Correction Bac Francais G 16.06 Complet

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BAC GÉNÉRAL 2022

Épreuve de Français

Commentaire

Éléments d’introduction :

Le roman est souvent défini, à juste titre, d’abord par son caractère narratif, centré autour
d’un ou de plusieurs personnages, et l’on a parfois tendance à occulter ses origines versifiées. Or la
recherche de poétisation de l’écriture romanesque est une voie qui, tout en ayant toujours perduré,
est particulièrement explorée par les romanciers depuis la deuxième moitié du XX e siècle. Ayant
commencé par l’écriture de contes et nouvelles, Sylvie Germain a emprunté cette voie dans ses
romans aux accents merveilleux. Les « Chants » de ses Jours de colère publiés en 1989 se situent
dans les forêts du Morvan, dans un passé indéterminé où ont grandi les neuf fils d’Ephraïm
Mauperthuis et de Reinette-la-Grasse. Le chapitre « Les Frères » brosse leur portrait. Nous nous
demanderons donc dans quelle mesure ce portrait collectif des frères révèle l’univers poétique du
roman.
(Les grandes parties du plan doivent ici être annoncées de manière rédigée. Nous les proposons ci-
dessous sous forme de plan détaillé).

I. Le portrait collectif d’hommes – forêts


Cette page, dans un premier temps, donne à lire le portrait collectif des neuf frères.
1) Un portrait romanesque qui construit l’attente du lecteur
● La première phrase de l’extrait est une phrase à construction attributive qui permet
de typologiser les personnages qui vont être au centre de l’extrait. Le pronom qui
ouvre le paragraphe crée un effet d’attente. Le lecteur n’a pas de référence pour ce
pronom.
● Ce n’est que dans le dernier paragraphe de l’extrait que l’on a une désignation plus
précise « Ils étaient les fils d’Ephraïm Mauperthuis et de Reinette-la-Grasse » l.21/22
qui reprend la même construction attributive que la première phrase de l’extrait.
● Le portrait se construit par touches successives, caractéristiques à la fois physiques,
morales et sociales : « puissance » l.2, « « solitude » l.2, « accents de colère » l.10, « trop
pauvre » l.22.

2) Un portrait collectif
● Le portrait n’est pas celui d’un personnage mais de neuf personnages qui semblent
n’en former qu’un seul.
● Usage des pluriels : pronoms « ils » l.1, l.10, « eux » l.10, « les » l.21, « hommes » l.1, « les
fils » l.21.
● Des personnages indistincts : pas de déterminants « Ils étaient hommes » l.1, et sans
caractéristiques individuelles : définis comme « fils de… » l.21, le verbe « connaître »
(x2) qui pourrait caractériser l’un des personnages a pour sujet un « ils » qui prend
presque une valeur indéfinie.

3) Un portrait d’hommes des bois


● La principale caractéristique des personnages est leur lien, leur appartenance à la
forêt, mise en évidence dès le début de l’extrait avec l’anadiplose « … des forêts. Et les
forêts… ».
● Ce lien est si fort qu’ils deviennent presque étrangers à l’humanité. La première
phrase les définit comme « hommes » alors qu’à la ligne 11, ils ont été élevés
« davantage parmi les arbres que parmi les hommes » : parallélisme de construction
qui semble signifier qu’ils n’appartiennent ni à l’un ni à l’autre.

II. Une allégorisation de la forêt


À travers le portrait de ces hommes, c’est la forêt qui se dessine, une forêt allégorisée.
1) Un refuge
● La forêt les recueille quand leur maison construite par l’homme ne peut plus les
« abriter ».
● L’évocation des habitudes des animaux parmi lesquels ils ont grandi (« bêtes qui
gîtent dans les forêts », « se glissent les renards, les chats sauvages », « les venelles
que frayent les sangliers ») est une analogie avec le mode de vie des frères protégés
par la nature.

2) Une mère nourricière


● La forêt est représentée comme une mère nourricière qui remplace la mère des
neufs frères : « Ils s’étaient nourris depuis l’enfance des fruits… ; » l.11, phrase qui doit
être lue en parallèle de « pour pouvoir les nourrir » l.21. Lla « maison », dans le
dernier paragraphe, est présentée comme celle qui devrait non seulement
« abriter » mais aussi « nourrir ». Ses fonctions nourricières ont été occultées par la
forêt.
● Le nom des parents n'apparaît qu’en dernière ligne, pour désigner les fils.

3) Une divinité créatrice


● La forêt est présentée comme une divinité créatrice.
● Référence biblique : « Et les forêts les avaient faits à leur image ».
● Caractère immuable voire éternel souligné par l’hyperbole « des millions de siècles »,
ou l’expression « passages séculaires ».
● Évocation des pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle comme venus rendre
hommage à cette divinité.

III. Une écriture romanesque du tout


Au-delà du lien entre les frères et la forêt, l’écriture de cette page apparaît comme ce qui permet de
créer un univers poétique et mystique.
1) Union subtile de l’homme et de la forêt
● Multiplication des expressions alliant hommes et forêts : « leur sol commun » ;
« hommes et arbres » ; « un même chant »,
● La « colère » qualifiant le chant de la forêt à la fin du premier paragraphe et reprise
au début du second paragraphe pour qualifier les « accents » des hommes.
● Rythme ternaire de l’énumération « les bêtes, les hommes et les étoiles » qui lie les
trois entités : forêt, homme, cosmos.
2) Un univers à la mesure de l’homme et du cosmos
● Le passage crée un véritable univers. Tous les éléments de la nature sont
représentés : végétal, animal, minéral.
● Évocation régulière du cosmos : « voie lactée », « étoiles »… qui est à l’image de la
forêt (ou l’inverse) : insistance avec les trois expressions « en parallèle », « en
miroir », « comme en écho ».
● Lien entre hommes, forêt et cosmos par l’évocation du dessin : « à leur image »,
« dessinent au ciel les étoiles ».
3) Un chant poétique
● Plus qu’un portrait, cette page est un chant, une célébration de l’univers formé
par la forêt, l’homme et les cosmos.
● Jeux sur les répétitions anaphorique de « chant », de manière entêtante, comme
un mantra.
● Vocabulaire de la musique, du rythme.
● Célébration de la rudesse de ce monde mais aussi de sa force de vie.

Éléments de conclusion :

● Page qui pourrait être la présentation des personnages (cf. titre du chapitre « frères ») mais
qui déjoue les attentes du lecteur en fournissant un portrait allégorique qui laisse peu de prise
au lecteur.
● Ce qui est présenté, c’est plus un univers, à la fois poétique, cosmique et presque merveilleux,
une forêt peuplée d’êtres que l’on ne peut saisir, un monde célébré par un chant poétique
purement romanesque.
Dissertation

Sujet A
Victor Hugo, Les Contemplations, Livres I à IV

Les livres I à IV des Contemplations ne sont-ils qu’un chant intime ?

Les Contemplations , « grand espace de temps dans une vie de mortel », comme le rappelle la
citation latine placée en introduction par Victor Hugo, ont été écrites en vingt-cinq ans et sont
parues en 1856. Le « je » y est omniprésent, assumé avec force, et proche de l’auteur : il s’agit de
restituer deux pans de l’évolution d’une « âme », avant et après l’épreuve du deuil. L’ouvrage se
trouve donc à la croisée des genres poétique et autobiographique.

Mais peut-on ramener cette expérience narrative et poétique à la seule expression rythmée et
sonore de la personnalité ? En effet, le poète revendique avec force, et dès l’introduction,
l’universalité. Il tend à dilater son expérience individuelle. Il s’agit d’en faire le dit de tout humain,
confronté à la vie.

Dès lors, l’intimité paraît entourée, peut-être dépassée par d’autres enjeux : le « je », le chant intime,
dans Les Contemplations , ne serait-il, au fond, qu’un prétexte ?

I. Un chant intime : les mémoires poétiques de Victor Hugo

1. Aria
Les C. mettent en évidence l’évolution d’un homme au fil de ses expériences. Les premières
amours, par exemple, sont mentionnées avec parfois un soupçon d’auto-dérision (Vieille chanson du
jeune temps, Aurore ». Par contraste, « A Villequier » met en évidence la maturité d’un homme qui a
traversé de terribles épreuves, et une violente révolte métaphysique. Les C. ont donc quelque chose
du « grand air » d’une vedette de l’opéra, qui se met à l’avant-scène pour faire valoir avec brio son
expérience, sa virtuosité.

2. Aubade
Passage obligé de la poésie lyrique romantique, l’exploration du monde intérieur prend ici toute sa
force. « Il faut que le poète, épris d’ombre et d’azur », exprime ce qu’il ressent : le champ lexical de la
sensibilité est très vaste dans les C. « Frissons, caresses, ivresses, rêves » ont la part belle dans les
premiers poèmes, alors que les « luttes, haines, colères, effrois » prennent leur part dans la suite.
Cette revue des émotions éprouvées, adressée au lecteur, prend la forme d’une confidence.

3. Chanson populaire
Les C. sont l’œuvre d’une vie, mais d’une vie de poète rompu à toutes les finesses de la versification.
Les textes sont toujours d’une grande musicalité, sur le modèle de la « flûte invisible » (musicalité
revendiquée dans la « Vieille chanson du jeune temps »). Les rythmes et les sons sont utilisés avec la
liberté des romantiques, comme le rappelle la « Réponse à un acte d’accusation ». Recréant le
monde ou le reflétant par la parole, le chant intime est aussi l’écho attentif du chant du monde.

Tr : Le solo se révèle donc aussi polyphonie, dans une poésie qui se voue à dire l’expérience humaine
et la beauté parfois fragile du monde.

II. Un hymne global et universel

1. Litanie spirituelle
Le chant intime, léger ou profond, se dilate à la mesure de l’universel quand il s’agit de méditer sur
la vie et son sens - ou son absurdité. Cet agrandissement de l’individuel se ressent, par exemple,
dans la révolte contre Dieu dans « A Villequier » : « Seigneur, je reconnais que l’homme est en délire
/S’il ose murmurer,/Je cesse d’accuser, je cesse de maudire,/Mais laissez-moi pleurer » permet de
retrouver les grandes phases du deuil humain. Le « je » poétique devient donc ici philosophique et
universel.

2. Symphonie
Cette universalité ne s’applique pas seulement aux aspects les plus accablants de la vie, et que
l’expression de la joie, du rire, de l’interrogation, de l’engagement politique, de la consolation, est
aussi présente dans les C. L’évocation des bigarreaux, des araignées et des orties, d’un maître
d’études, ou encore du ciel, de l’hiver, de la foire, de Charles Vacquerie, bien qu’elles soient mises en
ordre de manière très étudiée, forment une mosaïque ou une symphonie : la poésie permet de
célébrer la diversité et la richesse de l’expérience de la vie humaine, en faisant entendre
harmonieusement ses voix si diverses.

3. Choral(e)
Dans le même temps, le poète met en relief d’autres personnalités : nombreux sont ici les portraits
d’enfants chantant ou travaillant, de femmes aimées ou désespérées, les instantanés de scènes de
ménage (Intérieur, Les luttes et les rêves) ou, dans la même section, les portraits pris sur le vif de
limonier ou d’avocat. Par le poème, chacun trouve son expression : le poète rend compte de pensées
intimes prêtées à d’autres personnages. L’œuvre devient ainsi chorale, sans quitter le champ de la
réflexion personnelle : elle ne proclame pas de slogans, mais, faisant œuvre d’empathie, donne la
parole à ceux qui pourraient rester sans voix.

Tr : Les C., en exprimant l’intime, s’attachent aussi à rendre compte de la mosaïque de sensations,
d’idées, d’expériences parfois fugitives dont est formée l’intimité personnelle du poète, ou de celle
des humains qu’il a écoutés et rencontrés.

III. Une musique invitant à savourer la vie, cultiver l’espoir

1. Le récitatif de la préface
Les C. bouleversent la définition habituelle du lyrisme, expression d’une sensibilité particulière, pour
assigner une nouvelle ambition à la poésie. Cet agrandissement est assumé par Victor Hugo, qui
depuis les Voix intérieures, avait clairement formulé son ambition : « Il vient un moment dans la vie
où, l’horizon s’agrandissant sans cesse, un homme se sent trop petit pour continuer de parler en son
nom. (…) C’est encore l’homme, mais ce n’est plus le moi ». À cet effacement, ou à cette fusion du soi
dans l’universel, répond la proclamation des C. : « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous.
Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! ». La prose annonce
la nouvelle vocation universelle de la poésie, qui, en captant les instants où se forme la sensibilité
individuelle, accède à la nature humaine.

2. Cantate
Le livre poétique répond alors à la vocation de relier, autre étymologie du religieux : les nombreux
noms qui apparaissent, par exemple, dans la table des matières, tissent une sorte de réseau inter
temporel et dont la géographie, vaste, permet au lecteur de s’y glisser : d’Omphale à Meurice
Froment, de Dante à Thérèse, Louise B., Claire P, André Chénier ou Alexandre D.,. les personnages
mythologiques croisent les êtres réels ou historiques, illustres ou inconnus. Granville et Villequier
percutent l’Enfer de Dante : tous et tout prend une dignité poétique, dans le prisme de la sensibilité
du poète, qui transfigure le monde pour l’unifier, rendre sensible sa beauté, et la faire percevoir au
lecteur.

3. Discours
Il en ressort que, loin de n’être qu’un chant intime, les C. ressortissent à une musique universelle en
même temps qu’individuelle. Pour réaliser ce paradoxe, il faut une forme d’alchimie, qui repose sur
la force spéciale attribuée aux mots par Hugo : Le mot veut, ne veut pas, accourt, fée ou
bacchante, S’offre, se donne ou fuit […] Il frappe, il blesse, il marque, il ressuscite, il tue (I, 8) et plus
loin : « Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant (…) Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est
Dieu ». Version moderne d’une certaine musique des sphères, la poésie des Contemplations, en
emboîtant l’individuel dans l’universel, et en enchâssant l’universel dans l’intime, renouvelle notre
vision du monde et notre manière de lire la poésie.

Chant intime d’une âme toujours en formation, et à qui rien d’humain n’est étranger, les C. se font
encore chant choral exprimant la diversité des expériences humaines. Leur ambition est aussi de
donner voix à toutes les consciences humaines attentives à leur expérience de la vie. Le poète,
« rêveur » plus attentif au monde que les travailleurs, leur donne ainsi la possibilité de saisir, en
lisant, la richesse de leur propre vie. Messager du monde, il est encore le messager des hommes.
Dans cette double mission, Victor Hugo exalte et renouvelle la puissance des mots.
Sujet B
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal

Dans L’Art romantique (Théophile Gautier, 1869), Baudelaire écrit : « C’est un des privilèges
prodigieux de l’Art que l’horrible, artistiquement exprimé, devienne beauté ». Ce propos
rend-il compte de votre lecture des Fleurs du mal ?

Depuis l’Antiquité, les alchimistes travaillent en secret pour trouver la formule qui leur permettra de
transformer le plomb en or. Ces apprentis sorciers cherchent à transfigurer une matière vile en le
plus noble des matériaux. À leur image, le poète se fait alchimiste comme le déclare Charles
Baudelaire dans l’épilogue de la seconde édition des Fleurs du Mal : « O vous ! Soyez témoins que j’ai
fait mon devoir/Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte/Car j’ai de chaque chose
extrait la quintessence,/Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ». À propos de Théophile Gautier,
« poète impeccable », « parfait magicien » à qui il dédicace ce recueil, Baudelaire écrit dans L’Art
romantique en 1869 : « C’est un des privilèges prodigieux de l’Art que l’horrible, artistiquement
exprimé, devienne beauté ». Quel est ce pouvoir extraordinaire évoqué ici ? Comment Baudelaire et
bien d’autres poètes utilisent-ils leur art pour transmuer « l’horrible » en « beauté » ? En nous
fondant sur notre lecture attentive des Fleurs du Mal et des textes qui ont accompagné son étude,
nous nous demanderons dans un premier temps comment l’art poétique exprime l’horrible de
manière artistique, puis qu’il parvient à le transformer en beauté car le poète, comme nous le
verrons dans un dernier temps, est un alchimiste au pouvoir prodigieux.

I. Exprimer l’horrible avec Art

1. Le poète décrit le monde qui l’entoure, notamment la vie quotidienne dans tout ce
qu’elle a de plus vil.
La saleté et la laideur : chez Baudelaire, toujours des paysages tristes et pluvieux. Ex : « Brumes et
pluie » : « printemps trempé de boue », les quatre poèmes « Spleen » décrivent une réalité sordide.
Les êtres disgracieux rejetés de tous : Baudelaire écrit sur les exclus, rejetés du monde, les
déchets de la ville qui lui sont semblables comme prostituées ou vieillards misérables. Ex :
Baudelaire « les Sept Vieillards » ou « Les Petites vieilles » // Victor Hugo, « Le Mendiant », in Les
Contemplations, 1856 en racontant l’histoire « d’un pauvre homme » gelé par le vent et la neige.
L’abject et l’obscène : cf critique de Gustave Bourdin qui a signalé l’ouvrage à la censure : « ce livre
est un hôpital ouvert à toutes les démences de l’esprit ». Le poète s’inspire du vice des hommes
sans se poser d’interdits moraux. Ex : « Le Crépuscule du soir » décrit les marginaux et les vices
qui sortent de l’ombre le soir : « La Prostitution s’allume dans les rues/Comme une fourmilière elle
ouvre ses issues » vers 15 et 16)

2. Les critiques et la censure ont d’ailleurs reproché à Baudelaire de peindre « l’horrible »


sans filtre.
En 1857, le procureur, Ernest Pinard, conduit deux grands procès littéraires pour outrage à la morale
publique et aux bonnes mœurs. Celui de Flaubert pour Madame Bovary et celui de Charles
Baudelaire pour Les Fleurs du Mal. Lors de cet illustre procès, Ernest Pinard reproche à Baudelaire
de « conduire à l’excitation des sens par un réalisme grossier et offensant pour la pudeur ».
L’ouvrage est condamné car il « contient des passages ou expressions obscènes ou immorales »,
on accuse le poète de faire l’apologie du vice. Baudelaire et son éditeur sont condamnés à une
amende, privés de leur droits civiques et six poèmes sont censurés, jugés érotiques ou
blasphématoires. Baudelaire, très affecté par cette sentence, se sent harcelé et incompris. Le
procureur lui reproche particulièrement de « tout peindre, de tout mettre à nu » dans son
recueil.

3. Chez Baudelaire, la boue du monde et « l’horrible » au sens propre et au sens figuré


s’incarnent dans le mal-être nommé « Spleen ». Angoisse, tristesse, ennui, mal de vivre.

Ex : « Chant d’automne » : « Tout l’hiver va rentrer dans mon être /colère, haine, frissons, horreur »
(…) »
« Spleen LXXVII » vers 19 : « et l’Angoisse atroce, despotique »
De ce spleen qui le ronge, Baudelaire s’inspire pour créer.
Les thèmes du Spleen disent l’horreur de l’existence : obsession pour la mort, décomposition, la
laideur, le temps qui dégrade tout.
Ex : « Une charogne » // Pierre de Ronsard dans « Je n’ai plus que les os » décrit le corps qui se
dégrade à l’agonie, memento mori : il rappelle à ses amis et aux hommes en général leur condition
de mortels.

II. Mais l’art poétique a le privilège prodigieux de faire que l’horrible devienne
beauté.

1. La magie des mots et de leur musique a ce pouvoir de transfigurer le Laid en Beau.

Perfection du sonnet : le quatrième « Spleen », « Les Phares »


Refrain, musique : « Harmonie du soir » ou ‘ « L’Invitation au voyage »
Les images poétiques permettent de métamorphoser n’importe quel objet, même le plus
vulgaire.
Ex : « A une mendiante rousse » (88) ;
// idem chez Francis Ponge, Le Parti pris des choses : « L’orange » = nouvelle vision de l’orange,
objet métamorphosé qui devient rarissime, précieux ».
// Ponge, Ode inachevée à la boue : éloge de la boue, « Boue si méprisée, je t’aime »
// Hugo « J’aime l’araignée, j’aime l’ortie » : rôle du poète de défendre les malaimés et de poser un
regard nouveau sur le monde.

Histoire Littéraire : Théophile Gautier appartient au mouvement artistique du Parnasse qui glorifie la
quête esthétique dans la forme plus que dans le sujet.
2. Le titre du recueil : la beauté peut venir du Mal
2 mouvements contradictoires, « le beau est toujours bizarre », résolution dans la poésie
Ex : « Hymne à la Beauté » : « Viens-tu du ciel profond ou sors-tu de l’abîme », « Le Soleil. »
Ex2 : « Une charogne » : description terrifiante qui se transforme doucement en une œuvre d’art.
Faire naître la beauté de la laideur, la maladie, la réalité dans ce qu’elle a de plus sordide.

3. Révéler la beauté du monde par l’Art poétique

Voyage des sens


« A une dame créole » : « Au pays parfumé que le soleil caresse » (vers 1),
« L’invitation au voyage » : « Mon enfant, ma sœur,/Songe à la douceur, d’aller là-bas vivre
ensemble »
« Parfum exotique »: « Je respire l’odeur de ton sein chaleureux,/Je vois se dérouler des rivages
heureux ».
Beauté de la femme, célébration de la sensualité, idéal féminin, les plaisirs charnels. Descriptions
sensuelles, Jeanne Duval notamment dans des poèmes censurés car jugés obscènes mais
puissamment beaux et érotiques : « La Chevelure », « Les Bijoux » : « Et son ventre et ses seins, ces
grappes de ma vigne », « À celle qui est trop gaie » : « t’infuser mon venin ma sœur ».

III. L’alchimie poétique : le poète transforme le spleen en idéal, la boue en or, « la


laideur et de la sottise il fait naître un nouveau genre d’enchantement ».
(Baudelaire, L’Art romantique, 1852)

1. Le « prodigieux » pouvoir du poète : le poète est voyant qui révèle aux hommes le sens
caché des signes.
// Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, dite lettre du voyant : « Je dis qu’il faut être voyant » ou
encore « Donc le poète est vraiment voleur de feu ».
// Victor Hugo dans la « Fonction du poète » : « Peuples, écoutez le poète !(…)/Lui seul a le front
éclairé »
Histoire littéraire : symbolisme, à l’écoute du chant du monde : une sensibilité particulière lui permet
d’appréhender des signes que les autres ne voient pas, notamment grâce aux sensations.
Ex : Baudelaire « Correspondances », « Élévation »
Il transfigure la banalité du réel en beauté.
Ex : Jacques Reda, La Bicyclette, 1989 : un simple vélo devient un objet poétique en jouant sur les
sensations et l’animalisation du vélo comparé à un oiseau.

2. La puissance de l’alchimiste
Par sa sensibilité profonde, il transforme la boue en or. Même de la tristesse, il sait tirer de la
douceur et de la beauté.
Ex : « Alchimie de la douleur » : « Tu me rends l’égal de Midas/ le plus triste des alchimistes »
Atteindre la pureté, l’essence de la beauté, « la quintessence » = substance la plus pure.
3. Le poète s’élève pour échapper au spleen et atteindre l’idéal.
Ex : « Bénédiction », « Elévation »
Le poète est un élu mais aussi un exclu. C’est un être majestueux qui cherche l’or lors de sa création,
il cherche la beauté du monde, l’indépendance et la liberté.
Ex : « L’Albatros » : « Le poète est semblable au prince des nuées »
« L’Homme et la mer » : « Homme libre, toujours tu chériras la mer »
// Musset dans « La nuit de mai », 1835,

Néanmoins si nous avons montré que les poètes peuvent révéler au lecteur une réalité nue,
dérangeante et crue, « horrible » et sordide ; ils peuvent aussi la magnifier et la sublimer. En
transfigurant le réel par le regard qu’ils posent sur le monde, Victor Hugo, Charles Baudelaire, Arthur
Rimbaud, Francis Ponge pour ne citer qu’eux, font un véritable travail d’alchimiste. Ils
métamorphosent la réalité boueuse, la fange du réel en or poétique. En cela le poète est un véritable
chercheur d’or tel que le définit Pierre Reverdy en 1948 dans Le livre de mon bord : « Transmuer la
misère en bonheur – grâce à l’or – voilà le grand, l’incroyable et mystérieux coup d’alchimie. »
Sujet C
Guillaume Apollinaire, Alcools

La poésie d’Apollinaire est-elle une célébration de la modernité ?

I. Une poésie qui célèbre la modernité et l’inventivité …

1. Le reflet du XXe siècle

Poésie moderne, innovante, nouvelle, créatrice, avant-gardiste qui renouvelle le genre dans
sa forme et dans ses thèmes. Une poésie qui dit le monde moderne et en mouvement.
Une poésie urbaine qui chante les nouveaux paysages de la ville :
Ex : le poète témoigne du développement industriel (« la grâce de cette rue industrielle »), des
progrès techniques, des nouveaux modes de transport, la publicité (« Tu lis les prospectus les
catalogues les affiches qui chantent tout haut/Voilà la poésie ce matin »), le gaz, l’aviation, « les
ouvriers et les belles sténodactylographes » (« Zone »)…
« La porte » : la solitude de l’employé
« 1909 » : L’anonymat des foules, la misère, la prostitution (« Mariziill »)

À la fois hymne au monde moderne et complainte du progrès.


// Blaise Cendrars dans « La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France »
// Rimbaud, Les ponts : ville portuaire à la grande modernité architecturale.

2. Un poème liminaire qui s’ouvre sur cette volonté de dire un monde nouveau comme un
guide de lecture du recueil

« Zone » : « À la fin tu es las de ce monde ancien » (v.1)


// peinture de Robert et Sonia Delaunay –représentation poétique et picturale de la tour Eiffel,
symbole de modernité - de Braque, cubistes auxquels Apollinaire a consacré un recueil critique
vantant leur modernité, leur regard nouveau sur le Réel.
// poète Émile Verhaeren, Les villes tentaculaires, poésie urbaine et libre.
Poème « Les fiançailles » dédicacé à Picasso dit cette volonté de se renouveler en se libérant des
traditions : « Pardonnez-moi de ne plus connaître l’ancien jeu des vers/Je ne sais plus rien et j’aime
uniquement ».
Ex : « Poème lu » dit la mort d’Orphée qui incarne la tradition poétique.

3. Une forme nouvelle qui se libère des codes traditionnels de la versification


Effet de surprise et impression de rupture.
• L’absence de ponctuation ou « déponctuation » : choix esthétique novateur qui crée une
polysémie puisque le lecteur choisit l’association des mots,
• Impression de fluidité, de mouvement // ville moderne, fleuves, flux de l’imagination.
• Les jeux sonores (assonances, allitérations, échos) plutôt que les rimes traditionnelles Ex :
emploi parodique de la rime dans « Rosemonde »
• Les vers qui s’allongent parfois démesurément sans souci d’isométrie, Ex : « Les Colchiques »
• Les nombreux enjambements et rejets
• Vers libres, liberté dans la syntaxe
// Mallarmé
• Disposition des vers libres et originale, Ex : « Automne malade »
// Calligrammes du même auteur.
// Travail de Pierre Reverdy sur le fond et la forme.
• Mélange des registres et des tonalités (simplicité, trivialité/érudition, élévation) =
syncrétisme.
Ex : Dans « Voie lactée » est évoqué un « Et j’ai le cœur aussi gros/Qu’un cul de dame damascène »,
termes obscènes dans « La Chanson du Mal-Aimé »
Dans les « Sept épées » apparaît un « chibriape », néologisme créé par Apollinaire composé de chibre
et Priape.
• Images frappantes et inédites.
Ex : tour Eiffel personnifiée en bergère dans « Zone » ; « Soleil cou coupé » // image surréaliste
avant l’heure.

4. La revendication d’une liberté de ton symbolisée par le titre du recueil


Le titre Alcools n’exprime pas seulement le procédé de distillation, l’alchimie, mais aussi ce qui
désinhibe, l’agent de la fête et de l’excès.
Ex : poèmes très court comme « Hôtels » ou volonté de désarçonner le lecteur avec un texte d’un
seul alexandrin dans « Chantre ».
Ex : « Le Brasier » : « Voici ma vie renouvelée / De grands vaisseaux passent et repassent ».

II. Sans pour autant renier le passé …

1. Se retourner avec nostalgie vers un temps autobiographique révolu

Apollinaire dans une lettre à Henri Martineau : « Chacun de mes poèmes est la commémoration d’un
évènement de ma vie ».
Ex : « A la Santé »
Par l’évocation de rencontres avec des êtres aimés :
Ex : Poèmes « Marie » et « Annie » qui évoquent Marie Laurencin, peintre, poétesse, muse de l’auteur
qui a partagé sa vie de 1907 à 1912 et Annie Playden, jeune anglaise rencontrée lors du séjour rhénan
en 1900, qu’il tentera - en vain - de reconquérir avant qu’elle ne parte pour les États-Unis.
Par l’évocation de lieux de bonheur :
Ex : La section « Rhénanes » évoque les souvenirs du voyage au bord du Rhin.
Par la réunion de paysage et êtres chers :
Ex : « Mai » évoque la beauté des paysages et « celle que j’ai tant aimée ». n’est plus nommée.

2. Revendiquer l’empreinte de la tradition poétique


Dans les thèmes traditionnels de la poésie : le temps qui passe,
Dans l’emploi du lyrisme :
Ex : le refrain du « Pont Mirabeau », les comptines, le chant, l’emploi du « Je »
Cf personnages chanteurs dans les poèmes comme les sirènes, le batelier de la Loreley, les juifs
dans « La Synagogue », les « anges dans le ciel » …

Apollinaire fonde ainsi un nouveau lyrisme à la portée universelle qui n’est ni ancien ni
moderne mais traverse les âges, une langue poétique universelle.
Ex : « Cortège » : « Et le langage qu’ils inventaient en chemin/Je l’appris de leur bouche et je le parle
encore/Le cortège passait et j’y cherchais mon corps/Tous ceux qui survenaient et n’étaient pas
moi-même/Amenaient un à un les morceaux de moi-même/On me bâtit peu à peu comme on
élève une tour/Les peuples s’entassaient et je parus moi-même ».
Le poète bâtit telle une tour de Babel un langage unique qui rassemble les hommes.

3. En mobilisant de nombreuses références culturelles patrimoniales pour nourrir son


inspiration.
Les références aux mythes et à la religion qui se mêlent et se confondent parfois, dans un
élan mystique singulier.
Ex : La « Chanson du Mal-Aimé » nous permet de rencontrer le Phénix, Chanaan, Ulysse et
Sacontale, avant que le poète ne s’exclame : « Mon beau navire ô ma mémoire/Avons-nous assez
navigué ».
Ex : Merlin, Viviane, Morgane, des licornes et des sirènes (« Lul de Faltenin »), fées au fil du recueil.
Ex : la sorcière Lorelei dans Les Rhénanes (5ème de la section)

Des références intertextuelles à Baudelaire ou Verlaine par exemple.


Ex : « Automne malade » ou « Signe » (« Mon automne éternelle ô ma saison mentale ») // élégie de
Verlaine « Chanson d’automne », symbolique de la saison chez Baudelaire aussi dans « Chant
d’automne »
Ex : Allusion dans le « Roman du Mal-Aimé » à Rimbaud.

Paul Léautaud à propos d’Alcools : « C’est la poésie d’un homme à l’âme multiple, flottante,
vagabonde, pleine d’ingénuité aussi . » Lyrisme humanisme – Universalité – Syncrétisme – Liens
étroits avec la révolution picturale du cubisme.

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