Exode Mythe Et Histoire

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Milieux bibliques

M. Thomas römer, professeur

cours : Le LIvre de L’exode : mythes et hIstoIres (1re partIe)

Ce cours a pour but d’examiner la mise en forme du mythe de l’exode ainsi que
les contextes sociohistoriques et idéologiques qui ont marqué de leurs emprunts ce
texte fondateur de la Bible hébraïque (BH) et, par la suite, du judaïsme a.
La leçon introductive avait pour titre « Entre autochtonie et allochtonie :
l’invention de l’Exode ». Pour dire son identité, chaque groupe ou peuple a recours
à des mythes fondateurs. Un groupe peut d’ailleurs en avoir plusieurs. Ces mythes
racontent souvent comment un groupe ou un peuple s’est formé et comment il a
reçu sa terre. Par rapport à la possession de la terre, il existe deux types de récits
d’origine : un mythe d’autochtonie selon lequel les ancêtres ont toujours été sur la
terre revendiquée, qu’ils sont « nés de la terre », pour reprendre le titre d’un ouvrage
de Nicole Loraux 1, et un mythe d’allochtonie, de colonisation, selon lequel les
ancêtres sur ordre divin ont quitté leur territoire d’origine pour s’installer dans un
autre pays. Dans la Grèce, les deux types de mythes fondateurs peuvent cohabiter,
et il en est de même dans la Bible hébraïque.
Ainsi la figure primitive d’Abraham (cf. nos cours sur Abraham en 2008 et 2009)
était un ancêtre autochtone, comme le montre peut-être encore un texte comme
Es 51,1-2 où l’ancêtre est comparé à un rocher. Un autre concept d’autochtonie se
trouve dans les premiers chapitres des livres des Chroniques qui semblent vouloir
passer sous silence l’exode et la conquête du pays.
Dans la BH, les mythes d’autochtonie sont construits à l’aide de généalogies,
comme le montre particulièrement le livre des Chroniques et aussi les récits
patriarcaux de la Genèse où les relations entre différents groupes sont expliquées
par leur degré de parenté qui est légitimé par un système généalogique.

a. Le cours est disponible sous forme audio et vidéo sur le site internet du Collège de
France : http://www.college-de-france.fr/site/thomas-romer/course-2013-2014.htm [NdÉ].
1. N. Loraux, Né de la terre : mythe et politique à Athènes, Paris, Seuil, coll. « La librairie
du xxe siècle », 1996.
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Au contraire, dans le mythe exodique, les généalogies disparaissent, seul le


chapitre Vi du livre de l’Exode donne une généalogie de Moïse et d’Aaron insérée
tardivement dans la narration.
Dans la construction du Pentateuque, c’est le mythe exodique qui l’a emporté
clairement, car le Pentateuque correspond en quelque sorte à la biographie de
Moïse, le héros de l’exode, dont la naissance et la mort délimitent l’ensemble des
livres de l’Exode au Deutéronome. À noter cependant que, dans la construction du
Pentateuque, la conquête du pays promis n’est plus relatée, elle l’est dans le livre
de Josué, raison pour laquelle on a souvent postulé l’existence d’un Hexateuque.
Apparemment, pour les derniers éditeurs de la Torah, c’est l’exode qui est plus
important que la prise de possession du pays, laquelle est en quelque sorte reléguée
dans un livre qui, dans le judaïsme, aura un statut canonique moins important que
la Torah. Ceci signifie que le mythe de l’exode, dans le cadre du Pentateuque, est
en quelque sorte tronqué, car il ne relate pas (plus), comme le récit de colonisation,
la prise de possession du pays.

Théories diachroniques concernant la formation du livre de l’Exode

Il ne fait pas de doute que le livre actuel est le résultat d’un long processus. La
théorie documentaire traditionnelle, toujours en vogue dans de nombreuses
universités américaines, n’est pas le meilleur modèle pour retracer la naissance du
livre de l’Exode. À partir d’une analyse d’Ex 3-4 et d’Ex 16, le modèle suivant a
été élaboré et sera à tester durant le cours.
À la base du livre de l’Exode se trouve un récit qu’on peut appeler avec Blum et
d’autres une Vita Mosis, ainsi que la collection de lois, appelée « code d’alliance ».
Ces ensembles ont été intégrés dans la composition D, une édition deutéronomiste
de l’Exode qui renforce le rôle de Moïse en faisant de lui le premier prophète
d’Israël. Pour D, les plaies qui rappellent les malédictions de Dt 28 sont des
punitions de Yhwh pour sanctionner le Pharaon qui ne veut pas laisser partir les
Hébreux.
Les prêtres élaborent des textes, comme Ex 2,23-25 ; Ex 6 ; ainsi qu’une version
des plaies qui sont davantage des prodiges et qui affirment la supériorité de Yhwh
face au Pharaon et aux dieux qu’il représente. C’est Yhwh même qui endurcit
Pharaon, qui n’est rien d’autre qu’une marionnette pour que Yhwh manifeste sa
gloire aux yeux des Égyptiens. Le passage de la mer est pour P un passage qui
rappelle le récit de la création en Gn 1. P se poursuit en Ex 16 et surtout dans le
récit de la construction du sanctuaire mobile en Ex 25-32 et 35-40.
Ensuite interviennent plusieurs rédactions en vue de constituer un Hexa- ou
Pentateuque. Ce modèle est partiellement compatible avec d’autres hypothèses
récentes, notamment avec le commentaire de Utzschneider et Oswald qui distinguent :
un ancien récit de l’exode (de Ex 1,11 à 14,30-31*) ; un récit « Israël à la montagne
de Dieu » (Ex 3-4* ; 18-24*) qui intègre le Code d’Alliance ; l’histoire dtr (Ex 3
jusqu’à 2 Rois 25) ; la composition sacerdotale (jusqu’à Jos 24), ainsi que la « Torah
composition », à savoir différentes rédactions qui font de l’Exode un des livres de
la Torah. R. Albertz propose un modèle un peu plus complexe, mais qui distingue
également entre un récit de base, des rédactions « P » (sacerdotales), une
rédaction dtr, et des rédactions tardives voulant construire un Hexa- ou un
Pentateuque. Et même l’analyse extrême de C. Berner qui décèle dans le livre de
l’Exode une quantité innombrable de couches littéraires et d’autres Fortschreibungen
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reste compatible, en ce qui concerne la distinction de base entre trois grandes étapes
de la formation du livre : pré-P, P, post-P.
Le récit de base du Viie siècle avant notre ère n’est cependant pas une invention
sortie de l’imagination de ses auteurs. Il se base sur une tradition plus ancienne qui
provient probablement du royaume du Nord, comme le montre l’analyse de 1 R 12
et d’Os 12. La tradition de l’exode a été véhiculée d’abord dans les sanctuaires du
Nord (Israël) avant d’arriver en Juda, sans doute après la disparition du royaume
d’Israël en 722 av. notre ère. Sur le plan littéraire, il est très difficile de reconstruire
les contours de cette tradition. Moïse a-t-il déjà été lié à cette tradition ? Quels
souvenirs historiques véhiculait-elle ?
L’exode, tel qu’il est relaté dans la Bible, n’est nullement attesté par les documents
égyptiens. La première mention d’Israël se trouve dans un document égyptien de la
fin du xiiie siècle avant notre ère, la stèle de Merneptah. La mention du nom d’Israël
sur cette stèle ne présuppose nullement un « exode » ni une émigration de ce groupe
du pays d’Égypte. Rien n’est dit d’une provenance en dehors de la Palestine.
On a parfois envisagé un lien entre l’exode et l’expulsion des Hyksos. On trouve
le mot Hyksos pour la première fois dans une représentation du xixe siècle dans le
tombeau d’un notable égyptien à Béni Hassan. On y voit un groupe de personnages
« asiatiques » ramenés en Égypte par un groupe de soldats égyptiens et le chef du
groupe sémitique est désigné comme un « hyksos » (« Maître des pays étrangers »).
Apparemment, ils étaient amenés en Égypte pour y travailler. Ensuite, aux xViie et
xVie siècles, le terme est appliqué à la dynastie des Hyksos qui régna dans le Delta
à Avaris, la nouvelle capitale. Ces rois, dont on ignore le nombre exact, étaient
d’origine sémite. Les princes de Thèbes parvinrent à vaincre les Hyksos sous
Ahmosis (1539-1514). Cet événement serait-il à la base des traditions sur Moïse et
sur l’exode, comme on le pense parfois ? Ceci n’est guère plausible d’une manière
directe. L’écart chronologique avec l’émergence d’une ethnie nommée « Israël » en
Palestine aux alentours du xiie siècle est bien trop grand. En outre, les Hyksos sont
des gouverneurs, et non une population située au bas de l’échelle sociale. Il est donc
difficile d’identifier leur règne avec la situation d’asservissement des Cananéens
que présuppose le récit de l’Exode. Cependant le souvenir de cette période était
peut-être suffisamment fort pour avoir laissé quelques traces dans la Bible.
À noter que les textes bibliques indiquent 400 ans pour la durée du séjour des
Israélites en Égypte (Gn 15,13) ou même 430 ans (Ex 12,40) ; ces chiffres ont
d’abord une valeur symbolique et sont sans pertinence directe pour l’historien ; ils
peuvent cependant refléter l’idée d’une longue durée qui ne correspond pas à la
mise en récit du livre de l’Exode, lequel situe les événements qui mènent à l’exode
dans le contexte de la vie de Moïse et dans la succession de deux pharaons.
Un autre lien possible avec la tradition de l’exode peut éventuellement être trouvé
dans les textes égyptiens mentionnant des shasou et des hapiru. Dans certains textes
égyptiens, les shasou sont caractérisés par le lexème Yhwȝ qui semble être un terme
géographique (une montagne ?) et, peut-être aussi, un nom divin, donc la plus
ancienne attestation du nom du dieu qui devient le dieu tutélaire d’Israël. C’est
peut-être parmi ces Shasou et Habirou, entretenant des rapports conflictuels avec le
pouvoir égyptien, qu’il faut chercher les porteurs de la tradition de l’exode. Selon
Na’aman et Hendel il s’agit plutôt d’une construction d’une mémoire par le transfert
de la situation en Canaan vers l’Égypte. Durant plusieurs siècles, les pharaons ont
exploité le Levant, déporté des esclaves, exigé de tributs lourds, etc. Après les
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Ramessides, on observe un retrait de l’Égypte du Levant ; ce retrait a pu être


ressenti et construit comme une libération.
On a également analysé un texte hittite-hourite publié récemment, le « chant de
l’affranchissement 2 » Ce texte d’environ 1400 av. notre ère explique la chute de la
ville d’Ebla. Le dieu Teshub exige des habitants d’Ebla la mise en liberté des
habitants d‘Igingallish sans quoi il détruira la ville– ce qu’il fait apparemment à la
fin (qui manque). C’est donc une étiologie de la chute de la ville d’Ebla, expliquée
par un scénario comparable à celui du livre de l’Exode.
Bien que la quête de l’historicité puisse être passionnante, il ne faut pas oublier
que ce n’est pas la fuite d’un petit groupe de nomades ou de marginaux qui est
constitutive du judaïsme, mais la construction du récit tel qu’il se trouve dans le
livre de l’Exode et qui reflète autant la confrontation avec le pouvoir assyrien,
comme nous allons le voir.
D’ailleurs, le récit biblique montre lui-même qu’il ne veut être compris comme
un « récit historique », mais davantage comme un récit théologique : le Pharaon ne
porte pas de nom ; la situation en Égypte demeure peu précise. Le récit de l’exode
n’est donc pas historique, il est le résultat d’une mnémohistoire selon Jan Assmann
(« Gedächtnis-geschichte »).

L’oppression en Égypte et les sages-femmes du Pharaon (Exode 1)

Ce premier chapitre peut se diviser en trois parties :


v. 1-7 : la liste des fils d’Israël descendus en Égypte et leur multiplication.
v. 8-14 : un nouveau pharaon et oppression des Hébreux.
v. 15-22 : une narration : Pharaon et ses sages-femmes.
Les trois parties relèvent d’un genre littéraire différent : d’abord une liste, avec
quelques explications, ensuite un récit où s’opposent deux groupes : l’Égypte et les
Israélites, enfin une narration haute en couleur où il est question de trois personnages,
le Pharaon et ses deux sages-femmes. Ces différences s’expliquent en partie par le
fait que ces parties sont l’œuvre de différents auteurs et rédacteurs. Mais aussi, à
l’intérieur, il faut sans doute imaginer des retouches et une combinaison de textes.
La liste des fils d’Israël (P) a été retravaillée pour qu’y soit intégrées des allusions
à l’histoire de Joseph, qui n’existait pas encore au moment de la composition de
l’œuvre sacerdotale. Les versets 5b, 6 et 8 ont été ajoutés après coup pour faire le
lien non seulement avec la tradition patriarcale, mais plus précisément avec l’histoire
de Joseph. Un manuscrit de l’Exode de Qumran n’a pas le v. 5b et ajoute Joseph
dans l’énumération. On peut reconstruire la version ancienne comme suit :
Et voici les noms des fils d’Israël qui étaient venus en Égypte 3 : Ruben, Siméon, Lévi
et Juda, Issakar, Zabulon, [Joseph] et Benjamin, Dan, Naphtali, Gad et Asher. Et tous
les êtres vivants qui étaient sortis des reins de Jacob étaient soixante-dix. Les fils d’Israël
étaient fertiles ; ils pullulèrent, devinrent nombreux et très très forts, le pays fut rempli
par eux.

2. Texte aus der Umwelt des Alten Testaments, Ergänzungsband, 2001, 82-91.
3. La deuxième partie du v. 1 qui identifie Israël expressément à Jacob et qui précise que
chacun de ses fils était venu avec sa famille est peut-être aussi un ajout pour renforcer le
parallèle avec Gn 46,8-27 ; cf. R. Albertz, Exodus 1-18 (ZB.AT 2.1), Zürich, Theologischer
Verlag Zürich, 2012, 42-43.
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En Ex 1,5, les 70 personnes qu’on peut encore compter se multiplient en Égypte


au point que les fils d’Israël remplissent tout le pays (v. 7).
Ce constat reprend l’ordre du Dieu créateur dans le texte P de Gn 1,28 :

Gn 1,28 Ex 1,7

Soyez fertiles, devenez nombreux, Les fils d’Israël étaient fertiles ; ils
remplissez la terre et soumettez-la. pullulèrent, devinrent nombreux et très
très forts, le pays fut rempli par eux.

L’auteur renvoie ici à Gn 1,28 pour dire que le projet créationnel se réalise quant
à Israël lors de son séjour en Égypte. Le verbe « pulluler » est également typique
pour P, comme en Gn 1,20. L’expression « remplir la terre » se trouve chez P aussi
en Gn 9,1 (nouvel ordre à Noé après la fin du Déluge).
En ce qui concerne les projets d’oppression en 1,9-14, on observe que la double
description des corvées fait doublon et que nous avons ici deux couches littéraires
différentes.
Dans les versets 11-12a, l’opposition se fait entre « ils » (Égyptiens, pl) et « il » (le
peuple des Hébreux, sg.). Ici le mot clé est la racine ‘-n-h : opprimer qui peut aussi
avoir le sens de « violer ». Dans les v. 12b à 14, l’opposition se fait entre « Égypte »
(collectif) et « les fils d’Israël ». Deux autres racines servent de mots-clés : ‘-b-d
(servir, être esclave, travailler) et p-r-k (brutalité, violence ; mot rare seulement encore
en Lv 25). Souvent, et probablement avec raison, les commentateurs considèrent les
v. 13-14 (auxquels il faut probablement ajouter le v. 12b) comme faisant partie du
document sacerdotal. Pour P, le travail auquel les Israélites étaient astreints comporte
le travail de construction et aussi le travail dans des champs. Contrairement aux
versets précédents, les Israélites sont utilisés pour une variété de corvées.
Il se peut que derrière 1,9-12a se cachent des fragments de l’introduction de
l’histoire ancienne de l’Exode. D’autres (Schmid 4) disent que la remarque du
Pharaon sur le fait que le peuple est nombreux et fort présuppose déjà le verset 1,7
(P), puisqu’on y trouve les racines r-b-h (être nombreux) et ‘-ṣ-m (être fort). Dans
la forme actuelle, il existe indiscutablement un lien entre les versets 7 et 9, mais cela
peut être dû à des harmonisations très récentes ; en effet la racine « être fort »
n’apparaît pas dans d’autres contextes sacerdotaux comparables à ceux où apparaissent
les autres verbes en 1,7. On peut donc imaginer qu’un dernier rédacteur a rajouté le
verbe en 1,7 pour faciliter le lien. On remarque aussi l’expression très singulière en
1,9 : « le peuple des fils d’Israël ». Là aussi il est probable qu’un des derniers
rédacteurs ait ajouté l’expression « fils d’Israël » en 1,9 pour faciliter la transition.
L’idée en 1,10 que les Israélites se joindraient aux ennemis de l’Egypte pour lui
faire la guerre est un motif aveugle dans la narration de l’exode, et n’est pas reprise
dans la suite. Ce motif se comprend dans le contexte d’une tradition attestée chez
Manéthon et transmise par Flavius Josèphe (Contre Apion, I). Selon Manéthon, les
Hyksos, qu’il appelle les « rois-pasteurs », furent expulsés d’Avaris vers la Palestine
où ils fondèrent Jérusalem ; ensuite, ils se sont liés à des « lépreux » en Égypte sous
la conduite d’un dénommé Osarseph qui à la fin est identifié à Moïse.

4. K. Schmid, Erzväter und Exodus. Untersuchungen zur doppelten Begründung der


Ursprünge Israels innerhalb der Geschichtsbücher des Alten Testaments (WMANT, 81),
Neukirchen-Vluyn, Neukirchener Verlag, 1999.
416 THOMAS RöMER

Il est donc plus logique que le texte biblique soit un ajout d’un rédacteur qui veut
reprendre cette tradition en mettant dans la bouche du Pharaon une sorte d’oracle
dans lequel il prévoit déjà l’exode des Hébreux. Il est en effet facile de voir que ce
morceau constitue un ajout :
9 Il dit à son peuple : Voici, le peuple des fils d’Israël est plus grand et plus fort que
nous. 10 Allons, agissons sagement en ce qui le concerne de peur qu’il ne devienne
plus nombreux.
Une guerre pourrait arriver, il se joindra, lui aussi, à nos ennemis, il nous fera la
guerre et il montera du pays.
11 Ils placèrent sur lui des chefs de corvée afin de l’opprimer par leurs travaux forcés.

Le contexte historique de cet ajout est peut-être à chercher à l’époque de la


domination perse sur l’Égypte, durant laquelle les Judéens d’Éléphantine se sont
alliés aux Perses ou ont été considérés par les Égyptiens comme alliés des Perses.

La construction de Pitom et Ramsès (Ex 1,11)

Cette notice a joué un rôle important dans la datation de l’Exode. Pitom correspond
sans doute à Tell el-Masḥouta, un village occupé par les Hyksos, ensuite abandonné
et seulement repeuplé aux alentours du Viie siècle sous la dynastie des Saïtes. De
cette époque date un temple important, probablement dédié à Atoum. Mais cette
ville jouait surtout un rôle avec la tentative de Néko de construire un canal à travers
le Wadi Tumilat pour relier la Méditerranée à la mer Rouge. Le nom de Pitom est
donc probablement seulement né à l’époque saïte. Il n’est pas impossible que sous
Néko se trouvaient aussi des corvéables judéens à Pitom. Le nom de Ramsès est
une forme abrégée de Pi-Ramsès, ville ayant servi de résidence à Ramsès II
(1279-1213). Cette ville est sans doute à identifier à Tell el-Daba / Qantir. La ville
fut abandonnée vers 1070 av. n. è. (dans le contexte de l’arrivée des peuples de la
mer) et servait ensuite de carrière. Cela signifie que de nombreux monuments
portant le nom de Ramsès II furent installés dans d’autres localités, ainsi qu’à
Pitom. Le culte de Ramsès se déplaça surtout vers les résidences de la troisième
période intermédiaire (xie au Viie siècle) : Tanis et Bubastis. C’est sans doute aussi
cette idée qui se reflète dans le texte d’Ex 1,11. Et c’est seulement à partir de cette
époque que l’on trouve le nom bref « Ramsès » pour désigner la ville.

1,15-22 : Les sages-femmes et le Pharaon

Dans un premier temps, 1,22 suivait directement 1,9-12*. La tentative du Pharaon


de diminuer le peuple par des corvées ayant échoué, celui-ci s’adresse en 1,22
comme en 1,9 à son peuple, ordonnant la noyade des garçons nouveau-nés. Ensuite,
on y a inséré l’histoire ironique des sages-femmes du Pharaon. La question de
savoir si les accoucheuses sont issues du peuple hébreu ou si elles sont égyptiennes
a des conséquences importantes pour la visée de l’histoire. Les Massorètes ont
vocalisé le texte de sorte qu’on identifie les sages-femmes à des femmes hébraïques,
et la plupart des commentateurs juifs et aussi chrétiens ont suivi cette vision. Le
texte non vocalisé permet par contre de les considérer comme des Égyptiennes. En
effet, l’argument avec lequel se justifient les accoucheuses devant Pharaon ne
devient plausible – même sur le plan de l’ironie – que dans le cas où ces sages-
femmes accouchent normalement des Égyptiennes. Si, dans l’esprit de l’auteur, ces
MILIEUX BIBLIQUES 417

sages-femmes étaient égyptiennes, le thème de la crainte de Dieu revêt un sens


particulier. La « crainte de Dieu » permet aux sages-femmes d’affronter le Pharaon,
par le moyen de la ruse. C’est la première fois qu’il est question de Dieu dans le
livre de l’Exode. L’idée de la crainte de Dieu a des connotations sapientiales, on
trouve souvent l’idée dans le livre des Proverbes. Pr 14,27 statue : « La crainte de
Yhwh est source de vie, elle détourne des pièges de la mort. » D’une certaine
manière, Ex 1,15-22 peut être lu comme une mise en narration de ce principe. Si
les accoucheuses sont des Égyptiennes, leur crainte de Dieu est celle des « païens
justes » vivant conformément à l’ordre de la Création et s’opposant à toute atteinte
à cet ordre. Ici, cette crainte de Dieu symbolise la vraie sagesse face aux prétendues
« sages mesures » que le Pharaon prétendait prendre au verset 10. C’est donc une
histoire ironique qui prépare l’histoire de la naissance de Moïse, où interviennent
également une série de « filles » pour sauver le futur sauveur des Hébreux.

La naissance de Moïse (Ex 2,1-10)

A priori, l’histoire ne comporte pas de tensions ou de ruptures majeures.


Cependant, le fait qu’on apprenne au verset 4 l’existence d’une sœur est étonnant,
car selon le v. 1, Moïse est présenté comme étant le premier fils de la fille de Lévi.
De plus, le fait que l’enfant retourne chez sa mère et qu’il n’ait toujours pas de nom,
lorsqu’il revient, est étonnant. La remarque du début du v. 10 : « Il grandit », se
trouve d’ailleurs quelque peu en tension avec le v. 11 « il grandit ». On peut en effet
enlever le v. 4 et l’entretien entre la sœur et la fille du Pharaon en 7-10aßb et on
obtient un récit cohérent :
1. Un homme de la maison de Lévi s’en alla et prit une certaine fille de Lévi. 2. La
femme devint enceinte, elle enfanta un fils et elle le vit : il était beau. Elle le cacha
pendant trois mois. 3. Lorsqu’elle ne pouvait plus le cacher, elle prit pour lui une caisse
de papyrus, elle l’enduisit de bitume et de poix. Elle y mit l’enfant, puis elle (la) mit
dans les joncs près du bord du Nil. 5. La fille du Pharaon descendit pour se laver dans
le Nil et ses suivantes marchaient le long du Nil. Alors elle vit la caisse au milieu des
joncs et elle envoya sa servante. Elle la saisit 6. et l’ouvrit. Elle le regarda, lui l’enfant,
et voici, c’était un garçon qui pleurait. Elle eut pitié de lui, et dit : celui-ci est un des
enfants des Hébreux. 10. Il devint pour elle un fils ; elle lui donna le nom de Moïse ;
elle dit : des eaux je l’ai tiré.

Dans ce récit primitif, toute l’initiative est du côté de la fille du Pharaon. L’identité
« égyptienne » de Moïse est plus forte. Il arrive à la cour égyptienne dès le quatrième
mois, et reçoit par conséquent son nom égyptien de Moïse. Avec l’ajout des v. 4 et
7-10aα, l’identité hébraïque de Moïse est renforcée. Il grandit d’abord chez les
Hébreux et est seulement ramené plus tard (après trois ans ? durée du sevrage) à la
fille du Pharaon. L’ajout cherche donc à diminuer les racines égyptiennes de Moïse.
On peut remarquer que le récit primitif reprend un thème folklorique très répandu ;
à savoir le motif de l’enfant abandonné et miraculeusement sauvé qui se trouve un
peu partout dans le monde : des parents doivent abandonner un enfant pour des
raisons différentes, et cet enfant est ensuite sauvé d’une manière miraculeuse (cf.
Héraclès, Romulus, etc.).
Il existe un récit qui est très proche de celui de la naissance et du sauvetage de
Moïse, à savoir le récit de la naissance et de l’adoption du roi Sargon. La légende
de Sargon relate l’histoire du fondateur de l’Empire assyrien, Sargon d’Agadê
418 THOMAS RöMER

(vers 2300 av. n. è.), mais elle fut composée sans doute durant le règne de Sargon II,
car toutes les tablettes qui existent de cette légende datent de cette époque. Les
ressemblances de ce récit avec celui du livre de l’Exode sautent aux yeux : dans les
deux cas, la mère agit seule ; le fait que la mère de Moïse soit de la tribu sacerdotale
des Lévites la rapproche d’un contexte sacerdotal, tout comme la mère de Sargon
est une prêtresse ; le nouveau-né est abandonné de la même manière sur un fleuve
dans une caisse étanche ; dans les deux cas, l’enfant est tiré des eaux et adopté par
des personnages fort importants. Sargon accède à la royauté et Moïse est transféré
dans un contexte royal. La légende de Sargon a pour but de légitimer la royauté de
celui-ci.
Le narrateur du chapitre 2 de l’Exode veut mettre Moïse en parallèle avec le roi
fondateur de la civilisation assyrienne et ainsi montrer que le fondateur du peuple
hébreu a une origine aussi remarquable que le plus grand roi des Assyriens. Cela
confirme notre hypothèse que l’auteur de la première histoire de Moïse aurait vécu
au Viie siècle avant notre ère, un temps où le royaume de Juda fut sous influence
assyrienne.
Le nom Moïse qui est indiscutablement d’origine égyptienne est expliqué par la
fille du Pharaon par un nom hébreu, à l’aide d’une racine très rare « m- š -h »
(tirer). En réalité, il s’agit de la racine égyptienne mesi/mas/mes : enfanter. On peut
facilement voir que le narrateur sait le sens du nom, car tout au long de l’histoire,
l’enfant est appelé yèlèd, ce qui correspond en fait à la racine égyptienne. L’affixe
–mosé se retrouve dans des noms égyptiens comme Ptha-mosis, Thout-mosis,
Ra-msès. Cet affixe dérive du verbe « engendrer » ; il est utilisé pour des noms
propres sur le modèle « Le dieu (Ptah, Thot, Ré…) a engendré » conférant ainsi aux
porteurs de tels noms une origine quasiment divine. Pour Moïse, il manque le nom
du dieu qui engendre. On peut y voir l’intervention de la censure biblique. Ceci
n’est cependant pas nécessaire puisque des formes courtes du nom sont également
attestées dans des textes égyptiens. On connaît par exemple un officier « Moïse »
ou encore un contremaître du même nom ayant organisé une grève dans le village
des artisans de Deir el-Medineh.

Moïse chez les Madianites (Ex 2,11-4,31)

Le récit biblique sur la jeunesse de Moïse est quasiment inexistant. Le récit


continue après celui de sa naissance par la simple remarque qu’il grandit.
Apparemment les auteurs sont pressés de le transférer rapidement de l’Égypte vers
les Madianites où il va avoir la première théophanie.
La première partie de cet épisode madianite comporte trois parties :
1. v. 2,11-15a : Moïse intervient pour un Hébreu en Égypte et doit s’enfuir.
2. v. 2,15b-23aα : Moïse intervient pour des filles madianites et demeure en
Madian.
Ces deux parties sont reliées entre elles par des indications temporelles qui les
encadrent :
2,11 : ‫ ויהי בימים ההם‬Il arriva en ces jours.
2,23aα : ‫ ויהי בימים הרבים‬Il arriva au cours de nombreux jours.
3. v. 2,23aß-25 : première mention d’un agir de Dieu.
Sur le plan de la diachronie, on observe facilement que la troisième partie n’a pas
de lien originel avec ce qui précède. Il existe en effet une tension entre la remarque
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du début du verset 23, la mort du Pharaon, et la suite, qui relate le gémissement et


les cris des Israélites. Ces cris ne sont pas provoqués par la mort du Pharaon, mais
par l’oppression qu’endurent les fils d’Israël. Au niveau stylistique, ce passage
reprend des thèmes et des expressions de 1,13-14 (attribués à P) ; il existe un certain
consensus sur l’attribution de 2,23aßb-25 à P.
Entre les parties I et II, on constate également une anomalie – en 2,15 : « Moïse
s’enfuit de chez le Pharaon ; il s’établit (wayyēšeb) en terre de Madian et s’assit
(wayyēšeḇ) près du puits. » La répétition de deux formes verbales identiques est
étonnante ; la première forme suggère que Moïse s’est déjà établi en Madian, alors
que l’installation près d’un puits prépare le récit de son installation et de son
mariage avec une femme madianite. La version la plus ancienne de l’histoire aurait
donc raconté l’installation de Moïse en Madian plus brièvement : arrivée à Madian,
installation chez un prêtre, mariage avec une femme madianite. Le départ de Moïse
d’Égypte et son accueil par des semi-nomades en dehors de l’Égypte présentent
certains parallèles dans le récit de Sinouhé (vers 1900 avant notre ère). Comme
Sinouhé, Moïse, qui est d’ailleurs identifié par les filles madianites comme égyptien
(Ex 2,19), rencontre des semi-nomades au-delà de la frontière égyptienne.
Le lien entre Moïse et Madian n’est guère inventé. À quoi les auteurs bibliques
pensaient-ils en écoutant le terme de Madian ou de Madianites ? S’agit-il simplement
d’une sorte de chiffre, d’un nom symbolique qui sert à explorer les différentes
relations possibles entre Israël et les peuples : dépendance, connubium, mission,
ségrégation, hostilité ? Madian serait-il simplement un nom symbolique choisi,
parce qu’on peut y trouver la racine dyn, « juger » (Oswald, Utzschneider) ? Contre
de telles interprétations allégoriques, il faut préférer l’hypothèse selon laquelle
Madian évoquait au moment de la mise par écrit un territoire dans le Sud dans la
proximité d’Édom. L’installation de Moïse chez un prêtre est à souligner. Le
destinataire du récit est ainsi averti que ce personnage doit être lié à une certaine
divinité. Le séjour de Moïse se termine par un mariage, avec une des sept filles,
nommée Zippora, venant de la racine largement attestée en sémitique de l’ouest et
du sud : ṣ-p-r. « petit oiseau ». Ce mariage ne suscite aucun commentaire hostile.
Le récit ancien est interrompu par le passage de 2,22aßb-25 qui fait partie des
textes sacerdotaux. Le v. 24 donne la raison de l’intervention divine : Dieu se
souvient de son alliance avec Abraham, Isaac et Jacob. L’expression « se souvenir
de l’alliance » est typique du milieu sacerdotal. P crée ainsi un lien très fort entre
les Patriarches et l’Exode, préparant la révélation sacerdotale en Ex 6.
Le récit de la vocation de Moïse en Ex 3,1-4,18 a également été inséré dans le
récit ancien. Traditionnellement, ce texte a été compris comme une compilation de
deux documents indépendants et parallèles, le Yahwiste et l’Élohiste, à cause du
changement de nom divin, et de certaines répétitions : deux noms pour le lieu de la
révélation (montagne de Dieu et Horeb), deux fois Dieu dit qu’il a vu l’oppression
de son peuple en Égypte (au v. 7 et au v. 9), tantôt Moïse est envoyé aux Israélites
(v. 13), tantôt aux anciens (v. 16) etc. Cependant, on n’a jamais réussi à reconstruire
vraiment deux récits parallèles. À cause d’un certain vocabulaire, E. Blum, tout en
admettant des ajouts postérieurs, a attribué la première version d’Ex 3 à sa
composition « D », à cause d’un certain vocabulaire deutéronomiste (« pays où
coulent le lait et le miel » ; liste des habitants du pays, le cri vers Yhwh, « dieu des
pères », etc.).
Récemment, une position plus radicale a été défendue par K. Schmid et E. Otto
notamment, qui proposent de voir en Ex 4 un texte rédigé plus tard que P par un
420 THOMAS RöMER

seul auteur. Ils insistent sur le fait qu’Ex 3 présuppose le texte P de 2,23aßb-25 et
qu’il a été écrit comme une suite à ce passage : on trouve dans les deux textes la
racine « crier », cependant avec une orthographe différente : z-‘-q en 2,23 ; ṣ-‘-q en
3,7-9. Dans les deux passages, il est question du voir, de l’écoute et du connaître
divin, et finalement on trouve dans les deux passages les noms des Patriarches.
Cependant, ces observations peuvent s’expliquer différemment : les noms des
Patriarches en Ex 3 apparaissent clairement dans des contextes qui indiquent que
ces noms ont été ajoutés après coup ; voir, écouter et connaître sont des verbes
qu’on utilise pour décrire une théophanie, et finalement il existe des parallèles pour
l’emploi de la racine « crier » dans la tradition dtr (Dt 26,7) ; d’ailleurs, Ex 2,23 et
3,7-9 diffèrent au niveau de l’orthographe. De plus, on peut aussi imaginer que
l’auteur d’Ex 2,23-26 connaissait déjà une version d’Ex 3.
Il n’est d’ailleurs guère possible d’imaginer un seul auteur pour Ex 3,1-4,18.
Nous allons voir en discutant les différentes parties du récit qu’il faut en effet
imaginer l’intervention de rédacteurs et de glossateurs.
D’ailleurs, la structure du texte dans sa forme actuelle indique déjà qu’il y a un
développement successif du récit. Après la découverte du lieu saint, on trouve deux
discours divins qui encadrent deux objections de Moïse. Les deux discours
contiennent tous les deux une exhortation à Moïse d’aller (v. 10 et v. 16) et l’aller
de Moïse en 4,18 reprend cet ordre. On peut en effet passer de 3,16-17 directement
à 4,18. Entre ces versets, nous avons en 3,18ss une perspective sur les choses qui
vont arriver dans l’avenir et un ordre de dépouiller les Égyptiens. Ensuite, en 4,1-17,
on reprend les objections pour renforcer d’une certaine manière l’autorité de Moïse.
On peut donc partir de l’idée que le noyau d’Ex 3,1-4,18 se trouve en 3,1-17*, suivi
d’Ex 4,18.

La théophanie : le buisson ardent (Ex 3,1-6)


Le lieu de la révélation est décrit avec trois expressions, mais aucune ne permet
une localisation : « derrière le désert », « montagne de Dieu », « Horeb ». Le nom
de Sinaï n’est pas totalement absent de ce récit. Trois fois il est question en Ex 3,2-4
d’un buisson, mot très rare qui se dit ‫( סנה‬senèh) et qui évoque très clairement le
Sinaï, comme le confirme aussi l’autre texte où ce mot se trouve encore, Dt 33,16.
La meilleure explication pour un feu qui ne détruit pas, mais brûle constamment,
est qu’il s’agit d’une allusion à la menora qui se trouvait au Second Temple et qui
exprime la présence divine. Transporter la menora dans le désert peut donc exprimer
que Yhwh est présent malgré l’éloignement du Temple.
La présentation de Yhwh : « je suis, moi, le dieu de ton père, le dieu d’Abraham,
le dieu d’Isaac et le dieu de Jacob » pose un problème de grammaire. Il faut donc
imaginer que l’identification du « dieu du père » avec le dieu des Patriarches résulte
d’une intervention rédactionnelle. À l’origine « le dieu du père » est le dieu du père
ou du clan de Moïse et ne porte pas de nom, comme le montrent aussi les textes
d’Ougarit.
Reconstitution du texte original d’Ex 3,1-6 :
1. Quant à Moïse, il était en train de faire paître le petit bétail de Jéthro, son beau-père,
le prêtre de Madian. Il mena le petit bétail au-delà du désert et il vint à la montagne de
Dieu, à l’Horeb. 2. Le messager de Yhwh lui apparut dans une flamme de feu au milieu
du buisson. Il vit, et voici le buisson était en feu, mais le buisson n’était pas consumé.
3. Moïse dit : je vais me détourner et je verrai cette grande vision : pourquoi le buisson
MILIEUX BIBLIQUES 421

ne se consume-t-il pas ? 4. Yhwh vit qu’il s’était détourné pour voir. Dieu l’appela du
milieu du buisson ; il dit : Moïse, Moïse. Il dit : me voici. 5. Il dit : N’approche pas ce
lieu. Retire tes sandales de tes pieds 5. En effet, le lieu où tu te tiens est une terre sainte.
6. Il dit : je suis, moi, le dieu de ton père, le dieu d’Abraham, le dieu d’Isaac et le dieu
de Jacob. Moïse cacha son visage, car il craignait de regarder vers le dieu.

V. 10-12 : la vocation de Moïse

La vocation de Moïse suit un schéma stéréotypé, qu’on trouve à plusieurs endroits


dans la BH (Saül, Ezéchiel, etc.). Les parallèles les plus proches sont avec Jérémie
et Gédéon.

Ex 3 Jg 6 Jr 1
v. 2 : ange de Yhwh v. 11 : ange de Yhwh

Envoi v. 10 : va, je t’envoie v. 14 : Va avec cette force v. 7 : Tu iras où je


vers Pharaon que tu as et sauve Israël de t’enverrai
Madian. Oui, c’est moi qui
t’envoie

Objection v. 11: Qui suis-je? v. 15 : comment sauverai-je v. 6 : je ne saurais


Israël ? Mon clan est le parler, je suis un
plus faible en Manassé, et jeune garçon
moi, je suis le plus jeune…

Promesse v. 12 : Je serai avec v. 16 : Je serai avec toi v. 8 : Je suis avec


d’assistance toi toi

Signe v. 13 : vous servirez v. 17 : manifeste-moi par v. 9 : Yhwh toucha


Dieu sur cette mon- un signe que c’est toi qui ma bouche
tagne me parles… (signe réalisé)

Par rapport à Jérémie, on peut dire qu’il y a le souci de faire de Moïse le


précurseur de ce type de prophète. Dans ce texte, la médiation de Moïse au Sinaï
est comparée à la médiation prophétique comme en Dt 18. Mais il manquait en
Dt 18 un récit de vocation : c’est pour cela que l’auteur d’Ex 3,10-12 a construit la
vocation de Moïse à la manière de celle de Jérémie. Il existe également un parallèle
avec le récit de vocation de Gédéon, qui, dans le livre des Juges, apparaît comme
sauveur de son peuple et combattant de Yhwh. Donc Moïse est également construit
comme le prototype du sauveur.

V. 13-15 : la révélation du nom divin

La question de Moïse de ne pas savoir comment présenter le dieu qui l’a envoyé
pour libérer les Hébreux donne lieu au seul texte de toute la Bible qui offre une
spéculation sur le sens et la signification du tétragramme 6. Ce texte base sa

5. Beaucoup de manuscrits hébreux et samaritains ont le pluriel, peut-être pour harmoniser


avec Jos 5,13-15.
6. Pour plus de détails, cf. notre cours sur les origines de Yhwh.
422 THOMAS RöMER

spéculation sur la racine h-y-h, sans doute pour insister sur le fait que ce dieu qui
se révèle à Moïse reste insaisissable. S’agit-il d’un refus de révélation, comme le
veut une certaine tradition d’interprétation ? Dieu dirait « je suis qui je suis, cela ne
te regarde pas » ? Cette interprétation fait sens si on considère seulement le
verset 14. Elle préparerait alors ou présupposerait le tabou de la prononciation du
nom de Yhwh, tout en « jouant » avec ce tabou. En même temps, en reprenant le
‫ אהיה‬de la promesse d’assistance du v. 12, on donne aussi un sens théologique au
nom divin : il s’agit du dieu qui est « avec quelqu’un », qui promet assistance. Le
verset 15 a clairement été ajouté après coup. D’abord, il résume tous les noms
divins : Élohim, Yhwh, le dieu des pères, le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob.
La deuxième partie du verset est une exclamation liturgique qui a un parallèle dans
le Psaume 135,13. Il est possible que la suite originelle du v. 14 se trouvait au v. 16
(sans le v. 15) ; cela fait un discours cohérent (l’identification du dieu des pères
avec le dieu des Patriarches est ajoutée après coup).

4,1-18 : nouvelles objections autour du croire. Introduction d’Aaron

Les versets 1-9 relatent de nouvelles objections de Moïse qui arrivent trop tard.
Il est assez sûr que nous avons affaire à un ajout très récent. On observe que la
première et la troisième scène (4,1-4 et 4,8-9) renvoient aux deux premières scènes
du début de l’histoire des plaies. Ils ont été interrompus par la scène du milieu
(4,5-7), dont on ne sait pas exactement à quoi elle fait allusion. Souvent, on évoque
le cas de Miriam qui, en Nb 12, devient lépreuse pendant un moment. Mais on ne
voit pas très bien pourquoi Moïse doit anticiper le sort de Miriam. Sur le plan
diachronique, on peut observer que ce passage a été inséré secondairement entre
4,1-4 et 4,8-9*. Une explication de la scène de la main lépreuse se trouve de
nouveau dans le récit de Manéthon selon lequel Moïse était le chef d’un groupe de
lépreux. Ce discours antijuif est connu du rédacteur des versets 6-7 qui réagit à cette
histoire en construisant une contre-histoire : oui, Moïse a été lépreux, mais très
brièvement, et seulement pour manifester la puissance de son dieu.
L’arrivée d’Aaron en tant que frère de Moïse se trouve en tension avec Ex 2,1-10
où un frère n’est nullement mentionné. C’est sans doute le milieu sacerdotal qui, le
premier, a fait d’Aaron le frère de Moïse. Ici, Aaron est présenté comme lévite, et
non pas comme kohen, prêtre. Ce texte post-sacerdotal veut apparemment montrer
qu’Aaron a moins d’autorité que Moïse, qu’il est en quelque sorte son porte-parole.
C’est Moïse qui reçoit les paroles divines (v. 15 qui reprend et explique le v. 12).

4,19-31 : le retour vers l’Égypte et l’attaque de Moïse par Yhwh

Il est assez clair que ce texte n’a pas été écrit d’un seul trait. Le discours que
Moïse doit transmettre au Pharaon se termine par la mort du premier-né.
Logiquement, le COD du v. 24 devrait alors se référer au fils du Pharaon, ce qui ne
fait pas sens sur le plan narratif. Donc, il est plus logique que les v. 24-26 aient été
d’abord conçus comme suite de 19-20. D’où vient l’idée d’une attaque nocturne
durant laquelle Yhwh veut tuer celui qu’il vient d’appeler à son service ? On a
souvent interprété ce motif comme un résidu archaïque pour légitimer la pratique
de la circoncision. Ainsi, on a argumenté que le fait que l’enfant soit circoncis à la
place de Moïse refléterait le passage du rite de la circoncision d’un rite prénuptial
à un rite appliqué à de petits enfants. Ces explications restent assez spéculatives.
MILIEUX BIBLIQUES 423

Apparemment le récit d’Ex 4,24-26 est construit à partir de la lutte nocturne de


Jacob avec un être mystérieux qui, à la fin, est identifié à Dieu (Gn 32,23-32).
En ce qui concerne Moïse, sa vie est sauvée de l’attaque de Yhwh grâce à
l’intervention de sa femme Cipporah. En Ex 4, 24-26, elle est le seul être humain
à porter un nom, c’est elle le vis-à-vis de Yhwh. Ex 4, 24-26 s’inscrit dans le débat
sur les « mariages mixtes », virulent à l’époque perse, en racontant comment
Cipporah, la non-juive, va être intégrée au peuple de Moïse, non seulement par un
simple mariage, mais par le sang. Par l’acte symbolique qu’elle accomplit en portant
du sang au sexe de Moïse, elle répète la nuit nuptiale, nuit d’union et d’intimité par
excellence. Pourtant, il ne s’agit pas seulement de l’intégration de la mère et du fils.
Il ne faut pas oublier que c’est Cipporah qui sauve Moïse de l’attaque divine par la
circoncision de son fils. Pour un lecteur « orthodoxe », le statut de Moïse pouvait
également paraître problématique. Le problème théologique était alors le suivant :
en tant que « juif égyptien », Moïse avait été sans doute circoncis, mais pas selon
le rite « orthodoxe ». Est-ce la raison de l’attaque de Yhwh ? Le texte ne le dit pas.
Pourtant, il met en évidence que c’est grâce au rite accompli par Cipporah que
Yhwh laisse Moïse tranquille. Ce texte pourrait donc refléter les préoccupations
d’une diaspora (égyptienne ?) dont les pratiques religieuses et sociales ont pu
paraître suspectes à l’orthodoxie jérusalémite.

Une compétition de magiciens ? Les « plaies » d’Égypte


(Exode 5,1-10,28)

Après l’épisode dangereux de la rencontre avec Yhwh, le retour de Moïse en


Égypte se termine d’une manière très positive : le peuple croit au message de
libération que Moïse via Aaron leur communique. 5,1-5 rapporte un changement de
situation. On peut d’abord observer que les v. 1-2 et 3-4 contiennent deux
négociations parallèles : aux v. 1-2, elles sont menées du côté des Hébreux par
Moïse et Aaron ; aux v. 3-4, le sujet n’est pas spécifié. À la suite de 1-2 on ne peut
conclure qu’il s’agit de Moïse et d’Aaron. Les deux variantes expriment la même
idée, mais de deux manières différentes : en 3-4, comme en 1-2, la demande de
« partir » ne semble pas être un départ définitif, mais une sorte de congé, pour
sacrifier à leur dieu.
Ce qui est intéressant dans les deux textes est le fait que ce dieu est imaginé
habitant dans le désert (sur une montagne ?) à trois jours de marche. Cela pourrait
en effet confirmer une hypothèse historique sur le lieu originel de Yhwh à trois
jours de marche du delta égyptien. Si on suit LXX*, les v. 3-4 parlent seulement
du dieu des Hébreux sans le mentionner. Apparemment, c’est un dieu violent qui
frappe par la peste et par l’épée : cela souligne le caractère violent de Yhwh qui
paraît ici à la fois comme un dieu guerrier qui peut aussi envoyer des épidémies (ce
qui prépare aussi en quelque sorte le récit des plaies). L’idée d’un sacrifice pour le
dieu des Hébreux peut se comprendre comme une allusion à la première partie
d’Ex 18, où un tel sacrifice a lieu en compagnie du beau-père madianite de Moïse.
En 5,1-2, qui constituent une relecture postérieure, le sacrifice a été transformé en
une fête de pèlerinage. Et c’est surtout la réponse du Pharaon qui introduit une
interprétation théologique de l’exode. Ainsi, ces versets se situent au même niveau
que 4,1-17 présupposant P et D. Le rédacteur de ces versets interprète l’exode et
424 THOMAS RöMER

plus particulièrement les plaies comme une confrontation entre Yhwh et Pharaon
qui est lui le représentant des dieux égyptiens.
Dans le cœur du récit qui suit, il n’est mention ni de Moïse ni d’Aaron. C’est une
histoire où Pharaon durcit les conditions des corvées en ordonnant que les Hébreux
ramassent eux-mêmes la paille nécessaire à la fabrication des briques, ce qui mène
à une protestation des responsables israélites qui reste cependant sans succès
(v. 6-19). M. Noth avait eu l’idée peut-être juste que, derrière ces versets, se trouve
un résidu d’une histoire de l’Exode sans Moïse 7. Dans le contexte actuel, notamment
en 5,20-6,1, cette ancienne tradition est reliée aux figures de Moïse et d’Aaron. Cet
ajout s’est sans doute fait en deux étapes : aux v. 20-21, il est question de Moïse et
Aaron qui sont tous les deux rendus responsables des malheurs des Israélites. C’est
sans doute un texte qui présuppose 4,1-18 (post-D et post-P), alors que les versets
5,22-6,1 reprennent et problématisent le récit de vocation en 3,1-17*. Selon 5,22,
Moïse revint vers Yhwh ; on lit souvent cette remarque dans un sens spirituel
– Moïse serait « revenu » vers Yhwh dans la prière ; mais il s’agit peut-être encore
de l’idée que Moïse retourne vers la montagne où Yhwh réside.
Si c’était le cas, la révélation de Yhwh à Moïse en Ex 6,2-8 n’aurait pas lieu en
gypte, mais comme en Ex 3,1ss à la montagne de Yhwh.
Le passage d’Ex 6,2-8 est unanimement attribué à « P », à cause de son style, de
son vocabulaire et du lien avec d’autres textes sacerdotaux. On se demande
cependant si ce passage fait partie d’un document P indépendant qui aurait été
d’abord la suite de 2,23aß-25, ou s’il s’agit d’emblée d’un passage rédactionnel
conçu pour l’endroit où il se trouve actuellement ; en effet le texte fait tout à fait
sens dans son contexte actuel, où il se comprend comme une réaffirmation de la
vocation de Moïse. Il y a aussi des liens avec le contexte.
Ainsi, en 6,1 (non-P), il est question de « la main forte » qui normalement va
toujours avec « le bras étendu ». Or celui-ci se trouve dans le texte P au v. 6. On
trouve aussi le terme « délivrer » n-ṣ-l, qui est utilisé dans les textes D en 3,8 et
5,23. Mais, en même temps, le texte se comprend aussi comme un doublet à Ex 3-4,
bien qu’il ne s’agisse pas d’un récit de vocation proprement dit. Mais il est de
nouveau question de la révélation du nom divin à Moïse. Il est difficile de décider.
Une solution intermédiaire serait de dire que P a rédigé son document comme une
version alternative à un récit D qu’il connaissait et qu’il supposait connu auprès de
ses destinataires.
La révélation du nom de Yhwh se fait ici sans mise en scène, mais avec une
grande insistance et la déclaration que Yhwh ne s’est pas révélé sous ce nom
auparavant. Par l’affirmation qu’auparavant c’était sous le nom d’El Shadday, le
texte opère un renvoi à un autre texte sacerdotal important, Gn 17, où Yhwh se
présente à Abraham en effet sous le nom d’El Shadday. En Gn 17, le pays est donné
à Abraham comme usufruit, le vrai propriétaire reste Yhwh ; à cause des parallèles,
on peut conclure qu’Ex 6,4 garde la même idée : comme les Patriarches, les
Israélites en Égypte pourraient profiter de la même manière du pays de Canaan.
La situation semble un peu différente en 6,8 où on trouve le terme rare de
morašah, possession ; expression rare dans la BH qui est surtout employée en Ez 8.

7. M. Noth, Das zweite Buch Mose. Exodus (ATD 5), Göttingen, 1959, 38-40.
8. Ex 6,8; Dt 33,4 ; Ez 11,5 ; 25,4.10 ; 33,24 ; 36,2.5 ; Cf. ‫ מורש‬Es 14,23; Abd 17 ;
Job 17,11.
MILIEUX BIBLIQUES 425

Pour cette raison, certains ont décrété que ce verset constitue un ajout ultérieur,
mais au niveau de la structure et de la logique du discours, cette option ne se justifie
pas. Les parallèles les plus proches de ce texte se trouvent dans le livre d’Ezéchiel.
En Ez 33,24 la revendication de la possession de la terre par la population non
exilée est rejetée avec véhémence. P veut-il reprendre cette idée d’une manière
positive 9 ? Dans ce cas, la possession ne serait pour P rien d’autre que la ’aḥuzzah
promise à Abraham.

Le cycle des plaies d’Égypte

Traditionnellement, on compte dix plaies et on fait commencer l’histoire des


plaies en 7,14 avec l’eau du Nil changée en sang. Cependant, la confrontation entre
Moïse, Aaron et le Pharaon commence dès 7,1-13 par une introduction générale et
un premier miracle accompli devant le Pharaon. Ce premier miracle, qui peut aussi
être imité par les magiciens du Pharaon, n’est pas une plaie à proprement parler,
mais pour P, à qui ces versets appartiennent, les plaies ne sont pas tellement des
plaies, mais plutôt une manifestation de la puissance de Yhwh face au Pharaon et
aux dieux qu’il représente. Du coup, il faut aussi se poser la question de savoir si
la dernière plaie est celle de la mort des premiers-nés égyptiens en 12,29-36 ou si
la conclusion ne se trouve pas plutôt dans le miracle de la mer en Ex 13,17-14,31.
Dans ce cas-là, nous n’aurions pas dix plaies, mais douze manifestations de la
puissance de Yhwh face au Pharaon.
Analyse d’Ex 7,14-25 : on se rend immédiatement compte que le récit combine
différentes strates rédactionnelles.
Au début (v. 14-18), l’ordre est adressé à Moïse seul, alors qu’en 19-20 un nouvel
ordre est donné à Moïse et Aaron. Dans le premier ordre, il s’agit exclusivement de
faire mourir les poissons dans le Nil, ce qui est relaté au v. 21. Dans l’ordre adressé
à Moïse et Aaron, il s’agit de transformer l’ensemble des eaux de l’Égypte en sang,
ce qui est rapporté à la fin du verset 21 et au verset 22. Le comportement du
Pharaon est relaté de deux manières différentes : en 14, son cœur est lourd, obstiné,
en 22 endurci ; en 22 il n’écoute pas, en 23 il retourne chez lui sans prêter attention
à tout cela. Il y a également une tension relativement au bâton. En 19, il s’agit du
bâton d’Aaron, alors qu’en 15b et 17b il s’agit du bâton de Moïse. La scène avec
Moïse et Aaron est unanimement attribuée à P, les mentions du bâton de Moïse sont
probablement des insertions tardives d’une rédaction du Pentateuque. La version où
Moïse apparaît seul peut appartenir à la version ancienne du récit, car la rencontre
avec Pharaon au bord du Nil est décrite avec un vocabulaire qui rappelle le récit de
la découverte de Moïse au bord du Nil.
Le récit ancien comprend donc 7,14-15a.16-17a.18. 20a* 21a.23-25. La version P
comprend grosso modo : 7,19-20a. 21b.22. La rédaction du Pentateuque a inséré des
mentions du bâton de Moïse, ainsi que la remarque que le Nil se change en sang
pour faciliter la combinaison du récit ancien (mort des poissons) avec le récit
sacerdotal (transformation des eaux en sang).
Le récit plus ancien reprend d’autres récits non-P, le fait que Pharaon se trouve
au Nil rappelle 2,5 où c’est la fille du Pharaon qui se trouve au Nil. Le Nil deviendra

9. B. Gosse, « Exode 6,8 comme réponse à Ezéchiel 33,24 », RHPhR 74, 1994, 241-247.
426 THOMAS RöMER

le théâtre de la première plaie, dans les deux versions, et il est mentionné sept fois.
Le récit plus ancien s’ouvre par la remarque que le Pharaon a le cœur lourd, ce qui
signifie qu’il est obstiné, et qu’il a un « libre arbitre » ; cela se vérifie aux v. 23-24
où le Pharaon rentre chez lui sans s’occuper de son peuple qui creuse désespérément
pour trouver de l’eau à boire.
Dans la version non-P, c’est à cause des poissons qui meurent que l’eau du Nil
devient imbuvable, alors que dans le récit P il s’agit d’un miracle de transformation
comme en 7,8-13. Le bâton d’Aron est levé vers le ciel, non pas pour frapper les
eaux, mais pour faire intervenir « le doigt de Dieu ».

Structure du cycle des prodiges en Égypte dans sa forme finale :


Introduction 7,8-13 : (a) miracle de transformation (P)
(1) 7,14-25 mort des poissons du Nil (non-P) et (b) miracle de transformation :
eau → sang (P)
(2) 7,26-8,11(c) grenouilles (non-P et P)
(3) 8,12-15 (d) moustiques (P)
(4) 8,16-28 vermine (non-P)
(5) 9,1-7 peste du bétail (non-P)
(6) 9,8-12 (e) furoncles (P)
(7) 9,13-34* grêle (non-P)
(8) 10,1-20 sauterelles (non-P) + 10,24-26
(9) 10,21-23.27 ténèbres (post-P)
(10) 11,1-10 + 12,29-34 mort des premiers-nés d’Égypte (non-P et post-P)
Conclusion : 13,17-14,31 : le passage miraculeux de la mer (non-P et P 10).

Si on regarde cet arrangement, on peut d’abord y déceler une progression dans la


gravité des plaies.
La structure des récits non-P suit le schéma suivant :

Poiss. Gren. Verm. Peste Grêle Saut. Mort

« Yhwh dit à Moïse » 7,14 7,26 8,16 9,1 9,13 10,1

Envoi vers Pharaon 7,15 7,26 8,16 9,1 9,13 10,1

« Tu lui diras/parleras » 7,16 7,26 8,16 9,1 9,13

Formule du messager : 7,17 7,26 8,16 9,1 9,13 10,3 11,4


« ainsi parle Yhwh »

« Laisse partir mon peuple 7,16 7,26 8,16 9,1 9,13 10,3
qu’il me serve »

« Si tu refuses de laisser 7,27 (8,17) 9,2 (9,17) 10,4


partir »

10. L’introduction, avec tannin, et la conclusion, avec la séparation des eaux, opèrent
toutes les deux un renvoi à Gn 1.
MILIEUX BIBLIQUES 427

Connaissance de Yhwh 7,17 8,6 8,18 9,29 10,2 11,7

Annonce de la plaie 7,17s 7,27ss 8,17ss 9,3ss 9,18s 10,4ss 11,4ss

Réalisation de la plaie 7,20s 8,20 9,6s 9,23bss 10,13s 12,29

Demande d’intercession 8,4ss 8,24s 9,27ss 10,16s

Obstination du Pharaon 7,23 8,11 8,28 9,7 9,34 10,20


(souvent avec kbd)

Dans ce schéma, c’est Moïse qui parle, mais c’est Yhwh qui réalise directement
les plaies.
Le récit P se compose de cinq scènes avant la scène finale de la traversée de la
mer. Dans ces cinq scènes, les magiciens jouent un rôle important, de sorte qu’on
peut vraiment parler chez P d’une compétition de magiciens :
Ex 7,8-13 ; 7,19-20a.21b.22 ; 8,1-3.11aγb ; 8,12-15 ; 9,8-12

Dragon Sang Grenouilles Moust. Furoncles

Discours de Yhwh:
« Dis à Aaron » 7,9 7,19 8,1 8,12
« Prends ton bâton » 7,9 7,19 8,111 8,12
« Étends ta main » 7,19 8,1
Prodige à réaliser 7,9 7,19 8,1 8,12 9,8-9

Réalisation 7,10 7,20 8,2 8,13 9,10


et conséquences 7,21b 8,2 8,13 9,10

L’intervention des magiciens 7,11 7,22 8,3 8,14


et conséquences 7,12a 8,3 8,14f. 9,11

Durcissement du cœur du Pharaon 7,13 7,22 8,15 9,12


Refus d’écouter 7,13 7,22 8,11b12 8,15 9,12

Ce récit P constitue-t-il à l’origine un document indépendant ou est-il une


rédaction intégrant et révisant la « composition D » ? Le récit de la compétition a
une certaine unité et cohérence 13, et il est donc tout à fait possible que P ait ici
intégré dans son œuvre une tradition (orale ou écrite 14). J. Reindl a défendu la thèse
selon laquelle « P » aurait repris une narration venant de la diaspora égyptienne 15.

11. « Étends ta main avec ton bâton »


12. La notice d’endurcissement manque, à cause du lien avec le non-P v. 11a*.
13. E. Blum, Studien zur Komposition des Pentateuch (BZAW 189), Berlin/New York, de
Gruyter, 1990, 250-252.
14. Je ne comprends pas pourquoi Blum veut exclure 7,8-13.
15. J. Reindl, « Der Finger Gottes und die Macht der Götter. Ein Problem des ägyptischen
Diasporajudentums und sein literarischer Niederschlag », in W. Ernst et al. (éd.), Dienst der
Vermittlung. Festschrift Priesterseminar Erfurt, Erfurter Theologische Studien, 37, Leipzig,
1977, 49-60.
428 THOMAS RöMER

L’origine de l’idée des plaies d’Égypte : assez courante est l’idée que l’éruption
du Santorin serait à l’origine des plaies décrites dans l’Exode. Cela semble cependant
très spéculatif. Y a-t-il encore une mémoire de cela ? La diversité des plaies
s’oppose cependant à l’idée que cette éruption serait la seule et unique cause des
récits des plaies qui tirent leur origine plutôt des expériences concrètes et de la
rhétorique des traités de vassalité.

L’instauration de la Pâque

Les prescriptions sur la Pâque sont ensuite combinées avec les maṣṣot, les pains
sans levain, auxquels s’ajoute en 13,1-2 une prescription sur l’offrande des premiers-
nés à Yhwh. Ce sont d’ailleurs les prescriptions sur les maṣṣot qui servent en
quelque sorte de « mortier » dans cette construction très complexe qui va de la fin
du chapitre xi jusqu’à 13,16.
On peut grosso modo distinguer quatre niveaux :
– Le récit ancien de la dernière plaie qui a constitué la suite directe de 11,4-8.
Dans ce récit ancien, il n’y a pas de rituel de la Pâque, ni de rite de sang pour se
protéger de l’attaque de Yhwh.
– On peut ensuite distinguer une couche « D », notamment en 13,3-16 (en partie),
et en 12,21-27 (prescription D de la Pâque) ; en Dt 16, la Pâque est en effet déjà
combinée avec les pains sans levain ainsi qu’avec la sortie d’Égypte.
– Une grande partie du texte va sur le compte de P, notamment : 12,1-13* ;
12,37-13,2.
– Plusieurs chercheurs ont postulé une « Holiness rédaction » en 12,14-20 et
43-49 16.
La référence la plus ancienne de la Pâque sur le plan littéraire se trouve
probablement en Dt 16. Dans ce texte, la Pâque est déjà mise en relation avec les
maṣṣot et la sortie d’Égypte. On dit souvent et à juste titre que les auteurs de la loi
deutéronomique ont tendance à historiciser et à intégrer dans l’histoire d’Israël des
fêtes plus anciennes. On peut donc se poser la question de savoir si la Pâque a été
d’emblée liée à l’exode et aux pains sans levain.
Les prescriptions contenues en Ex 12,1-10 s’adressent à des destinataires bien
installés chez eux et cadrent plutôt mal avec le moment narratif dans lequel le rituel
a été inséré.
La remarque de 2 R 23 indique l’existence d’une pratique de la Pâque qui n’a pas
été considérée comme « orthodoxe » par le milieu promoteur de la réforme de
Josias.
La redéfinition du rite comme une fête familiale s’explique dans le contexte post-
exilique dans une situation de Diaspora qui rend impossible de le célébrer au
sanctuaire (sous contrôle des prêtres).
Lorsque le Temple fut reconstruit, les prêtres voulaient faire de la Pâque un rituel
du Temple (cf. Jubilés 49,16-21), tout en admettant déjà des arrangements
(correspondance avec Éléphantine). Donc on peut imaginer durant l’époque du
Second Temple différents rituels de la Pâque. Après la destruction du Temple, la

16. C. Nihan, From Priestly Torah to Pentateuch: A Study in the Composition of the Book
of Leviticus (FAT II/25), Tübingen, Mohr Siebeck, 2007, 564-567.
MILIEUX BIBLIQUES 429

Pâque devient définitivement une fête familiale, perdant alors son caractère
sacrificiel.

Le passage de la Mer (13,17-14,31)

Une lecture attentive d’Ex 13,17-14,31 fait apparaître un nombre d’indices qui
suggèrent que nous avons affaire à un texte composite. Quelques exemples :
– Selon Ex 13,17 et 14,5b l’exode est produit par le renvoi (‫)ש לח‬, tandis que
14,5a parle d’une fuite (‫)ברח‬.
– En 13,19 : la mention des ossements interrompt l’itinéraire en 13,18.20.
– En 14,9 les Égyptiens ont rattrapé Israël, en 14,10 Pharaon se rapproche.
– En 14,10 Israël crie vers Yhwh. Pourtant les versets 11-12 reproduisent une
accusation adressée à Moïse, alors que la réponse de Moïse en 13-14 ne reprend
pas les accusations du peuple mais se réfère à la peur du peuple.
– La mention de la nuée en 14,19-20 interrompt l’ordre en 14,16-18 : « étends ta
main sur la mer » et son exécution en 14,21 : « Moïse étendit sa main… ».
– En 14,21aß la mer est refoulée par un vent d’est, selon 14,21b.22 les eaux se
fendent au milieu de la mer.
– En 14,27 Yhwh jette l’Égypte dans la mer, en 14,28 les eaux recouvrent
l’Égypte.
– En 14,30 et 14,31 nous avons une double conclusion.
Ces observations permettent d’abord de distinguer un texte « P » et un texte
« non-P », ainsi que des ajouts ultérieurs relevant des dernières rédactions de
l’Hexa- et du Pentateuque. Le récit non-P peut être caractérisé comme faisant partie
de la « composition D » qui a sans doute retravaillé un texte plus ancien. Commençons
par le texte D.

La version D : stratégie du combat


Le caractère dtr de cette version est facile à établir. Il existe de nombreux rapports
entre le vocabulaire utilisé par l’auteur de ce récit et des textes du Dt et de l’histoire
dtr. On peut lire la version D d’Ex 14 comme une reprise narrative de Dt 1,30 :
« Yhwh, votre Dieu, qui marche devant vous, combattra lui-même pour vous, tout
comme il l’a fait pour vous sous vos yeux en Égypte … 33 c’est lui qui vous
précédait sur la route, pour vous chercher un emplacement de camp ; de nuit il était
présent dans la colonne de feu qui éclairait le chemin à suivre, et de jour dans la
colonne de fumée ». L’auteur D présente le récit du miracle de la mer comme un
récit de « guerre de Yhwh » dans lequel on célébrait l’intervention directe de Yhwh
en faveur de son peuple. L’origine de cette idéologie se trouve sans doute à l’époque
de Josias où était rédigé le récit ancien qui a été repris et retravaillé par la
composition D. À noter que, dans cette version, tout le salut d’Israël vient de Yhwh.
Moïse n’a qu’un rôle de porte-parole.

La version sacerdotale : la séparation des eaux et le passage


La version de P insiste d’abord sur l’étroite correspondance entre la parole de Yhwh
et sa réalisation, comme c’est le cas en Gn 1, mais aussi dans la version sacerdotale
des plaies en Ex 7ss, ainsi que lors de la construction du sanctuaire mobile en Ex 25ss.
Comme la remarqué Th. Krüger, la triple annonce suivie de sa réalisation en 14,1-10* ;
430 THOMAS RöMER

15-23* et 26-29* démontre la gouvernance souveraine des événements par Yhwh 17.
Contrairement à D, P a clairement transformé cet événement en un mythe à l’aide
duquel il affirme la création d’Israël comme peuple de Yhwh 18. Dans le récit P, Yhwh
est le grand acteur, contraignant le Pharaon, comme dans le récit des plaies, à s’endurcir,
faisant de lui le jouet d’une prédestination, alors que le récit ancien et la version D
mettaient en place un Pharaon libre de ses décisions. P met ainsi en scène la naissance
d’Israël par un passage de la mort à la vie, comme l’ont aussi compris Paul et d’autres
auteurs chrétiens qui y ont vu une préfiguration du baptême.
La nostalgie de l’Égypte
Les versets 11-12 introduisent un thème qui apparaîtra surtout dans les récits du
séjour dans le désert en Ex et en Nb, à savoir la mise en question de l’exode par le
peuple. Cette mise en question de l’exode avant qu’il n’ait eu lieu se laisse facilement
comprendre comme un ajout entre les v. 10 et 13. Ce thème est déjà préparé par
13,17b où Dieu prévoit déjà la volonté du peuple de vouloir retourner en Égypte.
Cette question « pourquoi l’exode ? » va ponctuer les récits du désert en Ex 16,3 ;
17,3 ; Nb 11,18-20 ; 14,2-4 ; 16,12-15 ; 20,4-5 ; 21,4-9. Derrière la question
« pourquoi l’exode ? », il peut y avoir le refus d’une partie des exilés de revenir
dans le pays bien que les Perses offraient cette possibilité.
Les ossements de Joseph et la rédaction de l’Hexateuque
La notice sur les ossements de Joseph n’a pas de fonction dans l’histoire. Le
thème reprend et cite en quelque sorte Gn 50,25. Il trouve son aboutissement en
Jos 24 où on relate l’enterrement des ossements de Joseph ; il fait donc clairement
partie d’une rédaction qui tente d’intégrer le livre de Josué dans la Torah, cherchant
ainsi à créer un Hexateuque.
La rédaction du Pentateuque
Cette rédaction apparaît surtout in fine avec l’idée assez inouïe que le peuple ne
croit pas seulement à Yhwh mais aussi à Moïse, soulignant ainsi le rôle incomparable
de Moïse (comme en 19,9). C’est une préoccupation de la rédaction du Pentateuque
(cf. Dt 34,10-12). C’est aussi la rédaction du Pentateuque qui a inséré le bâton de
Moïse, transférant ainsi un insigne sacerdotal sur lui.

coLLoque : entre dIeux et hommes : anges, démons et autres


Le colloque interdisciplinaire « Entre dieux et hommes : anges, démons et autres »
s’est tenu dans le cadre du séminaire de la chaire Milieux bibliques les 19 et 20 mai
2014 b.

17. T. Krüger, « Erwägungen zur Redaktion der Meerwundererzählung (Exodus 13,17-


14,31) », ZAW, 108, 1996, 519-533, 521.
18. E.A. Knauf, « Der Exodus zwischen Mythos und Geschichte. Zur priesterschriftlichen
Rezeption der Schilfmeer-Geschichte in Ex 14 », in R.G. Kratz, T. Krüger, K. Schmid (éd.),
Schriftauslegung in der Schrift. Festschrift für Odil Hannes Steck zu seinem 65. Geburtstag,
Berlin/New York, 2000, 73-84, 77.
b. Les interventions sont disponibles en audio et en vidéo sur le site internet du Collège de
France : http://www.college-de-france.fr/site/thomas-romer/symposium-2013-2014.htm [NdÉ].
MILIEUX BIBLIQUES 431

Intervenants : Anna Angelini, Dominique Charpin, Jean-Marie Durand, Diana


Edelman, Daniele Garrone, Michaël Guichard, David Hamidovic, Nils Heessel,
Bernd Janowski, Jean Kellens, Bernadette Martel-Thoumian, Lionel Marti, Hans-
Peter Mathys, Valérie Nicolet-Anderson, Christophe Nihan, Dany Nocquet, Matthieu
Pellet, Thomas Römer, Brian Schmidt, Christoph Uehlinger, Youri Volokhine.
Ce colloque a été l’occasion de réunir une nouvelle fois des biblistes, assyriologues,
spécialistes de l’Égypte et de la Grèce, iranologue et médiéviste, invités par le
professeur Römer à intervenir autour de la question des intermédiaires qui peuplent
les espaces entre les dieux et les êtres humains. Dans beaucoup de religions et de
systèmes philosophiques, la question de la place de l’homme et de sa relation avec
des dieux ou des puissances supérieures est importante. De nombreux mythes et
d’autres textes réfléchissent sur ce qui distingue l’homme des dieux. Mais on trouve
en même temps aussi l’idée qu’il existe entre les dieux et les hommes toute une
série d’êtres intermédiaires ou hybrides qui montrent que ces frontières ne sont pas
étanches. En même temps, ces êtres peuvent aussi jouer des rôles que l’on ne veut
pas attribuer aux dieux ou encore prendre le rôle de médiateurs avec des dieux trop
occupés ou trop lointains pour avoir une relation directe avec les humains.

Humain ou divin ?

L’« entre-monde » est peuplé de figures autant dans la culture mésopotamienne,


judéo-chrétienne que grecque (et d’autres encore). Certaines sont humaines, d’autres
« surnaturelles », d’autres encore se substituent aux dieux. Ces figures ne sont pas
toujours des intermédiaires au départ, mais le deviennent par la suite sans toujours le
rester. Historiquement, certaines figures acquièrent ce statut pour le perdre ensuite.
Ainsi, à l’époque de la monarchie en Israël (l’âge du fer), il est probable que les
ancêtres décédés étaient invoqués comme des esprits, ce que pourrait attester la
présence des figures féminines nues dans les tombes, qui sont peut-être le signe d’une
demande de guérison pour des cas de stérilité. Par la suite, cette conception de
l’ancêtre intermédiaire aurait disparu au profit de la conception du shéol plus neutre,
où les morts ne jouent plus ce rôle d’intermédiaire. Cette fluctuation se retrouve aussi
entre cultures qui se distinguent par la place qu’occupent les intermédiaires. Ainsi le
héros est clairement considéré comme un demi-dieu dans l’Iliade, alors que l’équivalent
hébraïque semble plus terrestre. Dans le mazdéisme ancien de l’Avesta, la situation
est encore différente, puisque l’on trouve une multiplicité de dieux subalternes, qui
ne sont cependant pas vraiment des intermédiaires entre une divinité et des hommes.

Reflet de la cour du roi terrestre

L’être intermédiaire est souvent très ambigu. Plusieurs communications ont ainsi
porté sur la question de la nature des êtres intermédiaires qui peuplent le monde
assyrien. Sont-ils des génies ou des agents du mal ? La nomenclature assyrienne est
ambiguë et le « démon » (udug = utukku) devrait être défini comme une entité
neutre plutôt que saisi à travers nos catégories de « bon » ou de « mauvais ». De
manière générale, ce colloque a donc montré à quel point les frontières entre les
« démons » et les « anges » sont perméables. Il ne faut pas oublier que, même dans
la tradition judéo-chrétienne, le diable appartient à l’origine à la cour divine
(Jb 1-2 ; Za 3) avant de devenir une entité qui s’oppose à Dieu. Il est fort probable
432 THOMAS RöMER

que la figure du diable s’inspire des messagers et accusateurs qui travaillent à la


cour perse (Vie-Ve siècles av. J.-C.) pour leur roi. Cette origine humaine de la cour
du roi qui va inspirer la description des « anges » et « démons » du monde divin se
trouve autant dans le monde judéo-chrétien que mésopotamien. Ainsi les formules
d’intercession auprès des rois mésopotamiens (ARM 10 156 : 4-33) où des épouses
deviennent le calque pour les formules d’intercession utilisées dans les religions.

Reflet de l’histoire

Mais d’où viennent ces êtres intermédiaires ? Souvent les démons viennent de
l’extérieur, comme c’est le cas pour Lamaštu, et traduisent une inquiétude historique.
Ainsi Lamaštu est décrite comme une femme amorite dans les textes babyloniens
anciens (YBC 9846, 1-4), alors que, justement, les amorites posaient problème aux
rois babyloniens entre le IIIe et le IIe millénaire av. J.-C. Cette rhétorique n’empêche
pas que d’autres textes montrent Lamaštu très bien insérée dans le panthéon et les
croyances de Mésopotamie. Il est intéressant de voir que les croyances
mésopotamiennes se recoupent avec le matériel biblique, puisqu’on imagine
volontiers ces figures habiter les steppes, le désert ou les ruines, en tous cas en
marge de la culture ambiante. En effet, la description des ruines dans la Bible
(Es 13,19-22 ; 34,9-17 ; etc.) rejoint cette préoccupation de s’imaginer les marges
du monde ambiant et ses dangers. Plus les frontières seront connues, plus le langage
sur les démons va changer. Ainsi, il est intéressant de constater que les traducteurs
grecs de ces passages dans la Septante font coexister animaux mythologiques
(sirènes, démons, onocentaures, etc.) et animaux naturels, puisque l’horizon culturel
hellénistique élargit ses frontières. Les périphéries font de plus en plus l’objet d’une
connaissance réelle et suscitent un nouvel intérêt. Dans la langue courante grecque,
l’adjectif daimonios devient même à terme simplement un synonyme de
« prodigieux », « merveilleux » ou « qui suscite stupeur ». Dans le prolongement,
l’islam des mameloukes se méfiera d’un « entre-monde » trop plein, car seuls les
rassouls et le dernier des prophètes sont crédités d’une vraie fonction d’intermédiaire.

Les rites

Pour finir, la question de la gestion de cet « entre-monde » menaçant ou rassurant


a aussi été évoquée. Comment faut-il se prémunir ou demander la faveur de ces
êtres ? Le bouc émissaire a été une des manières de gérer ce monde liminaire,
puisqu’il est envoyé dans le désert (Lv 16). Comme l’« entre-monde » permet à la
fois d’expliquer certains événements de l’histoire (Lamaštu), tout en essayant de
l’influencer (intercessions), ce lieu ne finit pas d’intriguer l’homme. On observe
d’ailleurs encore aujourd’hui que ces êtres intermédiaires sont de retour dans la
« culture populaire », comme en témoignent les spiritualités de toutes sortes ou le
succès récent des livres et des films sur les vampires.

enseIgnements déLocaLIsés

Dans le cadre des « Gunning Lectures » à l’université d’Édimbourg (Écosse), le


professeur a donné six cours et deux séminaires sous le titre général : « The
Formation of the Pentateuch: New Insights and New Theories ». Les cours ont lieu
MILIEUX BIBLIQUES 433

les 27 janvier 2014 : « New Light on the Pentateuch » ; 28 janvier : « The Human
Condition in Genesis » ; 30 janvier : « Exodus Traditions in the Book of Genesis » ;
3 février. : « The Commission of Moses in the Book of Exodus » ; 4 février :
« Leviticus-Numbers as the Completion of the Pentateuch » ; 6 février : « The Book
of Deuteronomy as Archimedean Point ». Il s’agissait de faire le point sur les
nouvelles théories philologiques, historiques et sociologiques qui permettent de
mieux cerner la formation de la Torah. Il est prévu que ces cours soient publiés sous
la forme d’un livre. Pour accompagner et approfondir le cours, deux séminaires ont
eu lieu le 31 janvier.

InvItatIons

Deux professeurs invités ont présenté les fruits de leurs recherches c. Le


3 décembre 2013, le professeur Bob Becking, de l’université d’Utrecht, a donné un
cours sur « La paléoclimatologie et l’Israël antique – deux exemples : David et
l’exil », dans lequel il montrait l’importance des recherches sur les changements
climatiques pour mieux comprendre les origines de la monarchie israélite et les
changements démographiques à l’époque de l’exil babylonien.
Les 28 février et 7 mars 2014, le professeur Dominique Lambert, de l’université
de Namur, a donné deux cours intitulés : « Entre ‘création’ et ‘commencement’ :
Georges Lemaître et les débats philosophico-théologiques autour du Big Bang » et
« Le catholicisme face au darwinisme : approche historique et critique ». Dans ces
deux cours, M. Lambert a analysé le rôle complexe des chercheurs et théologiens
catholiques face aux théories du Big Bang et de l’évolution.

conférences, congrès, coLLoques

31.08.-02.09.2013, ProPent, Bass Lake (Pretoria), « From Deuteronomistic History to


Pentateuch and Prophets ».
03.09.2013, Université de Pretoria, faculté de théologie : « Dark God ».
30.09.2013 et 14.10.2013, Institut protestant de Montpellier, Cours « bloc » : « Le livre de
Jérémie ».
04-05.10.2013 ; Université de Neuchâtel, formation continue : Éléments d’anthropologie
biblique.
10.10.2013, Société vaudoise de théologie, Lausanne, « Les monothéismes bibliques entre
intégration et exclusion ».
12.10.2013, Les rencontres de l’Histoire, Blois, « Idéologie et réalité de la guerre selon la
Bible hébraïque ».
13.11.2013, Université de Budapest, faculté des Lettres, « King David taken over by Josiah,
Moses and Abraham – Dealing with the Davidic Dynasty in the Persian Period ».
23.-26.11, SBL Annual Meeting, Baltimore, « Jeremiah and the Deuteronomists ».

c. Les conférences sont disponibles sur le site internet du Collège de France, en audio et en
vidéo (http://www.college-de-france.fr/site/thomas-romer/guestlecturer-2013-2014__1.htm et
http://www.college-de-france.fr/site/thomas-romer/guestlecturer-2013-2014__2.htm) [NdÉ].
434 THOMAS RöMER

06.12.2013, Universität Koblenz, « Beschneidung in der Hebräischen Bibel und ihre


literarische Begründung in Genesis 17 ».
23.01.2014, Fondation del Duca, Académie française, Paris, « Guerre et récits de guerre
dans la Bible hébraïque ».
24.04.2014, University of Sheffield, Department of Biblical Studies : « Les concepts de
‘contre-histoire’ et ‘mnémohistoire’ appliqués aux sciences bibliques ».
28.04.-30.04.2014, Université de Prague, faculté de théologie protestante, colloque sur la
royauté : « King David taken over by Josiah, Moses and Abraham – Dealing with the Davidic
Dynasty in the Persian Period ».
03.05.2014, Société suisse pour l’étude du Proche-Orient ancien, Genève : « Cultes en
dehors du temple de Jérusalem selon Ezéchiel 8 ».
07.-10.05.2014, International Christian University Tokyo, « New Light on the Pentateuch » ;
« The Human Condition in Genesis » ; « The Current Discussion on the Deuteronomistic
History » ; « Dark God: Sex, Violence, Cruelty in the Hebrew Bible/Old Testament ».
24.05.-29.05.2014, Université de Jérusalem, Center of Advanced Studies : « The Problem
of the Hexateuch ».
31.05.-03.06.2014, Université de Tel Aviv, conférence sur Juda à l’époque ptoléméenne :
« Identity through Writing ».
10.06.2014, Lycée Saint-Denis, Annonay, « L’histoire d’Abraham, un plaidoyer pour la
réconciliation ».
09.07.2014, SBL International Meeting, Vienne (Autriche) : « Torah and Pentateuch in the
Former Prophets, with an Outlook on Latter Prophets and Writings ».

pubLIcatIons

Livres

röMer T., L’invention de Dieu, Paris, Seuil, coll. « Les livres du nouveau monde », 2014.
röMer T., La Bible, quelles histoires ! Les dernières découvertes, les dernières hypothèses.
Entretien avec Estelle Villeneuve, Montrouge/Genève, Bayard/Labor et Fides, 2014.
daVies P.R. et röMer T. (éd.), Writing the Bible. Scribes, Scribalism and Script,
coll. « Bible World », Durham, Acumen, 2013.
durand J.-M., röMer T. et bürKi M. (éd.), Comment devient-on prophète ? Actes du
colloque organisé par le Collège de France, Paris, les 4-5 avril 2011, coll. « Orbis biblicus
et Orientalis », no 265, Fribourg/Göttingen, Academic Press/Vandenhoeck & Ruprecht, 2014.

Articles

röMer T., « Récits de guerre dans la Bible hébraïque », Le Monde de la Bible, 2013,
no 206, 18-23.
röMer T. (éd.), « From Prophet to Scribe: Jeremiah, Huldah and the Invention of the
Book », dans daVies P.r. et röMer t. (éd.), Writing the Bible : scribes, scribalism and
script, Durham, Acumen, coll. « Bible World », 2013, 86-96.
röMer T., « Moses, the Royal Lawgiver », dans edelMan D.V. et ben zVi E. (éd.),
Remembering biblical figures in the late Persian and early Hellenistic periods : social
memory and imagination, Oxford, Oxford university press, 2013, 81-94.
röMer T., « La loi du roi en Deutéronome 17 et ses fonctions », dans artus O. (éd.), Loi
et justice dans la littérature du Proche-Orient ancien, Beihefte zur Zeitschrift für
altorientalische und biblische Rechtsgeschichte, no 20, Wiesbaden, Harrassowitz, 2013,
99-111.
MILIEUX BIBLIQUES 435

röMer T., « Renan et l’exégèse historicio-critique », dans laurens H. (éd.), Ernest


Renan : la science, la religion, la République, Paris, Odile Jacob, coll. « Collège de France »,
2013, 145-162.
röMer T., « Yhwh, the Goddess and Evil: Is “monotheism” an adequate concept to
describe the Hebrew Bible’s discourses about the God of Israel? », Verbum et Ecclesia,
vol. 34, no 2, 2013, DOI : 10.4102/ve.v34i2.841.
röMer T., « Egypt Nostalgia in Exodus 14 – Numbers 21 », dans FreVel C., Pola T. et
schart A. (éd.), Torah and the book of Numbers, FAT II, no 62, Tübingen, Mohr Siebeck,
2013, 66-86.
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Média

21.04.2014, France Culture ; Les Lundis de l’histoire, « Le Discours de Dieu ».


11.05.2014 ; France 2, Présence protestante, Portrait.
25.-30.08.2014, Radio suisse romande, Àvue d’esprit « Et Dieu créa l’homme unique »
(cinq entretiens).
436 THOMAS RöMER

autres actIvItés de La chaIre

Fabian Pfit zmann, ATER (50 %)

Rédaction d’une thèse sous la direction du professeur T. Römer : « Les traditions du


YHWH du Sud » : Depuis plus d’un siècle, Richard von der Alm a émis l’idée selon laquelle
YHWH serait originaire du Sud d’Israël et qu’il serait peut-être madianite (à l’est du golf
d’Aqabah et de l’Arabah ?). Cette idée a été récemment mise en doute par Pfeiffer. Il faut
dire que les origines exactes de YHWH sont restées assez énigmatiques et la recherche reste
imprécise sur beaucoup de points. En effet, cette origine est difficilement « articulable » aux
autres origines de YHWH affirmées dans l’Ancien Testament. Si certains versets affirment
que YHWH est une divinité qui provient du Sud, quel lien existe-t-il entre cette tradition et
le cycle de l’exode ? Le but de cette thèse est moins de revenir sur l’origine historique de
YHWH que de comprendre comment les versets qui affirment l’origine sudiste de YHWH
s’articulent aux autres traditions. Autrement dit, elle s’inscrit dans le concept de l’histoire de
la mémoire (mnemohistory) développé par Assman. La méthode pour mener à bien cette
recherche est surtout une analyse historico-critique des textes suivants : 1) Ex 2-4.18 ; Nb
10,29-36. Ces textes ont souvent été utilisés pour situer l’origine du YHWH biblique à
Madian hors d’Israël, dans un lieu différent du Sinaï et de l’Égypte. L’analyse de ces textes
tente surtout de comprendre comment la révélation de YHWH à Madian se noue à la tradition
de l’exode en termes d’histoire du texte. En effet, la recherche a depuis longtemps remarqué
que ces textes s’insèrent mal dans leur contexte (Ex 18 par exemple). Les rabbins ont ainsi
relevé que la référence à la montagne de Dieu (Ex 18,5) est illogique puisque les Israélites
l’atteignent en Ex 19,1-2. Il faut donc tirer les conséquences de ce constat et évaluer le lien
qui existe entre les origines sudistes de YHWH et la tradition de l’exode au niveau de
l’histoire de la rédaction ; 2) Jg 5,4-5 ; Dt 33,2 ; Ha 3,3 et Ps 68,8-9. Ces poèmes se trouvent
hors du Pentateuque et affirment une origine sudiste de YHWH. Ils forment une tradition à
part, indépendante du Pentateuque. Ce dernier point doit à nouveau pousser à se poser la
question du lien qu’il y a entre ces textes et la tradition de la sortie d’Égypte, qui se trouve
dans le Pentateuque. En comparant ces deux blocs de tradition(s) (textes madianites et poèmes
sudistes), la thèse cherche à tirer de nouvelles conclusions en ce qui concerne l’insertion du
YHWH du Sud dans le reste de la Bible hébraïque et cherche à comprendre pourquoi cette
tradition marginale a subsisté à côté d’autres traditions plus importantes.
Conférences et colloques : « L’origine de YHWH et les traditions de l’exode » (juin 2014,
rencontre des doctorants des universités de Genève et Lausanne et de l’Institut Catholique de
Paris, Lausanne).
Édition scientifique, en collaboration avec A. Lemaire : A. Lemaire, B. Dufour,
F. Pfitzmann (éd.), Phéniciens d’Orient et d’Occident, mélanges Josette Elayi, CIPOA 2,
Maisonneuve, Paris, 2014.
Publications : Rédaction de plusieurs articles dans l’encyclopédie Encyclopedia of the
Bible and Its Reception (EBR), de Gruyter, Berlin/New York, publication à venir (articles
suivants : Hobab ; Jeriah ; Jeriel ; Jerioth ; Jeruel ; Jeshebeab ; Jesher ; Josaphat I ; Josaphat
II) ; « Entre dieux et hommes : anges, démons et autres », La Lettre du Collège de France,
39 (décembre 2014) ; collaboration au livre de T. Römer, L’invention de Dieu, Seuil, Paris,
2014 (établissement des cartes et dessins du livre).

Bertrand Dufour, ATER (50 %)

Rédaction d’une thèse sous la direction du professeur O. Artus (Institut catholique de


Paris) : « La Révélation du Sinaï et la construction théologique du Code de l’Alliance
(Ex 20,22-23,19) ». Le point de départ de la recherche est un questionnement sur la présence
MILIEUX BIBLIQUES 437

d’un corpus législatif, généralement appelé Code de l’Alliance, au sein du récit de la


conclusion de l’alliance en Ex 19-24. Quel rapport entretiennent donc l’alliance et les lois ?
Pour apporter une réponse à cette question, la thèse met en œuvre une analyse diachronique
rendant compte de la diversité des composantes du texte, mises en relation avec le contenu
de l’ensemble d’Ex 19-24. L’hypothèse de travail, adoptée à la suite de plusieurs auteurs et
notamment de F. Crüsemann, postule qu’il y a une construction législative et théologique
progressive du code. Vingt ans après le travail de Crüsemann, déjà ancien, et en l’absence
d’études récentes, il faut reprendre la question à frais nouveaux et préciser en particulier le
phénomène de mise en récit du Code de l’Alliance. Au niveau diachronique, en entrant dans
l’épaisseur du texte, la recherche se confronte à diverses hypothèses. Pour les uns (comme
E. Otto, L. Schwienhorst-Schönberger), il y a à la base un corpus profane ensuite théologisé,
pour d’autres (comme J. Halbe, Y. Osumi) une loi de Dieu, du type d’Ex 34,11-27, augmentée
par la suite d’un droit coutumier. Il y a aussi la position très radicale de J. Van Seters : il
considère que l’ensemble du Code de l’Alliance a été tardivement rédigé sur la base du Code
deutéronomique. L’étude suivie du texte s’attache donc aussi à dialoguer avec ces hypothèses
pour découvrir quand et par qui les différentes parties du texte ont été rédigées, quels objectifs
théologiques cette construction a poursuivis et ce qu’elle apporte à la Révélation du Sinaï.
Conférences et colloques : « Le culte comme élément déterminant de l’identité d’Israël
dans le Code de l’Alliance » (juin 2014, Paris, Atelier de recherche franco-allemand pour
jeunes chercheurs, soutenu par l’Université franco-allemande).
Édition scientifique, en collaboration avec A. Lemaire : A. Lemaire, B. Dufour,
F. Pfitzmann (éd.), Phéniciens d’Orient et d’Occident, mélanges Josette Elayi, CIPOA 2,
Maisonneuve, Paris, 2014.

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