(Histoire) Corbin, Alain - L'Homme Dans Le Paysage-Textuel (2002)

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'Gobert) de I'Acadkde 'fianqaiie pour l'ensemble

Ie son cieuwe.

ISBN : 2-84597-QS7-7.
' Diffusion Le Seuil
L'homme
dans 'le paysage
Dans la même collection

Georges Duby, An 1000 an 2000, sur les traces de nos peurs, 1995
Michelle Perrot, Femmes publiques, 1997
Roger Chartier, Le Livre en révolutions, 1997
Jacques Le Goff, Pour l'amour des villes, 1997
Serge Berstein, La République sur le 31, 1998
Denis Bruna, Piercing, sur les traces
d'une infamie médiévale, 2001

O Les éditions Textuel, 2001


4 8 rue Vivienne
75002 Paris

ISBN : 2-84597-027-7

Dépôt légal : septembre 2001


L'homme
dans ie paysage
I

Alain Corbin
Entretien avec Jean Lebrun
L'homme dans le paysage

1 sommaire

7 Comment l'espace
devient paysage

55 Le paysage sous influences

99 Pratiques d'espace

129 Paysage et météores

147 L'homme et la préservation


du paysage

183 Notes

187 Table des illustrations


Comment
l'espace
devient
Comment l'espace devient paysage

Le paysage est façon d'éprouver et d'appré-


cier l'espace. Or, cette lecture, qui varie selon
les individus et les groupes, ne cesse de se
modifier a u fil du temps. Il faut donc prendre
conscience de cette historicité quand on
aborde le sujet. Ainsi, la manière de regarder
s'est profondément transformée depuis la
Renaissance. La notion de panorama, comme
la mécanique d u regard qui conditionne l'ad-
miration suscitée par le jardin anglais,
appartient à l'histoire. Mais le paysage ne se
réduit pas à un spectacle. Le toucher, l'odo-
rat, l'ouïe surtout, sont aussi concernés par
la saisie de l'espace. Tous les sens contribuent
à construire les émotions que celui-ci procure.
1 Comment i'espace devient paysage

Commençons par définir le paysage.


Il convient, en effet, de préciser ce dont nous allons par-
ler, tant la notion de paysage est floue. Les géographes,
quand ils l'évoquent, décrivent ce qui s'impose avec le plus
d'évidence ; c'est-à-dire ce qui ressortit à la morphologie
et à l'écologie. Pour eux, l'histoire des paysages est celle
de la manière dont ils se sont formés et dont ils ont évo-
lué, selon la tectonique, le modelé, l'évolution des milieux
naturels, celle de la flore et de la faune, les systèmes de
production et d'échange ainsi que, plus généralement,
selon les modes d'intervention de l'homme. Il existe toute
une bibliothèque consacrée aux paysages conçus selon
cette acception. La fascination exercée sur les géographes
par la photographie aérienne a traduit le triomphalisme
d'une science avide d'objectivité. Longtemps a dominé
cette notion de paysage défini par sa matérialité, puis la
réflexion s'est compliquée grâce à l'intervention des phi-
losophes, des sociologues, des anthropologues1.
Le paysage est manière de lire et d'analyser l'espace, de
se le représenter, au besoin en dehors de la saisie sen-
sorielle, de le schématiser afin de l'offrir à l'appréciation
esthétique, de le charger de signfications et d'émotions.
En bref, le paysage est une lecture, indissociable de la
personne qui contemple l'espace considéré. Évacuons
donc, ici, la notion d'objectivité.
L'homme dans le paysage

Lappréciation individuelle peut se référer à une lecture


collective. Toute société a besoin de s'adapter au monde
qui l'entoure. Pour ce faire, il lui faut continuellement
fabriquer des représentations du milieu au sein duquel
elle vit. Ces représentations collectives permettent de
maîtriser l'environnement, de l'ordonner, de le peupler
de symboles de soi, d'en faire le lieu de son bonheur, de
sa prospérité et de sa sécurité.
Il faut, en outre, tenir compte de l'irruption de l'autre :
soldat, marchand, savant, agent du pouvoir central ou
simple voyageur, qui intervient avec ses propres systèmes
d'images, qui élabore de nouveaux paysages, de nouvelles
figures de l'aventure spatiale suggérées par de multiples
quêtes. Il anive que ces diverses lectures entrent en connit.
C'est ce que Catherine Bertho2assure à propose des pay-
sages de la Bretagne au cours de la première moitié du
X I X ~siècle : Lamartine, Michelet et bien d'autres voyageurs
parisiens partis à la découverte de la province imposent
alors leur lecture de l'espace. Puis certains membres des
élites bretonnes, regroupés autour de La Villemarqué, s'ef-
forcent de produire une contre-image de leur province.
Alors que celle de Michelet était noire, fondée sur un
accord supposé entre l'Armorique des tempêtes et le carac-
tère d'individus violents perçus comme des transparents
révélateurs du fond des âges, La Villemaqué et son entou-
1 Comment i'espace devient paysage

rage ont dessiné de la Bretagne intérieure une image arca-


dienne inspirée des poètes, notamment de Brizeux. Pour
revenir à notre définition, le paysage est donc une lecture
ou, le plus souvent, un entrelacs de lectures dont la diver-
sité peut susciter le conflit.

Mais les géographes disaient déjà qu'il n'existe pas de


paysages naturels et qu'il n'y a que des paysages culturels ...
Ils ont reconnu, bien entendu, les traces de l'interven-
tion humaine, surtout dans la perspective de la géogra-
phie française sur laquelle Vidal de la Blache a imprimé
sa marque. Mais les géographes, avant une date récente,
n'avaient pas souligné l'historicité des gnlles de lecture.
Or, nous y reviendrons, les systèmes d'appréciation,
constitutifs du paysage, sont en permanente évolution.
Un espace considéré comme beau à un certain moment
peut paraître laid à tel autre.

Vous recommandez donc l'appréhension de l'espace


par la géographie, l'histoire, l'esthétique, la philosophie.
Je suis, en effet, persuadé que la multiplicité des recours
est nécessaire à toute histoire du paysage. Si celui-ci est
une lecture de l'espace, se pose le problème de sa mort
éventuelle. Il peut subsister dans sa matérialité mais dis-
paraître parce que personne ne l'apprécie plus et donc
L'homme dans le paysage

ne le contemple plus.. . Il s'agit là d'un problème essen-


tiel, que nous retrouverons à propos de la conservation.
On comprend donc mieux l'objet de ces entretiens: si
les manières d'apprécier l'espace évoluent, celui que
tente d'élaborer une histoire des paysages est obligé de
pratiquer l'immersion successive. Il lui faut, en préalable,
tenter de retrouver le système d'appréciation tel qu'il
s'imposait à telle époque, face à un même espace, indé-
pendamment des modifications apportées à l'aspect de
celui-ci. Considérons, par exemple, la pointe du Raz. Elle
n'a certainement pas été profondément transformée dans
sa morphologie. Cependant, il existe une histoire du pay-
sage de la pointe du Raz. Au début du X I X siècle,
~ celle-
ci subit l'influence d'un système d'appréciation produit
en Écosse, à propos des Hébrides et de la grotte de Fingal,
aisément transposé en France du fait de la relative sirni-
litude des formes.

Ce que vous recommandez est donc une méthode


expérimentale. Il s'agit de se mettre dans une situation
d'excursion - vous dites d'immersion ?
François Ellenberger3a relaté des expériences très inté-
ressantes menées avec des étudiants. Il les a invités à
regarder le même paysage à divers moments de la jour-
née, selon des codes qui correspondaient à des siècles
1 Comment I'espace devient paysage

différents. On pourrait très bien se livrer à ce jeu en haut


du mont Ventoux. Je choisis cet exemple puisque l'on
considère bien souvent que l'ascension effectuée par
Pétrarque à son sommet constitue l'un des événements
fondateurs de l'histoire des paysages.

On sait bien ce qu'est une excursion de géographe, qui s'en va


observer, dans le paysage, la stratification géologique, chercher
des traces de l'homme, enregistrer les noms de lieux, etc. Mais
qu'est-ce que l'excursion d'un historien du paysage ?
Pour me faire comprendre, je choisirai l'exemple de ce
que j'ai pratiqué: cela consiste à se rendre sur le bord
de la mer, là où abondent les rochers, les éboulis, les blocs
erratiques, et à essayer de reconstituer le ou les regards
des hommes de la fin du X V I I I ~siècle. Ce que la quasi-
totalité des individus de ce temps pouvait contempler
en un tel endroit constituait, à leurs yeux, des restes du
déluge. Au lendemain de cette catastrophe, la terre avait
été, pensaient-ils, complètement bouleversée. Les grands
rochers qu'ils percevaient étaient demeurés en place
lorsque les eaux s'étaient retirées. Mais, à la même date,
certains savants, tel Giraud-Soulavie, partisans des modi-
fications graduelles de la morphologie, pensant que
l'unité de mesure n'était pas le millier mais le million
d'années, pouvaient déjà lire ce même espace comme
L'homme dans le paysage

le résultat de l'érosion. La modification est fondamen-


tale. Nous sommes tous, depuis l'enfance, assurés du tra-
vail de l'érosion et nous regardons l'espace en fonction
de cette conviction scientsque. De ce fait, nous ne
voyons pas la même chose que des individus qui vivaient
il y a deux ou trois cents ans. Le même espace ne nous
inspire plus les mêmes méditations et ne nous suggère
plus le même type de contemplation.

Que peut-on faire, quand on escalade le Ventoux,


pour épouser le regard de Pétrarque ?
Cela nécessite, évidemment, une connaissance de
l'œuvre de Pétrarque, du système de représentations du
monde qui était le sien et de ceux qui l'entouraient. Il s'agit
là, j'en ai bien conscience, d'un travail considérable, mais
c'est la seule façon d'éviter l'anachronisme psychologique.
On s'imagine trop souvent que, depuis deux ou trois
siècles, les voyageurs ou les touristes se rendent au même
endroit parce que celui-ci est beau, qu'ils vont se baigner
sur les mêmes plages parce que cela semble aller de soi,
en oubliant que, s'ils fréquentent les mêmes lieux, ce ne
sont pas pour les mêmes raisons et qu'ils n'y voient pas
les mêmes paysages. Les Anglais qui se baignaient dans
la Manche au X V ~ I siècle
I~ étaient mus par une visée thé-
rapeutique. Ils appréciaient la fraîcheur des eaux et la per-
Comment i'espace devient paysage

cussion des lames. En 1946, on se retrouvait sur ces


mêmes plages pour se griller au soleil. On pourrait donc,
à première vue, souligner une permanence mais à la lec-
ture des textes, on s'aperçoit que les paysages ne sont pas
construits et analysés de la même manière. Ikxemple de
la plage va beaucoup plus loin que je ne le dis puisqu'il
ne s'agit pas seulement d'appréciation de l'espace par la
vue mais par les cinq sens, voire par l'ensemble du corps.

Le même travail expérimental s'impose face à une


représentation peinte de l'espace. Quand on considère, dans
un tableau flamand ou italien, une fenêtre plus ou moins
grande, qui dévoile un paysage, on ne donne peut-être pas
à celui-ci le même sens ou la même importance que le peintre.
C'est là un véritable problème. Lorsqu'on feuillette un
ouvrage d'art, on peut parfois lire la mention suivante :
« paysage du X V ~ OU du X V I ~siècle Or, il s'agit, le plus
W.

souvent, d'un fragment d'espace situé dans le fond ou


sur les bords du tableau. Les auteurs de l'album ont isolé
un détail et, implicitement le plus souvent, ils incitent à
conclure que ces peintres et les spectateurs de leurs
œuvres étaient sensibles à ce fragment. Ils ont érigé en
paysage, selon notre propre esthétique et selon un code
ultérieur au tableau concerné, un simple morceau de toile
qui n'était peut-être, à l'époque, considéré comme tel ni
L'homme dans le paysage

par les spectateurs, ni par le peintre. Le risque est grand


de décréter ainsi des paysages. Inversement, il est sans
doute des modes d'appréciation de l'espace que nous ne
savons pas détecter. Les hommes du passé n'avaient pas
toujours les moyens rhétoriques de dire leurs émotions
et leur manière d'apprécier le paysage. Cela constitue un
autre problème. Chistoire du paysage, comme d'ailleurs
toute l'histoire, se trouve limitée par le fait que les spé-
cialistes travaillent sur des traces picturales ou écrites,
et qu'ils sont obligés d'identifier le non-dit ou le non-repré-
senté au non-éprouvé. Or, l'on peut très bien ressentir
des émotions ou des sentiments sans pour autant pos-
séder le moyen de les dire ou sans vouloir le faire parce
que cela pourrait paraître banal. Le médiéviste Bernard
Guenée, auquel je soumettais ce problème, me fit à peu
près cette réponse: les nobles du X V ~siècle se levaient
de très bon matin, ils affrontaient le fkoid pour aller chas-
ser. 11 n'est pas de trace écrite du plaisir qu'ils ont pu
éprouver à parcourir ainsi la forêt. On ne peut pas en
conclure que ces gens n'appréciaient pas cet espace.
Faisaient-ils cela uniquement pour courir le sanglier ? On
peut être persuadé que la perception de cette ambiance
naturelle leur inspirait certaines émotions et qu'ils
devaient être sensibles à une forme de beauté ; même si
celle-ci ne résultait pas d'une vision panoramique.
Comment i'espace devient paysage

La notion de pays differe-t-elle de celle de paysage?


Le noble du xv,qui chevauche au petit matin, n'est-ce pas
un u pays M qu'il parcourt? Le pèlerin, n'est-ce pas un « pays *
dont il cherche les signes de confort, quand il y en a
(l'aubeye qui peut le recevoir, etc.) ?
Du point de vue étymologique, il existe, à l'évidence, une
racine commune entre pays » et paysage B. Mais le
« pays n, comme la province et, plus tard, le département,

a constitué une entité en fonction de laquelle se sont opé-


rées en France, notamment au X K siècle,~ la découpe du
territoire national et la construction des identités spatiales.
Le paysage, en ce processus, entrait comme une simple
composante. Mais, dans la mesure où la saisie de l'es-
pace contribue à ces modes de formation de l'identité -
et cela depuis le Moyen Âge que vous évoquez -, elle
concerne tous les sens. Autrement dit, votre interroga-
tion conduit paradoxalement à mettre en question le
monopole de la vue dans l'appréciation de l'espace, bien
que nous soyons dans une civilisation de l'image. Nous
lisons les paysages d'une manière distanciée, selon une
attitude que l'on peut q u ~ eder spectatoriale, parce que
nous nous soumettons au primat de la vue, et cela depuis
la Renaissance. Or, longtemps, l'appréciation de l'espace
avait été polysensorielle, comme le soulignaient déjà
Lucien Febvre et Robert Mandrou4.
L'homme dans le paysage 1

De ce fait, le pays désignerait un espace dans lequel tout


le corps se sent à l'aise tandis que le paysage serait plutôt
un état de l'âme déterminé par le regard ?
Je répondrai d'une manière détournée. Considérons les
travaux récents d'anthropologie sensorielle, en particu-
lier ceux de David Howes, de Constance Classen et de
Joël Candeau5. On y apprend que chaque société a éta-
bli sa propre hiérarchie et surtout sa balance entre les
sens. Ses membres sont soumis à des modalités parti-
culières de l'attention et subissent les mêmes seuils de
tolérance aux messages sensoriels. Censemble de ces
données: hiérarchie des sens, balance entre les sens,
modalités de l'attention et seuils de tolérance aux dif-
férents messages sensoriels, contribue à construire une
culture sensible.
En ce qui nous concerne, répétons-le, nous apprécions
l'espace, en fonction d'un quasi-monopole de la vue. Le
vocabulaire en témoigne. J'indiquais que le paysage est
une lecture. Le terme est significatif. Le fait même de
publier un livre qui lui est consacré c'est l'enfermer dans
un objet qui relève du visuel. Face à un paysage, on se
poste et on regarde. Or, toutes les attitudes spectatoriales
sont fondées sur la distance. Quand l'on considère ce que
nous appelons un paysage, nous nous sentons, tout à la
fois, face à un espace et en dehors de lui. Pour celui qui
1 Comment i'etpace devient paysage

le regarde, cet espace devient un tableau, donc quelque


chose d'extérieur à soi.
Les exemples abondent qui témoignent des attitudes
spectatoriales successives. Face à un espace donné, le
regard des courtisans français du X V I I ~et du X V I I I ~siècle
était largement déterminé par la peinture. Ces aristo-
crates avaient l'habitude des salons et ils s'en allaient,
dans la nature, vérifier ce qu'ils connaissaient par la
représentation. Il était ainsi habituel de se rendre à
Dieppe non pour se baigner mais pour manger des
huîtres et du poisson - de la marée fiaîche - et pour << voir
la mer >>. Marmontel écrit : << Je suis allé à Dieppe, mais
je n'ai pas vu la mer. >> En fait, il avait vu la mer au
sens où nous entendons l'expression mais, ce jour-là, elle
était calme, alors que les marines (notamment celles de
Joseph Vernet) figuraient la mer démontée, celle du nau-
frage et du sublime. Marmontel était venu contempler
cela et il n'avait pas a vu >> la mer. Il est d'autres témoi-
gnages de courtisans qui font ainsi part de leur décep-
tion : la mer, à leurs yeux, était plus belle sur les tableaux
de Joseph Vernet qu'en réalité.
Considérons à présent la notion de panorama.
Initialement, celui-ci résulte d'une vue dominatrice qui
suggère ou symbolise une visée stratégique: la repré-
sentation du passage des Alpes a joué cette fonction à
L'homme dans le paysage

l'aube de la peinture de paysage. Serge Briffaud a mon-


tré l'importance de cette lecture de l'espace à propos des
Pyrénées. Le regard peut aussi être ordonné par des syrn-
boles. La peinture hollandaise de marine exalte, au
XVII~siècle, la puissance des Provinces-Unies. Linsistance
avec laquelle les peintres hollandais des rivages s'arrê-
tent alors sur la pêche au hareng se réfère au miracle
biblique du lac de Tibériade. Au début du X V I I ~siècle,
le regard de certains observateurs est fasciné par le miroi-
tement, par le jeu d'optique, par l'anamorphose. Le poète
Saint-Amant s'intéresse à la mer ; il fait de ses vacuités
mouvantes le théâtre de l'illusion. Gérard Genette6a bien
analysé ce moment de l'histoire sensible. Par la suite,
s'impose cette mécanique du regard dont résulte le jar-
din anglais. Il s'agit là d'une autre attitude spectatoriale
abondamment étudiée et à laquelle on a conféré une por-
tée politique. Le jardin anglais implique une manière de
se poster face à des scènes successives, de balayer l'es-
pace de manière panoramique. À la fin du xvrire siècle,
le pasteur Gilpin suggère de nouvelles modalités du par-
cours, nous y reviendrons, et un usage plus dynamique
du regard, fondé sur la surprise, la chasse au point de
vue qu'il convient d'enfermer dans un tableau.
Le XIXe siècle inaugure un nouveau régime scopique,
pour reprendre l'expression utilisée par Jonathan Crary7.
Comment i'espace devient paysage

Celui-ci résulte d'un faisceau de données: la vitesse


accrue des déplacements suscite alors un nouvel
apprentissage du regard posé sur l'espace ; la vision laté-
rale s'affine ainsi que la capacité à analyser le mouve-
ment. On nous dit que les premiers voyageurs du chemin
de fer avaient l'impression que les arbres défiaient beau-
coup trop vite pour être bien perçus alors que nous avons
intégré depuis l'enfance ce régime scopique. Ajoutons
les modifications de l'éclairage, celles des instruments
d'optique, la photographie qui a permis de décomposer
le mouvement et a familiarisé avec toute une série
d'angles de vue - par exemple la contre-plongée. La
confrontation quotidienne avec ces images de papier que
constituent les a c h e s participe de la novation. Tout cela
s'accompagne, au X X ~siècle surtout, d'une extension et
d'une métamorphose des postures icariennes. La vue de
ballon puis d'avion a complètement modifié la façon de
construire le paysage. Plus importante encore est l'ha-
bitude du cinétique, puisque l'on apprécie désormais l'es-
pace, en grande partie, selon la façon dont le cinéma et
la télévision nous ont appris à le regarder. Je suis très
frappé par les modifications survenues en ce domaine
entre les années quarante ou cinquante et la fin du XXe
siècle. Songez à la diversification des angles, aux
rythmes du montage qui font que le regard des jeunes
L'homme dans le paysage

gens est construit d'une autre manière que celui des per-
sonnes âgées et que l'aptitude à la lecture d'un clip n'est
pas la même. Il faut s'arrêter à chacune de ces étapes
si l'on veut comprendre la manière dont.les individus
pouvaient voir et regarder.

Il existe donc une grande différence entre la perception


<< immobile >> - l'alpiniste de Caspard Friedrich qui est posté

en haut de la montagne - et la perception de l'individu


en mouvement. Mais il est d'autres civilisations qui ont
eu d'emblée une perception mobile. Je crois que ce que
les Japonais voient dans leur espace, dans leur jardin
se déroule au rythme de la promenade ...
Peut-être. Je ne suis pas spécialiste de ces civilisations.
Mais nous savons que l'attention prêtée par les Chinois
à l'esthétique de l'espace a de beaucoup précédé celle
des Japonais, et que leur influence a été considérable
en ce domaine. La peinture chinoise de l'époque qui cor-
respond à notre Moyen Âge médian - xe-xlie siècles -
indique des sensibilités extrêmement f i é e s , que seuls
des spécialistes peuvent réussir à saisir. Cela nous rap-
pelle les risques de l'européocentrisme en ce domaine.
Toute bonne réflexion sur l'histoire du paysage devrait
prendre très largement en compte celle de la Chine.
D'autant qu'en Extrême-Orient, les rites de la vie sociale
Comment I'espace devient paysage

et les modes de contemplation du paysage sont étroite-


ment liés. Les peintres représentent ainsi des réunions
organisées afin de jouir des effets de la lune ou de la
beauté des cerisiers en fleurs. Ces occasions de réunion
ancrent l'appréciation collective du paysage. Les
estampes japonaises des X V I I I ~et X I X ~siècles ont pesé sur
la manière de percevoir l'espace en Occident ; mises à
la mode par les Goncourt, ces œuvres ont influencé aussi
bien Van Gogh que Monet et les Nabis. Ce qui me paraît
ici le plus important relève de l'art des paysages estom-
pés et de l'attention portée au moment du jour et de la
nuit - nous y reviendrons -, aux effets des météores, c'est-
à-dire de la brume, des brouillards, de la pluie, de l'hu-
midité de l'air.

Pour en revenir à la modification de la vue par la mobilité:


nous pourrions prendre l'exemple - vous allez me dire que
c'est franco-centriste - du Tour de France. Les vues prises
par la moto et la voiture suiveuse, ou par l'hélicoptère, ont
contribué à une meilleure saisie du territoire national.
Sans doute. Je me demande toutefois si le Tour de
France et ce que vous évoquez ne se réfèrent pas plu-
tôt à une visée classique qui était déjà celle de Joseph
Vernet peignant les ports de France afin de montrer au
roi, à la Cour et à la Ville les limites maritimes du ter-
L'homme dans le paysage

ritoire. Le Tour de France permet essentiellement une


saisie des contours. Il est une sorte de revue, de leçon
de choses ou de géographie vidalienne qui permet de
récapituler des connaissances naguère acquises à
l'école primaire.

Le train à grande vitesse, en revanche, est totalement


différent: il ne saisit pas le paysage, il l'aspim...
C'est-à-dire que vous ressentez ce qu'éprouvaient les voya-
geurs circulant à soixante kilomètres-heure au début du
X I X ~siècle. Je ne suis pas du tout certain que les enfants,
qui ont été habitués au train à grande vitesse, auront,
devenus adultes, votre impression de paysage aspiré.
Aux États-unis comme en France, le long des autoroutes,
on a placé de grands panneaux qui incitent à poser le
regard sur certains espaces, sur des curiosités naturelles
ou des monuments célèbres. Il en est de même, lors de
certains parcours aériens, des invitations du comman-
dant de bord qui se transforme alors en guide touristique.
Ces pratiques relèvent, bien entendu, de l'esthétique
impérative; elles tendent à découper des tableaux au
cœur de l'espace parcouru, dans la mesure où l'atten-
tion se trouve sollicitée par intermittence. Du même
coup, elles contribuent à restaurer l'admiration des
« points de vue », alors que celle-ci décline depuis des
1 Comment i'espace devient paysage

décennies. Seules des études spécifiques permettraient


toutefois de mesurer l'attention portée à ces incitations
à la contemplation.

Vous avez, dans vos livres, souligné que la notion de paysage


ne concernait pas seulement la vue.
Déjà, la plage, telle que nous la discernons au XVIII~siècle,
n'était pas soumise au seul message visuel. Bien
entendu, l'appréciation du panorama constituait l'es-
sentiel mais le contact du sable sous le pied nu, la che-
vauchée sur les grèves, le mariage du corps et de l'eau
en pleine nature, l'expérience neuve de la fusion avec
l'élément liquide, de l'affrontement avec la vague, en
même temps que l'exaltation de la transparence, tout cela
a fait que le paysage s'est très vite trouvé associé à cette
cénesthésie, dont on détecte alors l'émergence dans le
discours et qui serait une sorte de sixième sens. Elle est
sensation interne. Diderot parle de la a rumeur des vis-
cères >>. À la f3n du XVIII~siècle, nombre de savants croient
à l'importance du diaphragme, siège de l'émotion et de
l'inquiétude. Dans cette perspective, l'on s'en vient cher-
cher sur la plage l'affrontement avec la vague, le choc
qui contracte cet organe, façon d'apprécier l'espace et
la nature qui prépare le souci du corps que l'on voit gran-
dir au X I X ~siècle.
L'homme dans le paysage 1

Evolution de la façon d'écouter son corps dans la nature


a fait l'objet de nombreux travaux et il serait trop long de
se référer, ici, à l'histoire du sport. Disons seulement que
les notions de forme et d'entraînement: qui émergent pen-
dant la seconde moitié du X I X ~siècle, ont déterminé de
nouvelles façons d'apprécier l'espace. Il en est de même
de tout ce qui, aujourd'hui, se réfère à la glisse. La démons-
tration de la force ou de l'adresse ne constitue plus l'es-
sentiel. Le corps est devenu une centrale d'écoute de sen-
sations ; et le skieur a autant besoin d'analyser la qualité
de l'air ou la sensibilité profonde de ses muscles que de
regarder la piste. Tout cela entre désormais dans la lec-
ture de l'espace qui constitue, pour lui, un paysage.

Eimportant est donc que tous les sens soient en alerte.


La chaussure de sport, lourde, qui protège et dans laquelle
on ne sent rien, a laissé la place à une autre plus souple,
qui n'est pas belle, mais qui, par sa semelle, sa m a t i h et sa
structure, autorise un toucher du sol radicalement différent...
Vous avez totalement raison. Considérons donc la
manière dont les autres sens que la vue entrent dans la
construction des paysages.
Jean-François Augoyardgdiscerne, de nos jours, une ten-
tative de réhabilitation de l'action dans la nature face à
l'expectation. Il estime avec raison que s'impose, de ce
Comment i'espace devient paysage

fait, un rééquilibrage des perceptions de l'environnement.


Il regrette que le discours sur le paysage, ce dont nous
parlons, ne soit considéré ordinairement comme n'ayant
de vérité qu'au seul titre du regard. Il clame la néces-
sité de la réinsertion du sujet dans l'espace.
Il s'agit là d'un débat passionnant. Depuis l'aube des
Temps modernes, le paysage est abandonné à la seule
esthétique de la contemplation. Nous l'avons vu, il
implique la distanciation, la représentation spatialisante.
Mais est-ce la seule attitude possible ? Le canadien Robert
Murray-Schafferga lancé, au cours des années 1970, la
notion de paysage sonore (Soundscape) . Celui-ci est dif-
férent du paysage visuel, et cela pour quatre raisons : le
paysage sonore concerne, tout à la fois, l'espace et le
temps. Aucune configuration sonore n7estdurable. À part
quelques bruits continus, il n'est pas véritablement de
fond sonore. En revanche, lorsque vous contemplez un
espace, il se peut que celui-ci soit animé de mouvements;
il n'en reste pas moins sous vos yeux. Le paysage sonore,
qui est multidirectionnel, est fait d'un ensemble d'iso-
lats. Il est donc soumis à la discontinuité ; sans oublier
la disjonction entre l'entendu et l'identifié : lorsque vous
regardez, vous savez presque à coup sûr ce que vous avez
sous les yeux. Quand vous entendez un bruit, il vous est
souvent dficile d'en reconnaître la source. E n b , le pay-
L'homme dans le paysage

sage sonore pénètre dans le corps propre. Vous pouvez


aisément clore la communication visuelle, mais non la
communication auditive. Le paysage sonore absorbe,
exorbite, possède »,écrit Jean-François Augoyard. De là
notre vulnérabilité à son égard. Beaucoup se plaignent
des bruits qui les assaillent. Il est rare qu'on porte plainte
contre l'environnement visuel. Vous pouvez émettre à
vous seul des sons puissants. Cindividu dispose d'une
énorme capacité d'expression de soi, qu'il ne possède pas
dans l'ordre du visuel. Du même coup, l'environnement
sonore est très lié à l'expressif et au pathos.

Je m i e n s sur cette histoire expérimentale, que vous


recommandez : est-ce que des historiens se sont f m é
les yeux et ont o u v d les oreilles ?
Cela est sensible dans le projet littéraire de Michelet.
Celui-ci entend procéder à une résurrection. Pour réani-
mer le paysage et le suggérer à son lecteur, plutôt que de
se contenter de descriptions, qui ne pourraient être que
des natures mortes, Michelet utilise l'évocation de la sono-
rité. La référence aux bruits de la ville, aux cloches, aux
cris des métiers, etc. fait revivre le passé et permet au
lecteur de s'inscrire à l'intérieur du paysage disparu, ne
serait-ce que par la référence à un silence insistant.
Chateaubriand se livre à cet exercice dans La Vie de Rancé,
Comment I'espace devient paysage

à propos de celui qui régnait au XVII~siècle à l'intérieur


du monastère de la grande trappe. Victor Hugo utilise,
lui aussi, la référence sonore dans nombre de passages
de Notre-Dame de Paris. En outre, la polysensorialité s'ac-
corde très bien à la cosrnisation visée par les romantiques.
Se laisser pénétrer par le vent, par le son de la cloche,
par les odeurs de la mer, par les bruits de l'eau dans une
grotte -je pense à Shelley - permet de vibrer avec le cos-
mos. Cette démarche implique la polysensorialité. Celle-
ci autorise à capter les énergies de la nature.
Olivier Balay 10, qui a consacré sa thèse au paysage sonore
"

lyonnais du X I X ~siècle, fait remarquer que chaque société,


chaque culture possède le sien. Il analyse la culture sonore
et la sensibilité auditive. Pour ma part, je me suis inté-
ressé aux cloches rurales du X I X ~siècle, dans cette pers-
pective. Olivier Balay, comme naguère Guy Thuillier à
propos du Nivernais, tente d'établir un inventaire des
bruits. Il remarque que Lyon était une « ville sonore du
fait de l'abondance des cloches et des cris de métiers.
Surtout il souligne, bien après le sociologue Georg
Simmel, le retrait du paysage sonore humain et animal,
au profit d'un paysage industriel : affaissement du bruit
des pas, de la voix, de la percussion des sabots au profit
du ronronnement de la machine ... Cenvironnement
sonore s'est trouvé bouleversé par toute une série de fac-
L'homme dans le paysage 1

teurs : la plantation d'arbres en grand nombre favorise la


venue des oiseaux - curieusement ceux-ci sont plus nom-
breux dans les villes modernes que dans les cités d'au-
trefois ; l'éclairage nocturne suscite un paysage sonore
inédit ; sans oublier les nouveaux marqueurs : le fracas
des transports nouveaux, la modification des bruits du
roulage du fait du pavage et du goudronnage; la sono-
rité de nouveaux métiers, de nouveaux chantiers, l'affiux
d'immigrants temporaires qui importent des sonorités
régionales contribuent à cette révolution. La modifica-
tion des profils de la rue et de sa qualité acoustique entre
aussi en ligne de compte. On sait, par exemple, que le
bruit pénètre beaucoup mieux dans une avenue large et
peu profonde que dans une rue étroite et longue.
Surtout, Olivier Balay détecte de nouvelles formes
d'écoute et d'intolérance. Je l'avais remarqué à propos des
cloches. Le paysage dessiné par celles-ci est très appré-
cié jusqu'au début du X I X ~siècle. Par la suite, il est de
plus en plus mal toléré. D'une façon générale, le bruit,
qui était bien supporté durant les deux premiers tiers du
XK"siècle, commence, par la suite, de susciter la plainte.
On voit se multiplier toutes sortes d'actions contre les
fauteurs de bruit. On demande aux domestiques de par-
ler moins fort dans les hôtels, aux boulangers de se taire
la nuit ... Chabitude du parler haut commence d'être
Jan van Eyck, Quelle était la fonction de l'espace nprésenté dans
La Vierge du chancelier Rolin, le fond du tableau, qui ne semble concerner ni la Vierge,
dit La Vierge d'Autun, ni l'enfant, ni le chancelier? Laissons i'interprktation
1434-1436. aux historiens de i'art. Reste, que nous aurions tort
Huile sur bois, 66 x 62 cm. de c o n f h le statut de paysage autonome à cette portion
Paris, musée du Louvre. d'espace dont la nqirésentation s'accorde à la flzfiditk
et à la transpamce de i'air qui, tout à Ia fois, cnileloppe
et dilate la scène.
Jean Dubreuil, La soumission du regad à la perspective assu=
La perspective pratique..., le primat du visuel. Elle impose une position spectatoriale
Paris, 1642; page 121 : qui maintient l'individu à distance de la scène observée.
instrument utilisé par un peintre La perspective m o d i p radicalement la vision
pour dessiner en perspective. de l'espace et autorise la construction d'un paysage.
Johann Christian La fenêtre ouverte sur le parc délimite, en abyme, un tableau
Clausen Dahl, pittmsque offert à l'admiration du spectateur. Le procédé
Vue du château Pillnitz, de construction par le regard est, ici, mis en scène avec une
vers 1824. particulière évidence. Les rectangles qui découpent le ciel
Huile sur toile, démultiplient l'invitation, tandis que les refiets ~ 1 les
~ vitres
7
70 x 4 5 5 cm. obliques indiquent la pmfondeur de i'espace intime où se situe
Essen, Museum Folkwang. le spectateur invisible. On sait l'importance de ce jeu
de la fenêtre dans l'histoire de la peinture contempwaine.
Lithographie en couleurs extraite
de Théorie et pratique
de l'architecture du jardin dHumphrey
Repton, 1816.
La délectation du jardin anglais est fondée sur une mécanique du regani. Le
panorama que celui-ci se doit de pamourir résulte d'un long travail
de l'amhitecte qui a su utiliser la morphologie du lieu, tout en l'amlisant.
Au sein de ce paysage, la variété des scènes se doit à'assum, au fil
de la déambulation, le plaisir de la vue, de l'ouïe et de l'odorat.
Victor Navlet, Vue générale Huile sur toile,
de Paris, prise de l'observatoire, 390 x 708 cm.
en ballon, 1855. Paris, musée d'Orsay.
Nous oublions trop souvent que les vues aériennes ne datent pas
de l'invention de l'avion. La découverte de la terre m e du ciel s'est opérée
à l'extrême fin du XVIII~siècle. Durant plus de cent ans, c'est le b a h qui,
sous ses diverses formes, a rendu possible l'éducation du regad vertical.
Cette peinture datant de 1855 associe étroitement ce nouveau paysage
à l'exploration du ciel et des météores.
Henry Le Jeune, Au xvrrre siècle déjà, tandis que leurs fières
Jeune femme effectuaient le grand tour N, les jeunes filles
dessinant, paysage, de l'aristocratie britannique croquaient
non daté. Huile sur toile. le paysage. Au cours du siècle suivant,
Collection privée. cette pratique, qui ancre peu à peu le code
pittoresque dans la profondeur sociale,
s'associe éhoitement à l'écriture de soi
et à la saisie des vibrations de l'être intime.
Sur l'album de la jeune fille se succèdent
les confidences à soi-même, les vers sollicités
du soupirant et les dessins de paysage
qui participent à l'épanchement.
Comment i'espace devient paysage

conspuée. Les autorités entament la lutte contre le


criage » et les fêtes trop bruyantes. Il y a longtemps,
mais en partie pour d'autres raisons, que l'on avait, en
France, interdit le charivari. Certains pays, notamment
la Suisse, semblent avoir été plus tôt sensibles à la nui-
sance auditive; comme en témoigne la lutte précoce
contre l'aboiement des chiens.

La correspondance de Lamennais, venu s'installer à Paris


sous le Second Empire, est emplie de doléances suscitées
par le bruit des voisins, alors que dix ans auparavant,
lors d'un précédent séjour, il ne s'en plaignait pas ...
Cela relève d'une évolution des modalités de l'attention.
hdustrie a créé un continuum sonore au sein de la d e
et de nouvelles formes d'agression. Les rapports entre le
privé et le public s'en sont trouvés modi£iés. Or, c'est au
cours de ce même X I X ~siècle que les exigences de la vie
privée et que le besoin de s'isoler, de se protéger, qui en
découle, se sont intensifiés. Il faudrait, en outre, relever un
long processus de moralisation des comportements sonores.
On a tenté d'interpréter l'évolution par la sociologie : ainsi,
le bourgeois aurait cherché à rendre la présence des domes-
tiques moralement acceptable, à ordonner pour ce faire leurs
comportements sonores, à déihir les cadres temporels des
bruits afin de mieux marquer son territoire. Disons que,
L'homme dans le paysage 1

dans l'ensemble, le bruit est connoté négativement, d'où


l'ascension, au moment où celui-ci se laïcise, des vertus du
silence. Tout cela pose un problème : parlons-nous encore
de « paysage >> ou bien d'environnement sonore ?

Venons-endonc à la distinction entm le paysage et l'enuim-t.


Il me semble que nous pouvons parler de paysage à par-
tir du moment où l'espace est offert à l'appréciation
esthétique. Il en est ainsi de Chateaubriand lorsqu'il nous
parle du son des cloches ou du bruit du vent, de Shelley
évoquant les sonorités de la grotte. Les romantiques
savourent le paysage sonore en même temps que celui
qui se déploie sous leurs yeux. Le reste se réfère à l'en-
vironnement. Mais il est évident qu'on ne peut construire
un paysage qu'en étant inséré dans un environnement
que l'on analyse et que l'on apprécie.. .

Vous diriez qu'un paysage s'apprécie,


alors que l'environnement se calcule ?
Effectivement, l'environnement constitue un ensemble
de données que l'on peut analyser, dont on peut faire
l'inventaire, en dehors de toute appréciation esthétique ;
ce qui fait qu'il n'équivaut pas au paysage. Certains éco-
logistes, qui ne se soucient que de la protection de la pla-
nète, penseraient sans doute que la notion de paysage
Comment i'espace devient paysage

telle que nous l'avons définie est inadéquate. Ils pour-


raient même estimer que le terme d'environnement est
critiquable dans la mesure où il implique la présence de
l'homme. kxpression protéger l'environnement », laisse
entendre que l'homme est immergé dans une nature qu'il
convient de sauvegarder pour assurer sa survie ou son
épanouissement. Or, aux yeux de certains, la protection
de la nature se suffit à elle-même.

À la limite, les rochers ont des droits...


En disant cela, vous vous éloignez de notre définition
du paysage. Toutefois, d'une certaine façon, vous ne sau-
riez mieux dire car, à la fin du X I X ~siècle, c'est le désir
de protéger des rochers qui se situe à l'origine de la
loi sur la protection des sites votée en 1906: rochers
d'Huelgoat (Finistère), de Ploumanach (Côtes-d'Armor),
des Quatre Fils Aymon, dans les Ardennes.

Je m i e n s au bruit. Vous avez évoqué une progression


de la délicatesse, ce qui suggérait l'influence de rapports
de fome sociaux.
Au X I X ~siècle, par exemple, le peuple est perçu comme
bruyant par nature. Il crie à l'intérieur des édifices
publics, il fait du tapage dans la rue.. . Il importe donc
de se distancier quand on appartient à l'élite.
L'homme dans le paysage 1

Celui qui se retirait dans le silence exprimait ainsi sa supé-


riorité. Il n'est pas d'étude du paysage sonore sans réflexion
sur le silence, puisque celui-ci constitue une toile de fond
qui conditionne la possibilité de l'appréciation. Ainsi, au
cours de ce même X I X ~siècle, la manière d'écouter la
musique s'est trouvée profondément modiûée. C'est alors
que s'est imposée l'injonction de recueillement dans les
salles de concert. Aujourd'hui, nous ne supportons plus
la moindre toux, le moindre bruit en ces occasions. Nous
sommes, en quelque sorte, construits de cette manière,
à la différence des auditeurs du début du X I X ~siècle.
Cela dit le silence se trouve disqualifié par d'autres pro-
cessus qui contredisent l'injonction de recueillement à
l'intérieur des salles de concert. Il assurait la disponi-
bilité à la prière et à la méditation. Caffaissement de la
pratique religieuse a fait quelque peu oublier cette vertu,
malgré l'instauration de la minute de silence, qui est
tentative de le resacraliser en dehors de toute référence
religieuse.
Au X V I I ~siècle, dans l'une de ses instructions, l'abbé
de Rancé détaille tous les avantages du silence.
Chateaubriand, auquel son professeur ordonne d'écrire
une biographie du fondateur de la grande trappe, se
montre très frappé par l'importance de celui qui régnait
à Soligny. Mais la portée de ces deux silences - celui
Comment i'espace devient paysage

prôné au X V I I ~siècle et celui évoqué par Chateaubriand


- n'est pas la même. Dans le livre, un dialogue s'instaure
entre le silence selon Rancé et le silence que
Chateaubriand s'efforce de retrouver. Les historiens qui
tentent d'imaginer les bruits du passé sont tenus,
du même coup, d'évoquer la qualité de ses silences.
Chateaubriand, qui s'abandonne aux émotions provo-
quées par le neuermore, assure que jamais plus on ne
retrouvera la qualité de celui sur lequel se détachaient
certains bruits disparus dans la trappe de l'abbé de
Rancé. De toute manière, les modes d'appréciation du
silence sont socialement cantonnés. Dans le domaine
religieux, l'historien Philippe Boutry1I a bien montré que
les paysans du mesiècle, malgré leur sens de la parole
rare et l'importance qu'ils accordaient au tacite dans les
relations sociales, avaient du mal à faire silence parce
que, dans leur logis, ils n'y étaient pas habitués. Ils par-
laient fort, et, quand il leur fallait se confesser mezzo voce,
ils y réussissaient mal. Actuellement, une pléiade
d'ethnomusicologues s'intéressent au paysage sonore de
la campagne.

Le paysage olfactif existe-t-il?


À l'occasion de la soutenance de la thèse de Nathalie
PoiretI2, consacrée aux odeurs de Grenoble, un débat
L'homme dans le paysage

s'est, à ce propos, instauré entre le philosophe Alain


Roger et les anthropologues Philippe Descola et Augustin
Berque. Il en est ressorti qu'il convenait de se montrer
très prudent: il est difficile de parler de paysage olfac-
tif, quel que soit l'intérêt porté aujourd'hui aux odeurs.
On peut, certes - et c'est ce qu'a réalisé Nathalie Poiret,
- reconstituer et imaginer l'environnement olfactif d'au-
trefois. On peut déduire des documents les odeurs de
telle ou telle rue à telle ou telle époque. Nathalie Poiret
a même établi des cartes olfactives. Elle a, pour ce faire,
utilisé un vocabulaire technique de chimiste et elle a dû
apprendre au jury à lire ces cartes, après avoir fait res-
pirer à ses membres les odeurs de référence. Cette car-
tographie de l'environnement olfactif implique, en effet,
un vocabulaire, une taxinomie et certaines compétences;
or, nous avons pratiquement abandonné, en Occident,
l'apprentissage scolaire des messages olfactifs, nous fiant
à la seule expérience spontanée. Pour définir les odeurs,
nous utilisons des termes métaphoriques.
La tentative de Nathalie Poiret aboutit donc à des résul-
tats intéressants mais nous ne possédons pas les
moyens d'analyse - sauf, peut-être, quelques individus
exceptionnels - pour que chacun puisse se dire : je me
trouve face ou intégré à un paysage olfactif p . Il est pos-
sible d'assurer que tel endroit sent ceci ou cela, puis de
Comment i'espace devient paysage

procéder à un autre constat trois ou quatre mètres plus


loin, mais l'analyse reste très sommaire et ne permet
pas de distinguer des plans, de construire un espace,
un panorama, bref un paysage olfactif. Certes, à la
Renaissance, on a multiplié les jardins de fleurs odo-
rantes, mais ils répondaient à une grammaire des sym-
boles. De nos jours, les touristes se précipitent vers les
jardins médicinaux ou liturgiques mais on ne peut, pour
autant, parler de paysages olfactifs, quelle que soit notre
conscience croissante des pouvoirs de l'odeur, reconnue
aussi bien dans le domaine de la psychologie sexuelle
qu'en matière de marketing.

C'est pourtant par l'odeur que nous revient bien souvent


la mémoire de tel ou tel paysage.
Vous faites allusion aux pouvoirs d'évocation du message
olfactif, relevés dès la fin du X V ~ I siècle,
I~ notamment par
Ramond de Carbonnières à propos des Pyrénées, puis
par George Sand et, plus tard, par Maupassant. Le sillage
d'une femme, assure celui-ci, peut évoquer toute une
tranche de votre vie.. . Ce pouvoir de réminiscence par
l'odeur constitue un lieu commun de la littérature du
X I X ~siècle. Il débouche dans le domaine gustatif - en
fait olfactif puisque le goût à lui seul est très pauvre -
dans la page que Proust consacre à la petite madeleine.
L'homme dans le paysage

Mais est-ce vraiment un paysage olfactif que l'odeur fait


revivre ? Le souvenir olfactif provoque l'abolition de la
distance temporelle; ce qui n'est pas la même chose.
Cette acuité perceptive a été stimulée à la fin du
xlxesiècle par la création de la haute parfumerie, elle-
même permise par le long processus de désodorisation
des corps entamé à la fin du XVIII~siècle. Le silence olfac-
tif qu'il a déterminé a autorisé une disponibilité nouvelle
aux messages les plus délicats.

Mais lorsgu'on perçoit un paysage par le moyen


de tous les sens, c'est, en fait, la mémoire d'un paysage
que l'on fait resurgir...
Vous posez là un problème philosophique qui nous entraî-
nerait très loin: celui qui concerne les paysages de la
mémoire, longuement traité par Simon Schama13.Il n'est
pas de perceptions vierges, en quelque sorte ; chacune
est travaillée par la mémoire.

Comment se construit-on son paysage propre?


Prenons un exemple: il est mille façons de parcourir
Paris et de s'y construire des paysages selon des visées
et des logiques très différentes. Comme le romantique
allemand de jadis et le flâneur du Second Empire, le
touriste américain en balade à Paris, le piéton absorbé
Comment l'espace devient paysage

dans ses intérêts privés, le chauffeur de taxi possèdent


leurs modes de déambulation. Chacun se constitue une
géographie sentimentale de la ville, laquelle, ensuite,
engendre des parcours personnels. Si l'on traçait la carte
de vos itinéraires, on discernerait vite votre propre
lecture de Paris. Votre façon d'apprécier les paysages
urbains est liée à la réminiscence. Les monuments que
vous admirez depuis longtemps, l'évocation de ce que
vous avez lu, de ce que vous savez de l'histoire ordon-
nent vos paysages. Chacun de nous se construit et porte
en lui une telle géographie.

Et dans cette géographie, dans cet exercice de mémoire, tous


les sens se trouvent à égalité?
Lorsque vous vivez le paysage de cette manière, il me
semble que vous n'adoptez pas une attitude strictement
spectatoriale et distanciée, mais que vous vous sentez
immergé dans la scène. Malheureusement, nous ne dis-
posons que de rares études sur tout cela; ce qui dis-
qualifie toute tentative de vulgarisation. Georg Sirnmel,
Walter Benjamin, plus près de nous, Jonathan Crary ont
fait part d'intuitions fortes mais leurs travaux ne résul-
tent pas véritablement d'une recherche fondamentale.
Il en va de même des lims magdiques de Pierre Sansot l4
et de sa Ville sensible.
L'homme dans le paysage 1

Expliquez un peu.. .
Sensible, signifie ici que l'auteur étudie ses émotions,
à différents moments, en différents lieux de la ville. Il
nous communique ainsi ce qu'il a éprouvé lors de la
découverte d'une localité inconnue, au petit matin, et
cela provoque chez son lecteur la réminiscence d'im-
pressions voisines.

Nous n'avons pas parlé du toucher et de sa mlation au paysage.


Le toucher, en l'occurrence, concerne surtout le pied
ainsi que la sensibilité de la peau aux météores et à la
qualité de l'air. C'est avec le pied que l'on analyse le sol
grâce à toute une série de messages émis, notamment,
par la semelle plantaire. Le rythme de la marche, les
modes de vigilance, la texture de la chaussure entrent
en ligne de compte. Ressentir la qualité du sol participe
de l'appréciation de l'espace, donc de la construction du
paysage. Le vent, la pluie, la grêle, la neige qui viennent
fouetter les parties dénudées du corps entrent, bien
entendu, dans cette élaboration ; d'autant que la sensi-
bilité aux météores varie selon les individus. Nous
sommes beaucoup plus sensibles aujourd'hui au froid et
à l'humidité que ne l'étaient nos ancêtres. Le fait que
les femmes aient eu, à partir de la fin du X V I I I ~siècle,
la permission de se dénouer les cheveux pour se rendre
1 Comment i'espace devient paysage

au bain, « à la lame et de traverser la plage les pieds


nus constituait pour elles une expérience nouvelle dans
l'espace public. Cela contribuait à des façons inédites
d'apprécier l'espace.

Revenons au panoramique et à l'épaisseur...


Il y a déjà bien longtemps que Pierre Francastel a mon-
tré qu'un espace cloisonné avait, au Moyen Âge, pré-
cédé la saisie perceptive qui unifie ce qui se déploie sous
le regard. Il est évident que le primat du visuel, dont
nous avons parlé, est lié à cette révolution. Certes, cela
fait l'objet de beaucoup de débats dans le domaine de
l'histoire de l'art, qui ne sont pas de notre ressort. Quoi
qu'il en soit, la perspective a préparé cette mécanique
du regard posé sur l'horizontalité d'un panorama, qui
définit la modernité. En ce qui concerne l'épaisseur, la
fin du X V I I I ~siècle et le début du X I X ~ ,comme en bien
des domaines, ont marqué une rupture. La fabrication
de la géologie, pour reprendre le titre de l'un des
ouvrages de Roy PorterI5, et, plus précisément, l'in-
vention de l'échelle stratigraphique ont modifié la per-
ception des paysages. Elles ont, ainsi, déterminé le
regard porté sur les falaises littorales, sortes de coupes
géologiques à ciel ouvert. Cela se perçoit aisément sur
les gouaches et les croquis des voyageurs anglais. La géo-
L'homme dans le paysage 1

logie pénètre le dessin des paysages, ce qui prouve


qu'elle ordonne la façon de les lire et de les apprécier.
La fascination éprouvée par les romantiques pour les
profondeurs a joué, elle aussi, en faveur de l'analyse de
la verticalité et des émotions qu'elle inspire. Cœuvre de
Novalis, le poète allemand, est très significative à cet
égard. Il faut enfin souligner le rôle de toutes les
conduites ascensionnelles : la victoire sur le mont Blanc,
en 1787, et, plus encore, l'expédition en ballon ont modi-
fié l'appréciation de l'altitude. À ce point de vue, l'avion
n'a pas suscité d'aussi profonds bouleversements.
À propos des profondeurs, je songe au beau livre de Jean
Griffet16, consacré à la pêche sous-marine. Nous
sommes habitués, grâce à la caméra, à contempler les
paysages aquatiques. Il nous est dficile d'imaginer que,
jusqu'au port du scaphandre qui date du X I X ~siècle, on
ne savait absolument pas ce qu'il pouvait y avoir au-
delà d'une profondeur de quarante mètres. On ne
connaissait de la mer que la surface; d'où l'extrême
attrait exercé alors par le paysage de l'estran. Il révé-
lait le fond de la mer mis à nu. La promenade dans la
baie du Mont-Saint-Michel, à marée basse, sollicitait
l'imagination avec une plus grande intensité qu'au-
jourd'hui.
Comment I'espace devient paysage

Aux yeux de certains, le paysage se lit comme un palimpseste.


Cela est indiscutable, mais quelle est l'extension sociale
de ce type de conscience du paysage ? Nous raisonnons
souvent comme si, au sein d'une même société, tous les
individus partageaient la même lecture de l'espace. Il
n'en va pas ainsi. Répétons-le, les individus qui vivent
au même moment éprouvent l'espace selon des systèmes
d'appréciation différents. Il en résulte une espèce de sédi-
mentation et un entrelacs de lectures; ce qui fait qu'il
y a autant,de paysages qu'il y a d'individus. Nous repar-
lerons de cela quand nous aborderons la conservation.

Les hommes de la chrétienté médiévale avaient


peut-être la même vision du paysage ?
La diversité était sans doute moins grande du fait de la
moindre individuation. Je songe aux travaux que
Christiane Deluz l7 a consacrés aux paysages maritimes
analysés par les pèlerins qui se rendaient à Jérusalem.
Ceux-ci ne distinguaient pas de la même façon que nous
le réel de l'imaginaire. Tous percevaient une mer peu-
plée de monstres. Leur regard était soumis à un bestiaire
imaginaire d'une grande force.
Lappréciation de l'espace peut aussi résulter d'un
commun désir de survie. Robert Mandrou a fait remar-
quer que le marchand du X V I ~siècle, avant de traverser

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