Il est pourtant nécessaire qu’on l’applique à
chacun, pour que ses propres péchés soient effacés. Cela se fait par le Baptême, la pénitence
et les autres sacrements, qui tiennent leur vertu de la passion du Christ.

IIIa Q49 a. 2 : Par la passion du Christ sommes-nous délivrés de la puissance du démon ?


Au sujet du pouvoir que le diable exerçait sur les hommes avant la passion du Christ, trois
points de vue entrent en ligne de compte.
• Celui de l’homme qui, par son péché, a mérité d’être livré au pouvoir du péché, dont la
tentation l’avait dominé.
• Celui de Dieu que l’homme avait offensé en péchant, et qui en vertu de la justice l’avait
abandonné au pouvoir du diable.
• Celui du démon qui, par sa volonté très perverse, empêchait l’homme d’atteindre son
salut.

• L’homme a été délivré du pouvoir du démon par la passion du Christ en tant que celle-
ci est cause de la rémission des péchés.
• Elle nous a délivrés du pouvoir du démon en tant qu’elle nous a réconciliés avec Dieu.
• Elle nous a délivrés du pouvoir du démon en tant que celui-ci a dépassé la mesure du
pouvoir que Dieu lui avait accordé, en complotant la mort du Christ, qui n’avait pas
mérité la mort, puisqu’Il était sans péché.

On ne dit pas que le démon a eu pouvoir sur les hommes au point qu’il aurait pu leur nuire
sans la permission de Dieu. Mais il lui était permis en toute justice de nuire aux hommes qu’il
avait amenés, en les tentant, à lui obéir. Encore maintenant le démon peut, avec la permission
de Dieu, tenter les hommes dans leurs âmes, et les tourmenter dans leurs corps ; cependant ils
trouvent dans la passion du Christ un remède préparé pour qu’ils se protègent contre les assauts
de l’ennemi en évitant d’être entraînés dans le désastre de la mort éternelle. Avant la passion du
Christ, tous ceux qui résistaient au démon le pouvaient grâce à leur foi en la passion du Christ,
quoique cette passion ne fût pas accomplie.

Par la passion du Christ nous avons été libérés de l’obligation de la peine de deux manières.
• Directement : la passion du Christ a été une satisfaction adéquate et surabondante pour
les péchés de tout le genre humain. Or, dès que la satisfaction adéquate est fournie,
l’obligation de la peine est enlevée.
156

• Indirectement : la passion du Christ est la cause de la rémission du péché, sur lequel se


fonde l’obligation de la peine.

La passion du Christ obtient son effet sur ceux à qui elle est appliquée par la foi et la charité,
et par les sacrements de la foi. Et c’est pourquoi les damnés en enfer, qui ne sont pas unis de
cette manière à la passion du Christ, ne peuvent percevoir ses effets. Si la satisfaction du Christ
a ses effets en nous, c’est en tant que nous sommes incorporés au Christ, comme les membres
à leur tête. La passion du Christ a été plus puissante pour réconcilier Dieu avec tout le genre
humain que pour provoquer sa colère. Or, par la passion du Christ non seulement nous avons
été délivrés du péché commun à toute la nature humaine et quant à la faute, et quant à l’obliga-
tion de la peine, Lui-même en payant le prix à notre place ; mais encore nous sommes délivrés
des péchés individuels de chacun de ceux qui communient à Sa passion par la foi et la charité,
et par les sacrements de la foi

IIIa Q49 a. 6 : Est-ce par la passion que le Christ a obtenu Son exaltation dans la gloire ?
Il est écrit (Ph 2, 8) “Le Christ s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la Croix ; et
c’est pourquoi Dieu L’a exalté.” Or le Christ, dans Sa passion, S’est abaissé au-dessous de Sa
dignité, de quatre manières :
• Quant à Sa passion et à Sa mort, qui ne Lui étaient pas dues.
• Quant au lieu, car Son corps a été déposé dans le sépulcre, et Son âme est descendue
aux enfers.
• Quant à la confusion et aux opprobres qu’Il a subis.
• Quant au fait qu’Il a été livré à un pouvoir humain, selon ce qu’il dit à Pilate (Jn 19, 4) :
“Vous n’auriez aucun pouvoir sur Moi, s’il ne vous avait été donné d’en haut.”

Et c’est pourquoi, par Sa passion, le Christ a mérité d’être exalté dans la gloire, de quatre
manières également :
• Quant à Sa résurrection glorieuse.
• Quant à Son ascension au ciel.
• Quant à Sa session à la droite du Père et à la manifestation de sa propre Divinité.
• Quant au pouvoir judiciaire.
Par Ses mérites antérieurs, le Christ a mérité l’exaltation glorieuse de Son âme, dont la vo-
lonté était informée par la charité et les autres vertus. Mais, dans Sa passion, Il a mérité l’exal-
tation glorieuse de Son corps par mode de récompense.

Il convenait au Christ de mourir pour cinq raisons :


• Satisfaire pour le genre humain qui était condamné à la mort à cause du péché.
• Prouver la réalité de la nature qu’Il avait prise.
• Nous délivrer, en mourant, de la crainte de la mort.
• Nous donner l’exemple, en mourant corporellement à la “similitude du péché”, c’est-à-
dire à la pénalité, de mourir spirituellement au péché.
• Montrer, en ressuscitant des morts, la vertu par laquelle Il a triomphé de la mort, et nous
inculquer l’espoir de ressusciter des morts.

On peut se trouver dans un lieu de deux manières :


• D’abord, par l’effet qu’on y produit. De cette manière, le Christ est descendu dans cha-
cun des enfers ; mais de façon différente. Car, dans l’enfer des damnés, Il est descendu
pour les confondre de leur incrédulité et de leur malice. A ceux qui étaient détenus dans
le purgatoire, Il a donné l’espoir d’obtenir la gloire ; quant aux saints patriarches qui
étaient retenus dans les enfers à cause du seul péché originel, Il leur a donné la
lumière de la gloire éternelle.
157

• En second lieu par Son essence, et de cette manière l’âme du Christ n’est descendue que
dans les enfers où les justes étaient retenus, afin de visiter aussi, dans leur lieu même et
par son âme, ceux qu’Il visitait intérieurement par Sa Divinité en leur accordant Sa
grâce. Sa descente aux enfers n’a apporté le fruit de la délivrance qu’à ceux qui
avaient été unis à la passion du Christ par la foi jointe à la charité, qui en est la
forme et qui enlève les péchés. Or, ceux qui se trouvaient dans l’enfer des damnés ou
bien n’avaient possédé la foi d’aucune manière, comme les infidèles, ou bien, s’ils
avaient possédé la foi, n’avaient eu aucune conformité avec la charité du Christ souf-
frant. Ils n’avaient donc pas été purifiés de leurs péchés. Telle est la raison pour laquelle
la descente du Christ aux enfers ne leur a pas apporté la délivrance de leur obligation à
la peine de l’enfer.

IIIa Q52 a. 7 : Le Christ a-t-Il délivré les enfants morts avec le seul péché originel ?
Les enfants qui étaient morts avec le seul péché originel n’avaient participé d’aucune ma-
nière à la foi dans le Christ. Ils n’ont donc pas perçu le fruit de la propitiation du Christ, en vue
d’être délivrés par Lui de l’enfer. La descente du Christ aux enfers n’a apporté la délivrance
qu’à ceux qui étaient unis par la foi et la charité à sa passion ; c’est en effet par elle seule-
ment que la descente du Christ était libératrice. Or, les enfants qui étaient morts avec le
péché originel n’étaient nullement unis à la passion du Christ par la foi et par l’amour. La foi,
ils n’avaient pu l’avoir en propre, puisqu’ils n’avaient pas eu l’usage de leur libre arbitre ; et ils
n’avaient pas non plus été purifiés du péché originel par la foi de leurs parents, ni par quelque
sacrement de la foi. C’est pour cela que la descente du Christ aux enfers n’a pas délivré les
enfants qui s’y trouvaient.
La grâce du Christ parvient seulement à ceux qui sont devenus ses membres par une régéné-
ration spirituelle. Ce qui n’est pas le cas des enfants morts avec le péché originel.

La passion n’était satisfactoire qu’en général ; sa vertu devait être appliquée aux hommes par
des moyens particuliers et spéciaux à chacun d’entre eux. Il n’était donc pas nécessaire que la
descente du Christ aux enfers les libère tous du purgatoire.

Qu’il ait été nécessaire que le Christ ressuscite, on peut en donner cinq raisons :
• La glorification de la justice Divine.
• L’instruction de notre foi.
• Le relèvement de notre espérance.
• La formation morale des fidèles. Le Christ ressuscité des morts ne meurt plus ; de même
vous, croyez que vous êtes morts au péché et vivants pour Dieu.
• L’achèvement de notre salut.

C’est par un dessein providentiel que dans le Christ la gloire n’a pas rejailli de l’âme sur le
corps, afin qu’Il accomplisse par Sa passion le mystère de notre rédemption. C’est pourquoi,
lorsque ce mystère de la passion et de la mort du Christ fut accompli, aussitôt l’âme fit rejaillir
sa gloire sur le corps qu’elle avait repris à la résurrection ; et c’est ainsi que le corps est devenu
glorieux.
Tout ce qui est reçu dans un sujet l’est selon le mode de ce sujet. C’est par ce qu’Il tenait
de nous que le Fils de Dieu a été suspendu à la croix, mais c’est par ce qu’Il tenait de Lui
qu’Il est monté aux Cieux. La sagesse sert à établir le jugement. Le Fils étant la “Sagesse
engendrée”, la Vérité qui procède du Père et le représente parfaitement, il s’ensuit que le pou-
voir judiciaire est attribué en propre au Fils de Dieu.

Le Christ, même dans Sa nature humaine, est le chef de l’Église tout entière, et Dieu a mis
toutes choses sous Ses pieds. Il lui appartient donc, même dans sa nature humaine, d’avoir le
158

pouvoir judiciaire. Ce pouvoir, le Christ le possède en vertu de la grâce capitale qu’Il a reçue
dans Sa nature humaine. Et voilà la raison pour laquelle Dieu n’a remis à aucun autre le gou-
vernement de la terre. Car c’est un seul et même être qu’Il est à la fois Dieu et homme : le
Seigneur Jésus Christ.

LES SACREMENTS EN GÉNÉRAL


IIIa Q60 a. 3 : Le Sacrement est-il signe d’une réalité unique ou de plusieurs ?
On appelle Sacrement à proprement parler ce qui est ordonné à signifier notre sanctification.
Or on peut distinguer trois aspects de notre sanctification : sa cause proprement dite, qui est la
passion du Christ ; sa forme, qui consiste dans la grâce et les vertus ; sa fin ultime, qui est la vie
éternelle. Les Sacrements signifient tout cela. Un Sacrement est donc un signe qui remémore
la cause passée, la passion du Christ ; manifeste l’effet de cette Passion en nous, la grâce ;
et qui prédit la gloire future.

Dans tout ce qui est composé de matière et de forme, le principe de détermination est du côté
de la forme la cause finale, si elle ne vient pas la première dans le temps, est première dans
l’intention de celui qui agit. La grâce n’est pas autre chose qu’une certaine ressemblance
de la nature divine reçue en participation. Les Sacrements de l’Église tiennent spécialement
leur vertu de la passion du Christ ; c’est la réception des Sacrements qui nous met en commu-
nication avec la vertu de la passion du Christ. L’eau et le sang jaillis du côté du Christ en croix
symbolisent cette vérité, l’eau se rapporte au Baptême et le sang à l’Eucharistie, car ce sont les
Sacrements les plus importants. La grâce était donc conférée dans la circoncision en tant qu’elle
était signe de la passion future du Christ. Le fidèle est député à deux choses. D’abord et à titre
principal à la jouissance de la gloire, et pour cela, il est marqué du sceau de la grâce.

Chaque fidèle est député à recevoir ou à donner aux autres ce qui concerne le culte de Dieu ;
et c’est là le rôle propre du caractère sacramentel. Le caractère des fidèles est ce qui distingue
les fidèles du Christ d’avec les esclaves du démon, soit en vue de la vie éternelle, soit en vue
du culte de l’Église présente ; le premier rôle est rempli par la charité et la grâce – c’est ce que
démontre l’objection – le second, par le caractère sacramentel.
Le caractère est donc indélébile en l’âme, non en raison de sa perfection propre, mais en
raison de la perfection possédée par le sacerdoce du Christ dont il procède à titre de vertu ins-
trumentale. Ce qui est proprement l’effet du Sacrement n’est pas obtenu par la prière de l’Église
ou du ministre, mais par le mérite de la passion du Christ, dont la vertu agit dans les Sacrements.
Les Apôtres et leurs successeurs sont les vicaires de Dieu pour le gouvernement de cette Église
qui est constituée par la foi et les Sacrements de la foi. Aussi, de même qu’ils ne peuvent
constituer une autre Église, ils ne peuvent transmettre une autre foi, ni instituer d’autres
Sacrements ; c’est “par les Sacrements qui coulèrent du côté du Christ crucifié” que l’Église
du Christ a été constituée.

Le Christ produit l’effet intérieur des Sacrements en tant qu’Il est Dieu et en tant qu’Il est
homme. Son humanité est l’instrument de sa divinité C’est pourquoi, de même que le Christ,
en tant que Dieu, a un pouvoir souverain sur les Sacrements, de même, en tant qu’homme, Il a
un pouvoir de ministre principal, ou pouvoir d’excellence. Ce pouvoir consiste en quatre pré-
rogatives :
• C’est le mérite et la vertu de Sa passion qui agissent dans les Sacrements.
• C’est par la foi que nous entrons en communication avec la vertu de sa passion.
• C’est de leur institution par le Christ qu’ils tiennent leur vertu. Il appartient donc à l’ex-
cellence du pouvoir du Christ que celui qui a donné aux Sacrements leur vertu ait pu les
instituer.
159

• Comme la cause ne dépend pas de son effet, mais bien plutôt l’effet de sa cause, il ap-
partient à l’excellence du pouvoir du Christ qu’Il ait pu produire l’effet des Sacrements
sans accomplir le rite sacramentel extérieur.

Le Christ avait un double pouvoir sur les Sacrements :


• un pouvoir souverain qui lui appartient en tant qu’Il est Dieu. Et ce pouvoir ne pouvait
être communiqué à aucune créature, pas plus que l’essence divine.
• Il avait un autre pouvoir, celui d’excellence, qui Lui appartient en tant qu’Il est homme.
Ce pouvoir-là, Il pouvait le communiquer à des ministres. Ainsi est-il indifférent que le
corps du médecin soit sain ou malade, car il n’est que l’instrument de l’âme en qui réside
l’art médical ; peu importe que le conduit par où l’eau passe soit, en argent ou en
plomb. Aussi les ministres de l’Église peuvent-ils conférer les Sacrements, même
s’ils sont mauvais.

Le ministre du Sacrement agit comme représentant de l’Église tout entière dont il est le
ministre ; les paroles qu’il prononce expriment l’intention de l’Église, qui suffit pleine-
ment à l’accomplissement du Sacrement, pourvu que ni le ministre ni le sujet ne manifes-
tent extérieurement une intention contraire.
De même que la charité du ministre n’est pas requise pour l’accomplissement du Sacre-
ment, puisque les pécheurs peuvent administrer les Sacrements, la foi n’est pas davantage
requise ; et un infidèle peut procurer un vrai Sacrement du moment que toutes les autres
conditions nécessaires sont réalisées.

IIIa Q65 a. 1 : Y a-t-il sept Sacrements ?


La hiérarchie a trois actions : purifier, illuminer et parfaire. Les Sacrements de l’Église
ont un double objet : perfectionner l’homme en ce qui concerne le culte divin réglé par la reli-
gion de la vie chrétienne, et présenter un remède contre le mal du péché.

D’une façon essentielle et directe, la vie corporelle atteint son achèvement selon trois
modes :
• Par la génération qui inaugure l’existence et la vie de l’homme ; ce qui en tient lieu
dans sa vie spirituelle, c’est le Baptême.
• Par la croissance qui fait atteindre à l’homme sa taille et sa force parfaites ; ce qui
en tient lieu dans la vie spirituelle, c’est la Confirmation.
• Par la nutrition, qui conserve dans l’homme la vie et la force ; ce qui en tient lieu
dans la vie spirituelle, c’est l’Eucharistie. Comme dit Notre Seigneur en S. Jean (6,
54) : “Si vous ne mangez la chair du Fils de l’Homme et si vous ne buvez Son Sang,
vous n’aurez pas la vie en vous.”

Et ce serait suffisant si l’homme avait, au corporel et au spirituel, une vie qui ne souffre
aucune atteinte. Mais, comme il est sujet à l’infirmité corporelle et à l’infirmité spirituelle,
qui est le péché, il lui faut un traitement contre cette infirmité.
Celui-ci est double :
• il y a cette guérison qui rend la santé, et ce qui en tient lieu dans la vie spirituelle,
c’est la Pénitence;
• et il y a ce rétablissement de la vigueur première qu’on obtient par un régime et un
exercice appropriés ; ce qui en tient lieu dans la vie spirituelle, c’est l’Extrême-
Onction qui enlève les séquelles du péché et rend l’homme prêt pour la gloire finale.

Relativement à toute la communauté, l’homme est perfectionné de deux façons :


160

• D’abord, du fait qu’il reçoit le pouvoir de gouverner la multitude et d’exercer des


fonctions publiques. Ce qui correspond à cela dans la vie spirituelle, c’est le Sacre-
ment de l’Ordre.
• Ensuite, à l’égard de la propagation de l’espèce, l’homme est perfectionné par le
Mariage tant dans la vie corporelle que dans la vie spirituelle, du fait que ce n’est
pas là seulement un Sacrement, mais d’abord un office naturel.

C’est encore ainsi que se justifie le nombre des Sacrements, selon qu’ils sont dirigés contre
le défaut du péché ;
• le Baptême est dirigé contre le manque de vie spirituelle ;
• la Confirmation contre la faiblesse de l’âme qui se trouve chez les nouveau-nés ;
• l’Eucharistie contre la fragilité de l’âme en face du péché ;
• la Pénitence contre le péché actuel commis après le Baptême ;
• l’Extrême-Onction contre les séquelles du péché qui n’ont pas été suffisamment enle-
vées par la pénitence, du fait de la négligence ou de l’ignorance ;
• l’Ordre contre la désorganisation de la multitude ;
• le Mariage est un remède à la fois contre la convoitise personnelle et contre la diminu-
tion de la multitude causée par la mort.

Selon ces théologiens :


• à la foi correspond le Baptême, dirigé contre la faute originelle ;
• à l’espérance, l’extrême-onction dirigée contre la faute vénielle ;
• à la charité, l’eucharistie dirigée contre la blessure de malice ;
• à la prudence, l’ordre dirigé contre la blessure d’ignorance ;
• à la justice, la pénitence dirigée contre le péché mortel ;
• à la tempérance, le mariage dirigé contre la convoitise ;
• à la force, la confirmation dirigée contre la blessure de faiblesse.

Quant aux actions, elles consistent à purifier, illuminer et perfectionner.

LE BAPTEME
IIIa Q66 a. 1 Qu’est-ce que le Baptême ? Est-ce une ablution ?
Dans le Baptême, trois choses sont à considérer :
• ce qui est seulement signe (sacramentum tantum = signe),
• ce qui est à la fois réalité et signe (res et sacramentum = caractère) ;
• ce qui est seulement réalité (res tantum = grâce). Ce qui n’est que sacrement, est
quelque chose de visible et d’extérieur, signe d’un effet intérieur. Quant à ce qui est à la
fois réalité et sacrement, c’est le caractère baptismal.

Si le caractère demeure et ne peut être effacé, la justification intérieure demeure et peut se


perdre. L’obligation de recevoir ce sacrement ne fut imposée aux hommes qu’après la Passion
et la résurrection.

IIIa Q66 a. 11 Les différentes sortes de Baptême


Au passage de l’épître aux Hébreux sur “la doctrine des Baptêmes”, la Glose ajoute : “L’au-
teur emploie le pluriel, car il y a le Baptême d’eau, le Baptême de pénitence et le Baptême
de sang.” Aussi, en dehors du Baptême d’eau, on peut recevoir l’effet du Sacrement de la
passion du Christ en tant qu’on se conforme à Lui en souffrant pour Lui.
161

Pour la même raison, on peut aussi recevoir l’effet du Baptême par la vertu du Saint-
Esprit, non seulement sans le Baptême d’eau, mais même sans le Baptême de sang: quand
le cœur est mû par le Saint-Esprit à croire en Dieu et à se repentir de son péché. C’est
pourquoi on dit aussi “Baptême de pénitence”.
Ces deux autres Baptêmes sont donc appelés Baptêmes parce qu’ils suppléent au Baptême.
Ce n’est pas seulement la souffrance subie pour le nom du Christ qui peut suppléer au
défaut de Baptême, mais aussi la foi et la conversion du cœur, si le manque de temps em-
pêche de célébrer le mystère du Baptême.”

IIIa Q68 a. 1 : Tous les hommes sont-ils tenus de recevoir le Baptême ?


On lit en S. Jean (3, 5) “Si l’on ne renaît de l’eau et de l’Esprit Saint, on ne peut entrer
dans le Royaume de Dieu”, et dans le livre des Croyances ecclésiastiques : “Nous croyons
qu’il n’y a de chemin de salut que pour les baptisés.” Or il est évident que nul ne peut trouver
le salut que par le Christ ; tous sont tenus au Baptême, et que sans lui il ne saurait y avoir de
salut pour les hommes.
Jamais les hommes ne purent être sauvés, même avant la venue du Christ, s’ils ne de-
venaient membres du Christ, car “il n’y a aucun autre Nom qui ait été donné aux hommes
par lequel nous devions être sauvés” (Ac 4, 12). Avant la venue du Christ les hommes étaient
incorporés au Christ par la foi à Sa venue future, foi dont le “sceau” était la circoncision (Rm
4, 11).
Mais depuis la venue du Christ, c’est encore par la foi que les hommes sont incorporés au
Christ (Ep 3, 17). Ainsi, bien que le sacrement de Baptême lui-même n’ait pas toujours été
nécessaire au salut, la foi, dont le Baptême est le Sacrement, a toujours été indispensable.

Personne ne donne ce qu’il n’a pas. Celui-là, sans avoir reçu de fait le Baptême, peut
parvenir au salut, à cause du désir du Baptême, qui procède de la foi “qui agit par la
charité”, et par laquelle Dieu, dont la puissance n’est pas liée aux sacrements visibles,
sanctifie intérieurement l’homme. Ainsi S. Ambroise dit-il de Valentinien qui mourut ca-
téchumène : “Celui que je devais régénérer, je l’ai perdu, mais lui n’a pas perdu la grâce
qu’il avait demandée.” L’intention de l’Église est de baptiser les hommes pour les purifier de
leurs péchés, selon la parole d’Isaïe (27, 9) : “Tout le fruit, c’est le pardon de leurs péchés.”
Aussi elle ne veut, pour ce qui est d’elle, donner le Baptême qu’à ceux qui ont la vraie foi, sans
laquelle il n’y a pas de rémission des péchés. Aussi interroge-t-elle ceux qui viennent au Bap-
tême, pour leur demander s’ils croient.

Mais si quelqu’un reçoit le Baptême en dehors de l’Église et sans avoir la vraie foi, le sacre-
ment n’est pas utile à son salut. Bien qu’un assassin soit par le Baptême libéré de toute peine
devant Dieu, il demeure cependant lié devant les hommes, qu’il doit édifier en subissant son
châtiment comme il les a scandalisés par sa faute. Cependant le prince pourrait par miséricorde
lui remettre sa peine. Le péché originel s’est répandu de telle façon que c’est d’abord la per-
sonne qui a infecté la nature, puis la nature qui a infecté la personne. Le Christ à l’inverse répare
d’abord ce qui appartient à la personne, puis plus tard et chez tous en même temps, il réparera
ce qui appartient à la nature.

Ainsi la coulpe du péché originel, et même la peine de la privation de la vision de Dieu, qui
concernent la personne, sont aussitôt remises par le Baptême. Mais les peines de la vie présente,
comme la mort, la faim, la soif et le reste, concernent la nature, parce qu’elles dérivent des
principes qui la constituent en tant qu’elle est déchue de la justice originelle. C’est pourquoi ces
défauts ne disparaîtront que dans l’ultime réparation de la nature par la résurrection glorieuse.
162

Le Baptême retrouve son efficacité salutaire, lorsqu’une confession sincère fait disparaître
cette fiction qui, aussi longtemps que le cœur persévérait dans la malice et le sacrilège, empê-
chait l’ablution des péchés. Immédiatement après le péché du premier homme, la science per-
sonnelle d’Adam, qui avait été plus parfaitement instruit des choses de Dieu, maintenait assez
de foi et de raison naturelle chez l’homme pour qu’il ne soit pas nécessaire d’instituer pour les
hommes des signes de la foi et du salut, et chacun témoignait de sa foi à sa guise par des signes
qui la manifestaient.
Mais à l’époque d’Abraham la foi avait diminué, et beaucoup d’hommes inclinaient à l’ido-
lâtrie. De plus, la raison naturelle avait été obscurcie par les progrès de la convoitise,
jusqu’à commettre des péchés contre nature. La circoncision conférait la grâce avec tous ses
effets, mais autrement que ne fait le Baptême. Le Baptême, au contraire de la circoncision,
opère comme un instrument en vertu de la passion du Christ. Le Baptême imprime un caractère
qui nous incorpore au Christ, et il donne une grâce plus abondante que la circoncision, car une
réalité présente est plus efficace qu’une simple espérance. Quiconque veut accomplir sagement
une œuvre, commence par écarter les obstacles qui s’y opposent

LA CONFIRMATION
La puissance divine n’est pas liée aux sacrements. Un homme peut donc, sans le sacrement
de Confirmation, recevoir la force spirituelle pour confesser publiquement la foi du
Christ, comme on peut recevoir la rémission des péchés sans le Baptême.
Cependant, comme personne ne reçoit l’effet du Baptême sans le désir du Baptême, personne
non plus ne reçoit l’effet de la Confirmation sans le désir de celle-ci ; et cela, on peut l’avoir
avant d’être baptisé. Le sacrement de Confirmation est l’ultime consommation du Baptême.

LA SAINTE EUCHARISTIE
IIIa Q73 . 4 : Convient-il que ce Sacrement de la sainte Sainte Eucharistie soit désigné par
plusieurs noms ?

Ce Sacrement a une triple signification :


• La première à l’égard du passé, en tant qu’il commémore la passion du Seigneur, qui fut
un véritable sacrifice ; et à ce point de vue il est appelé un sacrifice.
• Il a une deuxième signification à l’égard de la réalité présente, qui est l’unité ecclésiale
à laquelle les hommes s’agrègent par ce Sacrement ; et à ce titre on l’appelle commu-
nion.
• Ce Sacrement a une troisième signification à l’égard de l’avenir, en tant qu’il préfigure
la jouissance de Dieu dans la patrie. A ce titre, il est appelé viatique parce qu’il nous
donne ici-bas la voie pour y parvenir ; à ce titre encore il est appelé Eucharistie, c’est-
à-dire bonne grâce.

Ce Sacrement est appelé sacrifice en tant qu’il représente la passion même du Christ, et il
est appelé hostie en tant qu’il contient le Christ Lui-même, Qui est une victime salutaire.
Dans ce Sacrement, nous pouvons considérer trois choses :
• ce qui est Sacrement seul (signe), et c’est le pain et le vin ;
• ce qui est réalité et Sacrement (caractère), et c’est le véritable Corps du Christ ;
• et ce qui est réalité seule (grâce) : c’est l’effet de ce Sacrement.
163

IIIa Q74 a. 1 : La matière de ce Sacrement est-elle le pain et le vin ?


Le Christ a institué ce Sacrement sous l’espèce du pain et du vin, comme on le voit au
chapitre 26 de S. Matthieu. Donc le pain et le vin sont la matière idoine de ce Sacrement. Et
cela s’explique :
• Quant à l’usage de ce Sacrement, qui consiste en sa manducation. De même qu’on prend
de l’eau, dans le Sacrement de Baptême où l’on pratique une ablution de l’âme, parce
que les ablutions du corps se font généralement avec de l’eau ; de même dans ce Sacre-
ment, où l’on pratique une manducation spirituelle, on prend du pain et du vin qui sont
les aliments habituels de l’homme.
• Quant à la passion du Christ, dans laquelle le Sang est séparé du Corps ; c’est pourquoi,
dans ce Sacrement qui est le mémorial de la passion du Seigneur, on prend séparément
le pain comme Sacrement du Corps, et le vin comme Sacrement du Sang.
• Quant à l’effet considéré en chacun de ceux qui consomment le pain et le vin eucharis-
tiques ; comme le note S. Ambroise : “Ce Sacrement sert à la protection du corps et de
l’âme ; et c’est pourquoi le Corps du Christ est offert sous l’espèce du pain pour le salut
du corps, le Sang est offert sous l’espèce du vin pour le salut de l’âme” car le Lévitique
dit (17, 14) : “L’âme de la chair est dans le sang.”
• Quant à l’effet de l’Eucharistie à l’égard de toute l’Église, qui est constituée de divers
fidèles “comme le pain est fait de divers grains et comme le vin coule de diverses
grappes” selon la Glose sur ce passage (1 Co 10, 17) : “Tous, si nombreux que nous
soyons, nous ne formons qu’un seul corps.”

Tout agent agit en tant qu’il est en acte. Toute la substance du pain est convertie en toute la
substance du Corps du Christ, et toute la substance du vin en toute la substance du Sang du
Christ. Cette conversion n’est donc pas formelle mais substantielle. Elle ne figure pas parmi les
diverses espèces de mouvements naturels, mais on peut l’appeler “transsubstantiation”, ce qui
est son nom propre.

IIIa Q76 a. 1 : Le Christ tout entier est-Il contenu dans ce Sacrement ?


S. Ambroise affirme “Dans ce Sacrement, il y a le Christ.” Il faut absolument professer, selon
la foi catholique, que le Christ tout entier est dans ce Sacrement. Mais on doit savoir que ce qui
appartient au Christ se trouve dans ce Sacrement de deux façons : d’une façon, comme en vertu
du Sacrement ; d’une autre façon, en vertu de la concomitance naturelle.
En vertu du Sacrement, il y a sous les espèces sacramentelles le terme direct de la conversion
subie par la substance préexistante du pain et du vin, en tant que cette conversion est signifiée
par les paroles de la forme, qui sont efficaces dans ce Sacrement comme dans les autres, ainsi
lorsqu’on dit : “Ceci est Mon Corps” ou : “Ceci est Mon Sang.”
En vertu de la concomitance naturelle, il y a dans ce Sacrement ce qui, dans la réalité, est
uni au terme de cette conversion. Si deux choses sont unies réellement, partout où l’une se
trouve réellement, l’autre doit se trouver aussi.

Puisque la conversion du pain et du vin n’a pas pour terme la divinité ni l’âme du Christ, il
s’ensuit que Sa divinité ou Son âme ne se trouvent pas dans ce Sacrement en vertu du Sacre-
ment, mais en vertu de la concomitance réelle. Car la divinité n’a jamais abandonné le Corps
qu’elle a assumé dans l’Incarnation ; partout donc où se trouve le Corps du Christ, Sa divinité
s’y trouve forcément aussi. Par conséquent, dans ce Sacrement, la divinité du Christ accom-
pagne forcément Son corps.
Quant à l’Ame, elle fut réellement séparée du Corps. Par conséquent, si l’on avait célébré ce
Sacrement pendant les trois jours où le Christ demeura dans la mort, l’Ame n’y aurait pas été
présente, ni en vertu du Sacrement, ni en vertu de la concomitance réelle. Et par conséquent,
164

dans ce Sacrement, le Corps du Christ se trouve en vertu du Sacrement, et Son Ame en vertu
de la concomitance réelle.

Il en découle évidemment que les dimensions du pain et du vin ne sont pas converties aux
dimensions du corps du Christ, mais qu’il y a conversion de substance à substance. Ainsi, c’est
la substance du Corps du Christ ou de Son Sang qui est dans ce Sacrement en vertu du Sacre-
ment, mais non les dimensions du Corps ou du Sang du Christ. Il est donc évident que le Corps
du Christ est dans ce Sacrement par mode de substance et non par mode de quantité. Or
la totalité propre à la substance est contenue indifféremment dans une quantité grande ou petite :
ainsi toute la nature de l’air se trouve dans une grande ou une petite quantité d’air, et toute la
nature de l’homme dans un homme petit aussi bien que dans un homme grand. Donc toute la
substance du Corps et du Sang du Christ est contenue dans ce Sacrement après la consécration,
comme avant la consécration y était contenue la substance du pain et du vin.

Sous les espèces du pain, il y a le Corps du Christ en vertu du Sacrement, et Son Sang en
vertu de la concomitance réelle, comme on vient de le voir, au sujet de Son Ame et de sa divi-
nité. Sous les espèces du vin, il y a le Sang du Christ en vertu du Sacrement, et Son Corps en
vertu de la concomitance réelle, ainsi que Son Ame et Sa Divinité, du fait que maintenant le
Sang du Christ n’est pas séparé de Son Corps, comme Il l’avait été au moment de Sa passion et
de Sa mort.
Par conséquent, si l’on avait alors célébré l’Eucharistie, le Corps du Christ aurait existé sans
Son Sang sous les espèces du pain et, sous les espèces du vin, Son Sang sans son Corps, comme
Il existait dans la réalité.

Bien que le Christ tout entier se trouve sous chacune des deux espèces, ce n’est pas en vain.
• Parce que cela sert à représenter la passion du Christ, dans laquelle Son Sang fut séparé
de Son Corps. C’est pourquoi, dans la forme de la consécration du Sang, on mentionne
l’effusion de celui-ci.
• Cela convient à l’usage de ce Sacrement, pour qu’on présente séparément aux fidèles le
Corps du Christ en nourriture et Son Sang en boisson.
• Quant aux effets du Sacrement : Le Corps nous est donné pour la santé du corps, le
Sang pour la santé de l’âme.

Le corps du Christ ne se rattache pas à ce Sacrement en raison des dimensions de la quantité,


mais en raison de la substance. En vertu du Sacrement, les dimensions du Corps du Christ ne
sont pas dans ce Sacrement. Mais comme la substance du Corps du Christ n’est pas réellement
dépouillée de ses dimensions et des autres accidents, il s’ensuit qu’en vertu de la concomitance
réelle, il y a dans ce Sacrement toutes les dimensions du Corps du Christ, comme tous ses autres
accidents.
Le Corps du Christ se trouve dans ce Sacrement par mode de substance. Or la substance, en
tant que telle, n’est pas visible pour l’œil du corps, et ne donne prise à aucun organe des sens,
ni à l’imagination, mais à l’intelligence seule, dont l’objet est l’essence des choses. On est donc
contraint d’admettre que, dans ce Sacrement, les accidents subsistent sans sujet. Ce qui
peut être produit par la vertu divine. Les espèces sacramentelles, bien qu’elles soient des formes
existant sans matière, gardent cependant le même être qu’elles avaient antérieurement dans la
matière. La quantité joue le rôle de matière. La quantité du pain et du vin garde sa nature propre
et reçoit miraculeusement la vertu et la propriété de la substance. Toutes ces paroles appartien-
nent à la substance de la forme ; mais les premières paroles : « Ceci est le calice de Mon Sang »
signifient précisément la conversion du vin au Sang, de la manière qu’on a dite à propos de la
consécration du pain ; et les paroles qui suivent désignent la vertu du Sang répandu dans la
passion, vertu qui opère dans ce Sacrement.
165

Après la consécration du pain, il y a là le Corps du Christ en vertu du Sacrement, et le Sang


en vertu de la concomitance réelle. Mais ensuite, après la consécration du vin, il y a là, inver-
sement, le Sang du Christ en vertu du Sacrement et le Corps du Christ en vertu de la concomi-
tance réelle. Si bien que le Christ tout entier est présent sous chacune des deux espèces puisque
le Christ et Sa passion sont cause de la grâce, et que la réfection spirituelle et la charité ne
peuvent exister sans la grâce : de tout ce qu’on vient de dire il apparaît avec évidence que ce
Sacrement confère la grâce.

Quiconque a conscience d’un péché mortel possède en lui-même un obstacle à percevoir


l’effet de ce Sacrement, parce qu’il n’est pas un sujet adapté à ce Sacrement. Bien que ce Sa-
crement, autant qu’il dépend de lui, ait la vertu de préserver du péché, il n’enlève pourtant pas
à l’homme la possibilité de pécher. A cause de l’inconstance du libre arbitre, il arrive qu’on
pèche après avoir eu la charité ; de même après avoir reçu ce Sacrement. Bien que ce Sacrement
ne soit pas directement ordonné à l’atténuation du foyer, il l’atténue cependant en vertu d’une
certaine conséquence, en tant qu’il accroît la charité.
La passion du Christ profite bien à tous en tant qu’elle est suffisante et pour la rémission
de la faute, et pour l’obtention de la grâce et de la gloire, mais elle ne produit son effet
qu’en ceux qui s’unissent à la passion du Christ par la foi et la charité ; de même ce sacri-
fice, qui est le mémorial de la passion du Seigneur, ne produit son effet qu’en ceux qui sont
unis à ce Sacrement par la foi et la charité.

La manducation spirituelle, qui ne convient pas aux pécheurs. “Il mange et boit indignement,
celui qui est dans le péché, ou qui traite le Sacrement avec irrévérence.” Donc celui qui est dans
le péché mortel, s’il reçoit ce Sacrement, acquiert sa condamnation, en commettant un nouveau
péché mortel. Ce péché n’est pas le plus grave de tous, mais plutôt le péché d’infidélité.
L’obstacle qui s’oppose à la charité en elle-même a plus de poids que celui qui entrave sa
ferveur. C’est pourquoi le péché d’infidélité, qui sépare radicalement l’homme de l’unité de
l’Église, à parler dans l’absolu, rend l’homme tout à fait incapable de recevoir ce Sacre-
ment, qui est le Sacrement de l’unité ecclésiastique. Le Christ, selon qu’Il est dans le Sacre-
ment, ne peut pâtir. Cependant Il peut mourir. Si l’on avait consacré ce Sacrement au moment
de la passion du Christ, quand le Sang fut réellement séparé du Corps, il n’y aurait eu que
le Corps sous l’espèce du pain, et sous l’espèce du vin il n’y aurait eu que le Sang. C’est
pourquoi, si alors on avait consacré ou conservé ce Sacrement quand l’Ame était réelle-
ment séparée du Corps, l’Ame du Christ n’aurait pas été présente sous ce Sacrement.
Chacun est tenu d’user de la grâce qui lui a été donnée, lorsqu’il en a l’opportunité,

IIIa Q83 a. 2 : Le temps de la célébration est-il déterminé de façon satisfaisante ?


Parce que nous avons quotidiennement besoin du fruit de la passion du Seigneur, à cause de
nos défaillances quotidiennes, il est normal que, dans l’Église, on offre quotidiennement ce
Sacrement. C’est pourquoi le Seigneur nous enseigne à demander : “Donnez-nous aujourd’hui
notre pain quotidien.” Ce que S. Augustin explique ainsi : “Si le pain est quotidien, pourquoi le
mangez-vous au bout d’un an, selon la coutume des Grecs en Orient ? Prenez quotidiennement
ce qui vous soutient quotidiennement.” Et parce que la Passion du Seigneur fut célébrée depuis
la troisième jusqu’à la neuvième heure, il est normal que ce soit dans cette partie du jour que ce
Sacrement est solennellement célébré dans l’Église.
C’est pourquoi ce qui est simple commémoration ne se fait qu’une fois par an, mais ce Sa-
crement se célèbre chaque jour, et pour appliquer le fruit de la passion et pour en renouveler
sans cesse la mémoire.

Au jour de la Nativité, on célèbre plusieurs messes à cause de la triple naissance du


Christ.
166

• La première est éternelle qui, pour nous, est cachée. C’est pourquoi l’on chante
une Messe la nuit, où l’on dit à l’introït (Ps 2, 7) : “Le Seigneur m’a dit : vous êtes
Mon Fils, Moi, aujourd’hui, Je vous ai engendré.”
• La deuxième est sa naissance selon le temps, mais dans les âmes, par laquelle le
Christ “se lève dans nos cœurs comme l’étoile du matin” (2 P 1, 19). Et c’est pour-
quoi l’on chante une Messe à l’aurore, où l’on dit à l’introït (Is 9, 2) : “La lumière
brillera aujourd’hui sur nous.”
• La troisième est la naissance du Christ selon le temps et dans son corps, selon la-
quelle il s’est produit visiblement hors du sein virginal, revêtu de notre chair. Et
c’est pourquoi on chante la troisième Messe à la pleine lumière et l’on chante dans
son introït (Is 9, 5) : “Un Enfant nous est né.”

Cependant on peut dire, inversement, que la naissance éternelle, considérée en elle-même,


est en pleine lumière : et c’est pourquoi, dans l’évangile de la troisième Messe, on fait mention
de la naissance éternelle. Mais selon la naissance corporelle Il est né, à la lettre, pendant la nuit,
pour signifier qu’Il venait vers les ténèbres de notre faiblesse : aussi, dans la Messe nocturne,
lit-on l’évangile de la naissance corporelle du Christ.

LE SACREMENT DE PÉNITENCE
IIIa Q84 a. 2 : La matière propre du Sacrement de Pénitence
La matière prochaine du Sacrement de Pénitence sont les actes du pénitent, qui ont eux-
mêmes pour matière les péchés regrettés et confessés par le pénitent, et pour lesquels il satisfait.
Il s’ensuit donc que la matière éloignée du Sacrement de Pénitence, ce sont les péchés, non pas
en tant que voulus en intention, mais en tant qu’ils doivent être détestés et abolis.

IIIa Q84 a. 5 : Ce Sacrement est-il nécessaire au salut ?


Quant à la nécessité du Sacrement de Pénitence, elle est conditionnelle, ce Sacrement n’étant
pas nécessaire à tous, mais seulement à ceux qui sont sous le joug du péché. Il est donc évident
que le Sacrement de Pénitence est nécessaire au salut après le péché, comme la médication
corporelle après que l’homme est tombé dans une maladie grave.
Mais du fait que la bonne volonté a été supprimée par le péché, elle ne peut nous être rendue
sans cette tristesse qui nous fait pleurer le péché passé, et qui est celle de la pénitence. Une fois
l’homme tombé en état de péché, il ne peut être libéré par la charité, la foi et la miséricorde sans
la pénitence.
• En effet, la charité exige que l’homme pleure l’offense commise contre son ami, et s’ap-
plique à lui donner satisfaction.
• La foi demande aussi que l’homme cherche à se justifier de ses péchés par la vertu de
la passion du Christ, vertu qui opère dans les Sacrements de l’Église.
• Enfin, la miséricorde bien ordonnée requiert elle-même que l’homme, en faisant péni-
tence, remédie à la misère dans laquelle il s’est précipité par le péché : “Ayez pitié de
votre âme en faisant ce qui plaît à Dieu.”

C’est grâce au privilège personnel de son pouvoir d’excellence que le Christ a pu concéder
à la femme adultère l’effet du Sacrement de Pénitence, la rémission des péchés, sans le Sacre-
ment, mais non sans les sentiments de pénitence intérieure que lui-même, par la grâce, a fait
naître en cette femme. S. Jérôme dit que “la seconde planche après le naufrage, c’est la pé-
nitence”.

Il y a deux sortes de pénitence extérieure et intérieure.


167

• La pénitence intérieure nous fait pleurer le péché commis, et elle doit durer jusqu’à la
fin de la vie. L’homme, en effet, doit toujours regretter d’avoir péché ; si jamais il trou-
vait bon d’avoir commis le péché, du coup il en redeviendrait coupable et perdrait le
fruit du pardon.
• Quant à la pénitence extérieure, qui nous fait donner des signes extérieurs de notre re-
gret, confesser oralement nos péchés au prêtre qui les absout, et satisfaire selon la vo-
lonté du confesseur, elle ne doit pas durer jusqu’à la fin de notre vie, mais seulement
pendant un temps proportionné à la gravité du péché.

Faire pénitence, c’est pleurer les péchés déjà commis, et ne plus commettre d’acte qu’on
doive pleurer. La grande haine de Dieu pour les péchés se reconnaît à ce fait qu’Il est toujours
prêt à les détruire pour empêcher que se dissolve ce qu’Il a créé, et que s’anéantisse par le
désespoir, ce qu’Il a aimé. L’intention de travailler à effacer le péché passé requiert une vertu
spéciale, soumise au commandement de la charité.

IIIa Q85 a. 5 : La cause de la pénitence


La pénitence procède de la crainte. Nous pouvons aussi considérer la pénitence quant aux
actes par lesquels nous coopérons avec Dieu qui agit dans cette vertu.
De ces actes,
• le premier principe est l’activité de Dieu convertissant le cœur, selon les Lamentations
(5, 21) : “Convertissez-nous à Vous, Seigneur, et nous nous convertirons.”
• Le deuxième est un mouvement de foi.
• Le troisième est un mouvement de crainte servile, qui nous retire du péché par crainte
du supplice.
• Le quatrième est un acte d’espérance qui nous fait prendre la résolution de nous amender
dans l’espoir d’obtenir notre pardon.
• Le cinquième est un mouvement de charité qui fait que le péché nous déplaît en tant que
tel, et non plus à cause du châtiment.
• Le sixième est un mouvement de crainte filiale où, par respect pour Dieu, on Lui offre
de grand cœur l’amendement de sa vie.

Il apparaît donc que l’acte de pénitence procède de la crainte servile comme du premier
mouvement affectif nous ordonnant à la pénitence, et de la crainte filiale comme de son principe
immédiat et prochain. L’abondance de Sa miséricorde l’emporte sur la malice du pécheur. L’of-
fense qu’est le péché mortel vient de ce que la volonté de l’homme s’est détournée de Dieu
pour se tourner vers un bien périssable. Aussi est-il requis, pour la rémission de l’offense
faite à Dieu, que la volonté humaine soit changée de telle sorte qu’elle se tourne vers Dieu
avec détestation de sa conversion antérieure au bien créé, et avec ferme propos de réparer.
C’est là l’essence même de la pénitence, en tant qu’elle est vertu. Il est donc impossible qu’un
péché soit remis sans la pénitence en tant que vertu.
Quant à l’adulte, qui a des péchés actuels consistant dans un désordre de l’inclination actuelle
de la volonté, les péchés ne lui sont pas remis, même par le Baptême, sans le changement actuel
de la volonté qui se fait par la pénitence. Espérer un demi-pardon de celui qui est le juste et
la justice, c’est une impiété qui tient de l’infidélité.

IIIa Q86 a. 4 : La pénitence enlève-t-elle la faute en laissant subsister la dette de peine ?

David pécheur ayant dit à Nathan (2 S 12, 13-14) : “J’ai péché contre le Seigneur”, Nathan
lui répondit : “Le Seigneur vous a pardonné votre péché ; vous ne mourrez pas, mais le fils qui
vous est né mourra”, et cette mort fut la peine du péché précédent, dit le même passage. Donc,
168

il reste encore après la remise de la faute la dette d’une peine. Il y a deux éléments dans le
péché mortel : l’aversion loin du Dieu immuable, et la conversion désordonnée au bien
qui passe.

Du fait de son aversion loin du bien immuable, le péché mortel encourt une peine éternelle,
en sorte que celui qui a péché contre le bien éternel doit être éternellement puni.
Du fait de la conversion au bien qui passe, conversion désordonnée, le péché mérite aussi
quelque peine. En effet, c’est seulement par la peine que le désordre de la faute est ramené à
l’ordre de la justice. Il est juste en effet que celui qui a permis à sa volonté plus de satisfaction
qu’il ne devait, ait à souffrir quelque chose de contraire à sa volonté. C’est ainsi qu’il y aura
égalité. Cependant la conversion au bien qui passe étant d’ordre fini, le péché ne mérite pas, à
ce titre, de peine éternelle, mais seulement une peine temporelle. De là vient que si la conversion
au bien qui passe n’implique pas de mouvement d’aversion loin de Dieu, comme dans les pé-
chés véniels, le péché ne mérite pas la peine éternelle, mais seulement une peine temporelle.
Quand donc, par la grâce, la faute est remise, l’état d’aversion de l’âme envers Dieu disparaît,
en tant que l’âme est unie à Dieu par la grâce, et par conséquent la dette de peine éternelle
disparaît en même temps ; mais il peut rester quelque dette de peine temporelles.

La grâce enlève l’état d’aversion de l’esprit envers Dieu et la dette de peine éternelle ;
mais il reste l’élément matériel du péché, l’état de conversion désordonnée au bien créé,
pour laquelle le pécheur mérite une peine temporelle. En conséquence, puisque l’effet de la
grâce opérante précède celui de la grâce coopérante, la rémission de la faute et de la peine
éternelle précède aussi la pleine absolution de la peine temporelle. L’un et l’autre effet ont pour
cause la grâce, mais le premier dépend de la grâce seule, le second, de la grâce et du libre arbitre.
La passion du Christ est par elle-même suffisante pour obtenir la rémission de toute la dette
de peine, non seulement celle de la peine éternelle mais aussi celle de la peine temporelle. Dans
la mesure où l’homme participe à la vertu de la passion du Christ, il reçoit aussi l’absolution de
la dette de peine. Or, dans le Baptême, l’homme entre en participation totale de la vertu de la
passion du Christ, en tant que par l’eau et l’Esprit du Christ, il est mort avec le Christ au péché,
et régénéré dans le Christ pour une vie nouvelle. C’est pourquoi dans le Baptême l’homme
obtient la rémission de toute la dette de peine.
Dans la Pénitence au contraire l’homme obtient le bénéfice de la vertu de la passion du Christ
selon la mesure de ses actes propres, qui sont la matière de la Pénitence, comme l’eau est la
matière du Baptême. Voilà pourquoi toute la dette de peine n’est pas remise aussitôt par le
premier acte de pénitence qui obtient remise de la faute, mais seulement quand tous les actes
de pénitence sont accomplis.

C’est l’état d’aversion de l’âme envers Dieu qui est supprimé par la grâce dans la ré-
mission du péché mortel. Mais cette disparition de l’état d’aversion n’empêche pas que puisse
demeurer ce qui vient du désordre de la conversion au bien qui passe, puisque cette conversion
peut exister indépendamment de l’aversion, comme nous l’avons dit à l’article précédent. Rien
ne s’oppose donc à ce que les dispositions causées par les actes antérieurs, et appelées “restes
du péché”, demeurent après le pardon de la faute. Elles ne demeurent cependant qu’affaiblies
et diminuées, de telle sorte qu’elles ne dominent plus l’homme. Elles n’agissent plus à la ma-
nière de véritables habitus, mais plutôt comme de simples dispositions, comme fait le foyer du
péché qui reste après le Baptême.

Quelquefois l’ébranlement subi par le cœur de l’homme, dans sa conversion, est si puis-
sant qu’il retrouve subitement une parfaite santé spirituelle. Non seulement la faute est
remise, mais tous les restes du péché disparaissent, comme on le voit dans le cas de Made-
leine. D’autres fois, au contraire, la faute est d’abord remise par la grâce opérante, puis
la grâce coopérante fait disparaître peu à peu les restes du péché.
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IIIa Q87 a. 1 : Le péché véniel peut-il être remis sans la pénitence ?

La rémission de la faute se fait toujours par l’union de l’homme avec Dieu, dont la faute
nous sépare plus ou moins. Cette séparation est complète dans le péché mortel, imparfaite
dans le péché véniel. En effet, dans le péché mortel, l’esprit est complètement détourné de
Dieu puisqu’il agit en contradiction avec la charité. Quant au péché véniel, il retarde l’élan
de notre cœur, l’empêchant de se porter volontiers vers Dieu. C’est pourquoi la rémission
de l’un et de l’autre péché se fait par la pénitence, parce que l’un et l’autre mettent dans la
volonté le désordre d’un attachement immodéré au bien créé.
De même que le péché mortel ne peut pas être remis tant que la volonté adhère au péché, le
péché véniel ne peut pas l’être non plus, pour le même motif, parce que, tant que la cause per-
siste, l’effet demeure. Cependant la rémission du péché mortel exige une pénitence plus par-
faite. Il s’ensuit donc qu’il faut au moins un certain déplaisir virtuel.

L’homme en état de grâce peut éviter tous les péchés mortels et chacun d’eux en parti-
culier. Il peut aussi éviter chaque péché véniel en particulier, mais non pas tous. C’est
pourquoi la pénitence des péchés mortels requiert que l’homme ait le ferme propos d’éviter tous
les péchés mortels et chaque péché en particulier, tandis que pour la pénitence des péchés vé-
niels, il est bien requis que l’homme forme la résolution de s’abstenir de chaque péché, mais
non pas de tous, notre faiblesse en cette vie ne nous permettant pas une telle perfection. Il faut
cependant avoir la résolution de se préparer à diminuer les péchés véniels, autrement on
s’exposerait à tomber, n’ayant pas le désir de progresser et d’enlever ces obstacles à
l’avancement spirituel que sont les péchés véniels.

IIIa Q87 a. 2 : Le péché véniel peut-il être remis sans infusion de grâce ?
Le péché véniel qui survient ne chasse pas la grâce et même ne la diminue pas. Il s’ensuit
que, pour la même raison, la rémission du péché véniel n’exige pas l’infusion d’une grâce nou-
velle. Or le péché véniel n’est pas contraire à la grâce habituelle ou à la vertu de charité ; il ne
fait que ralentir l’activité de cette charité, en tant que l’homme s’attache trop au bien créé, mais
sans se mettre en opposition avec Dieu. En conséquence, pour que le péché véniel soit enlevé,
il n’est pas nécessaire qu’il y ait infusion d’une grâce habituelle, mais un mouvement actuel de
grâce ou de charité suffit à sa rémission.
Cependant, comme chez ceux qui ont l’usage du libre arbitre, les seuls capables de péchés
véniels, il n’y a pas infusion de grâce sans un mouvement actuel de libre élan vers Dieu et de
libre détestation du péché, il s’ensuit qu’il y a une rémission de péchés véniels à chaque nou-
velle infusion de grâce.

La rémission des péchés véniels est toujours un effet de la grâce, mais par l’acte que la grâce
produit de nouveau et non point par une nouvelle infusion dans l’âme d’une disposition habi-
tuelle.
Le corps peut recevoir une tache de deux façons, ou bien par la privation de ce qu’exige sa
beauté : de la couleur qui lui convient, de la proportion que doivent avoir ses différentes parties,
– ou bien par l’adhérence d’un corps étranger, par exemple, de la poussière et de la boue qui
empêchent le rayonnement de sa beauté. Il en va de même de l’âme. Elle peut être souillée de
la première façon par la privation de la beauté de la grâce qu’enlève le péché mortel, ou de la
seconde façon par une inclination d’affection désordonnée pour quelque bien temporel. C’est
ce que fait le péché véniel. Il s’ensuit que pour enlever la souillure du péché mortel, il faut
l’infusion de la grâce. Mais pour enlever la tache du péché véniel, il suffit d’un acte procédant
de la grâce, qui supprime l’attache désordonnée au bien temporel.
170

La culpabilité des péchés précédemment pardonnés revient avec le péché postérieur, non pas
en tant que cette culpabilité serait l’effet des péchés déjà pardonnés, mais en tant qu’elle est
l’effet actuel du péché commis en dernier lieu, péché plus grave en raison des péchés précé-
dents. Quant au péché véniel, il n’implique pas d’ingratitude, parce qu’en péchant véniellement
l’homme ne se met pas en opposition absolue avec Dieu, mais agit en dehors de Lui. Tout péché
ne procède pas du mépris de Dieu, bien qu’en tout péché le mépris de Dieu soit inclus dans
celui de Ses préceptes.
Selon que, dans la pénitence, le mouvement du libre arbitre est plus intense ou plus faible, le
pénitent reçoit une grâce plus ou moins grande. Leur chute leur est profitable, parce qu’ils se
relèvent plus humbles et deviennent mieux instruits. Les clercs contumaces doivent être corri-
gés par leurs évêques, autant que le rang de leur dignité le permet, de telle façon qu’une fois
corrigés par la pénitence, ils reçoivent de nouveau leur grade hiérarchique et leur dignité. Le
saint roi David, lui aussi, a fait pénitence de crimes dignes de mort, et cependant il est resté sur
son trône. De même, le bienheureux Pierre est demeuré Apôtre, bien qu’avec des larmes très
amères il ait fait pénitence pour avoir renié le Seigneur.

L’effet des œuvres vertueuses faites en état de charité est de nous conduire à la vie éternelle.
Cet effet est empêché par le péché mortel qui, commis après les œuvres, nous enlève la grâce.
C’est de cette façon que les œuvres vertueuses faites en état de charité sont dites “mortifiées”
par le péché mortel qui les suit.
Celui qui se relève par la pénitence dans un degré de charité inférieur au précédent,
recevra la récompense essentielle selon la mesure de charité où il se trouvera à sa mort.
Les œuvres sont dites encore “mortes” en raison de ce qui leur manque : parce qu’elles n’ont
pas cette vie spirituelle qui vient de la charité par laquelle l’âme est unie à Dieu, recevant de
Dieu la vie comme le corps la reçoit de l’âme. C’est de cette façon que la foi, sans la charité,
est dite “morte”, selon S. Jacques (2, 20) : “La foi sans les œuvres est morte.” C’est aussi de
cette façon qu’on appelle mortes toutes les œuvres bonnes par leur genre, qui sont faites sans la
charité, en tant qu’elles ne procèdent pas du principe de la vie.

Voici donc ce qui est requis de la part du pénitent :


• qu’il veuille donner compensation, et cette volonté, c’est la contrition ;
• qu’il se soumette au jugement du prêtre tenant la place de Dieu, et c’est ce qui se
fait dans la confession ;
• qu’il donne la compensation fixée par la sentence du ministre de Dieu, et c’est ce
qui se fait dans la satisfaction.

C’est ainsi qu’on distingue trois parties dans la pénitence : la contrition, la confession
et la satisfaction. Avant le Baptême, il n’y a pas de péché véniel sans péché mortel.

Suplt q. 1 a. 1. : La contrition est-elle une douleur voulue de nos péchés jointe à la résolution
de nous confesser et de donner satisfaction ?

La contrition est “une douleur voulue de nos péchés jointe à la résolution de nous con-
fesser et de donner satisfaction”. Comme le dit le livre de l’Ecclésiastique « le commence-
ment de tout péché est l’orgueil » par lequel l’homme, s’attachant à son propre sentiment, se
soustrait aux ordres de Dieu. Il faut donc que ce qui détruit le péché arrache l’homme à son
propre sentiment. Or, de celui qui reste persévéramment attaché à son propre sentiment, on dit
par métaphore qu’il est inflexible et dur. De là vient qu’on dit quelqu’un brisé, quand il est
arraché à son propre sentiment. Or comme la rémission du péché exige que l’homme abandonne
complètement toute cette affection pour le péché que son propre sentiment retenait à la manière
d’une solide continuité, l’acte par lequel le péché est remis s’appelle métaphoriquement contri-
tion.
171

La contrition est « une douleur volontaire du péché, par laquelle le pénitent châtie en
lui-même ce qu’il regrette d’avoir commis ». « La contrition est une componction et une hu-
milité d’esprit accompagnée de larmes et venant du souvenir du péché et de la crainte du juge-
ment ». « La contrition est une humilité d’esprit anéantissant le péché entre l’espérance et la
crainte. »

Bien que les péchés aient été volontaires au moment où il nous est arrivé de les commettre,
ils ne sont plus volontaires dès que nous en avons la contrition, mais accidents contraires à notre
volonté, non pas il est vrai à la volonté que nous avons eue quand nous les voulions, mais à
celle que nous avons présentement et par laquelle nous voudrions que ces péchés n’aient jamais
existé. Bien que toute la peine puisse être remise par la contrition, la confession et la satisfaction
restent cependant nécessaires, soit parce que l’homme ne peut pas être certain que la contrition
ait été suffisante pour tout effacer, soit aussi parce que la confession et la satisfaction sont de
précepte. On deviendrait donc transgresseur du précepte, en refusant de se confesser et de sa-
tisfaire.
Parfois l’ignorance ne supprime pas complètement le volontaire et alors elle n’excuse pas
complètement du péché ; elle en diminue seulement la gravité. Dans toutes les vertus, le premier
moteur est la prudence qu’on appelle la conductrice des vertus. Toute vertu morale a donc, en
plus de son mouvement propre, quelque chose du mouvement de la prudence.

Suplt q. 3 a. 1 : La contrition est-elle la plus grande douleur qui puisse être dans la nature ?
L’amour de charité, sur lequel est fondée la douleur de contrition, est le plus grand des
amours. La douleur de contrition doit donc être, elle aussi, la plus grande des douleurs. Si donc
le mal est plus grand, plus grande doit être la douleur.
Or la fin dernière nous plaît par-dessus tout, puisque c’est pour cette fin dernière, que nous
désirons tout le reste. D’où le péché, qui nous détourne de cette fin dernière, doit nous déplaire
par-dessus tout. Il s’en suit que la douleur provenant d’une lésion sensible est plus grande dans
la sensibilité que celle qui peut s’éveiller sous le retentissement de la douleur de raison.

Le degré de déplaisir qu’on a d’une chose doit correspondre au degré de la malice de cette
chose. Or la malice du péché mortel se mesure à la dignité de Celui qu’il outrage et au mal qu’il
fait à celui qui pèche. De plus, l’homme devant aimer Dieu plus que lui-même, il doit, dans sa
faute, haïr l’offense de Dieu plus que le mal que cette faute lui fait à lui-même. Mais c’est
surtout en le séparant de Dieu, que la faute nuit au pécheur, et, de ce point de vue, cette sépara-
tion d’avec Dieu, qui est une peine, doit plus déplaire que la faute elle-même en tant qu’elle
nous cause ce mal. D’où, le plus grand dommage étant celui qui nous prive du plus grand bien,
la plus grande des peines est la séparation d’avec Dieu.
Bien que tout péché mortel nous détourne de Dieu en nous enlevant la grâce, cependant l’un
nous éloigne de Dieu plus que l’autre, en tant que son désordre est plus en désaccord que celui
de l’autre péché, avec l’ordre de la divine bonté.

Suplt q. 4 a. 1 : La contrition doit-elle durer toute la vie ?


L’homme doit donc avoir toujours la douleur des péchés, pour en avoir le pardon. Or le
retard que le péché passé a mis à la course de notre vie vers Dieu demeure, puisque nous
ne pouvons pas retrouver ce temps du péché qui aurait dû être employé à courir. Il faut
donc que, pendant tout le cours de cette vie, la contrition demeure en tant qu’elle est une
détestation du péché.
De même elle doit demeurer en tant que douleur sensible voulue comme peine, par la vo-
lonté. L’homme, en effet, ayant mérité, en péchant, une peine éternelle, et péché contre un Dieu
éternel, doit du moins en garder la douleur pendant toute son éternité d’homme, c’est-à-dire
pendant toute la vie d’ici-bas, quand la peine éternelle a été commuée en peine temporelle. La
172

crainte servile, que la charité chasse, est en opposition avec la charité, à raison de sa servilité
qui s’inquiète surtout de la peine. La douleur de contrition, au contraire, a sa cause dans la
charité. Même quand, par la pénitence, le pécheur revient à son ancien état de grâce et se
libère de toute dette de peine, il ne revient jamais à la dignité première de son innocence
et par conséquent, il reste toujours en lui quelque chose de son péché passé. La douleur de
contrition, au contraire, répond au mouvement d’aversion d’où la faute reçoit un certain carac-
tère d’infini. De là vient que la contrition doit toujours durer et il n’y a rien d’irrationnel à ce
qu’elle demeure, alors que la satisfaction est terminée.

Les âmes qui, après cette vie, sont, reçues dans la patrie, ne peuvent avoir la contrition,
puisque la plénitude de leur joie en exclut toute douleur. Les damnés, qui sont en enfer, n’ont
également aucune contrition, parce que, tout en ayant la douleur, ils n’ont pas la grâce qui donne
à cette douleur sa forme de contrition. Quant aux âmes qui sont en purgatoire, elles ont bien une
douleur à laquelle la grâce donne sa forme, mais qui n’est pas méritoire, parce qu’elles ne sont
plus en l’état où l’on mérite. C’est en cette vie seulement que peuvent se trouver réunis ces trois
éléments de la contrition.

C’est l’amour désordonné, dans le cœur, qui nous fait commettre le péché. Ce sera donc la
douleur causée par l’amour ordonné de charité, qui nous déliera du péché, et c’est ainsi que la
contrition efface le péché. Le pénitent ne peut jamais être certain que sa contrition soit suffisante
pour la rémission de la faute et de la peine et, par conséquent, il est tenu de se confesser et de
satisfaire. Il y est d’autant plus tenu que la contrition n’est pas vraie, si elle n’inclut pas la
résolution de se confesser si faible que soit la douleur, pourvu que ce soit une douleur de vraie
contrition. Elle efface toute faute si le péché est quelque chose de fini du côté du mouvement
de conversion par lequel le pécheur se replie sur lui-même, il a quelque chose d’infini du côté
du mouvement d’aversion à l’égard de Dieu. Bien que l’homme puisse éviter en cette vie
mortelle le naufrage du péché mortel après le Baptême, il ne peut pas éviter les péchés
véniels qui le disposent au naufrage et auxquels la pénitence doit aussi porter remède. La
pénitence et par conséquent la confession ont donc encore leur utilité, même pour ceux
qui ne pèchent pas mortellement.

Il n’appartient pas aux ministres de l’Église de poser de nouveaux articles de foi, d’écar-
ter ceux qui sont déjà promulgués, d’instituer de nouveaux Sacrements ou de supprimer
ceux qui ont été institués ; tout cela relève du pouvoir d’excellence qui n’est dû qu’au
Christ, fondement de l’Église. Comme la Confession procède plus de l’espérance que de la
crainte, elle s’appuie beaucoup plus sur l’article de la vie éternelle qui donne à l’espérance son
objet, que sur l’article du jugement, dont la crainte se préoccupe.

Celui-là seul est ministre des Sacrements qui a pouvoir ministériel sur le vrai Corps du Christ.
La satisfaction, qui est l’acte de la justice infligeant une peine, est donc une médecine qui tout
à la fois guérit les plaies des fautes passées et préserve des futures. L’homme, qui satisfait,
donne donc compensation pour le passé et se garde pour l’avenir.

Suplt q. 13 a. 1. : L’homme peut-il offrir satisfaction à Dieu ?


La satisfaction est de précepte : « Faites de dignes fruits de pénitence. » Il est donc possible
d’offrir satisfaction à Dieu. L’homme devient le débiteur de Dieu à double titre, à raison des
bienfaits reçus et à raison des péchés commis.
L’amitié n’exige pas l’équivalence, mais le possible. Il y a d’ailleurs encore en cela une
certaine égalité, une égalité de proportionnalité, car entre ce que nous devons à Dieu et Dieu
Lui-même, il y a la même proportion qu’entre le tout de ce que nous pouvons et ce même Dieu.
C’est ainsi qu’est conservé le formel de la justice.
173

Il en va de même de la satisfaction. L’homme ne peut pas offrir satisfaction à Dieu, si le


satis (le mot assez) implique une égalité absolue de valeur ; mais il le peut si la satisfaction
n’implique qu’une égalité de proportion, et puisque cela suffit pour qu’il y ait justice, cela
suffit aussi pour qu’il y ait satisfaction.
De même que l’offense a eu une certaine infinité à cause de l’infini de la divine majesté,
ainsi la satisfaction reçoit-elle aussi une certaine infinité de l’infini de la divine miséri-
corde, en tant que cette satisfaction est informée par la grâce qui fait agréer la compensa-
tion possible à l’homme. Le péché, même quant à son mouvement d’aversion, peut être réparé
par la satisfaction, en vertu du mérite du Christ qui a été, d’une certaine manière, infini.
Le péché originel, bien qu’il soit moins péché que le péché actuel, est cependant un mal
plus grave parce qu’il est une infection de la nature elle-même ; c’est pour cela qu’il ne
peut pas, comme le péché actuel, être expié par une satisfaction purement humaine.

Tout péché mettant obstacle à l’amitié de charité qui unit l’homme à Dieu, il est impossible
que l’homme satisfasse pour un seul péché en en retenant un autre, pas plus que celui là ne
donnerait satisfaction, qui, tout en se prosternant pour demander à son frère pardon du soufflet
qu’il lui a donné, lui en donnerait en même temps un pareil. Il faut, dans la satisfaction, qu’une
fois l’amitié rétablie, l’égalité de justice, dont le contraire supprime l’amitié, soit aussi rétablie.

Suplt q. 14 a. 4. Les œuvres faites en dehors de l’état de charité méritent-elles quelque bien,
au moins un bien temporel ?
Saint Augustin dit que « le pécheur n’est pas digne du pain qu’il mange ». C’est donc qu’il
ne peut rien mériter auprès de Dieu. On appelle mérite, à proprement parler, l’action qui fait
qu’on doit en justice donner quelque chose à celui qui l’a posée. D’après cette distinction, il y
a deux sortes de mérite :
• celui d’un acte qui donne à son auteur un droit strict à une récompense : c’est le mérite
de juste équivalence, de condigno :
• celui en vertu duquel le distributeur de récompenses doit, d’après les convenances de sa
situation, donner quelque chose : c’est le mérite de convenance, de congruo.

Les œuvres faites en dehors de l’état de charité ne méritent donc de condigno ni bien éternel,
ni bien temporel. Mais comme il convient à la bonté de Dieu de donner quelque perfection à
toutes les bonnes dispositions qu’elle rencontre, on dit que les œuvres faites ainsi en dehors de
la charité méritent de congruo quelque récompense.
A ce titre elles peuvent nous valoir trois sortes de bien : un succès temporel, une disposition
à la grâce, une habitude de bonnes œuvres. Le fils, quoi qu’il fasse, ne peut jamais rendre à son
père l’équivalent de ce qu’il en a reçu, et par conséquent, le père n’est jamais le débiteur de son
fils. Encore moins l’homme peut-il rendre à Dieu une équivalence qui fasse de Dieu son débi-
teur. Par conséquent aucune de nos œuvres ne peut être méritoire de par sa propre valeur ;
mais elle devient méritoire de par la charité qui met et commun tous les biens des amis.
D’où il suit que si bonne que soit une œuvre faite en dehors de la charité, elle ne saurait donner
à l’homme un droit strict de recevoir quelque chose de Dieu. En conséquence, bien que l’œuvre
mauvaise mérite sa peine ex condigno, l’œuvre bonne faite en dehors de la charité ne mérite pas
ex condigno sa récompense.

L’adoucissement peut s’entendre d’autre façon en ce sens que le pécheur soit empêché de
mériter une aggravation de peine ; et c’est de cette façon que les œuvres faites en dehors de la
charité diminuent les peines de l’enfer. Premièrement, l’homme, en les faisant, évite la cul-
pabilité du péché d’omission. Deuxièmement, les œuvres de ce genre disposent l’homme au
bien, en sorte que les péchés qu’il commet, sont faits avec moins de mépris de la loi ; bien plus,
elles le préservent de beaucoup de péchés. Quoique du côté de Dieu, rien du bien divin ne puisse
être enlevé, le pécheur cependant s’efforce, autant qu’il est en son pouvoir, d’enlever quelque
174

chose à Dieu. Il faut donc, pour qu’il y ait compensation, que la satisfaction enlève quelque
chose au pécheur, au profit de l’honneur de Dieu.

Suplt q. 15 a. 2. Les peines de la vie présente sont-elles satisfactoires ?


Les châtiments de cette vie nous purifient de nos péchés et sont satisfactoires. Si donc le
patient, auquel Dieu inflige des châtiments, les fait siens de quelque façon, ils reçoivent le ca-
ractère de satisfaction. Or il les fait siens en tant qu’il les accepte pour la purification de ses
péchés, les utilisant en patience. Si, au contraire, il proteste, avec impatience, contre ces châti-
ments, il ne les fait siens d’aucune façon et ils n’ont, en conséquence aucun caractère de satis-
faction, mais seulement celui de peine vindicative.
Bien que ces châtiments ne soient pas eux-mêmes en notre pouvoir, il dépend de nous de
nous en servir en patience ; c’est ainsi que faisant de nécessité vertu, nous pouvons les rendre
méritoires et satisfactoires. « Le même feu qui fait briller l’or fait fumer la paille » nous dit saint
Grégoire (saint Augustin dans la Cité de Dieu). C’est ainsi que les mêmes châtiments purifient
les bons et rendent les mauvais plus coupables par impatience. C’est pourquoi les châtiments
ne sont satisfaction que pour les bons, bien qu’ils soient communs aux bons et aux méchants.
Les châtiments sont toujours en relation avec une faute passée, mais parfois avec une faute
de nature et non pas avec une faute personnelle. Si, en effet, il n’y avait pas de faute dans la
nature humaine, il n’y aurait pas eu de ces épreuves temporelles. Mais à cause de la faute ori-
ginelle de nature, Dieu inflige des peines temporelles à certaines personnes, sans qu’elles aient
été personnellement en faute, pour leur donner le mérite de la vertu et les garder du péché futur.
Ces deux éléments sont nécessaires à l’œuvre satisfactoire. Elle doit être une œuvre méritoire
pour rendre honneur à Dieu, et une œuvre gardienne de la vertu, pour qu’elle nous préserve des
péchés futurs.

Suplt q. 15 a. 3. Les œuvres satisfactoires sont-elles bien énumérées, quand on en compte


trois : l’aumône, le jeûne et la prière ?
La satisfaction doit être telle, qu’elle nous enlève quelque chose au profit de l’honneur de
Dieu. Or nous n’avons que trois genres de biens, ceux de l’âme, ceux du corps et ceux de
la fortune ou biens extérieurs.
• Nous nous enlevons quelque chose des biens de la fortune par l’aumône,
• et des biens du corps par le jeûne.
• Quant aux biens de l’âme, nous ne devons pas nous les enlever en touchant à leur
essence ou en les diminuant, puisque c’est par eux que nous sommes agréables à
Dieu, mais en les soumettant totalement à Dieu, ce qui se fait par la prière.

Ces racines du péché sont au nombre de trois, d’après saint Jean : « La concupiscence de la
chair, la concupiscence des yeux et l’orgueil de la vie ». Le jeûne combat la concupiscence
de la chair ; l’aumône, la concupiscence des yeux ; et la prière, l’orgueil de la vie, comme
le dit saint Augustin commentant saint Matthieu.
Cela s’harmonise aussi très bien avec cet autre caractère de la satisfaction, qui est de fermer
l’entrée de notre âme aux suggestions du péché. Tout péché en effet est commis contre Dieu,
contre le prochain ou contre nous-mêmes. Aux premiers s’oppose la prière, aux seconds
l’aumône, aux troisièmes le jeûne. Saint Grégoire : « tandis que grandit en nous la force de
l’amour intérieur, la force de la chair en est certainement affaiblie ».

Au lieu de l’acte qu’elle exerce en ce monde, la vertu de pénitence en aura un autre, l’action
de grâces rendue à Dieu pour la miséricorde qui pardonne le péché. La crainte engendre un
certain mouvement de pénitence, mais qui n’est pas la vertu.
175

Il en va de même de celui qui, par la contrition, a déjà obtenu la rémission de son péché quant
à la faute et par conséquent quant à sa dette de peine éternelle remise avec la faute en vertu des
clefs qui tiennent leur efficacité de la passion du Christ ; il obtient (dans la réception actuelle
du Sacrement de pénitence) une augmentation de grâce et une remise de la peine temporelle,
dont la dette demeure après la rémission de la faute. Cette remise n’est pas totale, comme dans
le Baptême, mais seulement partielle.

L’ORDRE
Il y a deux clefs.
• Le pouvoir de l’une s’étend, sans intermédiaire, jusqu’au ciel lui-même, écartant, par la
rémission des péchés, les obstacles qui ferment l’entrée du ciel ; c’est la clef de l’Ordre,
que seuls les prêtres peuvent avoir, parce qu’eux seuls sont chargés directement
des relations du peuple avec Dieu.
• L’autre clef est celle dont le pouvoir ne s’étend pas directement jusqu’au Ciel lui-même,
mais n’y atteint que par l’intermédiaire de l’Église militante par laquelle on va au Ciel.
Elle exclut le pécheur, de la société de l’Église ou l’y admet par l’excommunication ou
l’absolution ; c’est ce qu’on appelle la clef de la juridiction, au for contentieux.

La prière d’intercession que le mauvais prêtre fait en son nom personnel n’a aucune effica-
cité ; mais celle qu’il fait comme ministre de l’Église est efficace en vertu des mérites du Christ.
Pour absoudre du péché il faut un double pouvoir, un pouvoir d’Ordre et un pouvoir de juridic-
tion. L’on ne peut en effet être excommunié de façon juste que pour une faute mortelle, qui déjà
a séparé de la charité, même si l’on n’était pas excommunié. Quant à une excommunication
injuste, elle ne peut ôter à personne la charité, puisque celle-ci est de ces biens majeurs dont
personne ne peut être dépouillé contre sa volonté. Tous les péchés sont connexes dans l’aversion
de la volonté à l’égard de Dieu, aversion qui rend impossible la rémission des péchés ; c’est
pourquoi un péché ne peut être remis sans l’autre. Les excommunications au contraire n’ont pas
une telle connexion. Quiconque a la charité participe, même sans indulgences, à tous les biens
qui peuvent se faire.

Essentiellement c’est la diversité dans la grâce qui fait la hiérarchie angélique. Les ordres des
anges, en effet, dépendent de leur participation aux biens divins et de leur communion à la
gloire, gloire qui se mesure à la grâce dont elle est comme la fin et d’une certaine manière
l’effet.
Les ordres de l’église militante, au contraire, dépendent de la participation et de la commu-
nion aux Sacrements qui sont cause de la grâce et, en un sens, la précèdent. L’Ordre est un signe
par lequel l’Église confère un pouvoir spirituel à celui qui est ordonné. Les Sacrements de la
loi nouvelle réalisent ce qu’ils signifient. Si Dieu confère un pouvoir à quelque créature, Il
lui donne en même temps ce qui est nécessaire pour exercer convenablement ce pouvoir.
Pour exercer convenablement le ministère de l’Ordre, ce n’est pas seulement une vertu
quelconque qui est requise, mais bien une vertu éminente. Ceux qui reçoivent le Sacre-
ment de l’ordre sont, de ce fait, mis à la tête des fidèles ils doivent aussi être les premiers
par le mérite de leur sainteté.

Suplt q. 36 a. 1. La sainteté de vie est-elle requise chez ceux qui doivent recevoir les
ordres ?
Celui qui est pris en quelque vice ne doit pas être accepté pour le ministère de l’ordre. Il est
tout à fait nuisible à l’Église de Dieu que les laïcs soient meilleurs que les clercs. Ainsi dans le
monde divin, nul ne doit prétendre au rôle de chef, si sa vie n’est pas tout entière informée de
176

divin, s’il n’est pas totalement à la ressemblance de Dieu ». La sainteté de vie est donc requise,
pour satisfaire au précepte.
Le prêtre a deux fonctions, l’une, principale, a pour objet le corps réel du Christ ;
l’autre, secondaire, le corps mystique du Christ. Cette seconde fonction dépend de la pre-
mière et non réciproquement. Mieux vaudrait un petit nombre de bons ministres qu’un plus
grand nombre de ministres mauvais. La loi prescrit d’accomplir saintement ce qui est saint.

Suplt q. 37 a. 2. Compte-t-on sept ordres ?


Les ordres de l’Église sont établis en vue des fonctions hiérarchiques. Or, celles-ci sont seu-
lement au nombre de trois : purifier, illuminer, perfectionner. Le Sacrement de l’Ordre a
pour fin le Sacrement de l’Eucharistie, le Sacrement des Sacrements. On trouvera donc la dis-
tinction des ordres dans leur rapport avec l’Eucharistie : le pouvoir d’ordre en effet a pour objet,
ou la consécration de l’Eucharistie elle-même, ou quelque fonction relative au Sacrement d’Eu-
charistie.
Dans le premier cas, c’est l’ordre des Prêtres : aussi à leur ordination reçoivent-ils le calice
avec le vin et la patène avec le pain, recevant le pouvoir de consacrer le Corps et le sang du
Christ. Le ministre prête son concours au prêtre dans la dispensation du Sacrement, mais non
dans sa consécration, réservée au prêtre seul : tel est l’office du diacre.

Puis, le ministère dont la fonction est de préparer la matière du Sacrement dans les vases
sacrés destinés à la contenir : c’est l’office des sous-diacres. Aussi les Sentences disent-elles
que les sous-diacres portent les vases du corps et du sang du Seigneur et placent sur l’autel la
matière de l’oblation ; c’est pourquoi, à leur ordination, ils reçoivent le calice, mais vide, de la
main de l’évêque.
Enfin, le ministère dont le rôle est de présenter la matière du Sacrement : celui de l’acolyte.
Comme le notent les Sentences, il garnit les burettes de vin et d’eau ; à son ordination il reçoit
une burette vide.
Denys compte trois sortes d’impurs :
• les uns qui, refusant de croire, sont totalement infidèles ; et ceux-ci doivent être absolu-
ment écartés de l’assistance aux mystères et de l’assemblée des fidèles : ce soin appar-
tient au portier.
• D’autres veulent croire, mais ils ne sont point instruits, ce sont les catéchumènes ; à leur
enseignement est préposé l’ordre des lecteurs.
• D’autres enfin sont des fidèles instruits de leur foi, mais paralysés par le pouvoir du
démon, ce sont les énergumènes, pour lesquels est institué l’ordre des exorcistes.

La supériorité d’un ordre sur un autre, provient de ce que sa fonction est ordonnée de plus
près au Sacrement de l’Eucharistie. Celui-là pèche, qui participe aux Sacrements avec un héré-
tique exclu de l’Église. La femme n’est pas servante de l’homme, aussi n’a-t-elle pas été créée
des pieds de l’homme. La couronne est le symbole de la royauté, et, par sa forme circulaire, de
la perfection. Or ceux qui sont voués au service de Dieu sont revêtus d’une dignité royale et
sont tenus à une, grande perfection de vertu. Elles leur conviennent aussi en raison de l’ablation
des cheveux à la partie supérieure de la tête, par la rasure indiquant que leur esprit ne doit pas
être distrait de la contemplation des vérités divines par les occupations temporelles ; à la partie
inférieure par la tonsure, pour signifier que leurs sens ne doivent plus être retenus par les plaisirs
temporels. Saint Grégoire l’affirme : « Est criminel l’attachement à la fortune, non la fortune ».

Le prêtre exerce une double fonction : l’une principale, consacrer le corps du Christ ;
l’autre secondaire, préparer le peuple de Dieu à la réception de ce Sacrement. Le pouvoir
du prêtre auquel ressortit la première fonction ne dépend d’aucun autre, si ce n’est du
177

pouvoir divin ; tandis que celui qui commande à la seconde fonction est en dépendance
d’un pouvoir supérieur humain.
Le prêtre est la figure du Christ. Il appartient à l’évêque de vouer les personnes et les choses
au culte divin, régissant ainsi, de quelque manière comme le Christ, le culte divin ; ce qui lui
vaut à titre spécial d’être appelé, comme le Christ, l’époux de l’Église. Tout ordre converge vers
le Sacrement d’Eucharistie. Et puisque l’évêque n’a pas, vis-à-vis de ce Sacrement, un pou-
voir supérieur à celui du prêtre, à ce point de vue l’épiscopat n’est pas un ordre.

LE MARIAGE
Il est nécessaire au bien commun de toute la société humaine que certains hommes se
consacrent à la contemplation, et celle-ci, par ailleurs, n’a pas de plus grand obstacle que
le Mariage. Il y a des occupations bonnes qui, ayant pour objet les choses de ce monde, dis-
traient l’âme et la rendent incapable de s’unir au même instant à Dieu ; et c’est ce qui se produit
dans l’union charnelle dont le plaisir intense empêche l’âme de s’élever vers Dieu. Pour cette
raison, ceux dont l’office consistait à s’adonner à la contemplation des choses divines ou à
remplir des fonctions sacrées devaient s’abstenir de rapports avec leurs épouses. Ce serait un
péché véniel que d’accomplir cet acte pour le plaisir, tout en demeurant dans les limites du
mariage et en ne désirant d’autre femme que son épouse.
Tout mouvement de la nature réglé par la raison est un acte de vertu. S’il est désordonné,
c’est un acte de concupiscence. Tout Sacrement de la loi nouvelle produit ce qu’il signifie.
Quand Dieu, en effet, donne un pouvoir ou une faculté, Il donne en même temps les se-
cours nécessaires au bon emploi de ce pouvoir. Ces causes que sont les Sacrements sont des
signes efficaces : ils produisent ce qu’ils signifient. Le plus grand de tous les maux c’est le
péché. Rien ne peut donc contraindre à le commettre l’homme résolu : il doit plutôt mou-
rir que de se résigner à une mauvaise action. Tout ce qui empêche donc le d’être perpétuel
annule le mariage. La violence est un empêchement au mariage.
L’union de l’homme et de la femme cause du tort à la raison, car, d’un côté la délectation
sensuelle est si véhémente que la raison absorbée par le plaisir ne peut plus comprendre quoi
que ce soit, et d’un autre côté, les tribulations inévitables de la chair accablent les époux de
soucis matériels. Aussi, le choix du mariage ne peut devenir raisonnable que moyennant la
compensation de certains avantages qui rendront vertueuse pareille union, et tels sont les biens
du mariage qui rendent celui-ci légitime et honnête. La fidélité, l’enfant, le Sacrement.
Parmi les biens du Mariage, dans le bien des enfants, fin principale du mariage, se trouve
inclus le bien de la vie commune, but secondaire de l’union matrimoniale. L’indissolubilité,
propriété du Sacrement, fait partie de la définition déjà donnée du mariage, mais non l’enfant
ni la fidélité. Le Sacrement est donc le bien principal du Mariage. La perfection de la grâce est
plus excellente que la perfection de la nature. Le Mariage ne se réalise jamais sans l’indisso-
lubilité, alors qu’il peut exister sans qu’il y ait enfant et fidélité. Dans l’ordre de l’intention,
la fin vient en premier lieu, mais dans l’ordre d’exécution, elle se réalise au dernier instant.

Suplt Q49 a. 5. Sans les biens du Mariage, l’acte conjugal peut-il se justifier ?
Supprimer la cause c’est supprimer l’effet. Or les causes qui justifient l’acte conjugal sont
les biens du mariage. Si ces derniers font défaut, l’acte conjugal ne peut donc se justifier.
En outre, cet acte ne diffère de la fornication que par les biens du mariage. Or l’acte sexuel de
la fornication est toujours mauvais. Si on ne se propose donc pas les biens du mariage, on
commettra toujours un péché en accomplissant l’acte conjugal. Restent donc deux raisons
pour lesquelles les époux peuvent accomplir l’œuvre de chair : avoir des enfants ou rendre le
178

devoir conjugal. Les époux qui agiront autrement commettront un péché, au moins un péché
véniel
Il ne s’ensuit pas que l’inclination naturelle soit mauvaise ; mais elle est imparfaite quand
elle n’est pas ordonnée ultérieurement à l’un des biens du mariage. Rendre le devoir conjugal
pour préserver le conjoint de la fornication n’est pas un péché, car c’est s’acquitter du devoir
conjugal. Mais l’accomplir pour ne pas s’exposer soi-même à la fornication, c’est faire une
chose superflue et commettre un péché véniel. Le mariage n’a été institué pour ce but que par
indulgence, et l’indulgence suppose l’existence des péchés véniels. Un homme s’est rendu
inapte aux fonctions spirituelles quand il est devenu tout charnel par ses plaisirs voluptueux.

Les empêchements qui suppriment une condition essentielle du mariage ont pour effet de le
rendre nul. Non seulement ils s’opposent à la célébration du mariage mais ils diriment celui qui
a été déjà célébré. Ces empêchements sont énumérés dans la proposition suivante : l’erreur, la
condition, le vœu, la parenté, le crime, la disparité de culte, l’ordre, le lien, l’honnêteté,
l’affinité, l’impuissance sont des obstacles qui empêchent les associations conjugales de se
créer, ou les brisent si elles sont déjà contractées.

Une chose reçue revêt la condition de l’être qui la reçoit, non de celui qui la donne. Le but
principal du mariage consiste à élever les enfants dans le culte de Dieu. Comme cette édu-
cation est l’œuvre commune du père et de la mère, tous deux voudront élever leurs enfants dans
le service du Dieu auquel adhère leur foi. Mais s’ils ne professent pas la même religion, ils
poursuivront chacun un but opposé. L’enfant doit parvenir à deux perfections différentes : la
perfection naturelle tant du corps que de l’âme, que l’enfant atteindra en suivant la loi naturelle,
et la perfection de la grâce. Un vrai mariage peut donc exister entre infidèles mais il n’at-
teint pas sa dernière perfection comme le mariage entre chrétiens. L’ordre naturel demande,
en effet, que chacun se perfectionne d’abord lui-même avant de communiquer à autrui sa propre
perfection. Tel est également l’ordre de la charité qui perfectionne la nature. Si on n’est pas
obligé de prier à chaque heure du jour de fête, on doit cependant se tenir toute la journée en état
de le faire.

Suplt Q65 a. 1. La polygamie est-elle contraire à la loi naturelle ?


Genèse : « Ils seront deux dans une seule chair ». La monogamie est donc bien de droit na-
turel. Parmi les animaux l’homme a ceci de particulier qu’il connaît la notion de fin et le rapport
des opérations à leur fin. Aussi a-t-il reçu une connaissance naturelle qui le dirige pour agir
convenablement, et qu’on appelle loi naturelle, ou droit naturel, alors que chez les autres ani-
maux on lui donne le nom d’estimative naturelle.
Lorsqu’une action ne convient pas à la fin parce qu’elle empêche absolument la réalisation
de la fin principale, elle est directement interdite par la loi naturelle, en vertu des premiers
principes de cette loi. Si, au contraire, une action ne convient pas à la fin secondaire de quelque
manière que ce soit, ou même à la fin principale parce que, à cause d’elle, la réalisation en est
plus difficile ou obtenue d’une manière moins convenable, cette action est interdite, non pas
par les premiers préceptes de la loi naturelle, mais par les préceptes seconds, qui dérivent des
premiers, à la manière dont, dans l’ordre spéculatif, les conclusions tirent leur certitude de prin-
cipes évidents par eux-mêmes ; et c’est à ce titre que l’on déclare cette action contraire à la loi
naturelle.

Or, le Mariage a pour fin principale la procréation et l’éducation des enfants. Aristote
remarque, en outre, que, chez les hommes seuls, le mariage a pour fin secondaire la mise en
commun des travaux nécessaires à la vie. C’est pour cela que les époux se doivent une fidélité
réciproque, qui est un des biens du Mariage. Le mariage entre chrétiens a encore une autre
fin, qui est de symboliser l’union du Christ et de l’Église, et c’est pourquoi le Sacrement est
également compté parmi les biens du Mariage.
179

La première fin convient donc au mariage de l’homme considéré comme animal, la seconde
à l’homme en tant qu’homme, la troisième en tant que chrétien. La pluralité des épouses ne
supprime pas complètement, ni même n’empêche en quelque façon, la fin première du mariage,
puisqu’un seul mari suffit pour féconder plusieurs épouses et élever leurs enfants. Par contre,
si elle n’est pas un obstacle absolu à la fin secondaire du mariage, elle en gêne cependant con-
sidérablement la réalisation. La paix peut, en effet, difficilement régner dans une famille où
plusieurs épouses sont unies à un seul mari, car il ne pourra pas les satisfaire toutes selon leur
désir. Quant à la troisième fin du Mariage, la polygamie la supprime totalement, puisque,
comme le Christ est un, l’Église elle aussi est une. De tout ce qui vient d’être dit, il résulte donc
que la polygamie est contraire à la loi naturelle sous un rapport, et ne lui est pas opposée sous
un autre.
Par le Mariage, le mari ne donne pas à son épouse un pouvoir absolu sur son corps,
mais un pouvoir limité à ce qu’exige le Mariage. Envisagé au contraire comme remède à la
concupiscence, et c’est là sa fin secondaire, le Mariage exige que le devoir conjugal soit en tout
temps rendu à celui qui le demande. Quant à l’éducation, elle est rendue totalement impossible,
car, si une femme avait plusieurs maris, on ne pourrait plus savoir avec certitude quel est le père
de l’enfant, et cependant les soins du père sont nécessaires pour assurer l’éducation de celui-ci.
C’est pour cela qu’aucune loi ni coutume n’ont jamais autorisé la polyandrie, tandis qu’elles
ont parfois permis la polygamie.
La polygamie est contraire, non pas aux premiers préceptes de la loi naturelle, mais aux
préceptes secondaires qui sont comme des conclusions découlant des premiers. Quiconque use
du commerce charnel pour le plaisir qui y est attaché, sans le référer à la fin que la nature
a en vue, agit donc contre la nature. Il en va de même lorsqu’il s’agit de relations sexuelles
qui ne sont pas susceptibles d’être ordonnées à cette fin d’une manière convenable.

LES FINS DERNIERES


L’âme s’est faite l’esclave du corps en cédant à ses convoitises coupables. Il est donc juste
qu’elle devienne comme le souffre-douleur d’une créature matérielle. C’est dans l’ordre, que
l’âme qui, par le péché, s’est faite l’esclave des choses corporelles pour jouir, le soit aussi
pour être punie. Les deux éléments du péché actuel se retrouvent dans le péché originel :
l’aversion de Dieu correspond la privation de la justice originelle, à la conversion vers les
biens créés correspond la concupiscence. Le péché originel ne mérite donc pas la peine du
sens. Ne pas voir Dieu est la punition spécifique et unique du péché originel dans l’autre
vie.

Suplt q. 70-1 a. 2 :La peine du dam fait-elle souffrir l’âme des enfants morts sans Baptême ?

L’âme des enfants mors sans Baptême n’éprouve aucune souffrance extérieure. Je dis donc
que tous les hommes ayant l’usage de leur libre arbitre sont capables d’obtenir la vie éternelle,
puisqu’ils peuvent se préparer à la grâce qui en est le moyen. Dès lors, s’ils y manquent, ils
concevront une souveraine douleur d’avoir perdu ce qu’ils pouvaient posséder. Or, cette capa-
cité a toujours fait défaut aux enfants : la vie éternelle ne leur était point due de par leur nature
dont elle dépasse totalement les exigences, et, par ailleurs, ils ne pouvaient faire aucun acte
personnel, méritoire d’un si grand bien. Donc, ils ne s’affligent en aucune façon de ne pas
voir Dieu, et, d’autre part, ils se réjouissent d’avoir une large part au bien dont Dieu est
la source et de posséder tous les dons naturels qu’ils tiennent de Lui.
180

Suplt q. 70-2 a. 1 : Y a-t-il un purgatoire après cette vie ?


Il est écrit au livre des Macchabées : « C’est une sainte et salutaire pensée que de prier pour
les défunts, afin qu’ils soient délivrés de leurs péchés ». Même affirmation chez saint Grégoire
de Nysse : « Celui qui est dans l’amitié du Christ, et qui n’a pas achevé de se purifier de ses
péchés en ce monde, en sera purifié, au sortir de cette vie, dans les flammes du Purgatoire. »
S’il est vrai que la contrition efface la faute, mais ne remet pas totalement la peine due
au péché ; s’il est vrai que les péchés mortels peuvent être pardonnés sans que les péchés
véniels le soient toujours en même temps ; s’il est vrai que la justice de Dieu exige qu’une
peine proportionnée rétablisse l’ordre bouleversé par le péché : il faut conclure que celui
qui meurt, contrit et absous de ses péchés, mais sans avoir pleinement satisfait pour eux,
doit être puni dans l’autre vie.

Un défaut quelconque empêche le bien d’être parfait ; mais la présence d’un certain bien
n’empêche pas le mal d’être parfait, puisque, au contraire, c’est la condition même de son exis-
tence. Dès lors, le péché véniel empêche celui qui est en état de grâce d’atteindre le bien parfait,
la vie éternelle, aussi longtemps qu’il n’en est pas purifié. Par contre, un certain bien coexistant
avec le péché mortel n’empêche pas celui-ci d’entraîner immédiatement au mal suprême. Celui
donc qui meurt en état de péché mortel n’a droit à aucune récompense ; celui qui meurt en état
de grâce peut avoir à subir une peine, car la charité ne détruit pas tout le mal qui se trouve dans
l’âme, mais seulement le mal qui lui est incompatible.

Il y a deux peines en purgatoire : la peine du dam, l’ajournement de la vue de Dieu ; la


peine du sens, le tourment infligé par le feu. Le moindre degré de l’une comme de l’autre
surpasse la peine la plus grande que l’on puisse endurer ici-bas.

Suplt q. 71 a. 1 : Les suffrages d’un fidèle peuvent-ils être utiles à un autre ?


Tous les fidèles unis par la charité « ne font qu’un seul corps, qui est l’Église ». Mais, dans
un même corps, les membres s’aident les uns les autres. De plus, nos actes peuvent obtenir ce
double effet d’une double manière par mode de mérite, par mode de prière ; et ces deux
modes diffèrent en ce que le premier repose sur la justice, le second, sur la seule libéralité de
Celui que l’on prie.
S’il s’agit d’un état, personne ne peut l’obtenir pour un autre par mode de mérite, en ce sens
qu’il est impossible que, par mes bonnes œuvres, un autre mérite la vie éternelle. En effet, l’état
de gloire est accordé à chacun selon sa capacité, selon les dispositions qui proviennent de ses
actes et non de ceux d’autrui. Mais, par mode de prière, on le peut, tant que le terme n’est pas
atteint ; par exemple, on peut obtenir pour un autre l’état de grâce. Puisque l’efficacité de la
prière dépend de la libéralité de Dieu que l’on prie, elle peut donc s’étendre à tout ce que la
toute-puissance divine peut réaliser, en harmonie avec l’ordre providentiel.

S’il s’agit de quelque chose d’accessoire à un état, on peut l’obtenir pour un autre non seu-
lement par mode de prière, mais encore par mode de mérite ; et cela en vertu d’une communi-
cation dans le principe radical de l’œuvre, qui est la charité pour les œuvres méritoires. De là
vient que chacun de ceux qui sont unis ensemble par la charité bénéficie des bonnes œuvres de
tous ; chacun, cependant, selon l’état où il est : c’est ainsi qu’au ciel chacun des élus se réjouit
du bonheur de tous les autres. C’est ce qu’exprime l’article du Symbole : « la communion des
saints ».
La vie éternelle n’est accordée qu’en récompense d’œuvres personnelles. Si on
l’obtient pour un autre, c’est toujours à la condition qu’il la méritera par ce qu’il fera lui-même :
les prières lui valent la grâce, dont le bon usage lui mérite la vie éternelle. Il n’est donc pas
contraire à la justice de Dieu que quelqu’un bénéficie des bonnes œuvres de ceux qui lui sont
181

unis par la charité ou des bonnes œuvres faites à son intention. La justice humaine elle-même
permet qu’un homme satisfasse à la place d’un autre.

Le lien de la charité, qui unit entre eux les membres de l’Église, n’embrasse pas seulement
les vivants, mais aussi les morts qui ont quitté ce monde en état de charité ; car celle-ci ne cesse
pas avec la vie, puisque saint Paul l’affirme « La charité ne passera jamais ». S’ils étaient en
état de grâce, leurs suffrages n’en vaudraient que mieux, puisque la valeur en serait dou-
blée.
Dieu ne réserve pas Sa bonté pour les justes, mais Il l’étend aux pécheurs, non pas à
cause de leurs mérites, mais à cause de Sa miséricorde. La condition de l’utilité des suffrages,
c’est l’union de charité et la direction d’intention entre les vivants et les défunts. Les œuvres
les plus utiles sont donc celles qui contiennent davantage de l’une ou de l’autre. A la charité se
rapporte principalement le Sacrement de l’Eucharistie, qui est le Sacrement de l’unité
entre les membres de l’Église, puisqu’il contient celui qui fait l’unité et la solidité de
l’Église tout entière, c’est-à-dire le Christ. L’Eucharistie est donc comme la source ou le
lien de la charité.

Parce que Dieu est juste Il n’exige de la faiblesse que ce qu’elle peut donner ; parce qu’Il est
sage, Il trouve le moyen de combler les indigences. Ce n’est point par impuissance que Dieu se
sert des causes secondes, mais pour une plus grande perfection de l’univers et une communica-
tion plus variée du bien divin, du fait que certains êtres reçoivent de Dieu non seulement d’être
bons en eux-mêmes, mais d’être cause que d’autres le soient. Ce que Dieu veut absolument
s’accomplit toujours ; à moins qu’il ne s’agisse de cette volonté que nous appelons antécédente,
selon laquelle, par exemple, « Il veut le salut de tous les hommes », et qui ne s’accomplit pas
toujours. Il n’est donc pas étonnant que ce que les saints veulent de cette même espèce de vo-
lonté ne s’accomplisse pas non plus toujours.

Quels sont les signes qui doivent arriver à ce Jugement, ou non loin de là ? Les voici :
• l’arrivée d’Elie de Thesbé,
• la conversion des Juifs,
• la persécution de l’Antéchrist,
• le jugement du Christ,
• la résurrection des morts,
• la séparation des bons et des méchants,
• l’embrasement du monde et son renouvellement.

En cette vie, les méchants comme les bons sont conformes au Christ par l’humanité,
mais non par la grâce. Tous aussi lui seront conformés par la vie naturelle qui sera rendue
à tous ; mais les bons seuls Lui ressembleront par la gloire.

L’unique remède à la mort spirituelle, c’est la grâce donnée par Dieu ; l’unique remède à la
mort corporelle, c’est la résurrection opérée par Dieu. Aucune révélation n’est faite au sujet du
jugement, afin que tous les hommes se tiennent toujours prêts à paraître devant le Souverain
Juge. Dans l’homme, la même âme est à la fois, raisonnable et sensitive. L’âme, dans ses rela-
tions avec le corps, n’est pas seulement cause formelle et finale, mais encore cause efficiente.
Toute chose est vraie dans la mesure où elle est être. En effet, une chose est vraie quand elle est
en elle-même, en acte, telle qu’elle est en celui qui la connaît.

Ce qui rend la vieillesse digne de respect, ce n’est pas l’état du corps, qui a perdu sa perfec-
tion, mais la sagesse de l’âme, qui est censée grandir avec les ans. Quoi qu’il en soit de la nature
individuelle, la nature, prise dans son ensemble, requiert l’un et l’autre sexe pour la perfection
182

de l’espèce humaine sans que, d’ailleurs, au Ciel, l’un soit inférieur à l’autre. Les plaisirs spiri-
tuels sont délectables par eux-mêmes et désirables pour eux-mêmes, et donc seuls exigés par la
béatitude.
Le corps est d’abord soumis à l’âme, comme la matière l’est à la forme. Il est impossible,
même par miracle, qu’un corps soit localisé en plusieurs lieux ; le Corps du Christ est dans
l’hostie, mais sans y être localisé. Par contre, il est possible, par miracle, que deux corps soient
dans le même lieu. Certains attribuent la subtilité à la quintessence ; mais nous avons réfuté à
plusieurs reprises cette théorie. Il est plus raisonnable de la faire dépendre de l’âme qui com-
munique au corps la gloire dont elle jouit elle-même.

La gloire du corps ne détruira pas sa nature, mais la perfectionnera. Le mal, s’il n’était que
mal, se détruirait lui-même. La pauvreté correspond au pouvoir judiciaire en tant qu’elle est la
première disposition pour la perfection. Le pouvoir judiciaire a été conféré au Christ homme en
récompense de l’humilité manifestée dans Sa passion. Il y répandu Son Sang d’une manière
suffisante pour tous les hommes, bien qu’Il n’ait pas réalisé en tous le salut, à cause des
obstacles trouvés en certains. Il convient donc que tous les hommes soient assemblés pour le
jugement, afin de contempler Son exaltation dans Sa nature humaine, en laquelle Il a été cons-
titué par Dieu juge des vivants et des morts.

La punition est l’effet de la justice, tandis que la récompense est celui de la miséricorde.
Dans le premier avènement, Il était venu pour réparer pour nous auprès du Père : Il ap-
paraissait donc sous notre forme d’infirmité. Dans le second avènement, Il viendra pour
accomplir la justice du Père parmi les hommes ; Il devra alors manifester la gloire qui Lui
vient de la communion avec le Père ; Il se montrera donc sous la forme glorieuse.
Tout ce qui est reçu en quelqu’un est reçu selon le mode de celui qui reçoit, et non selon le
mode de ce qui est reçu. La créature conduit à la connaissance de Dieu surtout par sa beauté et
sa splendeur, qui manifestent la sagesse de Celui qui l’a faite et la gouverne. « Maintenant, nous
voyons dans un miroir, d’une manière mystérieuse, mais alors nous verrons face à face. » Ce
qui se voit face à face se voit dans son essence. Les saints dans la patrie verront donc Dieu dans
Son essence.

Selon la foi, nous tenons que la fin ultime de la vie humaine est la vision de Dieu : notre
intelligence parviendra à voir l’essence divine. Notre intelligence est faite pour abstraire la
quiddité de tous les êtres intelligibles qui en ont une. Tout ce qui est reçu en quelque chose est
en elle selon la manière d’être de cette chose qui reçoit. Puisque l’essence divine est acte pur,
elle pourra être la forme par laquelle l’intelligence connaît : telle sera la vision béatifiante. Dans
la vision de Dieu, nous voyons la même chose que Dieu, Son essence, mais pas aussi parfaite-
ment. Rien n’empêche que notre intelligence, bien que finie, soit proportionnée à la vision de
l’essence infinie, non cependant en la saisissant totalement, à cause de Son immensité.
L’essence divine sera elle-même ce par quoi notre intelligence verra Dieu. Dieu, en connais-
sant Son essence, connaît tout ce qui est, sera, a été. Et ce mode de connaissance est appelé
connaissance de vision, parce qu’elle est semblable à la vision corporelle qui connaît toutes les
choses présentes. En voyant Son essence, Dieu connaît en outre tout ce qu’Il est capable de
faire, bien qu’Il ne l’ait jamais réalisé et ne le réalisera pas. Chacun de ceux qui voient Dieu en
Son essence voit d’autant plus de choses en elle, qu’il la pénètre plus clairement.

« Malheureux l’homme qui connaît toutes les choses créées et Vous ignore, o Dieu. Bien-
heureux celui qui Vous connaît, même s’il ignore le reste. Celui qui Vous connaît, et aussi
d’autres choses, n’en est pas plus heureux ; il n’est bienheureux qu’à cause de Vous seul. »
Ceux qui étaient dans les Limbes ou sont maintenant dans le Purgatoire ne sont point parvenus
à leur fin : il n’y a donc pas de demeures dans le Purgatoire ou les Limbes, mais seulement dans
le paradis et l’enfer, où se trouve la fin des bons et des méchants.
183

La charité constitue formellement la mesure de la gloire. La récompense essentielle de


l’homme, qui est sa béatitude, consiste dans une parfaite union de l’âme avec Dieu, en tant
qu’elle jouit parfaitement de Lui, vu et aimé à la perfection. Cette récompense est appelée mé-
taphoriquement couronne, ou couronne d’or, soit par considération du mérite qui est acquis par
une sorte de combat, puisque la vie de l’homme sur la terre est une bataille, soit par considéra-
tion de la récompense, par laquelle l’homme devient de quelque manière participant de la Di-
vinité, et donc du pouvoir royal.
L’auréole se divise en celle des vierges, des martyrs et des docteurs, tandis que le fruit se
divise en fruit des époux, des veuves et des vierges. Ce n’est donc pas la même chose. Le fruit
est une récompense due à l’homme parce qu’il est passé de la vie charnelle à la vie spiri-
tuelle. Il correspond donc surtout à la vertu qui libère l’homme de la domination de la chair.
C’est ce qu’opère la continence, parce que c’est surtout par les plaisirs sexuels que l’âme est
soumise à la chair. Une auréole est due à la virginité, au martyre et à l’enseignement.

Suplt q. 96 a. 10 : Convient-il de désigner trois auréoles : pour les vierges, les martyrs et les
docteurs ?
L’auréole des martyrs correspond à la vertu de force, celle des vierges à la vertu de
tempérance et celle des docteurs à la vertu de prudence.

• Dans la lutte contre la chair, celui qui remporte la plus grande victoire est celui qui
s’abstient tout à fait des délectations charnelles, qui sont les principales en ce domaine :
c’est l’homme vierge. Une auréole est donc due à la virginité.
• Dans la lutte contre le monde, la victoire principale consiste à soutenir la persécution
du monde jusqu’à la mort : la seconde auréole est donc due aux martyrs, qui remportent
la victoire dans cette lutte.
• Dans la lutte contre le diable, la principale victoire consiste à chasser le démon non
seulement de soi-même, mais même du cœur des autres : Ce qui s’opère par l’enseigne-
ment et la prédication. La troisième auréole est donc due aux docteurs et aux prédica-
teurs.

L’acte le meilleur de la puissance rationnelle est de diffuser la vérité de foi chez les autres :
à cet acte est due l’auréole des docteurs. L’acte le meilleur de l’irascible est de supporter même
la mort pour le Christ : et cet acte a droit à l’auréole des martyrs. L’acte le meilleur du concu-
piscible est de s’abstenir complètement des plus grandes délectations de la chair : et cela donne
droit à l’auréole de la virginité.

Le Christ fut médiateur entre le Père et le monde : Il fut donc docteur, en tant qu’Il a mani-
festé au monde la vérité qu’Il avait reçue du Père. Il fut martyr, en supportant la persécution du
monde. Il fut vierge, en gardant en Lui-même la pureté. Donc, les docteurs, les martyrs et les
vierges Lui sont très parfaitement conformes : ils méritent donc l’auréole.

Dans le châtiment des damnés il n’y aura pas seulement la peine du dam, qui corres-
pond à l’aversion à l’égard de Dieu qu’ils ont eue dans leur faute, mais il y a aussi la peine
du sens, qui correspond au fait qu’ils se sont tournés vers les créatures d’une manière
défendue.
Tout esprit qui est sorti de l’ordre est son propre châtiment. Les damnés sont en effet totale-
ment détournés de la fin ultime d’une volonté droite, et aucune volonté ne peut être bonne que
si elle est ordonnée à cette fin.
184

Suplt q. 98 a. 5 : Les damnés haïront-ils Dieu ?


Dieu peut être connu de deux manières : en Lui-même, comme Il l’est par les bienheureux,
qui Le voient en Son essence – ou à travers Ses effets, comme Il est vu par nous et par les
damnés. En Lui-même, puisqu’Il est par essence la Bonté, Il ne peut déplaire à aucune volonté :
quiconque Le voit en Son essence ne peut Le haïr.
Mais certains de Ses effets choquent la volonté, parce qu’ils s’opposent à quelqu’un. Ainsi,
un homme peut avoir de la haine pour Dieu, non en Lui-même, mais à cause des effets de Son
action. Les damnés, qui voient Dieu à travers les effets de Sa justice, c’est-à-dire dans leur
châtiment, Le haïssent, comme ils haïssent leurs tourments.
Chez les bienheureux, la volonté bonne ne sera plus un mérite, mais une récompense ; chez
les damnés, la volonté mauvaise ne sera plus un démérite, mais seulement un châtiment. Chez
les damnés, il y aura une considération des choses connues auparavant, mais comme source de
tristesse et non de délectation. Ils considéreront les péchés qu’ils ont commis, et pour lesquels
ils sont damnés, ainsi que les biens agréables qu’ils ont perdus ; et ces considérations les tour-
menteront. De même, ils souffriront de voir que la connaissance qu’ils ont eue des choses
visibles est imparfaite, et de voir qu’ils ont perdu cette grande perfection qu’ils avaient la
possibilité de réaliser.

On peut considérer Dieu de deux manières : ou bien en soi, et selon ce qui Lui est propre, à
savoir être le principe de toute bonté ; ainsi, il est impossible de penser à Lui sans jouissance et
les damnés ne pourront aucunement penser à Lui de la sorte. Ou bien, en quelque chose qui Lui
est pour ainsi dire accidentel, c’est-à-dire les effets de Son action, comme de punir ou d’autres
choses semblables. Sous cet aspect, la pensée de Dieu peut conduire à la tristesse ; et c’est ainsi
que les damnés penseront à Dieu.

Suplt q. 99 a. 1 : Est-ce la justice divine qui inflige aux pécheurs une peine éternelle ?
Il est écrit en saint Matthieu : « Ceux-ci, c’est-à-dire les pécheurs, iront au supplice éternel. »
De plus, selon Aristote, la peine est mesurée à la dignité de celui qui est offensé : on punit
d’un plus grand châtiment celui qui gifle un prince que celui qui gifle un autre homme.
Or, celui qui commet un péché mortel pèche contre Dieu, en transgressant Ses préceptes,
et en adressant à un autre l’honneur qui Lui est dû, puisqu’il met sa fin en cet autre. La
majesté de Dieu est infinie. Tout être qui pèche mortellement est donc digne d’une peine
infinie. Il semble donc juste que pour un péché mortel quelqu’un soit châtié perpétuelle-
ment.
La quantité du châtiment correspond à celle de la faute, selon l’intensité de sa malice. La
durée de la peine correspond à la disposition du pécheur. De même, selon la justice divine,
quelqu’un se rend par le péché digne d’être totalement séparé de la communauté de la
cité de Dieu : cela se réalise dans le péché contre la charité, qui est le lien qui unit cette
cité. C’est pourquoi, à cause du péché mortel, qui est contraire à la charité, quelqu’un est,
pour l’éternité, frappé de la peine de l’exclusion définitive de la société des saints.

Les saints indiquent aussi d’autres motifs pour lesquels, à cause d’un péché seulement tem-
porel, certains subissent une peine perpétuelle. L’un de ces motifs est qu’ils ont péché contre
un bien éternel, en méprisant la vie éternelle. Saint Augustin dit à ce propos : « Il s’est rendu
digne d’un mal éternel celui qui détruit en lui-même un bien qui pouvait être éternel. »
Un autre motif est qu’un homme a péché d’une manière perpétuelle. Saint Grégoire dit : « Il
appartient à la grande justice du juge, que jamais ne cesse le supplice de ceux qui, en cette vie,
n’ont jamais voulu faire cesser leur péché. » En effet, celui qui tombe dans le péché mortel, par
sa volonté propre, se met dans un état dont il ne peut sortir qu’avec l’aide de Dieu. Donc, par
le fait même qu’il veut commettre ce péché, il veut y demeurer perpétuellement. Si quelqu’un
185

se jetait dans une fosse dont il ne pourrait pas sortir sans aide, on pourrait dire qu’il a voulu y
demeurer pour l’éternité, même s’il pensait autre chose.
On peut aussi dire, et mieux encore, que par le fait même qu’il a péché mortellement,
l’homme met sa fin dans la créature. Et puisque toute la vie est ordonnée à la fin qu’on lui
donne, par le fait même, cet homme ordonne toute sa vie à ce péché et il voudrait demeurer
perpétuellement dans ce péché s’il le pouvait impunément. « Les pervers ont péché avec un
terme parce que leur vie a eu un terme ; mais ils auraient voulu vivre sans terme afin de pouvoir
demeurer sans terme dans leurs iniquités ; en effet ils désirent plus pécher que vivre. »
On pourrait encore apporter un autre motif de l’éternité de la faute mortelle : c’est que par
elle on pèche contre Dieu, Qui est infini. Puisque le châtiment ne peut être infini en inten-
sité, la créature n’étant pas capable d’une qualité infinie, il doit l’être au moins par une
durée infinie.
Il y a encore un quatrième motif : la peine demeure éternellement, parce que la faute ne
peut être effacée sans la grâce et l’homme ne peut plus acquérir la grâce après sa mort.
La peine ne doit plus cesser tant que la faute demeure. On peut dire aussi, comme saint Grégoire,
que bien que la faute soit temporelle en son acte, elle est éternelle dans la volonté qui la
commet. C’est pourquoi, pour les péchés mortels inégaux, il y aura des peines inégales en in-
tensité, mais non en durée.
De même, la damnation éternelle des impies sert à la correction des membres actuels de
l’Église : car les châtiments ne servent pas seulement à corriger quand ils sont appliqués, mais
aussi quand ils sont déterminés. Saint Grégoire dit : « Le Dieu tout-puissant, parce qu’Il est
bon, n’est point satisfait de voir la torture des malheureux ; mais parce qu’Il est juste, Il ne sera
point apaisé, éternellement, par le châtiment des réprouvés. »

Secondement, ces peines sont utiles, parce qu’elles procurent aux justes la satisfaction
d’y contempler la manifestation de la justice de Dieu, et de se rendre compte qu’ils ont
échappé à ces souffrances. C’est ce qu’affirme saint Grégoire : « Tous les réprouvés envoyés
au supplice éternel sont punis à cause de leur iniquité. Cependant, leur supplice servira à autre
chose car tous les justes, en Dieu, ont conscience des joies qu’ils goûtent, et en même temps
aperçoivent chez les damnés les supplices auxquels eux-mêmes ont échappé. Ils comprendront
ainsi d’autant mieux ce qu’ils doivent éternellement à la grâce divine, en voyant combien
sont punis éternellement les péchés auxquels ils ont résisté grâce au secours de Dieu. »

Puisque la faute commise demeure à jamais en elle, sa peine sera perpétuelle. Le châtiment
correspond à la faute, à proprement parler, selon le désordre qu’elle renferme, et non selon la
dignité de celui contre qui on a péché, sinon tout péché appellerait une peine infinie en intensité.
Le Seigneur parle de la foi formée, qui agit par amour : tout homme qui meurt avec cette foi
sera sauvé. On doit donc dire que tous ceux qui meurent en état de péché mortel ne seront libérés
du châtiment éternel ni par leur foi ni par leurs œuvres de miséricorde, même après un très long
espace de temps.

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