Diderot Et La Religieuse en Chemise

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Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie

43 | octobre 2008
Varia

Diderot et La Religieuse en chemise


Jean Sgard

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/rde/3492
DOI : 10.4000/rde.3492
ISSN : 1955-2416

Éditeur
Société Diderot

Édition imprimée
Date de publication : 29 octobre 2008
Pagination : 49-56
ISBN : 978-2-952089-8-0
ISSN : 0769-0886

Référence électronique
Jean Sgard, « Diderot et La Religieuse en chemise », Recherches sur Diderot et sur l'Encyclopédie [En
ligne], 43 | octobre 2008, mis en ligne le 29 octobre 2010, consulté le 25 avril 2019. URL : http://
journals.openedition.org/rde/3492 ; DOI : 10.4000/rde.3492

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Propriété intellectuelle
Diderot et La Religieuse en chemise 1

Diderot et La Religieuse en chemise


Jean Sgard

1 Un passage célèbre du Salon de 1765 a fait beaucoup pour la réputation, bonne ou


mauvaise, du roman de Chavigny de La Bretonnière, Vénus dans le cloître, ou la religieuse en
chemise. Le voici :
Ce peintre est certainement amoureux de sa femme, et il n’a pas tort. Je l’ai bien
aimée, moi, quand j’étais jeune, et qu’elle s’appelait Mlle Babuti. Elle occupait une
petite boutique de libraire sur le quai des Augustins ; poupine, blanche et droite
comme le lis, vermeille comme la rose. J’entrais avec cet air vif, ardent et fou que
j’avais ; et je lui disais : Mademoiselle, les Contes de La Fontaine, un Pétrone, s’il
vous plaît. – Monsieur, les voilà ; ne vous faut-il point d’autres livres ? – Pardonnez-
moi, Mademoiselle, mais…- Dîtes toujours. – La Religieuse en chemise. – Fi donc,
Monsieur ; est-ce qu’on a, est-ce qu’on lit ces vilenies-là ? – Ah ! Ah ! ce sont des
vilenies, Mademoiselle ; moi, je n’en savais rien… Puis un autre jour, quand je
repassais, elle souriait, et moi aussi.
2 Cette petite scène, très charmante et vivement racontée, sert d’introduction au long
commentaire consacré par Diderot au portrait de Madame Greuze par Monsieur Greuze
en 17651. La critique a généralement considéré ce récit comme un trait autobiographique,
et Arthur Wilson l’insère comme tel dans sa biographie de Diderot, sans d’ailleurs lui
assigner de date dans la vie de notre auteur2. Or les dates ont ici un certain intérêt. En
1765, Diderot évoque un moment de sa jeunesse folle : il était jeune, Mlle Babuti
également ; il l’a aimée, ou il aurait pu l’aimer ; à vrai dire, on leur donnerait le même âge,
tant la connivence entre les deux jeunes gens est évidente. Or Diderot est né en 1713, et
Anne Gabrielle Babuti en 17323 : près de vingt ans les séparent. Au temps de la folle
jeunesse de Diderot, disons avant son mariage avec Antoinette Champion en 1743, Anne
Babuti était une enfant et n’avait certainement pas entendu parler de la Religieuse en
chemise. Elle a épousé Greuze en 1759 ; la scène pourrait se passer quelques années avant
son mariage, autour de 1748, par exemple, à l’époque où Diderot travaillait aux Bijoux
indiscrets ; Mlle Babuti avait alors quinze ou seize ans et devait encore avoir l’air
« poupine » ; mais à cette époque, Diderot a trente-cinq ans, il est marié et a eu deux
enfants ; ce n’est plus un jeune homme, et il pense à Mme de Puisieux plus qu’à Mlle
Babuti. D’où une première conclusion : la scène est inventée ou réinventée. Mais
pourquoi ? Comme on sait, les différents portraits de Madame Greuze par son mari ont le

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don d’éveiller chez Diderot toutes sortes de fantasmes érotiques : en vestale, elle n’est pas
crédible (Salon de 1761) ; en 1765, elle est un peu flétrie, mais l’ensemble est gracieux et
respire la volupté ; dans l’esquisse d’une « mère bien-aimée », elle est franchement
équivoque, et illustre « un paroxysme plus doux à éprouver qu’honnête à peindre »4.
Anne Babuti représente pour Diderot un modèle de femme-enfant, de fausse innocente,
puis de femme sensuelle et un peu hypocrite, avant de passer pour « une des plus
dangereuses créatures qu’il y ait au monde »5 ; on sait que peu de temps après, elle fera
scandale par son libertinage. Cela suggère que le voisinage entre Mlle Babuti et la
religieuse en chemise, en 1765, n’est pas totalement fortuit. Attardons-nous aussi un
instant sur le choix des ouvrages acquis par Diderot chez Babuti6 ; il y a quelque
invraisemblance à acheter d’un seul mouvement ces trois classiques du récit libertin qu’à
trente-cinq ans, il devait bien connaître : Diderot aurait-il voulu se mettre en verve avant
d’écrire les Bijoux indiscrets ? ou citer simplement trois titres bien connus de récits
libertins ? Le choix en tout cas est éloquent : les Contes de La Fontaine, le Satiricon de
Pétrone et Vénus dans le cloître. Pétrone incarne l’immoralité tranquille, l’humour,
l’homosexualité gaie ; La Fontaine représenterait plutôt la veine traditionnelle de la satire
anti-monastique : moines paillards, abbesses libertines, religieuses naïves et sensuelles ;
et Chavigny rassemblerait les deux traditions. La scène étant fictive, elle ne prouve
pourtant pas que Diderot ait lu La Religieuse en chemise ni qu’il s’en soit inspiré dans La
Religieuse en 1760. Un retour aux textes s’impose.
3 Publiée en 1683 , Vénus dans le cloître, ou la religieuse en chemise a connu tout au long du
XVIIIe siècle une indéniable célébrité 7; réédités pratiquement tous les ans jusqu’en 1700,
sous l’adresse de Jacques Durand ou de Pierre Marteau, les trois Entretiens, bientôt
devenus six, ont connu au XVIIIe siècle une bonne vingtaine de rééditions. À partir de
1740, c’est l’adresse de Roosen à « Dusseldorp »8 qui prédomine ; cette édition, qui fournit
désormais les six « Entretiens », est reprise en 1741, en 1746 ; Babuti devait l’avoir en
rayon. À cette date, Diderot avait acquis une bonne culture libertine9 : dans le premier
paragraphe des Bijoux indiscrets, en 1748, on le voit énumérer d’affilée une dizaine de
romans licencieux, dans la seule catégorie du conte oriental. Vénus dans le cloître
appartient à une autre catégorie, celle du dialogue libertin anticlérical, catégorie dont
Chavigny est peut-être le fondateur. Michel Millot avec l’Académie des filles, Nicolas
Chorier avec Aloysia Sigea avaient donné ses lettres de noblesse au dialogue libertin, le
premier en confiant aux filles le soin de raconter leurs aventures érotiques, le second en
développant au gré d’un dialogue très littéraire un récit d’amours saphiques. Chavigny,
qui trouvait obscène l’Académie des filles, mais délicieuse l’Aloysia, donne au dialogue
libertin une nouvelle portée : si le premier plan reste consacré au récit des plaisirs
amoureux à travers une intrigue lesbienne, l’arrière-plan développe une réflexion à la
fois philosophique et politique. Comme Jacques Rustin ou Roland Mortier, on peut se
demander si cet arrière-plan n’est pas le véritable enjeu de Vénus dans le cloître 10. Le
tableau des pratiques amoureuses du cloître sert d’abord à illustrer l’aspect contre-nature
de la claustration ; après quoi Chavigny développe une critique sociale et politique du
cloître sans équivalent en son temps. Le cloître apparaît comme une prison d’État, voulue
par le pouvoir et par les familles ; les déviances ne sont plus des vices, mais la
conséquence d’une violation de la nature ; le libertinage des religieuses est donné comme
un moyen de se défendre contre le despotisme des parents, des supérieurs, du pouvoir
royal. Il est aussi décrit comme une recherche du plaisir, cela va de soi ; la déviance et la
clandestinité suscitent une exaspération du désir ; il en résulte dans le récit une

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dominante comique ou joyeuse. Chavigny appartient en cela à la grande tradition


libertine du XVIIe siècle, celle de Théophile, de Cyrano, de Chorier. Diderot va reprendre
les mêmes thèmes, mais avec une dominante tragique ; il met au premier plan les conflits,
les souffrances et les révoltes. On peut s’en rendre compte d’emblée avec le motif
récurrent de « la religieuse en chemise ».
4 Le thème apparaissait dans un petit roman de Chavigny qu’on peut considérer comme
une première esquisse de la Vénus : Les Entretiens de la grille, ou le Moine au parloir, paru
probablement en 1682. Dans ce recueil d’historiettes un peu lestes et d’ailleurs fort
médiocres, on rencontre soudain « La religieuse sans chemise », récit d’une tout autre
tonalité : une jeune religieuse se donne la discipline pendant la nuit, se déshabille, s’affole
en entendant le Miserere et erre dans les couloirs ; on la maîtrise, on la reconduit toute
nue dans sa cellule11. Le thème est réexposé dans la Religieuse en chemise ; après diverses
évocations de religieuses déshabillées, tantôt adonnées à des pratiques solitaires, tantôt
livrées à des amours homophiles, on rencontre une nonne qui se baigne au clair de lune,
qu’on surprend, qu’on punit d’une fessée ; cette fois, on en revient à la gaillardise propre
aux nouvelles de Boccace. Dans La Religieuse de Diderot, on retrouvera le thème de la
religieuse folle, errant à demi nue dans les couloirs, et plus tard, la procession nocturne
au son du Miserere12, autant de souvenirs de Chavigny, mais plutôt tirés des Entretiens de la
grille que de Vénus ; la tonalité dramatique, en particulier, rappelle l’historiette de la
religieuse sans chemise. Quand, à la fin du roman , on retrouve l’abbesse à demi folle
errant dans les couloirs, frappant aux portes, ou tentant de déshabiller Suzanne, ce sera
de façon hystérique et convulsive13 ; le registre de Diderot est de toute évidence celui du
drame. Chavigny a donc exposé à deux reprises le motif de la religieuse en chemise, avec
ses éléments constitutifs – effroi, décor monastique et offices nocturnes, crise de folie,
nudité surprise et châtiment – mais selon deux styles opposés : style dramatique et style
comique ; et à ma connaissance, il est le premier à opérer le renversement du thème
claustral, cantonné jusqu’alors dans la satire anti-monastique et le conte plaisant. Quand
on compare la Religieuse de Chavigny et celle de Diderot, les affinités des deux romans
sautent aux yeux.
5 Le décor claustral, qui n’existait pas chez Millot et Chorier, non plus que chez les conteurs
de la Renaissance, prend désormais une grande importance : on découvre la vie secrète
des religieuses dans leur cellule, les messages, les rencontres furtives, les bavardages, les
amitiés secrètes et les complicités. Il y avait dans la Religieuse de Chavigny une Angélique
et une Agnès ; il y a chez Diderot Sainte-Suzanne (que Diderot avait songé à nommer
Angélique14) et Sainte-Ursule. Cependant, Diderot éloigne tout soupçon d’amours
saphiques avant l’entrée en scène de la supérieure de Saint-Eutrope, dont la passion
solitaire apparaîtra comme une marque de damnation ; on verra alors se dérouler en
contre-sujet les amours saphiques, la relation non partagée et l’affrontement jaloux entre
les deux religieuses, Suzanne et Christine. Deux types de religieuses s’opposent dans les
deux romans : le groupe des religieuses soumises, dociles, conformistes, un peu sottes ou
futiles, et le groupe des abbesses ou supérieures de couvents, le plus souvent despotiques,
soupçonneuses, aussi immorales que les autres, mais plus hypocrites et promptes à
exercer leur pouvoir, discipline en main ; et entre les deux, les victimes. Chavigny avait
pratiqué pendant dix ans la vie conventuelle, en tant que moine bénédictin ; il connaît le
vocabulaire ecclésiastique, les rituels, le langage des confesseurs et des directeurs de
conscience, il est capable de pasticher le séduisant discours des jésuites ou celui des
feuillants ; il sait comment on séduit les jeunes âmes par un rêve de paix et d’innocence,

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ou comment on les brise par une parole implacable. Il sait aussi le pouvoir du décor et du
rite religieux sur de pauvres filles timorées : la scène du Second Entretien dans laquelle la
supérieure amène Scolastique à se dénoncer est assez remarquable par son
machiavélisme ; Diderot a pu s’inspirer de son exemple quand il évoquait l’irruption des
trois sœurs dans la cellule de Suzanne. Il est en même temps évident qu’il évite tout effet
comique ou libertin. Il sait que la matière de son récit est libertine : une religieuse qui
découvre et refuse la vie conventuelle, qui juge les mœurs dépravées de ses semblables,
qui noue des complicités, qui prépare son procès ou son évasion, tout cela appelait un
récit satirique et licencieux15 ; or c’est précisément ce qu’il veut éviter à tout prix. Il
côtoie le roman de Chavigny, et en même temps, il y trouve l’exemple de ce qu’il ne veut
pas faire. Quand il lui arrive d’évoquer, à Saint-Eutrope, un cloître dévoyé, il protège son
héroïne de toute contamination, il défend jusqu’à l’invraisemblance sa naïveté, son
ignorance du mal.
6 Chavigny était une tête politique : il a été journaliste à la Gazette d’Amsterdam, il a lancé
contre Louis XIV, à la veille de la Révocation de l’édit de Nantes, une campagne de presse
et un violent pamphlet, le Cochon mitré, et il l’a payé d’un emprisonnement à vie. Dans la
Vénus comme dans le Cochon mitré, la critique politique se cache sous la fantaisie libertine,
mais il arrive aussi à Chavigny de s’exprimer directement sur le despotisme royal. Dès les
premières pages de Vénus dans le cloître, il développe une théorie de la claustration : les
couvents ont été créés par des ascètes et des saints, mais le monachisme a été récupéré
par les familles, puis par le pouvoir politique, pour répondre à ses propres besoins,
concentration des fortunes, édification des grandes féodalités, puis élimination des restes
par une sorte de servitude volontaire ; on détermine les cadettes et les laides à
intérioriser leur exclusion, à accepter bénévolement leur claustration. Chavigny écrivait :
« …les cloîtres sont les lieux communs où la politique se décharge de ses ordures ». Et
Diderot : « … c’est la sentine où l’on jette le rebut de la société »16. Pour les deux écrivains,
le système monastique est foncièrement carcéral et ses administrateurs, supérieurs et
abbesses, sont les représentants de la monarchie absolutiste. Cette vision est illustrée par
deux exemples, celui d’Angélique dans la Vénus, celui de Suzanne dans la Religieuse.
Angélique n’avait aucun penchant pour le cloître ; la situation de sa famille et la nécessité
d’avantager un frère aîné ont fait qu’elle a été envoyée au cloître avec une dot de 14 000
livres ; un jésuite subtil s’est chargé de lui arracher la décision. Ce mélange d’intérêts, de
stratégie familiale et d’argumentation captieuse, on le retrouve dans la Religieuse. Les
deux romans s’opposent pourtant dans leurs conclusions : Vénus dans le cloître est pour
l’essentiel un pamphlet politique, anticlérical, anti-absolutiste, doublé d’une critique de la
morale chrétienne ; Angélique développe avec éloquence une philosophie de la nature
« pure et innocente » que son amie Agnès met en pratique tout aussitôt sans le moindre
scrupule. La démonstration est simple et univoque, comme il convient à une pédagogie
libertine. Diderot, en véritable romancier, introduit des différences sensibles entre les
trois couvents et fait le portrait de quelques religieuses sincères et généreuses ; il esquisse
pour chacune d’elle un itinéraire, une progression, et surtout, Suzanne elle-même est
pieuse, ce qui donne à sa vie intérieure une tout autre profondeur.
7 Les conclusions de Chavigny sont apparemment plus radicales que celles de Diderot. La
claustration étant contre nature, elle ne peut se supporter que par toutes sortes de
dédommagements secrets qui, eux, seront dits naturels : ce sont des « voluptés légitimes »
opposées à un appareil répressif. Aussi la Vénus dans le cloître peut-elle apparaître, aux
yeux des amateurs de curiosa comme un catalogue de vices, détaillés avec complaisance :

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on y voit défiler des scènes de masturbation, de flagellation, d’amours saphiques,


d’exhibitionnisme et de « badineries » en tout genre ; ajoutons que ses continuateurs, à
partir du quatrième Entretien, ont usé lourdement de cette ressource. Pour Chavigny, qui
répugnait aux scènes érotiques un peu fortes de l’Académie des filles, ce sont là de simples
effets de la claustration : l’énergie de la nature se convertit en pratiques déviantes, mais
qui n’ont rien de condamnable, et la preuve de leur légitimité est le plaisir qu’elles
procurent. Sont répréhensibles à ses yeux tous les excès dus à une imagination
corrompue, car le libertinage peut avoir son fanatisme. Sur les transferts de l’énergie de
nature, Chavigny et Diderot sont proches l’un de l’autre, une scène très forte de la
Religieuse en chemise le montre. La jeune Dosithée, tourmentée de désirs inavouables, se
flagelle avec ardeur, et tant elle se fouette nue qu’elle y trouve un plaisir imprévu et
tombe en faiblesse : « mais ce fut une faiblesse amoureuse que la fureur de la passion
causa et qui fit goûter à cette jeune enfant un plaisir qui la ravit jusqu’au ciel ». La crise
de mélancolie se résout en un orgasme qui la libèrera définitivement de ses scrupules. En
regard de cette scène véhémente, les descriptions de Diderot restent le plus souvent
pudiques ; on en exceptera toutefois la belle et grande scène de délire amoureux qui
oppose la supérieure de Saint-Eutrope à la naïve Suzanne. Dans l’expression de l’énergie ,
Diderot va au delà des leçons de Chavigny ; il en exprime la violence aveugle : « Où est-ce
que la nature, révoltée d’une contrainte pour laquelle elle n’est point faite, brise les
obstacles qu’on lui oppose, devient furieuse, jette l’économie animale dans un désordre
auquel il n’y a point de remède ? »17. Il lui arrive aussi, pour évoquer ce désordre, de
récrire une scène de Chavigny, ainsi quand il montre l’abbesse poursuivant la sœur
Augustine de coups de discipline et d’ardentes caresses18. La supérieure de Saint-Eutrope,
comme Dosithée, avait succombé « sous les lois de la nature toute pure » ; la nature est
moins pure chez Diderot, mais la passion est plus forte et plus présente : ici, le génie fait
la différence.
8 Concluons. Diderot a lu La Religieuse en chemise. La scène dépeinte dans le Salon de 1765 est
réinventée, mais elle suggère que Diderot, au moment d’entreprendre les Bijoux indiscrets
a pu compléter sa culture libertine et lire ou relire Chavigny. On doit cependant constater
que la Religieuse en chemise n’a guère laissé de trace dans les Bijoux19. Elle en a laissé dans la
Religieuse, et de fort nombreuses: évocation des intrigues du cloître, dénonciation de la
tyrannie familiale ou ecclésiastique, description des déviances engendrées par la
claustration. Cette lecture en profondeur s’accompagne d’une sorte de censure ou de
stratégie d’évitement : Diderot ne veut à aucun prix tomber dans le genre hollandais du
pamphlet anticlérical ou dans le goût libertin. Certes, au XVIIIe siècle, on ne se réclame
jamais de Chavigny ; tout le monde a entendu parler de la Religieuse en chemise, et
personne ne la cite. Il est possible qu’en 1760, Diderot ait voulu faire oublier les Bijoux
indiscrets et rompre lui-même avec une tradition libertine qui l’avait conduit en prison ;
mais il obéit surtout à des raisons littéraires : il découvre un nouveau type de narration
pathétique, il traite un sujet jusqu’alors réservé au récit libertin, mais il le fait dans un
style qui est celui de la confession dramatique ou des romans de Richardson ; la prouesse
littéraire consiste alors à rendre toute sa gravité à un thème traditionnellement
condamné à la satire et au comique, de faire vivre de l’intérieur le malheur de la
claustration, sans plaisirs de substitution, sans recours.

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NOTES
1. Cité d’après l’édition de P. Vernière, Diderot, Œuvres esthétiques, Classiques Garnier, 1959,
p. 530-531. Il s’agit du portrait à l’épagneul ; voir l’édition Seznec et Adhémar, Oxford, Clarendon
Press, t. II, 1960, portrait 117, p. 152.
2. Arthur M. Wilson, Diderot, sa vie et son œuvre, trad. fr., Laffont-Ramsay, coll. « Bouquins », 1985,
p. 28.
3. Le 25 décembre 1732.Voir le catalogue Diderot & l’art de Boucher à David, Réunion des Musées
nationaux, 1984, notice de Greuze par E.M., p. 217 et 218 pour les propos de Diderot sur Mme
Greuze.
4. Éd. Vernière, p. 544, éd. Seznec, t. II, p. 151.
5. Lettre à Falconet du 15 août 1767, citée par E.M., Diderot & l’art…, p. 218.
6. François Babuti, le père, est établi libraire depuis 1712 ; en 1765, il est très âgé ; Greuze l’avait
peint en vieil homme en 1761 ; il mourra en 1768. Son fils François a été reçu libraire en 1750
(renseignements transmis par Françoise Weil).
7. Je renvoie à mon édition de La Religieuse en chemise, à paraître aux Presses de l’Université de
Saint-Étienne. Les trois premiers Entretiens ont paru en 1683 et sont de Chavigny ; les trois
suivants ont paru vraisemblablement en 1685, 1692 et 1719 ; ils sont d’auteurs inconnus.
8. Andrew Brown signale dans Livre dangereux (Oxford, Voltaire Foundation, 1994, p.19) que cette
adresse désigne Gilbert Grasset à Genève.
9. Georges May en a donné un tableau très complet dans Diderot et « La Religieuse », étude historique
et littéraire, New-Haven, Yale University Press et Paris, Presses universitaires de France, 1954,
chap. VI.
10. Jacques Rustin, préface de Vénus dans le cloître, éd. des Œuvres érotiques du XVIIe siècle, Fayard,
« L’Enfer de la Bibliothèque nationale », 1988, p. 300-301. Voir également R. Mortier, « Les voies
obliques de la propagande philosophique » dans Voltaire and his world, Oxford, Voltaire
Foundation, 1985, p. 384-385.
11. Éd. de 1721, à Cologne, chap. 8, p. 48.
12. Éd. de La Religieuse par Michel Delon, dans Diderot, Contes et romans, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 2004, p. 247, 250-251, 315.
13. On ne compte pas moins de six religieuses en chemise dans la Religieuse ; voir l’éd. Delon,
p. 247, 250-251, 278, 315, 325, 375.
14. En souvenir, dit-on, de sa sœur Angélique (1720-1748), entrée aux Ursulines.
15. Voir Catherine Langle, Le Thème du cloître dans le roman au XVIIIe siècle, thèse dact., Grenoble,
1986, chap. II, « La fable monastique ».
16. Voir Vénus dans le cloître, éd. Rustin, p. 326 et La Religieuse, éd. citée, p. 310. La maxime donnée
dans la Vénus de Chavigny serait une citation, mais de quel ouvrage ?
17. P. 311. On ne peut que renvoyer ici aux belles études de Jacques Chouillet, notamment dans
Diderot poète de l’énergie, P.U.F., 1984.
18. Éd. Delon, p. 325 ; Vénus dans le cloître, premier Entretien ; les scènes alternées de flagellation
et d’ardeur amoureuse n’y sont pas rares ; elles sont reprises avec complaisance par les
continuateurs de Chavigny.
19. À une exception près : l’épisode de Fricamone, abbesse lesbienne dont le bijou évoque les
amours avec les novices du cloître en style direct. Voir l’éd. Delon des Contes et romans, chap. XLI,
p. 148-149. Ici, le souvenir du premier Entretien de Chavigny me paraît très net.

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RÉSUMÉS
Diderot évoque, dans le Salon de 1765, une aimable conversation avec Mlle Babuti au sujet de
contes licencieux qu’il prétend rechercher. La scène est visiblement inventée, mais il paraît très
possible qu’au moment d’écrire Les Bijoux indiscrets, Diderot ait lu ou relu quelques classiques du
conte libertin, dont Vénus dans le cloître ou la religieuse en chemise de Chavigny de La Bretonnière
(1682). De cette lecture, on trouve la trace dans La Religieuse. Chavigny peut apparaître comme
l’inventeur du dialogue libertin et anticlérical, et l’arrière plan de son dialogue est nettement
philosophique et politique : il développe une critique aiguë du cloître, représenté comme une
prison d’État, et l’internement arbitraire comme la cause de toutes les déviances sexuelles qu’on
y observe. A cette analyse, Diderot doit beaucoup, mais il tient en même temps à se démarquer
d’un genre libertin qui l’avait naguère conduit en prison. Il décrit, comme Chavigny, la tyrannie
familiale ou ecclésiastique, les intrigues du cloître, les déviances sexuelles, mais il rend toute sa
gravité à un thème traditionnellement voué à la comédie et à la satire.

Diderot and La Religieuse en chemise


In the 1765 Salon, Diderot mentions a friendly conversation with Mlle Babuti about licentious
tales that he claimed to be looking for. Although the scene is clearly invented, it is very possible
that while writing Les Bijoux indiscrets Diderot had read or re-read some of the classic libertine
works such as Chavigny de La Bretonnière’s Vénus dans le cloître ou la religieuse en chemise (1682),
traces of which can be found in La Religieuse. Chavigny could be seen as the inventor of the
libertine anticlerical dialogue, and there is clearly a philosophical and political background to his
dialogue. He provides an acerbic criticism of the convent, depicted as a state prison, and of
arbitrary internment as the cause of all the sexual deviance found there. Diderot owes a lot to
this analysis, but at the same time he is careful to distance himself from the libertine genre
which had previously landed him in prison. Like Chavigny he describes family and ecclesiastical
tyranny, convent intrigue and sexual deviance, but he deals in a serious way with what was a
traditional theme of comedy or satire.

AUTEUR
JEAN SGARD
Université Stendhal, Grenoble 3

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