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Stéphane LE LAY
RÉSUMÉ
À partir d’une recherche menée dans un organisme peu connu de la Sécurité sociale,
l’Union des caisses nationales de Sécurité sociale, et consacrée à l’usage d’un outil informa-
tique permettant à des stagiaires en formation professionnelle de travailler à distance, cet
article montre que l’analyse des processus d’appropriation des technologies de communica-
tion par les agents doit tenir compte de l’histoire longue de l’institution. En effet, un
ensemble de tensions liées aux origines politiques et juridiques de l’UCANSS et aux proces-
sus d’homogénéisation de l’architecture du régime général portés par l’État freine l’usage
de cet outil mis en place dans une visée de décloisonnement. Loin de se tourner vers cette
technologie transversale, les stagiaires privilégient avant tout des canaux hérités d’une
période caractérisée par l’autonomie des organismes locaux.
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Entre novembre 2005 et octobre 2006, nous avons mené une recherche
consacrée aux usages de cet outil, présenté par ses promoteurs comme un
moyen particulièrement apte à faciliter le travail formatif des stagiaires, du
fait de son ergonomie (maniement facile), de ses possibilités techniques
(nombreuses fonctionnalités offertes) et surtout de son caractère transversal
aux quatre branches de l’institution. Pourtant, nos analyses indiquent un
mésusage massif de l’outil. Or, si l’on suit les analyses de Bourdieu (1980) et
Coleman (1994) reprises par Greenan et Walkowiak, « les réseaux sociaux
fermés où la proximité sociale entre les individus est forte favorisent le déve-
loppement du capital social, puisque l’information circule mieux et la
confiance est plus forte. Ainsi, des salariés proches en termes de caractéristi-
ques identitaires communiqueraient plus facilement et seraient davantage soli-
daires » (2004, p. 20). On peut donc légitimement s’interroger sur ce qui
pousse des salariés en formation à ne pas utiliser un outil porteur d’innovation
culturelle potentielle leur permettant de continuer à mener le travail formatif
entre deux sessions de rencontres physiques, et donc d’augmenter les chances
de valorisation de leurs capitaux social et culturel. Cette défection
(Hirschman, 1995) découle-t-elle d’un problème d’organisation de la forma-
tion à la Sécurité sociale ? Renvoie-t-elle aux caractéristiques propres à
l’outil ? Trouve-t-elle sa source dans des dimensions socioculturelles plus
classiques (niveau de diplôme des usagers, par exemple) ?
Pour répondre à ces questions, nous allons décrire la configuration sociale
que représente la situation de formation où @tout.net est utilisé. D’inspiration
éliasienne, notre approche vise à mettre au jour un ensemble de processus
institutionnels de longue durée permettant de rendre compte de comporte-
ments individuels (1). Selon le sociologue allemand ([1939] 1991), dans une
société complexifiée (division du travail accrue, niveaux d’intégration diver-
sifiés, conscience de soi et des autres exacerbée), il apparaît extrêmement
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(1) Pour plus de détails sur les implications politique. C’est une autre particularité de notre
de cette approche, nous nous permettons de étude par rapport au champ habituel des
renvoyer à Le Lay (2007). connaissances, comme le soulignait déjà
(2) Le rattachement au service public Parente (2007) dans son étude sur l’informati-
étatique de la Sécurité sociale explique cette sation des services fiscaux.
insistance sur les dimensions juridique et
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(7) Cette recherche a été réalisée à l’Institut revanche, on peut se reporter aux mémoires de
national des télécommunications (Évry), sous fin d’études réalisés à l’École nationale
la responsabilité scientifique de Sylvie supérieure de Sécurité sociale, qui présentent
Craipeau (que nous remercions pour son l’intérêt de se faire l’écho des préoccupations
soutien), dans le cadre du projet INITIATIVE institutionnelles dans une perspective gestion-
mené par le Groupement des écoles de télécom- naire (notamment Kaspruk et Vacchino, 2000).
munications (Paris). Sauf erreur de notre part, (8) Cet échec illustre la faible utilisation
au moment de notre enquête, nous n’avons pas globale des fonctionnalités de discussion de
trouvé ce type de sujet abordé dans d’autres l’outil, et plus généralement les constats
revues, y compris spécialisées (Revue interna- effectués pour les intranets d’entreprise. Sur ce
tionale de Sécurité sociale ou Revue française point, lire par exemple Cohendet, Guittard et
des affaires sociales, par exemple). En Schenk (2007).
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formation : ils sont tous entrés dans une démarche de promotion sociale
interne, en changeant de métier et/ou en progressant statutairement (gain de
niveau hiérarchique). Pour cela, ils ont dû réussir à passer plusieurs filtres de
sélection, à la fois dans leur organisme local et au niveau de l’UCANSS. Ils
font donc partie des salariés parfaitement intégrés, en recherche de mobilité
ascendante, et bénéficiant de capitaux social et culturel suffisamment impor-
tants pour se lancer dans une démarche longue et difficile (ils l’ont souvent
qualifiée de « lourde »). On peut ainsi penser qu’ils sont prêts à « jouer le
jeu » de l’institution durant la formation (qu’ils jugent par ailleurs favorable-
ment), et donc à utiliser les outils mis en place pour les aider.
Pourtant, les données quantitatives nous révèlent tout autre chose (voir
Encadré II pour des explications concernant le recueil des données) : seuls
29,3 % des comptes créés sur le portail @tout.net entre 2002 et mi-2006
avaient eu au moins une connexion courant 2006, la fréquence de connexion
baissant à mesure que les membres « vieillissent ». Cette proportion est légè-
rement supérieure à celle rencontrée dans d’autres configurations productives,
comme c’est le cas à France Télécom par exemple, où « moins d’une
personne sur cinq ayant accès à l’intranet […] participe, même de façon très
occasionnelle, à des forums » (Beaudouin, Cardon et Mallard, 2001, p. 318).
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(14) On est très loin des proportions boratif huit fois plus qu’un membre de base.
avancées par le créateur du portail : « Grosso Les « institutionnels » utilisent massivement
modo, je dirais qu’on a à peu près 20 % trois fonctionnalités liées au travail (nouvelles,
d’hyperactifs, ce qui est un beau chiffre, 40 % mails, fichiers), quand les membres de base
d’utilisateurs et grosso modo 40 % de consom- utilisent principalement deux fonctionnalités,
mateurs purs, des gens qui bougent pas et l’une rattachée au travail (fichiers), l’autre à la
récupèrent l’information. » sociabilité de groupe (albums photos, qui
(15) Un administrateur de « communauté » permet d’alimenter les souvenirs des journées
ou un membre d’une des branches intervenant et soirées passées ensemble durant les sessions
dans un projet participe d’un point de vue colla- de formation « présentielle »).
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l’explication. À plusieurs reprises, les stagiaires nous ont déclaré avoir utilisé
des outils pour mener leur travail de formation en dehors des séquences de
« présentiel ».
« On s’était réparti le travail, chacun devait bosser sur une question, et après on échan-
geait par courrier, par téléphone aussi ça nous arrivait…
Question : courrier électronique ?
Réponse : oui, oui.
Question : est-ce que @tout.net dans ces cas-là était utilisé ?
Réponse : non. Non. C’est… non, nous on ne s’en est pas servi. On s’est servi du courrier
électronique, messagerie électronique (Voilà ou msn).
Question : mais pas l’outil…
Réponse : pas @tout.net, non. » (conseillère en organisation, CPAM).
« On se voyait quand même tous les quinze jours, on s’appelait si nécessaire. On n’a
pas utilisé non plus tout ce qui était chat, donc là on préférait faire par téléphone.
Question : qu’est-ce qui fait qu’on préfère le téléphone plutôt que le chat ?
Réponse : bah peut-être la dextérité au clavier. Je pense que… ouais par facilité, le télé-
phone c’est… Et puis en plus, bon je ne sais pas si ça peut jouer, mais après il y a un as-
pect amical, dans le téléphone, qui… enfin c’est plus convivial à la limite. Mais ça c’est
peut-être une question de génération, je sais pas. Encore que je ne dois pas être beaucoup
plus vieille que vous [rire]. » (fondée de pouvoir, CAF).
@tout.net se voit concurrencé par des outils dont l’usage est perçu comme
plus rapide, plus pratique, plus agréable ou simplement plus habituel. Peut-on
parler d’un usage stratégique des outils disponibles, dans le sens qu’en donne
Crozier (1963) ? En dépit de certains points de convergence (par exemple,
lorsqu’il insiste sur les relations d’interdépendance pour comprendre les jeux
de pouvoir dans l’organisation), son approche de l’action souffre de limites
importantes que Alter divise en deux catégories : un désintérêt pour les
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(16) Un courant en économie explore la marché. Sur le cas des révolutions industrielles
perspective historique pour éclairer les liens britanniques (XVIIIe siècle, années 1920 et
complexes entre découvertes scientifiques, années 1990), lire Kapás (2008).
dynamiques technologiques, formes d’organi- (17) Ce point avait été souligné dès les
sation des firmes capitalistes, environnement années 1950 (Galant, 1955).
institutionnel et politique et transformations du
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(18) Cette manifestation du pouvoir de (20) Bien que la retraite soit en fait du
contrôle étatique se retrouve dans le fait que salaire socialisé et non un risque (pas plus que
tous les accords négociés et conclus par la maternité), il est d’usage, dans les textes
l’UCANSS doivent être agréés par le ministère juridiques, de parler de risques pour désigner
de tutelle. Supprimé durant une courte période, ces différents domaines.
l’agrément ministériel a été rétabli par le décret (21) Dans la réalité, les catégories de
du 12/05/1960 et confirmé par les ordonnances personnes couvertes sont plus larges que cela.
du 21/08/1967. (22) Source : http://www.cram-bretagne.fr/
(19) À ces quatre caisses s’ajoute une cram_bretagne/img/service/organisation_actuelle_
commission traitant spécifiquement des accidents RG.jpg. Consulté le 28 août 2009.
du travail.
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Cette liberté d’action n’était bien sûr pas absolue, car les caisses natio-
nales, jusque très récemment, votaient le budget de l’UCANSS sur leur propre
dotation étatique. Toutefois, cette structure relationnelle complexe débouchait
sur un positionnement difficile à tenir pour l’UCANSS :
« L’UCANSS est un peu un prestataire de services interne, “fournisseur d’expertise” à
la fois pour les caisses nationales, mais aussi directement les vrais clients, qui sont surtout
les organismes de base. Ça, c’est un peu une difficulté pour l’UCANSS : est-ce que nos
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clients sont les organismes de base ou les caisses nationales ? » (ingénieur de formation,
UCANSS).
Selon nous, ces flottements dans la perception des relations entre orga-
nismes expriment les tensions inhérentes aux transformations institutionnelles
de 1967 : d’un point de vue organisationnel, l’UCANSS partage en effet un
certain nombre de prérogatives avec les autres organismes du régime général,
ce que le domaine de la formation professionnelle va nous permettre d’illus-
trer précisément.
(23) Pour complexifier les choses, précisons travaillant au niveau national. Comme les
que chaque caisse nationale possède son propre caisses locales, les caisses nationales peuvent
service de formation, destiné à prendre en rédiger des cahiers des charges en « externe
charge les besoins spécifiques des salariés institutionnel » et en « externe externe ».
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quelque chose en matière de formation, pourquoi elle irait s’adresser à l’UCANSS, puis-
qu’elle considère que ça ne va concerner que son réseau ? Donc elle va développer son
propre système, qu’elle va donner à un cabinet extérieur qu’elle va choisir elle-même.
Alors que, si elle vient par l’UCANSS, elle va se prendre la tête éventuellement parce
qu’on ne sera peut-être pas d’accord sur un certain nombre de choses, etc. » (chargé d’étu-
des, créateur du portail @tout.net, UCANSS).
(24) Les formations internes représentaient, en 2004, 33 % du temps total affecté à la formation
professionnelle, contre 67 % pour les formations « externes externes » et « externes institution-
nelles » (source UCANSS).
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(25) En 2005, l’UCANSS et le réseau des Centres régionaux de formation professionnelle avait
dispensé 36,8 % du temps total de formation professionnelle. Les concurrents « externes externes »
représentaient eux 18,9 % du total (source : UCANSS).
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Pour déployer ses dispositifs, la DFP de l’UCANSS s’appuie sur une archi-
tecture institutionnelle à deux niveaux. Le premier niveau d’intégration est
constitué des Centres régionaux de formation professionnelle (CRFP), orga-
nisés suivant le même principe que les caisses locales (conseil d’administra-
tion, paritarisme), dont ils dépendent à la fois pour le financement et pour la
« gouvernance ». Au nombre de quinze, ces organismes régionaux interbran-
ches sont chargés :
– « De la mise en œuvre au plan régional de la politique générale de forma-
tion et de perfectionnement arrêtée au niveau national. À ce titre, ils assurent
notamment les formations initiales de techniciens et du personnel d’encadre-
ment de premier niveau.
– De la décentralisation et de la mise en application des actions conçues au
plan national par l’UCANSS seule ou en partenariat avec les caisses natio-
nales.
– De la conception et de la réalisation d’actions de formation régionales
spécifiques pour les personnels des organismes de leur région.
– De la diffusion des pratiques de gestion des ressources humaines, en tant
que relais régional, notamment par l’animation des échanges d’expérience
entre les organismes.
– D’un appui technique et pratique aux organismes locaux notamment en
ce qui concerne la conception et la mise en œuvre des plans de formation. »
(site Internet UCANSS).
Le second niveau d’intégration renvoie lui au niveau interrégional, formé
du regroupement des CRFP en quatre plates-formes géographiquement
compétentes. Leur but principal consiste à mutualiser les moyens, attente
inscrite dans le processus de « modernisation » de la Sécurité sociale : on peut
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(26) Sur les conventions d’objectifs et de des réformes de l’État a été rappelé récemment
gestion, on pourra se reporter au numéro de par Baruch et Bezes (2006), en introduction
Droit social (1997). d’un numéro de la Revue française d’adminis-
(27) Le poids croissant, à partir des années tration publique consacré à ce sujet.
1960, des hauts fonctionnaires dans l’impulsion
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terme de la loi, enfin bon bref, toujours est-il que cette question ne s’est jamais posée de
manière claire jusqu’en 2001. » (ancienne directrice de l’UCANSS).
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travailler avec les caisses nationales, ils sont arrivés “c’est nous les patrons, donc vous fe-
rez comme nous on le souhaite”. Mais comme elles sont quatre, il suffit de les mettre au-
tour de la table pour s’apercevoir qu’elles ont des enjeux et des souhaits différents. »
(chargé d’études, créateur du portail @tout.net, UCANSS).
« Il y a une tendance quand même à développer des politiques de branche, et c’est ren-
forcé aussi par le fait que chaque caisse nationale signe une convention d’objectifs et de
gestion avec le ministère de tutelle sur une période de quatre ans, et ça se fait par branche.
Ils ont des objectifs spécifiques à chacune des branches, même s’il y a des tendances com-
munes. Donc il y a un certain nombre de faisceaux convergents qui encouragent les cais-
ses nationales à raisonner par branche, et ça devient d’autant plus compliqué de faire
circuler l’idée que l’on est aussi une institution globale et que l’on devrait pouvoir faciliter
un certain nombre de mobilités notamment. » (responsable pôle commission paritaire na-
tionale de l’emploi et de la formation professionnelle, UCANSS).
(29) Le refus de la CGT de siéger pendant plusieurs années dans les nouveaux conseils issus de
la réforme de 1967 en est une marque.
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La fin des propos pourrait laisser penser que le problème se situe unique-
ment sur la question de la répartition du pouvoir local/national, le cas de
l’UCANSS étant mis sur un même plan que celui d’une autre caisse nationale.
Si ce point joue un rôle indéniable (comme part du conflit pour l’autonomie
des caisses locales), il se double du problème de légitimité propre à
l’UCANSS, telle qu’elle est perçue par les agents locaux :
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(30) Système que l’on peut définir comme de toute nature et format ainsi que dans la “tête
« le processus de capture et d’enregistrement de des individus”) puis de sa redistribution là où
l’expertise collective d’une entreprise quel que elle est susceptible de produire les meilleurs
soit l’endroit où cette dernière réside (les bases profits » (Crié, 2003, p. 67).
de données internes ou externes, les documents
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comment ça va être traité ? Et ça peut être interprété aussi, parce que c’est tout l’inconvé-
nient de l’outil, il n’y a pas de feed-back immédiat qui te permet de dire “attends je me
suis mal exprimé, ce que j’ai voulu dire c’est ça”. Non, on n’a pas ça. C’est une parole et
c’est un écrit. Donc qui reste et qui ne peut pas être après… comme tout écrit, interprété,
réinterprété, remanipulé, machin patin couffin, etc. Le sens nous échappe par rapport à
ça. » (formatrice, CRFP).
Ces risques de voir le sens des écrits échapper à leurs auteurs sont particu-
lièrement sensibles dans la configuration actuelle, où des mécanismes
d’isomorphisme institutionnel et d’isomorphisme compétitif bousculent
l’équilibre organisationnel antérieur, en remettant en cause l’autonomie des
caisses locales et en accroissant la concurrence entre organismes, comme
nous l’avons dit plus haut.
« Les directeurs de caisses avec ce système se vivent plus comme rivaux que
comme… Ils sont plus en rivalité, puisqu’il y a un classement des caisses, un classement
des résultats, une évaluation des directeurs, et ainsi de suite, donc je ne dis pas qu’il ne
faut pas une saine émulation, je ne dis pas ça, mais je veux dire, spontanément, ils n’ont
pas forcément envie de diffuser leurs bonnes pratiques et ainsi de suite. Ça, c’est les li-
mites de l’individualisation, moi je suis pour une part d’évaluation et d’individualisa-
tion, mais il faut bien savoir où l’on met les pieds. Ça ne se manage pas de la même
façon. Donc à la limite il y avait peut-être plus de coopération dans le passé sur certains
aspects qu’aujourd’hui pour ces raisons-là, mais qui ne sont pas des raisons politique-
ment correctes à exprimer, mais qui sont quand même bien réelles. » (ancienne directrice
de l’UCANSS).
Ce point de vue est partagé par deux autres interviewés, qui insistent sur la
discrétion recherchée par les salariés des organismes locaux :
« Disons que le directeur de M. n’a pas trop envie que le directeur de N. voie ce qui se
passe dans sa caisse. Parce qu’en général quand il y a une étude c’est qu’il y a un pro-
blème, et donc on voit les problèmes d’une autre caisse. Chacun garde son territoire […]
tout le monde est prudent à la caisse. » (conseiller en organisation, CPAM).
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l’agent comptable et puis le directeur adjoint, grosso modo. Donc maintenant ça se déve-
loppe, c’est un petit peu étendu, mais sur trois cents, il y a quarante accès chez nous. Donc
on va dire, de façon péjorative, que le commun des mortels ou le technicien de base il n’y
a pas droit. » (auditeur, CAF).
On sait effectivement que les « ordinateurs ne sont pas attribués aux sala-
riés au hasard. L’usage de l’informatique suppose un minimum de capital
scolaire, tout en apparaissant comme un outil de second rang, car elle tend à
être moins utilisée par ceux dont le niveau scolaire est le plus élevé. Il
suppose aussi une certaine ancienneté du salarié : les entreprises attribuent en
priorité les ordinateurs aux employés qu’elles connaissent, en qui elles ont
confiance. Enfin, il semble que ce sont les salariés les mieux rémunérés aupa-
ravant qui bénéficient en premier des équipements informatiques. Si les liens
entre informatisation et organisation reflètent la diffusion de logiques de
travail plus horizontales au sein des entreprises, la diffusion du matériel infor-
matique aux salariés tend à suivre, quant à elle, une logique tout à fait hiérar-
chique. Cette logique verticale est persistante » (Greenan et Walkowiak,
2004, p. 10).
Certes, notre étude ne nous permet pas de mesurer le poids des différentes
explications avancées par les interviewés. Pour autant, l’existence de ces
accès différenciés au dispositif informatique freine mécaniquement l’usage
d’@tout.net pour ceux des agents non ou peu pourvus en « capital technolo-
gique » par leur organisme. Et l’on peut conclure que, dans ces cas,
l’influence de la culture locale en matière informatique s’exerce au détriment
des impulsions transversales nationales, et des intérêts du stagiaire, qui doit
alors se replier sur d’autres outils technologiques.
*
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car mieux connue, et a donc toutes les chances d’être privilégiée dans le
processus d’apprentissage. À l’inverse, en apparaissant comme un outil
étranger, @tout.net crée une distance, et n’est utilisé que dans des circons-
tances particulières, bien souvent réglées selon des modalités définies lors de
rencontres physiques préalables. En ce sens, on peut donc dire que l’habitude
intrabranche des organisations l’emporte sur la nouveauté transversale
recherchée par l’institution.
Ainsi, pour rendre compte de l’équilibre du pouvoir dans le processus de
formalisation collective du savoir et donc de la valorisation du capital culturel
des agents, fonctionnant en étroite interdépendance avec leur capital
social (34), l’analyse ne peut faire l’économie de l’histoire institutionnelle
globale, qui influe sur les trajectoires individuelles. Faute de quoi, elle ne peut
réellement saisir l’organisation des forces, souvent contradictoires, modelant
la tension entre confiance et méfiance dans les relations interpersonnelles
transversales à plusieurs organisations locales prises dans des dynamiques de
grande ampleur modifiant profondément leur mode de gouvernement.
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CRESPPA
Cnrs-Universités Paris VIII-Paris X
59-61, rue Pouchet
75017 Paris
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(34) « Dans le cas de l’informatique au connaissances, le goût pour tel type de travail,
moins, la valorisation du capital culturel repose l’aptitude à nouer des relations avec certaines
[…] sur une succession de transformations : de personnes, joueront, à tel ou tel moment, un
capital culturel en capital social, de capital rôle-clé. Le processus est dynamique. Les
social en capital culturel. Au cours de ces relations nouées sur la base de certaines dispo-
processus de valorisation, les dispositions à sitions et de certains savoirs engendreront de
l’égard des techniques, les dispositions nouveaux savoirs et de nouvelles disposi-
morales, le genre de vie et de loisirs, les tions. » (Gollac et Kramarz, 2000, p. 12).
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ANNEXE I
L’outil @tout.net est apparu en 1997, période où, selon son créateur, les quelque 10 000 informa-
ticiens du régime général se trouvaient face à des difficultés liées à un décalage entre les nouvelles
attentes de l’institution (réseau) et leur qualification acquise (développement), en raison notamment
des évolutions de la structuration technique des organismes liée à la « modernisation » (carte vitale,
techniques de gestion de documents, etc.). Cela à un moment où les responsables de la Sécurité so-
ciale privilégiaient la voie technologique pour accroître la productivité du travail tout en diminuant la
main-d’œuvre (recherche de polyvalence des agents [35]). Le créateur du portail proposa donc son
idée à la Direction de la formation professionnelle dans l’optique de développer un outil technique
permettant la création de liens durables entre membres d’un même métier et l’échange permanent
d’informations pour tenir à jour les connaissances, et ce de manière transversale. @tout.net constituait
donc un outil mis en place pour une action ciblée de formation répondant à l’injonction à la « moder-
nisation par l’usager » (Weller, 1998) impulsée par les pouvoirs publics, dans un contexte managérial
favorable aux solutions privilégiant la collaboration en réseau (Segrestin, 2004, pp. 265-274).
Mais très rapidement, la DFP allait élargir le périmètre d’action d’@tout.net, dans le but d’en
faire un outil facilitant la constitution d’identités professionnelles par-delà la spécialisation intra-
branche, de manière à accompagner la politique de mobilité interbranches souhaitée par les diri-
geants de la Sécurité sociale : le portail devait être un moyen pour chacun « de prendre cons-
cience de ce que fait l’autre » (ingénieur de formation, UCANSS), même si ce souci de mobilité
institutionnelle concernait avant tout « des métiers orphelins à forte valeur ajoutée » (chargé
d’études, créateur du portail @tout.net, UCANSS). Toutefois, en cohérence avec les nouvelles
dynamiques d’isomorphisme institutionnel, l’UCANSS élargira à nouveau le champ d’action du
dispositif, vers des groupes projets cette fois.
@tout.net (36) est accessible à partir de l’adresse Internet du site (37), dont la première page
présente le portail pédagogique de l’UCANSS, et à partir de laquelle les stagiaires peuvent accéder
à différentes sous-rubriques (accueil, foire aux questions, etc.), dont celle intitulée « Abonnés », où
l’internaute doit s’identifier de manière à accéder à la page visualisant l’ensemble des groupes aux-
quels il est abonné. La page « Mes groupes » donne accès à un tableau de bord récapitulant les
« communautés » (38) auxquelles le stagiaire appartient (formation, métier, projet ou ingénierie de
formation, ainsi que la « communauté » générale, qui regroupe l’ensemble des membres
d’@tout.net). Dans chacune des « communautés », on retrouve seize fonctionnalités regroupées
sous une rubrique intitulée « Publications », divisée en trois catégories (communiquer, partager, or-
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(35) Ceci est aussi vrai pour les fonctions externe, relayé en interne par une administra-
techniciennes (Moreau et Lévy, 1991) que les trice qui s’occupe, entre autres tâches, du suivi
fonctions informaticiennes. logistique (création des fiches membres, attri-
(36) Un consultant en management des techno- bution du mot de passe, etc.), ainsi que du suivi
logies a mené une petite étude sur cet outil du contenu de la « communauté » générale.
(Humeau, 2005). Malheureusement, l’utilisation (38) En accord avec certaines approches
incontrôlée des données qualitatives et statistiques théoriques (Wenger, 1998 ; Tremblay, 2005),
conduit à une surestimation de l’ancrage de l’outil l’UCANSS utilise l’idée de « communauté »
dans les habitudes de travail des (anciens) stagiaires, pour désigner les groupes formés sur @tout.net.
et en produit finalement une vision enchantée. Comme l’usage du terme durant les entretiens
(37) Depuis sa refonte suite à son externali- est demeuré marginal par rapport à ceux de
sation en 2000, l’ensemble du portail est pris en « groupe » ou « promotion », nous avons utilisé
charge sur le plan technique par un provider les différents vocables.
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ANNEXE II
Sexe
Femmes Hommes
Accès à la formation Sécurité sociale* 58 57
Accès à la formation ensemble des entreprises** 37 41
* Source : UCANSS (2004). Tous organismes de Sécurité sociale confondus.
** Source : Céreq (exploitation des déclarations 2483, 2004).
Taille d’organisme
10-19 20-49 50-299 300-499 500-1 999 2 000 +
Accès à la formation Sécurité sociale 51 66 66 63 55 51
Source : UCANSS (2004).
Taille d’organisme
10-19 20-49 50-249 250-499 500-1 999 2 000 +
Accès à la formation ensemble
13 20 34 42 49 51
des entreprises
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