Mythe de Polyphème HREL0034-1 TSAMOURAS Georgios
Mythe de Polyphème HREL0034-1 TSAMOURAS Georgios
Mythe de Polyphème HREL0034-1 TSAMOURAS Georgios
20/06/2022
La figure du cyclope est à l’origine de bon nombre de récits. Le plus connu des cyclopes
qui, encore aujourd’hui, jouit d’une grande renommée dans la culture populaire est sans aucun
doute Polyphème. Issu de l’épopée homérique, The Ogre Blinded-Polyphemus1 n’est cependant pas
l’unique représentant de son espèce. Les origines de ce mythe remontent à bien avant la rédaction
de l’Odyssée et nous pouvons le retrouver dans de nombreuses autres cultures (anglo-saxonne,
turque…).
formation des noms en grec ancien13. La première est que le grec poétique a généré de nombreux
composés dont le deuxième membre en ωψ signifiait la « vue » (comme ἑλίκωψ « aux yeux
brillants » (HOM., Α 389)). Par évolution, ce deuxième membre de composé a pris le sens de
« visage » comme avec le mot κυνῶπις « à la face de chien » (HOM., Γ 389). Dans ce cas précis,
cyclope pourrait très bien vouloir dire « visage rond ». La deuxième possibilité est que « Le suffixe
lui-même n’entre pas dans les séries indo-européennes connues. On est tenté de lui supposer une
origine préhellénique. »14. Cette considération fait écho à celle de Bailly vue plus haut. Ce suffixe
non-indo-européen fait partie de nombre de finales de noms de héros comme Πέλοψ, Κέκροψ ou
encore notre Κύκλωψ. Nous verrons également plus bas que dans les différents mythes de la figure
du cyclope (ce n’est pas le cas du grec), celui-ci est très souvent associé à un oiseau (la plupart du
temps un corbeau)15. Cela se remarque même dans l’étymologie de certains cyclopes comme celui
des contes gascons (Bécut) dont le nom veut dire « pourvu d’un bec ». La question des résolutions
étymologiques du nom du cyclope est fragile, mais nous permettra de le définir et de mieux le
cerner à l'aide des autres membres du conte-type de Polyphème16 .
connaissent pas les ἀγοραὶ βουληφόροι (et qui sont donc sauvages) (HOM., ι 112). La suite de
l’histoire est connue, les compagnons se rendent finalement dans la grotte du cyclope Polyphème où
ils seront enfermés par celui-ci. Ulysse (a1) devra alors affronter Polyphème (a2). Il utilise sa ruse
(qui représente son caractère civilisé) grâce au vin de Maron (HOM., ι 197) pour soûler le cyclope,
lui crever l’oeil avec un épieu chauffé et s’échapper. Le cyclope représente la sauvagerie (qui vivait
seul à l’écart de la communauté (HOM., ι 188), un sauvage parmi les sauvages en somme…) qui se
fait vaincre par l’intelligence civilisée (contrairement à Polyphème dont on voit la simplicité
d’esprit lorsqu’il croit le mensonge d’Ulysse disant qu’il s’appelle Οὖτις (HOM., ι 366)) des Grecs.
Toutes les images et le champ sémantique du texte visent donc à opposer la civilisation grecque à la
sauvagerie de ce peuple étranger que représentent les cyclopes.
C’est ici que les problèmes étymologiques dont nous avons parlé plus haut (cf. p. 1)
prennent leur sens. Nous avons différencié un groupe des cyclopes (a21) et Polyphème vivant seul
(a2). Cette séparation, outre l’explication de la séparation en deux partis de trois acteurs voulue par
Homère (cf. p. 3), peut également avoir une explication qui se rapporte à l’histoire des mythes.
Nous l’avons précisé plus haut, notre principale source pour le mythe de Polyphème est le livre IX
de l’Odyssée. Cependant, Hésiode nous éclaire énormément sur ce qu’étaient les cyclopes (a21)
qu’Homère écarte bien vite de l’histoire. La lignée des cyclopes pose déjà problème. Mondi20
présente un premier problème relatif à leur généalogie. Dans la Théogonie, les trois cyclopes sont
les enfants d’Ouranos et de Gaia alors que dans l’Odyssée, Polyphème est le fils de Poséidon. La
question de l’appartenance de Polyphème à la « race » des cyclopes se pose donc. On peut postuler
qu’il existe « The Cyclops in and outside Homer »21 . C’est l’un des meilleurs exemples que nous
ayons pour illustrer la fameuse Question Homérique. Ce passage de l’Odyssée « shows very clearly
the practice of […] combining various folk-tales into one folk-tale »22 et plus précisément
d’assimiler toute une série de traditions préexistantes afin de les figer dans son propre épos23 . À
partir de cela, comment donc les dissocier? Il faut en réalité remettre le cyclope Polyphème dans sa
classification ATU (The Ogre Blinded-Polyphemus) et le considérer comme une tradition étrangère
qu’Homère a utilisée pour son récit (cf. infra) et à laquelle il a ajouté la figure mythique des
cyclopes qui, eux, appartenaient à un fonds grec. À l’exception de l’étymologie de Mahlow (note
bas de page n°10, qui est très sûrement erronée), aucun élément (textuel ou étymologique)
n’indique clairement que les Cyclopes étaient pourvus d’un seul œil. Cette confusion est
probablement due à la confusion apportée par les cyclopes grecs24 qui étaient peut-être à l’origine
pourvus de deux ou trois yeux25 et qui ont donc créé la confusion qu’Homère a préféré taire.
Cependant, la tradition a fini par unir les deux figures sous la même dénomination du cyclope ne
possédant qu’un seul œil (c’est Euripide qui le généralisera26 ). Même Strabon27 commentera plus
tard que Homère aurait cherché son idée de « Cyclope » à un œil chez les Scythes. Les cyclopes de
la tradition grecque (au nombre de trois) étaient plutôt apparentés à la nature et étaient de véritables
artisans (c’est eux qui ont forgé le foudre de Zeus qui lui a permis de vaincre les Titans)28 qui
étaient décrits comme ὑπερφιάλων et ἀθεµίστων (HOM., ι 106). Cette caractéristique les situaient
dans un âge d’or29 où les lois n’étaient pas nécessaires à l’inverse du « man-eating ogre Polyphemus
[…] from a folk tradition which is not specifically Greek »30.
Dans le mythe grec, Polyphème serait donc une figure issue d’une tradition antérieure et
bien évidemment non-grecque. Toute une série de questions se posent alors: « Quelle est l’origine
de la figure mythique de Polyphème? », « Existe-t-il des exemples semblables dans d’autres
cultures? »… Nous l’avons vu au premier paragraphe, cet « ogre aveuglé » n’est pas l’unique
représentant de son espèce. Il tire ses origines d’une tradition antérieure qui a donné naissance à
énormément de mythes se trouvant sous la dénomination The Ogre Blinded-Polyphemus de la
classification ATU31 . Plusieurs comparatistes ont alors essayé de réunir les différentes versions
existantes du mythe, voire même d’établir des classifications. Grimm32 a, parmi les premiers,
souligné le lien que tenaient les différentes versions de l’ogre aveuglé entre elles et que « Odysseus’
adventure is not the source of a widely distributed folk tale, but merely its earliest extant
version »33 . Plus tard, Hackman34 rassembla 221 versions du mythe provenant de 25 nations
différentes (de loin le plus grand recueil de mythes35). Il décida des les classer selon trois groupes.
Le groupe A (comprenant 124 versions du mythe) comprend les mythes contant l’histoire d’un ogre
mangeur d’homme; le groupe B (comprenant 50 versions du mythe) concerne les versions du mythe
qui parlent de la ruse du faux nom; enfin le groupe C (comprenant 47 versions du mythe) combine
un élément du groupe A (le point 1b36 ) au groupe B (par conséquent nous savons que le groupe A et
le groupe B ne se confondent jamais réellement). Il existe cependant trois exceptions à cela, et il
s’agit de l’Odyssée et de deux autres mythes. Nous reviendrons plus bas sur le pourquoi l’Odyssée
constitue une exception. Nous citerons enfin d’Huy37, dont les travaux sont bien plus récents, qui a
également tenté de classer les différents mythes tournant autour du conte-type The Ogre Blinded.
Celui-ci a travaillé non-seulement sur des versions européennes et asiatiques du mythe, mais aussi
sur des versions provenant d’Amérique du Nord à partir de vingt-quatre versions du mythe. Il établit
alors deux grands ensembles (un ensemble européen et un ensemble amérindien) qu’il subdivise en
de nombreux sous-branchements.
Parmi tous ces groupements, la question de savoir où se situe Polyphème se pose (ce qui va
de pair avec la question de ses particularités). Nous allons dans un premier temps laisser de côté les
versions d’Amérique du Nord du mythe et nous concentrer uniquement sur le corpus européen et
asiatique. La longueur limitée de ce travail ne nous permettra cependant pas de tendre à
l’exhaustivité des exemples. Seuls quelques-uns seront parfois repris afin de préciser certains
points. Nous avons vu plus haut qu’Hackman proposait un classement recensant 221 versions du
mythe (note de bas de page numéro 34). Seules trois versions confondaient plusieurs groupements.
Cependant deux d’entre elles38 auraient en réalité été influencées par d’autres sources littéraires.
Seul le mythe Polyphème serait la version qui confond plusieurs groupements. Une première
hypothèse proposée par Glenn39 est que le mythe de Polyphème serait à l’origine de toutes les autres
versions. Il propose également une autre explication que Calame40 envisage aussi et qui est
largement acceptée. Le mythe ferait originellement partie du groupement A dont Hackman a
proposé un schéma41. La version d’Homère serait par la suite devenue un mélange entre deux contes
folkloriques. Le premier est celui du schéma du groupement A (avec une fin alternative comme le
précise Page42 puisque l’épisode de l’anneau a été supprimé) qui est couplé à l’épisode du faux nom
(qui appartient au groupement B). D’autres différences peuvent être remarquées et sont citées chez
PAGE 1955 et GLENN 1971, mais nous n’en citerons plus qu’une seule. Elle concerne l’arme utilisée
par le héros pour crever l’œil du géant. L’arme est généralement la broche qui a servi à l’ogre pour
cuire ses victimes alors que dans l’Odyssée, les héros emploient une bûche d’olivier. À partir de ces
différences, nous pouvons tirer trois conclusions. Premièrement, l’auteur de l’Odyssée a préféré que
« the supernatural element is deliberately suppressed and obscured »43 pour ne pas nuire à la
narration réaliste (exemple de l’anneau magique qui ne se trouve plus dans le mythe de Polyphème
alors qu’il est très courant chez les autres témoins du groupe A de Hackman). Ensuite, Glenn44
remarque que le héros d’Homère est de manière drôlement inhabituelle dans l’embarras, mais qu’il
est plein de ressources (partout la broche est prête pour crever l’œil de l’ogre alors qu’Ulysse doit
ruser et utiliser une bûche d’olivier. On peut en dire autant pour la ruse du faux nom.). Enfin,
concernant l’ogre lui-même, deux rajouts d’Homère se révèlent dignes d’intérêt. Le premier est le
mépris des dieux visible uniquement dans d’autres versions très tardives et le deuxième est la
touche d’humanité accordée à Polyphème qui donnerait presque envie d’avoir pitié de la solitude de
l’ogre (ce qui ne se trouve nulle part ailleurs). Nous pouvons conclure que Polyphème n’est pas le
modèle ou la protoversion de ce mythe, mais une version très ancienne qui est née d’un mélange
entre deux versions d’un mythe. À cela, il faut ajouter les nombreuses modifications scénaristiques
de l’auteur et sa volonté à créer un personnage plus littéraire.
Si donc le mythe de Polyphème n’est pas l’archétype du conte de l’ogre aveuglé, qui est-ce?
Nous avons déjà dit qu’il existait des versions de ce mythe en Amérique du Nord. Celles-ci peuvent
être résumées par un schéma que Julien d’Huy45 nous décrit:
« un maître des animaux, le plus souvent Corbeau, retient prisonnier les bisons dans sa caverne.
Sans se faire voir, un homme se rend dans la grotte et libère les animaux, parfois en libérant
l’entrée de la lourde pierre qui l’obstruait. Le maître des lieux attend l’intrus à la sortie pour le
tuer, généralement avec un arc, mais celui-ci échappe à sa vigilance en se dissimulant sous un
bison, dans son anus ou sous la forme d’un morceau de plante pris dans la fourrure des
animaux. ».
La ressemblance avec les mythes européens et asiatiques est frappante et peut nous amener à
conclure que les origines de ce mythe devaient remonter à une très haute époque. Burkert46 associe
à ce mythe des origines étant plus anciennes que la naissance des peuples indo-européens. Ce mythe
remonterait en effet au Paléolithique et le principal argument qui est donné est sa connexion avec le
thème du Master of Animals qui protège les troupeaux et mange les hommes (et qu’on retrouve,
comme on l’a vu, chez les peuplades amérindiennes). Bien sûr d’autres arguments et théories
viennent se joindre au « Maître des animaux » comme l’utilisation du pieu qui ferait référence aux
armes primitives des hommes47 ou encore le cannibalisme48 du cyclope qui proviendrait des récits
de marins ayant eu des contacts avec des tribus cannibales, mais qui ne sont pas forcément des
éléments déterminants. Le cannibalisme de Polyphème peut cependant être relié à un autre élément
qui, lui, peut s’avérer intéressant. Bremmer49 pense en effet que le géant cannibale qui enferme de
jeunes gens renverrait à toute une série de mythes et contes (comme certains d’Afrique par
exemple) qui feraient explicitement référence à des rites d’initiation. Cette théorie est amplement
reconnue et c’est aussi dans ce sens-là que Germain50 va lorsqu’il dit que : « l’épisode du cyclope
narre l’initiation à un culte du bélier, de caractère encore très archaïque ». Les acteurs de ce culte
auraient alors imité les animaux durant les rites, ce qui expliquerait pourquoi Ulysse et ses
compagnons se cachent sous des moutons (et se font passer pour des moutons donc) pour échapper
au cyclope. Ces rites sont perdus à l’époque d’Homère, mais nous savons51 que d’autres héros de
l’Iliade et de l’Odyssée sont liés à différents motifs initiatiques. Nous pouvons en conclure que
« Even if we are no longer able to trace its precise background, Odysseus' encounter with
Polyphemus would perfectly fit such a context »52.
Le mythe de Polyphème est donc un mythe très ancien et bien antérieur à la tradition
grecque elle-même qui, dans un premier temps, se conçoit en étant détaché de toute attache au
cyclope grec avec lequel il sera par la suite confondu. L’ogre aveuglé tire ses origines du
Paléolithique et les ajouts et les confusions qu’il a connus au cours de son histoire ont fait de lui
l’un des principaux ennemis du héros au faux nom qu’Homère53 a retravaillé pour en créer le
personnage que nous connaissons tous aujourd’hui.
51 BREMMER 1978.
52 BREMMER 2002, p. 148.
53Le mythe de Polyphème serait alors un argument de poids dans la question homérique car « minor inconsistancies
and imperfections in the narrative may be readily explained in terms not of different authors but of different stories »,
PAGE 1955, p. 16
Mythologie comparée !8 Tsamouras Georgios (S180645)
Master 1 L.L.C. 20/06/2022
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