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102 MOUVEMENTEMENTS

sous l’Empire, continuent d’agir une multitude de cosmo‑


poétiques fugitives. Comment les renommer sans prétendre
ni pouvoir immédiatement en sortir, ni vouloir occuper une
position de pureté ?
Dans les études environnementales, le concept de « zone
de contact » a récemment été réemployé pour décrire les
« écotones », ces zones lisières, ces frontières épaisses qui
assurent la transition entre différents milieux (entre une forêt
et une prairie par exemple) et qui favorisent la biodiversité
en raison de la multiplicité des échanges et des dépendances
mutuelles qui se contractent entre les vivantes, ainsi mieux
armées que dans les espaces monolithiques à vivre les unes
avec les autres autres.
Ce à quoi nous invite le concept d’écotone, c’est à remettre
en cause l’idée que la communication entre les vivants suppose
l’existence d’une communauté déjà formée. Parler d’écotone,
c’est dire qu’il y a des échanges prenant pour sol, non pas la
communauté préétablie, mais plutôt une « communauté qui
vient », une communauté émergeant à même l’interaction, une
hybridation, la promesse des monstres – une désorientation
mutuelle de celleux qui se rencontrent, au creux des asymétries
de pouvoir. Comme y insiste Donna Haraway, qui mobilise
la question du toucher pour penser les relations interespèces
dans Quand les espèces se rencontrent : « Qui et qu’est-ce que je
touche quand je touche mon chien ? En quoi une pratique du
“devenir-avec” intensifie-t-elle les possibilités de faire monde ?
Quand les espèces se rencontrent, la façon d’hériter de ces
histoires est urgente et le mode de rassemblement crucial. […]
Le toucher ne nous diminue pas mais multiplie chez chacun
des partenaires des sites d’attachement à des mondes en train
de se faire. Toucher, avoir de l’attention pour, se tourner vers,
devenir avec : tout cela nous rend responsables selon des voies
imprévisibles grâces auxquelles des mondes prennent forme. »
(Haraway [2008] 2021, p. 67.) Un engagement trouble ou
impur dans des mondes en train de se faire qui ne seront ni
toi ni moi, voilà ce que promettent les zones de contact.

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ZONES DE CONTACT 103

Une des caractéristiques des écotones est de pouvoir


fonctionner comme « refuges » : des lieux où, en cas de
destruction de l’une ou l’autre des mononatures-cultures
qui entrent en contact (et parfois sont détruites en raison
même du contact), les espèces et les modes d’existence qui s’y
sont inventés auront une chance de survivre. Ainsi, dans les
écotones, parce que les espèces habitent à la limite de là où
elles savent habituellement habiter, parce qu’elles échangent
des matières et des savoirs avec les autres, elles créent des
conditions d’existence au cœur des catastrophes. « Les gens
louches, les pervers, les queers, les pénibles, les métis, les
mulâtres, les sang-mêlé », celleux que la poétesse activiste
chicana Gloria Anzaldúa appelle los atravesados, « celleux de
la traversée », « celleux qui sont traversées » (Anzaldúa [1987]
2022, p. 56), prolifèrent dans ces zones-frontières où l’on
n’appartient jamais à une seule communauté de vivants, où
l’on vit plutôt dans les « sous-communes » des communautés.
Une des caractéristiques de l’impérialisme de l’État-nation
est de rendre ces zones-frontières invivables : de faire de la
traversée (des genres, des pays, des continents) une entreprise
non seulement risquée, mais mortelle. Que se passe-t-il quand
on donne leur chance aux espaces-frontières et aux refuges
qu’ils peuvent receler ?
Ce qu’il se passe, c’est ce que l’on pourrait appeler avec
le Manifeste pour les « produits » de haute nécessité, une
« dynamique de lyannaj » qui est « d’allier et de rallier, de lier,
relier et relayer tout ce qui se trouvait désolidarisé » (Collectif
2009). Le Manifeste, rédigé par neuf écrivains antillais,
amplifie et affirme le caractère révolutionaire et postcapitaliste
du mouvement Lyannaj Kont Pwofitasyon, un mouvement
qui, assez similaire à celui des Gilets jaunes (mais avec une
décennie d’avance), a vu proliférer aux Antilles piquets de
grève, blocages de route, occupations de ronds-points et de
places publiques, permettant « au-delà des revendications liées
au pouvoir d’achat, aux profits abusifs [pwofitasyon], [à] des
masses considérables de gens de tous âges, toutes conditions

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