Graber Deux Souvenirs Sur Lénine en Suisse 1918
Graber Deux Souvenirs Sur Lénine en Suisse 1918
Graber Deux Souvenirs Sur Lénine en Suisse 1918
en Suisse
Ernest-Paul Graber
Source : « La Sentinelle », 84e année, n°204 et n° 206 des 4 et 6 septembre 1918. Notes MIA.
L énine a été entraîné dans le formidable remous d’une révolution. Il s’est trouvé dans la situation
d’un pilote habile et énergique emporté sur les vagues d’un fleuve déchaîné. Alors qu’il était en
Suisse, cet homme, qui semble avoir prévu tous les avatars de la révolution et toutes les
difficultés, n’avait pu cependant songer qu’il aurait un rô le aussi considérable à jouer et des
responsabilités aussi lourdes à supporter. Il pensait à la contre-révolution et disait qu’il y aurait
certainement des heures de violence à traverser. Comme la camarade Spiridowna, il savait qu’on ne
fait pas une révolution avec des gants. Avait-il pu seulement entrevoir la terreur des socialistes-
révolutionnaires de gauche ?1 Avait-il pu prévoir l’exécution de camarades qui avaient lutté avec lui
contre la bourgeoisie ? Nous en doutons. Il a été dépassé par les événements comme l’état-major
allemand l’a été par la guerre.
À l’heure où l’attentat2 d’une stipendiée de la contre-révolution attire l’attention sur lui, nous
voudrions le présenter à nos lecteurs tel que nous le vîmes en deux circonstances spéciales. Là -haut,
dans l’agreste Kienthal que domine la Blumlisalp, une trentaine de congressistes3 cherchent à sauver
l’Internationalisme du naufrage et mettent tout leur espoir dans l’action des masses. Plus aucune
confiance dans aucun des gouvernements de classe ayant suivi la politique d’infamie qui conduisit
l’Europe à la guerre. Il y à là des Allemands, le vieux Ad. Hoffmann, de Berlin, le plus intransigeant des
députés à la Diète de Prusse, celui qui ne fit jamais aucune concession à la réaction de Berlin et qui ne
fléchit jamais dans la lutte. Meyer sortait de prison et peu après se vit chassé de la rédaction du
« Vorwaërts ». Fleitschner, de Dresde, venait de perdre un fils à la guerre et luttait contre le courant
1
La Fraction de gauche au sein du Parti socialiste-révolutionnaire s’est constituée en parti indépendant en décembre
1917. Les S-R de gauche ont soutenu la révolution d’Octobre et ont formé en décembre 1917 une coalition avec les
bolcheviques en intégrant le Conseil des commissaires du peuple et les nouvelles institutions soviétiques (Tchéka,
Armée rouge…). Farouchement opposés au traité de paix Brest-Litovsk, une courte majorité des S-R de gauche
décide d’assassiner l’ambassadeur allemand Mirbach le juillet 1918 afin de provoquer une nouvelle guerre. Cet acte
sera durement réprimé par les bolcheviques et le parti disparaîtra peu à peu, miné par la répression, les départs et
plusieurs scissions qui rejoindront le parti bolchevique.
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Le 30 août, 1918, en sortant d’un meeting tenu à l’usine Mikhelson de Moscou, Lénine était blessé par deux balles
tirées par la socialiste-révolutionnaire Fanny Kaplan. Celle-ci fut exécutée le 8 septembre. Cet attentat poussa les
bolcheviques à décréter la « terreur rouge » le 5 septembre.
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Zimmerwald et Kienthal sont les noms des villages suisses où eurent lieu des conférences socialistes internationales
contre la guerre, respectivement les 5-8 septembre 1915 et les 24-25 avril 1916. L’objectif de ces conférences était
de regrouper les courants socialistes internationalistes et pacifistes européens à la suite du naufrage de la IIe
Internationale au début de la Première guerre mondiale, majoritairement dominée par les courants « social-
patriotes ». Lénine anima l'« aile gauche » de l’Union Zimmerwald, dont les membres formeront pour la plupart les
cadres de la future IIIe Internationale.
1
social-patriote.
Parmi les Français, il y avait Blanc, Raffin-Dugens et Brizon qui seul resta jusqu’au bout et qui
déclara que la France était le véritable professeur de révolutions. Parmi les Italiens se trouvaient
Modigliani, qui vient de se distinguer au procès de Turin par sa plaidoirie, Morgari, l’éternel voyageur
au regard si bon ! Dugoni, un ardent, un croyant, un enthousiaste et doux, brave, cordial, avec ses beaux
yeux bleus et brillants ; Serrati, l’homme de feu et de fièvre, et le vieux et brave Prampolini, le grand
convaincu. Dans un angle, un peu à l’écart, un grand gaillard, une silhouette d’athlète, avec une face
toujours un peu souriante, percée de deux yeux vifs où brillaient la foi ardente et la résolution, c’était le
Serbe Katzlérovitch.
Et puis, car je ne parle pas des Suisses, il y avait le Portugais Peluso, dans sa course incessante
autour du monde, le Polonais Radek, myope, porteur de verres épais, à la face glabre, aux lèvres
lourdes, fumant une grosse pipe. Lapinsky, un autre Polonais, un érudit, plus myope encore que Radek,
et doux, modeste, se cachant sauf quand l’heure était là de prendre une décision virile. Alors il se
réveillait soudain. Zinoview, lui, tête de juif russe aux cheveux bouclés, parlait toujours avec feu mais
était toujours prêt à se montrer cordial avec tous, pourvu qu’on ne lui demandâ t pas de sacrifier la
moindre parcelle de principes. C’était le centre du groupe d’extrême-gauche avec Radek, la camarade
Pétroff [Inéssa Armand] et Lénine. La camarade Pétroff – qu’est-elle devenue ? – était une apô tre de la
révolution. Pour elle, tout le socialisme se résumait en ce mot. Et elle était si sincère et si ferme en sa
douceur.
Lénine était près de l’angle de la grande table. Je le revois encore. Il était là , ne perdant pas un mot et
ne parlant presque jamais. De taille moyenne, les cheveux très ras, les yeux légèrement bridés à la
façon de l’Extrême-Orient, les pommettes saillantes, des taches rousses sur la figure et les mains, une
petite barbe pointue et rousse, souriait aisément et parlait – quand il prenait la parole – avec beaucoup
de douceur, entassait les arguments. Il était féru de logique. Il recourait volontiers à des exemples tirés
de l’histoire des révolutions, qu’il connaissait par le menu. Aucune difficulté du problème économique
ne lui paraissait étrangère et la diplomatie semblait n’avoir pas de secrets pour lui.
Ses camarades, malgré la modestie de son attitude, l’écoutaient avec respect. Zinoview, en son ardeur
débordante, s’insurgeait parfois. On sentait bien qu’il était un chef, on le devinait plutô t. On n’aurait
point prédit, cependant, que cet homme jouerait un tel rô le. En lui perçait surtout l’indomptable, celui
qui ne fait aucune concession, qui préfère la mort au compromis, qui toujours répétait : « C’est
l’opportunisme qui a tué l’Internationale ! » Un autre Russe lui tenait tête parfois, Martoff. Maigre,
nerveux, la main tremblante, la parole hachée, bégayant parfois, ce rat de bibliothèque semblait une
encyclopédie vivante. C’était un grand discuteur devant l’É ternel. Lénine savait mieux tenir compte des
faits. Axelrod, lui, parle le moins de tous. Fatigué, usé, vieilli, un peu craintif, il paraissait manquer de
souffle pour suivre même Martoff. On comprend que la révolution l’ait laissé en arrière.
Pendant plusieurs jours, nous vîmes ainsi Lénine au milieu de ces groupes, et toujours calme,
toujours modeste, toujours sû r de lui, renonçant à toute concession. Zimmerwald ne semblait pas
suffisamment net et suffisamment intransigeant pour lui.
II
Quelques mois plus tard, j’eus l’occasion de me retrouver cô te à cô te avec Lénine. La révolution avait
éclaté en Russie. Le tsar, que la presse idiote appelait toujours « l’ami loyal et fidèle », alors qu’elle
accabla Wilson de son mépris et de ses insultes, avait été arraché de son trô ne. C’était le pivot de la
plus sombre des réactions anti-populaires et liberticides qui disparaissait. Le peuple russe en avait
assez de cette guerre, tandis que les races plus civilisées de l’Europe centrale et occidentale « en
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voulaient » encore. Nicolas, en outre, trahissait avec les Stü rmer. La bourgeoisie russe tenta de
reprendre le pouvoir alors que les révolutionnaires socialistes avaient fait les frais du soulèvement. La
Douma4 et certains conseils de ministres cherchèrent à se constituer les gardiens des privilèges
capitalistes en apprivoisant les prolétaires. On vit Lvof et Milioukof prendre figure de socialisants pour
endormir les masses « ignorantes » de Petrograd et Moscou. Leur habileté ni leur machiavélisme ne
trompèrent le peuple. Ils durent faire place à Kerensky.
On en était là au 18 mars 1917 quand Lénine fut appelé à venir à La Chaux-de-Fonds prononcer un
discours en commémoration de la Commune. Ce sujet avait ainsi une actualité quasi tragique. Des
rapprochements étranges s’imposaient. Le dimanche après-midi, donc, dans la salle du Cercle ouvrier,
Lénine arriva accompagné de plusieurs de nos amis russes, de notre brave camarade Abramovitch,
entre autres. Les yeux de celui-ci pétillaient de joie. De sa voix si chantante, il nous disait tout son
bonheur d’avoir Lénine au milieu de nous. Il semblait pressentir que son grand ami, un organisateur de
premier ordre vers lequel des milliers et des milliers de militants tournaient leurs regards, allait
donner à la révolution un caractère vraiment prolétarien.
Quand Lénine traversa la première salle du Cercle ouvrier, personne ne le remarqua. Il arrivait, le
chef couvert d’une vilaine casquette de chauffeur, habillé d un manteau gris-jaune sentant l’usure, les
mains dans les poches. Il avait vraiment « mauvaise façon », comme on dit chez nous. Mais son regard
et son sourire effaçaient vite cette impression pour ceux qui s’y attachaient.
Quand il prit la parole, il tira de son manteau des feuillets. L’heure n’était pas aux improvisations. Les
mots avaient une valeur nouvelle, énorme. Il fallait les peser. Et tranquillement, sans jamais aucun éclat
dans la voix, il parla de la Commune, de la révolution surtout et dit tout l’espoir qu’il avait en une
libération prochaine de la classe ouvrière européenne réveillée par l’épouvantable crime de la
bourgeoisie capitaliste. Il se réjouissait de la révolution russe, mais il y voyait le prélude d’une
révolution prolétarienne européenne. Son internationalisme était si sincère qu’il ne distinguait pas,
qu’il ne divisait pas. Ce qui le faisait vibrer, c’était la libération de toute la classe ouvrière du continent
du joug capitaliste et, comme Russe, il se réjouissait que la Russie ait donné le signal. Un bon nombre
de Russes étaient là, de ceux qui avaient goû té de la prison ou de la Sibérie, de ceux qui avaient fui
devant les condamnations. Bientô t, ils allaient repartir et, avec Lénine, se lancer dans la mêlée.
Ils avaient connu la misère, la souffrance, la maladie, les privations. Ce n’étaient pas des âmes
pusillanimes comme celles des héros bourreurs de crâ nes de la presse à cancans. Ils avaient risqué leur
vie. Ils allaient la risquer encore et cela sans fanfaronnade, mais aussi sans hésitation. Ils avaient foi en
leur idéal révolutionnaire. Ils savaient que la lutte serait terrible. C’étaient des hommes et non des
Muret ou autres insulteurs imbéciles donnant la nausée par leur veulerie grotesque. Quand la causerie
fut terminée, Lénine remit sa grande casquette de chauffeur et avec quelques-uns d’entre nous repassa
dans la première salle, causa un instant, nous serra la main et partit avec Abramovitch.
— Qu’est-ce que c’est que ce type-là ? nous dirent des camarades du Cercle.
— Ça ! Lénine ?
Quelques jours plus tard, je recevais un télégramme : « Prière venir ce soir Berne signer protocole de
départ : Oulianoff ».
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Douma d’État, institution représentative dans la Russie tsariste convoquée à la suite de la révolution de 1905-1907.
En principe assemblée législative, elle n’avait aucun pouvoir réel. Ses membres n’étaient pas élus au suffrage
universel, mais selon un mode de scrutin inégal et indirect. Les droits électoraux des classes laborieuses et des
minorités nationales étaient très restreints.
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Je demeurai songeur. Qui donc était cet Oulianoff ? Que me voulait-il ? Quel est ce protocole à signer ?
Par téléphone, je tentai de m’informer au Volkshaus [Maison du Peuple] de Berne.
On ne me rappela pas et je ne répondis pas à l’appel énigmatique. Peu après j’appris que Lénine et
Oulianoff, ce n’était qu’un, mais Oulianoff-Lénine était parti.
Sans pouvoir partager toutes les idées ni tous les moyens, toute la tactique de Lénine, il faut que je
déclare qu’il est certainement une des figures les plus grandes et les plus intéressantes de la
révolution. Bien plus, les attaques fanatiques, sectaires, parfois à caractère neurasthénique, dont il est
l’objet de la part de la bourgeoisie accroissent notre sympathie pour lui. C’est un jeu aisé de se
solidariser avec ceux que toute la haute canaille loue dans la formidable presse à sa dévotion. Un
Hindenbourg, un Ludendorf, un Clémenceau, un Lloyd George sont des dieux et Lénine une vile
racaille, pour eux. Nous méprisons ces dieux et allons plutô t à la vile racaille, surtout quand elle tente
de briser l’infâ me puissance du capitalisme, dont agonise le monde.
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Spiridonova, Maria Alexandrovna (1884-1941). Membre du parti socialiste-révolutionnaire (SR)
depuis 1902. Membre de son organisation militaire depuis 1905. Exécute un conseiller du
gouvernement tsariste en 1906 et condamnée au bagne à perpétuité. Membre du Comité de Petrograd
du parti SR en 1917. L’une des dirigeantes du Parti des socialistes-révolutionnaires de gauche
(Internationalistes). Présidente de la section paysanne et membre du présidium du Comité exécutif
central des soviets (VTsIK) en 1917-1918. Adversaire de la paix de Brest-Litovsk, elle organise
l’assassinat de l’ambassadeur allemand von Mirbach du 6 juillet 1918 et. À partir de 1918, arrêtée et
déportée à plusieurs reprises. Fusillée le 11 septembre 1941.
Meyer, Ernst (1887-1930), adhère au SPD en 1908, membre de la rédaction du « Vorwärts » à partir de
1913. Membre de l’aile gauche du parti, démis de ses fonctions de rédacteur en 1915. Participe à la
conférence de Kienthal et l’un des fondateurs de la Ligue Spartacus, puis du Parti communiste
allemand en 1918, membre de son CC en 1918-1923 et 1926-1929. Rédacteur en chef de son journal
« Die Rote Fahne » à partir de 1921. Écarté de la direction par la majorité de gauche en 1924 ;
réintégré en 1926 ; de nouveau écarté pour s’être opposé à la ligne d’ultra-gauche du Komintern en
1929.
Blanc, Alexandre, (1874-1924), instituteur ; syndicaliste CGT et député du Vaucluse (1906), membre
du conseil fédéral des syndicats d’instituteurs (1912). S’oppose à l’Union Sacrée pendant la guerre,
participe à la conférence de Kienthal (1916) et à la fondation du PCF (1920).
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les bolcheviques et s’oppose à la création du Parti communiste italien. Fonde le Parti socialiste unifié
avec Giacomo Matteotti et Filippo Turati en 1922.
Peluso, Edmondo (1882-1942), né à Naples, quitte l’Italie en 1898 et vit successivement dans divers
pays (États-Unis, France, Allemagne, Espagne, Portugal…) où il milite dans les partis socialistes
locaux. Collabore à la presse socialiste allemande à partir de 1910. Internationaliste en 1914,
représente la social-démocratie portugaise à la Conférence de Kienthal. Membre de la Ligue Spartacus
puis du Parti communiste allemand. Retourne en Italie et rejoint le PCI à sa fondation en 1921.
Délégué italien au 4e Congrès du Komintern. Représentant du PCI au Comité exécutif de l’I.C.
Retourne en Italie en 1925, collaborateur régulier de « L’Ordine Nuovo » et rédacteur à « L’Unità ».
Condamné par le régime fasciste, émigre en URSS et travaille pour l’appareil du Komintern, puis
pour l’Institut du marxisme-léninisme en 1927. Arrêté pendant les purges staliniennes en 1938,
déporté et finalement exécuté dans un camp en 1942.