Frithjof Schuon Enseignements Spirituels
Frithjof Schuon Enseignements Spirituels
Frithjof Schuon Enseignements Spirituels
Vers l’Essentiel
Lettres d’un Maître spirituel
Compilation
Thierry Béguelin
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PREFACE
T.B.
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Extrait d’une lettre du 7.VIII.1979 (échelle 60 %)
SOMMAIRE
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VERS L’ESSENTIEL
Il ne faut rien chercher chez les prêtres qui se situe en dehors de leurs
fonctions ; il ne faut donc s’adresser qu’à leur fonction sacramentelle et, le
cas échéant, à leur autorité théologique ; mais on trouve la théologie aussi
dans les livres.
Dans le Christianisme, c’est le baptême, la confirmation et la commu-
nion qui constituent ce qu’on peut appeler l’initiation ; le caractère total de
ces sacrements exclut, à côté d’eux, l’existence de rites initiatiques plus ou
moins secrets qui s’y superposeraient, comme il y en a dans l’Orphisme,
dans le Soufisme, etc. La particularité du Christianisme, c’est précisément
ce caractère ouvert des moyens initiatiques ; c’est, du moins, une particula-
rité dans le monde sémitique et occidental. Sur ce point, il y a désaccord
entre la thèse de Guénon et la mienne. On ne peut concevoir, en effet,
qu’il puisse y avoir, dans le Christianisme, une source de grâces plus pro-
fonde et plus précieuse que le sang du Christ, ou qu’il puisse y avoir des
âmes ou des intelligences pour lesquelles cette source ne serait pas assez
bonne. La différence exotérisme-ésotérisme est, ici, uniquement une ques-
tion de perspective et de méthode. Il y a, certes, une participation pure-
ment exotérique aux sacrements, en sorte qu’on ne saurait sans abus de
langage qualifier la masse des Chrétiens d’« initiés », mais les religieux sont
des initiés par le fait qu’ils suivent une voie spirituelle ; il en va de même
des saints prêtres, tel que le Curé d’Ars. Quant à la voie intellective, la
gnose, elle est représentée surtout par Clément d’Alexandrie, Maître
Eckhart et Angelus Silesius ; mais c’est toujours une gnose spécifiquement
chrétienne, c’est-à-dire se tenant très près de la perspective d’amour.
Par conséquent, les deux faits étranges auxquels vous faites allusion
dans votre lettre ne peuvent être des initiations au sens propre et technique
du terme, car le Ciel n’agit jamais sans raison suffisante ; en revanche, de
tels faits peuvent être des contacts « accidentels » – et en même temps
« providentiels » – avec le monde des Essences, qu’on l’envisage d’une
manière subjective ou d’une manière objective et cosmique. Quelle peut
être la valeur pratique de telles « rencontres » avec les « états supérieurs » ?
Ce sont des appels, des vocations pour une vie contemplative. Il faudrait,
après avoir subi ces « fissures » dans le durcissement individuel, faire de la
vie une prière continuelle et secrète. Mais ceci n’est possible qu’à l’aide du
Nom de Dieu, c’est-à-dire de l’invocation du Christ, de la « prière de Jé-
sus ». Pour s’engager dans une telle voie, il faut avoir, avant tout, les con-
naissances théoriques indispensables, et une pureté d’intention qui exclut
tout individualisme conscient ou inconscient ; il faut être centré en Dieu,
non dans l’égo. Il y a sur ce plan de multiples illusions. Mais avec Dieu,
tout est possible.
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comme tel est nécessairement révélée, c’est la prière que Dieu veut en-
tendre. En revanche, dans la prière personnelle, faite en langue vulgaire et
non en langue liturgique, c’est telle personne qui prie ; c’est telle âme qui
canalise ses puissances vers Dieu. Dans cette prière il faut tout dire à Dieu,
même notre ennui, même notre incapacité de prier, le cas échéant. Invoca-
tion, oraison canonique, prière personnelle : ce sont là les trois modes né-
cessaires de la voie de prière.
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Les certitudes que nous pouvons avoir a priori ont besoin d’être alimen-
tées par la foi ; celle-ci est une attitude de calme, de confiance, de résigna-
tion, de « pauvreté », de simplicité existentielle. L’homme est ainsi fait que
la certitude intellectuelle ne suffit pas ; l’homme n’est pas qu’un être pen-
sant, il vit aussi. La vie se situe en dehors de nos certitudes, il faut donc
qu’elle vienne à la rencontre de celles-ci par la foi. La foi est l’élément fé-
minin qui s’ajoute à l’élément masculin qu’est la certitude. Au sein d’une
civilisation traditionnelle, la foi est chose facile, elle est pour ainsi dire dans
l’air que nous respirons, mais dans le monde moderne, c’est le doute qui
est dans l’air, ce doute qui exaspère notre besoin de causalité et notre sens
critique. La foi est une sorte de beauté, tandis que le doute a quelque chose
de l’avarice et de l’envie, c’est une sorte d’amertume vindicative. La foi
s’alimente de certitude métaphysique d’une part et de vie en Dieu d’autre
part ; le pivot de la vie en Dieu est la prière et la vertu. La vertu consiste à
abandonner les crispations et les lourdeurs que la chute a surajoutées à
notre nature primordiale ; la prière est la fixation des puissances de notre
âme en Dieu ; la quintessence de la prière est l’invocation, l’« oraison jacu-
latoire » ; on pourrait l’appeler aussi « prière pure » ou « synthèse de
prières ».
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qu’on est et en mettant toute sa vie et tout son être dans l’invocation, con-
formément d’ailleurs à la Loi suprême, celle du parfait amour de Dieu.
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Il vous sera peut-être possible une fois de me faire une visite à Pully
près de Lausanne, si Dieu le veut.
La Vérité n’est pas tout, – au point de vue humain, – il faut encore en
tirer les conséquences. Et la conséquence la plus élémentaire pour
l’homme est de se cramponner à Dieu comme à une corde de sauvetage.
Et tout converge sur la prière quintessentielle.
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C’est tout ; je pourrais m’arrêter là. Mais je veux relire votre lettre, Ré-
vérende Sœur, pour pouvoir répondre à des questions éventuelles.
On parle beaucoup de concentration de nos jours, mais d’une manière
extra-traditionnelle, donc purement profane et uniquement psychologique.
Ces genres de pseudo-yogas ne mènent à rien, et ne serait-ce que parce que
rien ne peut être fait sans la grâce, et que la grâce n’agit qu’à l’intérieur des
méthodes intrinsèquement orthodoxes, c’est-à-dire à l’intérieur des reli-
gions.
Donc : la voie quintessentielle, c’est la concentration moyennant
l’invocation de Dieu ; cette voie procède en fonction du discernement mé-
taphysique entre l’illusoire et le Réel ; et elle se poursuit avec l’aide des
vertus de patience et de confiance, ou avec la résignation et la joie.
Que votre ambiance religieuse soit sentimentale et par conséquent in-
dividualiste, ne concerne pas votre vie spirituelle. Ce qui vous concerne
réellement, c’est votre oraison jaculatoire, votre invocation de Dieu. A côté
de cette invocation, vous avez les sacrements ; l’Eucharistie vous aidera
grandement, c’est évident, bien que l’invocation des Noms divins soit aussi
une sorte d’Eucharistie. Vous avez également votre prière personnelle,
adressée à Marie ou à Jésus, et dans laquelle vous parlez à ces Personnes
célestes en leur décrivant votre état d’âme, librement et sans aucune con-
trainte. Quand on ne croit pas pouvoir prier, il faut le dire ; mais il faut
prier.
Si vous estimez ne pas pouvoir poursuivre votre voie invocatoire au
sein d’une communauté religieuse qui, pour diverses raisons, est un obs-
tacle plutôt qu’une aide, vous pouvez évidemment retourner dans le
monde, malgré vos vœux, étant donné que dans ce cas ces vœux n’auraient
pas été prononcés en pleine connaissance de cause. Je ne connais pas les
monastères anglicans et j’ignore si une voie strictement contemplative peut
y être pratiquée sans encombre. On a toujours le droit de faire valoir
qu’une communauté dans laquelle on s’est engagé n’offre pas ce qu’on en
attendait.
J’ai dit qu’il faut réduire la religion à l’essentiel métaphysique, qui
s’identifie somme toute à la sophia perennis. Et il faut que nous choisissions
les conditions de vie ou d’ambiance qui nous offrent le maximum de
chances pour poursuivre harmonieusement notre voie de discernement,
d’invocation et de vertu ; je pourrais dire aussi : de vérité métaphysique, de
concentration unitive, et de beauté céleste.
oratio et jejunium (lat.) : prière et jeûne.
sophia perennis (lat.) : sagesse pérenne, c.-à-d. intemporelle, essentielle, primordiale,
universelle ; connaissance de la Réalité, de la Vérité.
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aspect quasi musical : la vertu n’est pas seulement une question de vérité,
c’est aussi une question de beauté.
Dans la vie spirituelle, les choses extérieures comptent éventuellement
beaucoup ; dans la mesure du possible, l’ambiance dans laquelle nous vi-
vons doit être conforme à l’Esprit ; il faut vivre dans un parfum de sattva.
La Sainte Vierge personnifie la beauté du Ciel, elle est quelque chose de
la Beauté de Dieu.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
sattva (scrt.) : un des trois guna : la qualité cosmique ascendante, lumineuse, pure ;
corr. chez l’homme à la tendance vers le bien, la spiritualité, la connaissance.
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pensant à ces gens qui s’imaginent qu’il suffit de pratiquer une « tech-
nique » spirituelle pour obtenir telle « réalisation ». [...]
Ce que je reproche à votre article, c’est que vous n’avez pensé qu’à
vous-même au lieu de penser aussi – et même avant tout – aux lecteurs ; y
compris un lecteur comme moi-même. Vous m’objectez – comme si je ne
le savais pas – que les sacrements sont des moyens spirituels et non des
conditions ; sans doute, mais les sacrements n’intéressent pas la catégorie la
plus ordinaire des chercheurs de « réalisation » ; ce sont les moyens appa-
remment faciles et gratuits qui les intéressent, ceux qu’on peut tirer des
livres.
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relles à l’âme ; il ne faut pas s’en étonner mais se confier au Ciel et deman-
der son aide.
oratio et jejunium (lat.) : prière et jeûne.
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d’une part la promesse de Dieu faite à Abraham, et d’autre part les vertus
des musulmans et le phénomène de la sainteté dans l’Islam.
PS. Pour ce qui est du Coran, il est largement incompréhensible sans
commentaire ; tout y est elliptique et symbolique. Par exemple : le palmier
à côté duquel le Christ est né, indique le milieu, l’axe du monde. Dans le
Christianisme, qui accentue la Manifestation humaine de Dieu, le fait histo-
rique a une importance fondamentale ; dans l’Islam, qui met l’accent sur la
Nature divine, l’histoire n’a aucune importance, et c’est le symbolisme qui
prime.
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des tendances ; ces gens ont beau être unanimes dans leurs erreurs et leurs
vices, c’est vous qui êtes normale ; restez donc imperturbable en face de
cette hypnose collective, et restez tout à fait vous-même. Dans un monde
orgueilleux, glacial et sottement passionnel, restez tranquillement dans
votre petit jardin ; c’est une épreuve passagère. Métaphysiquement parlant,
l’éclosion d’un monde aussi affreux est une nécessité inévitable, suivant les
lois cosmiques qui exigent que l’erreur se manifeste ; il faut que le scandale
arrive, a dit le Christ. Au Maroc, vous étiez plus ou moins dans un petit
paradis ; mais on mûrit par l’expérience, il ne faut donc pas s’étonner des
épreuves que le destin nous envoie.
Quand on se trouve en face d’un problème, il faut tout d’abord en re-
chercher les causes objectives et subjectives ; voir clairement les données
extérieures et intérieures d’une difficulté, c’est déjà beaucoup ; cela nous
permet de ne pas nous troubler abusivement et de tirer les conséquences
qui s’imposent. Conséquences à la fois pratiques et spirituelles : d’une part,
faire son travail et se rendre aussi anodine que possible, tout en restant
insensible au mépris et à l’hostilité ; d’autre part, se retirer dans la prière, s’y
installer en quelque sorte ; pratiquer la prière individuelle aussi bien que
l’oraison jaculatoire. Vivre d’espérance et ne rien attendre du monde, mais
néanmoins demander à Dieu qu’il nous vienne en aide, intérieurement et
extérieurement. C’est difficile d’être seule, mais c’est un apprentissage à
faire ; c’est ce que le Ciel vous demande en ce moment.
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sectes protestantes ; tout cela, les moniales ne peuvent pas l’avoir inventé !
On a introduit chez elles le pentecôtisme, d’origine protestante et officiel-
lement encouragé par Paul VI ; mais cette vague de fausse mystique a « fini
en queue de poisson », sans que personne n’en ait tiré la conclusion qui
s’impose quant à l’inspiration du mouvement ; dans d’autres monastères
on pratique du « Yoga » et du « Zen », les deux disciplines étant coupées de
leurs racines traditionnelles, bien entendu. Inutile d’ajouter – et chez les
trappistes de mon frère c’est la même chose – que les anciens chants ont
été remplacés par des chansonnettes modernes ; il n’y a plus que la messe
nouvelle, la liturgie nouvelle, la pastorale nouvelle, et ainsi de suite. C’est
l’« ouverture au monde », et c’est la fermeture au Ciel.
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rait exclure que les sacrements puissent aider également les jnânîs, même
s’ils sont – ou ont été – en nombre infime, ce qui est en dehors de la ques-
tion de principe.
Le Christianisme offre à l’individu tout ce qu’offre un exotérisme inté-
gral, et cela dès l’origine ; mais il ne l’offre pas à la collectivité. Une collec-
tivité a besoin de lois et de règlements dont l’individu discipliné peut se
passer, s’il suit une voie spirituelle. La critique musulmane vise la société
chrétienne, elle ne vise pas l’individu chrétien bien doué, bien discipliné et
bien inspiré ; d’ailleurs cette critique est en partie exotérique et de ce fait
elle simplifie trop les choses. En tout cas, l’histoire chrétienne prouve qu’il
y a eu beaucoup trop de flottements et d’improvisations sur le plan de la
législation exotérique, alors que dans l’Islam tout est fixé d’avance ; les
papes avaient trop de pouvoir, le rôle de l’empereur était mal défini, cer-
taines mesures papales furent des fautes, notamment le célibat obligatoire
des prêtres, qui retranchait ceux-ci dangereusement du monde laïc et don-
nait à celui-ci le sentiment de constituer un monde à part, et ainsi de suite.
Mais tout ceci, je le répète, ne concerne pas nécessairement l’individu chré-
tien ; le manque d’un cadre exotérique élaboré ne le concerne pas, il n’y a
donc rien qui lui manque sous ce rapport.
bhakta (scrt.) : dévot ; celui qui suit la voie de l’amour, la dévotion. bhakti : dévotion.
jñânî (scrt.) : celui qui suit une voie de la connaissance ; celui qui a réalisé l’Union par
la voie de la connaissance. jñâna : gnose, connaissance.
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il faut donc être validement bouddhiste s’il s’agit du Zen, – et il faut en-
suite être validement accepté par un maître spirituel orthodoxe. Ce qui
revient à dire, pratiquement, qu’il faut se rendre au Japon et entrer dans un
monastère zéniste ; encore faut-il savoir si l’abbé est pleinement othodoxe,
car l’influence moderne pénètre partout.
Pour ce qui est de l’Islam, – puisque vous me posez la question, – il n’y
a pas d’ordres monastiques, mais il y a des congrégations spirituelles dont
les membres, hommes et femmes, vivent dans le monde. La vie spirituelle
des femmes est la même que pour les hommes.
En tout état de cause, pratiquer une méthode spirituelle en dehors des
conditions indispensables et des règles traditionnelles n’a aucun sens, et il y
a même beaucoup de chances que ce soit nocif. Tout d’abord, il faut être
sûr que telle voie soit « voulue de Dieu » pour nous ; ensuite, il faut réaliser
un climat psychologique, moral et mental qui rende la voie possible ; on ne
saurait le faire tout seul.
Vous me demandez si vous devez reprendre des études à l’université ;
cela n’a de sens qu’en vue d’un avenir professionnel, et alors le choix est
une question d’opportunité.
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ment il faudrait préciser que cette manifestation est tout d’abord l’Univers
total, et dans celui-ci – plus directement – le monde céleste ; et ensuite, sur
le plan humain, le Christ ; le Verbe en soi n’étant pas humain, de toute
évidence.
Ce que vous expliquez par la suite au sujet de l’union au Christ est fort
bien dit ; j’ajouterai que la prononciation du divin Nom équivaut, pour le
métaphysicien, à une prise de conscience métaphysique, c’est donc « faire
de la métaphysique » ; en ésotérisme, il importe d’avoir le sens de l’Absolu,
aussi bien que le sens du Sacré.
Est parfait également ce que vous dites ensuite des vertus. Cela évoque
d’ailleurs le problème de l’ascétisme ; or il ne faut pas oublier que les Juifs
reprochaient au Christ et aux apôtres de ne pas être des ascètes ; le Christ
répondit : « Aussi longtemps qu’ils ont l’époux avec eux... ». On pratique
l’ascétisme proprement dit, d’une part pour extirper des penchants pas-
sionnels en tant qu’ils s’opposent à l’amour de Dieu, ou pour faire péni-
tence, et d’autre part pour donner un exemple aux mondains, ou pour
toutes ces raisons à la fois ; mais un homme qui communierait tous les
jours sans commettre de péchés, – je ne parle pas de péchés imaginaires ni
de perfectionnisme se perdant dans l’indéfini, – un tel homme n’aurait pas
besoin de pratiquer une ascèse privative ; une tout autre question est la
sobriété naturelle qui s’impose à tout homme de bien et à plus forte raison
à tout contemplatif. Mais la présence de l’« époux » n’est pas seulement
garantie par la communion, elle se réalise également par la prière à laquelle
participe notre cœur, et a fortiori par la prière quintessentielle, l’invocation,
dans laquelle le divin Nom ajoute un élément proprement sacramentel au
mérite humain.
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upâya (scrt.) : procédé, moyen, stratagème par lequel Dieu cherche à capter les âmes.
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et que les autres, ceux qui sont restés catholiques, aient été foncièrement
bons ; on connaît trop bien les désordres gravissimes du monde catholique
de cette époque. Bien sûr, cet argument ne vaut qu’en connexion avec une
idéologie réellement religieuse ; il perd toute sa valeur quand on l’applique
à une idéologie manifestement fausse, comme l’est le modernisme catho-
lique, – sans parler des idéologies politiques, – parce que dans ces cas le
motif du succès est tout autre ; il ne provient pas de la puissance d’un ar-
chétype spirituel, mais de la séduction de l’erreur et de la faiblesse des
hommes.
Mais que signifie le fait que le protestantisme rejette la Tradition et en-
tend se fonder sur la seule Ecriture ? Cela signifie qu’il s’agit là, fort para-
doxalement, d’une possibilité religieuse, non fondamentale, mais margi-
nale : l’argument est ici que l’Ecriture seule est absolument stable, tandis
que la Tradition est variable et parfois sujette à caution ; la preuve en est
que catholiques, orthodoxes et protestants sont d’accord au sujet de
l’Ecriture, mais non à celui de la Tradition ; dans l’Islam aussi, les diver-
gences brutales entre sunnites et shiites portent sur la Tradition et non sur
l’Ecriture. Le Nouveau Testament est un, mais les liturgies sont diverses ;
quelques-unes sont même douteuses. Certes, les catholiques ont raison de
maintenir leur point de vue, mais celui des protestants n’en correspond pas
moins à une possibilité dans un certain contexte théologique, mystique et
moral, non en dehors de lui. Ce que le Christ appelait les « préceptes
d’hommes » relevait bel et bien de la « Tradition » ; le Talmud est incontes-
tablement « traditionnel ».
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C’est le retour à notre déiformité originelle, car l’homme par définition est
« fait à l’image de Dieu » ; l’Avatâra est « l’homme comme tel », tout en
étant également, et forcément, « tel homme ».
Les âmes avatariques, de toute évidence, ne sauraient manifester aucun
défaut, mais elles ne manifestent pas nécessairement toute vertu d’une ma-
nière explicite et aisément discernable. Il va de soi que le tableau universel
des vertus coïncide avec le portrait moral de tel Avatâra, ou de tout Ava-
târa ; en ce sens, le Chrétien vertueux ne peut pas ne pas « imiter » le Christ
et la Vierge. Mais, encore une fois, il ne peut s’agir a priori de vouloir imiter
tel prototype, il s’agit avant tout de savoir ce qu’est l’homme, ce qu’est sa
nature spécifique et quelle est sa raison d’être, quelles sont ses perfections ;
sans quoi on risque de tomber dans l’arbitraire et le fragmentaire, sinon
dans un mimétisme sentimental, voire hypocrite ; bref, dans un sublimisme
en fin de compte inopérant.
En somme, l’origine ontologique des qualités, dans le microcosme aussi
bien que dans le macrocosme, est la Quaternité principielle, dont les ex-
pressions symboliques les plus connues sont les directions de l’espace et les
pôles alchimiques : Nord et Sud, Est et Ouest ; Froid et Chaleur, Séche-
resse et Humidité. Et par voie de conséquence : Pureté et Bonté, Force et
Beauté ; Incorruptibilité et Magnanimité, Courage et Noblesse ; Pauvreté et
Charité, Ferveur et Humilité ; Patience et Générosité, Vigilance et Grati-
tude ; et autres modes, sans parler de leurs subdivisions indéfinies.
avatâra (scrt.) : descente, incarnation divine sur terre.
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réalise ainsi une compassion qui atteint le fond des âmes, donc sans con-
damner personne pour des raisons de forme ou d’écorce.
L’exotérisme, lui, est ce qu’il doit être. Mais il ne faut pas perdre de vue
que la religion en tant que telle ne vise que l’homme moral, non l’homme
intellectuel ; le « psychique », non le « pneumatique », au sens le plus large
possible de ces termes ; si elle visait l’homme intellectuel, elle demeurerait
inefficace à l’égard de l’homme moyen que, précisément, elle entend sau-
ver. Le volontarisme sentimental, individualiste et anthropomorphiste de la
religion est fonction de la divine Miséricorde ; mais ce n’est certes pas une
raison pour vouloir réduire l’ésotérisme à cette perspective, – de le « con-
fessionnaliser » alors qu’on entend bénéficier de son intellectualité et de
son universalité. Aussi n’acceptons-nous de la religion que le symbolisme –
dogmatique et rituel – et les grâces pour ainsi dire sacramentelles, mais non
le mot à mot de la théologie, lequel trop souvent – mais inévitablement –
ne reflète que des préoccupations d’opportunité psychologique, morale,
sociale, au niveau eschatologique bien entendu ; il convient de ne pas ou-
blier que des saints ont contredit d’autres saints et que les Eglises diver-
gent.
La grande question qui peut se poser pour un métaphysicien situé dans
l’espace religieux chrétien, est celle de savoir comment pratiquer l’éso-
térisme – la voie universelle de la « nature des choses » – tout en partici-
pant sacramentellement au symbolisme christique et aux grâces qu’il con-
fère. La réponse est triple et elle est la suivante : premièrement, il faut avoir
conscience de l’Idée-clef du Christianisme, que j’ai formulée plus haut, en
paraphrasant une sentence patristique bien connue et souvent citée dans
mes livres [ « Dieu est devenu homme afin que l’homme devienne Dieu » ] ; deuxiè-
mement, il faut avoir conscience de la signification quintessentielle des
pratiques religieuses fondamentales, non secondaires ; troisièmement, il
faut actualiser l’union au Réel transcendant moyennant un Nom ou une
Formule tirés de l’Evangile. Il y a tout d’abord le double Nom Jesu Maria,
lequel exprime et actualise la Volonté salvatrice de Dieu sous le double
rapport de la rigueur et de la douceur, ou peut-être plus précisément sous
celui de la virilité et de la féminité, si l’on peut user de ce symbolisme ; et il
y a ensuite les Formules suivantes, chacune sous une forme plus brève et
plus longue : Pater noster qui es in caelis (sanctificetur Nomen tuum) ; Domine Jesu
Christe (miserere nobis) ; Ave Maria gratia plena (Dominus tecum).
Arrivé ainsi au cœur du problème, je devrais m’arrêter, car je ne peux
dire mieux. Il reste néanmoins une question à résoudre : celle de la pratique
religieuse obligatoire. Le Catholicisme – l’authentique, car je ne parle pas
de l’autre – exige les pratiques suivantes : 1. l’assistance à la Messe tous les
dimanches ; 2. la confession, au moins une fois par an ; 3. la communion,
au moins une fois par an, à Pâques de préférence. C’est dire qu’il faut – et
je reprends maintenant les deux termes sanskrits pour plus de simplicité –
1. assister au rite qui actualise que « Âtmâ devient Mâyâ afin que Mâyâ de-
vienne Âtmâ » ; 2. en se confessant, se purifier de notre tendance – due à la
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homme » : Âtmâ est devenu Mâyâ ; de ce fait, le Christ est un pont de Mâyâ
à Âtmâ, et par conséquent, – c’est le mystère de l’Avatâra, – son nom com-
porte une puissance salvatrice ; il en va de même du nom de la Sainte
Vierge, car elle aussi est un phénomène avatarique, en ce sens qu’elle in-
carne l’aspect féminin du Logos.
L’oraison jaculatoire est tout à fait fondamentale, elle a une fonction
proprement eucharistique ; mais l’homme a besoin également de la prière
individuelle et ordinaire : il faut de temps à autre – chaque fois qu’on en
éprouve le besoin – parler à Dieu et lui demander son secours ; on peut le
faire à travers un intermédiaire céleste, la Sainte Vierge notamment.
Avant d’entrer dans une voie d’oraison, – avant de s’engager d’invo-
quer Dieu trois fois par jour et, dans la mesure où on le peut, à tout mo-
ment disponible, – il faut promettre au Ciel de persévérer dans cette voie
jusqu’à la mort ; cela équivaut aux vœux monastiques. Quant aux vœux
classiques de « pauvreté », de « chasteté » et d’« obéissance », ils ont, à part
leur sens littéral qui concerne les moines, une portée spirituelle qui con-
cerne tout homme.
Quand on s’adonne à une pratique spirituelle, il importe d’avoir la
bonne intention ; il ne faut pas avoir des intentions qui sont au-dessous de
la raison d’être de la pratique. Dieu accepte que nous l’invoquions pour
plusieurs motifs, et pour eux seuls : tout d’abord, il accepte que nous
l’invoquions pour sauver notre âme, et c’est l’intention de la crainte ; en-
suite, il accepte que nous l’invoquions parce que nous aimons le climat
céleste, pour ainsi dire, et c’est l’intention de l’amour ; « j’aime parce que
j’aime », comme disait saint Bernard ; enfin, il accepte l’intention de gnose,
laquelle se fonde sur l’évidence métaphysique du Réel ou de l’Absolu. Mais
jamais Dieu n’acceptera l’intention d’obtenir des grâces sensibles, ou de
faire des expériences, ou de faire un essai ; ou de réaliser telle vertu ou telle
autre éminence ; ou de devenir ceci ou cela, et ainsi de suite. Et quand
l’homme fait l’expérience d’un état spirituel ou d’une grâce, ou s’il a une
vision ou une audition, il ne doit jamais désirer que cela se produise à nou-
veau, et surtout, il ne doit pas fonder sa vie spirituelle sur un tel phéno-
mène ni s’imaginer que celui-ci lui a conféré une éminence quelconque. La
seule chose qui compte, c’est que nous pratiquions ce qui nous rapproche
de Dieu, en observant les conditions que cette pratique exige ; nous
n’avons pas les mesures de Dieu et nous n’avons pas à nous demander ce
que nous sommes. La vie est un rêve, et penser à Dieu, c’est se réveiller ; et
c’est déjà se trouver au Ciel, ici-bas même.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
avatâra (scrt.) : descente, incarnation divine sur terre.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
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a des milliers et mêmes des millions d’hommes qui le font. De plus, la spi-
ritualité – quel que soit son degré – ne fait aucune différence entre l’hom-
me antique et l’homme moderne, car elle concerne, non « tels hommes »,
mais « les hommes comme tels », c’est-à-dire les facteurs invariables qui
définissent l’homme ou la nature humaine. Sous ce rapport – qui seul im-
porte – il n’y a aucune distinction à faire entre les hommes à l’époque du
Concile de Nicée et ceux à l’époque du pseudo-Concile Vatican II. De
même, deux et deux ont toujours fait quatre, à l’époque des Apôtres
comme de nos jours. C’est cela seul qui compte.
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vités – est déterminée par celle qui précède. Il résulte de cette incommen-
surabilité que, quand nous regardons vers Dieu, – quand nous l’invo-
quons, – tout bruit de la mâyâ terrestre est exclu ; il suffit alors que nous
sachions que tout est entre les mains de Dieu ; notre oubli du monde équi-
vaut à la confiance en Dieu. « Dis : Allâh, puis laisse-les à leurs vains dis-
cours », nous enseigne une sentence coranique ; les « vains discours » sont
nos pensées et les affaires du monde qui les provoquent. Le meilleur
moyen de dominer les problèmes de la vie est de les oublier en face de
Dieu tout en les mettant entre ses mains ; cet oubli, je le répète, est syno-
nyme de confiance. La vie est compliquée, mais nous devons la simplifier
moyennant l’élément d’absolu dont je viens de parler ; il ne faut pas céder
au vertige des phénomènes. Il importe de réaliser l’équilibre entre
l’extérieur et l’intérieur, l’horizontal et le vertical ; la vocation de l’homme,
c’est cet équilibre. Et in terra pax hominibus bonae voluntatis.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
pontifex (lat.) : qui fait le pont, pontife.
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exclut et combat telle autre foi, – tandis que l’objet de l’intellection est la
vérité en soi, laquelle est une et universelle. On peut perdre la foi en faveur
d’une autre foi ; c’est ce qu’on appelle une « conversion ». Mais on ne peut
pas perdre la certitude métaphysique en faveur d’une autre certitude méta-
physique, car cette certitude est une comme la vérité fondamentale elle-
même.
On pourrait objecter que le contenu suprême de la foi, la Divinité,
coïncide avec le contenu suprême de l’intellection, l’Absolu ; mais il n’en
est pas ainsi, pour la simple raison que la théologie a pour objet l’aspect
hypostasié de l’Absolu et non l’Absolu lui-même ; car la théologie – donc
la foi religieuse – n’a pas la notion de Relativité universelle, – la notion de
Mâyâ, – et cela par définition.
L’ésotériste doit se prémunir – si besoin en est – contre la tentation de
se laisser influencer par telle théologie ; de la surestimer par respect de la
tradition et par solidarité religieuse. Car le sacré comporte des degrés,
comme la vérité elle-même. Et « il n’y a pas de droit supérieur à celui de la
vérité ».
Pour en revenir à la citation initiale, dire, au sujet des rites catholiques
traditionnels – d’avant le « concile » donc –, que nous avons une « certitude
de foi », est un argument faible et réversible. Si nous savons certainement
que les anciens rites sont valides, c’est parce que nous savons encore pen-
ser ; c’est parce que nous avons des raisons théologiques, canoniques et
historiques de l’admettre ; c’est parce que notre intelligence n’est pas per-
vertie par le modernisme ; quant à la « certitude de foi », c’est une tout
autre question qui n’a pas à intervenir dans cette controverse.
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et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera ; et il n’y a rien de nouveau sous le
soleil. »
C’est là du moins un aspect important de la pièce de Shakespeare.
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se situer, comme un objet de luxe, en marge des outrages de la vie, car elle
n’envisagera pas celle-ci d’une manière tout égoïste et profane ; tout évé-
nement est bien en tant que venant de Dieu, et tout mal comme tel vient
de la nature humaine ; c’est dire que pour le contemplatif, les faits ne peu-
vent pas ne pas avoir un sens spirituel.
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la chute adamique, chez tout homme. C’est pour cela que la sourate conti-
nue : illa l-ladhîna âmanû... [ « à l’exception de ceux qui ont cru... » ], ce qui n’aurait
aucun sens s’il ne s’agissait que de la vieillesse. La dégénérescence du genre
humain est une autre conséquence de la chute ; on ne peut l’en dissocier.
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C’est bien regrettable que vous soyez si isolé, mais nous ne pouvons
rien y changer. Une cause de vos difficultés, c’est que, comme la plupart
des hommes modernes, vous n’avez ni crainte ni amour à l’égard de Dieu ;
et pourtant, tout homme doit mourir. Si nous pensons aux souffrances du
samsâra, et si en même temps nous savons que tout ce que nous aimons ou
pourrions aimer se trouve infiniment en Dieu, et en Lui seul, alors il nous
est facile de nous arracher à la paresse de notre nature et de vivre dans le
Nom divin, qui est à la fois Sagesse et Miséricorde.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma).
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation.
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.
shahâdah (ar.) : témoignage de foi. « lâ ilâha illâ llâh, mu ammadun rasûlu llâh » : « il
n’y a pas de dieu, si ce n’est Dieu ; Mohammed est l’envoyé de Dieu ».
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même, el-Âkhira est chose certaine. Et dans la vie, la seule certitude est la
mort ; puis la rencontre avec Dieu ; puis notre Eternité. A part ces certi-
tudes métaphysiques et eschatologiques, il y a encore une grande certitude
pour nous, ici-même : c’est la certitude du dhikr. La vie est un instant, et
cet instant est maintenant ; tout est bien si le dhikr s’y trouve ; ce que nous
sommes maintenant, nous le serons toujours, si nous ne quittons pas ce
« maintenant » de dhikru-Llâh.
âkhirah (ar.) : fin, dernier ; l’au-delà.
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation.
shahâdah (ar.) : témoignage de foi. « lâ ilâha illâ llâh, mu ammadun rasûlu llâh » : « il
n’y a pas de dieu, si ce n’est Dieu ; Mohammed est l’envoyé de Dieu ».
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toute la vie est gagnée, rien n’est perdu ; toute vie, même dissipée, vaut la
peine d’être vécue si son aboutissement, en ce moment même où nous y
pensons, est la possibilité de prononcer le Nom avec foi. Je vous écris ceci
pour la simple raison que je viens d’en parler à quelqu’un ; j’ai souvent
l’occasion d’insister sur la gratitude.
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
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les religions étrangères sont autre chose que des abstractions simplistes,
pour ceux qui ont un minimum de culture.
En somme, on aimerait demander à A.K. : pourquoi croyez-vous que
votre religion soit plus vraie qu’une autre, ou qu’elle soit seule vraie ? Parce
que votre religion le déclare ? Mais les autres religions en font autant pour
elles-mêmes. Parce que vous y êtes né ? Mais d’autres hommes sont nés
dans d’autres religions. Parce que les arguments de votre religion sont
meilleurs que ceux des autres systèmes religieux ? Erreur : les arguments de
toute religion sont acceptables et irréfutables à leur propre point de vue,
sans être convaincants en dehors de celui-ci. La vérité intrinsèque de
l’Islam, nous la constatons à partir de la métaphysique, donc de la religio
perennis, non en vertu de l’argumentation musulmane ; mais précisément, ce
qui seul nous permet d’accepter l’Islam nous permet également d’accepter
les autres religions, ou plutôt nous y oblige.
religio perennis (lat.) : religion pérenne, c.-à-d. intemporelle, essentielle, primordiale et
universelle, sous-jacente à toute religion ; l’ésotérisme doctrinal et méthodique,
impliquant les vertus intrinsèques.
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« poésie en prose » ; dans la plupart des cas, ce n’est pas du tout de la poé-
sie, mais du bavardage imaginatif entrecoupé d’arrêts qui veulent faire
« poétique » ; en fait, ce genre est presque toujours trop gratuit, trop « phi-
losophique » aussi, et certainement trop petit. C’est le genre de Whitman et
d’Eliot, et c’est de la causerie ; chez Tagore, il y a un élément réellement
poétique qui intervient, il ne s’abaisse pas à bavarder avec le lecteur.
Il y a la beauté du contenu et celle du langage ; dans la Bible, – les
Livres de David et de Salomon notamment, – la beauté du contenu est
telle qu’elle reste intacte dans la traduction ; mais quand Dante profite des
ressources musicales de la langue italienne pour donner une description
quelconque, la beauté, ou la musicalité, se perd évidemment dans la traduc-
tion, à moins qu’on puisse incidemment remplacer une valeur linguistique
italienne par une valeur analogue dans la langue du traducteur.
Je suis plutôt hostile à la poésie parce que presque personne ne sait en
faire, – abstraction faite ici des motifs spirituels, – et aussi parce que la
plupart des vrais poètes sont dupes de leur talent et se perdent dans la pro-
lixité, au lieu de laisser faire la muse, laquelle est parfois fort parcimo-
nieuse. Or laisser faire la muse, ce n’est pas peu dire ! Cela implique qu’il y
ait une pression intérieure qui ne tolère aucun flottement ni aucun bavar-
dage, et cette pression doit être fonction d’un ordre quelconque de gran-
deur ; d’où la « cristallinité musicale » de la poésie, la puissance convain-
cante de sa nécessité intérieure. Il n’y a pas de beauté sans grandeur ; ces
deux qualités doivent être dans l’âme du poète autant que dans la forme
qu’il sait donner au langage. Gemme de perfection et vibration d’infini-
tude !
Un grand mérite de l’art poétique, c’est de savoir combiner l’illimitation
– l’élément musical ou vibratoire – avec la rigueur formelle, c’est-à-dire de
communiquer un parfum d’infinitude au travers d’une gemme aux jeux de
facettes rigoureux ; c’est ce qui fait toute la puissance évocatrice des bons
sonnets. Quand le cadre formel, qui est une des gloires de la poésie,
s’estompe dans une prose vaguement rythmée, le contenu risque de se
répandre en une flaque sans contours, déterminée par la seule subjectivité ;
la polarité entre la gemme et la musique est perdue, il y a danger de prolixi-
té. La beauté n’aime pas seulement l’élément mélodieux et délicat, elle aime
aussi l’élément sculptural et puissant ; la magie des sonnets d’un Dante,
d’un Michelange et d’un Shakespeare doit beaucoup à cette complémenta-
rité.
Il n’y a pas que les poésies-gemmes, il y a aussi les poésies-fleuves, les
poèmes épiques ; dans ce genre, la rigueur de la forme est dans l’élément
structural, que ce soit l’hexamètre classique ou la terzarima de la Divine
Comédie. Dans ce fleuve, on peut mettre une quantité indéfinie d’images,
de pensées, de sentiments, mais même ici il y a des limites architecturales,
comme le prouvent précisément les subdivisions du poème de Dante.
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L’homme humble n’est pas sensible à une légère humiliation d’un frère
– d’un frère aîné surtout – et il est même prêt à s’humilier pour s’appro-
cher d’autrui. « Quand le serviteur fait dix pas à la rencontre de son Sei-
gneur, celui-ci se lève de son trône et fait cent pas à la rencontre de son
serviteur » [ hadîth ] ; il se peut même que le serviteur ne fasse qu’un seul pas,
et que le Seigneur en fasse mille ; or si Dieu agit ainsi, combien plus de-
vons-nous être prêts à sacrifier une parcelle de notre amour-propre ! Et
l’homme humble est d’autant moins soucieux de ses petits droits de préé-
minence, qu’il se garde bien d’oublier sa petitesse devant Dieu ; voudrait-il
que Dieu ne se manifeste à son égard que selon l’incommensurabilité et
sous l’aspect de la Majesté ?
adîth (ar.) : parole ou acte de Mohammed transmis par un Compagnon.
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tous les remèdes pour nos blessures, même si nous n’avons pas conscience
de ces réponses et que nous ne sentons pas ces remèdes.
La foi est tout ; c’est-à-dire le « oui » inconditionnel au suprême Nom,
en notre for intérieur. Si nous sommes faibles, Il est notre force ; Il est
même en quelque sorte notre vertu et notre foi, à la seule condition que
nous ayons la bonne intention et que par conséquent nous nous abstenions
de tout ce qui, à notre connaissance, est contraire à la Volonté divine, ou
de tout ce qui, en fait, nous éloigne de Dieu. Notre âme peut être malade,
mais il suffit que nous mettions le suprême Nom pour ainsi dire à sa
place ; nous pouvons nous demander si nous sommes assez bons et nous
pouvons en douter, mais nous avons la certitude que le Nom est bon et
qu’en Lui nous ne pouvons être mauvais, pourvu que notre volonté soit
bonne. « Protège Dieu en ton cœur et Il te protègera dans le monde » ;
cette parole du Prophète est un des meilleurs viatiques.
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qu’un effort en vue de Dieu vaut infiniment plus qu’une simple qualité
naturelle que rien ne met spirituellement en valeur. Au demeurant, les
mondains cherchent toujours des complices pour leur dissipation et leur
perte, et c’est pour cela que les spirituels s’en séparent dans la mesure du
possible, à moins d’avoir une mission apostolique ; mais dans ce cas, les
spirituels se garderont bien d’imiter le mauvais comportement des mon-
dains, donc d’être contraires à ce qu’ils prêchent.
PS. Je ne sais pas si j’ai dit assez clairement que le contenu de la sincéri-
té, c’est notre tendance vers Dieu et par conséquent notre conformation
aux règles que cette tendance exige, et non notre nature pure et simple
avec toutes ses imperfections. Et l’hypocrisie consiste, non pas à adopter
un comportement supérieur dans l’intention de le réaliser, mais à l’adopter
dans l’intention de paraître plus qu’on est. Si le seul fait d’adopter un com-
portement modèle était de l’hypocrisie, il ne serait pas possible de s’effor-
cer vers le bien.
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telligible et décevant ; il peut tout et rien ; c’est un comédien qui n’a pas de
centre ; c’est un médium né.
P. a l’apparence d’un pitre de cirque hors service ; du reste, il a montré
ce caractère ou ce talent à deux reprises. Il est énergique et insignifiant,
moraliste et immoral, modeste et orgueilleux, intellectuel et primaire. Il y a
quelque chose dans son regard comme un miroir brisé ; quelque chose de
vide et d’hétéroclite, d’un peu bête et d’un peu fou.
Il convient de distinguer entre la sincérité tout court, qui englobe et en-
gage l’homme entier, et une sincérité fragmentaire, sentimentale et pas-
sionnelle, laquelle n’est qu’un phénomène psychologique et n’engage à
rien.
brâhmana (scrt.) : brahmane, prêtre, membre de la première caste (Inde) ; type humain
intellectif, spéculatif, contemplatif, sacerdotal, qui tend à la sagesse ou à la sainteté.
kshatriya (scrt.) : guerrier, membre de la deuxième caste (Inde) ; type humain actif,
combatif, noble, héroïque, prompt au dépassement de soi par l’action, y compris
l’action spirituelle.
munâfiq, pl. munâfiqûn (ar.) : hypocrite, imposteur, fourbe.
paria (port.) : du tamoul parayan « tambourineur » ; hors caste, intouchable (Inde).
alla llâhu ‘ alayhi wa sallam (ar.) : « que Dieu le bénisse et lui donne la paix ! »
shaykh (ar.) : vieillard ; sage ; maître spirituel.
arîqah (ar.) : voie, voie initiatique ; confrérie soufique.
zâwiyah (ar.) : angle, coin ; lieu de réunion d’une confrérie soufie.
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qu’il nous est favorable est dans l’oraison : dans notre liberté de nous atta-
cher à Dieu.
Chacun sait, au fond, ce qui vient d’être dit. Le savoir n’est cependant
pas la foi. Il convient de rappeler ceci : dans la vie spirituelle, le savoir étant
acquis, tout dépend de la foi. La foi, – le « oui » inconditionnel à Dieu, à sa
sainte Volonté, à l’au-delà bienheureux, – la foi est capable de nous rendre
heureux à partir du centre, indépendamment des choses extérieures. Foi et
gratitude ; patience et confiance ; tout est là.
karma (scrt.) : action ; sacrifice ; causalité ; destin ; loi de cause à effet (enchaînement
des actions et réactions concordantes) ; conséquences, dans le destin individuel,
des pensées, paroles, attitudes et actions passées. karma-mârga, karma-yoga : voie
spirituelle de l’action et des œuvres.
lîlâ (scrt.) : jeu divin.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.
dhikr est parfait. C’est comme si le Ciel nous prêtait sa perfection. Toutes
nos infidélités sont comme brulées par le dhikr, ce qui présuppose que
nous ayons l’intention d’être fidèles. Il n’y a pas de dhikr sans faqr, parce
qu’il n’y a pas d’acte valable sans intention sincère. Or les grâces spirituelles
– telles les apparitions célestes – veulent intensifier notre faqr et faciliter
notre dhikr : le faqr, c’est « je suis noire », et le dhikr, c’est « je suis belle ».
dhikr (ar.) : souvenir ; mention, invocation.
faqr (ar.) : pauvreté spirituelle.
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saient fort bien le distinguo que je viens de mentionner, et j’ai des raisons
de croire qu’à notre époque tous les Hindous vénèrent le Bouddha sans
pour autant désavouer Shankara. Celui-ci fut, en son temps, comme le
médium de l’Hindouisme renaissant ; c’est comme si les dieux brahma-
niques l’avaient armé d’un glaive. Qu’une réalité spirituellement positive
puisse devenir, dans une autre perspective spirituelle et traditionnelle, le
symbole d’une réalité négative et hostile, c’est un phénomène dont il y a
plus d’un exemple, mais cela ne concerne pas la vérité intrinsèque ; cela se
répète même à l’intérieur d’une seule et même tradition ; le Shiisme en est
un exemple extrême. Dans notre monde occidental, je pourrais mentionner
la démonisation des dieux antiques par le Christianisme et, dans celui-ci
même, les interprétations antagonistes de saint Thomas d’Aquin et de saint
Grégoire Palamas, chacun étant orthodoxe ou hérétique, bon ou mauvais,
suivant le préjugé confessionnel.
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non une autre, et cette mentalité est celle du calife Omar, de Saladin, de
l’émir Abdel Kader, de Shamil, pour ne mentionner que quelques noms
particulièrement saillants ; elle est faite, non seulement de piété et de cou-
rage, mais aussi – et essentiellement – de noblesse et de générosité ; elle
exclut toute laideur morale. J’ai mentionné Saladin : il avait en face de lui
les croisés, ce qui n’est pas peu dire ; les croisés qui avaient massacré sans
pitié toute la population de Jérusalem ; pourtant, il fut toujours chevale-
resque, impartial et généreux ; jamais il ne se laissait aller à une haine sys-
tématique et mesquine. On ne peut certes pas en dire autant de certains
chefs musulmans actuels qui, tout en pratiquant méticuleusement les pres-
criptions de la Sounna, n’ont plus la mentalité islamique, et c’est là un signe
de notre temps. Il y a aussi, parallèlement à la disparition de la noblesse de
caractère, une étrange raréfaction de l’intelligence, même chez des gens qui
s’arrogent le droit de parler au nom de Dieu.
sunnah (ar.) : coutume, tradition prophétique fondée sur les hadiths.
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shahâdah (ar.) : témoignage de foi. « lâ ilâha illâ llâh, mu ammadun rasûlu llâh » : « il
n’y a pas de dieu, si ce n’est Dieu ; Mohammed est l’envoyé de Dieu ».
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LETTRES A DES CORRESPONDANTS SOUFIS
mes étaient non seulement des philosophes, mais aussi des « croyants »,
des « pratiquants », aspect que les historiens modernes s’obstinent à négli-
ger.
fard, pl. afrâd (ar.) : isolé, unique, se dit not. de certains saints.
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VERS L’ESSENTIEL
Tout ceci, vous le savez en théorie ; mais il faudrait le savoir d’une fa-
çon concrète. Nous avons besoin de quatre Trésors : la vérité de l’Absolu,
l’invocation, la patience et la confiance. Il faudrait pouvoir regarder vos
difficultés psychiques du dehors, comme si elles ne vous concernaient pas ;
il faut savoir sortir de soi-même et regarder son ego comme si c’était un
étranger. Car les choses qui nous font souffrir sont en réalité à la surface
de notre être, elles ne sont pas nous-mêmes. Quand on souffre de ce genre
de difficultés, on est victime d’une erreur d’optique ; on ne se rend pas
compte de la petitesse des contingences psychiques. Même les choses
qu’on ne peut pas éliminer en fait, et qui paraissent être plus fortes que
nous, sont faibles et passagères en réalité ; aussi longtemps qu’elles sont là,
il faut les supporter sans leur faire l’honneur d’en souffrir, si je puis
m’exprimer ainsi ; car, je le répète, elles sont en réalité étrangères à notre
substance.
J’ai dit que rien ne peut résister à la longue à l’invocation, donc au su-
prême Nom ; je pourrais dire aussi que rien ne peut résister à la foi. Le
Nom et la foi constituent l’invocation. A côté de ces piliers de la vie spiri-
tuelle, nos maladies ne sont rien. Et quand les choses paraissent dépasser
nos forces, il faut les décrire à Dieu dans la prière ; cela contribue à les
épuiser.
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LETTRES À DES CORRESPONDANTS HINDOUS
et lettres ayant trait à l’hindouisme
LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS
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VERS L’ESSENTIEL
l’état actuel des castes semble retracer, symboliquement et dans une cer-
taine mesure, l’indistinction primordiale, les différences intellectuelles entre
les castes se trouvant de plus en plus amoindries ; les castes inférieures,
devenues fort nombreuses, représentent tout un peuple et comportent par
conséquent toutes les possibilités humaines, tandis que les castes supé-
rieures, qui ne se sont pas multipliées dans la même proportion, souffrent
d’une déchéance d’autant plus sensible que « la corruption du meilleur est
la pire » (corruptio optimi pessima). Selon M.I., Shrî Râmana aurait dit un jour
qu’un shûdra peut lire les Ecritures sacrées ; pareille chose, impossible dans
des conditions normales, est devenue possible en raison de cette loi de
compensation qui reproduit en un certain sens – puisque les « extrêmes se
touchent » – l’indistinction primordiale. Il se peut donc que la transmission
initiatique, elle aussi, obéisse à des règles moins rigoureusement détermi-
nées qu’autrefois, sans qu’il soit toutefois possible de délimiter théorique-
ment ces simplifications ou allégements que peuvent éventuellement subir,
par hypothèse, les lois en question.
La connaissance spirituelle de Shrî Râmana, à en juger d’après ce qu’en
rapportent les différents récits, semble être essentiellement synthétique et
principielle et non point analytique ou scientifique comme celle d’un Guru
au sens technique du mot ; il me paraît par conséquent illogique et déplacé
de poser au Maharshi des questions relevant de la science initiatique tradi-
tionnelle, c’est-à-dire de vouloir l’obliger à aborder des sujets dont il n’a
jamais parlé spontanément, et qui n’ont aucun rapport avec le mode syn-
thétique et simple de son rayonnement ; une source de Grâces spirituelles
ne ressemble pas nécessairement à un livre. Dans la conversation rapportée
par votre lettre, l’interlocuteur aurait dû s’arrêter après la seconde réponse
du Sage, et la méditer ; la troisième question est aussi simpliste qu’in-
congrue, et de même, la quatrième constitue une véritable infraction à la
bienséance, car on ne presse pas un Sage de questions lorsqu’on ne com-
prend pas ses réponses ; il aurait fallu méditer longuement sur les deux
premières réponses avant d’y revenir ; il était tout à fait déplacé de pousser
plus en avant, puisque Shrî Râmana n’avait pas cru nécessaire, au début de
l’entretien, de donner des explications détaillées.
afrâd (ar.) : v. fard.
aham brahmâsmi (scrt.) : « Je suis Brahma (l’Absolu, le Principe) ».
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma).
fard, pl. afrâd (ar.) : isolé, unique, se dit not. de certains saints.
guru (scrt.) : personne ayant autorité ; génér. maître spirituel.
shûdra (scrt.) : serviteur ; membre de la quatrième caste (Inde) ; type humain concu-
piscent, matérialiste, sans idéal autre que le plaisir, refusant de se dominer et de se
dépasser, dont la vertu sera l’obéissance et la fidélité.
yuga (scrt.) : nom d’un cycle cosmique. Chaque mahâ-yuga (grand cycle) comporte 4
yuga (âges) : krita-yuga ou satya-yuga, corr. à l’âge d’or des Grecs ; tretâ-yuga, corr. à
l’âge d’argent ; dvâpara-yuga, corr. à l’âge d’airain, de bronze ; kali-yuga (âge des
conflits, âge sombre), corr. à l’âge de fer.
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LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS
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LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS
Ils ne sont ni hindous ni brahmanes ; le jnâna est plus dangereux pour eux
que pour les hommes d’élite de votre pays. En tant qu’Européens, ils pen-
sent trop, ce qui leur donne une apparence d’intelligence ; en réalité et dans
la majorité des cas, leur pensée est essentiellement passionnelle et dépour-
vue de toute sérénité contemplative ; l’idée que « je suis Brahma » les com-
ble facilement d’orgueil et de mépris, puisque leurs ancêtres ont toujours
pensé : « Je suis un mortel, un pécheur », et parce que leur mental, à moins
d’avoir été purifié par des disciplines rigoureuses, n’a pas l’habitude de
supporter les formules jnaniques.
Je suis certain, très révérend Guru, que vous connaissez les hommes,
mais je ne suis pas certain que vous connaissiez les Européens. Les Euro-
péens sont affligés d’un individualisme caché dont un Hindou peut diffici-
lement se faire une idée. La civilisation européenne est orientée depuis des
siècles vers l’exaltation de l’homme, de l’individu – que ce soit d’une ma-
nière rationaliste, sentimentale ou brutale – tandis que la civilisation hin-
doue, qui n’a jamais changé en son essence, se trouve orientée depuis des
millénaires vers ce qui dépasse l’homme et lui donne toute sa raison suffi-
sante.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma).
brahma (brahman) (scrt.) : l’Absolu, le Principe.
brâhmana (scrt.) : brahmane, prêtre, membre de la première caste (Inde) ; type humain
intellectif, spéculatif, contemplatif, sacerdotal, qui tend à la sagesse ou à la sainteté.
guru (scrt.) : personne ayant autorité ; génér. maître spirituel.
jñâna (scrt.) : gnose, connaissance. jñâna-mârga, jñâna-yoga : voie de l’Union par la
connaissance.
jñânî (scrt.) : celui qui suit une voie de la connaissance ; celui qui a réalisé l’Union par
la voie de la connaissance.
karma (scrt.) : action ; sacrifice ; causalité ; destin ; loi de cause à effet (enchaînement
des actions et réactions concordantes) ; conséquences, dans le destin individuel,
des pensées, paroles, attitudes et actions passées. karma-mârga, karma-yoga : voie
spirituelle de l’action et des œuvres.
sâdhanâ (scrt.) : méthode ; ensemble des pratiques d’une voie spirituelle.
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.
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VERS L’ESSENTIEL
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LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS
Les traditions les plus diverses concordent en ceci, que le meilleur sup-
port de la concentration et le meilleur moyen d’obtenir la Délivrance est,
vers la fin du kali-yuga, l’invocation d’un Nom divin révélé, et destiné par la
Révélation même au japa. Par conséquent, quand je parle de « concentra-
tion sur le Réel », je pense au japa.
Il faut s’enfermer dans le Nom divin comme dans un abri pendant une
tempête. Il faut l’invoquer aussi comme si le Nom était une épée miracu-
leuse pendant une bataille, et vaincre ainsi les ennemis que nous portons
en nous-mêmes. A d’autres moments, il faut se reposer dans le divin Nom
et être parfaitement content de lui et s’abandonner à lui avec un profond
recueillement, comme si nous étions dans un sanctuaire merveilleusement
beau et plein de bénédictions. A d’autres moments encore, il faut se cram-
ponner au divin Nom comme s’il était la corde qu’on jette à un homme qui
est en train de se noyer ; il faut appeler Dieu pour qu’il nous entende et
pour qu’il nous sauve ; il faut avoir conscience de notre détresse et de
l’infinie Miséricorde de Dieu. Une autre manière de pratiquer le japa est de
se concentrer sur l’idée que Âtmâ est seul réel, que ni le monde, ni nous-
mêmes ne sommes réels ; c’est alors comme si nous n’existions plus, et le
divin Nom seul brille en nous comme dans un grand vide. Enfin, il faut
s’unir au divin Nom comme si nous ne faisions plus qu’une seule subs-
tance avec lui ; nous n’avons alors plus d’égo, c’est Lui qui s’est mis à la
place de notre cœur ; ce n’est ni notre corps, ni notre âme qui sont
« nous », mais c’est le Nom ; et nous ne sommes « nous-mêmes » ni dans
telle ou telle pensée, ni dans tel ou tel acte, mais uniquement dans le divin
Nom, qui est mystérieusement identique au Nommé, ou dans l’invocation
sacrée, qui nous unit mystérieusement à l’Invoqué.
La vie est précieuse, car elle nous permet de nous attacher à Âtmâ ;
c’est pour cela que nous devons être heureux de vivre, et pleins de grati-
tude pour notre condition humaine.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma).
japa (scrt.) : invocation. japa-yoga, mantra-yoga : voie invocatoire.
kali-yuga (scrt.) : le 4e âge du monde, âge des conflits, âge sombre, corr. à l’âge de fer
des Grecs. Cf. yuga.
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VERS L’ESSENTIEL
Grâce ; il est au delà du karma. Le plus grand malheur est de croire qu’on
est un mukta alors qu’on ne l’est pas ; mais une telle erreur ne survient ja-
mais chez l’homme dont l’intention est pure et qui de ce fait est protégé
par la Grâce.
Pour réaliser Âtmâ, nous avons besoin de la Grâce d’Îshvara, car en tant
qu’êtres vivants, nous sommes soumis à Îshvara. Il n’y a aucune réalisation
possible sans la Grâce.
Pour pouvoir l’accueillir, l’homme doit se soumettre à certaines condi-
tions qui résultent de sa nature. Premièrement, il doit se soumettre à la
Tradition, car il n’y a pas de Grâce possible pour celui qui la méprise et la
viole. La Tradition peut exiger beaucoup de nous, ou peu, selon notre sta-
tut et notre vocation ou selon les circonstances. La Tradition est le cadre
de la Grâce.
La Grâce exige trois conditions intrinsèques. La première est l’humilité,
c’est-à-dire la conscience de nos limitations en tant qu’homme comme tel,
et la conscience de nos imperfections en tant que tel homme, tel individu,
tel ego. Nous devons donc faire très attention à ne pas nous surestimer et
aussi à nous méfier des impulsions de l’âme.
La deuxième condition est la générosité : cela ne veut pas dire que nous
devons attribuer à d’autres des qualités qu’ils n’ont pas, mais cela signifie
qu’il ne faut pas leur dénier des qualités qu’ils possèdent réellement, et qu’il
faut, chaque fois que c’est possible, interpréter leurs actes de façon posi-
tive. Il est impossible de ne pas être conscient des erreurs empoisonnées
du monde qui nous entoure, mais il est coupable et nuisible d’imputer des
erreurs ou des fautes à des hommes qui n’en sont pas responsables, ou
d’imputer à un homme même mauvais ou stupide des intentions ou des
fautes qu’il n’a pas. Tout comme l’humilité est l’absence d’orgueil, la géné-
rosité est l’absence d’égoïsme et de méchanceté sous toutes ses formes.
Sans humilité ni générosité, il ne peut y avoir de Grâce. Un yoga accompli
sans humilité ni générosité conduit en enfer ; il peut nous donner l’illusion
d’états supérieurs, mais il mène à la ruine.
La troisième condition de la Grâce concerne la vérité : amour de la vé-
rité, absence de déformations passionnelles de la pensée, donc absence
d’illusions. Cette condition est capitale dans la pratique des sâdhanâs supé-
rieures ; la pensée erronée est incompatible avec la compréhension intellec-
tuelle et la réalisation métaphysique.
On parle souvent de la grâce du Guru ; cette Grâce est une forme tradi-
tionnelle de la Grâce de Dieu.
guru (scrt.) : personne ayant autorité ; génér. maître spirituel.
îshvara (scrt.) : l’Être créateur, le Dieu personnel, le Seigneur.
karma (scrt.) : action ; sacrifice ; causalité ; destin ; loi de cause à effet (enchaînement
des actions et réactions concordantes) ; conséquences, dans le destin individuel,
des pensées, paroles, attitudes et actions passées. karma-mârga, karma-yoga : voie
spirituelle de l’action et des œuvres.
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VERS L’ESSENTIEL
compréhension des hommes, elle est aussi dans les Révélations, donc dans
la Volonté divine, et c’est pour cela qu’il y a une différence entre l’exo-
térisme et l’ésotérisme ; les divers dogmes se contredisent, non seulement
dans l’esprit des théologiens, mais aussi – et a priori – dans les Ecritures
sacrées ; mais Dieu, en donnant ces Ecritures, donne en même temps les
clefs pour la compréhension de leur unité sous-jacente. Si tous les hommes
étaient des métaphysiciens et des contemplatifs, une seule Révélation pour-
rait suffire ; mais comme il n’en est pas ainsi, l’Absolu doit se révéler de
différentes manières, et les points de vue métaphysiques dont dérivent ces
Révélations – conformément aux différents besoins de causalité et aux
différents tempéraments spirituels – se contredisent forcément sur le plan
des formes, un peu comme des figures géométriques se contredisent aussi
longtemps qu’on n’a pas saisi leur homogénéité spatiale et symbolique.
Dieu ne peut pas vouloir que tous les hommes comprennent l’Unité,
puisque cette compréhension est contraire à la nature de l’homme de
l’« âge sombre ». C’est pour cela que je suis contre l’œcuménisme, qui est
une impossibilité et une absurdité pure et simple. Le grand mal n’est pas
que les croyants des différentes religions ne se comprennent pas, mais que
trop d’hommes – par l’influence de l’esprit moderne – ne sont plus des
croyants. Si les divergences religieuses deviennent particulièrement doulou-
reuses à notre époque, c’est uniquement parce que, en face de l’incroyance
de plus en plus menaçante, les divisions entre croyants sont d’autant plus
sensibles, et aussi d’autant plus dangereuses. Il est donc urgent : 1. que les
hommes reviennent à la foi, quelle que soit leur religion, à condition que
celle-ci soit intrinsèquement orthodoxe, et en dépit des ostracismes dog-
matiques ; 2. que ceux qui sont capables de comprendre la métaphysique
pure, l’ésotérisme et l’unité interne des religions, découvrent ces vérités et
en tirent les conséquences intérieures et extérieures. Et c’est pour cela que
j’écris des livres.
Il est d’ailleurs un universalisme sot, celui d’un Vivekânanda et d’autres
rêveurs pseudo-hindous. Il vaut mieux croire intelligemment à sa propre
religion – tout en la croyant seule vraie – que de croire bêtement à la validi-
té des autres doctrines et traditions ; bêtement, c’est-à-dire sur une base
sentimentale sans qualité intellectuelle. Les rêveurs auxquels je pense ne
comprennent d’ailleurs jamais rien ni à la métaphysique ni à la vie spiri-
tuelle, si bien que leur universalisme se réduit à rien.
Certes, l’Unité se fera un jour, mais nous ne pouvons y contribuer ; ce
sera par une intervention fulgurante du Ciel. Il y aura alors peu d’hommes
sur terre. [...]
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LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS
vous m’adorez, dit Krishna, c’est toujours Moi que vous adorez. » Si des
Hindous obtiennent des grâces en de tels endroits, ce sont des grâces hin-
doues ; c’est le Ciel hindou qui exauce les prières à travers une forme chré-
tienne ou autre. Exception faite pour la Sainte Vierge, qui peut elle-même
exaucer un Hindou si elle veut. [...]
La Sainte Vierge n’est pas fondatrice de religion, son cas est donc diffé-
rent de celui du Christ ; et comme elle est – en langage hindou – une in-
carnation plénière et directe de Shrî Lakshmî, ou de la Shakti comme telle,
donc aussi de Sarasvatî et de Pârvatî, elle peut rayonner au-delà des
formes ; il est donc concevable qu’elle exauce directement les prières des
Hindous, étant donné leur attitude caractéristique fondée sur la Bhagavadgî-
tâ et d’autres Textes sacrés.
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VERS L’ESSENTIEL
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LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS
yogî (scrt.) : personne qui suit une voie du yoga ; personne en ayant atteint le but,
c.-à-d. l’Union suprême.
yuga (scrt.) : nom d’un cycle cosmique. Chaque mahâ-yuga (grand cycle) comporte 4
yuga (âges) : krita-yuga ou satya-yuga, corr. à l’âge d’or des Grecs ; tretâ-yuga, corr. à
l’âge d’argent ; dvâpara-yuga, corr. à l’âge d’airain, de bronze ; kali-yuga (âge des
conflits, âge sombre), corr. à l’âge de fer.
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VERS L’ESSENTIEL
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LETTRES A DES CORRESPONDANTS HINDOUS
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
rajas (scrt.) : un des trois guna : la qualité cosmique expansive ; corr. chez l’homme à la
tendance passionnelle, à l’activité extérieure.
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.
sattva (scrt.) : un des trois guna : la qualité cosmique ascendante, lumineuse, pure ;
corr. chez l’homme à la tendance vers le bien, la spiritualité, la connaissance.
tamas (scrt.) : un des trois guna : la qualité cosmique descendante, ténébreuse ; corr.
chez l’homme à l’ignorance, l’inertie, la tendance vers le bas.
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VERS L’ESSENTIEL
ceux qui se prennent d’emblée pour des jnânîs ne le sont point, et ils ne
croient l’être qu’à la suite de lectures, l’amour propre aidant.
Bien que notre Voie relève du jnâna, elle n’exclut pas les esprits bhak-
tiques, car il est dans la nature du japa-yoga de concilier et de mettre en va-
leur toutes les aptitudes et toutes les vocations contemplatives ; le suprême
Nom est à la fois Vérité métaphysique et Présence salvatrice. Pour ce qui
est de l’élément de bhakti dans le jnâna, il se réfère à la Beauté et à la Béati-
tude ; c’est de ces réalités que vit l’âme du jnânî, et il les entrevoit sur tous
les plans, car il a essentiellement le sens de la transparence métaphysique
des phénomènes. Il n’y a pas de gnose possible sans beauté de l’âme.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
bhakta (scrt.) : dévot ; celui qui suit la voie de l’amour, de la dévotion.
bhakti (scrt.) : dévotion. bhakti-mârga, bhakti-yoga : voie de l’amour, de la dévotion.
japa (scrt.) : invocation. japa-yoga, mantra-yoga : voie invocatoire.
jñâna (scrt.) : gnose, connaissance. jñâna-mârga, jñâna-yoga : voie de l’Union par la
connaissance.
jñânî (scrt.) : celui qui suit une voie de la connaissance ; celui qui a réalisé l’Union par
la voie de la connaissance.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
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LETTRES À DES CORRESPONDANTS BOUDDHISTES
LETTRES A DES CORRESPONDANTS BOUDDHISTES
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VERS L’ESSENTIEL
Que la Paix soit sur vous, sur Thubden Shedub et sur votre entourage.
buddhânusmriti (scrt.) : souvenir constant (invocation) du Bouddha.
guru (scrt.) : personne ayant autorité ; génér. maître spirituel.
gyüd (tib.) : tantra.
mahâyâna (scrt.) : « grand véhicule » ; une des deux principales branches du boud-
dhisme.
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LETTRES A DES CORRESPONDANTS BOUDDHISTES
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VERS L’ESSENTIEL
d’autre chose, sans quoi je n’aurais pas chargé des amis d’écrire des lettres à
ce sujet. On peut et doit avoir pitié d’un homme, mais non de ses erreurs
pernicieuses ; qu’il s’en libère, et on l’aimera sans réserves. Si j’étais Hin-
dou, j’aurais peut-être pu faire quelque chose pour lui. Si vous ne pouvez
rien faire, – votre position plus neutre vous donne cependant certains
avantages, – je compte un peu sur K.I., à qui j’avais écrit en ce sens il y a
longtemps déjà. Mais tout dépend du Ciel. J’ai connu, autrefois, des cas
analogues à celui-là, chez des Européens ; les causes sont toujours les
mêmes, même si le style diffère.
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VERS L’ESSENTIEL
fois quelque chose d’écrasant ; mais c’est là une contingence bien versatile,
car il y a aussi les sanctuaires qui, eux, nous sortent toujours de l’espace et
du temps.
bhakti (scrt.) : dévotion. bhakti-mârga, bhakti-yoga : voie de l’amour, de la dévotion.
japa (scrt.) : invocation. japa-yoga, mantra-yoga : voie invocatoire.
jñâna (scrt.) : gnose, connaissance. jñâna-mârga, jñâna-yoga : voie de l’Union par la
connaissance.
karma (scrt.) : action ; sacrifice ; causalité ; destin ; loi de cause à effet (enchaînement
des actions et réactions concordantes) ; conséquences, dans le destin individuel,
des pensées, paroles, attitudes et actions passées. karma-mârga, karma-yoga : voie
spirituelle de l’action et des œuvres.
ma abbah (ar.) : amour, amour spirituel.
makhâfah (ar.) : crainte, crainte spirituelle.
mantra (scrt.) : Nom divin ou formule sacrée d’invocation.
ma ‘ rifah (ar.) : gnose.
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.
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VERS L’ESSENTIEL
qu’utiles ; car il faut être pénétré du sens du sacré, et aussi d’une sorte de
sainte enfance, pour pouvoir profiter des grâces initiatiques, ou des grâces
spirituelles tout court.
Et ceci concerne de toute évidence aussi les chrétiens, qui en général
vivent à côté et non dans leur religion ; pour être un vrai chrétien, il faut
redevenir médiéval, psychologiquement et esthétiquement parlant, mais
sans sacrifier, bien entendu, aucune connaissance réelle et spirituellement
utile. La Légende Dorée ne nous empêche pas de comprendre la Bhagavadgîtâ.
Quoi qu’il en soit, voici ce que je dirais à un chrétien chercheur d’une
voie ésotérique, c’est-à-dire dépassant la croyance élémentaire et aussi la
médiocrité conventionnelle. Toute religion est avant tout une doctrine ; or
le contenu fondamental de celle-ci est le discernement entre l’Absolu et le
contingent, ou entre le Réel et l’illusoire ; puis vient la méthode, à savoir,
essentiellement, la concentration pour ainsi dire continuelle – ou du moins
fréquente – sur l’Absolu ou le Réel. Au discernement doctrinal et à la con-
centration méthodique doit s’ajouter, à titre de condition sine qua non, la
vertu intrinsèque c’est-à-dire la beauté de l’âme ; car la vérité exige la beau-
té. Le chercheur chrétien doit savoir que c’est là la quintessence de toute
religion possible et de toute spiritualité ; le reste est upâya, « mythologie »,
revêtement formel. Donc 1. Discernement (doctrine) ; 2. Concentration
(méthode) ; 3. Vertu (beauté morale).
La question qui se pose pour vous est celle de savoir si, pour Dieu,
vous êtes chrétienne ou bouddhiste ; en admettant que votre sens du sacré
et votre intuition des formes spirituelles vous aient permis d’assimiler suf-
fisamment le climat spécifique du Mahâyâna, je vous dirai que la situation,
dans ce cas, est strictement analogue à ce qu’elle est dans le christianisme,
le moyen spirituel central étant le mantra, donc l’oraison jaculatoire,
d’autant que vous avez reçu l’initiation se référant au Bouddha Amitâbha,
qui métaphysiquement correspond au Christ. Et je ne conseillerai à un
Occidental bouddhiste aucune autre voie que celle de l’invocation
d’Amitâbha, – que ce soit sous la forme japonaise ou sous la forme tibé-
taine, – à supposer bien entendu qu’aux yeux de Dieu on ait une raison
valable d’être bouddhiste et de s’engager dans une voie si étrangère à notre
climat traditionnel d’Occident. Je suppose que pour vous, la question n’est
pas entièrement résolue.
J’écris peu de lettres, car je suis souffrant, et celle-ci est exceptionnel-
lement longue. Pour les questions bouddhiques, vous pourriez vous adres-
ser à mon ami Marco Pallis, qui a été initié au Tibet ; pour les questions
chrétiennes, à mon ami Léo Schaya, qui sans être chrétien est parfaitement
au courant de tous les aspects du problème.
Si j’ai bien compris, il vous arrive de communier « métaphysiquement »
à l’église ; or si vous êtes valablement rattachée au bouddhisme et si vous
pratiquez une méthode bouddhique, tout rite chrétien est exclu. Et du
reste, on ne communie pas « métaphysiquement » ; on se concentre sur
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et lettres au sujet des Peaux-Rouges
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prononcée dans une langue sacrée avec une parfaite concentration du men-
tal ; cette invocation de Dieu, le Grand Esprit, est l’essence même de
chaque religion.
isrâfîl (ar.) : Raphaël (archange).
jibrâ’îl ou jibrîl (ar.) : Gabriel (archange).
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VERS L’ESSENTIEL
ture doit être considérée comme un tout et non jugée sur ses parties. En
d’autres termes : si nous considérons l’ancien monde indien dans son en-
semble, nous voyons que ses principes et ses tendances fondamentales
étaient bons et que les bonnes choses l’emportaient sur les mauvaises ;
mais si nous considérons le monde moderne dans son ensemble, nous
voyons que ses principes et ses tendances fondamentales sont faux – mal-
gré certaines améliorations partielles et superficielles – et que les consé-
quences funestes l’emportent, en fin de compte, sur les bonnes.
On entend parfois dire que les Indiens ne veulent pas rester Indiens et
qu’ils sont partiellement responsables de leur situation ; c’est un non-sens
hypocrite et meurtrier, car n’importe quel peuple de l’univers, traité comme
l’ont été les Indiens et vivant dans les mêmes conditions qu’eux, agirait de
la même façon contradictoire ; ce n’est pas la faute des Indiens si leurs
autorités traditionnelles ont été abolies. On ne peut placer une balle sur
une pente en s’attendant à ce qu’elle reste immobile, et ensuite, voyant
qu’elle roule vers le bas, prétendre qu’elle le fait de son plein gré, sans y
avoir été contrainte.
Une chose qui m’a frappé était le nombre considérable d’églises et de
missions dans les Réserves ; si vous arrivez dans un lieu désert parsemé
d’églises, vous savez que vous êtes en territoire indien. Bien sûr, chaque
Indien est libre d’adopter la religion qui lui convient, que ce soit le christia-
nisme européen, le bouddhisme japonais ou autre chose, mais cette liberté
de choix devrait se manifester de façon plus efficace : l’ancienne religion
des Indiens devrait subir moins de pressions et, dans l’éducation des en-
fants, l’ancienne culture devrait jouer le rôle qu’elle mérite. En réalité, les
écoles sont là pour dépouiller les âmes des enfants et pour dire ensuite
qu’il n’y a plus de véritables Indiens, – ou qu’il n’y a plus que des « Améri-
cains » ordinaires et uniformisés.
Il y a, en Europe, de minuscules Etats indépendants situés au milieu de
grands Etats : il y a par exemple, en France, la toute petite principauté de
Monaco ; et en Italie, la minuscule république de San Marino. Pourquoi ne
pas convertir les « Réserves » indiennes – tout en les élargissant – en petits
Etats partiellement indépendants ? Refuser de le faire revient pratiquement
à encourir la responsabilité de génocide.
Qu’est-ce qui n’allait pas chez les Indiens des temps anciens ? Ce n’était
pas leur civilisation comme telle, mais peut-être une incompréhension par-
tielle du sens profond de leur religion, et aussi le fait qu’ils étaient trop
concernés par la recherche de leur propre gloire et trop souvent oublieux
du Grand Mystère ; cela explique peut-être partiellement les calamités dont
ils ont souffert. La plupart des Blancs agissent bien plus mal, et leur terme
arrivera en son temps.
Il est certes difficile de supporter la vision de toutes les injustices de ce
bas monde. Mais de toute façon le monde terrestre disparaîtra et la chose
la plus importante demeure la vie spirituelle ; si nous ne pouvons pas
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LETTRES À DES NOVICES
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VERS L’ESSENTIEL
cer par invoquer le Ciel, ici et maintenant, au milieu du chaos s’il le faut.
Entre la vie spirituelle et la vie profane, il y a certes un contraste ; mais ce
contraste ne doit pas vous faire souffrir, car Dieu ne vous demande pas
d’en résoudre l’énigme. Il vous demande simplement de l’invoquer ; et
d’accomplir vos devoirs d’état conformément à ce qu’exige leur nature ;
c’est tout.
Car s’il y a une voie de l’Invocation, c’est précisément parce que Dieu
dans sa Miséricorde veut qu’il y ait une voie salvatrice qui soit adaptée à
toutes les circonstances de la vie.
Ne vous demandez pas : pourquoi la vie ? Ne vous posez pas de ques-
tions, car elles peuvent être innombrables, et votre salut ne dépend pas des
réponses. D’une part, vous avez la Doctrine métaphysique ; d’autre part,
vous avez la Méthode spirituelle ; cela suffit. Au demeurant, les amis que
vous avez mentionnés dans votre lettre pourront résoudre pour vous bien
des questions de théorie ou de pratique. Et je crois avoir répondu dans
mes livres à toutes les interrogations fondamentales.
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LETTRES A DES NOVICES
tent. Un peu plus de respect, je vous prie ! – J’ai lu tout ce que M.B. vous a
écrit ; je sais donc à quoi vous faites allusion. Vous lui avez répondu : « Je
n’ai pas du tout l’intention de “lancer mes drames psychiques dans sa vie”
comme vous semblez le croire ». Or M.B. ne « semble » rien « croire » ; il
constate des faits, preuves en mains, ce qui est tout différent ; et d’autre
part, M.B. n’a jamais parlé de vos « intentions », mais uniquement de vos
actes, toujours en s’appuyant sur des faits précis ; votre habileté à dénatu-
rer les choses a tout pour me déplaire. M.B. vous a aussi dit que, devant la
Réalité, le psychisme ne compte pas, et que les souffrances qui ne sont pas
offertes consciemment ou volontairement à Dieu n’ont aucune valeur spi-
rituelle ; vous n’en faites aucun cas, bien que ces vérités vous concernent
tout particulièrement ; si vous ne le remarquez pas, je ne perdrai pas mon
temps à vous donner un enseignement quelconque.
Vous venez de m’écrire : « Je sais très bien que ce n’est pas raisonnable,
et que c’est le point de vue féminin, mais c’est valable pour moi. » Et vous
abolissez le rôle spirituel de la communauté et des dignitaires au nom de ce
que vous appelez le « point de vue féminin », tout simplement ; vous ne
vous posez pas un instant la question de savoir si cela est aussi valable
pour moi, comme si vous ignoriez que c’est mon jugement qui compte,
non le vôtre ! Et vous croyez que je vais vous suivre dans le labyrinthe de
votre illogisme enflé et cynique, comme si je n’avais rien de mieux à faire ;
vous me croyez obligé de vous « tendre la main », – par-dessus la tête de
toute règle spirituelle, – sans que vous vous demandiez si vous méritez une
telle grâce, ou si c’est bien là la méthode qui vous convient. Vous voulez
que je vous pardonne, mais vous ne faites rien pour mériter ma confiance ;
dans votre lettre à M.B., comme du reste aussi dans celle que vous m’aviez
adressée précédemment, vous mettez en question la Voie elle-même, que
je ne vous avais certes pas imposée, ne l’oubliez pas ! Et vous faites vos
insinuations le plus tranquillement du monde, sans même une ombre de
gêne ou de regret, – et cela après m’avoir supplié, non seulement de vous
accueillir, mais de vous accueillir dans le plus bref délai, et bien que vous
sussiez que je ne voulais plus accepter personne. J’ai fermé les yeux sur vos
faiblesses, et je vous ai écrit : « Soyez assurée que je ne vous reproche
rien », et vous appelez cela de la « magistrale froideur » ; parce que je n’ai
pas flatté vos désirs, vous appelez ma lettre, qui n’était que logique et dont
le ton était d’ailleurs très aimable, un « coup de fouet », ce qui prouve que
vous n’en avez jamais reçu.
Vous ne pensez pas, j’espère, que vous êtes la seule femme que je con-
naisse ; je puis donc vous dire que toute autre femme, lorsqu’elle se rend
compte, comme vous, que son point de vue n’est que féminin, l’élimine
par là-même ; aucune ne prétendrait me plier consciemment aux caprices
de sa subjectivité. Si vous dites que vous êtes faible et que vous voulez
vous expliquer afin qu’on vous tende une main secourable, je vous deman-
derai d’abord pourquoi, après avoir lu amplement sur ce qu’est l’éso-
térisme, vous prétendez à cette voie au lieu de vous en tenir à la piété ordi-
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VERS L’ESSENTIEL
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LETTRES A DES NOVICES
donné que toute injustice que nous subissons de la part des hommes est en
même temps une épreuve qui nous arrive de la part de Dieu.
Dans la dimension horizontale ou terrestre, on peut échapper au mal
en le combattant et en le vainquant ; dans la dimension verticale ou spiri-
tuelle par contre, on peut échapper, sinon à l’épreuve en soi, du moins à sa
pesanteur, et cela en acceptant le mal en tant que volonté divine tout en le
transcendant intérieurement en tant que jeu cosmique, comme on peut
transcender spirituellement n’importe quelle autre manifestation de Mâyâ.
Car le vacarme du monde n’entre pas dans le divin Silence, que nous por-
tons au fond de nous-mêmes et dans lequel s’éteignent ou se résorbent,
tels les accidents dans la substance, et le monde et le moi.
L’homme a le devoir de se résigner à la volonté de Dieu, mais il a au
même titre le droit de dépasser spirituellement la souffrance de l’âme, dans
la mesure où cela lui est possible ; et cela n’est pas possible, précisément,
sans l’attitude préalable d’acceptation et de résignation, qui seule dégage
pleinement la sérénité de l’intelligence et qui seule ouvre l’âme au secours
du Ciel.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
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LETTRES À SON FRÈRE
Erich Schuon, moine trappiste à l’Abbaye
de Scourmont près de Chimay en Belgique
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LETTRES A SON FRERE
ment raison à Mgr Lefèbvre*, qui se borne à être et à faire ce qu’il a tou-
jours été et ce qu’il a toujours fait (et qui se refuse d’entrer dans le jeu du
modernisme, de la franc-maçonnerie, du teilhardisme, du marxisme, du
freudisme, etc., lesquels sont à la mode dans l’Eglise moderniste de « notre
temps »).
Qu’est-ce que l’Eglise, que le pape est censé représenter ? C’est la Tra-
dition 1. immuable, 2. de partout, 3. de toujours ; et le pape s’identifie à
l’Eglise dans la mesure où il s’identifie à la Tradition immuable, de partout
et de toujours. Qu’un pape puisse ne pas s’identifier à cette Tradition, c’est
une possibilité apocalyptique qui a toujours été reconnue par les théolo-
giens et qui n’a aucun rapport avec l’infaillibilité ex cathedra. Comme la ma-
jorité des religieux, – je le sais par expérience, – tu ne sembles pas être in-
formé sur ce qui se passe dans l’Eglise hors des couvents, l’Eglise que les
simples fidèles doivent subir. Pratiquement, il n’y a pas de messe de
Paul VI, pour la simple raison que la majorité des prêtres – mais cela peut
varier suivant les pays – inventent des liturgies selon leur bon plaisir, ce
qu’on décore du nom de « créativité liturgique ». Tout est mis en question,
la théologie tombe en morceaux, dans les séminaires on enseigne surtout
l’action sociale, le culte de l’homme ; il n’y a à peu près plus de doctrine, on
néglige la confession, tout est mouvant, sauf la haine contre la Tradition et
Mgr Lefèbvre.
Je n’avais aucune envie d’aborder ce sujet, mais je dois malgré moi
donner une réponse élémentaire. Pour pouvoir juger de ces questions, il
faut être témoin de ce qui se passe dans le monde ; il faut connaître exac-
tement les thèses de l’ancien archevêque de Dakar ; il faut avoir des con-
tacts, non seulement avec les modernistes et les innombrables semi-
modernistes, mais aussi avec les traditionnalistes authentiques ; audiatur et
altera pars.
* [ Dans les années qui suivirent, certaines déclarations de Mgr Lefèbvre conduisirent
l’auteur à rectifier son jugement, sans toutefois cesser de reconnaître que les deux grands
mérites de l’évêque étaient le maintien de la Tradition et la formation de vrais prêtres.]
audiatur et altera pars (lat.) : « il faut aussi entendre l’autre partie ».
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LETTRES A SON FRERE
devons accepter le « mal comme tel » parce qu’il est ontologiquement né-
cessaire, nous devons aussi accepter « tel mal » parce qu’il entre dans notre
destin ; c’est ce qu’on appelle « accepter la volonté de Dieu ». Il ne faut pas
se rendre malade soi-même parce qu’on ne peut pas changer les autres ; et
la vie passe de toutes façons. On aimerait bien être au Paradis, mais il faut
se résigner au fait qu’on n’y est pas encore, et ne rien négliger pour y arri-
ver ; du reste, nous y sommes déjà dans et par la prière, à laquelle nous
avons accès à tout moment.
Certes, les désordres dans l’Eglise actuelle ont des causes, que nous
pouvons connaître ou ne pas connaître ; nos opinions n’y changeront rien ;
mais nous sommes bien obligés de constater le phénomène. Les moines
croient facilement que le mal n’est que dans leur monastère ; ils ignorent
souvent que le mal est partout. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas avoir de la
notion d’« Eglise » une idée trop simpliste, que le Christ n’avait pas. Que
l’Eglise catholique ne peut disparaître, – ni l’Eglise orthodoxe d’ailleurs, –
c’est évident, mais il y a beaucoup de marge entre le « tout » et le « rien » ; à
la question de savoir « où est l’Eglise », il ne faut pas répondre d’une façon
trop schématique, et il ne faut pas perdre de vue certaines données de
l’Apocalypse. La victoire finale est à Dieu, c’est l’essentiel. On peut se con-
soler en lisant les Psaumes.
Ici il fait de plus en plus chaud. Bloomington se trouve sur le même
cercle de latitude que Washington, Lisbonne, Cagliari et Smyrne ; c’est
donc une ville du Sud, comparé à Lausanne, et cela se remarque.
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LETTRES À DES CORRESPONDANTS DIVERS
LETTRES A DES CORRESPONDANTS DIVERS
sévi ; elles ne l’ont fait pourtant qu’à l’égard des individus et non à l’égard
des confréries qui, elles, avaient précisément leur place quasi organique
dans le système exotérique. Je dirai la même chose des Maçons : l’Église
n’avait pas à sévir contre eux aussi longtemps qu’ils bâtissaient des cathé-
drales et ne se faisaient remarquer par rien d’autre, si ce n’est par leur piété
chrétienne ; ils étaient d’ailleurs indispensables à la Chrétienté, et leur
nombre était proportionné à leur utilité ; ils ne constituaient pas un mou-
vement et n’acceptaient dans leurs rangs que des Chrétiens, – il s’agit du
monde de l’Eglise latine, bien entendu. Quant aux Maçons modernes, ils
ne jouent aucun rôle intelligible dans le monde chrétien, et leur existence
ne correspond à rien ; à part cela, ils sont fort nombreux et constituent un
véritable mouvement, fondé sur une morale philosophique indépendante
de la doctrine chrétienne. Dans ces conditions, peut-on vraiment dire que
c’est un « ésotérisme » que Rome a condamné ?
La rapide diffusion de la Franc-Maçonnerie n’a apporté aucune lumière
dans le monde où elle s’est produite, et le fait qu’elle coïncide avec l’une
des phases de la déchéance occidentale permet même de penser qu’elle
n’avait nullement des causes spirituelles ; qui donc voudra soutenir que
cette rapide diffusion s’explique par une recrudescence des aptitudes initia-
tiques à l’époque des Voltaire et des Rousseau ? Quelques-uns des artisans
les plus néfastes de l’obscuration moderne n’ont-ils pas été Maçons ? En
tout cas, cette diffusion inattendue d’une organisation initiatique dans un
monde essentiellement profane, et cela à un moment ou cette organisation,
la Maçonnerie, avait cessé d’être « opérative » et où elle avait, à rigoureu-
sement parler, perdu sa raison d’être, ne me paraît pas correspondre à
quelque chose de bien régulier. Du reste, Guénon a dit quelque part que la
Maçonnerie est devenue la victime des tendances modernes et, en partie,
de la contre-initiation qui s’est infiltrée dans certaines Loges et qui a réussi
à détourner la Maçonnerie de ses buts spirituels ; s’il en est ainsi, – je ré-
pète ma question de tout à l’heure, – l’Eglise peut-elle être accusée d’avoir
condamné un ésotérisme ?
Des tournures comme celle-ci : « ... les Maçons... ne peuvent recevoir
les sacrements du seul fait de leur qualité d’initiés », – de telles tournures,
dis-je, me paraissent impropres, car vous ne direz pas non plus : « El-Hallâj
à été mis à mort du seul fait de sa qualité d’initié » ; ni El-Junayd, ni Ibn
Arabî n’ont songé à parler d’un « abus d’autorité », bien que la chose ait
pourtant été autrement grave que la condamnation d’une Maçonnerie de-
venue purement « spéculative ». Cette « qualité d’initiés » dont vous parlez
n’est donc nullement en cause. Il me semble que, si la Maçonnerie était
restée dans ses limites normales, et si elle n’était pas devenue la victime de
l’esprit anti-traditionnel, l’Eglise ne l’aurait pas condamnée, pas plus qu’elle
ne l’a fait dans les siècles précédents ; mais, devant un phénomène aussi
anormal, au point de vue exotérique et même simplement traditionnel, que
l’expansion de la Maçonnerie, l’exotérisme pouvait-il réagir autrement qu’il
ne l’a fait ? Veuillez bien tenir compte de ceci : dans une civilisation à
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Vous dites que vous cherchez une voie active à suivre, mais que vous
ne cherchez pas « un maître spirituel qui travaille pour moi », et vous ajou-
tez : « car moi seul connais mes taches, mes symboles, mes attaches, mon
mécanisme. » C’est absurde et c’est profane ; vous ne connaissez rien du
tout. Vous avez tout à apprendre, et c’est au maître de décider de quoi
vous avez besoin. Le grand mal chez les chercheurs occidentaux, c’est
qu’ils cherchent toujours en dehors de l’orthodoxie et chez de faux
maîtres, si bien que la valeur de leurs expériences est nulle.
Je ne vous dirai rien de plus précis cette fois-ci ; il faut d’abord que
vous me répondiez et que vous me posiez des questions, si tel est votre
désir.
Une remarque encore : nous n’avons pas besoin de savoir imaginer
Dieu ; nous sommes des hommes et nous avons le droit de l’être ; Dieu le
sait et il n’attend pas de nous que nous nous manifestions autrement, à son
égard, qu’à la manière de créatures humaines. Quand nous parlons à Dieu,
il se fait homme pour nous, et nous n’avons pas à nous demander com-
ment, bien qu’en fait la métaphysique nous l’explique. Mais devant Dieu, il
faut tout d’abord être homme, je dirai même enfant ; sans quoi nous ne
trouverons jamais la sagesse. On ne peut rien faire sans l’aide de Dieu, et il
faut la lui demander. Il est absurde de dire qu’en personnifiant Dieu nous
le limitons ; premièrement, nous n’avons pas le choix et Dieu le sait, et
deuxièmement, Dieu se personnifie ou se limite lui-même. Il est personnel
et impersonnel à la fois.
âtmâ (scrt.) : le Soi (à la fois transcendant et immanent) ; par ext. l’Absolu, le Principe,
le Sur-Être (Brahma). âtmâ vs mâyâ : le Réel, l’Absolu, le Principe vs, respective-
ment, l’illusoire, le relatif, la manifestation.
brâhmana (scrt.) : brahmane, prêtre, membre de la première caste (Inde) ; type humain
intellectif, spéculatif, contemplatif, sacerdotal, qui tend à la sagesse ou à la sainteté.
japa (scrt.) : invocation. japa-yoga, mantra-yoga : voie invocatoire.
mâyâ (scrt.) : déploiement universel, art divin, puissance d’illusion ; voiles occultant le
Divin, cause de l’illusion dualiste.
nembutsu (jap.) : souvenir (invocation) de Bouddha.
nirvâna (scrt.) : extinction dans la Béatitude incréée impliquant la sortie du samsâra ;
état de vacuité béatifique.
samsâra (scrt.) : fait de couler, de passer, not. d’un état à un autre ; cycle des renais-
sances, manifestation universelle, impermanence.
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Marie la Sainte Vierge 28, 31, 34, papauté 49, 51, 208
38, 44, 45, 51, 53, 55, 69, 75, 77, pape Paul VI 50
79, 80, 83, 155 pape Pie XII 46
marxisme, communisme 207, 209 Paradis 101
Massignon, Louis 45, 46 paria 120
mâyâ 24, 76, 105, 158 Pârvatî 155
médecine chinoise 31 passivité 78
Medecine Robe 184 Pater noster 17
méditation 67, 150 pauvreté spirituelle 112, 116, 122
mental 166, 169 péché mortel 205
messe 41, 70, 208 pèlerinage à La Mecque 115
métaphysique 43, 54, 61, 76, 85, perfection 98
116, 125 Philocalie 17
méthode spirituelle 15, 41, 55, 76, philosophia perennis 40
172 Planck, Max 54
Michel-Ange 63, 110 Platon 73, 135, 171
Michon, Jean-Louis 129 Plotin 72, 135
Miséricorde divine 101 pneumatique 74
moderne, civilisation - 182, 185, poésie 109, 114, 221
186, 191, voir aussi science mo- points cardinaux 68, 218, 219
derne pontifex 82
Mohammed 108, 112, 120, 124 Possibilité, Toute- 129
monachisme 49 pratyeka buddha 112
monde actuel, fin des temps 47, 55, prière 18, 41, 56, 80, 123, 128, 224
95, 141, 151, 164, 181, 184, 220 prière de Jésus, prière du cœur 16,
mort 21, 42, 149, 175 41, 73, 173, 217
mort spirituelle 117 prière musulmane 114
moyen âge 102, 164 prophétie, prophète 135
mudrâ 174 protestantisme 59, 60, 61, 64, 65,
murshid : voir maître spirituel 131
psalmodie 166
Napoléon 66 psychanalyse 207
noblesse de caractère 67, 217 psychologie 137, 164, 222
Nom divin 67, 70, 98, 100, 116, Ptolémée 103
117, 160, 207 purgatoire 58
nudité 159 Pythagore 73, 135
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INDEX
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TABLE DES MATIÈRES
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TABLE DES MATIERES
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TABLE DES MATIERES
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TABLE DES MATIERES
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TABLE DES MATIERES
235
TABLE DES MATIERES
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DU MÊME AUTEUR
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