L'Esprit de Philadelphie - La J - Alain Supiot

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Du même auteur

Les Juridictions du travail


(Droit du travail, vol. 9)
Dalloz, 1987
Critique du droit du travail
PUF, « Les voies du droit », 1994 ; « Quadrige », 2002
Homo juridicus
Essai sur la fonction anthropologique du droit
Seuil, « La couleur des idées », 2005 ; « Points Essais », no 626, 2009
Droit du travail
(avec Jean Pélissier et Antoine Jeammaud)
Dalloz, 24e éd., 2008
Le Droit du travail
PUF, « Que sais-je ? », no 1268, 4e éd., 2009

Direction d’ouvrages
Les Dédales du droit social
(avec Pierre Cam)
Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986
Droit et changement social
Les sans-emploi et la loi, hier et aujourd’hui
Calligrammes, 1988
Le Travail en perspectives
LGDJ, 1998
Au-delà de l’emploi
Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe
Flammarion, 1999
Servir l’intérêt général
Droit du travail et fonction publique
(avec Jean-Luc Bodiguel et Christian-Albert Garbar)
PUF, « Les voies du droit », 2000
Pour une politique des sciences de l’Homme et de la société
PUF, « Quadrige », 2001
Capacitas. Contract Law and the Institutional Preconditions of a Market Economy
(avec Simon Deakin)
Hart, 2009

ISBN 978-2-02-100776-3

© Éditions du Seuil, janvier 2010


À la mémoire de Bruno Trentin
Table des matières
Couverture

Table des matières

Introduction

PREMIÈRE PARTIE - Le grand retournement

I - Les noces du communisme et du capitalisme


La contre-révolution ultralibérale

Les avatars de « l’Europe sociale »

L’économie communiste de marché

II - La privatisation de l’État providence

III - Le Marché total


Le darwinisme normatif

La course au « moins-disant » social

IV - Les mirages de la quantification


La gouvernance par les nombres

Les pièges de l’autoréférence

SECONDE PARTIE - L’actualité de la justice sociale

V - L’art des limites


La personnalisation des lois

La renaissance féodale

Les limites de la dépendance


VI - Le sens de la mesure
L’unité de mesure : l’objectif de justice sociale

Pratique de la mesure et diversité des formes de représentation

VII - La capacité d’action

VIII - La charge des responsabilités

IX - Les cercles de la solidarité

Annexe
Introduction
C’est à Philadelphie, le 10 mai 1944, qu’a été proclamée la première
Déclaration internationale des droits à vocation universelle. Adoptée
quelques jours à peine après le débarquement allié en Normandie, cette
déclaration fut aussi la première expression de la volonté d’édifier au sortir
de la Seconde Guerre mondiale un nouvel ordre international qui ne soit
plus fondé sur la force, mais sur le Droit et la justice. Sous le titre modeste
de Déclaration concernant les buts et objectifs de l’Organisation
internationale du travail (OIT), ce texte proclame les principes « pleinement
applicables à tous les peuples du monde […] dont devrait s’inspirer la
politique de ses Membres ». Cette Déclaration de Philadelphie fut suivie
quelques semaines plus tard par la conclusion des accords de Bretton
Woods, puis l’année suivante par la création de l’Organisation des Nations
unies et enfin par l’adoption en 1948 de la Déclaration universelle des droits
de l’homme. À bien des égards, il s’agit donc d’un texte pionnier, qui
entendait faire de la justice sociale l’une des pierres angulaires de l’ordre
juridique international, et dont l’esprit se retrouve à l’œuvre dans chacune
de ces étapes ultérieures.
On ne peut relire ce texte sans étonnement, tant il se situe aux
antipodes de la dogmatique ultralibérale qui domine les politiques
nationales et internationales depuis trente ans. Les propagandes visant à
faire passer le cours pris par la globalisation économique pour un fait de
nature, s’imposant sans discussion possible à l’humanité entière, semblent
avoir recouvert jusqu’au souvenir des leçons sociales qui avaient été tirées
de l’expérience des deux guerres mondiales. La foi dans l’infaillibilité des
marchés financiers a remplacé la volonté de faire régner un peu de justice
dans la production et la répartition des richesses à l’échelle du monde,
condamnant à la migration, l’exclusion ou la violence, la foule immense des
perdants du nouvel ordre économique mondial. La faillite actuelle de ce
système invite à remettre au jour, sous les décombres de l’idéologie
ultralibérale, l’œuvre normative de la fin de la guerre que cette idéologie
s’est employée à faire disparaître.
Les principes posés à Philadelphie sont le fruit d’une lourde expérience
historique et il faut se replacer dans le contexte où ils furent conçus si l’on
veut comprendre leur pleine signification1. En 1944 le bombardement
d’Hiroshima n’avait pas eu lieu, l’ampleur de la Shoah n’était pas encore
connue et les massacres extravagants commis par Staline, quand ils
n’étaient pas niés, ne pouvaient être évoqués entre Alliés. Mais la victoire
de ces derniers ne faisait plus de doute, et les auteurs de la Déclaration de
Philadelphie entendaient poser la première pierre d’un nouvel ordre
mondial qui tirerait les leçons de la « guerre de trente ans » qui a déchiré le
monde de 1914 à 1945. Cette période d’atrocités inédites a connu, de
Verdun à Hiroshima en passant par Auschwitz et le goulag, des variations
dans l’horreur. Mais il s’agit de variations sur un même thème, qui consiste
à considérer les hommes « scientifiquement », comme du « matériel
humain » (dans la terminologie nazie) ou du « capital humain » (dans la
terminologie communiste) et à leur appliquer les mêmes calculs d’utilité et
les mêmes méthodes industrielles qu’à l’exploitation des ressources
naturelles.
Certes, cette manière de regarder les hommes comme des insectes
s’était déjà manifestée durant les siècles précédents, lors de la découverte de
l’Amérique et l’exploration de l’Afrique. Jusqu’au XXe siècle, ce sont les
« primitifs » qui furent ainsi traités comme des choses à exploiter ou à
exterminer selon leur degré d’utilité ou de nuisance. L’exploitation des
classes laborieuses européennes se déployait en revanche sous l’égide des
principes d’égalité et de liberté contractuelle qui, loin de nier leur humanité,
étaient censés permettre son parfait accomplissement. Ces classes
laborieuses n’en furent pas moins les premières à expérimenter dans leur
chair l’asservissement au machinisme et à la gestion industrielle de la
ressource humaine, faisant surgir la « question sociale » au cœur des
interrogations du XIXe siècle.
La nouveauté des horreurs de la première moitié du XXe siècle
procédait de la synthèse de ces deux phénomènes jadis distincts : ce ne sont
plus seulement les « primitifs » qui furent regardés et traités comme des
choses, mais aussi les peuples « civilisés » ; et la gestion industrielle des
hommes n’a plus été cantonnée aux usines, mais s’est affirmée comme
principe général de gouvernement, en temps de paix comme en temps de
guerre. Cette synthèse s’est opérée sous l’égide du scientisme, qui prétend
fonder le gouvernement des hommes sur des lois immanentes censées régir
la nature ou la société. Les véritables scientifiques savent que les lois
découvertes par les sciences de la nature sont inhérentes aux phénomènes
observés, alors que celles qui donnent ordre et sens à la vie humaine sont
nécessairement postulées. Les scientistes au contraire croient trouver dans
une Science fétichisée les « vraies lois » qui régiraient l’humanité et
s’emploient à les faire régner.
Le XXe siècle a vu prospérer deux variantes du scientisme : l’une se
réclamant des lois de la biologie et de l’anthropologie, et l’autre des lois de
l’économie et de l’histoire. Les efforts pour fusionner ces deux variantes2 se
heurtent au fait qu’elles divergent sur bien des points qu’il ne faut pas sous-
estimer. Mais elles conduisent toutes deux à accorder le gouvernement des
hommes non à un idéal de justice, mais au jeu des « forces aveugles »
censées régir l’humanité. Engels écrit ainsi :

« Le socialisme est devenu une science, qu’il s’agit maintenant d’élaborer dans tous ses
détails et ses connexions. […] Ce n’est pas dans la tête des hommes, dans leur
compréhension croissante de la vérité et de la justice éternelles, mais dans les modifications
du mode de production et d’échange qu’il faut chercher les causes dernières de toutes les
modifications sociales et de tous les bouleversements politiques ; il faut les chercher non
dans la philosophie, mais dans l’économie de l’époque intéressée. […] Les forces
socialement agissantes agissent tout à fait comme les forces de la nature : aveugles,
violentes, destructrices tant que nous ne les connaissons pas et ne comptons pas avec elles.
Mais une fois que nous les avons reconnues, que nous en avons saisi l’activité, la direction,
les effets, il ne dépend plus que de nous de les soumettre de plus en plus à notre volonté et
d’atteindre nos buts grâce à elles3. »

Selon qu’elle s’est réclamée de la biologie ou du « socialisme


scientifique », la normativité scientiste a pris la forme de l’eugénisme et des
lois raciales, ou bien de la dictature du prolétariat et de la « légalité
socialiste ». Mais si diverses soient-elles, ces variantes ont en commun de
considérer que ces « vraies lois » de la Science s’imposent sur toute la
surface du globe et que le Droit doit s’y conformer. Cet assujettissement du
Droit à une légalité surhumaine rapproche évidemment la foi scientiste de la
foi religieuse. La croyance en des lois découvertes par la Science remplace
celle en des lois révélées par Dieu. Il n’était que de visiter le mausolée de
Lénine, momifié dans l’attente de sa résurrection par le progrès
scientifique4, pour saisir tout ce que les grandes idéologies du XXe siècle
doivent au christianisme.
La différence des normativités scientiste et religieuse ne doit toutefois
pas être oubliée. Même les plus déterministes des religions du Livre
(comme le calvinisme) font place au libre arbitre, alors que, dans une
perspective scientiste, l’homme est un être déterminé par son identité
biologique ou socio-économique. Ce « réalisme » conduit à récuser la
légitimité propre de toute espèce de règle morale, juridique ou religieuse,
pour soumettre autrui et se soumettre soi-même aux « lois immanentes »
censées régir la vie humaine : « Les richesses, disait Hitler, par la vertu
d’une loi immanente, appartiennent à celui qui les conquiert. […] Ceci est
conforme aux lois de la nature. […] La loi de sélection justifie cette lutte
incessante en vue de permettre aux meilleurs de survivre. Le christianisme
est une rébellion contre la loi naturelle, une protestation contre la nature.
Poussé à sa logique extrême, le christianisme signifierait la culture
systématique du déchet humain5. » La foi dans ces lois sans législateur ne
porte donc pas à convertir, mais à détruire ceux que condamnent les lois de
l’histoire ou de la race, à « supprimer les couches parasitaires de la
société6 ». Destinés, selon le mot de Trotski, aux « poubelles de l’histoire »,
ces « déchets humains » relèvent d’une gestion industrielle, combinant le
travail forcé et l’extermination. Là se trouve sans doute la marque
spécifique des massacres déments qui ont marqué l’histoire du siècle
dernier.
Comme suffirait à le rappeler le slogan sous l’égide duquel s’était
ouverte l’Exposition universelle de Chicago en 1933 – « La science trouve,
l’industrie applique, l’homme s’adapte » –, cette idéologie de la gestion
scientifique de l’humain n’a pas été l’apanage des pays totalitaires. La
classification de l’humanité en « races » hiérarchisées selon leur degré
d’adaptabilité ou de civilisation est née à l’ombre des Lumières7. Dans les
années 1930, la biologie et l’anthropologie raciale avaient partout pignon
sur rue et, à la notable exception du Royaume-Uni (où le Parlement résista à
la propagande scientiste), tous les pays protestants adoptèrent des lois
eugéniques8. Le fait que la Seconde Guerre mondiale se soit conclue par
l’expérimentation de bombes atomiques sur les populations civiles
d’Hiroshima et Nagasaki interdit de se cacher que désormais la liquidation
industrielle de masses humaines peut aussi être le fait de régimes
démocratiques. Selon Leó Szilárd (l’un des physiciens qui avait essayé de
s’opposer à l’emploi de l’arme atomique après avoir contribué à son
développement), « si les Allemands avaient largué des bombes atomiques à
notre place, nous aurions qualifié de crimes de guerre les bombardements
atomiques sur des villes, nous aurions condamné à mort les coupables
allemands lors du procès de Nuremberg et les aurions pendus9 ».
Ceux qui veulent soumettre les hommes aux « vraies lois » révélées
par Dieu ou découvertes par la Science ne voient dans le Droit qu’un
système de « lois apparentes », sans légitimité propre. La mise en pratique
la plus radicale de cette croyance consiste à abolir purement et simplement
l’ordre juridique, à la manière des maoïstes pendant la révolution culturelle
ou des talibans en Afghanistan. Mais le plus souvent elle conduit à se doter
effectivement d’une apparence de légalité, toujours susceptible d’être
dissipée par un rappel aux « vraies lois ». Dans ce cas, ainsi que l’observe
Martin Broszat à propos de l’État hitlérien, « la dissolution progressive du
principe de légalité obtenue par des mesures sous forme de lois débouche
sur une action criminelle hors de la loi ou de toute forme légale10 ».
Selon l’heureuse formule de Harold Berman11, la légalité socialiste
n’instaurait pas le rule of law mais, dans sa meilleure période (après la
disparition de Staline), le rule by law. En terre communiste comme sous le
Troisième Reich, l’État légal était toujours exposé à l’intervention des
prérogatives de l’état d’exception, la loi ne devant jamais être un obstacle à
la construction du socialisme. Contrairement à la « légalité bourgeoise », la
« légalité socialiste » ne conférait donc aux individus aucun droit
absolument certain. L’article premier du Code civil de l’URSS était sans
ambiguïté sur ce point : « La loi garantit les droits des citoyens, à
l’exception des cas où leur réalisation serait en contradiction avec leurs
objectifs socio-étatiques. » Sauf à qualifier de juridique n’importe quel
système de règles, le régime soviétique ne constituait donc pas un « régime
de Droit » au sens de la Déclaration universelle de 1948. Les règles de
comportement prescrites aux pensionnaires d’un hôpital psychiatrique
peuvent bien faire système, mais elles ne créent pas pour autant un régime
de Droit, car elles peuvent être écartées à tout moment par une appréciation
discrétionnaire du médecin. Elles ne sont que des instruments de
normalisation, une pure technique de mise en œuvre de la science médicale
et ne créent aucun droit individuel pour les malades internés. De ce point de
vue le mot de « purge », pudiquement et routinièrement utilisé pour
désigner les hécatombes staliniennes, n’est pas seulement un euphémisme
commode pour éviter d’appeler par son nom l’extermination de masse des
« éléments socialement nuisibles et appartenant au passé12 ». Comme la
« justice en blouse blanche » (assimilant les dissidents à des malades
mentaux), ou le « dégraissage des effectifs » (assimilant les salariés
licenciés à une surcharge pondérale), la « purge » se réfère à une normalité
biologique et participe de la suppression, si typique du scientisme, de l’écart
entre l’être et le devoir être, entre la normalité et la légalité. Cette
suppression paraît s’imposer si l’on considère les sociétés humaines comme
des choses, comme de vastes organismes, dont le fonctionnement obéit à
des lois internes d’organisation : dans un organisme il n’y a pas de
délinquant, tout au plus des parties malades ou parasitaires, qu’il convient
de soigner ou d’éradiquer.
Selon la doctrine nazie, « le Droit est une invention humaine. La nature
ne connaît ni le notaire, ni le géomètre arpenteur. Dieu ne connaît que la
force13 ». Quant à l’État, il « n’est que le moyen d’une fin ; la fin est la
conservation d’une communauté d’êtres biologiquement et spirituellement
semblables14 ». La mise en œuvre de cette conception purement
instrumentale avait conduit à faire du Troisième Reich un État dual, au sein
duquel l’État légal se trouvait toujours exposé aux prérogatives illimitées de
l’état d’exception15. Selon la formule hédoniste de Goering : Recht ist das,
was uns gefällt (« le Droit, c’est notre bon plaisir16 »). Le devoir d’un
citoyen « sain » n’est donc pas tant d’observer les lois positives que de
scruter et même de devancer la volonté de son Führer, qui intime à chacun
des buts à atteindre plus que des règles à observer17. La seule
« Constitution » qu’ait connue le régime national-socialiste fut la loi
martiale (Décret du 28 février 1933 suspendant les droits fondamentaux
garantis par la Constitution de Weimar). Ériger ainsi l’état d’exception en
fondement de l’ordre juridique correspondait aux théories de Carl Schmitt,
le plus brillant des juristes nazis. Ces théories conduisent à ne pas distinguer
selon que le pouvoir politique se trouve ou non lié par une Norme qui le
fonde, et à mettre dans le même sac juridique État totalitaire et État de droit.
À nouveau contestée de nos jours par certains juristes, qui l’estiment
« non scientifique » et contraire à la neutralité de la forme juridique, cette
distinction s’imposait au sortir de la guerre comme une évidence clinique.
L’expérience historique venait de montrer que l’État totalitaire est à l’État
de droit ce que la folie est à la raison : le phantasme d’un pouvoir sans
limites qui ne peut s’assouvir que dans le meurtre. Refonder un ordre
international civilisé exigeait donc de soumettre tous les États au respect de
droits et libertés universellement reconnus et à jeter les bases normatives
d’un idéal de justice commun à « tous les peuples du monde ». À la
compétition entre les États, il s’agissait de substituer une collaboration
visant la réalisation d’un intérêt général transcendant leurs intérêts
particuliers. La Déclaration de Philadelphie ainsi que les textes adoptés
dans son sillage expriment cette volonté de remettre la force au service du
Droit et de poser des principes communs à toute espèce d’ordre juridique.
C’est pourquoi l’existence d’un « régime de Droit » apparaît dans la
Déclaration universelle de 1948 comme une condition essentielle « pour
que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la
tyrannie et l’oppression ». L’expression, assez peu usuelle, de « régime de
Droit » utilisée dans la version française de la Déclaration traduit au plus
près la notion de rule of law qui figure dans la version anglaise. Elle
répondait mieux que l’idée d’État de droit à l’ambition de fonder un ordre
juridique international qui tire les leçons de l’expérience totalitaire au-delà
de la diversité des nations.
Pareille ambition ne pouvait être placée sous meilleure égide que celle
de la cité de Philadelphie. Forgé du grec (Φιλαδελφία : « amour fraternel »),
le nom de cette ville, qui devint au XVIIIe siècle le foyer des Lumières
américaines, symbolise l’aspiration de ses fondateurs en 1681 à un monde
de fraternité et de tolérance religieuse. Cette face lumineuse de la tradition
américaine est celle qui avait inspiré au président Franklin Roosevelt son
fameux discours du 6 janvier 1941 sur les quatre libertés appelées à
s’exercer partout dans le monde : freedom of speech, freedom of religion,
freedom from want, freedom from fear. Ce sont les deux dernières qui
innovaient le plus, et en particulier l’objectif de freedom from want. Suivant
la pensée de Keynes et l’expérience du New Deal, l’idée de « libération du
besoin » liait de manière indissoluble justice sociale et prospérité
économique, want devant s’entendre aussi bien des besoins des hommes
que de la demande sur les marchés. Cette idée avait été reprise en août 1941
dans la charte de l’Atlantique, qui jetait les bases de la politique
internationale d’après-guerre. Roosevelt et Churchill y disaient vouloir
« réaliser entre toutes les Nations la collaboration la plus complète, dans le
domaine de l’économie, afin de garantir l’amélioration de la condition
ouvrière, le progrès économique et la sécurité sociale ». Ces déclarations
politiques ont fortement influencé les dispositions juridiques adoptées à la
fin de la guerre, qui se trouvent animées du même esprit. Cet « esprit de
Philadelphie » présente cinq traits fondamentaux qui se retrouvent aussi
bien dans la Déclaration du même nom, intégrée depuis à la Constitution de
l’OIT (D.Ph.), que dans le préambule de la Charte constitutive des Nations
unies (Ch.NU) ou la Déclaration universelle des droits de l’homme
(DUDH).

1) Ces principes ne sont ni révélés par un texte sacré, ni découverts


dans l’observation de la nature, ils sont affirmés (« La conférence affirme à
nouveau les principes fondamentaux… » D.Ph.) par l’homme. Ne se
réclamant ni de Dieu (comme le faisaient la Déclaration d’indépendance
américaine de 1776 ou celle des Droits de l’homme et du citoyen de 1789)
ni de la Science (comme le faisaient le nazisme ou le communisme), cette
affirmation est explicitement dogmatique et s’exprime sous la forme d’un
acte de foi : « Nous peuples des nations unies, résolus à proclamer notre
foi… » (Ch.NU).
2) Cet acte de foi est aussi un acte de raison, car il procède de
l’expérience. Cette « expérience de la guerre qui deux fois en l’espace
d’une vie humaine a infligé à l’humanité d’indicibles souffrances »
(Ch.NU) et « conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience
humaine » (DUDH) « a pleinement démontré le bien-fondé de la
déclaration contenue dans la Constitution de l’Organisation internationale
du travail, et d’après laquelle une paix durable ne peut être établie que sur la
base de la justice sociale » (D.Ph.). L’instrument qui permet aux hommes
de tous pays et de toutes confessions de bâtir ensemble un ordre juste et de
tirer les leçons de l’expérience de la barbarie, c’est le Droit. C’est pourquoi
« il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de
Droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la
révolte contre la tyrannie et l’oppression » (DUDH).
3) Cette expérience ayant montré les effets mortifères de la réification
de l’être humain, il faut reconnaître que la « dignité inhérente à tous les
membres de la famille humaine […] constitue le fondement de la liberté, de
la justice et de la paix dans le monde » (DUDH). À la différence d’un
certain nombre de droits ou de principes déjà proclamés avant la guerre,
cette affirmation de l’égale dignité de « tous les êtres humains, quels que
soient leur race, leur croyance ou leur sexe » (D.Ph.) est une innovation
d’autant plus considérable que la dignité humaine est érigée par la
Déclaration universelle en principe fondateur de l’ordre juridique, qui sous-
tend tous les droits et principes fondamentaux. À la différence de ces
derniers, telles la liberté et l’égalité, qui doivent être conciliés entre eux, la
dignité humaine est un principe sur lequel on ne peut transiger sans remettre
en cause l’ordre juridique tout entier. L’expérience de la réification de
l’homme, dont ce principe tire les leçons, oblige à ne plus considérer ce
dernier seulement dans son esprit, mais aussi dans sa chair. La dignité de
l’homme interdit que son corps et ses besoins physiques, bien qu’ils le
fassent participer de la vie animale, soient jamais traités comme ceux des
animaux. Cette vue compréhensive de la vie humaine transcende la vieille
opposition entre l’esprit et la matière. Le dépassement de ce dualisme
psyché/soma oblige à rompre non seulement avec les idéologies qui
réduisent l’homme à du matériel ou du capital humain, mais aussi avec les
précédentes Déclarations des droits de l’homme qui l’envisageaient comme
pur être de raison.
4) Ainsi entendu, le principe de dignité oblige à lier les impératifs de
liberté et de sécurité. Pour qu’ils soient « libres de parler et de croire », il
faut que les êtres humains jouissent d’une sécurité physique et d’une
« sécurité économique » (D.Ph.) suffisantes pour être « libérés de la terreur
et de la misère » (DUDH). L’ordre juridique doit donc contribuer à
« instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande »
(Ch.NU). Le lien ainsi établi entre la sécurité et la liberté est le trait
commun des quatre principes fondamentaux déclinés par la Déclaration de
Philadelphie : a) le respect du travail (« le travail n’est pas une
marchandise ») ; b) les libertés collectives (« la liberté d’expression et
d’association est une condition indispensable d’un progrès soutenu ») ; c) la
solidarité (« la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la
prospérité de tous ») ; d) la démocratie sociale (« la lutte contre le besoin
doit être menée […] au sein de chaque nation et par un effort international
continu et concerté dans lequel les représentants des travailleurs et des
employeurs […] participent à de libres discussions et à des décisions de
caractère démocratique en vue de promouvoir le bien commun »). La
dignité humaine conduit ainsi à récuser aussi bien les systèmes qui bafouent
le besoin de sécurité au nom de la liberté que ceux qui étouffent les libertés
au nom de la sécurité.
5) Ce lien entre liberté de l’esprit et sécurité du corps conduit enfin à
subordonner l’organisation économique au principe de justice sociale. La
Constitution de l’OIT, adoptée en 1919, affirmait déjà qu’« une paix
durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale », mais sans
définir cette dernière ni en tirer de conséquences du point de vue
économique et financier. C’est sur ces deux points qu’innove la Déclaration
de Philadelphie. En premier lieu elle donne de la justice sociale une
définition globale et compréhensive : « Tous les êtres humains, quels que
soient leur race, leur croyance ou leur sexe, ont le droit de poursuivre leur
progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité,
dans la sécurité économique et avec des chances égales » (art. II a). Et en
second lieu, elle fait de la réalisation de la justice sociale ainsi entendue « le
but central de toute politique nationale et internationale ». Dès lors « tous
les programmes d’action et mesures prises sur le plan national et
international, notamment dans le domaine économique et financier, doivent
être appréciés de ce point de vue et acceptés seulement dans la mesure où
ils apparaissent de nature à favoriser, et non à entraver, l’accomplissement
de cet objectif fondamental » (art. II c). Dans la Déclaration de
Philadelphie, l’économie et la finance sont des moyens au service des
hommes.

C’est la perspective inverse qui préside à l’actuel processus de


globalisation : à l’objectif de justice sociale a été substitué celui de la libre
circulation des capitaux et des marchandises, et la hiérarchie des moyens et
des fins a été renversée. Les quatre libertés proclamées par Roosevelt ont
cédé la place à la libre circulation des capitaux et des marchandises et à la
concurrence sans entrave. Au lieu d’indexer l’économie sur les besoins des
hommes, et la finance sur les besoins de l’économie, on indexe l’économie
sur les exigences de la finance et on traite les hommes comme du « capital
humain » au service de l’économie.
L’objectif de ce petit livre est d’analyser ce grand retournement qui
semble avoir aboli les leçons sociales tirées de l’expérience de la période
1914-1945. Mais il est aussi de montrer que cet esprit garde toute son
actualité pour tous ceux qui n’ont pas renoncé à l’idéal d’un monde dans
lequel « tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou
leur sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur
développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité
économique et avec des chances égales » (D.Ph. art. II a).

1. Sur les conditions de son adoption, voir Eddy Lee, « La Déclaration de Philadelphie : rétrospective et
prospective », Revue internationale du travail, vol. 133, 1994, no 4, p. 513 sq.
2. Le projet de donner une base biologique aux lois supposées de l’économie remonte au XIXe siècle et refait
périodiquement surface. Les sciences neuronales le disputent depuis peu à la génétique dans l’esprit des
économistes soucieux d’ancrer le marché dans les lois de la nature. Voir Gary S. Becker, « Altruism, Egoism,
and Genetic Fitness : Economics and Sociobiology », in The Economic Approach to Human Behavior,
University of Chicago Press, 1976, p. 282 sq. ; Aldo Rustichini (éd.), « Special Issue on Neuroeconomics »,
Games and Economic Behavior, vol. 52/2, août 2005, p. 201-494.
3. Friedrich Engels, Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880), Aden, 2005.
4. Voir Robert Tartarin, « Transfusion sanguine et immortalité chez Alexandre Bogdanov », in Alain Supiot
(dir.), Tisser le lien social, Maison des sciences de l’homme, 2004, p. 305 sq.
5. Adolf Hitler, Libres propos sur la guerre et sur la paix, recueillis sur l’ordre de Martin Bormann,
Flammarion, 1952, p. 51.
6. Déclaration des droits du peuple travailleur et exploité, rédigée sous l’égide de Lénine et approuvée par le
Congrès des Soviets le 25 janvier 1918.
7. André Pichot, Aux origines des théories raciales. De la Bible à Darwin, Flammarion, 2008.
8. Patrick Zylberman, « Les damnés de la démocratie puritaine : stérilisations en Scandinavie, 1929-1977 », Le
Mouvement social, 1999, no 187, p. 99-125 ; André Pichot, La Société pure. De Darwin à Hitler,
Flammarion, 2000.
9. Leó Szilárd, « President Truman Did Not Understand », U.S. News & World Report, 15 août 1960.
10. Martin Broszat, Der Staat Hitlers, 1970, trad. fr. L’État hitlérien. L’origine et les structures du troisième
Reich, Fayard, 1985, p. 469.
11. Harold Berman, Law and Revolution, Harvard University Press, t. II, 2003, p. 19.
12. Voir Nicolas Werth, « Les crimes de masse sous Staline (1930-1953) », Online Encyclopedia of Mass
Violence, http://www.massviolence.org/Article?id_article=124, 2008.
13. Adolf Hitler, Libres propos sur la guerre et sur la paix, recueillis sur l’ordre de Martin Bormann, op. cit.,
p. 69.
14. Id., Mein Kampf, cité par Ernst Fraenkel, The Dual State. A Contribution to the Theory of Dictatorship,
Oxford University Press, 1941, reprint Lawbook Exchange Ltd, Clark, 2006, p. 136.
15. Manifestation particulièrement exemplaire de ce dualisme : le décret secret du 7 octobre 1939 par lequel
Hitler autorise Himmler à « éliminer les influences néfastes des éléments étrangers à la nation et qui
représentent un danger pour le Reich et la communauté du peuple allemand » (cité par Martin Broszat, L’État
hitlérien, op. cit., p. 462).
16. Cité par Rush Rhees, in Ludwig Wittgenstein, Leçons et conversations, trad. fr. Gallimard, « Folio », 1992,
p. 173.
17. Voir William Ebenstein, The Nazi State, Farrare & Rinehart, 1943, p. 3 sq.
PREMIÈRE PARTIE

Le grand retournement
I

Les noces du communisme et du


capitalisme

L’« esprit de Philadelphie » a aujourd’hui cédé la place à son exact


contraire, sous la double influence de la contre-révolution ultralibérale
anglo-américaine et de la conversion des pays communistes à l’économie de
marché.

La contre-révolution ultralibérale

On désigne ici par ce terme compréhensif la doctrine mise en œuvre


par les gouvernements Reagan et Thatcher et leurs successeurs qui, à la
manière des ultraroyalistes du XIXe siècle, entendaient restaurer un Ancien
Régime mythifié et gommer toute trace du nouveau régime qui lui avait
succédé. Ainsi défini, l’ultralibéralisme s’est déployé à la fois dans le
domaine économique et dans celui de la politique internationale. Au plan
économique, il englobe ce qu’on a appelé en Europe continentale le
néolibéralisme, qui vise au démantèlement du Welfare State et à la
restauration de « l’ordre spontané du Marché ». Au plan international, il se
traduit par le néoconservatisme, c’est-à-dire un messianisme visant à
étendre, au besoin par les armes, cet ordre au monde entier. On peut parler à
bon droit à ce sujet de « révolution », dans le sens précis que ce terme a
acquis dans l’histoire du Droit et des institutions1. Mise en œuvre à partir
des années 1980 aux États-Unis et au Royaume-Uni, la doctrine
ultralibérale s’est ensuite répandue dans tous les pays occidentaux. Les
réformes intervenues à la fin de la guerre dans le domaine social ont été la
première cible de cette contre-révolution, ainsi qu’en témoigne le mot
d’ordre de l’un de ses meilleurs chefs de file français, M. Denis Kessler,
appelant à « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de
la Résistance2 ». Adopté dans la clandestinité deux mois avant la
Déclaration de Philadelphie, et animé du même esprit, ce programme
contient les grandes lignes du projet de « République sociale » qui sera
consacré par le préambule (toujours en vigueur) de la Constitution de 1946.
Il prévoyait notamment « l’établissement de la démocratie la plus large
[…], la liberté de la presse et son indépendance à l’égard des puissances
d’argent […], l’instauration d’une véritable démocratie économique et
sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et
financières de la direction de l’économie […], le droit au travail et le droit
au repos, notamment par le rétablissement et l’amélioration du régime
contractuel du travail […], la reconstitution, dans ses libertés
traditionnelles, d’un syndicalisme indépendant, doté de larges pouvoirs dans
l’organisation de la vie économique et sociale […], un plan complet de
sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence,
dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec
gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’État ».
L’appel à « défaire méthodiquement » cet héritage social de la
Résistance n’a rien qui puisse surprendre au regard de la critique beaucoup
plus générale que les théoriciens néolibéraux adressent depuis plus de trente
ans à tous les textes inspirés de l’esprit de Philadelphie. Cette critique a été
particulièrement développée par l’un des pères du fondamentalisme
économique contemporain, Friedrich Hayek. Récipiendaire en 1974 de l’un
des premiers prix dits Nobel d’économie, Hayek était juriste de formation,
et une partie de son œuvre détaille les réformes du Droit et des institutions
qu’appelait sa doctrine économique. Selon lui, les droits économiques et
sociaux consacrés par la Déclaration universelle de 1948 « ne pourraient
être traduits dans des lois contraignantes sans du même coup détruire
l’ordre de liberté auquel tendent les droits civils traditionnels3 ». Critique
acerbe de l’œuvre normative de la fin de la guerre4, Hayek lui reprochait
surtout d’avoir établi une « démocratie illimitée » qui étendait son emprise
sur les questions économiques : « Une fois que nous donnons licence aux
politiciens d’intervenir dans l’ordre spontané du marché, ils […] amorcent
le processus cumulatif dont la logique intrinsèque aboutit forcément à une
domination sans cesse élargie de la politique sur l’économie5. » De cette
critique est né l’objectif premier de la révolution ultralibérale : mettre
« l’ordre spontané » du marché à l’abri du pouvoir des urnes. Ceci suppose
de soustraire entièrement la répartition du travail et des richesses, de même
que la monnaie, à la sphère politique. Cette limitation de la démocratie est
nécessaire pour empêcher des populations ignorantes de se mêler des lois de
l’économie, qui échappent à leur entendement. « L’économie de marché
leur est en grande partie incompréhensible ; ils n’ont jamais pratiqué les
règles sur lesquelles elle repose, et ses résultats leur semblent irrationnels et
immoraux […]. Leur revendication d’une juste distribution – pour laquelle
le pouvoir organisé doit être utilisé afin d’allouer à chacun ce à quoi il a
droit – est ainsi un atavisme fondé sur des émotions originelles6. »
Selon Hayek, toutes les institutions fondées sur la solidarité procèdent
de cette « idée atavique de justice distributive » et ne peuvent conduire qu’à
la ruine de « l’ordre spontané du marché », fondé sur la vérité des prix et la
recherche du gain individuel. Démanteler ces institutions est donc le
corollaire indispensable de la limitation de la démocratie. Et le programme
ultralibéral a eu pour objet non seulement de les « défaire », mais aussi
d’empêcher qu’elles ne se reconstituent. D’où la nécessité de « détrôner la
politique » au moyen de dispositions constitutionnelles qui « interdisent à
quiconque de fixer l’échelle de bien-être dans les divers groupes et entre les
individus »7.
Cette volonté de dépolitisation a conduit à l’abandon, par une majorité
d’économistes, de la tradition savante de « l’économie politique », au profit
d’une « Science économique » singeant les sciences exactes et parvenant
même à placer sous l’égide d’Alfred Nobel les prix d’excellence qu’elle
s’attribue à elle-même8. Contemporaine de la révolution ultralibérale, cette
quête de légitimité scientifique en constitue une pièce essentielle. Les
normes scientifiques et religieuses sont les seules à échapper au débat
politique dans une société démocratique et il faut donc croire et faire croire
que l’économie relève de la science pour la dépolitiser. Ce faisant, la
révolution ultralibérale a renoué à son insu avec les grandes idéologies
scientistes, et notamment avec le socialisme scientifique et sa foi dans
l’existence de lois économiques immanentes, que la sphère politique a pour
mission de mettre en œuvre et non de mettre en question.
Déniant l’existence d’un lien entre la liberté de penser et d’agir et la
sécurité matérielle, la doctrine ultralibérale postule au contraire que
l’insécurité économique des travailleurs et leur exposition au risque sont les
moteurs de leur productivité et de leur créativité. Refusant
l’assujettissement de l’organisation économique à des objectifs sociaux, elle
fait en revanche de la sécurité financière un impératif catégorique dont le
respect doit être imposé aux États par des institutions échappant à tout
contrôle démocratique. Récusant dans son principe l’idée de justice sociale,
elle professe que la répartition du travail et de ses fruits relève de l’ordre
spontané du marché et doit être, elle aussi, soustraite à l’intervention
publique.
Ce corpus dogmatique a largement inspiré les politiques conduites aux
États-Unis et en Grande Bretagne à compter des années 1980, puis par la
Commission européenne à partir du milieu des années 1990. Mme Thatcher,
qui plaçait son action politique sous l’enseigne TINA (There is no
alternative), aurait un jour brandi à la Chambre des communes The
Constitution of Liberty de Hayek, en déclarant « ceci est ce que nous
croyons9 ». Et interrogée après son retrait sur son plus grand succès
politique, elle aurait répondu « Tony Blair ». Cette boutade souligne que les
thèses ultralibérales ont gagné de larges segments de la gauche européenne.
En France même, une bonne partie des réformes économiques et financières
inspirées de l’exemple anglo-américain ont été adoptées par des
gouvernements socialistes10.
La révolution ultralibérale ne s’est pas seulement traduite par la
réforme des Droits nationaux, elle a eu pour corollaire la doctrine
néoconservatrice, qui entendait construire un nouvel ordre international aux
antipodes des vues professées à la fin de la guerre. Là où l’esprit de
Philadelphie en appelait à la coopération entre les États pour « favoriser le
progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté
plus grande » (Ch.NU) et assurer « l’amélioration de la santé, de l’éducation
et du bien-être de tous les peuples » (D.Ph.), les néoconservateurs ont opté
au contraire pour une politique de confrontation avec les pays qui ne
partagent pas leur manière de voir le monde et de mise en concurrence à
l’échelle internationale, non seulement des travailleurs, mais aussi des
Droits et des cultures. Héritée de David Ricardo, l’idée est ici d’inciter
chaque pays à tirer le meilleur parti de ses « avantages comparatifs »
supposés, ce qui implique d’éliminer les « obstacles réglementaires » au
libre jeu des marchés.
Codifiés par les institutions économiques et financières internationales,
les principaux dogmes de ce fondamentalisme économique (l’infaillibilité
du Marché, les bienfaits de la concurrence généralisée, la privatisation des
services publics, la déréglementation du travail, la libre circulation des
capitaux et des marchandises) sont devenus en peu d’années une sorte de
religion officielle. Son culte est célébré par une foule de prédicateurs qui
trouvent quotidiennement dans les grands médias des moyens de
propagation de leur foi, beaucoup plus envahissants que les chaires des
églises d’antan ; et ses préceptes sont observés par les gouvernements de
droite comme de gauche, nonobstant le nombre grandissant des incrédules
et des hérétiques.

Les avatars de « l’Europe sociale »

En dépit de ses succès politiques aux États-Unis et au Royaume-Uni et


de sa mise en œuvre par les organisations économiques internationales,
cette doctrine n’avait pas eu, jusqu’à l’implosion du communisme réel,
d’impact majeur sur les institutions sociales édifiées après-guerre en Europe
de l’Ouest, qu’il s’agisse des services publics, de la sécurité sociale ou
même du statut salarial. Bien au contraire, la marque propre de la
Communauté européenne, par rapport aux autres unions douanières
régionales, avait été de ne pas se cantonner à la libre circulation des
marchandises et des capitaux, mais de se donner comme objectif la
réalisation d’une « Europe sociale » au sein de laquelle la libre circulation
des personnes irait de pair avec « l’amélioration des conditions de vie et de
travail de la main-d’œuvre permettant leur égalisation dans le progrès »
(traité de Rome [1957], art. 117). L’édification de cette « Europe sociale »
est demeurée, malgré l’obstruction politique constante du Royaume-Uni, un
objectif partagé par tous les autres membres de la Communauté européenne
jusqu’à l’élargissement de celle-ci aux anciens pays communistes. Un Droit
social communautaire a ainsi vu le jour, instituant un statut salarial minimal
que les États demeuraient libres de compléter et d’améliorer. Ce Droit
soumet la concurrence entre États et entre entreprises à quelques règles de
police sociale, dont seule la Grande-Bretagne a été sur certains points
exemptée. Malgré la faiblesse et les imperfections de ce « modèle social
européen », la Communauté européenne est demeurée ainsi jusqu’à la fin du
XXe siècle fidèle à l’esprit de Philadelphie, rejeté depuis toujours par les
pays communistes et désormais répudié par les pays anglo-saxons.
L’adhésion des anciens pays communistes fournissait une occasion
historique de fonder définitivement l’Union sur la solidarité entre les
peuples et de donner ainsi un nouveau souffle à son modèle social.
L’Europe aurait pu alors devenir un laboratoire en vraie grandeur de la
solidarité entre pays « riches » et pays « pauvres », c’est-à-dire un modèle
social international d’« égalisation dans le progrès » des conditions de vie et
de travail (Traité européen, art. 136). Il aurait fallu pour cela concevoir cette
adhésion non comme un simple élargissement, mais comme une
réunification de l’Europe.
Une véritable réunification aurait obligé à tenir compte de l’expérience
propre de ces pays et à repenser à nouveaux frais la mise en œuvre du
principe de justice sociale au sein d’une communauté d’États ne partageant
ni la même histoire, ni la même culture politique, ni le même niveau de
richesse matérielle. Elle impliquait la conclusion d’un pacte refondateur de
l’Europe, l’Ouest acceptant de financer largement un « plan Marshall » en
faveur de l’Est, et l’Est acceptant en retour de ne pas recourir au dumping
social et fiscal pour concurrencer les pays dont il recevait l’aide.
L’effondrement de l’Empire soviétique ayant été interprété par les
Occidentaux comme la victoire finale de leur modèle de société et la preuve
historique de sa supériorité absolue, c’est au contraire la voie de
l’élargissement qui a été empruntée, c’est-à-dire celle d’un alignement pur
et simple de l’Est sur les règles en vigueur à l’Ouest. Répétant à grande
échelle l’erreur commise par la République fédérale d’Allemagne –
annexant les Länder de l’Est au lieu de refonder avec eux une nouvelle
Constitution –, l’Europe occidentale a cru pouvoir implanter sans autre
forme de procès « l’acquis communautaire » dans des pays dont l’histoire,
la culture politique et juridique et la richesse étaient en tout point différentes
des siennes. C’est ainsi qu’on a plaqué « l’économie de marché » et le
« dialogue social » sur des pays sans entrepreneurs et sans syndicats, et que
Bruxelles a prétendu faire la loi dans des États au nationalisme rendu
ombrageux par des décennies de soumission à l’Empire soviétique. Là où
une réunification de l’Europe aurait obligé à conclure un nouveau pacte
social tenant compte des inégalités de fait entre les pays membres, et se
donnant pour objectif « l’égalisation dans le progrès » des conditions de vie
et de travail de ses citoyens, l’élargissement a conduit au contraire à saper
les bases politiques d’un modèle social européen déjà fragile.

L’économie communiste de marché

Formées à l’école du communisme réel et fraîchement converties aux


bienfaits du Marché, les classes dirigeantes des nouveaux pays membres ne
pouvaient guère être sensibles à l’esprit de Philadelphie, à son respect du
Droit et à son idéal de démocratie participative. Ils pouvaient en revanche
se rallier sans peine au credo ultralibéral, dans lequel ils retrouvaient
nombre de leurs certitudes anciennes. Non seulement leur conviction de
constituer une avant-garde éclairée qui doit imposer les lois immanentes de
l’économie à des masses ignorantes, mais aussi la nécessité de mettre le
Droit positif en accord avec ces lois. Ils ont pu sans difficulté substituer la
dictature des marchés à celle du prolétariat dans une conception de la
légalité demeurée inchangée. Selon la définition que lui donnaient les
juristes soviétiques, la légalité socialiste « est la méthode pour rendre
effectives la dictature du prolétariat et la construction du socialisme […],
elle est toujours le moyen d’action de l’État socialiste et ne peut devenir un
obstacle à la réalisation de ses tâches historiques11 ». Le système soviétique
se définissait lui-même, bien avant la Communauté européenne, en termes
de « construction » du communisme et non de « régime » politique ou
constitutionnel12. Cette construction l’autorise à s’affranchir à tout moment
de ses propres lois au nom d’une légalité plus haute : celle des « règles de la
vie en commun dans une société socialiste13 », que le pouvoir est le seul à
connaître et dont il peut à tout moment modifier le contenu et sanctionner
l’inobservation. Il suffit de remplacer cette formule par celle des « règles de
l’économie de marché dans un monde globalisé » pour comprendre la
facilité de la conversion d’anciens communistes aux thèses des néolibéraux
et pour pressentir les effets normatifs de leur mariage fusionnel.
Les communistes convertis au Marché ne se sont pas seulement ralliés
à la révolution ultralibérale, ils lui ont apporté leur marque propre. La
tradition libérale n’avait jamais remis en cause la nécessité d’un régime de
Droit au sens de la Déclaration universelle de 1948, c’est-à-dire d’une
instance Tierce, incarnée depuis les Temps modernes par la figure de l’État,
qui transcende les intérêts particuliers et est garante des droits des individus.
Cet Être métaphysique a toujours été dénoncé en revanche par la catéchèse
marxiste, selon laquelle l’État n’est rien d’autre qu’un instrument entre les
mains de la classe dominante. Cet instrument devait donc être combattu en
terre capitaliste et servir la dictature du prolétariat en terre communiste. Une
telle conception se prête beaucoup mieux à l’exercice de la dictature des
marchés que la notion d’État de droit. Aussi domine-t-elle le processus
historique de fusion de ces deux entreprises d’occidentalisation du monde
qu’ont été le capitalisme et le communisme. Ce processus ne signifie
nullement la disparition de l’État, mais bien plutôt sa privatisation, sa
transformation en ce que James Galbraith appelle la Corporate Republic et
qu’on pourrait traduire par la République des affaires14. Typique de cette
transformation est le changement politique majeur survenu en France avec
l’élection présidentielle de 2007 : à des gouvernements dominés depuis
quarante ans par des énarques (formés, malgré tout, au service de l’État) a
succédé un gouvernement dominé par des avocats d’affaires (formés à la
défense des intérêts financiers). La manière dont, depuis l’effondrement des
marchés financiers, on puise sans compter dans l’argent public pour
renflouer des banquiers faillis marque un pas de plus dans cette
privatisation de l’État, et nullement dans la restauration de la figure du Tiers
garant de l’intérêt général.
L’élargissement de l’Europe n’a donc pas conduit à étendre à l’Est
« l’économie sociale de marché », chère à l’Europe des onze (les onze
signataires de l’Accord social de Maastricht), mais à rendre possible la
jonction des ultralibéraux (qui lui avaient toujours été hostiles) et des
dirigeants des pays postcommunistes. Ces derniers se sont reconnus sans
peine dans le « réalisme » ultralibéral, qui partage avec le socialisme
scientifique la même foi dans la validité universelle de « lois de
l’économie » et la même détermination à soustraire ces lois du champ de la
délibération politique. L’Union européenne est ainsi devenue un modèle
accompli de cette « démocratie limitée » que Hayek appelait de ses vœux.
L’absence de véritable scrutin à l’échelle communautaire a permis d’écraser
les résistances électorales lorsqu’elles s’expriment dans des référendums
nationaux. Les dirigeants des pays de l’Union européenne sont parvenus à
contourner successivement le rejet du traité de Maastricht par les électeurs
danois, du traité de Nice par les Irlandais, du Traité constitutionnel par les
électeurs français, hollandais et irlandais. L’habitude se prend de considérer
que les résultats d’un scrutin ne s’imposent que s’ils répondent aux vœux
des dirigeants qui l’organisent. De telles pratiques ne peuvent bien sûr que
détourner les électeurs européens des urnes et discréditer les leçons de
démocratie que l’Europe administre généreusement au reste du monde.
Surtout si elles s’y conjuguent avec la disqualification des vainqueurs
d’élections libres lorsqu’ils ne sont pas ceux que la « communauté
internationale » souhaitait voir élus.
Au lieu d’étendre l’assise du modèle social européen, l’élargissement a
ainsi précipité le renversement de l’esprit de Philadelphie, non seulement
sur le plan social, mais aussi sur le plan diplomatique et militaire, la
« nouvelle Europe » s’engageant, nonobstant l’opposition de sa population,
aux côtés des États-Unis et du Royaume-Uni dans une « guerre contre le
terrorisme », conduite en violation du Droit international et des droits de
l’homme.
L’Europe participe ainsi désormais à sa façon de l’émergence à
l’échelle mondiale de ce que la Constitution de la République populaire de
Chine appelle « l’économie communiste de marché15 ». Édifié sur la base de
ce que le capitalisme et le communisme avaient en commun (l’économisme
et l’universalisme abstrait), ce système hybride emprunte à
l’ultralibéralisme la mise en concurrence de tous contre tous, la libre
circulation des capitaux et des marchandises et la maximisation des utilités
individuelles, et au communisme la « démocratie limitée »,
l’instrumentalisation du Droit (i. e. la substitution du rule by law au rule of
law), l’obsession de la quantification et la déconnexion totale du sort des
dirigeants et des dirigés. Il offre aux classes dirigeantes de tous les pays la
possibilité de s’enrichir de façon colossale (ce que ne permettait pas le
communisme) tout en se désolidarisant complètement du sort des classes
moyennes et populaires (ce que ne permettait pas la démocratie politique ou
sociale des États providence). Une nouvelle oligarchie, qui doit une bonne
part de sa fortune soudaine à la privatisation des biens publics, use ainsi de
la libéralisation des marchés pour s’exonérer du financement des systèmes
de solidarité nationaux.
Cette « sécession des élites » (selon l’heureuse expression de
Christopher Lasch16) est conduite par un nouveau type de dirigeants (hauts
fonctionnaires ou anciens communistes ou militants maoïstes reconvertis
dans les affaires) qui n’ont plus grand-chose à voir avec l’entrepreneur
capitaliste traditionnel. À l’Est comme à l’Ouest, nombre de ces dirigeants,
formés à l’école du marxisme-léninisme ou du maoïsme, ont épousé avec
ferveur les thèses de la déréglementation de l’économie et de la
privatisation des biens publics, dont ils ont été les premiers organisateurs et
bénéficiaires. Cette filiation idéologique est évidente en Chine, en Russie et
dans les anciens pays communistes d’Europe de l’Est ou d’Asie centrale.
Elle est également manifeste dans les pays occidentaux : à la tête de la
Commission européenne17, mais aussi en France, où la plupart des
prédicateurs néoconservateurs sont d’anciens militants d’extrême gauche, et
où la figure de l’oligarque a pu prospérer à la faveur de la privatisation des
entreprises publiques et de l’augmentation vertigineuse de la rémunération
de leurs dirigeants.

1. Voir Harold Berman, Law and Revolution, Harvard University Press, t. I, 1983, et t. II, 2003.
2. Denis Kessler, « Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde ! », Challenges, 4 octobre 2007. Ancien
sympathisant communiste devenu professeur d’économie, puis vice-président exécutif du Medef de 1998 à
2002, M. Kessler est aujourd’hui administrateur de nombreuses grandes entreprises (BNP Paribas, Dexia,
Bolloré, Dassault Aviation et INVESCO) et membre de diverses hautes instances publiques (Conseil
économique et social, Conseil des comptes de la nation, Conseil national des assurances).
3. Voir Friedrich A. Hayek, Droit, législation et liberté. Une nouvelle formulation des principes de justice et
d’économie politique, vol. 2 : Le Mirage de la justice sociale (1976), trad. de l’anglais par R. Audouin, PUF,
1981, p. 123 sq.
4. « Le document tout entier, écrit-il à propos de la Déclaration universelle de 1948, est rédigé dans le jargon
propre à la mentalité organisationnelle, que l’on s’attend à trouver dans les déclarations des dirigeants
syndicalistes ou de l’Organisation internationale du travail […] ; ce jargon n’a rien qui s’accorde avec les
principes sur lesquels repose l’ordre de la Grande Société », Le Mirage de la justice sociale, op. cit., p. 126.
5. Friedrich A. Hayek, Droit, législation et liberté. Une nouvelle formulation des principes de justice et
d’économie politique, vol. 3 : L’Ordre politique d’un peuple libre, PUF, 1983, p. 166 et 180.
6. Ibid., p. 197-198.
7. Ibid., p. 181 et passim chap. XVIII : « Le pouvoir contenu et la politique détrônée », p. 153 sq.
8. Sur l’histoire de la création en 1969 de ce Prix de la banque de Suède en sciences économiques en mémoire
d’Alfred Nobel, contrefaçon réussie des véritables prix Nobel, voir Patrick Moynot, « Nobel d’économie :
coup de maître », Le Monde, 15 octobre 2008.
9. Voir Susan George, La Pensée enchaînée, Fayard, 2007, p. 30.
10. La déréglementation des marchés financiers a été largement l’œuvre du gouvernement Bérégovoy et
l’importation du modèle anglo-américain d’entreprise celle du gouvernement de M. Jospin et de son ministre
de l’Économie, M. Dominique Strauss-Kahn (détaxation des stock-options, autorisation du rachat par les
sociétés de leurs propres actions, etc.).
11. S.A. Golunsky et M.S. Trogovitch, Theory of State and Law, Moscou, 1940 ; cité par Pierre Lavigne « La
légalité socialiste et le développement de la préoccupation juridique en Union soviétique », Revue d’Études
comparatives Est-Ouest, vol. 11, 1980, no 3, p. 11.
12. Tamara Kondratieva, Gouverner et nourrir. Du pouvoir en Russie, Les Belles Lettres, 2002.
13. Aux termes de l’article 69 de la Constitution de l’URSS de 1936, « le citoyen de l’URSS est tenu de se
conformer à la Constitution de l’URSS et aux lois soviétiques, de respecter les règles de la vie en société
socialiste et de porter dignement le haut titre de citoyen de l’URSS ».
14. Voir James K. Galbraith, The Predator State, Free Press, 2008, trad. fr. par Françoise et Paul Chemla, L’État
prédateur, Seuil, 2009.
15. L’expression exacte (qui figure à l’article 15 de la Constitution de la République populaire de Chine) est
(shehuizhuyi shichang jingji) dont la traduction littérale est « économie de marché
socialiste ». La signification acquise du terme « socialiste » sur la scène politique française étant source de
possibles confusions avec l’idée d’économie mixte (qui servit un temps de doctrine au parti socialiste), la
traduction par « économie communiste de marché » m’a paru préférable.
16. Christopher Lasch, The Revolt of the Elites : And the Betrayal of Democracy, 1995, trad. fr. La Révolte des
élites et la trahison de la démocratie, Climats, 1996.
17. L’actuel président de la Commission, M. José Manuel Durão Barroso, a commencé sa carrière comme
membre du Mouvement de réorganisation du parti du prolétariat, groupe maoïste radical, avant de devenir
l’un des architectes de l’alliance des néoconservateurs américains et des anciens pays communistes
européens.
II

La privatisation de l’État providence

L’idée de justice sociale est aussi ancienne que la philosophie du Droit.


Aristote lui-même voyait dans la « réciprocité proportionnelle » une
troisième forme de justice nécessaire à la vie de la Cité, à côté de la justice
distributive et de la justice corrective : « La réciprocité veut qu’on rende en
proportion et non selon le principe de l’égalité. […] C’est en effet parce que
l’on retourne en proportion de ce que l’on reçoit que la Cité se maintient1. »
La même idée se retrouve au début du XVIIe siècle sous la plume de
Francis Bacon, s’interrogeant sur les causes des troubles et des séditions :
« Le gouvernement doit prendre des mesures pour éviter que tout l’argent
ne s’accumule en un petit nombre de mains […] ; l’argent, comme le
fumier, ne fructifie que si on prend soin de le répandre2. » La Déclaration de
Philadelphie ne disait pas autre chose lorsqu’elle réaffirmait, à la lumière de
l’expérience de la Seconde Guerre mondiale, qu’« une paix durable ne peut
être établie que sur la base de la justice sociale » et que « la pauvreté, où
qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous ». Son apport
propre a été de donner de la justice sociale une définition à vocation
universelle et de faire de sa réalisation un « objectif fondamental » liant la
politique économique de tous les États.
Était ainsi tracée une voie propre à tenir également à distance les effets
dévastateurs du « Tout-Marché » et les effets liberticides du « Tout-État ».
Généralisant la politique du New Deal, la Déclaration de Philadelphie ne
promouvait nullement la destruction du capitalisme. Elle visait au contraire
à assurer sa pérennité en insérant les marchés dans un cadre normatif propre
à assurer leur fonctionnement sur le temps long de la succession des
générations. Face au Droit commun des contrats, qui envisage les êtres
humains comme des monades sans chair et sans histoire, le Droit social a
fait réapparaître sur la scène des échanges leur inscription dans une chaîne
générationnelle, ainsi que leurs détraquements physiques et les liens de
solidarité qui les unissent ou les opposent.
Dénoncé comme un « mirage » par les penseurs de l’ultralibéralisme3,
le principe de justice sociale a disparu de l’agenda de la globalisation à la
faveur de la conversion des régimes communistes à l’économie de marché.
Mais comme toutes les contre-révolutions, celle-ci ne pouvait effacer
l’histoire. Englobant ce qu’elle visait à détruire (l’État providence à l’Ouest
et le communisme réel à l’Est), elle a entraîné, non la disparition, mais la
privatisation de l’État social.
La constitution d’un espace financier, technique et économique qui
ignore les frontières nationales va de pair avec l’utopie d’un monde plat4,
peuplé d’individus titulaires des mêmes droits et sans autres obligations que
celles dont ils conviennent. À la différence des utopies totalitaires du
XXe siècle, celle-ci ne vise nullement à la disparition des droits individuels,
dont elle postule au contraire l’autosuffisance. La définition des droits de
chacun n’aurait pas besoin de se référer à un principe de justice qui les
transcende, mais pourrait procéder seulement du jeu de leurs différences et
de leurs oppositions. Toute imposition d’une règle extérieure aux individus
est désormais perçue comme un mal qu’il convient de réduire le plus
possible à défaut de pouvoir l’éradiquer tout à fait.
Il s’agit donc d’un programme, non de dépérissement mais de
déconstruction du Droit, au sens postmoderne du terme. Le père du concept
de déconstruction, Jacques Derrida, a du reste lui-même soutenu que l’idée
de justice n’était au fond rien d’autre que l’expression d’un désir
individuel : « Le désir d’un don sans échange, sans calcul, sans règle et sans
raison » ; et, poursuit-il, « la déconstruction est folle de cette justice-là.
Folle de ce désir de justice. Cette justice-là, qui n’est pas le droit, c’est le
mouvement même de la déconstruction à l’œuvre dans le droit et dans
l’histoire du droit et dans l’histoire tout court »5. Cette définition (folle en
effet) de la justice, référée à la seule subjectivité de chacun et œuvrant à la
déconstruction du Droit, est le pendant philosophique de la disqualification
de la justice sociale par les ultralibéraux, qui y voient une aspiration
sentimentale impropre à fonder un Droit digne de ce nom. Se manifestent
ici les liens profonds qui unissent la philosophie postmoderne et
l’ultralibéralisme. Ils partagent un même fétichisme du signifiant :
linguistique dans un cas, monétaire dans l’autre6.
La « pulvérisation du Droit en droits subjectifs7 » laisse alors le champ
libre à l’ajustement mutuel d’individus armés des mêmes droits. Réduit à
l’état de monade contractante et calculante, l’être humain ne devrait être
soumis qu’à deux types de règles : celles qui auraient une base scientifique
et celles qu’il se fixe librement à lui-même. On distribue à tous les mêmes
droits individuels comme on leur distribuerait des armes et l’on espère faire
ainsi advenir une société entièrement contractuelle où il n’y aurait
d’obligation que consentie. Alors que tout le Droit social s’était construit
sur une mise en doute méthodique du consentement du faible à la volonté
du fort, ce consentement redevient, avec la déconstruction du Droit social,
la condition nécessaire et suffisante de l’obligation juridique.
Cette déconstruction fait perdre au Droit social sa capacité de rendre
les citoyens solidaires. Le Droit du logement se délite, mais apparaît le
« droit individuel opposable au logement8 ». Les travailleurs précaires sont
privés d’indemnités de licenciement, mais les dirigeants salariés des
grandes entreprises sont dotés d’immenses « parachutes dorés ». Les
prélèvements obligatoires sont passionnément dénoncés lorsqu’il s’agit de
financer sécurité sociale ou services publics, mais deviennent un impératif
mondial lorsqu’il s’agit de rémunérer les droits de propriété intellectuelle9.
La règle du repos dominical est démantelée réforme après réforme, et, avec
elle, le cadre normatif propre à assurer une vie sociale et familiale normale,
mais sont instaurés des contrats de responsabilité parentale, censés pallier
les carences des parents privés de temps partagé avec leurs enfants10. Le
statut salarial se fracture, entraînant des inégalités vertigineuses sur le
marché du travail, mais il n’est pas d’année où le principe d’égalité ne soit
invoqué pour allonger la liste des discriminations prohibées par le Code du
travail. De 1985 à 2006, cette liste des discriminations a été allongée à onze
reprises, soit en moyenne une fois tous les deux ans. Durant la même
période la proportion de salariés en intérim ou contrat à durée déterminée a
été multipliée par quatre. La liquidation des différences qualitatives entre
les personnes a ainsi pour corollaire la légitimation des différences
quantitatives, fondées sur le niveau et la sécurité de leurs revenus, c’est-à-
dire sur l’argent.
La privatisation de l’État providence ne conduit donc pas à faire
disparaître les droits sociaux mais à en concentrer le bénéfice sur ceux qui
en ont le moins besoin. Par référence à un verset fameux de l’Évangile
selon saint Matthieu (« À celui qui a, il sera beaucoup donné et il vivra dans
l’abondance, mais à celui qui n’a rien, il sera tout pris, même ce qu’il
possédait »), les spécialistes parlent d’« effet Matthieu » pour désigner la
capacité des forts à devenir les premiers bénéficiaires des dispositifs visant
à améliorer le sort des faibles11. L’école de la République consacre ainsi en
moyenne beaucoup plus d’argent pour les enfants issus de milieux aisés que
pour ceux d’origine modeste ; les ouvriers et employés cotisent plus
longtemps que les cadres pour des retraites abrégées par une espérance de
vie plus faible, etc. L’effet Matthieu n’a rien de nouveau mais, jusqu’à une
date récente, il ne se manifestait que du point de vue des prestations. D’un
côté les plus riches bénéficiaient davantage que les pauvres des dépenses
publiques ou sociales, mais d’un autre côté ils payaient d’autant plus
d’impôts ou de cotisations sociales que leurs revenus étaient élevés. L’une
des nouveautés de l’économie communiste de marché réside dans
l’apparition d’une oligarchie qui a la possibilité de bénéficier pleinement
des mécanismes de solidarité sans devoir y contribuer à proportion de ses
revenus. Loin de faire disparaître les institutions fondées sur la solidarité,
les réformes ultralibérales ont facilité leur prédation.
Cette prédation a été facilitée par la mise en concurrence des
législations fiscales et sociales, qui a engagé tous les pays dans une course à
la baisse des prélèvements obligatoires sur les revenus des plus fortunés.
Ces derniers peuvent percevoir leurs revenus là où les prélèvements
obligatoires sont faibles ou inexistants, et bénéficier des services publics et
de la sécurité sociale là où ils sont les plus efficaces. Depuis une quinzaine
d’années, la Cour de justice des communautés européennes (CJCE), bien
qu’elle n’ait en principe pas compétence en matière de fiscalité directe, s’est
fondée sur les libertés économiques garanties par le Traité pour désarmer
les États membres face à ces stratégies d’évasion fiscale12. Chaque pays est
ainsi incité à alléger la fiscalité sur les hauts revenus et à dispenser leurs
détenteurs de l’obligation de rendre à la Cité à proportion de ce qu’ils en
reçoivent. Bien qu’il n’en constitue qu’une manifestation parmi d’autres, le
« bouclier fiscal » adopté en 2007 est devenu en France le symbole de cette
rupture de l’égalité proportionnelle dans la contribution aux charges
publiques13. Il met les plus riches à l’abri du risque d’augmentation des
prélèvements obligatoires, augmentations qui pèsent dès lors exclusivement
sur les pauvres et les classes moyennes. Dans le même temps, une part
croissante de l’argent public est employée à protéger les avoirs et soutenir
les revenus de cette oligarchie financière, notamment au travers de
l’accroissement de la dette publique. Loin de freiner ce mouvement,
l’implosion des marchés financiers lui a donné un nouvel élan. Le recours
massif à l’argent public pour renflouer des banquiers ou des assureurs faillis
sans nationaliser leurs entreprises ne signifie nullement un « retour de
l’État », mais bien plutôt un pas de géant dans le sens de sa prédation, déjà à
l’œuvre depuis longtemps en matière de services publics, de sécurité sociale
ou de Droit du travail.
C’est en matière de services publics que la privatisation des institutions
de l’État social est la plus évidente. Il y avait après-guerre de bonnes raisons
de soustraire au Marché des produits ou services qui, comme l’électricité, le
gaz, la poste, les autoroutes, les chemins de fer, reposent sur un réseau
technique unique à l’échelle du territoire, répondent à des besoins
également partagés par toute la population et dont la gestion et l’entretien
s’inscrivent dans un temps long qui n’est pas celui des marchés. La France
s’était dotée en ce domaine de structures juridiques particulièrement
adaptées, hybrides de Droit privé et de Droit public, qui avaient fait la
preuve de leur capacité à conjuguer efficacité économique et justice sociale.
Le bilan particulièrement désastreux de la privatisation de ces services dans
les pays anglo-saxons aurait donc dû inciter à faire évoluer ces structures
plutôt qu’à les privatiser. L’entêtement en ce sens ne s’explique pas
seulement par la force du credo ultralibéral et les pressions de la
Commission européenne. Il s’explique surtout par les opportunités
d’enrichissement considérable que cette privatisation représente pour les
cadres dirigeants ou les actionnaires de ces entreprises assurées d’un
monopole de fait sur des clientèles captives.
Un autre aspect de la prédation des services publics réside dans la
dégénérescence corporative de la fonction publique. Dans une société
comme la France, suspendue à un État centralisé, le sentiment de justice
dépend de la vertu des grands corps qui l’administrent14. Leur dévouement
et leur sens de l’intérêt général sont censés irradier de proche en proche tous
les rouages de l’État, jusqu’au plus humble de ses serviteurs. Ce sont les
devoirs attachés à une charge publique (ce que les médiévaux appelaient
l’officium) qui justifient les avantages concédés à son titulaire (le
beneficium). Cet esprit de service public a été mis à mal par la conversion
des dirigeants aux valeurs du secteur marchand (théorisée récemment sous
le nom de New Public Management) et par la pratique du pantouflage, qui
leur permet de conserver le bénéfice sans avoir la charge. Dès lors que les
dirigeants ne sont plus l’image de la vertu, mais au contraire celle du
cynisme et de la cupidité, ceux qui cumulent tous les avantages prêchent en
vain l’ascèse à ceux qui subissent les rigueurs du temps. L’égoïsme des
dirigeants devient contagieux. Chacun s’applique à « maximiser ses utilités
individuelles », à s’agripper à ses avantages ou à ce qui lui en reste et à
« pantoufler » plutôt que de se tuer à la tâche. L’incapacité de se passer de
l’État n’a alors d’égal que l’impossibilité de lui faire plus longtemps
confiance. Alors que la fonction publique et les services publics sont à bien
des égards la colonne vertébrale d’un pays comme la France, ils se trouvent
aujourd’hui doublement menacés de calcification et de désagrégation. De
calcification par les partisans du statu quo, plus soucieux de la défense de
leur rente de situation que du service du public. Et de désagrégation par les
apôtres (souvent intéressés) de sa privatisation ou de son alignement sur le
modèle des entreprises du secteur marchand.
C’est en matière de sécurité sociale que les enjeux financiers du
dépeçage de l’État social sont les plus élevés. Les régimes de retraite ont été
une cible privilégiée des politiques de captation par l’oligarchie financière
des institutions héritées de l’État providence. Dans les pays où elle a été
adoptée, la capitalisation de ces régimes a permis d’alimenter le casino
boursier tout en exposant les travailleurs qui les financent au risque,
aujourd’hui avéré, de ne toucher que des pensions misérables. Là où les
régimes de répartition ont été maintenus, ce sont les travailleurs précaires
qui ont été les principaux perdants de leurs réformes tandis que les
dirigeants salariés des grandes entreprises ont vu s’accumuler sur leurs têtes
de fastueuses « retraites chapeaux ». Mais la prédation des mécanismes de
solidarité est une tendance générale qui se manifeste dans toutes les
branches de la sécurité sociale. Parmi les facteurs de l’actuelle faillite de
l’assurance maladie, il faut compter ainsi le poids politique des lobbies
médicaux, qui tirent l’essentiel de leurs revenus de prélèvements
obligatoires, mais ne veulent accepter aucune contrainte en contrepartie. Au
nom de « l’activation » des dépenses de l’assurance chômage, une partie
des ressources de celle-ci a ainsi été détournée des chômeurs vers les
entreprises. Lorsqu’ils ont perdu leur emploi, les traders londoniens qui ont
œuvré à la faillite du système financier ont pu, en application du Droit
social communautaire, percevoir des caisses françaises de chômage
auxquelles ils n’ont jamais cotisé, des indemnités représentant quatre fois le
montant du plafond de la sécurité sociale (soit 6 366,80 € mensuels en
septembre 2008)15. À l’inverse, la travailleuse pauvre qui enchaîne des
emplois précaires à temps partiel justifie difficilement d’une période de
cotisations suffisante pour avoir droit à des allocations chômage et elle a
perdu, avec les dernières réformes de l’assurance vieillesse, toute chance de
percevoir une retraite décente.
En dépit de cette dégradation, la sécurité sociale est l’institution qui a
dans l’ensemble le mieux résisté au programme de déconstruction de l’État
providence. Malgré la violence des attaques portées contre eux au nom de la
liberté individuelle ou du poids excessif de leur financement, les systèmes
de solidarité ont fait preuve d’une remarquable robustesse, du moins dans la
« vieille Europe ». Un bilan rigoureux des effets de trente ans de politique
ultralibérale en matière de sécurité sociale devrait donc distinguer
soigneusement selon les risques couverts et les pays concernés. Dans un
pays comme la France, les partenaires sociaux et l’État sont parvenus,
souvent dans la douleur, à adopter des réformes propres à sauvegarder la
pérennité de l’assurance vieillesse et de l’assurance chômage. L’assurance
maladie, en revanche, s’enfonce dans la faillite financière, faute notamment
pour l’État d’avoir été capable d’en adopter une réforme indexée sur
l’intérêt général, et non sur des considérations électorales.
C’est enfin en Droit du travail que l’effet Matthieu est aujourd’hui le
plus manifeste. Les réformes conduites au nom de son adaptation aux
besoins des marchés n’ont nullement conduit à supprimer les « acquis » de
l’État providence, mais bien plutôt à rogner ou supprimer les protections là
où elles étaient le plus nécessaire tandis qu’elles continuent de s’empiler en
haut de l’échelle salariale. Les dirigeants des grandes entreprises ont utilisé
un certain nombre de mécanismes issus du Droit du travail (indemnités de
rupture, retraites supplémentaires, actionnariat salarié) pour s’octroyer des
revenus vertigineux, quand bien même ils conduisaient leurs entreprises à la
ruine. À l’autre bout de l’échelle, le Droit de l’emploi est devenu le lieu le
plus visible du renversement des rôles qui s’est opéré entre l’État,
l’entreprise et la finance. Là où, dans la tradition colbertiste, l’État dictait
les grandes lignes d’une politique économique que les grandes entreprises
mettaient en œuvre et que les financiers devaient servir, ce sont aujourd’hui
les objectifs financiers qui dictent la conduite des entreprises, tandis que le
coût des sacrifices humains qui en résultent est supporté par l’État, soit
directement par le financement des politiques de l’emploi, soit
indirectement lorsqu’il doit faire face à la misère, la violence et l’insécurité.
Les personnes visées par les dispositifs d’aide publique à l’accès à
l’emploi sont qualifiées par la loi de « bénéficiaires », et non pas de
titulaires de l’emploi qu’ils occupent. « Bénéfices » misérables, dont le
montant dépasse rarement le salaire minimum pour un travail à temps plein
(1 337,70 € brut, soit environ 1 050 € net mensuels au 1er juillet 2009). À
l’inverse on parle aujourd’hui de « création de valeur » pour désigner, non
pas le travail, mais les bénéfices – bien réels ceux-là – versés aux
actionnaires. Voir dans le travail, non la cause, mais un effet de la richesse,
est proprement renversant. L’illusion n’est pas nouvelle et l’évêque
Adalbéron de Laon en faisait déjà la remarque au roi de France aux
alentours de l’an mil : « Le maître est nourri par le serf, lui qui prétend le
nourrir. Et le serf ne voit point la fin de ses larmes et de ses soupirs16. »

1. Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 8, cité et commenté par Clarisse Herrenschmidt, Les Trois Écritures.
Langue, nombre, code, Gallimard, 2007, p. 293 sq.
2. Francis Bacon, Essais de morale et de politique (1625), L’Arche, 1999, p. 67.
3. Friedrich A. Hayek, Le Mirage de la justice sociale, op. cit.
4. Thomas Friedman, The World is Flat, Penguin Books, 2005, trad. fr. La Terre est plate, Saint-Simon, 2006.
5. Jacques Derrida, Force de loi. Le « Fondement mystique de l’autorité », Galilée, 1994-2005, p. 56.
6. Sur cette critique du postmodernisme, voir Augustin Berque, Ecoumène. Introduction à l’étude des milieux
humains, Belin, 2000, p. 26 sq. Voir aussi dans une perspective marxiste, Nkolo Foé, Le Post-modernisme et
le nouvel esprit du capitalisme. Sur une philosophie globale d’empire, Codesria, 2008.
7. Jean Carbonnier, Droit et passion du droit sous la V e République, Flammarion, 1996, p. 121 sq.
8. Voir Conseil d’État, Rapport public 2009. Droit au logement, droit du logement, La Documentation
française, 2009.
9. Voir l’accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC ; en
anglais : TRIPS) annexé à l’accord de Marrakech instituant l’OMC.
10. Code de l’action sociale et des familles, art. L. 222-4-1 (loi du 31 mars 2006).
11. Matthieu, XXV,29. La mise en évidence de cet effet a d’abord été le fait de Robert Merton en matière de
financement de la recherche, « The Matthew Effect in Science », Science, vol. 159, 1968, p. 56 sq. Sur sa
pertinence en matière sociale, voir Hermann Deleeck, « L’effet Matthieu », Droit social, 1979, p. 375 ;
Jacques Bichot, « L’effet Matthieu revisité », Droit social, 2002, p. 575.
12. Voir notamment ses arrêts Bachmann (C-204/90 du 28 janvier 1992), Schumacker (C-279/93 du 14 février
1995), de Lasteyrie du Saillant (C-9/02 du 11 mars 2004), Laboratoires Fournier (C-39/04 du 10 mars 2005)
ou Manninen (C-319/02 du 7 septembre 2004). Les arrêts les plus récents semblent mettre un frein à cette
politique de désarmement fiscal des États (voir l’arrêt Krankenheim Ruhesitz am Wannsee-Seniorenheimstatt,
C-157/07 du 23 octobre 2008, publié in Droit fiscal, 2008, no 50, p. 616, comm. J.-Chr. Garcia).
13. Ce dispositif limite le taux d’imposition des contribuables ayant les plus hauts revenus. Fixé à 60 % du
revenu en 2006, il a été abaissé à 50 % du revenu déclaré par la loi Travail emploi pouvoir d’achat (TEPA)
du 21 août 2007. En application de cette loi en 2008, 834 bénéficiaires, disposant d’un patrimoine supérieur à
15,5 millions d’euros, ont perçu de l’État en moyenne 368 261 euros chacun.
14. Au jeu des analogies, la bureaucratie céleste convient mieux que la noblesse d’Ancien Régime pour
caractériser la grandeur et la décadence de nos « élites » (voir Jacques Gernet, L’Intelligence de la Chine. Le
social et le mental, Gallimard, 1994, spéc. p. 31 sq. ; et du même auteur : « Organisation, principes et
pratiques de l’administration chinoise [11o-19o s.] », in Servir l’État, EHESS, 1987, p. 11 sq. ; Étienne
Balazs, La Bureaucratie céleste, Gallimard, 1968).
15. Le Point, 19 septembre 2008.
16. Lettre à Robert le Pieux (circ. 1020), citée par Jacques Le Goff, La Civilisation de l’Occident médiéval,
Arthaud, 1964, p. 319-320.
III

Le Marché total

Pour faire du marché un principe général de régulation de la vie


économique, il faut faire comme si la terre, le travail et la monnaie étaient
des marchandises, alors que ce n’est bien sûr pas le cas1. L’économie de
marché repose ainsi sur des fictions juridiques. Or les fictions juridiques ne
sont pas des fictions romanesques : elles ne sont soutenables, dans les sens
à la fois français et franglais du mot, qu’à la condition d’être humainement
vivables. Sans un Droit de l’environnement qui protège effectivement les
ressources naturelles, on ne pourra faire longtemps comme si la nature était
une marchandise. Et sans un Droit social qui protège effectivement les
« ressources humaines », on ne peut assurer la pérennité des marchés du
travail. En proclamant que « le travail n’est pas une marchandise » et en
exigeant « l’extension des mesures de sécurité sociale en vue d’assurer un
revenu de base à tous ceux qui ont besoin d’une telle protection ainsi que
des soins médicaux complets », la Déclaration de Philadelphie engageait les
États à se doter d’un Droit du travail et de la sécurité sociale propre à
garantir la sécurité physique et économique des salariés et de leurs familles,
c’est-à-dire à poser les étais juridiques indispensables au fonctionnement
des marchés du travail sur le temps long de la succession des générations.
Ces étais ont été posés au niveau national et ils sont progressivement
démantelés dans le contexte de la globalisation. Il en va de même des
marchés monétaires, dont la déréglementation a été conduite avec un esprit
de système dont on commence seulement à percevoir les effets ravageurs.
Privées de ces étais, les règles du libre-échange perdent leur ancrage dans la
diversité des hommes, des territoires et des produits. On peut continuer un
certain temps à faire comme si le travail, la terre ou la monnaie existaient
indépendamment des travailleurs, des milieux naturels ou de l’économie
réelle, mais ces fictions finissent nécessairement par s’écrouler, rattrapées
par le principe de réalité. Contrairement à la foi naïve des adorateurs du
Marché, le démantèlement des Droits nationaux ne permet nullement
l’avènement de « l’ordre spontané du Marché », mais conduit bien au
contraire à saper les bases institutionnelles des marchés. Il n’existe pas en
effet une Économie de Marché, mais une diversité de dispositifs juridiques
instituant différents types de marchés : différents selon la nature des
produits et services échangés, mais aussi selon les histoires et les cultures
juridiques.
Prendre la mesure exacte du processus actuel de démantèlement des
bases institutionnelles des marchés suppose de distinguer deux types de
phénomènes bien différents, aujourd’hui confondus sous les mots fétiches
de « globalisation » ou « mondialisation ». L’abolition des distances
physiques dans la circulation des signes entre les hommes est un
phénomène structurel, qui procède des nouvelles techniques de
numérisation. En revanche, la libre circulation des capitaux et des
marchandises est un phénomène conjoncturel, qui procède de choix
politiques réversibles (démantèlement des frontières commerciales) et de la
surexploitation temporaire de ressources physiques non renouvelables (prix
artificiellement bas des transports). C’est la conjugaison de ces deux
phénomènes différents qui conduit à l’utopie d’un Marché total, sous
l’égide duquel les hommes, les signes et les choses ont tous vocation à être
rendus commensurables et mobilisables dans une compétition devenue
globale, c’est-à-dire à être « liquidés » au sens juridique du terme2.
Ce Marché est total au sens donné à ce mot par Ernst Jünger au sortir
de la Grande Guerre, pour désigner un mode d’organisation fondé sur la
mobilisation d’absolument toutes les ressources humaines, techniques et
naturelles, afin « d’être en mesure, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, de
les envoyer au front où un processus sanglant de consommation jouait le
rôle du marché3 ». La Première Guerre mondiale a été le moment fondateur
de cette transformation des hommes en combustible alimentant le
fonctionnement monotone d’une machine de guerre semblable à « une
turbine alimentée en sang humain ». Les méthodes d’organisation adoptées
après-guerre se sont conformées à ce modèle de gestion et ont visé à
convertir toute espèce d’être ou de chose en énergie disponible, donnant
naissance à l’univers managérial qui est encore le nôtre et que dès 1932
Jünger dépeignait en ces termes :

« Le propre de notre situation consiste en ceci que la contrainte du record règle nos
mouvements et que le critère de performance minimale qu’on réclame de nous accroît
l’ampleur de ses exigences de façon ininterrompue. Ce fait interdit totalement que la vie
puisse en quelque domaine que ce soit se stabiliser selon un ordre sûr et indiscutable. Le
mode de vie ressemble plutôt à une course mortelle où il faut bander toutes ses énergies pour
ne pas rester sur le carreau4. »

Si la compétition économique est devenue le but ultime de l’ordre


juridique, c’est en raison de l’adhésion au dogme selon lequel
l’accroissement de la production et du commerce est une fin en soi, et que
cette fin ne peut être atteinte que par une mise en concurrence généralisée
de tous les hommes dans tous les pays. C’est par l’exposition de ce dogme
que s’ouvre l’accord de Marrakech instituant l’Organisation mondiale du
commerce (OMC). Selon le premier alinéa du préambule de cet Accord, les
rapports entre les États dans le domaine commercial doivent « être orientés
vers le relèvement des niveaux de vie, la réalisation du plein emploi et d’un
niveau élevé et toujours croissant du revenu réel et de la demande effective,
et l’accroissement de la production et du commerce de marchandises et de
services ». Le contraste avec la Déclaration de Philadelphie est saisissant.
L’augmentation d’indicateurs économiques quantifiables (taux d’emploi,
niveau élevé et toujours croissant [sic] des revenus et de la demande) et
« l’accroissement de la production et du commerce de marchandises et de
services » sont traités ici comme des fins en soi. Les êtres humains ont
disparu de la liste des objectifs assignés à l’économie et au commerce, et
avec eux toute référence à leur liberté, à leur dignité, à leur sécurité
économique et à leur vie spirituelle.
Le contraste n’est pas moins grand quant à la méthode de réalisation de
ces objectifs. Selon l’alinéa 3 du préambule, cette réalisation implique « la
conclusion d’accords visant, sur une base de réciprocité et d’avantages
mutuels, à la réduction substantielle des tarifs douaniers et des autres
obstacles au commerce et à l’élimination des discriminations dans les
relations commerciales internationales ». Là où la Déclaration de
Philadelphie envisageait les règles commerciales comme un moyen dont
l’efficacité devait être appréciée au regard des objectifs de justice sociale
assignés aux États, l’Accord OMC voit disparaître toute hiérarchisation des
moyens et des fins. Aucune procédure n’est prévue, qui permettrait de
mesurer l’efficacité de la généralisation de la libre circulation des capitaux
et des marchandises à l’échelle du monde au regard des objectifs de niveau
de vie, de taux d’emploi ou de revenus. Le démantèlement des frontières
commerciales est posé comme une fin en soi, rendant inutile toute
évaluation de ses effets réels. Dans cette nouvelle dogmatique, la mise en
concurrence est devenue le but et les hommes un simple moyen d’atteindre
ce but. Plus aucune référence n’est faite à la nécessité d’une action
internationale visant « à éviter des fluctuations économiques graves [et] à
assurer une plus grande stabilité des prix mondiaux des matières premières
et denrées » (D.Ph. art. IV). La concurrence doit s’exercer pleinement, aussi
bien entre les hommes qu’entre les entreprises et les États, qui doivent tous
cultiver leur « avantage comparatif5 ».

Le darwinisme normatif

Sur ce Marché total, le Droit (tout comme la religion, les idées ou les
6
arts ) est considéré comme un produit en compétition à l’échelle du monde,
où s’opérerait la sélection naturelle des ordres juridiques les mieux adaptés
à l’exigence de rendement financier. Au lieu que la libre concurrence soit
fondée sur le Droit, c’est le Droit qui devrait être fondé sur la libre
concurrence. Ce darwinisme normatif avait déjà été théorisé par Hayek. Ne
croyant pas à « l’acteur rationnel » en économie, il se fiait à la sélection
naturelle des systèmes normatifs, par la mise en concurrence des droits et
des cultures à l’échelle internationale. Selon lui, les adeptes du darwinisme
social ont eu le tort de se focaliser sur la sélection des individus
congénitalement les plus aptes, processus trop lent pour pouvoir être pris en
compte, « alors qu’ils méconnaissaient l’évolution – décisivement
importante – par sélection des règles et pratiques7 ».
Dans le domaine des échanges économiques, ce sont les libertés
associées au libre-échange (liberté d’établissement, de prestation de
services et de circulation des capitaux et des marchandises) qui sont
invoquées pour autoriser les investisseurs et les entreprises à se soustraire
aux lois des pays où ils opèrent et à en choisir une autre, qui leur est plus
profitable. Jadis cantonnée au Droit de la mer, la pratique des pavillons de
complaisance se répand ainsi sur terre, sous la forme d’un law shopping, qui
traite les droits nationaux comme des produits en compétition sur un
marché international des normes8. En Europe, cette orientation est
activement promue par la Cour de justice des communautés européennes
qui a consacré le droit pour une entreprise d’éluder les règles de l’État où
elle exerce toutes ses activités en s’immatriculant dans un autre État dont
les règles sont moins contraignantes9. La représentation juridique du monde
à l’œuvre dans ces évolutions est celle d’un « marché des produits
législatifs » ouvert au choix d’individus libres de se placer sous la loi qui
leur est la plus profitable.
Pour aider les « consommateurs de droit » à faire leur choix sur ce
« marché des normes », la Banque mondiale publie chaque année depuis
2004, dans le cadre de son programme Doing Business, un rapport évaluant
les droits nationaux à l’aune de l’efficacité économique10. La base de
données chiffrées ainsi tenue à jour est destinée à fournir des « mesures
objectives » du Droit de cent soixante-dix-huit pays (rebaptisés
« économies »). Elle contient notamment des indicateurs chiffrés de la
« rigidité » des droits du travail de ces pays. Le rapport « Doing Business »
2005 contient par exemple un chapitre intitulé « Hiring and Firing
Workers », qui est spécialement consacré à la mesure des entraves à
l’investissement que représenterait dans chaque pays le Droit du travail. Le
tableau comparatif de tous les droits du travail du monde est construit
autour des indicateurs suivants : difficulté d’embauche ; difficulté de
l’allongement ou de la réduction de la durée du travail ; difficulté du
licenciement économique d’un travailleur ; indice de rigidité de l’emploi ;
coût d’embauche et coût des licenciements11. On aura compris que
« difficultés » ou « rigidités » désignent des règles, et « coûts » des droits
protecteurs des salariés. L’indice de « rigidité de l’emploi » inflige ainsi des
points de pénalité aux États qui reconnaissent trop de droits aux travailleurs,
tels qu’une protection sociale aux salariés à temps partiel ; des salaires
minima jugés trop élevés par la Banque (20 dollars par mois est ainsi jugé
trop élevé pour les pays africains) ; une limitation à moins de soixante-six
heures par semaine de la durée du travail ; un préavis de licenciement ou
des programmes de lutte contre la discrimination raciale ou sexuelle12.
L’instauration de ce « marché des produits législatifs » doit conduire à
l’élimination progressive des systèmes normatifs les moins aptes à satisfaire
les attentes financières des investisseurs. La compétition que se livrent les
entreprises sous l’égide des marchés financiers ne devrait donc pas se
cantonner à la sphère économique, mais devenir le principe d’organisation
de la sphère juridique. Ce darwinisme normatif est aujourd’hui relayé en
France par de hauts magistrats13, et les critiques qui lui sont adressées visent
moins le principe de cette notation que la « note » attribuée aux Droits
continentaux (jugés moins « compétitifs » que ceux des pays de Common
law)14.
Depuis son élargissement aux pays postcommunistes, l’Union
européenne est devenue une terre d’élection de cette mise en concurrence
des législations sociales et fiscales des États membres. Tel est l’objet de la
méthode ouverte de coordination consacrée par le traité d’Amsterdam15.
Cette technique de gouvernance vise à décliner dans le domaine social les
grandes orientations de la politique économique de la Communauté, et
notamment à promouvoir l’adaptation de la main-d’œuvre aux besoins des
marchés. Les « performances » des États au regard des objectifs qui leur
sont fixés sont mesurées par des batteries d’indicateurs chiffrés élaborés par
la Commission et régulièrement réexaminés au sein de peer reviews
(évaluation par les pairs). Ainsi incités à améliorer leur score statistique, les
mauvais élèves de la classe européenne sont censés suivre l’exemple des
bons, selon la technique dite de benchmarking (étalonnage).
À cette mise en compétition « douce » et sans force juridique
contraignante s’ajoute celle qu’impose depuis peu la Cour de justice des
communautés européennes. Bien qu’ignorée des médias et du grand public,
cette juridiction détient une part essentielle du pouvoir législatif dans
l’Union européenne. À l’instar des cours souveraines de l’Ancien Régime
ou des Hautes Cours de Common law, elle statue pour l’avenir par
disposition générale et à l’égard de tous, comme la loi elle-même.
Composée d’un juge par État membre, la Cour échappe aux règles de
pondération démographique qui régissent le Parlement ou le Conseil
européen. Aussi est-elle devenue, à la faveur de l’alliance idéologique des
pays de la « Nouvelle Europe » (pays postcommunistes et ultralibéraux), un
levier particulièrement puissant de mise en œuvre de l’économie
communiste de marché. Se détournant de l’objectif « d’égalisation dans le
progrès » qui figure dans le Traité européen et qui inspirait sa jurisprudence
antérieure, elle s’emploie désormais à permettre aux entreprises installées
dans ces pays à bas salaires et faible protection sociale d’utiliser à plein cet
« avantage comparatif ». À cette fin, la Cour a exempté ces entreprises du
respect des conventions collectives16, ainsi que des lois indexant les salaires
sur le coût de la vie17 ; elle a écarté les présomptions de salariat posées par
les droits des pays étrangers où elles opèrent18 ; elle a condamné les
dispositifs permettant aux États d’accueil de contrôler efficacement le
respect des droits des travailleurs qu’elles emploient19 ; elle a affirmé que le
recours aux pavillons de complaisance ressortissait au principe de libre
établissement20 ; elle a interdit en principe les grèves contre les
délocalisations21. Dans l’un des arrêts les plus récents rendus dans cette
veine, la Cour affirme que les objectifs de protection de pouvoir d’achat des
travailleurs et de paix sociale ne constituent pas un motif d’ordre public de
nature à justifier une atteinte à la libre prestation de service22. On ne saurait
mieux exprimer le renversement actuel de l’esprit de Philadelphie.

La course au « moins-disant » social

Le phénomène des délocalisations est à l’échelle mondiale la


principale manifestation de cette mise en concurrence des normes et donne
à voir les dévoiements du principe de libre concurrence auxquels en fin de
compte elle conduit. Lorsqu’une entreprise décide de s’établir à l’étranger
pour y conquérir des parts de marché, elle s’y trouvera en concurrence avec
d’autres entreprises, soumises aux mêmes règles sociales, fiscales et
environnementales qui régissent ce marché. Son investissement, si
l’entreprise est performante, lui sera profitable et sera aussi profitable aux
populations locales. La liberté d’investissement et la libre concurrence
opèrent bien alors comme des instruments d’amélioration du sort matériel
des hommes. Lorsqu’au contraire une entreprise délocalise son activité pour
réimporter ensuite des produits réalisés en contravention des règles fiscales,
sociales et environnementales de son pays d’origine, ce ne sont pas les
produits qui sont mis en concurrence (sauf à considérer que l’entreprise se
fait concurrence à elle-même) mais les systèmes normatifs. Avec cet effet
bien connu d’engager dans une course à la déréglementation fiscale, sociale
et environnementale, les premiers pays « bénéficiaires » des délocalisations
étant désertés dès que d’autres apparaissent moins exigeants en ces
domaines23.
Depuis qu’elle a abandonné l’objectif communautaire de l’égalisation
dans le progrès, la Cour de justice européenne s’emploie à éliminer tous les
obstacles dans cette course au moins-disant social, ainsi qu’en témoignent
les arrêts Viking et Laval qu’elle a rendus à la fin de l’année 200724. Tout en
proclamant que le droit de grève faisait « partie intégrante des principes
généraux du Droit communautaire », elle interdit de s’en servir pour obliger
les entreprises d’un pays A qui opèrent dans un pays B à respecter
l’intégralité des lois et conventions collectives de ce pays B. Sauf « raison
impérieuse d’intérêt général », les syndicats ne doivent rien faire qui serait
« susceptible de rendre moins attrayant, voire plus difficile » le recours aux
délocalisations ou aux pavillons de complaisance.
Cette jurisprudence jette une lumière crue sur le cours pris par la
démocratie dans l’Union européenne. On savait déjà que l’évolution du
Droit communautaire échappait à peu près complètement aux citoyens, tant
en raison de l’absence de véritable scrutin à l’échelle européenne que de
l’usage consistant à neutraliser les résultats des référendums nationaux
organisés sur les traités communautaires. L’apport des arrêts Laval et
Viking est d’interdire les grèves et autres formes d’action syndicale
susceptibles d’entraver « l’ordre spontané » du Marché. Estimant que
« l’abolition entre les États membres des obstacles à la libre prestation des
services serait compromise si l’abolition des barrières d’origine étatique
pouvait être neutralisée par des obstacles résultant de l’exercice de leur
autonomie juridique par des associations ou des organismes ne relevant pas
du droit public [i. e. des organisations syndicales]25 », le juge
communautaire soumet ces dernières au Droit commercial, en violation du
principe de « libre exercice du droit syndical », garanti par la convention 87
de l’OIT.
Le respect de la liberté syndicale est pourtant une dimension
essentielle de la démocratie. Dans le passé, les politiques sociales des
régimes corporatistes ou communistes ont pu être plus généreuses ou
ambitieuses que celles des démocraties occidentales. Mais la marque de ces
régimes a été d’imposer d’en haut une vision du bien commun qui ne
souffre aucune contestation et d’assujettir les syndicats au respect d’une
dogmatique économique qui postule la justice de l’ordre établi. Le propre
des démocraties a été au contraire d’admettre que la justice sociale ne
pouvait pas seulement être imposée d’en haut, mais devait aussi procéder
d’en bas, de la confrontation des intérêts des employeurs et des salariés.
D’où la reconnaissance et la protection, non pas seulement formelles, mais
réelles, de la liberté syndicale et du droit de grève, qui permettent aux
faibles d’objecter aux forts leur propre représentation de la justice. Cette
consécration juridique du droit de grève dans les démocraties occidentales
n’a toutefois été acquise qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
C’est dire qu’elle demeure fragile en Europe de l’Ouest et n’a aucune racine
en terre postcommuniste. Dans le contexte de l’Europe élargie, il n’est donc
pas très étonnant que le juge communautaire, contrairement à ce qu’il avait
décidé il y a quelques années en matière de conventions collectives26, ait
décidé de subordonner les libertés collectives des salariés aux libertés
économiques des entreprises.
On peut craindre que ces arrêts ne contribuent à pousser un peu plus
l’Europe sur une pente dangereuse. Les mécanismes juridiques propres à la
démocratie, qu’il s’agisse de liberté électorale ou syndicale, permettent de
métaboliser les ressources de la violence politique ou sociale et de convertir
les rapports de force en rapports de Droit. Bloquer tous ces mécanismes et
faire de la compétition le seul principe universel d’organisation du monde
conduit aux mêmes impasses que les totalitarismes du XXe siècle, dont le
trait commun fut justement l’asservissement du Droit aux lois supposées de
l’économie, de l’histoire ou de la biologie. Affirmer cela, et prédire que
cette doctrine ne pourra engendrer que la déraison et la violence, ne procède
pas d’une quelconque position politique ou morale, mais de l’une des rares
certitudes que peut apporter la « science du Droit » : c’est parce que
l’égoïsme, la cupidité et le struggle for life sont bel et bien présents dans le
monde tel qu’il est qu’ils doivent être contenus et canalisés par une
référence commune à un monde tel qu’il doit être. Il est vrai que cette
distinction de l’être et du devoir être, du sein et du sollen27, a été depuis plus
d’un siècle la cible des différents avatars du scientisme, qui se sont
employés à confondre règle juridique et norme technique. Mais ces
tentatives ont toujours conduit à des échecs sanglants. La lutte des classes,
des races ou des individus peut exister comme fait historique. Ériger cette
lutte en principe fondateur de l’ordre juridique, c’est nier la possibilité
même de cet ordre et programmer la casse humaine. C’est aussi se
condamner à perdre contact avec la réalité : chassée du ciel des valeurs, la
dogmatique imprègne la représentation pseudo-scientifique du monde sur
laquelle est fondée la « gouvernance ».

1. Voir Karl Polanyi, The Great Transformation : The Political and Economic Origins of Our Time, 1944, trad.
fr. La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1983,
p. 102 sq.
2. Une dette ou une créance est dite liquide lorsqu’elle peut être convertie en une quantité déterminée de
monnaie. La liquidation d’un bien consiste à le rendre fongible, à le convertir en droits monétaires (voir
Gérard Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, PUF, 1987, voir « Liquidation et Liquide »). Dans le langage
courant, le liquide désigne aussi bien l’argent disponible en espèces que tout ce qui coule comme de l’eau et
n’a pas de forme propre.
3. Ernst Jünger, Die totale Mobilmachung, 1930, trad. fr. « La mobilisation totale », in Lion Murard et Patrick
Zylberman, Le Soldat du travail, Recherches, septembre 1978, no 32-33, p. 34-53 (article séminal qui a
inspiré le concept d’État total développé ensuite par Carl Schmitt).
4. Ernst Jünger, Der Arbeiter, 1932, trad. fr. Le Travailleur, Christian Bourgois, 1989, p. 223.
5. Sur ce mot d’ordre managérial inspiré de Ricardo, voir Michael Porter, The Competitive Advantage of
Nations, Free Press-Macmillan, 1990, trad. fr. L’Avantage concurrentiel des nations, Interéditions, 1993.
Voyez la critique de James K. Galbraith The Predator State, op. cit., p. 69 sq.
6. Voir Ronald H. Coase, « The Market for Goods and the Market for Ideas », The American Economic Review,
vol. 64, 1974, p. 384-391. Sur l’application de ce concept de « marché des idées » aux religions par la Cour
suprême des États-Unis, voir Laurent Mayali (dir.), Le Façonnage juridique du marché des religions aux
États-Unis, Mille et une nuits, 2002.
7. Friedrich A. Hayek, L’Ordre politique d’un peuple libre, op. cit. p. 184.
8. Alain Supiot, « Le droit du travail bradé sur le marché des normes », Droit social, 2005, p. 1087 sq. Pour une
présentation d’ensemble et de nombreuses références, voir Horatia Muir Watt, Aspects économiques du droit
international privé (Réflexions sur l’impact de la globalisation économique sur les fondements des conflits de
lois et de juridictions), Académie de droit international de La Haye, Recueil des cours, t. 307 (2004),
Martinus Nijhoff, 2005.
9. CJCE, 9 mars 1999, Centros, aff. C-212/97, Rec. 1999, I, 1459 concl. La Pergola.
10. Voir www.doingbusiness.org, où l’on trouve notamment une mappemonde représentant la terre comme un
espace de compétition entre législations (Business planet mapping the business environment).
11. http://www.doingbusiness.org/ExploreTopics/HiringFiringWorkers/CompareAll.aspx. La Banque reprend ici
à son compte une méthodologie mise au point par des économistes des universités de Harvard et de Yale :
Juan Botero, Simeon Djankov, Rafael La Porta, Florencio Lopez de Silanes et Andrei Shleifer, « The
Regulation of Labor », Quarterly Journal of Economics, novembre 2004.
12. Face aux critiques émanant notamment du groupement syndical Global Unions (www.global-unions.org), la
Banque mondiale a annoncé en 2009 qu’elle renonçait à se référer aux « Employing Workers Indicators » et
allait se concerter avec l’OIT pour les réformer.
13. Voir le discours de rentrée solennelle 2005 du président de la Cour de cassation (nommé depuis membre du
Conseil constitutionnel), qui reprend à son compte la notion de « marché des codifications » et en appelle à
l’élaboration « d’indicateurs crédibles » susceptibles de justifier la « compétitivité mondiale » de notre
appareil juridictionnel (Guy Canivet « Vers une nouvelle pensée juridique », Les Cahiers du débat,
mars 2005).
14. Voir Association Henri Capitant, Les Droits de tradition civiliste en question. À propos des Rapports Doing
Business de la Banque mondiale, Société de législation comparée, 2006 (disponible en ligne sur le site de
l’association).
15. Traité UE, art. 125 sq. Voir Patricia Pochet, « La stratégie européenne pour l’emploi en 2001 », Droit social,
2001, p. 1090 sq. ; Stéphane de La Rosa, « Stratégie européenne pour l’emploi : les nouvelles orientations »,
Droit social, 2005, p. 1210 sq.
16. CJCE, 18 décembre 2007, aff. C-341/05, Laval ; 3 avril 2008, aff. C-346/06, Rüffert, qui permet de payer des
travailleurs étrangers détachés dans un pays membre de l’UE la moitié du tarif des conventions collectives
applicables dans ce pays.
17. CJCE, 19 juin 2008, aff. C-319/06, Commission c/ Grand Duché du Luxembourg.
18. CJCE, 15 juin 2006, aff. C-255/04, Commission c/ France.
19. CJCE, 19 juin 2008, aff. C-319/06, Grand Duché du Luxembourg.
20. CJCE, 6 décembre 2007, aff. C-438/05, Viking.
21. CJCE, 6 décembre 2007, aff. C-438/05, Viking.
22. CJCE, 19 juin 2008, aff. C-319/06, Commission c/ Grand Duché du Luxembourg, voir § 53.
23. Voir Jean-Luc Gréau, L’Avenir du capitalisme, Gallimard, 2005, p. 212 sq.
24. CJCE, 6 décembre 2007, aff. C-438/05, Viking, et CJCE 18 décembre 2007, aff. C-341/05, Laval.
25. CJCE, 18 décembre 2007, aff. C-341/05, Laval préc. § 98.
26. CJCE, 21 septembre 1999, aff. C-67/96, Albany § 60.
27. Voir sur ce point les fines observations de Leszek Kolakowski, « The Persistence of the Sein-Sollen
Dilemma », Man World. International Philosophical Review, no 10, 1977, p. 194-233.
IV

Les mirages de la quantification

Le « Marché » de la théorie économique se présente comme un modèle


d’autorégulation, du type de ceux que la science (la vraie) observe chez les
êtres vivants et que la technique (au premier chef l’informatique) met en
œuvre dans les machines. C’est pourquoi la sociologie d’obédience
marxiste tout comme l’économie ultralibérale ont cru y voir l’expression de
lois immanentes du comportement humain, généralisables hors de la sphère
marchande. Du « marché matrimonial » au « marché des idées », tout a paru
pouvoir s’analyser en termes d’offre, de demande, de concurrence, de
capital, de produits et de prix1. Cette extension des lois du marché à toute la
vie sociale permet de regarder les hommes comme « des “particules” qui
sont sous l’empire de forces d’attraction, de répulsion, etc. comme dans un
champ magnétique2 ». Le sursaut dogmatique de l’après-guerre n’est pas
parvenu à déraciner la croyance en une possible explication scientifique de
l’être humain, qui rendrait ses comportements programmables et frapperait
d’obsolescence la dogmatique juridique. La croyance en un monde régi par
le calcul d’utilité a succédé aux scientismes d’avant-guerre, qui entendaient
régler le gouvernement des hommes sur les lois de l’histoire ou de la race.
Se poursuit ainsi, sous une forme nouvelle, le rêve ancien de pouvoir
gouverner les hommes comme on gère des choses.
Ce rêve procède d’une confusion, bien mise en lumière par le grand
historien des sciences Georges Canguilhem, entre la régulation des
machines ou des organismes biologiques et celle des sociétés humaines3.
Une chaudière ou une amibe obéissent à des normes qui leur sont inhérentes
alors qu’il n’est de bon ordre parmi les hommes qui ne se réfère à des
normes extérieures à chacun d’entre eux. Qu’elles soient juridiques,
morales ou religieuses, ces normes extérieures ne peuvent être que
postulées, montrées et célébrées, en aucun cas démontrées.
Oublieux de cette distinction fondamentale, le scientisme
contemporain se nourrit de la vision d’un monde débarrassé des lois – hors
celles de la physique – et peuplé d’hommes devenus transparents à eux-
mêmes. Dans sa luxueuse plaquette annuelle de présentation de ses
activités, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ouvre
depuis quelques années les quelques pages consacrées à la connaissance de
l’humain par cet énorme titre : « L’HUMAIN COMMENT ÇA
MARCHE ? » La plaquette 2006 donnait la réponse en sous-titre :
« L’humain ça marche à l’électricité, qui parcourt ses neurones et à la
communication qui en naît. Les chercheurs tentent l’incroyable prouesse qui
consiste à ce que le cerveau se comprenne lui-même, et ils y arrivent de
plus en plus4. » Cet horizon grandiose est celui d’un monde rendu
entièrement calculable et programmable. Un monde qui « marche à la
communication » et non à la conversation. Un monde plat et sans mystère,
où l’univers des signes pourra être entièrement rabattu sur l’univers des
choses et où la question du sens de la vie humaine sera enfin privée de
sens5.

La gouvernance par les nombres

Dans un tel monde, le gouvernement par les lois cède la place à la


gouvernance par les nombres. Le gouvernement par les lois vise au règne de
règles générales et abstraites qui garantissent l’identité, les libertés et les
devoirs de chacun. Il repose sur l’exercice de la faculté de jugement, c’est-
à-dire sur des opérations de qualification juridique (distinguer des situations
différentes pour les soumettre à des règles différentes) et d’interprétation de
textes (dont le sens ne peut jamais être définitivement fixé). La gouvernance
par les nombres vise à l’autorégulation des sociétés humaines. Elle repose
sur la faculté de calcul, c’est-à-dire sur des opérations de quantification
(ramener des êtres et des situations différentes à une même unité de compte)
et de programmation des comportements (par des techniques d’étalonnage
des performances : benchmarking, ranking, etc.). Sous l’empire de la
gouvernance, la normativité perd sa dimension verticale : il ne s’agit plus de
se référer à une loi qui transcende les faits, mais d’inférer la norme de la
mesure des faits.
Cette entreprise de réduction de la diversité des êtres et des choses à
une quantité mesurable est inhérente au projet d’instauration d’un Marché
total qui embrasserait tous les hommes et tous les produits de la planète, et
au sein duquel chaque pays abolirait ses frontières commerciales afin de
tirer parti de ses « avantages comparatifs ». « L’élimination
des discriminations dans les relations commerciales internationales » à
laquelle œuvre l’Organisation mondiale du commerce (OMC) exige de
réduire la diversité des systèmes juridiques nationaux, qui sont invités à se
purger de toutes les règles susceptibles d’entraver la libre circulation des
capitaux et des marchandises. Les effets environnementaux de ce
démantèlement des frontières commerciales sont considérables et ne se
limitent pas à la condamnation médiatisée des pays qui interdisent
l’importation de marchandises dont le mode de production n’est pas
conforme à leurs propres législations environnementales6. Ce nivellement
des différences s’étend à la terre elle-même, qui est assimilée à une
marchandise et doit être ouverte aux investissements ou à la spéculation
immobilière. Selon la Cour de justice européenne, « l’acquisition d’un
immeuble sur le territoire d’un État membre par un non-résident […] entre
dans la catégorie des mouvements de capitaux entre les États membres. La
liberté de ces mouvements est garantie par [le] traité7 ». Cette
métamorphose de la terre en valeur liquidable sur un marché mondial
permet de comprendre pourquoi la notion d’espace, qui dans le vocabulaire
juridique était jadis réservée aux parties du monde qui, n’ayant pas de
limites discernables et étant impropres à la vie humaine, ne peuvent être
durablement occupées (comme les mers et les océans, les airs et l’univers
interstellaire), a été récemment étendue au Droit de la terre. C’est l’Union
européenne qui, dans le contexte de l’instauration du « Marché unique »,
s’est la première définie juridiquement comme un « espace de liberté, de
sécurité et de justice », ayant vocation à s’étendre à un nombre indéterminé
et indéterminable de nouveaux pays membres, et non plus comme un
territoire ou un ensemble de territoires aux frontières clairement
identifiables8.
Le processus de globalisation ne peut bien sûr pas ignorer la diversité
concrète des paysages, des milieux humains, des habitudes de vie, des
langues, des richesses culturelles et des manières de penser. À la différence
des marchandises (et de tout ce que l’économie de marché assimile à des
marchandises, comme le travail, la terre ou la monnaie), leur valeur n’a pas
de prix de marché, et c’est pourquoi leur préservation et leur
renouvellement incombent en principe à la lex loci (loi du territoire). Dans
la perspective du marché mondial, ces biens n’en sont pas moins considérés
comme des ressources, à prendre en compte dans la détermination de
l’avantage comparatif de tel ou tel pays ou région du monde. D’où
l’apparition de nouvelles techniques de quantification visant à mesurer la
valeur relative de ces biens non marchands et à en donner une
représentation comptable universelle. Ces techniques de scoring sont
aujourd’hui mises en œuvre dans les domaines aussi divers que la recherche
scientifique (bibliométrie), le Droit comparé (pour les besoins du law
shopping : voir chapitre III), ou le « développement humain ». Au plan
géographique elles visent à traiter les villes, les nations et les territoires
comme des marques commerciales en compétition. D’où le développement
d’un nation branding, fondé sur des indicateurs chiffrés du « capital
identitaire local9 ». Ceci suppose de déconstruire l’identité locale en une
liste normalisée d’items évaluables (paysage, climat, services publics,
sécurité publique, art culinaire, etc.) et d’engager les « acteurs » politiques
et économiques locaux dans une course destinée à améliorer leur
« compétitivité territoriale ».

Les pièges de l’autoréférence

Cette tentative de métamorphose de toute espèce de qualité singulière


en une quantité mesurable nous engage dans une boucle spéculative où la
croyance en des images chiffrées se substitue progressivement au contact
avec les réalités que ces images sont censées représenter. On ne peut
dénombrer en effet que des objets identifiables auxquels on assigne une
même qualification ; et les catégories de pensée au travers desquelles nous
identifions et classons les objets naturels ne sont pas elles-mêmes des êtres
mathématiques, ce qui ne veut pas dire que cette identification et ce
classement ne soient pas rationnels. Le travail de la pensée consiste à
conférer au calcul une signification, en rapportant toujours les quantités
mesurées à un sens de la mesure. La nécessité d’inscrire tout calcul dans un
système de références lui-même incalculable est encore plus impérieuse
lorsqu’on cherche à mesurer non des phénomènes naturels mais des faits
économiques et sociaux. Dans ses travaux fondateurs, Alain Desrosières a
montré qu’à la différence des usages de la quantification dans les sciences
de la nature, la statistique économique et sociale ne mesure pas une réalité
qui lui préexisterait mais construit une réalité nouvelle en tenant pour
équivalents des êtres et des forces hétérogènes10. À la manière d’une
constitution dans l’ordre juridique, l’information statistique est d’essence
normative et sert à construire un espace public. Mais à la différence d’une
constitution, sa normativité est occultée. Elle ne prévoit pas les règles de sa
modification et « les “faits indiscutables” qu’elle est sommée de fournir
(mais qu’elle a contribué à accréditer) ne portent pas en eux-mêmes les
modalités de leur discussion11 ».
Confondre la mesure et l’évaluation condamne à perdre le sens de la
mesure. Car évaluer ce n’est pas seulement mesurer, mais référer la mesure
à un jugement de valeur qui lui confère un sens. Et la définition de ce sens a
inévitablement une dimension dogmatique, car nos catégories de pensée ne
nous sont pas données par la nature ; elles sont un moyen que nous nous
donnons pour la comprendre. Les systèmes modernes d’audit semblent
avoir complètement oublié la sage mise en garde formulée en ce sens dès la
fin du XIXe siècle par James Anyon, l’un des pères de la comptabilité
moderne : Use figures as little as you can […]. Think and act upon facts,
thruths and principles and regard figures only as things to express these.
[…] The well trained and experienced accountant of today is not a man of
figures 12 (« Utilisez aussi peu de chiffres que vous pouvez […].
Réfléchissez et agissez sur des faits, des vérités et des principes et n’utilisez
les chiffres que pour les exprimer. […] Le comptable bien formé,
expérimenté, d’aujourd’hui n’est pas un homme de chiffres. »). Le marché,
qui est une sphère du calcul, doit être référé à une norme qui échappe au
calcul pour pouvoir fonctionner convenablement. Faute de quoi, comme le
montre l’implosion des marchés financiers, il est condamné à s’enfermer
dans une boucle spéculative. Perdant le sens de la mesure, la finance a
perdu contact avec la réalité jusqu’à ce que cette dernière se venge.
Cette perte de contact avec les réalités est également à l’œuvre dans le
recours aux indicateurs développés sous l’égide du New Public
Management. Selon cette doctrine managériale, les États doivent être
soumis aux mêmes règles de fonctionnement que les entreprises opérant sur
des marchés concurrentiels. C’est-à-dire qu’ils doivent réagir à des signaux
chiffrés qui, à la manière des prix du marché, seraient une image vraie du
monde où ils opèrent. Cette doctrine a fortement influencé les réformes
adoptées ces dix dernières années dans la sphère publique au nom de la
« gouvernance ». À la différence des catégories statistiques conçues depuis
Quételet, les nouveaux indicateurs développés pour les besoins de la
gouvernance ne visent pas seulement à éclairer, mais surtout à programmer
l’action des États et des agents publics, en leur assignant l’amélioration
d’un score relativement aux performances de leurs compétiteurs13. Dans la
sphère privée, cette conception a profondément transformé le sens de la
normalisation comptable, qui ne vise plus à rappeler les entreprises à leurs
responsabilités, mais à organiser un étalonnage (benchmarking) de leurs
résultats financiers14. Issue de la cybernétique, le concept de gouvernance
porte à considérer le chiffre non comme un cadre, mais comme un but de
l’action, ou plus exactement comme un moteur de la réaction puisque
chaque acteur privé ou public est censé, non plus agir, mais rétroagir aux
signaux chiffrés qui lui parviennent afin d’améliorer sa performance.
Ainsi conçus, les indicateurs de politique publique procèdent de la
même démarche dogmatique que celle des indicateurs de la planification
soviétique et sont gros des mêmes effets : orienter l’action vers la
satisfaction des objectifs quantitatifs plutôt que vers des résultats concrets15,
et masquer la situation réelle de l’économie et de la société16 à une classe
dirigeante déconnectée de la vie de ceux qu’elle dirige. La représentation
chiffrée du monde qui gouverne aujourd’hui la gestion des affaires
publiques et privées enferme les organisations internationales, les États et
les entreprises dans un autisme de la quantification qui les coupe de plus en
plus de la réalité de la vie des peuples. Pour juger de la réalité, il faut en
effet pouvoir la rapporter à un système de valeurs qui lui est extérieur. Et
réciproquement, pour remettre en question un système de valeurs, il faut
admettre qu’il n’est pas inhérent à la nature et se prête à délibération ou
contestation. Traiter les systèmes de valeurs comme des choses mesurables
conduit dès lors à détraquer les instruments de mesure et à prêter à son
propre système de valeurs une objectivité « scientifique » qu’il ne peut
avoir.
Les indicateurs conçus par l’Union européenne ou par la Banque
mondiale pour mesurer les performances des droits nationaux sont ainsi
l’image caricaturale d’une normativité qui s’ignore. Non seulement ils
échappent à toutes les exigences de débat démocratique qui continuent
d’entourer la délibération des lois, mais encore l’image quantifiée qu’ils
donnent à voir n’est pas celle de la réalité, mais celle des croyances qui ont
présidé à leur élaboration. Robert Salais a montré, par exemple, que l’accent
mis sur l’amélioration du taux de retour à l’emploi instantané dans la
Méthode ouverte de coordination suppose de tenir pour négligeable
l’impact de la précarisation de l’emploi sur le marché du travail. Fondés sur
le concept d’employabilité, et non sur celui de capacité des personnes, ces
indicateurs ne tiennent pas davantage compte de la vulnérabilité des
travailleurs exposés à un fort risque de perte de leur emploi. Ils ne
s’intéressent pas au devenir des travailleurs qui retrouvent un emploi ni à sa
qualité. Enfin ils ne s’intéressent aux personnes qu’une fois qu’elles sont
arrivées sur le marché du travail et sont aveugles à tout ce qui, en amont,
permet de prévenir le chômage17.
Le grand écrivain dissident (et logicien) soviétique Alexandre
Zinoviev parlait à ce sujet de « mensonge véridique ». La mise en œuvre à
l’université d’indicateurs tels que le nombre de soutenances de thèses ou le
taux d’échec en premier cycle pour attribuer primes ou crédits en fournit
une bonne illustration : rien de plus facile que d’afficher des résultats
conformes, il suffit de baisser le niveau d’exigence18. À l’heure où ce type
d’indicateurs se répand pour évaluer le travail des chercheurs (« citation
index 19 », « nombre de brevets » « nombre de publications dans une revue
à comité de lecture », etc.), les pages que Zinoviev a consacrées à la
planification de la recherche en URSS (rebaptisée Ivanbourg) retrouvent
une brûlante actualité :

« On avait oublié la recherche. On s’appliqua à réparer cet oubli. Il y eut une réunion
spéciale. On prit la décision d’élever, d’améliorer et de rectifier. Puis on passa aux mesures
concrètes : 1) augmenter le nombre de docteurs de troisième cycle et de docteurs ès
sciences ; 2) améliorer la formation des chercheurs et le niveau théorique et scientifique des
thèses ; 3) augmenter le nombre de publications consacrées à l’actualité scientifique, etc.
Sitôt dit, sitôt fait. Comme on dit, il fallait que ça saute. Au bout de six mois le nombre de
docteurs de troisième cycle fut multiplié par 100 et celui des docteurs ès sciences par 99. Le
poids total des publications atteignit 100 millions de tonnes. Il ne faut pas lésiner dans ce
genre d’histoires. Autant faire les choses en grand. Et bientôt Ivanbourg fut pleine de science
à craquer20. »

La « gouvernance par les nombres » repose sur la croyance dans la


réalité des objets que les catégories statistiques sont censées représenter et
sur l’oubli des conventions d’équivalence qui ont présidé à leur
construction. Ceci l’expose particulièrement à tomber dans les pièges de
l’autoréférence, mis en évidence par la logique mathématique, et
notamment par la théorie des types, telle qu’elle a été développée il y a plus
d’un siècle par Russell et Whitehead21 pour lever des paradoxes logiques
(tels que « ce que je dis maintenant est faux »). Cette théorie a été discutée
sur certains points par Gödel, mais les principes d’incomplétude démontrés
par ce dernier dans le champ mathématique confortent son enseignement
essentiel : aucun ensemble ne peut appartenir à lui-même ni se présupposer
lui-même22. Et cela vaut aussi bien pour l’esprit humain que pour les
sociétés humaines.
Certains ont appelé Russell le « législateur de la grammaire », mais
c’est plus généralement la fonction logique de l’interdit qui se trouve
éclairée par sa théorie des types. Elle démontre en effet les impasses de la
pensée autoréférentielle (autopoiétique ?) et la nécessité de référer tout
énoncé normatif de type n à un type de niveau n +1, sous peine de ne pas
respecter le principe de non-contradiction. On comprend dès lors pourquoi
l’un des pères de la cybernétique, Norbert Wiener, a consacré son dernier
ouvrage à « quelques points de collision entre cybernétique et religion23 ».
Wiener était un savant et non un scientiste et il a compris que la question
dogmatique de l’interdit ne pouvait être évacuée sans évacuer ce qui fonde
la raison chez l’homme. L’inter-dit, c’est ce qui permet aux hommes de se
parler plutôt que de s’entre-tuer. Liquider toute espèce d’interdit au nom de
la liberté économique ne peut engendrer que l’écrasement du faible par le
fort et ouvrir les vannes de la violence. D’où l’urgence de renouer avec
l’esprit de Philadelphie. En ce domaine comme dans d’autres, la fidélité à
une tradition n’implique nullement d’arrêter l’histoire, mais bien au
contraire de trouver dans l’intelligence du passé les moyens de comprendre
le présent et de se projeter dans l’avenir. Le problème n’est pas aujourd’hui
de restaurer la situation antérieure à la révolution ultralibérale, mais bien
plutôt de penser l’actualité de la justice sociale.
1. Rapprocher par exemple Gary S. Becker, « Altruism, Egoism, and Genetic Fitness : Economics and
Sociobiology », art. cit. ; et Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Minuit, 1979.
2. Pierre Bourdieu, Réponses, Seuil, 1992, p. 82.
3. Georges Canguilhem, « Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société », Cahiers de
l’Alliance israélite universelle, no 92, septembre-octobre 1955, p. 64 sq., repris in Écrits sur la médecine,
Seuil, 2002, cité p. 108.
4. 2006. Une année avec le CNRS, CNRS, 2006, p. 18-19 (souligné par les auteurs). Il est peu probable que les
auteurs de ce texte aient jamais lu saint Augustin ; ils ignorent en tout cas le doute qui assaillait ce dernier et
dont la psychanalyse (aujourd’hui expulsée du CNRS) a montré le bien-fondé : « L’esprit serait-il donc trop
étroit pour se posséder lui-même ? » (Saint Augustin, Les Confessions, livre X, VIII, 15, Gallimard, 1998,
p. 991.)
5. Une préfiguration de cette utopie se trouve dans le roman d’Edwin A. Abbott (Flatland, A Romance of Many
Dimensions, 1re éd. 1884, trad. fr. Flatland, une aventure à plusieurs dimensions, Denoël, 1998), dont Ota
De Leonardis a montré la brûlante actualité : « Nuovi conflitti a Flatlandia », in Giorgio Grossi (dir.) Conflitti
contemporanei, Utet, 2008, p. 5 sq.
6. Voir les affaires fameuses des thons ou des crevettes pêchés avec des filets détruisant les dauphins ou les
tortues de mer. Sur cette jurisprudence, voir Robert Howse and Donald Regan, « The Product/Process
Distinction – An Illusory Basis for Disciplining “Unilateralism” », in Trade Policy, European Journal of
International Law, vol. 11, 2000, no 2, p. 249-289.
7. CJCE, 13 juillet 2000, Aff. C-423/98, Alfredo Albore.
8. Absente du Traité de Rome signé en 1957, la notion d’espace y a été introduite par l’Acte unique européen de
1986 (voir le préambule et les articles 2, 29, 40, et 61 du Traité consolidé). Voir Alain Supiot, « L’inscription
territoriale des lois », Esprit, novembre 2008, p. 151.
9. Voir Luigi Doria, « La qualità totale del territorio : verso una fenomenologia critica », Archivio di studi
urbani e regionali, 2004, no 80, p. 11-56 ; Luigi Doria, Valeria Fedeli, Carla Tedesco, Rethinking European
Spatial Policy as a Hologram, Asgate Publisher, 2006, p. 235 sq.
10. Alain Desrosières La Politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, La Découverte, 2e éd.
2000 ; Pour une sociologie historique de la quantification, École des Mines, 2007, 2 tomes.
11. Alain Desrosières, Pour une sociologie…, op. cit., t. I : L’Argument statistique, p. 78.
12. Cité par David Boyle, The Tyranny of Numbers, HarperCollins, 2000, p. 38.
13. Voir Robert Salais, « Capacités, base informationnelle et démocratie délibérative », in Jean De Munck et
Bénédicte Zimmermann (éd.), La Liberté au prisme des capacités, EHESS, 2008, p. 297 sq.
14. Samuel Jubé, Droit social et normalisation comptable, thèse, université de Nantes, 2008, à paraître aux
éditions LGDJ Lextenso.
15. Cet effet est bien repéré en sciences de gestion : voir, entre autres études de cas, celle des effets induits par
l’indice de coût relatif (ICR) conçu pour mesurer le coût des « produits » hospitaliers (Jean-Claude Moisdon
(dir.), Du mode d’existence des outils de gestion, Seli Arslan, 1997, p. 114 sq.).
16. Sur le mensonge induit par la soumission aux indicateurs chiffrés d’évaluation des performances
individuelles, voir Christophe Dejours, L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel : critique des fondements
de l’évaluation, INRA, 2003.
17. Voir Robert Salais, « La politique des indicateurs. Du taux de chômage au taux d’emploi dans la Stratégie
européenne pour l’emploi », in Bénédicte Zimmermann (dir.), Les Sciences sociales à l’épreuve de l’action :
le savant, le politique et l’Europe, Maison des sciences de l’homme, 2004, p. 287-331.
18. Sur l’expérience britannique, voir Michael Power, « Research Evaluation in the Audit Society », in Hildegard
Matthies et Dagmar Simon (éd.), Wissenschaft unter Beobachtung. Effekte und Defekte von Evaluationen, VS
Verlag für Sozialwissenschaften, 2008, p. 15-24
19. Un « citation index » est un indice quantifié de la « production » d’un chercheur, reposant sur le nombre de
références faites à ses travaux dans un certain nombre de revues.
20. Alexandre Zinoviev, Les Hauteurs béantes, L’Âge d’homme, 1977, p. 428-429.
21. Dans un article de Russell de 1908, puis développée avec Whitehead dans le premier volume de leurs
Principia Mathematica, Cambridge University Press, 1910.
22. Voir sur le théorème de Gödel et ses implications, Roger Penrose, L’Esprit, l’Ordinateur et les Lois de la
physique, InterÉditions, 1992, p. 105 sq. Voir aussi Pierre Cassou-Noguès, Gödel, Les Belles Lettres, 2004.
23. Norbert Wiener, God and Golem inc. Sur quelques points de collision entre cybernétique et religion [1964],
L’Éclat, 2000.
SECONDE PARTIE

L’actualité de la justice sociale


L’implosion des marchés financiers à l’automne 2008 n’est que le
symptôme d’une crise plus profonde, qui est fondamentalement une crise du
Droit. Pour pouvoir fonctionner convenablement, les marchés doivent
s’inscrire dans un monde institutionnel à trois dimensions, où les rapports
entre les opérateurs économiques se trouvent placés sous l’égide d’une
instance tierce, garante de la loyauté de leurs échanges et du temps long de
la vie humaine. Il suffit pour le comprendre de mettre les pieds sur la place
d’un marché médiéval, par exemple la Marktplatz de Bruxelles, dont la
beauté architecturale éclaire la signification institutionnelle. Tout autour de
cette place, se trouvent les sièges des institutions dont dépendait le bon
fonctionnement du marché : l’Hôtel de Ville où siégeait l’autorité
municipale garante de la régularité des échanges (régularité des poids et
mesures) ; les maisons de différents métiers (bouchers, boulangers,
brasseurs, etc.), où siégeaient les corporations garantes du statut et de la
qualité du travail, sans lequel il n’y aurait pas de richesses à échanger. Ces
différents bâtiments marquaient aussi les limites de l’espace marchand. Si
l’on sortait de cet espace, par exemple pour se rendre au palais de Justice ou
au palais royal, on se trouvait soumis à d’autres règles qu’à celles du
marché. Car si la loi du marché devait aussi régir les juges ou les dirigeants
politiques, leurs décisions seraient à vendre, la Cité serait corrompue et les
honnêtes marchands ne pourraient plus y travailler librement.
Les marchés modernes n’ont plus cette unité géographique et
architecturale, mais ils demeurent soumis aux mêmes conditions
institutionnelles de fonctionnement. Un vrai contrat ne peut se former que si
les parties qu’il oblige sont placées sous l’égide d’un garant du respect de la
parole donnée (les dieux, le roi, l’État…). En l’absence d’un tel garant, le
contrat ne signifie rien d’autre que la loi du plus fort. De même, le droit de
propriété n’est pas un rapport binaire entre un homme et une chose car son
exercice suppose lui aussi l’existence d’un Tiers qui garantisse que la
propriété de chacun soit respectée de tous1. Lorsque cette condition vient à
manquer, si par exemple l’État est défaillant ou corrompu, la fiction d’un
lien attachant une chose à un homme et à un seul n’est plus tenable. Les
liens de dépendance entre les hommes reviennent alors au premier plan et
les faibles doivent faire allégeance aux forts pour ne pas être tués ou
dépouillés de leurs maigres possessions.
Autrement dit, les marchés reposent sur des bases institutionnelles que
trente années d’ultralibéralisme et d’économie communiste de marché se
sont employées à saper méthodiquement en déréglementant les marchés
financiers et en mettant en concurrence les législations sociales et
environnementales. Il était prévisible, d’un simple point de vue juridique,
que les marchés financiers, dont la déréglementation avait été poussée le
plus loin, seraient les premiers à s’effondrer. Leur implosion était aussi
prévisible d’un point de vue économique et avait été prévue depuis
longtemps par certains économistes, qui ne publient pas dans les revues
économiques à comité de lecture et auxquels nul ne songe à remettre le prix
« à la mémoire d’Alfred » Nobel d’économie2.
Il n’est pas surprenant que ces mises en garde n’aient pas été entendues
et il est à craindre qu’il en soit de même en matière sociale et
environnementale. À la différence de la dogmatique juridique, dogmatique
consciente d’elle-même et ouverte aux ressources de l’interprétation, les
dogmatiques scientistes ne se reconnaissent pas comme telles et sont
parfaitement imperméables à toute espèce de critique extérieure. C’est ce
qui fait leur force, mais aussi leur faiblesse lorsqu’elles se trouvent, comme
aujourd’hui la doctrine ultralibérale, rattrapées par le principe de réalité. Les
élites politiques ou économiques qui l’incarnent sont alors incapables de
comprendre pourquoi le monde se dérobe sous leurs pieds. Ce fut le cas hier
des socialistes ou des communistes qui, faute de pouvoir penser le
délitement ou l’effondrement du « socialisme scientifique », sont passés en
quelques années de sa défense inconditionnelle à un ralliement sans
condition au nouveau credo ultralibéral. C’est le cas de nouveau
aujourd’hui de ceux (souvent les mêmes) qui ont adhéré à ce credo et lui
doivent la position qu’ils occupent.
Leur croyance la plus fondamentale est que le Marché constitue
l’instance régulatrice suprême des affaires du monde, celle qui doit dicter en
dernier ressort la direction des entreprises et la politique économique des
États sur toute la surface du globe. Il n’est donc pas surprenant que les plans
de relance qu’ils ont conçus pour faire face à l’implosion des marchés
financiers consistent à déverser sur ces derniers un déluge d’argent public
sans s’interroger sur les motifs structurels de leur implosion. Nous avons
affaire à des pompiers pyromanes arrosant d’essence un moteur auquel ils
ont mis le feu avec l’espoir de le voir redémarrer. Tout au plus admettent-ils
qu’il conviendrait de mieux réguler ces marchés, sans cesser pour autant de
traiter les règles comme des produits en concurrence sur un marché
international des normes. On ne sort pas alors de la boucle autoréférentielle,
où enferme la croyance que le marché peut être régulé par le marché.
Or, le problème n’est pas de « réguler » les marchés, comme on régule
son chauffage central3. Le problème est de les réglementer, ce qui oblige à
revenir sur le terrain politique et juridique afin d’y rétablir l’ordre des fins
et des moyens entre les besoins des hommes et l’organisation économique
et financière. Autrement dit, il faut renouer avec l’inspiration de la
Déclaration de Philadelphie qui, au sortir de la guerre, avait entendu mettre
l’économie et la finance au service des principes de dignité humaine et de
justice sociale. Il ne s’agit pas, ce faisant, de revenir aux dispositifs
institutionnels des « Trente Glorieuses » de l’après-guerre. Le bilan socio-
économique de ces dernières est certainement beaucoup plus honorable que
celui des trente années d’ultralibéralisme qui ont suivi, mais il correspondait
à un état du monde aujourd’hui révolu. En revanche la définition de la
justice sociale adoptée en 1944 à Philadelphie n’a pas pris une ride et c’est
pourquoi la toute récente « Déclaration de l’OIT sur la justice sociale pour
une mondialisation équitable » adoptée en 2008 se borne à y renvoyer. Être
fidèle à l’esprit de Philadelphie signifie tracer des voies d’avenir à la
mesure des temps présents. Ceci suppose de s’évader du monde plat et sans
horizon de la dogmatique ultralibérale, et de retrouver l’usage de cinq sens
fortement émoussés par trente années de politique d’ajustement de l’homme
aux besoins de la finance : le sens des limites, de la mesure, de l’action, de
la responsabilité et de la solidarité.

1. Voir Alan Macfarlane, « The Mystery of Property : Inheritance and Industrialization in England and Japan »,
in Chris M. Hann (éd.), Property Relations. Renewing the Anthropological Tradition, Cambridge University
Press, 1998, p. 104 sq.
2. Voir notamment en France, l’ouvrage, au titre on ne peut plus explicite, publié il y a plus de dix ans par Jean-
Luc Gréau : Le Capitalisme malade de sa finance, Gallimard, 1998 ; ou plus récemment les mises en garde de
François Morin, Le Nouveau Mur de l’argent : essai sur la finance globalisée, Seuil, 2006.
3. Voir « Critique de la régulation », préface à l’édition « Quadrige » d’Alain Supiot, Critique du droit du
travail, PUF, 2002.
V

L’art des limites

Le Droit s’est construit sur l’idée de lois proprement humaines, dont la


validité est nécessairement relative. L’idéal démocratique est que chaque
peuple décide de celles qui lui paraissent le mieux correspondre au milieu
physique et culturel qui est le sien. Cette inscription territoriale des lois est
liée depuis deux siècles à l’organisation du monde en un pavage d’États
souverains. Chaque État se présente comme un Être immortel dont le corps
physique se régénère par la succession de générations humaines qu’unit
l’appartenance à un même « peuple » ; peuple dont Il doit assurer la survie
et la prospérité au travers des siècles. Cette construction métaphysique se
trouve parfaitement résumée dans la première phrase de la Constitution des
États-Unis : « Nous, le Peuple des États-Unis, en vue de former une Union
plus parfaite, d’établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de
pourvoir à la défense commune, de développer le bien-être général et
d’assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, nous
décrétons et établissons cette Constitution pour les États-Unis
d’Amérique. » À la faveur de la décolonisation, ce type de montage
institutionnel s’est étendu à la planète entière et les États constituent depuis
lors les cadres du régime de Droit (rule of law), sans le respect duquel
« l’homme [est] contraint, en suprême recours, à la révolte contre la
tyrannie et l’oppression » (DUDH). Autrement dit le régime de Droit
s’inscrit dans une diversité de territoires soumis à des lois différentes. Dans
un tel régime, chacun se voit reconnaître une place vivable et doit respecter
celle des autres. Une place, c’est-à-dire en premier lieu une identité, qui lui
est nécessairement assignée avant qu’il apparaisse comme sujet libre sur la
scène des échanges, et dont il ne peut être privé arbitrairement. Dans les
sociétés sécularisées, où le Droit ne se confond plus avec la religion, l’État
identifie et authentifie tout être humain par référence à une filiation et un
territoire, et lui attribue ainsi un statut, un état civil.

La personnalisation des lois

Cette inscription territoriale des lois est aujourd’hui fortement


compromise par l’effacement de toutes les frontières susceptibles d’entraver
la libre circulation mondiale des capitaux et des marchandises1. Cet
effacement ruine la capacité des États de faire régner un régime de Droit sur
leur territoire. Il favorise la prolifération des paradis fiscaux et sociaux, et
sape ainsi les bases des solidarités nationales. Il permet aux plus riches de
se servir de la technique de la personnalité morale, comme des gangsters se
servent d’une cagoule pour ne pas être reconnus et ne pas avoir à répondre
de leurs actes. Sous l’empire du Marché total, l’argent devient le seul critère
indiscutable de distribution des places et toute différence qualitative entre
les personnes ou entre les choses, ou même (avec la patrimonialisation du
corps humain) entre les personnes et les choses, est susceptible d’être
remise en cause.
Dans un monde géré comme un ensemble de ressources quantifiables,
l’égalité ne peut en effet être pensée autrement que comme une
indifférenciation, et la différence comme une discrimination. Pour la droite
ultralibérale, c’est dans le domaine économique que toute différence autre
que monétaire doit être abolie, d’où le programme de démantèlement des
statuts professionnels et des services publics. Pour la gauche « sociétale »,
c’est en matière de Droit des personnes que toute différence doit être abolie,
à commencer par la différence des sexes et des générations, d’où le
démantèlement des statuts civils et familiaux et l’idée du « libre choix »
d’une identité flexible2. Dans les deux cas, l’insécurité, la flexibilité et
l’incertitude du lendemain deviennent des principes de vie. Dans une
déclaration remarquée, la présidente du Mouvement des entreprises de
France (Medef) a pu s’interroger ainsi à voix haute : « La vie, la santé,
l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi 3 ? »
En réaction à ce délitement des bases de l’identité civile et
professionnelle des personnes, ressurgissent les formes les plus diverses et
les plus extrêmes de nationalisme et de communautarisme. Ceux qui sentent
le sol institutionnel se dérober sous leurs pieds cherchent appui ailleurs :
dans l’affirmation véhémente de leur religion, de la couleur de leur peau, de
leur « genre » ou leur « orientation sexuelle », dans la mémoire victimaire
de leurs ancêtres et dans toutes les formes possibles d’une autochtonie dont
ils réinventent à loisir les racines. Cette montée des revendications
identitaires éclipse les causes socio-économiques de l’injustice sociale4. Les
problèmes rencontrés dans les « banlieues difficiles » auraient par exemple
pour cause première, non pas la misère, le chômage et la déficience des
services publics qui y règnent, mais « l’origine » de leurs habitants,
entendez leur religion ou la couleur de leur peau. Là où la Déclaration de
Philadelphie réputait indifférentes les considérations de race, de croyance
ou de sexe dans sa définition de la justice, tout un courant doctrinal prétend
aujourd’hui fonder la justice sur la reconnaissance de ces différences5.
La question de la justice est ainsi déplacée du terrain de l’avoir vers
celui de l’être, du socio-économique vers l’identitaire. Le « droit à la
différence » est invoqué par diverses minorités (ethniques, sexuelles,
religieuses) qui excipent de leur liberté religieuse ou de leur qualité de
victimes pour se voir attribuer un statut particulier et restreindre le champ
de la loi s’imposant à tous les habitants d’un même territoire6. Au plan
individuel, c’est le droit au respect de la vie privée qui est invoqué pour
faire reculer le principe d’indisponibilité de l’état civil et permettre à
chacun de s’identifier lui-même7. Sous sa forme individuelle de la « loi
pour soi » et du « soi pour loi », ce passage de la territorialité à la
personnalité des lois est l’expression juridique du narcissisme qui
caractérise le dernier état de la culture d’Occident8. La Cour européenne des
droits de l’homme (CEDH) n’hésite pas ainsi à proclamer « le droit pour
chacun d’établir les détails de son identité d’être humain9 ». Le
fondamentalisme islamique n’est à bien des égards qu’un reflet de ce
narcissisme, ainsi qu’en témoigne ce qu’on appelle dans les pays sunnites la
fatwamania et la prétention de n’importe quel imam à s’ériger en
législateur10. Narcissisme dévastateur, car il engage dans l’impasse ainsi
décrite par Pierre Legendre : « Infliger au sujet d’être pour lui-même le
Tiers, c’est non pas le libérer, mais l’écraser, transformer politiquement les
relations sociales en foire d’empoigne, sous le masque d’un discours de
séduction généralisé. L’implicite des nouvelles légalités de facture
gestionnaire peut être mis à découvert et je le résumerai ainsi : survive qui
pourra11. »
Le rejet de ses racines et la revendication identitaire ne sont en fin de
compte que les deux faces d’une même médaille, d’une même difficulté à
assurer chacun d’une place assez sûre pour qu’il puisse agir et se mouvoir
librement. De même, le démantèlement de toute frontière susceptible
d’entraver la circulation des marchandises et des capitaux va de pair avec
l’édification de murs interdisant la circulation des hommes que ce
démantèlement plonge dans la misère et pousse à l’exil. La globalisation
oscille ainsi entre l’utopie d’un monde devenu liquide et sans limites et la
prolifération de barricades et de gated communities. Face à ces impasses, il
faut se garder aussi bien de la tentation de restaurer les limites du passé que
de celle de les ignorer et de faire du passé table rase. Ce qui suppose de
commencer par prendre acte du déclin historique de la figure de la
souveraineté, qui depuis le début des Temps modernes domine nos
représentations de l’État et de l’individu.

La renaissance féodale

Clé de voûte de la théorie de l’État depuis le XVIe siècle12, la


souveraineté est impropre à rendre compte de ses transformations
contemporaines. Les auteurs attentifs à ce déclin usent pour le décrire de la
métaphore de la pyramide et du réseau13. Mais si l’on veut bien se souvenir
que la matrice des réseaux est la féodalité, l’on comprend vite que le Droit
en train de naître dans le contexte de la globalisation est imprégné de
formes passées, et que la société en réseaux marque, non pas la victoire du
contrat sur la loi ou de la « société civile » sur l’État, mais la résurgence de
montages institutionnels antérieurs à l’édification des États souverains. Ceci
n’a rien qui doive surprendre. Ainsi que l’ont montré notamment Aziz Al-
Azmeh à propos de l’Islam14 ou Pierre Legendre dans le cas occidental, les
catégories dogmatiques du passé ne s’inscrivent pas dans une histoire
linéaire, mais constituent une réserve enfouie de sens, toujours susceptible
de revenir au jour et d’y produire de nouveaux effets normatifs. L’une des
raisons de ce caractère sédimentaire est qu’il n’existe pas une variété infinie
de types de structures juridiques. Seules varient les déclinaisons de chacun
de ces types.
À grands traits on peut distinguer, transposant ici une vieille
distinction de la philosophie politique chinoise, le gouvernement par les lois
et le gouvernement par les hommes. Dans un système de gouvernement par
les lois, la Loi exprime la volonté d’un pouvoir souverain qui s’impose
également à tous. La soumission de tous à des lois générales et abstraites est
la condition de la liberté reconnue à chacun. Cette structure implique la
mise en scène d’un Tiers, source et garant des lois, qui transcende la
volonté et les intérêts des individus. Ce montage dogmatique rend possible
l’articulation de deux plans juridiques distincts : celui du calculable et celui
de l’incalculable. Le premier concerne les questions (au premier chef, celles
de l’état des personnes) qui transcendent tout calcul d’utilité individuelle, et
relèvent de la délibération et du domaine de la Loi. Le second concerne les
questions qui sont susceptibles d’être régies par des calculs d’utilité
individuelle et peuvent donc relever de la négociation et du domaine du
contrat. Seul ce type de montage autorise à traiter, sur le plan contractuel,
les hommes et les choses comme des entités abstraites et échangeables, dont
la valeur peut être rapportée à un même étalon monétaire. Car leurs
différences qualitatives sont prises en charge par le domaine de
l’incalculable qui échoit à la Loi.
Dans un système de gouvernement par les hommes, chacun se trouve
inséré dans un réseau de liens de dépendance. Est recherchée, non pas la
soumission de tous à une même loi abstraite, mais la conformité du
comportement de chacun à la place qu’il occupe dans ce réseau. Chacun
doit servir au mieux les intérêts de ceux dont il dépend et pouvoir compter
sur la loyauté de ceux qui dépendent de lui. C’est l’inscription dans des
liens personnels, et non la soumission à une même loi impersonnelle, qui
définit la condition juridique des hommes, aussi bien dans leurs rapports
mutuels que dans leurs rapports avec les choses. Dans ce type de montage,
la distinction du calculable et de l’incalculable se brouille. La loi est
négociée entre représentants de groupes d’intérêts, tandis qu’en revanche
des considérations d’intérêt général irriguent la sphère contractuelle. La
figure du Tiers garant ne disparaît pas, mais elle se fragmente en pôles
multiples reliés entre eux au sein d’un même réseau. La position de l’État
s’apparente alors de moins en moins à celle d’un souverain et de plus en
plus à celle d’un suzerain15.
Au plan national, ce retour de la suzeraineté se donne à voir dans la
contractualisation de l’action publique. Écrasé sous le poids des
innombrables missions dont il s’est chargé, l’État providence tend
aujourd’hui à réduire toujours davantage le nombre de celles qu’il assume
directement, pour confier la gestion des autres à des opérateurs privés qu’il
place sous le contrôle d’autorités indépendantes instituées et nommées par
lui16. Ces techniques dites de « régulation17 » font ressurgir, avec la figure
d’un pouvoir suzerain, qui n’a plus de contrôle qu’indirect sur ses sujets, la
vieille distinction du pouvoir et de l’autorité, typique des manières féodales
de lier tous les pouvoirs et de conjurer ainsi les risques de l’absolutisme et
de la toute-puissance.
C’est en Droit communautaire que ce retour de la suzeraineté est le
plus manifeste. La puissance publique à l’œuvre dans les institutions
européennes n’est évidemment pas une puissance souveraine. Les directives
qu’elle adresse aux États membres ne sauraient être confondues avec des
lois, quels que soient les contresens commis sur ce point par les rédacteurs
du ci-devant projet de Traité constitutionnel européen. Car la caractéristique
essentielle de cet ordre juridique est d’inféoder les États membres à une
Union européenne qui est elle-même privée de l’essentiel des attributs de la
souveraineté sur ses propres citoyens. Autrement dit, la puissance publique
européenne n’exerce sur les peuples qu’un pouvoir indirect, qui requiert la
médiation d’États devenus ses « membres » au sens anatomique du terme. Il
en va de même du reste de certaines organisations économiques
internationales, tel le Fonds monétaire international, dont le pouvoir
(généralement destructeur) sur la vie des peuples ne peut s’exercer que par
l’allégeance des États qui se soumettent à ses programmes d’ajustement
structurel et renoncent ainsi à une part de leur souveraineté. Ces
programmes ne reposent pas sur de véritables contrats, mais sur un acte
d’allégeance, formalisé par une lettre d’intention adressée au FMI par l’État
concerné18.
Le retour du gouvernement par les hommes affecte aussi le statut des
personnes. La figure cartésienne de l’individu libre de toute attache n’a pu
se développer que sous l’égide d’un État souverain (le cogito de Descartes
vient quarante ans après que Bodin a fait la théorie de la souveraineté). Elle
ne peut prospérer en effet que si la condition des personnes relève de lois
générales et abstraites, uniformément applicables à tous. Dès lors que la
condition de chacun se met à dépendre de sa position dans un réseau plus ou
moins dense de liens contractuels, l’autonomie de la volonté individuelle ne
peut que décliner. Là où l’État disparaît ou se corrompt, l’illusion de la
souveraineté individuelle se dissipe : il faut faire allégeance à plus puissant
que soi pour accéder à un minimum de sécurité ou de liberté. Réapparaît
alors une situation bien connue des sociétés traditionnelles, dans laquelle
l’importance de chacun se mesure au nombre de ceux sur qui il peut
compter.
Ce déplacement de la loi au lien est propre à caractériser le
foisonnement de nouveaux contrats, qui n’ont plus seulement pour objet
d’obliger les parties à donner, faire ou ne pas faire quelque chose de
déterminé, mais à créer entre elles un lien qui oblige l’une à se comporter
conformément aux attentes de l’autre. C’est le cas des contrats auxquels on
recourt de plus en plus fréquemment pour restaurer l’état professionnel des
personnes menacées ou frappées d’exclusion. Mais ce sont plus
généralement tous les contrats visant à intégrer une personne dans
l’organisation de l’activité économique d’une autre, qui rétroagissent sur la
condition professionnelle des parties et obligent à définir entre elles un lien
doté d’un minimum de stabilité. Il faudrait convoquer pour illustrer ce point
l’ensemble du Droit de l’entreprise et de la distribution, et les
développements foudroyants des techniques de filialisation, de sous-
traitance, d’externalisation, etc. La notion de « solidarisme contractuel »
parfois avancée pour canaliser cette évolution19 est sympathique mais
inappropriée, faute de tenir compte du sens juridique précis que la solidarité
a acquis en Droit social. Il s’agit bien plutôt de techniques d’inféodation, de
tenures-services qui permettent de concéder l’exploitation d’une activité
économique moyennant la soumission du concessionnaire à certains
contrôles du concédant, lequel s’engage en revanche à garantir une certaine
viabilité économique de l’exploitation. Ce qui conduit notamment à la
réapparition d’une question que l’économie moderne croyait avoir enterrée :
celle du « juste prix20 ».

Les limites de la dépendance


Il est vain de déplorer cette évolution, et il est illusoire de penser que
l’on pourrait restaurer l’intégrité des États-nations et le gouvernement par
les lois. L’émergence d’un nouvel état de dépendance généralisée est une
réaction immunitaire du système juridique face au délire de ce que Pierre
Legendre appelle « le Sujet roi autofondé ». La souffrance partout sensible
dans nos sociétés ultramodernes vient de ce que chacun est sommé de
s’affirmer en souverain gouverneur de sa propre vie, alors que son statut
n’est plus garanti par les lois mais dépend de la solidité des liens affectifs et
économiques qu’il a pu tisser avec autrui. Terreau propice au narcissisme
ou à la dépression. Il convient donc de prendre acte de cette évolution pour
mieux la maîtriser et se défaire des utopies mortifères qui gouvernent le
processus de globalisation. L’actuelle résurgence féodale peut aussi bien
conduire à un État de type mafieux qu’à un État de dépendance tempérée,
où les droits et libertés fondamentaux de chacun continueraient d’être
garantis. L’issue dépendra de notre capacité à dessiner les limites nouvelles
qu’appelle l’état présent du monde.
L’art des limites est au Droit ce qu’est à l’architecture le sens des
portes et fenêtres : elles doivent tout à la fois protéger et s’ouvrir sur
l’extérieur. Les limites ne sont ni des murs ni des passoires, et elles doivent
nous protéger aussi bien de l’utopie d’un monde sans frontières que de la
réalité d’un monde où chacun se barricade. Concernant l’ordre
international, retrouver le sens des limites conduirait à dessiner de nouvelles
frontières propres à mettre le commerce international au service de la
justice sociale. L’urgence est de replacer l’économie de marché sur des
bases institutionnelles solides, qui mettent en concurrence les entreprises et
non pas les systèmes juridiques. Un marché se définit d’abord par
l’existence des limites que la loi lui fixe. La création de la Communauté
européenne visait ainsi l’élargissement, et non l’effacement, de ce qu’on
appelait encore le marché intérieur. Elle s’appuyait sur l’expérience de
l’industrialisation, qui avait vu tous les États occidentaux se doter des
conditions juridiques de leur essor matériel en n’ouvrant leurs frontières que
dans la mesure nécessaire à leur prospérité économique. Le marché
devenait « commun », ce qui impliquait à la fois la concurrence entre les
entreprises et la solidarité entre les États. Cette clé de voûte de la
construction européenne a disparu à partir du moment où les États membres
et la Commission ont été parties prenantes du projet de Marché total, c’est-
à-dire du programme de démantèlement dans tous les secteurs et dans tous
les pays du monde de toute entrave à la libre circulation des capitaux et des
marchandises. Cette extension sans limites ne pouvait que ruiner la
solidarité entre les États membres et transporter dans l’Union elle-même la
mise en concurrence des droits nationaux.
La libre circulation des marchandises et des capitaux n’est pas un
objectif en soi. Elle n’a de valeur que dans la mesure où elle sert réellement
l’amélioration du sort des hommes. C’est au Droit qu’il incombe d’élargir
ou de restreindre le jeu du libre-échange, selon qu’il sert à fertiliser le
travail des hommes et à les arracher à la misère ou, au contraire, à priver les
hommes de travail et à les plonger dans la misère. Cette recette, qui fut celle
des premières puissances industrielles, est aussi celle qui a permis à la
Chine ou l’Inde de s’affirmer comme de nouvelles puissances économiques.
Pourquoi l’interdire aujourd’hui à l’Afrique ou à l’Europe ? La maîtrise de
la circulation des marchandises entre ces grands marchés serait de nature à
encourager les investissements de long terme, puisque les entreprises
seraient assurées d’être soumises aux mêmes règles du jeu que leurs
concurrentes sur ce marché. Seraient au contraire découragés les
investissements opportunistes et volatiles, réalisés en vue de la
réimportation dans un autre marché de produits réalisés en contravention
des règles sociales et environnementales qui y sont en vigueur21.
D’autres pistes mériteraient d’être explorées, qui concernent le Droit
des sociétés commerciales. Jusqu’à une date récente, la loi néerlandaise
réservait par exemple l’exercice du pouvoir de direction d’une entreprise à
ceux des détenteurs du capital qui avaient fait la preuve de leur attachement
à ses intérêts à long terme. Conforme à la conception traditionnelle de
l’entreprise en Europe continentale22, cette loi mettait en œuvre la
distinction entre deux types d’actionnaires : les actionnaires intéressés au
succès à long terme de l’entreprise et ceux qui en exigent le rendement
financier le plus rapide et le plus élevé possible, et peuvent se révéler aussi
dangereux pour elle qu’une nuée de sauterelles pour une exploitation
agricole. Les premiers se soumettent au principe de l’autonomie juridique
de la société, tandis que les seconds se comportent comme s’ils en étaient
les propriétaires (ce qui n’est juridiquement pas le cas). Le fait que le Droit
des sociétés favorise l’une ou l’autre de ces deux formes d’actionnariat est
évidemment beaucoup plus lourd de conséquences sur l’emploi que le
caractère plus ou moins protecteur du Droit du licenciement. Tracer de
nouvelles limites aux pouvoirs des actionnaires, qui les obligent à tenir
compte de la pérennité de l’entreprise à laquelle ils apportent des capitaux,
serait de nature à restituer à la capacité d’entreprendre la place première
qu’elle n’aurait jamais dû perdre en économie.
Ce sont enfin les juges, dont le rôle croît proportionnellement à
l’affaissement des États, qui doivent garder (ou retrouver) le sens des
limites. Dans l’ordre communautaire, prendre acte de la position seulement
suzeraine de la Cour de justice européenne devrait par exemple donner aux
cours supérieures des États membres le courage de lui résister lorsqu’elle se
comporte comme une instance souveraine et s’arroge des compétences
qu’aucun texte ne lui confère. La Cour de cassation française ou le
Bundesarbeitsgericht allemand pourraient ainsi décider que les interdictions
du recours à la grève édictées par la CJCE dans ses arrêts Laval et Viking
(voir chapitre III) ne relèvent pas de la compétence communautaire telle
que définie par le Traité européen, qu’elles sont contraires au Droit français
de la grève ainsi qu’aux normes de l’OIT en matière de liberté syndicale, et
que par conséquent elles ne s’imposent pas au juge national.
La Cour constitutionnelle allemande a été la première à donner le
signal de ce réveil des juridictions nationales. Au terme d’un examen très
minutieux des dispositions du Traité de Lisbonne, elle a estimé qu’en raison
du « déficit structurel de démocratie » qui affecte l’Union européenne, la
ratification de ce traité devait être subordonnée à l’adoption d’une loi pour
« garantir l’efficacité du droit de vote » des citoyens allemands et « veiller »
à ce que l’Union « n’outrepasse pas les compétences qui lui ont été
octroyées »23.

1. Voir Alain Supiot, « L’inscription territoriale des lois », art. cit., p. 151-170.
2. La reconnaissance du « droit d’adapter son état civil à son genre revendiqué » est aujourd’hui l’une des
priorités de la gauche française (voir « Refusons la transphobie, respectons l’identité de genre ! », Le Monde,
16 mai 2009). Ernst Jünger observait, dès 1932, que l’univers libéral s’efforçant de transformer toute relation
en lien contractuel résiliable, l’un de ses idéaux « est atteint avec beaucoup de logique lorsque l’individu peut
résilier son caractère sexuel, le déterminer ou le changer par une simple inscription sur le registre de l’état
civil ». (Le Travailleur, op. cit., p. 158.)
3. Le Figaro économie, 30 août 2005.
4. Robert Castel, La Discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?, La République des Idées-Seuil, 2007.
5. Charles Taylor, Multiculturalisme : différence et démocratie, Flammarion, 1997 ; Axel Honneth, La Lutte
pour la reconnaissance. Grammaire morale des conflits sociaux, Cerf, 2000 ; Nancy Fraser, Qu’est-ce que la
justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, La Découverte, 2005.
6. Voir sur le cas des États-Unis : Michael Piore, Beyond Individualism, Harvard University Press, 1995 ; sur le
cas canadien : Andrée Lajoie, Quand les minorités font la loi, PUF, 2002.
7. Sur ce glissement vers l’autodétermination de l’état des personnes au nom du respect de la vie privée :
Claire Neirinck (dir.), L’État civil dans tous ses états, LGDJ, 2008 ; Jean-Louis Renchon, « Indisponibilité,
ordre public et autonomie de la volonté dans le droit des personnes et de la famille », in Alain Wijffels (dir.),
Le Code civil entre ius commune et droit privé européen, Bruylant, 2005, p. 269 sq.
8. Christopher Lasch, Culture of Narcissism : American Life in an Age of Diminishing Expectations, 1979, trad.
fr. La Culture du narcissisme : la vie américaine à un âge de déclin des espérances, Flammarion, 2006.
9. CEDH, 11 juillet 2002, aff. Christine Goodwin c/ Royaume-Uni (no 28957/95).
10. Voir Habib Y., « Halal, haram, sport panarabe », Le Temps (Alger), 19 septembre 2008.
11. Pierre Legendre, Les Enfants du Texte. Étude sur la fonction parentale des États, Fayard, 1992, p. 352.
12. Jean Bodin, Les Six Livres de la République, éd. 1583, présentée par G. Mairet, LGF, 1993.
13. Voir Manuel Castells, La Société en réseaux, Fayard, 1998 ; François Ost et Michel van de Kerchove, De la
pyramide au réseau ? Pour une théorie dialectique du droit, Publications des facultés universitaires Saint-
Louis, 2002 ; Günther Teubner, Netzwerk als Vertragsverbund. Virtuelle Unternehmen, Nomos Verlag, 2004.
14. Aziz Al-Azmeh, « Chronophagous Discourse : A Study of Clerico-Legal Appropriation of the World in an
Islamic Tradition », in Franck E. Reynolds et David Tracy (éd.), Religion and Practical Reason, State
University of New York Press, 1994, p. 163 sq.
15. Tandis que le souverain est titulaire d’un pouvoir suprême, qui peut s’exercer directement sur tous ses sujets,
le suzerain n’a de prise directe que sur ses propres vassaux et non pas sur les vassaux de ses vassaux (voir
Jean-François Lemarignier, La France médiévale. Institutions & société, Armand Colin, 1970, p. 256 sq.)
16. Voir les rapports publics du Conseil d’État, Les Autorités administratives indépendantes (2001), et Le
Contrat, mode d’action publique et de production de normes (2008).
17. Voir Marie-Anne Frison-Roche, Règles et pouvoirs dans les systèmes de régulation, Dalloz, 2004.
18. Ces lettres sont rendues publiques sur le site du FMI : www.imf.org/external/index.htm.
19. Voir Denis Mazeaud, « Loyauté, solidarité, fraternité : la nouvelle devise contractuelle ? », in L’Avenir du
droit. Mélanges en hommage à François Terré, PUF-Dalloz et Juris-Classeur, 1999, p. 603 sq. ; Christophe
Jamin, « Plaidoyer pour le solidarisme contractuel », in Études offertes à JacquesGhestin, LGDJ, 2001,
p. 441.
20. Le juge sanctionne désormais l’abus dans la fixation du prix lorsque celui-ci n’est pas déterminé par le
contrat (Cour de cassation, assemblée plénière, 1er décembre 1995, Bulletin civil, 1995, no 9). Voir Marie-
Anne Frison-Roche, « De l’abandon du carcan de l’indétermination à l’abus dans la fixation du prix », Revue
de jurisprudence de droit des affaires, 1996, chron. 3 ; Muriel Fabre-Magnan, Contrat et engagement
unilatéral, PUF, 2008, p. 356 sq. Voir aussi Aymon de Senarclens, « La maxime “pretium debet esse verum,
certum, iustum” », Mélanges Paul Fournier, Sirey, 1929, p. 685.
21. Sur ce retour d’un protectionnisme tempéré, par grands ensembles continentaux, voir Jean-Luc Gréau,
L’Avenir du capitalisme, op. cit., p. 212 sq.
22. Voir Donald Kalff, L’Entreprise européenne : la fin du modèle américain, Vuibert, 2005.
23. Décision nº 72/2009 du 30 juin 2009, consultable sur le site de la Cour <www.bundesverfassungsgericht.de>.
Cette décision capitale a à peine été signalée, et jamais sérieusement été analysée, dans les médias français.
Pour une analyse en langue anglaise, voir le dossier spécial que lui a consacré le German Law Journal, vol.
10, nº 8, 2009 <www.germanlawjournal.com>.
VI

Le sens de la mesure

Il n’est pas besoin de remonter à Aristote pour comprendre que la


pratique de la justice requiert le sens de la mesure1. Le Droit étant, selon la
vénérable définition du Digeste, « l’art du bien et de l’égal » (Jus est ars
boni et æqui) et la justice « la volonté constante et perpétuelle d’attribuer à
chacun ce qui lui est dû » (Iustitia est constans et perpetua voluntas ius
suum cuique tribuendi), leur pratique oblige à mesurer ce qui doit revenir à
chacun. Faire preuve de mesure consiste à définir un juste milieu entre le
« trop » et le « pas assez ». Ce qui suppose d’une part d’avoir une
représentation exacte des faits et, d’autre part, de pouvoir les évaluer, c’est-
à-dire les référer à un système de valeurs. Toute mesure possède cette
double dimension, cognitive et normative, mais à la différence des normes
mathématiques ou religieuses, les règles de Droit ne sont pas intangibles et
doivent au contraire évoluer en fonction de l’expérience des manques et des
excès. Garder le sens de la mesure suppose alors de confronter toujours la
définition de ce qui doit être à la connaissance de ce qui est.
Il faut revenir à ces données élémentaires si l’on veut échapper aux
mirages de la quantification. Nous vivons actuellement le rêve éveillé d’une
gouvernance par les nombres, qui nous dispenserait de la compréhension et
de la confrontation des expériences, nous épargnerait ainsi de la peine de
juger et donc de penser. Ce rêve ne peut tourner qu’au cauchemar.
Prétendre « évaluer » la qualité d’un travail au moyen d’indicateurs de
performances déconnectés de l’expérience singulière de ce travail est à la
fois destructeur, illusoire et pathogène2. Postuler la justice de la distribution
des revenus qui résulte de « l’ordre spontané du marché » conduit à creuser
des inégalités aussi vertigineuses qu’injustifiables3. Indexer les politiques
publiques sur des indicateurs macroéconomiques dont on postule la
pertinence universelle procède d’un fétichisme du signe, qui coupe les
dirigeants des hommes et des faits qu’ils sont censés gouverner4.
Historiquement, la déconnexion progressive des unités de mesure de
toute expérience humaine est allée de pair avec les progrès de la science
moderne et l’avènement du capitalisme. Des unités de mesure générales et
abstraites, comme le mètre (défini depuis 1983 comme la longueur
parcourue dans le vide par la lumière pendant une durée de 1/299792458 de
seconde), ont progressivement fait disparaître le pied, l’empan, la lieue ou
le boisseau, qui indexaient toute espèce de grandeur sur le corps humain ou
sur la qualité de l’objet mesuré5. Cette « déshumanisation » est parfaitement
légitime lorsque la mesure vise à observer et expliquer des phénomènes
naturels, tels le mouvement des astres ou la physique des particules. Elle
n’est déjà pas sans effets pervers lorsqu’il s’agit de représenter l’écoumène,
c’est-à-dire le milieu vital de l’homme6. Mesurer par exemple la terre en
hectares fait perdre de vue qu’un hectare n’est jamais d’un point de vue
qualitatif l’égal d’un autre, ce dont rendaient compte les unités de mesure
agraires « archaïques », comme le journau ou la boisselée de terre, dont la
grandeur – indexée sur le nombre de journées de travail ou de boisseaux de
semences nécessaires à sa mise en valeur – variait selon la qualité du sol7. A
fortiori lorsqu’il s’agit de rendre « à chacun le sien » et d’établir la justice
entre les hommes, la déshumanisation des unités de mesure coupe des
réalités et est potentiellement délirante. En ce domaine le principe de
Protagoras, « l’Homme, mesure de toute chose », est le seul qui puisse avoir
un sens.
Pour retrouver ce sens de la mesure, il faut donc replacer le sort des
hommes au cœur du système d’évaluation des performances économiques.
À cette fin, il convient de renouer avec deux impératifs posés à
Philadelphie. En premier lieu, l’objectif de justice sociale, qui doit retrouver
sa place d’unité de mesure de la justesse de l’ordre juridique, en sorte que
« tous les programmes d’action et mesures prises sur le plan national et
international, notamment dans le domaine économique et financier, doivent
être appréciés de ce point de vue et acceptés seulement dans la mesure où
ils apparaissent de nature à favoriser, et non à entraver, l’accomplissement
de cet objectif fondamental » (D.Ph. art. II, c). En second lieu l’impératif de
démocratie sociale, qui permet d’ancrer cette évaluation dans la diversité
des expériences, et impose que « les représentants des travailleurs et des
employeurs […] participent à de libres discussions et à des décisions de
caractère démocratique en vue de promouvoir le bien commun » (D.Ph.,
art. I, d).

L’unité de mesure : l’objectif de justice sociale

Mesurer la performance économique à l’aune des objectifs de justice


sociale est une idée simple et de bon sens. Mais son introduction par la
Déclaration de Philadelphie n’en était pas moins révolutionnaire. Intitulée
Déclaration concernant les buts et objectifs de l’OIT, elle envisage le Droit
non pas seulement comme un système de règles à ne pas transgresser, mais
aussi comme un ensemble de buts à atteindre. Le « but central de toute
politique nationale et internationale » est la réalisation du droit de tous les
êtres humains « de poursuivre leur progrès matériel et leur développement
spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des
chances égales » (D.Ph., art. II a). Cette façon de concevoir la normativité
comme une voie à suivre n’avait après tout rien de surprenant. Le mot
même de « Droit » vient du latin médiéval directum et suggère l’idée d’une
direction. Idée familière aux autres grandes civilisations, comme le montre
par exemple la notion indienne de maryādā, qui désigne une cible à
atteindre mais à ne pas dépasser, c’est-à-dire d’un même mouvement un but
et une limite de l’action8.
Mais cette conception téléologique (i. e. définissant le Droit par ses
buts) heurtait de front la vulgate positiviste occidentale, qui entend répudier
toute référence à l’idée de justice dans une « science du Droit » réduite à la
description d’une tuyauterie de normes. Ceci explique le destin paradoxal
de la notion d’objectif, telle qu’introduite au sortir de la guerre. Dans le
domaine social où elle était apparue, l’idée d’objectif assigné aux États s’est
heurtée à une critique en règle des juristes conservateurs, bientôt relayée par
les ultralibéraux, qui ont fait au Droit social le procès d’être un Droit
programmatique et donc un faux Droit, vide de juridicité9. Avec par
exemple cette conséquence juridique majeure en Europe d’exclure la
plupart des droits sociaux du champ de la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des libertés fondamentales adoptée en 1950, pour les
reléguer dix ans plus tard dans une Charte sociale dénuée de véritable force
normative.
En revanche dans le domaine économique et monétaire, la conception
téléologique de la normativité a véritablement triomphé. Non pas, bien sûr,
pour mesurer la réalisation des objectifs de justice sociale, mais pour faire
respecter « l’ordre spontané » du Marché. Les programmes d’ajustement
structurel imposés aux pays pauvres par le FMI, les critères de convergence
économique imposés aux pays membres de la zone euro10 ou les grandes
orientations des politiques économiques (GOPE) fixées par le Conseil
européen sont les exemples les plus connus de ce type de normativité, dont
l’un des buts explicites a été d’empêcher l’augmentation des revenus du
travail (qui serait inflationniste) et de promouvoir, en revanche,
l’augmentation de ceux du capital (rebaptisée « création de valeur »). Mais
cette normativité par objectif est aussi à l’œuvre dans la jurisprudence de la
Cour de justice des communautés européennes, qui a fait de la référence
aux objectifs de libéralisation des échanges son principal instrument de
déréglementation des droits nationaux, y compris dans le domaine du
travail, de la consommation, de la protection sociale, de la fiscalité ou des
services publics11. La normativité par objectif a ainsi été retournée contre ce
pour quoi elle avait été conçue : le progrès de la justice sociale.
Ce retournement montre la vanité, quand ce n’est pas la mauvaise foi,
du procès de non-juridicité adressé aux objectifs de justice sociale. À la fois
but à atteindre et limite à ne pas dépasser, un objectif possède toujours une
force obligatoire qui peut être invoquée devant le juge. Toute la
jurisprudence communautaire faisant droit à des plaignants incriminant la
non-conformité d’une loi nationale aux objectifs de libéralisation des
échanges est là pour en témoigner. Si la justice sociale faisait partie des
objectifs fondamentaux assignés à l’Union européenne, rien n’interdirait par
exemple au juge communautaire de déclarer contraires à cet objectif les
dispositions nationales promouvant une organisation du temps de travail –
tel le démantèlement du repos dominical – incompatible avec une vie
familiale ou sociale normale. La Cour européenne des droits de l’homme
s’est du reste résolument engagée dans cette voie, en adoptant une méthode
d’interprétation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme qui
se réfère aux « principes généraux de droit reconnus par les nations
civilisées » et intègre toutes les normes internationales et européennes du
travail, y compris les normes de l’OIT et la Charte des droits fondamentaux
de l’Union européenne12. Conforme au principe d’indivisibilité des Droits
de l’homme, cette méthode lui permet d’imposer le respect des droits
sociaux fondamentaux que la Cour de justice des communautés
européennes s’emploie dans le même temps à vider de leur contenu13. Le
conflit entre ces deux juridictions supranationales est désormais flagrant et
le meilleur moyen de le trancher serait sans doute que le Conseil de
l’Europe donne à la CEDH une base juridique solide et lui permette de
s’affirmer dans son nouveau rôle de gardienne des droits sociaux
fondamentaux. L’Europe sociale cessera d’être un mot creux le jour où elle
sera dotée d’une juridiction chargée de veiller au respect des objectifs de
justice sociale, tels qu’ils ont été déclinés par divers instruments juridiques
internationaux, de la Déclaration de Philadelphie à nos jours. Ces objectifs
sont sources de devoirs autant que de droits, et une telle juridiction pourrait
par exemple, par application du principe de solidarité, sanctionner les
pratiques – aujourd’hui encouragées par la CJCE – de dumping social ou
fiscal des États ou de law shopping d’entreprises désireuses de se soustraire
aux impôts ou cotisations afférentes à leurs activités. Ces pratiques ne
portent pas seulement atteinte à la loyauté de la concurrence ou aux droits
du fisc : elles constituent plus fondamentalement une violation des Droits
de l’homme consacrés par la Déclaration universelle de 1948 dans le
domaine économique et social, et doivent être qualifiées et réprimées
comme telles.

Pratique de la mesure
et diversité des formes de représentation

La justice sociale est un principe d’action. Sa mise en œuvre dépend


donc d’une juste représentation des faits et ne peut se réduire à l’application
d’un système de règles prédéfinies. L’une des particularités du Droit social,
ainsi que l’avaient bien vu les premiers juristes à le prendre au sérieux
avant-guerre, est d’être un lieu de découverte, autant que d’application de la
règle. C’est de la confrontation et de la conciliation des intérêts que peut
naître une définition, toujours provisoire et révocable, d’une juste
répartition des droits et des devoirs de chacun. Assez familière aux
traditions de Common law, cette méthode inductive faisait en revanche
figure de corps étranger dans les traditions codificatrices issues du Droit
romano-canonique. Le juge de Common law est un juge qui découvre la
règle à la lumière de l’expérience de la diversité des cas. Il représente cette
expérience et c’est elle qui le rend légitime à dire le Droit. Dans la tradition
continentale en revanche, le juge n’est en principe – selon le mot fameux de
Montesquieu – que « la bouche qui prononce les paroles de la loi ». Il juge
par exemple « au nom du peuple français », et donc le représente
légalement, mais en appliquant sa volonté, telle qu’elle s’est exprimée dans
la loi votée par le Parlement, seul lieu de sa représentation démocratique.
Situer les systèmes de représentation qui concourent à la réalisation de
la justice sociale parmi ces formes antérieures de représentation n’est
cependant pas chose aisée. L’échec des tentatives d’introduction de
l’arbitrage obligatoire pour régler les conflits sociaux montre que cette
représentation ne repose pas sur l’incarnation par des jurisprudents d’une
expérience fondée sur les précédents. Elle emprunte au contraire à la
représentation parlementaire l’idée éminemment démocratique qu’une règle
de droit doit, pour être juste, procéder de la représentation de tous ceux
auxquels elle s’adresse. Mais à la différence de la représentation
parlementaire, la démocratie sociale n’a pas une base individuelle et
quantitative (un homme, une voix) mais collective et qualitative (un groupe
d’intérêts, une voix). Elle a ainsi renoué avec des formes anciennes de
représentation (tels les états généraux de l’Ancien Régime), qui visaient à
donner une image fidèle de la diversité des conditions sociales, plutôt que
de fonder la fiction d’une unanimité sur la technique du vote majoritaire.
Fondant ce que Pierre Rosanvallon appelle une légitimité de réflexivité14,
elle ne vise pas à dégager des majorités, mais plutôt des consensus sur ce
qui est le plus juste ou le moins injuste possible à un moment et dans des
circonstances donnés. Procédant du constat de différences qualitatives entre
groupes d’intérêts qui ont des mêmes faits une expérience différente, elle ne
postule pas l’égalité de ces groupes, mais la construit, en instituant entre
eux un équilibre des forces. Visent par exemple à réaliser cet équilibre la
consécration du droit de grève ou la récente introduction en France du
principe majoritaire dans la représentation syndicale à la négociation
collective. Sous l’égide de la démocratie sociale, les droits de
représentation, d’action et de négociation collectives sont ainsi autant de
mécanismes de conversion des rapports de force en rapports de droit.
Malgré ces différences, la démocratie parlementaire et la démocratie
sociale ont en commun, d’une part, de chercher à représenter l’expérience
humaine dans sa diversité et, d’autre part, de donner lieu à des assemblées
de parole15 dont on attend de justes décisions. Tel n’est pas le cas des
formes de représentation typiques de la « gouvernance », qui visent à
quantifier des faits plutôt qu’à refléter des expériences et où il ne s’agit
donc pas de parler mais de compter. La comptabilité, les statistiques et les
indicateurs sont les trois formes principales de cette représentation chiffrée
du monde. Chacune d’elles a sa légitimité et son domaine de validité
propre. La comptabilité vise à « refléter une image fidèle » du patrimoine de
la situation financière et du résultat d’une entité juridique16. Les statistiques,
comme leur nom l’indique, visent à doter l’État d’une représentation
scientifique de la société17. Quant aux indicateurs, dont l’essor date de la
naissance de l’État providence18, ils sont d’un même mouvement des
indices de la « physiologie » du corps social et des indications destinées à
guider l’action que l’État exerce sur lui. L’essor de ces formes de
représentation quantifiées de la société procède de l’aspiration à une gestion
scientifique des affaires humaines. C’est à la fois leur force et leur danger.
Leur force parce que, procédant d’un effort d’objectivation de la
représentation du monde, ils peuvent faciliter la réalisation d’un accord sur
la règle juste à adopter. Leur danger parce qu’ils exposent à l’illusion
dogmatique de la scientificité de cette représentation. Or, à la différence de
la métrologie scientifique, qui vise à représenter une réalité qui est
indépendante du géomètre et lui préexiste, les catégories comptables ou
statistiques inventent les catégories qu’elles décrivent, en recourant à des
conventions d’équivalence, qui consistent à rapporter à une même quantité
des situations qualitativement différentes19. Le risque est alors celui du
fétichisme du signe, qui, prenant le nombre pour la chose même, expose
aux mirages de la quantification et oriente l’action vers l’amélioration de
scores statistiques ou comptables de plus en plus déconnectés des réalités20.
C’est la réalisation de ce risque que nous donnent à voir l’implosion des
marchés financiers et, plus généralement, les impasses de la gouvernance
par les nombres qui domine aujourd’hui la gestion des entreprises et des
États.
Dans ce contexte, renouer avec l’impératif de démocratie sociale ne
peut se limiter à chanter les bienfaits du dialogue social ou du tripartisme
institué à l’OIT. Cela oblige à créer les conditions d’une prise en compte
permanente de l’expérience concrète des effets de la globalisation au regard
de l’objectif de justice sociale. Ce qui suppose de sortir la démocratie
sociale du ghetto où elle est aujourd’hui enfermée et de la rénover en tenant
compte de la diversification des formes de travail dans le monde
contemporain. La difficulté majeure pour y parvenir n’est pas,
contrairement à ce que pourraient laisser penser les discussions sur
« l’articulation de la loi et du contrat », le lien à établir entre démocratie
sociale et démocratie politique. Non qu’il n’y ait là une vraie question, mais
les termes en sont déjà posés et un certain nombre de mécanismes
institutionnels sont apparus pour assurer cette « articulation » (qui est bien
plutôt une hybridation). La question urgente est celle des relations à établir
entre, d’un côté, ces deux formes de représentation délibérative et, de
l’autre, les représentations quantifiées de l’état du monde que l’idéologie de
la gouvernance fétichise et soustrait à tout processus délibératif. Les
« indicateurs de développement humain », conçus et mis en œuvre avec la
meilleure intention du monde21, n’échappent pas à ce travers, dès lors qu’ils
projettent sur la terre entière une normativité ignorante des situations
locales. Interdire en termes généraux et abstraits le « travail des enfants » et
faire du taux de leur scolarisation un « indicateur du développement
humain » peut aboutir à ceci qu’on les arrache aux modes traditionnels de
transmission des savoirs pour les entasser par centaines dans de vastes
hangars face à un instituteur dépassé par le nombre. Les conditions réelles
d’éducation en sortiront fortement dégradées, mais le score du pays s’en
trouvera amélioré aux yeux des organisations internationales22.
Deux exemples permettent de se faire une idée de la manière dont la
démocratie pourrait remettre les techniques de quantification au service de
la justice sociale. Le premier concerne la normalisation comptable. Celle-ci
a dégénéré en méthode d’étalonnage de la performance financière à court
terme des entreprises. Elle inscrit l’activité des hommes au passif et ne joue
plus son rôle de rappel des dirigeants économiques à leurs responsabilités23.
Avec cet effet pervers de donner une image faussée de la situation des
entreprises et de les engager dans une course à la « création de valeur »
déconnectée de l’économie réelle. Les dispositions juridiques introduites en
France après-guerre pour assurer l’information comptable des représentants
des salariés sont utiles, mais elles interviennent en aval de la définition des
normes comptables. Ces dernières échappent à toute espèce de délibération
démocratique alors qu’elles expriment des choix normatifs déterminants
pour la juste répartition des richesses. Il n’existe pas de « vérité comptable »
qui puisse faire l’économie de discussions associant la représentation
parlementaire et la représentation syndicale24. Le second exemple concerne
les normes internationales du travail. Celles de l’OIT se présentent comme
un magasin de règles, où les États (et éventuellement les entreprises
multinationales en mal de « responsabilité sociale ») sont invités à faire leur
marché, en choisissant celles auxquelles ils prétendent se soumettre. Il n’a
pas été tenu compte de la nouveauté de la Déclaration de Philadelphie,
consistant à définir la justice sociale en termes d’objectifs, de guide pour
l’action politique, et pas seulement de règles à appliquer. En tenir compte
supposerait l’élaboration d’un nouveau type de normes, combinant d’une
part la reconnaissance par les États d’un certain nombre de principes
directeurs découlant de la notion de travail décent, et, d’autre part,
l’engagement contractuel des États de définir avec l’aide des institutions
financières internationales et en concertation avec les organisations
représentatives des travailleurs les conditions locales ou nationales de leur
mise en œuvre25. Cette concertation devrait s’étendre à la définition des
indicateurs adaptés à ces conditions locales et susceptibles de rendre compte
des progrès de cette mise en œuvre. Une telle combinaison de l’universalité
de l’objectif de justice sociale et de la représentation de l’expérience locale
du travail éviterait de projeter sur le monde entier les paradigmes d’emploi
salarié et de « développement humain ».

1. Voir Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 6. Voir aussi Michel Villey, Le Droit et les Droits de l’homme, PUF,
1983, p. 52 sq.
2. Voir Christophe Dejours, L’Évaluation du travail à l’épreuve du réel : critique des fondements de
l’évaluation, op. cit.
3. Voir le bilan accablant dressé par le Bureau international du travail dans son Rapport sur le travail dans le
monde 2008 : les inégalités de revenu à l’épreuve de la mondialisation financière, OIT, 2008,
http://www.ilo.org/public/english/bureau/inst/download/world08.pdf.
4. Voir Robert Salais, « Usages et mésusages de l’argument statistique : le pilotage des politiques publiques par
la performance », Revue française des affaires sociales, 2009.
5. Voir Franck Jedrzejewski, Histoire universelle de la mesure, Ellipses, 2002.
6. Sur ces notions, voir Augustin Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, op. cit.
7. Voir Witold Kula, Les Mesures et les Hommes, Maison des sciences de l’homme, 1984, p. 38 sq.
8. Voir Charles Malamoud, Une perspective indienne sur la notion de dignité humaine, conférence, Institut
d’études avancées de Nantes, avril 2009, à paraître.
9. Cette vieille antienne trouve toujours de nouveaux choristes : voir par exemple Jean-Philippe Feldman, « Le
comité de réflexion sur le Préambule de la Constitution et la philosophie des droits de l’homme », Recueil
Dalloz, 2009, p. 1036.
10. Traité européen, art. 121, § 1. Il s’agit de quatre critères chiffrés : la stabilité des prix, la situation des
finances publiques, le taux de change, les taux d’intérêt à long terme.
11. Voir supra, chapitre III.
12. CEDH (Grande Chambre), 12 novembre 2008, Demir Et Baykara c/ Turquie (no 34503/97). Voir aussi
CEDH, 21 avril 2009, Enerji Yapi-Pol Sen c. Turquie (no 68959/01) appliquant cette méthode à la protection
du droit de grève.
13. Voir supra, chapitre III.
14. Pierre Rosanvallon, La Légitimité démocratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Seuil, 2008.
15. Ce concept très fécond est dû à Marcel Detienne : Comparer l’incomparable, Seuil, 2000, p. 105 sq. ; Id.
(dir.), Qui veut prendre la parole ? Seuil, « Le genre humain », 2003.
16. Sur cette définition légale, qui traduit la notion anglaise de true and fair view, voir Yannick Lemarchand,
« Le miroir du marchand », in Alain Supiot (dir.), Tisser le lien social, op. cit., p. 213 sq.
17. Issu de l’allemand Statistik le mot est dérivé de Staat.
18. Voir Alain Desrosières, « Refléter ou instituer. L’invention des indicateurs statistiques » (1997), repris in
Pour une sociologie historique de la quantification, op. cit., p. 187 sq.
19. Sur le cas de l’emploi, voir le livre séminal de Robert Salais, Nicolas Baverez, Bénédicte Reynaud,
L’Invention du chômage, PUF, 1986.
20. Voir supra, chapitre III.
21. Voir Jean Gadrey et Florence Jany-Catrice, Les Nouveaux Indicateurs de richesse, La Découverte, 2007.
22. Voir, sur le cas du Mali, Ousma Sidibé, « Les indicateurs de performance améliorent-ils l’efficacité de l’aide
au développement ? », Journal de l’Institut d’études avancées de Nantes <www.iea-nantes.fr>.
23. Voir en ce sens la forte démonstration de Samuel Jubé, Droit social et normalisation comptable, thèse, op.
cit.
24. Voir Bernard Colasse, Les Fondements de la comptabilité, La Découverte, 2007, p. 77 sq.
25. Voir Alain Supiot (dir.) Protection sociale et travail décent. Nouvelles perspectives pour les normes
internationales du travail, numéro spécial de la Semaine sociale Lamy, 2006, no 1272.
VII

La capacité d’action

Dans l’univers cybernétique de la régulation et de la gouvernance, les


êtres humains n’agissent pas : ils rétroagissent aux signaux qu’ils reçoivent
des systèmes d’information dans lesquels ils sont insérés. Et ils ne se
parlent pas, mais ils communiquent au moyen de ces systèmes. Cette
substitution progressive de la réaction à l’action, et de la communication à
la conversation, n’est pas seulement le lot des travailleurs subordonnés,
dont on attend qu’ils soient « aptes à réagir rapidement à l’évolution de
l’économie » (Traité UE, art. 125). Elle s’étend aux plus hauts niveaux
hiérarchiques des organisations. Le chef d’entreprise réagit aux signaux des
marchés financiers comme le dirigeant politique réagit aux sondages
d’opinion ; et plus leur position est élevée, moins ils peuvent converser et
plus ils doivent « communiquer ».
Retrouver une capacité d’action suppose ici encore de revenir à l’esprit
de la Déclaration de Philadelphie, selon laquelle la prospérité économique
suppose des hommes libres, et non pas flexibles et réactifs. Si l’on admet
avec elle que « la liberté d’expression et d’association est une condition
indispensable d’un progrès soutenu » (art. I b) et que « tous les êtres
humains […] ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur
développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité
économique et avec des chances égales1 » (art. II a), alors il faut admettre
que le but que doivent poursuivre les États et les organisations
internationales n’est pas de rendre les travailleurs « employables », mais de
leur procurer « la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et
de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun »
(art. III b). L’accent mis ainsi sur la liberté dans le travail était en 1944
quelque chose de tout à fait nouveau, qui rompait avec le pacte fondateur de
la société industrielle, selon lequel l’abdication de la liberté dans le travail
était une contrainte de nature technique et non politique, en sorte que la
réalisation de la justice sociale se jouerait uniquement sur le terrain de la
répartition des richesses et non sur celui de leur création. Il fallait
l’exceptionnelle lucidité, et l’expérience du travail ouvrier acquise par
Simone Weil, pour s’attaquer avant-guerre au taylorisme2, alors que Lénine
y voyait « un immense progrès de la science3 ». Comme l’a bien montré
Bruno Trentin dans son maître livre La città del lavoro4, les syndicats et les
partis de gauche ont ainsi très tôt considéré qu’en terre socialiste comme en
terre capitaliste les travailleurs doivent être assujettis à une organisation
scientifique du travail qui relève exclusivement d’un impératif d’efficacité
et non de justice. De leur côté, les grandes entreprises, après la crise de
1929, avaient intégré l’idée que l’amélioration du revenu et de la sécurité
économique de leurs salariés était un objectif non seulement légitime, mais
lui-même porteur d’efficacité, en termes de productivité et de débouchés.
C’est ce pacte fondateur qui a été rompu depuis trente ans, en raison
certes de la libre circulation des capitaux et de la mise en concurrence
généralisée des travailleurs des pays du Nord et du Sud, mais aussi du
progrès technique et de son incidence sur la nature et l’organisation du
travail. Incapable de penser cette situation nouvelle, la gauche politique et
syndicale a balancé entre la crispation sur les acquis de la période antérieure
et « l’accompagnement social » de la précarisation et de la paupérisation
des travailleurs5. Réformer, au sens que ce mot a acquis dans l’histoire
sociale, ne consiste pourtant pas à s’adapter à l’injustice du monde, mais à
se donner les moyens théoriques et pratiques de la faire reculer. La crise du
modèle industriel « fordiste » doit être ainsi pensée, afin de discerner en
quoi elle pourrait conduire à une amélioration du sort du plus grand nombre
plutôt qu’au démantèlement des sécurités attachées au travail et au retour
d’une exploitation sans frein des plus faibles. Ce démantèlement est bien
sûr conduit au nom de la « liberté » individuelle : liberté de se faire payer en
dessous des tarifs conventionnels, de travailler quinze heures par jour, de ne
jamais prendre sa retraite, de travailler le dimanche plutôt que de le passer
avec ses enfants, de renoncer à faire valoir ses droits en justice, de se
prostituer, etc. La même perversion du sens des mots s’observe concernant
la « valeur travail » (invoquée, non pour augmenter les salaires, mais pour
réduire la fiscalité sur le capital) ou la « création de valeur » (qui désigne
non pas le travail mais les revenus tirés de la prédation financière des
entreprises, quand ce n’est pas de la « comptabilité créative »). Cette
dénaturation du langage est typique, comme l’avait bien vu Orwell6, des
régimes de pensée unique, et rendre aux mots leur sens est un premier pas
indispensable pour retrouver la maîtrise de son avenir. Contrairement au
slogan TINA (There is no alternative) martelé par les épigones de la
révolution ultralibérale, la crise du modèle de l’emploi industriel nous place
devant un choix. Le problème est que ce choix ne parvient pas à s’exprimer
sur la scène politique.
Dès les années 1930, Simone Weil avait tiré de son expérience
ouvrière une leçon alors inaudible : « La complète subordination de
l’ouvrier à l’entreprise et à ceux qui la dirigent repose sur la structure de
l’usine et non sur le régime de propriété7. » Cette structure industrielle étant
jugée, en terre capitaliste comme en terre communiste, inhérente à une
organisation scientifique du travail, le « pacte fordiste » a consisté à
conférer en contrepartie aux travailleurs une certaine sécurité matérielle.
Ceci a permis de ne pas remettre en cause une conception du travail selon
laquelle « les choses jouent le rôle des hommes, les hommes jouent le rôle
des choses8 ». Le démantèlement du pacte « fordiste », permet d’envisager
un nouveau pacte social qui se fonderait sur la liberté et la responsabilité
des hommes, et non plus sur leur subordination ou leur programmation.
Telle était l’orientation préconisée il y a dix ans dans le rapport « Au-delà
de l’emploi », destiné à répondre aux interrogations de la Commission
européenne sur les transformations du travail et le devenir du Droit du
travail en Europe9. Ce rapport jetait les bases d’un nouvel « état
professionnel » des personnes permettant l’exercice d’une réelle liberté de
choix tout au long de leur vie, le passage d’une situation de travail à une
autre et la conciliation de leur vie privée et de leur vie professionnelle.
Lorsque le contrat de travail n’est plus porteur de sécurité économique à
long terme, il faut doter les travailleurs d’un statut professionnel qui leur
assure une telle sécurité. Envisager ainsi le travail « au-delà de l’emploi »
n’annonçait pas la disparition de l’emploi, qui demeure une pièce
essentielle du statut du travail (pas plus que devoir penser la question du
travail « au-delà de la France » ne signifie la disparition de la France). Cela
signifie seulement que l’emploi ne fournit plus (s’il l’a jamais fourni) un
cadre normatif suffisant pour assurer à tous, à l’échelle de la planète, un
travail décent.
Cette réflexion a contribué certes au renouvellement des objectifs de
l’action syndicale, désormais formulés en termes de « sécurité sociale
professionnelle » (CGT) ou de « sécurisation des trajectoires
professionnelles » (CFDT). Mais les institutions européennes ne se sont pas
emparées de l’idée simple sur laquelle elle reposait : il n’est de richesse que
d’hommes, et un ordre normatif qui place les choses au-dessus des hommes
ne peut être durable. L’institution des personnes doit précéder en effet la
définition de leurs rapports aux choses, pour pouvoir donner sens à leur
action10. Les concepts d’état professionnel des personnes ou de droits de
tirage sociaux découlent de cette idée fondamentale, qui heurte de front le
credo selon lequel le problème n’est pas d’adapter l’économie aux besoins
des hommes, mais bien au contraire d’adapter les hommes aux besoins des
marchés. Et avant tout aux besoins des marchés financiers, censés faire
régner l’harmonie par le calcul sur toutes les activités humaines. Alors que
l’urgence aurait été de réglementer la finance, la Commission européenne
n’a eu – comme du reste les autres grandes organisations économiques
internationales – qu’une seule obsession et un seul mot d’ordre : « réformer
les marchés du travail » dans un sens qui plie les hommes aux impératifs de
« la recomposition permanente du tissu productif »11 et maximise ainsi la
« création de valeur » pour les joueurs d’une économie réduite à l’état de
casino. D’où la dénonciation des « rigidités » inhérentes à la protection de
l’emploi, répétée avec un entrain de perroquet dans ses publications
récentes. Son Livre vert « Moderniser le droit du travail » de 2006 rabâche,
dans la novlangue dont elle a le secret, ce prêt-à-penser également en
vigueur parmi les « élites » des États membres, toutes sensibilités politiques
confondues.
Renouer avec l’esprit de Philadelphie implique au contraire de mettre
réellement les travailleurs en état « de donner toute la mesure de leur
habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être
commun ». C’est-à-dire leur donner les moyens concrets d’exercer leur
liberté d’agir. Agir librement ce n’est pas obéir ou réagir, et ne peut agir
librement celui qui ne jouit d’aucune sécurité économique. L’action
suppose une capacité d’action, et le but que doivent se proposer les États et
les organisations internationales est de soutenir les capacités de tous et de
mettre ainsi chacun en mesure d’exprimer son génie propre.
Au sens juridique, la capacité d’une personne désigne son aptitude à
souscrire des obligations. Autrement dit la capacité présente la particularité
de relever à la fois de l’état des personnes et du Droit des obligations.
L’exigence de capacité interdit de considérer le contrat comme une pure
mécanique qui pourrait faire abstraction de l’identité et des aptitudes des
contractants. Elle rencontre donc les préoccupations de ceux qui pensent
que le maintien de cet interdit est une condition de viabilité de l’économie
de marché à l’échelle internationale. Nous venant du Droit romain, la
capacité a l’avantage de participer du patrimoine juridique commun des
pays européens. Elle fait donc sens aussi bien en terre de Common law
qu’en Europe continentale, ce qui n’est pas le cas des notions de
capability12 ou d’« état professionnel des personnes », qui demeurent
marquées par leur ancrage dans l’une ou l’autre de ces deux cultures
juridiques. La notion de capacité pourrait donc constituer au niveau
communautaire une référence normative commune, propre à guider les
efforts de redéfinition de la citoyenneté sociale dans un contexte de
délitement des protections et des solidarités issues de l’âge industriel. Cela
suppose de l’étendre au-delà des cas où elle est traditionnellement
employée, c’est-à-dire au-delà des conditions d’âge et de discernement
auxquelles se trouve déjà soumise la validité d’un engagement contractuel.
Cette extension permettrait notamment de repenser à l’échelle européenne
le rôle des services publics, dont la qualité et l’accessibilité conditionnent
fortement les capacités d’action des personnes.
Une analyse comparative montre que ce renouvellement du concept de
capacité des personnes est déjà à l’œuvre dans de nombreux pays
européens13. En témoigne notamment l’évolution récente de la notion de
capacité professionnelle. Jusqu’à il y a peu, on ne la rencontrait guère que
sous la forme d’une condition légale d’exercice d’un métier déterminé. Plus
généralement, la capacité professionnelle fait partie des critères
d’identification des emplois qu’est susceptible d’occuper un chômeur. Mais
c’est aussi sous un jour beaucoup plus novateur qu’elle émerge en Droit du
travail : non plus seulement comme condition d’exercice d’une activité
déterminée, mais comme objet d’une obligation contractuelle. La loi
française a ainsi consacré récemment l’obligation pour l’employeur de
veiller au maintien de la capacité de ses salariés à occuper un emploi et la
Cour de cassation veille au respect de cette obligation nouvelle14.
La notion de capacité pourrait aussi permettre de repenser les
modalités de l’action collective des salariés. Car la grande singularité, et la
modernité inentamée du Droit du travail, consiste justement à reconnaître
que la capacité des individus s’ancre nécessairement dans celle des groupes
auxquels ils appartiennent, et que la société n’est pas et ne peut être cette
poussière de particules contractantes à quoi voudraient la réduire les
intégristes du Marché. Les termes de la Déclaration adoptée en 1998 par
l’OIT, qui place en tête des quatre principes et droits fondamentaux qu’elle
proclame « la liberté d’association et la reconnaissance effective du droit de
négociation collective », mettent en lumière les deux versants de cette
capacité collective : d’un côté la capacité reconnue aux individus de
s’organiser librement et d’agir collectivement pour défendre leurs intérêts
économiques et sociaux (liberté syndicale et droit d’action collective) ; et de
l’autre la capacité des organisations de conclure des conventions collectives
(droit de négociation collective).
Pour convertir les rapports de force en rapports de droit, le Droit du
travail doit reposer sur un trépied juridique constitué par l’organisation,
l’action et la négociation collectives. Si l’un de ces trois pieds vient à
manquer, la situation est déséquilibrée et le Droit ne parvient plus à
métaboliser les ressources de la violence. C’est ce qui se passe aujourd’hui :
la liberté d’entreprendre a été émancipée des cadres juridiques nationaux
tandis que la liberté syndicale et le droit de grève y demeurent enfermés.
Non seulement ce contexte déséquilibre les relations entre syndicats et
grandes entreprises, mais il rend le droit de grève largement inopérant. Tout
d’abord parce que la masse grandissante des travailleurs précaires ne peut
pas faire grève. Et ensuite parce que la grève n’a de sens que dans un face-
à-face entre un employeur clairement identifiable et une collectivité de
salariés placée sous ses ordres. Or cette relation binaire fait aujourd’hui
souvent défaut. Les collectivités de travail sont fragmentées par
l’externalisation, la sous-traitance et l’intérim. Et l’employeur est souvent
différent des véritables décideurs, qui peuvent fuir leurs responsabilités et
se cacher derrière l’écran des différentes sociétés placées dans leur
dépendance économique. La grève tend dès lors à devenir l’arme des forts
tandis que les faibles en sont de fait privés. Les pilotes d’Air France
peuvent faire grève, mais pas les bagagistes sous-traités de Roissy. Ne
pouvant plus se manifester dans le champ social, les tensions nées de
l’exploitation du travail ne trouvent plus à s’exprimer que sur des bases
identitaires. La dégénérescence corporative du syndicalisme et le repliement
sur des revendications identitaires (religieuses, ethniques, sexuelles…) sont
les deux faces d’une même médaille. Il conviendrait donc de réformer les
droits d’action collective pour rendre aux plus faibles une capacité
collective d’agir sur leur propre sort. Plus largement, il faudrait explorer les
formes d’actions collectives ternaires, qui mobilisent aussi les
consommateurs ou les investisseurs et sont une arme adaptée aux formes
actuelles d’exercice de la liberté d’entreprendre. Et ouvrir ainsi largement la
palette d’actions collectives internationales, susceptibles de faire
contrepoids à la libre circulation des marchandises et des capitaux.
Recourir au concept de capacité permettrait ainsi, sinon de juguler, du
moins d’endiguer la tendance au renversement des moyens (économiques)
et des fins (humaines). Ce renversement est particulièrement visible dans la
novlangue en usage dans les institutions communautaires, imprégnée de ce
que Bruno Romano appelle le fondamentalisme fonctionnel15 : on n’y parle
plus d’êtres humains, de capacités professionnelles ou de libertés, mais de
capital humain16, d’employabilité ou de flexibilité. Ces déplacements
terminologiques appréhendent les personnes comme des choses et
substituent aux catégories juridiques des manières de pensée importées de la
physique ou de la biologie. Popularisée par Staline17 avant d’être formalisée
par la science économique contemporaine18, l’idée de capital humain a servi
d’équivalent communiste à la notion nazie de « matériel humain ». Elle
procède d’une vision scientiste du monde qui réduit l’homme à l’état de
ressource économique19. Il en va de même de l’employabilité, qui consiste,
au sens étymologique à plier les hommes dans les besoins des marchés20 au
lieu de partir de leur intelligence et de leur créativité, c’est-à-dire de leurs
capacités professionnelles. Quant à la notion de flexibilité, elle permet de
mettre dans le même sac les travailleurs et les matériaux, là où raisonner en
termes de liberté d’agir obligerait à concilier la liberté d’entreprendre et
celle du travail, et à se confronter avec ce qu’il y a toujours d’inattendu et
d’imprévisible, non seulement dans la circulation marchande et monétaire,
mais aussi dans l’esprit et le travail des hommes.
Malgré la séduction du pessimisme qu’elle ne peut manquer d’exercer,
l’hypothèse d’une dissolution inéluctable des catégories juridiques dans la
pensée cybernétique et gestionnaire est sans doute infondée. L’utopie du
remplacement du gouvernement des hommes par l’administration des
choses travaille l’Occident depuis deux siècles, et la fascination qu’elle
exerce de nos jours ne signifie pas qu’elle cesse d’être une utopie, appelée
comme toutes les utopies à se heurter un jour au principe de réalité. Il
semblait ainsi entendu que la sécurité économique des êtres humains, dont
la Déclaration de Philadelphie avait fait l’un des buts des politiques
commerciales et financières, était condamnée à disparaître au profit d’une
précarité de principe, propre à les rendre « flexibles » et aptes à s’adapter
aux besoins des marchés. Cette politique se heurte toutefois aux réalités de
la vie humaine. Ces réalités sont celles de la succession des générations qui
impliquent des sécurités ignorées de la sphère marchande. La plus humble
des prestations de travail mobilise le temps long de l’éducation et de la
formation des travailleurs, qui sont d’autant plus « performants » qu’ils
jouissent d’une réelle sécurité économique et de solides capacités
professionnelles. D’où l’apparition dans le vocabulaire communautaire de
cet hybride qu’est la flexicurité21. Il faut bien sûr saluer cette redécouverte
des besoins humains fondamentaux. Mais coller ainsi dans un même mot
des notions différentes donne plus sûrement le jour à une chimère qu’à un
concept opératoire. « S’il fallait à la fois subir la subordination de l’esclave
et courir les dangers de l’homme libre, ce serait trop », observait Simone
Weil en 193622. C’est dans une telle impasse que nous engagent ceux qui en
appellent à l’initiativité et à la responsabilité des travailleurs, tout en les
traitant comme des choses à la disposition du Marché. Il suffit de comparer
terme à terme les concepts respectivement véhiculés par les notions de
« flexicurité » et de « droits économiques et sociaux » (flexibilité/liberté –
employabilité/capacité – capital humain/état professionnel) pour saisir ce
qui les sépare : dans un cas, l’on prend pour point de départ l’infaillibilité
supposée du Marché, et l’on s’efforce de procurer en temps réel aux
entreprises une « ressource » humaine qui réponde à ses exigences ; dans
l’autre on prend pour point de départ la créativité des hommes et l’on
s’efforce de construire un Droit et une économie qui leur permettent de
l’exprimer.

1. Nous soulignons.
2. Voir notamment Simone Weil « Réflexions sur les causes de l’oppression sociale » (1934), in Œuvres,
Gallimard, « Quarto », 1999, p. 275 sq. ; « La rationalisation » (1937), in La Condition ouvrière, Gallimard,
1951, p. 289 sq.
3. Cité par Jean Querzola, « Le chef d’orchestre à la main de fer. Léninisme et taylorisme », in Le Soldat du
travail, Recherches, no 32-33, septembre 1978, p. 58.
4. Bruno Trentin, La città del lavoro. Sinistra e crisi del fordismo, Feltrinelli, 1997.
5. « L’accompagnement » est devenu l’un des mots fétiches des politiques sociales en Europe (voir la
communication de la Commission, « Restructurations et emploi. Anticiper et accompagner les
restructurations pour développer l’emploi : le rôle de l’Union européenne », COM [2005] 120 final, qui a
débouché sur la création d’un Fonds européen d’ajustement à la mondialisation), au point de devenir l’objet
d’un nouveau droit individuel (voir Franck Petit, « Le droit à l’accompagnement », Droit social, avril 2008,
p. 413-423).
6. Voir « Les principes du novlangue », publié par Orwell en appendice de Nineteen Eighty-Four, 1949, trad. fr.
1984, Gallimard, « Folio », 2005, p. 395 sq. : « Le but du novlangue, écrivait-il, est non seulement de fournir
un mode d’expression aux idées générales en vigueur et aux habitudes mentales des dévots de l’angsoc, mais
de rendre impossible tout autre mode de pensée. »
7. Simone Weil, « Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale », art. cit., p. 279.
8. Id., « Expérience de la vie d’usine » (1941), in La Condition ouvrière, op. cit., p. 337.
9. Alain Supiot (dir.), Au-delà de l’emploi. Transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe.
Rapport pour la Commission Européenne, Flammarion, 1999.
10. C’est l’ordre logique d’exposition des Institutes de Gaius : Omne autem ius quo utimur vel at personas
pertinet, vel at res, vel ad actiones. Sed prius videamus de personis. (« Les droits dont nous faisons usage se
rapportent tous, soit aux personnes, soit aux choses, soit aux actions. Voyons d’abord ce qui concerne les
personnes. ») Voir Gaius, Institutes, trad. J. Reinach, Les Belles Lettres, 1991, I-8, p. 2.
11. Voir Commission européenne, « Restructurations et emploi. Anticiper et accompagner les restructurations
pour développer l’emploi : le rôle de l’Union européenne », COM [2005] 120 final.
12. Sur cette notion, voir Amartya Sen, Commodities and Capabilities, Oxford University Press, 1999 ; Robert
Salais et Robert Villeneuve (dir.), Europe and the Politics of Capabilities, Cambridge University Press, 2005,
trad. fr. Développer les capacités des hommes et des territoires en Europe, ANACT, 2006.
13. Voir Simon Deakin et Alain Supiot (éd.), Capacitas. Contract Law and the Institutional Preconditions of a
Market Economy, Hart, 2009.
14. Voir l’article L. 6321-1 du Code du travail introduit par la loi du 4 mai 2004 et l’arrêt Union des opticiens,
rendu par la Cour de cassation le 23 octobre 2007 (no 06-40950).
15. Bruno Romano, Fondamentalismo funzionale e nichilismo giuridico. Postumanesimo « noia »
globalizzatione, Giappichelli, 2000.
16. Voir la décision du Conseil européen relative aux lignes directrices adoptées pour les politiques de l’emploi
des États membres (2006/544/CE, JO L 215 du 5-8-2006, p. 26-27), qui leur fixe comme priorité d’investir
davantage dans le capital humain.
17. Joseph Staline, L’Homme, le capital le plus précieux, [suivi de] Pour une formation bolchévik, Éditions
sociales, 1945.
18. Gary S. Becker, Human Capital. A Theoretical and Empirical Analysis, With Special Reference to Education,
University of Chicago Press, 1964.
19. Au sens précis du terme, le capital humain désigne l’actif inscrit au bilan d’un propriétaire d’esclaves : voir
Cheryll S. Mc Watters et Yannick Lemarchand, « Comptabilité et traite négrière », in Jean-Guy Degos et
Stéphane Trébucq (dir.). L’Entreprise, le Chiffre et le Droit, université Montesquieu (Bordeaux), 2005,
p. 209-236.
20. C’est la définition qu’en donne la Commission européenne. A person is employable when he or she has the
marketable skills, competence or features which are regarded by labour market demand as necessary
conditions for hiring (« Une personne est employable quand elle possède les caractéristiques, qualifications,
ou compétences négociables, qui sont considérées sur le marché du travail comme des conditions nécessaires
à l’embauche »). Citée par Philippe Pochet et Michel Paternotre, « Employabilité » dans le contexte des
lignes directrices de l’Union européenne sur l’emploi, Observatoire social européen, 1998.
21. Commission européenne, « Vers des principes communs de flexicurité : Des emplois plus nombreux et de
meilleure qualité en combinant flexibilité et sécurité », communication du 27 juin 2007 (COM [2007]
359 final).
22. Simone Weil, « Lettre à un ingénieur », La Condition ouvrière, Gallimard, 1951, p. 187.
VIII

La charge des responsabilités

Est responsable celui qui doit répondre de ses actes à l’égard d’autrui.
À l’origine de la notion se trouve la promesse solennelle du Droit romain :
le spondeo d’un premier promettant trouve son écho dans le re-spondeo
d’un second promettant. Originellement accompagné d’une libation aux
dieux, cet échange de promesses a pour effet de leur donner force
obligatoire1. Ces actes dont on doit répondre peuvent être juridiques ou
matériels, ou même consister en une abstention, mais la responsabilité
existe si, et seulement si, on peut les imputer à un sujet déterminé qui doit
en répondre devant un tiers. La responsabilité implique donc une relation
ternaire entre trois personnes : un responsable, qui est le point causal
d’imputation de l’acte2 ; un demandeur, dont les intérêts sont affectés par
cet acte ; et un Tiers (juge ou arbitre) devant qui le responsable est
susceptible de devoir répondre de son acte. Ainsi entendue, la responsabilité
ne désigne pas seulement l’obligation de réparer les conséquences
dommageables de ses actes, mais aussi l’obligation de prévenir de telles
conséquences et de garantir qu’on en répondra. Dans le Droit contemporain
de la responsabilité, ces devoirs de prévention et de garantie ont pris une
importance croissante, au fur et à mesure de l’augmentation des risques liés
au développement scientifique et technique.
Plus que tout autre, l’acte d’entreprendre (sens premier de l’entreprise)
mobilise les ressources de la technique et représente donc un facteur majeur
de risque. Au tournant du XXe siècle, c’est la question des accidents du
travail et des risques inhérents à l’entreprise qui a conduit dans tous les pays
industriels à des évolutions majeures de la responsabilité civile, en faisant
place à l’idée d’une responsabilité objective, fondée non pas sur la faute du
responsable, mais sur le risque que son activité fait courir à autrui. Ces
évolutions ont emprunté ensuite des voies différentes selon les pays. Là où
par exemple le Droit français a généralisé cette idée de responsabilité
objective et étendu corrélativement les obligations d’assurance, les autres
pays ont plus volontiers cantonné ce remède aux activités ou aux produits
dangereux ; en revanche, là où le Droit américain a largement ouvert la
possibilité d’actions de groupe (class actions) devant des jurys prompts à
condamner lourdement les grandes entreprises3, le Droit français s’en est
généralement tenu (sauf en Droit du travail) à une conception individualiste
de l’action en justice. Mais partout les entreprises ont été soumises à des
règles qui les obligent à prendre en considération d’autres intérêts que les
leurs dans la conduite de leurs affaires. Sans doute Milton Friedman
pouvait-il écrire, peu d’années avant d’obtenir le prix d’économie « à la
mémoire d’Alfred » Nobel, que « l’unique responsabilité sociale de
l’entreprise est celle de faire des profits4 ». Mais une telle conception
monofonctionnelle des entreprises n’est concevable que dans un cadre
juridique et institutionnel national, qui les oblige à tenir compte des
conséquences de leurs activités sur les hommes et la nature.
Un tel cadre faisant défaut au plan international, la notion de
« responsabilité sociale des entreprises » (RSE) est censée y suppléer. Les
grandes entreprises prétendent s’organiser en mini-États, animés par
d’autres « préoccupations » que celle de l’enrichissement de leurs
actionnaires5. Mais sans responsable clairement identifiable, sans
organisation susceptible de demander des comptes et sans Tiers devant qui
répondre, cette responsabilité n’en est évidemment pas une. La
responsabilité sociale des entreprises est un symptôme d’une crise de
l’idéologie économique, plutôt qu’un remède susceptible de conjurer les
détraquements sociaux engendrés par la globalisation. Placée en état
d’apesanteur juridique par l’effacement des frontières commerciales, qui
émancipe les grandes entreprises des ordres juridiques nationaux,
l’économie découvre ses fondements dogmatiques insus et se trouve en
quête des débiteurs, des créanciers et des juges sans lesquels plus personne
ne répond de rien.
Dans les codes de conduite consacrés à la responsabilité sociale des
entreprises, la notion d’entreprise est le plus souvent donnée comme allant
de soi. Vainement chercherait-on par exemple, dans la communication que
la Commission européenne a consacrée à ce sujet, une définition de
l’entreprise6. Elle se borne à remarquer que « le concept de RSE a
principalement été élaboré par et pour les grandes multinationales » et se
déclare décidée, dans son style inimitable, à « stimuler la RSE des PME7 ».
Les codes de conduite élaborés par de grandes organisations internationales,
tels « Les Principes directeurs de l’OCDE » ou la Déclaration tripartite de
l’OIT, témoignent sur le sujet d’un certain embarras, mal dissimulé par une
affirmation péremptoire. Selon l’OCDE, « une définition précise des
entreprises multinationales n’est pas nécessaire8 » et selon l’OIT « une
définition juridique précise des entreprises multinationales n’est pas
indispensable9 ». Mais c’est aussitôt pour donner une telle définition, du
reste assez proche, tout en précisant, dans le cas de l’OIT, que cette
définition n’a pas valeur de définition10…
On ne peut que comprendre et partager l’embarras éprouvé par ces
organisations internationales pour désigner exactement les « entités »
auxquelles s’adressent leurs codes de bonne conduite sociale. L’entreprise
est d’abord une action fondée sur la liberté d’entreprendre et ne se fige
jamais entièrement en institution. La situation est simple lorsque
l’entrepreneur, personne physique, apparaît lui-même sur la scène juridique,
en tant que commerçant. Elle est encore facile à saisir lorsqu’il fonde une
société commerciale qui se confond avec son entreprise et lui donne forme
juridique. Les choses se compliquent lorsque cette société crée des filiales
ou passe sous le contrôle financier d’une autre, et s’inscrit ainsi dans un
groupe de sociétés aux contours flous et mouvants. Elles deviennent
opaques lorsque l’entreprise se ramifie en liens contractuels de dépendance
unissant des sociétés sans lien capitalistique, par exemple dans le cas de
sous-traitance ou de concession d’exploitation de brevets. Cette
organisation en réseaux a pour effet une dilution du pôle patronal de la
relation de travail, qu’il devient difficile et parfois impossible d’identifier.
La notion de firme, est ainsi de moins en moins fidèle à son sens premier
(firm [du latin firmus : solide, durable] a d’abord désigné en anglais la
signature, puis par extension le nom sous lequel opère une entreprise). La
liberté d’organisation juridique de l’entreprise est devenue un moyen pour
l’entrepreneur non plus de s’identifier sur la scène des échanges, mais tout
au contraire de disparaître derrière les masques d’une foule de personnalités
morales et de fuir ainsi les responsabilités inhérentes à son action
économique.
L’un des principaux problèmes juridiques posés par la libre circulation
internationale des marchandises et des capitaux est dès lors celui de
l’identification des vrais opérateurs économiques. Le rapprochement du
Droit social et du Droit de l’environnement, auquel conduit l’idée de
responsabilité sociale de l’entreprise, est ici riche d’enseignements.
Lorsqu’une catastrophe survient, comme les marées noires de l’Erika ou du
Prestige, des mois se passent avant que l’on parvienne à identifier les
personnes physiques qui prennent les décisions ; à supposer qu’on y
parvienne… Dans le cas du Prestige, l’enquête a finalement buté sur le
Droit panaméen, qui garantit de fait leur anonymat11. Autant hisser le
pavillon noir des pirates, dont on sait qu’il n’a jamais été de bon augure
pour les honnêtes marchands. Au plan social, ce phénomène
d’insaisissabilité de l’employeur ne s’exprime pas seulement en matière
maritime, mais plus généralement dans toutes les entreprises à structure
complexe au sein desquelles les détenteurs du capital cherchent,
conformément à la maxime de Milton Friedman, à capter les profits et à fuir
les responsabilités. C’est en Droit pénal des affaires que cette question de
l’identification des opérateurs économiques a été le plus tôt perçue12, mais
elle est devenue un enjeu majeur du Droit de la consommation (avec des
catastrophes sanitaires comme celle de l’amiante ou de la vache folle) et
plus récemment du Droit financier, avec l’effondrement des banques et la
réapparition des États comme ultimes garants des montagnes de dettes
qu’elles ont accumulées. Le Droit du travail montre qu’il est possible
d’écarter les montages juridiques du Droit commercial pour identifier le ou
les véritables dirigeants de l’entreprise lorsque des impératifs d’ordre public
sont en jeu, notamment en matière de santé et de sécurité, de répression du
travail clandestin ou de représentation collective des salariés. Mais si
intéressantes soient-elles, ces techniques demeurent enfermées dans les
limites de l’ordre juridique national que la liberté de circulation des
marchandises et des capitaux permet aisément aux entreprises de franchir.
Le Droit se trouve alors mis en échec en son point le plus sensible : la
notion de sujet de droit et la possibilité d’imputer à une personne
déterminée la responsabilité d’un acte ou d’un manquement dommageable.
Deux remèdes sont alors envisageables, qui pourraient conférer à l’idée de
responsabilité sociale de l’entreprise une certaine crédibilité.
Le premier est celui de la responsabilité solidaire des entités juridiques
constitutives de l’entreprise. À la maxime de Milton Friedman « l’unique
responsabilité sociale de l’entreprise est celle de faire des profits », on peut
retourner l’adage hérité du Droit romain : Ubi emolumentum, ibi onus « où
est le profit, là est la charge (et donc le responsable) »13. Ce sont tous ceux
qui bénéficient d’une opération économique qui doivent être considérés
comme opérateurs, quels que soient les montages juridiques empruntés par
l’entreprise. Cette solution a été utilisée avec grande efficacité par les États-
Unis en matière de pollution marine. Depuis la marée noire de l’Exxon
Valdes, la loi américaine permet de poursuivre en responsabilité tous ceux
qui, de près ou de loin, ont pris part à l’opération de transport14. Le sens
premier de la solidarité, celui du Droit civil, longtemps éclipsé par les
techniques venues de l’assurance, refait alors surface : « Il y a solidarité de
la part des débiteurs lorsqu’ils sont obligés à une même chose, de manière
que chacun puisse être contraint pour la totalité, et que le paiement fait par
un seul libère les autres envers le créancier » (Code civil, art. 1200). La
responsabilité sociale des entreprises supposerait qu’une solidarité de ce
type, qui n’est pas inconnue du Droit interne du travail15, puisse exister
entre les diverses entités d’une filière ou d’un réseau transnational. Il y a de
bonnes raisons en effet de considérer que le Droit international privé, qui
sert à déterminer les tribunaux compétents et la loi applicable à un litige,
doit être interprété à la lumière du principe de justice sociale16. Sur cette
base, il deviendrait notamment possible de poursuivre en responsabilité,
dans les pays où elles ont leur siège, les entités « en mesure d’exercer une
grande influence sur les activités des autres » (pour reprendre la formule des
« Principes directeurs de l’OCDE ») et de les obliger à répondre des
manquements à ces principes observés dans les « pays d’accueil » par des
entités appartenant au même réseau ou à la même filière. Adopter une telle
interprétation encouragerait les bonnes pratiques de sous-traitance et
découragerait les mauvaises, comme le montre la mise en œuvre de l’Oil
Pollution Act américain, qui a rendu les grandes compagnies pétrolières
regardantes sur les garanties de sécurité dans le choix de leurs transporteurs.
En l’absence même d’une loi spéciale de ce genre, le Droit commun de la
responsabilité offre de grandes opportunités pour obliger les grandes
entreprises à répondre de la violation des droits fondamentaux des
travailleurs dans les pays où elles délocalisent leurs activités. Cette
méthode, qui suppose l’établissement de liens de solidarité entre syndicats
du Nord et travailleurs du Sud, a été employée avec succès aux États-Unis,
selon un modèle qu’il conviendrait d’importer en Europe17.
Le second remède consiste à organiser la traçabilité sociale du produit
et à faire peser la responsabilité sur celui qui met ce produit en circulation
sur un marché. Partir du produit pour identifier le responsable est la
méthode qui a été choisie en Droit communautaire en matière de
responsabilité du fait des produits défectueux18. Ce nouveau pan du Droit de
la responsabilité civile se caractérise par le fait que « le producteur est
responsable du dommage causé par un défaut de son produit » (art. 1er de la
directive ; l’article 1386-1 du Code civil précise : « qu’il soit ou non lié par
un contrat avec la victime »). La possibilité est ainsi ouverte de sauter par-
dessus les barrières ou les fossés du Droit des contrats ou des sociétés pour
atteindre celui qui a mis le produit en circulation, ou l’importateur du
produit, qui est « responsable au même titre que le producteur » (art. 3.2 de
la directive). L’incitation à la traçabilité vient de la règle selon laquelle « si
le producteur du produit ne peut être identifié, chaque fournisseur en sera
considéré comme producteur, à moins qu’il n’indique à la victime, dans un
délai raisonnable, l’identité du producteur ou de celui qui lui a fourni le
produit19 ».
Le Droit contemporain s’ouvre ainsi à l’idée que l’identification du
responsable s’opère en remontant la filière de production et de distribution
d’un produit et que l’organisation de la traçabilité des produits est un
instrument privilégié de cette identification20. Le produit demeure ainsi
chargé de l’esprit de celui qui l’a mis en circulation et qui doit continuer
d’en répondre nonobstant ses changements de propriétaire. Fait ainsi retour
la vieille idée médiévale selon laquelle le rapport de la personne à la chose
est toujours placé sous l’égide d’un rapport entre des personnes. Selon le
Droit féodal, l’on tenait toujours les choses d’autrui (fût-ce de Dieu) et l’on
n’était jamais propriétaire dans le sens absolu de l’article 544 du Code civil,
mais seulement tenancier de la chose. Les rapports des hommes aux choses
étaient toujours l’ombre portée de rapports entre les hommes21. Comme l’a
montré Louis Dumont, l’idéologie économique a impliqué au contraire que
les relations entre les hommes soient subordonnées aux relations entre les
hommes et les choses22. L’économie de marché a en effet besoin de biens
propres à l’échange, nettoyés de toute trace de liens personnels, et dans le
Code civil le rapport direct des hommes avec les choses (objet du Livre II)
est la base des rapports contractuels entre les hommes (régis, avec les
successions, par le Livre III). L’irruption des choses dangereuses dues au
développement technique a obligé à revenir d’une certaine manière à la
conception ancienne et à restaurer l’idée que toute chose doit avoir son
répondant.
Cette idée que toute chose doit avoir son répondant demeure cantonnée
aujourd’hui, sur la scène internationale, aux dommages qui résultent des
défectuosités du produit, et ne s’étend pas aux conditions sociales ou
environnementales de sa production. Selon l’Organisation mondiale du
commerce, la protection de la santé et la sécurité des personnes ne peuvent
justifier de restrictions à la libre circulation d’un produit que si c’est ce
produit qui est dommageable et non son mode de fabrication23. Mais il y a
cependant de bonnes raisons de penser que l’obligation de répondre de ses
produits pourrait englober leurs conditions de fabrication. Une raison
historique tout d’abord. En Droit interne, c’est en matière de relations de
travail que ce type de responsabilité s’est d’abord développé. L’ouvrier
tenant de celui qui l’emploie les objets de son travail (la chose travaillée ou
l’outil de travail), et n’ayant sur eux aucune espèce de droit, la législation
sur les accidents du travail oblige l’employeur à répondre des dommages
causés par ces objets. Remonter de l’objet dangereux à celui qui en tire
profit a été le moyen trouvé à la fin du XIXe siècle pour sortir des impasses
de la responsabilité pour faute et identifier de manière certaine un
responsable de ces accidents. Une raison juridique ensuite. Le refoulement
par le Droit du commerce international des conditions de fabrication des
biens échangés ne peut s’opérer que pour les biens qui ne véhiculent pas
avec eux des éléments incorporels, tels que la marque, le brevet ou le droit
d’exploitation, dont le propriétaire demeure distinct du détenteur matériel
du bien. Dès lors qu’on a affaire à un bien qui doit l’essentiel de sa valeur
marchande à ces droits de propriété intellectuelle, la police des marchés ne
peut s’exercer qu’en recherchant, en amont du produit, s’il a bien été
fabriqué ou transféré dans le respect de ces droits. Bien que rien ne
distingue matériellement la copie parfaite d’un enregistrement musical ou
d’un logiciel de l’original, un État a cependant le droit et le devoir
d’interdire sa mise sur le marché. La propriété intellectuelle se trouvant au
cœur de la « nouvelle économie », il est vital pour les entreprises
transnationales que ce genre de copies ne puisse circuler librement, et donc
que la libre circulation soit subordonnée au contrôle du respect de leurs
droits de propriété intellectuelle dans le processus de fabrication des
produits mis en circulation24. C’est dire que le droit de propriété occupe ici
la même place structurelle que les droits sociaux dans la réglementation des
échanges : il ne s’identifie pas à la détention matérielle des biens, mais
requiert une intervention positive des États ; et son respect ne peut être
assuré qu’en organisant la traçabilité du produit, qui seule permet de
garantir la licéité de son processus de fabrication.
Le fait que la prise en considération du processus de fabrication des
produits soit obligatoire, quand il s’agit de protéger les droits de propriété
intellectuelle, et prohibée quand il s’agit de protéger les droits
fondamentaux des travailleurs, est une manifestation supplémentaire du
renversement des moyens et des fins intervenu sur le Marché total. Mais ce
rapprochement a au moins le mérite de montrer que des voies juridiques
existent, qui permettraient d’obliger les entreprises transnationales à
répondre de la manière dont leurs produits sont fabriqués.

1. Voir sur l’origine religieuse de la notion : Émile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-
européennes, Minuit, t. II, 1969, p. 209 sq. ; Michel Villey, « Esquisse historique du mot responsable », in La
Responsabilité, Sirey, « Archives de philosophie du droit », t. XXII, 1977, p. 46 sq.
2. Sur la différence entre l’imputation, propre à la technique juridique, et la causalité en matière scientifique,
voir Hans Kelsen, Théorie pure du droit, trad. fr. de la 2e éd. de la Reine Rechtstheorie, par Ch. Eisenmann,
Dalloz, 1962, p. 105 sq. ; et du même auteur Allgemeine Theorie der Normen, 1969, trad. fr. Théorie générale
des normes, PUF, 1996, p. 31 sq.
3. Voir John G. Fleming, The American Tort Process, Clarendon Press, 1988 ; Muriel Fabre-Magnan, Droit des
obligations, t. II : Responsabilité civile et quasi-contrats, PUF, 2007, p. 207 sq.
4. Milton Friedman, « The Social Responsibility of Business Is to Increase its Profits », The New York Times
Magazine, 13 septembre 1970, p. 32-33, 122-124.
5. Parmi une bibliographie foisonnante, voir Thomas Berns et alii, Responsabilités des entreprises et
corégulation, Bruylant, 2007.
6. Communication de la Commission concernant la responsabilité sociale des entreprises : « Une contribution
des entreprises au développement durable » du 2 juillet 2002, COM [2002] 347, § 3.
7. COM [2002] 347 préc., § 4.5.
8. « Les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales » (1976, révisés en 2000)
§ 1.3.
9. OIT, Déclaration tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale (1977, révisée en 2000),
§ 6.
10. « Le présent paragraphe est destiné à mieux faire comprendre la déclaration et non à donner une telle
définition » prévient la Déclaration tripartite.
11. Voir Marc Roche, « Où sont passés les responsables du Prestige ? », Le Monde, 21 novembre 2003
(remarquable enquête qui démonte minutieusement les mécanismes de dissimulation employés).
12. Voir Pierre Lascoumes, Les Affaires ou l’art de l’ombre. Les délinquances économiques et financières et leur
contrôle, Le Centurion, 1986.
13. Voir Henri Roland et Laurent Boyer, Adages du droit français, Litec, 4e éd., 1999, p. 915 sq.
14. Selon l’Oil Pollution Act de 1990, est responsable de la pollution causée par un navire « any person owning,
operating, or demise chartering the vessel » (toute personne ayant la qualité de propriétaire, d’opérateur ou
d’affréteur du navire).
15. Par exemple en matière d’intérim, de sous-traitance, de travail dissimulé ou de santé et de sécurité. Voir Elsa
Peskine, Réseaux d’entreprises et droit du travail, LGDJ, 2008.
16. Voir Upendra Baxi, « Mass Torts, Multinational Enterprise Liability and Private International Law », dans
Recueil des cours de l’Académie de droit international de La Haye, vol. 276, 1999, p. 301-427.
17. Voir Antonio Ojeda et Lance Compa, « Globalisation, Class actions et droit du travail », in Isabelle
Daugareilh (dir.), Mondialisation, travail et droits fondamentaux, Bruylant, 2005, p. 265-307.
18. Directive européenne 85/374 du 25 juillet 1985.
19. Article 3.3. de la directive. La Cour de justice européenne a réduit la portée de ce principe de solidarité en
censurant la loi française de transposition, qui permettait à la victime de poursuivre en tout état de cause le
fournisseur, à charge pour celui-ci de se retourner ensuite contre le producteur (CJCE, 25 avril 2002, aff. C-
52/00).
20. Voir Marie-Angèle Hermitte, « La traçabilité des personnes et des choses. Précautions, pouvoirs et maîtrise »,
in Philippe Pédrot, Traçabilité et responsabilité, Economica, 2003 p. 1 sq.
21. Voir Paul Ourliac et Jehan de Malafosse, Histoire du droit privé, t. II : Les Biens, PUF, 2e éd., 1971,
p. 148 sq.
22. Louis Dumont Homo æqualis. 1. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Gallimard, 2e éd.,
1985, p. 13.
23. Accord Général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), art. XX, § b. Voir la critique de cette
interprétation restrictive par Robert Howse and Donald Regan, « The Product/Process Distinction – An
Illusory Basis for Disciplining “Unilateralism” », art. cit.
24. Voir l’accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce, annexé à
l’accord de Marrakech instituant l’OMC.
IX

Les cercles de la solidarité

Comme beaucoup de nos catégories de pensée, le concept de solidarité


nous vient du Droit romain, où il est apparu comme correctif aux
inconvénients de la pluralité de créanciers (solidarité active) ou de débiteurs
(solidarité passive) d’une même obligation. La solidarité signifie que le fait
des autres ne doit pas diminuer la responsabilité de chacun1. Mise en avant
par la sociologie et par la théorie politique à la fin du XIXe siècle, la
solidarité offrait une base satisfaisante à ceux qui entendaient remédier aux
excès de l’individualisme sans ressusciter les communautés paroissiales,
religieuses ou corporatives de l’ère préindustrielle. Le grand mérite de la
solidarité était en effet d’asseoir les montages du Droit social sur le Droit
des obligations, et de préserver ainsi les principes d’égalité et de liberté
individuelle que toute référence affichée à ces « communautés naturelles »
aurait mis en péril. Transplantée en Droit social, la notion s’est développée
et transformée, jusqu’à devenir dans certains pays le seul principe général
auquel est référée la sécurité sociale2. Cette évolution des solidarités de
proximité fondées sur l’appartenance à des communautés traditionnelles
vers des systèmes larges de solidarité placés sous l’égide de l’État est une
constante de l’histoire des systèmes de protection sociale, aussi divers
soient-ils par ailleurs3.
Le propre de la solidarité, au sens qu’elle a acquis en Droit social, est
d’instituer au sein d’une collectivité humaine un pot commun, dans lequel
chacun doit verser selon ses capacités et peut puiser selon ses besoins.
L’obligation qu’elle fait peser sur chacun de contribuer à la protection de
tous relève certainement des devoirs de l’homme, implicitement ou
explicitement reconnus par les déclarations des droits fondamentaux. Cette
mutualisation substitue au calcul d’utilité individuelle (qu’elle interdit) un
calcul d’utilité collective (qu’elle organise). Du point de vue économique,
elle constitue une entente qui fait prévaloir l’intérêt de ses membres sur
celui des tiers, et l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel. Cette
mutualisation soustrait à la libre concurrence les services sur lesquels elle
porte et elle limite la liberté individuelle. C’est pourquoi, dans un univers
juridique régi par le libre-échange, elle ne peut être reconnue et se
développer que sur une base juridique propre. Et c’est parce qu’elle fournit
une telle base que la solidarité a progressivement acquis la valeur d’un
principe juridique en Droit communautaire4. Il y a là au fond la traduction
juridique de l’idée fort simple selon laquelle toute société humaine a
également besoin de coopération et de compétition. Un monde qui ignore
l’un ou l’autre de ces besoins court à sa perte, car l’avantage coopératif est
aussi déterminant pour la prospérité et le bien-être d’une société que
l’avantage compétitif.
Au plan juridique, la reconnaissance du principe de solidarité marque
la résurgence de formes non contractuelles de l’échange. Le contrat repose
toujours en effet sur des calculs d’utilité individuels, et la liberté
contractuelle n’est rien d’autre que la liberté de ne se lier qu’en fonction de
son intérêt individuel. C’est donc vainement que certains juristes
contemporains s’efforcent de dissoudre la solidarité dans le Droit des
contrats. Lorsque, par exemple, on présente les régimes de retraite par
répartition comme un « contrat entre générations », on n’est pas seulement
dans l’erreur (les générations ne sont pas des sujets de droit susceptibles de
passer contrat, et celles à venir sont déjà liées par le système avant même
d’être venues au monde) mais dans une profonde incompréhension de la
nature de cette institution. Ces régimes sont nés d’une mutation de formes
non contractuelles d’obligations. Ils se présentent aujourd’hui encore
comme la réciproque de ce que les anthropologues appellent la dette de vie5.
Sur le plan anthropologique, ceux qui ont reçu la vie de la génération
précédente doivent la donner à leur tour à la génération suivante et, en la
donnant, rendre ce qui leur a été donné. Dans un système de retraites par
répartition, ceux qui ont donné à la génération précédente doivent recevoir
de la suivante qui leur rend ainsi ce qu’ils ont donné. Un tel système est
donc incompréhensible sans prendre en considération au moins trois
générations successives. Le droit à la retraite et son corollaire, le devoir de
cotiser, réintroduisent dans le domaine des obligations la temporalité et la
verticalité de la chaîne générationnelle, qu’ignore le Droit des contrats.
On ne s’étonnera donc pas que l’on doive à l’Afrique la première
proclamation solennelle du principe de solidarité. Sommés de se soumettre
au credo des Droits de l’homme venu d’Occident, les juristes africains se
sont efforcés de les acclimater à leur culture et leur expérience. Tout en
reprenant à son compte les droits individuels figurant dans les déclarations
occidentales, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples
(1981) les insère dans une conception de l’homme qui n’est pas celle de
l’individu sujet insulaire, mais celle d’un être lié à ses semblables. Tandis
que dans la Déclaration universelle de 1948 le principe de solidarité ne se
manifeste (implicitement) que sous la forme de droits individuels (droits à
la sécurité sociale, à un niveau de vie suffisant, à la sécurité contre les
risques de perte de ses moyens de subsistance, voir art. 22 et 25), dans la
Charte africaine au contraire il trouve place au titre des devoirs (art. 29-4 :
« l’individu a le devoir de préserver et de renforcer la solidarité sociale et
nationale »). Dans un cas, donc, la solidarité s’exprime par une créance de
l’individu sur la société, et dans l’autre comme une dette. En réalité, dans
les deux cas, créance et dette sont liées. Aux droits à… proclamés au Nord a
partout correspondu le devoir de contribuer à la solidarité en s’acquittant de
prélèvements obligatoires (impôts et cotisations sociales). Ce devoir est
explicitement formulé par la Déclaration panaméricaine des droits et
devoirs de l’homme (1948), aux termes de laquelle toute personne « est
obligée de collaborer avec l’État et la communauté pour l’entraide et la
sécurité sociales, selon les possibilités et les circonstances » (art. 35), et « a
le devoir de payer les impôts fixés par la loi pour le soutien des services
publics de son pays » (art. 36).
Vingt ans après la déclaration africaine, la Charte européenne des
droits fondamentaux adoptée à Nice en 2000 a consacré à son tour le
principe de solidarité, tout en lui donnant de nouveaux prolongements. La
solidarité recouvre ainsi dans cette charte (chapitre IV, art. 27 sq.), non
seulement les droits sociaux déjà visés par la Déclaration universelle, mais
aussi de nouveaux droits fondamentaux (droit à l’information des
travailleurs, droit de négociation et d’action collective, droit d’accès aux
services publics), ainsi que certains principes qui s’imposent aux pouvoirs
publics et aux entreprises (conciliation de la vie familiale et professionnelle,
protection de l’environnement, protection des consommateurs). Des
obligations très précises découlent ainsi du principe de solidarité,
obligations qui pèsent sur des sujets de droit faciles à identifier et dont la
violation peut être sanctionnée par le juge : obligations de payer ses impôts,
de contribuer au financement de la Sécurité sociale, de consulter les
salariés, de préserver l’environnement, d’organiser le temps de travail dans
des conditions compatibles avec une vie familiale normale, etc. Un autre
aspect novateur du principe de solidarité tel que revisité par la charte de
Nice est de fonder des droits d’agir et non plus seulement d’être protégé.
Ceci vaut au plan collectif, puisque c’est sur cette base que sont proclamés
la liberté syndicale ou le droit de grève, mais aussi au plan individuel,
puisque le principe de conciliation de la vie professionnelle et familiale
oblige à rendre aux hommes comme aux femmes des capacités d’action
nouvelles.
Si l’on voulait bien prêter une attention sérieuse au fait que la
solidarité, tout comme la dignité, est un principe juridique d’où découlent
indissolublement des droits et des devoirs, on aurait une chance de sortir
des faux débats sur la « justiciabilité » des droits économiques et sociaux.
Pour le dire d’un mot, tous les dispositifs qui consistent pour une personne
physique ou morale à échapper aux devoirs inhérents au principe de
solidarité portent atteinte aux Droits de l’homme, et doivent être poursuivis
et sanctionnés comme tels. Tel est le cas, par exemple, lorsqu’une entreprise
délocalise ou sous-traite sa production dans le seul but de se désolidariser
des règles sociales et environnementales qui régissent le marché où elle
vend ses produits. A fortiori des institutions internationales comme la
Banque mondiale enfreignent les Droits de l’homme lorsqu’elles
promeuvent la mise en concurrence des systèmes juridiques fondée sur le
seul calcul d’utilité des investisseurs. De telles violations des droits sociaux
fondamentaux par les institutions en charge des échanges économiques
internationaux sont rendues possibles par le fait que la solidarité est un
principe qui s’est d’abord affirmé dans le cadre juridique des États-nations
alors que ces institutions œuvrent à la mise sous tutelle de ces États, à
commencer par les plus faibles. Et elles sont par nature hostiles aux
systèmes de solidarité, qui déjouent les calculs d’intérêt individuel et
discriminent les hommes selon des critères d’affiliation et non pas selon des
critères financiers.
La critique de l’idéologie ultralibérale ne doit pas conduire toutefois à
méconnaître les facteurs objectifs de déstabilisation des systèmes nationaux
de sécurité sociale. Le temps n’est plus où le monde pouvait être regardé
comme un pavage d’États souverains, n’ayant entre eux d’autres liens que
ceux qu’ils tissent librement. L’essor technologique, par les facilités qu’il
donne (notamment de communication) et par les risques qu’il engendre, lie
tous les États du monde et les rend objectivement solidaires. Aucun d’entre
eux ne peut se croire à l’abri des épidémies, de la misère, des catastrophes
écologiques, du fanatisme ou des déferlements de violence qui affectent les
autres. Et chacun d’eux doit faire face à un délitement du lien social dont le
coût croissant et exorbitant condamne à terme la sécurité sociale à la faillite.
Compte tenu du rôle considérable que les diverses formes de solidarité
civile n’ont jamais cessé de jouer, l’actuelle déstabilisation des cadres de la
vie familiale et professionnelle sape la base même des systèmes de sécurité
sociale. Ces diverses évolutions interdisent d’identifier le principe de
solidarité qui fonde la sécurité sociale à la seule solidarité nationale. Non
que cette dernière disparaisse, mais son rôle, d’exclusif, devient nodal. Il ne
suffit plus d’instituer des systèmes nationaux de sécurité sociale, il faut de
surcroît les lier aux autres cercles de solidarité que la pratique trace au-delà
et en deçà du cadre national.
Ce sont en premier lieu les rapports entre la sécurité sociale et les
différentes formes de la solidarité civile qui doivent être repensés. Le
développement de la sécurité sociale a jusqu’à présent accéléré plutôt que
freiné le processus d’individualisation. L’affiliation à des institutions
anonymes a contribué à émanciper les individus des communautés
professionnelles, familiales ou religieuses qui ont pendant longtemps
constitué la trame de la solidarité. Elle a substitué la ressource monétaire au
lien personnel comme principale garantie face aux risques (c’est un point
que les analyses de l’État providence en termes de « décommodification6 »
empêchent de voir). Le mot « pauvre », dans diverses langues africaines, ne
désigne pas ce que la Banque mondiale entend par là (un revenu inférieur à
deux dollars par jour) : est pauvre « celui qui a peu de gens », qui ne peut
compter sur la solidarité d’autrui7. De ce point de vue, nos sociétés riches
sont pleines de pauvres, d’une pauvreté que nul ne songe à mesurer et que
la sécurité sociale a pu paradoxalement contribuer à accroître. Une bonne
pension et une bonne assurance maladie permettent à une personne âgée de
ne pas dépendre de ses enfants pour vivre, et c’est indiscutablement un
progrès. Mais elles ne suffisent pas à la prémunir d’une solitude mortelle,
ainsi que l’a montré en 2003 l’expérience de la canicule, à laquelle des
vieux économiquement pauvres mais socialement riches ont mieux résisté
que d’autres placés dans une situation inverse. D’une façon générale, aucun
système de sécurité sociale ne pourrait faire face aux dépenses engendrées
par une société exclusivement composée d’individus solitaires, qui ne
peuvent compter sur personne en cas de maladie. Autrement dit, dans nos
pays, la solidarité nationale instituée par la sécurité sociale demeure adossée
à la solidarité civile, et au premier chef à la solidarité familiale qui, bien que
restreinte à un cercle plus étroit de personnes, n’en demeure pas moins bien
vivante. De même que le Droit du travail ne devrait plus ignorer le travail
bénévole qui s’exerce en dehors de la sphère marchande, de même le Droit
de la sécurité sociale ne devrait plus ignorer les diverses manifestations de
la solidarité civile, mais bien au contraire s’employer à les conforter. Ces
deux aspects du reste se rejoignent lorsqu’il s’agit, par exemple, de faire
face à la prise en charge des personnes âgées dépendantes et de concilier
leur maintien au domicile avec la sauvegarde de l’emploi de ceux de leurs
enfants qui leur viennent en aide.
Pour deux raisons au moins cette nécessaire revalorisation de la
solidarité civile doit être conçue en sorte de conforter la sécurité sociale, et
non comme un moyen ou un prétexte pour organiser son reflux. La
première raison tient aux profondes évolutions que l’État providence a
contribué à faire advenir. Le temps des familles élargies et des solidarités de
métier ou de paroisse est révolu et, autant il importe de soutenir les formes
vivantes de la solidarité civile, autant il serait vain de prétendre faire revivre
celles qui ont disparu. La seconde raison tient au rôle nodal que la solidarité
nationale doit continuer de jouer. Toutes les institutions qui reposent sur le
principe de solidarité, il ne faut pas craindre de le répéter, font prévaloir
l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel, et l’intérêt des membres du groupe
sur celui des étrangers au groupe. Seul l’État est en mesure d’assurer que
ces institutions concourent à l’intérêt général et ne portent pas une atteinte
excessive à la liberté individuelle. Lui seul peut aussi organiser la solidarité
entre les différents systèmes professionnels, mutualistes ou communautaires
existant à l’intérieur du pays. Ces systèmes, s’ils ne sont pas inscrits dans
un cadre national cohérent, peuvent fragmenter la société en groupes repliés
sur eux-mêmes et exclure ceux qui ne relèvent d’aucun d’entre eux. Les
États doivent donc demeurer les garants de la mise en œuvre du principe de
solidarité. La fonction de garant implique que l’État respecte l’autonomie
de ces systèmes, mais aussi qu’il les fasse participer de la solidarité
nationale et les oblige à respecter les autres principes fondateurs de la
sécurité sociale (dignité, égalité, participation).
L’un des premiers domaines où engager de telles réformes serait sans
nul doute l’assurance maladie. Elle se trouve en France dans une situation
de quasi-faillite financière, qui ne pourra indéfiniment être masquée par un
report sur les générations futures du paiement des dépenses actuelles8. Les
causes de cette dérive des dépenses sont évidemment complexes. Le
vieillissement de la population, la précarisation des conditions de vie et de
travail, le progrès constant des techniques médicales, la prédation par des
malades ou des médecins peu scrupuleux d’un système devenu aveugle, y
contribuent certainement à des degrés variables. Mais il est sûr que les
réponses à ces difficultés ne pourront être trouvées sans repenser les
relations entre les professions de santé et l’assurance maladie. Cette
dernière intervient aujourd’hui comme « tiers » payant des dépenses sur
lesquelles elle n’a aucune prise, si ce n’est d’en reporter tout ou partie sur
les malades. La tentative de contractualisation de ses relations avec les
syndicats de médecins est un échec patent, ces derniers refusant toute
remise en cause du paiement à l’acte ou de leur liberté d’installation. Ils
craignent, non sans quelque raison, de devenir prisonniers d’une vaste
machine bureaucratique animée par la seule « logique comptable ». Le
résultat de ce blocage est, en dépit de l’emballement des dépenses,
l’installation à bas bruit d’une médecine à deux vitesses, l’apparition de
déserts médicaux, le déclin de la médecine générale, l’essor des
dépassements d’honoraires et des dessous-de-table.
Vaste et impersonnelle, la solidarité nationale est certainement le
système de financement de l’assurance maladie le plus puissant, le plus
juste et le plus efficace. En revanche, malgré les espoirs mis à la Libération
dans leur gestion démocratique, les institutions fondées sur la solidarité
nationale se sont révélées incapables de gérer de manière avisée les
dépenses de l’assurance maladie. Une telle gestion suppose de créer un lien
de confiance avec les médecins et les malades, qui est hors de portée d’un
système par nature centralisé et anonyme. Ce lien ne peut être créé que dans
des cercles de solidarité plus étroits et personnalisés. Dans la tradition
française, ce sont les mutuelles qui devraient jouer ce rôle. Leur ancrage est
assez puissant pour qu’elles soient parvenues à résister à leur
démantèlement par la Commission européenne (qui s’est employée à les
faire disparaître sur l’autel d’une pensée binaire, selon laquelle entre l’État
et le Marché il n’y aurait place pour rien). Mais elles ne jouent actuellement
dans la gestion de l’assurance maladie qu’un rôle de supplétifs sans pouvoir
décisionnel. Le gouvernement se défausse sur elles des dépenses dont il
souhaite décharger la Sécurité sociale, mais sans leur conférer en
contrepartie voix au chapitre sur la manière de dépenser. C’est pourtant ce
qu’il conviendrait de faire, car les mutuelles, qui reposent sur des solidarités
de proximité, sont les seules institutions susceptibles de tisser de vrais liens
conventionnels avec les professions de santé. Et l’établissement de tels liens
est indispensable si l’on veut « développer la prévention, garantir l’égal
accès de chaque personne aux soins nécessités par son état de santé et
assurer la continuité des soins et la meilleure sécurité sanitaire possible9 ».
Installer ainsi les mutuelles à l’interface de l’assurance maladie et des
professions de santé permettrait de mettre fin à certaines absurdités du
système actuel, et notamment au paiement à l’acte, qui incite à la
multiplication des actes, pénalise les médecins qui prennent encore le temps
de parler à leurs malades et récompense en revanche ceux qui remplacent ce
dialogue par l’inflation de prescriptions techniques. Les mutuelles seraient
mieux à même de tirer toutes les conséquences des transformations
sociologiques profondes du corps médical et de promouvoir des modes de
rémunération des professionnels qui favorisent le juste soin, la médecine
générale, le dialogue médical (dont la dégradation se paie par la montée du
contentieux) ou le repeuplement des déserts médicaux. Donner un rôle
effectif à des institutions fondées sur des solidarités de proximité
n’affaiblirait pas, mais bien au contraire conforterait la solidarité nationale
sur laquelle doit continuer de reposer l’assurance maladie. Et cela donnerait
une chance à une médecine plus économe de demeurer attentive à tous les
ressorts de la souffrance humaine, au lieu de se muer peu à peu en une
forme particulièrement ruineuse de plomberie-zinguerie.
Les systèmes nationaux de sécurité sociale doivent en second lieu tenir
compte de la globalisation des risques auxquels ils ont à faire face et
participer à l’élaboration de mécanismes internationaux de solidarité. La
libre et rapide circulation à l’échelle du monde des épidémies et des agents
pathogènes, l’augmentation de risques écologiques à dimension planétaire,
le vieillissement de la population des pays « riches », l’émigration massive
de populations fuyant l’insécurité et la misère qui sévissent dans nombre de
pays du Sud, sont autant de facteurs qui condamnent la tentation de se
replier sur le cercle de la solidarité nationale. S’enfermer dans les cercles
nationaux de la solidarité pour faire face à ce type de risques, c’est
s’enfermer dans des apories dont les débats sur le statut social des immigrés
illégaux offrent un parfait exemple. Sauf à renier les droits sociaux
fondamentaux proclamés par nos déclarations les plus solennelles, on ne
peut refuser à quiconque le droit à la sécurité sociale, qui participe de sa
dignité d’être humain. Mais on ne peut davantage étendre le cercle de la
solidarité nationale à tous les habitants de la planète qui sont privés de ce
droit. La solution adoptée jusqu’ici pour sortir de cette impasse est double.
Elle consiste d’une part à déplacer les critères d’admission à la citoyenneté
sociale et à y admettre tout ou partie des immigrés illégaux qui justifient
d’une présence d’une certaine durée sur le territoire national, et d’autre part
à dresser des lignes Maginot censées mettre l’Europe à l’abri du
déferlement d’immigrants illégaux. Cette solution n’est ni satisfaisante ni
tenable à terme. Car elle fait de l’accès aux droits sociaux fondamentaux le
prix de la course mortelle que des milliers de personnes entreprennent
chaque jour pour forcer les barricades dans lesquelles nous tentons de nous
enfermer. Ceux qui meurent en route, qui sont refoulés ou qui tentent de
survivre malgré tout dans leur pays, demeurent à l’extérieur du cercle de la
solidarité nationale et sont abandonnés à leur sort.
On ne pourra sortir de ces apories tant que la sécurité sociale sera
regardée à l’échelle du monde comme une juxtaposition de systèmes
nationaux de solidarité, clos sur eux-mêmes et déconnectés de la sphère
économique. Un problème comme celui de l’immigration illégale de masse
ne peut être abordé correctement si l’on ne s’intéresse pas à ses causes, et
notamment à l’injustice du régime international des échanges, et si l’on
n’envisage ses effets que dans les pays d’immigration et pas dans les pays
d’émigration. Ce qui pousse les jeunes Africains à risquer leur vie pour
émigrer en Europe, c’est le dénuement et l’insécurité économique où leurs
pays se trouvent plongés après vingt ans de politiques d’ajustement
structurel, de dérégulation des échanges et l’absence de « travail décent »
dans leur pays d’origine. La solidarité avec les sans-papiers est certes
nécessaire, mais si l’objectif est de faire respecter partout les droits sociaux
fondamentaux, l’essentiel est ailleurs. Il consiste à passer de la solidarité
négative qui prévaut aujourd’hui dans les relations entre États à une
solidarité positive qui repose sur des objectifs communs de travail décent et
de justice dans le régime des échanges entre pays. Il faut installer le
principe de solidarité au cœur des règles internationales du commerce (ce
qui impliquerait notamment d’« assurer une plus grande stabilité des prix
mondiaux des matières premières et denrées » D.Ph. art. IV). Et il faut se
donner les moyens d’évaluer ces règles à l’aune de leurs effets réels sur la
sécurité économique des hommes (D.Ph. art. II, c). Ce principe doit aussi
prévaloir dans les relations intra-européennes. Il est encore temps de mettre
un terme à la mise en concurrence sociale et fiscale des pays membres de
l’Union européenne, dont l’exacerbation nourrit le retour des
protectionnismes nationaux. Bismarck avait eu l’intelligence à la fin du
XIXe siècle de faire des assurances sociales naissantes le ciment de
l’unification allemande. Pourquoi l’Europe ne serait-elle pas capable au
début du XXIe siècle de se doter des nouveaux instruments de solidarité,
propres à soutenir la capacité de ses travailleurs ? Pourquoi ne donnerait-
elle pas l’exemple du rétablissement de la hiérarchie des moyens et des fins
fixés par la Déclaration de Philadelphie ?

1. Digeste, 45, 2,2. Voir Charles Demangeat, Des obligations solidaires en droit romain, A. Marescq, 1858.
2. Selon le premier article du Code français de la Sécurité sociale (art. L.111-1) : « L’organisation de la Sécurité
sociale est fondée sur le principe de solidarité nationale. »
3. Voir Alain Supiot, « Sur le principe de solidarité », Zeitschrift des Max-Planck-Instituts für europäische
Rechtsgeschichte, no 6, 2005, p. 67-81.
4. CJCE, 17 février 1993, aff. C-159 et 160/91 (Poucet et Pistre), Droit social, 1993, 488, note Philippe Laigre
et obs. Jean-Jacques Dupeyroux ; CJCE, 16 novembre 1995, aff. C-244/94 (Coreva) ; CJCE 26 mars 1996,
aff. C-238/94 (Garcia). Voir Jean-Jacques Dupeyroux, « Les exigences de la solidarité », Droit social, 1990,
p. 741.
5. Voir Charles Malamoud (dir.), La Dette, EHESS, 1980, qui cite (p. 80) ce texte de la tradition brahmanique :
« L’homme, aussitôt qu’il naît, naît en personne comme une dette due à la mort. »
6. Gosta Esping-Andersen, The Three Worlds of Welfare Capitalism. Princeton University Press, 1990.
7. Voir Josette Nguebou-Toukam, Muriel Fabre-Magnan, « La tontine : une leçon africaine de solidarité », in
Du droit du travail aux droits de l’humanité. Études offertes à Philippe-Jean Hesse, Presses universitaires de
Rennes, 2003, p. 299 sq.
8. L’instrument de ce report est la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES). Créée en 1996 pour
résorber le « trou » de la Sécurité sociale (qui s’élevait à l’époque à moins de 21 milliards d’euros) en
empruntant sur les marchés financiers, la CADES a en fait permis de le creuser impunément. Initialement
destinée à disparaître en 2009, son existence est régulièrement prolongée et le Parlement lui transfère
régulièrement la charge de déficits de plus en plus abyssaux (ainsi fin 2008, 26,9 milliards d’euros de dettes
supplémentaires lui ont été transférés au titre du déficit de la Sécurité sociale, dont 14,1 milliards d’euros au
titre de la seule assurance maladie).
9. Code de la santé publique, art. L. 1110-1.
Annexe

Déclaration de Philadelphie concernant les


buts et objectifs de l’organisation
internationale du travail
La Conférence générale de l’Organisation internationale du travail, réunie à
Philadelphie en sa vingt-sixième session, adopte, ce dixième jour de
mai 1944, la présente Déclaration des buts et objectifs de l’Organisation
internationale du travail, ainsi que des principes dont devrait s’inspirer la
politique de ses Membres.

La Conférence affirme à nouveau les principes fondamentaux sur lesquels


est fondée l’Organisation, à savoir notamment :

a) le travail n’est pas une marchandise ;


b) la liberté d’expression et d’association est une condition indispensable
d’un progrès soutenu ;
c) la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de
tous ;
d) la lutte contre le besoin doit être menée avec une inlassable énergie au
sein de chaque nation et par un effort international continu et concerté
dans lequel les représentants des travailleurs et des employeurs,
coopérant sur un pied d’égalité avec ceux des gouvernements, participent
à de libres discussions et à des décisions de caractère démocratique en
vue de promouvoir le bien commun.

II

Convaincue que l’expérience a pleinement démontré le bien-fondé de la


déclaration contenue dans la Constitution de l’Organisation
internationale du travail, et d’après laquelle une paix durable ne peut être
établie que sur la base de la justice sociale, la Conférence affirme que :

a) tous les êtres humains, quels que soient leur race, leur croyance ou leur
sexe, ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur
développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité
économique et avec des chances égales ;
b) la réalisation des conditions permettant d’aboutir à ce résultat doit
constituer le but central de toute politique nationale et internationale ;
c) tous les programmes d’action et mesures prises sur le plan national et
international, notamment dans le domaine économique et financier,
doivent être appréciés de ce point de vue et acceptés seulement dans la
mesure où ils apparaissent de nature à favoriser, et non à entraver,
l’accomplissement de cet objectif fondamental ;
d) il incombe à l’Organisation internationale du travail d’examiner et de
considérer à la lumière de cet objectif fondamental, dans le domaine
international, tous les programmes d’action et mesures d’ordre
économique et financier ;
e) en s’acquittant des tâches qui lui sont confiées, l’Organisation
internationale du travail, après avoir tenu compte de tous les facteurs
économiques et financiers pertinents, a qualité pour inclure dans ses
décisions et recommandations toutes dispositions qu’elle juge
appropriées.

III
La Conférence reconnaît l’obligation solennelle pour l’Organisation
internationale du travail de seconder la mise en œuvre, parmi les
différentes nations du monde, de programmes propres à réaliser :

a) la plénitude de l’emploi et l’élévation des niveaux de vie ;


b) l’emploi des travailleurs à des occupations où ils aient la satisfaction de
donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de
contribuer le mieux au bien-être commun ;
c) pour atteindre ce but, la mise en œuvre, moyennant garanties adéquates
pour tous les intéressés, de possibilités de formation et de moyens
propres à faciliter les transferts de travailleurs, y compris les migrations
de main-d’œuvre et de colons ;
d) la possibilité pour tous d’une participation équitable aux fruits du progrès
en matière de salaires et de gains, de durée du travail et autres conditions
de travail, et un salaire minimum vital pour tous ceux qui ont un emploi
et ont besoin d’une telle protection ;
e) la reconnaissance effective du droit de négociation collective et la
coopération des employeurs et de la main-d’œuvre pour l’amélioration
continue de l’organisation de la production, ainsi que la collaboration
des travailleurs et des employeurs à l’élaboration et à l’application de la
politique sociale et économique ;
f) l’extension des mesures de sécurité sociale en vue d’assurer un revenu de
base à tous ceux qui ont besoin d’une telle protection ainsi que des soins
médicaux complets ;
g) une protection adéquate de la vie et de la santé des travailleurs dans
toutes les occupations ;
h) la protection de l’enfance et de la maternité ;
i) un niveau adéquat d’alimentation, de logement et de moyens de
récréation et de culture ;
j) la garantie de chances égales dans le domaine éducatif et professionnel.

IV

Convaincue qu’une utilisation plus complète et plus large des ressources


productives du monde, nécessaire à l’accomplissement des objectifs
énumérés dans la présente Déclaration, peut être assurée par une action
efficace sur le plan international et national, et notamment par des
mesures tendant à promouvoir l’expansion de la production et de la
consommation, à éviter des fluctuations économiques graves, à réaliser
l’avancement économique et social des régions dont la mise en valeur est
peu avancée, à assurer une plus grande stabilité des prix mondiaux des
matières premières et denrées, et à promouvoir un commerce
international de volume élevé et constant, la Conférence promet l’entière
collaboration de l’Organisation internationale du travail avec tous les
organismes internationaux auxquels pourra être confiée une part de
responsabilité dans cette grande tâche, ainsi que dans l’amélioration de la
santé, de l’éducation et du bien-être de tous les peuples.

La Conférence affirme que les principes énoncés dans la présente


Déclaration sont pleinement applicables à tous les peuples du monde, et
que, si, dans les modalités de leur application, il doit être dûment tenu
compte du degré de développement social et économique de chaque
peuple, leur application progressive aux peuples qui sont encore
dépendants, aussi bien qu’à ceux qui ont atteint le stade où ils se
gouvernent eux-mêmes, intéresse l’ensemble du monde civilisé.

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