Kroupskaya Journées D'octobre 1933

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Les journées d’Octobre

Souvenirs sur Lénine


N. Kroupskaïa

Source : L’insurrection armée d’Octobre à Petrograd. Éditions en Langues étrangères, Moscou,


1958, pp. 5-25.

L a prise du pouvoir en octobre avait été mû rement étudiée et préparée par le parti du
prolétariat, le Parti bolchévik. En juillet, une insurrection éclata spontanément1. Mais le parti,
conservant toute sa lucidité, estimait que l’heure de l’insurrection n’avait pas encore sonné,
les masses n’y étant pas encore prêtes. Le Comité Central décida de retarder le soulèvement populaire.
Il était difficile de retenir les insurgés, ceux qui n’aspiraient qu’au combat ; il était particulièrement dur
aux bolcheviks d’entreprendre cette action, mais ils firent leur devoir, comprenant l’énorme
importance d’un choix judicieux de l’heure de l’insurrection.

Deux mois s’écoulèrent. La situation s’était modifiée. Aux environs du 13 septembre, Lénine obligé
de se cacher en Finlande, écrivait au Comité Central ainsi qu’aux Comités de Petrograd et de Moscou :
« Disposant de la majorité dans les deux Soviets des députés ouvriers et soldats de la capitale, les
bolchéviks peuvent et doivent s’emparer du pouvoir d’État. » Lénine expliquait pourquoi c’était
précisément à ce moment qu’il fallait prendre le pouvoir. Il était question de livrer Petrograd, ce qui
aurait réduit les chances de victoire. On parlait également d’une paix séparée entre les impérialistes
anglais et allemands. « Proposer la paix aux peuples, précisément en ce moment, c’est s’assurer la
victoire »2, écrivait Lénine.

Dans sa lettre au Comité Central, Lénine expliquait en détails comment déterminer l’instant de
l’insurrection, comment la préparer :

« Pour réussir, l’insurrection doit s’appuyer non sur un complot, non sur un parti, mais sur la
classe d’avant-garde. C’est là le premier point. L’insurrection doit s’appuyer sur l’essor
révolutionnaire du peuple. Deuxième point. L’insurrection doit s’appuyer sur un tournant décisif
dans l’histoire de la révolution ascendante, quand l’activité des rangs avancés du peuple est la
plus grande, que les hésitations dans les rangs des ennemis et dans les rangs des amis faibles,
incertains et irrésolus de la révolution sont les plus fortes. Troisième point. »3

1
Il s’agit de la manifestation spontanée d’un demi-million d’ouvriers et de soldats de Petrograd, qui eut lieu les 3 et 4 (16
et 17) juillet, contre le Gouvernement provisoire. Cette manifestation, qui menaçait de se transformer en une intervention
armée, avait lieu sous le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux Soviets ! ». Les bolcheviks, estimant que le moment n’était
pas encore propice pour l’insurrection, se mirent à la tête de cette manifestation et lui imprimèrent un caractère pacifique
et organisé. Le 4 (17) juillet, sur ordre du Gouvernement provisoire, la manifestation pacifique fut accueillie par une
fusillade. Des journaux bolcheviks, dont la « Pravda » et la « Soldatskaïa Pravda » (La Vérité du Soldat), furent interdits.
Des répressions massives eurent lieu contre les bolcheviks et les soldats qui avaient pris part à cette manifestation. Le
Parti bolchévik passa dans la clandestinité et se prépara à l’insurrection. (Dans ce qui va suivre, les renvois, excepté les
notes de l’auteur, sont dus aux rédacteurs du présent recueil. N.R.)
2
Voir V. Lénine, Œuvres, 4e éd. russe, t. 26, pp. 1-3.
3
Voir V. Lénine, Marx-Engels-Marxisme. Éditions en langues étrangères. Moscou 1954, pp. 454-455.

1
En terminant sa lettre, Lénine indiquait ce qu’il fallait faire pour aborder l’insurrection selon la
méthode marxiste, c’est-à-dire comme un art :

« Et pour considérer l’insurrection en marxistes, c’est-à-dire pour la considérer comme un art,
nous devons en même temps, sans perdre une minute, organiser un état-major des détachements
insurrectionnels, répartir nos forces, dépêcher les régiments sûrs vers les points les plus
importants, cerner Alexandrinka4, occuper la forteresse Pierre-et-Paul arrêter l’état-major
général et le gouvernement, envoyer contre les élèves-officiers et la division sauvage des
détachements capables de sacrifier leur vie plutôt que de laisser l’ennemi passer vers les centres
importants de la ville. Nous devons mobiliser les ouvriers armés, les appeler à un dernier combat
acharné, occuper d’un coup le télégraphe et le téléphone, installer notre état-major
insurrectionnel au Central téléphonique, le relier par téléphone à toutes les usines, à tous les
régiments, à tous les points où se déroulera la lutte armée, etc.

Tout cela naturellement n’est dit qu’a titre d’indication pour montrer qu’à l’heure où nous
sommes, on ne saurait rester fidèle au marxisme, rester fidèle à la révolution, sans regarder
l’insurrection comme un art. »5

Obligé de rester en Finlande, Lénine redoutait vivement que l’on ne laisse échapper le moment
favorable à l’insurrection. Le 7 octobre, il écrit à la Conférence de la ville de Petrograd, au Comité
Central, au Comité local, au Comité de Petrograd, ainsi qu’aux bolchéviks, membres des Soviets des
villes de Petrograd et de Moscou. Le 8, il adresse une lettre aux camarades bolchéviks, membres du
Congrès des Soviets de la région du Nord ; il craint que cette lettre ne leur parvienne pas ; le 9, il arrive
à Petrograd s’installe clandestinement dans l’arrondissement de Vyborg, d’où il dirige la préparation
de l’insurrection.

Ce dernier mois, une seule et unique pensée occupait Lénine, celle de l’insurrection ; il
communiquait son enthousiasme et sa conviction à tous ses camarades. Sa dernière lettre, adressée de
Finlande aux bolchéviks qui participaient au Congrès des Soviets de la région du Nord6, a une
importance toute particulière. En voici un passage :

« … l’insurrection armée est une forme particulière de la lutte politique ; elle est soumise à des
lois particulières, qu’il importe de méditer attentivement. Karl Marx a exprimé cette pensée avec
un relief saisissant quand il écrivait : « Comme la guerre, l’insurrection armée est un art. »

Voici quelques règles principales que Marx a données de cet art :

1. Ne jamais jouer avec l’insurrection et, quand on la commence, être bien pénétré de l’idée qu’il
faut marcher jusqu’au bout.

2. Rassembler, à l’endroit décisif, au moment décisif, des forces de beaucoup supérieures à celles
de l’ennemi, sinon ce dernier, mieux préparé et mieux organisé, anéantira les insurgés.

3. L’insurrection une fois commencée, il faut agir avec la plus grande décision et passer
absolument, coûte que coûte, à l’offensive. « La défensive est la mort de l’insurrection armée. »

4. Il faut s’efforcer de prendre l’ennemi au dépourvu, de saisir le moment où ses troupes sont
dispersées.

4
Alexandrinka : Théâtre Alexandra à Petrograd, où siégeait la prétendue Réunion démocratique convoquée par les
menchéviks et les socialistes-révolutionnaires, dans le but de consolider les positions du Gouvernement provisoire.
5
Voir V. Lénine, Marx-Engels-Marxisme. p. 461.
6
C’est inexact. Le texte cité ci-dessous par N. Kroupskaïa est extrait de la lettre de Lénine « Conseils d’un absent ».

2
5. Il faut remporter chaque jour des succès, même peu considérables (on peut dire à chaque
heure, quand il s’agit d’une ville), en gardant à tout prix l’ « avantage moral ».

Marx a résumé les enseignements de toutes les révolutions sur l’insurrection armée en citant le
mot de Danton, le plus grand maître de la tactique révolutionnaire que l’histoire ait connu : « de
l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace »

Appliqué à la Russie et à octobre 1917, cela veut dire : offensive simultanée, la plus soudaine et
la plus rapide possible sur Petrograd, venant absolument du dehors et du dedans, des quartiers
ouvriers et de Finlande, de Revel et de Cronstadt, offensive de toute la flotte, concentration de
forces de beaucoup supérieures aux 15-20 mille hommes (peut-être davantage) de notre « garde
bourgeoise » (élèves-officiers), de nos « troupes vendéennes » (une partie des cosaques), etc.

Combiner nos trois forces principales : la flotte, les ouvriers et les unités de troupes de façon à
occuper à tout prix et à conserver, quelles que soient les pertes que cela puisse coûter : a) le
téléphone ; b) le télégraphe ; c) les gares ; d) les ponts en premier lieu.

Choisir les éléments les plus résolus (nos « troupes de choc », la jeunesse ouvrière et les meilleurs
matelots) et en former de petits détachements chargés d’occuper les points les plus importants et
de participer partout à toutes les opérations décisives, par exemple : Encercler et isoler Petrograd,
le prendre par une attaque combinée de la flotte, des ouvriers et des troupes, tâche qui exige de
l’art et une triple audace.

Former des détachements, composés des meilleurs ouvriers qui, armés de fusils et de grenades,
marcheront sur les « centres » de l’ennemi (écoles d’élèves-officiers, télégraphe, téléphone, etc.) et
les encercleront sous le mot d’ordre : périr jusqu’au dernier plutôt que de laisser passer l’ennemi.

Espérons que si l’insurrection est décidée, les dirigeants sauront appliquer efficacement les
grands préceptes de Danton et de Marx.

Le triomphe de la révolution russe et de la révolution mondiale dépend de deux ou trois jours de


lutte ».7

Cette lettre avait été écrite le 8 (21) octobre, et le 9 (22) Lénine était déjà à Petrograd. Le lendemain
le Comité Central se réunit et décida, sur la proposition de Lénine, de déclencher l’insurrection.
Zinoviev et Kaménev se prononcèrent contre et exigèrent la convocation d’une réunion plénière
extraordinaire du Comité Central. Kaménev déclara avec ostentation qu’il quittait le Comité Central.
Lénine exigea que l’on prenne à leur égard les sanctions disciplinaires les plus sévères.

Brisant les courants opportunistes, la préparation à l’insurrection se poursuivait avec ardeur. Le 13


(26) octobre, le Comité exécutif du Soviet de Petrograd prit une décision portant création du Comité
militaire révolutionnaire. Le 16 (29) eut lieu la séance élargie du Comité Central avec la participation
des représentants des organisations du parti. Le même jour, au cours d’une séance du Comité Central,
un centre militaire révolutionnaire fut constitué afin d’assurer la direction de l’insurrection,
comprenant les camarades Staline, Sverdlov, Dzerjinski et d’autres.

Le 17 (30), le projet de constitution du Comité militaire révolutionnaire fut approuvé non seulement
par le Comité exécutif du Soviet de Petrograd, mais aussi par le Soviet en entier. Cinq jours plus tard la
réunion des comités de régiments reconnut le Comité militaire révolutionnaire de Petrograd comme
organe dirigeant des unités de la capitale et décida de ne pas exécuter les ordres de l’état-major qui ne
seraient pas contresignés par le Comité militaire révolutionnaire.

7
Voir V. Lénine, Marx-Engels-Marxisme, pp. 463-465.

3
Le 23 octobre (5 novembre), ce Comité nomma des commissaires près les différentes unités. Le
lendemain, 6 novembre, le Gouvernement provisoire décida de traduire en justice les membres du
Comité militaire révolutionnaire, d’arrêter les commissaires nommés dans les diverses unités et
concentra les élèves des écoles militaires près du Palais d’Hiver. Mais il était déjà trop tard : les troupes
étaient pour les bolchéviks, les ouvriers pour la prise du pouvoir par les Soviets, et le Comité militaire
révolutionnaire travaillait sous la direction immédiate du Comité Central, dont la majorité des
membres, y compris Staline, Sverdlov, Molotov, Dzerjinski, Boubnov et d’autres, faisaient partie du
Comité militaire révolutionnaire. L’insurrection s’étendait.

Le 24 octobre (6 novembre), Lénine se cachait encore dans l’appartement d’un membre du parti,
Margarita Fofanova, dans l’arrondissement de Vyborg (à l’angle des rues Bolchoï Sampsonievski et
Serdobolskaïa, 92/1, appartement 42) ; il savait que l’on préparait l’insurrection et souffrait de ne pas
prendre part au travail en un pareil instant. Par le truchement de Margarita il m’adressait des missives
à transmettre plus loin, précisant qu’on ne pouvait plus tarder avec l’insurrection. Enfin, dans la soirée,
il reçut la visite de Eïno Rakhia, un camarade finlandais, lié avec les usines et l’organisation du parti,
dont il assurait la liaison avec Lénine. Eïno raconta à ce dernier que les patrouilles en ville avaient été
renforcées, que le Gouvernement provisoire avait ordonné de lever les ponts sur la Néva afin d’isoler
les quartiers ouvriers, que ces ponts étaient gardés par des détachements de soldats. Une chose était
claire : l’insurrection commençait. Lénine pria Eïno de lui amener le camarade Staline, mais il apparut
que c’était presque impossible, car Staline devait se trouver au Comité militaire révolutionnaire, à
Smolny, que les tramways ne marchaient probablement pas et que cela prendrait un temps fou. Lénine
décida d’aller lui-même à Smolny. Il se dépêcha de partir, après avoir laissé un petit mot a Margarita :
« Je suis parti là, où vous ne vouliez pas que j’aille. Au revoir. Lénine. »

Cette nuit-là, l’arrondissement de Vyborg s’armait, se préparant à l’insurrection. L’un après l’autre,
des groupes d’ouvriers affluaient vers le comité d’arrondissement pour y recevoir des armes et des
instructions. Dans la nuit, j’allai voir Lénine dans l’appartement de Fofanova et c’est là que j’appris qu’il
était à Smolny. Avec Génia Egorova, secrétaire du comité de l’arrondissement de Vyborg, nous
montâ mes dans un camion que les nô tres envoyaient, je ne sais pour quel motif, à Smolny. Je voulais
savoir si Lénine était bien arrivé. Je ne me souviens plus si je l’ai vu alors, ou si j’ai seulement appris
qu’il était à Smolny, en tout cas nous n’avons pas causé, car il était entièrement absorbé par la direction
de l’insurrection, et, comme toujours, il entrait dans tous les détails.

Smolny, tout éclairé, connaissait une activité fébrile. Des gardes rouges des représentants des
ouvriers et des soldats y affluaient de toutes parts, pour obtenir des instructions. Ce n’était que
sonneries de téléphone, crépitement de machines à écrire… Au deuxième, le Comité militaire
révolutionnaire siégeait sans interruption. Sur la place, devant Smolny, des autos blindées
manœuvraient ; un 75 voisinait avec des poutres entreposées là pour des barricades éventuelles. À
l’entrée étaient disposées des mitrailleuses et des canons ; des sentinelles gardaient les portes.

Le 25 octobre (7 novembre), à 10 heures, un appel « Aux citoyens de Russie » émanant du Comité


militaire révolutionnaire du Soviet de Petrograd, fut mis sous presse. Cet appel précisait que :

« Le Gouvernement provisoire est renversé. Le pouvoir a passé aux mains du Comité militaire
révolutionnaire, organe du Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd, placé à la tête du
prolétariat et de la garnison de Petrograd.

La cause pour laquelle le peuple a combattu : proposition immédiate d’une paix démocratique,
abolition de la grande propriété foncière, contrôle ouvrier de la production, formation d’un
gouvernement soviétique, le succès de cette cause est assuré.

Vive la révolution des soldats, des ouvriers et des paysans ! » 8

8
Voir V. Lénine, Œuvres, éd. russe, t. 26, p. 207.

4
Bien qu’il fû t clair que la révolution avait triomphé, un travail intense n’en fut pas moins poursuivi
dans la matinée du 25 octobre par le Comité militaire révolutionnaire, qui occupait les unes après les
autres toutes les administrations gouvernementales, en organisait la défense, etc.

A 2 heures 30 se tint une séance du Soviet de Petrograd des députés ouvriers et soldats. C’est avec
un enthousiasme délirant que le Soviet accueillit la nouvelle de la déposition du Gouvernement
provisoire, l’arrestation de certains ministres, alors que les autres allaient être arrêtés, la dissolution
du Pré-parlement9, l’occupation des gares, de la poste et du télégraphe, ainsi que de la Banque d’É tat.
l’assaut du Palais d’Hiver était déclenché.

Le palais n’était pas encore pris, mais son sort était déjà décidé, les soldats faisant preuve d’un
héroïsme extraordinaire ; la révolution s’était effectuée sans effusion de sang. Le Soviet acclama
chaleureusement Lénine, qui vint à cette séance pour y présenter un rapport. Il ne prononça aucune
phrase ronflante au sujet de la victoire remportée. C’était un trait caractéristique chez lui. Il parla
d’autres choses, des tâches qui se posaient devant le pouvoir soviétique et à l’accomplissement
desquelles il fallait maintenant s’atteler.

Il dit qu’une ère nouvelle commençait dans l’histoire de la Russie, et annonça que le Gouvernement
soviétique allait administrer le pays sans la participation de la bourgeoisie. Un décret allait être adopté
sur l’abolition de la propriété privée sur la terre, un contrô le effectif des ouvriers sur la production
allait être institué, la lutte pour le socialisme allait commencer. L’ancien appareil d’É tat allait être brisé,
anéanti et un pouvoir nouveau, celui des organisations soviétiques, allait être créé. Lénine disait que le
pays disposait d’une force : l’organisation des masses, capable de triompher de tout obstacle. La tâ che
à l’ordre du jour était la conclusion de la paix. Pour cela, il fallait vaincre le capital, et dans cette tâche,
le pouvoir soviétique allait bénéficier de l’aide du prolétariat international, au sein duquel on notait
déjà les symptô mes d’une effervescence révolutionnaire.

Ces paroles allaient droit au cœur des membres du Soviet de Petrograd des députés ouvriers et
soldats. Oui, une ère nouvelle commençait dans notre histoire. La force des organisations de masse est
invincible. Les masses se sont dressées, et le pouvoir de la bourgeoisie a croulé. Prenons les terres aux
propriétaires fonciers, maîtrisons les fabricants, et, surtout, obtenons la paix. La révolution mondiale
nous viendra en aide. Lénine a raison. Et une tempête d’applaudissements salua son discours.

L’inauguration du IIe Congrès des Soviets devait avoir lieu dans la soirée. Il devait proclamer
l’avènement des Soviets, consacrant ainsi la victoire qui venait d’être remportée.

Les délégués arrivaient. Une vive polémique se déroulait entre eux. Le pouvoir des ouvriers devait
prendre appui sur la paysannerie, l’entraîner avec lui. Les socialistes-révolutionnaires étaient
considérés comme le parti représentant la paysannerie : les socialistes-révolutionnaires de droite
défendaient les intérêts de la paysannerie riche, des koulaks, alors que les socialistes-révolutionnaires
de gauche, qui se posaient en défenseurs de la paysannerie pauvre, étaient des représentants typiques
de la petite bourgeoisie, avec toutes ses hésitations entre la bourgeoisie et le prolétariat. À la tête du
Comité de Petrograd des socialistes-révolutionnaires se trouvaient Natanson, Spiridonova et Kamkov.
Lénine avait connu Natanson lors de la première émigration. À cette époque, en 1904, Natanson était
assez proche des idées marxistes, il prétendait seulement que les social-démocrates sous-estimaient le
rô le de la paysannerie. Spiridonova jouissait alors d’une grande popularité. Lors de la première
révolution, en 1906, Spiridonova, jeune fille d’à peine 17 ans, tua Loujénovski, l’étrangleur du
mouvement paysan dans le gouvernement de Tambov. Soumise ensuite à de cruelles tortures, elle fut
condamnée aux travaux forcés en Sibérie, et ne fut libérée que par la révolution de Février. Les
socialistes-révolutionnaires de gauche de Petrograd se trouvaient sous la forte influence des opinions
9
On nommait Pré-parlement le Conseil provisoire de la République de Russie – organe consultatif créé près le
Gouvernement provisoire – choisi dans le sein de la prétendue Conférence démocratique de Russie. Il avait été créé dans
le but de faire passer le pays du chemin de la révolution soviétique dans la voie du parlementarisme bourgeois. Le Pré-
parlement, inauguré le 7 (20) novembre, fut boycotté par le Parti bolchévik.

5
bolchéviques des masses et ils avaient pour les bolcheviks plus de sympathie que n’importe quel autre
parti. Ils voyaient que ceux-ci luttaient sérieusement pour la confiscation des terres des grands
propriétaires fonciers et pour leur remise à la paysannerie. Les socialistes-révolutionnaires de gauche
estimaient qu’il fallait instaurer un système de jouissance égalitaire du sol, tandis que les bolchéviks
comprenaient qu’une réorganisation socialiste de tout le fonds agraire était nécessaire.

Mais Lénine considérait que le plus urgent, à ce moment-là, était la confiscation des terres des gros
propriétaires fonciers ; quant à savoir quelles voies emprunterait par la suite la future réorganisation,
il estimait que les événements indiqueraient eux-mêmes la meilleure solution et réfléchissait au libellé
du décret sur la terre.

Les souvenirs de M. Fofanova contiennent un passage fort intéressant :

« Un jour il me chargea de lui trouver tous les numéros parus des Izvestia du Soviet des députés
paysans de Russie, ce que je fis évidemment. Je ne me rappelle plus le nombre de journaux que je
m’étais procurés, mais je sais qu’il y en avait beaucoup, il y avait de quoi étudier. Vladimir Ilitch
travailla longuement, pendant deux jours et une nuit ; au matin, il me dit :

— Allons, je crois que j’ai étudié à fond tous les socialistes-révolutionnaires. Il ne me reste plus
qu’à lire aujourd’hui le mandat de leurs électeurs paysans.

Deux heures après il m’appela et me dit tout joyeux, en tapotant des doigts un journal (il tenait
le numéro des Izvestia des paysans) du 19 août :

— Et voici l’accord avec les socialistes-révolutionnaires de gauche. Pensez donc, le mandat a été
signé par 242 députés de province. Nous le mettrons à la base de la loi sur la terre, et nous verrons
comment les socialistes-révolutionnaires de gauche s’arrangeront pour s’en détourner.

Il me montra le numéro du journal constellé de traits au crayon bleu 10 et il ajouta :

— Il ne reste plus qu’à se réserver une porte de sortie pour arranger par la suite leur
socialisation à notre manière. »

De par sa profession, Margarita était agronome, et, au cours de son travail, elle avait eu souvent à
envisager ces questions ; c’est pourquoi Lénine s’entretenait volontiers avec elle sur ce thème.

Les socialistes-révolutionnaires de gauche quitteraient-ils ou non le Congrès ?

Dans la soirée du 25, à 10 heures 45, s’ouvrit le IIe Congrès des Soviets de Russie. Au cours de cette
soirée, le Congrès devait se constituer, élire son présidium, fixer ses pouvoirs. Sur les 670 délégués au
Congrès, les bolcheviks comptaient 300 mandats ; ensuite, venaient les socialistes-révolutionnaires,
puis les menchéviks, avec respectivement 193 et 68 délégués. Les socialistes-révolutionnaires de
droite, les menchéviks et les bundistes11 fulminaient et déversaient des flots d’injures contre les
bolchéviks. Ils donnèrent lecture d’une déclaration de protestation contre « le complot militaire et la
prise de pouvoir perpétrés par les bolcheviks à l’insu des autres partis et fractions représentés au Soviet »,
et abandonnèrent le Congrès, entraînant une partie des mencheviks-internationalistes. Les socialistes-
révolutionnaires de gauche, qui constituaient l’écrasante majorité des délégués socialistes-
révolutionnaires (169 sur 193), restèrent. Au total, 50 personnes quittèrent le Congrès, aux travaux
duquel Lénine n’assista pas le 25 octobre.

10
Voir Lénine tel qu’il fut, Éditions en langues étrangères, Moscou 1958, p. 722.
11
Bundistes : membres du Bund, « Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, Pologne et Russie », organisée en 1897 et
unissant principalement les artisans juifs des régions occidentales de Russie. Les bundistes faisaient une politique
opportuniste menchévique.

6
L’ouverture du IIe Congrès des Soviets avait eu lieu alors que se poursuivait l’assaut du Palais
d’Hiver. La veille, Kérenski, travesti en marin, avait disparu et filé sur Pskov en auto. Le Comité militaire
révolutionnaire de cette ville ne l’arrêta pas, bien qu’il en eû t l’ordre signé par Dybenko et Krylenko ;
Kérenski partit donc pour Moscou afin d’organiser une offensive contre Petrograd ou les soldats et les
ouvriers s’étaient emparés du pouvoir. Les autres ministres, Kichkine 12 en tête, s’étaient réfugiés au
Palais d’Hiver, défendu par des élèves-officiers et un bataillon féminin de choc.

Au Congrès les menchéviks, les socialistes-révolutionnaires de droite et les bundistes menèrent


grand tapage autour de l’assaut du Palais d’Hiver. Erlich 13 déclara qu’une partie des conseillers de la
Douma de la ville avait décidé de se rendre désarmés sur la place du Palais, sous le feu des assaillants,
l’artillerie, en effet, n’arrêtant pas de pilonner le Palais. Le Comité exécutif du Soviet des députés des
paysans, le groupe des menchéviks et celui des socialistes-révolutionnaires décidèrent de se joindre à
eux. Après le départ des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires, la séance fut interrompue. A
15 heures 10, quand les travaux reprirent, on annonça la prise du Palais d’Hiver, l’arrestation des
ministres, le désarmement des officiers et élèves-officiers ; on annonça aussi que le 3e bataillon de
cyclistes, envoyé par Kérenski contre Petrograd, était passé à la cause de la révolution.

Lénine, qui n’avait presque pas dormi la nuit précédente et avait pris une part active à la direction de
l’insurrection, quitta Smolny dès que l’on fut certain de la victoire et de ce que les socialistes-
révolutionnaires de gauche ne quitteraient pas le Congrès. Lénine alla passer la nuit chez les Bontch-
Brouévitch, qui habitaient les Peski, non loin de Smolny. Mais il ne put fermer l’œil, se leva doucement
et se mit à rédiger le projet, depuis longtemps mû ri dans son esprit, du décret sur la terre.

Dans la soirée du 26 octobre (8 novembre), présentant au congrès un rapport sur ce décret, Lénine
déclara :

« Des voix se font entendre ici, disant que le décret lui-même et le mandat ont été rédigés par les
socialistes-révolutionnaires. Soit. Peu importe qui les a rédigés. Mais comme gouvernement
démocratique, nous ne pouvons passer outre à la décision des masses populaires profondes,
fussions-nous en désaccord avec elle. Dans le feu de la vie, en l’appliquant pratiquement, en la
mettant en œuvre sur place, les paysans comprendront eux-mêmes où est la vérité. La vie est le
meilleur maître ; elle montrera qui a raison. Que les paysans travaillent à résoudre le problème
par un bout ; nous en ferons autant, par l’autre bout. La vie nous obligera à nous rapprocher dans
le torrent commun de l’initiative révolutionnaire, dans l’élaboration des nouvelles formes d’État…

Les paysans ont appris bien des choses en ces huit mois de notre révolution ; ils entendent
résoudre eux-mêmes toutes les questions touchant la terre. C’est pourquoi nous nous prononçons
contre tout amendement à ce projet de loi. Nous ne voulons pas entrer dans les détails, parce que
nous rédigeons un décret, et non un programme d’action. » 14

Lénine est tout entier dans ces paroles : absence d’amour-propre mesquin – qu’importe l’auteur,
pourvu que le libellé soit juste ; prise en considération de l’opinion des couches populaires,
compréhension de la puissance de l’esprit créateur révolutionnaire et du fait que rien ne vaut la
pratique, les actes pour convaincre les masses ; certitude profonde que les faits et la vie amèneront les
masses à comprendre que les bolchéviks ont raison.

12
N. Kichkine, l’un des dirigeants du Parti bourgeois constitutionnel-démocrate, ministre de l’Assistance publique dans le
dernier cabinet du Gouvernement provisoire. Le 25 octobre (7 novembre), il fut nommé dictateur de Petrograd et nanti de
pouvoirs extraordinaires pour lutter contre l’insurrection.
13
G. Erlich, social-démocrate menchévik.
14
Voir V. Lénine, Œuvres choisies en deux volumes, Éditions en langues étrangères, Moscou 1954, t. Il, première partie, p.
325-326.

7
Le décret sur la terre, présenté par Lénine, fut adopté. Depuis lors, seize ans se sont écoulés 15. La
propriété des agrariens sur la terre a été abolie et, pas à pas en lutte contre les opinions et les
habitudes anciennes, petites-bourgeoises, une nouvelle forme d’économie est née, l’agriculture
collectivisée, qui englobe actuellement la majeure partie des propriétés paysannes. Les petites
exploitations d’autrefois, l’ancienne psychologie des petits propriétaires, disparaissent. Une base
solide et puissante de l’économie socialiste est née.

Les décrets sur la paix et sur la terre furent adoptés au cours de la séance qui eut lieu dans la soirée
du 26 octobre (8 novembre). Un accord fut conclu avec les socialistes-révolutionnaires. La question de
la constitution d’un gouvernement fut plus ardue. Les socialistes-révolutionnaires de gauche ne
quittèrent pas le Congrès, ils ne le pouvaient pas, car ils comprenaient qu’en le quittant, ils perdraient
tout prestige auprès des masses paysannes. Mais le départ des socialistes-révolutionnaires de droite et
des menchéviks, le 25 octobre, leurs cris au sujet de l’aventure bolchévique et de la prise du pouvoir
par eux, etc., les inquiétaient fort. Après leur départ du Congrès, Kamkov, l’un des leaders des
socialistes-révolutionnaires de gauche, déclara que ces derniers étaient partisans d’un gouvernement
démocratique unifié et qu’ils feraient tout leur possible pour former un tel gouvernement. Les
socialistes-révolutionnaires de gauche affirmaient qu’ils voulaient servir d’intermédiaires entre les
bolcheviks et les partis qui venaient de quitter le Congrès. Les bolchéviks ne refusaient pas de mener
des pourparlers, mais Lénine comprenait parfaitement que ceux-ci n’aboutiraient à rien. La prise du
pouvoir n’avait pas eu lieu et la révolution n’avait pas été faite pour atteler « un cygne, un brochet et
une écrevisse » 16 au char soviétique, pour créer un gouvernement incapable de s’accorder, incapable
d’aller de l’avant. Lénine estimait que la coopération avec les socialistes-révolutionnaires de gauche
était possible.

Le 26 octobre, deux heures avant l’ouverture du Congrès, une réunion eut lieu à ce sujet avec les
représentants des socialistes-révolutionnaires de gauche. Je me souviens de cette réunion. Elle s’était
tenue dans une pièce de Smolny, meublée de canapés rouge foncé. Spiridonova était assise sur l’un
d’eux. Lénine se tenait debout près d’elle et lui parlait doucement, mais en même temps avec ardeur,
essayant de la convaincre de quelque chose. Mais aucun accord ne fut possible avec les socialistes-
révolutionnaires de gauche, car ils ne voulaient pas entrer dans le gouvernement. Lénine proposa de
ne distribuer qu’aux bolchéviks les portefeuilles de ministres.

J’assistai à la séance du 26 octobre (8 novembre) dont l’ouverture eut lieu à 9 heures du soir. Je me
souviens de la façon dont Lénine présenta son rapport ; il était parfaitement calme en argumentant le
décret sur la terre. L’auditoire écoutait attentivement. Je remarquai l’expression de l’un des délégués,
assis non loin de moi. C’était un homme d’un certain â ge, un paysan probablement. D’émotion, son
visage était devenu cireux, presque transparent, ses yeux brillaient d’un éclat particulier.

La peine de mort, instaurée au front par Kérenski, fut abolie ; les décrets sur la terre, sur la paix, sur
le contrô le ouvrier furent adoptés ; la composition bolchevique du Conseil des commissaires du peuple
fut validée. Vladimir Oulianov (Lénine) fut nommé Président du Conseil des commissaires du peuple,
A. Rykov, commissaire du peuple aux Affaires intérieures ; V. Milioutine, à l’Agriculture ; A. Chliapnikov,
au Travail ; V. Ovséenko (Antonov), N. Krylenko et P. Dybenko constituèrent le Comité des affaires
militaires et navales ; V. Noguine fut nommé commissaire du peuple au Commerce et à l’Industrie, A.
Lounatcharski, à l’Instruction publique ; I. Skvortsov (Stépanov), aux Finances ; L. Bronstein (Trotski),
aux Affaires étrangères ; G. Oppokov (Lomov) à la Justice ; I. Todorovitch, à l’Alimentation ; N. Avilov
(Glébov) aux Postes et Télégraphe ; J. Djougachvili (Staline), président aux Affaires des nationalités. Le
poste de commissaire aux Transports resta vacant.

Le camarade Eïno Rakhia raconte qu’il avait assisté à la réunion du groupe bolchévik, au cours de
laquelle la liste des premiers commissaires du peuple fut ébauchée ; une des personnes pressenties
voulut se désister, prétextant son manque d’expérience en la matière. Lénine partit d’un éclat de rire :
15
Les souvenirs de N. Kroupskaïa datent de 1933.
16
L’auteur fait allusion à la fable de Krylov « Le cygne, le brochet et l’écrevisse ». (Note du Trad.)

8
« Croyez-vous que quelqu’un parmi nous la possède, cette expérience ? » É videmment, personne n’avait
l’expérience nécessaire, mais Lénine se représentait déjà le commissaire du peuple, ce type nouveau de
ministre, organisateur et dirigeant de telle ou telle branche du travail d’É tat, intimement lié avec les
masses.

Lénine pensait constamment aux formes nouvelles de gestion. Il cherchait comment organiser un
appareil auquel serait étranger l’esprit bureaucratique, qui saurait s’appuyer sur les masses, les
organiser afin qu’elles lui vinssent en aide, qui saurait former pour cette œuvre des travailleurs d’un
type nouveau. Tout cela fut exprimé dans la décision du IIe Congrès des Soviets, relative à la formation
d’un gouvernement ouvrier et paysan, par les paroles suivantes :

« La direction des diverses branches de la vie publique est confiée à des commissions, dont la
composition doit assurer, en contact étroit avec les organisations de masses des ouvriers, des
ouvrières, des marins, des soldats, des paysans et des employés, l’application du programme
proclamé par le Congrès. Le pouvoir gouvernemental sera exercé par le collège formé des
présidents de ces commissions, c’est-à-dire par le Conseil des Commissaires du Peuple. » 17

Je me souviens des entretiens que j’eus avec Lénine à ce sujet, à l’époque où il habitait chez Fofanova.
Je travaillais alors avec un grand enthousiasme, dans l’arrondissement de Vyborg, observant avidement
l’activité révolutionnaire des masses et la façon dont la vie se transformait. Au cours de mes rencontres
avec Vladimir Ilitch, je lui parlai de la vie de cet arrondissement. Une fois, je lui décrivis une séance
originale du tribunal du peuple à laquelle j’avais assisté. De tels tribunaux fonctionnaient déjà par
endroits, lors de la révolution de 1905, notamment à Sormovo. Le camarade Tchougourine, un ouvrier
que je connaissais bien car il avait fréquenté l’école du Parti à Longjumeau, non loin de Paris, et avec
lequel je collaborais maintenant à la municipalité de l’arrondissement de Vyborg, avait travaillé à
Sormovo. Il avait proposé d’instituer de tels tribunaux dans l’arrondissement de Vyborg. La première
audience de ce tribunal eut lieu dans la Maison du Peuple. La salle était archi-comble, le public était
perché sur les bancs, sur les appuis de fenêtres. Je ne me rappelle plus exactement les causes
entendues. Il ne s’agissait pas de crimes dans le sens étroit du mot, c’étaient des affaires courantes. On
jugeait deux individus louches, qui avaient essayé d’arrêter Tchougourine. On « jugeait » un gardien,
homme de haute stature au visage bronzé, qui battait son fils, un adolescent, l’exploitait et l’empêchait
de fréquenter l’école. De nombreux ouvriers et ouvrières prenaient la parole, prononçaient des
discours enflammés. Au début, l’« accusé » s’épongea le front, puis des larmes de repentir coulèrent le
long de ses joues et il promit de ne plus maltraiter son fils. Ce n’était pas, à proprement parler, un
jugement, mais un contrô le public de la conduite des citoyens, c’est ainsi que se forgeait l’éthique
prolétarienne. Vladimir Ilitch s’intéressa vivement à ce « tribunal » et voulait en connaître tous les
détails.

Mais c’est des formes nouvelles du travail culturel que je lui parlai le plus. À la municipalité, je
dirigeais la section de l’instruction publique. Pendant l’été, les écoles ne fonctionnant pas, nous avions
à nous occuper davantage du travail d’éducation politique. Mon expérience des cinq années de travail à
l’école du soir du dimanche dans le quartier Nevski, dans les années 90, me fut très précieuse.
É videmment, les temps avaient changé, et maintenant, l’on pouvait donner à ce travail toute l’ampleur
voulue.

Chaque semaine, nous nous rassemblions avec les représentants d’environ 40 fabriques et usines ;
nous discutions des mesures à prendre et en étudiions le mode d’application. Puis, nous mettions
immédiatement en pratique ce que nous avions décidé. Ainsi, par exemple, après avoir résolu d’en finir
avec l’analphabétisme, les représentants des fabriques et des usines firent eux-mêmes, chacun dans
son entreprise, le compte des analphabètes, trouvèrent des locaux, firent des démarches auprès de la
direction des usines, obtinrent les moyens nécessaires. Un ouvrier fut désigné auprès de chaque école
de liquidation de l’analphabétisme, afin de veiller à ce qu’elle soit pourvue de tout le nécessaire :
tableaux noirs, craie, abécédaires ; des délégués furent nommés qui contrô laient l’organisation de
17
Voir V. Lénine, Œuvres, éd. russe, t. 26, p. 230.

9
l’enseignement et prenaient note de l’opinion des ouvriers à ce sujet. Nous écoutions les rapports des
délégués et leur donnions nos instructions. Nous réunissions les déléguées des femmes de soldats et
discutions conjointement de la situation des maisons d’enfants, nous en organisions le contrô le par
l’intermédiaire des déléguées, donnions nos instructions à celles-ci, bref, nous effectuions un grand
travail d’explication. Nous réunissions les bibliothécaires de l’arrondissement et étudiions avec eux et
avec les ouvriers le fonctionnement des bibliothèques publiques. L’initiative des ouvriers ne tarissait
pas et beaucoup de bonnes volontés se groupaient autour de la section de l’instruction publique.

Lénine disait alors que le travail de notre appareil d’É tat, de nos futurs ministres, devrait s’organiser
sur ce modèle, suivant l’exemple des commissions d’ouvriers et d’ouvrières, qui connaissent la vie, les
conditions de travail, tout ce qui, à un moment donné, importe le plus aux masses populaires. C’est
parce qu’il semblait à Vladimir Ilitch que je comprenais comment il fallait intégrer les masses à la
gestion de l’É tat, qu’il aimait s’entretenir avec moi sur ces sujets et maudissait tout spécialement cette
« sale bureaucratie » qui s’infiltrait par toutes les fentes ; plus tard, lorsqu’il fut question d’accroître la
responsabilité des commissaires du peuple et des chefs des différents services des commissariats, qui
rejetaient souvent la responsabilité sur les collèges et les commissions, lorsqu’il fut question
d’instituer une direction unique, Lénine me nomma, d’une façon tout à fait inattendue, membre de la
commission près le Conseil des Commissaires du peuple, qui avait pour tâche l’étude de cette
question ; il m’indiqua qu’il fallait veiller à ce que la direction unique n’étouffe pas l’initiative et
l’activité de la commission, n’affaiblisse pas la liaison avec les masses ; qu’il fallait savoir allier la
direction unique à l’art de travailler avec les masses. Lénine s’efforçait d’utiliser l’expérience de chacun
de nous dans l’édification d’un É tat de type nouveau. Devant le pouvoir soviétique, à la tête duquel se
trouvait maintenant Lénine, se dressait la tâ che de créer un appareil d’É tat d’un type jusqu’alors inédit,
qui se baserait sur les plus larges couches de travailleurs, qui transformerait tout l’édifice public, tous
les rapports humains d’une façon absolument nouvelle, d’une façon socialiste.

Mais, il importait avant tout de défendre le pouvoir soviétique contre les tentatives de l’ennemi de le
renverser par la force, contre les tentatives de le corrompre de l’intérieur. Il fallait consolider nos
rangs.

Fofanova, Margarita Vassiliévna (1883-1976), membre du POSDR à Perm en 1902. Travaille


pour le parti à Arkhangelsk, Simféropol, Oufa, Saint-Pétersbourg et dans d’autres villes.
Après la révolution de Février, députée du Soviet de Petrograd et travaille pour le parti sur
mandat du comité de l’arrondissement de Vyborg. Plongé dans la clandestinité après les
évènements de juillet, Lénine, s’est caché dans son appartement jusqu’à l’insurrection du 25
octobre. Après la révolution d’Octobre, elle travaille au Commissariat du peuple à

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l’Agriculture et comme rectrice de l’Institut zootechnique de Moscou. De 1925 à 1934, occupe
plusieurs postes de direction dans diverses organisations.

Rahja, Eino (1885-1936), finlandais russifié, ouvrier serrurier. Adhère à la social-démocratie


en 1903. Membre du Parti bolchevique, il sert de garde du corps et d’agent de liaison à Lénine
de la fin août jusqu’à la révolution d’Octobre 1917. Dirigeant des Gardes rouges pendant la
Guerre civile finlandaise (janvier-mai 1918). Participe à la fondation du Parti communiste de
Finlande en août 1918. Nommé Komkor (commandant de corps d’armée) en République
socialiste soviétique autonome de Carélie. Exclu du Comité central du Parti communiste
finlandais en 1927, il est chassé de l’armée rouge en 1935 pour alcoolisme et est plus tard
condamné à mort, mais décède des suites d’une maladie peu avant son exécution.

Tchougourine, Ivan Dmitriévitch (1883-1947), ouvrier à l’usine de Sormovo. Social-démocrate


en 1902. Participe aux combats pendant la Révolution 1905. Arrêté en 1906 et libéré en 1909,
poursuit son activité révolutionnaire à Kiev, Yékaterinoslav et Sormovo. En 1911, étudie à
l’école du parti organisée par Lénine à Longjumeau, près de Paris. À son retour en Russie, il
est arrêté et exilé pendant cinq ans. Ouvrier à Pétrograd en 1916, il participe activement à la
révolution de Février 1917. En octobre 1917, membre du présidium du Soviet des députés
ouvriers et soldats de l’arrondissement de Vyborg. Pendant la Guerre civile, Chef du
département politique de la 5e armée en 1918, puis actif dans la Tchéka. À partir de 1921,
exerce des activités de direction dans plusieurs usines. Au début de 1937, il dirige le chantier

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naval de Rybinsk. Arrêté en 1940, il sort de prison malade et doit travailler comme ferblantier
dans une quincaillerie.

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