Paul Louis Couchoud - L'enigme de Jésus

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PAUL-LOUIS COUCHOUD

L'Enigme de Jésus

PARIS
EXTRAIT DV MERCVRE DE FRANCE
1-111-M C MXXIII
PAUL-LOUIS COUCHOUD

L'Énigme de Jésus

PARIS
EXTRAIT DV MERCVRE DE FRANCE
1-III•MCMXX!Il
I

UN ERMITAGE AU JAPON

En 1912, au Japon, j'eus à répondre à une question


difficile. *
Je visitais, au printemps, les m01fastères bouddhiques
qui font à la ville de Kyôto une sainte couronne.C'est là,
entre les cerisiers légers et les vieilles mares où s'ouvrent
les lotus, dans lè silence des vieux temples de bois, que
le Japon mystique garde ses trésors d'art et de spiritua-
lité. On est accueilli partout avec cette effusion discrète
du cœur qui est la règle des bonzes. Un jour surtout je
sentis ce contact de sympathie humaine qui s'établit tout
d'un coup entre deux hommes inconnus l'un à l'autre.
Pourquoi, presque sans parole, au delà du monde sensi-
ble, perçoit-on un mystérieux accord ?
C'était au Shaka-do, un joli ermitage, près d'un fleuve
de montagne mince et clair. Les garçons et les filles âgés
de treize ans y viennent en pèlerinage le treizième jour
du troisième mois, pour demander au Bouddha la sagesse.
Le supérieur, grosse tête rasée, corps trapu, un peu
gauche dans la robe jaune, enfonça dans mes yeux un
regard candide et profond et me conduisit devant l'hon-
neur de son temple: une antîque statue de bois qui, avant
l'an mille, fut envoyée des Indes au Japon en signe de
communion de la foi. Elle fut sculptée, dit-on, pendant
que le Bouddha était au ciel pour prêcher à sa mère et
que ses disciples en larmes attendaient son retour. Le
-5-
roi Uten donna le bois de santal et le disciple Mokuren
de mémoire fit l'image. Quand le Bouddha redescendit
après une absence de quatre-vingt-dix jours, la statue
alla à sa rencontre, puis, montant les marches, entra avec
lui au saint lieu où les disciples étaient réunis dans la
joie.
Nos pensées plongèrent ensemble en un profond passé.
Ensuite, agenouillés près des bols de thé, nous dérou-
lâmes sur les nattes blondes les merveilleux rouleaux où
Kano Motonobu a peint, au xvll siècle, la légende entière
du Bouddha. Je me mis à songer à l'énigme du Bouddha.
Est-ce un homme qui a vécu ? Est-ce un personnage
mythique à qui la ffi et l'art ont donné vie ? Le beau
livre de Sénart me ferait pencher au second senti-
ment (1).
L'heure passa. Il restait des rouleaux en leurs bottes
légères. Dans un regard délicieux le moine me dit : « Ve-
nez demeurer chez nous une semaine ou deux. Nous
aurons le temps de tout voir lentement.>> Je promis de le
faire un jour. Comme fallais me lever, ses yeux cherchè-
rent par-dessus ma tête les terres étrangères d'où j'étais
venu. Il hésita un instant et, en retour de toutes mes
questions, il m'en posa une:<< Dites, qu'est-ce que Jésus?1>
Parce qu'en ce lieu de suavité nous étions là deux hom-
mes, lourds du passé de deux humanités qui ne se sont
pas connues, nous pensions aux deux maîtres invisibles
qui gouvernent nos deux races. En un éclair de pensée je
vis l'immense courbure de l'Occident, les États tempo-
rels de Jésus et la place qu'y tient l'idée de Jésus. Et par
contraste je sentiS le peu qu'on sa:it de Jésus, histori-
quement. Aussitôt un grand problème se découvrit à
moi.
Je répondis : « Les sentiments sont très opposés. Pour
les croyants, Jésus est un dêva, qui est mort et ressus-
(1) Essai sur la légende du Bouddha, 2• édit., Paris, 1882. Voyez aussi le char-
mant essai du marquis de la Mazelière, Moines et ascètes indiens, Paris, 1898.

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cité pour sauver l'humanité. Pour les incroyants, c'est
un juif mal connu, que les Romains ont mis à mort
parce qu'il se disait roi et annonçait la fin du monde.
Chacun affirme son opinion. Au sujet de Jésus il est
facile de croire, difficile de savoir. >>
« Comme pour le Bouddha ll, dit-il à mi-voix, du ton de
l'homme réfléchi et instruit, qui a soupesé la foi sécu-
laire.
Je me levai en disant: <<Je tâcherai de savoir ce qu'on
peut savoir. Quand je reviendrai, vous. me parlerez en-
core du Bouddha et je vous parlerai de Jésus. >>

J'écris pour vous, lointain ermite, et pour toi aussi,


qui que tu sois, qui, sans préjugé, sans passion, sans inté-
rêt, avec sérieux, courage et bonne foi, consens à exami-
ner le grand problème.
Ta ne dois l'aborder qu'après t'être éprouvé toi-même.
Je voudrais que tout étudiant de religion fit, comme
naguère à Montpellier le futur médecin, une sorte de ser-
ment d'Hippocrate :

Je jure, quelle que soit ma foi ou mon incrédulité, de n'en


tenir aucun compte dans ma recherche.
Je jure d'être désintéressé, de n'avoir en vue ni polé-
mique ni propagande . .·
Je jure d'être loyal, de ne rién omettre de ce que je ver-
rai, el de n'y rien ajouter, de ne rien atténuer, de ne rien
exagérer.
Je jure d'être respectueux, de ne parler en badinant d'au-
cune croyance d'autrefois ni d'aujourd'hui.
Je jure d'être courageux, de maintenir mon opinion
intrépidement contre toute croyance armée qui ne la suppor-
terait pas.
Et je jure d'y renoncer â l'instant devant une raison
solide que je trouverais ou qui me serait apportée.
II

LE MAITRE DE L'OCCIDENT

Qu'est-ce que Jésus? Une immensité, un point imper-


ceptible. L'antithèse est complète, selon qu'on le con-
sidère dans l'esprit des hommes ou dans la réalité histo-
rique.
Dans l'esprit des hommes, dans le monde idéal qui
existe sous les crânes, Jésus est incommensurable. Ses
proportions sont hors de comparaison ; son ordre de
grandeur est à peine concevable.
Si on recense par la pensée les millions, les centaines de
milli()ns,les milliards d'hommes chrétiens qui ont agi et
souffert, qui ont vécu, d'abord au pourtour de la Médi-
terranée, puis dans toute l'épaisseur de l'Europe, -ceux
qui vivent, qui couvrent l'Europe, l'Amérique, bordent
l'Afrique, l'Asie, l' Austràlasie, et si on cherche ce qui est
commun à tous ces hommes si divers de coutumes,· de
races, de langues, de nations et de sectes, on trouve que
c'est essentiellement une représentation mentale de la
, mort de Jésus.
Parmi ces fourmilières humaines qui ont grouillé sur
la terre noire avant d'y rentrer, il est peu de petites four-
mis qui aient porté un bagage notable d'idées et de con-
naissances. Mais il n'en est pas une qui n'ait su que Jésus
était mort pour elle, lui donnant à choisir entre une éter-
nité de bonheur et une· éternité de douleur. Ce savoir
transmis est celui qui pesa le plus sur le destin 'de cha-
cune, sans qu'elle ait bien mesuré dans l'espace ni dans le
temps sur combien d'autres destins il pesait de même.
Les fourmis qui vivent sur lamontagnenedistinguentpas
la montagne.
Ces têtes innombrables, si, en saéhant tout le reste,
elles avaient ignoré ce qui concerne Jésus, l'histoire eût
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été toute différente et la moitié de la planète· aurait un
autre aspect aujourd'hui.
En revenant du Japon par le chemin de fer de Sibé-
rie, chaque fois que je guettais dans les steppes un petit
groupement humain, il était indiqué par le clocher bul..
beux d'une église. Je pensais : cette église est là ~ur que
les hommes, les femmes et les enfants perdus dans cette
solitude s'assemblent et que devant eux la mortdeJésmr
soit cümmémorée et mystiquement renouvelée. A cet~
église une autre se reliait plus loin, puis (l'autres jusqu'à
la fin de la Sibérie et de là jusqu'à tous les bouts de l'Oc·
cident.
l!glises de tout galbe, les vastes et les étroites, les
belles et les communes, les antiques et les récentes, elles
se dressent en ordre serré sur tout le domaine planétaire
de Jésus. Il n'est si pauvre village de paysans, qui n'ait
la sienne. Partout c'est la maison du Maître, plus haute
et plus grande que les autres. C'est la bergerie où l'in·
visible berger ramasse et console une fraction de son
troupeau immense. Elle est souvent tout ce qui reste des
âges passés. Seules ses parois vieillies et ses dalles effa·
cées font la liaison entre les générations qui se rempla-
cent sans presque se connaître. L'église reste, Elle pro-
clame que sur le point essentielles générations disparues
ont senti de même. Elle· dit d'une voix forte qu'au cottrs
des siècles la grande affaire commune a été de s'assurer
la rédemption obt<>nue par la mort de Jésus.
Les croix des cimetières disent la même chose, mono-
tonement, invariablement, interminablement. Elles font
entendre la voix des individus, grêle et innombrable.
Chacune prend à son compte ce quel' église a déclaré pour
tous. Une à une, elles répondent: Amen! Chaque mort
brandit au-dessus de sa tombe le symbole de Jésus cru..
ci fié comme un rappel du pacte qui lui a promis l'immor·
talité. Qu'était-il, ce mort ? Sage ou fou, humble ou
puissant, qu'importe. ? On a planté par-dessus sa t~te
décomposée ce résumé de foi, comme la seule chose qui
compte. De sa pauvre existence; il reste cela d'essentiel.

L'histoire d'Occident depuis l'empire romain s'or-


donne autour d'un fait central, d'un fait générateur qui
est imaginaire : la représentation collective de Jésus et
de sa mol't rédemptrice. Le reste est sorti de là ou s'est
adapté à cela. Tout ce qui s'est fait en Occident pendant
quinze siècles s'est faità l'ombre gigantesque de la croix.
Jésus succède à César dans· l'empire du monde. Sa
face de majesté est frappée à la place de celle de l'empe-
reur sur les monnaies d'or de Byzance. En son nom est
tramm1is à Charlemagne le globe surmonté de la croix.
C'est lui qui donne toutes les couronnes. De Rome et de
Byzance il passe en despote aux sociétés du Moyen âge et
aux nations modernes. Tout pouvoir vient de lui et
retourne à lui. Il devient tel que l'avait vu le prophète de
l'Apocalypse: l'alpha et l'oméga, le premier et le dernier,
celui de la bouche de qui sort une épée acérée, qui tie.nt
les clefs de la mort et de l'Hadès, qui ouvre et nul ne fer-
me, qui ferme et nul n'ouvre.
Pour lui les hommes se sont aimés et se sont haïs, se
sont massacrés et secourus, ont connu les extrêmes de la·
passion et du sacrifice. Par lui ils ont été adoucis, for-
tifiés, consolés, exaltés, agités de toutes les manières.
Il est le mirage vers lequel se sont rués les escadrons fous
des Croisés. Il est l'amant mystérieux qui appelle au
fond des cloîtres la docile procession des vierges.
Pour lui on .a édifié Sainte:-Sophie, la cathédrale de
Chartres, la Somme de saint Thomas, les éthiques et les
métaphysiques. Toute pensée qui ne lui était pas dédiée
fut suspecte. De lui a dépendu le sort de la science, de la
beauté, de la raison. Il est une force intérieure que les
siècles n'ont pas épuisée, un vin capiteux dont l'ivresse
n'est pas tombée, une loi suprême devant quoi tout a
plié. U a fait tout croire, tout supporter, tout espérer,
- 10-
tout entreprendre, Il est la grande aventure qu'a courue
l'humanité.
'Aujourd'hui encore Jésus est la structure intime des
sociétés d'Occident. Avant d'être nées les âmes lui sont
promises. L'enfant, dès qu'il a respiré le jour, est baptisé
à son nom. Il entre déjà dans un spirituel édifice, un
~difice d'âmes, dont le plan est fortement arrêté. Il y
trouvera sa place. Il se tiendra agenouillé dans la nef ou
debout dans les bas-côtés, fervent ou indifférent, mais
il ne pourra pas s'évader. S'il ne sent pas l'enivrement il
sentira la contrainte. Même s'il devenait l'en~emi de
Jésus, il serait encore chez Jésus.
Que dire ? Dans la tête des hommes Jésus est infini-
ment grand. Il échappe à toutes les mesures usuelles de
l'histoire. Cent volumes n'achèveraient pas de le décrire;
Il n'y a pas d'événement aussi incalculable que celui qui
introduisit dans le monde la représentation de Jésus.

III
PLINE, TACITE, SUÉTONE.

Dans l'ordre des faits nus, Jésus est uninfinimentpetit.


L'histoire positive ne parvient pas à le saisir.
Quittons le Jésus de la foi. Oublions les âges chrétiens,
tout ce que Jésus est devenu dans le cœur des croyants.
Laissons. son îmage resplendissante. Cherchons l'origi-
nal, ce qu'il fut lui-même, effectivement, parmi les réa-
lités de son époque et de son pays.
Il s'agit maintenant d'une enquête précise, limitée.
Tout historien probe et exercé, qu'il soit croyant ou
incroyant, est en état de la conduire par les méthodes
ordinaires de l'investigation historique. Il lui suffit de
l'aborder librement, de la traiter franchement, pour elle-
même, en la détachant des conséquences qu'il peut lui
voir. Elle n'estni longue ni compliquée. Elle consiste en

-Il-
l'examen et la juste pesé~d'un petit nombre de données,
quelques-unes négatives.

Un homme_ aurait pu donner sur Jésus quelques ren-


seignements. Il ne l'a pas fait. C'est le Juif Flavius Josè-
. phe, auteur prolixe, bien informé sur ses compatriotes,
a
qu'il trahis comme soldat et servis comme écrivain
avec une égale adresse,le seul historien parvenu à nous
qui raconte en quelque détail ce qui se passa en Judée
pendant la première moitié du premier siècle. Il n'a pas
parlé de Jésus. Anciennement déjà le fait parut regret-
table et des mains chrétiennes ajoutèrent au texte de
Josèphe ce qu'on eût souhaité y lire (1).
Il fut à leur discrétion de le faire. Quand, après la
ruine de la nation juive, les Juifs se replièrent sur leur
Tora et leur Michna hébraïques, ils délaissèrent toute la
littérature juive de langue grecque. Ce furent les ch ré-·
tiens qui conservèrent dans leur Bible ce joli roman magi-
que de Tobie, composé en grec par quelque juif d' Alexan-
drie contemporain d'Apollonios de Rhodes, ou cette
Sagesse de Salomon q·ui, en voulant concilier Moïse et
Platon, les gâte l'un par l'autre.
Ils sauvèrent aussi des écrits de circonstance qu'on.
appelait des apocalypses, c'est-à~dire des révélations sur
les derniers jours qu'on supposait arrivés, pamphlets
dont le livre de Daniel avait donné Ie modèle, tels que les
Testaments des Douze Patriarches, les deux livres d'Hé-
noch, les deux apocalypses de Baruch, le Quatrième livre
d'Esdras. Ce ne fut pas sans en enrichir plusieurs d'addi-
tions chrétiennes. Quelquefois le supplément fut plus
important que le principal. L'Ascension d'Isaïe est mie
longue suite à un morceau d'hagiographie juive. La grande
Apocalypse de Jean est bâtie sur les mines encore vi;.
(1) Le passage sur Jésus (Antiq. XVIII, 63 'sq.) est uue interpolation évi·
dente, reconnue par les critiques les plus conservateurs. Voyez ·M.-J, La-
grange. Le Ml!3sicmisme chez les Juifs. Paris. 1909, p. 19.
sihles d'une apocalypsejuivedu temps de Néron (!).Flavius
Josèphet dans leurs mains, ne devait pas rester intact.
En deux de ses ouvrages il aurait pu ou dft parler de
Jésus. D'abord, au livre deuxième de la Guerre des Juifs,
qui, en quarante-quatre chapitres, expose les événe-
ments notables qui se passèrent en Judée depuis ~a mort
d'Hérode le Grand (an 4 avant notre ère) jusqu'à l'ex-
plosion de la révolte contre Rome (an 66), particulière-
ment les frictions qui se produisirent entre Juifs et Ro-
mains sous les procurateurs.
L'histoire de Jésus, telle que nous croyons la connaître,
aurait eu sa place marquée dans ce cadre. Nous avons le
texte grec de l'ouvrage qui, à croire l'auteur (2),fut copié
de la propre main de l'empereur Titus et publié par ordre
impérial. Nulle mention n'est faite de Jésus. Mais il a
existé une recension chrétienne, aujourd'hui perdue, qui
n'est plus connue que par une ancienne traduction en
russe archaïque. En huit endroits étaient ajoutés de
longs passages sur Jésus (3). Ils sont curieux et méritent
d'être étudiés à côté des évangiles apocryphes. Ils sont
imprégnés de théologie chrétienne et n'ont rien à faire
avec le récit de Josèphe.
Aux livres XVIII, XIX et XX de son Histoire ancienne
des Juifs, Josèphe reprend sur de nouveaux frais l'his-
toire de la Judée de Tibère à Néron. Là encore on attend
un mot sur Jésus. On est trop contenté. Cette fois la
recension chrétienne nous est seule parvenue. Au cha-
pitre troisième du livre XVIII sont racontées les avanies
que subirent les Juifs sous Tibère. C'est là, entre les
cruautés du procurateur Pontius Pilatus contre les Juifs
de Palestine et l'exil des Juifs de Rome ordonné par
(1) Voyez L'Apocalypse, traduction du poème avec introduction, Parts.Edi·
tions Bossard, 1922. - ·
(2) Vila, 65 - . -
(3) ils ont été publiés par A. Berendts, Zeugnisse vom Christentum tm sla·
vischen D. B. J. des Joseph us, Leipzig, 1906,et commentés, entre autres, par :E.
Schurer (Theol. Literatur>z., 1906, p. 262 sq.) et par A. GOethals (Mélanges
d'histoire du Christianisme. Bruxelles et Paris, 1909-1912).

- I3-
Tibère, qu'est inséré~, sans liaison avec le contexte, une
maladroite interpolation.
Voici comme elle se présente. L'auteur achève le récit
de la répression cruelle d'une émeute à Jérusalem .
. .. Assaillis sans armes par des hommes bien préparés, beau-
coup périrent sur place, les autres s'.enfuîrent blessés. Ainsi
finit l'émeute. ·
Et il vint vers ce temps Jésus, un homme sage, s'il faut toutefois
le dire un homme. Il fut auteur d'actes merveilleux, instructeur de
gens qui recevaient de bon cœur la vérité el il aliira be,aucoup de
juifs, beaucoup aussi du monde grec.Cé fut lui le Messie(o XPtO''tO'!;).
Quand, sur la dénonciation de ceux qui élàient les premiers
de chez nous, Pilatus l'eut condamné à la croix, ceux qui l'avaient
tout d'abord aimé ne cessèrent pas. Il leur apparut, quand fui le
troisième jour, de nouveau vivant. Et les prophètes divins avaient
prédit cela et dix mille autres merveilles sur lui. Aujourd'hui encore
subsiste la secte des Chrétiens (';(ptO''ttrtvoO nommés d'après lui.
Dans les mêmes temps un autre terrible coup frappait les
Juifs ...
Jamais pièce rapportée ne fut cousue de fil plus blanc.
La suite naturelle du récit va de l'émeute de Jérusalem,
si durement réprimée, à l'autre coup terrible qui frappe
les Juifs, qui est l'envoi en Sardaigne de quatre mille
Juifs romains. Ce qui est dit de Jésus est d'un autre ordre
d'idées.
Et il y transparait la foi chrétienne la plus ardente, la
phraséologie chrétienne la plus typique (1). Ce Jésus qui
n'est pas proprement un homme, qui est le Messie au
sens chrétien, qui est ressuscité le troisième jour selon les
~critures, c'est le Jésus de la foi. Et ces hommes qui
cherchent de plein cœur la vérité, qui, ayant aimé Jésus
aucemmencement, l'ont aimé jusqu'à la fin, ce sont les
chrétiens vus par eux-mêmes. Si Flavius Josèphe avait
écrit cela, il aurait été chrétien et aurait fait profession
publique de christianisme. Son œuvre entière serait
~(1) Voy~ l'exam~ détaiJlé dana K. Linek, De cmttquwimts veterum quae ad
Jesum Nœzartnum spectant be$timoniis, Giessen, 1913,-p. 19·30.

- r4-
autre qu'elle n'est.L'interpolation est candide et effron~
tée. ,
Elle était citée au Ive siècle par Eusèbe de Césarée (l).
Aucun apolog1ste antérieur ne parait l'avoir lue ni en
avoir eu vent. Origène, au me siècle,· concède que Josè-
phe, bien qu'il ne croie pas à Jésus comme Messie (2), ·
approche quelquefois de la vérité. Il dit cela à propos
d'une autre interpolation que nous ne lisons pas dans nos
exemplaires. Évidemment il ne lisait pas dans le sien
celle où Josèphe est censé confesser ha'!J.tement que :
c'est Jésus qui fut le Messie, en contradiction avec lui-
même qui dit ailleurs que le Messie, c'est Vespasien (3).
Dans nos exemplaires nous trouvons encore Jésus elit
le Messie mentionné indirectement au livre XX, chapitre
neuvième : (( Han an ... fit siéger le Sanhédrien et compa-
raître devant celui-ci le frère de Jésus dit le Messie, nom-
mé Jacob, et quelques autres ... >> Ici de nouveau se tra-
hit une annotation chrétienne. L'expression Jésus dit le
Messieest celle qui dansl'évangile selon Matthieu intro-
duit Jésus à la fin de sa prétendue généalogie (4). On ne
conçoit pas que Josèphe l'emploie ainsi~ sans avoir nulle
part présenté le personnage à qui s'applique ce nom
étonnant. L'expression frère de Jésus n'est autre que le
titre consacré de frère du M attre, sous lequel, depuis
Paul (5), ce Jacob était connu. des chrétiens. L'annota-
teur a voulu préciser pour les lecteurs chrétiens l'identité
du condamné de Hanan, en leur rappelant l'appellation
sous laquelle il leur était familier.
Flavius Josèphe n'a rien dit de Jésus. Notre meilleure
chance d'être informés est perdue. Assurément il ne faut
pas tirer de ce silence des conclusions excessives. Jésus
a fort bien pù exister sans que Josèphe ait écrit sur lui.
(1) Hlst. eccl., I, 11, Dem. evang., III, 5, 105.
(2) Contra Celsum, I, 47.
(3) De bell. jud., VI, 5, 4.
(4) 'l'flcrOï:i> ô Àey6p.evo> Xptcrt'6ç, Matth., I, 16,
(5) Gal., I, 19;- I Cor., IX, 5 ..

- 15-
Mais enfin le principal document historique est muet.
Un rival de Josèphe, comme militaire et comme histo-
rien, né au pays présumé de Jésus, Justus de Tibériade,
a écrit lui aussi une Guerre des Juifs et une Chronique
des Rois jllifs de Moïse à Agrippa II. Les deux ouvrages
sont perdus. Photios lisait encore le second au Ixe siècle
et s'étonnait de n'y rien trouver sur Jésus (1).
Le premier auteur non chrétien qui fasse allusion à
Jésus est Pline le Jeune, en l'an 111 ûu 112. Arrivé comme
legatus prQ praetore dans la province de Bithynie et de
Pont il la trouve infestée de chrétiens. Il écrit à leur
sujet à l'empereur Trajan. Dans sa lettre (2) il dit:
Ceux qui niaient être chrétiens ... si devant moi ils avaient
invoqué les dieux, adoré ton image ... et maudit le Messie ...
j'ai cru devoir les renvoyer... (Ceux qui ne l'étaient plus) ont
tous vénéré ton image et maudit le Messie. Mais ils affirmaient
que toute leur faute ou leur erreur n'avait été que de se réunir
à leur coutume à jour fixe, avant l'aube, et de chanter entre eux
· tour à tour une incantation (c-armen) au Messie comme à un dieu
(Christo quasi deo) .•.
Pline a senti clairement ce qui caractérise les chrétiens
et les rend dangereux. Ils traitent le Messie, qui n'était
avant eux qu'un personnage de la mythologie juive,
comn1e un dien de mystères grecs. Et ce dieu nouveau,
enté sur le vieux dieu jaloux des Juifs, est irréconciliable
avec lesdieu:xde l'empire et avec le divin empereur.Pour
lui seul ils psalmodient leur incantation nocturne. A
tout autre ils refusent l'encens et le vin.
Pline a surpris l'étonnante et redoutable croissance dÛ
culte du Messie. Il est un témoin de Jésus dieu, mais
non pas de Jésus personne historique.
Le nom du Messie figure encore deux fois dans la lit-
térature latine, chez deux amis de Pline le Jeune, Tacite
et Suétone.
(1) Bibltoth., cod. 33.
(2) Epist. 96. L'authenticité n'en est guère douteuse. Voyez K. Linck, De
«ntiquilsimis . . , p. 32-60. 1

- IÔ-
Dans les Annales de Tacite, cette histoire des premiers
Césars trop brillante, trop dramatique, trop faite, il y a
une ligne sur lui. C'est à propos de l'incendie de Rome
sous Néron, an livre XV, chapitre 44 : •
Néron supposa. des coupables qu'il condamna. à des peines
exquises. Ce furent ceux qui, haïs pour leurs infamies, étaient
appelés par le vulgaire Chrestiani. L'auteur de ce nom, le Messie
(Cl!ristus), avait été condamné au supplice, sous le gouverne-
ment de Tibère, par le procurateur Pontius ,Pilatus.
En ce peu de mots Tacite fait deux pointes. Ces gens
infâmes et odieux, le vulgaire les appelle chrestiani, qui
a l'air de venir du grec chresios et de signifier les Excel-
lents. Et le supplice est bien leur lot puisque leur chef,
Christus (Tacite rectifie l'étymologie), est un supplicié
d'autrefois.
D'où vient cette allusion au supplice du Messie ? Il
serait très hasardeux de croire que pour cette phrase dite
en passant Tacite se soit appuyé sur une pièce d'archi-
ves, lui qui n~a aucunement coutume de mettre en œuvre
des documents originaux (1).Il n'y a pas deraison de pen-
ser qu'il ait jamais existé dans les archives du cabinet des
empereurs (commentarii principis) de rapport du procura-
teur Pontius Pilatus sur le supplice de Christus. Et on sait
par Tacite que ces archives étaient secrètes et qu'au Sé-
nat lui-même l'empereur en refusa la consultation (2).
Faut-il supposer que Tacite se fonde sur un historien
romain antérieur, Pline l'Ancien ou Antonins Julian us,
qui, écrivant sur les Juifs et la guerre des Juifs, aurait
rapporté parmi les événements remontant à la procura-
tèle de Pontius Pilatus un fait omis par Josèphe et par
Justus de Tibériade ?
L'histoire perdue de Pline l'Ancien est soupçonnée
d'avoir été la source prin ci pale de Ta ci te et Pline l'Ancien
est allé, semble-t-il, en Judée. Il rappelle à Titus leur
(1) Ph. Fab!a, Les IIO!U'CU de Tacite, Paru, 1898, p. XIII.
(2) Hi1t., IV, 40.
I7-
camaraderie des camps (1) et, si une certaine inscrip-
tion d'Aradus se rapporte à lui (2),ilfutpendant la guerre
des .Juifs antépitropos, que Mommsen traduit sous-chef
d'état-major général. M. Antonins Julianus fut un des
grands chefs qui tinrent un conseil de guerre sous la pré-
sidence de Titus avant l'assaut du Temple (3) et il paraît
avoir écrit sur les Juifs, avec une haine martiale (4). L'un
ou l'autre de ces soldats lettrés avait-il relaté la mort du
Messie, comme ayant eu lieu une quarantaine d'années
avant la prise de Jérusalem ? Nous ne le saurons jamais.
Aucun apologiste chrétien n'en souille mot.
Il n'est pas besoin de le supposer. A l'époque où Tacite
écrivait les Annales, entre 115 et 117, il y avait tout au-
tour de lui, à Rome, beaucoup de chrétiens, et bien orga•
nisés, comme on en peut juger par la lettre de Clément
de Rome aux Corinthiens, écrite une vingtaine d'années
auparavant, et par le Pasteur d'Hermas. La légende
évangélique, telle que nous la lisons dans les évangiles
synoptiques, était fixée. Le nom du Messie supplicié était
lié indissolublement à celui du procurateur Pontius Pila-
tus. Si peu que Tacite ait pu savoir sur les chrétiens, il
n'a pu manquer de savoir cela.
Il est donc très probable qu'il fait simplement écho
à la croyance courante des chrétiens quand il donne l'ex-
plication de leur nom, en une phrase où, comme souvent,
il est plus soucieux d'un effet de style que d'une préci;;;ion
historique. Il serait téméraire d'affirmer que Tacite ap-
porte sur Jésus un témoignage indépendant (5).
La Vie des Césars de Suétone,publiée vers 121,contient
un curieux renseignement. Il se trouve dans la vie du
divin Claude au chapitre vingt-cinquième :
(1) Hist. nat. Praef., 3.
(2) C. 1. G. III, 4536. Mommsen-l'admet (Hermes, XIX, 1884, p. 644 sq.) ;
F. Munzer le conteste (Banner Jahrb. CIV, 1899, p. 106 sq.) •
. (3) FI. Josèphe, De bell. fud. VI, 4, 3.
(4) On l'identifie généralement avec Antonins Julianus cité par Mlnudus
Félix Octavlus, 33, 4.
(5) Voyez en ce s<:lns S. J. Case, The histortcllg of Jesus, Chicago, 1912,
p. 248.

- r8-
Les Juifs, à l'instigation de Chrestus faisant d'incessantes
bagarres (impulsore Chresto assidue tumultuantis), il les chassa
de Rome.
Cette petite phrase vient dans une liste sèche et bigar-
rée d'actes de Claude que l'honnête grammairien, secré:..
taire d'État, a dû prendre à Servilius Nonianus (1) ou à
quelque autre annaliste.
Qui est ce Chrestus ? Il est fort possible que ce soit un
agitateur inconnu. Le nom de Chrestus était commun
parmi les esclaves et les affranchis : il figùre plus de qua-
tre-vi11gts fois dans les inscriptions latines de Rome (2).
Mais il y .a des chances aussi pour que ce nom banal ait
été substitué à Christus à la faveur de l'homonymie (en
grec les deux noms se prononcent de même) et qu'il s'a-
gisse du Messie.
Les origines de la communauté chrétienne de Rome
sont profondément obscur~ Nous voyons par la lettre
de Paul aux Romains, écrite vers 55, qu'au début du
règne de Néron elle était déjà nombreuse et forte. Elle a
dû se former dans la juiverie romaine sous le règne de
Claude et naître au milieu de disputes enflammées sur le
Messie, les uns affirmant qu'il était déjà manifesté, les
autres le niant. Les disputes allèrent-elles jusqu'aux ba~
garres continuelles et la police impériale expulsa-t-elle
en bloc les tapageurs, en consignant subséquemment
dans son rapport que l'agitation était due à un nommé
Chrestus? Le livre des Actes nous montre un Juif,Aquila.
constructeur de baraques (crY:IJvo;.:;tbç), et sa femme, Pris-
cilla, chassés de Rome par l'édit de Clauck, installant à
Corinthe leur industrie foraine (3). Or ce ménage juif est
justement chrétien, c'est-à-dire partisan du Messie mani-
festé. Il avait pu s'échauffer et faire du tumulte impul-
sore Christo.
Si la correction du mot est juste et si le rapport de
(1) Voyez A. Macé, Essai sur Suétone, Paris, 1900, p. 368,
(2) La liste est donnée dans K. Linck, De anliquisslmi& . . , p. 106, n. 2.
(S) Acres, XVIII, 2-3.

- I9-
police que le texte de Suétone suppose a vraiment existé,
cet humble procès-verbal fautif se trouve être le plus
ancien document connu sur le christianisme. Il est plus
ancien que la plus ancienne lettre de Paul, qni fut écrite
de Corinthe, du chantier même d' Aquila où Paul, chassé
de Macédoine,. s'embaucha. En tout cas il ne se rapporte
pas à Jésus historique,maisà la représentation du Messie
dans les têtes, à l'Idée qui commençait déjà de boulever-
ser Rome et l'empire.
En passant, Pline le Jeune rèncontra le culte installé
du Messie, Tacite le trait le plus répété de sa légende,
Suétone une trace des premiers désordres soulevés autour
dé son image. C'est tout ce que les écrivains grecs et
latins ont à nous apprendre sur Jésus.
On s'attendrait àtrouvert:hez les Juifs, dans la mer du
Talmud, à travers l'inextricable et ondoyant fatras des
écrits rabbiniques, une tradition particulière sur Jésus.
On ne la trouve pas. Très peu d'allusions sont faites à
Jésus, aucune qui le montre connu de façon directe (1).
Le Jésus du Talmud n'est autre que celui des Évangiles
déformé, poussé au grotesque et à l'odieux. C'est une tri-
viale caricature faite lourdement sur le dessin d'autrui.
Certains rabbins agacés tournèrent en dérision et en
grief ce que les chrétiens disaient de Jésus. Leurs sarcas-
mes naïfs et leurs crédules inventions portèrent surtout
sur la naissance virginale, les miracles et la condamna-
tion au supplice.
Né de l'Esprit Saint? Allons donc l Sa mère, une coif-
feuse (2), avait eu pour amant un certain Pandira. Il
n'est pas fils ..de Dieu, il est Ben-Pandira. Ou, si vous ai-
mez mieux, sa mère était de race princière et elle se pros-
titua avec un charpentier. Thaumaturge ? Non pas !
Magicien qui rapporta d1 Égypte (réminiscence de Mat-
(1) Voyez R. Travers Herford,Christianity in Talmud and Mldtash,I.ondon;
1904, où sont données les références.
(2) Jeu de mot sur Marie Magdalaah (Madeleine) appelée megaddelah (coiffeu-
se) et confondue avec Marie mère de Jésus (Herford).

-20-
thieu) des secrets de sorcellerie. Il confondit les phari-
siens ? Dites qu'il se moqua des paroles des sages ! Il f~t
injustement condamné ? Très justement, au contraire,
par la haute cour de Lydda, comme apostat et séducteur l
On l'avait bien entendu et bien vu, car on avait caché des
témoins et pendu une lampe au-dessus de son visage.
Avant son exécution, pendant quarante jours, un héraut
demanda des témoignages en sa faveur et n'en recueillit
aucun. Assis à la droite de Dieu? Non, exclu du monde
à venir 1
A cause de l'inaptitude incroyable des rabbins à toute
chronologie, cet évangile retourné flotte, sans date arrê-
tée, de cent ans avant notre ère à cent ans après. Il n'est
pas attesté avant le me siècle. Les rabbins plus anciens
se gardaient d'en savoir si long. Au début du dialogue
que Justin imagine avoir eu lieu entre le rabbin Try-
phon et lui-même dans le xyste d'Éphèse, Tryphon dit
simplement : <<Vous suivez un vain on-dit ; vous vous
êtes façonné à vous-mêmes un Messie (1). )) Contre quoi
Justin entreprend de lui démontrer l'existence du Messie
Jésus. Il n'en appelle aucunement au témoignage de
l'histoire, mais seulement à celui du psalmiste et des pro-
phètes, des antiques livres saints.
Pas plus que les Romains ou les Grecs, les Juifs par
eux-mêmes n'ont rien su de Jésus historique. Ils ne lui
ont jamais donné son nom hébreu Y ehoshoua, comme ils
auraient fait pour un des leurs. Ils l'appellent toujours
de son nom grec Yeshou ('l'tlaoüç). C'est l'indice qu'ils ne
l'ont connu que par les livres chrétiens, rédigés en grec!

IV
MARC

Il nous faut donc tirer des chrétiens, nous aussi, toùte


(1) Dia!., VIII, 4.

- 2I-
notre connaissance de Jésus. Pour tracer une pure et sûre
histoire des faits, ce n'est pas une bonne position.
·Les chrétiens ne se sont jamais placés au point de vue
de l'historien critique. Ils ne le peuvent pas. Pour eux la
représentation des origines de la foi fait partie de la foi.
Ils conçoivent un Dieu incarné qui est venu sur terre
apporter le salut. A aucun moment les chrétiens ne se
··sont représenté Jésus comme un simple être humain.
Toujours la théologie s'est mêlée à leur vision de Jésus,
à tel point qu'on peut se demander si elle n'a pas fait la
vision tout entière. L'historien doit prendre garde à ne
pas transformer illicitement en un témoignage d'histoire
ce qui est le témoignage de la foi.
Il pourrait espérer du moins n'avoir plus l'embarras
de la pauvreté, mais celui de la richesse. A regarder de
près, il reste pauvre, de plus près,. très pauvre.
Si Jésus cnnsidéré comme Dieu a inspiré un océan
d'écriture qui dépasse de beaucoup la mer du Talmud,
Jésus conçu comme personne historique n'est l'objet que
d'un petit nombre d'écrits appelés évangiles parmi les-
quels les chrétiens eux-mêmes n'en ont retenu que quatre
comme autorisés. Ils n'appartiennent pas au premier âge
chrétien. Le plus ancien est postérieur d'une vingtaine
d'années aux lettres de Paul, dans lesquelles Jésus ne
fait aucunement figure de personnage d'histoire.
Un des quatre est la source principale des deux autres:
les évangiles selon Matthieu et selon Luc dépendent, pour
les faits racontés, de l'évangile selon Marc. Par rapport à
celui-ci, ils sont secondaires. Quant au dernier, l'évangile
selon Jean, il est le plus théologique de tous, et si visi-
blement que l'historien le plus complaisant est déconcerté.
L'énigme de Jésus se résume donc en cette question :
l'évangile selon Marc est-il un document d'histoire ?
Pour répondre il convient de déterminer d'abord ce
qu'il prétend être.
Il ne se donne pas pour une histoire, une chronique,
- 2.2-
un récit, une vie. Il s'intitule Bonne Nouvelle. L'auteur
met en tête : Commencement de la Bonne Nouvelle sur
Jésus Messie fils de Dieu. Aussitôt, sans plus de forme,
sans citer aucune source historique, il ouvre sa Bible,ou
plutôt son petit choix de citations bibliques, sur un texte
de Malachie, coté par erreur à Isaïe. Ce n'est guère la
façon d'un historien ordinaire. Une explication manque.
Le lecteur est censé connaître le sens de l'expression:
la Bonne Nouvelle, qui depuis longtemps déjà était
d'usage courant dans les assemblées chrétiennes.
C'est un mot mystique pour désigner une chose mys-
tique, la chose spécifiquement chrétienne. Il vient de la
Bible grecque. Il est tiré de deux passages d'Isaïe et d'un
passage de Joël, interprétés en un sens libre et nouveau.
En Isaïe, un peu avant le célèbre chapitre 53 sur les
souffrances du Serviteur de Dieu, le texte sur lequel les
chrétiens ont le plus médité, il y a ces mots poétiques :
« Qu'ils sont beaux sur les montagnes les pieds de ceux
qui donnent bonne nouvelle de bonheurs (1)! ))
Qui sont ces bons messagers? Nous! répond Paul, nous
qui annonçons le Messie Jésus (2). Et quelle est la bonne
nouvelle ? Précisément ce qui suit dans Isaïe : les souf-
frances expiatrices, la mort et la résurrection du Servi-
teur de Dieu, qui est le Messie Jésus. Dès qu'on a l'in-
telligence de ce qu'a voulu dire le prophète, on reçoit
la Bonne Nouvelle, on comprend que le monde a obtenu
sa délivrance et son salut.
Plus loin, au chapitre 61, le Serviteur de Dieu (Jésus
pour les chrétiens) dit lui-même :
Esprit de Dieu est sur moi, car il me fit Messie, n m'a envoyé
donner bonne nouvelle à des pauvres ... (3)
Cet endroit fait voir aux chrétiens que Jésus, le Ser-
(1) E:.lO'.yy<À '~op,évwY &y0'.6i., Is., LII, 7, cité d'après Paul, Roin., X, 15.
(2) .Rom., X, 15-16, où la bonne nouvelle d'Isaïe (qui est en réalité le retour
d'exil des Juifs) est,identifiée à l'évangile chrétien.
(3) ''R;œtcriv''p.a EÙO'."("(EÀtcrM60'.t rc'twxo\ç &rcscr'tO'.ÀlWI p.E, Is. LXI, 1, d'après
la Septante.
viteur, a été fait Messie, c'est-à-dire a reçu une onction,
une éminente fonction. Elle est de sauver le monde avant
de le juger. Elle est aussi de révéler à quelques-uns la
. Bonne Nouvelle de ce salut. Paul a l'orgueil d'avoir été
un ces pmwres qui ont reçu directement de Jésus la Bonne
Nouvelle:
La Bonne nouvelle dont je fis la bonne annonce n'est pas
selon homme. D'homme je ne la reçus, moi, ni fus instruit, mais
par apoealypse de Jésus Messie ! (1)
Enfin dans Joël grec, après un passage célèbre où est
prédit qu'aux derniers jours tout le monde prophétisera,
on lit:
Et reçoivent bonne nouvelle ceux que le Maître a d'avance
appelés (2).
Ainsi la Bonne Nouvelle est rejetée par les réprouvés,
accueillie par les élus. Elle n'est pas une information
vulgaire. Elle est une épreuve mystique, une efficace réa-
lité et, comme dit Paul, «force de Dieu pour sauver qui- /
conque a foi >> (3).
Ainsi entendue, la Bonne Nouvelle, appelée aussi le
Mystère (4), est partout, dans Paul, au premier plan. EUe
n'est pas un souvenir historique, ni une doctrine philo-
sophique, mais une révélation de Dieu. Elle n'est connue
que par des voies mystiques. Elle est « cette bonnè nou-
velle que Dieu promit par ses prophètes, en de saintes
écritures, concernant son Fils >> (5). Cachée au monde,
exprimée énigmatiquement dans les Écritures, elle a été
.complètement dévoilée à quelques-uns par spéciale apo-
calypse.
Dans les huit premiers chapitres de sa lettr<{ aux Ro-
mains, Paul expose comment il proclame, lui, la Bonne
Nouvelle. Avec. son lyrisme abondant et chaud, il mon-
(1) Gal. I, 11.
(2) Eùayyt),' ~op.êYOt o/J<; Kupw; 7tpocrxlÙ'I}'t'Gtt, Jol!l (Septante), II, 32.
(S) Rom., I, 16.
(4) I Cor., II, 2; Coloss. I, 26; II, 2; IV, 2.
(5) Rom., I, 2.
tre la colère de Dieu, le salùt par Jésus, ta paix avec Dieu,
la mort au péché, la mort à la Loi, la vie de l'esprit. Mais
en un passage sec et précis de la première aux Corin-
thiens (1) il résume comment la proclame tout le monde.
C'est un bref aperçu de la Bonne Nouvelle primitive.
Elle est très simple. Elle consiste en deux choses : une
interprétation nouvelle des Écritures par où l'on recon-
naît que le Messie mourut pour nos péchés, fut enseveli
et est ressuscité le troisième jour; une liste officielle des
personnes à qui il est apparu. Elle a deux sources : les
Écritures inspirées, les visions authentiques. Par les
deux voies c'est l'Esprit de Dieu qui la révèle.
AprèsPaul,le mot nouveau évangéliste entre dans le jar-
gon chrétien. L'évangéliste est un prophète spécialisé qui
a
excelle inculquer la Bonne Nouvelle,c'est-à-diretout ce
qui concerne Jésus. Ille fait par un don spirituel. Dans
l'Epitre aux Éphésiens les évangélistes sont cités après les
apôtres et les prophètes, dans la liste des inspirés (2).
Le livre des Actes nous présente Philippe, évange1isie,
flanqué de ses quatre filles, prophétesses (3). Nous le
voyons, dans l'exercice de son don, expliquer au grand
eunuque de la Kandaké, reine des Ethiopiens, le fameux
chapitre 53 d'Isaïe, pont-aux-ânes des néophytes, abrégé
du christianisme .. Et c'est un ange""qui lui a commandé
de se poster sur la route de Gaza:, au passage du char de
l'eunuque, et, après son victorieux commentaire, l'Esprit
de Jésus l'enlève et le transporte dans Azot (4), si bien
que nous soupçonnons que tout s'est passé dans une vi-
sion extatique. Le conte paraît être le résidu d'une
petite apocalypse qui mettait en drame le texte d'Isaïe :
«Que l'eunuque ne dise pas :je suis un bois sec!)) (5) et
celui du psaume 67 : « L'Ethiopie tendra la première sa
(1) I Cor., XV, 3-8.
(2) Bphes., IV, 11.
(3) Act., XXI, 8-9.
(4) Act., VIII, 26·40.
(5! Is., 56, 2.

-25-
main Al. Dieu )) (1). 'Également doué pourl'exégèse mys-
tique et la vision apocalyptique, Philippe est bien un
évangéliste accompli.
Marc aussi est un évangéliste. Il traite laBonne Nou-
velle comme il doit le faire, sur la base de l'exégèse admise
et dés visions approuvées.
Toutefois les textes sont sous-entendus, les visions
réduites à des épisodes. Il s'y mêle des anecdotes sim-
ples dont quelques-unes ont un grand air de vrai-
semblance et un récit de la mort de Jésus qui paraît
presque plausible. Devant· cet ouvrage indécis on
demeure perplexe, C'est u_ne Bonne Nouvelle qui prend
tournure d'historiographie. C'est une Apocalypse qui
paraît lestée de souvenirs réels. Qu'est-ce qui est ma-
tière historique? Qu'est-ce qui est vision, symbole ou
légende brodée surun texte notoire?Lacritique retourne
le problème. Ce petit livre, qui a l'air sans malice, est
le plus compliqué qui· soit.
Il se divise en deux parties qui, toutes deux, commen-
cent de la même manière, par une scène de vision (2). Une
voix du ciel se fait entendre qui d'un mot donne le sens
des scènes qui vont suivre. C'est le procédé usuel des apo-
calypses, où èiel et terre se brouillent et où des voix cé-
lestes nomment les êtres surnaturels qui sont présentés à
la vue.
Au début de la première partie Jésus est plongé par
Jean Baptistè dans le Jourdain.
Et tout de suite en remontant de l'eau il vit se déchirer les
cieux et l'Esprit comme une colombe descendre sur lui. Et une
voix sortit des cieux : Tu es toi, mon Fils chéri, en toi je me
complus (3).

Ainsi sommes-nous avertis que le personnage qui va


(1) Ps. 67 tgrec), J2.
{2) Ce point est mis en lumière par B. W. Bacon, Jesus and f'aul, London,
1921, p. 137-8. q

(3) Marc, I, 9-11.


agir sous nos yeux est le mystérieux Serviteur que chante
Isaïe. Cette petite scène apocalyptique est le rappel et la
première mise en drame des passages très connus :
Voici mon Serviteur que je préférai,
mon chéri en qui se complut mon dme :
je mettrai mon Esprit sur lui,
et en jùgement il appellera les peuples.
Il ne querellera ni clamera,
on n'entendra pas dans les rues sa voix.
Roseau froissé il ne cassera,
mèche qui fume il n'éteindra,
jusqu'à ce qu'il mène en victoire le Jugement
et en son nom des peuples espéreront (1).
- Esprit de Dieu est sur moi :
il me fit Messie pour donner bonne nouvelle à des
· [pauvres.]
Il m 1a envoyé proclamer délivrance à des captifs
et à des aveugles retour à la vue,
remettre des opprimés en liberté,
proclamer un an de grâce de Dieu (2).

Ces textes sacrés donnant le sujet, l'imagination chré-


tienne fait le tableau. L'esprit de Dieu est une colombe
parce que tel on se figurait qu'il avait plané sur l~s eaux
primordiales (3). L'onction du Messie est représentée par
le baptême, parce qu'au baptême le chrétien reçoitTEs-
prit. Jean Baptiste est là à cause du texte de Mala-
chie qui exige qu'Élie vienne en précurseur (4) et parce
que c'est Élie qui doit oindre le Messie (5). Or Jean
Baptiste est Élie lui-même (6), revenu avec son man-
teau de poil et son pagne de cuir. Il n'y a rien là qui soit
autre chose que de la théologie en .image.
·Les scènes suivantes montreront ce que peut le Fils
{1) Isaïe XLII, 1-4, cité d'après Matthieu XII, 18~21.
(2) Isaïe, LX, 1, cité d'après Luc, IV, 18-19. ·
(3) Genèse, I, 2. Voyez J. M. Lagrange: Evangile selon saint Marc. Paris 1911,
p. 12.
{4) Malacl!ie, III, 1, interpr.étépar IV, 5. Cè texte cité par Marc à sa première
ligne sert d'épigraphe et de base au récit du Baptême de Jésus.
(5) Croyance juive que Tryphon objecte à Justin (DiaZ. XLIX).
(6) Març, IX, 12.
chéri, investi de l'Esprit. Elles vont dérouler tout ce
qu'annonce le chant isaïen dont la voix céleste a entonné
le premier verset. Avant de juger les peuples victorieu-
sement, le Messie Fils de Dieu restera doux, effacé, secret,
S::l,ns querelle ni clameur, ménageant le roseau froissé et
le lin qui fume. Nous le verrons agir en sourdine, in petto,
faisant taire les démons bruyants qui le reconnaîtr,ont.
Il ne parlera pas dans les rues des villes, mais dans des
lieux déserts. Des païens espéreront en lui. Et pendant
un an de grâce il fera confidepce de la Bonne Nouvelle
à des pauvres, appellera des captifs à la liberté, guérira
des aveugles, délivrera des opprimés.
Ce thème un peu bizarre, imposé par les Écritures,
l'évangéliste pouvait le dév:elopper par les seules ressour-
ces de la vision apocalyptique. Sans être ravi jusqu'aux·
hauteurs sublimes où planent Paul et l'auteur de l'Apo-
calypse, il pouvait 'Composer une suite réussie de mys-
tiques poèmes tels que ceux qui composent le qua-
trième Évangile. Mais il manquait d'envolée, déplora-
blement. Son génie n'était ni sublime ni lyrique, plutôt
prosaïque et plat. Ses anges étaient .pédestres. Bonhomme
un peu perdu dans un genre trop haut pour lui, il s'en
est tiré non sans finesse. Il a introduit dans la Bonne
Nouvelle, non pas de l'histoire précisément, mais des
histoires,ce qu'Havait entendu conter des premiers temps
chrétiens. C'est ce qui fait la singularité et l'intérêt de
son poème manqué.
D'après une tradition éphésienne qui remonte au règne
de Trajan, Marc avait été le drogman de Pierre (qui
sans doute ne parlait qu'araméen) et il écrivit plus tard,
au hasard de la mémoire,mais sans omission ni invention,
ce qu'il avait entendudire par Pierre des oracles et mira-
cles du Messie (1). Cela est très vraisemblable, sauf qu'on
soupçonne les propos de Pierre d'avoir été corrigés sous
(1) Jean le Presbytre et Papi.as dans EW!èbe, Hist. eccl., III, 39, 15.

-28-
l'influence de Paul. Car si, dans l'évangile de Marc, Pierre
et les apôtres galiléens sont partout mis en scène, c'est
pour jouer le rôle de gens complètement inintelligents et
parfaitement pleutres, qui font un contraste complet
avec la figure idéale du Messie. Après tout, Pierre, que
nous ne connaissons pas, avait pu présenter les choses de
cette façon modeste et piquante.
Seulement ce qui étonne, c'est une étrange ressemblan-
ce entre certains faits racontés de Pierre lui-même dans
le livre des Actes et certains faits racontés de Jésus dans
l'Evangile de Marc.
A Lydda,
Pierre trouva un homme du nom d' Ainéas, couché depuis
huit ans sur un grabat, paralytique. Pierre lui dit : « Ainéas, Jésus
Messie te guérit !Lève-toi et étends ta couche toi-même 1» Aussi-
tôt il se leva. Tous les habitants de Lydda et du Saron le virent;
ils se convertirent au Maître (1).
A Capharnaüm,
on vint apporteràJésusunparalytiqueportéà quatre. Comme
on ne pouvait l'amener près de lui à cause de la foule, on défit
le toit et, creusant, on coula le grabat où le paralytique était
couché. Et Jésus ... dit au paralytique: «Je te dis, lève-toi, en-
lève ton grabat et va. chez toi 1» Il se leva et aussitôt, enlevant
le grabat, sortit au vu de tous, si bien que tout le monde était
hors de soi et glorifiait DieU: en disant: Nous n'avons jamais" rien
vu de pareil ! (2)
Ces deux grabataires semblent bien avoir le même.
grabat. Voici plus significatif encore.
Miracle de Pierre :
A Joppé, il y avait une femme disciple du nom de Tabitha
ce qui, traduit, veut dire Gazelle. Elle faisait en abondance bon-
nes œuvres et aumônes. Il arriva en ces jours que tombée malade .
elle mourut. Pour la laver on la mit dans une chambre haute.
Lydda. étant près de Joppé, les disciples, apprenant que Pierre
y était,lui envoyèrent deux hommes pour le supplier: Hâ.te4oi
(1) Actes, IX, 33·35.
(2) Marc, II, 3·4, 11-12.
de venir jusqu'à nous 1 Pierre se levant aila avec eux. Arrivé,
on le fit monter à la chambre. haute et il fut en présence de toutes
les veuves qui pleuraient et montraient robes et manteaux,
tout ce que fa,isait, quand elle était au milieu d'elle$, la Gazelle.
Les chassant totrtes, Pierre agenouillé pria et se tournant vers
le corps dit : Tabitha, lève-toi 1 Elle ouvrit ses yeux et voyant
Pierre se mit assise. En lui donnant la main il la mit debout.
Et appelant les saints et les veuves, il la présenta vivante. Ce
fut connu dans tout Joppé et beaucoup cru:rent au Maître (1).
Le tableau est joli. On voit l'assemblée des commères
faisant les louanges de la morte, les mirologia, comme on
les fait encore en _pays grec.
Miracle de Jésus :
Jésus était près dela mer. II arrive un des chefs de synagogue
ditnom de Jaïr, quî, le voyant, tombe à ses pieds et le supplie
avec beaucoup de. paroles, èn disant: «Ma jeune fille est à l'extré-
mité. Ah ! viens lui imposer les mains pour qu'elle soit sauvée
et qu'elle vive! »Jésus s'en alla avec lui ... On arrive chez le chef
de synagogue. :n •oit un vacarme, des gens qui pleurent et font
force hurlements. Il entre et leur dit : Pourquoi faites-vous du
vacarme et pleurez-vous ? L'enfant n'est pas morte, eUe dort 1
On se moquait de lui. Lui, les ayant tous chassés ... entre où
était l'enfant. Prenant la main de l'enfant, il lui dit : Talitha
koum, ~e qui signifie : jeune fille, je te dis, debout 1 Aussitôt la
jéune fille se leva et marchait (elle avait douze aus). On fut aus-
sitêt perdu de stupeur ... n dit de iui donner à manger (2).
Tabiiha koum, Talitha koum : on a l'impression qu'il
doit y_ avoir là deux versions parallèles d'un même fait
merveilleux qui avait beaucoup volé sur les lèvres
chrétiennes (3).
Que les mêmes faits soient attribués par le chroniqueur
à Pierre, par .l'evangéliste à Jésus, c'est très naturel dès
qu'on prend garde à la différence de leurs points de vue.
Pour le chroniqueur hagiographe, c'est Pierre en appa-
(1) Açtes, IX, 36-42.
(2) Marc, V, 21·24, 38-43.
(3) De même l'histoire du centurion dans Luc (VII, 2-10) et dans Matthieu
(VIII, 5-13) semble être une transposition de l'histoire du centurion dans les
Actes (chap. X).

--- 3o -
renee qui a guéri le paralytique et ressuscité li\ morte.
Mais Pierre a dit au paralytique :Jésus Messie tétga:m~
Et pour l'évangéliste qui voit les choses sur le plan stima.
turel, qui a la tâche de décrire les merveilles accomplies
par le Messie Fils de Dieu, c'est bien Jésus qui a dit :
Lève-toi ! au paralytique et à la jeune fille et a eu le pou- ·
voir de les faire se lever.
Pour introduire dans une Bonne Nouvelle les souvenirs
de Pierre, Marc devait les· transposer. Pierre lui-même
les av·ait peut-être déjà changés de plan. !I fallait parler
·en esprit. II fallait dire Jesus là où les charnels· disaient
Pierre. C'est jésus qui avait agi. Car Pierre par lui-mê-
me était bien incapable de faire aucun miracle, n'étant,.
comme les autres apôtres, qu'un lourdaud sans vertu.
Bien avant Marc, dans les lettres de Paul, Jésus est
l'Esprit qui meut les thaumaturges et les prophètes, qu!
parle et agit par eux et par tous ceux en qui il vit. Les
pouvoirs de guérisons, les productions· de miracles· sont
des énergies de l'Esprit, tout comme la prophétie, le pro-
pos de sagesse, le propos de science, le discernement des
esprits, le parler .en langues inintelligibles· (!),.Diverses
sont les inspirations, unique l'Inspiràtèur.
Paul distingue soigneusement le cas où il parle en
parole du MaUre, c'est-à-dire énonce en extase un"oracle
inspiré qui est oracle véritable de Jésus et celui où il
parle, lui, fion le MaUre (2). On ne peut rien entendre aux
premiers documents chrétiens tant qu'on n'a pas for-
tement. senti combien Jésus Esprit était une personn~
familière et vivante dans toutes les assemblées chrétien-
nes. Al! temps de Paul les manifestations de Jésus étaient
multiples et fréquentes. Au temps de Marc elles étaient
devenues rares et celles des premiers temps, racontées
à des auditoires nouveaux, se fixaient en légendes.
(1) I, Cor., XII, 8-10.
(2) I Cor., VII, 12 : Hyw ~yw o~x o Kôptoç, par opposition Àlyop..:v, ~v
Àoyq> Kupfou (1 Thess., IV, 15). '

- 3I-
Il est donc bien vrai que la première partie de la Bonne
Netùvelle de M~re peut avoir pour source de réels souve-
nirs. Mais iln'est,pas assuré qu'à l'origine ils ne se rappor-
taient pas à Jésus Esprit.
Le. dé9ut dé la seconde partie nous ramène en pleine
apocalypse. ·
1
Jésus prend Pierre, et aussi Jacob et Jean, et les conduit sur
u:n !,llont élevé,s~uls à l'écart. Il fut métamorphosé devant eux
e:t; s~ vêtements devinrent éclatants, extrêmement blancs, tels
que foulon sur terre ne peut blanchir ainsi. Elie avec Moïse
leur apparurent : ils conversaient avec Jésus. Pierre s'adresse
à Jésus : Rabbi, il fait bon être ici : nous ferons trois huttes, une
pour toi, une pour· Moise, une pour Elie. Il ne savait que dire,
effrayés qu'ils furent. n y eut un nuage qui les couvril d'ombre
et une voix sol;tit dq nuage: Celui-ci est mon Fils chéri, écoutezde 1
SQudain regardant alentour ils ne virent plus personne que Jésus
seul avec eux (1).

Voilà un beau type de vision mystique avec les impres-


sions brusques d'éblouissement et d'ombre, les profondes
pénétrations de bien-être ou d'effroi. Elle inaugure le
second chapitre de la Bonne Nouvelle, le plus spéciale-
ment chrétien, celui que Paul avait appelé le discours de
la croix.
Le Messie Fils de Dieu ne vient pas simplement, avec
Moise et Élie. habiter parmi les croyants, comme l'inin-
telligent Pierre le souhaite. Les Ecritures et la voix de
Dieu disent autre chose encore, qu'il faut accepter, si
dur que ce soit. Moïse et Elie n'apparaissent qu'un ins-
tant et s'évanouissent. Et le Messie doit mourir pour nos
péchés. Il a enseigné lui-même qu'il doit « souffrir~beau­
coup, être_ rejeté par les anciens, les premiers prêtres et
les scribes, être tué etaprès trois jours ressusciter >> (2).
La voix céleste ordonne de l'écouter et rappelle encore
(1) Marc, IX, 2-8.
(2) MCU'II, VIIl, Sl.

- 3a-
une fois qu'il est le Bien-Aimé mystérieux de qui Isaïe
a rapporté tout cela.
- Les souffrances, la mort et la résurrection du Messie
sont fondées principalement sur le chapitre 53 d'Isaïe, et
sur le psaume 21 des Septante. Zacharie,les psaumes 15,
40, 41, 117 ont ajouté quelques traits importants. Ces
textes hallucinants étaient probablement récités pen-
dant la commémoration liturgique de la mort du Messie
au Souper du Maître. Ils avaient été profondémentmédi-
tés et vus par tous les prophètes chrétiens..
On voyait le Messie acclamé dans Jérusalem : ((Dites' à
la fille de Sion : Voici ton roi qui vient à toi, doux, monté
sur un âne, sur un ânon, fils d'un baudet (1). >>On enten-
dait l'acclamation : « Hosanna ! Béni soit celui qui vient
au nom du Maitre ! (2) >> Le Temple était purifié selon
qu'il est dit : (( Il n'y aura plus de marchand dans la
maison du Maître souverain ce jour-là (3). »
Mais déjà ((la pierre était rejetée par les bâtissturs (4) ».
Trahi par un des siens, le Messie peut dire : « Celui qui
mange le pain avec moi lève le talon contre moi (5). ''
Tous l'abando-nnent au moment où il va être frappé : «Je
frapperai le berger et les moutons seront dispersés (6). »
Il gémit : « Mon âme est triste à mourir (7). >>
Le voici tél que le montre Isaïe : << Homme chargé de
coups, méprisé et compté pour rien ... transpercé pour nos
péchés, brisé pour nos crimes ... Tout maltraité qu'il est,
il n'ouvre pas la bouche (8). >>Sa mort a un mystérieux
rapport avec celle de l'agneau pascal, car « comme-
agneau il est mené à la tuerie (9) >>.Il est compté parmi
(1) Zacharie, rx, 9, cité d'après Matthieu, XXI, 5.
(2) Psaume 117 (grec), 25·26, cité d'après Matthieu, XXI, 9.
(3) Zacharie, XIV, 21.
(4) Psaume 117, 22, cité d'après Matthieu, XXI, 42.
(5) Psaume 40, 9, cité d'aprês Jean, XIII, 18,
(6) Zacharie, XIII, 7, cité d'après Marc, XIV, 27.
(7) Psaume 41, 6 et Jonas, IV, 9, cités rl'après Marc, XIV, 34.
(8) Isaïe, LIIJ, 3; 5, 7. '
(9) l!lid., 1.

-33-
les criminels (l).On relâche des malfaiteurs au prix de sa
mort (2).
Et voici son supplice que décrit le psaume 21. Il crie :
«Mon Dieu, mon Dieu, pourquoim'abandonnes-tU>J(3)?
On se partage ses vêtements, on jette sur eux le sort (4)~
Il est empalé ou plutôt crucifié, car il est <ctranspercé))(5),
« ses chairs sont percées de clous))(ô), « on lui creusa les
pieds et les mains ))(7).Tous ceux qui le voient se moquent
de lui et branlent la tête (8).
Mort, on lui donne le sép11;lcre d'un riche (9). On le
pleure:<< Ils regarderont celui qu'ils ont percé. Ils feront
le deuil sur lui, comme sur un bien-aimé ; ils souffriront
douleur comme pour un prèmier-né {10). )) Et après trois
jours, selon le signe de Jonas(ll),il ressuscite, car: <<Tu
n'abandonneras pas mon âme à l'Hadès, tu ne laisseras
pas ton Saint voir la pourriture (12). 11
Marc, dans sa seconde partie, n'a guère qu'à mettre en
narration touchante la matière fournie par les I!critures,
si riche déjà de sainte horreur, d'images dramatiques,
d'émotions et de sanglots. Il a peu besoin d'éléments de
renfort. L'exégèse imaginative suffit à peu près.
Mais, pour raccorder les deux parties de son I!vangile,
il doit amener à terre le drame de salut qui chez Paul
flottait encore dans l'intemporel des visions célestes,
dans de mystiques limbes sans frontière et sans âge. De
même qu'il a sublimé les souvenirs de Pierre en termes de
(1) Isa!e, 12.
{2) Ibid., 9 (grec).
(3) Psaume XXJ, 1, cité en araméen par Marc, XV, 34.
(4) Psaume XXI, 19, cité d'après Marc, XV, 24.
(5) !sale, Lili, 5 ; Zacharie, XII, 10.
(6) Psaume 118, verset 120, cité d'après1la Lettre de Barnabé, V, 13.
(7) Psaume XXI, 17 (grec). '
(8) Psaume XXI, 8, cité d'après Marc XV, 29.
(9) !sale, LIII, 9 (hébreu).
(10) Zacharie, XII, 10 (grec), cité d'après Jean, XIX, 37.
(11) Jonas,II, 1, cité par Mailllieu, XII, 40, visé par Marc, VIII, 31. Après
trois jours était devenu, dès Paul, le troisième jour (I Cor. XV, 4) probablement
pour accommoder l'Ecriture à l'usage liturgique et sous l'influence d'Osée, VI, 2.
• En deux jours il nous fera revivre, le troisième jour il nous relèvera. »
(12) Psaume XV, 10, cité d'après Actes, II, 27.

-34-
Bonne Nouvelle, il charge maintenant la Bonne Nouvelle
de circonstances de temps et de lieu. D'un bout à l'autre
un vague milieu historique est créé qui sert de lieu com-
mun à l'anecdote et à la théologie.
Le psaume deuxième révélait que les Princes se sont
ligués contre le Messie. Qui sont ces Princes ? Marc les
fait sortir de l'imprécision poétique et les nomme sans
hésiter: le tétrarque Hérode, qui avait fait tuer Jean
Baptiste, et Pontius Pilatus, dont les sévices contre les
Juifs étaient restés légendaires. On peut croire qu'il y
a là une innovation. Dans Paul, la mort ·du Messie était
un drame théologique dont tous les acteurs étaient sur-
naturels. Le Maître de la Gloire était crucifié par les Prin-
ces de cet Age-ci, c'est-à-dire par Satan et ses anges (1).
Sous le travesti historique, la seconde partie de la
Bonne Nouvelle conserve les grandes lignes fortement
tracées par les psaumes et les prophéties. Elle semble
même scandée sur la coupe des récitations rituelles. Dans
la division tranchée de la Passion jour par jour, quart de
veille par quart de veille, se sent l'influence d'une liturgie
avancée, d'une véritable Semaine Sainte (2).
Aux textes consacrés des anciens prophètes l' évangé-
liste joint, comme de droit, quelques visions des prophè-
tes nouveaux. L'Agonie de Gethsémani, que personne de
toute façon ne pouvait avoir rapportée, parait être le
résumé d'une vision intuitive fondée sur le texte : Mon
dme est triste à mourir. L'institution du Souper dll1Waî-
tre qui dans Paul est une vision accordée par le Maî-
tre lui-même (3) passe dans Marc à l'état de récit.
Il reste peu de place pour des échos historiques. Pour-
tant le procès d'Etienne devant le Sanhédrin paraît avoir
été transposé en procès de Jésus devant les mêmes juges.
(1) I Cor., II, 8. Le passage I Thess., 15-16, a tous les caractères d'une inter·
polation postérieure à la ruine de Jérusalem.
(2) La remarque est d'Alfred Loisy, dans son Cours au Collège de France sur
la Tradition évangélique (1920-21 ),
(3) I Cor. XI, 23-25 ('Eyc1 r.ocpÈÀctÔoy èmo -roîl Kupiou), Marc, XIV,22-24.

-35-
Pour le croyant c'est Jésus même qui en J!tienne avait
été poursuivi et condamné.
De faux témoins déposent contre Etienne :
Nous l'avons entendu dire que ce Jésus le Nazoréen détruira
ce lieu-ci (le Temple) (1).
De faux témoins déposent contre Jésus :
Nous l'avons entendu dire : Je détruirai ce Temple fait de
main d'homme (2).
Étienne,
rempli d'esprit saint, regardant le ciel vit la gloire de Dieu et
Jésus debout à la droite de Dieu et dit : Voici que je vois les
cieux ouverts et le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu 1
Criant à tue-tête, ils se bouchèrent les oreilles et se jetèrent tous
ensemble sur lui (3).
Jésus
dit au grand-prêtre: Je le suis (le Messie Fils de Dieu). Et vous.
verrez le Fils de l'homme assis à la droite de la Puissance et
venant avec les nuées du ciel! Alors le grand-prêtre déchira ses
habits ... Et tous le condamnèrent déclarant qt!'il avait mérité
la mort (4).
Un autre évangéliste mettra dans la.bouche de Jésus
sur la croix les deux paroles qui sont rapportées d'É-
tienne mourant : « Maître, reçois mon esprit 1- Maître,
ne leur compte pas ce péché! (5) >> J!tienne fut le premier
1< à porter en son corps, comme dlt Paul, la mise à mort
de Jésus)) (6). La mort d'Étienne fut le grand événement
tragique des premiers temps chrétiens. Elle a donné des .
traits à la mort mystique de Jésus. C'est peut~être au
procès d'Étienne que Pierre a renié .Jésus. Car, après la
condamnation d'Etienne, nous voyons les chrétiens hellé·
(1) Actes, VI, 13·14.
(2) Marc, XIV, 57·38.
(3) Actes, VI, 55-56,
(4) Marc, XIV, 62-64.
(5) Actes, VII, 59-60, Luc, XXIII, 46, 34.
(6) II Cor., IV, 10.

-36-
nistes violemment dispersés et Pierre et les apôtres
rester tranquillement à Jérusalem (1).
Concluons : l'évangile selon Marc n'est pas un docu-
ment d'histoire. C'est un commentaite libre et fabulé
des textes bibliques et des souvenirs spirituels où se
fondait la foi chrétienne. Il les présente d'une façon liée
et attachante, en usant des libertés traditionnelles de la
légende juive, de la haggada pieuse et inventive. S'il
entraîne un peu de matière historique, c'est de façon
secondaire et indirecte, en la transformant.
Son but n'est pas de fixer des points d'histoire, mais
d'exposer le mystère chrétien. Il nous fait voir com1nent
on l'exposait à Rome vers le temps de Domitien, de
même que l'Apocalypse montre la manière d'f:phèse vers
la même époque. Ces deux ouvrages, si différents d'as-
pect, ont même objet au fond, pareille méthode. Ce sont
des fruits de l'Esprit. L'auteur de l'Apocalypse est un
aristocrate altier, un puissant poète, un voyant d'enver-
gure :il a le grand coup d'aile. L'auteur de l'Évangile est
un catéchiste populaire, un courtaud sans style, essouf-
flé, borné, mais rond, ému, communicatif et qui sait
empaumer. Tous deux, selon leurs moyens, peignent,
comme ils le voient, le Maître Jésus, l'un en larges éclairs
comme un enthousiaste, l'autre en touches menues et
écrasées comme un réaliste. A l'un pas plus qu'à l'autre
il ne faut demander de l'humble et banale information
historique.
Les autres évangiles ne peuvent nous retenir long-
temps. En somme ils reprennent en sous-œuvre, rema-
nient et embellissent la Bonne Nouvelle de Marc.
Matthieu et Luc, pour les parties narratives, s'atta-
chent à Marc, chacun le cordgeant selon son tempéra-
ment littéraire. Les licences qu'ils prennent avec les faits
matériels montrent bien que dans une Bonne Nouvelle
les faits ne comptent pas, mais les vérités.
(1) Actes, VIII, 1.
Ils ajoutent à Marc, chacun à sa façon, une légende sur
la nais~ance du Messie. Ils exploitent des recueils d'ora-
cles et de paraboles négligés par Marc. Beaucoup de
ces paroles du Maître ont une très haute valeur reli-
gieuse et poétique. Mais pour quelques-unes on voit
clairement, pour toutes on peut penser que ce sont des
oracles de Jésus énoncés en esprit par les prophètes
chrétiens.
Le quatrième Evangile fait. voir comment on savait
refaire à Éphèse un grossier ouvrage romain. Il a toutes
les qualités qui manquent à Marc, de noblesse, de style,
de poésie et de grande manière. Il est le chef-d'œuvre du
genre dont Marc avait donné l'ébauche. Sa portée théo-
logique égale presque celle des lettres de PauL Mais la
théologie y est trop triomphante pour qu'on examine du
point de vue historique les changements qu'elle a exigés
dans le cadre et le contenu de Marc.
L'Évangile de Pierre n'est représenté que par un frag-
ment, dont la principale originalité est une vision toute
fantastique de la résurrection de Jésus (1).
Les évangiles judéo-chrétiens et celui des Égyptiens
ne sont connus que par des bribes incertaines (2). Les
Évangiles de l'Enfance sont de fades et tardifs petits
romans (3).
Nous avons passé en revue le dossier historique de
Jésus. Il ne contient pas une seule pièce qui satisfasse à
la critique~historique la moins rigoureuse. Tout examin~,
tout bien pesé, l'historien froid et grave doit conclure
par un procès-verbal de défaut.
Jésus est inconnu comme personnage historique. Il a
pu vivre, puisque des milliards d'hommes on~ vécu sans
laisser de trace certaine de leur vie. C'est une simple pos..
sibilité, à discuter comme telle.
(1) A. Lods, L'Evangile et l' Apocdlypse de Piei-re, Paris, 1893.
(2) J. Moffatt, Uncanonical Gospels (Diction. of Apost. Church, Edinburgh,
1915, I, p. 478-506) ; J.-M. Lagrange, L'Evangile selon les Hébreux (Revue
Biblique, 1922, n•• 2 et 3).
(3) Ch. Michel et P. Peeters,Evangilcs apocrypl!es, 2 vol., Paris, 1911 et 1914.

-38-
Il ne suffit pas de. dire, avec certains critiques : nous
ne savons rien de lui, sauf qu'il aexisté. Il faut dire coura·
geusement : nous ne savons rien de lui, ni s'il a existé.
Dans une recherche historique l'exactitude sévère per-
met seule de progresser. Or le document qui, en bonne
critique, prouverait positivement l'existence de Jésus
fait défaut.
Et voici l'énigme. Cet homme, dont l'existence même
est douteuse, comment a-t-on pu faire de lui le grand
Dieu de l'Occident ?
v
ERNEST RENAN, ALFRED LOISY

L'existence positive de Jésus est-elle prouvée par celle


du christianisme ?
Beaucoup d'historiens le pensent. Ils admettent que les
Évangiles, tout en n'étant pas de bons documents his-
toriques, sont utilisables encore et qu'après tout ils pré-
sentent les choses comme en gros elles se sont passées.
Ils trouvent que le début du mouvement chrétien ne se
peut expliquer que par l'action d'un homme de chair et
d'os qui aprèssa mortfut transporté dans la sphère de la
divinité. C'est l'opinion que Renan a rendue populaire
et superficiellement évidente. Pourtant, à regarder au
fond, je la crois insoutenable.
Il y a deux points à examiner : comment, en l'état
défectueux ou pour mieux dire défaillant des documents,
on peut reconstituer tout de même Jésus dans le plan
historique, et si le Jé5us de la conjecture se raccorde aisé-
ment aux premiers monuments certains du christia-
nisme.
Commençons par renvoyer, en le couronnant de lau-
riers et d'hyacinthes, l'harmonieux Silène .qui sur sa
syrinx divine a modulé la Vie de Jésus.
Savant averti, Ernest Renan avait déclaré qu'à grand
- 3g-
peine obtiel}t-on une page d'histoire sur le personnage
réel qui a porté le nom de Jésus (1). Mais dans la ca-
bane maronite de Qhazir, près de la sainte Byblos, le
démon du voyage et de l'art le tentant, sans peine i1 écri·
vit sur lui plus de quatre cents pages délicieuses.
Le principal défaut de cet élève de Saint-Sulpice est de
ne pas tenir un compte suffisant de la théologie. Il ne
veut pas voir que les évangiles ont un caractère profondé-
ment doctrinal et qu'ils dépendent étroitement du poème
théologique de Paul. Il lui plaît d'en faire de simples
légendes naïves comme certaines légendes de saints ou
comme les récits qu'auraient pu faire trois ou quatre
vieux soldats de l'empire se mettant chacun de leur côté
à écrire la vie de Napoléon avec leurs souvenirs.
L'un d'eux mettrait Wagram avant Marengo; l'autre écrirait
sans hésiter que Napoléon chassa des Tuileries le gouverne:tnent
de Robespierre ; un troisième omettrait des expéditions de la
plus haute importance. Mais une chose résulterait certainement
avec un haut degré de vérité de ces naïfs récits, c'est le caractère
du héros, l'impression qu'il faisait autour de lui (2).
Jésus devient donc le héros d'un récit tout nouveau,
d'un dernier évangile, où les éléments des premiers sont
recomposés par l'arbitraire souverain de l'art.
La vie de Mahomet a donné l'idée d'un progrès gradué
et intéressant dans les idées de Jésus (3). D'autres encore
que Mahomet sont venus prendre la pose quand le modèle
se dérobait. Le saint François d'Assise d'Ozanam a
prêté bien des traits au fin et joyeux moraliste du début.
Il a amené avec lui sa douce Ombrie, devenue une Galilée
vaporeuse (4). Lamennajs a posé le géant sombre de la
fin (5).
~(1) Article de la Liberté de Penser, cité.par P. Larroque. Opinion des déistes
rationalistes sur la vte de Jésus selon M. Renan, Paris,1863, p. 24.
(2) Vie de Jhus, 1re édit., 1863, p. XLIV•XLV.
(3) Ibid., p. L VII·LVIII.
(4) Ceci a été vu par G. Sorel, Le sysUme historique de Renan, Paris, 1905,
p. 230 sq.
(5) V te de Jésus, p. 326.

- 4o-
Sous son blanc burnous le Jésus de Renan est admi-
rablement au courant des questions morales et politi-
ques du xrxe sièèle. Il a beaucoup fréquenté les saint-
simoniens et Michelet, Quinet, Pierre Leroux, George
Sand, Alfred de Musset, tout ce monde-là. Il est de plain~
pied avec les milieux parisiens de 1863. C'est pourquoi il
a tant plu, et tant déplu.
Dén10crate, certes, humanitaire, homme de 48, mais
détaché du contact malsain des nécessités politiques,
fondateùr de la « grande doctrine de dédain transcen-
dant '' (1). Panthéiste avec élégance, hégélien, idéaliste
accompli. Ennemi des pr"êtres, apôtre du culte pur et dè
la religion dégagée de toute forme extérieure. Charmant
surtout, exquis, entouré de suffrages féminins, plein d'in-
différence supérieure, amateur cependant de commerces
délicats.Quand, apr:ès une longue attente, l'auteur tout
d'un coup dévoila son tableau, il n'y eut qu'une voix :
«Mais c'est M. Renan 1 >>
Réussite prodigieuse, échec éclatant, la Vie de Jésus
doit décourager à jamais ceux qui penseraient suppléer
par le génie au manque d'information.
Depuis Renan on a vu qu'il fa1lait renoncer à écdre
une vie de Jésus. Tous. les critiques s'accordent à recon-
naître que les matériaux manquent pour une telle entre-
prise (2). On a poursuivi sur les textes évangéliques un
travail d'analyse méthodique et colossal. En général
on a gardé la vue principale de Renan et du x1xe sîècle
que les évangiles constituent une pieuse légende embellie,
complétée, adaptée, mais se rapportant en fin de compte
à une personne réelle. Pourtant l'idée que Jésus est un
être tout surnaturel ou mythique a été proposée et appuyée
de raisons trop mèlées par Albert Kalthoff et Arthur

(1) Vie de Jésus, p. 119.


(2) P. Wemle, Die Quellen des Lebens Jesu, Halle, 1904, p. 82. -A.. Loisy,
Jésus el la tradition évangélique, Paris, 1910, p. 5.

- 4I-
Drews en Allemagne, John M. Robertson en Angleterre,
W. Benjamin Smith en Amérique (1)~
L'état présent de la critique évangélique me paraît
hien représenté par les travaux d'Alfred Loisy en France,
de R. Bultmann en Allemagne (2), de Vinc~nt Henry
Stanton en Angleterre (3), de Benjamin W. Bacon en
Amérique (4). Ces travaux, conduits par des méthodes
semblables. arrivent à des conclusions analogues. Parmi
les maîtres de la critique actuelle il est permis de prendre
pour type Alfred Loisy, qui ne le cède à aucun pour l'au-
torité que donnent le savoir et l'exactitude.
Tempérament d'apolçgiste équilibré par une humble
et fière soumission aux faits, esprit d'un merveilleux
aplomb, perpendiculaire comme on a dit (5), prudent et
fin, enjoué et nuancé, avançant par une impulsion ré-
gulière, sans cesse élargi et nouveau, Loisy est le régal
de l'intelligence. Je lui dois presque tout ce que je sais
et je lui dirais ma gratitude si je ne craignais d'être renié
par lui et rejeté au tas des mythologues dont il a horreur
et qui seuls lui font perdre sa bonne grâce presque tou-
jours sereine.
Il me fait penser à un essayeur qui ne cesse jamais
d'essayer ses monnaies, de polir sa pierre de touche et
de perfectionner sa balance. Depuis trente ans toutes les
péricopes de l'Evangile passent et repassent au trébuchet.
Bien des pièces qui avaient semblé d'abord d'un aloi
suffisant ont été ensuite écartées.
Dès 1903le quatrième Evàngile en entier a été déclaré
dépourvu de toute valeur historique; l'essai a été confir-
mé et complété en 1921 (6). Sans être allégorie pure
(1) Voyez Ch. Guignebert, Le problème de Jésus, Paris, 1911. A la bibliographie
donnée par l'auteur ajouter maintenant : J.-M. Robertson, The hislorical Jêsus,
London, 1916 ; A. Drews, Das Markus-Evangelium als Zeugnis gegen die
Geschichtlichkeit Jesu, Jena, 1921.
(2) Die Geschichte der synoplischen Tradition, Gottingen, 1921.
(3) The Gospels as hislorical documents, Cambridge, 1903, 1909 et 1911.
(4) The Fourth Gospel in research and debate, London, 1910. - Jesus and
Paul, London, 1921.
_ (5) M. d'Hulst dans A. Loisy, Choses passées, Parls,-1913, p. 137.
'(6) A. Loisy, Le quatrième Evangile, Paris, 1903; 2• édit. refondue, Parls,1921.
tout le livre est symbolique. ll n'est pas autre chose qu'u-
ne vision mystique : à travers les récits et les discours se
développe la manifestation du Logos, lumière .et vie.
L'auteur n'a jamais connu qu'un Christ liturgique, objet du
culte chrétien ... De ces fragments de biographie divine, aucune
impression de réalité ne se dégage (1).
Dans les Evangiles synoptiques l'alliage apparaît
à Loisy de plus en plus médiocre, la teneur en histoire de
plus en plus faible, la différence essenti~lle avec le q"ua-
trième Evangile de moins en moins marquée.
Voici comment il résume lui-même, avec nuance, les
résultats de son dernier essai.
La 'critique directe de la légende évangélique nous a fait voir
comment s'est construite l'épopée naïve, incohérente, candide-
ment hardie en ses fictions que sont nos quatre évangiles. Au
fond, quelques souvenirs assez maigres, arrangés dans la tradi-
tion, accommodés au style de l'Ancien Testament. Et puis, des
miracles ... dont le mieux qu'on puisse dire est qu'ils sont dans
le goût du temps et qu'ils ressemblent probablement à ceux
qui ont pu être attribués à Jésus de son vivant, ou mieux èncore
que la plupart, sinon tous, ont été compris en symboles concrets
de l'œuvre spirituelle accomplie par Jésus. Beaucoup d'incidents
conçus pour le relief du récit et surtout pour l'accomplissement
des prophéties ou bien dans un intérêt apologétique. Le tout
plus ou moins coordonné à la commémoration rituelle de l'épi-
phanie messianique et du salut réalisé par la mort du Christ(2).

L'historien aura pour besogne ardue d'extraire les


quelques souvenü·s assez maigres du grand fouillis et de
l'amas incohérent que forment les accommodations à
l'Ecriture, les symboles concrets, les fictions apologé-
tiques ou littéraires, les mythes rituels. Autant chercher
une lueur de minerai dans une gangue sombre. Autant
tirer quelques grains de mil d'un gros tas de graines mê-
lées. Qui ne se sentirait découragé, comme la pauvre
(1) Le quatrième Evangile, 2• édit., p. 56, 57.
(2) A. Loisy, De la méthode en histoire des religions, Rev. d'hist. et de litt.
rel!g., 1922, p. 35.

-43-
Psyché ? Il faudrait le secours de fourmis un peu fées.
·Suivons un moment Loisy aux prises avec la tâche de
Psyché. Voyons-le, par exemple, devant la première
partie de Marc (1). On est curieux de guetter l'endroit
précis où il prend la responsabilité, en sa conscience
de critique et d'historien, de dire : ceci est de l'histoire 1
LeBaptême de Jésus a-t-il une signification historique?
Elle est malaisée à préc1ser. Le plus clair est que Jésus, com~
me initiateur du mystère chrétien, est censé avoir reçu, lui pre-
mier, le baptême spirituel, le vrai'baptême que ses fidèles re-
çoivent après lui... ceci est le mythe de l'institution baptismale.
Il est clair aussi que Jean représente une secte apparentée à la
secte chrétienne, antérieure à cette dernière et dont celle-ci, en
quelque façon,procède. On a pris la précaution de faire proclamer
par Jean la supériorité du baptême chrétien et la mission trans-
cendante de Jésus: ceci est un mythe apologétique et polémique.
La Tentation ? Mythe certain.
L'appel des quatre pêcheurs et la journée à Caphar- ·
naüm ? .
on' peut y voir un rudiment de souvenir historique concernant
le commencement de l'activité manifestée en Galilée par Jésus.
Cependant la vocation des disciples y paraît déjà présentée
comme un acte souverain du Christ-Sauveur qui choisit ses
amis, donne mission à ses auxiliaires.
La guérison .du lépreux ? Miracle non localisé, symbo•
li que.
Le récit paraît avoir signifié symboliquement ce qu'on a mis
en termes exprès dans le récit suivant : la puissance de purifica-
tion, de justification qui appartient au Fils de l'homme, au
Christ de mystère. C'est donc un doublet mystique de la pre-
mière journée de Capharnaüm.

L'histoire du paralytique '!


On y a inséré tout un développement sur le pouvoir qu'a le
Fils de l'homme de remettre les péchés, ce qui donne à un mi-
(1) A. I,oisy, La légende de Jésus, Rev. d'hist. et de litt. relig., 1922, n• 3.

-44--
racle de guérison, conçu d'abord comme le fruit de la foi, le sens
mystique qui semble appartenir à la guérison du lépreux.
Les débats entre Jésus et les pharisiens ?
Ils font écho aux polémiques soutenues par le christianisme
naissant contre le judaïsme.
Jésus traité de fou par les siens ? .
Le fait peut n'être pas arrivé dans les conditions que l'on dit
et qui sont d'ailleurs insuffisamment indiquées, le récit n'en
donne pas moins une impression de réalité pour ce qui est de sa
signification générale.
Le choixdes Douze ?
Il anticipe dans la vie de .Jésus ce qui peut avoir été une ins-
titution de la première communauté. Toutefois la fiction est en
rapport avec une réalité : Jésus a recruté des disciples ... qui
ont été comme lui de grands exorcistes.Le christianisme est né
dans une atmosphère de lourd spiritisme.
Jésus apaisant Ja tempête ?'"c'est le pouvoir du Christ
.sur les éléments << en figure de son rôle salutaire et de
l'avenir chrétien)); Le possédé de G:érasa? C'est son pou-
voir sur les démons « en des conditions qui pourraient
symboliser la future conversion des païens)), L'hémorro:is-
se et la fùle de J aïr ? On y voit << le rôle du Sauveur qui
procure aux hommes par la foi le pardon et l'immortalité''·
Jésus qui n'est pas prophète en son pays ?
Bien que l'anecdote puisse symboliser l'incrédulité juive et
l'expliquer en quelque f~lÇon par une locution proverbiale, ce
qui est dit de la profession exercée par Jésus, de sa mère, de
ses frères et de ses sœurs donne quelque impression d'antiquité
et de réalité.
La première multiplication des pains ?
L'on est ici en plein mythe. è'est le premier mythe d'insti-
tution de la cène chrétienne.
L'exorcisme opéré à distanc'è sur la jeune fille païenne?
Il signifie que les nations devaient être sauvées par Jésus,
sans avoir été visitées par lui comme l'ont été les Juifs.
-45-
La guérison du sourd-muet ? Placée en terre païenne.
« elle éveille l'idée du salut des Gentils et le figure>>.- La
seconde multiplication des pains ? << Elle figure l'initia-
tion des Gentils au mystère chrétien. >>
La guérison de l'aveugle de Bethsaïde ? Dans son con-
texte << elle ne peut què figurer l'éducation progressive
des premiers disciples, leur adhésion à la fois et l'origine
de la communauté judéochrétienne, comme la guérison
du sourd-muet figure la conversion des Gentils et l'ori-
gine de l'église hellénochrétien11e >>.
Pierre déclarant : Tu es le Messie 1
On a pu se demander sf la déclaration n'anticipait point la
foi que les disciples auraient acquise seulement après la mort
de Jésus. Mais, .si Jésu.s a exi.sté, ses disciples n'ont guère pu le
croire, après sa mort, vivant et ressuscité que s'ils avaient cru
préalablement à sa mission messianique, bien que cette foi
ait dû se montrer discrète. ·
Restons là et demandons : En somme, dans la légende
entière de Jésus qu'y-a~t-il de consistant ? Loisy ré-
pond:
Rien dans les récits évangéliques n'a consistance de fait, si
ce n'est le crucifiement de Jésus par sentence de Ponce-Pilate
pour cause d'agitation messianique (1).
Sur ce point il a toujours maintenù une catégorique
affirtnation. Dans son autobiographie, chef-d'œuvre de
littérature intérieure, histoire sobre et dramatique d'une
conscience, il dit à la date de 1894 :
Je n'acceptais à la lettre aucun article du symbole, si ce n'est
que Jésus avait été crucifié sou.s Ponce Pilate (2).
En 1907 il écrivait :
Si Jésus n'a pas été condamné
f?
à mort comme Roi des Juifs

(1) La passion de Marduk, • Rev. d'hist et de litt. reli1. •• lt~, p. 297-8.


(:il) Chous passéu, p. 165.

-46-
c'est~à-dire comme Messie,sur son propre aveu, on peut tout
aussi bien soutenir qu'il n'a pas existé (1).
En 1910 il répétait :
Si ~e fait pouvait être révoqué en doute, on n'aurait plus mo·
tif d'affirmer l'existence de Jésus (2).
Ainsi Jésus ne s'accroche à l'histoire que par sa ~()n·
damnation. Il y tient par un fil.
Est-ce à dire que Loisy accepte pour h1storique le
récit de la Passion ? Loin de là ! Presque tous les inci-
dents du cycle de la passion
ne constituent pas une chah'le de souvenirs·, mais ont été dé·
duits de textes bibliques (3) ... On pourrait presque dire que la
passion a été construite sur le psaume XXII ... (4) Les faits sont
décrits pour leur valeur mystique, non selon leur développement
historique ... (5) De la relation du procès rien n'a consistance, si
ce n'est le grief de prétention à la royauté messianique (6).
Loisy tient le récit de la Passion pour mythologique
en grande part.
Les évangiles ne racontent pas la mort de Jésus ... ils exprl•
ment le mythe du salut réalisé par sa mort, perpétué en quelque
façon dans la cène chrétienne, intensivement commémoré et
renouvelé dans la fête pascale. Nul doute que le mythe chrétien
soit apparenté aux autres mythes de salut. Ce n'est point par
hasard que la résurrection du Christ au troisième jour après sa
mort sc trouve conforme au rituel des fêtes cl' Adonis. L'anecdote
de Barrabas, la sépulture par Joseph d' Arimathie,la découverte
du tombeau vide sont des fictions apologétiques. Le trait des
deux voleurs crucifiés avec Jésus· pourrait être dans le même
cas. Et rien ne s'oppose à ce que l'invention de ces traits ait
été facilitée ou suggérée de manière ou d'autre par les my-
thologies environnantes (7).
Mais le fait brut, le crucifiement de Jésus par sentence
de Ponce Pilate, cela demeure intangible. Malgré le
(1) Les Evangiles synoptiques, I, p. 212.
(2) Jésus et la tradition évangélique, p. 45.
(3) La légende de Jésus. Rev. d'bist. et de litt. rellg., 1922, p. 434.
(4) Ibid., p. 453.
(5) Ibid., p. 435.
(6) Ibid., p. 448.
(7) La passion de Marduk, Rev. d'hist. et de litt. relig., 1922, p. 297.

-47-
Psaume XXII, qui est mis dans''labouche même de Jésus
sur la croix et qui donne à l'imagination mystique un
thème suffisant du crucifiement, malgré la déclaration
expresse de Paul que Jésus a été crucifié par les Princi-
pautés célestes (Pilate tout de même n'est pas tel),Loisy
maintient hors de conteste le crucifiement de Jésus par
sentence de Pilate. Fortement assuré de ce fait historique
il ne craint pas, du fer àigu de sa critique, de retrancher
à peu près tout le reste.
J'imagine un bftcheron à cheval sur une grosse branche
et qui la coupe du côté du tronc A chaque éclat qui vole
on lui crie: Prenez garde! Elle cassera et vous tomberez!
Il répond avec un sourire très fin : N'ayez crainte !
Si peu que j'en laisserai, je saurai me tenir 1
A cheval sur la sentence de Pilate, rendue pour
cause d'agitation messianique, Loisy dans les évangiles
sauve uniquement ce qui peut cadrer avec l'action et la
doctrine d'un agitateur messianique. Par ce critérium
il statue ce qui donne une impression d'antiquité et de~
·réalité. Le reste est sabré.Il dégage ainsi un Jésus très
mince, très maigre, mais qui se tient, qui se comprend,
cohérent et historiquement· possible.
Si on réduit en termes d'histoire positive le Jésus des
critiques on obtient à peu près ceci :
Au cours de la période lourde qui s'étend de la dé-
position d'Archélaos à l'insurrection juive (6-66) il y eut
en Judée de petites révoltes avortées qui annonçaient
l'orage.Dans l'imagination juive l'expulsion desRomains
était liée à la fin du monde, c'est-à-dire à l'avènement de
Dieu et de son Messie. Flavius Josèphe nous fait connaître
trois agitateurs plus ou moins messianiques.
En 6 de notre ère, Juda le Galiléen essaya de s'opposer
au recensement ordonné par le légat P. Sulpicius Qui-
rinius et fonda le groupedesZélotesqui ne reconnaissaient
d'autre Maître que Dieu (1).
,(1) FI. Josèphe, Ant. Jud., XVI, 1, 6 ; Bell,jud., II, 8, 1.

-48-
Vers 44-46 le prophète Theudas, à la tête d'une màsse
de peuple, marcha vers le Jourdain et Jérusalem, an-
nonçant qu'à sa voix les eaux du Jourdain s'écarteraient.
Le procurateur Cuspius Fadus disperser le rassem-
blement par sa cavalerie. La prophète fut appor-
tée à Jérusalem (1).
Vers 52-58 un juif d'Egypte amelia une foule jusqu'au
Mont des Oliviers, promettant que les murs de Jérusalem
tomberaient à son commandement. Le procurateur Félix
sortit avec la garnison. Quatre cents fanatiques furent
tués,deux cents faits prisonniers; l'Egyptien disparut (2).
A ces trois il faudrait joindre un quatrième, omis par
Josèphe, reconstitué par Loisy. Vers 26-36, un paysan
galiléen,ouvrier de village,nommé Jésus, (<se mit à annon-
cer l'avènement de Dieu. Après un temps assez court
de prédication en Galilée, où il recruta seulement quel-
ques adhérents, H vint à Jérusalem pour 1a pâque et ne
réussit qu'à se faire condamner au supplice de la croix,
comme un agitateur vulgaire par le procurateur Pontius
Pilatus >> (3). Voilà ce qu'on sait de lui. Tout le reste a
été imaginé par la foi extraordinaire de ses disciples.
Ce Jésus-là a sur celui de Renan le grand avantage
de n'être pas un personnage idéal, une figure d'Ary
Scheffer, plafonnant hors de l'espace et du temps. Il est
un vrai juif de son époque. Il est strictement vraisem-
blable. Il entre dans une série suffisamment connue
d'émeutiers malheureux. Son aventure modeste et sans
relief eclaire, à côté d'autres plus frappantes, les origines
de la grande Insurrection. Il est d'une lignée de Juifs naïfs
. et chimériques. Il ajoute un nom au long martyrologe
de sa nation.
Si on v.a au fond des choses, on voit qu'il est simple-
ment vraisemblable. C'est beaucoup. Si Jésus a existé,
(1) Ant. jud., XX, 5.
(2) Bell. jud., II, 13, 5 ; Ani. jud., XX, 8, 6.
(3) A. Loisy, Les premières années du christianisme, Rev. d'hist. et de litt.
re\ig., 1920, p. 162.
-4g-
4
voilà comment il peut êtr{) conçu historiquement. Mais
ce n'est pas tout. Sur quoi repose'en fin de compte son
existence réelle ?
On ne peut pas dire que ce soit sur les textes. Les tex-
tes évangéliques ne se présentent pas comme documents
historiques. S'ils se présentaient comme tels, ils ne
pourraient pas être reçus. Jésus tracé sur le poncif de
Theudas et de l'Egyptien ne sort pas d'eux directe~
ment. Il leur est plutôt imposé. C'est parce qu'on a ce
patron dans l'esprit qu'on y choisit çà et là et qu'on
rehausse en valeur te}Je bribe qui, sans cela, serait consi~
dérée comme de même nature que les bribes voisines
et sujettes à la même interprétation.
En suprême analyse, Jésus historique est tiré d'une
induction. On le distingue mal, ou plutôt pas du tout,
dans la brume douteuse où il est perdu. Il est à la limite
de la vi&ibilité, ou, pour mieux dire, au delà. Mais on le
suppose, on le devine au fond du crépuscule. On le décrè-
te d'autorité, on le postule comme indispensable, parce
qu'il faut qu'un branle ait été donné au mouvement
chrétien.
Peu importe qu'il soit hors de la vue. Il a pu marquer
très peu. Nietzsche a dit de lui : «Un fondateur de religion
peut être insignifiant. Une allumette, rien de plus ! »
Loisy reprend le mot à son compte et dit en parlant des
pendables mythologues : << Nous avons mieux à faire que
de les réfuter. S'ils deviennent trop pressants, nous
leur demanderons simplement :où est l'allumette ? (1) »
C'est la dernière question. Il faut voir si le Jésus
historique dessiné en pointillé donne l'explication des
textes les plus anciens et s'il rend plus facile ou plus
difficile à comprendre le grand incendie chrétien.
(1) De la méU1. en hist. des relig., p. 36-37, 'Citant F~ )'lietzsche, Wille zur
Maehl, Aphor. 1'78.

-5o-
VI
PAUL

Les premiers témoins du christianisme sont les lettres


de Paul. Elles se détachent nettement à l'avant de tous
les monuments chrétiens, séparées des autres par un
franc intervalle. Les évangiles leur sont postérieurs d'une
vingtaine, d'une trentaine, d'une cinquantaine d'années.
Elles sont le promontoire le plus avancé où nous puis-
sions nous établir pour sonder le brouillard irisé qui déro~
be les preniiers temps de la foi. ·
En 51-52, Ti. Claudius étant imperalor pour la vingt-
sixième fois, avant d'être par sa mort, trois ans après,
le plus grand des dieux (1), le-frère de Sénèque, L. Junius
Annaeus Gallio, eut le proconsulat annuel d'Achaïe (2).
Sa résidence coloniale, l'Honneur de Jules, Colonia
Laus Julia Corinthus, était une ville neuve bâtie sur
les débris de l'illustre Corinthe, un champ de foire qui
avait succédé à Délos pour les grands échanges entre
l'Orient et l'Occident.
Un marché si actif demandait, à côté de grands en-
trepôts, beaucoup de constructions légères, de baraques
volantes, que montaient rapidement des Levantins ou
des Juifs. Parmi ces derniers se trouvait le ménage
Aquila et Priscilla qui avait été banni de Rome à la suitt>
des bagarres de Chrestus. Aquila, Priscilla surtout, te-
naient pour la Voie nouvelle, pour la doctrine du Messie
déjà _révélé. Ils firent accueil et donnèrent du travail
à un juif de Cilicie, grand propagateur de la même doc-
trine, qui venait d'être chassé de Macédoine, comme eux
l'avaient été de Rome (3).
L'embauché, Saül Paulus, c'est-à-dire Saül le Petit,
(1) C'est le titre qui est donné à Claude sur une inscription de Magnésie du
Méandre. (Kern, Die Inschriflen von 111agnesia am Meander, Berlin, 1900,
n• 157 b.)
(2) La date est donnée par une inscription de Delphes (E. Bourguet, De rebus
delphicls imperatoriae aetatis, Montpellier, 1905, p. 63-64). Voyez A. Deissmann
Paulus, Berlin, 1911, p. 159-176.
(3) Actes, XVII, 5-10, XVIII, 2-3.

-- 51 -
était un terrible petit homme, un esprit de feu dans un
corps d'avorton, un timide audacieux, un chétif or-
gueilleux, un faible qui brandissait une force divine, un
malade infatigable, un gueux qui conquérait le monde.
Satan le giflait, Jésus le réconfortait. Il était plus propre
à étonner et passionner un auditoire qu'à ficher une tente
ou dresser un auvent.
Au bout de quelque temps il fut rejoint par deux
autres chrétiens, Silas Silvanus et Timothéos. Ils appor-
taient des nouvelles du groupé de Thessalonique, fondé
par eux trois au cours d'une mission périlleuse qu'avait
payée libéralement le groupe de Philippes, qui compre-
nait une marchande de pourpre généreuse et zélée(l). Ils
apportaient aussi de l'argent de la bonne Macédoine (2).
Paul pouvait quitter tm peu le marteau et les cordes,
« être pris par la parole )) (3). Plein d'une noble joie, heu-
reux surtout de n'avoir pas éprouvé pour rien la peine
et les dangers, il se mit en esprit au milieu des Thessalo-
niciens qui croyaient à Dieu et au Messie. Il psalmodia
pour eux une lettre qui, comme ses autres lettres, était
une effusion de l'esprit, une instruction préparée et
rythmée, telle qu'il l'aurait prononcée s'il les avait eus
corporellement devant lui.
Cette lettre que Paul dicta, avec la cadence biblique,
en chantant un peu, nous l'avons. Elle est antérieure de
peu à l'année oùGallionfut proconsul d'Achaïe (51-52).
C'estle plus antique document où se liselenomde Jésus.
Après avoir quitté Corinthe, le nabot de génie envoya
plusieurs lettres du même genre aux saints de cette ville,
chez qui son influence était combattue par d'autres
propagandistes. D'Asie il écrivit aussi à ses chers Phi-
lippiens (4), aux Colossiens qu'il ne connaissait pas, aux
Galates qui menaçaient de lui échapper;
(1) Philipp., IV, Hl; Actes, XVI, 14-15.
(2) II Cor., XI, 9.
(3) Actes, XVIII, 5.
(4) .Je crois que les lettres écrites de prison ne se rapportent pas à la captivité
Enfin revenu à Corinthe, vers 54-55, il adressa un
modèle soigné de sa Bonne Nouvelle aux Romains, de
qui, sans être encore connu, il était déjà bien vu.
De l'examen des lettres de Paul dépend la réponse à
cette question : Jésus est-il un petit émeutier juif di-
vinisé ?
Dès l'adresse de la lettre aux Thessaloniciens le nom
de Jésus est proùoncé. Et c'est à côté de celui de Dieu :
Paulus, Silvanus et Timothéos à l'assemblée de Thessaloni-
ciens en le Dieu Père et le Maître Jésus Mct>sie ...
Dans la langue mystique de Paul être en Jésus, ou
en le Messie, ou en le Maître, c'est pratiquement la mê-
me chose qu'être en Dieu. Les Thessaloniciens sont en
Dieu et Jésus. Les Philippiens sont en Jésus (1) :le sens
est le même.
Cette étroite parenté entre Dieu et Jésus s'accuse un
peu plus loin d'une façon curieusement grammaticale :
Que lui, notre Dieu et Père et notre Maître Jésus,dirige notre
route vers vous '(2) !
Le pronom lui et le verbe dirige sont au singulier,
bien qu'ils se rapportent à la fois à Dieu et à Jésus. La
syntaxe ici trahit le fond de la pensée. Oui,sans doute,
Jésus est différent de Dieu : c'est un point à expliquer.
Mais si on parle vite et sans ambage, Jésus c'est Dieu
luj-mê:me. Jésus et Dieu ne font pas un pluriel.
Le tétragramme ineffable, Iahvé, a pour traduction
régulière dans la Septante : le Maître (Kyrios). Paul,
sans blasphème, appelle Jésus : le Maître. Il ouvre sa
Bible grecque, litquelque passage où il est parlé d'Iahvé
romaine de Paul, mais à l'emprisonnement qui dut précéder la condamnation
ad bestias à Ephèse- (I Cor., XV, 32).- Voyez M. Goguel, La date et le lie a de
composition de l'EpUre aux Philippiens, Rev. <l.e l'hist. des relig., 1912, H,
p. 330 sq.). Je considère comme pseudonymes la seconile lettre ~11< Tt,~,s·<l·v•\­
ciens, la lettre aux Eohésiens, les lettres à Titus et '' Ti noti1ée. saltf fil.. [!!,
12-15,et Il, Tim., 9-22.
(1) Philipp., I, h'
(2) I Thess., III, 11. (o:ÙcÔç, xo:·m18Ùvo:~).

-53-
et, le plus naturellement du monde, l'applique à Jésus.
Nous en avons tout de suite un exemple. Zachbrie
(XIV,5) prédit le jour d'Iahvé : << Le Maître mon Dieu
viendra et tous ses saints avec lui. >>Paul annonce aux
Thessaloniciens << l'apparition de notre Maître Jésus
avec tous ses saints >l (1). Zacharie dit Iahvé, Paul dit
Jésus et pense dire la même chose.
Voilà ce que nous apprend sur Jésus le plus vieux
document qui nous parle de lui. Nous sommes à une dis~
tance infinie du Jésus des critiques.
Dans ses autres lettres Paul accommode l'Ecriture
de la même façon. Il lit en Joël (II, 32) :
Quiconque invoquera le nom du Maître sera sauvé.
Il s'agit d'Iahvé. Il cite: il s'agit de Jésus (2).
Il ouvre Isaïe (45, 23) :
Je snis Dieu ... devant moi fléchira tout genou, toute langue
confessera Dieu. ·
Il .traduit :
Qu'au nom de Jésus tout ·genou fléchisse ... que toute lan-
gue confesse que Maître est Jésus Messie (3) 1
Qu'est donc Jésus pour que tous les genoux fléchissent
devant lui comme devant Iahvé ? Aux Colossiens Paul
le dit : Jésus est :
l'Image de l'invisible Dieu, Premie:~;-né de toute créature.
Au moyen de lui tout fut créé aux cieux et sur la terre, les êtres
visibles et les invisibles, Trônes, Maîtres, Princes, Pouvoirs.
Tout grâce à lui et pour lui est créé. Lui, il est avant tout et
tout par lui reste maintenu ... En lui Dieu se plut à résider en
sa Plénitude entière (4).
Il n'est pas question d'exposer ici la théologie de
Paul. Le peu que nous savons déjà suffit. Il saute aux
(1) I Thess., III, 13.
(2) Rom., X, 13.
(3) Philipp., II, 10-11.
(4) Coloss., I, 15-17, 19.

-54-
yeux que Jésus est l'émanation visible d'Iahvé. Il est
Fils de Dieu au sens où l'on dirait : l'éclat visible du
soleil est fils d'un soleil transcendant, inaccessible aux
sens. Chaque fois que Dieu se manifesta visiblement,
comme au cours des six jours de la Création, c'est Jésus
qui fit l'œuvre.
Si l'on revient maintenant au paysan galiléen, à l'émeu~
tier de Jérusalem, comment n'être pas abattu en mesu-
rant l'étape qu'il aurait eue à franchir, avant les lettres
de Paul, pour faire une telle effraction dans la Divinité ?
Les impossibilités surgissent de partout.
Certes, des hommes étaient déifiés. Pendant que Paul
était à Ephèse, un grand dieu y arriva: le pauvre Claude
qui, par les bons soins d'Agrippine, avait été métamor-
phosé' en dieu pour les loyales provinces, en courge pour
Sénèque et ceux qui l'avaient connu de près. Claude était
divin ainsi que l'avaient été les successeurs d'Alexandre
et Alexandre lui-même, à l'imitation des rois perses et
des pharaons. Il était le moderne héritier des rois pri-
mitifs, prêtres et dieux.
Des hommes divins circulaient par l'Asie, quelquefois
au danger des bourses. Pour de bonnes âmes Apollonios
de Tyane était un dieu, comme devaient l'être plus tard
Alexandre d' Abonotichos qui faisait parler un serpent (1),
Aristaios de Proconnèse qui disparaissait aux yeux et se
faisait voir ensuite en maints endroits, Hermotimos de
Clazomène dont l'âme s'échappait du corps, Cléoménos
d'Astypalée qui, entré dans un coffre, n'y fut plus re-
trouvé (2) Dans plusieurs cantons de l'empire déifier
un particulier était chose faisable.
Mais dans une nation au moins la chose était impossi-
ble : c'est chez les Juifs. Ils adoraient Iahvé, l'unique
Dieu, le Dieu transcendant, de qui on ne traçait pas la
(1) Lucien, Alexandre ou le faux prophète. Voyez F. Cumont, Alexandre
d' Abonotichos, Bruxelles, 1887 ; E. Babelon, Méla'nges ·numismatiques, 3• série,
Paris, 1900, p. 270-304.
(2) Celse, dans Origène, Conti'. Cels., III, 26-33.

-55-
figure, de qui on ne prononçait pas le nom, qui était
séparé par des abîmes d'abîmes de toute créature. Asso-
cier à Iahvé un homme quel qu'il fût, était le sacrilège,
l'abomination suprêmes. Les Juifs honoraient l'empereur,
mais ils se faisaient hacher à mort plutôt que d'avouer
du bout des lèvres que l'empereur fût un dieu. Ils se
seraient fait hacher aussi bien s'il avait fallu le dire de
Moïse lui-même.
Comment soutenir qu'un juif de Cilicie, pharisien
d'éducation, parlant d'un juif de Galilée, son contempo-
rain, a pu employer sans frémir les textes sacrés où Iahvé
est nommé? Il faudrait ne rien savoir d'un juif, ou tout
oublier.
Est-ce d'un artisan comme lui que Paul a dit : Qui-
conque invoquera son 1wn1 sera sauvé ou : Tout genou
fléchira devant lui quand l'Ecriture le dit de Dieu ?. Ce
constructeur de baraques a-t-il attribué à un char-
pentier de village l'œuvre des six jours, la création
de la lumière et des eaux, du soleil et de la lune, des
animaux et de l'homme, dés ., Trônes, des Maîtres, des
Princes et des Pouvoirs, des anges et de Satan ?
Il est assez vain de supposer avec W. Bousset (1) les
révolulionsde la foi par cela aurait pu se faire.
Il est peu utile de discuter s'il vaut mieux que Jésus se
soit déclaré Messie de son vivant ou ait plutôt été cru
Messie après sa mort. Toutes les échelles sont trop cour-
tes pour atteindre Iahvé dans son réduit inaccessible.
Il n'y a pas lieu non plus de verser au débat les pré-
tendus discours de Pierre, fictions de rhétorique dont un
rédacteur tardif a orné le livre des Actes (2). Ce sont les
lettres de Paul qui dominent la question. La question
est celle-ci : par quel procédé un homme aurait-il été
rendu l'égal ou l'équivalent d'Iahvé.
Les critiques ont pris la peine de nous faire un Jésus
(1) Kyrios Christos, Goettlngen, 1918.
(2) Voyez A. Loisy, Les Actes des Ap6tres, Paris, 1920.

-56-
historiquement vraisemblable. Mais ils ne se sont pas
avisés que plus ils faisaient vraisemblable Jésus, plus
ils rendaient Paul invraisemblable. Si bien qu'il faut
choisir entre Paul et leur Jésus. Mais nous saisissons
Paul et leur Jésus est finalement une hypothèse.
Il est à. craindre que le Jésus prétendu historique,
manant qui se serait dit roi, naïf aventurie:c. qui aurait
marché sur Jérusalem pour s'en emparer au nom de Dieu,
protestataire impuissant, rebelle sans armes, Messie
· manqué, reste à la porte de l'histoire. Ses titres ne sont
pas en règle. Sur ses papiers d'identité qui sont divins
le mot homme a été surchargéfrauduleusement. On doit
le congédier sans hésitation; car il ne peut servir à rien.
Ses épaules sont trop fragiles pour porter l'édifwe chré-
tien.
Le sentiment, certes, n'a rien à voir dans une question
d'histoire. Si manifestement le christianisme était la
déification d'un homme, il faudrait le prendre comme
tel, si rebutante ou désolante que pût paraître une telle
aberration du sentiment religieux. Mais les faits s'y
opposent. Le christianisme n'est pas la déification d'un
honnne. C'est lui au contraire qui rend si étrangères à
notre esprit les apothéoses qui semblaient naturelles à
l'antiquité.
La nouveauté religieuse que Paul a propagée « depuis
Jérusalem, en cercle, jusqu'à l'Illyrie >l (1), ce n'est pas
le culte d'un homme. Il n'eût pas été très écouté. Un
mort divinisé, si grand soit-il, n'est pas J'}ropre à intéresser
violemment ceux qui ne sont pas ses congénères. Détaché
de son groupe d'origine, il est vite dépaysé et perd son
prestige.
Ce que le gnôme de feu proclamait à Philippes, dans
l'arrière-boutique de la bonne Lydia, chez Jason à Thes-
salonique, chez Justus à Corinthe, dans la schola de Ty-
rannos à Ephèse, c'était le strict mono-théisme d'Israël.
(1) Rom., XV, 19.
Mais ille prêchait .d'une façon inouïe et passionnante, en
le M attre Jésus. Il connaissait une nouvelle œuvre
d'Iahvé, l'œuvre du salut universel, et une face nouvelle
d'Iahvé, bénigne, douloureuse et humaine. Cette face
nouvelle, on l'appelait Jésus, 1ahvé qui sauve, Celui qui
sauve (1).
Jamais Paul ne fit appel à un rapport historique.
L'existence de Jésusn'est pas rapportée, elle est révélée.
Elle a pour garant les saints écrits et l'expérience mys-
tique, la lettre et l'esprit. Il n'es;t besoin de rien de plus.
Elle a des témoins suffisants :David, Isaïe, Daniel. Mais
Dieu ne s'est pas contenté de faire parler les prophètes.
Il a montré ce Fils et sa ra-dieuse gloire à quelques per-
sonnes qu'on nommeet dont Paul,cet avorton,fait partie.
Et comment douter de ces visions quand on voitl'effu-
sion de dons et de miraçles qui dans toutes les assem-
blées prouvent sa présence et sa force ?
Selon toute apparence Paul ne différait des autres
prédicateurs de Jésus que par l'éclatante ampleur du
don prophétique et la profondeur du génie mystique. Sur
les deux bases de la foi : description sommaire de Jésus
d'après les Ecritures et catalogue des visions, les pre-
miers apôtres et lui étaient complètement d'aécord. Il
y a tout lieu de penser que Jésus a été dès l'origine ce que
nous le voyons dans les textes les plus anciens : une
forme nouvelle du vieux Dieu d'Israël, Iahvé en Messie.
C'est à Paul qu'il faut demander la plus sûre informa-
tion sur le début-de la foi. Le christianisme existait à
l'état latent du moment qu'on réunissait dans la même
figure et sous le même nom Iahvé lui-même en certains
de ses aspects, le Fils de l'homme de Daniel, le Messie
des Psaumes, le Serviteur de Dieu d'Isaïe et qu'on avait
ainsi la notion complexe d'un Fils de Dieu mort et res~
(1) '17Jaou, opt~<J.u.avo,. I T,hess. I, 10 (Voyez J. M. Vosté, Commentarius in
Bptstolas ad Thessalonienses, Rome, 1917, p. 17). Comparez Matth., I, 21 :
'l7Jaouç Gt,J.r), y?!.p awast

-58-
suscité, qui devait juger le monde. Mais il a surgi et
commencé vraiment le jour où ce personnage resplen·
dissant, né en pleine Ecriture, appar}.lt à quelqu'un. Cet
homme, le premier qui vii Jésus, Paul l'a nommé (1).
C'est Képha Pétros, Pierre. De 1a vision de Pierre date
le christianisme. Puisqu'il faut une allumette, la voilà.
La vision de Pierre se reproduisit pour douze person-
nes, puis pour cinq cents, puis pour un notable de Jérusa-
lem, Jacob, puis pour tous ceux qui furent appelés
envoyés du Messie, enfin pour Paul le· nabot. La foi
chrétienne eut un développement régulier. Son histoire
se débrouille et s'éclaire dès qu'on a bien perçu ce fait
primordial : Jésus n'est pas un homme progressivement
divinisé, mais un Dieu progressivement humanisé.
Son histoire humaine n'est pas primitive. Pierre et
Paul ont vu un Dieu. Après Paul seulement on a donné
à ce Dieu un masque humai!l, un semblant d'état civil,
et on l'a inséré indûment dans l'histoire. Jésus n'a pas eu
à devenir Dieu. II n'a eu qu'à rester Dieu sous sa défroque
trompeuse.
Il n'est pas un fondateur religieux mais un Dieu nou-
veau. II n'est pas l'initiateur de la foi, sauf dans le sens
mystique. Il n'est pas le promoteur d'un culte, mais
l'objet de ce culte. Il n'est pas le prédicateur mais bien
le Dieu prêché. Il n'est pas Mahomet, il est Allah.

VII
JÉSUS

Jésus appartient à l'histoire par son nom et son culte


mais il n'est pas un personnage historique. Il ~st un être
divin dont la connaissance a été lentement élaborée par
· la conscience chrétienne. Il a été enfanté dans la foi, dans
(1) I Cor., XV, 11.
(1) I Cor., XV, 5.

- 5g -~·
l'espoir et dans l'amour, Il s'est formé du dictame des
cœurs.
Il a pris les formes changeantes que l'adoration lui a ,
donnees. Il naquit dès qu'il eut un croyant. Il se fortifia
de toutes les recrues qui lui vinrei~.t et dont il prit l'inti-
me substance, tantôt plus subtile, tantôt plus lourde. Il
a vécu au cours des siècles et il semble désormais destiné
à ne périr qu'avec l'humanité.
Sa seule réalité est spirituelle. Toute autre est mirage.
Il égarera ceux qui le poursuivront aux rives du lac de
Galilée ou sur les degrés de la triste Jérusalem. Ils n'y
trouveront rien, que ses fidèles. Il est ailleurs, depuis
l'origine. Il n'est nulle part, que dans les âmes.
Il n'est pas à chercher à l'aube fabuleuse de la religion :
il est la religion même. L'histoire entière du~~hristianis­
me, voilà son histoire. Mais il n'a pas de biographie.
C'est par une grossière suture qu'on a cousu sa mort
et sa résurrection, son épopée mystique à la chronique
humaine des chrétiens. Elles sont sur deux registres
différents. Dans le plan temporèl, les chrétiens souffrent,
attendent, adjurent et croient. Dans l'intemporel, Jésus
renouvelle sans fin son sacrifice et son triomphe. On ne
peut restituer à l'histoire de Jésus sa signification et sa
beauté qu'en la laissant tout entière dans le registre
d'en haut.
Le problème lùstorique des origines est commandé par ·
un problème littéraire. Il se résoudra à mesure qu'on
fera une critique plus sévère et un classement plus exact
des opuscules qui nous sont parvenus du premier âge
chrétien.
Au cours du premier siècle il y a quatre périodes à
distinguer, alternativement sombres 'et éclairées.
Les vingt ou trente années qui précèdent les lèttres
de Paul, du début à l'an 50, sont dans l'obscurité, ou,
ce qui est pire, dans un faux éclairage. Il n'a pas été gardé
de document de cette période et c'est sur elle naturelle-
.- 6o-
ment que se sont portées les fictions de l'apologétique et
les mythes de la foi.
Nous disposons, pour en ébaucher les grands traits,
des données rares mais solides fournies par les lettres
de Paul, de ce qu'on peut retrouver du récit primitif des
Actes sous les remaniements pieux d'un apologiste
rhéteur, et du petit stocl{ de souvenirs transposés et
enrobés dans l'Evangile selon Marc.
La foi à Jésus naît en Palestine, probablement en
Galilée, au milieu d'une explosion de visions, de guéri-
sons, de miracles et de prophéties, dans un revival mysti-
que, auquel est attaché le nom de Képha Pétros.
Elle s'introduit à Jérusalem' sous le patronage d'un
homme en vue, nommé Jacob. Elle s'échauffe dans des
synagogues de langue grecque et, sous sa forme extrême,
se heurte au Saint-Office juif, le Sanhédrin, qui condamne
Stéphanos à mort.
Réprimée à Jérusalem, elle est portée jusqu'à Antioche
et Rome: D'Antioche des prophètes-thaumaturges la
propagent du côté de l'Asie-Mineure. Trois d'entre eux
poussent jusqu'en Macédoine et en Grèce.
Nous ne savons pas bien ce qu'est encore Jésus. Pour-
tant il est déjà constitué sur les textes essentiels et sur
une doctrine élémentaire de l'Esprit.
L'histoire de cette période archaïque est à esquisser
avec une exquise prudence. Elle comportera toujours
une grande part d'irrémédiable incertitude. C'est une
aube grise.
La deuxième période, au contraire, est la mieux éclai-
rée. C'est celle des lettres de Paul, de 50 à 55.
Une nappe de lumière s'étend sur éinq ou six groupes
récemment fondés : Thessalônique, Corinthe, Philippes,
Colosses, la Galatie, Rome, où est allumée la'foi à Jésus.
Bien interrogées, les lettres de Paul. procurent une masse
préeieuse d'informations directes sur la vie de ces assem•
blées de saints.
. Et nous voyons ce qu'est Jésus pour elles. Le mystère
de Jésus n'est pas exposé ex professo par le génial pro-
phète chrétien. Mais il transparaît sous tous ses versets
rythmés et bnîlants. C'est un haut poème théologique
et mystique, mûri dans la méditation de la Bible et dans
l'extase, poème de salut coordonné à un rituel de salut.
Jésus, hypostase d'Iahvé, par un acte incroyable
d'humiliation, quitte Ja forme divine et devenu homme
se soumet au supplice où l'ont vu David et Isaï~ et que
lui infligent les Princes célestes qui ne le reconnaissent pas.
Mais Satan, le dieu de cet Age-ci, est joué. Ce suprême
sacrifice d'expiation lui fait perdre l'empire du mçnde.
Jésus ressuscite en triomphe et arrache les hommes au
péché, à la mort, à la Loi.
Les temps sont révolus. L'Age nouveau commence.
Par la foi à Jésus on s'identifie à Jésus. Par les rites
redoutables : la plongée du baptême, la Coupe bue au
Souper du MaUre, et aussi par toute souffrance endurée
au nom de Jésus, on mettrt avec Jésus, pour ressusciter
bientôt avec lui, dans la métamorphose des corps.
La · divine histoire du Messie ~st pour ch ac un la
garantie du salut. Elle n'est pas racontée posément.
Elle est transmise avec un tremblement de tout l'être
comme un formidable mystère. Elle est pénétrée d'hor-
reur sacrée, mêlée d'admiration et de prière, d'émoi et
d'effroi, de supplication et de consolation. Elle jaillit du
prophète frémissant en strophes ardentes~ non encore en
calmes récits.
Après les lettres de Paul s'étenden,t de nouveau une
vingtaine d'années obscures, de 55 aux environs de 80.
Les groupes chrétiens croissent et multiplient dans
·l'ombre. Rome, l'Asie, la Syrie sont infiltrées. Mais cet
intense développement ·reste caché pour nous.
Pendant cette période, en 70, un immense événement
se produit :.l'écrasement des Juifs et la destruction de
Jérusalem. Il retentit dans la jeune théologie chrétienne.
-- 62-
Il y tourne en encouragement. Décidément les Juifs
sont réprouvés. Le vieux Dieu se détourne d'Israël et
il n'y a de salut qu'au royaume de son fils Jésus.
Cette période n'a laissé que des fragments d'écrits,
insérés et conservés dans des ouvrages plus récents. C'est
alors que furent rédigés par un ancien auxiliaire de Paul
une légende des premiers temps chrétiens et un récit
des missions de Paul. Il faut les disséquer comme on peut,
au sein de l'éloquente amplification du livre des Actes.
Alors aussi furent mis en recueils, les principaux
Oracles du Maître, c'est-à-dire les sentences, préceptes,
révélations ou paraboles inspirés par un saint esprit à un
prophète chrétien et attribués à Jésus par le discerne-
ment unanime des autres. Ce seront des matériaux
pour les futurs évangélistes.
Ainsi se constitue sans bruit une anthologie des mira-
cles les plus anciens et des oracles les plus beaux que l'Es-
prit avait inspirés et accomplis parmi les frères. A l'his-
toire céleste de Jésus Fils de Dieu s'ajoute, sans s'y com-
biner encore, la relation terrestre des œuvres et des pa~
roles de Jésus Esprit.
La quatrième période, qui s'étend de 80 environ à 110
ou 120, est celle des évangiles.
R,ome, Antiocpe, Ephèse ont la direction du mouve-
ment chrétien. Pour nous éclairer sur la vie des assem-
blées pendant cette péiiode, nous avons la lettre de
Clément de Rome aux Corinthiens, les lettres pseudo-
nymes du Nouveau Testament (lettres supposées de
Paul, de Pierre, de Jacob, de Juda, de Jean), les lettres
de Jésus Esprit qui ouvrent l'Apocalypse, et la Dida-
ché, abrégé de catéchèse et de rituel.
Dans le plan des faits, le conflit couve ou éclate entre
les autorités de l'empire et les assemblées de saints. A la
foi, à l'espoir, à l'amour, le chrétien doit ajouter la pru-
dence et le courage. Le témoignage rendu à Jésus se
change souvent en martyre.
Dans le plan des croyances un changement capital
se produit. Le mystère de Jésus se fixe en récit. II passe
de l'état lyrique à l'état narratif. Il est répandu, vulgari-
sé pour mieux dire, sous une forme qui eût bien étonné
l'auteur de la Lettre aux Romains.· Il faut répondre aux
besoins d'auditoires plus mêlés et plus épais~ que la
haute poésie et la profonde mystique de Paul dépas-
saient un peu.
Dans quelque recoin populeux de Rome, il se mitonne
un pieux pot-pourri, sorte de grosse soupe chrétienne où
tout trempe et se mêle: l'hisfoire)nystique de Jésus avec
des traditions tournées en allégories, les textes bibliques
tournés en visions avec une Apocalypse tournée en
leçon morale, des .miracles changés en symboles avec des
oracles et paraboles choisis, détournés de leur sens.
C'est la Bonne Nouvelle selon Marc. L'épopée ineffable
de Paul devient une légende artificielle qui est censée
s'être passée en Palestine, une quarantaine d'années
avant la ruine de Jérusalem. Le mystérieux Serviteur de
Dieu devient une victime de Ponce-Pilate et des Juifs,
le modèle héroïque et touchant des martyrs chrétiens.
Jésus se matérialise assez lourdement.
L'invention hardie des prédicateurs populaires fit son
chemin. La façon nouvelle de présenter le mystère chré-
tien plaisait à plus de gens que l'ancienne. L'Evangile de
Marc eut une vogue certaine. Il fut revu et augmenté, à
Rome, semble-t-il, dans l'évangile de Luc, à Antioche
dans l'évangile de Matthieu, profondément remanié à
Ephèse et mis au niveaù de la théologie de Paul, dans
l'évangile de Jean.
On observe pourtant que la légende évangélique a peu
marqué dans la littérature contemporaine. Un prophète
de grande race comme l'aut,eur de l'Apocalypse s'en tient
au Jésus des Ecritures et de la vision,au Jésus de la poé-
sie. Ni lui, ni Clément de Rome, ni les auteurs des Lettres
pseudonymes (sauf une allusion isolée à Poncé-Pilate
-64-
tians la première lettre à Timothée) ni l'auteur de la
Didaché ne font état des faits évangéliques. Les paroles
évangéliques font encore partie du fonds commun des
didascales (1). Il faut descendre jusqu'à Justin, au milieu
du ne siècle pour voir les «évangiles >> cités comme auto"
rités et pris pour les (( mémoires des apôtres » (2). C'est
alors que la croyance à un Jésus historique, de èhair et
d'os, devient une position théologique, soutenue dans les
lettres, vraies ou fausses (3), d'Ignace d'Antioche, avec
la passion du théologien controversiste, non. avec le
calme de l'historien documenté.
Il convient de prendre les évangiles pour ce qu'ils
sont : des ouvrages auxiliaires et secondaires. Si on les
détachait de la théologie de Paul, ils perdraient toute
signification profonde. Si on ne connaissait pas d'avance
le sacrifice rédempteur du Fils de Dieu, l'histoire contée
par Marc ne mènerait pas loin. Elle n'est pas assez cohé-
rente pour être bien émouvante. On s'attendrit un peu
sur une marche à la mort dont les raisons se voient maL
On la compare tout au plus au dévouement des Maccha-
bées. Sans Paul, Marc est dénué de grand intérêt.
Les évangiles n'ont de valeur que comme seconde
mouture du mystère chrétien. Ils prouvent· la liberté
laissée, en sous-ordre, aux catéchistes des masses. Ils
sont des ornements brodés sur la foi : ils n'auraient ja-
mais créé la foi eUe-même. Le culte chrétien n'eût pas
pu se fonder sur leurs anecdotes un peu inconsistantes.
C'est lui, au contraire, qui soutient cette floraison nou-
ve1le, et il est fondé, lui, sur la robuste et primitive
théologie qu'il exprima en rites, bien avant que les évan-
giles ne la traduisissent en légendes. ·
Et cependant il faut dire que le Jésus des évangiles
complète à merveille celui de Paul.
(1) Par ex"!mple l'interdiction du serment dans l'Epître de Jacques, V, 12
fMatth , V, 34-37). ·
(2) I Apol., 66, 3.
(3) Voyez H. Delafosse. Nouvel examen Jea Lettres d'Ignace if Antioche.
:Rev. d'hist. et de litt. relig., 1922, n•• 3 et 4,.

-65-
· Jésus, dans Paul, était vrai homme autant que vrai
Dieu, parfait médiateur par qui les hommes s'absorbent
en la divinité. Mais son humanité restait comme virtuelle,
presque à l'état de définition doctrinale. Jésus ne prenait
un corps d'homme, né de la femme, que pour être crucifié
par les célestes Archontes. Pour la sûreté de la foi, c'était
suffisant. Mais comme on était curieux d'en savoir plus
long sur ce prodigieux avatar !
Les évangiles remplissent un cadre laissé vide. De
l'homme céleste de Paul ils font un individu qui a des
traits personnels, un âge, une allure, un accent et, peu
s'en faut, un caractère. Le côté humain de Jésus, théolo-
giquement nécessaire, est dessiné, un peu en flou, mais
non sans suavité. C'est une heureuse contre-partie aux
sublimes aridités du côté divin .
.Le danger pour la foi était qu'on poussât trop loin
l'humanisation. Luc déjà s'engage dans une voie 'qùi
aboutit à Renan. Mais Jean rétablit un équilibre d'art
entre l'homme et le Dieu.
Après le quatrième Evangile Jésus a tous les organes
de sa vie surnaturelle. L'effort combiné de Juifs imagina-
tifs et de Grecs mystiques a donné un Dieu au monde
moderne. Bien plus loin,bien plus haut que tous les dieux
antérieurs, il poursuivra sa carrière, homme-Dieu qui
est près des cœurs brisés, objet fixe à·aüner dans l'affreux
écoulement des choses. ·

0 mon ami japonais, ce sont les croyants à la fin qui


ont raison. Jésus est le Mahadêva d'Occident, qui a
chassé tous les dêva.
Vous, bouddhistes, vous savez qu'être dieu, c'est une
des formes de l'existence, comme être pierre ou homme,
· Et voùs savez que les dieux ont aussi leur Karma. Mais
; la Roue pour eux tourne bien plus lentement .que pour
-66-
nous. Notre Mahadêva a eu son ascension splendide et
déjà peut-être penche-t-il vers un futur déclin.
Il est beau, fort et bon, à cause de tant d'hommes qui
lui ont donné tout le meilleur d'eux-mêmes. Les généra-
tions l'ont réchauffé, agrandi, exalté. Il les domine comme
le monument anonyme surplombe les ouvriers défunts.
Il est le plus haut élan des âmes sous les cieux d'Occident.

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