5 - Hubert 2002 DevDurable
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Bernard Hubert*
Derrière la question du développement durable, n'y a-t-il pas une opportunité de raisonner autrement
notre point de vue sur le monde et la manière de construire les compromis au sein de la société, en
particulier vis-à-vis de l'agriculture ? Ne vaudrait-il d'ailleurs pas plutôt parler des agricultures, car ne
sont-elles pas diverses quand on les regarde au travers du crible des concepts du développement
durable ? C'est pourquoi j'ai fait glisser le « s » dans le –titre. Je ne sais pas s'il y a une agriculture
durable, mais je me propose d'examiner comment aborder l'agriculture ou les types d'agriculture par
rapport aux enjeux posés par la notion de développement durable.
* Bernard Hubert, actuellement directeur scientifique Société, Économie et Décision de l’INRA, était, en 2002, à la tête du
département Systèmes agraires et Développement (SAD) de l’INRA.
42 Johannesbourg
La dimension normative
Au niveau mondial, on s'est longtemps contenté d'évaluations en termes monétaires, comme, par
exemple, le PNB ou les tentatives d'évaluations monétaires des services rendus par l'environnement.
Des alternatives consistent à s'intéresser à d'autres éléments de mesure comme le « Human
Appropriation of Net Primary Production » (HANP) qui est un indicateur de ce qu'on appelle
Dossier de l’environnement de l’INRA n°27 43
En recherchant, dans la littérature disponible, les définitions de la durabilité en matière d'enjeux sur les
ressources naturelles et les productions agricoles, j'ai identifié deux grandes façons de voir les choses ;
l'une privilégie la disponibilité des ressources comme telles et l'autre va privilégier le fonctionnement
des systèmes biologiques et des systèmes sociaux. Une partie des discussions actuelles renvoie à ces
deux perceptions et les questions qu'on se pose aujourd'hui sur le devenir de l'agriculture et sur la
manière d'intervenir, rentrent bien dans ce débat.
Un des premiers auteurs qui s'est interrogé sur la durabilité dans le domaine agricole est Gordon
Douglas, en 1984. Il identifie trois manières de traiter cette durabilité :
- l'entrée par la productivité (productivity) - comment les processus de production peuvent être
durables ? Il s'agit de rendre durable la productivité et donc les ressources sur lesquelles celle-ci
repose ;
- la prise en compte du processus biologique et écologique (stewardship) - la production met aussi en
jeu des objets de nature qui ont leur vie propre, leurs interactions, leurs cycles, leurs incertitudes... Il
s'agit de préserver les processus biologiques sur lesquels reposent ces objets ;
- l'entrée communautaire (community) - la vie sociale, l'intensité des systèmes d'interaction, l'accès aux
technologies et leur maîtrise. Il s'agit de privilégier la vitalité, l'organisation sociale et la culture des
sociétés rurales.
Dans la démarche de Douglas, le développement durable doit prendre ces trois aspects en compte,
mais ce n'est pas simple, car chacun de ces points de vue se réfère à une posture idéologique
différente.
De son côté, la Banque mondiale (Munasinghe et Shearer, 1995) distingue également trois points de
vue mais sur une base différente :
- input-output qui repose sur l'état d'équilibre des systèmes concernés ;
44 Johannesbourg
- capital ou stock qui vise le maintien en l'état actuel des stocks de ressources ;
- potential throughput qui s'intéresse à définir un usage ménageant la capacité de renouvellement des
ressources.
Ces deux formes de catégorisation ne sont pas superposables, mais elles distinguent grossièrement,
d'une part, les approches qui privilégient la disponibilité et la préservation des ressources et, d'autre
part, celles qui mettent en avant la qualité du fonctionnement des systèmes biologiques et/ou sociaux.
Mais, se dire que ce sont des conflits de nature idéologique est insuffisant ; des controverses peuvent
de nouveau émerger en matière d'investissements technologiques, de négociations internationales, de
définition des outils politiques et économiques de gestion, comme les réglementations, quotas,
licences, taxes, etc.
Paul B. Thompson (1997) reformule alors cette distinction entre resource sufficiency et functional
integrity. L'approche resource sufficiency, privilégiant un point de vue sur les ressources, distingue
ainsi des ressources abondantes, des ressources renouvelables et des ressources critiques (celles qui
posent vraiment problème) ; elle repose, d'une part, sur la substituabilité entre ressources par rapport à
la consommation et, d'autre part, sur l'efficacité de leur rendement d'utilisation compte tenu du progrès
technologique. La seconde, functional integrity, privilégie plutôt une approche systémique incluant les
activités humaines ou, au moins, leur impact sur les systèmes biogéochimiques. Thomson distingue
ainsi des approches qui portent beaucoup plus sur la vision de l'utilisation des ressources dans un
système fonctionnel incluant des activités humaines, c'est-à-dire les formes d'organisation sociale à
l'origine des modes de gestion des ressources. Ce qui est pérenne, selon lui, c'est le fonctionnement du
système à partir de ces ressources, et pas forcément la ressource comme telle. Il faut travailler en
identifiant, dans ces systèmes fonctionnels, les points critiques sur lesquels repose leur pérennité, et en
les renforçant ou en les améliorant. Le débat porte alors sur la question de savoir s'il faut maintenir le
système en état ou s'il est lui-même susceptible de se transformer.
Comment effectivement, les systèmes de production agricole peuvent-ils continuer à fonctionner dans
un autre cadre institutionnel ou politique, avec d'autre types de valeurs-objectifs ? La durabilité, c'est
être capable de gérer le changement de contrat et la mutation de ce qu'on attend de l'agriculture
française.
Une telle approche de la durabilité privilégie ainsi la modélisation systémique au sens que lui donne
J.L. Le Moigne (1984), en obligeant l'observateur d'un système à rendre compte d'une manière
dynamique non seulement du fonctionnement du système, mais aussi de ses transformations et de ses
relations avec son environnement. La durabilité d'un tel système ne peut plus alors reposer sur une
quelconque évaluation de ses performances dans un contexte donné, mais sur son aptitude à se situer
dans les changements de son environnement ; cette approche concilie ainsi survie et durabilité. On
retrouve bien ici le regard en termes de functional integrity qui va privilégier le devenir du système et
ne pas se contenter de l'état actuel des ressources qu'il mobilise. Une telle approche répond mieux, de
mon point de vue, aux questions qu'on peut être amené à se poser dans une situation de développement
localisé, car elle met d'emblée en perspective l'aptitude des fonctionnements actuels à évoluer pour
maintenir ou modifier le système ; elle oblige à regarder en avant. En revanche, elle est relativement
exigeante, en ce qu'elle nécessite avant tout d'identifier les objets pertinents pour une telle évaluation,
et ces objets pertinents ne sont que très rarement les objets habituels des approches agronomiques. On
est en effet conduit à privilégier les objets directement gérés par les agriculteurs car ce sont ces objets
qui sont au cœur de l'action. Ces objets sont ceux qui émergent de l'observation, de l'analyse et de la
modélisation des pratiques des agriculteurs ou des autres acteurs de l'espace rural, ainsi que nous
l'avons déjà développé par ailleurs (Landais et Deffontaines, 1988 ; Hubert et Bonnemaire, 2000).
Dossier de l’environnement de l’INRA n°27 45
Holisme
Holocentrique
y communautés Écocentrique
y interactivité y « stewardship »
y diversité de points de vue sur y réification de l’écosystème
le monde y dynamique / équilibre…
y dispositifs de médiation y cohérence
Constructivisme Positivisme
Technocentrique
Égocentrique y productivité
y normalisation
y prescription
Réductionnisme
Figure 1. Les quatre points de vue sur la gestion des ressources naturelles renouvelables
Selon R. Bawden (1997).
La durabilité des systèmes de production repose sur de multiples facteurs qui touchent la conception
même de ces systèmes, leur configuration autant que leur pilotage, la diversification des produits, les
accords avec les autres opérateurs, la sécurisation des conditions de production, etc. Ce ne sont pas là
autant de couches qu'il faudrait superposer les unes aux autres pour enfin atteindre une compréhension
exhaustive du fonctionnement des systèmes, car nous n'aurons jamais cette vision totale. Mais nous
devons apprendre à regarder ces fonctionnements autrement, en associant des points de vue différents
et complémentaires, ainsi que nous le recommande Richard Bawden (1997).
Bawden encourage en effet à dépasser une vision strictement technologique très anthropocentrée,
habituelle en agronomie, en évitant de s'enfermer dans une analyse qui ne serait qu'écocentrée, ne
privilégiant qu'une stricte approche naturaliste, afin de replacer dans leur contexte sociétal les valeurs
qui accordent leur solidité aux faits.
46 Johannesbourg
Holisme
Action collective Forum
Long
y organisations distribuées terme y organisations délibératives
y conception y réseaux socio-techniques
y processus d’apprentissage y ouverture aux extérieurs
y connaissances émergeantes RÉFLEXIVITÉ
Constructivisme Positivisme
Court
terme
Top-down
y organisations hiérarchisées
y connaissances normalisées
y domaine réservé
Réductionnisme y changements de premier ordre
Figure 2. Formes et modalités d’action selon trois des quatre points de vue identifiés par R. Bawden
(cf fig.1)
Pour cet auteur, il s'agit de clarifier les oppositions évoquées ci-dessus afin d'éviter les confusions
paralysantes. Il est, en effet, important, dans un premier temps, de bien comprendre que, derrière les
notions de développement durable ou de gestion durable des ressources, les objets, selon les points de
vue mobilisés, peuvent ne pas du tout être les mêmes, bien que parfois dénommés de la même façon ;
on peut alors n'y rien comprendre et ne pas pouvoir passer à l'action. Si on prend l'eau comme
ressource-stock ou si on la prend comme élément fonctionnel d'un système, on peut ne pas s'entendre
et ne pas savoir comment intervenir. Comment alors changer de point de vue ou créer des termes de
passage entre points de vue ?
Je propose un exercice pour se retrouver dans cette diversité des perceptions de ce qui paraît important
et des façons dont les acteurs vont se situer pour agir. On agit selon ce qu'on a compris du monde et
selon les concepts qu'on a pour le représenter et, donc, pour produire de la connaissance et agir sur ce
monde. Il est donc utile de savoir comment nous-mêmes, chercheurs, situons nos modes d'action, le
type de connaissances que nous produisons, le mode d'intervention que nous mettons en oeuvre, le
Dossier de l’environnement de l’INRA n°27 47
type de partenariat que nous engageons. Nous verrons que cette diversité de visions du monde et la
manière de les articuler questionne aussi les agriculteurs aujourd'hui.
Je vais utiliser pour cela une grille qui a été proposée par Richard Bawden, anglais de Cornouailles,
qui enseigne à la faculté d'Agronomie de Hawkesbury, en Australie. Cette grille est constituée de
quatre cadrans délimités par deux axes orthogonaux : un axe vertical qui oppose les visions
réductionnistes du monde, vers le bas, et les visions holistes vers le haut, et un axe horizontal, qui
distingue une vision objectiviste (ou positiviste), à droite, à une vision constructiviste, à gauche.
Apparaissent ainsi quatre cadrans, dont l'un, en bas à gauche, n'est pas pertinent en termes de
développement durable. R. Bawden désigne un cadran technocentrique (en bas à droite), un cadran
écocentrique (en haut à droite), et un cadran holonocentrique (en haut à gauche) (fig. 1).
Le cadran technocentrique
Centré sur la technique comme voie de mise en valeur de la nature, il est caractérisé par la notion de
productivité. C'est le paradigme qui a dominé la pensée agronomique depuis sa création ou, du moins,
une partie dominante de cette pensée. C'est celui de la normalisation au sens de la production de
standards et de références, ainsi que de la prescription comme mode de transmission des savoirs. C'est
sur cette pensée qu'a été construit l'essor de l'agriculture française pendant 40 ans. Elle est fondée sur
l'objectivité ; la réalité, c'est la vérité. Elle repose sur des connaissances « objectives ».
Le cadran écocentrique
Autrement dit, c'est celui d'une perception qui est davantage celle de l'écologie, au sens scientifique du
terme ; la nature n'y est pas qu'au service de l'homme. On n'y recherche pas directement la
productivité, mais plutôt comment on gère les fonctionnements naturels, comment on préserve
l'intégrité des processus biologiques et des cycles géochimiques sur lesquels reposent ses
fonctionnements. La notion d'écosystème est ainsi un concept théorique produit par les écologues pour
se représenter le monde et son fonctionnement, ses cycles, ses équilibres et ses dynamiques ; mais
l'écosystème n'a pas de dimension spatiale. On peut très vite alors être tenté de réifier les écosystèmes
et se dire, par exemple, qu'une mare - ce qui est facile, car bien délimité - ou une prairie - ce qui est
plus difficile, car en continuité avec des chemins, des bordures, des haies - sont des écosystèmes.
Certes, on peut rendre compte du fonctionnement d'une mare par un modèle écosystémique, mais une
mare n'est pas un écosystème en soi. On va trouver aussi des concepts de dynamique (de population,
par exemple), d'équilibre. Ce n'est plus l'objectivité des choses - comme dans le cadran précédent - qui
va compter mais leur cohérence, c'est-à-dire la pertinence des interactions identifiées qui en lient les
éléments. L'apport de la science écologique consiste ainsi à étudier ces interactions et les
fonctionnements qui en dépendent ; elle analyse les cycles, leurs dynamiques, leurs rythmes, leurs
entrées et leurs sorties. C'est bien une question de cohérence, de bilan et non plus d'une objectivation
absolue des choses du monde. Il n'y a plus de vérité en soi, mais des connaissances plus ou moins
abouties, et donc des incertitudes, sur la complexité du monde…
Le cadran holonocentrique
Il est celui des approches privilégiant les communautés : on va rechercher alors autant ce qui intéresse
les gens, ce qui les relie au monde tel qu'ils se le représentent et, donc, le connaissent. Interviennent
alors essentiellement les interactions entre les individus et entre les groupes sociaux, leur contenu, leur
puissance, leur force et leur nombre. Les diversités des points de vue sur le monde deviennent
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incontournables, puisqu'on en privilégie un là, ou un autre ailleurs ; certains même ne voient pas la
nature comme aussi distincte des humains que ne l'a établi la pensée occidentale. Il s'agit alors de
reconnaître ces différences et le fait qu'on a besoin de connaissances et de concepts dans ces différents
systèmes de pensée (ce qui inclue les autres cadrans) pour agir sur le monde ; c'est le rôle des
dispositifs de médiation et des formes de représentation de ces différents systèmes de pensée, que de
permettre de tels compromis. On est bien là également dans un monde de la cohérence, pas forcément
dans un monde de l'objectivité, à partir du moment où on reconnaît qu'il y a une diversité de points de
vue, qu'ils ont chacun leur pertinence en regard de qui les porte et les exprime. Il y a alors plusieurs
vérités…
En circulant dans cette grille du bas à droite vers le haut à gauche, on gagne en réflexivité et en
appréciation de la durée des processus temporels en cause. La réflexivité s'accompagne ainsi d'une
plus grande prise en compte du long terme.
En termes de procédure d'action (fig. 2), quand on agit dans le cadran technocentrique exclusivement,
on est dans des procédures qui reposent sur des formes d'organisation hiérarchique (1)1, sur de la
connaissance normalisée, ce qu'on a appelé des références, produite par la recherche publique et des
instituts techniques spécialisés. De plus, l'ensemble a été constitué comme un domaine protégé,
différencié des autres ; on a ainsi fait fonctionner le domaine agricole et agro-alimentaire comme un
isolat dans la société française, avec des output spécifiques, les biens nourriciers livrés au reste de la
société, dont les autres préoccupations étaient gérées autrement, par d'autres procédures au sein
d'autres domaines également spécialisés. C'était un monde réservé, avec ses professionnels, son
encadrement technique, son système de formation, ses corps de l'État, son ministère, etc. Quand on
travaille dans un tel cadre, les formes de réaction aux incertitudes ou aux transformations de
l'environnement relèvent de ce qu'on peut appeler des « changements de premier ordre » ; la solution à
un problème y revient, en gros, à revoir les routines appliquées, à changer les règles ou à réajuster les
fameuses références.
Dans le cadran écocentrique, les procédures passent par des formes non-hiérarchisées d'organisations
de type délibératif, comme des forums, ouvertes à des débats (2). Ces organisations délibératives
reposent sur ce qu'on appelle des réseaux socio-techniques, au sein desquels des acteurs divers se
retrouvent et débattent entre eux de leurs systèmes de valeurs, des normes, des objets, autour des
systèmes écologiques et des processus mis en discussion. Ces forums sont ouvert à des étrangers au
domaine concerné et au système débattu. Les divers énoncés des uns et des autres sont ainsi l'objet de
traductions au sein du collectif, permettant leur partage et leur socialisation. Les adaptations, les
transformations ou les solutions des problèmes relèvent alors de « changements de deuxième ordre » ;
on ne va pas uniquement déboucher sur des changements de standards ou de règles mais on va,
éventuellement, remettre en cause les principes et les normes qui sont à l'origine de ces règles ; la
solution au problème est peut-être de poser le problème différemment.
Dans le troisième cadran, on est dans l'« action collective », plus organisée que le forum. On passe à
des formes d'organisation centrées sur les acteurs sociaux, on n'est plus dans l'écocentricité de la
nature. Ce sont alors plutôt des organisations de type distribué, où les formes de connaissances, les
concepts, les activités de différents participants sont dûment identifiés. Il y a ainsi une forte orientation
sur les enjeux de conception, c'est-à-dire de construction des cadres de raisonnement qui sous-tendent
la compréhension du monde, les processus d'apprentissage, la production de connaissances nouvelles
émergentes, issues des interactions entre les participants. Quand des problèmes sont traitées dans ce
type de dispositif avec de tels principes et procédures, on n'en est plus à changer les routines et les
règles, ni à remettre en cause les raisonnements qui sont à l'origine de ces routines, mais on en est
1
Les numéros entre parenthèses renvoient aux notes regroupées en fin d’article.
Dossier de l’environnement de l’INRA n°27 49
souvent à remettre en cause les valeurs qui sont à l'origine de ces raisonnements et des principes qui
les sous-tendent. On change alors le système de valeurs.
Nous engager dans une perspective de développement durable, ce n'est pas exclusivement adhérer à ce
dernier point de vue (d'autant que lui-même reconnaît les autres), mais c'est au moins de clarifier et de
reconnaître ces différences de points de vue et, donc, de formes de connaissances et de types d'enjeux
qui leur sont liés. Il s'agit de les clarifier afin de les mobiliser de manière complémentaire et de savoir
où chacun se place, pour aller vers une vision du court terme au long terme et augmenter ainsi notre
réflexivité sur ce qui est mis en œuvre, voire mis en question.
Le modèle de laboratoire
C'est le modèle le plus classique des recherches conduites en agronomie, en physique, en biologie... Il
repose sur la considération que le monde est vaste et complexe et qu'il faut en clore une partie afin de
pouvoir l'étudier ; le chercheur va donc en extraire un morceau et le séparer du reste du monde. C'est
la culture de l'expérimentation. On reconstruit ainsi une situation expérimentale sur laquelle il est
possible d'agir puisqu'on procède alors à une « manipulation » ; on agit sur des facteurs dits « de
contrôle » afin de mettre en évidence les conséquences de l'action de ces facteurs sur le processus
étudié. On a défini préalablement une hypothèse sur le rôle de ces facteurs de contrôle, un protocole
pour éprouver ces hypothèses ainsi que les critères de performance de l'expérimentation qui permettent
d'en évaluer les résultats. Un protocole est ainsi conçu afin de manipuler tel ou tel facteur et de
mesurer son effet à la sortie, de façon à confirmer ou invalider les hypothèses qu'on s'était donné sur le
rôle de ce facteur. Dans cette posture, les connaissances sont produites par des chercheurs, c'est-à-dire
les professionnels de la production de connaissance scientifique, ceux qui maîtrisent l'expérimentation.
Les résultats sont publiés et diffusés afin qu'ils puissent servir à leurs utilisateurs potentiels.
Le modèle de terrain
Il est venu de l'écologie et des sciences sociales. Il reconnaît que le monde ne peut pas être clos, qu'il
est complexe et qu'il repose sur un grand nombre d'interactions. Le chercheur va aller l'étudier tel qu'il
est, dans la nature ou dans la société, en utilisant des objets, ou artefacts, pour en rendre compte. C'est
le cas, par exemple, de l'écosystème, conçu pour étudier les interactions et les flux dans les systèmes
naturels ; je pense également qu'une partie des modèles économiques sont ainsi faits pour représenter
d'une manière abstraite - non pas physiquement (3) - le fonctionnement du monde. Ainsi, on ne touche
pas le monde réel, mais on se construit un modèle à partir du point de vue sur le monde dont on veut
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rendre compte. On procède alors à des observations et non pas à des expérimentations. Les critères de
performances ont été identifiés ex ante et ils ont été pris en compte dans la conception des protocoles
d'observation et des modèles utilisés pour représenter les processus étudiés et interpréter les résultats.
Les connaissances produites sont publiées et diffusées afin d'être appliquées en dehors du monde de la
recherche.
Le modèle de la recherche-intervention
Ce n'est pas là qu'un problème de chercheur ; cette différenciation entre postures et points de vue sur le
monde se retrouve parmi les agriculteurs. Un article de S. Fréret et J.M. Douguet, paru dans le n°9 de
la revue Natures, Sciences, Sociétés du premier trimestre 2001, compare les enjeux de l'agriculture
raisonnée et de l'agriculture durable. Les auteurs se réfèrent à un travail précédent, qui s'intitule Les
Sept Familles agricoles, dans lequel ils ont identifié 7 types d'énonciation de projets d'agriculture, à
partir des principaux textes et discours relatifs à chacun d'eux : l'agriculture biologique, la production
fermière, l'agriculture paysanne, l'agriculture durable, l'agriculture raisonnée, l'agriculture de précision
et la production intégrée. Ils ont essayé, à partir des documents disponibles et des pratiques
recommandées, d'identifier la définition de chacun de ces projets par ceux qui les portent : quels sont
les objectifs affichés, les méthodes d'évaluation (on est bien toujours dans les enjeux du politique, des
valeurs-objectif, du normatif, de l'analytique), quelles sont les pratiques, les appuis scientifiques, les
principaux acteurs et les approches recommandées.
Ces différenciations et cette transformation des façons de voir le monde ne sont donc pas qu'une
question intellectuelle de chercheur ou d'enseignant, c'est quelque chose qui touche directement le
monde professionnel agricole. On peut, sur le schéma à quatre cadrans, compte tenu des critères
proposés, des principes relatifs aux formes d'organisation des acteurs et des actions (depuis des
institutions hiérarchisées à des forums et à des organisations distribuées), représenter ces différentes
visions du monde des acteurs de l'agriculture aujourd'hui, ne serait-ce que pour voir ce qui est
compatible ou pas. Il y a effectivement des visions du monde complètement différentes, ce qui peut
expliquer certains conflits et certaines oppositions… qui ne relèvent pas uniquement de positions
politiciennes.
Ces quatre cadrans peuvent être utilisés comme un jeu de fenêtres pour regarder le monde ; si on les
utilise pour placer les points de vue affichés par les différents groupes d'agriculteurs les uns par
rapport aux autres, on peut voir en quoi ils sont complémentaires ou contradictoires. Mais en comparer
les différences au premier degré, sans se donner la peine de reconnaître les valeurs-objectifs ou sous-
jacentes, c'est ne pas comprendre que certaines de ces différences sont profondes et c'est comparer des
termes qui ne sont pas du tout comparables l'un par rapport à l'autre, car ce ne sont, bien souvent, que
la déclinaison opérationnelle de systèmes de pensée différents. Or je pense que ce qui se passe
actuellement au sein de la profession agricole est significatif de mutations profondes et qu'il ne s'agit
pas seulement d'aménagements marginaux.
Pour conclure, je voudrais rappeler le slogan « Réfléchir globalement et agir localement » qui
correspond à l'un des grands enjeux du début du mouvement écologique et de la mondialisation. La
question du développement durable, si on décide de la prendre au sérieux, ouvre une nouvelle
dimension, celle d'être capable de penser à demain - et au-delà - en agissant maintenant. Je dirai
volontiers « Penser en avance, agir à présent ». Il s'agit bien d'agir ici et maintenant, l'action n'est pas
dans le futur, mais on doit être capable de concevoir l'action d'aujourd'hui en fonction du futur qu'on
veut construire. Cela oblige à faire attention à la diversité des systèmes en acceptant celle-ci comme
une richesse, à reconnaître la complexité des problèmes à résoudre sans chercher à la réduire, à
admettre qu'il y a des dynamiques et que les choses se transforment en permanence comme le monde
dans lequel nous vivons et, enfin, que cela repose, pour une bonne part, sur l'interactivité des êtres
humains et des groupes sociaux entre eux et avec le monde dans et sur lequel ils agissent
52 Johannesbourg
Notes
(1) Je pense qu'une bonne partie de ce qui a constitué l'accompagnement (3) Alors que, quand on fait une expérimentation, on découpe une partie
du système agricole français a fonctionné comme cela pendant des du monde qu'on apporte ou reconstitue au laboratoire ou sur des
années ; un ministère spécialisé, des organisations professionnelles, un parcelles expérimentales.
dispositif de formation, un établissement de recherche et des instituts (4) Voir à ce propos la démarche de TRAME, Tête de réseau pour
techniques, un système d'accompagnement et d'appui technique, etc. ; l'appui méthodologique aux entreprises en milieu agricole ;
d'ailleurs, ce modèle, assez spécifique à notre pays, ne s'est pas www.trame.org/
seulement appliqué en agriculture.
(2) Une caricature illustrative de ce monde est le parti des Verts
français ; ils délibèrent…
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Agriculture biologique «Concept global qui s'appuie sur le choix de valeurs •Respect des écosystèmes naturels •Cahiers des charges par •Concerne toutes les productions •Fédération nationale des ÉTHIQUE
comme le respect de la terre et des cycles •Respect de la santé humaine et production •Produits chimiques de synthèse agriculteurs biologiques ENVIRONNEMENTALE
biologiques, la santé, le respect de l'environnement. animale •Contrôles indépendants interdits (FNAB)
le bien-être animal, la vie sociale… C’est un mode •Nature & Progrès
production agricole fondé sur un ensemble de •Recherche d’un développement •Certification •Rotations culturales longues
techniques complexes excluant l’utilisation de économique cohérent •Attribution de la marque AB •Gestion de la matière organique •Ecocert
produits chimiques de synthèse. » (FNAB) •Coopératives biologiques
(BIOCOP)
•Fédération internationale
des organisations
d'agriculture biologique
(IFOAM)
Production fermière « Agriculture dont la spécificité réside dans le fait que •Créer de la valeur ajoutée par la •Charte nationale des •Concerne toutes les productions •Fédération nationale des TERRITORIALE
les personnes impliquées remplissent plusieurs transformation et la vente producteurs fermiers •Matières premières issues producteurs fermiers MULTIFONCTIONNELLE
fonctions : celle de produire, transformer et vendre •S'engager dans une démarche de •Cahiers des charges par exclusivement de la ferme (FNAPT)
leurs produits auprès des consommateurs. Les qualité des produits produit et par terroir (à venir) •Fédération nationale des
producteurs fermiers sont impliqués dans l'évolution •Maîtrise et responsabilité du
•Favoriser un échange entre produit centres d'initiatives pour
de la société : réponse aux attentes des valoriser l'agriculture et le
consommateurs, création d'activité et d'emplois, producteur et consommateur •Transparence / consommateur milieu rural (FNCIVAM)
revitalisation des territoires et développement d’un •Participer au développement •Accueil du public •Confédération paysanne
espace rural vivant. Ils participent ainsi au maintien harmonieux du territoire
•Entretien de l'espace rural
du lien ville /campagne. » (FNAPF)
Agriculture paysanne « L'agriculture paysanne doit permettre à un •Respect des sociétés paysannes et •Charte de l'agriculture •Concerne toutes les productions •Fédération associative pour SOCIALE
maximum de paysans répartis sur tout le territoire de de l’emploi agricole rural réparti sur paysanne •Autonomie en protéines le développement de SYNDICALE
vivre décemment de leur métier en produisant sur tout le territoire, sur des exploitations •Indicateurs socio-économiques l'emploi agricole et rural
une exploitation à taille humaine une alimentation à taille humaine •Réduction d'intrants (FADEAR)
saine et de qualité, sans remettre en cause les •Diagnostics •Rotations culturales longues
agri-environnementaux •Confédération paysanne
ressources naturelles de demain. Elle doit participer •Gestion des pâturages
avec les citoyens à rendre le milieu rural vivant dans •Coordination paysanne
•Produits fermiers européenne
un cadre de vie apprécié par tous. » (FADEAR)
•Entretien de l'espace rural •Via Campesina
(mouvement paysan
international)
Agriculture durable « L’agriculture durable invite à promouvoir et à •Promouvoir des systèmes de •Cahiers des charges par •Concerne les exploitations de •Réseau agriculture durable SOCIÉTALE
pratiquer une agriculture économiquement viable, production autonomes et économes production polyculture-élevage et d’élevage (RAD) INSTITUTIONNELLE
saine pour l’environnement et socialement équitable. •Rendre les exploitations viables, •Contrôles indépendants (dans •Réduction d’intrants •Enseignement agricole
L’agriculture durable est une agriculture soutenable vivables et transmissibles certains cas)
car elle répond aux besoins d’aujourd’hui (aliments •Rotations culturales longues •Institutions internationales
sains, eau de qualité, emploi et qualité de vie) sans •Constituer des espaces d’échanges •Certification (idem) •Gestion des pâturages (OCDE FAO)
remettre en cause les ressources naturelles pour les entre paysans et citoyens •Attribution de la marque •Commission européenne
•Autonomie en protéines
générations futures. » (RAD) agriculture durable (idem)
•Entretien de l’espace rural
54 Johannesbourg
Agriculture raisonnée « Agriculture compétitive qui prend en compte de •Utilisation raisonnée des produits •Socle de recommandations •Concerne tous secteurs de •Forum pour une agriculture
manière équilibrée les objectifs économiques des phytosanitaires et des engrais •Guides techniques production raisonnée et respectueuse TECHNICIENNE
producteurs, les attentes des consommateurs et le •Axe de communication visant à professionnels •Respect de la réglementation de l’environnement AGRO-ALIMENTAIRE
respect de l’environnement. L’agriculture raisonnée améliorer l’image de marque des (FARRE)
fait la démonstration qu’il est possible de concilier : •Auto-diagnostics •Cahiers d’enregistrement
agriculteurs •Industries phytosanitaires
rentabilité de l’exploitation, préservation du milieu •Possibilité de contrôles •Locaux de stockage fermés (UIPP)
naturel, productions de qualités régulières et à prix •Devenir le futur standard de externes
l’agriculture française •Analyses du sol •Syndicats (FNSEA, CNJA)
abordables, contribution de l’agriculture à l’économie •Qualification des exploitations •Réglage du matériel •Chambres d’agriculture
nationale. » (FARRE) (en projet)
•Coopération agricole
•Distribution : Auchan,
Casino…
Production intégrée « Système agricole de production d’aliments et des •Base de repère pour les •Directives et recommandations •Système plus utilisé en Europe du •Organisation internationale
autres produits de haute qualité qui utilise les scientifiques européens •Cahier des charges par Nord qu’en France de lutte biologique (OILB) AGRONOMIQUE
ressources et des mécanismes de régulation naturels •Développement et application des production •La lutte biologique concerne •Productions spécialisées SCIENTIFIQUE
pour remplacer des apports dommageables à concepts de la protection des l’arboriculture, la viticulture, les en arboriculture, viticulture,
l’environnement et qui assure à long terme une •Agrément
végétaux basés sur l’écosystème cultures grandes cultures
agriculture viable. » (OILB) •Label « Production intégrée »
•Bien-être animal •Institut technique (ITCF)
•Rotations culturales longues •Politique agricole suisse
Agriculture de précision « Utilisation des nouvelles technologies qui se •Accroître les bénéfices et la Évaluation par une gestion de la •Concerne les grandes cultures, •Institut technique (ITCF)
développe aujourd’hui dans le monde agricole pour compétitivité des produits variabilité intra-parcellaire : l’arboriculture, la viticulture •Recherche (CEMAGREF, TECHNOLOGIQUE
ajuster les pratiques culturales au plus près du besoin •Mise au point d’outils d’analyse et correction, modulation, •Nouvelles technologies de INRA) INFORMATIONNELLE
des plantes en fonction de l’hétérogénéité intra- d’aide à la décision amélioration l’information
parcellaire. » Institut technique des céréales et des •Coopératives
fourrages. » (ITCF) •Maîtrise de l’information et des •Instruments de mesure d’agrofourniture (UNCAA)
outils de précision par les électroniques (GPS, SIG, cartes et •Office national
agriculteurs capteurs de rendements, correction interprofessionnel des
•Mieux prendre en compte la satellitale…) oléagineux (ONIDOL)
protection de l’environnement •Contrôle automatique des engins •Sociétés d’informatique et
agricoles d’électronique
NB : nous avons sélectionné les caractéristiques spécifiques à chaque tendance, sans tendre à l'exhaustivité.