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Philippe Hert
Dans Hermès, La Revue 1999/3 (n° 25) , pages 93 à 107
Éditions CNRS Éditions
ISSN 0767-9513
ISBN 2271056748
DOI 10.4267/2042/14977
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L' argument principal que je voudrais defendre est le suivant : un dispositif dont le hut est
de produire ou permettre une forme de mediation (d'un savoir, d'un point de vue, d'une position
individuelle, d'un questionnement, etc.) fait exister un espace particulier, prealable ala media-
tion, et dans lequel elle peut se produire. Le dispositif ne garantit pas en soi la mediation, mais
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ruses, les braconnages, les tactiques inventees par les consommateurs. Elles montrent que
l'individu n' est pas totalement prisonnier du dispositif qu'il emprunte, ou dans lequel il est pris.
De Certeau evoque avec jubilation les pas perdus des passants dans nos villes qui empruntent les
chemins pourtant bien balises par les urbanistes. n reste toujours des interstices pour les
vagabondages, les braconnages, toutes ces tactiques localement inventees sur le moment pour
justement trouver son cheminement, en fonction de son plaisir, son rythme, son desir.
Ainsi, les dispositifs nous envoient aux objets, a la technique, mais egalement aux sujets qui
experimentent, utilisent, detoument, s' approprient jouent avec les dispositifs, ou soot pris par
eux, contraints ou fascines. C'est done la dimension subjective et symbolique du rapport aux
dispositifs qui apparait ici. De Certeau nous ouvre une belle voie d' exploration : celle de la foule
des procedures locales que nous utilisons tous lorsque nous sommes confrontes aux objets et aux
codes. Elle constitue un lien entre une conception du dispositif comme moyen de controle,
d'aveu, de pouvoir a une autre approche des dispositifs, celle qui prend en compte la dimension
symbolique de la mediation. Autrement dit, cet article propose d' analyser les modalites du
rapport au dispositif au-dela de la dimension de contrainte et de participation ala microphysique
du pouvoir. Pour cela, nous explorerons le travail de construction de sens pour l'utilisateur du
dispositif, a l'aide des notions d'espace transitionnel et d'heterotopie. Elles nous permettront
d'envisager le dispositif comme une ressource dans une dynamique qui consiste a se laisser
prendre au jeu d'un certain rapport au monde fonde sur !'illusion pour pouvoir precisement s'en
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Le pediatre et psychanalyste Winnicott est de ceux a avoir pris en compte le role des objets
familiers dans la construction de notre identite. Ces relations avec de tels objets permettent de
creer ce qu'il a appele un espace transitionnel2 • Les espaces transitionnels soot la continuation de
1'objet transitionnel du petit enfant, ils soot a 1'origine de la capacite a symboliser le monde, a
prendre une distance par rapport a lui, et permettent a terme 1'experience culturelle de l'homme.
L'auteur identifie cet espace intermediaire a la capacite de s'impliquer dans une activite
creative : dans les arts, la religion, l'imaginaire mais egalement dans 1'activite scientifique, et
j'ajouterais aussi dans nos rapports aux techniques. Les premiers objets que possede 1'enfant et
qu'il investit emotionnellement soot les premiers symboles. Tis soot les produits des premiers
actes creatifs, des premieres inventions faites par un sujet, ils rendent egalement compte du
developpement de !'imagination. ll s'agit, en un sens, de la premiere rencontre avec la culture.
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Un tel espace met en reuvre ala fois le rapport a autrui et le rapport aux objets, qui mediatisent
le rapport a autrui.
L'espace transitionnel, c'est l'espace du pere, c'est-a-dire de celui qui permet a I'enfant de
sortir de la relation fusionnelle avec sa mere. npermet d'experimenter la separation de soi et de
1'autre et d'inventer des solutions qui permettent de surmonter les difficultes de cette expe-
rience. n s'agit d'un espace intermediaire, entre la proximite de la relation a la mere et
1'ouverture au monde. Cet espace est egalement un espace de jeu par excellence. ll confere une
liberte d' action, sans pour autant donner une gravite sans appel a ses gestes, ses essais et
experiences. Wmnicott nous explique en effet que pour le petit enfant, le jeu est une fa~on
d'experimenter I'absence de sa mere et d'explorer ce qui lui est autre en dehors de sa mere. Le
jeu ouvre sur un echange avec le monde, il represente un espace potentiel. Cet espace est
egalement 1'espace de I'illusion : il se cree dans cet entre-deux, entre la mere presente/absente et
le monde social a 1' aide du jeu. Cette mise en reuvre de l'imaginaire n' est pas pour autant un jeu
de dupes: cette activite consiste autant a creer (ou recreer) ce qui est absent que de prendre en
compte la realite. L'espace transitionnel permet d'articuler la realite et l'imaginaire sur le mode
de 1' illusion. L'illusion n' est pas la simple tromperie- elle ne fait pas croire a ce qui n' existe pas
- elle engage plutot toute une dynamique qui amene a tester la realite, a la symboliser, et a
developper correlativement une imagination.
L'espace transitionnel rend done possible ce processus dynamique qui consiste a prendre
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groupes sociaux et en fonction des conditions du jeu). C'est done une tension entre l'essentiel et
l'illusoire qui est vecue dans le jeu. Cette experience est mise en reuvre a travers le rapport
personnel au dispositif qui s'y deploie.
On peut alors considerer que le braconnage des utilisateurs de dispositifs techniques
represente veritablement une maniere de donner un sens nouveau a une technologie. ll ne s' agit
done plus seulement d'un cheminement qui cherche a echapper a une contrainte imposee (un
projet strategique, un resultat a produire, etc.). Le jeu et le braconnage sont peut-etre des
elements essentiels qui se situeraient alors a un niveau dont une simple description ne peut
rendre compte, ou que le discours « technique » de certains utilisateurs tend a denier. Lorsque
l'espace qui se forme ainsi est investi par un nombre croissant d'utilisateurs, cdui-ci devient un
espace culture!. Toute une dimension profonde de I'usage de la technique peut se reveler alors.
Elle appara!:t dans la dimension du plaisir qui engage l'individu bien au-dda de ce que les
descriptions purement fonctionnelles donnent a penser. Plaisir qui peut egalement devenir
fascination, lorsque les limites de ces dispositifs ne sont plus per1;11es. Cet aspect pose la question
de la frontiere du dispositif: s'il fonctionne a partir d'un rapport d'illusion qu'il cree, il a
neanmoins une existence bien reelle et done des limites tangibles. La notion d' espace transition-
net ne prend pas en compte cet aspect, que nous allons aborder par un retour chez un second
Foucault.
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Foucault parlait d'heterotopies4 pour designer ce qu'il appelait des utopies effectivement
realisees. n entendait par la qu'il existe des lieux reels pour l'utopie : des lieux hors des autres
lieux et pourtant bien effectifs. Ces lieux reprennent et contestent en meme temps les autres
endroits reels designes dans notre culture. Parmi ces heterotopies, on peut citer le cinema, 1' asile,
la prison, le Club Med., le cimetiere ... ll s'agit en somme d'un domaine particulier, bien reel,
dans lequelle fonctionnement habitue! de la societe n' a pas cours, un domaine hors des lieux
balises par nos cultures et notre histoire. Une forme premiere de l'heterotopie est certainement
representee par les jeux d'enfants dans lesquels tout un monde se construit a partir d'un lieu
quelconque : la cave de la maison parentale devient chateau, vaisseau spatial ou foret vierge ... n
s'agit dans ce cas, en quelque sorte, d'un equivalent spatial de l'objet transitionnel tel que
l'experimente le petit enfant. On peut y voir une sorte de generalisation des espaces transition-
nels a des lieux particuliers dans nos societes. Ces espaces, tout comme les espaces transitionnels,
s'appuient sur des dispositifs qui permettent de les faire exister hors de l'espace social habituel.
L'utopie incarnee dans le dispositif, est done autre chose qu'une simple illusion, c'est un jeu : ce
constat nous sera utile dans 1' analyse d'Internet.
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On n' entre pas dans une heterotopie par hasard : cet espace est delimite, balise, afin de bien
delimiter un interieur et un exterieur. Le passage d'un etat exteme a un etat interne a l'hetero-
topie se produit a I'aide d'un dispositif qui peut etre materiel (la limite d'une clinique psychia-
trique, le decoupage de l'espace d'un jardin, ... ) mais qui est egalement symbolique et semioti-
que: il y a des decoupages qui sont produits par !'evocation meme de certains lieux et qui les
fixent d'emblee comme etant toujours deja ailleurs, autres. Ce sont par exemple les lieux
consacres aux loisirs : les centres de loisirs, la plage, le petit village « typique » vante par des
depliants touristiques, etc. Ces lieux sont davantage marques par des inscriptions qui les
consacrent comme etant des lieux « autres », que reellement separes par des barrieres physiques.
D'ailleurs le developpement des moyens de circulation fait que ce n'est pas l'eloignement qui
peut consacrer le caractere « autre » d'un lieu, mais bien une inscription. Autant de dispositifs
qui creent l'espace devenu exotique et qui le balisent en meme temps'.
Ainsi l'heterotopie existe par un dispositif qui lui garantit d' etre separe des lieux communs,
qui fait exister un espace de liberte (effective ou fantasmee ?), voire de permissivite. Le dispositif
fonctionne comme un clapet a deux voies qui regule les flux (n'importe qui n' entre pas) et
permet en meme temps une autonomie, plus exactement une libre superposition dans le temps
et l'espace, d'individus prenant part a des dimensions radicalement differentes de la realite
sociale. Par exemple, dans l'espace des zones de detaxe des aeroports, les passagers s'y cotoient
en attendant leur avion, et le temps de leur voyage, sans pour autant partager des elements de
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cree est aussi mental, voire textuel. En effet : le roman est proche de l'heterotopie, sans pour
autant en partager tout a fait les caracteristiques- il n'y a pas d'isolement spatial a proprement
parler.
Pour preciser davantage la dynamique de l'heterotopie et pour 1' appliquer a un cas de figure
concret, nous pouvons examiner un dispositif particulier qui fait exister une heterotopie, a savoir
Internet. npeut en effet etre eclairant de com parer l'interet porte ces dernieres annees a Internet
avec une heterotopie. Internet fonctionne comme la concretisation d'une utopie pour l'homme6•
Cet espace autre, qui a pourtant une realite effective, et qui nous donne 1'occasion de construire
des formes alternatives de rencontres a cote de celles qui ont lieu dans des seminaires ou dans les
salles de reunion. La cafeteria se rapprocherait assez de cet espace autre : les echanges sont plus
simples, plus immediats, plus directs, plus informels. De meme, Internet permet de juxtaposer
1'espace local (le cybercafe, le bureau, 1'entreprise, le laboratoire, le domicile) avec un autre
espace, decale, idealise, debarrasse des contraintes contingentes de 1'activite quotidienne. Enfin,
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pour !'illusion. Mais cela ne signifie pas pour autant que le seul ressort de cette illusion est de
nous fourvoyer. Au contraire, elle peut etre le moteur d'une autre dynamique : celle qui consiste
a utiliser I'illusion justement.
Pour illustrer Ia cette dynamique dans 1' utilisation d'Internet, j'effectuerai enfin un parallele
avec Ia fascination que peut exercer le cinema. Cela nous permettra de replacer cette technologie
dans 1'ensemble plus large de ce que 1'on pourrait appeler les « technologies de Ia mediation ».Le
cinema juxtapose deux espaces incompatibles : la salle obscure et 1' ecran anime. nnous isole par
Ia du deroulement des evenements reels pendant le temps de la projection. La projection
cinematographique produit un effet de coupure du monde : elle nous place litteralement hors du
temps et dans un espace different. Dans ce cas, le but est bien de se laisser prendre (quitte a
chercher a s'en deprendre dans le meme mouvement) par le dispositifheterotopique.
Ce qui nous fascine dans le fait d'aller au cinema c'est le collage (!'identification) du
spectateur avec un univers autre qui s' anime devant lui. Comment alors se « decoller » de
l'hypnose qu' exerce la projection filmique, combinee au noir de la salle de cinema, qui nous
coupe du monde exterieur ? Barthes9 propose au spectateur de se placer dans l'histoire
racontee, mais egalement ailleurs. Pourquoi ce dedoublement? TIne s'agit pas d'ajouter ala
vision du film un regard critique - ce qui est toujours possible, mais souvent reserve a ceux qui
ont deja les outils conceptuels pour exercer ce regard. Ce dedoublement consiste a « se laisser
fasciner deux fois, par I'image et parses entours ». La distanciation est done produite, en raison
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Inversement, la tentation d'une ecriture « quasi orale » correspond a cette volonte de faire
fonctionner a plein l'heterotopie. En effet, on peut remarquer de nombreuses tentatives d'ora-
lisation de l'ecriture electronique qui font penser a une ecriture quasi orale: tournures orales,
pas de relecture des messages envoyes, retour de l'analogique dans l'ecriture (onomatopees,
utilisation de caracteres alphanumeriques pour faire des dessins dans les signatures) pratiques
d'inscriptions spatiales de type ideographiques (utilisation de capitales et de « smileys »),
reponses rapides ou interactions en direct, importance de la dimension phatique, ecriture
collective dans les forums electroniques, ecritures synchrones (chat, mud), etc. 10 • Toutefois,
l'oralite que je considere iciest moins- celle d'une ressemblance a l'echange oral que celle qui
consiste a vouloir recreer les proprietes de 1' echange oral a travers un medium ecrit 11 •
Une breve parenthese dans l'histoire de l'ecriture nous eclairera sur les enjeux de cette
volonte d'oralisation de l'ecriture. Pour notre civilisation, l'ecrit sert de reference, la compre-
hension de l'oralite se fait a partir d'une maniere ecrite de penser: ce que designe l'oralite pour
nous ne signifie pas la meme chose que pour une communaute humaine pour laquelle l'echange
oral est le seul moyen de maintenir et de transmettre le savoir et la culture du groupe. Dans un
groupe sans ecriture, la loi et la memoire sont deposees dans la parole. En se transmettant entre
generations, non pas a l'identique, mais fidele a son esprit, le froupe se structure. Dans ce cas, la
parole ne doit pas faire 1' objet d'une appropriation privee1 . Tout au contraire, pour nous, la
parole renvoie a la spontaneite, la subjectivite, les interactions informelles : ces proprietes sont
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fonctionne ici comme un dispositif transitionnel, un dispositif qui permet le passage entre
1'interieur de l'heterotopie et son exterieur. Mais plus encore, la conscience de 1'illusion possible
revele le leurre de Ia communication, qui consiste a croire que 1'autre comprendra effectivement
ce que je lui ecris, tel que je le comprends au moment ou je 1'ecris.
Parce que l'heterotopie cree un monde « autre », on voit apparaitre la necessite d' articuler
une experience du monde vecue sur un mode imaginaire (tout en restant dans la realite) dans
l'heterotopie et la necessite de faire sens dans la realite vecue au quotidien. En fait, il s'agit la
veritablement de la dynamique de la technique, selon Daniel Sibony15 • Pour lui, 1'essence de la
technique, c' est le rapport de transfert. n indique ainsi que la relation de transfert, controlee
dans la cure psychanalytique, mais generale dans nos relations humaines, se manifeste egalement
dans notre rapport aux objets techniques. n en resulte que la technique est pour nous un lieu
d' experimentation de notre relation de transfert au monde : nous nous laissons prendre a la
technique (aux machines qui font les chases a notre place, a la machinerie mediatique, a la
machinerie medicale, etc.), mais nous pouvons egalement nous en degager, grace au transfert.
No us crayons a 1'efficacite de la technique pour pouvoir l'utiliser, et cela nous permet ensuite de
nous en defaire, lorsque nous constatons que ce que nous y trouvons ne correspond plus (ou pas)
a ce que nous y avions cherche. La dynamique de notre rapport a la technique est la meme que
celle du transfert: se laisser prendre dans !'illusion pour pouvoir s'en defaire ensuite 16 • Sans ce
mouvement qui consiste a se degager de I'illusion, tout en la faisant fonctionner, I'objet devient
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sujet de s' eprouver, dans sa dependance au langage, a travers une enonciation : par consequent,
elle fait tiers 18 entre les interlocuteurs et done elle ouvre au symbolique (c'est-a-dire a l'Autre
dans sa difference irreductible). Par consequent, la conscience de la non-maitrise ala fois du
dispositif et de la signification des enonces - revelee par 1'ecriture - permet de faire un travail
d'enonciation ayant une portee symbolique. En d'autres termes, c'est parce que la difference
(dans !'interpretation du sens du texte) et la separation est assumee, acceptee, est utilisee, qu'un
lien- symbolique- peut s'etablir entre les sujets.
Reciproquement : la machine ne peut pas etre en « position tierce », parce qu' elle se prete
trop facilement a une appropriation imaginaire, une derive vers un sentiment d'ubiquite et le
sentiment d'une communication transparente. On voit done que preter une quasi oralite a
l'ecriture comme souligne precedemment, c'est denier l'ecriture comme lien symbolique. C'est
peut-etre a cet endroit qu'Internet peut avoir des effets veritablement porteurs dans le travail de
mediation entre individus, et non pas simplement entre un individu et un dispositif technique.
Mais, si cette potentialite existe, elle ne produira pas necessairement des effets pour les
utilisateurs de la technologie. Tout depend du rapport de l'utilisateur avec I'objet et non pas du
dispositif lui-meme. On peut faire ici un parallele avec la question de !'intelligence artificielle.
Les developpements en intelligence artificielle, les pretentions selon lesquelles une machine peut
imiter !'intelligence humaine jouent en fait sur ce decalage entre ce que produit la machine et ce
que nous lui pretons ou comment nous interpretons cette action 19 • Croire que le dispositif
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Ouvertures
Par consequent, nous pouvons dire, dans le cadre de I'exemple d'Internet choisi ci-dessus,
que !'illusion de la communication plus directe, plus transparente, plus immediate, sans barrie-
res et sans limitations spatio-temporelles, celle-la meme pronee par les utopies du cyberespace,
se heurte a l'ecriture dont elle se sert. Elle nous dit toutle manque dont la communication est
porteuse, et des lors ouvre sur le travail du sujet a travers lequel il est pris (dans l'ecriture et la
langue) la ou il croyait prendre (saisir la signification du message). L'ecriture, sans etre le
symbolique, permet le symbolique. De meme, les dispositifs qui soutiennent ces espaces
d'illusionnement- et de desillusionnement- permettent le symbolique, sans pouvoir le
garantir d'une quelconque maniere (c' est la la tache qui incombe au sujet). On peut affirmer cela,
non pas du fait de !'existence d'une ecriture, mais par le fait que le sujet qui entre dans
l'heterotopie, done qui frequente ces dispositifs de mediation, est egalement sollicite dans une
activite de production. Nous retrouvons Ia un concept important. Le texte en effet n'existe, ne
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Internet comme dispositi/ beterotopique
s'eprouve, que dans un travail de lecture ou d'ecriture qui est toujours une production.
J'emprunte cette notion aux developpements de la linguistique des annees soixante-dix eta la
definition du texte qu' elle esquisse : c' est une productivite, c' est-a-dire un pouvoir generatif qui
s'etablit a travers la polysemie, les possibilites de manipulation et le jeu sur le signifiant. Cette
notion permet de mettre en avant la creation d'effets de sens qui emanent de la mathialite du
texte. Cette materialite renvoie a la capacite structurante du texte, sa stabilite, qui obligent le
lecteur a entrer dans un travail- du mains s'il ne reste pas a une lecture trop superficielle.
Pour conclure, on peut dire que notre rapport au monde passe par toute une serie de
dispositifs, dont il faudrait envisager une typologie: le dispositif comme espace qu'on s'est
approprie imaginairement ou symboliquement, comme moyen de fuite, comme objet fascinant,
comme systeme de contrainte. Ces categories renvoient a une ambivalence permanente : par
exemple utiliser des dispositifs en se consacrant a son travail, est-ce exercer sa creativite, investir
sur le plan imaginaire et symbolique le dispositif, et participer de la culture (le dispositif
transitionnel), est-ce une fuite par rapport a des responsabilites familiales, sociales, etc. (le
dispositif heterotopique), est-ce s'aliener dans un systeme (le dispositif fetiche, !'organisation
comme systeme obsessionnel ou paranoiaque20) ? Mais cette ambivalence dont il est question ici
fait egalement la richesse potentielle du dispositif : il y a un double mouvement que produit le
dispositif. Tout d' abord, un mouvement d' ajustement entre l'univers de 1'action sociale et la part
d'illusion dont elle est porteuse (celle de la rationalite des interactions, de la communication
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etre interessant de parler de dispositifs d'ecriture. Ceux-ci combineraient alors les proprietes du
texte en tant que production et une certaine disposition du sujet a l'egard d'un objet qui permet
d' articuler ce qui est imagine et ce qui est effectif. Sans cette articulation et cette pluralite, le
dispositif devient un instrument au service d'une ideologie, ou un objet qui fascine, ou encore un
moyen de fuite assure (et qui consiste a vouloir rester dans l'heterotopie). Tout comme l'ecriture
nous renvoie a un au-dela du texte, celui de la construction du sens, pour le dispositif d'ecriture,
ce n' est pas le rapport ala machine qui importe, ou les effets rhetoriques ou de construction de
la vraisemblance des enonces, mais la possibilite de sortir de I'illusion d'un rapport au monde qui
pourrait se passer d'un travail de symbolisation.
Deux consequences derivent de cette analyse des dispositifs. La premiere est qu' elle permet
d'articuler les clivages traditionnels entre !'affect (mis du cote des humains, du jeu et de
l'imaginaire) et le produit (mis du cote du rationnel, de la technique et de la science, du pouvoir
et du controle), entre le vecu et l'agence, l'imaginaire et le reel. Les notions d'illusion et de
production du texte, articulees a I'idee d' espace transitionnel et d'heterotopie, constituent un fil
conducteur qui elargit la comprehension de ce qu' est un dispositif, en le considerant a la fois
comme un cadre structurant, contraignant, et comme un espace a investir a travers le rapport (de
jeu, de fascination, de transfert, de production de sens, etc.) que nous y developpons. Les
dispositifs, que l'on peut appeler heterotopiques ou d'ecriture, peuvent participer au travail
d' articulation entre l'univers d' action individuel - non communicable car ancre dans un
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Internet comme dispositif heterotopique
Eldorado, mi-fictionnel, mi-reel, dans lequel ils peuvent s' evader, conquerir et esperer s' enrichir.
Cet autre lieu alimente aussi le desir de faire d'autres machines arever 9 , d'autres machines a
creer et explorer des heterotopies30• On peut d'ailleurs se demander, partant de la, si les
dispositifs que nous investissons et que nous developpons ne meritent pas d'etre analyses avant
tout pour ce qu'ils nous disent du monde de part et d' autre de la &ontiere de l'heterotopie : que
disent-ils de ce que nous creons comme mondes autres pour remedier au notre, de quoi nous
protegent les frontieres ainsi construites, comment fonctionnent les passages dans et hors de
l'heterotopie ?
NOTES
1. CmrrF.Au, M. DE, (1980), L'invention du quotidien, 1. Arts de/aire, Paris, Gallimard, 1990.
2. WINNICOTI, D. W.,]eu et realite: l'espace potentie£ Paris, Gallimard, 1975.
3. Le jeu ne possede pas forcement une dimension de quete. Dans son anthropologie du jeu, Caillois classe les jeux
en quatre grandes categories : agon : competition ; alea : chance ; mimicry : simulacre ; ilinx : vertige. Ces
categories sont aleur tour soumises aune autre classification qui recoupe la precedence selon une gradation allant
du ludus (jeu regie) a la pai'dia (jeu spontane). La notion de quete que j'utilise peut etre associee a celle de
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Internet comme dispositi/ heterotopique
22. On peut penser aux positions d'un Pierre Levy par rapport a une societe« positive», en paix avec elle-meme.
Voir LEvY, P., L'intelligence collective, pour une anthropologie du cyberspace, Paris, La Decouverte, 1995.
23. D' ailleurs, tousles rites de passages sont presentes par Foucault comme des heterotopies. Or il s' agit bien la d'un
travail de symbolisation. Pour une analyse de l'imaginaire du cyberspace comme rite de passage, voir: ToMAS,
David, «Old rituals for new space : rites de passage and William Gibson's cultural model of cyberspace», in
BENEDICT, M. Cyberspace: First Steps, Cambridge, MIT Press.
24. La dynamique des debats electroniques qui se developpent sur Internet illustre bien cette ambivalence : le
dispositif est ala fois utilise comme moyen pour tenter d'imposer son point de vue dans un debat, suivant des
procedes que l'on peut qualifier de rhetoriques, et qui tirent parti des possibilites de manipulation des textes, et
en meme temps un moyen de remise en cause des procedes de communication habituels et une occasion de
refl.echir sur les enjeux profonds, sociaux et epistemologiques, de ces echanges. Voir HERr, Philippe, « Social
Dynamics of an On-Line Scholarly Debate», The Information Society, Washington DC, Taylor & Francis,
vol. 13, 1997, p. 329-360.
25. Elle renvoie, a l'origine, a l'analyse des moyens de cooperation au sein « d' arenes »de negociations entre mondes
sociaux differents. Susan Star etJames Griesemer ont developpe cette notion d'objet frontiere dans leur etude de
la mise en place du musee de zoologie de Berkeley (STAR, s., GRIESEMER, J., ((Institutional Ecology, (( Transla-
tions», and Boundary Objects : Amateurs and Professionals in Berkeley's Museum of Vertebrate Zoology,
1907-39 »,Soda/Studies a/Science, (19), 1989, p. 387-420).
26. Reprise faite par Joan Fujimura, a partir d'une critique de la notion d'objet frontiere: celui-ci ne pennet pas
d'expliquer pourquoi certains choix perdurent et parviennent a s'imposer a de grandes echelles. Elle a done
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