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Éducation pour la santé 24

Entre conceptions dominantes


et conceptions alternatives
Patrick LAMOUR et Omar BRIXI

L’éducation pour la santé fait désormais partie de notre quoti- s’améliore, les progrès sont à la mesure des nécessités et des res-
dien. Elle est présente dans les politiques et disciplines de Santé sources, pour l’essentiel dans les champs de la connaissance, des
publique, les lois y référent de plus en plus, les professionnels for- soins et du progrès social.
malisent sous formes d’écrits, les décideurs en sont préoccupés et Les années 1980 traduisent l’entrée dans un cycle de crises et
y interviennent. Cette évolution a amené l’État à la création d’une installent plus de diversité dans les conceptions. L’éducation sani-
agence sanitaire dédiée à l’éducation pour la santé, l’INPES, mar- taire devient l’éducation pour la santé. Avec l’émergence de l’épi-
quant ainsi les enjeux liés à la réduction des risques, des coûts et démie de VIH et la spirale des dépenses de soins, les pressions de
aux comportements et représentations en santé. toutes natures se multiplient. L’irruption de l’image et l’impact
Ainsi assistons-nous à un déploiement de pratiques en édu- grandissant des médias de masse introduisent dans le champ de la
cation pour la santé et de productions théoriques, propices aux santé un nouveau style, puis un nouveau rythme. Les contenus de
analyses. Derrière cette multiplicité des discours, des écrits et la communication publique en santé sont définis par les commu-
des pratiques, s’expriment naturellement des conceptions et des nicants. Défilent sur nos écrans et sous nos yeux des campagnes
approches diverses. Dans le même temps, nous relevons pour cha- médias grand public autour des thèmes d’hygiène et de santé :
que époque des conceptions dominantes pendant que d’autres souvent le tabac, moins l’alcool, les accidents domestiques, l’hy-
tentent d’ouvrir de nouvelles approches. giène de vie dont le sommeil, les débuts sur l’alimentation et, dès
Pour mieux appréhender les termes actuels du débat, il nous fin des années 1980, la sexualité autour de la prévention du VIH.
semble utile d’analyser, dans un premier temps, les conceptions La décennie écoulée est marquée par les efforts de diagnostics
dominantes, au travers de diverses définitions construites au fil plus systématiques et de planification sanitaire au niveau natio-
des années, d’interroger ensuite des conceptions divergentes, nal et au niveau des régions. Le Haut Comité de santé publique
voire contradictoires, de l’éducation pour la santé et de poser les insiste, à travers ses différents rapports, sur le fort retentissement
termes d’une autre approche. des habitudes de vie sur notre santé : « l’analyse des composan-
tes de la mortalité prématurée évitable met en évidence le rôle
Bref retour sur l’évolution prépondérant des comportements, et plus spécifiquement de la
consommation d’alcool et de tabac » [15]. L’accent est délibéré-
historique du concept ment mis sur les habitudes, les styles, les modes de vie en tant que
d’éducation pour la santé comportements individuels.
Les recherches en épidémiologie pointent de plus en plus les fac-
En 1942, l’éditorial du premier numéro de la revue La Santé de teurs qui concourent à altérer la santé d’un individu ou d’une col-
l’homme, signé par son fondateur le Professeur Pierre Delore, assi- lectivité. Elles se focalisent longtemps sur les consommations des
gne à l’éducation sanitaire la fonction de « semer des idées saines, substances psychoactives (tabac, alcool, autres drogues…) ; mais la
lutter contre l’ignorance, les idées fausses, les préjugés, diffuser les liste de ces comportements est de plus en plus longue et s’immisce
notions que tout individu, dès l’adolescence, doit posséder sur les jusqu’à des domaines aussi intimes que nos pratiques sexuelles.
questions de santé ; contribuer par là à préparer à la vie et à la vie Dès lors, l’information et les conseils en santé sont investis de la
saine, à la joie de vivre ». Bel hymne au rationalisme et au positi- fonction de nous éclairer, par moment de nous alerter ou d’attirer
visme, sans oublier que nous sommes en pleine guerre et dans la notre attention, afin que nos comportements ne soient pas trop
France occupée ! dommageables pour notre santé. De nombreux professionnels et
Au lendemain de la Libération, l’éducation sanitaire s’adapte des nouveaux métiers sont ainsi mobilisés au prix de financements
aux efforts de reconstruction après guerre. Pour y répondre, publics de moins en moins négligeables, d’incitations, de planifi-
l’OMS lui assigne en 1969 la fonction « de faire acquérir aux cations et de règles, y compris ayant force de lois, pour que l’édu-
populations de saines habitudes de vie, à leur apprendre à mettre cation pour la santé contribue à améliorer la santé et participe aux
judicieusement à profit les services sanitaires qui sont à leur dispo- efforts de réduction des risques et des coûts. Ainsi s’affirme une
sition et à les conduire à prendre eux-mêmes isolément et collec- approche dominante orientée vers le changement des comporte-
tivement les décisions qu’implique l’amélioration de leur état de ments, avec des déclinaisons toutes aussi chargées de sens (modi-
santé et de la salubrité du milieu où ils vivent ». fier, influer, faire évoluer, faire adopter…) et des stratégies plus ou
Durant plus de trois décennies, nous vivons en France sur cette moins explicites (l’appel à la raison, parfois l’humour, ainsi qu’un
lancée du développement socio-économique et culturel. La santé recours récurrent aux stratégies de la menace et de la peur).
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En schématisant cette évolution, l’éducation pour la santé a comportements « en toute liberté ». Mais cette stratégie présup-
cheminé de la promotion d’un « corps sain » dans les années pose que le « bon comportement » n’est pas choisi ou discuté par
1940, aux « saines habitudes de vie » dans les années 1960, pour le sujet mais « fortement conseillé ».
se focaliser sur la modification des comportements individuels et De manière plus contrastée, sont appréciées les stratégies fon-
les risques dès la fin des années 1990. dées sur la sanction. Plusieurs exemples nous montrent que la
« contrainte » ou la « sanction » conduisent à des résultats
comme le montre la longue histoire de la prévention routière.
L’éducation pour la santé Bien qu’il ne soit pas à l’abri de critiques [18], le dispositif de
est-elle fondée à viser contrôle-sanction a permis objectivement une forte diminu-
tion des accidents de la route à travers la préservation de plus de
des changements 3 000 vies en quatre ans. Mais n’oublions pas qu’en matière de
de comportements ? prévention routière, les résultats obtenus relèvent d’un processus
cumulatif de plusieurs stratégies et de plusieurs décennies : limita-
Explorer cette notion de comportement s’avère nécessaire et utile tions de vitesse, normes d’alcoolémie de plus en plus sévères, port
si nous voulons décrypter les conceptions prévalentes en éduca- obligatoire de ceinture de sécurité, mais aussi « conduite accom-
tion, en comprendre les logiques et les limites. La notion de com- pagnée » des jeunes conducteurs, gains techniques sur la sécurité
portement humain est une construction plus complexe que ne des voitures, incitation financière à se débarrasser des voitures
semble l’appréhender les programmes et les tenants d’une éduca- usées, routes mieux aménagées, etc.
tion pour la santé normative. Cette complexité ne peut s’accom- C’est la complexité des comportements humains et les résistan-
moder d’analyses et de réponses hâtives et réductrices. ces aux injonctions moralistes de ce nouveau mode de contrôle
Les recherches en sciences humaines, et plus spécifiquement en social qui ont aussi engendré des critiques et, depuis quelques
psychosociologie, nous rappellent tous les jours à quel point un années, des pratiques et des courants de pensée qui s’éloignent des
comportement est à la fois une manifestation, une façon d’être, un théories et des modèles normatifs.
signe ou un symptôme exprimant des situations multiples et variées
et résultant d’influences contradictoires, relevant de plusieurs
sphères. Ainsi notre manière de nous alimenter résulte-t-elle d’une
Une autre approche
longue construction, enracinée dans notre histoire personnelle, de l’éducation pour la santé ?
familiale et sociale, une histoire à la fois singulière et collective, ins-
crite dans un lieu, un temps, soumise à des réalités économiques, Les professionnels, notamment ceux engagés dans des actions
géographiques, culturelles, spirituelles et psycho-affectives. Il ne de proximité, sensibles aux réalités, ont mesuré et mesurent au
suffit pas de savoir qu’il faudrait « cinq fruits et légumes par jour » quotidien les limites d’une éducation pour la santé focalisée sur
pour vouloir et pouvoir les consommer régulièrement… l’injonction unilatérale du changement et les comportements
Les comportements humains mettent en jeu un ensemble de appréhendés uniquement au plan individuel. Ils sont confrontés
facteurs dans un agencement en interrelations avec les milieux, pour leur part à des individus insérés dans des histoires, des lieux
qui n’a rien du fonctionnement d’une horloge suisse [7], d’autant et des conditions de vie bien réelles et non dissociables. De fait,
qu’une personne humaine présente plus d’une dimension. Philipe ils sont amenés à construire des pratiques qui tentent de pren-
Lecorps [25] identifie pour sa part trois dimensions, celles : dre en compte ces individus dans les contextes dans lesquels ils
– de sujet individuel, désirant et contradictoire ; évoluent.
– de sujet inséré dans une culture, qui le modèle et le contraint ; Dans le même temps, ils cherchent des cadres de références théo-
– de sujet politique, collectivement responsable et à la fois dépos- riques autres que ceux produits par le comportementalisme(1). Se
sédé des choix de société qui conditionnent la qualité de la vie. tournant vers d’autres travaux issus des sciences sociales, ils trou-
Accepter d’entrer dans cette complexité nous ouvre à une autre vent dans les concepts de reconnaissance et de développement des
compréhension de la vie des individus. Plus de dix-huit modè- compétences des individus des repères et des supports en meilleure
les explicatifs du comportement humain ont été recensés par adéquation avec leurs valeurs et leurs pratiques.
une expertise récente de l’Inserm [17]. Chacun de ces modèles Ainsi l’éducation pour la santé n’aurait-elle plus pour objectif
(Encadré 1) instruit sur ces différentes dimensions du compor- de changer des comportements, mais d’accompagner des indivi-
tement en matière de santé. Mais aucun de ces modèles ou ces dus considérés comme auteur et acteur de leur santé, pour leur
théories ne peuvent offrir à eux seuls un cadre unique de référence permettre de faire des choix éclairés, adaptés aux contraintes
pour agir. Ils permettent cependant de mieux comprendre pour- quotidiennes du milieu dans lequel ils vivent. « L’éducation
pour la santé n’a pas pour finalité de faire baisser la prévalence
quoi on ne passe pas d’un « facteur de risque identifié » à son
d’un comportement mais bien de permettre l’émergence du sujet,
appropriation automatique par un public prêt à l’accueillir pour
c’est-à-dire de contribuer à développer l’autonomie, la liberté et la
modifier le cours de sa vie quotidienne.
responsabilité de l’autre » [20].
L’exigence de changement de comportement a nécessité le
C’est ainsi que nourri par les engagements de la pédiatrie
recours à des stratégies de plus en plus efficaces. Dans ce cadre,
sociale, une autre culture de santé publique et en lien avec ce mou-
deux stratégies ont particulièrement marqué le champ de la santé :
vement de professionnels porteurs de ces pratiques, Jean-Pierre
l’influence et la coercition. La première est régulièrement utili-
Deschamps est amené à exprimer une toute autre conception.
sée dans le secteur marchand comme stratégie de marketing. [5,
7]. D’autres, au nom d’une « assistance à jeunesse en danger »,
proposent le modèle dit de « la soumission librement consen- (1)  Voir le bref rappel dans l’encadré 1  sur les apports et les limites des
tie » [19], qui vise explicitement à faciliter des changements de modèles psychosociaux dans la compréhension du comportement.
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Encadré 1  Apports et limites des modèles psychosociaux dans la compréhension du comportement.

Le health belief model insiste sur l’importance de tenir compte de la la compréhension des connaissances nutritionnelles ne sont suf-
perception qu’ont les personnes d’une menace sur leur santé. Ainsi fisantes pour faire changer les habitudes alimentaires des indivi-
« l’usage de produits dopants peut être vu comme une réponse dus » [22].
appropriée aux difficultés rencontrées par certains sportifs » et donc Le modèle transthéorique souligne le caractère dynamique de
pas comme un danger [13] ; ou « les différents noyaux de résistance l’adoption d’un comportement, qui est bien plus complexe qu’une
aux messages de prévention identifiés, confirment que l’alcool chez approche binaire. La situation n’est pas « je fume ou je ne fume
des hommes buveurs excessifs est d’abord vécu comme indissocia- pas », mais d’abord « je fume et je n’ai pas l’intention d’arrêter »,
ble du repas, perçu comme un héritage du père. Le vin et la bière ne puis « je fume et je prends de plus en plus conscience des risques ou
sont pas considérés comme dangereux et tant que l’on est ni ivre, des désagréments que cela procure », puis « je fume et j’ai sérieuse-
ni dépendant ou malade, la pratique excessive reste vécue comme ment l’intention de cesser » et, enfin, « je ne fume plus, mais il n’y
normale » [21]. a pas si longtemps que j’ai cessé ma consommation », etc., le tout
La théorie sociale cognitive insiste sur la croyance en l’efficacité sur un cycle qui peut durer plusieurs années. Vouloir intervenir trop
personnelle dans la possibilité et le maintien d’un comportement précocement apparaît ainsi dans toute sa dimension volontariste et
positif pour sa santé ou « auto-efficacité perçue » : beaucoup de non à-propos.
personnes souffrant de surpoids ont bien perçu le danger que cela Tous ces modèles font l’objet de critiques sévères, tant méthodo-
représente pour leur santé, mais ont aussi l’expérience répétée logiques que sur le fond. Ce genre de modèles « s’obnubile sur les
d’échecs de régimes alimentaires, ce qui met fortement en doute caractéristiques (motivations, comportements, attitudes, opinions…)
leur « auto-efficacité » [3]. psychosociales d’un individu, en mettant tout en œuvre pour les
La théorie de l’action raisonnée souligne le rôle central des normes objectiver, les rationaliser, quitte à les isoler de leur contexte social
sociales dans l’adoption d’un comportement. Ainsi semble-t-il bien et culturel » [11]. Ils reposent sur une notion de croyance « modéli-
difficile d’aborder la prévention de la consommation d’alcool quand sée » qui n’a que peu de rapport avec les « savoirs profanes » et les
des programmes prônent l’abstinence, ce qui implique pour certains « croyances naïves » de tout un chacun [9]. Ils reposent beaucoup
consommateurs à se couper de toute vie sociale, amicale, voire fami- trop sur des facteurs et processus cognitifs, laissant peu de place
liale. Si certains suivent cette conduite à la lettre, elle peut avoir des aux processus émotionnels. Ils prennent très peu en compte l’envi-
effets pervers « en aggravant l’état de dépression du sujet par cet iso- ronnement et les contextes sociaux réels.
lement, générant des conditions pathogènes susceptibles de renforcer Comment peut-on ignorer l’influence des lobbyings économi-
le mal contre lequel le sujet était invité à se prémunir » [12]. ques sur nos comportements de consommation : teneur en sel des
La théorie des comportements interpersonnels accorde une place produits surgelés, publicité sur les friandises dans les médias aux
prépondérante à l’habitude, ce qui interroge tous les programmes horaires ciblés sur le public enfant, distribution gratuite de ciga-
qui se proposent de les changer ! « Changer les habitudes alimen- rettes dans les lieux de fête fréquentés par les jeunes [26], etc. Ces
taires s’est révélé beaucoup plus compliqué qu’on ne pouvait le modèles n’intègrent pas non plus les situations de vie réelle. « Ainsi,
penser. L’idéologie des régimes suppose un mangeur libre de ses comment faire si je suis convaincu de l’usage du préservatif, mais
choix et rationnel dans ses décisions. Ni l’accumulation, ni même pas mon partenaire… »

Pour lui, « l’éducation pour la santé vise plus particulièrement (1921-1997), pense que l’éducation a pour objectif de conduire
à rendre les personnes et les groupes aptes à adopter les modes de l’individu à l’autonomie. Pour lui « l’éducateur se donne pour fin
vie les plus favorables possibles à leur santé et à celle des autres. l’émancipation des personnes qui lui sont confiées, la formation
Elle s’adresse à chaque personne et à chaque groupe, pour lui per- progressive de leur capacité à décider d’elles-mêmes de leur propre
mettre d’accroître sa liberté de choix de mode de vie et de maîtrise histoire, et qui prétend y parvenir par la médiation d’apprentissa-
de son environnement dans un sens favorable à sa santé et à son ges déterminés » [28]. Philippe Lecors, en 1998, considère pour
entourage. Elle s’adresse aussi à tous ceux qui ont une responsa- sa part l’éducateur pour la santé comme quelqu’un qui « se vit
bilité – technique, administrative, politique – sur le mode de comme force de proposition, partageant avec le sujet les connais-
vie et l’environnement de leurs concitoyens, afin d’éclairer leurs sances scientifiquement établies, à la mesure de sa volonté de
décisions pour qu’elles soient compatibles avec le meilleur état de savoir et de ses possibilités de changement, en respectant l’éthique
santé possible. L’éducation pour la santé est l’un des moyens d’in- propre à chacun » [24].
tervention de la promotion de la santé, et d’une façon générale, de Plus significative est la définition élaborée par le réseau des
la santé publique ». comités d’éducation pour la santé (Encadré 2) : « L’éducation
D’autres références inspirent ce renouvellement et s’expriment pour la santé est un processus créant avec les personnes et les
chez différents auteurs, telle cette définition de l’« éducation » groupes les conditions du développement de leurs capacités vis-à-
défendue par Albert Jacquard pour qui « l’éducation, c’est faire vis de la santé, valorisant leur autonomie et leur responsabilité »
prendre conscience à chacun qu’il peut se choisir un destin et s’ef- [29]. Cette vision a été reprise dans un document des plus insti-
forcer de le réaliser. Il ne s’agit pas de fabriquer des hommes tous tutionnels, le plan national d’éducation pour la santé (2001) pour
conformes à un modèle, ayant tous appris les mêmes réponses, qui « l’éducation pour la santé a pour but que chaque citoyen
mais des personnes capables de formuler de nouvelles questions ». acquière tout au long de sa vie les compétences et les moyens qui
Ou celle de Philippe Mérieux qui, depuis les courants pédago- lui permettront de promouvoir sa santé et sa qualité de vie ainsi
giques de Pestalozzi (1748-1827), en passant par Paolo Freire que celles de la collectivité ».
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Encadré 2  Qui fait de l’éducation pour la santé [10] ?

L’éducation pour la santé est pratiquée par des professionnels de dans une structuration et une culture propres. De manière générale,
disciplines variées : le soin et les paramédicaux, la psychologie, la ces pratiques et les professionnels qui les ont portées sont issus de
santé publique, la sociologie, l’anthropologie, la psychosociologie, les la gestion du risque et/ou des activités de communication. Certaines
sciences de l’éducation, etc. Ils travaillent au sein d’associations de caisses ont formalisées des services d’éducation à la santé. Implanté
santé, d’institutions de protection sociale, de collectivités territoriales, dans près de soixante départements dans le cadre des unions
des services de l’État et de l’Éducation nationale et, parfois, quelques mutualistes au niveau départemental, les animateurs prévention de
prestataires privés. Ils interviennent dans des milieux de vie aussi la Mutualité française se sont affirmer de plus en plus sur le champ
divers qu’un établissement scolaire, une université, une entreprise, un de l’éducation pour la santé. Les autres mutuelles (Fédération des
quartier, un établissement pénitentiaire ou un foyer d’hébergement. Mutuelles de France et Mutualité sociale agricole) connaissent le
On peut schématiquement distinguer ceux pour lesquelles l’édu- même mouvement et/ou affichent leur volonté de développer le sec-
cation pour la santé est au cœur de leurs missions et ceux qui l’in- teur préventif et éducatif.
tègrent dans de nombreuses missions éducatives, sociale, de santé • Services de promotion de la santé en milieu scolaire : outre les
ou culturelles. fonctions d’apprentissage, de formation, se sont développées de
• INPES (Institut national de prévention et d’éducation pour la tous temps au sein de l’école des fonctions éducatives, culturelles et
santé) : c’est un établissement public administratif créé par la loi sociales. L’éducation sanitaire a été portée en interne par des ensei-
du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du gnants, les équipes d’infirmières et les médecins de santé scolaire.
système de santé. L’institut est une agence plus particulièrement En 1991, l’appellation officielle de promotion de la santé est venue
chargée de mettre en œuvre les politiques de prévention et d’édu- se substituer au concept plus classique d’hygiène, puis de santé sco-
cation pour la santé dans le cadre plus général des orientations de laire. En 1998, une circulaire invite à des activités intégrées d’éduca-
la politique de santé publique fixées par le gouvernement. tion à la santé et à la citoyenneté. Un vaste programme d’éducation
• CODES (comité départemental d’éducation de la santé) et pour la santé à l’école est en cours d’élaboration.
CRES (comité régional d’éducation de la santé) : ces associations • Collectivités territoriales : les mairies, les services intercommu-
sont implantées dans chaque département et dans chaque région, naux, les conseils généraux ou régionaux ont parfois en leur sein
regroupées au sein d’une fédération, la FNES (Fédération nationale des services de santé, préoccupés par la santé de leurs administrés
d’éducation de la santé). Chacun de ces comités est doté d’un cen- et qui s’inspirent aussi des approches en éducation pour la santé.
tre de ressources qui met à disposition des outils pédagogiques et Les interventions dans le cadre du développement social urbain
diffuse du conseil pour la mise en place et l’évaluation de projet en ont souvent beaucoup de points communs avec l’éducation pour
éducation pour la santé. Leurs équipes interviennent elles-mêmes la santé.
sur le terrain avec un abord global et généraliste sur la santé, quels • Établissements de soins : ils ont également une mission de pré-
que soient les milieux de vie. Ils représentent plus de 600 profes- vention, notamment en éducation thérapeutique du patient pour les
sionnels dont le niveau de compétences et de professionnalisation personnes atteintes d’une maladie chronique.
s’est beaucoup accru ces dernières années.
• Associations de santé thématiques : ces associations comme le La visibilité des professionnels et des réseaux qui se réclament de
réseau des comités de l’ANPAA (Association nationale de préven- pratiques en éducation pour la santé est de plus en plus émergente
tion en alcoologie et addictologie), d’AIDES ou de la Ligue contre le dans le paysage sociosanitaire français. Elle traduit un développe-
cancer, de même que les CRIPS ont intégré dans leur approche, en ment quantitatif et qualitatif des actions et programmes d’éduca-
plus de leurs missions d’accompagnement de personnes concernées tion pour la santé et un mouvement de professionnalisation. Mais
par leur champ d’intervention, les méthodes de l’éducation pour la les professionnels seraient-ils les seuls acteurs ?
santé. Anciennes, nombreuses, animées par des bénévoles et des Le débat sur les fonctions éducatives en général a le mérite de
professionnels, leurs contours sont difficiles à saisir. Leur nombre, nous rappeler la place naturelle et irremplaçable des parents et des
leur taille, leur objet même dans le champ qui nous concerne, leurs adultes de l’environnement familial et social, ainsi que des citoyens
modes de fonctionnement et d’intervention sont si divers qu’une bénévoles de plus en plus engagés dans des associations de défen-
vue d’ensemble est plutôt réductrice. La sphère sociale et sanitaire ses des droits des patients. Cette évolution d’une éducation pour la
française est riche de ce foisonnement associatif qui exprime avant santé « naturelle » vers une éducation pour la santé « plus profes-
tout l’initiative civique et citoyenne. sionnelle » progresse-t-elle vers une coexistence complémentaire et
• Organismes de protection sociale : chaque caisse primaire de mutualisée ou vers une concurrence et une substitution des rôles ?
l’assurance maladie a sa propre histoire. Chacune à sa manière a L’interprétation n’est pas toujours simple pour une clarification des
développé des pratiques préventives et de plus en plus éducatives rôles pourtant indispensable.

D’autres contenus de la raison. Parmi ces autres sphères, la plupart de nos concep-
tions en matière de santé et ce qui s’y rapporte sont habitées par ce
pour une autre approche qu’on appelle des représentations. L’alcool, la sexualité, le tabac, le
de l’éducation pour la santé sommeil, mais aussi l’école, l’entreprise, les jeunes ou les personnes
en difficultés sociales sont d’abord et avant tout objets de repré-
Les interventions en éducation pour la santé attentives à la per- sentations pour chacun de nous. « Les représentations initiales,
sonne en tant que sujet supposent alors de prendre en compte quelle qu’elles soient, ne sont pas à considérer comme une faute.
d’autres sphères et ressorts que le champ de la connaissance ou ceux Elles sont la base sur laquelle le savoir se construit ! » [20]. Que
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l’alcool représente « a priori » un plaisir ou un danger… chacun qui concernent la prévention des consommations de produits par
a sa représentation, celle de son milieu, de son histoire, son temps les jeunes. Faute d’avoir mieux compris les significations de ces
et son lieu. Les représentations sont « ces “images mentales” qui consommations, les connaissances délivrées n’auront pas de tra-
permettent aux individus de décoder les éléments de leur environ- ductions concrètes dans leur vie [23] ;
nement en donnant du sens aux stimuli liés à la nature, aux objets – « on comprend bien ce que l’on découvre ou ce que l’on
et autres individus ». classe soi-même dans l’ensemble de ses connaissances préala-
Sans mise à plat préalable, les malentendus seront lourds bles ». Ces notions nous invitent à orienter les interventions vers
de brouillages et d’inefficacités pour l’intervention. L’échange ce qui fonde l’un des objectifs de l’éducation pour la santé : offrir
autour de ses propres représentations est une expérience riche un espace de renégociation et d’appropriation d’une multitude
pour quelqu’un qui se trouve ainsi confronté à d’autres représen- d’informations plus ou moins connues ou comprises d’un public
tations que la sienne. L’intervention peut alors lui permettre de [6]. Cela redonne du sens aux projets qui permettent aux indivi-
les faire évoluer vers une meilleure prise en compte de quelques dus de prendre le temps de leur propre recherche.
connaissances expertes. Comprendre la notion de représentation, Tout cela nous éloigne des modes d’interventions fondés sur un
apprendre à y être attentif et savoir prendre du recul par rapport modèle hiérarchisé, de transmission de connaissances rationnel-
à ses propres représentations et à celles des autres constituent une les, qui valorisent beaucoup trop la place de l’expert « qui sait »,
compétence de base en éducation pour la santé. Le professionna- face au sujet « qui ignore », comme si « le vase était vide et n’at-
lisme réside précisément dans cette capacité à la distanciation avec tendait qu’à être rempli… » [8]. Ne faut-il pas plutôt se rappro-
ses propres représentations et, notamment, les représentations cher du courant des pédagogies nouvelles « où l’apprenant est au
dominantes. centre de ses apprentissages » [14] ?
De la même manière que le travail sur les représentations est Au-delà des savoirs, le défi qui se pose à l’éducation pour la
essentiel dans une intervention en éducation pour la santé, la prise santé est bien la capacité qu’ont ces interventions à faciliter la
en compte de la demande des personnes concernées est tout aussi résolution de problèmes au quotidien. Or, pour toutes ses situa-
importante. C’est le moindre des respects de la personne et un tions, les individus ont déjà des compétences, car c’est bien tout
gage d’efficacité que de tenir compte de la demande des gens ou un ensemble de possibles ou de réponses combinées qui peuvent
de soucier de la comprendre. Une approche fondée sur la prise permettre à un individu ou à un groupe d’envisager des pistes de
en compte de la demande est parfois difficile dans un milieu où solutions alternatives au service de leur santé. Par définition, une
l’expression par les individus de leur demande n’est pas « habi- compétence résulte d’un ensemble complexe de connaissances,
tuelle », comme par exemple le milieu scolaire ou le milieu de de raisonnements, de savoir-être et de savoir-faire, accompagnés
l’entreprise. La pertinence de l’intervention se joue alors dans d’émotions et de processus métacognitifs. La notion de compé-
sa capacité à négocier l’expression de cette demande, mais aussi tences couvre de nombreuses dimensions dans le champ de l’édu-
parfois dans la capacité des professionnels à refuser d’intervenir cation pour la santé allant de compétences « de porter soins »
si certaines conditions minimales ne sont pas requises. Une pra- [1], aux compétences sociales [27] et psychosociales [2]. On peut
tique d’éducation pour la santé respectueuse des personnes n’est élargir ce champ de compétences à celles s’inscrivant dans le cou-
pas injonctive ou invasive, mais à l’écoute, attentive aux préoc- rant de l’empowerment [16] ou de la résilience [4].
cupations, aux attentes, aux besoins des gens tels qu’ils les vivent Dès lors, force est de constater l’importance de la place centrale
et les expriment et non tels que certains voudraient qu’ils soient. qu’occupe l’individu dont la motivation ne peut être décrétée par
Cette démarche suppose du temps, de la disponibilité et une avance et l’indispensable participation ne peut être « rendue obli-
adaptabilité presque personnalisée. Elle n’a rien de commun avec gatoire », quelle que soit la pertinence des travaux de recherche
une éducation pour la santé normée et répétitive, quels que soient épidémiologique mettant en évidence des facteurs influençant
les publics et les contextes. notre état de santé. Quels qu’ils soient, les usagers ont déjà des
L’éducation pour la santé suppose des choix pédagogiques qui compétences, et il appartient aux acteurs de l’éducation pour
laissent une place à l’individu dans la construction et l’appropria- la santé de prendre le parti de les reconnaître et de les valoriser
tion de différents savoirs utiles pour sa santé. Or on assiste encore avant de vouloir déjà « à tout prix » leur apprendre de nouveaux
à trop de programmes dits d’« éducation pour la santé » qui se savoirs.
contentent de transmettre de l’information. De nombreux tra-
vaux de recherche en sciences de l’éducation ont démontré l’im-
portance de respecter quelques règles comme par exemple :
Pour conclure
– « on ne retient d’abord que ce qui va dans le sens de ce que Les approches dominantes en éducation pour la santé affichent
l’on connaît déjà ». Plus ce que l’on propose est loin de ce que comme objectif la modification des comportements humains
pense l’individu, plus il développe des résistances. Cela invite dommageables pour la santé. Les dommages pour la santé de
à concevoir des interventions qui prennent le temps de mesu- ces comportements découlent de normes et de contenus d’une
rer l’écart entre les niveaux d’information et les connaissances, « bonne santé » telle que la définissent la plupart des profes-
croyances et possibilités des sujets concernés. Ce n’est pas une sionnels, des experts, des institutions et de nombreux groupes
situation idéale, « inatteignable », comme « manger cinq fruits d’intérêts. La cause est entendue, une telle finalité légitime l’in-
et légumes par jour » qui importe, mais une situation souhaita- tervention, l’intervenant et l’approche. Le changement ainsi posé
ble et accessible : « manger un peu plus de fruits et de légumes s’inscrit dans une exigence d’intérêt collectif, transcendant les fai-
par jour » ; blesses des individus.
– « on intègre une acquisition si on peut lui donner du sens et si Mais le comportement humain est une construction plus com-
elle donne du sens ». Trop d’injonctions ou de « bons conseils » plexe que ne semble l’appréhender les programmes et les tenants
ne font pas sens. Cela est particulièrement vrai pour tous les sujets d’une éducation pour la santé normative. Cette complexité ne
2 0 8    le s Gra n ds en jeux de s a n t é publi q u e

peut s’accommoder d’analyses et de réponses hâtives et réductri- 7. Bourdillon F. Les lobbies agroalimentaires contre la santé publi-
ces. On relève bien qu’il n’y a pas une, mais des conceptions de que. Santé Publique, 2005, 4 : 515-516. (Voir aussi les prises de posi-
l’éducation pour la santé, conceptions que l’on peut schématiser tion régulières de la SFSP sur ces sujets. www.sfsp.info.)
8. Brixi O, Fayard R, Guillaud-Bataille S, Péchevis M.
en deux approches : « influer sur les comportements dits à risques
Santé : travailler avec les gens. Rennes, ENSP, 2003, 275 pages.
au nom de normes et de représentations dominantes » ou « aider 9. Bruchon-Schweitzer M. Psychologie de la santé. Modèles,
les individus et les groupes sociaux à gagner en marge d’initiative concepts et méthodes. Paris, Dunod, 2002, 454 pages.
et de contrôle sur les facteurs individuels et collectifs qui contri- 10. Bury J. La professionnalisation en éducation et promotion de la
buent à leur état de santé ». santé : oui mais… La Santé de l’homme, 2001, 353 : 57-59.
Le statut que l’on accorde à la personne humaine conditionne 11. Couet D. Le bouclage du sujet. Sciences Sociales et Santé, 1991, IX
fortement l’approche choisie. Un individu considéré comme (1) : 95-101.
« irresponsable » autorise l’adoption, voire l’abus de stratégies 12. Fainzang S. Les stratégies paradoxales. Sciences sociales et Santé,
1997; 3 : 5-22.
d’influence pour « agir sur son comportement ». Un individu 13. Garnier A. Éducation pour la santé et prévention du dopage.
considéré comme auteur d’une histoire dont il n’a pas en même ADSP, 2001 : 35 : 6-8.
temps la pleine maîtrise nécessite qu’on lui reconnaisse un mini- 14. Giordan A. Apprendre ! Paris, Belin, 2005, 254 pages.
mum de libre arbitre, de conscience et de responsabilité. 15. HCSP. La santé en France, Paris, La Documentation française,
Dès lors, la finalité d’un programme d’éducation pour la santé 2002.
ne saurait viser le changement des comportements, supposés àa 16. Hyppolite S, O’Neill M. Les conséquences pour les interventions
priori dommageables. Le but de l’éducation pour la santé renou- en promotion de la santé d’un nouveau modèle d’empowerment.
IUHPE promotion. Éducation, 2003, 3 : 137-141.
velée gagnerait plutôt à redonner à un individu son rôle de sujet- 17. Inserm. Éducation pour la santé des jeunes. Démarches et métho-
acteur. Une telle conception l’aiderait bien plus à accroître sa des. Paris, Inserm, 2001, 247 pages.
capacité à construire l’information nécessaire à la prise de décision 18. Jayet C. Le dispositif de contrôle sanction : limites et progrès possi-
dans un univers de contraintes et de compromis, par le renforce- bles. ADSP, 2002, 41 : 42-44.
ment de compétences qui concourent à améliorer sa santé. 19. Joule RV, Beauvois JL. Petit traité de manipulation à l’usage des
Concevoir des actions ou des programmes d’éducation pour honnêtes gens. Presses universitaires de Grenoble, 2002, 231 pages.
la santé ne consisterait plus à rallonger à la liste des « interdits » 20. Jourdan D, Berger D. De l’utilité de clarifier les référents théori-
de nouveaux « messages » tout aussi négatifs. Une éducation ques de l’éducation pour la santé. La Santé de l’homme, 2005, 377 :
17-20.
pour la santé favorable au développement du sens critique se 21. L’alcool, symbole de virilité ? Sciences humaines, 2003, 138 : 15.
préoccuperait plutôt de redonner confiance, de renforcer l’es- 22. Lambert JL, Poulain JP. Les apports des sciences humaines et
time de soi, l’envie, le désir et les projets des sujets, dans un envi- sociales à la compréhension des comportements alimentaires. La
ronnement social à la fois nécessairement plus humain et plus Santé de l’homme, 2002, 358 : 21-24.
solidaire. 23. Le Garrec S. Ces ados qui « en prennent ». Sociologie des
consommations toxiques adolescentes. Toulouse, Presses universi-
taires du Mirail, 2002.
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