L'Esprit de L'escalier Ou Les Degrés Du Savoir.
L'Esprit de L'escalier Ou Les Degrés Du Savoir.
L'Esprit de L'escalier Ou Les Degrés Du Savoir.
ou
les degrés du savoir
FAUX TITRE
345
Raymond Mahieu
Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions
de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents -
Prescriptions pour la permanence’.
ISBN: 978-90-420-2983-5
E-Book ISBN: 978-90-420-2984-2
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2010
Printed in The Netherlands
Avant-propos
1
Voir, au hasard, J. K. Huysmans dans La Cathédrale ([…] il y a beau temps qu’elle
[la France] ne produit plus un architecte ; les gens qui s’affublent de ce nom sont des
cambrousiers, des maçons dénués de toute personnalité, de toute science » Stock,
1898, p. 89) ; ou Zola, dans Au bonheur des dames (« L’architecte, par hasard
intelligent […] » Les Rougon Macquart, Pléiade, T. III, 1964, p. 611). Cette sévérité
marque tout le siècle. On se souviendra bien sûr du chapitre célèbre de Notre Dame de
Paris, « Ceci tuera cela », où Hugo dénonce la décadence irrémédiable, et déjà
ancienne, de l’architecture : « Réduite à elle même, abandonnée des autres arts parce
que la pensée humaine l’abandonne, elle appelle des manœuvres à défaut d’artistes.
[…] Adieu toute sève, toute originalité, toute vie, toute intelligence. » (V, 2) (dans
Romans, Ed. du Seuil, L’Intégrale, T. I, 1963, p. 304).
6 LES DEGRES DU SAVOIR
Que mon propos ne se soit référé, d’entrée, qu’à des œuvres nar-
ratives, sans apparemment vouloir prendre en compte d’autres formes
d’écriture, résulte d’un choix délibéré. Nul doute, par exemple, qu’il y
ait à dire, et beaucoup, sur la présence textuelle de l’escalier dans la
poésie2. Mais l’intérêt n’est pas moindre d’interroger cette thématique
dans un genre – le récit de la représentation réaliste, et en ne le consi-
dérant que dans les formes canoniques qu’il a connues au XIXe siècle
– où sa productivité potentielle ne saute pas au yeux. Car si la
référence à l’escalier n’a souvent dans les récits d’autre statut que celui
de détail, la pratique de ces textes nous apprend que c’est bien souvent
au détail, dans ce qu’il a de ténu, de fugitif, de presque silencieux,
qu’il revient de parler ou de faire parler les systèmes de sens où il
s’insère. Valait-il la peine, en l’occurrence, de parier sur l’existence
d’une sorte de liaison structurelle entre une catégorie très spécifique de
notations spatiales et les grands codes romanesques ? Le jeu, à tout le
moins, s’est révélé passionnant, et, mené avec une volonté de rigueur à
laquelle on voudra bien accorder un peu de crédit, a confirmé
l’hypothèse sur laquelle il s’est développé : il y a bien – à charge pour
moi de le faire voir – une congruence réelle entre un genre déterminé
(le roman, au sens extensif du terme) à une époque déterminée (le
XIXe siècle) et les modes divers d’inscription de l’élément peut-être le
plus discret du matériel spatial dont il fait un si abondant usage.
2
On ne s’étonnera donc pas que, mal discerné par le regard critique dans le champ
romanesque, l’escalier ait suscité davantage d’attention dans le champ poétique. Voir
par exemple L. Keller, Piranèse et les romantiques français. Le mythe des escaliers en
spirale, Corti, 1966. Le titre de ce bel ouvrage indique assez son propos : interroger
une hallucination dans un certain nombre de textes, plus ou moins hantés par Piranèse,
qui pour l’essentiel ressortissent à la poésie ou à l’essai. Bien entendu, il n’est pas
impossible de retrouver dans des imaginaires de romans un certain nombre de traits
relevés ici ; mais il est en même temps évident qu’en passant à ce dernier genre on
change assez radicalement de système.
8 LES DEGRES DU SAVOIR
3
On en trouve de bons exemples, et à répétition, dans la confession épistolaire des
premiers chapitres de Mademoiselle de Maupin : « Nous nous sommes assis comme
Adam […] sur les marches de l’escalier qui mène au monde que vous avez créé » ;
« Ah ! du moins, si […] les degrés de cet escalier de feu ne nous brûlaient pas les
AVANT–PROPOS 9
c’est toute la densité matérielle crédible qu’un seul mot peut suffire à
évoquer, de vraisemblables marches, et l’effort qu’elles requièrent, de
vraisemblables parois, et la clôture qu’elles instituent, de la vraisem-
blable pénombre (ou de la vraisemblable lumière), des bruits (ou du
silence), des odeurs, des couleurs. Et comme il importe que cet espace
soit proposé comme un sous-ensemble emboîté dans une organisation
architectonique, il faudra accorder un statut particulier, voire marginal
aux escaliers qui n’en sont pas exactement, comme les perrons, ou aux
substituts plus ou moins élaborés, comme les échelles : constructions
incontestablement visibles et tangibles, mais dont la qualité de partie
définie et circonscrite d’un bâtiment est problématique. Or, c’est bien
cela qui est en jeu, tout se passant comme si ce lieu ne pouvait exercer
pleinement ses pouvoirs qu’à la condition d’être pourvu de toutes les
propriétés qui le rendent à nul autre semblable.
conscience marqué par les degrés où il s’éprouve, à telle scène dont ils
sont l’irremplaçable théâtre, c’est s’obliger à repenser la totalité de
l’œuvre où ces détails se tissent et, par là, à en affiner la compré-
hension. Bref, ce qu’on savait de Fabrice Del Dongo ou de Jean
Valjean, on le sait sans doute un peu mieux d’avoir hanté avec eux les
escaliers par où la fable leur enjoint de passer… S’il est vrai que les
livres sont faits pour qu’on les relise, c’est à dire qu’on se les réappro-
prie, dans un questionnement toujours relancé, l’essai que voici y
trouve sa légitimation : car son seul propos est, en mettant en lumière
l’espace de l’ombre qui s’inscrit dans tant de récits que nous aimons,
de donner une raison de plus d’y trouver notre plaisir.
Printemps 2005
Chapitre premier
L’espace parlant
A ciel ouvert
1
Chateaubriand, Mémoires d’Outre tombe, Gallimard, Pléiade, 1951 (1946), T. I, p.
514. Du reste, même hors du champ romanesque, la méthode ne paraît pas très
répandue. Je n’en trouve pas trace, par exemple, dans les Mémoires d’un touriste de
Stendhal.
2
Madame Gervaisais, Fasquelle (Bibliothèque Charpentier), 1897, p. 30.
L’ESPACE PARLANT 15
3
Je rappelle, autant que de besoin, que cette information est partielle, et destinée à le
rester.
4
Madame Gervaisais, o.c., p. 36. Exemple parmi d’autres.
5
Telles ces lignes sur Rome, « capitale de Dieu, portée et étagée sur ses sept collines
et montant, par des escaliers de monuments et des assises de temples, à ces belles
lignes acropoliennes qui l’arrêtent, la profilent et la font trôner sur l’horizon » (ibid., p.
56).
6
Erckmann Chatrian, L’Ami Fritz, Bibl. Lattès, 1987, p. 139.
7
Huysmans, J. K., Marthe. Histoire d’une fille, Le Cercle du Livre, 1955, p. 127.
8
Sue, E., Les Mystères de Paris, Ed. Hallier, T. I, 1977, p. 113.
9
Zola, E., L’Œuvre, dans Les Rougon Macquart, Pléiade, T. IV, 1966, p. 101.
10
Rodenbach, G., Bruges la Morte, Bruxelles, Labor, 1986, p. 26.
16 LES DEGRES DU SAVOIR
Dès lors, en effet, que l’escalier, tout en restant perçu à partir d’un
espace ouvert, se rattache à un édifice dont il constitue un des
éléments, son inscription textuelle ne paraît plus soumise à restriction.
Une des conséquences, peu fréquente mais marquante, de ce change-
ment de statut sera de rendre l’objet dicible alors même qu’il n’est pas
à proprement parler visible. Ainsi, dans Béatrix, le « dessin de la
façade » du vieil hôtel de Guénic fait admirer une tourelle « où se trou-
ve un escalier en colimaçon qui monte aux deux étages supérieurs »11 ;
semblablement, dans Fromont jeune et Risler aîné, la « villa de cocotte
ou de boursier » de Sidonie Risler s’adorne d’un « caprice d’escalier
en tourelle »12. Ici et là, c’est au prix d’une sorte d’inférence (ou d’un
11
Balzac, Béatrix, dans La Comédie humaine, Pléiade, T. II, 1976, p. 646.
12
Daudet, A., Fromont jeune et Risler aîné, dans Œuvres, Pléiade, T. I, 1986, p. 1057
et p. 1056, respectivement.
L’ESPACE PARLANT 17
13
Reybaud, Fanny, Mademoiselle de Malepeire, Arles, Actes Sud, 1990, p. 88. Le
passage cité de ce roman peu connu (paru en 1854 1855 dans la Revue des deux
Mondes) fait allusion aux premiers désordres révolutionnaires, et notamment à l’inva
sion par les paysans du château de Maussane, « un beau château, bâti à la moderne, et
où l’on entrait comme dans une salle de bal ».
14
Le programme est bien sûr idéalement rempli quand, par son nom même, le perron
désigne son aristocratique propriétaire. Cette situation nécessairement unique se pré
sente, pour notre plus grande satisfaction, à propos de la description de l’hôtel Duper
ron dans L’Interdiction : « Malgré les dégradations, le luxe déployé par l’architecte
dans les balustrades et dans la tribune de ces deux perrons annonce la naïve intention
de rappeler le nom du propriétaire, espèce de calembour sculpté que se permettaient
souvent nos ancêtres. » (dans La Comédie humaine, Pléiade, T. III, 1976, p. 471).
15
Zola, La Curée, dans Les Rougon Macquart, Pléiade, T. I, 1960, p. 331.
18 LES DEGRES DU SAVOIR
La façade sur la cour est ornée d’un perron à double rampe dont la tribune est
couverte de vestiges de sculptures effacées par le temps, mais où l’œil de
l’antiquaire distinguerait encore au centre les masses principales de la main
tenant l’épée. Sous cette jolie tribune, encadrée par des nervures cassées en
quelques endroits et comme vernie par l’usage à quelques places, est une petite
loge autrefois occupée par un chien de garde. Les rampes en pierre sont
disjointes ; il y pousse des herbes, quelques petites fleurs et des mousses aux
fentes, comme dans les marches de l’escalier, que les siècles ont déplacées
sans leur ôter de la solidité.16
16
Balzac, Béatrix, o.c., T. II, p. 645.
17
Duranty, Edmond, Le Malheur d’Henriette Gérard, Gallimard, L’Imaginaire, 1981,
respectivement p. 282 et p. 318.
L’ESPACE PARLANT 19
On aura remarqué que, aussi bien chez Duranty que chez Daudet
ou Barbey d’Aurevilly, le perron se charge de fonctions qui excèdent
l’emploi qui en est communément fait, et que, outre l’indicateur d’une
supériorité (illusoire ou réelle), outre le repère d’une limite, il devient
18
Ibid., respectivement p. 115 et pp. 361 2.
19
Daudet, Sapho, dans Œuvres, Pléiade, T. III, 1994, p. 546.
20
Barbey d’Aurevilly, Un prêtre marié, dans Œuvres romanesques complètes,
Pléiade, T. I, 1977 (1964), respectivement p. 947, p. 1116, p. 1181.
20 LES DEGRES DU SAVOIR
21
Musset, Confession d’un enfant du siècle, Garnier, 1968. Voir respectivement p.
151, p. 155 et p. 175.
22
Balzac, Le Lys dans la Vallée, dans La Comédie humaine, Pléiade, T. IX, 1978, p.
1100 (pour la scène d’intérieur). Exemples de montées limitées au perron, malgré
l’importance de l’enjeu : lors d’une crise de folie du comte de Mortsauf qui fait
L’ESPACE PARLANT 21
Intérieurs
accourir Félix au secours d’Henriette (p. 1071) ; dans un moment d’intense conni
vence amoureuse (p. 1105).
23
Hamon, Ph., Expositions, Corti, 1989, pp. 29 30.
22 LES DEGRES DU SAVOIR
24
Balzac, Histoire des Treize. Ferragus, dans La Comédie humaine, Pléiade, T. V,
1977, pp. 867 8.
25
Hugo, Les Misérables, dans Romans, Ed. du Seuil, L’Intégrale, T. II, 1963, p. 175.
L’ESPACE PARLANT 23
Sa maison, haute de six étages, était peuplée par vingt petits ménages ouvriers
et bourgeois, et il éprouva, en montant l’escalier, dont il éclairait avec des
allumettes bougies les marches sales où traînaient des bouts de papier, des
bouts de cigarettes, des épluchures de cuisine, une écœurante sensation de
dégoût et une hâte de sortir de là […]. Une odeur lourde de nourriture, de
fosses d’aisances et d’humanité, une odeur stagnante de crasse et de vieille
muraille, qu’aucun courant d’air n’eût pu chasser de ce logis, l’emplissait de
haut en bas.27
Voilà un escalier ! chaque fois que je le vois, je suis heureux. C’est le degré de
la manière la plus simple et la plus rare de Paris. Toutes les marches sont par
dessous délardées. Sa beauté et sa simplicité consistent dans les girons de
l’une et de l’autre, portant un pied ou environ, qui sont entrelacés, enclavés,
emboîtés, enchaînés, enchâssés, entretaillés l’un dans l’autre, et s’entre
mordent d’une façon vraiment ferme et gentille !28
28
Hugo, Notre Dame de Paris, o.c., T. I, p. 374.
L’ESPACE PARLANT 25
A droite et à gauche partaient les deux bras d’un escalier monumental, qui se
rejoignaient au premier étage. La rampe était une merveille de fer forgé, dont
la vieille dorure éteinte faisait courir une lueur discrète le long des marches de
marbre rouge.32
29
Flaubert, L’Education sentimentale, GF Flammarion, 1985, p. 67.
30
Balzac, Illusions perdues, dans La Comédie humaine, Pléiade, T. V, 1977, pp. 165
6.
31
Ibid., p. 172.
32
Maupassant, Bel Ami, o.c ., p. 436.
26 LES DEGRES DU SAVOIR
33
C’est ce qu’expose le livre de César Daly, L’Architecture privée au XIXe siècle
(1864), cité par R. H. Guerrand, « Espaces privés », dans Ariès, Philippe et Georges
Duby, Histoire de la vie privée, Seuil, 1987, T. IV, p. 330.
34
Zola, Pot Bouille, dans Les Rougon Macquart, Pléiade, T. III, 1964, p. 9.
L’ESPACE PARLANT 27
Pendant les deux minutes qu’il resta seul, Octave se sentit pénétrer par le
silence grave de l’escalier. Il se pencha sur la rampe, dans l’air tiède qui venait
du vestibule ; il leva la tête, écoutant si aucun bruit ne tombait d’en haut.
C’était une paix morte de salon bourgeois, soigneusement clos, où n’entrait
pas un souffle du dehors. Derrière les belles portes d’acajou luisant, il y avait
comme des abîmes d’honnêteté.36
35
Ibid., p. 5.
36
Ibid., p. 6.
37
Ibid., p. 227.
28 LES DEGRES DU SAVOIR
Le sujet de la connaissance
38
Ibid., p. 384. On n’en finirait pas de gloser sur cette figure hypertrophiée. Notons
simplement que l’escalier solennel, rigoureusement étanche (les seuls bruits qu’il
laisse filtrer sont les sons « distingués » des pianos, qui redoublent sa dignité voir
par exemple p. 14 ou p. 342), exempt de traces (« Rien, dans l’escalier, ne gardait la
trace des scandales de la nuit » p. 294) , excluant toute fluence malpropre (à l’idée
d’un duel, un des locataires est « fort ému, à cause du sang, dont il voyait un flot noir
salir l’escalier de son immeuble » p. 312), ne trouve pas dans le roman son antithèse
exacte dans l’escalier de service, beaucoup moins présent textuellement, et plutôt voué
aux déplacements des amours clandestines. C’est la cour intérieure de l’immeuble,
véritable « cloaque » (p. 270, p. 384, par exemple), « égout » (p. 107, p. 384, toujours
par exemple) qui recueille tout ce que la gravité de l’escalier des maîtres refoule, et se
charge, par conséquent, des caractéristiques de l’escalier populaire.
L’ESPACE PARLANT 29
interne, externe et zéro), n’a d’intérêt, dans la plupart des cas, que
relativement à des stratégies énonciatives très générales. Tout au plus
doit-on se souvenir qu’emprunter un escalier peut induire une réaction
différenciée selon que celui-ci appartient à l’un ou à l’autre des deux
groupes – demeures rudimentaires, demeures élaborées – que, trop
schématiquement sans doute, j’ai distingués. Comme l’activité de
connaissance est susceptible, dans la seconde hypothèse, d’être
doublée par le sentiment d’une espèce d’intronisation, il peut en ré-
sulter une tendance à faire assurer la perception (et, partant,
l’orientation de la description) par un sujet prépondérant dans le récit.
Mais cette pratique n’a rien d’une règle universelle, et il ne manque
pas de degrés décoratifs dont la représentation n’engage aucune
conscience centrale de l’univers diégétique. Dans Honorine, l’effet
produit sur le narrateur – pourtant intradiégétique ! – par l’entrée dans
l’hôtel du comte Octave est celui que subirait n’importe quel visiteur
de l’endroit :
39
Balzac, Honorine, dans La Comédie humaine, Pléiade, T. II, 1976, pp. 535 6.
40
Balzac, L’Interdiction, o.c., T. III, p. 429.
30 LES DEGRES DU SAVOIR
41
Maupassant, Une vie, dans Romans, Pléiade, 1987, p. 9.
42
Balzac, Eugénie Grandet, dans La Comédie humaine, Pléiade, T. III, 1976, voir
respectivement pp. 1047 8 et p. 1069.
43
Gautier, Le Capitaine Fracasse, Garnier, 1967. Trois descriptions en règle, toutes
trois intégrées à un état des lieux systématique, jalonnent ainsi le récit : p. 29, pp. 466
7 et p. 498. Curieusement, le mot escalier est absent de la dernière, comme si toutes
les parties du château remis à neuf fusionnaient dans une euphorique indistinction.
L’ESPACE PARLANT 31
44
Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, dans La Comédie humaine, Pléiade,
T. VI, 1977 ; voir pp. 536 9, 675 9, passim.
45
J’épargne au lecteur la longue liste de références qu’il peut imaginer… Du Palais de
Justice, le Procureur général de Grandville estime qu’il est « à reconstruire en entier »
(p. 895) ; de fait, chargé d’histoire, ce bâtiment ne convient plus aux besoins du XIXe
siècle. Du coup, la pullulation des escaliers, anarchiquement raccordés les uns aux
autres, revêt une signification complémentaire : elle fait voit les sédimentations des
époques et accuse plus particulièrement l’empreinte d’un temps où les cheminements
intérieurs, tortueux, dérobés, avaient quelque chose de labyrinthique. Dimension
archéologique qu’on retrouvera, toujours chez Balzac, dans Sur Catherine de Médicis;
les comptes y sont éloquents : seize occurrences correspondent à onze lieux différents
(voir La Comédie Humaine, Pléiade, T. XI, 1980).
32 LES DEGRES DU SAVOIR
Elle montait alors dans l’escalier, c’était son dernier refuge. Elle s’y
sauvait de la pluie, de la neige, du froid, de la peur, du désespoir, de la fatigue.
Elle montait et s’asseyait sur une marche contre la porte fermée de Gautruche,
serrait son châle et sa jupe pour laisser passage aux allants et venants le long de
cette raide échelle, ramassait sa personne et se rencognait pour rapetisser sur
l’étroit palier la place de sa honte.
Des portes ouvertes, sortait et se répandait sur l’escalier l’odeur des
cabinets sans air, des familles tassées dans une seule chambre, l’exhalaison des
industries malsaines, les fumées graisseuses et animalisées des cuisines de
réchaud chauffées sur le carré, une puanteur de loques, l’humide fadeur de
linges séchant sur des ficelles. La fenêtre aux carreaux cassés que Germinie
avait derrière elle lui envoyait la fétidité d’un plomb où toute la maison vidait
ses ordures et son fumier coulant. A tout moment, sous une bouffée d’infection,
son cœur se levait : elle était obligée de prendre dans sa poche un flacon d’eau
de mélisse qu’elle avait toujours sur elle, et d’en boire une gorgée pour ne pas
se trouver mal.
Mais l’escalier avait, lui aussi, ses passants : d’honnêtes femmes d’ouvriers
remontaient avec un boisseau de charbon ou le litre du souper. Elles la frôlaient
du pied, et tout le temps qu’elles mettaient à monter, Germinie sentait leur
regard de mépris tourner autour de la cage de l’escalier et l’écraser de plus haut
à chaque étage.46
Elle leva les yeux, cligna les paupières, en apercevant la haute tour creuse de la
cage de l’escalier, éclairée par trois becs de gaz, de deux étages en deux étages ;
le dernier, tout en haut, avait l’air d’une étoile tremblotante dans un ciel noir,
tandis que les deux autres jetaient de longues clartés, étrangement découpées, le
long de la spirale interminable des marches.
[…]
[…] l’escalier B, gris, sale, la rampe et les marches graisseuses, les murs
éraflés montrant le plâtre, était encore plein d’une violente odeur de cuisine. Sur
chaque palier, des couloirs s’enfonçaient, sonores de vacarme, des portes
s’ouvraient, peintes en jaune, noircies à la serrure par la crasse des mains ; et, au
ras de la fenêtre, le plomb soufflait une humidité fétide, dont la puanteur se
mêlait à l’âcreté de l’oignon cuit. On entendait, du rez de chaussée au sixième,
des bruits de vaisselle, des poêlons qu’on barbotait, des casseroles qu’on grattait
avec des cuillers pour les récurer. Au premier étage, Gervaise aperçut, dans
l’entrebâillement d’une porte, sur laquelle le mot Dessinateur était écrit en
grosses lettres, deux hommes attablés devant une toile cirée desservie, causant
furieusement, au milieu de la fumée de leurs pipes. Le second étage et le
troisième, plus tranquilles, laissaient passer seulement par les fentes des
boiseries la cadence d’un berceau, les pleurs étouffés d’un enfant, la grosse voix
d’une femme coulant avec un sourd murmure d’eau courante, sans paroles
46
Goncourt, Germinie Lacerteux, Charpentier, 1864, pp. 217 8. Je me suis senti obligé
(à regret) de couper dans la citation.
L’ESPACE PARLANT 33
distinctes […]. […] Alors, tout en haut, les jambes cassées, l’haleine courte, elle
eut la curiosité de se pencher au dessus de la rampe ; maintenant, c’était le bec
de gaz d’en bas qui lui semblait une étoile, au fond du puits étroit des six
étages : et les odeurs, la vie énorme et grondante de la maison, lui arrivaient
dans une seule haleine, battaient d’un coup de chaleur son visage inquiet, se
hasardant là comme au bord d’un gouffre.47
47
Zola, L’Assommoir, dans Les Rougon Macquart, Pléiade, T. II, pp. 422 3. Même
obligation et mêmes regrets que pour la citation précédente.
48
Germinie Lacerteux, o.c., p. 219.
34 LES DEGRES DU SAVOIR
réflexivité dont elle est capable, mais guère plus49. Si ces passages sont
difficiles à bien situer dans une typologie, c’est que le sujet médiateur
de la description y apparaît comme doté d’un statut ambigu, ni effacé
au point d’en être interchangeable, ni assez affirmé pour se prêter à
une expérience cognitive véritable. Mais cette ambiguïté, justement,
tient sans doute à la nature même des récits où on la constate.
Germinie Lacerteux et L’Assommoir répondent, de façon assez
comparable, à l’ambition de représenter en vérité des existences que
les pesanteurs idéologiques avaient toujours tenues à l’écart des récits
de fiction. On connaît aussi bien la déclaration préfacielle des Gon-
court (« ce roman est un roman vrai », qui « vient de la rue »)50 que
celle de Zola (« C’est une œuvre de vérité, le premier roman sur le
peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple »)51. Encore
fallait-il se donner les moyens de ce programme, ce qui revenait,
compte tenu des pratiques romanesques en vigueur, à construire des
récits centrés sur des personnages à la fois assez profondément
immergés dans ces milieux mal connus pour en être représentatifs et
assez décalés par rapport à eux pour jouer le rôle d’évaluateurs. D’où
les doubles appartenances qui les caractérisent : Germinie, femme
dominée par sa sexualité et entraînée par là dans la dégradation physi-
que et morale du prolétariat, est aussi un être sensible fasciné par la
bonté et la rigueur de sa maîtresse ; Gervaise, condamnée par faiblesse
et par malchance à une vie qui se défait dans la promiscuité, est hantée
par le rêve jamais vraiment atteint d’une intimité protégée, d’un refuge
où elle pourrait s’appartenir52. Toutes deux, ainsi, sont à la fois au
dedans et en dehors du monde de misère qu’elles révèlent, et c’est ce
qui en fait les instruments nécessaires d’une poétique visant à dire le
vrai.
Rien d’étonnant à ce que l’imaginaire romanesque s’attarde sur
leur présence dans ces escaliers du délaissement. C’est qu’il y a un
rapport manifeste d’homologie entre ces espaces mixtes, à la fois
solidaires et distincts des territoires dont, récepteurs passifs, ils
trahissent la déréliction, et ces consciences partagées, subissant ce dont
elles témoignent. Nul événement, nul avènement dans les pages qu’on
49
C’est ailleurs que se situent les temps forts, ou simplement marquants, du roman.
Voir sur ce point Dubois, J., L’Assommoir de Zola, Belin, « Sup », 1993, en parti
culier chap. 1 et 2.
50
Germinie Lacerteux, o.c., p. V.
51
L’Assommoir, o.c., T. II, p. 373.
52
Cf. J. Dubois, o.c., chap. 2.
L’ESPACE PARLANT 35
53
L’Assommoir, o.c., T. II, p. 796.
Chapitre deuxième
Intersections
Le haut et le bas
5
Voir Robert, M., Roman des origines et origines du roman, Gallimard, « Tel », 1987
(1972). Je rappelle, autant que de besoin, que le premier, bloqué à un stade pré
œdipien, crée « à l’écart du monde et contre le monde un peuple de chimères sans
proportion avec l’expérience », alors que le second, qui a découvert le meurtre du
père, « rend hommage aux choses telles qu’elles sont » (p. 73).
40 LES DEGRES DU SAVOIR
6
Voir Lafon, H., « Espace privé, espace public dans le roman du XVIIIe », dans
Hamon, Ph., éd., Littérature et architecture, s.l., Interférences, 1988, p. 66.
7
Zola, L’Assommoir, o.c. : « La rue de la Goutte d’Or lui appartenait, et les rues
voisines, et le quartier tout entier » (T. II, p. 500).
8
Bel Ami, o.c., voir respectivement p. 203 et p. 233.
INTERSECTIONS 41
9
Balzac, La Peau de chagrin, dans La Comédie humaine, Pléiade, T. X, 1979, p. 63.
42 LES DEGRES DU SAVOIR
10
Ibid., respectivement p. 57, p. 58 et pp. 60 1.
11
Ibid., p. 64.
12
Cf. Eliade, M., Images et symboles, o.c., p. 62.
INTERSECTIONS 43
Fenêtres
13
Daudet, Fromont jeune et Risler aîné, o.c., T. I, pp. 955 6.
44 LES DEGRES DU SAVOIR
aboutira, mais non sans dégâts) importe peu ici, l’essentiel étant de
reconnaître à quel degré la position originale du point de vue nourrit
l’intensité de la contemplation. Sur le palier, zone de convergence et
de dispersion de trajectoires diverses, et comme telle inhospitalière,
l’enfant, toujours captive de l’enveloppe de médiocrité que circonscrit
la maison, se sent au moins dégagée de la niche familiale qui en est la
matérialisation la plus radicale. Sous elle s’enfoncent les marches, vers
la porte de l’immeuble et la rue : c’est-à-dire le monde où, par circula-
tions, échanges, transactions, peut se concrétiser le projet de change-
ment de statut social. Protégeant, d’un côté, la fragilité de la rêverie,
activant, d’un autre côté, la virulence de l’ambition, le lieu d’élection
de Sidonie est bien le foyer organisateur de sa personnalité et de sa
destinée, y compris en ce que celle-ci a de décentré (car sa réussite
elle-même ne sera jamais conquête d’un équilibre). Aussi, quand il
faudra plus tard évaluer le chemin parcouru, c’est encore la fenêtre de
l’escalier, vue cette fois du dehors, et « pleine de nuit », qui sera
l’instrument de mesure des pertes et profits :
Là bas, dans la plus sombre, dans la plus laide de toutes ces mansardes qui se
serraient, s’appuyaient les unes contre les autres comme trop lourdes de
misères, une fenêtre au cinquième étage s’ouvrait toute grande, pleine de nuit.
Elle la reconnut tout de suite.14
14
Ibid., p. 946.
INTERSECTIONS 45
quelque lumière sur les marches, ce qui faisait une économie d’éclairage.
Jean Valjean, soit pour respirer, soit machinalement, mit la tête à cette
fenêtre. Il se pencha sur la rue. Elle est courte et le réverbère l’éclairait d’un
bout à l’autre. Jean Valjean eut un éblouissement de stupeur ; il n’y avait plus
personne.
Javert s’en était allé.15
15
Hugo, Les Misérables, o.c., T. II, p. 503.
16
Voir ibid., pp. 528 530. La nuit où il renonce à « imposer son bagne » à Marius et à
Cosette, il restera douze heures « prosterné sous l’énormité de son sort, […] les bras
étendus à angle droit comme un crucifié décloué qu’on aurait jeté la face contre
terre ».
46 LES DEGRES DU SAVOIR
Menaces
17
Ibid., p. 503.
18
Tout change si cette condition n’est pas remplie. Dans Les Mystères de Paris, les
voix, les pas que, du palier, entend monter le pauvre Morel, sur le point d’être emmené
à Saint Lazare, sont porteurs d’espoir (voir o.c., T. II, p. 145).
INTERSECTIONS 47
Crainte justifiée : la suite des événements lui révélera aussitôt une pré-
sence qui l’espionne, à laquelle il pourra bientôt donner un nom,
Javert.
De semblables émotions, c’est, par excellence, à l’escalier qu’il
revient de les provoquer. Car dans la progression du bruit à laquelle il
offre une caisse de résonance, c’est sa verticalité qui fait discerner une
force ascendante, partie du niveau du sol, c’est-à-dire de l’espace à
quelque égard dangereux duquel le refuge est censé abstraire. Affron-
tement du public et de privé, toujours, où le public a le mauvais rôle :
parce qu’on le sait capable d’altérer voire de détruire le moi, et qu’on
le constate assez puissant pour violer la frontière de la demeure et
l’envahir jusque dans ses derniers retranchements. Le pas de Javert,
avant même que Javert ne soit identifié, a toutes raisons d’inquiéter
Valjean, parce que de là d’où il vient, et à la façon dont il vient, avec
le sans-gêne du plus fort, ne peuvent émaner que des actions mau-
vaises, persécutions policières commandées par une société malade de
son désir d’ordre ou, symétriques, entreprises criminelles impulsées
par le désordre de la misère. Aussi, même quand il est immédiatement
reconnu, même quand il est attendu, l’être gravissant l’escalier ne peut
rassurer, son origine le marquant de négativité. Si Agathe Brideau,
dans La Rabouilleuse, qui ne s’endort jamais avant que son vaurien de
fils ne soit rentré au logis, éprouve quelque apaisement à le savoir de
retour, elle n’en tremble pas moins, sachant « à quel degré d’ivresse [il
est] arrivé », « en l’entendant trébucher dans les escaliers »20. Le fils
dénaturé ne monte pas seul ; avec lui, toute la malignité d’un monde
qui encourage la dénaturation vient assiéger dans sa retraite le monde
de l’honnêteté.
Il est amusant que cette liaison forte entre ascension et menace,
19
Les Misérables, o.c., T. II, p. 180.
20
Balzac, La Rabouilleuse, dans La Comédie humaine, Pléiade, T. IV, 1976, p. 330.
48 LES DEGRES DU SAVOIR
[…] un étranger aurait facilement entendu le pas de cet homme dans l’escalier
par lequel on descendait de la galerie au parloir. Au retentissement de ce pas,
l’être le plus inattentif eût été assailli de pensées, car il était impossible de
l’écouter froidement. […] La lenteur grave, le pas traînant de cet homme
eussent sans doute impatienté des gens irréfléchis ; mais un observateur ou des
personnes nerveuses auraient éprouvé un sentiment voisin de la terreur au bruit
mesuré de ces pieds d’où la vie semblait absente, et qui faisaient craquer les
planchers comme si deux poids en fer les eussent frappés alternativement.
Vous eussiez reconnu le pas indécis et lourd d’un vieillard, ou la majestueuse
démarche d’un penseur qui entraîne des mondes avec lui.23
21
Dans Madame Gervaisais (o.c., p. 275), l’enfant malade et malheureux de l’héroïne
« écout[e] l’escalier », attendant son pas, de retour de quelque dévote escapade. Mais
son impatience trouve une bien décevante réponse dans l’indifférence de sa mère.
22
Balzac, La Cousine Bette, dans La Comédie humaine, Pléiade, T. VII, 1977, p. 445.
23
Balzac, La Recherche de l’absolu, dans La Comédie humaine, Pléiade, T. X, 1979,
pp. 679 70.
24
La logique que nous voyons à l’œuvre veut a fortiori que des pas qui quittent le
refuge pour retourner au monde ne puissent être que rassurants. Comme ceux, par
exemple, des amis de Sandoz qui s’en vont, le laissant à son travail : « La
dégringolade assourdie des souliers le long des marches alla en s’affaiblissant, et la
maison retomba dans son grand silence » (Zola, L’Œuvre, o.c. T. IV, p. 89).
INTERSECTIONS 49
25
O.c., voir p. 35.
26
Janin, J., L’Ane mort et la femme guillotinée, Flammarion, Nouvelle Bibliothèque
Romantique, 1973, p. 59. C’est le titre du chapitre.
27
Ibid., p. 60.
28
Pression des représentations inconscientes ! Contre toute attente, le domestique qui,
accompagné du narrateur, s’enfuit horrifié laisse dans le salon le cadavre, promettant
de venir le reprendre le lendemain. Il est essentiel que le lecteur reste sous l’effet de la
(re)montée du mort.
50 LES DEGRES DU SAVOIR
[…] il me semblait avoir entendu sur l’escalier les pas légers de plusieurs
femmes se dirigeant vers l’extrémité du corridor opposé à ma chambre. C’était
probablement le cortège de la mariée qu’on menait au lit. Ensuite on avait
redescendu l’escalier. La porte de madame de Peyrehorade s’était fermée.
[…]
Le silence régnait depuis quelque temps lorsqu’il fut troublé par des pas
lourds qui montaient l’escalier. Les marches de bois craquèrent fortement.
« Quel butor ! m’écriai je. Je parie qu’il va tomber dans l’escalier. »
Tout redevint tranquille. Je pris un livre pour changer le cours de mes
idées. […] Je m’assoupis à la troisième page.
Je dormis mal et me réveillai plusieurs fois. Il pouvait être cinq heures du
matin, et j’étais éveillé depuis plus de vingt minutes lorsque le coq chanta. Le
jour allait se lever. Alors j’entendis distinctement les mêmes pas lourds, le
même craquement de l’escalier que j’avais entendu avant de m’endormir. Cela
me parut singulier.29
Il faut s’en faire une (dé)raison. Le corps broyé que l’on retrouve au
matin a été emporté dans la mort par celle qui en est venue, en est
remontée dans l’escalier, théâtre secret de l’innommable, lieu néces-
saire d’une ascension à partir de quelque enfer. Et qu’elle ait été suivie
d’une descente n’y change rien30 : l’angoisse de savoir que les portes
d’en bas peuvent toujours s’ouvrir pour libérer des forces maléfiques
ne peut être vraiment soulagée par leur retraite provisoire. Le vrai-
semblable ne trouve à coup sûr pas son compte dans une telle écono-
mie de l’indécidable. Mais ces extrêmes parlent pour la représentation
29
Mérimée, La Vénus d’Ille, dans Théâtre de Clara Gazul. Romans et nouvelles,
Pléiade, 1978, pp. 752 3.
30
Il convient d’établir ici une distinction entre les perceptions respectives du
personnage narrateur et du lecteur. Le premier ne commence à se troubler vraiment
qu’en entendant redescendre les pas, l’explication rationnelle qu’il avait trouvée à leur
montée ayant perdu sa pertinence ; encore a t il passé une mauvaise nuit. Chez le
second, dûment mis en condition par les pages précédentes, c’est bien l’ascension qui
éveille le plus fortement l’inquiétude.
INTERSECTIONS 51
Sacrifices
31
Voir Claval, P. , Espace et pouvoir, P. U.F., 1978, p. 42. L’auteur renvoie ici, bien
sûr, à Foucault, Surveiller et punir.
32
Cf. Girard, R., La Violence et le sacré, Grasset, 1972.
33
Exception, notable, la mort de Gauvain dans Quatre vingt treize. Et encore… Il faut
remarquer que la montée du condamné à l’échafaud se fait hors de toute référence au
support matériel de l’escalier. Ce qui, je le redis, change tout. Voir dans Hugo,
Romans, Ed. du Seuil, L’Intégrale, T. III, 1963, p. 547.
52 LES DEGRES DU SAVOIR
[…] un jeune homme, beau, riant, vigoureux, frappait de toutes ses forces sur
les ais mal joints, ajoutait à son œuvre une dernière cheville ; sur le dernier
échelon de l’escalier on voyait une bouteille et un verre ; de temps à autre le
jeune homme se mettait à boire, après quoi il revenait à son ouvrage en
chantant un gai refrain.35
[…] tout à coup […], d’un seul bond, le jeune charpentier est par terre, ses
deux mains entourent le cou de sa maîtresse, et profitant de sa position
avantageuse, il passe sa tête sous cette tête ainsi penchée, et il l’embrasse. Elle
avait beau vouloir se défendre, pas un mouvement ne lui était permis : elle
était attachée invinciblement sur cette planche […].36
Exécution pour rire, même si elle donne à penser. Pas plus sérieux,
dans le même roman, le chapitre intitulé « Le dernier jour d’un
condamné », où Janin réécrit sur le mode grinçant le récit de Hugo.
L’auteur de ce témoignage parodique sent bien, au sortir de sa cellule,
« la transition brusque de ces passages souterrains, chauds, étouffés,
éclairés par des lampes, à la plate-forme découverte et aux marches
qui mont[ent] à l’échafaud », il découvre bien « l’immense foule qui
noirci[t] toute l’étendue de la rue au-dessous de lui » ; mais cette fois
c’est la fin qui manque, en vertu d’une logique trop retorse pour être
convaincante : « mon exécution et ma mort ne m’ont laissé aucun
34
Si bien que le titre du beau livre de P. Wald Lasowski, Les Echafauds du
romanesque (Presses Universitaires de Lille, 1993) en apparaît un peu en trompe l’œil.
Centré sur les « découpages » de la représentation dont la décollation est comme la
forme matricielle, il réserve en définitive à l’échafaud, comme surélévation, une place
secondaire. Du reste, ainsi que l’auteur l’observe lui même, dans la deuxième moitié
du siècle les marches de la guillotine disparaissent, la réduisant au « terre à terre ».
35
L’Ane mort, o.c., pp. 126 7.
36
Ibid., pp. 127 8.
INTERSECTIONS 53
Il était digne des pouvoirs que lui avait remis l’Eglise, et le calme de sa
grandeur, quand il monta les marches de l’autel, répondit de son innocence.
Impression éphémère, mais pour le moment toute puissante ! On oublia Jeanne
Le Hardouey. On oubliait tout ce qu’on croyait il n’y avait qu’un moment
encore.38
37
Ibid., pp. 134 5. Sur le thème des exécutions impensables, L’Ane mort propose
encore, toujours pour rire, les souvenirs d’un faux vrai pendu et d’un faux vrai
empalé.
38
Barbey d’Aurevilly, L’Ensorcelée, dans Œuvres romanesques complètes, Pléiade,
T. I, 1977 (1964), p. 728. Ce passage est à rapprocher de la scène où Jeanne Le
Hardouey voit pour la première fois l’abbé, et cherche du regard « le prêtre inconnu
[…] à genoux, près de l’officiant, sur les marches du maître autel » (p. 604).
39
Ibid., respectivement p. 600 et p. 604.
54 LES DEGRES DU SAVOIR
Sans même tenir compte du fait qu’il n’y a pas mort (il y aurait pu,
aussi bien), la scène suscite l’interrogation. Qui réclame le sacrifice ?
A coup sûr pas Calixte (qui ne demande à Néel que de renoncer à son
amour), même si c’est à son intention qu’il est organisé: « c’était à ses
pieds, sur les marches du perron qui conduisait vers elle, qu’il voulait
mourir ! »41. Au vrai, personne ne paraît rien demander. Et il serait
tentant de ne voir ici qu’un spectaculaire et déraisonnable coup de dés
(« Il faut qu’elle me voie fracassé ! A force de me frapper, peut-être, je
trouverai la place de son cœur! ... »)42, n’était qu’une telle lecture,
platement psychologique, ne rend pas compte de la violence ostenta-
toire du geste. S’il n’avait recherché qu’une sorte de suicide-chantage,
Néel disposait de moyens plus discrets. Mais en choisissant de mourir
« fracassé » sur un perron – c’est-à-dire autant, symboliquement, à la
face du monde que sous les yeux de Calixte –, c’est bien la part du
monde qu’il tue publiquement en lui, pour passer ailleurs. N’oublions
pas qu’étant, dans la société qui entoure le prêtre apostat et sa fille, le
seul à reconnaître leur sublime, il est entraîné dans la réprobation
générale qui les frappe : se sacrifier n’est donc de sa part qu’assumer,
en la portant à sa limite, une proscription latente. C’est bien la
contradiction de deux univers qui se règle sur les degrés du Quesnay.
40
Barbey d’Aurevilly, Un prêtre marié, o.c., T. I, p. 1034.
41
Ibid., p. 1033.
42
Ibid.
INTERSECTIONS 55
Il marcha droit à Enjolras, les insurgés s’écartaient devant lui avec une
crainte religieuse, il arracha le drapeau à Enjolras qui reculait pétrifié, et alors,
sans que personne osât ni l’arrêter ni l’aider, ce vieillard de quatre vingts ans,
la tête branlante, le pied ferme, se mit à gravir l’escalier de pavés pratiqué
dans la barricade. Cela était si sombre et si grand que tous autour de lui
crièrent : Chapeau bas ! A chaque marche qu’il montait, c’était effrayant ; ses
cheveux blancs, sa face décrépite, son grand front chauve et ridé, ses yeux
caves, sa bouche étonnée et ouverte, son vieux bras levant la bannière rouge,
surgissaient de l’ombre et grandissaient dans la clarté sanglante de la torche ;
et l’on croyait voir le spectre de 93 sortir de terre, le drapeau de la terreur à la
main.
Quand il fut en haut de la dernière marche, quand ce fantôme tremblant et
terrible, debout sur ce monceau de décombres en présence de douze cents
fusils invisibles se dressa, en face de la mort et comme s’il était plus fort
qu’elle, toute la barricade eut dans les ténèbres une figure surnaturelle et
colossale.44
43
C’est évident de Néel, mais aussi de la Croix Jugan : la vie de celui ci, comme
l’écrit très justement P. Tranouez, « n’est qu’une attente amoureuse de la mort », qui
prendra pour lui « les traits d’une apothéose » (« La Croix Jugan et la grâce
accordée », dans L’Ensorcelée et Les Diaboliques. La Chose sans nom, Colloque de la
Société des Etudes romantiques, Sedes, 1988, p. 25).
44
Hugo, Les Misérables, o.c., T. II, p. 436.
56 LES DEGRES DU SAVOIR
L’enfant hissé sur la croix s’était laissé couler à terre, et, se faufilant comme
une couleuvre à travers les groupes, avait atteint l’échafaud, dont en deux
bonds elle escaladait les marches, présentant au bourreau étonné, qui levait
déjà sa masse, une figure pâle, étincelante, sublime, illuminée d’une telle
résolution qu’il s’arrêta malgré lui et retint le coup prêt à descendre.45
45
Le Capitaine Fracasse, o.c., p. 481.
Chapitre troisième
L’espace partagé
Combats
ventre par la balle d’Henri Mauperin1. Mais ce sang coule ailleurs que
sur des marches. L’inhibition qui exerce ici ses effets2 s’explique donc
bien moins par une volonté de conformité au réel que par le respect
d’une poétique spécifique qui tend, dirait-on, à désinvestir l’escalier de
ses fonctions pratiques (y compris celles qui ne sont qu’occasion-
nelles) pour l’affecter à des procès subordonnant le physique au moral
ou à l’intellectuel. Si ce roman de bretteurs qu’est Le Capitaine Fra-
casse, ce roman d’escarpes qu’est Les Mystères de Paris, ce roman de
guerriers et d’insurgés qu’est (entre autres) Les Misérables réservent
d’autres terrains aux mêlées, ce n’est pas étourderie gaspilleuse de res-
sources, mais au contraire intuition – dont on ne saurait trop souligner
l’étonnante universalité – qu’il y a mieux à faire de cet espace
différent des autres que de l’employer à porter des gestes purement
corporels.
Très rares sont les exceptions à ce découplement de l’escalier et
de la violence physique, et encore n’en sont-elles pas véritablement.
Passons sur la mésaventure des deux déplaisants recors sur le dos de
qui Mme Pipelet, dans son juste courroux, vide le contenu d’un poêlon
alors qu’ils dégringolent les marches : après tout, le lecteur des Mys-
tères de Paris a bien droit, parfois, à un peu de cocasserie3. Mais les
mauvais coups que sa qualité de huguenot promet à Bernard de Mergy,
dans Chronique du règne de Charles IX ?
1
Voir respectivement La Rabouilleuse, o.c., T. IV, pp. 508 10, et Renée Mauperin,
Fasquelle, Bibliothèque Charpentier, 1896, p. 270.
2
On pourrait comparer cette inhibition à celle qui affecte les degrés à ciel ouvert (voir
chap. I), encore qu’elle en soit distincte.
3
Sue, E., Les Mystères de Paris, o.c., voir T. II, pp. 147 8.
4
Mérimée, Chronique du règne de Charles IX, dans Théâtre de Clara Gazul. Romans
et nouvelles, o.c., p. 277 et p. 278, respectivement.
L’ESPACE PARTAGE 59
narration, que ces manières sont d’un temps révolu, à considérer avec
le regard (amusé, en la circonstance) d’un historien. Comme l’écrit
Mérimée lui-même dans sa préface, « un massacre au seizième siècle
n’est point le même crime qu’un massacre au dix-neuvième »5.
L’évocation, à Waterloo, du carnage dans l’escalier de la ferme
d’Hougomont ?
Ce sont des traces, et rien d’autre, que relève le texte des Misérables :
livrées à la méditation du « passant » qui, sur le champ de bataille,
constate, à quarante-six ans d’intervalle, que l’Histoire a avancé, fer-
mant l’ère des « sabreurs » et ouvrant celle des « penseurs »7. Pas plus
pour Hugo que pour Mérimée, l’escalier, support d’une reconstitution
pittoresque ou d’une commémoration pensive, n’est le lieu où repré-
senter sérieusement l’actualité d’un agir – cet agir fût-il destructeur.
Aussi, le seul combat véritable qu’y situe un roman ne ressemble-
t-il que de très loin à un corps à corps en règle. Le texte où on le lit est
d’ailleurs aussi peu porteur que possible de ce genre d’action : histoire
d’un échouage et d’un échec, En Rade raconte seulement la retraite
temporaire à la campagne d’un couple de Parisiens ruinés, la dégra-
dation de leur état physique et moral, et leur départ précipité, sans
perspectives, pour Paris. Dans le château délabré où ils logent, rien à
faire, sinon dormir, et rêver. Et Jacques Marles se perd en effet,
d’abord complaisamment, dans les « catacombes enfumées du rêve »8.
Une nuit, son songe est interrompu par sa femme, qui a entendu du
bruit dans l’escalier. Il se lève et explore en vain le rez-de-chaussée :
5
Ibid., p. 13.
6
Hugo, Les Misérables, o.c., T. II, p. 128.
7
Le terme de passant apparaît à plusieurs reprises dans ce début de la deuxième partie
du roman. Pour les « sabreurs » et les « penseurs », voir ibid., T. II, p. 145. Signalons
qu’il y a plus loin dans Les Misérables un autre escalier qui aurait pu être le cadre
d’une lutte violente, celui du café de Corinthe, jouxtant la barricade de la rue de la
Chanvrerie. Mais voilà : ses défenseurs l’ont « coupé à coups de hache » (ibid., T. II,
p. 480). Belle textualisation de cette inhibition que nous retrouvons partout.
8
Huysmans, En rade, Folio Classique, 1984, p. 199.
60 LES DEGRES DU SAVOIR
9
Ibid., pp. 66 7.
10
C’est après le combat que Jacques Marles se rend compte du risque qu’il a couru
(voir ibid., p. 67).
11
Voir ibid., pp. 67 8.
L’ESPACE PARTAGE 61
Conjonctions ?
Les jeunes gens s’étant dit tout ce qui était à dire, il ne leur reste plus
qu’à repartir, ensemble.
12
Ibid., p. 199.
13
Balzac, La Peau de chagrin, o.c., T. X, p. 221.
14
Ibid., p. 228.
15
Ibid., pp. 232 3.
62 LES DEGRES DU SAVOIR
16
Ibid., p. 292.
L’ESPACE PARTAGE 63
Introduction sans fausse note à une liaison qui durera ce qu’elle peut
durer. Mais pour une scène non problématique comme celle-ci, où lieu
et sens du mouvement, d’un côté, sentiments et paroles, d’un autre
côté, se trouvent en accord, on en relève dix où c’est la dissonance qui
prévaut.
Ainsi, dans Dominique, l’amour entre le héros éponyme et
Madeleine de Nièvres, dont la condition d’épouse fait pour tous deux
un rêve défendu, est-il marqué par deux temps forts où, chaque fois, la
simultanéité de leur présence dans un escalier va de pair avec
l’exaspération de la tension entre désir et interdit. D’abord au retour
d’une soirée en famille au théâtre, à laquelle le mari n’est pas venu :
17
Maupassant, Notre Cœur, dans Romans, Pléiade, 1987, p. 1082.
18
Fromentin, E., Dominique, Garnier, 1966, pp. 239 40.
64 LES DEGRES DU SAVOIR
[…] je la vis chanceler, mais au geste que je fis pour la soutenir, elle se
dégagea par un mouvement d’inconcevable terreur, ouvrit démesurément des
yeux égarés, et me dit : « Dominique !... » comme si elle se réveillait et me
reconnaissait après deux années d’un mauvais sommeil ; puis elle fit quelques
pas vers l’escalier, m’entraînant avec elle et n’ayant plus ni conscience ni idée.
Nous montâmes ensemble côte à côte, nous tenant toujours par la main.
Arrivée dans l’antichambre du premier étage, une lueur de présence d’esprit
lui revint:
« Entrez ici, me dit elle, je vais prévenir mon père. »19
Cette fois, l’image d’un couple s’élevant main dans la main est réa-
lisée. Mais son intériorisation se double chez les personnages d’une
absence à eux-mêmes, comme si une part d’eux n’oubliait pas qu’ils
sont hors du possible : ce que leur rappellera en haut des marches le
retour de la lucidité. Une limite intérieure traverse le rêve de fusion.
La dernière fois que celui-ci sera approché, dans le bouleversement
d’un baiser réprimé sitôt échangé, Dominique aura rejoint Madeleine
en haut de l’escalier qu’elle avait escaladé avant lui20. Le décalage des
mouvements a désarticulé la figure illusoire de l’unité. Le temps est
venu de la séparation définitive.
Dans une écriture tout autre, Les Lauriers sont coupés montre une
discordance à certains égards comparable du rêvé et du réel.
Léa monte devant moi ; nous montons ; le long des murs pâles, nos
ombres ; combien ai je sur moi d’argent ? j’avais dans mon porte cartes
cinquante francs, dans ma poche quatre louis ; cela fait, cinquante et quatre
vingt, cent trente francs ; j’ai d’autre argent chez moi ; n’importe, la fin du
mois sera pénible ; faudra que Léa soit raisonnable ; en attendant, montons ;
nous sommes arrivés ; la porte ouverte ; Marie.
Bonsoir, Marie.
Bonsoir, monsieur.21
22
Daudet, Sapho, o.c., T. III, 1994, pp. 410 1.
66 LES DEGRES DU SAVOIR
23
Cf. L’Interprétation des rêves, o.c., pp. 248 51.
L’ESPACE PARTAGE 67
Convergences
24
Balzac, Eugénie Grandet, o.c., T. III, p. 1106.
25
Ibid., p. 1198.
68 LES DEGRES DU SAVOIR
« D’où viens tu donc, cher ange ? dit elle à Calyste au devant de qui elle
descendit jusqu’au premier palier de l’escalier. Abd el Kader est presque
fourbu, tu ne devais être qu’un instant dehors, et je t’attends depuis trois
heures... »
« Allons, se dit Calyste qui faisait des progrès dans la dissimulation, je
m’en tirerai par un cadeau. » « Chère nourrice, répondit il tout haut à sa
femme en la prenant par la taille avec plus de câlinerie qu’il n’en eût déployé
s’il n’eût pas été coupable, je le vois, il est impossible d’avoir un secret,
quelque innocent qu’il soit, pour une femme qui vous aime...
On ne se dit pas de secrets dans un escalier, répondit elle en riant.
Viens. » 29
29
Balzac, Béatrix, o.c., T. II, p. 874.
70 LES DEGRES DU SAVOIR
[…] une jeune femme parut sur le haut de la rampe, franchit en un bond
l’espace qui la séparait de mon compagnon, et se jeta à son cou. Celui ci
l’embrassa très affectueusement, et, lui mettant le bras autour de la taille, il
l’enleva presque et la porta ainsi jusqu’au palier.
Savez vous que vous êtes bien aimable et bien galant pour un frère, mon
cher Alcibiade ? N’est ce pas, monsieur, qu’il n’est pas tout à fait inutile que
je vous avertisse que c’est mon frère, car en vérité il n’en a pas trop les
façons ? dit la jeune belle en se retournant de mon côté.
A quoi je répondis qu’on s’y pouvait méprendre, et que c’était en quelque
sorte un malheur que d’être son frère et de se trouver ainsi exclu de la
catégorie de ses adorateurs ; que pour moi, si je l’étais, je deviendrais à la fois
le plus malheureux et le plus heureux cavalier de la terre. Ce qui la fit
doucement sourire.30
30
Gautier, Mademoiselle de Maupin, o.c., p. 279.
31
Bien que très discret, le texte ne laisse pas de doute là dessus. Voir pp. 368 9.
L’ESPACE PARTAGE 71
S’il fallait malgré tout établir une hiérarchie dans la bonne foi, ce
n’est pas à Madelaine de Maupin, compromise par son déguisement
(lui-même imposé par les mystifications du monde)32, que reviendrait
le premier rang, mais à celle qui l’accueille : c’est-à-dire à la locutrice
qui, dans la disposition spatiale de la séquence, occupe la position
haute. Ce qui nous fait souvenir qu’il en allait de même pour Sabine
du Guénic et pour Germinie Lacerteux ; et qu’à l’hôtel des Muffat,
cette place restait vide, et pour cause. Il n’y a pas dans ces constats de
quoi tirer une vérité statistique, mais, à tout le moins, la confirmation
d’une régularité dans l’inscription topologique de la valeur : aux âmes
pures le haut des marches. Nouvelle modulation d’un principe désor-
mais familier, à partir de laquelle il est possible d’avancer une hypo-
thèse : dans les scènes d’escalier où deux personnes vont au devant
l’une de l’autre, le niveau d’origine et le sens du mouvement de
chacune ne suffiraient-ils pas parfois, indépendamment de toute autre
marque (et notamment de tout effet de parole), à qualifier la relation
qu’elles établissent ou entretiennent ?
Je songe ici aux trois rencontres, déjà évoquées plus haut33,
d’Octave et de Brigitte, dans La Confession d’un enfant du siècle – qui
toutes trois se situent dans la période où se noue la liaison.
32
Madelaine de Maupin s’est déguisée en homme pour mieux connaître le monde
masculin, dont elle pressent avec justesse qu’elle n’en a comme fille qu’une idée
déformée.
33
Cf. chap. I.
34
Musset, La Confession d’un enfant du siècle, o.c., p. 151.
35
Ibid., p. 155.
72 LES DEGRES DU SAVOIR
Et quand l’autre c’est moi ?... Il existe, même s’ils sont rares, des
escaliers assez riches pour s’orner de miroirs qui d’un sujet en font
deux. Et c’est chaque fois un événement que l’apparition qu’ils provo-
quent, tant le double en apprend à celui qui se dirige vers lui. Car la
convergence avec sa propre image, du moins dans le type particulier
de scènes où nous la rencontrons, n’est pas simple rencontre narcis-
sique où s’opérerait une réunification de soi-même, mais tout à
l’inverse l’occasion de pressentir ou d’évaluer un écart et une rivalité,
le partage entre un être et un paraître prétendant l’un et l’autre à
l’hégémonie. Brisant l’enfermement du même dans le même, elle
36
Ibid., p. 175.
37
Il faut absolument noter, à propos de la troisième scène, que les marches que
Brigitte Pierson descend seule, le couple, dans la lettre du texte, ne les remonte pas.
L’ESPACE PARTAGE 73
Renée montait, et, à chaque marche, elle grandissait dans la glace ; elle se
demandait, avec ce doute des actrices les plus applaudies, si elle était vraiment
délicieuse, comme on le lui disait.38
38
Zola, La Curée, o.c., T. I, p. 333.
39
Renée s’appliquera elle même cette formule, plus tard. Voir ibid., p. 574.
40
Ce moment inaugural majeur (même s’il est énoncé discrètement) fait pendant, à
l’autre bout du roman, à une deuxième scène de miroir, bien plus longue : la descente
de Renée dans la folie face à sa propre image de « grande poupée » (ibid., p. 574). Ici,
le miroir n’est plus celui de l’escalier. Mais il ne s’agit plus non plus de se connaître
comme partagée , mais de vivre fantasmatiquement sa désintégration .
74 LES DEGRES DU SAVOIR
41
Maupassant, Bel Ami, o.c., pp. 210 1.
L’ESPACE PARTAGE 75
qui lui sera donnée par la forme qu’elle recevra du dehors. Que cette
forme soit satisfaisante, que les habits d’emprunt aillent au mannequin,
et il existera. Or, c’est ce dont l’assure, ou, plus justement, ce qu’effec-
tue le miroir : l’opération se réalise sous les yeux de Duroy, simulta-
nément naissance et reconnaissance d’un homme du monde promis
aux plus beaux succès. La méthode Duroy – celle du bernard-l’ermite
– est dès à présent au point, toute prête à mettre son efficacité à
l’épreuve. Ce qui explique la différence de contenance du héros au
sortir de la soirée où il aura marqué ses premiers points :
Croisements
42
Ibid., pp. 221 2.
76 LES DEGRES DU SAVOIR
44
Barbey d’Aurevilly, Une vieille maîtresse, dans Œuvres romanesques complètes,
Pléiade, T. I, 1977(1964), pp. 255 6.
45
Ibid., p. 243.
46
Ibid., voir respectivement p. 239 et p. 230.
78 LES DEGRES DU SAVOIR
C’est dans le grand escalier du château que je la rencontrai cette pre mière
fois. Elle le descendait et je le montais. Elle le descendait un peu vite ; mais
quand elle me vit, elle ralentit son mouvement, tenant sans doute à me montrer
fastueusement son visage, et à me mettre bien au fond des yeux ses yeux qui
peuvent faire fermer ceux des panthères, mais qui ne firent pas fermer les miens.
En descendant les marches de son escalier, ses jupes flottant en arrière sous les
souffles d’un mouvement rapide, elle semblait descendre du ciel. Elle était
sublime d’air heureux. […] Je n’en passai pas moins sans lui donner signe de
politesse, car si Louis XIV saluait les femmes de chambre dans les escaliers, ce
n’étaient pas des empoisonneuses !47
47
Barbey d’Aurevilly, Le Bonheur dans le crime, dans Les Diaboliques, Œuvres
romanesques complètes, Pléiade, T. II, 1972 (1966), pp. 123 4.
48
Cet affrontement est donc un duel de regards, évidemment symétrique (et le passage
y fait d’ailleurs allusion) à celui qui, au début du récit, oppose Hauteclaire à une
panthère (voir ibid., pp. 85 6).
L’ESPACE PARTAGE 79
Il n’y a rien à ajouter à ce que le texte nous dit, avec une impres-
sionnante insistance, sur l’accord d’un espace hyperboliquement vide,
49
Barbey d’Aurevilly, Une histoire sans nom, dans Œuvres romanesques complètes,
Pléiade, T. II, 1972 (1966), pp. 283 4.
80 LES DEGRES DU SAVOIR
Ombres et lueurs
1
Bourges, Elémir, Le Crépuscule des dieux, Saint Cyr sur Loire, Christian Pirot,
1987, p. 44.
2
Ibid. Le passage en cause va de la p. 93 à la p. 97.
OMBRES ET LUEURS 85
3
La préface de Chr. Berg à l’édition citée expose très justement que l’usage que fait
Charles d’Este de sa fortune est soumis au « principe du confinement et du rejet de la
circulation », et que cette pratique est en contradiction avec « la société marchande et
capitaliste » (p. 16).
4
J’ai déjà été amené à citer à deux reprises (chap. I et III) des passages de ce roman.
Ces références auraient pu être bien plus nombreuses : l’escalier de la maison Grandet
est si intensivement exploité par Balzac (quantitativement et qualitativement) qu’il
mériterait une sorte de monographie.
5
C’est ainsi que Balzac l’évoque rétrospectivement (Eugénie Grandet, o.c., T. III, p.
1135), marquant par là à quel point elle tranche sur la tonalité générale du roman.
86 LES DEGRES DU SAVOIR
6
Ibid., p. 1119 20.
7
Ibid., p. 1129.
OMBRES ET LUEURS 87
« Mon père s’en va », dit Eugénie qui du haut de l’escalier avait tout
entendu. Le silence était rétabli dans la maison, et le lointain roulement de la
voiture, qui cessa par degrés, ne retentissait déjà plus dans Saumur endormi.
En ce moment, Eugénie entendit en son cœur, avant de l’écouter par l’oreille,
une plainte qui perça les cloisons, et qui venait de la chambre de son cousin.
Une bande lumineuse, fine autant que le tranchant d’un sabre, passait par la
fente de la porte et coupait horizontalement les balustres du vieil escalier. « Il
souffre »,dit elle en grimpant deux marches. Un second gémissement la fit
arriver sur le palier de la chambre. La porte était entrouverte, elle la poussa.9
11
Hugo, Notre Dame de Paris, o.c., T. I, p. 337. J’avertis d’emblée que les multiples
références que je fournis restent loin en deçà du nombre considérable d’occurrences
relevées dont il n’y a certes pas lieu de s’étonner. En regard de cette richesse, les
autres escaliers du roman, d’ailleurs assez rares, méritent bien moins l’attention.
12
Ibid., T. I, p. 280.
13
Ibid., T. I, p. 286.
14
Ibid., T. I, p. 302.
OMBRES ET LUEURS 89
15
Hugo signale simplement ces mots gravés dans la muraille près de la porte de
Frollo : « J’adore Coralie. 1829. Signé Ugène » (ibid., T. I, p. 331). De quoi mettre en
évidence, par le décalage chronologique, l’absence de « texte » propre, d’une manière
générale, à tout escalier.
16
Ibid., T. I, p. 365.
17
Ibid.
90 LES DEGRES DU SAVOIR
voûte obscure de l’escalier. Il était glacé de l’idée qu’elle allait peut être y
entrer aussi ; si elle l’eût fait, il serait mort de terreur.
Elle arriva en effet devant la porte de l’escalier, s’y arrêta quelques
instants, regarda fixement dans l’ombre, mais sans paraître y voir le prêtre, et
passa. Elle lui parut plus grande que lorsqu’elle vivait ; il vit la lune à travers
sa robe blanche ; il entendit son souffle.
Quand elle fut passée, il se mit à redescendre l’escalier, avec la lenteur
qu’il avait vue au spectre, se croyant spectre lui même, les cheveux tout droits,
sa lampe éteinte toujours à la main ; et tout en descendant les degrés en
spirale, il entendait distinctement dans son oreille une voix qui riait et qui
répétait :
« ...Un esprit passa devant ma face, et j’entendis un petit souffle, et le poil
de ma chair se hérissa. »18
18
Ibid.
19
Ibid., T. I, p. 363.
20
Livre de Job, IV, 20. Le passage cité par Hugo renvoie au même texte IV, 15.
21
Voir respectivement ibid., T. I, p. 333 et p. 441.Faut il souligner, à propos de cette
dernière séquence, le contraste éloquent entre la lente descente dans la spirale et la
chute brutale à l’extérieur de l’édifice ?
OMBRES ET LUEURS 91
[…] comme il avait très soif, il alluma sa bougie afin d’aller boire un verre
d’eau fraîche au filtre de la cuisine.
Il descendit les deux étages, puis, comme il remontait avec la carafe pleine,
il s’assit en chemise sur une marche de l’escalier où circulait un courant d’air,
et il but, sans verre, par longues gorgées, comme un coureur essoufflé. Quand
il eut cessé de remuer, le silence de cette demeure l’émut ; puis, un à un, il en
distingua les moindres bruits. Ce fut d’abord l’horloge de la salle à manger
dont le battement lui paraissait grandir de seconde en seconde. Puis il entendit
de nouveau un ronflement, un ronflement de vieux, court, pénible et dur, celui
de son père sans aucun doute ; et il fut crispé par cette idée, comme si elle
venait seulement de jaillir en lui, que ces deux hommes qui ronflaient dans ce
même logis, le père et le fils, n’étaient rien l’un à l’autre ! Aucun lien, même
le plus léger, ne les unissait, et ils ne le savaient pas ! Ils se parlaient avec
tendresse, il s’embrassaient, se réjouissaient et s’attendrissaient ensemble des
mêmes choses, comme si le même sang eût coulé dans leurs veines. Et deux
personnes ne pouvaient pas être plus étrangères l’une à l’autre que ce père et
que ce fils. Ils croyaient s’aimer parce qu’un mensonge avait grandi entre eux.
C’était un mensonge qui faisait cet amour paternel et cet amour filial, un
mensonge impossible à dévoiler et que personne ne connaîtrait jamais que lui,
le vrai fils.22
A propos de Notre Dame de Paris, il est inévitable de retrouver le livre déjà cité
(Avant Propos, n.2) de L. Keller, Piranèse et les romantiques français. Le mythe de
l’escalier en spirale. Concernant Hugo, auquel un chapitre est consacré, l’analyse de
Keller met surtout en évidence, à l’échelle de l’ensemble de l’œuvre, le rapport entre
la descente dans « l’escalier Ténèbres » et l’inspiration poétique.
22
Maupassant, Pierre et Jean, dans Romans, Pléiade, 1987, p. 771.
92 LES DEGRES DU SAVOIR
Le plus remarquable dans cette pause est que plus que méditation
elle est perception, et d’abord passive. C’est le corps du personnage,
immobilisé au centre du corps de la demeure, qui se laisse envahir par
ses bruits physiologiques. Pulsations de l’horloge, ronflements maté-
rialisent un système biologique que l’écoute, qui est aussi auscultation
(ce n’est pas pour rien que Pierre est médecin), reconnaît malade.
Savoir de la sensation, non seulement parce qu’il se confond avec une
activité sensorielle qui se prolonge elle-même en images physiques,
mais aussi parce qu’il conduit son détenteur, dès lors qu’il éprouve
dans sa chair le dysfonctionnement d’un organisme dont il fait partie, à
s’en sentir expulsé – en d’autres mots, à se constater, lui qui en incarne
la cohérence (« le vrai fils »), devenu étranger. Quelle que soit la
distance entre la détresse d’un « enfant du devoir et du hasard »
(comme l’aurait écrit Balzac), se convainquant qu’il est en trop dans sa
famille et les affres d’un prêtre emporté dans la perdition, et si diffé-
rentes que soient les écritures de Hugo et de Maupassant, les états re-
présentés sont en plus d’un point comparables. Ici comme là, éviction
de la vue au profit de l’ouïe, de l’entendement au profit du fantasme,
de la possession de soi au profit de l’aliénation ; ici comme là, un
souffle – le courant d’air ou l’Esprit – venant traverser la conscience
pétrifiée et faire de son aveuglement une saisie de la vérité.
Sans doute, l’expérience qui chez Frollo exclut tout retour aux
voies de l’intellection paraît-elle avoir chez Pierre un caractère moins
radical, puisque celui-ci, sorti de sa prostration et remontant
« l’escalier à pas lents, songeant toujours » est pris du désir d’exa-
miner les traits de son frère, dans son sommeil, afin de surprendre « le
secret dormant de sa physionomie »23. Mais le projet de lucidité
qu’atteste ce mouvement sera déjoué, et l’investigation du regard ne
démentira pas l’angoissante leçon de l’ombre. Pour Pierre, à partir de
cette nuit, l’escalier de la maison bouleversée dans son économie libi-
dinale ne donnera plus accès à la sécurité de l’appartenance à soi, il ne
sera plus que le chemin de fuite d’un homme désormais sans territoire.
Ainsi, vers la fin du roman, à la veille de son embarquement comme
médecin sur un paquebot :
23
Ibid., pp. 771 2. L’absence de ressemblance entre Jean et son père selon l’état civil
que révèle la contemplation conforte ainsi une conviction qui, en fait, ne pourra se
fonder que plus tard sur des preuves objectives.
OMBRES ET LUEURS 93
La folie a une part certaine dans ces scènes, et elle n’est d’ailleurs
jamais bien loin chez Hugo ou chez Maupassant. Mais chez Vigny ? A
lire Stello, on serait fondé à croire qu’elle rôde aussi dans les escaliers
de ce livre. Très remarquables, ceux-ci méritent d’autant plus l’atten-
tion que leur distribution inégale dans le texte pose une question dont
la portée ne se limite pas à cette œuvre particulière. Comment
comprendre que, dans l’ensemble des trois histoires qu’en guise de
thérapie le docteur Noir raconte à son patient spleenétique, le thème
commun du conflit entre le poète et le pouvoir organise différemment
les lieux selon que les événements ont pour contexte politique la
monarchie absolue (Gilbert et Louis XV), la monarchie constitu-
tionnelle (Chatterton et le Lord-Maire) ou le gouvernement révolution-
naire (Chénier et Robespierre) ? Dans le premier, en effet, pas
d’escalier. Cette absence pourrait n’être qu’un signe neutre dont il
serait hasardeux d’inférer quoi que ce soit ; mais le statut particulier de
la période de référence engage à aller un peu plus loin. Pour l’écrivain
de 1831, la royauté d’Ancien Régime a ceci de spécifique que, au
rebours des autres états de société qu’il représente, elle est définiti-
vement révolue, et qu’il est vain de projeter ses contradictions sur le
temps présent. Or, quand une fiction exploite l’espace de l’escalier,
c’est toujours peu ou prou pour encadrer la crise (ou la prise) de
conscience d’un individu, ce qui, dans l’ordre romanesque, engage
nécessairement une problématisation du social. Pour instructif qu’il
soit, le destin de Gilbert n’appartient plus aux possibles historiques, et
ne peut donc parler pour la France d’après la Révolution : et c’en est
peut-être assez pour expliquer que sa mise en scène spatiale ne
24
Ibid., pp. 826 7. On notera que la scène nocturne, située à peu près exactement au
centre du récit, prépare une modification de son centre de gravité. Après elle, la
narration s’appuie bien davantage sur la subjectivité du bâtard.
94 LES DEGRES DU SAVOIR
mobilise pas une ressource dont les deux autres histoires vont au
contraire faire un usage intensif.
Autant que la relation d’événements affligeants, les récits du
Docteur-Noir sont, en ce qu’ils l’impliquent comme témoin, l’illustra-
tion d’une sagesse désabusée. Contrairement aux poètes dont il évoque
le sort injuste, le narrateur s’y présente comme un observateur que sa
familiarité avec la souffrance a vacciné contre des indignations et des
espérances également stériles. Il n’en est que plus significatif que ce
soit à lui que le roman réserve des moments de dérive, qui de leur
imprévisibilité tirent une bonne part de leur efficace. Telle cette scène
proche de la fin de la troisième histoire : le docteur, qui avec bien
d’autres s’est employé sans succès à sauver André Chénier de l’écha-
faud, assiste impuissant, de la fenêtre de sa chambre, à l’exécution.
25
Vigny, Stello, dans Œuvres complètes II Prose, Pléiade, 1993, p. 637.
26
Ibid.
OMBRES ET LUEURS 95
27
Voir Chatterton, dans Œuvres complètes I Poésie. Théâtre, Pléiade, 1986, III, 9. La
description du décor spécifie « un grand escalier tournant » (p. 763), détail absent du
texte du roman. Quant à la didascalie, vraisemblablement inspirée par Marie Dorval,
de la péripétie finale, elle dit précisément : « Elle crie, glisse à demi morte sur la
rampe de l’escalier, et tombe sur la dernière marche » (p. 814). Sur les aspects
scéniques de l’escalier dans le drame, cf. Jourdheuil, J., « L’escalier de Chatterton »,
Romantisme, n°38, 1982, pp. 106 115.
28
Stello, o.c., p. 551.
96 LES DEGRES DU SAVOIR
[…] Je ne savais vraiment où j’allais, mais j’allais comme une balle qu’on
a lancée violemment.
« Hélas ! » me disais je en gravissant au hasard l’étroit escalier, « hélas !
quel sera l’Esprit révélateur qui daignera jamais descendre du ciel pour
apprendre aux sages à quels signes ils peuvent deviner les vrais sentiments
d’une femme quelconque pour l’homme qui la domine secrètement ? […]
chère Kitty ! pensais je, que ne m’avez vous dit : « Il est mon amant ? »
J’aurais pu nouer avec lui une utile et conciliante amitié ; j’aurais pu parvenir
à sonder les plaies inconnues de son cœur ; j’aurais ... Mais ne sais je pas que
les sophismes et les arguments sont inutiles où le regard d’une femme aimée
n’a pas réussi ? Mais comment l’aime t elle ? Est elle plus à lui qu’il n’est à
elle ? N’est ce pas le contraire ? Où en suis je ? Et même je pourrais dire : Où
suis je ? »29
Il ne faut pas se laisser prendre aux variations ironiques sur les mystè-
res de l’éternel féminin qui constituent la part la plus visible du dis-
cours intérieur. L’important est ailleurs, dans l’aveu d’une détresse
morale (« j’aurais pu ») et plus encore d’une défaite intellectuelle, qui
culmine dans les dernières questions. Et ce n’est pas tout. Quelques
instants plus tard, quand le docteur reçoit le mourant dans ses bras, le
désarroi devient terreur.
[…] Comme je le soutenais toujours très ferme par les épaules, il poussa du
pied une petite fiole qui roula jusqu’au bas de l’escalier, sans doute jusqu’aux
dernières marches où Kitty s’était assise, car j’entendis jeter un cri et monter
en tremblant. Il la devina. Il me fit signe de l’éloigner, et s’endormit
debout sur mon épaule, comme un homme pris de vin.
Je me penchai, sans le quitter, au bord de l’escalier. J’étais saisi d’un effroi
qui me faisait dresser les cheveux sur la tête. J’avais l’air d’un assassin.
J’aperçus la jeune femme qui se traînait pour monter les degrés en
s’accrochant à la rampe, comme n’ayant gardé de force que dans les mains
pour se hisser jusqu’à nous.30
29
Ibid., p. 549.
30
Ibid., p. 550.
OMBRES ET LUEURS 97
Voir trouble
31
Ibid., p. 664.
98 LES DEGRES DU SAVOIR
Enfin, lasse d’errer, quand elle avait fait boire à son âme et à ses sens la terreur
sainte de cette carrière de reliques, elle revenait, remplie de la mort et de la
nuit souterraines, à l’escalier d’entrée, un grand escalier aux marches de
marbre usées, déformées, creusées sous les pas des porteurs et des
ensevelisseuses ; une filtrée de jour d’un blanc céleste y descendait, versant là
le rayon de miracle et de délivrance qui tombe dans une prison Mamertine :
madame Gervaisais en ressentait l’impression d’une lumière du matin venant à
des paupières pleines d’un rêve noir.32
Le « miracle » n’a pas lieu pour madame Gervaisais. Protégé par des
paupières closes, le « rêve noir » dont elle est captive s’interpose entre
son esprit et la vie. La scène, dont il faut souligner le caractère itératif,
a dès lors pour fonction de figurer l’incapacité où elle se trouve de
remonter vraiment des marches qui ne lui paraissent vouées qu’à
mener au tombeau. Pour d’autres, on y viendra plus loin, le passage
aux enfers est une épreuve initiatique d’où ils reviennent au monde
avec plus de savoir et plus de lumière. Chez l’héroïne dévoyée par une
foi morbide, l’escalier vainement gravi ne révèle, jour après jour,
qu’un dérèglement incurable de la vision33.
Non moins obsédé par le pouvoir clérical que les Goncourt,
Stendhal avait bien avant eux, dans Le Rouge et le Noir, associé les
mésaventures de la lucidité à l’emprise de l’institution catholique.
Mais son imaginaire retors connote d’une manière singulièrement
complexe les scènes d’escalier où le regard se trouble d’affronter la
puissance de l’Eglise. Tout s’y passe comme si la seule angoisse de la
présence affichée ou supposée des « Jésuites » suffisait, chez des âmes
sensibles, à détraquer la perception normale d’un espace de transition
en soi indifférent, et à lui faire porter, notamment, des marques
contradictoires qui désorientent l’entendement. On le voit, sur le mode
mineur, quand à la fin du roman Mathilde de la Mole vient solliciter
32
Madame Gervaisais, o.c, p. 288.
33
La maladie de la conscience se conjuguant à une grave maladie du corps, Mme
Gervaisais meurt à la dernière page du roman : au Vatican, où, pour se rendre à
l’audience pontificale, elle a dû « gravir, avec une hâte haletante, le vaste escalier »
(ibid., p. 307).
OMBRES ET LUEURS 99
34
Le Rouge et le Noir, dans Romans, Pléiade, T. I, 1977 (1952), p. 658.
35
L’angoisse de Mathilde n’était d’ailleurs pas tout à fait sans fondement. Lors de
l’entretien qu’il lui accorde, le premier grand vicaire s’emploie à « tortur[er]
voluptueusement et à loisir le cœur de cette jolie fille » (ibid., p. 660).
36
Ibid., p. 318. Même référence pour les citations qui suivent immédiatement.
100 LES DEGRES DU SAVOIR
Que l’escalier du vieux bâtiment accuse le poids des ans, nul n’y verra
rien d’inattendu ou de très significatif. Mais que, très précisément, son
ancienneté fasse incliner ses marches (et l’imagination avec elles) vers
les profondeurs d’un abîme, c’est déjà bien moins innocent. Si l’on y
ajoute d’autres marques non équivoques, comme le crucifix qui est une
« grande croix de cimetière » ou le « silence de mort » dans lequel est
figé tout l’édifice, le doute n’est plus permis : monter chez l’abbé
Pirard, c’est descendre au tombeau. La perception subjective s’empare
du peu de signaux objectifs disponibles pour désorganiser le système
des polarités spatiales. S’étant dit, avant de sonner à la porte du
séminaire, qu’il allait entrer dans un « enfer sur la terre »38, Julien
s’exposait inévitablement à ne plus voir ce qu’il allait découvrir que
dans la confusion d’une surimpression d’images.
L’expérience de l’aveuglement ne dure jamais qu’un temps,
37
Ibid., p. 376.
38
Ibid., p. 375.
OMBRES ET LUEURS 101
Lumières
Monter, descendre
1
Balzac, Illusions perdues, o.c., T. V, p. 419.
104 LES DEGRES DU SAVOIR
Le rendez-vous est manqué5. Mais avec qui ou avec quoi avait-il été
pris ? L’objet du désir, si toujours il est promesse de complétude
intime, ne coïncide pas toujours avec un concept bien identifiable, et
reste parfois ou obscur ou complexe. Que cherche exactement le
2
Cette positivité, il peut arriver qu’elle ne soit pas visée au départ, mais acquise
comme par surprise et de surcroît, de manière différée à la faveur de l’ascension.
Dans Les Mystères de Paris, Mme d’Harville, prête à céder, par désarroi, aux avances
d’un médiocre séducteur, s’engage dans l’escalier de la maison de la rue du Temple.
Mais Rodolphe, surgi inopinément, et qui sait que son mari la suit, la sauve de la
catastrophe conjugale et du mépris de soi même en l’empêchant de s’arrêter à la porte
de la garçonnière : « Montez au cinquième ; vous veniez secourir une famille
malheureuse ; ils s’appellent Morel … » (o.c., T. I, voir pp. 265 6). C’est à partir de
cet incident, qui lui fait découvrir la misère, que se déclenchera, inspirée par
Rodolphe, sa conversion à une charité active (voir plus loin, ibid., T. II, pp. 112 sqq).
Il faut noter que, semblablement à ce qu’on observera plus loin, à propos de romans
aussi importants qu’Ursule Mirouët (voir note 65) ou La Chartreuse de Parme (voir
note 71), le texte s’abstient de désigner l’escalier quand Mme d’Harville redescend :
on a bien affaire ici à une forme assurément mineure, et discrète d’ascension
éthique irréversible.
3
Stendhal, Le Rouge et le Noir, o.c., T. I., p. 340.
4
Reybaud, F., Mademoiselle de Malepeire, o.c., pp. 185 6.
5
Le hasard veut que la présence contrariante de l’oncle du narrateur soit due à
l’agonie d’une servante que l’on découvre être le modèle, méconnaissable, du
portrait… Le rêve n’y résiste pas ; pour autant, il a bien été porteur de valeur.
LUMIERES 105
6
Balzac, Le Colonel Chabert, dans La Comédie humaine, Pléiade, T. III, 1976, p.
317.
7
Chabert est né de parents inconnus et s’est fait lui même. Dans son introduction de
l’éd. Livre de Poche classique (1994), S. Vachon montre bien que le rejet symétrique
de son nom par le héros, à la fin du roman, est le refus de « son histoire particulière,
qui l’inscrivait dans l’Histoire » (p. 137).
8
Balzac, Histoire des Treize. Ferragus, o.c., T. V, p. 798.
9
Balzac, Histoire des Treize. La Fille aux yeux d’or, dans La Comédie humaine,
Pléiade, T. V, 1977, p. 1106.
106 LES DEGRES DU SAVOIR
Elle eut peur de s’évanouir dans cette tribune vide et solitaire où elle était
restée. Elle en redescendit l’escalier, chancelante et n’ayant plus qu’une pen
sée : le désir d’aller mourir plus loin […].11
10
Le Colonel Chabert, o.c., T. III, p. 358.
11
Barbey d’Aurevilly, Une vieille maîtresse, o.c., T. I, p. 346.
12
Sand, Indiana, Garnier, 1962, voir respectivement p. 177 et p. 235. Dans une
perspective différente, il est intéressant d’examiner ici le problème que pose La
Chartreuse de Parme quand Mosca, dans l’escalier de la Scala qui le mène à la loge de
Gina, se découvre en proie à « un mouvement de timidité véritable » ( Romans,
Pléiade, T. II, 1977(1952), p. 116). Il est alors en train de descendre, et non de monter,
comme son état amoureux l’aurait fait attendre. Faut il expliquer cette « anomalie »
par l’ambivalence qui affecte ce personnage, tout à la fois amant fervent et politicien
cynique ?
LUMIERES 107
Camille jouait sans doute sur le petit piano droit […] placé dans son salon d’en
haut. En montant l’escalier où l’épais tapis étouffait entièrement le bruit des
pas, Calyste alla de plus en plus lentement. Il reconnut quelque chose
d’extraordinaire dans cette musique. Félicité jouait pour elle seule, elle
s’entretenait avec elle même. Au lieu d’entrer, le jeune homme s’assit sur un
banc gothique garni de velours vert qui se trouvait le long du palier sous une
fenêtre artistement encadrée de bois sculptés colorés en brou de noix et vernis.
Rien de plus mystérieusement mélancolique que l’improvisation de Camille :
vous eussiez dit d’une âme criant quelque De profundis à Dieu du fond de la
tombe.13
13
Balzac, Béatrix, o.c., T. II, pp. 707 8.
14
Ibid., p. 742. On notera que Calyste au bras de Béatrix, c’est évidemment une
situation de partage de l’escalier : que la dysphorie s’y mêle ne surprendra pas. Par
ailleurs, le système exposé ici s’enrichit encore d’éléments secondaires, parfaitement
concordants. Un seul exemple : c’est au bas de l’escalier que Calyste apprend plus tard
que la femme désirée et non encore conquise vient de partir, se dérobant à sa cour trop
maladroite (ibid., p. 827).
108 LES DEGRES DU SAVOIR
15
Stendhal, La Chartreuse de Parme, dans Romans, o.c., p. 170.
LUMIERES 109
Fabrice se précipita dans l’escalier, et, arrivé sur la place, se mit à courir.16
16
Ibid., p. 178.
17
Lukacs, G., La Théorie du roman, Gonthier, 1970, p. 19.
110 LES DEGRES DU SAVOIR
Aucune scène chez Flaubert qui soit comparable à ce que fait lire
Hugo (ou Balzac, ou Stendhal). Pas plus dans L’Education sentimen-
tale que dans Madame Bovary, pour ne rien dire de Bouvard et
Pécuchet23, l’escalier n’est porteur d’événements, ou d’avènements.
Mais il y a plus troublant encore que cet usage limité, et c’est
l’inversion que Madame Bovary paraît faire subir à un système de
polarités dont on a pu jusqu’ici constater l’universalité. Un premier
couple de séquences, très brèves, permettra d’observer cette sub-
version à l’œuvre. Invitée avec son mari au château de la Vaubyessard,
Emma Bovary y découvre enfin, de l’intérieur, la vie aristocratique
dont elle rêve depuis son adolescence. Aussi, au moment du bal, a-t-
elle hâte de quitter sa chambre : « On entendit une ritournelle de
violon et les sons d’un cor. Elle descendit l’escalier, se retenant de
21
Ce qui a été fait, surabondamment, durant la célèbre « tempête sous un crâne » qui
précède le départ de Jean Valjean pour Arras.
22
Techniquement, la scène est écrite en focalisation externe : un tour comme « il est
probable que » suppose un témoin incompétent. Il faut noter que cet emploi d’un point
de vue extérieur est loin d’être exceptionnel dans Les Misérables.
23
Il y a bien quelques escaliers dans Bouvard et Pécuchet, mais les occurrences, très
dispersées, n’apportent guère d’aliment à la réflexion. Une exception, qu’on retrouvera
au chap. VI : l’utilisation de l’escalier comme salle d’exposition. Rien à voir, de toute
manière, avec les scènes dont on s’occupe ici.
112 LES DEGRES DU SAVOIR
courir ». Quant à Charles, c’est dans une tout autre disposition qu’il re-
montera à la fin de la nuit, accablé de fatigue et d’ennui : « Charles se
traînait à la rampe, les genoux lui rentraient dans le corps »24. Tirons
la leçon de ces comportements : l’une se précipite vers les salons où se
pressent et se brassent les mondains avec l’animation que donne la
promesse du bonheur ; l’autre hisse à l’étage sa lassitude, péniblement.
Où est le bien unique, irremplaçable, qui aimante le désir ?
Le ton est donné. Dans la suite du récit, Emma ne descendra
jamais un escalier que pour aller à la rencontre de ce qui donne sens à
sa vie, l’amour. Il vaut de considérer de près la petite scène d’intérieur
qui a lieu au moment où Léon Dupuis quitte Yonville :
Léon montant vers la femme qu’il aime, c’est une image canonique ;
mais il ne s’agit que de Léon. Par contre, le seul mouvement repré-
senté d’Emma, qui conduit, par la médiation de l’enfant, à une étreinte
rêvée, est de descente ... Tout sera plus évident encore quand l’héroïne
aura noué sa liaison avec Rodolphe Boulanger.
Bientôt, pourtant, il lui sembla que l’on marchait sur le trottoir. C’était lui,
sans doute ; elle descendit l’escalier, traversa la cour. Il était là, dehors. Elle se
jeta dans ses bras.26
24
Flaubert, Madame Bovary, Garnier Flammarion, 1966, respectivement p. 84 et p.
87. Il faut observer, parce que c’est important, que le texte est muet sur la descente de
Charles, comme sur la remontée d’Emma.
25
Ibid., p. 151
26
Ibid., p. 221. Encore un détail : Emma a rencontré Rodolphe pour la première fois
dans le cabinet de son mari, où, appelée par celui ci, « d’un bond elle descen[d]
l’escalier » (ibid., p. 160).
LUMIERES 113
ragée chez elle : « Elle monta les marches de son escalier en se tenant
à la rampe, et, quand elle fut dans sa chambre, se laissa tomber dans un
fauteuil »27. Sa démarche sera de même nature, dans une tonalité
beaucoup plus dramatique, quand elle recevra la lettre de rupture de
Rodolphe :
27
Ibid., p. 147.
28
Ibid., pp. 231 2.
29
Il faut noter que l’inversion ne paraît jamais que quand le personnage est dans
l’escalier situation bien sûr la plus fréquente. En revanche, la seule réalisation (très
atténuée) du topos de la menace (voir chap. II) est à peu près dans la ligne générale.
Entendant le pas de Léon sur les marches, Emma, qui est alors dans une phase de
vertu, se donne une contenance indifférente pour écarter toute tentation d’abandon
(voir ibid., p. 138). Reste le problème posé par Charles. Comment comprendre ce
détail de la veillée funèbre d’Emma ? « Une fascination l’attirait. Il remontait
continuellement l’escalier » : pour contempler le cadavre (ibid., p. 348). S’agit il
d’une quête (désespérée) ou d’une manière de creuser un peu plus à chaque fois
l’abîme où il est plongé ? Ce qu’il a de commun avec sa femme ferait pencher pour la
seconde hypothèse.
114 LES DEGRES DU SAVOIR
Initiations
30
On entendra ici un écho de R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque
(Grasset, 1961). Voudrait on un indice de plus de ce transfert sur l’extérieur de la
valeur, qu’on le trouverait dans l’attitude d’Emma au sortir de la chambre de Rouen
qui abrite ses amours avec Léon : « Tout à coup elle lui prenait la tête dans les deux
mains, le baisait vite au front en s’écriant : « Adieu ! » et s’élançait dans l’escalier »
(Madame Bovary, o.c., p. 290). Rien d’une séparation douloureuse ; mais, si on lit bien
ce qui précède, le contentement de quelqu’un qui a parfaitement tenu son rôle de
« vraie maîtresse » (ibid., p. 289).
LUMIERES 115
31
Macherey, P. , A quoi pense la littérature ?, P. U.F., 1990, p. 85. L’ensemble du
chap. 5 (« Autour de Victor Hugo : figures de l’homme d’en bas ») est à prendre en
considération ici.
32
Sue, Les Mystères de Paris, o.c., T. III, p. 220. Il est logique que les lignes citées
aient retenu l’attention de P. Macherey, qui les reproduit, o.c., pp. 89 90.
33
Les Mystères de Paris, o.c., T. III, p. 227. Le récit exploite intensivement les res
sources de cet escalier ; ses marches, déjà signalées plus haut quand Rodolphe y est
précipité, son corps « roulant sur les degrés » jusqu’au souterrain où il va être
séquestré (ibid., T. I, p. 119), serviront ici d’observatoire à l’affreux Tortillard, qui y
assistera à la lutte du Maître d’école et de la Chouette, et à la mort de celle ci (ibid.,
TIII, pp. 222 sqq.).
34
Ibid., T. III, p. 225.
116 LES DEGRES DU SAVOIR
[…] il hasarda son regard dans l’ouverture béante devant lui, et ce qu’il
aperçut était effroyable.
A ses pieds, une vingtaine de marches, hautes, étroites, frustes, presque à
pic, sans rampe à droite ni à gauche, sorte de crête pareille à un pan de mur
biseauté en escalier, entraient et s’enfonçaient dans une cave très creuse. Elles
allaient jusqu’en bas.37
35
L’Homme qui rit, dans Romans, Ed. du Seuil, L’Intégrale, T. III, 1963, p. 331.
36
Les seuls autres escaliers dont le texte fasse mention (et très brièvement) sont ceux
de Corleone lodge : simples éléments parmi d’autres d’un édifice labyrinthique (ibid.,
p. 363).
37
Ibid., p. 331.
38
Ibid., p. 333.
LUMIERES 117
plète ? On est bien loin, pourtant, d’une vraie palingénésie. Car être
lord et pair, ce n’est pas tant détenir par essence une qualité exception-
nelle que posséder injustement des biens matériels immenses. Ursus le
sage le sait bien, qui a minutieusement inventorié, les inscrivant sur les
parois de sa cahute roulante, les propriétés qui distinguent du commun
un grand seigneur : des propriétés, justement. Le duc, ou le marquis,
ou le comte, est, grâce ou seigneurie ; il est clerc, « même ne sachant
pas lire ». Mais, bien davantage, il a, châteaux, terres, revenus39. Bref,
comme Ursus le dit plus loin, « un lord, c’est celui qui a tout et qui est
tout »40. A partir de quoi l’angoisse de Gwynplaine, vidée de sa raison
d’être originelle, en retrouve une nouvelle. Puisque « c’est de l’enfer
des pauvres qu’est fait le paradis des riches »41, et qu’il connaît
désormais, de l’intérieur, l’un et l’autre, sa nouvelle élévation, pure-
ment matérielle, se ramène à une descente effrayante dans la compré-
hension de la misère, qui n’existe que par et pour l’ordre qui lui est
superposé.
C’est bien un savoir de l’abîme, et de l’abîme seulement, qu’il
acquiert au bas des marches. Et d’ailleurs il ne les remontera pas. Il est
important que le récit le fasse s’évanouir au moment où son nouvel
état lui est révélé, et ne lui rende sa conscience que dans un palais qui
lui sera, le peu de temps qu’il y restera, un lieu d’exil. Ce qu’il a
appris, tout comme ce qu’il a acquis, ne lui rend pas le monde plus
praticable, mais le lui fait apparaître comme définitivement inac-
ceptable. Le seul parti, ce sera de s’en échapper, de retrouver Ursus, le
loup Homo, et l’amour de Dea l’aveugle ; et comme elle meurt, de la
rejoindre dans la nuit de la mort. L’escalier de Southwark est sans
doute le chemin d’une initiation, mais qu’elle soit interrompue au
stade des ténèbres en fait une condamnation à ne plus supporter de
vivre dans une société irrémédiablement perverse. Le dernier mot est à
Gwynplaine, quelques instants avant qu’il se jette à la mer : « Je sors
de l’enfer et je remonte au ciel. »42
[…] elle se mit à genoux, recommanda son âme à Dieu, fit naïvement un grand
signe de croix, comme elle l’avait fait dans la coulisse du théâtre de San
Samuel avant de paraître pour la première fois sur scène, puis elle descendit
bravement l’escalier tournant et rapide, cherchant à la muraille les points
d’appui […].44
Vient ensuite l’entrée dans une galerie qui s’enfonce encore plus bas,
et qui, subitement envahie par l’eau, se révèle piège mortel. Mais le
voyage de Consuelo n’est pas destiné à la conduire à la mort :
43
Sand, Consuelo. La Comtesse de Rudolstadt, Garnier, 1959, T. I, p. 292. L’image
que je donne des escaliers souterrains du château des Géants est bien simplifiée par
rapport à la profusion du texte ; et il y aurait beaucoup à dire aussi d’autres escaliers,
moins exceptionnels, mais qui forment parfois des microsystèmes intéressants.
44
Ibid., T. I, p. 305.
LUMIERES 119
A peine avait elle jeté vers le ciel ce cri d’agonie, qu’elle trébuche et se
frappe à un obstacle inattendu. O surprise ! ô bonté divine ! c’est un escalier
étroit et raide, qui monte à l’une des parois du souterrain, et qu’elle gravit avec
les ailes de la peur et de l’espérance.45
La remontée est ainsi amorcée, qui, non sans incidents, va, par des
chemins de plus en plus amènes, la mener à la grotte secrète où Albert
s’est réfugié : lieu de paix, d’étude, de musique, où le comte vient se
retirer quand il est trop écœuré d’« un monde de mensonge et
d’iniquité46. Reste, après un long entretien, à retrouver la surface du
sol, en repassant par la citerne :
45
Ibid., T. I, p. 307.
46
Ibid., T. I, p. 335. Encore une fois, je schématise considérablement, en passant sur
des incidents intermédiaires.
47
Ibid., T. I, p. 347.
48
Ibid., T. I, p. 344.
120 LES DEGRES DU SAVOIR
« Celle qui est descendue seule dans la citerne des pleurs, à Riesenburg, celle
qui a bravé tant de périls pour trouver la grotte cachée de Schreckenstein, saura
facilement traverser les entrailles de notre pyramide. »49
[…] pour monter les degrés, elle se laissa presque porter par lui, sans que
l’étreinte de ses bras, qui l’avait tant émue, sans que le voisinage de ce cœur
qui avait embrasé le sien, vinssent la distraire un instant de sa méditation
intérieure.51
Et tout s’ordonne dans une lumière que plus rien ne pourra obscurcir :
Albert lui est rendu (l’inconnu, c’est lui)52, l’amour existe ; et le
monde a un sens et un avenir auquel on peut travailler, même s’il est
encore bien loin de sa réalisation. Contrairement à Gwynplaine, banni
de la terre, Consuelo aura droit au bonheur, malgré les nouvelles
errances qui l’attendent, parce qu’elle a appris l’espoir. Mais ce savoir
supérieur, qui lui accorde le droit au possible, il aura fallu qu’elle le
conquière durement, marche après marche.
49
Ibid., T. III, p. 459.
50
Ibid., T. III, p. 463.
51
Ibid., T. III, p. 469 et p. 473.
52
Sa mort au château des Géants n’était qu’une catalepsie, découverte après le départ
de Consuelo… La densité en événements d’un roman où Sand ne se refuse aucun des
plaisirs de la conteuse ne facilite pas la tâche du commentateur. De Sand, toujours, on
s’étonnera peut être de ne pas trouver ici la vision de l’escalier aux « milliers de
degrés de fer rouge » de Spiridion (Bruxelles, Meline, Cons et Compagnie, 1839, p.
204). C’est qu’il s’agit d’un songe, dont le parti pris que j’ai adopté ne me permet pas
de tenir compte.
LUMIERES 121
Il devait être près de neuf heures, lorsque Franz, en projetant son pied
gauche, ne rencontra plus le sol.
Il se baissa, et sa main sentit une marche en contrebas, puis une seconde.
Il y avait là un escalier.
Cet escalier s’enfonçait dans les fondations du château, et peut être n’avait
il pas d’issue ?
Franz n’hésita pas à le prendre, et il en compta les marches, dont le
développement suivait une direction oblique par rapport au couloir.
Soixante dix sept marches furent ainsi descendues pour atteindre un
second boyau horizontal, qui se perdait en de multiples et sombres détours.53
53
Verne, Le Château des Carpathes, Livre de Poche, 1966, respectivement p. 193 et
pp. 194 5. L. Rasson, dans Châteaux de l’écriture (Presses universitaires de Vincen
nes, 1993), analyse bien le « pouvoir mystificateur » de cet édifice (p. 87).
122 LES DEGRES DU SAVOIR
Dès qu’il eut fait quelques pas, il heurta une marche. Ainsi qu’il l’avait
pensé, là commençait un escalier, dont il compta les degrés en montant […].54
Cinq cents pas plus loin, il arriva au seuil d’un escalier qui se déroulait dans
l’épaisseur du mur.
[…]
[…] Il ne se composait que d’une suite d’échelons circulaires, disposés
comme les filets d’une vis à l’intérieur d’une cage étroite et obscure.
Franz monta sans bruit, écoutant, mais n’entendant rien ,et, au bout d’une
vingtaine de marches, il s’arrêta sur un palier.55
Donnant sur ce palier, une salle. Et dans cette salle, sur une scène, la
Stilla, chantant, comme au théâtre de San-Carlo, cinq ans plus tôt. La
Stilla retrouvée, par delà la mort ?
Il n’en est rien, évidemment. Le miracle n’est qu’une merveille
technologique, une image sonorisée au moyen de laquelle le baron de
Gortz, admirateur passionné de la cantatrice et autrefois rival du
comte, prolonge indéfiniment un fantasme de possession. Mais Télek
n’aura même pas le temps de le comprendre. Les événements qui se
précipitent, la lutte au cours de laquelle l’appareil de projection est
brisé, la fuite de Gortz, l’explosion du château, le font sombrer dans
une inconscience dont il se réveillera fou. Ainsi, l’aboutissement de la
quête signifie simultanément la dégradation du sujet et la destruction
de l’objet : inversion totale du sens de la thématique initiatique. Mais
pouvait-il en être autrement ? Dès l’origine, la démarche est dénaturée,
c’est un simulacre – les morts ne reviennent pas dans l’univers vernien
– que vise le désir d’un être lui-même en porte-à-faux dans le monde.
Franz de Télek, dernier rejeton d’une antique famille, est né prisonnier
d’un passé incapable d’engendrer un avenir, et même son amour pour
la Stilla n’a jamais été que le rêve d’une solitude démultipliée. Quelle
vérité aurait-il été à même de conquérir ? Aussi bien ne s’agit-il pas de
conquête de vérité dans cette histoire où le pessimisme du dernier
Verne (le roman date de 1892) réactive dans une sorte de dérision la
figure des escaliers souterrains pour les utiliser, dépouillés de leurs
pouvoirs d’angoisse et de libération, à la révélation – ruineuse – d’une
invention ingénieuse. Peut-être, après tout, la représentation de l’en-
vers du monde n’a-t-elle plus d’autre emploi que d’éclairer l’envers du
54
Le Château des Carpathes, o.c., p. 207.
55
Ibid., pp. 223 4.
LUMIERES 123
savoir scientifique.
Verne n’en était pas là une trentaine d’années plus tôt. L’extra-
ordinaire machine à rêver qu’est Voyage au centre de la Terre, sans se
conformer à tous les canons du modèle romantique (qu’il n’a d’ailleurs
aucune raison de respecter) en conserve au moins la charge de terreur
qui marque l’enfoncement dans l’inconnu – à cette réserve près que cet
enfoncement devient ici une ascension. Pour concevoir ce paradoxe, il
faut se souvenir que l’idéologie du romancier fait du voyage de décou-
verte une entreprise pour ainsi dire involutive, où le projet de maîtriser
l’inconnu se ramène à accomplir « les promesses qui sont inscrites à
l’intérieur des choses »56. L’expédition au centre de la terre dans
laquelle Lidenbrock entraîne son neveu Axel, en même temps qu’elle
est descente physique, est remontée au passé, et doublement : à
l’exploration antérieure de l’alchimiste Arne Saknussem et aux ori-
gines toujours présentes de la vie. L’inversion du temps entraînant,
dans cette aventure souterraine, une inversion semblable dans l’imagi-
naire spatial, il est naturel que le savant, pour préparer le néophyte à ce
qui l’attend, lui fasse escalader un clocher de Copenhague.
[…] voici pourquoi […] [le clocher] avait attiré l’attention du professeur : à
partir de la plate forme, un escalier extérieur circulait autour de sa flèche, et
ses spirales se déroulaient en plein ciel.
[…]
Tant que nous fûmes emprisonnés dans la vis intérieure, tout alla bien;
mais après cent cinquante marches l’air vint me frapper au visage, nous étions
parvenus à la plate forme du clocher. Là commençait l’escalier aérien, gardé
par une frêle rampe, et dont les marches, de plus en plus étroites, semblaient
monter vers l’infini.
« Je ne pourrai jamais ! m’écriai je.
Serais tu poltron, par hasard ? Monte ! » répondit impitoyablement le
professeur.
Force fut de le suivre en me cramponnant. Le grand air m’étourdissait ; je
sentais le clocher osciller sous les rafales ; mes jambes se dérobaient ; je
grimpai bientôt sur les genoux, puis sur le ventre ; je fermai les yeux ;
j’éprouvais le mal de l’espace.
Enfin, mon oncle me tirant par le collet, j’arrivai près de la boule.
« Regarde, me dit il, et regarde bien ! il faut prendre des leçons
d’abîme ! »57
56
Butor, M., « Le point suprême et l’âge d’or à travers quelques œuvres de Jules
Verne », dans Répertoire I, Ed. de Minuit, 1960, p. 133. Voir aussi Macherey, P. ,
Pour une théorie de la production littéraire, Maspero, 1966, pp. 183 sqq.
57
Verne, Voyage au centre de la Terre, Livre de Poche, 1966, pp. 70 72.
124 LES DEGRES DU SAVOIR
Assomptions
61
Balzac, Splendeurs et misères des courtisanes, o.c., T. VI. Pour « l’ âme visible »,
voir p. 813. Quant à la « dernière incarnation », on sait qu’elle donne son titre à la
quatrième et dernière partie du roman.
62
Ibid., p. 913. Tout au long de cette partie du roman, Jacques Collin passe par une
série d’émotions violentes. Mais ce n’est que dans les lignes citées, et c’est important,
qu’il est question d’une crise.
126 LES DEGRES DU SAVOIR
63
Balzac, Ursule Mirouët, dans La Comédie humaine, Pléiade, T. III, 1976, pp. 826 7.
64
Le plus beau est que la voyante commence par évoquer un petit escalier qui de la
rivière conduit à la bibliothèque : à savoir à l’endroit où un vol déclenchera la
captation d’héritage qui fait la trame principale du récit (ibid., p. 829).
65
Ibid., p. 836. Comme il se doit, aucune mention de l’escalier ne marque la descente
qui suit cette montée.
66
Stendhal, La Chartreuse de Parme, o.c., T. II, p. 278.
LUMIERES 127
Pendant ce temps, Fabrice montait les trois cent quatre vingts marches qui
conduisaient à la tour Farnèse, nouvelle prison bâtie sur la plate forme de la
grosse tour, à une élévation prodigieuse. Il ne songea pas une seule fois,
distinctement du moins, au grand changement qui venait de s’opérer dans son
sort. […]
Fabrice oubliait complètement d’être malheureux.68
En montant les trois cent quatre vingt dix marches de sa prison à la tour
Farnèse, sous les yeux du gouverneur, Fabrice, qui avait tant redouté ce
moment, trouva qu’il n’avait pas le temps de songer au malheur.69
Elle [cette pièce] est occupée par le corps de garde, et, du centre, l’escalier
s’élève en tournant autour d’une des colonnes : c’est un petit escalier en fer,
fort léger, large de deux pieds à peine et construit en filigrane. Par cet escalier
tremblant sous le poids des geôliers qui l’escortaient, Fabrice arriva à de vastes
pièces de plus de vingt pieds de haut, formant un magnifique premier
étage.[…]
Un escalier en fer et en filigrane fort léger, également disposé autour d’une
colonne, donne accès au second étage de cette prison […].70
67
La montée commence au chap. 15 (IIe partie) et s’achève au chap. 18. Quant aux
variations dans le nombre de marches, elles apparaissent, outre dans les citations qui
suivent, p. 280 (360 et 390). On apprend même, p. 327, que l’escalier de la forteresse
est dit « des trois cents marches ».
68
Ibid., p. 271.
69
Ibid., p. 280.
70
Ibid., p. 309.
128 LES DEGRES DU SAVOIR
71
Par acquit de conscience, je signale que Fabrice, après une deuxième incarcération à
la tour Farnèse, la quittera par la porte. Mais dans une confusion d’allées et venues, et
sans textualisation de l’escalier au moment de la sortie.
Une fois de plus, la mise en évidence d’une scène exceptionnelle m’a amené à
passer sous silence un certain nombre d’occurrences dignes d’un meilleur sort. Par
exemple, tout ce qui concerne les mouvements de Clélia obéit, sur un mode plus
discret, aux mêmes principes que ceux qui s’appliquent à Fabrice.
72
Zola, Au bonheur des dames, o.c., T. III, pp. 799 800.
LUMIERES 129
73
Cette caractéristique, bien apparente dans les lignes citées de Stendhal, ne l’est pas
dans le passage de Zola. Mais (on va le voir) le texte insiste beaucoup sur le matériau
mis en œuvre dans le grand magasin.
74
Voir Serres, M., Feux et signaux de brume. Zola, Grasset, 1975.
130 LES DEGRES DU SAVOIR
Dans les découpures des charpentes de fer, le long des escaliers, sur les ponts
volants, c’était […] une ascension sans fin de petites figures, comme égarées
au milieu de pics neigeux.76
75
Au bonheur des dames, o.c., T. III, voir respectivement p. 626 et p. 627. Ce ne sont
que des exemples parmi d’autres.
76
Ibid., p. 770.
77
Ibid., p. 563.
Chapitre sixième
1
Champfleury, Le Violon de faïence. Les Enfants du professeur Turck. La Sonnette
de M. Berloquin, Genève, Droz, (T. L.F.), 1985, p. 84.
2
Kock, P. de, La Pucelle de Belleville, Librairie M. P. Trémois, 1927, respectivement
p. 364 et p. 369. Si l’on veut raffiner, on notera entre les deux ascensions un escalier
descendu (p. 368), qui ramène Virginie au monde : celui où se prépare son mariage, et
avec lequel il va falloir rompre, en remontant chez la fiancée. Tout compte fait, ces
pages sont moins simplistes qu’elles n’en ont l’air.
ESQUISSE D’UN SYSTEME 133
3
Je me fonde sur les six volumes de l’édition Calmann Lévy (s.d.), dont chacun
constitue une division du récit. Dans le quatrième, vingt occurrences, dont dix
consacrées aux escaliers, secrets ou publics, qui relient les deux amants (de la p. 321 à
la p. 386).
4
T. IV, p. 387.
5
Contrairement à ce que suggère le titre, c’est autour de d’Artagnan que s’organisent
les événements du roman .
134 LES DEGRES DU SAVOIR
Le privilège de l’escalier
[…] il existait dans les bois, à deux lieues de Sacca, une tour du Moyen Age, à
demi ruinée, et haute de plus de cent pieds ; avant de parler une seconde fois à
la duchesse, Ferrante la supplia d’envoyer Ludovic, avec des hommes sûrs,
disposer une suite d’échelles auprès de cette tour. En présence de la duchesse,
il y monta avec les échelles, et en descendit avec une simple corde nouée ; il
renouvela trois fois l’expérience, puis il expliqua de nouveau son idée.6
6
La Chartreuse de Parme, o.c.,T. II, p. 372.
7
Voir plus haut, chap. V, note 3.
ESQUISSE D’UN SYSTEME 135
Frédéric s’arrêta plusieurs fois dans l’escalier, tant son cœur battait fort. Un
de ses gants trop juste éclata ; et, tandis qu’il enfonçait la déchirure sous la
manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par derrière, le saisit au bras et
le fit entrer.13
Cette montée émue orientée par un objet qui est bien là où on l’espère
est la première et la dernière du roman14. Déjà, un peu plus tôt, le
héros avait fourvoyé son désir dans un escalier qui n’était pas le bon ;
par la suite, on le retrouvera condamné à reproduire indéfiniment le
même scénario, gravissant « vivement », ou « comme une flèche » des
marches en haut desquelles personne ne l’attend15. Et comme si ces
actes manqués à répétition ne suffisaient pas à bien marquer une
résistance invincible, le récit y ajoutera une catastrophe, qui est,
conformément à l’étymologie, un renversement. En la seule circons-
tance où l’escalier a conduit Frédéric à l’intimité rêvée, l’irruption de
Rosanette vient tout bouleverser, et faire de l’espace qui avait paru
pour une fois accorder sa complicité le théâtre d’un foudroiement.
12
Ibid., p. 222.
13
Ibid., pp. 94 5.
14
Si l’on y tient, on trouvera un double , mais très dégradé, de cette scène à la
manufacture de Creil, où Frédéric, explorant un escalier désert, finit par surprendre
Marie Arnoux (ibid., p. 255). Un peu plus loin, dans le même bâtiment, celle ci
refusera son bras : « Non ! merci bien ! l’escalier est trop étroit ! » (p. 259).
15
Pour l’erreur sur le logement, voir ibid., p. 82. Pour les absences de Marie Arnoux,
voir respectivement pp. 114 5 et p. 485.
ESQUISSE D’UN SYSTEME 137
Détournements et contournements
Les degrés dont Julien Sorel est écarté ou ceux dont Frédéric
Moreau fait un si mauvais usage ne souffrent de nulle carence particu-
lière : le désordre est du côté du personnage, non d’un lieu que rien,
sinon la décision du narrateur, n’empêche d’être l’instrument d’une
appropriation de soi. Mais si l’ordre lui-même de ce lieu se trouve être
subverti d’une façon quelconque, il est inévitable que celui qui le fré-
quente participe de ce dérèglement, et surtout s’il en est à l’origine.
Ainsi de tous les escaliers transformés en salles d’exposition, qui
attestent chez leurs propriétaires une sorte de démission de l’esprit
devant l’invasion des objets. Personne ne s’étonnera d’en trouver de
beaux exemples chez Flaubert, et d’abord dans L’Education senti-
mentale, où les ravages d’une esthétique de l’accumulation – qui verse
volontiers dans le kitsch – s’illustrent notamment, à la faïencerie
d’Arnoux, par « l’espèce de musée qui décor[e] l’escalier »18. Un
encombrement semblable reflète chez Bouvard et Pécuchet, au gré de
leurs engouements successifs – l’archéologie, qui fait étaler des
« spécimens de géologie », la dévotion, qui fait installer, « sous une
lampe à chaînette, une sainte Vierge en manteau d’azur et couronnée
16
Ibid. ,p. 435.
17
Il est sans doute inutile de préciser que je me réfère au non événement de la visite
chez la Turque, « ce que nous avons eu de meilleur » (ibid., p. 510).
18
Pour l’erreur sur le logement, voir ibid., p. 82. Pour les absences de Marie Arnoux,
voir respectivement pp. 114 5 et p. 485.
18
Ibid., p. 256.
138 LES DEGRES DU SAVOIR
19
Bouvard et Pécuchet, Gallimard, Folio, 1979, voir respectivement p. 163 et p. 331.
20
Balzac, La Muse du département, dans La Comédie humaine, Pléiade, T. IV, 1976,
p. 645.
21
Ibid., p. 734.
ESQUISSE D’UN SYSTEME 139
22
Balzac, Histoire des Treize. La Duchesse de Langeais, dans La Comédie humaine,
Pléiade, T. V, 1977, p. 1032.
23
Ibid.,T. V, p. 1033.
140 LES DEGRES DU SAVOIR
que la malignité du destin a voulu qu’il n’ait été réalisé que trop tard,
mais aussi parce que, lorsqu’il s’agira pour les compagnons de trans-
porter le corps de la duchesse sur leur bateau, ils le descendront de la
falaise par une corde, contournant ainsi ce qui était déjà un contour-
nement. Tant d’anomalies, qui comptent pour rien au regard d’une
logique des effets et des causes, pèsent lourd dans une économie
symbolique. Si la description s’attarde si longuement à la belle illusion
d’escalier édifiée par les Treize, c’est qu’elle est la figure prémonitoire
d’une déconvenue.
Méconnaître les contraintes que les lois intériorisées de la matière
construite imposent aux conduites humaines est bien le signe d’une
déviance. Déviante à sa manière – et d’ailleurs sanctionnée –
l’orgueilleuse témérité des amis de Montriveau. Déviante à coup sûr,
l’étonnante agilité de Quasimodo, qui lui permet, dans la cathédrale,
de se passer de l’escalier :
Il lui arrivait bien des fois de gravir la façade à plusieurs élévations en s’aidant
seulement des aspérités de la sculpture. Les tours, sur la surface extérieure
desquelles on le voyait souvent ramper comme un lézard qui glisse sur un mur
à pic […], n’avaient pour lui ni vertige, ni terreur, ni secousses d’étourdis
sement […].24
Mais cette liberté se paie au prix fort. C’est que, ayant été façonné par
la cathédrale « comme le colimaçon prend la forme de sa coquille »25,
le bossu de Notre-Dame est, comme l’escalier en colimaçon vrillé dans
la pierre, devenu pierre lui-même : « […] on se heurtait dans un coin
obscur de l’église à une sorte de chimère vivante, accroupie et
renfrognée ; c’était Quasimodo pensant »26. Dans quelles ténèbres de
la conscience ? A ces affranchissements correspond toujours une dé-
perdition, comme le montre encore l’histoire racontée dans Maître
Cornélius. Tout le mystère semble y résider dans l’escalier de la
maison du vieux financier, chemin supposé des voleurs qui viennent
régulièrement piller ses trésors. Centre d’un dispositif de surveillance
constamment pris en défaut27, il n’est cependant pour rien dans les
dysfonctionnements du savoir dont il est le lieu ; car ceux-ci sont
24
Hugo, Notre Dame de Paris, o.c., T. I, p. 291.
25
Ibid.
26
Ibid., .T. I, p. 293.
27
Balzac, Maître Cornélius, dans La Comédie humaine, Pléiade, T. XI, 1980, p. 43
(par exemple). Toutes les occurrences du récit (et elles sont nombreuses) se rapportent
à ce seul escalier.
ESQUISSE D’UN SYSTEME 141
28
Ibid., p. 65.
29
On pourrait même se demander si la légèreté avec laquelle les héros de Mürger
(Scènes de la vie de Bohême, Julliard, 1964) contournent les lois des déplacements
verticaux ne ressortit pas à cette déviance. Rodolphe et sa voisine du dessus
réussissant à « dîner ensemble » moyennant un judas découvert dans le plancher qui
les sépare (p. 101) ou le même Rodolphe, équipé d’une échelle de corde, jouant à
être le Roméo d’une Juliette qui habite un rez de chaussée (pp. 350 1) , ces scènes
amusantes illustrent sans doute la gaîté courageuse d’une jeunesse objectivement
misérable. Mais tout cela tourne toujours court. On sait que la vision anecdotique de
Mürger n’échappe pas au reproche de convention, et que la dérision qu’il pratique si
aisément est à la limite de l’imposture ; n’y aurait il pas une relation entre la
subversion trop facile du romanesque et le détournement trop plaisant des catégories
spatiales ?
142 LES DEGRES DU SAVOIR
Absences
30
Et pourtant, c’est en descendant de sa chambre que le héros tombe dans les bras de
sa jeune servante (Maupassant, Notre Cœur, o.c., p. 1168). Pour les escaliers bien
présents dans la première partie, voir plus haut, chap. III.
31
Voir la préface de l’édition de 1875, dans Renée Mauperin, o.c., p. 1.
ESQUISSE D’UN SYSTEME 143
Et il rôdait, solitaire et inquiet, dans ces réduits délabrés dont les portes closes
n’ouvraient plus ; ses promenades en lui même étaient donc circonscrites et le
panorama qu’il pouvait contempler s’étendait, singulièrement rétréci, se
rapprochait, presque nul. Il savait bien, d’ailleurs, que les pièces qui entou
raient la cellule située au centre, celle réservée au Maître, étaient verrouillées,
scellées par d’indévissables écrous, maintenues par de triples barres, inacces
sibles. Il se bornait donc à errer dans les vestibules et dans les alentours.34
32
Une femme abandonnée par son amant (qui va épouser sa fille) lui écrit qu’elle ira
chez lui : « Si vous n’y êtes pas, je vous attendrai dans l’escalier. Je m’assoirai sur une
marche. » (ibid., p. 163). On peut rêver à la scène ; mais elle ne se réalisera pas… Et
c’est tout pour le roman, où l’attention la plus scrupuleuse ne peut relever que deux
autres occurrences sans intérêt (p. 193 et p. 216).
33
Huysmans, La Cathédrale, o.c., respectivement p. 93 et p. 352.
34
Ibid., p. 41.
144 LES DEGRES DU SAVOIR
35
Poussons le scrupule jusqu’au bout. Je note dans Louis Lambert (La Comédie
humaine, Pléiade, T. XI, 1980, p. 619). que les collégiens de Vendôme repéraient
l’arrivée du surveillants par des « coquilles de noix semées dans les escaliers ». Avec
toute l’ingéniosité du monde, on ne réussira pas à tirer grand chose de cette unique
occurrence.
ESQUISSE D’UN SYSTEME 145
36
Nodier, Smarra, dans Contes, Garnier, 1961. Voir respectivement p. 71 et p. 65.
37
Nodier, Jean Sbogar, Ed. France Empire, 1980. P. 184, l’héroïne voit s’élancer dans
l’escalier un homme poursuivi par des soldats, et découvre aussitôt l’identité de celui
qu’elle aimait.
146 LES DEGRES DU SAVOIR
38
E. Auerbach, Mimesis, Gallimard, Tel, 1977, p. 549.
39
La paternité de ce terme revient à Cl. Duchet, que je remercie de me l’avoir suggéré.
40
Goldmann, L., « Introduction aux premiers écrits de Lukacs », dans G. Lukacs, La
Théorie du roman, o.c., p. 171.
ESQUISSE D’UN SYSTEME 147
41
Voir Durand, G., Le Décor mythique de La Chartreuse de Parme, Corti, 1961.
42
La Théorie du roman, o.c., p. 60.
148 LES DEGRES DU SAVOIR
43
On en aura repéré un, rappelons le, dans Le Crépuscule des dieux, d’E. Bourges.
Voir chap. IV.
150 LES DEGRES DU SAVOIR
44
On aura reconnu ici une allusion aux Paysans de Balzac. Mais même l’image plus
amène de la ruralité que donne par exemple François le Champi ne peut faire place à
la représentation d’escaliers inconnus des Berrichons de George Sand.
ESQUISSE D’UN SYSTEME 151
45
Voir Tadié, J. Y., Le roman au XXe siècle, (Belfond, 1990), Agora, 1997, p. 37.
46
A titre de contre épreuve, je renvoie à ma contribution, « Les Marches des Caves » ,
à l’ouvrage collectif édité par Cabioc’h, S. et P. Masson, Gide aux miroirs, Caen,
152 LES DEGRES DU SAVOIR
Presses Universitaires de Caen, 2002, pp. 61 8. Comme il était prévisible, ce que Gide
donne à lire dans sa sotie est bien, dans une large mesure, un démontage des codes que
nous avons pu identifier.
Bibliographie
Textes littéraires cités
ZOLA, Emile 9, 10, 131 – Assommoir (L’) 5, 32, 33, 34, 35, 40, 149 –
Bonheur des dames (Au) 5n, 128, 129, 130, 149 – Curée (La)
17, 18, 73, 149 – Nana 68, 69 – Œuvre (L’) 15, 48n – Pot-
Bouille 26, 27, 28, 151
Table
AVANT–PROPOS 5
BIBLIOGRAPHIE 153
INDEX 159