Soriat Cmu Cote Ivoire 2021

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MAI

2021

Vers la santé pour tous


en Côte d’Ivoire ? Centre Afrique

La Couverture sanitaire universelle


subsaharienne

comme enjeu de redéfinition de


l’État et de légitimation du régime
Clément SORIAT
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internationale.

Les opinions exprimées dans ce texte n’engagent que la responsabilité de l’auteur.

ISBN : 979-10-373-0359-2
© Tous droits réservés, Ifri, 2021
Couverture : © Niyazz/Shutterstock.com

Comment citer cette publication :


Clément Soriat, « Vers la santé pour tous en Côte d’Ivoire ? La Couverture
sanitaire universelle comme enjeu de redéfinition de l’État et de légitimation
du régime », Notes de l’Ifri, Ifri, mai 2021.

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Auteur

Clément Soriat est docteur en sciences politiques et post-doctorant


au Centre population et développement (CePeD) de l’université Paris
Descartes). Il est spécialiste des politiques de santé en Afrique. Ses
recherches actuelles portent sur les évolutions des politiques de santé
en France depuis l'arrivée des trithérapies.
Résumé

À partir d’une enquête de terrain réalisée en Côte d’Ivoire dans le


cadre du projet « Faire des politiques publiques en Afrique », l’auteur
interroge la genèse de la Couverture sanitaire universelle (CSU) dans
le champ de la santé globale et son appropriation en contexte ivoirien.
Le processus est mis en perspective avec une socio-histoire plus
générale de l’État ivoirien. La CSU, tout en étant partiellement le
résultat de l’alignement du pays sur certains standards de la santé
globale, fait l’objet d’investissements politiques intenses. Elle est ainsi
au cœur du jeu électoral et constitue un engagement majeur
d’Alassane Ouattara. Ce dernier cherche en effet à démontrer son
action en faveur des populations les plus précaires, restant pour
l’heure à l’écart des retombées économiques de la croissance du pays.
Ainsi, malgré toutes les limites évoquées dans cet article, la CSU en
Côte d’Ivoire semble plus avancée que dans d’autres pays d’Afrique de
l’Ouest. Elle est par ailleurs au cœur d’enjeux qui dépassent largement
le périmètre de l’espace qui la circonscrit en tant que politique
publique. Dans cette perspective, elle devient un observatoire de
phénomènes beaucoup plus globaux comme la tentative de
restauration de sa légitimité par le régime politique ivoirien ou encore
la redéfinition des frontières entre le public et le privé.
Abstract

Based on a field survey carried out in Côte d'Ivoire as part of the


research program “Faire des politiques publiques en Afrique”, the
author questions the genesis of Universal Health Coverage (UHC) in
the field of global health and its appropriation in the Ivorian context.
This process is put into perspective with a more general socio-history
of the Ivorian state. UHC, while being partially the result of the
country’s alignment with certain global health standards, is the
subject of intense political investment. Thus, it is in the center of the
electoral game and constitutes one of Alassane Ouattara’s major
commitment. The latter seeks to demonstrate its action in favor of the
most precarious populations, remaining for the time isolated from the
economic benefits of the country's growth. Despite all the limitations
discussed in this article, UHC in Côte d'Ivoire appears to be more
advanced than in other West African countries. It is also at the heart
of issues that go far beyond the perimeter of the space that
circumscribes it as public policy. In this perspective, it becomes an
observatory of much more global phenomena such as the attempt to
restore its legitimacy by the Ivorian political regime or the
redefinition of the borders between the public and the private.
Sommaire

INTRODUCTION .................................................................................... 6

L’ÉMERGENCE DE LA CMU : FORMULATION ET


REFORMULATION D’UNE POLITIQUE IMPORTÉE ................................ 9

Genèse du concept de la CSU dans le champ de la santé globale


et diffusion en Côte d’Ivoire.................................................................... 9

Ivoirisation de la CSU ............................................................................ 11

LA MISE EN ŒUVRE DE LA CMU : CONFIGURATIONS


DE POLITIQUES PUBLIQUES ET ENJEUX SECTORIELS ...................... 15

Cadrage formel de la politique .............................................................. 15

La CNAM, pierre angulaire d’une configuration éclatée


de politiques publiques.......................................................................... 18

Les acteurs étatiques............................................................................. 20

L’influence des bailleurs ........................................................................ 22

La place des entreprises privées........................................................... 23

CONCLUSION ...................................................................................... 26
Introduction

Depuis les années 1970, le processus de design des politiques de santé


aux Suds semble fortement déterminé par les aléas de la production
conceptuelle liée aux paradigmes de la santé globale. L’idée selon
laquelle les enjeux de santé doivent être discutés à une échelle
transnationale et donner lieu à des réponses coordonnées et intégrées
a eu tendance à renforcer la capacité des acteurs internationaux à
influencer les agendas africains en fonction de leurs priorités et des
évolutions successives de leurs visions en matière de santé. En
particulier, les grandes pandémies, dès lors qu’elles sont perçues
comme des menaces pour la sécurité mondiale, donnent lieu à des
mobilisations massives d’organisations internationales. De la lutte
contre le VIH/SIDA aux développements récents liés à la crise de la
COVID-19, les enjeux de santé sont ainsi au cœur des stratégies
d’intervention de la communauté internationale aux Suds. Dans les
années 1980, ces stratégies ont eu tendance à privilégier des
opérations verticales adressant spécifiquement chaque problématique
de santé. Depuis les années 2000, elles s’articulent généralement avec
une réflexion plus globale sur le renforcement structurel des systèmes
de santé. Plus particulièrement, la Couverture sanitaire universelle
(CSU) s’est imposée comme norme de référence et semble définir un
horizon relativement consensuel d’évolution des politiques publiques
de santé dans la plupart des pays du Sud. Selon l’Organisation
Mondiale de la Santé (OMS), la CSU vise à ce « que l’ensemble de la
population ait accès aux services préventifs, curatifs, de réadaptation
et de promotion de la santé dont elle a besoin et à ce que ces services
soient de qualité suffisante pour être efficaces, sans que leur coût
n’entraîne des difficultés financières pour les usagers ». Inscrite au
titre des Objectifs de développement durable (ODD), la CSU est
activement promue par les acteurs internationaux, à tel point que
Margaret Chan, alors directrice générale de l’OMS, affirme en 2012 à
l’occasion de la 65e Assemblée mondiale de la santé qu’elle,
« constitue le concept le plus efficace que la santé publique puisse
offrir ». Évoquée dans la résolution 58A/20 de l’Assemblée, la CSU
devient une priorité de politique publique chez les bailleurs de l’aide
au développement en 2010, à la suite de la publication du rapport de
l’OMS sur la santé dans le monde. Les stratégies ciblées sur les trois
grandes pathologies (VIH/SIDA, tuberculose et paludisme) financées
massivement par le Fonds mondial de lutte contre le sida, la
tuberculose et le paludisme et le President’s Emergency Plan for
AIDS Relief (PEPFAR) depuis le début des années 2000 ne sont pas
abandonnées, mais elles s’inscrivent désormais dans une approche
plus globale d’accès universel à la santé. Les principes de base en sont
la justice sociale, l’équité et le renforcement qualitatif des systèmes de
santé et de l’offre de soin.
En contraste avec cette euphorie des milieux de la santé globale,
les réactions des populations du Sud sont plus circonspectes.
Confrontées aux difficultés récurrentes de leurs systèmes de santé
(capacité des infrastructures, formation des personnels, soutenabilité
financière des systèmes de soin existants, etc.) et aux inégalités
persistantes dans le recours à la médecine dite « moderne »
(éloignement d’une fraction importante de la population des
structures sanitaires, assurances santé réservées aux rares privilégiés
du secteur formel et de la fonction publique, etc.), leur adhésion à la
promesse d’une santé pour tous reste timide. Si les États d’Afrique
subsaharienne s’approprient globalement les stratégies
internationales de promotion de la CSU, ils peinent à convaincre leur
population de leur capacité à réformer les systèmes de santé dans ce
sens.
En Côte d’Ivoire, le projet de CSU (dénommé Couverture maladie
universelle – CMU) est un engagement électoral majeur d’Alassane
Ouattara, président de la République depuis 2011. Il semble bénéficier
dans ce contexte d’un « portage » politique au plus haut niveau de
l’État, comme en témoigne l’enrôlement symbolique et surmédiatisé
du Président en tant que premier souscripteur à la Caisse nationale
d’assurance maladie (CNAM) lorsque cette dernière a été créée en
2014. Mais au-delà de cette agitation médiatique qui semble
reprendre à son compte l’enthousiasme international évoqué supra,
quelles sont les perspectives de mise en œuvre de la CMU en Côte
d’Ivoire ? Peut-on y voir à l’heure actuelle autre chose qu’un vœu
pieux, illustrant les décalages récurrents entre la fabrique et la mise
en œuvre de l’action publique ? Que nous apprend la CMU sur la
socio-histoire de l’État ivoirien et sur les stratégies de légitimation des
élites nationales, mises à mal par une décennie de crises politiques et
militaires ? Comment l’affirmation d’un rôle social et protecteur de
l’État peut-elle advenir dans un contexte néolibéral favorisant la
montée en puissance des opérateurs privés et enjoignant les services
publics à démontrer en permanence leur efficacité et leur efficience ?
Ces questionnements nous amèneront à faire dialoguer les outils
théoriques propres à l’analyse des politiques publiques (APP) avec la
sociologie de l’État et la sociologie des élites.
Nous appréhenderons cette réalité par une étude de cas basée sur
une enquête de terrain en Côte d’Ivoire conduite en 20181. Une
trentaine d’entretiens approfondis avait alors été menée
principalement à Abidjan avec l’ensemble des parties prenantes
impliquées dans la définition et la mise en œuvre de la CSU (acteurs
étatiques, entreprises, associations, personnel médical, bailleurs
internationaux). Des observations avaient également été réalisées
dans des sites d’expérimentation de la mise en œuvre de la réforme
(centres d’enrôlement des assurés et centres de santé), complétées par
une dizaine d’entretiens informels avec des bénéficiaires ou des
Ivoiriens susceptibles de le devenir (chauffeurs de taxi et
commerçantes).
Nous reviendrons dans un premier temps sur la formulation de
la CMU en tant que politique publique. Nous verrons que cette
politique est partiellement le résultat d’un alignement des
décisionnaires ivoiriens sur certaines prescriptions de la santé
globale. Pour autant, la recette internationale que représente la CMU
est assez rapidement appropriée et retraduite au niveau national.
Dans un deuxième temps, nous présenterons les principaux éléments
de matérialité nous autorisant à envisager la CMU comme une
politique publique à part entière. En particulier, nous nous
attarderons sur l’architecture complexe qui s’est structurée autour de
cette réforme et qui fait entrer en relation des univers sociaux et
politiques extrêmement diversifiés. En nous intéressant à une
politique sectorielle particulière, nous alimenterons des
questionnements plus généraux sur les processus de compétition et
de coopération au sein de l’État, sur le rôle des bailleurs dans la
production de l’action publique et sur les collusions entre intérêts
publics et privés.

1. Cette enquête a été réalisée dans le cadre du projet « Faire des politiques publiques en
Afrique » (FAPPA), porté par Sciences Po Bordeaux/Les Afriques dans le Monde et financé
notamment par l’Agence française de développement et le Conseil régional Nouvelle
Aquitaine.
L’émergence de la CMU :
formulation et
reformulation d’une
politique importée

La genèse du concept de CSU est un indicateur d’un mouvement plus


vaste d’imposition à l’échelle mondiale des débats relatifs à la santé
globale, dont nous retracerons les grandes étapes. Nous verrons qu’en
Côte d’Ivoire, ces débats font l’objet d’un investissement politique
intense, dans la mesure où la CSU est présentée par le pouvoir
présidentiel comme un moyen de réactivation de l’État social.

Genèse du concept de la CSU


dans le champ de la santé globale
et diffusion en Côte d’Ivoire
L’émergence de la thématique de la CSU dans le champ de la santé
globale est l’aboutissement d’une longue série d’innovations
conceptuelles dont le point de départ peut être situé dans les années
1970, à partir du moment où l’OMS commence à promouvoir l’idée de
rendre les soins essentiels universellement accessibles à tous2. À cet
égard, la Déclaration d’Alma-Ata de 1978 met l’accent sur les « soins
de santé primaire », sur la prévention et sur la « participation des
communautés » aux questions de santé. Cette initiative reste
globalement au stade de la déclaration d’intention et se heurte à un
certain nombre d’obstacles opérationnels, au premier rang desquels
l’enjeu financier. En réaction, un ensemble de réflexions se fait
entendre sur la nécessité de cibler quelques pandémies qui pourraient
donner lieu à des réponses « efficaces » sur la base d’investissements
financiers maîtrisés. Walsh et Warren proposent par exemple une
focalisation sur la santé maternelle et infantile via la promotion de la
vaccination ou encore la distribution de traitements antipaludéens3.
La proposition est reprise par l’Initiative de Bamako (1987) qui, dans
un contexte d’ajustement structurel, instaure par ailleurs le principe

2. D. Kerouedan, « Géopolitique de la santé mondiale. Contours, ambivalences et risques


de la notion de « global health » », Leçon n° 1, Cours au Collège de France, 21 février 2013.
3. J. A. Walsh et K. S. Warren, « Selective Primary Health Care: An Interim Strategy for
Disease Control in Developing Countries », The New England Journal of Medicine, vol.
301, n° 18, 1979.
du « recouvrement des coûts ». Dès lors, une participation financière
des patients au fonctionnement des structures de santé est exigée et la
gratuité d’un ensemble de prestations de soins est remise en cause.
Ceci a pour conséquence un durcissement du caractère inégalitaire
des systèmes de santé dans bon nombre de pays du Sud, avec
l’impossibilité pour les groupes sociaux les plus précaires d’accéder à
des soins de qualité4.
Ce constat est tempéré dans les années 2000 par des
investissements financiers considérables de la communauté
internationale dans le domaine du VIH/SIDA, de la tuberculose et du
paludisme, qui permettent la réintroduction de la gratuité dans la
prise en charge de ces maladies. Paradoxalement, pendant que l’offre
de soins s’améliorait dans les services dédiés aux trois grandes
pandémies, l’état général des systèmes de santé se détériorait et une
grande partie de la population touchée par d’autres pathologies était
ignorée des programmes internationaux. Face à un tel constat, les
bailleurs de la santé globale effectuent un retour aux fondamentaux
de la santé publique que sont la qualité des structures et des
prestations de santé, la justice sociale et l’équité, triptyque qui résume
parfaitement le concept de CSU présenté en introduction. Ce cadre
normatif est activement diffusé par l’OMS, la Banque mondiale et le
Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme5
jusqu’à trouver une place de choix parmi les ODD. Il s’est même
constitué un réseau transnational spécifiquement consacré à cette
question, le réseau Universal Health Coverage 2030, qui se définit de
la façon suivante : « UHC2030 is the global movement to build
stronger health systems for universal health coverage6 ».
La CSU peut ainsi être aujourd’hui considérée comme un
référentiel global7 qui, par le jeu des incitations financières
internationales, oriente les réformes du secteur de la santé à l’échelle
mondiale. Sur le continent africain, la plupart des pays l’ont adopté.
Ce référentiel s’impose de façon d’autant plus spectaculaire que les
bailleurs de la santé ne cessent d’exprimer leur « fatigue » à injecter
des sommes considérables dans des programmes verticaux dont,

4. Les questions de santé apparaissent comme révélatrices des inégalités qui structurent les
sociétés. En particulier, la santé est un bon moyen de penser les inégalités économiques et
les inégalités de genre, qui ont tendance à se renforcer mutuellement. Les femmes en
situation de précarité économique sont ainsi celles qui ont le plus souffert de la remise en
cause des gratuités.
5. D’un point de vue financier, le Fonds mondial et la Banque mondiale ont annoncé à
l’occasion de la sixième Conférence internationale de Tokyo sur le développement de
l’Afrique (TICAD VI) de 2016 un investissement de 24 milliards de dollars sur la période
2017-2019 pour accélérer la transition des pays africains vers la CSU.
6. Universal Health Coverage 2030
7. M. Nauleau, B. Destremau et B. Lautier., « En chemin vers la couverture sanitaire
universelle. Les enjeux de l'intégration des pauvres aux systèmes de santé », Revue tiers-
monde, n° 215, 2013, disponible sur : www.cairn.info.
encore une fois, l’impact sur les systèmes de santé est loin d’être
évident. En Côte d’Ivoire, l’OMS a ainsi activement relayé les discours
sur les vertus de la CSU et s’est livrée à un plaidoyer auprès des
autorités étatiques. Ce plaidoyer s’est notamment traduit par le
financement de toute une série d’ateliers de réflexion autour du
concept ou encore par l’appui à l’élaboration des documents
stratégiques qui incarnent aujourd’hui la « politique nationale » en la
matière.
On voit bien ici tout ce que l’inscription de la CMU à l’agenda des
responsables politiques ivoiriens doit aux débats qui traversent les
arènes de la santé globale. Pour autant, l’adoption de la CSU par les
autorités ivoiriennes n’est pas le fruit d’une réaction purement
opportuniste. Le processus alimente au contraire des stratégies
nationales et fait l’objet d’appropriations dans le cadre de la
compétition politique.

Ivoirisation de la CSU
Pour comprendre la façon dont la CSU alimente des jeux politiques
locaux, il faut revenir au processus par lequel le régime construit sa
légitimité depuis l’indépendance. Devenue colonie française en 1893,
la Côte d’Ivoire accède à l’indépendance en 1960. Le pays est alors
dirigé par Félix Houphouët-Boigny, qui reste au pouvoir jusqu’à sa
mort en 1993. Poursuivant la politique coloniale, Houphouët-Boigny
développe le secteur agricole et en particulier les filières café et cacao
et insère le pays dans l’économie capitaliste. L’enjeu pour la Côte
d’Ivoire est de faire émerger une économie performante ouverte à
l’international, tout en maintenant les équilibres socio-politiques
locaux.
L’habileté politique d’Houphouët-Boigny le conduit à inventer
une sorte de paternalisme politique et à bâtir un compromis social et
politique qui fonctionne jusque dans les années 1980. Ce compromis
peut être défini de la façon suivante : « en contrepartie de garanties
données aux ruraux sur les prix, les débouchés, les intrants et
l’amélioration de leur niveau de vie, il est attendu d’eux une totale
soumission politique ainsi que la reconnaissance du monopole de
l’État-parti et de ses agents sur l’appropriation et la gestion de la rente
agricole8 ». Le pacte a garanti la stabilité politique lors de la période
du « miracle ivoirien », qui se caractérise par « la disponibilité
financière, le faste des investissements et, de façon générale,

8. J.-P. Chauveau, « Question foncière et construction nationale en Côte d'Ivoire. Le s


enjeux silencieux d'un coup d'Etat », Politique africaine, n° 78, 2000, disponible sur
www.cairn.info.
l’importance des dépenses publiques9 ». Il reposait sur une forme de
clientélisme alimenté par l’économie du café et du cacao alors
florissante10, économie qui induit par ailleurs un besoin massif de
main-d’œuvre étrangère et qui lance le pays sur la voie de
l’endettement. Néanmoins, à cette époque, le système garantissait une
certaine redistribution des ressources (entre villes et campagnes,
élites du Nord et du Sud, etc.) et stabilisait les positions de pouvoir
des élites tout en incarnant un principe de solidarité et de cohésion
nationale. Ce compromis façonne le lien entre les autorités et la
population et se décline concrètement dans le cadre de toute une série
de politiques sectorielles. Dans le domaine de la santé, la gratuité est
ainsi érigée comme symbole des retombées sociales du « miracle
ivoirien » sur la population11. Durant cette période, l’accès aux soins
est effectif en Côte d’Ivoire et les dépenses publiques en la matière
sont à la hauteur des enjeux. De façon générale, comparativement à la
situation socio-économique de la majorité des États de la sous-région,
la Côte d’Ivoire apparaît dans les années 1960 et 1970 comme
privilégiée. Le pays s’industrialise, avec notamment le développement
d’une filière agroalimentaire qui approvisionne largement les
marchés de la sous-région. Mais sa prospérité repose surtout sur une
économie extravertie et fortement dépendante des exportations et des
cours mondiaux du café et du cacao. Quand ces derniers s’effondrent
dans les années 1980, l’économie ivoirienne entre en récession.
Houphouët-Boigny est contraint d’accepter les plans d’ajustement
structurel (PAS) qui rendent inopérants les arrangements socio-
politiques de la période précédente. Dans le domaine de la santé, la
Côte d’Ivoire est tenue de s’aligner sur la stratégie de Bamako. Le
recouvrement des coûts est instauré et l’accès aux soins se détériore
de façon spectaculaire pour les plus pauvres. Finalement, ce qui avait
été présenté comme un « miracle » s’avère être un « mirage » qui
avait caché certaines fragilités structurelles de l’économie
ivoirienne12.
À ces difficultés économiques s’ajoutent des tensions politiques
liées à la succession non anticipée du « vieux père »13. Président de
l’Assemblée nationale lorsque ce dernier décède en 1993, Henri
Konan Bédié prend la tête du pays conformément aux dispositions

9. F. Akindès, « Inégalités sociales et régulation politique en Côte d'Ivoire. La


paupérisation en Côte d'Ivoire est-elle réversible ? », Politique africaine, n° 78, 2000,
disponible sur : www.cairn.info.
10. C. Bouquet, Côte d’Ivoire. Le désespoir de Kourouma, Armand Colin, 3 e Edition, Paris,
2011.
11. J.-P. Berrou, D. Darbon, C. Bouquet, A. Bekelynck, M. Clément, F. Combarnous et E.
Rougier, « Le réveil des classes moyennes ivoiriennes ? Identification, caractérisation et
implications pour les politiques publiques », Papiers de recherche AFD, n° 2018-71, 2017
12. F. Akindès, op. cit.
13. J.-P. Berrou, D. Darbon, C. Bouquet, A. Bekelynck, M. Clément, F. Combarnous et E.
Rougier , op. cit.
constitutionnelles. Mais la stabilité du régime est loin d’être établie et
Alassane Ouattara, Premier ministre qui avait su gagner la confiance
d’Houphouët-Boigny, constitue un sérieux rival politique. Cette
rivalité est généralement analysée comme la principale raison de
l’émergence de la politique d’« ivoirité » dans les années 1990, qui
établit des discriminations entre les « Ivoiriens de souche
multiséculaire » et les « étrangers », dont les « Burkinabés ».
Ouattara, « homme du Nord », qui a passé une partie de sa carrière en
tant que haut fonctionnaire burkinabé, est ainsi exclu de la
compétition politique. De façon générale, le climat politique se tend,
jusqu’au coup d’État du général Robert Gueï en décembre 1999. Un
an plus tard environ, des élections (dont sont exclus Bédié
et Ouattara) amènent au pouvoir Laurent Gbagbo, opposant
historique et fondateur du Front populaire ivoirien (FPI). Afin de
regagner la confiance du peuple, Laurent Gbagbo réinvestit au début
des années 2000 les réflexions sur la CSU et imagine un système
ambitieux d’Assurance maladie universelle (AMU). Justifié par le
principe de solidarité nationale, le système prévoit que chaque
bénéficiaire participe sous la forme d’une cotisation en fonction de sa
capacité contributive. Mais faute de moyens financiers, l’AMU est
restée à l’état de projet.
Les années 2000 sont marquées par des conflits armés qui
relaient les questions de santé au second plan, ce qui n’empêche pas
la Côte d’Ivoire d’accéder aux financements du Fonds mondial et de
devenir l’un des rares bénéficiaires francophones du programme
américain PEPFAR. Le contexte politique ne se stabilise qu’en 2011
après une longue crise post-électorale, lors de l’éviction de Laurent
Gbagbo au profit d’Alassane Ouattara. Le nouveau Président est alors
confronté à un ensemble de défis en vue de la reconstruction du pays,
dont sa situation sanitaire. Face à l’ampleur de la tâche, Ouattara
décrète dans un premier temps des mesures d’urgence. La première,
en 2011, consiste en une exemption de paiement des frais de prise en
charge médicale des usagers dans les établissements sanitaires
publics, parapublics et communautaires conventionnés14. La mesure
provoque une brutale augmentation de la fréquentation des services
de santé qui entraîne leur déstabilisation, d’où une deuxième mesure
d’exemption en 2012 plus ciblée (sur les femmes enceintes, les
enfants de moins de 5 ans et la prise en charge du paludisme).
Parallèlement, le gouvernement ivoirien réactive le projet d’une
couverture sanitaire pour l’ensemble de la population. C’est ici que le
processus d’appropriation des débats internationaux sur la CSU est le
plus visible. Alassane Ouattara érige en effet la CMU en axe phare de

14. A. Oga, M. Samba, B.-T. N’Guessan et L.-P. Kouadio, « Réflexions sur la gratuité des
soins en Côte d’Ivoire en 2011 », Cahier de santé publique, 10(2), 2011.
sa campagne électorale, avec la promesse d’un accès aux soins pour
les plus pauvres. Concrètement, la CMU reprend les grands principes
de l’AMU, à savoir son caractère universel, obligatoire, et un niveau
de contribution variable selon les capacités des bénéficiaires. Deux
régimes sont envisagés. Le régime contributif propose un package
minimum de soins offerts à tous les citoyens et les résidents de la Côte
d’Ivoire à raison d’une contribution mensuelle de 1 000 FCFA
(1,5 euro environ) par assuré. Le régime non contributif concerne les
personnes « en situation d’indigence » pour qui une exemption de la
contribution de 1 000 FCFA est prévue. Ce régime non contributif
devient un symbole de la réactivation du mythe houphouëtiste et est
censé témoigner de l’attention que le gouvernement porte aux
couches sociales précarisées. Il est aussi un argument permettant de
contrer les critiques selon lesquelles les retombées de la reprise
économique spectaculaire15 ne bénéficient pas aux plus pauvres et que
les inégalités sociales se font de plus en plus criantes en dépit des
discours sur l’insertion de la Côte d’Ivoire dans l’économie mondiale.
La présidence a ainsi impulsé une politique publique spécifique
en la matière, qui fait l’objet d’une intense communication
institutionnelle visant à démontrer ses « résultats ». La campagne qui
a conduit à la réélection controversée du Président en octobre 2020 a
laissé à nouveau une place de choix à la promesse de la généralisation
de la CMU, dont il a rappelé lorsqu’il a prêté serment fin 2020 qu’elle
constituait un « chantier prioritaire » du nouveau mandat. L’épidémie
du COVID-19, certes relativement bien contenue en Côte d’Ivoire
comme dans de nombreux pays africains, est à nouveau l’occasion
pour la Présidence de communiquer sur les enjeux de santé en
appelant de ses vœux le renforcement du système de santé,
fondamental en matière de préparation aux épidémies et qui est vu
comme allant de pair avec la généralisation de la CMU.
Ainsi, la mise en œuvre du projet de CMU ne s’explique pas
uniquement par la nécessité pour l’État ivoirien de s’aligner sur les
normes actuelles en matière de santé globale. Ce projet a une fonction
politique bien particulière. Il permet au régime de mettre en scène
son action en faveur des populations précaires et son engagement
dans le domaine de la santé, contribuant à refonder sa légitimité de la
redistribution des bienfaits de la croissance.

15. Croissance moyenne de 8 % par an depuis 2012 selon les chiffres de la Banque
mondiale.
La mise en œuvre de la
CMU : configurations de
politiques publiques et
enjeux sectoriels

Deux points seront ici abordés. D’abord, il sera rendu compte des
éléments juridiques, institutionnels et financiers qui autorisent à
appréhender la CMU comme une politique sectorielle « consistante »,
tout du moins sur le plan formel. Nous décrirons ensuite comment
elle met en synergie tout un ensemble de parties prenantes étatiques
et privées. Ce point nous conduira à interroger les phénomènes plus
généraux de concurrence et de collaboration entre acteurs au sein de
l’État et le brouillage des frontières entre le public et le privé.

Cadrage formel de la politique


Le cadrage formel de la politique dédiée à la CMU renvoie avant tout
à l’intense production législative qui découle de la conception de la
politique nationale en la matière et de l’adoption des différents
documents stratégiques qui lui donnent corps16. La CMU est ainsi
instituée par la loi n° 2014-131 du 24 mars 2014, suivie par une
dizaine de décrets d’application17.
De cette série de mesures résulte notamment la création, en
2014, d’une nouvelle Institution de prévoyance sociale, la CNAM. Il
s’agit d’une entreprise privée à but non lucratif à laquelle l’État confie
la gestion de la CMU. Placée sous la double tutelle du ministère de
l’Emploi et de la protection sociale et du ministère de l’Économie et
des Finances, la CNAM se veut « une structure légère », pour
reprendre les termes des enquêtes, agissant ainsi au maximum par
l’intermédiaire d’« Organismes gestionnaires délégués » (OGD). Ces
OGD sont des structures publiques ou privées disposant d’une
expérience dans le domaine des assurances ou des mutuelles de santé.
Deux grandes catégories d’OGD sont associées au processus :

16. Voir « Stratégie nationale de financement de la santé pour tendre vers la couverture
universelle », République de Côte d’Ivoire, 2012 ; « Programme social du
Gouvernement 2018-2020 », République de Côte d’Ivoire, 2018.
17. Voir entre autres : décret n° 2017-46 du 25 janvier 2017 définissant les conditions et
modalités de l'assujettissement, de l'affiliation et de l'immatriculation au régime de base de
la CMU ; décret 2017-47 du 25 janvier 2017 fixant les modalités d'accès aux prestations de
soins de santé de la CMU ; décret n° 2017-123 du 22 février 2017 fixant le montant et les
modalités de recouvrement des cotisations dues au titre du régime général de base et du
régime d'assistance médicale de la CMU.
les OGD de prélèvement des cotisations, à savoir la Caisse
nationale de prévoyance sociale (CNPS), la Caisse générale de
retraite des agents de l’État (CGRAE) et les soldes civils et
militaires ;
les OGD de prestation, à savoir potentiellement la Mutuelle
générale des fonctionnaires et agents de l’État (MUGEF-CI), les
assureurs et les gestionnaires de portefeuilles maladies. Pour
l’heure, seuls la MUGEF-CI et des gestionnaires de portefeuilles
maladie (ASCOMA et MCI-Care Côte d’Ivoire) ont été retenus au
titre d’OGD de prestation. Leur mission est de contrôler la
conformité des feuilles de soins adressées par les centres de santé
qui expérimentent la CMU.

Schéma 1 : Organigramme de la CNAM

PCA : Président du Conseil d’administration ; DG : Directeur général ; DGA :


Directeur général adjoint
Source : Institut de Prévoyance sociale de la Caisse Nationale d’Assurance Maladie,
https://ipscnam.ci/organisation.
Le fonctionnement de cette institution sera à terme garanti par
les cotisations des assurés et reste pour l’heure en partie subventionné
par l’État.
L’investissement financier de l’État dans la politique sectorielle
de couverture maladie universelle est plus généralement un fait
notable qui contraste avec la plupart des politiques sociales et
sanitaires, restant en majorité dépendantes de l’aide internationale. Il
a été difficile d’obtenir des données fiables sur ce point, mais deux
chiffres revenaient lors de l’enquête dans la presse locale et les
entretiens. L’État s’est ainsi engagé à consacrer 75 millions d’euros
environ à la prise en charge des « indigents », auxquels s’ajoutait la
promesse d’une enveloppe d’environ 1,3 milliard d’euros (issue d’un
partenariat public-privé) sur la période 2018-2020 en vue du
renforcement des infrastructures de santé et du recrutement de
personnel qualifié.
La CNAM met en avant les nombreuses réalisations, au premier
rang desquelles les opérations d’enrôlement, c’est-à-dire
d’identification et de délivrance de cartes d’assurés biométriques. Ces
opérations s’étaient déployées au moment de l’enquête dans
250 postes d’enrôlement fixes et 150 postes mobiles répartis sur
l’ensemble du territoire et avaient abouti alors à la délivrance de plus
d’un million de cartes, les cotisations ayant démarré en 2019.
Ralenties par la crise du COVID-19, les opérations se sont malgré tout
achevées en 2020 (pour ce qui est du secteur économique formel, le
secteur économique informel restant bien évidemment difficile à
enrôler).
Par ailleurs, les acteurs institutionnels insistent sur les activités
de rénovation des centres de santé et sur l’expérimentation de la CMU
auprès de 120 000 étudiants. Des étudiants des Universités de
Korhogo, Bouaké, Daloa, Yamoussoukro, Abidjan et Grand-Bassam
ont ainsi bénéficié gratuitement de la CMU pendant six mois et ont pu
recevoir des soins dans des centres de santé équipés et tellement bien
réaménagés que leur offre de santé n’a plus grand-chose à voir avec ce
qui se pratique classiquement dans les hôpitaux publics.
La CMU a donc aujourd’hui une réalité matérielle, quand bien
même l’atteinte de son objectif d’universalité n’est pas à l’ordre du
jour compte tenu de la difficulté à enrôler les travailleurs du secteur
informel, largement majoritaires dans le pays (le taux de couverture
est ainsi selon le gouvernement de 12 %, légèrement supérieur à la
moyenne de pays de la sous-région comme le Ghana ou le Bénin –
10 % de taux de couverture selon l’AFD -). Cette réalité matérielle
permet au gouvernement d’entretenir tant bien que mal la fiction
d’une santé pour tous et confère à la CNAM l’image d’une institution
proactive qui donne une certaine visibilité à un dispositif d’action
publique particulièrement complexe.

La CNAM, pierre angulaire d’une


configuration éclatée de politiques
publiques
La mise en œuvre de la CMU repose sur des configurations de
politiques publiques comparables à ce qui peut être observé sur
le continent dans d’autres secteurs d’action publique18 (voir
schéma 2). Par configuration de politique publique, il faut
entendre un ensemble d’acteurs qui interagissent en vue de
produire quotidiennement des politiques publiques. La
principale caractéristique de ces configurations est une forme
d’éclatement, avec la mise en relation d’un ensemble
d’institutions publiques et d’entreprises privées positionnées à
l’interface d’arènes nationales et internationales.

Schéma 2 : Configurations autour de la mise en œuvre


de la CMU

Source : auteur.

18. F. Eboko, « Repenser l’action publique en Afrique. Du Sida à l’analyse de la


globalisation des politiques publiques », Paris, Karthala, 2015.
Schéma 3 : Acteurs de la mise en œuvre de la politique
de CSU

Acteur présent uniquement à l’étape de mise en œuvre de la politique publique

Acteur de la mise en œuvre déjà présent lors de la formulation de la politique


publique
Acteur de la formulation qui disparaît à l’étape de la mise en œuvre
Source : auteur.
Les acteurs étatiques
Du point de vue du gouvernement central, quatre ministères sont
impliqués dans la mise en place de la CMU. Le ministère de l’Emploi
et de la Protection sociale et le ministère de la Santé et de l’Hygiène
publique ont en charge le volet technique de la réforme, tandis que les
éléments financiers et budgétaires nécessitent l’intervention du
ministère de l’Économie et des Finances et du ministère du Budget et
du portefeuille de l’État. On retrouve au cœur du dispositif la CNAM,
ainsi que les divers organismes de gestion déléguée sur lesquels elle
s’appuie (dont certains sont des entreprises privées). Le ministère de
la Santé, via son point focal CMU, est également un maillon central
de la politique publique. Il assure en effet la supervision de l’ensemble
de la chaîne publique de soins qui, à terme, est censée être impliquée
dans le processus. L’ensemble du personnel de santé peut ainsi être
également considéré comme partie prenante. Enfin, en raison de la
forte politisation de ce dossier et de ses implications stratégiques, la
primature, sous le contrôle étroit de la présidence, coordonne les
activités de l’État en la matière.
L’étude de la CMU permet ainsi de remettre en cause les visions
monolithiques de l’État. L’État doit au contraire être appréhendé
comme le produit des interactions entre une pluralité de segments
traversés par des logiques hétérogènes et dont les relations peuvent
aussi bien relever de la coopération que de la concurrence.
À cet égard, nous avons été frappés de constater à quel point le
niveau politique et le niveau technique sont animés par des objectifs
et des principes de fonctionnements différents. Ainsi, la CMU a été
l’enjeu de luttes entre la ministre de la Santé et de l’Hygiène publique
et le ministre de l’Emploi et de la Protection sociale. La CMU est en
effet une politique multiforme qui, selon le point de vue, peut aussi
bien être considérée comme une politique de santé (lorsque l’accent
est mis sur les enjeux de renforcement du système de santé) que
comme une politique de protection sociale (lorsque l’accent est mis
sur les logiques de gestion collective du risque sanitaire). Un conflit
de leadership s’est ainsi manifesté entre les deux ministres concernés,
chacun revendiquant la primauté de sa compétence en la matière. Sur
ce point, un enquêté estime que « ça a été une bataille pour arracher
la CMU à la santé » et que l’OMS aurait argumenté en faveur du
ministère de l’Emploi et de la Protection sociale. Plus exactement, une
chargée de programme de l’OMS évoque son « plaidoyer » auprès de
l’État :
« L’OMS a fait un plaidoyer pour une séparation des
fonctions et une clarification des rôles entre les
ministères. Le plaidoyer a consisté à ce que le ministère
de la Santé se consacre à la fonction « prestation » y
compris la régulation de cette fonction : définition du
panier de soins, etc. Et le ministère en charge des affaires
sociales a été responsabilisé dans la mise en commun et
l’achat des prestations à travers la gestion de l’agence
(CNAM). »

La séparation entre l’achat et l’offre de soins à laquelle font


systématiquement référence les enquêtés circonscrit le rôle du
ministère de la Santé à celui de prestataire, ce qui n’allait pas de soi
au regard des ressources symboliques dont bénéficie la ministre de la
Santé. Cette répartition, si elle semble aujourd’hui faire consensus, est
ainsi le fruit de rapports de pouvoir au sein même de l’État, ce qui
atteste que l’institution ne parle jamais d’une seule voix.
À l’inverse de cette concurrence des ministres, les agents qui se
trouvent sous leur responsabilité évoquent leurs relations en termes
de coopération. Il est ainsi fait état dans les entretiens de la « bonne
entente » entre les équipes de techniciens des deux ministères.
La cheffe de cabinet du ministère de la Santé précise par exemple
qu’une certaine « camaraderie » alimente une forme de coalition
entre les agents des ministères. Ces derniers, engagés dans des
échanges continuels de ressources et de services, parviennent
collectivement à contourner toute une série de difficultés structurelles
de leur administration de tutelle. La cheffe de cabinet du ministère de
la Santé explique :
« La primature est intervenue à notre demande. Comme
vous avez affaire à des politiques, il vaut mieux à un
moment remonter à ceux qui avaient la volonté politique.
(…) Surtout à cause du financement. (…) Nous avons été
têtus. Nous avons dit à nos politiques que leur volonté
doit se traduire en fonction de nos besoins. Nous leur
avons dit de mettre les moyens. Je pense que lui-même
[Alassane Ouattara] ne s’attendait pas à un coût aussi
élevé. Or, la santé est budgétivore et n’apporte rien. (…)
Mais les coûts sont énormes. Donc il faut être solide pour
accepter. Et il a accepté. Et c’est lui-même qui nous
presse d’aller plus vite. Mais il y a des étapes qu’on ne
peut pas sauter. Avec la volonté de traduire les choses de
façon concrète, ça nous oblige à voir les choses avec des
yeux d’urgence. Mais on essaie de respecter les étapes. »

On voit bien ici que les agents de l’action publique, quand ils ont
les ressources adéquates, ne sont pas de simples exécutants des
programmes électoraux, allant parfois jusqu’à renverser ou faire
usage des injonctions politiques auxquelles ils sont soumis pour servir
leurs propres objectifs. La mise en œuvre d’une politique publique
comme la CMU est ainsi le résultat aléatoire des interactions entre
une multitude d’acteurs qui, y compris au sein de l’État, font valoir
des intérêts dont l’homogénéité est loin d’être évidente.

L’influence des bailleurs


À côté de cette extrême diversité d’institutions étatiques, la présence
de bailleurs internationaux contribue également à l’éclatement des
configurations de politique publique qui se structurent autour de la
CMU. Mais, s’ils ont été à l’origine de la production du concept de
CSU, leur rôle est beaucoup plus limité dans la phase de mise en
œuvre. Cette situation contraste avec celle qui peut être observée dans
d’autres domaines de la santé comme la lutte contre le VIH/SIDA, où
des financeurs tels que le Fonds mondial et le PEPFAR fournissent la
plupart des ressources financières et sont en mesure d’imposer leurs
procédures et manières de faire. Le DG de la CNAM affirme même sa
volonté de ne pas « laisser trop de place aux bailleurs » afin de ne pas
mettre le processus de réforme « sous la pression des résultats ».
Ainsi, ces derniers (principalement la Banque mondiale et
l’Agence française de développement) sont mobilisés autour de deux
questions bien spécifiques, à savoir la rénovation des structures de
santé et l’identification des « indigents » qui bénéficieront du régime
non contributif19. On peut faire l’hypothèse que cette intervention
circonscrite des bailleurs dans le champ de la CMU s’explique non
seulement par leurs doutes quant à la possibilité à court terme de
réalisation de ses objectifs, mais aussi par un certain éloignement de
la thématique de leurs domaines d’expertise traditionnels. Si les
enjeux propres au secteur de la santé relèvent des champs de
compétence des organismes internationaux rencontrés lors de
l’enquête, rares sont ceux dont le mandat est expressément orienté
vers les questions de sécurité sociale et d’assurance. Ces derniers
peuvent surtout être vus comme des acteurs de la santé globale et sont

19. Premièrement, la Banque mondiale intervient sur la CMU à travers un projet plus
global de renforcement du système de santé et de réponse aux urgences épidémiologiques
d’un montant de 70 millions de dollars environ. Au moment de l’enquête, l’institution
s’était engagée à accompagner la réhabilitation de 102 structures de santé, pour un
montant total de 26 millions de dollars. La Banque mondiale s’est également impliquée
techniquement et financièrement afin d’élaborer une méthode d’identification des
indigents et d’appuyer l’État dans les premiers mois de leur prise en charge.
Deuxièmement, on relèvera la contribution de l’Agence française de développement au titre
principalement du C2D (Contrat de désendettement et développement) – santé, dont le
montant s’élève à 68 millions d’euros sur la période 2016-2020. Là encore, il s’agit d’un
programme global de renforcement du système de santé, qui vien t améliorer l’offre de soin
et ne traite pas spécifiquement de la CMU.
moins présents dans les réseaux transnationaux de l’expertise en
sécurité sociale. Le directeur de la CNAM évolue dans des univers
professionnels assez différents des bailleurs internationaux enquêtés.
Il est davantage en interaction avec des structures en mesure de
fournir à la CNAM un appui technique (à défaut d’un soutien
financier), comme la CNAM française et, indirectement, le
Programme d’appui aux stratégies mutualistes de santé (le PASS,
dont l’objectif premier est l’accompagnement de la mutuelle des
fonctionnaires, mais qui fournit également des conseils de façon plus
ou moins formelle dans le cadre de la CMU).

La place des entreprises privées


Enfin, les configurations de politiques publiques qui se sont
structurées autour de la CMU offrent à voir une présence des
entreprises privées. En accord avec le paradigme néolibéral
dominant, le chef de l’État a initié un partenariat public-privé (PPP)
avec la SNEDAI, une entreprise ivoirienne positionnée dans les
secteurs des technologies, de l’environnement, du transport et des
BTP. De façon générale, le recours de plus en plus fréquent aux PPP
en Côte d’Ivoire comme un peu partout dans le monde est un point
d’entrée pertinent pour analyser les relations entre l’État et le secteur
privé. La tendance de l’État ivoirien à s’appuyer sur le marché et les
acteurs économiques pour prendre en charge des attentes sociales
n’est pas un phénomène récent. De la place des planteurs dans
l’économie politique du régime d’Houphouët-Boigny à la façon dont
l’actuel président ouvre des marchés aux opérateurs privés dans le but
d’opérationnaliser ses politiques du logement, la porosité des
frontières entre les affaires économiques et les affaires publiques
semble en Côte d’Ivoire un fait établi. Loin d’être le signe d’une
« cannibalisation » du public par le privé20 ou de constituer un aveu
de faiblesse de l’État qui donnerait raison aux analyses sur la faillite
de l’État africain, l’attitude des acteurs publics ivoiriens vis-à-vis du
marché pourrait être révélatrice d’une forme de gouvernement bien
spécifique. Cette forme de gouvernement, qualifiée de
« gouvernement par le marché21 » tend à se généraliser aux Nords
comme aux Suds avec la diffusion toujours plus large du projet
néolibéral. Dans cette optique, les autorités étatiques ont tendance à
se décharger22 d’une partie de leurs responsabilités au profit

20. B. Hibou, « Introduction. La bureaucratisation néolibérale, ou la domination et le


redéploiement de l'État dans le monde contemporain », in La bureaucratisation
néolibérale, La Découverte « Recherches », 2013.
21. O. Nay, « Gouverner par le marché. Gouvernements et acteurs privés dans les politiques
internationales de développement », Gouvernement et action publique, n° 4, 2017.
22. B. Hibou, « Retrait ou redéploiement de l’État ? », Critique internationale, 1, 2008.
d’opérateurs privés auxquels on offre de nouvelles perspectives
économiques. Le processus ne conduit pas à déposséder l’État de sa
puissance publique. Ce dernier conserve une capacité de coordination
et d’encadrement, mais aujourd’hui, il régule et incite plus qu’il
n’impose et ne contrôle. On observe ainsi un réajustement du rôle de
l’État qui relève autant de l’adhésion à des prescriptions idéologiques
néolibérales que de la nécessité pragmatique de composer avec le
phénomène de raréfaction des ressources publiques.
Dans cette perspective, il devient stérile d’opposer le public et le
privé et l’enjeu est plutôt de comprendre comment ces sphères
s’articulent. Les élites ivoiriennes, comme c’est le cas dans la plupart
des contextes, sont multipositionnées et circulent des milieux
économiques aux espaces politiques de façon relativement fluide. De
ce point de vue, la fabrique de l’action publique est en partie le
produit des interactions quotidiennes entre acteurs qui sont autant
des entrepreneurs politiques que des entrepreneurs privés.
Cet enchevêtrement de la continuité entre les espaces
publics/politiques et privés est caractéristique de la politique
publique de la CMU dont l’opérationnalisation implique fortement la
SNEDAI.
La SNEDAI est dirigée par Adama Bictogo. Ce dernier, ami
intime du Président et de son épouse, joue un rôle stratégique dans
les affaires économiques et politiques du pays. Fils d’un illustre
planteur, Bictogo est diplômé de l’Institut supérieur de gestion de
Paris. De retour en Côte d’Ivoire, il entame une carrière
d’entrepreneur économique en lien étroit avec les élites politiques de
son pays. Dans les années 1990, il occupe des postes à responsabilité
au sein de la SCOA (Société commerciale de l’Ouest africain) puis de
la SDPA (Société de Distribution des Produits Alimentaires). Au
début des années 2000, il effectue des consultations pour le compte
du Groupe Bolloré avant de devenir PDG d’I.S.D. Holding Afrique.
C’est cette société qui, par un changement de dénomination,
deviendra le groupe SNEDAI quelques années plus tard. Son champ
d’expertise est à l’origine l’archivage et la sécurité numérique. Dans
les années 2000, Bictogo construit parallèlement une carrière
politique. Il occupe les postes de conseiller spécial du ministre de
l’Agriculture, de conseiller spécial à la Primature en charge de la
diplomatie et des relations avec les institutions internationales, et
en 2011 et 2012, de ministre de l’Intégration africaine.
Proche du RDR (le parti de Ouattara) dès sa création, Bictogo
participe activement à la négociation des accords de Ouagadougou en
2007. En 2015, il s’implique pleinement dans la campagne électorale
de Ouattara. Depuis, son activité politique se fait moins visible et il se
consacre essentiellement au développement de la SNEDAI. Ce groupe
international compte aujourd’hui six entreprises dans des domaines
aussi diversifiés que les BTP, l’immobilier, l’énergie, ou encore les
transports. La SNEDAI reste active dans le champ des solutions
informatiques et de l’édition de documents sécurisés. Elle remporte à
ce titre les marchés du passeport biométrique, du e-visa et, plus
récemment, de l’enrôlement biométrique des assurés de la CMU. Le
groupe comptait au moment de l’enquête 1 000 salariés environ et
remporte régulièrement des marchés publics importants (on pensera
par exemple au marché de la réhabilitation des centres de santé
évoqué plus haut, avec le chiffre de 152 millions d’euros environ
évoqué par la presse locale).
Une réforme comme la mise en place de la CMU s’inscrit ainsi à
la croisée d’une pluralité d’enjeux économique et politique qui tend à
brouiller la distinction entre intérêt public et intérêt privé et qui
complexifie les schémas bien établis de la gouvernance des politiques
publiques. Ce constat ne doit pas pour autant corroborer les
jugements normatifs sur l’absence de différenciation entre l’État et la
société dans le contexte africain. Comme dans d’autres aires
géographiques, la séparation entre le public et le privé relève surtout
ici de la construction mythique et d’un discours censé incarner la
modernité politique. Tout en adhérant aux principes de ce discours,
les acteurs étatiques sont les héritiers d’un système politique dont les
fondements reposent sur les interdépendances entre la gestion
publique et les intérêts privés, interdépendances constamment
réinventées plutôt que combattues.
Conclusion

L’étude d’une politique publique comme la CMU offre des pistes


stimulantes pour penser l’analyse des politiques publiques en
contextes africains et prendre la mesure de ce que le décryptage des
enjeux propres à une politique spécifique apporte à la compréhension
de l’État et de ses mutations contemporaines. Nous avons vu
comment la mise en place de la CMU, tout en étant partiellement le
résultat de l’alignement du pays sur certains standards de la santé
globale, fait l’objet d’investissements politiques intenses. La CMU est
ainsi au cœur du jeu électoral et constitue un engagement majeur de
Ouattara. Ce dernier cherche en effet à démontrer son action en
faveur des populations les plus précaires, restant pour l’heure à l’écart
des retombées économiques de la croissance du pays. Ainsi, malgré
toutes les limites évoquées dans cet article, la CMU en Côte d’Ivoire
semble plus avancée que dans d’autres pays d’Afrique de l’Ouest.
La CMU est par ailleurs au cœur d’enjeux qui dépassent
largement le seul périmètre de l’espace de la politique publique. Dans
cette perspective, elle devient un observatoire de phénomènes
beaucoup plus larges comme la tentative de restauration de sa
légitimité par le régime politique ivoirien ou la redéfinition des
frontières entre le public et le privé.
L’idée première selon laquelle la CMU est une politique « vide »
et déconnectée des réalités locales a donc été relativisée. Si la CMU est
analysée non pas seulement du point de vue de ses réalisations
effectives (qui restent timides), mais aussi des idées qu’elle véhicule
en tant que projet politiquement investi, son potentiel de changement
apparaît plus nettement. Il est encore trop tôt pour amener des
conclusions définitives sur ce point. Le processus sera nécessairement
long et progressif et son issue reste incertaine. Cependant, au-delà des
multiples réserves dont elle peut faire l’objet, la CMU nous semble
susceptible d’introduire de nouveaux éléments par lesquels la
conception de la solidarité nationale pourrait, à terme, s’en trouver
retravaillée.
institut depuis
français des 1979
relations
internationales

27 rue de la Procession 75740 Paris cedex 15 – France

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