Canalpsy 108 05

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 5

Fonctions du processus délirant 

:
du traumatisme à la survivance de la symbolisation
Simon Flémal
Bernard Chouvier

L
orsque l’on évoque le délire psychotique, celui-ci de Freud lorsque ce dernier évoque le délire à partir du
est généralement associé dans le langage courant à « morceau de vérité historique » qu’il recèle et de la « ten-
l’apparition soudaine et désorganisée de pensées in- tative d’explication » que, méthodiquement, il engage.
congrues causée par un état de confusion mentale ou par Ainsi, là où le délire pouvait être entendu comme le
une perturbation logique du raisonnement. En somme, il parangon d’une divagation ostentatoire de l’esprit, nous
apparaît comme une manifestation pathologique dépour- avons cherché à y reconnaître les indices d’un sens tant
vue de sens qui s’écarte de la façon « normale » de perce- sémantique que fonctionnel. Dans cette alternative ou-
voir le monde. La version la plus récente du « Diagnostic verte par la psychanalyse, le délire, moins de relever d’une
and Statistical Manual of Mental Disorder », ouvrage de ré- causalité déficitaire, correspond à une manifestation pos-
férence de la classification nosographique en psychiatrie, sible d’une causalité psychique propre à la condition hu-
s’inscrit dans cette perspective puisqu’il définit le délire maine. De cette manière, il s’agit, selon nous, de rétablir
comme une « croyance erronée » sur la réalité extérieure, la qualité subjective du délire psychotique à partir du sens
basée sur une «  distorsion ou exagération de la pensée dont il se fait bâtisseur.
déductive », qui est « soutenue avec conviction en dépit Avant de développer les différentes fonctions du délire
de preuves contraires évidentes à propos de sa véracité ». mises en évidence à l’occasion de notre recherche, il nous
Bien qu’il s’agisse de reconnaître que certains conte- faut tout d’abord envisager les enjeux des psychoses aux-
nus délirants peuvent être en décalage avec le sens com- quels celui-ci se rapporte.
munément partagé par un ensemble d’individus, ce mode
de définition du délire présente le risque de produire une Potentialité psychotique et fonctions du délire
approche exclusivement déficitaire de l’activité délirante.
Cette dernière ne peut alors être perçue que comme le Dans la continuité des apports théoriques de S. Freud,
résultat d’une erreur, d’un déficit ou d’une défaillance de de nombreux auteurs psychanalytiques ont souligné le lien
l’organisation mentale et affective. Ainsi, ne considérer les possible entre l’établissement d’une psychose et la surve-
formations délirantes qu’à partir de leur désordre appa- nue d’un traumatisme primaire ne pouvant être intégré au
rent tend à négliger l’importante complexité et l’incroyable sein de la subjectivité. La dynamique des psychoses pro-
richesse des processus psychiques qu’elles mobilisent. céderait ainsi d’un événement catastrophique se produi-
C’est pourquoi il nous paraît intéressant de développer sant au cours des premières relations du sujet à son envi-
et de soutenir une conception du fonctionnement déli- ronnement. Cette expérience perturbatrice comme condi-
rant non plus à partir des critères propres à l’observateur tion de la psychose a été conceptualisée sous différentes
extérieur, mais spécifiquement à partir des qualités et des formulations au sein de la littérature psychanalytique. Ain-
paramètres subjectifs du délire. si, W. R. Bion (1967) a parlé de « terreur sans nom », D. W.
En nous inscrivant dans la perspective ouverte par Winnicott (1974) d’« agonie primitive », R. Roussillon (1999)
Freud (1937) du délire comme tentative de "solution psy- de « terreur agonistique » et A. Green (2002) d’« angoisse
chique", nous avons développé un travail de recherche impensable » pour désigner un éprouvé traumatique pou-
(Flémal, 2010 ; 2011 ; 2013) portant le sens métapsycho- vant présider au développement d’une psychose. Comme
logique de l’activité délirante. La notion de sens à laquelle le souligne R. Roussillon (1999, 2001, 2007), ces diffé-
nous nous référons ici est à entendre à partir de deux rentes situations ont en commun de confronter le sujet à
niveaux distincts du fonctionnement délirant, à savoir le une impression de mort psychique « sans fin, sans issue
sens non seulement que ce dernier véhicule, mais éga- et sans représentation  » tout en lui faisant éprouver un
lement qu’il produit. Cela revient à dire que nous nous sentiment de « solitude d’être radicale ».
sommes intéressés au délire à partir tant du contenu de En s’inspirant également des théorisations freu-
significations dont il est porteur, bribes d’un passé impen- diennes, P. Aulagnier (1975, 1979, 1984) a, quant à elle,
sable, que de la fonctionnalité psychique qu’il réalise à proposé de concevoir les psychoses à partir d’un en-
l’égard de ces fragments d’histoire impensés. Dans ce semble de variables psychiques susceptibles de présen-
cas, le sens ne relève plus seulement de l’ordre de la signi- ter une certaine «  potentialité psychotique  ». Cette der-
fication, mais également de la fonction. Ces deux registres nière dériverait ainsi d’une triple condition. La première se
du sens que nous proposons d’appliquer aux formations rapporte à la survenue massive et sidérante d’un éprouvé
délirantes nous semblent déjà transparaître dans l’œuvre de déplaisir au sein de la relation primaire du sujet à son

la psychose 9 Printemps 2014


environnement. Dans ce cas, le ressenti affectif, moins de sède, à savoir le capital représentatif dont il dispose afin
comporter une valeur tonale et informative sur le vécu de d’interpréter ces dernières. Autrement dit, en raison de la
l’enfant, tend à déborder l’organisation mentale et cor- discordance entre ce que l’enfant éprouve de la relation
porelle de ce dernier. La seconde condition concerne un à l’environnement et la traduction qui lui en est faite, se
discours qui, soit méconnaît la souffrance du jeune sujet, crée une contradiction inassumable entre les deux termes
soit vient y apposer un énoncé a-sensé, rendant dès lors «  identifiant-identifié  » qui coordonnent sa position sub-
impossible toute forme d’appropriation de l’expérience jective. Précisons d’emblée que, selon P. Aulagnier, ces
sensori-affective. trois conditions ne s’avèrent pas suffisantes à l’établis-
Enfin, la troisième condition, directement issue de la sement d’une psychose, mais qu’elles comportent plutôt
précédente, correspond à la production d’un conflit dé- une potentialité psychotique qui pourra s’actualiser ou
sorganisateur entre, d’une part, les identifiés du sujet, non en fonction des interactions ultérieures du sujet avec
c’est-à-dire l’ensemble de ses éprouvés et de ses sensa- ses partenaires relationnels.
tions corporelles, et, d’autre part, les identifiants qu’il pos-

Canal Psy n°108 10 L'accueil de


En nous inscrivant dans le sillage de ces différents impensable qu’a rencontré la personne psychotique au
auteurs, nous avons posé l’hypothèse du délire comme sein de la relation primaire à son environnement. Elle pro-
tentative extrême de solution psychique visant à pallier cède ainsi à un « déplacement topique » de l’expérience
l’absence de toute subjectivation d’une expérience trau- insensée du sujet, c’est-à-dire qu’elle tend à la transposer
matique primaire. Afin de mettre en évidence les fonctions dans une réalité objectale s’avérant moins traumatique. De
que soutiennent les constructions délirantes, nous avons cette manière, le délire concourt non seulement à rendre
élaboré une grille d’analyse qualitative permettant, pour pensable l’histoire du sujet psychotique, mais également
chacun des cas cliniques que nous avons étudiés, de re- à la rendre davantage vivable et supportable pour lui.
pérer certaines régularités processuelles dans le déroule- L’action conjuguée des fonctions contenante et loca-
ment du délire. Ainsi, en nous basant sur des paramètres lisante du délire soutient, selon nous, la survenue d’une
psychiques déterminés tels que le mode d’angoisse, les troisième fonctionnalité délirante  : la «  fonction identi-
mécanismes de défense mobilisés, le rapport du sujet à fiante ». Étant donné que les éprouvés de la personne psy-
son corps, au langage, à l’autre, etc., nous avons cher- chotique se voient progressivement remaniés au cours
ché à circonscrire des constantes au sein des processus de son délire, il lui devient possible d’aménager la posi-
psychiques activés par le délire. Le repérage de ces diffé- tion traumatique à laquelle elle s’est sentie confrontée au
rentes tendances nous a permis de dégager trois princi- cours de son passé relationnel. Dans ces circonstances,
pales fonctions du délire psychotique, tout en soulignant nous pensons que le sujet peut rendre compte de la réor-
que ces constantes processuelles se conjuguent et se ganisation de son expérience à travers un identifiant auto-
déclinent pour tout sujet en une construction à chaque créé. Ce dernier, par la certitude inébranlable qu’il produit,
fois singulière. vient alors suppléer aux énoncés manquants ou insen-
Ainsi, au regard de l’expérience agonistique et du dé- sés concernant l’histoire du sujet et la question de ses
bordement pulsionnel qu’il produit, nous suggérons que origines. Ce faisant, le délire permet une certaine réso-
le délire psychotique préside à trois principales fonctions lution identificatoire en ce qu’il produit un identifiant auto-
psychiques. La première, conceptualisée sous le terme engendré qui ne rentre plus en conflit avec les éprouvés
de « fonction contenante », envisage le délire comme un affectifs du sujet.
espace psychique propre à contenir et à transformer de L’analyse de nos données cliniques tend également à
manière signifiante les fragments de l’impensé trauma- indiquer que ces trois fonctions de l’activité délirante ne
tique. En s’appuyant notamment sur la mise-en-forme se réalisent pas de façon aléatoire, mais qu’elles s’arti-
sensorielle à laquelle procèdent les hallucinations (Gime- culent selon une logique particulière. Il apparaît ainsi qu’à
nez, 2010), la fonction contenante du délire s’efforce ainsi partir de sa triple opération le délire psychotique tend à se
de rassembler en une traduction interprétée les résidus déployer en ce que nous avons appelé un « processus dé-
mnésiques se rapportant à la part non-assimilée de l’his- lirant ». Ce dernier correspond à l’articulation dynamique,
toire du sujet. De cette façon, la réalité insensée de la per- complexe et singulière d’une ou de plusieurs fonctions
sonne délirante bénéficie de ce que nous avons appelé du délire, à savoir les fonctions contenante, localisante
un «  déplacement sémantique  ». Ce dernier consiste à et identifiante, par lesquelles le sujet psychotique tente
transposer dans les dimensions du pensable l’éprouvé d’aménager les conditions d’une existence pensable au
traumatique venant sans cesse hanter l’espace psychique sein d’une histoire impensée.
et corporel du sujet psychotique.
Toutefois, en raison des propriétés formelles du travail L’analyse d’une courte vignette clinique retraçant le
délirant, à savoir une activité de pensée ne se déployant parcours institutionnel de Nadia nous permettra de repé-
pas nécessairement sur un fond d’échange mutuel avec rer les différentes fonctions possibles du processus déli-
l’autre et ne s’organisant pas à partir d’une représenta- rant ainsi que la manière avec laquelle il tend à soutenir
tion de l’absence comme miroir interne de la psyché, la une certaine survivance de l’activité symbolisante face au
fonction contenante du délire tend à se révéler insuffisante retour d’éprouvés traumatiques. La question de l’accom-
pour traiter subjectivement le traumatisme primaire. Dans pagnement clinique de cette jeune dame sera également
ce cas, nous suggérons que le délire peut déployer une évoquée dans la perspective d’une certaine modulation
opération psychique supplémentaire visant à prolonger des fonctions du délire.
l’action apaisante de sa fonction contenante et conteneur
(K aës, 1979). À défaut de pouvoir procéder à une trans- Nadia : des couleurs pour se sentir et se panser
formation élaborative des éprouvés traumatiques, l’acti-
vité délirante peut ainsi évacuer sur un objet du monde Nadia est une jeune mère de 36 ans hospitalisée sous
extérieur la partie pléthorique d’excitation pulsionnelle contrainte à la demande de la justice. Cette mesure de
n’ayant pu être suffisamment intégrée à l’espace conte- soins s’inscrit dans la répétition de passages à l’acte vio-
nant du délire. De cette manière, la personne délirante lents au cours desquels elle se scarifie profondément les
peut localiser au dehors d’elle les pulsions envahissantes bras et les jambes au point de mettre sa vie en péril. De
qui l’encombrent tout en s’en protégeant par la mise en ses passages à l’acte, Nadia ne peut rien en dire, si ce
place d’une certaine maîtrise psychique. n’est qu’ils constituent l’unique solution qui s’impose à elle
De plus, cette seconde fonctionnalité du délire, que lorsqu’elle se sent débordée par l’angoisse. Même au sein
nous avons appelé «  fonction localisante  », permet de de l’institution, elle recourt fréquemment aux scarifica-
redéployer dans un nouveau contexte relationnel le vécu tions qu’elle vient ensuite exposer au personnel infirmier

la psychose 11 Printemps 2014


afin qu’on la soigne et qu’on la panse. Bien qu’elle puisse relation à l’autre par lesquels elle pourrait se laisser aller
après-coup en mesurer la gravité, Nadia dit ne pas pou- à son expérience tout en la représentant, Nadia semble
voir arrêter la survenue de ces raptus destructeurs tant produire, au moyen du processus délirant, des énoncés
elle se voit soudainement submergée par l’angoisse. palliatifs (« On veut me violer, on cherche à m’abuser »)
Lors de nos discussions et de nos entretiens, Nadia permettant de donner une première explication à ce qui
s’interroge sur la survenue de ses angoisses qu’elle relie, ne cesse de se répéter pour elle. De même, le fait que ce
dans l’après-coup, à certains épisodes de son histoire sentiment indicible d’abus soit localisé par le délire dans
familiale. Ainsi, elle est la benjamine d’une fratrie de sept d’autres scènes relationnelles que celle de son environ-
enfants issue d’une mère infirmière, aujourd’hui décé- nement primaire pourrait être entendu comme un appel
dée, et d’un père opticien. Suite aux abus répétés de ce à ce qu’une autre issue tant affective que représentative
dernier, Nadia a été placée avec ses frères et ses soeurs puisse advenir au sein de son entourage.
en maison d’accueil dès l’âge de six ans. À plusieurs re- Il s’agit toutefois de remarquer que, dans la situation
prises, elle évoque les maltraitances de son père ainsi que de Nadia, les fonctions contenante et localisante du délire
la position de sa mère qui, tout en laissant faire son mari, n’aboutissent pas à une stabilisation, ne fusse que tem-
venait ensuite soigner avec beaucoup d’attention les bles- poraire, des perceptions hallucinées. Au contraire, face
sures qu’il lui avait infligées. L’évocation de ces souvenirs à la prégnance de l’angoisse traumatique, la tentative de
semble particulièrement angoissante et douloureuse pour traduction signifiante initiée par le délire semble systéma-
elle au point qu’il s’agira, à l’occasion de nos rencontres, tiquement se dégrader en un mode d’expressivité plus
de ne pas trop convoquer le retour envahissant de ces primaire et plus radicale à travers le recours aux scarifica-
expériences infantiles. tions. Ces dernières constituent ainsi, au-delà du proces-
Nous remarquons avec l’équipe soignante que ce sus délirant, l’ultime forme de narration d’un passé innom-
sentiment d’abus éprouvé par Nadia tend rapidement à mable, qui, comme l’énonce R. Roussillon (2007), épuise
se réactualiser dans certaines conditions relationnelles, le corps en le faisant support d’une impossible écriture.
au point que cette dernière finit par développer un dis- En nous repérant des limites du pouvoir auto-symbo-
cours empreint de méfiance et d’accusations hostiles à lisant du délire de Nadia, nous avons soutenu, au cours
l’égard des autres. Que ce soit à l’occasion d’un regard de l’accompagnement thérapeutique, une perspective de
échangé avec un homme dans la rue, d’un trajet en taxi travail qui ne passait pas tant par le déploiement des fonc-
où elle se retrouve seule avec le chauffeur ou d’une dis- tions du processus délirant que par une certaine modu-
cussion avec un autre patient du service, Nadia se dit lation de celles-ci. Nous avons notamment accompagné
sans cesse victime d’attentions douteuses et de compor- la patiente dans l’activité de dessin et de représentation
tements visant à profiter de son corps. Ces agissements picturale progressivement mise en œuvre par elle au
mauvais qu’elle perçoit chez les autres lui suscitent des cours de son hospitalisation. Nadia a ainsi commencé à
cauchemars au sein desquels elle se voit en train d’être tracer des traits de couleurs rouges lorsqu’elle se sentait
abusée par son père. Captive de son angoisse, la patiente submergée par l’angoisse. Lors de nos rencontres, elle
s’entaille alors le bras et s’en va prévenir les infirmières explique que ces dessins, relativement succincts dans un
afin qu’on la soigne et qu’on la rassure. Aussi, comme premier temps, lui permettent de ressentir certaines sen-
Nadia le repère elle-même : « Quand je me sens trop mal, sations corporelles tout en les inscrivant dans une activité
je passe à l’acte. » de création qui ne met pas à mal son corps. La production
En s’éclairant de son discours, tout semble se passer de ces traits rouges semble, dans le cas de Nadia, asso-
comme si Nadia se trouvait confrontée à la réactivation ciée à la réactivation de vécus traumatiques qui, comme le
d’éprouvés traumatiques qui, ne pouvant s’inscrire dans soutient A. Brun (2007), trouvent dans la matière picturale
la trame d’une histoire subjective, venait compulsivement l’occasion d’une mise en forme et d’une première figura-
se renouveler de manière hallucinatoire dans le présent tion psychique. Le temps du dessin constitue également
de son expérience. À défaut d’un domicile symbolique des moments d’échange lors desquels Nadia peut elle-
interne où elles pourraient se loger, ces sensations ago- même réaliser un travail de nomination de ses éprouvés
nistiques se mettent à pulluler de manière diffuse et et ainsi poser, en compagnie des intervenants qui l’en-
erratique dans le paysage relationnel de Nadia. Cette tourent, des identifiants sur ce qu’elle vit et ressent avec
dernière tend dès lors à élaborer une interprétation déli- l’autre. Progressivement, les traits rouges qu’elle trace se
rante selon laquelle les personnes qu’elle rencontre ne complexifient et donnent lieu à des représentations d’arc-
cessent de vouloir abuser de son corps. Ainsi, là où les en-ciel de plus en plus affinées par lesquelles elle dit pou-
traces de l’expérience traumatique ne peuvent prendre voir mettre en couleur ses « idées noires ». Nous remar-
forme au sein d’un travail de représentation partagé quons que le déploiement de ce travail pictural coïncide
avec l’autre, le délire produit une mise en récit substi- avec une importante réduction du nombre de passages à
tutive en matérialisant en l’autre les impressions d’abus l’acte et une certaine dilution des idées délirantes d’abus
éprouvés par la patiente. Cet essai de symbolisation et qu’elle continue toutefois à ressentir lors de certaines
de localisation psychique soutenu par le délire signe une occasions. Bien que les sensations hallucinées et les sen-
manière, propre à Nadia, de se protéger du retour hallu- timents de persécution réapparaissent ponctuellement,
cinatoire des éprouvés traumatiques n’ayant jamais pu Nadia continue de composer ses dessins d’arcs-en-ciel
se vivre ni se signifier au sein de la relation primaire avec qui constituent autant de supports à une présence plus
son environnement. À défaut d’identifiants puisés dans la apaisée avec l’autre.

Canal Psy n°108 12 L'accueil de


Le délire, objet à et pour symboliser ? nous paraîtraient à cet égard des indications cliniques à
privilégier. Dans cette perspective, le délire ne serait pas
Comme la situation de Nadia nous l’enseigne, le délire un obstacle à la représentation, mais constituerait à la fois
témoigne d’un effort de l’activité psychique à poursuivre, un objet psychique à symboliser et une occasion particu-
au-delà de la tempête, son travail de représentation et lière pour restaurer le processus de symbolisation dans sa
d’appropriation subjective de l’expérience vécue. Tou- dimension d’échange et d’accordage réciproques. Moins
tefois, la portée de cette symbolisation rémanente reste d’être antinomique à toute forme de mise en histoire, le
inféodée aux conditions traumatiques dans laquelle elle processus délirant pourrait ainsi être le support d’une
s’inscrit. Ainsi, le délire est à la fois l’indice d’une vita- relance de l’activité de pensée lorsqu’il s’insère dans un
lité représentative qui survit et en même temps le signe mouvement de partage et de transitionnalisation pro-
d’un processus d’élaboration qui, souvent, peine à abou- gressive des éprouvés traumatiques avec le clinicien. La
tir à une historisation des éprouvés subjectifs. Dans ce construction et l’ajustement d’une « relation homosexuelle
contexte de relative indétermination des effets du délire primaire en double » (Roussillon, 2002) au sein de laquelle
sur le devenir symbolique de l’histoire du sujet, il nous pourrait se produire, s’échoïser et se réfléchir les sensa-
semble qu’aucune réponse thérapeutique préprogram- tions perturbatrices qui tenaillent le sujet nous semble-
mée à l’avance ne saurait convenir dans l’accompagne- raient être une condition à approfondir afin de préciser les
ment des personnes délirantes. Comme le résume J.- logiques de ce travail de subjectivation du délire.
C. Maleval (2011, p.234)  : «  Nulle réponse systématique
ne saurait […] convenir en présence d’un sujet qui pré-
sente une psychose avérée. […] La qualité de la relation
médecin-malade constitue un très bon prédicateur de la
réponse thérapeutique. Cette qualité ne saurait être obte-
nue en usant de réponse stéréotypée aux demandes du Simon Flémal
patient. Elle nécessite tout au contraire une écoute atten- Psychologue clinicien à l’Hôpital d’Accueil Spécialisé
tive prête à accueillir la singularité de chaque situation. » de la Clinique Fond’Roy à Bruxelles,
Il nous semble qu’au sein de cette clinique du cas par docteur en psychopathologie et psychologie clinique
cas, un vecteur du travail auprès de sujets délirants pour- et chargé d’enseignement à l’Université Lumière-Lyon 2
rait consister en la mise au point de modes de transfor- ainsi qu’à l’Université Libre de Bruxelles.
mation représentative par lesquels les éprouvés du sujet
sont susceptibles de perdre leur forme et leur caractère Bernard Chouvier
traumatiques. Des modalités de symbolisation diverses et Psychologue clinicien, Professeur émérite de
variées, soutenues, voire élaborées par le sujet lui-même, psychologie clinique à l’Université Lumière Lyon 2.

Bibliographie Freud, S. (1937). Constructions dans l’analyse. In : Résultats, Idées,


Problèmes II. Paris : PUF, 1987, pp. 269-281.
APA (American Psychiatric Association). (2003). Diagnostic and Sta- Gimenez, G. (2010). Halluciner, percevoir l’impensé. Approche
tistical Manual of mental disorders: DSM-IV-TR. Français. Paris : psychanalytique de l’hallucination psychotique. Bruxelles : De
Elsevier Masson. Boeck.
Aulagnier, P. (1975). La violence de l’interprétation. Du pictogramme Green, A. (2002). La pensée clinique. Paris : Odile Jacob.
à l’énoncé. Paris : PUF, 2005. Kaës, R. (1979). Introduction à l’analyse transitionnelle. In : D. Anzieu,
Aulagnier, P. (1979). Les destins du plaisir – aliénation, amour, pas- J. Bleger, J. Guillaumin, et al., Crise, rupture et dépassement.
sion. Paris : PUF, 1984. Paris : Dunod, pp. 1-81.
Aulagnier, P. (1984). L’apprenti-historien et le maître-sorcier – du Maleval, J-C. (2011) Logique du délire. Nouvelle édition revue et
discours identifiant au discours délirant. Paris : PUF, 2004. augmentée. Rennes : PUR.
Bion, W.R. (1967). Réflexion faite. Paris : PUF, 1983. Roussillon, R. (1999). Agonie, clivage et symbolisation. Paris : PUF.
Brun, A. (2007). Médiations thérapeutiques et psychose infantile. Roussillon, R. (2001). Le plaisir et la répétition, théorie du pro-
Paris : Dunod. cessus analytique. Paris : Dunod.
Flémal, S. (2013). Quelle définition du délire dans la psychose ? Roussillon, R. (2002). Le lien, l’attachement et le sexuel. Adoles-
Pour une approche fonctionnelle du processus délirant. Annales cence, 40 : 241-252
Médico-Psychologiques, 171 : 595-602. Roussillon, R. (2007). Postface : les situations extrêmes et leur
Flémal, S. (2011). D’une étude métapsychologie de la fonction déli- devenir. In : A.E. Aubert, R. Scelles (Eds.), Dispositifs de soins
rante dans les processus psychiques de la schizophrénie. Thèse au défi des situations extrêmes. Paris : Éres, pp. 215-226.
de doctorat sous la direction de B. Chouvier et A. Lefèbvre. Winnicott, D. W. (1974). La crainte de l’effondrement. In : La crainte
Université Lumière Lyon II, Université Libre de Bruxelles. de l’effondrement et autres situations cliniques. Paris : Galli-
Flémal, S., Chouvier, B., Lefèbvre A. (2010). La fonction cicatrisante mard, 2000, pp. 205-216.
du délire dans la schizophrénie. Évolution psychiatrique, 75 :
395-407.

la psychose 13 Printemps 2014

Vous aimerez peut-être aussi