9782707317612

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L’ÎLE DÉSERTE

DU MÊME AUTEUR

PRÉSENTATION DE SACHER-MASOCH, 1967 (« Reprise », no 15)


SPINOZA ET LE PROBLÈME DE L’EXPRESSION, 1968
LOGIQUE DU SENS, 1969
L’ANTI-ŒDIPE (avec Félix Guattari), 1972
KAFKA - Pour une littérature mineure (avec Félix Guattari), 1975
RHIZOME (avec Félix Guattari), 1976 (repris dans Mille plateaux)
SUPERPOSITIONS (avec Carmelo Bene), 1979
MILLE PLATEAUX (avec Félix Guattari), 1980
SPINOZA - PHILOSOPHIE PRATIQUE, 1981 (« Reprise », no 4)
CINÉMA 1 - L’IMAGE-MOUVEMENT, 1983
CINÉMA 2 - L’IMAGE-TEMPS, 1985
FOUCAULT, 1986 (« Reprise », no 7)
PÉRICLÈS ET VERDI. La philosophie de François Châtelet, 1988
LE PLI. Leibniz et le baroque, 1988
POURPARLERS, 1990 (« Reprise », no 6)
QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE ? (avec Félix Guattari), 1991 (« Reprise », no 13)
L’ÉPUISÉ (in Samuel Beckett, Quad), 1992
CRITIQUE ET CLINIQUE, 1993
L’ÎLE DÉSERTE. Textes et entretiens 1953-1974
(édition préparée par David Lapoujade), 2002
DEUX RÉGIMES DE FOUS. Textes et entretiens 1975-1995
(édition préparée par David Lapoujade), 2003
Aux P.U.F.
EMPIRISME ET SUBJECTIVITÉ, 1953
NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE, 1962
LA PHILOSOPHIE DE KANT, 1963
PROUST ET LES SIGNES, 1964 - éd. augmentée, 1970
NIETZSCHE, 1965
LE BERGSONISME, 1966
DIFFÉRENCE ET RÉPÉTITION, 1969
Aux Éditions Flammarion
DIALOGUES (en collaboration avec Claire Parnet), 1977
Aux Éditions du Seuil
FRANCIS BACON : LOGIQUE DE LA SENSATION, (1981), 2002
GILLES DELEUZE

L’ÎLE DÉSERTE
Textes et entretiens 1953-1974

édition préparée par David Lapoujade

LES ÉDITIONS DE MINUIT


Q 2002 by LES ÉDITIONS DE MINUIT
7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris
www.leseditionsdeminuit.fr
En application des articles L. 122-10 à L. 122-12 du Code de la propriété intellectuelle, toute
reproduction à usage collectif par photocopie, intégralement ou partiellement, du présent ouvrage
est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue
des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle,
est également interdite sans autorisation de l’éditeur.

ISBN : 978-2-7073-1761-2
PRÉSENTATION

Ce premier volume regroupe la quasi-totalité des textes de


Gilles Deleuze publiés en France et à l’étranger entre 1953
et 1974, de la parution de Empirisme et subjectivité, son pre-
mier ouvrage, jusqu’aux débats qui suivent la parution de
L’Anti-Œdipe, écrit avec Félix Guattari. Ce recueil se
compose, pour l’essentiel, d’articles, de comptes rendus, de
préfaces, d’entretiens, de conférences déjà publiés, mais qui
ne figurent dans aucun ouvrage existant de Deleuze.
Afin de ne pas imposer un quelconque parti pris au sens
ou à l’orientation des textes, nous avons adopté un ordre
strictement chronologique. Un classement thématique aurait
peut-être eu l’avantage de s’inscrire dans la lignée du recueil
Pourparlers et d’un projet de bibliographie rédigé autour de
1989 1, mais il aurait eu le désavantage plus grand de faire
croire à la reconstitution d’un quelconque livre « de » Deleuze
ou dont Deleuze aurait eu le projet.
Les seules conditions fixées par Deleuze – et que nous avons
évidemment respectées – sont les suivantes : pas de textes
antérieurs à 1953, pas de publications posthumes ou d’inédits.
On trouvera cependant quelques textes publiés ici pour la
première fois, mais tous sont mentionnés dans l’esquisse de
bibliographie de 1989.
Ce recueil vise ainsi à rendre disponibles des textes souvent
peu accessibles, dispersés dans des revues, des quotidiens, des
ouvrages collectifs, etc. De cet ensemble, nous avons exclu

1. En 1989, Deleuze a repris et classé l’ensemble de ses travaux, y compris les


livres, selon une série de thèmes généraux : « I. De Hume à Bergson / II. Etudes
classiques / III. Etudes nietzschéennes / IV. Critique et clinique / V. Esthétique /
VI. Etudes cinématographiques / VII. Etudes contemporaines / VIII. Logique du
sens / IX. L’Anti-Œdipe / X. Différence et répétition / XI. Mille plateaux. »
8 L’ÎLE DÉSERTE ET AUTRES TEXTES

certains textes pour des raisons évidentes. Ne figurent donc


pas dans le présent volume :
– les publications antérieures à 1953 ;
– les cours, sous quelque forme que ce soit (qu’ils aient été
publiés d’après des retranscriptions de matériaux sonores ou
visuels, ou résumés par Deleuze lui-même, ainsi par exemple
le cours de 1959-1960 sur Rousseau, rédigé par Deleuze pour
le Centre de Documentation Universitaire de la Sorbonne) ;
– les articles que Deleuze a repris dans ses autres livres (par
exemple « Renverser le platonisme » qui figure en appendice
de Logique du sens). Les remaniements apportés ne sont jamais
suffisamment importants pour justifier la réédition de l’article
sous sa forme initiale ;
– les comptes rendus d’ouvrages pour des revues spéciali-
sées qui se réduisent le plus souvent à quelques lignes (à
l’exception des textes nos 2-12-20, plus longs, et qui témoignent
d’intérêts précis pour Deleuze) ;
– les extraits de textes (passages de lettres, retranscriptions
de paroles, mots de remerciements, etc.) ;
– les textes collectifs (pétitions, questionnaires, communi-
qués, etc.).
Par commodité, l’ordre chronologique procède suivant la
date de parution et non selon la date – connue ou présumée –
de rédaction.
Nous avons chaque fois reproduit le texte dans sa version
initiale, en y apportant les corrections d’usage. Toutefois, dans
la mesure où Deleuze rédigeait tous ses entretiens, nous avons
conservé certaines caractéristiques propres à son écriture
(ponctuation, usage des majuscules, etc.) 2

Nous n’avons pas voulu alourdir les textes de notes. Nous


nous sommes bornés à donner quelques précisions biographi-
ques avant chaque texte quand elles pouvaient éclairer les
circonstances d’un texte ou d’une collaboration. Faute d’indi-
cations suffisamment précises, nous avons parfois donné un
titre à des articles qui n’en possédaient pas, en le spécifiant
2. Seuls le texte no 31 et la discussion du texte no 37 sont des retranscriptions
d’entretiens oraux – publiés dans des revues italiennes – et n’ont donc pas été
rédigés par Deleuze. En l’absence des enregistrements originaux français, nous
présentons des traductions.
PRÉSENTATION 9

chaque fois. Nous avons également précisé les références de


certaines citations quand elles manquaient. Les notes de l’édi-
teur sont appelées par des lettres.
On trouvera en fin de volume un index général des noms
ainsi qu’une bibliographie complète de tous les articles publiés
au cours de la période 1953-1974.
Un second volume, qui regroupe l’ensemble des textes de
1975 à 1995, est en préparation sous le titre Deux régimes de
fous et autres textes. Il arrive que certaines notes y renvoient
sous l’abréviation DRF, suivie de la mention du titre du texte.

Remerciements
Je tiens tout d’abord à remercier profondément Fanny
Deleuze pour la confiance et l’amitié qu’elle m’a témoignées
tout au long de ce travail. Il va sans dire que sans son aide et
ses indications, ce recueil n’aurait pu voir le jour. Je tiens aussi
à remercier Emilie et Julien Deleuze pour leur soutien
constant.
Je tiens également à remercier Jean-Paul Manganaro et
Giorgio Passerone pour leur collaboration amicale et pré-
cieuse ; Daniel Defert pour ses conseils ; Philippe Artières,
responsable du Centre Michel Foucault, pour son aide.
Enfin, ce recueil doit beaucoup à l’indispensable travail
bibliographique conduit par Timothy S. Murphy. Je tiens à le
remercier pour son aide importante.

David Lapoujade
1

CAUSES ET RAISONS DES ÎLES DÉSERTES *

Les géographes disent qu’il y a deux sortes d’îles. C’est un


renseignement précieux pour l’imagination parce qu’elle y
trouve une confirmation de ce qu’elle savait d’autre part. Ce
n’est pas le seul cas où la science rend la mythologie plus
matérielle, et la mythologie, la science plus animée. Les îles
continentales sont des îles accidentelles, des îles dérivées : elles
sont séparées d’un continent, nées d’une désarticulation, d’une
érosion, d’une fracture, elles survivent à l’engloutissement de
ce qui les retenait. Les îles océaniques sont des îles originaires,
essentielles : tantôt elles sont constituées de coraux, elles nous
présentent un véritable organisme – tantôt elles surgissent
d’éruptions sous-marines, elles apportent à l’air libre un mou-
vement des bas-fonds ; quelques-unes émergent lentement,
quelques-unes aussi disparaissent et reviennent, on n’a pas le
temps de les annexer. Ces deux sortes d’îles, originaires ou
continentales, témoignent d’une opposition profonde entre
l’océan et la terre. Les unes nous rappellent que la mer est sur
la terre, profitant du moindre affaissement des structures les
plus hautes ; les autres, que la terre est encore là, sous la mer,
et rassemble ses forces pour crever la surface. Reconnaissons
que les éléments se détestent en général, ils ont horreur les
uns des autres. Dans tout ceci rien de rassurant. Aussi bien,
qu’une île soit déserte doit nous paraître philosophiquement
normal. L’homme ne peut bien vivre, et en sécurité, qu’en
supposant fini (du moins dominé) le combat vivant de la terre
et de l’eau. Ces deux éléments, il veut les appeler père et mère
* Texte manuscrit des années 50, initialement destiné à un numéro spécial
consacré aux îles désertes par le magazine Nouveau Fémina. Ce texte n’a jamais
été publié. Il figure sur la bibliographie esquissée par Deleuze en 1989 sous la
rubrique « Différence et répétition » (voir présentation).
12 L’ÎLE DÉSERTE ET AUTRES TEXTES

en distribuant les sexes au gré de sa rêverie. Il doit à moitié


se persuader qu’il n’existe pas de combat de ce genre, faire
en sorte à moitié, qu’il n’y en ait plus. L’existence des îles est
d’une façon ou d’une autre la négation d’un tel point de vue,
d’un tel effort et d’une telle conviction. On s’étonnera toujours
que l’Angleterre soit peuplée, l’homme ne peut vivre sur une
île qu’en oubliant ce qu’elle représente. Les îles sont d’avant
l’homme, ou pour après.
Mais tout ce que nous disait la géographie sur deux sortes
d’îles, l’imagination le savait déjà pour son compte et d’une
autre façon. L’élan de l’homme qui l’entraîne vers les îles
reprend le double mouvement qui produit les îles en elles-
mêmes. Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est
rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des conti-
nents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on
repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence. Il y avait des
îles dérivées, mais l’île, c’est aussi ce vers quoi l’on dérive, et
il y avait des îles originaires, mais l’île, c’est aussi l’origine,
l’origine radicale et absolue. Séparation et recréation ne
s’excluent pas sans doute, il faut bien s’occuper quand on est
séparé, il vaut mieux se séparer quand on veut recréer, reste
qu’une des deux tendances domine toujours. Ainsi le mouve-
ment de l’imagination des îles reprend le mouvement de leur
production, mais il n’a pas le même objet. C’est le même
mouvement, mais pas le même mobile. Ce n’est plus l’île qui
est séparée du continent, c’est l’homme qui se trouve séparé
du monde en étant sur l’île. Ce n’est plus l’île qui se crée du
fond de la terre à travers les eaux, c’est l’homme qui recrée le
monde à partir de l’île et sur les eaux. L’homme reprend donc
à son compte l’un et l’autre des mouvements de l’île, et peut
l’assumer sur une île qui n’a justement pas ce mouvement :
l’on peut dériver vers une île pourtant originelle, et créer dans
une île seulement dérivée. A bien réfléchir, on trouvera là une
nouvelle raison pour laquelle toute île est et reste théorique-
ment déserte.
Pour qu’une île cesse d’être déserte, en effet, il ne suffit pas
qu’elle soit habitée. S’il est vrai que le mouvement de l’homme
vers et sur l’île reprend le mouvement de l’île avant les hom-
mes, des hommes peuvent l’occuper, elle est encore déserte,
plus déserte encore, pour peu qu’ils soient suffisamment, c’est-
CAUSES ET RAISONS DES ÎLES DÉSERTES 13

à-dire absolument séparés, suffisamment c’est-à-dire absolu-


ment créateurs. Sans doute ce n’est jamais ainsi en fait, bien
que le naufragé s’approche d’une telle condition. Mais pour
qu’il en soit ainsi, il n’y a qu’à pousser dans l’imagination le
mouvement qu’amène l’homme sur l’île. Un tel mouvement
ne vient qu’en apparence rompre le désert de l’île, en vérité il
reprend et prolonge l’élan qui produisait celle-ci comme île
déserte ; loin de le compromettre il le porte à sa perfection, à
son comble. L’homme dans certaines conditions qui le ratta-
chent au mouvement même des choses ne rompt pas le désert,
il le sacralise. Les hommes qui viennent sur l’île occupent
réellement l’île et la peuplent ; mais en vérité, s’ils étaient
suffisamment séparés, suffisamment créateurs, ils donneraient
seulement à l’île une image dynamique d’elle-même, une
conscience du mouvement qui l’a produite, au point qu’à tra-
vers l’homme l’île prendrait enfin conscience de soi comme
déserte et sans hommes. L’île serait seulement le rêve de
l’homme, et l’homme, la pure conscience de l’île. Pour tout
cela, encore une fois, une seule condition : il faudrait que
l’homme se ramène au mouvement qui l’amène sur l’île, mou-
vement qui prolonge et reprend l’élan qui produisait l’île.
Alors la géographie ne ferait plus qu’un avec l’imaginaire. Si
bien qu’à la question chère aux explorateurs anciens « quels
êtres existent-ils sur l’île déserte ? », la seule réponse est que
l’homme y existe déjà, mais un homme peu commun, un
homme absolument séparé, absolument créateur, bref une
Idée d’homme, un prototype, un homme qui serait presque
un dieu, une femme qui serait une déesse, un grand Amnési-
que, un pur Artiste, conscience de la Terre et de l’Océan, un
énorme cyclone, une belle sorcière, une statue de l’Ile de
Pâques. Voilà l’homme qui se précède lui-même. Une telle
créature sur l’île déserte serait l’île déserte elle-même en tant
qu’elle s’imagine et se réfléchit dans son mouvement premier.
Conscience de la terre et de l’océan, telle est l’île déserte, prête
à recommencer le monde. Mais parce que les hommes même
volontaires ne sont pas identiques au mouvement qui les
dépose sur l’île, ils ne rejoignent pas l’élan qui produit celle-ci,
ils rencontrent toujours l’île du dehors, et leur présence de fait
en contrarie le désert. L’unité de l’île déserte et de son habitant
n’est donc pas réelle, mais imaginaire, comme l’idée de voir
14 L’ÎLE DÉSERTE ET AUTRES TEXTES

derrière le rideau quand on n’est pas derrière. Bien plus, il est


douteux que l’imagination individuelle puisse elle-même s’éle-
ver jusqu’à cette admirable identité, nous verrons qu’il y faut
l’imagination collective dans ce qu’elle a de plus profond, dans
les rites et les mythologies.
Dans les faits mêmes on trouvera la confirmation au moins
négative de tout ceci, si l’on pense à ce qu’une île déserte est
réellement, géographiquement. L’île, à plus forte raison l’île
déserte, sont des notions extrêmement pauvres ou faibles du
point de vue de la géographie ; elles n’ont qu’une faible teneur
scientifique. C’est à leur honneur. Il n’y a aucune unité objec-
tive dans l’ensemble des îles. Encore moins dans les îles déser-
tes. Sans doute l’île déserte peut avoir un sol extrêmement
pauvre. Déserte, elle peut être un désert, mais ce n’est pas
nécessaire. Si le vrai désert est inhabité, c’est dans la mesure
où il ne présente pas les conditions de droit qui rendraient la
vie possible, vie végétale, animale ou humaine. Au contraire,
que l’île déserte soit inhabitée reste un pur fait qui tient aux
circonstances, c’est-à-dire aux alentours. L’île est ce que la
mer entoure, et ce dont on fait le tour, elle est comme un œuf.
Œuf de la mer, elle est ronde. Tout se passe comme si, son
désert, elle l’avait mis autour d’elle, hors d’elle. Ce qui est
désert, c’est l’océan tout autour. C’est en vertu des circons-
tances, pour d’autres raisons que le principe dont elle dépend,
que les navires passent au loin et ne s’arrêtent pas. Elle est
désertée plus qu’elle n’est un désert. Si bien qu’en elle-même
elle peut contenir les plus vives sources, la faune la plus agile,
la flore la plus coloriée, les nourritures les plus étonnantes, les
sauvages les plus vivants, et le naufragé comme son fruit le
plus précieux, enfin pour un instant le bateau qui vient le
chercher, malgré tout cela elle n’en est pas moins l’île déserte.
Pour modifier cette situation, il faudrait opérer une redistri-
bution générale des continents, de l’état des mers, des lignes
de navigation.
C’est dire à nouveau que l’essence de l’île déserte est ima-
ginaire et non réelle, mythologique et non géographique. Du
même coup son destin est soumis aux conditions humaines
qui rendent une mythologie possible. La mythologie n’est pas
née d’une simple volonté, et les peuples ont tôt fait de ne plus
comprendre leurs mythes. C’est même à ce moment-là qu’une
CAUSES ET RAISONS DES ÎLES DÉSERTES 15

littérature commence. La littérature est l’essai d’interpréter


très ingénieusement les mythes qu’on ne comprend plus, au
moment où on ne les comprend plus parce qu’on ne sait plus
les rêver ni les reproduire. La littérature est le concours des
contresens que la conscience opère naturellement et nécessai-
rement sur les thèmes de l’inconscient ; comme tout concours
elle a ses prix. Il faudrait montrer comment la mythologie fait
faillite en ce sens et meurt dans deux romans classiques de
l’île déserte, Robinson et Suzanne. Suzanne et le Pacifique a
met l’accent sur l’aspect séparé des îles, sur la séparation de
la jeune fille qui s’y trouve ; Robinson, sur l’autre aspect, celui
de la création, du recommencement. Il est vrai que dans ces
deux cas la façon dont la mythologie fait faillite est bien dif-
férente. Avec la Suzanne de Giraudoux la mythologie subit la
plus jolie mort, la plus gracieuse. Avec Robinson, la plus
pesante. On imagine mal un roman davantage ennuyeux, c’est
une tristesse de voir encore des enfants le lire. La vision du
monde de Robinson réside exclusivement dans la propriété,
jamais on n’a vu de propriétaire aussi moralisant. La recréation
mythique du monde à partir de l’île déserte a fait place à la
recomposition de la vie quotidienne bourgeoise à partir d’un
capital. Tout est tiré du bateau, rien n’est inventé, tout est
appliqué péniblement sur l’île. Le temps n’est que le temps
nécessaire au capital pour rendre un bénéfice à l’issue d’un
travail. Et la fonction providentielle de Dieu, c’est de garantir
le revenu. Dieu reconnaît les siens, les honnêtes gens, parce
qu’ils ont de belles propriétés, les méchants, de mauvaises
propriétés, mal tenues. Le compagnon de Robinson n’est pas
Eve, mais Vendredi, docile au travail, heureux d’être esclave,
trop vite dégoûté de l’anthropophagie. Tout lecteur sain rêve-
rait de le voir enfin manger Robinson. Ce roman représente
la meilleure illustration de la thèse affirmant le lien du capi-
talisme et du protestantisme. Robinson Crusoé développe la
faillite et la mort de la mythologie dans le puritanisme. Tout
change avec Suzanne. Avec elle l’île déserte est un conserva-
toire d’objets tout faits, d’objets luxueux. L’île porte immé-
diatement ce que la civilisation a mis des siècles à produire, à
a. J. Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, Paris, Grasset, 1922, rééd. in Œuvres
romanesques complètes, vol. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1990.
TABLE DES MATIÈRES

PRÉSENTATION .................................................................. 7
1. Causes et raisons des îles désertes ............................. 11
2. Jean Hyppolite, Logique et existence .......................... 18
3. Instincts et institutions ............................................... 24
4. Bergson, 1859-1941 ..................................................... 28
5. La conception de la différence chez Bergson ........... 43
6. Jean-Jacques Rousseau précurseur de Kafka, de
Céline et de Ponge ...................................................... 73
7. L’idée de genèse dans l’esthétique de Kant .............. 79
8. Raymond Roussel ou l’horreur du vide ..................... 102
9. En créant la pataphysique Jarry a ouvert la voie à la
phénoménologie .......................................................... 105
10. « Il a été mon maître » ............................................. 109
11. Philosophie de la Série Noire .................................. 114
12. Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-
biologique ..................................................................... 120
13. L’homme, une existence douteuse ........................... 125
14. La méthode de dramatisation .................................. 131
15. Conclusions sur la volonté de puissance et l’éternel
retour ............................................................................ 163
16. L’éclat de rire de Nietzsche ..................................... 178
17. Mystique et masochisme ........................................... 182
18. Sur Nietzsche et l’image de la pensée ..................... 187
19. Gilles Deleuze parle de la philosophie .................... 198
20. Spinoza et la méthode générale de M. Gueroult ... 202
416 L’ÎLE DÉSERTE ET AUTRES TEXTES

21. Faille et feux locaux ................................................. 217


22. Hume ......................................................................... 226
23. A quoi reconnaît-on le structuralisme ? .................. 238
24. Trois problèmes de groupe ...................................... 270
25. « Ce que les prisonniers attendent de nous... » ...... 285
26. Les intellectuels et le pouvoir (avec Michel Foucault) 288
27. Appréciation .............................................................. 299
28. Deleuze et Guattari s’expliquent... .......................... 301
29. Hélène Cixous ou l’écriture stroboscopique ........... 320
30. Capitalisme et schizophrénie (avec Félix Guattari) ... 323
31. « Qu’est-ce que c’est, tes “machines désirantes” à
toi ? » ............................................................................ 337
32. Sur les lettres de H. M. ............................................ 340
33. Le froid et le chaud .................................................. 344
34. Pensée nomade .......................................................... 351
35. Sur le capitalisme et le désir (avec Félix Guattari) .. 365
36. Cinq propositions sur la psychanalyse .................... 381
37. Faces et surfaces ........................................................ 391
38. Préface à L’Après-Mai des Faunes ............................ 395
39. Un art de planteur .................................................... 401
BIBLIOGRAPHIE GÉNÉRALE ................................................ 404
INDEX ................................................................................ 411

CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D’IMPRIMER LE PREMIER SEPTEMBRE DEUX MILLE NEUF
DANS LES ATELIERS DE NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S. À LONRAI (61250) (FRANCE)
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N D’ÉDITEUR : 4759 N D’IMPRIMEUR : 092461
Dépôt légal : septembre 2009
Cette édition électronique du livre
L'Île déserte. Textes et entretiens 1953-1974 de Gilles Deleuze
a été réalisée le 18 décembre 2013
par les Éditions de Minuit
à partir de l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782707317612).

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