Koyre. La Fonction Politique de La Mensonge Moderne
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Alexandre Koyré
La fonction politique
du mensonge moderne*
On n'a jamais menti autant que de nos jours. Ni menti d'une manière
aussi éhontée, systématique et constante.
On nous dira peut-être qu 'il n 'en est rien, que le mensonge est aussi vieux que
le mondey ou, du moins, que l'homme mendax ab initio; que le mensonge poli-
tique est né avec la cité elle-même, ainsi que, surabondamment, nous l'enseigne
l'histoire; enfin, sans remonter le cours des âges, que le bourrage de crâne de la
Première Guerre mondiale et le mensonge électoral de l'époque qui l'a suivie ont
atteint des niveaux et établi des records qu'il sera bien difficile de dépasser.
Tout cela est vrai, sans doute. Ou presque. Il est certain que l'homme se
définit par la parole, que celle-ci entraîne la possibilité du mensonge et que
- n'en déplaise a Porphyre - le mentir, beaucoup plus que le rire, est le
propre de l'homme. Il est certain également que le mensonge politique est
de tout temps, que les règles et la technique de ce que jadis on appelait «déma-
gogie» et de nos jours, «propagande» ont été systématisées et codifiées il y
a des milliers d'années1; et que les produits de ces techniques, la propa-
gande des empires oubliés et tombés en poussière nous parlent, aujourd'hui
encore, du haut des murs de Karnak et des rochers d'Ankara.
Il est incontestable que l'homme a toujours menti. Menti à lui-même. Et
aux autres. Menti pour son plaisir - le plaisir d'exercer cette faculté éton-
nante de «dire ce qui n'est pas» et de créer, par sa parole, un monde dont
il est seul responsable et auteur. Menti aussi pour sa défense : le mensonge
* Cet article a été publié, en 1943, à New York, dans la revue trimestrielle Renais-
sance, revue de l'Ecole libre des Hautes Études, sous le titre «Réflexions sur le men-
songe» (p. 95-111). Il fut republié, dans le numéro de juin 1945 de Contemporary Jewish
Record, revue de l'American Jewish Commitee, sous ce nouveau titre que nous avons
reproduit : «The Political Function of the Modern Lie» (p. 290-300).
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180 ALEXANDRE KOYRÉ
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La fonction politique du mensonge moderne 181
La place du mensonge dans la vie humaine est bien curieuse. Les codes
de morale religieuse, du moins en ce qui concerne les grandes religions uni-
versalistes, surtout celles qui sont issues du monothéisme biblique, condam-
nent le mensonge d'une manière rigoureuse et absolue. Cela se comprend
du reste : leur Dieu étant celui de la lumière et de l'être, il en résulte néces-
sairement qu'il est aussi celui de la vérité. Mentir, c'est-à-dire, dire ce qui
riest pas, déformer la vérité et voiler l'être, est donc un péché; et même
un péché très grave, péché d'orgueil et péché contre l'esprit, péché qui nous
sépare de Dieu et nous oppose à Dieu. La parole d'un juste, de même que
la parole divine, ne peut et ne doit être que celle de la vérité.
Les morales philosophiques, quelques cas de rigorisme extrême, tels ceux
de Kant et de Fichte, mis à part, sont, généralement parlant, beaucoup plus
indulgentes. Plus humaines. Intransigeantes en qui concerne la forme posi-
tive et active du mensonge, suggestio falsi, elles le sont beaucoup moins
en qui concerne sa forme négative et passive : suppressio veri. Elles savent
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182 ALEXANDRE KOYRÉ
Les règles de la morale sociale, de la morale réelle qui s'exprime dans les
mœurs et qui gouverne, en fait, nos actions, sont bien plus lâches encore que
celles de la morale philosophique. Ces règles, généralement parlant, condam-
nent le mensonge. Tout le monde sait qu'il est «laid» 10 de mentir. Mais
cette condamnation est loin d'être absolue. L'interdiction est loin d'être totale.
Il y a des cas où le mensonge est toléré, permis, et même recommandé.
Là encore l'analyse précise nous amènerait bien trop loin. Grosso modo
on peut constater que le mensonge est toléré tant qu'il ne nuit pas au bon
fonctionnement des relations sociales, tant qu'il ne «fait de mal a per-
sonne n », il est permis tant qu'il ne déchire pas le lien social qui unit le
groupe, c' est-a-dire, tant qu'il s'exerce non pas a l'intérieur du groupe, du
«nous», mais en dehors de lui : on ne trompe pas les «siens»; quant aux
autres11... ma foi, ne sont-ils pas justement «les autres»?
Le mensonge est une arme. Il est donc licite de l'employer dans la lutte.
Il serait même stupide de ne pas le faire. À condition toutefois de ne l'employer
que contre l'adversaire et de ne pas la tourner contre les amis et alliés.
On peut donc, généralement parlant, mentir à l'adversaire, tromper
l'ennemi. Il y a peu de sociétés qui, tels les Maoris, soient chevaleresques
au point de s'interdire les ruses de guerre. Il y en a encore moins qui, tels
les Quakers, et les Wahabites, soient religieuses au point de s'interdire tout
mensonge envers l'autre, l'étranger, l'adversaire. Presque partout l'on admet
que la déception est permise dans la guerre.
Le mensonge n'est pas, généralement parlant, recommandé dans les rela-
tions pacifiques. Pourtant (l'étranger étant un ennemi potentiel), la véra-
cité n'a jamais été considérée comme la qualité maîtresse des diplomates.
Le mensonge est, plus ou moins, admis dans le commerce : là encore les
mœurs nous imposent des limites qui ont tendance à devenir de plus en
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plus étroites 13. Toutefois les mœurs commerciales les plus rigides tolèrent
sans broncher le mensonge avoué de la réclame.
Le mensonge reste donc toléré et admis. Mais justement... il n 'est que toléré
et admis. Dans certains cas. Il reste exception, comme la guerre, lors de
laquelle, seule, il devient juste et bon d'en user.
Mais si la guerre, d'état exceptionnel, épisodique, passager, devenait un
état perpétuel et normal ? Il est clair que le mensonge, de cas exceptionnel,
deviendrait lui aussi, cas normal, et qu'un groupe social qui se verrait et
se sentirait entouré d'ennemis, n'hésiterait jamais à employer contre eux
le mensonge. Vérité pour les siens, mensonge pour les autres, deviendrait
une règle de conduite, entrerait dans les mœurs du groupe en question.
Allons plus loin. Consommons la rupture entre «nous» et les «autres».
Transformons l'hostilité de fait en une inimitié en quelque sorte essentielle,
fondée dans la nature même des choses 14. Rendons nos ennemis menaçants
et puissants. Il est clair que tout groupe, placé ainsi au milieu d'un monde
d'adversaires irréductibles et irréconciliables, verrait un abîme s'ouvrir entre
eux et lui-même; un abîme qu'aucun lien, aucune obligation sociale ne pour-
rait plus franchir 15. // paraît évident que dans et pour un tel groupe le
mensonge - le mensonge aux « autres » bien entendu - ne serait ni un acte
simplement toléré, ni même une simple règle de conduite sociale : il devien-
drait obligatoire, il se transformerait en vertu. En revanche, la véracité
mal placée, l'incapacité de mentir, bien loin d'être considérée comme un
trait chevaleresque, deviendrait une tare, un signe de faiblesse et d'incapacité.
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184 ALEXANDRE KOYRÉ
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La fonction politique du mensonge moderne 185
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188 ALEXANDRE KOYRÉ
L'attitude spirituelle que nous venons de décrire, attitude qui est celle de
tous les régimes totalitaires et surtout, bien entendu, du régime totalitaire
par excellence, c'est-à-dire du régime hitlérien 33, implique, de toute évi-
dence, une conception de l'homme, une anthropologie. Mais pour être opposée
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1. On trouve déjà da
tote, une analyse ma
la propagande.
2. En trompant son adversaire - ou son maître - le plus faible s'avere «plus fort»
que celui-ci.
3. Tromper, c'est aussi humilier, ce qui explique le mensonge souvent gratuit des tem-
mes et des esclaves.
4. Le regime totalitaire est essentiellement lie au mensonge. Aussi n a-t-on jamais autant
menti en France que depuis le jour où, inaugurant la marche vers un régime totalitaire,
le maréchal Pétain a proclamé : «Je hais le mensonge.»
5. Il est interessant d'étudier, de ce point de vue, 1 enseignement historique des regi-
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La fonction politique du mensonge moderne 191
mes totalitaires, et ses variations. Les nouveaux manuels d'histoire des écoles françaises
offriraient une ample moisson à la réflexion.
6. Le terme « parole » est pris ici dans le sens le plus large d expression et de sugges-
tion. Il est évident que l'on peut mentir sans ouvrir la bouche.
7. Les morales religieuses font de la vente une obligation envers Dieu et non envers
les hommes. Elles interdisent de mentir «devant Dieu» et non «aux hommes».
8. Cette considération est parfois présente même dans les morales religieuses. Du lait
aux enfants, du vin aux adultes, dit saint Paul.
y. Un doit la vente a ceux qu on estime, a ses pairs et a ses supérieurs. Inversement,
le refus de la vérité implique manque d'estime, manque de respect.
10. « Un gentleman ne ment pas. » La véracité est une vertu aristocratique, liée à la
notion de «l'honneur ». - Pour l'esclave, elle n'est pas une vertu, mais un devoir, une
obligation.
ILL hypocrisie des formes conventionnelles du comportement social - urbanité,
politesse, etc., n'est pas «mensonge».
12. Les «siens» ont droit à la vérité; mais non les «autres».
13. Commerçant et menteur étaient jadis des notions synonymes. «Qui ne trompe,
ne vend», dit un vieux proverbe slave. Aujourd'hui on admet que, pour le commer-
çant, honesty is the best policy.
14. Le meilleur moyen de pousser l'opposition jusqu'au bout, c'est de la rendre bio-
logique. Ce n'est pas un hasard que le fascisme soit devenu racisme.
15. La guerre état normal... L hostilité du monde extérieur... Ce sont la les themes
constants de la conscience de soi que les totalitaires inculquent à leurs peuDles.
16. Citons, au hasard, l'entraînement au mensonge du jeune Spartiate et du jeune
Indien; la mentalité du marrane, ou du jésuite.
17. C est la mentalité de la guerre religieuse que traduit la formule celebre : non ser-
vatur fides infidelibus.
18. Le mensonge est une arme; on ne l'emploiera donc pas si l'on n'est pas menacé
et ne court pas de danger. Il en résulte qu'un groupement n'adoptera la règle du men-
songe que si, étant le plus faible, il est attaqué et persécuté. S'il ne l'est pas, il reste exempt
de la perversion étudiée par nous, même si - tels les Jaina et les Parsis - il forme une
communauté absolument et rigoureusement fermée.
19. L etude du groupement secret a ete singulièrement negligee par la sociologie. Sans
doute connaissons-nous relativement bien les sociétés secrètes de l'Afrique Equatoriale ;
en revanche, nous ignorons tout, ou presque tout, de celles qui ont existé, et qui exis-
tent, en Europe. Ou, si parfois nous en connaissons l'histoire, nous ignorons la struc-
ture typologique de ces groupements, dont Simmel fut à peu près le seul à reconnaître
l'importance.
20. Il y a, sans doute, des groupes - les groupes de parias - qui considèrent eux-
mêmes l'appartenance au groupement comme un malheur ou un déshonneur. Ces
groupes-là finissent généralement par disparaître. Mais tant qu'ils existent, ils considè-
rent toute évasion comme une trahison.
21. Le type classique de groupement secret est le groupe auquel on accède par une
initiation qui, généralement, comporte des degrés ; des groupes secrets héréditaires exis-
tent également, mais ils sont très rares et de plus, ces groupes comportent eux aussi,
des initiations. Au fond, dans ces groupements-là, c'est l'initiation qui est héréditaire
ou héréditairement réservée.
22. Les groupes d'initiation ne sont pas nécessairement des groupements secrets.
lo. 11 en va tout autrement pour un groupement de propagande religieuse ou politi-
que ouvert, groupement dont les membres acceptent ou recherchent le martyre en témoi-
gnage de leur foi, pour qui le martyre constitue un moyen de propagande et d'action.
z4. Aussi raut-il distinguer soigneusement entre la declaration publique et la commu-
nication, plus ou moins secrète et complète, de la vérité ésotérique aux initiés et aux
candidats à l'initiation.
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192 ALEXANDRE KOYRÉ
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