Félix Karl Ponge-Le Cageot-Commentaire 1

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 5

Félix Karl 1°9

Commentaire Le cageot, Francis Ponge

Dès le XIXème siècle, les poètes accueillent dans leur poésie les sujets les plus
divers, y compris les réalités du quotidien, et se tournent vers une écriture poétique en
prose, tendance qui se poursuit au XXème siècle. Dans son recueil de poèmes en prose
publié en 1942, Francis Ponge souhaite rompre avec le lyrisme de la poésie qui privilégie
la sensibilité et les émotions et préfère s’attacher à la matérialité des objets du quotidien
pour lesquels il a une véritable fascination. Il prend le parti » du Pain, de l’Huître ou
encore du « cageot » -qui donne son titre à l’un de ses poèmes. Comment l’écriture
poétique de Ponge met-elle en valeur le cageot ? Tout d’abord Ponge, comme dans un
article d’encyclopédie, décrit cet objet banal dans sa réalité, mais, au fil de son poème,
il « prend le parti » du cageot et en montre l’originalité jusqu’à lui donner une dimension
poétique et même symbolique.

Le titre du poème, dans sa simplicité apparente, indique que Ponge, comme dans
un dictionnaire, va définir et décrire un objet banal dans sa réalité, ce qui surprend dès
l’abord le lecteur qui attendait un sujet plus « poétique » au sens traditionnel du terme
et non un sujet et une description très réalistes.
Le titre du poème « Le cageot », grâce à l’article défini « le », ressemble en effet
à une « entrée » d’article de dictionnaire ou d’encyclopédie. Il ne s’agit pas d’ « un »
cageot –ce qui annoncerait la description d’un objet spécifique, comme un tableau, une
peinture-, mais il semble que le sujet du poème soit plutôt un « concept », la définition
d’une entité, d’une « espèce ». Ponge utilise également dans tout le poème un présent
de vérité générale, pour montrer que les faits exprimés sont valables tout le temps.
L’objet est d’abord abordé par son aspect phonétique, étant « à mi-chemin de la cage au
cachot ». Ponge replace le mot dans sa famille de mots (tous de la racine de « cage » et
suggère par-là, comme un lexicologue, que les mots ayant des sons similaires ont des
sens proches : la cage contient des animaux, le cachot des hommes et le cageot des fruits.
Dès le premier paragraphe, Ponge donne une définition de l’objet, dans une phrase
nominale (non verbale) comme dans un dictionnaire : « simple caissette à claire-voie »
(l.2). L’adjectif « simple » souligne le côté trivial, quotidien, banal de l’objet. La
mention « à mi-chemin de la cage au cachot la langue française a cageot » donne
l’impression que le poète « place » le « cageot » dans une série de mots consignés dans
le dictionnaire ou dans un champ lexical des objets d’emballage. Le ton est presque celui
d’un lexicologue ou d’un philologue.
De façon très prosaïque, Ponge donne des détails techniques sur l’objet ; les mots
« à claire-voie », « agencé » permettent d’imaginer précisément la forme du cageot, sa
structure (on pourrait presque le dessiner) ; Ponge précise aussi la matière dont est fait
le cageot : du « bois blanc », matière peu noble et peu travaillée, laissée à l’état naturel.
Tout logiquement, Ponge mentionne aussi l'usage qui est fait du cageot et son
« histoire » ; le vocabulaire est celui de l’utilité (« usage, il (…) sert »). Ponge précise
l’utilisation, très réaliste, qui doit être faite du cageot, celle « d’enferme(r) » les fruits et
les légumes, et le cadre, très précisément mentionné où se trouve l’objet : « les coins de
rue qui aboutissent aux halles ». L’expression « il ne sert pas deux fois », très concrète,
presque mathématique (« deux »), et le lexique du temps (« il (…) dure ») soulignent le
caractère éphémère du cageot. Enfin, le terme « brisé » est très concret, réaliste et se
rapporte bien à un objet ; la mention de la « voirie » renvoie à une réalité très triviale,
quotidienne, la voie publique. Le cageot est présenté dans son aspect utilitaire, comme
le montrent l’emploi du passif « voué » et l’adjectif « éphémère », qui indique qu’il est
plus périssable même que les denrées qu’il renferme.
Le choix du poème en prose a aussi son importance : la prose est une forme qui
permet de rendre compte plus facilement d’objets du quotidien. Ainsi, "le cageot" est, à
la manière d'un article documentaire (presque scientifique), un poème-définition d’un
objet banal et éphémère, ordinaire, peu important, « sans vanité », ce que soulignent
aussi l’adjectif « simple », le suffixe diminutif « -ette » de « caissette » et la réflexion
qui clôt le poème : il ne faut « pas s'appesantir longuement » sur le sujet.

Néanmoins, le cageot de Ponge est-il un objet si banal ? Le fait que le poème


figure dans le recueil intitulé Le parti pris des choses suggère que Ponge présente le
cageot sous un angle différent d’un dictionnaire et parvient, grâce à son écriture, à le
transformer, le réinventer, à jeter un regard neuf sur cette réalité banale, en somme à le
rendre poétique ?
Au fil du poème, la scène s’anime, le cageot se transforme et devient un être
vivant. En effet, il prend vie, tout comme les « fruits » qu’il contient : il agit, passe de
sujet passif dans le premier paragraphe (« vouée ») à sujet actif dans le second « tout
neuf encore ». Le lecteur le voit naître « (« tout neuf »), « servir » (« il sert »), « luire »,
« dure[r] », se « bris[er] », au terme de son « sort ». Les fruits, eux, peuvent être victimes
de « suffocation » et attraper des « maladie[s] ».
Puis, d’être vivant, il devient humain : il est personnifié à plusieurs reprises et
Ponge le dote d’une vraie affectivité. Ainsi, il ressent des émotions : on le voit « tout
ahuri » par son sort. Il a même un caractère : Ponge précise qu’il est humble, « sans
vanité ». Cette personnalité « simple » et modeste lui permet, comme un être humain,
de tisser des liens avec ceux qui l’entourent et de s’attirer leur profonde sympathie,
soulignée par le superlatif « des plus sympathiques » qui ne saurait s’appliquer à un
simple objet, mais qualifie d’ordinaire l’être humain. On sent enfin une certaine émotion
de la part de Ponge pour son cageot, voire de la compassion pour le « sort » qui lui est
destiné, celui d’être « brisé », « jeté ».
Plus subtilement, tout au long du poème Ponge valorise cet objet banal. Ainsi
l’expression « à claire-voie » peut prendre un double sens : un sens littéral concret (qui
présente alternativement des espaces vides et des espaces pleins…) mais elle suggère
aussi que le cageot est un objet lumineux : Ponge joue sur le sens et les sonorités de
l’expression : on peut entendre dans cette expression « voit clair », qui souligne la
luminosité mais aussi la clairvoyance du cageot (encore un trait de caractère qui lui est
attribué). Plus loin, Ponge précise que le cageot « luit » avec « éclat », ce qui valorise
visuellement l’objet. Les denrées qu’il contient sont également valorisées, qualifiées de
« fondantes » et de « nuageuses » -ce qui les amplifie aux dimensions de l’univers
(« nuageuses » renvoie aux « nuages »). Ces adjectifs peuvent aussi faire penser à de
délicieuses pâtisseries, (aussi bien au sens gustatif et visuel), à des nourritures rares et
précieuses : le lecteur a l’impression que le cageot contient une sorte de trésor. L’adjectif
« nuageuses » donne aussi au contenu du cageot un caractère aérien, une valeur presque
divine : le cageot pourrait sous son apparence banale renfermer quelque chose de très
précieux.

Le poème qui poétise le cageot dépasse la simple transformation poétique. Cette


description de cet objet banale peut prêter implicitement à plusieurs interprétations : elle
peut prendre une dimension symbolique et même fonctionner comme un véritable art
poétique.
Quels thèmes suggère le poème et quels sens peut-il prendre ? Le début du poème
renvoie à quelque chose de troublant et n’est pas un simple jeu phonétique, il joue
également sur le sens des mots : en effet la « cage » et le « cachot » renvoient tous les
deux à l'enfermement, la cage à celui de l'animal, le cachot à celui de l'homme.
Cependant, le cachot tout comme la cage, survivent au départ du prisonnier, tandis que
le cageot, lui, ne subsiste pas aux fruits et légumes qu’il n’enferme qu’un temps avant
de disparaître. L’enfermement est aussi suggéré par le fait que le mot « cageot » soit « à
mi-chemin entre cage et cachot » et cela peut laisser entendre que toute réalité, même la
plus triviale comme celle du cageot, est soumise à l’enfermement. Le vocabulaire de la
« maladie » (« suffocation »), de la durée de vie, du « sort » malheureux donne aussi au
poème une dimension existentielle.
Par ailleurs, le cageot ne comprend pas le « sort » auquel il est destiné, mais sa
condition fait de lui un spectateur de son propre destin inéluctable, de sa destruction.
Destin dramatique, prédestiné, sorte de fatalité (à laquelle renvoie le participe « voué
au… »). Le cageot est avant tout caractérisé par la brièveté de son existence - son destin
est de mourir : il y a été conçu de telle sorte qu’il « puisse être brisé sans effort ». Le
vocabulaire tragique (« voué », « sort » « sans retour ») marque que le cageot ne peut
échapper à son destin, qui est celui d’être détruit. Le petit poème en prose peut prendre
une véritable dimension tragique : le cageot, à la fois objet ordinaire et être vivant, est
également un lieu de mort, puisqu’il transporte des denrées « qui de la moindre
suffocation font à coup sûr une maladie » et se transforme en symbole du caractère
éphémère de toute existence. Il peut faire penser à l’homme : comme le cageot,
l’homme, tout en étant une réalité banale que l’on peut voir tous les jours, peut renfermer
un véritable trésor ; comme le cageot il peut être physiquement facilement détruit et est
soumis au destin inéluctable de la mort, qui arrive toujours trop tôt. Le poème
s’apparente enfin à une vanité, comparable aux natures mortes du début du XVIIe siècle,
un memento mori. Du reste au milieu du poème, le nom « vanité » suggère implicitement
cette interprétation. Pour cette raison, le cageot peut représenter la brièveté de l'existence
humaine.
Le lecteur peut enfin interpréter le poème comme un art poétique implicite :
derrière cette description, le lecteur perçoit les principes poétiques de Ponge et les
fonctions qu’il assigne à la poésie. Pour lui la poésie doit réhabiliter et valoriser les
objets, comme le suggère aussi le titre du recueil. Il faut que la poésie soit symbolique
et prête à de multiples interprétations : à la fois peinture (elle a un sens littéral) et
réflexion philosophique ou existentielle prenne plusieurs sens (derrière le cageot il faut
voir en filigrane l’homme. Mais pour autant le poète ne doit pas se prendre au trop au
sérieux et doit, comme le cageot être « sans vanité ». Ponge écrit et préconise une poésie
qui n’exclut pas l’humour. Le poème est plein d'humour et de nombreux jeux de mots
qui contribuent à rendre la lecture plaisante. Le portrait des « fruits qui de la moindre
suffocation font à coup sûr une maladie » fait sourire. Ponge fait également preuve
d'humour dans ses métaphores qui personnifient le cageot : l'adjectif « ahuri », la « pose
maladroite » et son éclat « sans vanité́ » révèlent une compassion amusée et un peu
ironique envers ce douloureux destin du « cageot ». Le poème se termine par une pointe
comique à la fin de la dernière ligne avec l’expression, « s’appesantir » qui signifie à la
fois qu’il ne faut pas trop s’y intéresser, mais également ne pas s’asseoir dessus au risque
de briser l’objet ; le poète joue ici sur la variété du sens des mots. Ponge suggère au
poète au seuil de son écriture de traiter son sujet avec des pointes d’humour pour faire
prendre du recul et rappeler l'ambiguïté des propos du poème.

Dans le Parti pris des choses, Ponge ne s'intéresse explicitement que très peu aux
hommes qu'il trouve inintéressants. Il considère qu’un objet ou un élément de la nature
offre une richesse d'interprétation bien plus grande. Ponge a d'ailleurs déclaré qu'il «
n'existe rien de plus révolutionnaire qu'un objet ». Ponge peut trouver beaucoup d’intérêt
à des objets quotidiens. Mais il revient malgré tout indirectement dans sa poésie à l’être
humain : il montre d’une part par son jeu sur les sens, les mots et les sonorités que ces
objets renferment des richesses souvent insoupçonnées. Et en même temps qu’ils nous
apprennent beaucoup sur nous-mêmes, les hommes : ainsi Le cageot acquiert une
dimension symbolique et devient le signe du caractère éphémère et périssable de toute
réalité.

Vous aimerez peut-être aussi