Georges Didi-Huberman - L’ Image Ouverte
Georges Didi-Huberman - L’ Image Ouverte
Georges Didi-Huberman - L’ Image Ouverte
C’est une petite merveille que nous a livrée Didi-Huberman l’année dernière, par un
recueil de textes pour la plupart excellents, regroupés sous le titre de L’image ouverte,
Motifs de l’incarnation dans les arts visuels 1. Le thème déployé tout au long de ces
articles n’est autre que celui de l’ouverture des images, ou plutôt du mouvement même
de celles-ci, alternativement ouvertes et fermées, mouvement ainsi décrit par Didi-
Huberman : « Nous sommes devant les images comme devant d’étranges choses qui
s’ouvrent et se ferment alternativement à nos sens – que l’on entende dans ce dernier
mot un fait de sensation ou un fait de signification, le résultat d’un acte sensible ou
celui d’une faculté intelligible. » 2 Didi-Huberman nous invite d’emblée à penser le
rapport que nous entretenons avec l’image, tout comme il invite à penser le rapport
que l’image cherche à créer avec le spectateur, et c’est dans cette béance de l’instant
fugace que se joue la rencontre d’un regard et d’une image, rencontre que Didi-
Huberman cherche à cerner.
Toutefois, le programme esquissé dans cette belle introduction dépasse très largement
le sens d’une simple rencontre et ouvre la possibilité de ce que nous pourrions appeler
un chiasme, par lequel l’image devient l’intériorité même du spectateur, tandis que le
spectateur devient l’extériorité de l’image. Fidèle à Bataille, Didi-Huberman reprend ce
besoin d’exprimer l’expérience intérieure si bien décrite par l’auteur de la Somme
athéologique, à ceci près que cette dernière n’est pensée que dans et par le chiasme
que le regard entretient avec l’image, grâce auquel l’action même de l’image nous
révèle la profondeur d’une telle expérience. « Les images nous embrassent : elles
s’ouvrent à nous et se referment sur nous dans la mesure où elles suscitent en nous
quelque chose que l’on pourrait nommer une expérience intérieure. »3. Le titre de
l’ouvrage ne doit donc pas être compris comme un travail sur l’image en tant qu’image,
mais bien plutôt comme ce qui, dans l’ouverture même de l’image, conditionne la
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Georges Didi-Huberman : L’image ouverte
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Georges Didi-Huberman : L’image ouverte
Une analyse particulièrement remarquable de Tertullien vient ainsi émailler les propos
de Didi-Huberman ; dans ce texte, absolument génial du début à la fin, se joue une des
distinctions les plus célèbres de Didi-Huberman, et en même temps une des plus
pertinentes, à savoir la distinction entre le visuel et le visible, distinction déjà évoquée
dans Devant l’image 7, où il s’agissait de faire éclore le visuel, en libérant celui-ci de la
tyrannie du visible. « La tyrannie du visible, voilà donc l’écran, à tous les sens que peut
prendre ce mot, du savoir produit et proposé aujourd’hui sur les œuvres d’art. »8 Ce
besoin de libérer le visuel se retrouve donc dans l’image ouverte, et reçoit un
traitement parfait dans l’analyse des textes de Tertullien, où ce dernier s’en prend
violemment à l’idolum conçu comme l’être irréel, parce que justement incapable de
dépasser le visible ; l’idolum, c’est cette image qui croit que le visible épuise le réel, et
qui ne débouche, de ce fait, que sur l’irréalité.
C’est donc dans la corruption même de la chair que se joue la profondeur de l’âme. «
Dans cette boue glorifiée par Dieu écrit Didi-Huberman, le sang, chaud comme un
souffle, porte l’âme et porte avec elle tout le sens du trésor et du gage déposés par le
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Georges Didi-Huberman : L’image ouverte
Créateur dans le limon modelé. Revêtir l’image, tel est bien l’enjeu de toute la création.
»10 Quel est le sens de cette très brillante analyse de Tertullien, faisant jouer contre la
superficialité de l’image visible, la profondeur incarnée de l’image visuelle ? Il me
semble que l’enjeu est celui du dépassement de la forme ; il ne s’agit pas d’en rester à
cet effet de surface, purement formel, mais de prendre appui sur Tertullien pour
penser la dialectique permettant de passer outre l’attrait visible de la forme afin de
pénétrer « dans la matière, au plus profond de la chair. »11. L’image, en vertu du
chiasme décrit en introduction, se comporte donc comme un corps incarné, non pas
seulement de façon métaphorique mais bien plutôt selon un mode réel et effectif ;
savoir lire une image, c’est dépasser ce qu’il y a de simplement visible en elle, l’ouvrir,
la déchirer et révéler le visuel qui en garnit l’intériorité. Il s’agit donc de repérer ce
que Didi-Huberman, vraisemblablement influencé par la sémantique derridienne,
appelle la « différence dans l’image »12, c’est-à-dire savoir identifier ce point
d’ouverture par lequel s’esquisse la possibilité de pénétrer dans la matérialité de
l’image.
Il convient de marquer ici une pause : au fond, le visible, pour Didi-Huberman, cela ne
correspond à rien d’autre qu’à ce qu’il avait thématisé dans Ce que nous voyons, ce qui
nous regarde, à travers l’homme de la tautologie, cet homme pour lequel la forme
épuise le sens de l’image ; « il n’y a rien d’autre à voir que ce que nous voyons », dit
l’homme de la tautologie, ne comprenant ainsi pas le besoin fondamental de pénétrer
au-delà de ce visible. Pour l’homme de la tautologie, c’est-à-dire pour l’homme de la
surface, l’image ne s’ouvre pas, elle est un pur effet de surface. Il faudrait interroger
les rapports de Didi-Huberman à Deleuze, et se demander si ce jeu différentiel du
visible et du visuel ne serait pas une manière de prendre le contre-pied exact des
thèses deleuziennes, cherchant précisément à gommer une telle différence,
particulièrement dans Logique du sens où Deleuze sait gré aux stoïciens d’avoir
précisément ramené à la surface ce qui, dans l’optique platonicienne, relevait de
l’intériorité de la substance. « Profond a cessé d’être un compliment. »13 écrivait
Deleuze. De ce fait, nous pouvons formuler l’hypothèse suivante : celui qui en reste au
visible, qui n’est autre que l’homme de la tautologie, pourrait être caractérisé par la
figure du philosophe deleuzien, pour lequel le sens est cet « incorporel à la surface des
choses »14 Lutter contre ce deleuzianisme prônant au sens propre la superficialité du
sens, contre l’idée d’un sens en surface, tel me semble être en creux le projet de Didi-
Huberman, convoquant la différence immanente à l’image, afin d’en retrouver l’entrée
vers les profondeurs matérielles les plus visuelles, et les plus affranchies du visible.
Le geste suggéré par Didi-Huberman consiste donc à savoir dépasser le visible par le
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Georges Didi-Huberman : L’image ouverte
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Georges Didi-Huberman : L’image ouverte
Nous proposons donc de conclure ce compte-rendu par une citation tirée de Devant
l’image, qui nous semble éclairer à merveille le sens de cette démarche visant à
réhabiliter l’ouverture vers la profondeur de l’œuvre, interdisant du même geste la
réduction à la surface opérée par la cartographie deleuzienne ; commentant une œuvre
de Fra Angelico, la Madone des ombres, Didi-Huberman, œuvre dans laquelle il voit la
relève parfaite par le visuel du visible : « Le voici donc l’essentiel : il aura consisté à
envahir ce corps par l’événement de la chair ouverte, c’est-à-dire par l’effusion du
liquide rouge – une peinture certes, mais aussi défigurative qu’un sang. »16 Et ce sang
qui relève la visibilité de l’image, en vertu du chiasme, il ne saurait être autre que
notre sang, le sang du spectateur.
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