Bude 1247-6862 1955 Num 14 4 4150

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Bulletin de l'Association

Guillaume Budé : Lettres


d'humanité

Légendes grecques de la mer


Louis Séchan

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Séchan Louis. Légendes grecques de la mer. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé : Lettres d'humanité, n°14,
décembre 1955. pp. 3-47;

doi : https://doi.org/10.3406/bude.1955.4150

https://www.persee.fr/doc/bude_1247-6862_1955_num_14_4_4150

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Légendes grecques de la mer

A mon fUs Edmond.

Les Grecs et la mer. — Platon nous parle, dans le Critias 1,


du « profond vase marin » qui enferme PAttique et l'on se
souvient qu'André Chénier comparait la Grèce à une feuille de mûrier
posée sur les flots. De même qu'elle s'insinue aux dentelures de
leurs rivages, la mer a pénétré la pensée des Hellènes et nourri leur
imagination2. Sans aller jusqu'aux raffinements descriptifs des
modernes, ils ont fixé ses principales couleurs, olvo^, aux teintes lie
de vin, vineuse ; Ios!.8y)Ç, violette de nuance foncée ; tcoXiyj, grise
ou grisâtre, blanchissante sous le vent ou les coups de la rame 3.
Ils l'appellent yXocox-y) 4, la bleu-sombre, ou disent qu'Amphitrite
est xuavêamç, qu'elle a des yeux de sombre azur 5. Ils ont noté
son calme dans le repos des vents et sa sérénité brillante, vvjvejjua,
yaXyjvT) 6 et, plus souvent encore, le sourd gonflement de la houle,
le cri de la vague et l'agitation bouillonnante des flots, 7toX&-
xXucttoç, xo^aivcov, TeopepiSpsoç 7. Ils évoquent aussi son ampleur
saisissante, la profondeur du vaste gouffre, [xéyoc Xoutjxoc, le dos
immense, eupéa vûra, le grand large de la mer, eùpuTcopoç, et
le poète de l'Odyssée parle du « large infini qui couronne » l'île
de Circé 8, Quant à l'épithète fréquente d'ocxpuysTOÇ, elle reste
assez mystérieuse : les anciens ont pensé à stérile, inféconde, ou
encore à infatigable, inlassable, et si certains parmi les modernes
ont proposé le sens de limpide ou pur 9, c'est entre les deux
explications anciennes qu'on hésite surtout aujourd'hui. Il
semble pourtant qu'en définitive on doive se ranger au sens

1. Crit., ni a. — Cette étude est le développement d'une conférence au


Centre Universitaire Méditerranéen de Nice (février 1952).
2. Les Grecs, qui « avaient perdu le nom indo-européen de la mer »
(J. Humbert, Hymnes hom., p. 217Ï l'appellent soit âXç, la salée (cf. àX^upàv
ÛStùp), soit 6àXaxTa, vocable s. d. méditerranéen d'étymologie inconnue ; ils
disent aassi TcéXocyoç, qui évoque une large surface unie (v. TtXa^) et TCOVTOÇ qui
est un vieux nom du chemin.
3. Cf. 7ToXtaivo|X£vv], Eschl, Pers., 109.
4. Ol yXaux-^v IpyocÇovrat., His., Th., 440.
5. Kixxv&tuç, épith. d'Amphitrite, Od., XII, 60. Dans HÉs., Bouclier, 356,
c'est l'épithète d'une héroïne et j'adopte la traduction de P. Mazon.
6. Les deux mots sont associés : Od., V, 392 ; XII, 169.
7. Cf. Tiopcpûptù, IL, XIV. 16 ; XXI. 326.
8. Od., X, 195 (Tt6vroç dcTCtpLTOçècTScpàvcùToci,); cf. Od., IV, 510, Tr.àratpwv.
9. On explique par à primatif et xpù£ (lie du vin ; v. Fadj. (Scxpuyoç).
4 LEGENDES GRECQUES DE LA MER

d'infini que Paul Mazon donne à l'épithète dans sa belle


traduction de YIliade10. Indépendamment de ces évocations directes,
c'est de la mer et des activités marines que provient sans doute
le plus grand nombre d'images dans la poésie antique11. C'est que
ces images ne portent pas seulement sur les choses matérielles :
les Grecs ont souvent associé la mer à certains états du cœur
humain comme ils ont, d'ailleurs, ressenti son action sur l'âme.
Elle est déjà dans Ylliade le symbole d'une dureté impitoyable
et ce trait, dans ses diverses nuances, restera prédominant. « Là-
dessus, montre-toi plus intraitable que la mer » dit encore à
Phèdre sa vieille nourrice avant de produire son ultime argument
pour la fléchir. La contemplation de l'étendue marine avive chez
Ulysse la nostalgie du foyer lointain ; injurieusement chassé
par Agamemnon, Calchas va dévorer son chagrin le long du
rivage où bruit « la mer retentissante » et, cloué sur un pic
solitaire, le Prométhée d'Eschyle en appelle à son « sourire
infini » 12. A tous égards, enfin, la mer a profondément intéressé
les Hellènes qui l'ont hardiment pratiquée en navigateurs nés,
dirions-nous volontiers pour reprendre l'expression de Th. Zie-
linski 13. Leur esprit d'aventure et de conquête a trouvé son
meilleur symbole dans la légende de cette nef Argô, icacrt
(zéXoucra 14, qui mène Jason jusqu'à la mystérieuse Colchide où
il ravira la toison d'or. Les Grecs ont essaimé en de multiples
10. Les Grecs ont-ils à ce point méconnu la mer (V. notre épigr. d'EsCHYLE,
Ag., 958) qu'ils l'aient dite inféconde ou stérile, comme on traduit assez souvent ?
Le sens d'infini pour àxpûysToç (cf. àTtefptroç, à7re£pojv, sup. n. 8) est d'autant
plus satisfaisant qu'il convient, à notre connaissance, à tout ce qui est qualifié
de la sorte, qu'il s'agisse de la mer, de l'Ether (77.. 17, 425 ; Hh., Déni., 67 et
457) ou de la nuit où va descendre une mourante (Anth., 7, 735, in vastam noctem,
DûBNER, éd. Didot). — Quelle est l'étymoJogie de cette épithète ? Anciens et
modernes se sont partagés. On indique, d'une part, à-priv. et Tpuyaco, moissonner
(sch. Od., 2, 370, etc. ; cf. Frisk, Gr. etytn. Wôrterb., p. 181), ce qui, au sens
propre, donne stérile, infécond, mais qu'il faudrait prendre, croyons-nous, au
sens figuré d'infini, « moissonner la mer » étant l'expression imagée d'un labeur
sans fin. On admet, d'autre part, la dérivation de à-priv. et Tpûa), user, épuiser
(Hérod. Gr., 282 ; cf. Liddfll-Scott, ad v.), àrpûyeroç signifiant, dans ce cas,
qu'on n'use point, qui ne s'épuise pas, d'où infatigable, incessant, qui n'a point de
terme ou de limite (cf. l'adj. analogue ocrpuTOç). Nous retrouvons donc, ici encore,
infini). On hésite toujours entre ces deux étymologies qui présentent des
difficultés : si àrpûyeroç vient de Tpuyàco, l'£, au lieu de Y) doit surprendre (v. l'adj.
àTpiSyyjToç) ; en revanche, dans la dérivation à-Tpuo, l'insertion du y(£) n'est
pas moins étonnante ainsi que l'abréviation de l'û (cf. #TpÛTOÇ). S'agirait-il,
comme me le suggère P. Chantraine que je remercie, d'une influence exercée
par l'adj. T7)Xôy£TOÇ ou d'un arrangement fait par les aèdes sur ce modèle pour
une commodité métrique ?
11. V. A. L. Keith, Simile a. Metaphor in Gr. Poetry fr. Hom. to Eschl.
(1914).
12. V. pour ces divers exemples, //., XVI, 34-35 ; Eur., Hippol., 304-5 ;
Od., V, 82 sq. (même si l'on rejette le v. 84) ; //., I, 34 ; Eschl., Pr., 90.
13. La religion de la Grèce ant., p. 18.
14. « Argô que tous ont à cœur. »
LÉGENDES GRECQUES DE LA MER §

points du monde méditerranéen, où leur colonisation a été fort


importante. Les Athéniens, en particulier, maîtres souverains de
la mer, se sont élevés au ve siècle à la tête d'un puissant empire
maritime pendant la durée duquel la Méditerranée a été vraiment
« la ruche ardente et bleue de l'abeille attique »15.

# ##

L'Odyssée. — Ce n'est pas sans raison que, dans son apothéose


d'Homère, Ingres, personnifiant Yiliade par une femme pourvue
d'un glaive, nous montre une Odyssée vêtue d'une robe couleur de
mer avec, à ses pieds, l'emblème d'une rame. Certes, M. Gabriel
Germain a pu récemment déclarer dans un livre plein d'originalité
et de mérite 16, que « Y Odyssée n'est point par essence un poème de
la mer », et que « l'aède n'était certainement ni un navigateur...
ni un homme épris des flots », mais « profondément, un terrien » 17.
Sans vouloir discuter en détail ces assertions, bornons-nous à
rappeler que le héros du poème est un naufragé pour qui la mer
ne saurait être qu'une ennemie puisque Poséidon le persécute en
suscitant obstacles et périls sur le chemin du retour au pays.
M. Germain reconnaît bien, d'ailleurs, que la mer intéresse au
moins le poète dans son conflit avec la volonté humaine, que
l'Odyssée est, en tout cas, un poème d'aventures marines et que
le chant V, celui du principal naufrage, « est le premier, dans
notre tradition littéraire, à montrer, avec toute sa grandeur, la
lutte d'un homme isolé contre les flots » 18. Ce thème nous a valu
une abondante galerie de tempêtes où l'on a parfois dénoncé
quelque monotonie, mais M. Germain convient lui-même qu'il
y a de beaux mouvements et de belles sonorités dans tels passages
descriptifs des Chants XII, IX ou V et que, dans ce dernier
chant, les 150 vers du naufrage, avec leurs détails profondément
« vécus ... suffiraient presque à la gloire d'un homme »19. Si nous
concédons, d'autre part, à M. Germain qu'il entre, dans les
« errements » d'Ulysse, une grande part d'imagination,
n'oublions pas qu'il y a lui-même reconnu des éléments d'une
géographie réelle 20 et que tout n'est point périmé dans les
identifications de lieux marins proposées par Victor Bérard 21. Rappelons
15. A. Thibaudet, La campagne avec Thucydide.
1 6. Essai sur les origines de certains thèmes odysséens et sur la genèse de /'Odyssée
(i954>-
17. O. c, p. 601 sq.
18. Id., p. 616.
19. ld., p. 608. V. d'ailleurs, en dehors des tempêtes, certaines 1 marines »
comme Od., II, 419 sq.
20. V. la 2e partie du livre II (Les deux mondes odysséens).
21. V. récemment Jean Bérard, L'Homère des anciens n'est-il plut?, Figaro
littéraire, 4 septembre 1954.
6 LEGENDES GRECQUES DE LA MER

aussi que, même quand les identifications spéciales paraissent


douteuses, il y a chez le poète un sens aigu des réalités
méditerranéennes qui sollicite le rapprochement avec des sites réels
par la vérité générique de telle ou telle description 22. Nous ne
nous attarderons pas aux diverses tribulations du héros d'Ithaque
non plus qu'à leurs origines 23 et nous n'insisterons que sur un
épisode qui ne fait point partie intégrante des aventures d'Ulysse
mais qui n'en est pas moins un des contes les plus intéressants de
l'Odyssée. Il va d'ailleurs mettre une première fois sous nos yeux
les caractéristiques de bon nombre de divinités ou démons de la
mer, je veux dire leurs capacités divinatoires et leur nature fluide,
changeante, insaisissable qui les fait ressembler aux flots.

Protée. — Au chant IV de l'Odyssée2*, Ménélas conte son


aventure avec un des « Vieux de la Mer » 25, Protée « au parler
prophétique», le « vassal de Poséidon «qui hante l'îlot de Pharos, à
l'embouchure du Nil 26, où il mène paître les troupeaux de phoques
d' Amphitrite 27. Retenu par les vents et quelque volonté contraire,
Ménélas avait interrogé la fille du « Vieux », la nymphe Idothée 28,
dont il avait su, dit-il, toucher le cœur. Elle lui confia que, seul,
son père pourrait l'instruire des moyens du retour, mais qu'il
fallait tendre une embuscade à ce « Vieux » d'humeur farouche
et méfiante et qui jouissait au surplus d'un singulier pouvoir de
métamorphose. La grande affaire est de le surprendre et, à
chacun de ses tours de passe-passe pour échapper, il ne s'agira

22. V. L. Séchan, Rev. Universit., 1934. (Deux ouvrages posthumes de


V. Bérard.)
23. V. G. Germain, o.c. : Préhistoire de quelques thèmes odysséens, p. 11-382.
24. V. 384 sq.
25. Appellation générale des démons de la mer, tels que Nérée, Phorkys et,
plus rarement, Glaucos (v. inf., p. 29). Comme certains démons des fleuves
(v. Achélôos, Soph., Trach., 9 sq., 507 sq.), les démons de la mer, surtout, ont
le don de prophétie, si utile aux navigateurs en peine sur leur route et ils ont,
aussi, le pouvoir de métamorphose (Nilsson, Gesch. d. Griech. Religion, I, p. 21
et 223-24., v. inf., p. 30).
26. Protée a été, aussi, localisé dans l'Egée, notamment sur la côte chal-
cidienne (Nilsson, /. c.) ; mais VOdyssée le qualifie d'Égyptien (IV, 385) et
l'origine égyptienne de ce conte est extrêmement probable (v. G. Germain,
0. c, p. 395 sq.) ; Maspéro a reconnu dans son nom le titre pharaonique de
Prouti. Selon Hérodote, II, 112 sq., Protée est un roi de Memphis ; perdant
son caractère de démon magicien, il devient le Pharaon type, plein de sagesse
et de vertu. Sauf qu'il reprend la localisation homérique de Pharos, Euripide
adhère à cette tradition dans Hélène, où Protée est qualifié, v. 47, de raxvrcûv
9p fp
27. NéiroSeç xaXîjç àXocrûSviqç, c.-à-d. ici d'Amphitrite : [x^xea] TcoXXà
Tpéçei (Od., V, 422).
28. Comparer la trahison beaucoup plus grave de Scylla livrant à Minos
le secret de son père Nisos, le roi de Mégare (v. Eschl., Ch., 613 sq.).
LEGENDES GRECQUES DE LA MER "}

plus, sans se laisser impressionner, que de resserrer l'étreinte


jusqu'à ce que, n'en pouvant mais, il revienne à sa forme première.
Tel est le conseil de la traîtresse et voici le plan qu'elle ourdit :
A l'heure où le soleil touche au zénith, Protée sortira de l'écume
avec les phoques pataugeant autour de lui et « exhalant l'acre
odeur des grands fonds » ; il les passera en revue, les comptera
et puis s'étendra auprès d'eux pour dormir « comme dans son
troupeau d'ouailles un berger ». C'est alors que Ménélas et trois
compagnons d'élite devront agir après s'être, pour plus de
sûreté, déguisés en phoques ; pour cela, Idothée, dont la
complaisance n'a point de bornes, procure elle-même quatre peaux
fraîchement enlevées, puis elle fait s'allonger côte à côte les quatre
conjurés dans le sable qu'elle a creusé de ses propres mains :
Ce fut [avoue Ménélas] le plus vilain moment de l'embuscade t
quelle terrible gêne ! Ces phoques, nourrissons de la mer, exhalaient
une mortelle odeur.... Qui prendrait en son lit une bête marine?
Mais Idothée avait tout prévu :
Pour notre salut [poursuit Ménélas] elle avait apporté un cordial
puissant : c'était de l'ambroisie qu'à chacun elle vint mettre sous
le nez ; cette douce senteur tua l'odeur des phoques.
Bientôt après, le Vieillard sort des flots et se couche :
Alors, avec des cris, nous nous précipitons ; toutes nos mains
l'étreignent. Mais le Vieux n'oublie rien des ruses de son art : il se
change d'abord en lion à crinière, puis il devient dragon, panthère
et porc géant ; il se fait eau ruisselante et grand arbre à panache 2*.
Nous, sans mollir, nous le tenons, rien ne nous lasse, et quand
il est au bout de toutes ses magies le voici qui me parle à moi et
m'interroge.
Ménélas lui dit tout ce qui le préoccupe sur le sort des Achéens
qu'il a laissés, au départ de Troie, sur sa famille et son propre
retour. Protée le renseigne sans la moindre rancune et il achève
même par une prédiction heureuse :
Quant à toi, Ménélas, sache que le destin ne te réserve pas, d'après
le sort commun, de mourir en Argos.... Mais, aux Champs-Elysées,
tout au bout de la terre, chez le blond Rhadamanthe où la plus
douce vie est offerte aux humains, où sans neige, sans grand hiver,
toujours sans pluie, on ne sent que zéphyrs dont les risées sifflantes
montent de l'océan pour rafraîchir les hommes, les dieux
t'emmèneront 30.

29. Sur les métamorphoses de Nérée dans sa résistance à Héraclès, qui veut
apprendre de lui la route du jardin des Hespérides, v. Phérécyde,//. 33 ; Apd.,
Bibl., Il, 5, u. Pour celles de Thétis luttant contre Pelée, v. in/., p. 38 sq.
30. Nous citons, dans tout cet épisode, la traduction si pittoresque de Victor
BÉRARD.
8 LEGENDES GRECQUES DE LA MER

C'est l'annonce de l'immortalité promise à l'époux d'Hélène,


gendre de Zeus, dans ce séjour fortuné dont nous parlerons
bientôt, comme nous retrouverons plus tard, sous une forme plus
gracieuse il est vrai que le vieux Protée, une autre de ces déités
marines qui se défendent contre la prise par de stupéfiantes
métamorphoses 31. Sans doute, dans ce second cas, les phoques
ne seront pas mêlés à l'histoire et l'on peut être surpris, au
premier abord, de trouver des phoques localisés au rivage égyptien.
Ne nous bornons pas à dire que la légende a tous les droits ;
n'oublions pas, en effet, que, si le mammifère en question hante
surtout les mers glaciales, l'espèce des « phoques noirs », çcoxai
uiXaivai comme dit l'Hymne homérique à Apollon 32, a pour
domaine des régions plus tempérées. Les Grecs les connaissaient
bien et Hérodote nous parle de vêtements en peau de phoque
séchée dont usaient certains riverains de l'Araspe, affluent de la
Caspienne 33. La réputation de fétidité de cet animal était déjà,
nous l'avons vu, solidement établie et ajoutons qu'Aristophane,
vitupérant le démagogue Cléon, son ennemi politique, déclare
que sa bête noire avait le derrière d'un chameau et la puanteur
d'un phoque 34.
Cette histoire de Protée est pleine de gaîté, et il n'est pas
surprenant que l'histoire ait été reprise par Eschyle dans le drame saty-
rique qui était la « contre-partie joyeuse » 35 de l'Orestie. Ce drame
est aujourd'hui perdu, et il n'en reste que trois fragments, dont
les deux plus longs ne forment qu'un total de deux vers et demi.
Mais le fragment le plus court, constitué par le seul nom d'EîSd) 36,
un diminutif d'EîSoGca, suffirait à prouver qu'il s'agissait bien
du même sujet 37. Dompté grâce au secret livré par sa fille,
Protée contait à Ménélas le funeste retour de son frère,
l'assassinat d'Agamemnon par Égisthe et Clytemnestre qui fait l'objet du
premier drame de la trilogie où les vers 674 et suivants sont
justement, comme l'a bien noté Paul Mazon 38, une préparation au
Protée satyrique. Le devin mentionnait aussi la vengeance
31. V. in/., p. 38 sq.
32. V. 77 : « Les poulpes se feront des gîtes dans mon sein et les phoques
noirs de tranquilles demeures. » C'est Délos qui parle. Dans ses Recherches
sur les origines italiques et romaines, p. 19 sq. J. Gagé « croit retrouver sous
l'emblème du phoque (qui aurait donné son nom à Phocée et à la Phocide) une
vaste communauté de pirates étendant son influence de Lemnos à l'Étrurie »
(J. Defradas, Les thèmes de la propagande delphique, p. 73, n. 4, où il est exprimé
quelques doutes).
33. Hdt, I, 202.
34. Guêpes, 1035 ; Paix, 758.
35. L'expression est de P. Mazon.
36. F. 212 (Nauck2, p. 70).
37. Sur l'étroite dépendance du Protée d'EsciiYLE et de la source homérique,
v. A. Mancini, Il drama satirico greco, Annali d. R. Scuola Norm. sup. di Pisa,
XI, 1896, p. 58 sq.
38. Notice gén. sur l'Orestie, p. x, et Agam. note au v. 674.
LEGENDES GRECQUES DE LA MER 9

d'Oreste 39 sur Égisthe ou bien l'annonçait comme chose à venir,


sur le modèle de l'Odyssée, où elle n'est pas encore indiquée
comme un fait sûrement accompli 40. Il est clair que, selon la loi
du genre satyrique, destiné à rétablir l'équilibre des âmes qu'avait
angoissées l'émotion tragique 41, cet écho terminal de la trilogie
devait être passablement égayé par les plaisanteries et les cabrioles
des satyres. Ceux-ci devaient sans doute intervenir pour aider
Ménélas à se rendre maître de Protée, qui était, le titre même
l'indique, le protagoniste du drame, ou du moins
l'encourageaient-ils de leur mimique et de leurs cris dans cette lutte
singulièrement ardue 42. Il est même permis de penser que le troupeau
des phoques « rebondis » 43 devait être évoqué de façon
quelconque pour exalter la pétulance des satyres, leur humeur folâtre
et volontiers licencieuse. Souvenons-nous d'un détail de l'épisode
odysséen : « Qui donc pourrait souhaiter de prendre une bête
marine dans son lit 44 ? » Il ne serait pas impossible que les
satyres eussent donné ici par leurs vux dévergondés ou leurs
menaces fanfaronnes un démenti bestial au propos dégoûté de
Ménélas 45.

Les Iles des Bienheureux. Les îles, filles de la mer, sont


baignées de sa poésie et participent à son mystère. On ne doit donc
pas séparer leurs légendes ni rompre cette union naturelle, la
Méditerranée pouvant être représentée, dans la pensée des Grecs,
comme une longue balancelle tendue entre deux îles de rêve,
l'Atlantide et les Iles des Bienheureux. Nous parlerons au moins de
ces deux pôles imaginaires, quitte à négliger, ou presque, la
tradition illustrée par l'Hymne à Apollon Délien, la légende de
l'ancienne Astéria, île flottante d'abord, disait-on, jusqu'au jour où,
sous le nom de Délos, la Brillante ou l'Ile de l'Apparition, elle fut
fixée au centre de la mer antique par la reconnaissance d'un fils
de Zeus qui y avait trouvé son berceau. Seule, en effet, Délos
avait assuré un asile à Létô pourchassée de pays en pays par la
vindicte d'Hèra, et ce fut là qu'agenouillée au pied du fameux

39. Croiset, Hist. litt. gr., III, p. 396.


40. V. Lionello Levi, Intorno al drama sat., Riv. di Storia ant., N. S., XII,
1908, p. 234-237.
41. Horace, Ep., Il, 3, v. 222-24 ; cf. Marius Vittorinus, II, 4, 25, éd. Keii j
p. 82.
42. V. L. Levi, a. c., p. 237 et n. 2.
43. Otoxaç Çarpeçéaç (Od., IV, 450-451).
44. Od., IV, 443.
45. V. une hypothèse analogue, à propos de la Sphinx satyrique, C. Robert
Oidipus, II, p, 97, n. 17 ; cf. L. Séchan, Études sur la Trag. grecque, p. 42 et 583
10 LEGENDES GRECQUES DE LA MER

palmier, elle enfanta le jeune Apollon 4e. A ce moment, disent les


poètes, Délos tout entière se couvrit d'une chape d'or, et les
cygnes, «servants mélodieux» de la jeune divinité, firent sept fois
en chantant le tour de l'île 47. Ils pouvaient chanter « les oiseaux
des Muses », le dieu des oracles et de la poésie était né !
Quant aux Iles des Bienheureux 48, fxàxapeç, dont le nom
semble préhellénique comme est sans doute extrêmement ancienne
la conception d'un Éden réservé aux élus, ce séjour d'éternelle
et inaltérable félicité est dépeint sous des couleurs rappelant
celles du monde des dieux et du monde de l'âge d'or49, et il est
désigné par différents noms qui ne doivent pas nous dissimuler
l'identité foncière de la conception qu'ils recouvrent 50. C'est
tantôt, notamment, les u.axàpoov vvjcrot ainsi qu'il est dit chez
Hésiode ou Pindare51, tantôt 'HAumov tcsSlov 52, la Plaine Ély-
séenne ou Champs-Elysées, ce lieu de choix que nous avons vu
Protée assigner à Ménélas pour le temps où sera achevée sa
carrière terrestre et où les dieux l'emmèneront, le raviront sans
qu'il ait subi la mort. Ce passage de YOdyssée est le seul texte qui
jette un rayon de lumière dans la sombre image qu'Homère
trace de l'au-delà. Les âmes n'ont en général chez lui qu'une
existence amoindrie, incertaine ; elles ne retrouvent
momentanément quelque conscience claire que par le sang des victimes
qu'on leur sacrifie ; même la fleur des héros, Achille, est descendu
au royaume désolé des ombres et l'on se souvient de sa plainte
dans la Nekyia 53 : iJ aimerait mieux, dit-il, être « un valet de
bufs et vivre au service d'un pauvre fermier que régner sur les
morts, sur tout un peuple éteint » 54. En contraste avec ce
pessimisme, nous avons ici, dans une vision plus consolante, ce que

46. D'après l'Hymne homérique, Apollon seul est né à Délos (v. 16, 119) et
Artémis n'est point sa sur jumelle.
47. H. hom. à Apollon, v. 135 ; Callimaque, H. à Délos, v. 249
et 260.
48. V. A. Dieterich, Nekyia, p. 35 sq. ; J. Girard, Le sentiment religieux en
Grèce, p. 266 sq. ; E. Rohde, Psyché, p. 56-91 et 566 de l'éd. française
d'A. Reymond ; Gernet- Boulanger, Le génie grec dans la religion, p. 63 ;
P. M. Schuhl, Essai sur la formation de la pensée grecque, p. 103 sq.
49. « Les deux conceptions qui nous font voir, l'une un paradis enfantin perdu
dans le passé, l'autre un bonheur parfait réservé aux élus dans l'avenir, sont
étroitement apparentées ; et il est difficile de dire laquelle peut avoir influencé
l'autre » (E. Rohde, 0. c, p. 87).
50. E. Rohde, o. c, p. 86 ; cf. G. Germain, o. c, p. 351.
51. Hésiode, Trav., 171 ; Pindare, OL, II, v. 77-78.
52. « Le pays de l'arrivée» d'ap. Étym. M., 428. 36 : irocpà tJjv eXeuaiv XtX.,
v. Rohde, o. c, p. 63 et n. 1. Pour d'autres explications, v. Schuhl, o. c, p. 104,
n. 6.
53. La seconde Nekyia, Od., XXIV, 1-204, ne donne pas de l'outre -tombe
une idée bien différente. On sait, d'ailleurs, qu'ARiSTOPHANE de Byzance et
Aristarque voyaient en XXIII, 296, la fin de l'Odyssée authentique.
54. Od., XI, 489 sq.
LEGENDES GRECQUES DE LA MER II

E. Rohde appelle « une échappée unique et fugitive » 55 vers un


monde meilleur. Ce monde n'était situé ni dans l'Hadès 56, ni
dans l'Olympe, ni dans aucune contrée accessible au commun des
mortels. L'imagination le cherchait dans la même zone fabuleuse
que le pays des saints Hyperboréens, qui résidaient, croyait-on,
comme leur nom l'indique, « par delà les souffles du froid
Borée»57, ce pays qu'on évoquait sous les mêmes traits
paradisiaques, et avec lequel ces Iles des Bienheureux furent parfois
assimilées 58. Elles étaient, selon les poètes, loin à l'écart des
hommes, aux extrêmes confins de la terre B9, au delà des sources de
l'Ister, « aux bords des tourbillons profonds de l'Océan où le sol
fécond porte trois fois l'an une florissante et douce récolte » 60. On
pouvait dire d'elles ce que Pindare disait de l'Hyperborée, que
« nul ne saurait ni par mer ni par terre trouver la voie
merveilleuse, 0auu.aT<xv ô86v » qui y conduisait 61. C'est qu'on n'avait
accès aux Iles Fortunées que par « la route de Zeus », seulement
ouverte à ceux qui avaient « gardé leur âme pure de tout mal »,
comme le précisera Pindare selon les doctrines orphico-pytha-
goriciennes tt2. Hésiode fait de ces îles mystérieuses le séjour de
certains héros de la quatrième race, celle contemporaine des
guerres contre Thèbes et contre Ilion fi3. Tirant Achille de sa
géhenne homérique, YÉthiopide 64 contait déjà que Thétis,
ayant ravi son glorieux fils au bûcher, le transportait dans l'île
de Leuké, l'île Blanche"5, localisée plus tard dans le Pont-Euxin,
puis aux bouches mêmes de l'Ister66 mais qui n'est, semble-t-il,

55. E. Rohde, o. c., p. 56. Sur cette exception constituée par Ménélas et sur
le pessimisme de !a Nekyia qui serait, avance l'auteur, d'origine asiatique
v. G. Germain, o. c, p. 346 sq.
56. Où l'Elysée sera plus tard englobé (v. Rohde, o. c, p. 255, n. 2, et p. 259-61).
57. Pindare, O/., III, 31-32. Ils résidaient en Istrie dit le poète (ib., v. 25-26),
non pas la péninsule que nous nommons ainsi, mais « le pays mystérieux pour
les Grecs du Ve siècle où le Danube prend sa source » (A. Puech, Pind., I,
p. 55- n. 1.
58. V. Schuhl, o. c, p. 105 et n. 2. Pour la mesure dans laquelle il convient
de rapprocher les Iles des Bienheureux de la Schéria des Phéaciens, v. E. Rohde,
o. c., p. 69.
59. Hésiode, Trav., 167-68.
60. Hésiode, Trav., 171-73.
61. Pindare, Pyth., X, 29-30, Sur l'existence bienheureuse des Hyperboréens,
ib., 31-46. Malgré ce mystère des Iles Fortunées, on chercha plus tard à les
découvrir et la plus connue de ces tentatives est celle attribuée à Sertorius par
Plutarque, Sert., 8-9. Il était convaincu de les avoir retrouvées à 10.000 stades
à l'ouest de l'Afrique (v. Rohde, o. c, p. 567 et n. 1 ; Schuhl, o. c, p. 105, n. 2).
62. Pindare, OL, II, 76-77 ; cf. A. Puech, notice, p. 37.
63. Hésiode, Trav., 156 sq. ; cf. E. Rohde, o. c, p. 76 sq.
64. Kinkel, Ep. graec. fragm., p. 34 ; cf. Od., XXIV, 47.
65. <Docev\àv vàaov (ë/ei), Pind., Ném., IV, 49-50. Cf. Hér., IV, 55 ; Eur.,
1'Andr.,
'A/. 1260
8p6iAOÇ.
; Iph.
On Taur.,
donna435.
aussiC'est
à Achille,
là, ou comme
dans une
compagnons,
île voisine,Patrocle
qu'on plaçait
et les
deux Ajax. V. Rohde, o. c, p. 71-73 ; 566, n. 3 ; 568, n. 9. Alcman,/t. 48, appelle
Achille SxuOtaç ôcvaÇ.
66. PAUSANIAS, 3, 19, IX.
12 LEGENDES GRECQUES DE LA MER

sous cette précision qui la déplace vers le Sud-Est, qu'une des


Iles Fortunées 67 que Pindare attribue comme asile au fils de
Thétis en compagnie de Pelée, son père, et de Cadmos, le héros
thébain 68. C'est le même séjour que Platon assigne à Achille
comme récompense des dieux 69, et il est encore question de ces
Iles Fortunées dans l'eschatologie du Gorgias, où il est dit que celui
qui a mené une vie juste et sainte y demeure « à l'abri de tous les
maux dans une félicité parfaite » 70. Aussi bien est-il difficile de
préciser où le philosophe les situe et s'il les considère proprement
comme des îles puisqu'il parle du carrefour d'où partent les deux
routes qui conduisent l'une aux Iles des Bienheureux et l'autre
au Tartare 71, ce qui paraît impliquer la conception postérieure
d'un Elysée englobé dans l'Hadès 72. Dans le Phèdre, en revanche,
le philosophe place le séjour fortuné dans un lieu supra-céleste,
Û7repoupavi.ov totcov, accessible aux âmes qui « se sont donné
des ailes » 73, se rapprochant par cette localisation de certaines
doctrines pythagoriciennes sur le séjour astral des âmes et
définissant notamment la Lune et le Soleil comme étant les Iles des
Bienheureux 74.
Qu'il s'agisse des Iles Fortunées de Pindare ou de la Plaine
Élyséenne de l'Odyssée c'est toujours le fils de Zeus et d'Europe,
« le blond Rhadamanthe », comme le nomme la Nekyia, le héros
devenu célèbre par son exacte justice qui est donné comme le
sage ordonnateur de cet asile de paix et de félicité 75. Plus tard lui
seront adjoints en qualité déjuges dans l'Hadès chthonien deux
autres fils de Zeus, Éaque et Minos, ce dernier obtenant même
une certaine prééminence 76. Sous l'influence des idées
pythagoriciennes qui prônaient la réconciliation entre Zeus et son père,
qu'il avait détrôné, Cronos, en compensation de sa chute, devint

67. Cf. Rohde, o. c, p. 72.


68. Pind., OL, II, 78 sq. ; Pyth., III, 86. Ce sont les ancêtres des Éacides et
des Emménides, chers au poète. Pour Pelée, cf. Eur., Andr., p. 254 sq.
69. Banquet, 180 b.
70. Gorg., 523 a-b.
71. Gorg., 524 a ; cf. Rép., 614 a.
72. V. Rohde, o. c, p. 255, n. 2. Chez Pindare, au contraire, seuls les réprouvés
sont xaxà yàç (O/., II, 65).
73. Phèdre, 247 c ; 249 a.
74. V. Delatte, Études sur la littérat. pythagor., p. 274 ; Gernet-Boulanger,
o. c, p. 63 sq. ; Schuhl, o. c., p. 266. D'après le contexte l'expression èç xov
ÛTOpOev âXiov du fr. 21 de Pindare (Puech, IV, p. 210) me paraît avoir un
tout autre sens.
75. Là, il n'est pas juge, car il n'y a rien à juger (Rohde, o. c, p. 255, n. 2).
Nous ignorons dans quelles circonstances ce fils d'Europe, au nom crétois, est
parvenu en ce séjour et a été élevé à la dignité de TOXpsSpoÇ que lui attribue
Pindare, OL, II, 84 (v. Rohde, o. c., p. 63, n. 3 ; Schuhl, o. c,
p. 104).
76. 'ETTiSiaxpfvei, Plat., Gorg., 524 a. C'est dans l'eschatologie platonicienne
qu'on les trouve réunis pour la première fois (Rohde, o. c, p. 255).
LEGENDES GRECQUES DE LA MER 13

le roi de ce royaume incomparable 77 et c'est là ce que nous voyons


chez Pindare qui, moins pour son propre compte, peut-être, que
pour apporter réconfort à Théron d'Agrigente 78, a célébré
ces lieux paradisiaques dans « la plus religieuse de ses Odes
triomphales » 79. Il exalte le sort réservé aux bons, éaXoi, qui,
assure-t-il,
... reçoivent en partage une vie moins pénible que la nôtre....
Ils suivent jusqu'au bout la route de Zeus 80qui les mène au château
de Cronos; là, l'Ile des Bienheureux est rafraîchie par les brises
océanes ; là resplendissent des fleurs d'or, les unes sur la terre
aux rameaux d'arbres magnifiques, d'autres, nourries par les eaux ;
ils en tressent des guirlandes pour leurs bras, ils en tressent des
couronnes, sous l'équitable surveillance de Rhadamanthe,
l'assesseur 81 qui se tient aux ordres du puissant ancêtre des
Dieux, de l'époux de Rhéa, déesse qui siège sur le plus haut
des trônes S2.

# ##

L'Atlantide. De l'énigme des Iles Fortunées passons à celle


de l'Atlantide, un des «problèmes les plus discutés de l'histoire et
de la géographie » 83, un des problèmes les plus populaires
également parce qu'il flatte l'aspiration ancestrale de l'humanité vers
une patrie plus heureuse. Tenue pour véridique par les
contemporains de Christophe Colomb 84, l'Atlantide a fait dès longtemps
l'objet de la spéculation des savants comme des rêveries des illumi-

77. Ces détails figurent déjà dans les Travaux d'HÉsiODE, mais c'est une
addition postérieure, v. P. Mazon, Ttav., p. 92, n. 1, sous l'influence probable
de l'orphisme (v. inf., n. 82). Le thème de la réconciliation de Zeus avec Cronos
apparaît chez Eschyle, Eum., 646, et il était supposé par l'affabulation du
Prométhée délivré où Zeus avait, aussi, libéré les Titans (v. L. Séchan, Mythe de
Prométhée, p. 57-58 et 70), comme le mentionne Pindare, Pyth., IV, 291.
L'accord avec Zeus est impliqué dans OL, II, 75 sq.
78. C'est, notamment, l'idée de Wilamowitz, Pindaros, IIe OL ; cf. Croiset,
La poésie de Pindare, p. 212-16. Réserves dans Puech, Pindare, IV, p. 194.
79. J. Girard, Le sentiment religieux en Grèce, p. 266.
80. V. sup., p. 11. C'est la voie lactée selon Bergk ou, plutôt, selon Rohde,
p. 438, n. 2, une à6ocv<XT<ov Ô86ç, accessible seulement aux dieux et aux élus.
81. 'Etoïjxov raxpeSpov, le « diligent assistant » plutôt que « l'assesseur », qui
évoque pour nous la pensée d'un jugement qui n'existe pas (v. sup., p. 12, n. 75).
82. OL , II, 68-88 Au sujet de l'inspiration orphico-pythagoricienne de ce
passage, v. J. Girard, o. c, p 267 et A Puech, notice de la IIe OL. p. 37 sq.
et n. 2, où sont rappelés trois fragments de thrènes qui ne concordent pas dans
tous les détails mais dont le caractère général est analogue ; le plus étendu de
ces fragments évoque notamment le séjour charmant des élus, èpotTÔç ^copoç
par quelques traits descriptifs apparentés à ceux de la IIe OL (v. A. Puech,
Pindare, IV, p 194 sq.
83. A. Bessmertny, L'Atlantide, Exposé des hypothèses relatives d l'énigme de
VA. (1949), intr., p. 10.
84. Berger, ap. P. W., R.-Enc, c. 21 17.
14 LEGENDES GRECQUES DE LA MER

nés et elle a suscité un nombre d'écrits considérable 85 où l'on s'est


attaché à démontrer soit son caractère fabuleux, soit sa lointaine
existence avant qu'elle n'ait disparu dans les flots.
C'est Platon qui est à cet égard notre source la plus ancienne et
l'Atlantide est localisée par lui au delà des Colonnes d'Hercule,
au sortir de la Méditerranée pour s'engager dans l'Océan 86. Au
vrai, il nous la présente comme un archipel dont l'île principale
était d'une immense étendue, aussi vaste, dit-il, que l'Asie et la
Lybie réunies 87. Les circonstances du récit sont indiquées, avec
sa substance, au début du Timée et il est repris avec plus de détails
mais brusquement interrompu dans le dialogue inachevé du
Critias. A en croire l'auteur, il reproduirait des révélations qu'un
prêtre de Sais, dans le delta du Nil, avait faites au sage Solon
quand il voyageait en Egypte. Solon aurait eu l'intention
d'exploiter cette matière dans un poème, mais il avait finalement
abandonné 88, et Platon, dit Plutarque
... s'empara du sujet de l'Atlantide comme d'une belle terre
abandonnée... toutefois, il n'eut pas le temps d'achever son ouvrage
et plus il y a de plaisir à lire ce qu'il a écrit plus ce qui manque
laisse de regrets au lecteur.... Entre tant de belles uvres de la
sagesse de Platon, iln'y a que son Atlantide qui soit restée imparfaite89.
Lors du partage du monde entre les dieux, est-il raconté,
Poséidon avait reçu l'Atlantide en apanage. Sur la hauteur centrale
de la grande île vivait alors Clitô, une jeune mortelle qui avait
perdu ses parents, Evénor et Leucippé. Poséidon s'unit à elle
d'un long amour et il engendra par cinq fois des jumeaux dont
le premier-né, le célèbre Atlas, donna son nom à la contrée et à
l'Océan dit Atlantique. Poséidon l'établit en qualité de roi sur la
montagne avec prépondérance sur les neuf autres lots qu'il avait

85. On trouve dans H. Martin, Études sur le Timée, I, p. 257 sq., une analyse
de tous les ouvrages importants antérieurs à 1840. Cf. A. Rivaud, Notice du
Critias (coll. G. Budé), p. 247, n. 5. Il existe, sur ce sujet, plus de
2.000 ouvrages, dit Bessmertny, dont la Bibliographie ne contient que les
principaux et qui renvoie, pour plus de détails, à la Bibliographie de l'Atlantide,
par J. Gattefossé et Cl. Roux (Lyon, 1926). Signalons comme tout récent
le livre de Jûrgen Spanuth, L'Atlantide retrouvée (1954). Ce problème a soulevé,
notamment en France, beaucoup de curiosité et même de polémiques (v. le
Mercure de France, 1925 et 1927). Sur la revue Atlantis, la Société d'Études
« Les Amis de l'Atlantide » et la « Société d'Études atlantéennes» v. Bessmertny,
o. c, app. I, p. 222 sq.
86. Timée, 24 e ; Crit., 108 e ; cf. Timée, 25 b-c.
87. Sur ce qu'il faut entendre par Lybie, v. A. Rivaud, 0. c, p. 136, n. 3.
88. D'après les textes du Timée, 21 c-d, et du Critias, 113 a-b, i! y aurait eu
un commencement d'exécution dont une trace eût subsisté dans les manuscrits
de Solon que Critias le jeune se flatte de posséder. Il est dit également, dans le
passage du Critias, que les Égyptiens avaient déjà consigné par écrit cette histoire.
89. Plutarque, Solon, 31 sq. Plutarque attribue cette interruption à la mort,
mais on pense plutôt que la fin du dialogue n'a jamais été composée (v. A. Rivaud,
notice, p. 233).
LEGENDES GRECQUES DE LA MER 15

déterminés selon le nombre de ses enfants. Le dieu avait


puissamment fortifié son domaine et l'uvre fut continuée par sa
descendance. Autour de la demeure souveraine s'élevait une
double enceinte, l'extérieure tapissée de cuivre et brillante
comme si elle était badigeonnée d'huile, et l'intérieure toute
revêtue d'étain fondu. Quant au château central, il était fait de pierres
rouges et noires, ses murailles étant rehaussées d'un métal « dont
on ne connaît plus que le nom » 90, souligne l'auteur, l'orichalque,
le plus précieux de tous les métaux après l'or 9l. Au milieu du
château, un temple fut élevé en l'honneur de Poséidon et de
Clitô, et l'on y voyait, entre autres merveilles, une statue en or
de Poséidon, un Poséidon colossal, debout sur un char attelé de
six chevaux ailés avec, tout autour, une couronne de cent
Néréides juchées sur des dauphins 92. La richesse minérale et
végétale du sol était prodigieuse : on y trouvait notamment à
foison l'orichalque « aux reflets de feu » 93, et il produisait sans
culture mille espèces de plantes aromatiques, d'arbres, de fleurs
et de fruits 94. La faune n'était pas moins abondante que la flore
et la pâture regorgeait pour toutes les espèces, « même pour
l'éléphant, le plus gros et le plus vorace de tous » 95. Dotées de
vertus souveraines, deux sources d'une abondance inépuisable,
l'une d'eau chaude et l'autre d'eau froide, s'épanchaient en de
nombreux bassins ou piscines, et l'on ne peut que rappeler d'un
mot tout le détail des installations portuaires, des canaux et des
passages souterrains pour le trafic et la défense.
Comblé de richesses naturelles, au cur d'immensités
luxuriantes, et habitant des villes magnifiques, le peuple innombrable
de l'Atlantide vécut, un long temps, non seulement dans le bien-
être matériel, mais dans le souci constant de la vertu et de la
justice. Les gouvernants, les dix rois-prêtres, se réunissaient tous
les cinq ou six ans dans le temple de Poséidon et y accomplissaient
des rites qui nous séduisent par leur mystère et leur étrange
beauté. Au cours de ces réunions, les rois délibéraient sur les
affaires publiques ; surtout, ils se jugeaient entre eux, s'ils avaient

90. To vuv ôvou.ocÇ6[Jt.svov ja6vov (Crit., 114 e).


91. Sur ce métal, peut-être fabuleux, v. Rivaud, notice, p. 243. Aux textes
cités à cet endroit comme faisant mention de l'orichalque, on peut joindre
Hh. Aphrod., 2, v. 9. Dans son hypothèse nordique, J. Spanuth (o. c, p. 103)
l'assimile à l'ambre, mais l'ambre n'est pas un métal.
92. La légende fixe le nombre des Néréides à 50 (IL, XVIII, 38 sq. ; Hésiode,
Th., 240 sq. ; Pindare, Isth., VI, 8 ; Euripide, Ion, 1081, etc.) Mais, si l'on en
juge par la variété des noms connus, il y en avait bien davantage (v. P. Grimal,
Dict. Myth., p. 314).
93. Map^iapuyàç 7u>pco8siç (Crit., 116 c).
94. Probablement l'olive, la grenade et le limon, ou des fruits plus exotiques
tels que noix de coco, caroubes et dattes (Rivaud, o. c, p. 244).
95. Crit., 115 a.
l6 LÉGENDES GRECQUES DE LA MER

commis quelque faute et, se servant de témoins les uns aux autres,
ils renouvelaient leur serment de régner avec équité. Voici
comment ils engageaient leur foi et procédaient à leurs jugements.
Des taureaux sauvages étaient lâchés dans le téménos de Poséidon,
et les rois priaient le dieu de leur faire capturer la victime qui lui
serait la plus agréable. Sans être armés de glaive, munis
seulement de pieux et de filets, ils acculaient une des bêtes et, après
l'avoir maîtrisée, ils regorgeaient sur une base d'orichalque où
leurs lois les plus saintes étaient inscrites. Ils aspergeaient chacun
d'eux d'un caillot de sang du taureau, avatar manifeste de
Poséidon, puis, faisant une libation sanglante dans le feu, ils
prêtaient le serment d'être justes et de respecter les lois ances-
trales, et ils buvaient du sang dans des coupes d'or, ce qui était
une des plus redoutables ordalies des religions antiques 96, car,
pour qui se trouvait en état ou en disposition de parjure, boire du
sang, en particulier du sang de taureau, c'était s'exposer à
mourir sur-le-champ. Enfin, après avoir dédié les coupes dont
ils avaient fait usage, la nuit venue et toutes lumières éteintes,
revêtus de belles robes d'azur sombre comme la mer qui étaient
ensuite également consacrées, assis parmi les cendres refroidies
des sacrifices, ils jugeaient et subissaient le jugement, rendant
des sentences qui étaient, au lever du jour, gravées sur une table
d'or 97.
Telles étaient cette grandeur et cette félicité fondées sur la
vertu, mais qui devaient s'éclipser avec l'altération de cette
dernière. Peu à peu, en effet, les rois Atlantes laissèrent se flétrir en leur
âme cet élément divin qu'ils avaient hérité de Poséidon, et Zeus se
résolut à les châtier 98. La prospérité leur avait inspiré, comme à
leur peuple, le délire de la puissance, qui veut toujours reculer
ses bornes ; ils tombèrent dans l'ûêpiç, ce mélange de violence
et d'orgueil toujours puni par les dieux, et, au mépris de toute
mesure, ils avaient projeté de conquérir le monde. C'est alors que,
partis à la conquête de tous les peuples méditerranéens ", ils
se heurtèrent à la cité d'Athènes, qui, non moins impavide qu'elle
devait l'être plus tard devant les Perses, vainquit les envahisseurs,
abattit leur insolence et sauva la liberté de tous. Mais à ce moment
survinrent d'effroyables tremblements de terre et des cataclysmes
qui n'épargnèrent même pas les vainqueurs :

96. V. l'histoire de Psamménitès, Hérodote, III, 15.


97. Crit., 119 d-120 c. Sur ces rites des souverains Atlantes, v. A. Rivaud,
notice, p. 244-46.
98. Critias, 120 e-c. Là s'interrompt le Critias.
99. 'Evrèç Toû o-t6[X"xtoç (Tim., 25 b), « de ce côté-ci du détroit ». Ôctoi
xoctoixouuxv èvroç ôpwv 'HpaxÀetwv (id., 25 c), « à l'intérieur des colonnes
d'Hercule ».
LEGENDES GRECQUES DE LA MER 17

Dans l'espace d'un seul jour et d'une nuit terrible [dit a Solon
le prêtre égyptien] toute votre armée fut engloutie d'un seul coup
sous la terre et, de même, l'île Atlantide s'abîma dans la mer et
disparut I0°.
Si Platon a repris par deux fois cette étrange histoire, c'est que,
en dehors de son attrait poétique, elle s'accordait avec certaines
de ses tendances et lui offrait une illustration, un symbole de sa
pensée. Les rois-prêtres de l'Atlantide ressemblent un peu aux
«puXaxsç TeXeiot, les « gardiens parfaits » de la République, et ce
que, surtout, rappelle ce dialogue, c'est l'organisation politique
imaginée pour les Athéniens du passé 101, adversaires victorieux
des Atlantes ; leur répartition en trois classes distinctes,
cultivateurs, artisans et guerriers, « gardiens de leurs concitoyens »,
ne faisant aucun usage d'or ni d'argent, et prenant leurs repas en
commun, sans compter la participation des femmes au service
militaire, tout cela évoque le chef-d'œuvre de son âge mûr102 et
souligne encore l'intérêt constant de Platon pour les constitutions
idéales après que les déconvenues de sa jeunesse l'eurent écarté
des gouvernements réels 103. En outre, par le thème de la victoire
des Athéniens d'autrefois sur les Atlantes, sorte de préfiguration
des victoires médiques, le philosophe « peu disposé à la
bienveillance envers ses contemporains », trouvait « l'occasion de
glorifier l'Athènes du passé aux dépens de l'Athènes moderne et
de flatter ses lecteurs tout en les humiliant » 104. Enfin, la puissance
atlante ne s'était développée, on s'en souvient, que par la vertu et
la justice, toujours liées dans sa doctrine à la prospérité, au
bonheur des individus et des peuples, comme le déclin de cet
empire avait été le résultat d'une décadence d'ordre moral, ce qui
est le corollaire du principe platonicien hérité de l'enseignement
de Socrate 105.
Ce récit correspond si bien aux tendances et aux idées de
Platon qu'il est loisible de se demander s'il n'a pas imaginé de
toutes pièces cette révélation du prêtre de Sais, qu'il est, d'ailleurs,
le premier à nous rapporter 106 et qu'Aristote considérait déjà
100. Tintée, 25 b-d.
101. Critiat, 111 «-112 e.
102. V. Rép., 3, 416 d, 417 a ; 5, 542 a, 466 c. Cf. Rivaud, not. du Critias,
p. 240. Rappelons d'autre part que le début du Tintée, 17 c-ig a, résume plusieurs
des thèmes de la République, que l'on s'accorde à considérer comme sensiblement
antérieure (v. Rivaud, not. du Timée, p. 20).
103. « La philosophie ne fut originellement, chez Platon, que de l'action entravée
et qui ne se renonce que pour se réaliser plus sûrement » (A. Diès, introd. à la
République, p. v et cxm). Cf. L Séchan, La politique de Platon (Problèmes du
jour : confér. du lundi de l'Univ. de Bordeaux, 1947), p. 217-241.
104. A. Rivaud, not. du Timée, p. 15 et 28.
105. V. notamment le Gorgias et la République ; cf. Gomperz, Les Penseurs de
la Grèce, II, p. 72 sq et 476.
106. On trouvera, dans l'app. III de Bessmertny (0. c, p. 247 sq.) une
traduction de tous les textes postérieurs à Platon.
l8 LÉGENDES GRECQUES DE LA MER

comme une fable de son maître 107. S'il y a sans doute maint
souvenir de la Crète minoenne dans la capture du taureau et les
rites sacrificiels des rois-prêtres atlantes et dans tels détails
relatifs à l'assemblage de pierres diversement colorées, à la
métallurgie ou, encore, à l'hydraulique, et si la majesté
géométrique des constructions de l'Atlantide peut se rattacher à
l'influence d'Hippodamos de Milet, le fameux ingénieur du Pirée,
un des précurseurs de l'urbanisme, qui fut aussi, comme Platon,
un théoricien social 108, il est pourtant bien surprenant qu'on
ne relève nulle part avant le philosophe deux données capitales
de son récit, la donnée d'une grande civilisation atlantide et celle
d'un conflit avec une Athènes rivale. On se heurtera, sur ces
deux points au moins, à la formule sceptique de Stéphane Gsell :
« L'Atlantide n'est mentionnée que par Platon et ceux qui l'ont
lu 109. » Mais cet éminent savant ne poussc-t-il pas trop loin son
scepticisme ? Du fait qu'on ne puisse apporter aucun
témoignage antérieur des deux données précédentes, suit-il qu'on
doive considérer toute l'histoire comme un mythe no et n'est-on
pas fondé à estimer véridique la troisième donnée qui a servi
de point de départ aux développements imaginaires de Platon,
celle d'immenses catastrophes géologiques auxquelles croyait
certainement le philosophe m, bouleversements que confirme
la science moderne et qu'elle nous permet, semble-t-il, de
localiser dans les parages assignés par lui à sa « fabuleuse » Atlantide ?
On a émis, au sujet de cette localisation, des hypothèses multiples
dont certaines ont notamment le défaut de négliger ou travestir
les précisions du Critias et du Tintée 112. On a parlé tour à tour
de l'Amérique, du nord de l'Afrique, delà Nigérie, de Tartessos,
des parages d'Héligoland, etc. 113 ; mais l'on ne doit envisager que
la région à l' Ouest de Gibraltar 114, si l'on veut s'en tenir strictement

107. Strab., 13, 598.


108. V. A. Rivaud, Not. du Critias, p. 249; cf. p. 251, et L. Robin, La
Pensée grecque, p. 239.
109. Hist. ancienne de V Afrique du Nord, I, p. 328-29.
110. Comme le fait également A. Rivaud, not. du Timée, p. 12.
m. A. Rivaud le concède, /. c.
H2. Un exemple typique est donné par J. Spanuth, L'Atlantide retrouvée,
p. 61-62. Au mépris de l'indication formelle du Tintée, 24 e,il affirme que Platon
n'a précisé nulle part que l'Atlantide se trouvait à l'ouest, auprès des Colonnes
d'Hercule. Aussi bien, traduisant xôiv âpXTeov xaxà6oppoç (Crit., 118 b) par
« en direction du Nord », vers le Nord, il en conclut que l'Atlantide était située
« dans le Nord », ce qui prépare son hypothèse qu'elle se trouvait dans les
parages d'Héligoland (p. 93 sq.). Par la suite, p. 168 sq., il assimile l'Atlantide
à l'île des Phéaciens.
113. On aura un exposé détaillé de diverses hypothèses dans le livre de Bess-
Mertny (v. sup., p. 13, n. 83), où l'on pourra même voir, dans les Annexes, un
extrait de l'amusant article de Paul Schliemann, Comment j'ai retrouvé l'Atlantide,
source de toute civilisation.
114. Théorie déjà émise par deux fois en France vers le tournant du xvnie
LÉGENDES GRECQUES DE LA MER 19

au texte de Platon 115, qui se trouve confirmé sur ce point par


les conclusions parallèles de la géologie et de la zoologie ll6. Le
géologue Pierre Termier estime, en effet, que « géologiquement
parlant » 117 l'existence préhistorique d'une Atlantide est «
extrêmement vraisemblable » et qu'elle a disparu à une date
relativement récente lors de vastes effondrements d'une région
continentale ou insulaire dans la grande zone volcanique où les
Açores, Madère, les Canaries et les îles du Cap Vert ne sont
que des ruines manifestes d'immenses contrées submergées. Des
esquilles arrachées au Nord des Açores, par des fonds de
3000 mètres, sont, en effet, d'une lave entièrement vitreuse,
appelée tachylyte, qui n'a pu se constituer en cet état que sous
la pression atmosphérique, alors que le sol bouleversé se trouvait
encore émergé. Il a donc fallu que l'engloutissement ait suivi de
près l'émission des laves dans une soudaine catastrophe. Par
ailleurs, la faune terrestre actuelle des quatre archipels subsistants,
Açores, Madère, Canaries et Cap Vert, présente des similitudes
remarquables avec celle de la Mauritanie et des côtes du Sénégal,
ce qui est la preuve d'une ancienne liaison continentale. Toute
cette région du globe porterait donc encore les traces de violents
cataclysmes plus ou moins échelonnés dans le temps 1J8 ; ce
serait au cours de l'un d'eux qu'eût sombré l'Atlantide, de sorte
que, tout en rejetant les développements imaginaires sur son
empire et son histoire on pourrait admettre qu'elle a réellement
existé dans le passé à l'Ouest des côtes africaines avant de
s'effondrer dans une dramatique disparition.
Reste, il est vrai, une objection capitale, celle de la chronologie.
Au dire du prêtre de Sais, la victoire sur les Atlantes, prélude
de la catastrophe, remonterait à 9000 ans 119, ce qui se concilie
parfaitement avec les indications de P. Termier qui place l'effon^
drement « du dernier grand débris » qu'eût été l'Atlantide à
l'époque que les géologues appellent « actuelle » 12°, c'est-à-dire
à la plus récente période du Quaternaire 121. Il s'ensuit qu'au
au xixe siècle et reprise postérieurement par J. Donnely en 1882 et 191 1 dans
deux éditions d'un ouvrage signalé par Bessmertny (v. sup., p. 13, n. 83).
115. V. sup., p. 14.
116. V. Pierre Termier, L'Atlantide, Bull, du Mus. Océanographique de
Louis
Monaco,Germain,
n° 256, janv.
C. R.1913,
del'Acad.
p. 2-22,deset Sciences,
dans la Rev.
191 1,scientif.
Annales de dela Géogr.,XXlï.
même année ;
191 3, p. 209 sq., et Bull, de la Soc. philomat. de Paris, 1924.
117. A. c, p. 17.
118. Selon Termier, p. 18, les quatre archipels ont été liés au continent africain
tout au moins jusqu'à la fin du Tertiaire. Pour l'époque de l'effondrement de ce
qui eût été l'Atlantide, v. nos p. 19 et 20.
119. Timée, 23 e ; Crû., 108 e, 11 1 a.
120. V. P. Termier, a. c, p. 19 et 12.
121. C'est la période qui dure, actuellement, depuis 25000 ans, comme on
l'estime d'après 1' « horloge géologique » de la radio-activité des minéraux
(V. G. G» Simpson, L'évolution et sa signification, 195 1, p. 14-15).
2O LÉGENDES GRECQUES DE LA MER

regard de l'immense chronologie géologique122, cette catastrophe


« ne remonte pas très loin dans le passé », qu'elle est même
survenue « tout récemment », à une date « voisine de nous » l23. Mais,
relativement à la mémoire humaine, est-il vraisemblable que le
souvenir d'un cataclysme déjà si ancien se soit transmis, après
9000 ans, jusqu'à Solon, fût-ce par l'intermédiaire de l'antique
sagesse égyptienne, qui était alors, si nous en croyons le prêtre de
Saïs, déjà « blanchie par le temps » m ? Est-il vraisemblable,
d'autre part, que nul autre auteur n'ait parlé de tout cela avant
Platon ? Malgré ces difficultés, on ne doit pas en arriver à une
conclusion radicalement négative. Outre l'état incomplet de notre
connaissance des textes et le fait que certains des disciples
immédiats du philosophe ont tenu son récit pour authentique 125,
l'Egypte a pu lui apprendre des choses jusqu'alors ignorées des
Grecs, et il resterait par ailleurs loisible d'admettre que, s'il a
exagéré le nombre des millénaires pour donner plus de majesté à une
révélation sacerdotale, Platon n'en a pas moins reçu l'écho de
quelque effondrement plus récent mais survenu dans ces mêmes
parages où il a placé son Atlantide, dans cette zone atlantique qui
est essentiellement « de mobilité, d'instabilité et de volcanisme » l26.
Ainsi, même en dehors de toute chronologie exacte, nous ne
pourrions douter ni de la réalité du désastre ni de sa localisation.
Il est vrai que la zone méditerranéenne n'a pas été à l'abri
de pareils cataclysmes, nous devons examiner une autre
hypothèse récemment soutenue avec des raisons plausibles. Elle serait
susceptible d'apaiser les doutes sur les capacités de la mémoire,
mais elle nous forcerait, en revanche, à considérer, elle aussi, la
localisation géographique de Platon comme un éloigncment
imaginaire qu'eût inspiré le vieux principe non moins valable
pour l'espace que pour le temps : [i.eiÇa>v 7r6ppco6sv aiScoç 127.
Voici les arguments présentés par W. Brandenstein en faveur
de cette hypothèse séduisante 128. Après avoir rappelé les traits
de ressemblance déjà signalés 129 entre l'Atlantide et la Crète
minoenne, il insiste sur la place faite de part et d'autre au taureau,
sur les rapports entre les performances tauromachiques des rois-
prêtres dans leurs rites sacrificiels et des monuments tels que les

122. V. le tableau de Simpson, o. c, p. 15.


123. Ces expressions sont de Termier, a. c, p. 2, 12, 20.
124. MàOïjiia XP^VV tcoXi6v {Tint., 22 b).
125. V. Rivaod, notice du Timée, p. 28.
126. P. Termier, a. c, p. 12.
127. Je traduis ici la pensée connue : « Major e longinquo reverentia » (Tacite,
Ann., I, 47).
128. Atlantis, Grosse u. Untergang eines geheimnisv . Inselr., Vienne, 1951.
— Je remercie vivement M. Jean Malyf de m'avoir signalé et communiqué
ce livre postérieur en date à la bibliographie de A. Bessmertny (v. sup., p. 13, n. 83).
129. V. sup., p. 18.
LÉGENDES GRECQUES DE LA MER 21

gobelets de Vaphio et le sarcophage peint d'Hajia Triada 130. Il


fait ressortir ensuite que la puissance de la Crète, vers le milieu
du second millénaire, était assez comparable à celle que Platon
attribue à son Atlantide, et il observe que Minos, type du
législateur et du juge idéal, se rapproche par là du souci des lois et
de l'équité qui caractérise les gouvernants de l'Atlantide dont
une fonction capitale est, on l'a vu, de se juger entre eux.
W. Brandenstein ajoute, enfin, que la légende prête à Minos,
possesseur du premier empire maritime, des opérations de guerre
contre Mégare et Athènes 131, ce qui pourrait avoir inspiré à
Platon l'entreprise de conquête des Atlantes sur tous les peuples
méditerranéens. De telles concordances ne peuvent, estime-t-il,
être dues au hasard et elles imposent cette conclusion inévitable
que l'Atlantide est une image de la Crète. Quant au cataclysme
final qui atteint chez Platon les deux adversaires, il se rattacherait,
d'une part, à la légende du ressentiment de Poséidon contre
l'Attique dont il ambitionnait le patronage mais dont il fut
évincé par la concurrence victorieuse d'Athéna 132 et, d'autre
part, à une catastrophe réelle qui, bien qu'ayant principalement
sévi à 130 km de la Crète 133, ne fut pas sans atteindre Amnisos,
l'échelle de Cnossos, ainsi que la capitale, et même, quoique
situés plus loin 134, les rivages de l'Attique. 135 C'est, on le
devine, la formidable éruption où s'effondra une partie de l'île
volcanique de Théra (Santorin) qui fut largement envahie par la
mer. Cet effondrement qui serait, selon l'auteur, le prototype réel
de la disparition de l'Atlantide, se place, de façon très
approximative, vers 1500 avant J.-C. 136, et l'on voit que, dans ces
conditions, le temps écoulé jusqu'à Solon et même Platon
n'excéderait plus les limites de la mémoire collective, si tant est qu'elle
130. Brandenstein, o. c, fig. 6 sq.
131. Cf. inf., p. 26.
132. C'est alors, disait-on, que Poséidon, dans sa colère, déborda sur la plaine
d'Eleusis, comme il inonda l'Argolide à la suite de sa rivalité malheureuse avec
Héra pour la possession de ce pays (v. Grimal, Dict. Myth., p. 391).
133- V. la carte de Brandenstein, o. c, fig. 3.
134. La distance de Théra est de 230 km.
135. Brandenstein fait observer (p. 99) que la catastrophe commune aux
deux adversaires est surprenante chez Platon, où elle s'accorde mal avec son
but qui était d'exalter l'ancienne Athènes châtiant un agresseur et champion
de la liberté. C'est que Platon aurait reproduit un vieux trait légendaire relatif,
en réalité, au conflit entie Athènes et la Crète. Notons à ce propos que le savant
Viennois est légèrement inexact quand il dit que, chez Platon, une grande
partie de l'Attique est détruite ; c'est l'armée athénienne qui est engloutie avec
l'Atlantide, après sa victoire sur elle {Tintée, 25 c-d), Platon s'exprimant
comme si elle avait repoussé l'agresseur jusque chez lui. Peut-être y a-t-il là
de quoi faire douter, non pas que la catastrophe de Théra ait exercé une influence
sur le dénouement de Platon, mais qu'il ait su ou cru qu'elle s'était étendue
jusqu'à l'Attique.
136. O. c, p. 98. Entre 1800 et 1100, dit Y. Béquignon, Guides bleus, Grèce
(1932), P. 522-
22 LEGENDES GRECQUES DE LA MER

n'ait pu conserver le moindre souvenir des effondrements


survenus au delà des Colonnes d'Hercule.
On peut admettre, en tout cas, que le cataclysme de Théra
n'a pas manqué de revigorer la tradition plus ou moins vague de
ceux qui l'avaient précédé et qu'il a exercé ainsi une influence
sur la création platonicienne. Ajoutons, si besoin est, que la
malignité de la nature semble se faire un jeu de ranimer les souvenirs
évanescents et, qu'en 373-72, du vivant même de Platon, une
catastrophe se produisit, à moindre échelle, sans doute, mais qui
fit certainement impression sur lui. Sur la côte septentrionale du
Péloponnèse, à proximité d'/Eges, la ville d'Héliké fut détruite
par un séisme et recouverte par la mer. Cette vieille cité d' Achaïe,
déjà mentionnée par l'Iliade 137, était un fief de Poséidon, qui,
disait-on, l'aurait anéantie pour la punir de quelque négligence.
Le flot monta jusqu'à la cime des arbres du bois consacré au dieu,
qui, longtemps encore, manifesta sa rancune puisque, ajoutait-on,
sa statue de bronze restée debout déchirait souvent les filets des
pécheurs de sa main qui tenait un hippocampe. On a, de nos
jours, sondé ces parages et l'on sait que la mer recouvre là des
ruines assez importantes, de 500 à 1 500 mètres du rivage actuel,
sous une profondeur de 15 à 40 mètres d'eau. Une recherche
plus poussée est devenue bien tentante avec les moyens dont on
dispose maintenant. Les plongeurs autonomes trouveraient là
une occasion choisie de nouvelles prouesses et ils en
rapporteraient sans doute quelques beaux fleurons pour la jeune science
de l'archéologie sous-marine. Souhaitons donc avec notre ami
regretté, Robert Demangcl, qui a signalé l'intérêt de ce site 138,
qu'on entreprenne un jour prochain d'explorer au rivage de
Grèce le reposoir marin d'Héliké.

Arion et le dauphin. — On se souvient que, dans le grand


temple de l'Atlantide, il y avait cent dauphins d'or que
chevauchaient autant de Néréides. Le dauphin, SeXcptç, abondait dans la
Méditerranée, aussi représentatif pour les Grecs des étendues
marines que l'aigle l'était des profondeurs du ciel. Pindareles unit dans
un vers célèbre : «Dieu, qui atteint l'aigle dans son vol, devance le
dauphin sur la mer » 139, et il illustre ainsi l'idée de la toute-puissance
divine que nous allons retrouver dans la légende d' Arion. On aimait
le dauphin pour son humeur enjouée et safamiliarité avec l'homme,

137. VIII, 203.


138. V. le Figaro littéraire, 6 oct. 1951 (cf. les n01 du 31 mars et 29 sept.).
139. IIe Pyth., 50-51.
LÉGENDES GRECQUES DE LA MER 23

pour son habitude de folâtrer à proximité des côtes et de cabrioler


dans le sillage des vaisseaux. Tout cela n'a guère changé, sans
doute, mais ce qui nous manque, c'est la croyance en sa mission
bienfaisante qui lui a valu jadis d'être exalté par Apollon en
constellation céleste, à l'occasion du sauvetage d'Arion, dont la
lyre fut également constellisée 140. Le dauphin avait été, peut-être,
à une époque reculée, une divinité zoomorphique de la Crète,
évincée postérieurement par Apollon, dit Delphinios U1, et qui,
selon le processus ordinaire, était devenu l'acolyte du dieu après
avoir été supplanté par lui. C'est sous l'apparence d'un énorme
dauphin que dans un des Hymnes homériques, Apollon bondit
sur le vaisseau des Cretois de Cnosse qu'il conduit jusqu'au port
de Crisa 142, et dès l'antiquité on a même rattaché à ce nom de
SsXcpÉç .celui de Delphes, le principal sanctuaire apollinien de la
Grèce U3.
Génie bienveillant et protecteur, le dauphin intervenait
volontiers pour secourir les êtres en péril de mer, surtout les fidèles
d'Apollon, comme on le voit dans un épisode de la colonisation
de Tarente où Phalanthos, chef de l'expédition, ayant fait
naufrage aux abords de Crisa, lors d'une ambassade à Delphes, fut
sauvé par un dauphin qui le mena jusqu'aux rives lointaines où
Taras fut le héros éponyme de la nouvelle cité 144. C'est par
l'entremise d'un dauphin que le dieu « archégète » intervient encore dans
la légende de la colonisation de Lesbos, dont on trouve deux
versions un peu différentes chez Plutarque 145. L'essentiel est que,
un oracle ayant prescrit de précipiter dans la mer une jeune fille
vivante pour Amphitrite et les Néréides, le sort désigne la propre
fille de Smintheus, l'un des chefs ; un adolescent, Énalos, qui
l'aimait, n'hésita pas à se jeter lui aussi dans les flots et il fut, avec
elle ou tout seul, préservé par des dauphins, qui le ramenèrent au
rivage de Lesbos. La forme la plus développée, sinon toujours la
plus claire 146, de ce récit figure dans le Banquet des Sept Sages, que
couronnent plusieurs histoires de dauphins agents de la divinité et
instruments de sa providence 147. Les liens originaires du dauphin
avec Apollon le rendaient sensible au chant, à la poésie, et parti-
140. Hygin, Astr. poet., II, 17 ; Fab., 194.
141. Son culte fut extrêmement répandu en Grèce ; v. NiLSSON, Gesch.
d. Griech. Religion, I, p. 523.
142. H. hom. Ap., 400 sq.
143. Cf. J. Defradas, Les thèmes de la propagande delphique, p. 69 sq. ; 193.
144. C'est Phalanthos qui fut d'abord, semble-t-i], porté par le dauphin et c'est
plus tard seulement que le motif a été appliqué à Taras. V. Wuilleumier,
Tarente des origines à la conquête romaine, p. 36-38 ; J. Defradas, o. c, p. 237, n. I.
145. Intellig. des anim., 36, 984 e, (d'après Myrtilos de Lesbos,) etBanquetdes
Vil Sages, 163 a sq. V. Defradas, éd. du Banquet, n. 182, et Propag. delphique,
p. 235-36, où il est renvoyé à Athénée, XI, 466 e.
146. V. Defradas, /. c.
147. Banquet des VII Sages, 163 a-c ; Defradas, intr., p. 9, 14, et n. 187.
24 LEGENDES GRECQUES DE LA MER

culièrement favorable aux musiciens 148 et aux poètes. Plutarque


nous conte d'abord brièvement la légende relative à Hésiode 149 :
soupçonné de forfaiture envers un hôte locrien 150, Hésiode fut
tué dans un guet-apens et son corps jeté à la mer pour dissimuler
le crime. Mais une troupe de dauphins le recueillit aussitôt151
et le transporta au rivage de Rhion en Molycrie, où une assemblée
du peuple célébrait une grande fête 152. Ainsi, les dauphins
permirent qu'on rendît au poète les honneurs de la sépulture et
qu'on le vengeât sur ses meurtriers, qui furent précipités vivants
dans les flots et dont la maison fut détruite.
I Mais, de toutes ces légendes, la plus belle sans doute est celle
relative au poète Arion, déjà notée par Hérodote 153 et que Plutarque
nous a transmise dans un récit plein de charme, à la suite du
récit concernant Hésiode : Gorgos vient conter aux Sages réunis
le spectacle merveilleux dont il a été témoin au cap Ténare, où il
avait conduit une théorie et offert des sacrifices à Poséidon 154.
Le dernier jour [de la fête] avait lieu une veillée qui durait
toute la nuit, avec des chœurs et des jeux sur la plage. La lune
brillait sur la mer ; il n'y avait pas un souffle d'air ; le temps était
serein et la mer tranquille. Et pourtant on apercevait au loin un
frissonnement qui venait de la haute mer en face du promontoire,
entraînant autour de lui dans un grondement de vagues une masse
d'écume bruyante : et tous, intrigués, nous courons à l'endroit
vers lequel il se dirige.... On vit des dauphins, les uns en groupe,
formant un cercle, les autres en avant, les guidant vers la partie
la plus abordable du rivage, les autres en arrière, comme une
escorte. Au milieu d'eux, au-dessus de la mer, se dressait la masse
indistincte et impossible à identifier d'un corps qu'ils transportaient.
Enfin, s'étant groupés pour aborder ensemble, ils déposèrent à
terre un homme qui respirait et bougeait. Eux-mêmes s'en retour-

148. Sur l'amour des dauphins pour la musique, v. Banquet des VII Sages, 1 62/ ;
cf. Eurip., El., 435-36 ; Anth., VII, 214 ; Pline, H. N., IX, 24. V. Defradas,
éd., n. 181.
149. Banquet, 162 c-d ; Intell, des anim., 969 e et 984 d. Pour les autres textes,
v. Defradas, éd., n. 177.
150. D'après Plutarque, Banq., 162 c, Hésiode fut simplement soupçonné de
complicité dans la séduction par un autre, mais c'est une version édulcorée et
il ne fait pas de doute que, dans la forme primitive de la légende, Hésiode n'ait
été le séducteur (v. P. Mazon, Hésiodb, intr., p. XII et n. 1).
151. 'TjroXa6oucra, comme pour Arion.
152. Même détail dans l'histoire d' Arion, « souvenir de l'épiphanie du dieu-
dauphin, dieu des promontoires, au moment où l'on célébrait son culte ».,
J. Depradas, éd., n. 179.
153. Hist., 1, 24,
154. Hérodote mentionne (/. c.) qu'il y avait au Ténare, dans un temple de
Poséidon, un ex-voto d'Arion, en bronze, représentant un homme sur un dauphin.
Cf. Paus., III, 25 ; Élien, Hist. des Anim., XIII, 45, qui rapporte l'inscription
qui y était gravée. J. Defradas, éd., n. 166, considère la légende comme étiologique
expliquant, comme celle de Taras-Phalanthos, un monument cultuel au dieu-
dauphin qui, venu de Crète, fut vénéré en de nombreux points des côtes
helléniques.
LÉGENDES GRECQUES DE LA MER 25

nèrent vers le promontoire, en sautant plus haut qu'avant, ayant


l'air de jouer et de bondir de joie....
Dans ce naufragé, on reconnaît Arion le citharède qui, à peine
remis de sa fatigue et de son émoi, fait lui-même le récit de son
incroyable aventure : comme il revenait d'Italie à Corinthe, au
troisième jour de la traversée il avait appris que les matelots
complotaient de l'assassiner dans la nuit même :
Privé de tout secours, et ne sachant que faire, il eut une sorte
d'inspiration divine : se parer, et revêtir, comme parure funèbre,
alors qu'il était encore en vie, la tenue qu'il portait dans les concours,
chanter ainsi en mourant son dernier chant et n'y pas montrer
moins de noblesse que les cygnes 166. Une fois prêt, il annonça qu'il
désirait chanter le Nome Pythique 168 pour son salut, pour celui du
navire et de ses occupants ; il monta sur le gaillard d'avant et,
ayant préludé par une invocation aux dieux marins, il se mit à
chanter la Nome. Il n'en était pas encore tout à fait à la moitié,
que le soleil se couchait sur la mer, et que le Péloponnèse
apparaissait. Les matelots alors, n'attendant plus la nuit, s'avançaient
pour le tuer. Il vit qu'ils avaient sorti leurs poignards et que déjà
le pilote se voilait le visage : il prit son élan, et de toutes ses forces,
il se jeta le plus loin possible du cargo. Mais avant que son corps
eût plongé tout entier des dauphins se précipitèrent dessous et le
soulevèrent, l'emplissant tout d'abord d'inquiétude, d'incertitude
et d'agitation. Mais l'aisance avec laquelle ils le transportaient, le
grand nombre de dauphins qu'il voyait groupés autour de lui avec
un air bienveillant, semblant se soumettre chacun son tour à une
tâche imposée et qui les concernait tous, l'impression de vitesse
donnée par le cargo qu'on laissait loin en arrière, firent qu'il éprouva,
à ce qu'il dit, moins la crainte de mourir et le désir de vivre que
l'ambition de se voir sauvé, pour apparaître comme un favori des
dieux et recevoir d'eux une gloire inaltérable. Et en même temps,
voyant le ciel plein d'étoiles, la lune qui montait avec sa lumière
brillante et pure, la mer tranquille et plate où le sillage de leur
course traçait comme un chemin, il se dit que la justice ne dispose
pas d'un regard unique, mais que la divinité, grâce à tous ces organes,
surveille à la ronde ce qui se fait sur terre et sur mer. C'est grâce
à ces réflexions, dit-il, que sa fatigue et la lassitude qui gagnait
son corps furent soulagés. Enfin quand, ayant rencontré le
promontoire haut et abrupt, ils l'évitèrent adroitement et, en suivant
la courbe du rivage, naviguèrent tout près de la terre, pour le faire
aborder avec sûreté, comme un bateau qui rentre au port, il se
rendit pleinement compte que c'était sous la conduite de la divinité
qu'ils l'avaient ainsi transporté 157.
155. Ils chantent, disait-on, quand leur dernière heure est venue (Platon
Phéd., 84 e).
156. V. Depradas, Propag. delphique, p. 95 sq., et n. 173 du Banquet. Hérodote
parle du nome orthien (/. c, v. Legrand, éd., p. 44, n. 1).
157. Banquet des VII Sages, 160 £-162 a. J'ai reproduit pour tout cet épisode
la bonne traduction de J. Defradas, p. 76 sq.
26 LÉGENDES GRECQUES DE LA MER

Ainsi les dauphins apparaissent comme les ministres du dieu


sauveur grâce à qui le poète innocent sera préservé, tandis que les
coupables seront châtiés, et l'anecdote illustre une des idées
maîtresses du dialogue, que « les plus belles choses s'accomplissent
par la volonté de la divinité » 158. Par l'intervention des dauphins,
dit M. J. Defradas, Arion
... a le sentiment que la divinité est partout, que tous les êtres,
tous les objets de la nature ne sont que des instruments de sa
pensée et de sa volonté, et il est plein d'une joie profonde à l'idée
d'être ainsi l'objet de la sollicitude directe de Dieu 159.

Thésée a la mer. — II arrive également que les dauphins aident


à réaliser une plongée sensationnelle et s'emploient à convoyer
un héros jusqu'au plus profond des abîmes. Telle est la légende
célébrée par un grand lyrique et qui, sans avoir une valeur de
symbole aussi générale que la précédente, revêtait pour les
Athéniens du Ve siècle une signification politique fort importante, la
légende de la visite du jeune prince Thésée à son père divin
Poséidon et à son épouse Amphitrite.
L'aventure se déroulait en des temps très anciens où, pour
mettre fin à une guerre malheureuse provoquée par la mort
d'Androgée, survenue à Athènes dans des conditions suspectes, les
Athéniens avaient dû consentir à son père, Minos, roi de Crète,
un tribut annuel de sept jeunes garçons et sept jeunes filles
destinés au Minotaure, qui les tuait ou les dévorait dans son
Labyrinthe 160. La troisième échéance étant arrivée, la voix du
sort, le choix de Minos ou une décision héroïque rangea Thésée au
nombre des victimes, et il partit d'Athènes après avoir offert à
Apollon Delphinios le rameau des suppliants. En pleine mer 161, ou
au rivage de Crète 162, la brusque passion de Minos pour Eriboia ou
Périboia, qu'aimait Thésée 163, provoqua une vive querelle 164. Mis au
défi de prouver sa qualité de fils chéri de Poséidon en rapportant
l'anneau que Minos tirait de son doigt pour le jeter à la mer 165,
158. Ta xàXXiCTxa TOpaîvexai Gcoû yveo^yj (163 d).
159. J. Defradas (intr., p. 14), qui ajoute : « Le jeune Racine, lisant les Moralia
sous la direction de ses maîtres de Port-Royal, soulignait d'un bref commentaire
les passages qui le frappaient le plus; on lit, en face de ce passage, en gros
caractères : « Grâce », et au-dessous : « L'âme est conduite de Dieu partout où il veut. »
160. Platon. Phaed.. 58 a-b ; Plut., Thés., 15 ; etc.
161. V. inf. Bacch., XVII ; cf. C. Robert, Hermès, 33, 1898, p. 131 sq.
162. Hygin, Astr., II, 5. Peut-être innovation d'EuRiPiDE dans son Thésée
(C. Robert, a. c).
163. Il est parfois nommé son époux (Plut., Thés., 29 ; Ath., XIII, 4, 557 a).
164. V. inf. Bacch., XVII ; Paus., I, 17, 2 ; Hyg., /. c.
165. Le motif de l'anneau est attribué par certains à Simonide (v. d'Eichthal-
Reinach, Poèmes choisis de Bacchylide, p. 65).
LEGENDES GRECQUES DE LA MER 37

Thésée se précipitait dans les flots. Des dauphins 166 ou Triton l67
conduisaient Thésée auprès des divinités marines : Poséidon
promettait à son fils d'exaucer les trois premiers vux 168 qu'il
formerait, tandis qu'Amphitrite lui faisait présent d'une couronne
d'or 169 et d'un manteau de pourpre 170 qui constituaient, au retour,
des témoignages suffisants même si, comme en certains textes 171, il
n'était plus du tout question de l'anneau. En démontrant que le
jeune prince athénien descendait bien de Poséidon, cette légende
illustrait et fortifiait les prétentions d'Athènes à la suprématie sur
mer, et elle fut exploitée dans la période où, après les guerres
médiques, les Athéniens organisèrent leur empire maritime. Vers
474-73, le peintre Micon s'en était inspiré dans une grande
fresque du Théseion 172, le temple où venaient d'être déposées, à
leur retour de Scyros, les cendres de Thésée 173, et cette fresque a
influencé quelques vases peints l74 où nous voyons représenté le
même épisode. Le plus ancien, pourtant, est antérieur à l'uvre de
Micon, car il date de 490 environ, et cette coupe, signée d'Euphro-
nios, un des maîtres de la céramique à figures rouges, est l'un des
joyaux du Musée du Louvre 175. Aussi bien que telle métope du
Trésor des Athéniens à Delphes 176, ce chef-d'uvre nous montre
« le joli Thésée, au printemps de sa vie, à l'aube de sa gloire ; le
Thésée jeune, imberbe, encore un peu demoiselle, naïvement fier
de sa beauté, de sa cape flottante... de ses longues boucles », en
un mot, un véritable « Prince charmant » 177. Malgré la plongée,
et bien qu'on soit au fond de la mer, les fins plissés de sa tunique
comme les volutes de sa chevelure sont impeccables, et il en est
de même pour les deux autres personnages du tableau. Il est vrai
qu'Amphitrite, qui trône devant lui, a l'habitude de l'humide

166. Bacch., XVII, 97.


167. Fresque de Micon au Théseion, selon C. Robert, a. c, p. 142.
168. Eurip., Hippolyte. 46, 886, 1349. Selon Wilamowitz (Anal. Eur., p. 175 ;
Hermès, XV, 1880, p. 483) ces trois vux, finalement inutiles, formaient un des
liens principaux d'une trilogie constituée par l'Egée, le Thésée et Y Hippolyte
se voilant (cf. L. Séchan, Rev. et. gr., XXIV, 1911, p. 139).
169. Don que lui avait fait Cypris comme présent nuptial (Bacch., XVII, 112 ;
Paus., I, 17, 3).
170. Bacch., 62, 112, 124.
171. Par ex. Bacchylide ; en revanche, v. Paus., I, 17, 3 ; Hyg., Astr., II, 5.
172. Paus., I, 17, 2 ; v. C. Robert, Die Marathonschlacht, XVIII6 Hall. Winc-
kelmanns-progr., p. 50 ; Hermès, a. c, p. 134.
173. Sur l'ordre d'un oracle rendu en 476-75, Cimon, devenu maître de Scyros,
fit opérer en grande pompe ce « retour des cendres » (v. Plut., Thés., 36 ; cf.
E. Pottier, Pourquoi Thésée fut l'ami d'Hercule, Rev. d'Art anc. et mod., 1901).
174. V. Dict. des Antiquités, art. «Theseus». Pour cette influence,
particulièrement sensible, estime-t-on, sur le cratère de Bologne, v. C. Robert, Arch.
Anzeiger, 1889, p. 141 ; MaraihonschL, p. 50, n. 8 ; Hermès, a. c., p. 136 sq.
175. E. Pottier, Vases ant. du Louvre, p. 155, pi. Cil , CataL, p. 935 ; cf. Dict.
des Antiq., a. c, fig. 6887.
176. Th. Homoble, Fouilles de Delphes, IV, pi. XXXVIII.
177. H. Lechat, Sculpt. att. avant Phidias, p. 418-19.
28 LÉGENDES GRECQUES DE LA MER

séjour, mais que dirons-nous d'Athéna, la patronne de la Cité, qui


a tenu à présenter Thésée à la déesse marine qui lève sa main vers
celle que lui tend le visiteur et lui rend peut-être l'anneau 178 ?
Athéna ne paraît craindre la salure ni pour son casque, ni pour sa
lance ni pour son égide, et la chouette qu'elle porte comme attribut
semble aussi heureuse que poisson dans l'eau. Ils sont là, d'ailleurs,
les poissons, qui ne sauraient manquer à la fête : ce sont de
minuscules dauphins, qui parsèment le champ du vase tandis qu'un
petit Triton 179 barbu, glissé sous Thésée, le soutient sur ses deux
paumes placées en confortable coussinet.
Une heureuse découverte est venue compléter notre
connaissance de cette légende. Parmi les poèmes de Bacchylide retrouvés
sur un papyrus égyptien en 1896 180, il s'en trouvait un, le
n° XVII 181, qui sous le titre de « Les jeunes gens ou Thésée »
évoque le Prince charmant tenant tête à « l'Ogre », selon le mot
de Wilamowitz. C'est une Ode qui a été chantée par un chur
mixte devant l'autel d'Apollon Délien, au cours d'une fête dont
on attribuait justement l'institution à Thésée lorsque, revenant
de Crète après sa victoire sur le Minotaure, il avait fait escale à
Délos. En voici l'essentiel dans la traduction du maître A. M.
Desrousseaux 182 :
Un navire à la proue azurée emmenant Thésée, ardent au fracas
des armes, et deux fois sept beaux enfants, fils et filles des Ioniens,
fendait la mer de Crète.... Et Minos sentit son cur blessé par les
redoutables présents de Cypris, la déesse au bandeau d'amour : sa
main ne sut pas rester loin d'une vierge ; elle effleura ses joues
blanches. Le cri d'Éribée appela le héros... issu de Poséidon.
Alors, Thésée provoque le fier monarque né de Zeus, qui défie
son adversaire de prouver qu'il est bien, lui aussi, de race divine :
Bondis dans les profonds murmures de la mer et que ton père,
le roi Poséidon... te fasse une haute renommée sur la terre aux
beaux arbres.... Le courage de Thésée ne fléchit point, mais, se
dressant sur les planches bien jointes, il s'élança et le sein de la
mer l'accueillit, bienveillant.... Le vaisseau voguait d'une marche
rapide, poussé par l'haleine de Borée, qui soufflait à la poupe. Toute

178. V. Desrousseaux, Les poèmes de Bacch. de Céos, p. 114 ; cf. C. Robert,


Marathonschl. (p. 51 et n. 1), qui ne croit pas d'ailleurs (Hermès, a. c, p. 140)
que l'anneau ait figuré dans la fresque de Micon.
179. Les deux thèmes des dauphins et de Triton (v. sup., p. 27, n. 166-67)
sont donc réunis ici.
180. Papyrus du Ier siècle av. J.-C. Ed. princeps, The poems of Bacch. from a
papyrus in the Brit. Mus., by Fred. G. Kenyon, London, 1897. Sur ce poème
XVII, v. S. Wide, Theseus u. der Meersprung, bei Bacch., XVII, p. 19 (Festschr.
f. Otto Benndorf, 1898) ; Smith J. HelL, Studies, 23, 1898, p. 130 sq. ; Jebb,
Bacchyl., Mél.Reinach,
d'Eichthal- Weil, p.Poèmes
225 ;chois,
C. deRobert,
Bacchyl.,
Hermès,
p. 47 33,
sq. 1898, p. 130 sq. ;
181. Le poème n° XVIII célèbre aussi divers exploits de Thésée.
182. Lk poèmes d» Bacchylide de Céos, 1898, p. 57 sq. (avec notes, p. 113 sq.) .
LÉGENDES GRECQUES DE LA MER 29

la troupe des jeunes Athéniens trembla quand le héros se lança


dans les flots, et leurs yeux purs versaient des larmes, car ils
attendaient une funeste nécessité. Cependant, les dauphins, habitants
des mers, portaient rapidement le grand Thésée dans la demeure
de son père.... Il arriva dans le palais des divinités ; là, il frémit
à la vue des illustres filles du prospère Nérée. Car de leurs membres
splendides, brillait une lumière pareille à celle du feu, tandis qu'à
leur chevelure s'enroulaient des bandeaux tressés d'or ; elles
charmaient leur cur en formant des danses de leurs pieds humides 183.
Il vit aussi la chère épouse de son père, Amphitrite aux grands yeux,
dans l'aimable demeure. Elle le vêtit d'une robe de pourpre et, sur
ses cheveux ondulés, mit une couronne irréprochable que lui donna
jadis, lors de son hymen, l'artificieuse Aphrodite ; elle était toute
faite de roses. Rien de ce que les dieux veulent n'est incroyable
pour les mortels sensés. Auprès du navire à la poupe fine, il reparut.
Ah! dans quelles pensées il rejeta le chef cnossien, lorsqu'il sortit
des ondes son corps non -mouillé à l'admiration de tous : autour de
ses membres brillaient les présents des dieux, et les jeunes filles,
sur leurs sièges éclatants, prenant une confiance nouvelle, poussèrent
un cri. La mer en retentit, et les jeunes hommes, lorsqu'ils furent
auprès, entonnèrent le péan de leur voix charmante. Dieu de Délos,
réjouis ton âme des churs de Céos et donne-leur la bonne fortune
que les dieux savent envoyer 1

Glaucos le marin. Thésée plonge dans la mer afin de


prouver sa filiation divine ; Glaucos, dont nous allons à présent
dire quelques mots, s'y précipite après avoir goûté à une herbe
magique, histoire toute différente mais qui, pour le romanesque,
ne le cède en rien à la précédente. Eschyle, Pindare, Nicandre de
Colophon, d'autres encore 184 avaient plus ou moins touché à cette
légende dans des uvres perdues, comme le petit poème de
jeunesse que Cicéron, au dire de Plutarque 185, avait composé sur ce
sujet, et nous ne la connaissons plus guère que par des mytho-
graphes et Ovide, aux livres XIII et XIV des Métamorphoses.
Glaucos186, ditPontios ou le Marin, était un pêcheur d'Anthédon
en Béotie, où il subsista longtemps de lui une chapelle en un point

183. Ou, peut-être flexibles, souples (ûypooç).


184. V. l'abondante liste ap. Ath., VII, 296 a-297 c- L'auteur énumère sur la
généalogie de Glaucos et son histoire bien des détails que nous ne pouvons
reproduire ici. Plusieurs sont relatifs à ses dons prophétiques, à ses amours,
diversement contées, et son nom de tcÔvtioÇ est expliqué par ses qualités de
marin et de plongeur. Naturellement, il est aussi question, à mainte reprise et
non sans variantes, de l'herbe d'immortalité.
185. Plut., Cic, 2.
186. L'étymologie est claire : rXaôxY) est le nom d'une Néréide et yXaiSxY)
c'est la mer, HÉS., Th., 440. Cf. sup., p. 1, n. 4.
30 LEGENDES GRECQUES DE LÀ MEK

de la côte qui gardait le nom de « saut de Glaucos » 187. Un jour


qu'il péchait à son ordinaire, il vit qu'un des poissons qu'il avait
jetés près de lui sur le sol reprenait vie au contact d'une certaine
herbe et rebondissait vigoureusement dans la mer. Il eut la
curiosité de goûter à cette herbe et, en proie à un soudain délire, il se
jeta lui-même au sein des flots. Là, il revêtit une forme nouvelle,
mi-homme mi-bête marine, àv0pco7co£!,SÈç 0Y]piov, comme le dit
Eschyle 188, qui n'avait pas hésité à le montrer sous cette apparence
prodigieuse, avec le collier d'une barbe touffue et une parure de
coquillages 189, dans une de ces évocations d'un merveilleux un peu
inquiétant 190 qu'on retrouve en d'autres de ses uvres 191. Glaucos
devint dans la mer un dieu des abîmes, car, comme le précisent
encore deux fragments d'Eschyle, cette plante qu'il avait goûtée
était l'herbe d'immortalité 192. De même que Protée, il avait reçu
le don prophétique 193, mais, comme dans le cas de Protée, il
n'était pas toujours facile d'obtenir réponse de son humeur
capricieuse, ce qui n'empêcha pas qu'on le consulta fort
longtemps, si nous en croyons Pausanias 194. Il se révélait parfois
hors des flots pour donner quelque avis à ceux qu'il voulait bien
favoriser. C'est ainsi qu'il se manifesta aux Argonautes afin
d'apaiser une querelle qui aurait pu leur être fatale 195. Selon
Diodore, également, il leur vint en aide au cours d'une tempête
qui les mit en péril dans leur retour à travers le Pont-Euxin.
Pendant deux jours et deux nuits, il nagea près du navire et il
prédit à Héraclès et aux Tyndarides leur future immortalité 196.
Se substituant au rôle de Protée dans l'Odyssée, il se révêla aussi à
Ménélas, qui se dirigeait vers le cap Malée ; il lui annonça le
meurtre d'Agamemnon, ce qui décida le navigateur à changer sa
route et à cingler vers Nauplie, le port d'Argos 197. On agrémenta
enfin sa légende par des histoires d'amour qu'on a eu bien tort,

187. rXaûxou Trr)S7)(ji,a, Paus., 9, 22, 7. Glaucos a été localisé aussi en Eubée
et l'on a trouvé une inscription cultuelle à son nom à Chalcis. Il était également
vénéré, sous le nom de yépoiv, chez les Ibères, où il y avait une axpa rXaûxoi)
(sch. Ap. Rh., II, 767 ; cf. Nilsson, Gesch. d. Griech. Religion, I, p. 224 et n. 1).
188. Nauck, Trag. graec. fragm.2, fr. 26.
189. Id., fr. 27 et 34.
190. To TepaxâiSsç (Arist., Poét., 1456 a).
191. Iô (îoûxeptoç dans Prométhée, les Érinyes dans l'Orestie, les Phorkides
dans la pièce de ce nom.
192. Nauck2, fr. 28 et 29. Ce second fragment, xal ysijo^aC tuojç tt)ç àsi-
Çtiiou TToaÇ, prouve bien qu'il apparaissait sur le théâtre. Sur le <papu.axov
d'immortalité, v. F. Vian, La guerre des Géants, p. 195-96.
193. V. sup., p. 6-7. Virgile en fait le père de la Sibylle de Cumes (En.,
VI, 36 ; cf. Serv., Georg., I, 427).
194. Paus., 9, 22, 7.
195. Schol., Ap. Rh., I, 1310 sq.
196. Diod. Sic, IV, 48.
197. Eur., Or., 362 sq.
LÉGENDES GRECQUES DE LA MER 31

semble-t-il, de vouloir mêler au drame d'Eschyle. D'après Ovide,


Glaucos avait dédaigné Circé pour courtiser vainement Scylla, et
c'est alors que la magicienne jalouse transforma cette dernière en
ce monstre affreux que nous décrit YOdyssée, l'aboyeuse Scylla
qui darde sur sa proie ses douze moignons et ses six têtes de
chien ayant « chacune en sa gueule trois rangs de dents serrées,
imbriquées, toutes pleines des ombres de la mort » 198. Glaucos ne
l'en aima pas moins, assure-t-on, mais, inconscient de son étran-
geté aussi bien que des disgrâces de Scylla, il tenta encore de
conquérir la divine Ariane, abandonnée par Thésée aux rochers de
Naxos. Il fut d'ailleurs sans rancune envers Dionysos, son rival
plus heureux, et s'associa à son cortège triomphal quand le dieu
consolateur emmena la belle Cretoise 199.
Certes, ce n'est point par ces traits manifestement tardifs que
la figure mystérieuse de Glaucos nous intéressera le plus, mais
bien davantage par le symbole qu'en a tiré Platon, au livre X de
la République, dans le magnifique passage où il exalte la beauté de
l'âme quand on sait la dégager des misères corporelles et terrestres,
et la faire en quelque sorte ressurgir de l'océan matériel dans sa
véritable nature, qui est, dit-il, apparentée au divin :
L'âme est immortelle.... Mais pour savoir ce qu'elle est en son
fond véritable, il faut la considérer non pas... dans l'état de
dégradation où l'a mise son union avec le corps et d'autres misères ; il
faut la contempler attentivement des yeux de l'esprit, telle qu'elle
est quand elle est pure....
[Nous ne l'avons vue jusqu'ici que] dans un état qui ressemble
à celui de Glaucos le Marin. En le voyant, on serait bien
embarrassé de reconnaître sa nature primitive ; car, des anciennes parties
de son corps, les unes sont cassées, usées et totalement défigurées
par les flots, tandis que de nouvelles y sont ajoutées, formées de
coquillages 200, d'algues, de cailloux, en sorte qu'il ressemble plutôt
à n'importe quelle bête qu'à ce qu'il était naturellement : c'est ainsi
que l'âme se montre à nous défigurée par mille maux....
Mais il faut considérer sa parenté première
... avec ce qui est divin, immortel et éternel, ce qu'elle deviendrait
si elle s'attachait tout entière à la poursuite des objets de cette
nature, et si, emportée par son élan, elle sortait de la mer où elle
est à présent, secouant les cailloux et les coquillages qu'amasse
autour d'elle la vase dont elle se nourrit, croûte épaisse et grossière
de terre et de pierre.... C'est alors qu'on verra sa véritable nature 201.

198. Od., XII, 85 sq. (trad. V. Bérard).


199. P. Grimal, Dict. Myth., p. 167. D'après Théolytos de Methymne,
Dionysos l'aurait d'abord enchaîné puis délivré (v. Ath., VII, 296 a-b). Les
amours de Glaucos avec Ariane sont diversement rapportées (cf. Ath., 296 c).
200. Souvenir évident d'EscHYLE, v. Nauck8, fr. 34.
201. Plat., Rép., X, 611 d.
32 LÉGENDES GRECQUES DE LA MER

Ce passage, si beau en lui-même, est caractéristique de la


méthode platonicienne d'utilisation des légendes et du libre
usage qu'en fait parfois le philosophe au bénéfice de l'idée à
illustrer. Il se souvient d'Eschyle, sans doute, mais ces
coquillages, qui étaient, semble-t-il, chez le poète une sorte de parure
marine 202, deviennent dans son récit comme des scories
agglutinées par les flots. Entraîné par son aspiration vers l'âme
originellement divine, qu'il voudrait libérer de sa gangue matérielle,
Platon compare l'âme déchue à un Glaucos qu'il représente,
non pas sous son aspect hybride de dieu marin mais comme
« n'importe quelle bête » 203, et qu'il montre avec les parties
de son corps « cassées, usées, et totalement défigurées » dans
l'état d'une statue salie, et délabrée par la mer où elle a
sombré. C'est la force, l'élan même de la pensée qui a transformé à son
service l'image qui deviendra symbole. On peut se demander,
d'ailleurs, si cette transformation n'a pas été aidée, orientée par
un souvenir vécu, et si Platon, amateur des arts comme on sait 204,
n'a pas vu avec curiosité quelque statue ramenée à la lumière après
une immersion plus ou moins prolongée dans les flots 205.

* ##

Poséidon et sa cour. Mais peut-être qu'il est temps de


descendre en imagination vers les profondeurs marines pour y
saluer le seigneur Poséidon et son entourage. Poséidon règne sur
la vaste mer et ses abîmes, sur les fleuves, les lacs et Jes sources,
et il est même, dans une certaine mesure, maître de la terre,
puisqu'il la soutient à la surface des flots, selon la conception
poétique des Grecs Poséidon Gaièochos et puisqu'il l'ébranlé
parfois jusqu'au fin fond de ses entrailles Poséidon Seisichthôn ou
Ennosigaios. En tant que Dieu de la mer souriante et tranquille,
il a comme compagnon et attribut le dauphin, dont il partage la
suzeraineté avec Apollon ; en tant que dieu de la mer agitée et
grondante, ou des convulsions du sol, il est en rapport avec le

202. Il est vrai que le fr. 34 n'est qu'une simple énumération (x6y}(Ol,
p.o£ç, XOJOxpEia) et rien ne dit qu'il s'agisse proprement d'une parure. Mais il
semble encore moins qu'il s'agisse, comme chez Platon, d'incrustations à côté
des parties du corps « cassées, usées et totalement défigurées ».
203. 'Av6pû)7ToetSèç OyjpÉov, disait Eschyle, fr. 26 ; &axe rcavrl Gyjpkp èot-
xévai, dit Platon.
204. Cf. P. M. Schuhl, Platon et l'art de son temps 1933.
205. De nos jours encore on a repêché des statues : en 1925 des pécheurs grecs
ont retiré de la mer le charmant éphèbe de bronze dit de Marathon, et en 1928,
au cap Artémision, on a ramené à la lumière une statue de Zeus ou Poséidon
qui est peut-être, a écrit Robert Demangel, « le bronze le plus achevé que nous
ait légué, bien malgré elle, l'antiquité » (a. c. p. 22, n. 138).
LÉGENDES GRECQUES DE LA MER 33

taureau et le cheval Poséidon Taureios ou Hippios. Armé du


trident, presque aussi redoutable que le foudre de Zeus 206, l'Iliade
le fait apparaître à la surface de la mer, sur son char
... aux chevaux rapides dont les sabots étaient d'airain et la
crinière d'or. Et il allait sur les eaux et, de toutes parts, les gros
poissons émergeant de l'abîme bondissaient joyeux et reconnaissaient
leur roi. Et la mer s'ouvrait avec allégresse, et les chevaux volaient
rapidement sans que l'écume mouillât l'essieu d'airain 207.
C'est le moment où il va encourager les Achéens en déroute,
mais il s'élance tout aussi bien à ses innombrables amours 208, ou
encore, brandissant son arme, il déchaîne ses vengeances sous la
forme des raz de marée ou des tempêtes qu'il suscite contre ses
ennemis, contre Ulysse notamment, parce que le héros d'Ithaque
a aveuglé son fils, le Cyclope. Entre temps, il réside, comme dit
Homère, « dans les gouffres de la mer », en ses « demeures
éclatantes et incorruptibles », que l'épopée situe aux profondeurs
d'iEges 209, dont le nom est apparenté à celui des grosses vagues 21°.
Use tient là, auprès de sa dame Amphitrite, qui jadis s'était cachée
pour se soustraire à son amour, mais que les dauphins complices
eurent tôt fait, dit-on, de lui ramener 2n. Amphitrite est une des
filles de Nérée qui, respendissantes comme elle de fraîcheur et de
beauté, constituaient la séduisante parure de sa cour. Assises sur
des trônes d'or, elles passaient leur temps à filer, tisser et chanter ;
ou même, quittant leur trône, elles formaient ces beaux churs
de danse dont nous a parlé Bacchylide 212. Elles non plus, d'ailleurs,
n'étaient pas sédentaires à l'excès, et il leur arrivait, comme on va
voir, de jouer aux filles de l'air. Personnifiant sans doute les
vagues incessantes de la mer, elles étaient fort nombreuses,
cinquante selon Homère et Hésiode 213, qui se sont complus, à
égrener leurs noms mélodieux : Eudôrè, Galène, Glaukè...,
Speiô, Cymô, Ératô..., Calianassa, Eudia, Callinira..., Psamathée,
Pasithée, Cymodocée. Nous ne les invoquerons pas toutes et n'en
mentionnerons que deux autres, les plus captivantes, faut-il croire,
et symbolisant au mieux, avec Amphitrite, leur pouvoir de
206. Cf. Pindare, Isthm., VIII, 34 sq. ; Eschl., Prom., 922 sq.
207. IL, XIII, 23 sq. (trad. P. Mazon).
208. Cf. Grimal, Dict. Myth., p. 391.
209. IL, VIII, 203 ; XIII, 2i ; Od., V, 381. Hh., Pos., 3 ; Pindare, Ném., 5, 37.
On hésite, pour la région, entre l'Achaïe et l'Eubée. Il semble, en tout cas, que
dans //., VIII, 203, et chez Pindare, /. c., il s'agisse bien de l'/Eges d'Achaïe
(V. sup., p. 22).
210. Alyeç.
211. Grimal, Dict. Myth., p. 33.
212. v. sup., p. 29.
213. IL, XVIII, 38 sq. « Est-ce le modèle d'HÉsiODE (Th., 243 sq.) ou, au
contraire, une interpolation tirée d'HÉsiODE ? Cette dernière opinion était celle de
Zénodote et elle est assez vraisemblable » (P. Mazon, Th., p. 40, n. 3).
Lettres d'Humanité. 2
34 LÉGENDES GRECQUES DE LA MER

séduction universelle puisque l'une, Galatée, alluma la passion


d'un pâtre assez rustique, tandis que l'autre, Thétis, fut l'objet
d'une compétition amoureuse entre Poséidon lui-même et Zeus,
avant d'être finalement donnée comme récompense à Pelée, le
plus vertueux des mortels.

Galatée. Le pâtre amoureux de Galatée, c'est le Cyclope


Polyphème, non pas le monstre brutal et sanguinaire de l' Odyssée 214,
ni le jaloux forcené que représentera plus tard la poésie latine, le
dément qui écrasera sous un rocher Acis, un rival préféré215, mais le
berger inoffensif que Theocrite 216 nous dépeint dans la fleur de
l'adolescence et qui, comme on l'a dit, est encore paré d'une sorte
de « beauté du diable » 217. Désespérant pourtant de se faire aimer, il
chante sa plainte au bord de la mer, il essaie de fléchir Galatée ou,
du moins, de se consoler en s'adonnant aux Muses, ce qui est,
déclare le poète, le seul remède contre l'amour. L'idée ingénieuse
d'un Cyclope amoureux, le piquant contraste entre un cur tendre
et une forme grossière, ces deux inventions ne sont pas, comme on
pourrait croire, des raffinements de l'alexandrinisme. On les
trouvait dès le IVe siècle dans un dithyrambe de Philoxène de
Cythère, puis chez quelques poètes de la comédie ancienne ou
moyenne 218, mais c'est Theocrite qui nous en a légué une
expression parfaitement nuancée en nous montrant un Cyclope aussi
sincèrement épris que naïvement infatué, un amoureux non pas

214. Od., IX, 105 sq.


215. Ovide, Met., XIII, 759 sq.
216. Id., XI. Le Cyclope figure également dans l'Id., VI, qui est sans doute
postérieure à la précédente. Là, le Cyclope est aimé ou, du moins, se croit aimé
par Galatée, et il feint l'indifférence (cf. Id., XI, 75 sq.). Est-ce, comme Legrand
est enclin à le croire (notice, p. 57), une libre invention de Theocrite ? Peut-être
le thème avait-il été déjà traité dans la comédie moyenne (v. C. Robert, Griech.
Heldensage, p. 1355). En tout cas, la donnée d'amours heureuses avec Galatée
reparaît chez Lucien et dans la poésie latine.
217. Ph. E. Legrand. Dans son livre à la fois érudit et savoureux (Teocrito,
studio critico, 1934, ch. IV, p. 164 sq.), E. Bignone compare sur ce point Theocrite
à Praxitèle réduisant au minimum le caractère bestial du satyre en le représentant
encore tout jeune.
218. Le dithyrambe de Philoxène était un pamphlet contre le premier Denys,
rival amoureux du poète auprès de la joueuse de flûte Galatée. Il représentait
déjà le Cyclope (Denys) comme non payé de retour et cherchant à calmer sa
peine en chantant. 11 est fait allusion à ce dithyrambe dans le Ploutos d'ARis-
tophane, v. 290 sq. Le jeune contemporain d' Aristophane, Nicocharès,
composa sur ce même thème du Cyclope amoureux une comédie de Galatée.
A la même veine se rattachaient deux comédies plus récentes, le Cyclope d'ANTi-
phane et la Galatée d'ALEXis. D'autres alexandrins que Theocrite avaient
touché à cette histoire. Il y avait, de Callimaque, un épyllion de TocXàTeia
et le Cyclope épris de la Néréide figurait aussi dans La Léontion d'HERMÉsiANAX,
où Polyphème regardait la mer de son il unique (fr. 1) ; cf. Bion, fr. 15.
LEGENDES GRECQUES DE LA MER 35

ridicule, certes, mais « à la fois risible et touchant » m. Ce pâtre


aime la mer et ses créatures par une sorte d'atavisme puisqu'il est
issu d'une aventure de Poséidon avec la nymphe Thoôsa, et lui,
que le sort a fixé au rivage avec ses brebis, il s'est entiché d'une
fille de l'onde, « l'illustre, la jolie » Galatée, comme disent Homère
et Hésiode 220. Tout ce qu'il peut faire, c'est chanter parce qu'il
souffre, chanter aussi, pour moins souffrir, et il tire de son
expérience rustique et pastorale les éléments d'un « Cantique des
cantiques » non exempt, d'ailleurs, d'une certaine ironie du poète
à l'égard des afféteries du langage amoureux de son temps. Si
Polyphème, malgré son désir, ne peut s'arracher à la terre, Galatée,
sans doute, pourrait renoncer à la mer, comme le fera, au moins
pour un temps, sa sur Thétis, dont nous parlerons bientôt.
Vainement, pourtant, le pauvre Cyclope la convie à partager son
existence et ses humbles plaisirs : n'est-elle point venue, un jour,
cueillir des fleurs sur la montagne de Sicile, en compagnie de
Thoôsa, le jour qu'il a servi de guide et où il a commencé de
l'aimer ? Mais Polyphème l'apprend à ses dépens autre
chose est de cueillir une fois l'hyacinthe sous sa conduite, autre
chose de devenir sa compagne et de présider, fût-ce en reine,
aux soins de la bergerie et à la confection des fromages. Depuis
ce temps où Galatée a fait sa conquête, elle ne vient plus que
quand son admirateur est endormi, et elle s'éclipse dès qu'il se
réveille. Fugace, inaccessible, irréelle presque, la voilà bien
redevenue la Néréide qu'on devine à peine dans la blanche écume des
vagues, le mirage laiteux qui est peut-être à l'origine de son nom 221 :
Rlanche Galatée 222, pourquoi repousses-tii celui qui t'aime, toi
plus blanche à voir que le lait caillé, plus tendre que l'agneau, plus
fringante que la génisse, plus luisante que le raisin vert ? Pourquoi
te promènes-tu ici, comme tu fais, quand le doux sommeil me
possède et t'en vas-tu aussitôt que le doux sommeil m'abandonne,
fuyant telle qu'une brebis quand elle a vu le loup au gris pelage ?...
Je sais, charmante jeune fille, pourquoi tu me fuis. C'est parce
qu'un sourcil velu s'étend sur tout mon front de l'une à l'autre
oreille, unique et long, parce que j'ai au front un il unique et
qu'un nez épaté me surmonte la lèvre.
Il est pourtant riche en brebis, sa vie est plantureuse et il est
habile à jouer de la syrinx....
Viens donc me trouver, et tu n'y perdras rien. Laisse la mer
glauque déferler contre le rivage ; tu seras mieux dans mon antre,
219. Ph. E. Legrand, notice, p. 70.
220. 'AyaxXEtTT) (//., XVIII, 45), sùeiSï)ç (Th., 250).
221. A. Carnoy le rattache à yaÀY)V7) « temps calme », v. Hiéronymie férn.
grecque, Mél. Isidore Lévy, 1955, p. 44. Galène est d'ailleurs le nom d'une autre
Néréide.
222. Théocr., CycL, 19 sq.
36 LÉGENDES GRECQUES DE LA MER

près de moi, pour passer la nuit.... Si moi-même je te parais trop


velu, j'ai des bûches de chêne, et, sous la cendre, un feu infatigable ;
et j'endurerais que, de ta main, tu me brûles même l'âme, même
mon il unique 223 qui m'est plus cher que tout. Quel malheur que
ma mère ne m'ait pas mis au monde avec des branchies ! Je
plongerais pour te rejoindre ; je baiserais ta main, si tu ne veux pas
ta bouche ; je te porterais des lys blancs 224 et de tendres pavots
aux rouges pétales ; mais les uns poussant l'été et les autres l'hiver,
de sorte que je ne pourrais pas te les porter tous à la fois. Mais,
comme sont les choses, ma fillette, comme sont les choses,
j'apprendrai de suite tout au moins à nager, s'il vient ici quelque étranger
qui navigue sur un vaisseau 225, pour savoir quel plaisir vous pouvez
bien trouver à habiter au fond de l'eau.
Malgré ces accents d'un amour naïf et sincère, il est à craindre
que, si Polyphème apprend la nage, Galatée à ce coup ne déserte la
mer. Il le pressent peut-être, et comme, lorsqu'on est en peine, il
faut bien s'en prendre à quelqu'un, comme il est consolant, aussi,
d'imputer à autrui la cause d'une blessure d'amour-propre qu'on
répugne à chercher en soi-même, voici le grand enfant qui, pour
finir, accuse sa mère, cette mère dénaturée qui n'a pas eu l'idée
si simple de le faire naître avec des branchies 1 Dans son dépit, il
profère contre elle une plaisante menace, sans songer, l'étourdi,
qu'il lui décerne, par là même, un véritable brevet d'amour
maternel :
C'est ma mère seule, s'écrie-t-il, qui me fait du tort, et c'est à
elle que je m'en prends. Jamais elle ne t'a adressé un seul mot aimable
pour moi ; et cela, quand, chaque jour, elle me voit maigri. Je dirai
que je sens des battements dans la tête et dans les deux pieds, pour
qu'elle soit ennuyée puisque je suis ennuyé 2G.
L'excès de cette injustice un peu bouffonne semble le ramener à
lui-même, soulagé qu'il est, d'ailleurs, par la xà6apcnç que procure
le chant 227 :
O Cyclope, Cyclope, où s'est envolée ta raison ? Si tu allais tresser
des corbeilles et cueillir de jeunes branches que tu porterais à tes
agnelles, sans doute aurais-tu plus de sens. Trais celle qui se présente,

223. Le Cyclope de Théocuite est, nous l'avosu; vu (sup., p. 34) sensiblement


différent de celui d'HOMÈRE ; il y a pourtant dans ce passage quelques
réminiscences de la tradition épique adaptées au nouveau sujet.
224. «Ce que Polyphème appelle des Xpivoc, [c'est] peut-être des perco-neige
ou une espèce de narcisse particulièrement précoce » (Legrand, not., p. 76, n. 2).
225. V. n. 223. Ulysse survenait dans la dithyrambe de Philoxène et le poète,
plus soucieux de la tradition homérique, lui faisait crever l'il du Cyclope.
226. CycL, 67 sq.
227. Ce soulagement est bien indiqué dans les deux derniers vers du poème,
«¦n accord avec l'idée exprimée dès le début que, contre l'amour « il n'est aucun
remède hors des Piérides ». Comme l'a finement observé E. Bignone (v. sup.,
p. 34, n. 217), si la même idée n'est pas formulée dans les Magiciennes, nous y
voyons également, en fait, une xdcGc.ptfiÇ, une c/.TroXua'iç par le chant.
LEGENDES GRECQUES DE LA MER 37

pourquoi poursuis-tu qui te fuit? Tu trouveras une autre Gaiatée;


peut-être même plus belle 228.
Oui, sans doute, il était une autre Néréide plus belle, Thétis, qui
embrasa d'amour les deux plus grandes divinités du monde. Et
celle-ci fut bien conquise, mais Poryphème ne fut point le
vainqueur.

Thétis et Pelée 229. — C'est dans la VIIIe Isthmique dePindare 23°


que nous trouvons la première mention de la rivalité amoureuse de
Zeus et de Poséidon, désireux d'obtenir l'alliance de Thétis. Mais
la sage conseillère Thémis sut y mettre bon ordre en révélant aux
dieux assemblés, dit le poète, que
... selon le destin, la déesse marine mettrait au monde un fils qui
deviendrait plus puissant que son père, et dont la main ferait voler
un trait plus redoutable que la foudre et que le trident monstreux.
Menacés de déchéance, les deux Cronides renoncèrent donc à
l'épouse souhaitée qui sera accordée au Thessalien Pelée, en
récompense de sa vertu 2iU. Celui-ci, en sa qualité d'homme, ne
pourra que se réjouir d'avoir, en la personne d'Achille, un fils
228. Cycl., 72 sq.
229. V. L. Séchan, Le roman de Thétis et Pelée, Rev. des cours et covfér.,
mars et mai 1931 ; A. Severyns, Homère, III : L'artiste (1948), ch. V, p. 86-95.
230. Isthm., VIII, 28 sq. II était déjà question de l'amour de Zeus pour Thétis
(sinon de la rivalité avec Poséidon) dans les Chants Cypriens et chez Hésiode
(Aigimios?). Cf. C. Robert, Griech. Heldens., p. 69, n. 1, et 71, n. 2. Thétis
s'était refusée à Zeus, qui, dans son ressentiment, la vouait à l'union avec un
mortel, et c'était Héra qui, par reconnaissance, lui trouvait dans Pelée le meilleur
époux possible. Rappelons que, dans le Prométhée d'EscHYLE. Zeus apparaît
menacé de déchéance du fait de ses vues amoureuses sur la fille de Nérce
(v. P. Mazon, notice du Prométhée, Eschl., I, p. 155 ; L. Séchan, Le mythe de
Prométhée, p. 23-24, 42.) Eschyle doit probablement à Pindare la mention de
l'arme des deux divinités, la foudre et le trident (L. Séchan, 0. c, p. 28, n. 21).
Sur la même légende, cf. Ap. Rh., Arg., IV, 788.
231. H a résisté aux avances d'Hippolyte, l'épouse de son hôte, Acastos, le roi
d'iôlcos (v. Pindare, Ném., IV, 57 sq., surtout Ném., V, 26 sq.)- L'histoire
remonte aux Catalogues hésiodiques (Rzach., fr. 79) ; elle a été reprise par
Phérécyde {Fr. hist. graec, 16-18), et il en était également question dans le
Pelée d'EuRiPiDE. Calomnié par Hippolyte, il eût péri sans l'aide de Chirôn
(cf. Apollodore, III, 13, 3). Ami du Centaure Chirôn, qui le protège et qui se
chargera plus tard de l'éducation du petit Achille, Pelée était peut-être lui-même
à l'origine un démon de la nature vivant, à la façon des Centaures, dans les antres
boisés du Pélion. On comprendrait mieux ainsi, à ce stade primitif, son union
avec une fille de la mer, union imposée sur-le-champ, tout de suite après la
victoire sur la Néréide en dépit de ses métamorphoses pour lui échapper
(v. C. Robert, Griech. Heldens., p. 66, qui croit, en outre, que Thétis subissait
dans un mutisme farouche la loi de son vainqueur ; v. ivf., p. 41, n. 56).
M. A. Severyns a bien dégagé de son côté les suivhances du folklore dans
la légende épique de Pelée et de Thétis. (v. o. c. sup. n. 229) où l'on trouvera
aussi, reconstitué d'après les sources anciennes, un petit joli conte, « Le chasseur
solitaire et l'ondine fille de la mer». Pour ces éléments folkloriques dans la légende
de Thétis et Pelée, M. Severyns renvoie à Max Mayer, R. E., 2e sér., t. VI
(1937), p. 206-224, et à Rhys Carpenter, Folktale, Fiction a. Saga in ihe Homeric
Epies (1946), p. 71-73-
38 LÉGENDES GRECQUES DE LA MEK

supérieur à lui, mais cette union avec une immortelle ne fut pas
exempte de douleurs. Thétis, en effet, ne se résigna à cet hymen
jugé inférieur qu'avec un regret déjà bien marqué dans Y Iliade 232,
et l'on conta par la suite qu'elle avait tenté tout ce qui dépendait
d'elle pour se dérober à une telle mésalliance. Elle usa, pour cela, de
la faculté naturellement inhérente au caractère mouvant, instable,
décevant des esprits des eaux, la faculté de métamorphose 233 que
nous avons eu déjà l'occasion de signaler, et Pelée, malgréson amour
et son désir d'épouser une déesse, n'aurait pu sans doute la
contraindre, si son ami Chirôn, le Centaure du Pélion, ne l'avait prévenu
de ses magies, comme nous avons vu Idothée prévenir Ménélas.
Donc Pelée, qui, sous l'inspiration des Immortels, s'est épris de
la Néréide, guette par un beau soir de lune 234 celle qu'il doit
conquérir dans les parages du cap Sépias, sur la côte thessalienne
que hantait particulièrement la déesse 2bii. A peine l'a-t-il aperçue à
la frange des vagues qu'il bondit sur elle et la saisit dans ses
bras robustes tandis que, effarouché, le chœur des Néréides se
disperse. Loin de céder à la surprise, la déesse cherche
désespérément à se dégager de l'étreinte du héros : tour à tour, elle
devient un serpent, un tigre, un lion, un poisson glissant, un
arbre au vaste feuillage, un feu qui dévore, une eau ruisselante 236.
Efforts inutiles, car les dieux en ont décidé autrement, et Pelée,
averti par Chirôn, se garde bien de lâcher prise. A chaque fois, au
contraire, ses mains se crispent davantage, la chaîne de ses bras
se resserre encore 237. C'en est fait, la déesse succombe, elle se
résigne à un amour mortel.
232. //., XVIII, 431-34-
233. Bien que la notion de Thétis-Néréide subsiste dans Y Iliade (XVIII, 86,
139, 432) à côté de Thétis-déesse, et qu'il y ait. de ce fait, une certaine dualité
(cf. p. 37, n. 231 ; Nilsson, Gesch. d. Griech. Relig., I, p. 223) il n'y est question
ni de la lutte avec Pelée ni de ses métamorphoses. La seule allusion qu'on ait
voulu voir à la lutte (XVII I, 430) est plus que douteuse. Thétis a été donnée à
Pelée par Zeus (XVI II, 431) ou les dieux (XVIII, 84) ou par Héra qui s'en flatte
(XXIV, 59 sq.). Cf. Nilsson, /. c. et p. 21-22. Selon M. Severyns, o. c, p. 90,
le trait des métamorphoses, éliminé par Homère, aurait figuré dans les Chants
Cypriens, mais l'opinion la plus courante est que cette tradition populaire était
étrangère à l'épcpée (v. Jebb-Pearson, Fragm. of Sopk., II, p. 256), et qu'elle
n'a été recueillie que par le lyrisme et la tragédie (v. in/.), Pausanïas l'indique
comme un des motifs du fameux coffret de Cypsélos (V, 18, 5). Pour le reste
de l'iconographie, v. Roscher, Lex. d. Myth., p. 795 sq. ; Frazer, Paus., III,
p. 614. Au sujet des différents textes, depuis Pindare (Ném., IV, 62 sq.) jusqu'à
Ovide (Met., XI, 235 sq.), v. Roscher, o. c, p. 786-87, et Frazer, Apollodore,
II, p. 67, n. 6. Signalons seulement que la lutte avec Thétis TcavTofXOpcpoç qui
devient Aéwv, Spàxcov, rrup, ûScop, est mentionnée dans deux fragments de
Sophocle (Nauck2, 561 et 154 = Jebb-Pearson, 618 et 150).
234. Nous appliquons à cette circonstance du guet ce que Pindare dit de
l'heure de l'union même, èv 8t,)(O^.7)Vi8Eacrt.v èoivépocic,, Isth., VIII, 44.
235. Hérodote, VI, 191. Liste des lieux de culte ap. Roscher, o. c, p. 792-93.
236. Pindare ne mentionne que « la flamme toute puissante, les griffes acérées
des lions farouches et la pointe de leurs dents redoutables » (Ném., IV, 62).
237. IIovTtav ©éxiv xocTÉ[xapc|jEV èyxvorjTt, Ném., III, 35-36, et sch. ad 1. :
xapTepY)<7aç TUEpiysyovs: ; cf. Soph., fr. 154 (Nauck2) = 150 (Jebb-Pearson).
LÉGENDES GRECQUES DE LA MER 39

Décrites notamment par Euripide, dans un chœur célèbre


d'Iphigénie à Aulis 238, les noces furent célébrées sur le Pélion avec
l'assistance des dieux 239 et l'offrande de magnifiques présents
nuptiaux. Ceux qui furent faits à Pelée, et qui étaient destinés à
passer plus tard à Achille, nous sont bien connus par Y Iliade :
c'était d'abord, don de Chirôn, une robuste lance de frêne 240, puis
une armure complète, celle-là même que devait perdre Patrocle
dans sa lutte malheureuse contre Hector 241, et, enfin, Xanthos et
Balios, l'isabelle et le pommelé, les deux chevaux immortels
doués de parole et de pensée 242. Ce fut Apollon en personne qui
joua de la lyre et il conduisait la troupe des Muses 243, qui chantèrent
la beauté du jeune couple et lui présagèrent une glorieuse
postérité 244.
Malgré tout ce faste et la vertu des époux, un mariage entre
mortel et Néréide recelait de'graves dangers d'incompatibilité 245, et
le folklore connaît bien cette notion du divorce fatal et rapide de
deux conjoints spécifiquement distincts. C'est le thème de la fille
de la mer ou de la sylphide qui retourne à son élément le jour où
un tabou n'est plus respecté par l'homme qui l'a conquise ou
lorsqu'elle est malmenée par lui, et qui, dans certains cas,
réapparaît de temps à autre pour prendre soin de l'enfant qu'elle lui a
laissé 246. Nous le trouvons dans une légende crétoise moderne où
il est justement question d'une Néréide et d'un jeune paysan
musicien de Sgouroképhali 247. Ou bien, il s'agit ailleurs de cygnes se
transformant en séduisantes jeunes filles qui sont contraintes au
mariage et qui, après diverses épreuves, recouvrent avec leur
238. Iph. Aul., 1036 sq. Ces noces étaient déjà mentionnées dans les Chants,
Cypriens (Kinkel, Ep. graec. fragtn., I, p. 22, fr. 2) ; cf. Pindare, Pyth., III,
93 sq. ; Nént., IV, 65 sq. ; V, 22 sq.
239. V. notamment le « Vase François », Roscher, Lex. Myth., s. v. Thétis,
%• 3-
240. Il, XVI, 140 sq. ; XIX, 387 sq.
241. //., XVII, 194 sq. ; XVIII, 82 sq.
242. //., XVI, 145 sq. ; XVII, 443 sq. ; XIX, 399 sq. ; XXIII, 276 sq. ; C. Apd.,
Bibl, III, 13, 5.
243. V. notamment Pindare, Ném., V, 22-25.
244. Nascetur vobis expers terroris Achilles (Catulle, Epith., où les Muses
sont remplacées par les Parques).
245. Il est possible, on l'a vu sup. p. 37, n. 23 1, que dans l'état initial de la légende,
où l'union ne présupposait aucune intervention divine, Pelée ait immédiatement
obtenu le prix de sa victoire (v. C. Robert, 0. c, p. 66 et 69). Nous accorderions
moins volontiers à cet auteur, en nous appuyant sur les données générales du
folklore, que Thétis, fuyant aussitôt son vainqueur, soit retournée tout de suite
à l'asile de la mer, quitte plus tard à venir mettre son enfant au monde dans une
solitude du Pélion.
246. Nilsson, Gesch. d. Griech. Rel., I, p. 21 et 223. Dans l'épopée où l'élément
folklorique est estompé par la Thétis déesse (v. sup., p. 38, n. 233) on la voit
pourtant souvent apparaître pour venir en aide à son fils (v. Nilsson, o. c, p. 22).
247. B. Schmidt, D. Volksleben d. Neugriechen, p. 115 sq. ; Lawson, Greek
Folklore, p. 137 sq. Ce conte présente des ressemblances frappantes avec la
légende de Thétis : métamorphoses, lutte, etc., à côté d'une transposition bien
curieuse au dénouement ; v. L. Séchan, o. c. (n. 229), p. 12-13.
40 LEGENDES GRECQUES DE LA MER

nature première le vol et la liberté 248 ; c'est encore l'histoire


d'Allweiss, épouse de Wieland le Forgeron, la toute blanche
Walkyrie, dont Wieland a dérobé le vêtement magique fait du
plumage de cet oiseau et qui s'enfuit un jour qu'elle a récupéré
ses ailes 249. On connaît aussi le thème appliqué parfois à une
sirène comme aux îles Shetland, ou à une otarie comme aux
Faroé 250, et qui, toute pauvre otarie qu'elle était, ne put longtemps
supporter un homme. C'était à contre-cœur, nous l'avons vu,
que Thétis était devenue l'épouse de Pelée, et il est certain que la
différence de nature et la nostalgie eussent pu suffire à expliquer
son abandon. Un fragment de Sophocle atteste qu'elle quitta
Pelée parce qu'elle fut « injuriée » par lui, XoiSopvjOsïcra251. Devons-
nous entendre 252 qu'à l'instar des filles-cygnes elle avait subi
quelque vexation du fait de sa nature marine ? Non, car elle n'en
est pas moins déesse et, s'il y a eu vraiment outrage ou invectives
de la part d'un héros aussi pieux que Pelée, on ne peut les rattacher
qu'à un acte de Thétis faisant sortir l'époux de son caractère, à
l'acte précisément que la tradition est unanime à nous représenter
comme cause de leur séparation.
Cet acte est une des imaginations les plus belles du génie grec,
car, s'il nous apparaît dans les documents littéraires sous des
formes assez différentes et avec des couleurs parfois très naïves,
il procède toujours d'un sentiment touchant qui donne à la fantaisie
un caractère de noblesse morale. Cette déesse, qui a dû se plier
à l'amour d'un mortel, garde pour son enfant qu'elle a de lui —
ou ses enfants, les deux versions existent 253 — le souci de
l'immortalité. C'est l'amour maternel pour le petit Achille qui est la cause
déterminante de la rupture avec Pelée, telle qu'elle est motivée
248. V. Mannhardt, Ant. Wald-und Feldkulte, II, p. 53 sq. ; Frazer, The
Marriage of Pelcus a. Thétis, Apollodore, II, p. 383 sq. (Append. X).
249. Weïller, Épopées et légendes d'Outre-Rhin, p. 25 sq.
250. Pour le détail, v. Fpazer, o. c. sup. n. 248.
2Ç1. 'AyiXTieoç èpaaral, Nauck2, fr. 155 = Jebb-Pearson, 151 (Sch. Ap.
Rh.". IV, 816).
252. Avec C. Robert, Griech. Heldens., p. 67.
253. La fable largement répandue de Thétis trempant Achille dans l'onde
infernale du Styx pour le rendre invulnérable est une création tardive de l'époque
hellénistique où le souvenir de l'invulnérabilité d'Ajax se mêle à une déformation
d'une légende beaucoup plus ancienne qui représentait la déesse plongeant son
nouveau-né dans une eau quelconque afin de savoir s'il s'accommodait de l'élément
maternel, ce qui eût prouvé sa nature divine (cf. C. Robert, o. c, p. 67-68).
C'est ce que racontait YAigimios d'HÉsiODE ou d'un poète de son école (Kinkel,
Ep. Gr.fragm., n° 2, cf. Pauly-Wissowa, R. E., I, 963). Thétis, qui dans cette
version avait eu plusieurs rejetons de Pelée, les avait tous fait périr ainsi. Par la
suite, cette notion d'une expérience simpliste s'efface devant l'idée d'une pratique
destinée à rendre les enfants immortels et, cette fois, il ne s'agit plus de l'eau
mais du feu ; chez Lycophron, qui garde encore le thème des nombreux enfants,
Thétis en a ainsi réduit six en cendres, et le septième, Achille, n'est sauvé que
par l'intervention de Pelée (Alex., 178 sq.). Les autres textes, et notamment
Apollonius de Rhodes"(v. p. 41) ne mentionnent que la tentative sur le seul
Achille (cf. Apollodore, III, xm, 6).
LÉGENDES GRECQUES DE LA MER 41

non seulement chez Apollodre 254 mais encore au chant IV


des Argonautiques d'Apollonios de Rhodes, et telle qu'elle
figurait sans doute bien avant ce poète dans l'épopée des Chants
Cypriens 255. Ce dont Thétis souffre, avant tout, c'est que son
entant, né d'un mortel, porte en lui des éléments périssables
qu'elle projette d'éliminer pour affermir et accroître les parcelles
divines qu'il tient d'elle, afin de la rendre invulnérable à la
décrépitude et à la mort :
La déesse [conte Apollonios], poussée du désir ce rendrescnftls
immortel et de soustraire son corps aux injures de la vieillesse,
détruisait, la nuit, les chairs sujettes à la mort en les consumant
peu à peu par le feu, et frottait pendant le jour son corps d'ambroisie.
Pelée, s'étant éveillé par hasard tout à coup, aperçut au milieu des
flammes son fils palpitant et ne put s'empêcher de pousser des cris
affreux. La mère, indignée, rejeta brusquement l'entantpar terre et,
semblable à un songe ou au souffle d'un vent léger, sortit pour
toujours du palais 266.
Nous avons ici, non pas le thème hellénistique de
l'invulnérabilité recherchée par l'immersion du petit Achille dans l'eau
du Styx 257, mais le thème autrement ancien de l'immortalité
conférée par le feu 258, trait qu'on relève également dans Y Hymne
homérique à Déméter, où cette déesse tente, de la même façon,
de rendre immortel le petit Démophon, le fils de Kéléos d'Eleusis,
et où, pareillement, l'opération magique avorte par suite d'une

254. Bibl., I, v, ï. Cf. Frazer, Apollodore, II, App. I : Pulting children on ihe
fire, p. 311 sq.
255. C. Robert, o. c, p. 67, n. 4, et 70, n. 1.
25O. Cf. Ap. Rh., A.rg., IV, 864 sq. Sui la colère de Pelée, en cette circonstance,
v. Arg., IV, 862 sq. Nilsson fait observer (o. c, p. 21-22) qu'il manque, dans
l'histoire de Thétis et Pelée, le tabou dont la violation entraîne parfois, en quelques
récits, la rupture entre des conjoints disparates (v. sup., p. 39). On peut être
tenté de le chercher dans un fragment du Troïlos de Sophocle (Nauck2, 561 =
Jebb-Pearson, 618) : ëyr^sv cbç ey/^sv à966yYOUÇ yà[jLouç — T75 tcocvto-
^6pço> ÔéxiSt, GUp.TcXax£Îç tcots. Entre autres explications proposées (v. C.
Robert, Griech. Heldens., p. 66, cf. sup,, p. 37, n. 230 ; Jebb-Pearson, Fragm. of
Soph., II, p. 256), on a rapproché le détail d'àcpôOYyouç yà^ouç du conte
moderne crétois (sup., p. 39) où la Néréide conquise n'a jamais adressé la parole
à son époux et ne sort de son silence, pour lui crier son indignation, qu'au moment
où elle le quitte en lui arrachant l'enfant, que son mari feint, j ustement pour la
faire parler, de vouloir jeter dans le feu (v. Fragm. of Soph., l. c. ; Frazer,
Apollodore, II, App. X, p. 384 ; L. Séchan, Roman de Th. et Pelée, p. 13 ; cf. Sevehyns,
o. c, p. 91). Dès lors, le charme qui liait les époux est rompu dit Pearson, qui
estime cette coïncidence remarquable. Mais, après avoir déclaré que cette
explication est la meilleure, il convient pourtant que, dans l'histoire de Thétis, les
rôles sont inverses puisque ce sont les cris de Pelée qui causent le départ de la
déesse, en sorte que, conclut-il, le tabou doit avoir été quelque peu différent.
Rappelons, enfin, que dans le folklore hellénique, lorsqu'un homme regarde
une Néréide, celle-ci lui « prend la parole ». Était-ce Pelée qui ne devait plus
parler mais qui le faisait sous le coup de l'indignation et de la colère ? Nous
n'oserions en décider.
257. V. sup. n. 353.
258. Cf. Frazer, sup., n. 254.
42 LÉGENDES GRECQUES DE LA MER

intervention intempestive qui brise le charme 259. C'est là ce dont


Thétis veut châtier Pelée en le quittant pour retourner dans les
grottes d'argent où l'évoque Homère 26°, auprès de son père
Nérée et de ses sœurs les Néréides. Quant à Pelée, privé
désormais de sa divine épouse, il confie le petit Achille aux soins
du Centaure Chirôn, qui va l'instruire à la rude école du Pélion,
et il restera seul dans son palais de Phthie, où l'attend une
« vieillesse infortunée », pour reprendre le mot d'Homère 261.
Sa maturité et ses dernières années devaient encore être
endeuillées d'abord par le trépas d'Achille sous les murs de
Troie et par la mort du fils de ce dernier, Néoptolème ou
Pyrrhos, traîtreusement assassiné par Oreste, à Delphes 262, ainsi
qu'il est représenté dans Y Andromaque d'Euripide. Si nous en
croyons le poète, c'est de la Néréide jadis enfuie que lui vint,
pourtant, avec le pardon, l'ultime consolation de sa vie. Au
dénouement de Y Andromaque, nous le voyons en effet qui se
désole auprès du corps de son petit-fils, qu'on vient de lui
rapporter :
Comment est-il parti, l'unique enfant de mon fils unique?... Las
sur moi !... Ma race n'est plus, il ne me reste plus d'enfants au foyer....
O bouche, joues, mains chéries!... Que n'as-tu, sous Ilion, succombé
sur les bords du Simoïs! Ami, tu as laissé la maison solitaire,
tu as abandonné sans enfant le vieil homme. ...Tout s'est envolé...
évanoui 263 !
A ce moment, dans une de ces interventions merveilleuses si
chères à Euripide, on voit apparaître soudain la déesse Thétis.
Émue d'un tel désespoir et d'une telle solitude, elle revient pour
consoler son époux de jadis, et elle ménage ainsi au drame où
s'accumulait tant de souffrance et d'ombre une lumineuse
perspective d'allégement et de paix. Elle va lui accorder, en effet,
cette immortalité qu'il l'a jadis empêchée de donner à leur fils,
et elle lui apporte ainsi la forme suprême du pardon :
Sache [dit-elle] la faveur que te vaudra ma couche : je te
délivrerai des misères humaines ; soustrait à la mort et à la corruption,
je ferai de toi un dieu. Et alors, habitant avec moi la demeure de
259. Hym. hom. Déméter, 231 sq. (Là, c'est la mère de l'enfant, Métanire, qui
intervient malencontreusement.) Isis, dans la fable égyptienne, procède do
même avec le fils de la reine de Byblos, qui l'avait reçue dans sa demeure (Plut.,
Isis et Osiris, 16). Jebb-Pearson (The fragm. 0/ Sophocles, I, p. 107) considèrent
l'histoire d'Achille comme un doublet de celle de Démophon et renvoient pour
l'explication de la légende par des rites initiatiques à W. R. Halliday, Cl. R.,
XXV, p. 8 sq. Pour l'immortalité par le feu, v. encore Ch. Picard, Les bûchers
sacrés d'Eleusis, Rev. hist. rel., 1933, I, p. 150 sq.
260. //., I, 357 sq. ; XVIII, 35-36 ; XXIV, 83 sq. Cf. C. Robert, o. c, p. 68.
261. //., XVIII, 434 sq.
262. Sur Néoptolème à Delphes, v. J. Depbadas, Les thèmes de la propagande
delphique (1954), p. 146-156.
263. Andr., 1077 sq. (trad. Louis Méridier).
LÉGENDES GRECQUES DE LA MER 43

Nérée, tu seras désormais, dieu toi-même, le compagnon d'une


déesse. Tu en sortiras sans mouiller tes pieds dans les flots, et notre
fils bien-aimé, Achille, tu le verras dans l'île où il a sa demeure,
sur la Côte-Blanche, à l'intérieur du Pont-Euxin 264. Va donc à
Delphes, la cité divine, et portes-y ce cadavre pour l'ensevelir en
terre. Puis, dans les creuses profondeurs de l'antique récif du Sépias,
va t'asseoir en attendant que, du sein de l'onde, je vienne avec le
chœur des cinquante Néréides qui sera ton escorte, car tu dois
accomplir ton destin 26).
A ce retour inespéré, à cette voix plus jamais entendue depuis les
amours anciennes, le vieux roi, malgré tout, tressaille d'allégresse :
O vénérable [s'écrie-t-il] ô noble compagne de ma couche, fille
de Nérée, salut!... Je mets fin à mon deuil sur ton ordre, déesse ;
et après avoir enseveli ce mort, j'irai aux replis du Pélion, là même
où j'ai saisi dans mes bras ton corps splendide, ourcep aov sTXov
yzpoï xàÀXiCTxov Sé^aç 266.
Rien n'est plus émouvant que cette imagination d'Euripide 267
d'une réconciliation finale, que ce clément souvenir de la déesse
à l'époux mortel qu'elle a dû quitter jadis, mais qu'elle va
diviniser maintenant, grandi qu'il est par le double diadème de
la vieillesse et de la douleur. On reste vraiment sous le charme
de ce retour annoncé des Néréides, de l'asile promis aux gouffres
azurés de la mer, aux « demeures éclatantes et incorruptibles »
et de cette perspective qui s'ouvre vers l'île bienheureuse où
Pelée pourra revoir le noble fils qu'il a perdu 268,

# ##

Naissance d'une déesse. — On oublierait une des plus fameuses


légendes marines si l'on ne disait quelques mots, en terminant, au
sujet de la déesse qui règne non seulement sur les flots d'où elle est
sortie 269 mais encore sur la nature entière, celle dont les poètes
grecs ont chanté, bien avant Lucrèce, l'omniprésence et le
pouvoir universel. Souvenons-nous des vers d'Euripide, dans son
Hippolyte :
Elle hante les hauteurs du ciel, elle est dans le flot des mers,
Cypris, et tout naît d'elle. C'est elle qui sème la vie et donne l'amour,
à qui tous nous devons la naissance sur terre 270.

264. Cf. sup., p. 11.


265. Andr., 1253 sq.
266. Id., 1273 sq.
267. Il semble, en effet, qu'il y ait là une invention personnelle du poète
(v. C. Robert, Gr. Heldens., p. 68, n. 1).
268. Cf. sup., p. 11 sq.
269. 'A7roc77ropoç GaXàcaTjÇ... xpaxéei tcovtoio (Musée, Hêro et L., 249).
Sur l'exacte modalité de cette origine, v. inf., p. 45, n. 276.
270. Hippol., 447 sq. (trad. L. Méridier).
44 LÉGENDES GRECQUES DE LA MER

Plus qu'Amphitrite, passablement reléguée au palais des


Abîmes, Aphrodite, par un côté de sa nature complexe, est une
divinité marine efficiente, et, dans le culte, elle apparaît souvent
unie à Poséidon, dont on la cite parfois comme l'amante 271. Elle a
fréquemment un cortège d'animaux marins ; le coquillage est un
de ses attributs, et nous la voyons mainte fois associée au
dauphin, à l'alcyon et au cygne, en tant que démons de la mer
tranquille et annonciateurs du beau temps. Sereine et douce,
yaXy]vai7], elle calme le vent et les vagues, son sourire brille
dans celui des ondes apaisées, et elle rassure et protège contre
les périls de la navigation en vraie Dame de la Garde ou du
Bon-Secours. Aussi était-elle vénérée sous les noms de ITovria,
de Nauapj^ç ou, encore, d'EurcXoia, comme à Cnide et au Pirée 272.
Comment s'étonner de ce caractère et de cette influence
puisqu'elle était, ainsi que disaient les Grecs, PAnadyomène,
celle qui était née en surgissant des flots ?
Certes, il est indiqué dans V Iliade qu'elle était la fille de Zeus
et de Diônè 273, mais la Théogonie d'Hésiode274 nous a conservé
la légende d'une Aphrodite plus ancienne 275 : bien avant que
Zeus existât, son futur père Cronos a précipité du pouvoir son
propre père, Ouranos ; pour cela, il l'avait traîtreusement mutilé
au moyen d'une grande serpe ; il avait ensuite jeté les débris
sanglants dans la mer, et voici maintenant ce que dit Hésiode,
poète généralement abrupt et grave, mais dont les vers, dès
qu'ils célèbrent Aphrodite, deviennent plus doux et gracieux :
ces débris, à peine Cronos les eut-il lancés

Gesch.
271. d.SurGriech.
Aphrodite
Relig.,
marine
I, p. v.491.
Dict. des Antiq., art. Vénus, p. 723-24; Nilsson,
272. Nilsson, l. c.
273. 11., V, 370 sq. : cf. XX, 107. V. Nilsson, /. c, et p. 569-70. C'est pourquoi
on l'appelle parfois AlcovaCy) ou même Diônè, comme sa mère.
274. Il y a bien une Diônè dans la Théogonie, 353, mais cette Océanine n'est
pas la mère d'Aphrodite.
275. On en juge par le caractère primitif et brutal de la légende de sa naissance
(v. Nilsson, o. c, p. 490-91 ; sur cette plus grande ancienneté, cf. L. Robin,
notice du Banquet, p. xliii et n. 1). Le thème de la mutilation d'Ouranos est
estimé asiatique (v. Forrer, Mil. Cnmont, 1936, p. 687 sq. ; F. Dornseiff,
Altoriental. in Hesiods Theog., L'antiquité dass., 1937, p. 248 sq.) et cette
première Aphrodite, cette Ourania, est très vraisemblablement orientale (HÉrod.,
I, 105, 131 ; v. J. Humbfrt, H. hom. Aphrod., notice, p. 142-44; Nilsson,
o. c, p. 489 sq., avec cependant, quelques réserves, p. 486, r\. 2). Comme le
fait observer J. Humdf.rt, /. c, : « la déesse, qui, dans le grand Hymne homérique
qui lui est consacré, voulait être l'épouse d'Anchise, est vraiment une Asiatique ».
On explique aussi par cette origine l'institution, contraire aux mœurs grecques,
des hiérodules de Corintho, les TToXuÇévoc!, veâvi^eç, chantées une fois par
Pindarf. (v. A. Puf.ch, Pind , IV, p. 188, n° 3). On sait d'ailleurs comment,
dans l'Iliade, la Diônaiè, encore, protège les Troyens et particulièrement Énée
sur le point d'être tué par Diomède (V, 297 sq.). — Ajoutons que le nom
d'Aphrodite est préhellénique, « inexplicable par l'indo-européen », et que « le
rapprochement avec àçpôç est une fantaisie grecque» (Benveniste, ap. Humbert,
o. c, p. 143) ; aopoç est une « étymologie populaire »> (Nilsson, o. c, p. 491).
LÉGENDES GRECQUES DE LA MÏR 45

... dans la mer au flux sans repos [qu'ils] furent emportés au


large, longtemps, et, tout autour, une blanche écume (en) sortait278....
De cette écume, une jeune fille se forma, qui toucha d'abord à
Cythère, la divine, d'où elle fut ensuite à Chypre 2" qu'entourent
les flots ; et c'est là que prit terre la belle et vénérable déesse qui
faisait autour d'elle, sous ses pieds légers, croître le gazon, et que
les dieux aussi bien que les hommes appellent Aphrodite, pour s'être
formée d'une écume, ou encore Cythérée, pour avoir abordé à
Cythère. Amour et beau Désir, sans tarder, lui firent cortège dès
qu'elle fut née et se fut mise en route vers les dieux. Et, du premier
jour, son privilège à elle, le lot qui est le sien, aussi bien parmi les
hommes que parmi les Immortels, ce sont les babils de fillettes,
les sourires, les piperies ; c'est le plaisir suave, la tendresse et la
douceur 278.
Dès l'antiquité, Phidias avait sculpté cette nativité marine sur
la base du Zeus d'Olympie 279 et, si cette œuvre de Phidias est
perdue, nous avons gardé un chef-d'œuvre anonyme de la
sculpture grecque qui représente l'Anadyomène. Elle orne le
dossier du fameux trône Ludovisi —- trône d'Aphrodite sans
doute — conservé à Rome au Musée des Thermes 280. Sur les
galets du rivage, deux figures féminines, Saisons ou Nymphes,
dont la tête est malheureusement mutilée, se penchent vers
Aphrodite émergeant de l'onde ; deux de leurs mains la
soutiennent sous ses bras, que la déesse lève afin de saisir leur
épaule et, des deux autres mains, elles tendent devant la déesse
le voile dont elles s'apprêtent à l'envelopper. Cette œuvre d'une
grâce encore sévère, et qui date de la plus belle époque de l'art
276. 'Aq>p6ç, au vers 191 d'HÉsioDE et, au v. 196-97, èv àcppco OpécpOr). Par
&<pç>6ç,, il faut entendre la semence du dieu ; v. P. Mazon, Th., p. 39, n. 1. Pour
l'étymol. fantaisiste du nom d'Aphrodite par àçpdç, v. sup. n. 275.
277. Le vers 199, retranché pour sa contradiction avec le vers 193, dit qu'elle
fut appelée KuTupoyevéa «pour être née à Chypre battue des flots». C'est Paphos,
à Chypre, qu'HoMÈRE donne comme patrie â la déesse (Od., VIII, 362 sq.) et
de là vient, aussi, son nom de K^TTpiç (v. Nilsson, o. c, p. 490, n. 1). Selon
Hérodote, le temple d'Aphrodite Ourania, dans la ville syrienne d'Ascalon, serait
le plus ancien de la déesse, et celui de Paphos (que Pausanias, I, 14, 7, dit antérieur)
en aurait tiré son origine. Quant à celui de Cythère, il aurait été fondé par les
Phéniciens venus eux-mêmes de Syrie (cf. Hérodote, I, 131).
278. HÉs., Th., 189 sq., trad. de Paul Mazon. Quant aux éclaboussures
sanglantes d'Ouranos mutilé, ce fut la Terre qui les reçut et, avec le cours des
années, elle en fit naître les Érinyes, les Géants et les Nymphes Méliennes
(Th., 133 sq.).
279. Paus., V, 11,8: La jeune déesse était accueillie par Eros ; Peithô la
couronnait et les dieux l'entouraient avec admiration. On peut se demander, d'ailleurs,
si c'était la nativité même ou l'arrivée de la nouvelle-née à Cythère ou à Chypre.
Il en est de même pour le célèbre tableau de Botticelli, à la galerie des Offices :
sa dénomination traditionnelle de « Naissance de Vénus » ne nous semble pas
tout à fait exacte. En revanche, dans la fameuse peinture d'APELLE, on voyait
la déesse sortant de l'eau à mi-corps et tordant sa chevelure, Pl., H. N., XXXV,
91 ; cf. Dtct. des Antiq. art. Vénus, fig. 7386.
280. Ant. Denkmâler, II, pl. 6 ; Rom. MitteiL, VII, 1892, pl. 2 ; cf. Dût. des
Antiq., a. c, fig. 7386.
46 LÉGENDES GRECQUES DE LA MER

grec, se complète, sur les accoudoirs du trône, par deux figures


qui se répondent : d'un côté, une matrone entièrement voilée,
sauf sur le visage, dépose un grain d'encens dans un brûle-
parfums et, d'autre part, une courtisane complètement nue joue
allègrement de la flûte. On peut voir dans cette double image un
symbole des deux principaux aspects de la déesse, l'amour
profane et l'amour sacré, ou, mieux encore, le symbole des deux
Aphrodite, celle que la mer fit naître du sang d'Ouranos et la
fille de Dioné. Dès le Ve siècle -81, en effet, on a dégagé de cette
double généalogie une antithèse morale 282 dont on trouvera, un
siècle plus tard, une expression célèbre dans le Banquet de
Platon 283, où l'on constate, d'ailleurs, un curieux chassé-croisé.
Dans ce passage, en effet, c'est la Dionaia, l'Aphrodite la plus
jeune, veooTÉpa, qui assumera le caractère de la Cythérée
Anadyomène, née des débris d'Ouranos chez Hésiode, celle
dont le lot est « le plaisir suave, la tendresse et la douceur » et
qui apparaîtra comme l'inspiratrice de l'amour le moins relevé,
en d'autres termes la ïloLV$y][ioç, ou Populaire 284. L'aînée, en
revanche, celle qui n'a point de mère, upecrëuTepa xoct, dcfx^Tcop,
répudiera sa nature première avec sa brutale origine et, si elle
est toujours l'Ourania 285, ce sera au sens éthéré de la Céleste,
l'Aphrodite d'un amour plus immatériel, sorte d'échelon vers
l'amour suprême 286 tel que Diotime l'a révélé à Socrate 287S
l'amour qui, de la beauté des corps, s'élève à celle des âmes,
puis p la Beauté en sp| et à tout ce qui participe de l'éternel,

"E<mv 6àXaffc;« — xlç Bê viv xataa6é<ret, ; « II y a la mer,


et qui l'épuisera ? » s'écrie la Clytemnestre d'Eschyle quand
Agamemnon hésite à fouler les tapis de pourpre déroulés sous

281. V. O. Gruppe, Gr. Myth., p. 1363.


282. Bien qu'il y ait eu des sanctuaires sous l'un et l'autre de ces vocables,
cette antithèse est plus philosophique que religieuse et ne correspond pas
nécessairement à des particularités cultuelles (v. Preller-Robert, Griech. Myth., I,
p. 355: cf. Nilsson, o. c, p. 490). Les deux déesses étaient, notamment, vénérées
à proximité l'une de l'autre, à Athènes et à Mégalopolis (v. Dict. des Antiq.
art. Vénus, p. 729 et 730).
283. Banq., 180 d sq. ; cf. Xénophon, Banq., VIII, 9. Plus tard, Cicéron,
Nat. deor., III, 59, distinguera même quatre Aphrodite.
284. Autrement dit la Vulgivaga (Nilsson, o. c, p. 490). 'O ''Epœç t?jç
XlavSyjfi.O'j 'AçpoSiTvjç ùtç, àX"/j0ûç TtàvoVjjxoç ko~i... xcà outoç écTTiv ôv oî
çauXoi tô>v àvGpoJTTcov èpwcriv (Plat., Banq., 181 a-h).
285. Ce nom, à vrai dire, n'est pas donné à Aphrodite par Hésiode, mais tout
le récit hésiodique de la naissance suppore cette appellation (v, O. Gruppk,
Griech. Myth., p. 1364 ; Nilsson, o. c, p. 490).
286. Cf. I,. Robin, Plat., Banquet, p. 54, n. 3.
^87. Plat., Pan</.. 2x0 n sri,
LÉGENDES GRECQUES DE LA MER 47

ses pas 288. Nul n'épuisera la mer ni la pourpre marine, mais il


serait difficile également, sinon impossible, d'épuiser le nombre
des légendes de la Grèce, d'en suivre les ramifications infinies,
d'en approfondir tout le sens, comme d'exprimer toutes les
nuances de leur beauté. Peut-être au moins les exemples qui
précèdent, bien que choisis en un seul domaine, suffiront-ils à
suggérer ce qu'elles recèlent de romanesque, de poésie et de
pensée. L'ensemble de l'art grec, on le sait, est d'inspiration
foncièrement mythique et, aussi bien sous la forme des grands
mythes visant à interpréter l'univers matériel et moral que sous
les espèces plus limitées des légendes particulières, ces créations
prennent souvent une rare valeur de symboles par où elles
demeurent, non moins que par le charme de leur expression, un
trésor incomparable de l'humanité. Les Hellènes ne se sont pas
uniquement distingués dans la spéculation philosophique ou les
œuvres littéraires ; ils ne se sont pas bornés à fonder la géométrie
et les sciences, à grouper des lignes architecturales harmonieuses,
à faire briller des reliefs et des statues qui semblent touchés d'un
rayon divin ; le mythe grec est aussi, par lui-même, un apport
fondamental à la sensibilité et à la pensée humaines 289. Certes,
il existe une flore universelle de l'esprit et du cœur, — l'étude
des traditions populaires fait ressortir que tels des thèmes les
plus émouvants ne sont point spéciaux à la Grèce 29° et, qu'en
dehors de toute possibilité d'influence ils se sont fait jour, à
diverses époques, sous d'autres cieux. Mais, grâce aux dons
éminents de ses poètes et de ses artistes, la Grèce les a rendus
sous une forme inégalée et dans une variété incomparable,
puisque, à côté des dieux et du monde, des héros et de l'homme,
sa mythologie s'attache à tous les éléments de la nature, à l'arbre
comme au rocher, à la source comme à l'astre, à l'oiseau ou à
la fleur. De la sorte, elle a enrichi l'homme en enrichissant la
sphère de sa vie, et, pour en revenir à notre objet, la mer elle-
même ne nous paraît-elle pas plus grande et plus belle d'avoir
ainsi nourri la pensée et l'imagination des Grecs ?
Louis Séchan.

2S8. Eschl., Aganu, 958.


289. Cf. P. Grimal, Myth. grecque, p. 10.
290. Pour un exemple, caractéristique entre tous, celui de la légende d'Alceste,
v. la belle étude d'Albin Lesky, Alkestis, der Mythus u. dus Drama, Vienne, 1926.

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