Canalpsy 108 05
Canalpsy 108 05
Canalpsy 108 05
:
du traumatisme à la survivance de la symbolisation
Simon Flémal
Bernard Chouvier
L
orsque l’on évoque le délire psychotique, celui-ci de Freud lorsque ce dernier évoque le délire à partir du
est généralement associé dans le langage courant à « morceau de vérité historique » qu’il recèle et de la « ten-
l’apparition soudaine et désorganisée de pensées in- tative d’explication » que, méthodiquement, il engage.
congrues causée par un état de confusion mentale ou par Ainsi, là où le délire pouvait être entendu comme le
une perturbation logique du raisonnement. En somme, il parangon d’une divagation ostentatoire de l’esprit, nous
apparaît comme une manifestation pathologique dépour- avons cherché à y reconnaître les indices d’un sens tant
vue de sens qui s’écarte de la façon « normale » de perce- sémantique que fonctionnel. Dans cette alternative ou-
voir le monde. La version la plus récente du « Diagnostic verte par la psychanalyse, le délire, moins de relever d’une
and Statistical Manual of Mental Disorder », ouvrage de ré- causalité déficitaire, correspond à une manifestation pos-
férence de la classification nosographique en psychiatrie, sible d’une causalité psychique propre à la condition hu-
s’inscrit dans cette perspective puisqu’il définit le délire maine. De cette manière, il s’agit, selon nous, de rétablir
comme une « croyance erronée » sur la réalité extérieure, la qualité subjective du délire psychotique à partir du sens
basée sur une « distorsion ou exagération de la pensée dont il se fait bâtisseur.
déductive », qui est « soutenue avec conviction en dépit Avant de développer les différentes fonctions du délire
de preuves contraires évidentes à propos de sa véracité ». mises en évidence à l’occasion de notre recherche, il nous
Bien qu’il s’agisse de reconnaître que certains conte- faut tout d’abord envisager les enjeux des psychoses aux-
nus délirants peuvent être en décalage avec le sens com- quels celui-ci se rapporte.
munément partagé par un ensemble d’individus, ce mode
de définition du délire présente le risque de produire une Potentialité psychotique et fonctions du délire
approche exclusivement déficitaire de l’activité délirante.
Cette dernière ne peut alors être perçue que comme le Dans la continuité des apports théoriques de S. Freud,
résultat d’une erreur, d’un déficit ou d’une défaillance de de nombreux auteurs psychanalytiques ont souligné le lien
l’organisation mentale et affective. Ainsi, ne considérer les possible entre l’établissement d’une psychose et la surve-
formations délirantes qu’à partir de leur désordre appa- nue d’un traumatisme primaire ne pouvant être intégré au
rent tend à négliger l’importante complexité et l’incroyable sein de la subjectivité. La dynamique des psychoses pro-
richesse des processus psychiques qu’elles mobilisent. céderait ainsi d’un événement catastrophique se produi-
C’est pourquoi il nous paraît intéressant de développer sant au cours des premières relations du sujet à son envi-
et de soutenir une conception du fonctionnement déli- ronnement. Cette expérience perturbatrice comme condi-
rant non plus à partir des critères propres à l’observateur tion de la psychose a été conceptualisée sous différentes
extérieur, mais spécifiquement à partir des qualités et des formulations au sein de la littérature psychanalytique. Ain-
paramètres subjectifs du délire. si, W. R. Bion (1967) a parlé de « terreur sans nom », D. W.
En nous inscrivant dans la perspective ouverte par Winnicott (1974) d’« agonie primitive », R. Roussillon (1999)
Freud (1937) du délire comme tentative de "solution psy- de « terreur agonistique » et A. Green (2002) d’« angoisse
chique", nous avons développé un travail de recherche impensable » pour désigner un éprouvé traumatique pou-
(Flémal, 2010 ; 2011 ; 2013) portant le sens métapsycho- vant présider au développement d’une psychose. Comme
logique de l’activité délirante. La notion de sens à laquelle le souligne R. Roussillon (1999, 2001, 2007), ces diffé-
nous nous référons ici est à entendre à partir de deux rentes situations ont en commun de confronter le sujet à
niveaux distincts du fonctionnement délirant, à savoir le une impression de mort psychique « sans fin, sans issue
sens non seulement que ce dernier véhicule, mais éga- et sans représentation » tout en lui faisant éprouver un
lement qu’il produit. Cela revient à dire que nous nous sentiment de « solitude d’être radicale ».
sommes intéressés au délire à partir tant du contenu de En s’inspirant également des théorisations freu-
significations dont il est porteur, bribes d’un passé impen- diennes, P. Aulagnier (1975, 1979, 1984) a, quant à elle,
sable, que de la fonctionnalité psychique qu’il réalise à proposé de concevoir les psychoses à partir d’un en-
l’égard de ces fragments d’histoire impensés. Dans ce semble de variables psychiques susceptibles de présen-
cas, le sens ne relève plus seulement de l’ordre de la signi- ter une certaine « potentialité psychotique ». Cette der-
fication, mais également de la fonction. Ces deux registres nière dériverait ainsi d’une triple condition. La première se
du sens que nous proposons d’appliquer aux formations rapporte à la survenue massive et sidérante d’un éprouvé
délirantes nous semblent déjà transparaître dans l’œuvre de déplaisir au sein de la relation primaire du sujet à son