2018AIXM0389
2018AIXM0389
2018AIXM0389
UNIVERSITÉ
D’AIX-‐MARSEILLE
École
doctorale
–
Espace,
Cultures,
Sociétés
(EED
355)
Soutenue
le
21/11/2018
devant
le
jury
:
Erwan
DIANTEILL,
Professeur,
Univ.
Paris
Descartes
Rapporteur
Saskia
COUSIN,
Maître
de
conférences
HDR,
Univ.
Paris
Descartes
Rapporteur
Gaetano
CIARCIA,
Directeur
de
recherches
CNRS,
Ivry-‐sur-‐Seine
Examinateur
Jacky
BOUJU,
Maître
de
conférences
HDR,
Aix-‐Marseille
Univ.
Directeur
de
thèse
REMERCIEMENTS
La réalisation de cette thèse été rendue possible grâce au support financier d’Aix-
Marseille Université et de l’Institut des Mondes Africains (IMAF), par le biais d’un
contrat doctoral qui a été certeinement un jalon dans mon parcours de vie.
Une thèse en anthropologie basée sur des terrains en terres distantes de l’université
d’attachement et qu’on doit ramener à une intimité quotidienne est, pour ainsi dire, une
« démarche totale » : une démarche qui touche à l’ensemble des aspect de la vie du
doctorant pendent plusieurs années. Les personnes à remercier sont nombreuses et je
m’excuse par avance si j’ai oublié de mentionner quelqu’un dans la liste qui suit.
2
me souviens par exemple, qu’une fois il m’a dit que l’aspect comparatif est à l’essence
même de la discipline de l’anthropologie. Néanmoins, atteint d’une maladie galopante,
Bruno Martinelli nous a quitté le 12 octobre 2014, lors de ma deuxième année de thèse.
Le vide s’étant fait, je remercie vivement la disponibilité de Jacky Bouju qui a pris cette
thèse en cours de route et a su la mener jusqu’à son terme.
Étant le fruit de l’union d’un père et d’une mère journalistes, je me suis nourri au
quotidien depuis l’enfance d’analyse de la société et de l’Histoire, de littérature,
d’expérience de voyages et d’exemples de résistence à la dictature militaire au Brésil. Je
ne peux que remercier ma mère, Tamar de Castro Oliveira et mon feu père Félix
Augusto De Athayde, pour tout ce qu’ils m’ont apportés.
Dans ces dernieres années le soutient et les conseils de ma mère et de son compagnon
Rucdy Cabrera ont étés d’une grande valeur. D’ailleurs je dois à lui – ainsi qu’à la
solidarité française en vers les réfugiés politiques de l’Amérique Latine, si effective à
l’époque – mon premier séjour en France et donc la découverte de la langue française,
ce qui m’a permi d’y retouner plus tard pour réaliser des études en musicologie, avant
de poursuivre en anthropologie. Une familie est une lignée qu’à partir de rencontres du
passées donne la consistance au présent et lance ses flèches vers le futur ; merci ma fille
Gabriela pour être l’étoile de mon chemin.
Je remercie cordiellement l’ancien ministre des Affaires Étrangères Celso Amorin pour
l’amabilité en répondre mes questions. Je suis reconnaissante aux ambassadeurs et
membres du Corps diplomatique brésilien, qui m’ont toujours bien reçu et m’ont
soutenus dans la mésure de leurs moyens : Carmelito de Melo, ambassadeur du Brésil
au Bénin ; Luis Fernando Serra, ambassadeur du Brésil au Ghana et en particulier
Arnaldo Caiche de Oliveira, ambassadeur du Brésil au Togo, puis au Bénin.
3
Les échanges avec mes frères d’armes, les collègues doctorants (ou jeunes docteurs,
post-doctorants/ATERs...) ont été fondamentaux. J’ai vécu une ambiance très
stimulante et ils m’ont soutenus et aidée de plusieurs façons. Donner ici la liste
complète serait trop longue ; cependant j’aimerais souligner quelques noms :
Emile Francez ; Léa Linconstant ; Marion Breteau ; Emir Mahieddin ; Emmanuel
Galland ; Pierre Prud’homme ; Intissar Sfaxi ; Touatia Amraoui ; Chara Mikropoulou ;
Maissoun Sharkawi ; Vanessa Pedrotti ; Inès Pasqueron ; Carla Francisco ; Anna
Badino ; Christian Hadorn ; Jairo Guerrero ; Jacopo Falchetta (l’ouomo della
grammatica).
Je remercie aussi Claude Ravelet ; Amanda Villepastour ; Lyndsey Hoh ; Sarah Politz.
Maria Fernanda Bicalho, pour amener à Aix un nouveau regard sur l’esclavage au
Brésil. Anaïs Leblon et Sarah Andrieu, dont les écrits et les parcours m’ont beaucoup
inspirés.
4
Milton Guran : pour son ouvrage, une véritable bible sur les Agudàs et pour les conseils
données lors de mon premier terrain en 2010, nottement que je devrais me consacrer à
la bourian – merci beaucoup.
Alcione Amos ; Brice Sogbossi ; Lisa Earl Castillo, historienne amie virtuelle qui a été
toujours prête à m’aider ; Christian Acker pour la compagnie et les révisions ; Blandine
Thorez ; Carlos Albero Torres ; Claudia Coppola ; Felipe Ferreira ; Iberê Cavalcanti &
Solange, pour le soutien moral ; Florence Castelvi et François Repellin ; Luc Charles-
Dominique et Suzane Fürniss.
Au Bénin :
L’ami Ambroise Agbogba ; Agnès Adjamagbo, Catherine Müller et Stéphane Brabant ;
Auguste Amaral ; Mme Francisca Patterson et son fils Achilles ; Karim Da Silva ;
Maître (François) Amorin ; Juliao Honoré Feliciano De Souza, le Chacha VIII (in
memoriam) ; Bernardin Nevis ; Georges Olympio ; Émile Ologoudou ; Marc Sabino ;
Ernest & Anatole Kangni ; Alexis Adelahounwa ; Abdel Paraïso ; Alexis Adande ;
Didier Houénoudé ; Salim Paraïso ; Martine De Souza ; Moubarack Akambi ; Romain
Gbodobge ; Agnès et Elisabeth Bento Martins ; Mélanie Yalodé et la Famille
Dakpogan ; Waldémar De Souza ; Roger Aguidissou, Guydalbert, Revelino, Armand et
toute la collectivité Aguidissou da Costa. Rek Souza ; Mme Amégan ; Ramsès ; Gafaro
Gomes ; Joël Ferraez ; Phillipe Vieyra ; Junior Ahuangonou Titus ; Cristel Cessi ; Brasil
et Monteiro ; Aurélien Gonzallo & Paul Doussou-Yovo ; Nondicawo, Constant
Légonou et famille Rodriguez (Abomey) ; Laurencio De Souza et Augustin Yala De
Soza (Agoué) ; le chalereux accueil de Mme Yaninnck Domingo et Gratias Tallon ; le
chef Lucien Avyt et tous les Domingo ; Lucien et l’assoc. Fraternité D’Almeida ainsi
que toute la famille ; la famille Oliveira ; la famille Da Costa ; Papa Gomez et Famille ;
Florent Couao-Zotti et Famille ; famille Do Rego ; Aubin Doevi ; Ignace De Souza ;
Arnaud Codjo De Souza ; Famille Oloubi ; Isabel Moreira de Aguiar (lectrice de
portugais) ; Mãe Sonia (venue d’Itaperuna, Rio de Janeiro) ; Brian Ayòkúnlè Smithson ;
Daniel Segun Adeola Faustino (Brazilian de Lagos).
Valérie Neuhold-Maurer pour le soutien dans mes débuts au Togo et Leiza lors de mon
retour à Lomé ; Brigitte et Olivier Maklar, pour le soutien à Accra au Ghana ;
Marjolaine Ancey qui a éveillé en moi l'envie de partir au Bénin ; Christophe Chat-
Verre, maître de la photographie et grand voyageur qui m'a souligné l'importance du
culte des Egungun.
Au Portugal :
À Aveiro : Gilvano Dalanga & Clarissa Foletto ; Suzana Sardo ; Ana flávia Miguel ;
Jorge Castro Ribeiro. À Lisbonne : Paulo Raposo ; Hélder Ferreira ; Vasco Eloy, pour
m’avoir montré la carte culturelle du pays. José Freitas (des Gigantones de Braga). Les
gens accueillants du village de Lazarim et son Grupo de Caretos ; Paulo Fernandes ; les
maîtres-artisans Afonso Almeida Castro, « o Brasileiro » (in memoriam) et Adão de
Castro Almeida. Les groupes Caretos da Lagoa de Mira et Cardadores do Vale do
Ílhavo.
« Pernambouc qui parle au monde » : Esmeralda Athayde & Jurandir ; Olimpio Bonald
Neto & Zenaide ; Hildefonso Hildinho Lopes Neto ; Ariane da Mota Cavalcanti ;
6
Aelson da Hora (Boï Faceiro). À la Fondation Joaquim Nabuco, nottament : Joana
Cavalcanti ; Patricia Bandeira de Melo ; Cibele Barbosa. Au Reisado Imperial de
Mestre Geraldo et ses enfants ; Mestre Chacon (Maracatu Porto Rico) ; Alexandre
l’Omi l’Odò ; Paulinho de Oxum et les gens du Xambá. Le Velho Xaveco (de l’Auto
profane) ; les maîtres de Cavalo-Marinho : Mestre Biu Alexandre ; Mestre Zé di
Bibi (Glória do Goitá) et Famille Salu.
Au Ceará : le village de Juà, à Iraçuba, là où le sertao est très aride mais les gens sont
fértilles en gentillesse.
À Florianópolis : Karina Kox Hollos ; Val Becker ; Nereu do Vale Pereira et les
responsables du groupe Boï do Campeche et le Groupe Alivanta meu Boï.
Au Maranhao : Sérgio Ferretti (in memoriam) ; Mundicarmo Ferretti ; Paulo Gomes et
família ; Pai Euclides Talabyan (in memorian) et famille.
Enfin je remercie les membres du jury pour mettte à disposition leurs temps et leurs
connaissances pour évaluer cette thèse : Gaetano Ciarcia, Saskia Cousin et Erwan
Dianteil.
Je dedie cette thèse à deux hommes qui sont déjà partis mais m’ont beaucoup laissé :
7
RÉSUMÉ
Mots clés : Anthropologie, Bénin, Togo, Agudàs, Brésiliens, traite négrière, fête
populaire, masque, musique, samba, vodoun, circulation, ancêtres, identité.
8
ABSTRACT
The Agudas, also known as "the Brazilians of Benin", are the descendants of both slave
traders and former slaves who "returned" from Brazil to today's Benin, Togo and
Nigeria during the 19th century. To this day, they base their identity on evocations of
their Brazilian origins. One of the main identity markers of the Agudas is the festival of
the Bourian (a Portuguese word meaning "little she-donkey"), which brings Christians
and Muslims together around a codified masquerade, where samba tunes are sung –
with no understanding of their lyrics – in Portuguese, a language that is no longer
spoken in this region of Africa. The various Bourian groups, often in competition with
each other, evoke in a playful way their Brazilian ancestors, in a dynamic context where
each local population carries out masquerades related to the vodoun. Focusing on
Southern Benin, this thesis aims to understand the meaning of the Bourian, as well as
the identity issues and circulations in which the Bourian is involved, while keeping an
historical and comparative perspective with Brazil.
9
10
La fête du Bonfim................................................................................................... 82
Changements dans les fonctions de la bourian ....................................................... 87
La présentation du groupe Étoile d’honneur chez Karim Da Silva ........................ 92
Éléments de la bourian dans les rites d’intronisation du Chacha VIII ................... 93
OLINTO ET LES ROMANS AYANT LES AGUDÀS ET LA BOURIAN
COMME OBJET LITTÉRAIRE ............................................................................ 99
TRIANGULATIONS SUR BRÉSILIENS EN AFRIQUE D’ANTONIO OLINTO
.................................................................................................................................. 104
Reconsidérer l’extension de l’objet : Lagos 1963 et Porto-Novo 2015, expériences
similaires dans le dévoilement d’une « fête étendue » ......................................... 108
Fête du Bonfim et fête de N.S. dos Prazeres : l’omission de Verger ?................. 112
« Cours, mon cheval, va dire à mon Brésil qu’il ne m’oublie pas »..................... 115
AU BRÉSIL, Y A-T-IL ENCORE DES GENS DE MA COULEUR ? – SELJAN
ET LA BOURIAN DE PORTO-NOVO ............................................................... 118
L’apport d’Olinto et Seljan : pistes pour le terrain ............................................... 121
CHAPITRE 3 - MÉTHODOLOGIE.........................................................157
Avant-propos ........................................................................................................ 157
QUEL EST CET OBJET, CET OBJET-ARTICULATION ? .......................... 159
11
Le « foyer d’origine », les fils conducteurs et les pistes de recherches................ 159
La bourian n’est pas seulement la bourian ........................................................... 161
Définition de la bourian ........................................................................................ 163
PARCOURS DES TERRAINS ET ENQUÊTE ETHNOGRAPHIQUE........... 165
Parcours de construction de l’objet....................................................................... 166
Comment étudier un groupe bourian sur le terrain ? ............................................ 176
La logistique de la bourian ................................................................................... 180
Les terrains comparatifs d’outre-mer : le Brésil ................................................... 183
Le Portugal............................................................................................................ 187
Approches sur le terrain et outils méthodologiques ............................................. 194
ASPECTS DE LA CONSTRUCTION DE L’OBJET ......................................... 202
Les approches possibles........................................................................................ 202
Une « épistémologie de la vérification » ? ........................................................... 207
Masques Caretos et circulation ............................................................................ 208
Comparaison multipoint ....................................................................................... 211
La « question primordiale » et la « la jouissance de l’action »............................. 216
14
EGUNGUN, LE SACRÉ ET LES RELIGIONS ................................................. 488
Agudàs musulmans et les Nevis ........................................................................... 488
Assens, revenants et les Villaça........................................................................... 491
Samba autour du cercueil...................................................................................... 493
LE BRÉSIL QU’ON SOUHAITE VS L’INFLUENCE DES BRÉSILIENS..... 495
Le voyage raté au Brésil ....................................................................................... 495
Innovations, matraca et la Bourian Yémandjà : l’influence des « Brésiliens de
passage »............................................................................................................... 496
UNE MYRIADE DE GROUPES BOURIAN....................................................... 501
Trop de groupes à Cotonou ?................................................................................ 501
Mémoires distantes de la bourian à Pobé ............................................................. 503
Les Anges Afro Brésiliens : un groupe « non agudà » ......................................... 505
CONCLUSIONS DU CHAPITRE VII : LE PARADOXE DE LA BOURIAN ET
LES RÉSEAUX DE TRANSMISSION ................................................................ 516
CONCLUSIONS DE LA PARTIE II - LA TRADITION D’INNOVATION ... 518
BIBLIOGRAPHIE ....................................................................................541
AUTRES SOURCES .............................................................................................. 561
ANNEXES ET TABLEAUX....................................................................562
La chanson « Monte le manguier » dévénue un hommage à la famille De Souza563
Une brève proposition de typologie des masques de bœufs ................................. 566
Datation de deux clichés de Pierre Verger à partir d’un film ............................... 571
15
1
Photo de la couverture : Cortège des Agudàs avec les masques de la bourian. Fête du Bonfim, janvier
2010, Porto-Novo, Bénin (cliché J. De Athayde).
16
17
La bourian est vue habituellement comme la fête des anciens esclaves revenus du Brésil
vers la région de l’actuel Bénin pendant le XIXe siècle. Ils auraient introduit dans cette
côte d’Afrique des façons de faire la fête populaire telle qu’elle se pratiquait au Brésil à
l’époque. Cependant, aujourd’hui on peut se demander : la bourian, serait-elle un « petit
carnaval », une « fête des esclaves » ? Quel sens prend cette fête de nos jours ? Pour
répondre à ces questions, je commencerai par montrer en quoi ce travail est une forme
particulière de revisiting, à la suite de quoi je presenterai un état de l’art des
connaissances sur les Agudàs et la bourian. Enfin, dans la deuxième grande partie de ce
travail je présenterai mes recherches qui s’appuient sur une ethnographie multi-située.
La problématique de cette thèse est tout entière articulée autour d’un terrain – ou des
terrains – et d’un sujet revisités. À cet effet, nous ferons un état de l’art des théories du
revisiting afin de situer dans quelle catégorie de restudy nous nous trouvons.
18
Je commencerai par faire le point des débats sur la notion de restudy avant de préciser la
conception à laquelle renvoie cette thèse. Cette thèse est, en grande partie, un restudy de
la bourian des Agudàs, connus aussi comme « les Brésiliens du Bénin et du Togo » ou
les Afro-Brésiliens de ces pays, mais elle est aussi une revisite de ce phénomène au
Bénin et, dans une moindre mesure, au Togo. Les Agudàs du Bénin et du Togo et leur
identité, ainsi que la fête de la bourian, seront donc dans cette thèse un terrain et un
sujet revisités, c’est-à-dire actualisés, élargis et dévéloppés sur plusieurs points.
Ce terrain et ce sujet revisités font suite à d’autres qui l’ont précédé. En 1996 Milton
Guran a soutenu une thèse au sujet des Agudàs à l’EHESS, qui a été publiée en 1999. À
son tour, Guran avait revisité le terrain étudié auparavant par Pierre Verger (1968). Des
aspects de l’identité Agudà et de la bourian avaient déjà été abordés par Roger Bastide
(1968 ; 1971) ; cependant, ni Verger, ni Guran n’ont réagi aux écrits de Bastide que je
me propose de ramener au centre de mon questionnement. Je me trouve dans la
situation peu banale, où un chercheur brésilien (moi-même) revisite un autre chercheur
brésilien, Milton Guran, dans le cadre d’une université française en s’appuyant sur le
travail de deux chercheurs français ayant eu un rapport particulier avec le Brésil.
19
Le débat sur la question des restudies, « the issue of restudies » (Wilk 2001) a été mené
surtout dans le monde anglo-saxon. D’ailleurs, Wilk utilise aussi le terme re-inquiry,
(littéralement « re-enquête ») comme synonyme interchangeable de restudy.
Cependant, plus importante que le terme est la pratique à laquelle il réfère. « Revisite
ethnographique » porte l’explication en soi, se différenciant d’un objet ou sujet qu’on
repenserait, qu’on aborderait à nouveau, mais sans faire une nouvelle enquête
ethnographique, comme dans une reanalysis ou réexamen ethnographique2 ce qui n’est
pas le cas de cette thèse. Ma démarche est donc précisement celle d’une revisite
ethnographique : réaliser une nouvelle étude ethnographique sur un terrain et sur un
sujet de recherche ayant précédemment été étudiés. C’est certainement un « terrain
revisité », un « objet revisité », mais c’est aussi un sujet actualisé, repensé,
recontextualisé, approfondi, recentré ou élargi3. Si des réflexions sur les restudies ont
été menées par Agar (1986), Wilk (2001) et Hammersley (2016), ce sont Lewis (1953)
et Burawoy (2003) qui ont théorisé le sujet.
Lewis et Redfield
Oscar Lewis réalise l’ethnographie du même village mexicain étudié 17 ans auparavant
par Robert Redfield (1930). Lewis publie en 1951 Life in a Mexican Village: Tepoztlán
Restudied où il critique fortement Robert Redfield. Ce travail est devenu le cas
exemplaire de restudy. Lewis soutient que Redfield aurait vu une harmonie dans les
rapports sociaux du type du bon sauvage de Rousseau au sein de cette société
villageoise, où à son tour Lewis voit la souffrance et le conflit. Lewis affirme que son
intention initiale n’était pas celle de mener un restudy de l’ouvrage de Redfield mais
d’en faire une continuation. Cependant les différences sont rapidement apparues, et il
les a considérées comme étant des « erreurs de fait » de la part de Redfield, c’est-à-dire
liées à une appréciation erronée des circonstances4.
2
Burawoy (2010).
3
La population Agudà, ainsi que les fêtes populaires au Brésil, sont aussi un « terrain investi » dans le
sens que l’expression prend chez Andrieu (2009 : 75) : « si aucun terrain n’est vierge et isolé, certains
plus que d’autres sont investis par différentes catégories d’allochtones ne partageant pas nécessairement
les objectifs spécifiques de l’anthropologue. Il s’agit en particulier des lieux de pèlerinage touristique et
ethnographique. »
4
Critchfield (1978), Look to Suffering: Look to Joy - Robert Redfield and Oscar Lewis Restudied.
20
En 1953, à partir de la réponse de Redfield, les choses se complexifient. Le village
aurait-il tellement changé dans le laps de temps de 17 ans entre les travaux de terrain
des deux chercheurs ? Ni Redfield ni Lewis ne le croient. Redfield soutient que la
différence entre les deux descriptions est le fruit de la différence entre les deux
chercheurs :
« It must be recognized that the personal interests and cultural values of the investigator
influence the content of a description of a village. (...) in a way in some significant degree
determined by the choices made, perhaps quite unconsciously 5».
D’après Redfield, c’était comme si « les deux livres ont été écrits par deux personnes
occupant la même ville ». Donc les différences pourraient être attribuées non seulement
à une cause « extérieure », (les faits, par exemple) ou au « bon ou mauvais » recueil et
interprétation de la part d’un chercheur, mais aussi à leurs bagages théoriques et
personnels spécifiques. À la suite de ce débat, Lewis a distingué quatre types de
restudies qui peuvent nous être encore utiles, notamment si l’on remplace le mot
« culturel » par « social 6 » :
Enfin, Lewis avertit qu’« il y a, bien sûr, un enchevêtrement entre ces types. Tous les
restudies s’additionnent dans un certain sens7 ». On observe que la revisite de Lewis
5
Redfield, séries de cours donnés dans l’Université Uppsala, Suède en 1953, d’après Critchfield (1978)
6
Oscar Lewis (1953 : 466-72) cité par Paul Merriam dans « The anthropology of music » (1964 ; 51-52).
Le terme « social » me semble plus adéquat pour éviter tout excès culturaliste.
7
Lewis (1953 : 467-68).
21
introduit la diachronie dans l’étude de la population (ce qui le rapproche des pratiques
de l’école de Manchester).
Si la « question des revisites » fut initiée par Lewis-Redfield, c’est bien postérieurement
qu’a eu lieu celui qui est de nos jours le cas plus connu de restudy : lorsque Derek
Freeman (1983) « réfute » les résultats de Margaret Mead (1928) concernant les îles
Samoa, notamment au sujet de la sexualité des jeunes filles. Beaucoup a été écrit à ce
propos8, que je pourrais résumer de la façon suivante : Freeman soutient que Mead a été
« trompée » par ses informateurs et en même temps a voulu trop adapter ses résultats en
fonction de ses idéaux personnels (qu’on pourrait appeler aujourd’hui de «
sympathiques et politiquement corrects »). Mead aurait vue les Samoans sous l’optique
des « bons sauvages ».
Pour l’analyse qui suit, Marshall (1993) cite Geertz (1988) : « Once ethnographic texts
begin to be looked at as well as through, once they are seen to be made, and made to
persuade, those who make them have rather more to answer for ». Marshall attire
l’attention sur le fait qu’un auteur, en l’occurrence Freeman, peut chercher, par le biais
de certains mots et expressions spécialement choisis et mêlés à son discours (des
dispositifs lexicaux), à délégitimer délibérément le travail d’autrui en renforçant en
même temps son « autorité anthropologique ».
8
Dont Tcherkezoff (2001a), Orans (1996), Shore (1983) Glick (1983).
22
« Freeman sets himself up as the insider -the authoritative anthropologist- who knows and
understands what Samoans think. He emphasizes this impression by establishing himself as the
arbiter of the facts and the realities of Samoan life and existence (see, for instance, 1983: 201,
240). Again he sets up a rhetorical opposition between Mead's work and his own. Freeman
reinforces the calculated impression that he understands Samoa much better than Mead9 (...)»
Ce qui est singulier chez Marshall est qu’il laisse comprendre que certaines différences
dans les résultats peuvent apparaître non seulement pour des raisons liées à la
perception du terrain ou des différences au niveau théorique, mais aussi en raison de
traits de caractère : il introduit ainsi la dimension morale et éthique du rapport entre les
chercheurs comme variable qu’on doit prendre en compte dans la réflexion sur les
restudies.
Une autre question soulevée par les restudies peut être énoncée dans les termes
suivants : si deux résultats peuvent présenter des différences très significatives, qu’en
est-il de l’objectivité dans le travail ethnographique ? Cela menacerait-il sa crédibilité ?
Entre objectivité et subjectivité, Richard Wilk (2001) s’interroge sur la possibilité de
trouver un juste milieu dans un article dont le titre porte en soi la problématique « The
Impossibility and Necessity of Re-Inquiry: Finding Middle Ground in Social
Science10 ». À travers l’idée d’un middle ground, Wilk cherche à résoudre le paradoxe :
« Les restudies sont impossibles/toutes les études sont des restudies11 », et ainsi
contester ceux qui réfutent la valeur des restudies.
« From the point of view of extremists, a difference of opinion is the result of one party’s error
in data, interpretation, or theory, and it must lead to the rejection of one opinion or the other.
From the middle ground, diversity and difference lead to accounts rich in nuance and
interpretation, including elements that are objective and comparable as well as those that are
contextual and subjective. Between the extremes, it is possible to see how separating objectivity
from subjectivity impoverishes both12».
9
Marshall (1993)
10
Par le titre de son article et par sa pensée, Wilk se montre proche de certaines notions de la Grounded
Theory (Glaser & Strauss 1967).
11
« Re-inquiries are impossible/All studies are re-inquires ».
12
Wilk (2001).
23
D’abord, Wilk soutient la proposition que les réétudes sont impossibles. Selon lui,
« malgré tous ses efforts, chaque chercheur apporte à son travail un ensemble unique de
capacités et de motivations qui affectent la manière dont il définit le monde ». Il
rappelle que « la science est elle-même une entreprise culturellement médiatisée et
socialement contextualisée13 », de telle forme que l’interprétation serait, même que
d’une manière subtile, toujours biaisée.
Ensuite, Wilk soutient que « toutes les études sont des réétudes » : « All studies and
research are essentially comparative and cumulative; (...) Each piece of work exists in
relationships to others that have come before14 ». Enfin, sur l’énoncé de « réétude
réexaminée15 », Wilk conclut qu’un restudy ne peut pas être fait comme dans un
laboratoire, où l’on essaie de reconstituer les mêmes conditions d’une étude antérieure
pour faire une nouvelle expérience, vérifier les résultats et construire une théorie
générale. Néanmoins « il est indéniable que le concept de restudy est intrinsèquement
plus favorable à ceux qui souhaitent que les sciences sociales se rapprochent davantage
des sciences naturelles 16». Ceux-ci voudraient valoriser davantage l’objectivité, la
reproductibilité et le caractère cumulatif des sciences sociales dans la « convergence
vers la vérité », en s’appuyant sur la comparaison des données. Selon le point de vue de
Wilk, lorsqu’il s’agit de science, il s’agit forcément d’un restudy17.
13
Wilk (2001), dans ma traduction.
14
Wilk (2001).
15
« Re-inquiry re-examined », dans le texte original.
16
Wilk (2001), dans ma traduction.
17
Wilk (2001).
18
Paru en français en 2010 sur le titre : « Revisiter les terrains, esquisse d’une théorie de l’ethnographie
réflexive ». D’après Burawoy (2003), « reflexive ethnography presumes an « external » real world, but
also one that we can only know through our constructed relation to it ». Dans le même texte il écrit :
« reflexive ethnography is reflexive not only in the sense of recognizing the relation we have to those we
study but also the relation we have to a body of theory we share with others scholars” plus loin, il
24
« Let me define my terms. An ethnographic revisit occurs when an ethnographer undertakes
participant observation, that is, studying others in their space and time, with a view to
comparing his or her site with the same one studied at an earlier point in time, whether by him
or herself or by someone else. This is to be distinguished from an ethnographic reanalysis,
which involves the interrogation of an already existing ethnography without any further field
work [sic]. (...) a revisit must also be distinguished from an ethnographic update, which brings
an earlier study up to the present but does not reengage it (...) There is one final but
fundamental distinction – that between revisit and replication. »
Dans un sens plus strict, la réplication, notion originaire des sciences naturelles, est
impossible dans le cas d’une recherche en anthropologie, car chaque chercheur porte un
regard différent sur un objet social et nous ne pouvons pas « contrôler les conditions »
d’une recherche de terrain (et nous ne le voulons même pas). Cependant, dans un
deuxième sens, le terme réplication en sciences sociales aurait sa place lorsqu’il s’agit
de tester la robustesse des propos d’une recherche menée auparavant.
« Revisits come in different type. However, the most comprehensive is the focused revisit, which
entails an intensive comparison of one’s own field work with a prior ethnography of the same
site, usually conducted by someone else. (...) the focused revisit takes at its point of departure
an already investigated situation, but one that takes on very different meanings because of
changes in historical context and the interests and perspectives of the revisitor. »
Burawoy voit quatre sources possibles de divergences entre les résultats d’une revisite
et d’une étude réalisée antérieurement et qui vont générer des typologies. Ces sources
sont :
1- la relation de l’observateur avec ceux qu’il observe.
2- la théorie portée au terrain par celui qui réalise l’ethnographie.
3- des processus internes à la dynamique du terrain
4- des forces externes au lieu du terrain.
Il considère aussi que les différences dans les expériences de terrain peuvent être
regroupées dans des « explications constructivistes » et des « explications réalistes ».
précise : “which demand disaggregating “data” to reflect their relations of production (...) and the theories
observers (journalists, official, witnesses) deploy ». Voir aussi Burawoy (1998) “The Extended Case
Method”.
19
Revisite ciblée.
25
Par « explications constructivistes », il entend celles qui se focaliseraient sur les
rapports entre le chercheur et ceux qu’il observe et également celles centrées sur les
théories dont les chercheurs se sont servis pour donner du sens à ce qu’ils voyaient.
Quant aux « explications réalistes », elles seraient basées plus sur des comptes-rendus
qui refléteraient les attributs du monde étudié que sur les produits d’un engagement
théorique ou pratique avec le terrain. Les « explications réalistes » seraient à leur tour
de deux types : celles qui attribuent les divergences à des « procès internes » (à
l’intérieur des terrains ou institutions étudiées, tels qu’une fabrique) et celles qui les
attribuent à des « forces externes ». Ces dernières sont définies par Burawoy comme
étant « the way the environment is experienced as powers emanating from beyond the
field site, sharping the site yet existing largely outside the control of the site ».
20
« Structures de pertinence » est une notion de Shütz (1970), cité par Cefaï (2010).
27
Martyn
Hammersley
En 2016 le sociologue britannique Martyn Hammersley a mené des réflexions sur la
valeur des restudies, à partir des notions de Burawoy. Hammersley voit trois fonctions
fondamentales des revisites : la réplication (où on cherche à trouver la validité d’une
étude antérieure)21, la documentation des changements des processus sociaux dans le
temps et l’élaboration d’un portrait plus complet de la communauté ou institution qui
n'a pas été réalisé dans l'étude initiale.
« Thus, re-studies can take a variety of forms; and what does, and does not, constitute a re-
study is by no means entirely agreed... Questions that arise include the following: what would
and would not constitute studying 'the same' community, given that boundaries are often
blurred and that changes can take place in them over time? Must the analytical focus of inquiry
remain the same across study and re-study? Should the methods employed in the re-study be the
same as those originally employed?22»
« What all this indicates is that a conflict in findings between an original study and a re-study
does not necessarily imply that one or other account was defective (or that both accounts were
(...) However, in practice, it is rarely, if ever, possible to cover all aspects of a community or
organization in the same depth: some selectivity is always required. Thus, when it comes to
carrying out a re-study, there will usually be further aspects that still cannot be included. And
we should note that a re-study could always extend the focus of inquiry beyond the immediate
boundaries of a community or institution, on the grounds that it needs to be seen in wider or
comparative context. (...).23»
21
“In Replication (...) the purpose is to check that the original findings were not an artifact of local
circumstances, including who carried out the original experiment. (...) After all, replication does not
demand that the second study be carried out in the same place as the first, yet this is precisely what re-
studies entail.”
22
Hammersley (2016).
23
Hammersley (2016).
28
Selon Hammersley, dans ce débat sur les restudies, nous ne devons pas oublier que dans
toute recherche on doit tâcher de répondre à certaines questions, plutôt que d’essayer de
rendre un portrait exhaustif du phénomène sur lequel on se penche : « Interpreted as
portraiture, both ‘community study’ and 're-study' can be deeply misleading », prévient-
il.
Voyons maintenant comment on peut situer cette thèse dans le contexte des restudies.
J’entame la réflexion à partir d’un extrait de Agar. Cette explication des différences de
résultats pose le problème de la culture à laquelle « appartient » l’éthnographe :
« (...) the restudy problem becomes more interesting when the two ethnographers are of
different cultures. (...) with the increase in the number of third world ethnographers, we
will see more and more critiques of Euroamerican ethnography in the future24 ».
Bien sûr, la différence entre les résultats des recherches de deux auteurs d’origine
différente peut être due à leurs différents backgrounds culturels, je ne pourrais pas le
nier. Néanmoins, je préfère ne pas me concentrer sur l’aspect des « différentes
origines », car cela serait, ironiquement, l’équivalent de « culturaliser » ou même
d’« ethniciser » les chercheurs, c’est-à-dire de renvoyer leurs résultats de recherche au
fait que ceux-ci ne seraient que « le fruit d’une culture déterminée ». De ma part, je
préfère « personnaliser » la question et me focaliser dans la différence entre les
chercheurs-individus. Dans une certaine mesure tous les chercheurs ont des
backgrounds ou parcours culturels et personnels différents les uns des autre, même
lorsqu’ils sont originaires d’un même pays ou sont passés par les mêmes universités. En
outre, le chercheur conscient cherche (ou devrait chercher) à ne pas être un « otage de sa
propre culture » – même si celle-ci joue un rôle important – en gardant toujours un
regard réflexif sur son propre processus. Par exemple, dans le cas de cette recherche,
Bastide (1898-1974) et Verger (1902-1996) sont français tous les deux, issus de la
même génération, et pourtant ils portent des regards différents sur certains aspects
concernant les Agudàs et la bourian.
24
Michael H. Agar (1986 : 14)
29
En revanche, on doit prendre en compte le fait suivant. Les populations africaines ont
été étudiées essentiellement par les « euroaméricains 25». Le fait qu’un Brésilien, Milton
Guran ait réalisé des recherches de terrain en Afrique est en soi remarquable du point de
vue de la construction du savoir. Très peu de chercheurs brésiliens en sciences sociales
l’ont fait, et parmi eux, un nombre encore plus petit était des anthropologues. Dans une
répartition entre périphérie et centre liée à la politique et à l’économie mondiale du
XIXe siècle à nos jours, on trouve une sorte de « principe d’ordre hégémonique »
portant sur la production et la diffusion du savoir. Les pays centraux produisent des
études sur toute la planète alors que les pays périphériques ne produisent pratiquement
que des études sur leurs propres sociétés. Ainsi, un étudiant latino-américain qui
s’intéresse aux sociétés africaines trouvera fatalement l’essentiel des informations dans
des recherches publiées par des Britanniques, Nord-Américains, Français, Belges, etc.
Certes, notamment à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, on voit apparaître aussi
des travaux publiés par des chercheurs africains, mais qui en général écrivent sur leur
propre pays. Toutefois on change la donne lorsqu’un Latino-Américain part en Afrique
à la recherche de ses propres données. Il y a là une amorce de changement dans le
rapport de forces entre périphérie et centre liée à la production du savoir, même si en
petite échelle. Ma thèse s’inscrit donc dans la démarche (mais pas forcément s’insérant
dans la même lignée de pensée) de ces quelques chercheurs brésiliens qui ont fait des
enquêtes en Afrique tels que : Yeda Pessoa de Castro (linguiste), Alberto da Costa e
Silva (historien), Câmara Cascudo (folkloriste) Gilberto Freyre, Milton Guran
(anthropologues).
25
Pour reprendre l’expression de Agar (1986).
30
descriptions pertinentes de la bourian, souvent très riches en détails. Il dédie plusieurs
pages au sujet et, même s’il n’est pas musicien ou musicologue, je n’ai pu constater
aucune faute remarquable concernant les aspects musicaux. Bref, ce travail n’est en
aucun cas « un restudy à révisionnisme radical » du genre publié par Lewis en
opposition à la vision de Redfield.
Il faut tenir compte que Guran propose une « ethnographie générale » des Agudàs, une
monographie, en se penchant sur l’ensemble des faits et spécificités principaux
concernant les Agudàs26. Lorsque j’ai entamé ce travail je ne cherchais en aucune
manière à prouver ou pas la validité d’une étude antérieure. Les nouvelles manières de
regarder l’objet sont apparues durant l’avancement des recherches. Cela m’a mené à
questionner la validité et/ou la permanence de certaines notions. Dans ce sens, je dirais
qu’on trouve des éléments de réplication dans cette thèse, mais celle-ci n’est pas une
réplication à proprement dire, mais plus précisément une focus revisit. Burawoy
rappelle qu’il faut prendre en compte les changements au sein des disciplines
académiques. Dans mon cas cela se traduirait par une plus grande place donnée à
l’émicité, notamment à la fidélité à la parole émique. Verger ne se sert pas de la notion
d’émicité. Guran, à son tour, se sert de cette notion, mais d’une façon que j’estime
plutôt modérée. Bastide, sans utiliser le terme emic, essaie de saisir ce que la bourian
représentait pour les Agudàs (et pas ce que celle-ci transmet à un observateur).
Néanmoins, il l’a fait d’une manière brève. L’innovation que Bastide amène, par
rapport à Verger, est qu’il introduit un regard synchronique, en s’interrogeant sur le
« changement de fonction » de la bourian et faisant des remarques concernant des
changements au niveau de son répertoire. Conscient de l’importance du regard
synchronique, Bastide clôture son article avec la phrase : « L’avenir le dira, car la
Burrinha n’est pas chose morte, elle continue à vivre, et qui dit vie dit changement 27».
Lors d’un premier contact avec ce travail, le lecteur pourrait penser que la particularité
d’être de nationalité brésilienne, et de réaliser des terrains comparatifs au Brésil,
m’amènerait à ne chercher et à ne voir que des continuités, des « survivances » des fêtes
brésiliennes dans la bourian africaine. Effectivement, je vois la circulation de certains
26
Lors d’un RDV à Cotonou, Guran lui-même m’a ainsi défini son ouvrage, dans les grandes lignes.
27
Bastide (1971).
31
éléments, des analogies des deux cotés de l’océan, quelques « continuités » – pour ainsi
dire – et certainement, des phénomènes de transmission. Mais justement, le fait d’avoir
fait du comparatif m’a amené à mettre la focale sur les différences. Cela m’a conduit à
considérer la bourian comme un phénomène africain, une re-création28 à partir des
éléments ramenés du Brésil (ou vus à la télévision)29. La persistance de plusieurs
éléments plastiques ou musicaux n’empêche pas de reconnaître le fondamental : que la
fonction de la bourian en Afrique est nettement différente de celle du Brésil. La bourian
en tant que phénomène n’est pas l’extension d’une fête du Brésil : elle est une fête
africaine qui renvoie au Brésil. De la même façon, si au Brésil, le candomblé a pris
forme essentiellement à partir des éléments (humains et culturels) de la côte des
esclaves (aire adja-fon, yorouba...)30 , il ne s’agit pas d’un « phénomène africain », mais
plutôt afro-brésilien, voire brésilien tout court. De l’autre coté de l’océan, en Afrique, la
bourian prend forme à partir de diverses manifestations existantes au Brésil, mais si l’on
veut être précis, la bourian, à proprement parler, n’existe qu’au Bénin et au Togo (selon
l’angle de regard on peut considérer qu’elle existe également au Nigeria sur le nom de
MeBoï)31.
28
Bastide (1967).
29
Guran (2010 : 253-254) a remarqué l’influence des feuilletons brésiliens (« télénovelas ») diffusés au
Bénin sur les manières de s’habiller des femmes Agudàs.
30
Cf. Parés (2011).
31
Le même se donne avec le vodou haïtien, qui se constitue à partir notamment d’éléments liés au
vodoun qu’on trouve au Bénin-Togo, mais est un phénomène diffèrent et à part de ce dernier.
32
Bastide avait donné des indices en ce sens, mais il ne les a pas approfondis. Je pourrais
attribuer cela à trois raisons : le bref contact qu’il a eu avec la bourian32, le peu de pages
qu’il a dédiées à cette question et la possibilité que son regard aille à l’encontre du
travail de son ami et compagnon de voyages Pierre Verger, qui mettait nettement en
évidence les continuités de part et d’autre de l’Atlantique. Le regard de Bastide
s’exprime clairement dans l’extrait suivant :
« Le symbole de cette coupure – entre les Brésiliens et les Africains – c’est la fête de la
Burrinha, qui marquait, à Lagos, comme à Ouidah et Porto-Novo le moment fort de solidarité
de tous les Brésiliens. (...) or, cette Burrinha, manifestation religieuse et sociale, allait prendre
très vite un caractère combatif... 33»
« Combatif » ici peut être compris comme un marqueur de distinction par rapport aux
autres groupes locaux.
La principale référence pour mon restudy est Milton Guran qui, pour décrire la bourian
béninoise, entre en contact avec plusieurs groupes bourian, aborde plusieurs
particularités de ces groupes et ouvre différentes « voies pour des interrogations »,
auxquelles je me propose de répondre. Cependant, étant focalisé sur d’autres aspects, il
n’a pas problématisé des questions telles que : « la bourian est-elle une continuation ou
une recréation ? » ; « Qu’est ce qu’il y en termes de continuité, de création et de
recréation dans la bourian ? » ; « Comment la bourian se situe-t-elle dans le contexte
d’une circulation de fêtes atlantiques, incluant les fêtes ou manifestations "locales"
béninoises ? » Par rapport à la Burrinha ou le Bumba Meu Boï au Brésil, la bourian chez
les Agudàs en Afrique prend un aspect identitaire et acquiert ce que j’appelle des «
dimensions du sacré » : des éléments et des fonctions liés au sacré sans être à
proprement parler « religieux », mais en gardant des connexions avec celui-ci. Par
exemple, elle présente des éléments d’un culte aux ancêtres, en étant une célébration de
ceux-ci dans un cadre normatif qui doit être respecté. Bien entendu, ces normes
32
En croisant les informations de Lühning (2002), Bastide (1996 [1968] ; 1971), il me paraît que Bastide
n’a assisté à la bourian personnellement qu’à deux occasions : la première le 13/7/1958 à Ouidah et
l’autre à une date non précisée et dans une ville béninoise inconnue, lors d’une fête où se sont alternés
deux groupes bourian. Dans les mots de Bastide (1968) : « Lors de notre dernier voyage au Dahomey,
nous avons vu danser la Burrinha à l'occasion d'un Colloque de l'UNESCO. »
33
Bastide (1968 : 43-44).
33
changent, s’adaptent et font aussi l’objet de discussion entre les acteurs eux-mêmes,
dans des enjeux de légitimation.
Je propose donc d’investiguer ces changements, dont l’étude a été amorcée par Guran.
Pour cela, j’ai eu besoin de reconstruire une histoire de la bourian et d’enquêter sur les
représentations de son trajet dans le temps. La bourian n’étant pas un « phénomène à
expression unique » – plusieurs groupes bourian existent – la manière de faire consiste à
composer une mosaïque, et je choisis de le faire en ayant comme fil conducteur la
bourian de l’Association de Ressortissants Brésiliens de Porto-Novo (ARBPN). Dans
un deuxième moment ethnographique, lorsqu’on se penchera sur la ville de Ouidah, le
fil conducteur sera la bourian des Nevis.
À Porto-Novo, mon choix s’est effectué pour des raisons assez évidentes : la bourian de
l’Association est le seul groupe régulier actuellement en activité dans la ville et, de plus,
il a une notoriété et une stabilité de plusieurs décennies. Par contre, dès que je me
penche sur Ouidah, je nage à contrecourant. Le groupe bourian le plus fameux et
« médiatisé » est celui lié à la plus célèbre famille brésilienne de la ville, les De Souza34.
Le fondateur de cette très nombreuse famille est le plus grand commerçant d’esclaves
de tout le Golfe du Bénin, Francisco Félix de Souza (1754 ?-1849), connu aussi sur
l’appellation de Chacha35. C‘est justement à cause de cette notoriété acquise que j’ai
orienté mon choix vers un autre groupe à Ouidah : les Nevis. Il s’agit d’un groupe
ancien et prestigieux, mais au sujet duquel, à l’exception de très brèves mentions,
pratiquement rien n’avait été écrit. Même les images des Nevis sont rares, et je ne pus
trouver aucun film ou reportage pertinent dans lequel ce groupe aurait été identifié en
tant que tel. Le fait est que jusqu’ici tous les auteurs avaient abordé la bourian à Ouidah
à partir des De Souza – moi-même lors de mon mémoire de Master – et j’ai considéré
que cela menait à une vision partielle du phénomène. Pour essayer de combler cette
lacune j’ai fait de la parole du chef du groupe des Nevis le fil conducteur dans la partie
34
Ce groupe bourian est abordé par Guran (2010), Ciarcia (2015), S. De Souza (1992), et on peut le
retrouver dans des films documentaires : De Holanda (1995) et Barbieri (1998).
35
Connu aussi comme le Chacha I. Il a reçu le titre de vice-roi de Ouidah octroyé par le roi d’Abomey
Ghezo. Le titre de Chacha est transmissible de façon non héréditaire au sein de la famille et pendant mon
terrain j’ai pu côtoyer le Chacha VIII. Sur la biographie du Chacha et ses représentations actuelles voir
Law (2004) ; Silva (2004) ; Araujo (2011) ; Ciarcia (2015) ; Verger (1968).
34
de ce travail concernant Ouidah, tout en donnant une place à d’autres acteurs locaux ou
en lien avec ceux-ci.
Dans cette thèse, il est question de replacer la bourian des Agudà dans le contexte des
circulations atlantiques ; puis de mettre en lumière les enjeux identitaires, de pouvoir,
de prestige et de légitimité qu’on trouve au sein de la bourian au Bénin. Ensuite je me
propose d’interroger la manière dont les discours de légitimité et les stratégies de
distinction sociale s’expriment à travers la bourian, et de quelle forme se manifestent les
rapports à l’ancestralité et au sacré au sein de cette pratique. Pour répondre à ces
questions, je mobiliserai les notions de distinction et de stratégie chez Pierre Bourdieu
(1979 : 32, 145, 250) – qui traversent toute cette thèse – ainsi que l’idée du « principe
de coupure » dévéloppée par Roger Bastide (1955). Mon regard est influencé également
par l’« ethnomusicologie d’urgence » de Gilbert Rouget36, que j’essaie de nuancer et
d’adapter, ainsi que de l’« acception interne » de la notion de patrimoine de
Bromberger37. Cet ensemble se présente dans le cadre d’une recherche multi-située
(Marcus 1995), au sein d’un « Atlantique Noir » (Gilroy 1993), que j’aborde aussi
comme un « Atlantique créole », où je dialogue avec les notions d’identité présentées
par Barth (1969), Bonniol (1992, 2013) et Amselle (1985, 2001).
Le restudy que je propose ici présente un état de l’art complet et consistant qui montrera
dans les détails comment la recherche proposée est un restudy. Je fais la révision
critique de l’ensemble des sources importantes qui abordent les Agudàs et la bourian –
l’état de l’art signalant déjà les questions auxquelles la nouvelle recherche s’intéressera,
les points à éclairer, les nouvelles pistes et les connexions qui s’amorcent.
Sur le terrain, dans le cadre de ce restudy, j’ai rencontré certains individus, groupes et
institutions qui ont été contactés ou étudiés auparavant par d’autres chercheurs. À
chaque fois, j’ai essayé de mentionner cela clairement et de mettre en évidence les
changements dans le temps, les continuités, les nouvelles données, les nouveaux apports
36
L’« ethnomusicologie d’urgence » : le projet de collecter et répertoirier des manifestations de
musiques, danses, etc. (vues commes formes artistiques traditionnelles) et qui risquent de disparaître ou
de s’altérer trop rapidement perdant ainsi ses caractéristiques.
37
Qui admet comme patrimoine « les objets dont le groupe social a conscience qu'ils font partie de son
patrimoine », selon Fournier (2005) qui cite Bromberger (1996).
35
qui corroborent les premières recherches, les complémentent, s’y opposent ou forment
un contrepoint ou sont encore d’un caractère non étudié auparavant.
« (...) we arrived at an understanding that a culture is always contested by its various members (...)
Furthermore, if we recognize culture as always contested, we need to consider the role that the
ethnographers’ research practices play in local struggles over symbols and meanings. »
En allant dans ce sens, je prends donc le parti de ceux qui sont concernés par la fête et
qui, quant à eux, ont déjà suffisamment d’opinions divergentes. De plus, j’ai mis en
avant des groupes bourian que j’ai trouvés particulièrement intéressants et avec lesquels
j’ai développé un échange privilégié. Ceux-ci sont, pour l’essentiel, des groupes dont
les principaux membres se revendiquent Agudàs. Dans cette recherche, j’ai laissé dans
une position secondaire les groupes bourian formés à partir d’individus qui ne se
revendiquent pas Agudàs et disent, par exemple, pratiquer la bourian par goût esthétique
; néanmoins, je me sers de ces groupes pour créer un contraste avec les premiers. J’ai
mené de nombreuses enquêtes en étant conscient que ma démarche était celle d’une
revisite et d’un restudy. Ainsi, à Porto-Novo, j’ai rencontré les doyens de l’Association
de Ressortissants, le groupe des Gonzallo et j’ai investigué sur la Fête du Bonfim. Ma
démarche fut la même à Ouidah, lorsque j’étais chez les De Souza ainsi qu’à Cotonou,
quand j’ai cherché à prendre contact avec le groupe des D’Almeida. Stimulé par le fait
de réaliser une revisite, j’ai pris la route vers Lomé, Bohicon et Agoué, en quête des
Agudàs et de leur héritage culturel, essayant de reconfigurer un puzzle identitaire,
historique et des pratiques, où les éléments de compréhension provenaient chacun d’un
endroit et d’une époque différente.
Finalement, on pourrait considérer que j’ai aussi mené une démarche personelle, sans
éléments directement liés au restudy de l’ouvrage de Guran, dans les domaines
suivants :
Lorsqu’il fut question de l’interaction avec les bourians d’Atouéta, au Togo, et
d’Agoué, ainsi que du dévoilement de toute une mémoire sur la bourian à Pobé.
Lorsque je montre qu’en dépit du fait que la bourian est la manifestation publique
emblématique des Agudàs (amenant à l’équation « bourian est une revendication festive
de l’identité agudà »), il est apparu tout un réseau de groupes, relativement récents et
qui continuent à se développer sans revendication d’appartenance à une lignée
d’ancêtres agudàs en particulier. Dans ce cas, on se trouve plutôt face à un goût ou une
identification esthétique, peut-être une stratégie financière ou bien l’usage de la
référence au Brésil comme élément de prestige social.
Lorsque j’aborde la création d’une association qui, parmi ses divers buts, essaie de
contrebalancer ce qui est perçu par plusieurs Agudàs comme une corruption dans la
manière de faire la bourian38 de ces nouveaux groupes.
En outre, les recherches menées par Verger et Bastide entre le Brésil et l’Afrique m’ont
conduit à adopter une démarche comparative sur les deux rives de l’Atlantique. Par
souci de présenter un travail plus précis et concis, j’ai choisi de ne pas développer les
recherches comparatives que j’ai pu mener entre Brésil et Portugal et de garder ces
données pour de futurs travaux. Néanmoins, les informations issues de ces terrains
traversent l’ensemble de cette thèse, à travers le regard posé sur les Agudàs et la bourian
africaine. Le lecteur remarquera qu’ici et là j’insère des notes et commentaires
ponctuels sur ces « terrains d’outre-mer » afin de permettre une contextualisation du
phénomène. Effectivement, je ne me suis senti en mesure de saisir certains aspects de la
38
D’ailleurs, j’ai remarqué que les termes « tradition » et « traditionel » sont relativement peu utilisés par
les Agudàs à ce sujet. Pour cette raison, lorsqu’ils concernent la bourian, je m’efforce à les utiliser avec
modération.
37
bourian africaine qu’à partir de la connaissance des manifestations similaires au Brésil
et de la problématisation des héritages noirs dans les Amériques.
Cette thèse sera présentée en deux grandes parties. La première partie réunit les mises
en contexte bibliographique et historique, ainsi que la méthodologie. La deuxième
partie est à caractère ethnographique.
38
central dans cette thèse : celui de l’Association des Ressortissants Brésiliens,
responsable de l’animation de la fête du Bonfim, qui réunit annuellement les familles
Agudàs de la ville. Dans le chapitre suivant (V), le titre énonce clairement le sujet :
« "Notre problème, ce n’est pas la religion, c’est la race" : mémoires et conflits au
sein d’une famille musulmane aisée ». Ici je montre, par le biais de la parole des acteurs
locaux, que le conflit au sein de la bourian de l’Association ne se centre pas sur une
dichotomie religieuse du type « catholiques vs musulmans39 », et qu’il a eu lieu pour
d’autres raisons. L’ethnographie de Porto-Novo se conclut avec un bref chapitre où
j’aborde deux autres ensembles bourian locaux ayant des parcours bien plus modestes
que celui de l’Association des Ressortissants Brésiliens. Ces groupes sont cependant
bien insérés dans les problématiques de la circulation des savoirs et des individus dont il
sera question dans le chapitre suivant.
Le dernier chapitre est centré sur la ville de Ouidah. Il s’organise autour de trois
objectifs, dont le premier est celui de permettre un regard comparatif entre une bourian
de Ouidah, celle de la famille Nevis, et celle de l’Association de Porto-Novo. Le
deuxième est de mieux saisir la question du sacré dans la bourian, par le biais de la
narrative de l’introduction du masque du vodoun Mami Watà dans la fête. Enfin, le
troisième but est d’éclairer la circulation et les processus de transmission entre plusieurs
groupes situés dans les différentes villes, et ainsi constituer un panorama de la bourian
et ses enjeux dans toute la région. Les divers groupes bourian seront abordés à partir du
fil conducteur de l’entretien de Bernardin, chef du groupe de la famille Nevis.
39
Contrairement à l’interprétation faite par Guran (2010).
39
Fig.
1
:
Carte
de
distribution
des
groupes
bourian
Carte
:
J.
De
Athayde
(2018)
sur
Mapsland
base
801733
(801326)
7-‐91
40
Nombreux sont les auteurs qui ont déjà publié sur les Agudàs, ainsi que ceux qui ont
écrit sur le sujet ou mentionné certains aspects des Agudàs dans la dernière vingtaine
d’années. En revanche, leur nombre diminue fortement si l’on considère les auteurs qui
ont effectué des recherches précises ou en profondeur, à savoir ceux qui ont apporté de
nouvelles contributions au sujet des Agudàs. Il est possible d’essayer de résumer en
quelques paragraphes les auteurs principaux et de les situer les uns par rapport aux
autres. Vu l’état actuel des connaissances sur les afro-brésiliens du Bénin et du Togo,
cette démarche présente à mon avis plus d’intérêt qu’une simple liste bibliographique
(que le lecteur retrouvera à la fin de ce travail). Le panorama que je propose est, bien
sûr, non exhaustif, mais a aussi pour but de servir de guide de départ pour les futurs
chercheurs dans le domaine.
40
Dans l’ouvrage de 1968, Verger reprend et approfondit les idées exposées dans un long texte paru en
1953 : « Influence du Brésil au Golfe du Bénin », dans le n.27 des Mémoires de l’IFAN (Institut Français
d’Afrique Noire), « Les Afro-Brésiliens », organisé par Théodore Monod.
42
Dans les pages suivantes, je cherche à mettre en avant surtout les auteurs qui ont
présenté des résultats de recherches qu’ils ont menées (terrains et/ou archives)
contrairement à ceux qui n’ont écrit que des condensés de textes publiés auparavant sur
le sujet. La grande majorité des textes concernant les Agudàs sont issus du domaine de
l'histoire. Outre les thèses de Verger (1968)41 et de Guran (EHESS 1996), la seule thèse
de doctorat écrite en sciences humaines et centrée sur les Agudàs et dont j’ai pu prendre
connaissance42 est celle de Jerry Michael Turner (1975), Les brésiliens - the impact of
former brazilian slaves in Dahomey, thèse en histoire réalisée à l'Université de Boston,
USA. Cette thèse a été un travail remarquable, avec des recherches sur place au Bénin,
au Nigeria et à Bahia. Malgré ce fait, elle n’a pas été éditée en forme de livre. Cela
explique, selon moi, pourquoi la thèse a été relativement peu citée, notamment dans la
période précédant la popularisation de l’Internet et la numérisation des ouvrages43.
D’autre part, la thèse d’Ana Lucia Araújo (2007), Brésilienne liée à la Howard
University, est centrée sur la mémoire de l’esclavage entre le Bénin et le Brésil et inclut
une partie consacrée aux Agudàs. Araújo a ensuite publié divers articles sur le sujet
(2007b, 2009, 2010, 2011).
De façon générale, les auteurs qui traitent des Agudàs le font dans le cadre de l'histoire
de la traite esclavagiste ou des mémoires liées à l’esclavage. C’est le cas de l’historien
et ancien diplomate brésilien Alberto da Costa et Silva (2003, 2004), le plus célèbre
africaniste brésilien et auteur d’une biographie du négrier Francisco Félix De Souza.
L'historien britannique Robin Law (2001, 2004, 2008) – qui a aussi co-publié avec
Kristin Mann (1999) – présente une œuvre très consistante dans le domaine de l’histoire
générale liée à la Côte des Esclaves, ainsi qu'à la traite esclavagiste dans la région
pendant les XVIIIe et XIXe siècles, en se penchant à plusieurs reprises sur les Agudàs.
Les travaux des anthropologues Gaetano Ciarcia (2008, 2013, 2015, 2016) et Joël Noret
(2006, 2008) ne sont pas centrés sur les Agudàs ; cependant, comme le premier se
penche sur la mémoire et le patrimoine de l’esclavage et le second sur les pratiques
funéraires au Sud-Bénin, ce sont des travaux qui apportent souvent des informations et
41
Pour être plus précis, la thèse de Verger n’est pas centrée sur les Agudàs, mais sur les rapports
historiques entre le Brésil et la Côte des Esclaves.
42
S’il y en a eu d’autres, ceux-ci n’ont pas été cités de manière réitérée, n'ayant donc pas de répercussion
sur l’historiographie et la bibliographie sur le sujet.
43
Moi-même, il m’a fallu plusieurs années pour arriver à accéder au texte de cette thèse de Turner.
43
des réflexions sur les Agudàs et leur environnement44. Alcione Amos, Brésilienne
installée aux États-Unis, s’intéresse aux « retournés » dans les quatre pays du Golfe du
Bénin. Une caractéristique du travail de cette chercheuse est que son approche ne se
restreint pas à l’étude du XIXe siècle, arrivant jusqu’à la période postcoloniale. Lisa
Earl Castillo, historienne nord-américaine basée au Brésil, s’intéresse au parcours des
« retournés » en général, soit au Brésil, soit au Bénin, soit au Nigeria (2011, 2012, 2016,
2018), en mettant l’accent sur leurs biographies. Luis Nicolau Parés, anthropologue
espagnol et professeur à Bahia, après s’être penché sur la circulation d’individus et les
pratiques liées aux religions afro-brésiliennes entre le Brésil et la Côte des Esclaves, a
co-réalisé avec Castillo un projet sur les familles et les réseaux de sociabilité entre
Bahia et le Bénin au XIXe siècle, en se focalisant sur les villes d’Agoué et de Ouidah
(2015, 2018). Les ouvrages de Parés sur l’histoire du vodoun au Brésil (2011)45, et de
Joao José Reis (2003) sur la révolte de 1835 à Bahia, me semblent fondamentaux pour
situer le contexte brésilien et atlantique où s’inscrivent les « retournés ». Enfin, Alain
Sinou (1985, 1988, 1993, 1995) apporte une contribution particulière dans le domaine
de l’architecture afro-brésilienne et de l'urbanisme des villes où les Agudàs sont
fortement présents (Ouidah, Porto-novo).
Depuis le tournant du XXIe siècle, plusieurs articles écrits par d'autres auteurs sur le
sujet peuvent être trouvés, notamment au Brésil, où divers aspects liés aux africanités
suscitent l’engouement dans le milieu académique. Cependant, ces articles apportent
rarement des contributions significatives sur le plan des connaissances sur les Agudàs
du Bénin ; il s’agit essentiellement de condensés des informations et des réflexions
apportées par les auteurs cités ci-dessus.
Je propose d’organiser les principales sources littéraires sur les Agudàs comme suit, en
rappelant qu’à ce sujet l’ethnographie et l’histoire s’entremêlent :
44
La thèse de Noret, Autour de "ceux qui n'existent plus" deuil, funérailles et place des défunts au Sud-
Bénin (2006), est inexplicablement la grande absente des bibliographies au sujet des Agudàs. Noret
montre, tout au long du texte, que prendre en compte le rôle joué par les afro-brésiliens est fondamental si
l’on cherche à saisir les changements et évolutions des pratiques sociales dans la région, même dans des
domaines qui, à priori, paraissent être très éloignés des Agudàs. La particularité de sa contribution par
rapport aux Agudàs est que, à l’inverse de la plupart des auteurs qui regardent les Agudàs dans un
système d’échanges atlantiques (ou côtier), Noret regarde les Agudàs d’un point de vue, pour ainsi dire,
« du pays », soit des échanges avec les autres groupes et des ensembles de légitimation, de prestige et de
pouvoir locaux.
45
La formation du Candomblé. Histoire et rituel du vodun au Brésil.
44
a) LES AUTEURS « HISTORIQUES » – Des récits de voyage, des lettres rédigées par
des officiers de marine ou de garnisons ; par des missionnaires ; par des agents
commerciaux, ou encore par des administrateurs, écrits en portugais, français et
anglais :
John Duncan (1847) ; F.E. Forbes (1851) ; Francisco Borghero [prêtre] (1864) ; Richard
Burton (1864) ; Carlos Eugênio C. da Silva (1866) ; Abbé Laffitte (1872) ; Abbé Pierre
Bouche (1885) ; Gavoy (1913) ; Reynier (1917) ; Paul Marty (1926)46.
b) LES « PIONNIERS47 » – Les auteurs qui ont fait les premières recherches et analyses
et qui ont servi de bases au regard contemporain sur les Agudàs et sa constitution en
tant qu’objet d'études. Il s’agit essentiellement des publications autour des années 1950-
1960 :
Pierre Verger (1953, 1968) ; Roger Bastide (1958, 1968, 1971) ; Gilberto Freyre
(1951) ; Antonio Olinto (1964) ; J.F. d'Almeida Prado (1949, 1956) ; Anthony B.
Laotan (1943) ; David A. Ross (1965, 1969) ; Dov Ronen (1969, 1974).
46
Au sujet de l’Histoire du royaume du Danxomé et régions voisines ou la colonie du Dahomey en
général, parmi les principales références de la première moitié du XXe siècle ou ceux qui ont travaillé
dans le contexte colonial, on peut souligner : Auguste Le Hérissé (1911) ; Paul Hazoumé (1937) ;
Melville Herskovits (1938) ; Casimir Agbo (1959) ; Paul Mercier (1962). Dov Ronen (1969), qui a
travaillé un peu postérieurement, a mis en évidence le rôle social et politique des Brésiliens dans le
contexte dahoméen.
47
Ici j’ai inclus ceux qui ont publié sur les Brazilians du Nigeria, car la constitution du domaine d’étude
des « retournés » dans le Golfe du Bénin s’est faite en englobant aussi bien le Bénin que le Nigeria d’une
manière plus ou moins concomitante.
48
Ici je n’ai pas inclus les nombreux auteurs qui ont publié sur les Brazilians du Nigeria, ou ceux du
Ghana, sauf quand leurs textes éclairent des aspects pertinents pour la mise en contexte des « retournés »
ou Brésiliens du Bénin et du Togo.
45
Babalola Yai (1997, 2018) ; Manuela Carneiro da Cunha (2012 [1985]) ; Gaetano
Ciarcia (2008, 2013) ; Joël Noret (2006, 2008) ; Kadya Tall (2009, 2010) ; Alain Sinou
(1985, 1988, 1993, 1995) ; Silke Strickrodt (2004) ; Paul Lovejoy (2004) ; Carlos da
Fonseca (2010) ; Alexis Adande (2018) ; Didier Houenoude (2018).
Deux ouvrages non académiques ont leur portée d’influence et méritent d’être
mentionnés. La première est La Famille De Souza du Bénin-Togo (1992) où Simone De
Souza (française d’origine) présente un récit historique, des données ethnographiques et
surtout généalogiques sur la famille qu’elle a intégrée par alliance depuis plusieurs
décennies. Le format de fond de l’ouvrage de De Souza est celui des manuscrits de
récits et généalogie familiale relativement courants chez les familles Agudàs, mais qui
en général se limitent à une circulation restreinte au niveau familial, en forme de
photocopies53. Le deuxième ouvrage présente un format particulier et est devenu une
référence à sa manière, au moins en ce qui concerne le Bénin. Lettres d’Afrique (2010),
de Carlos da Fonseca, livre en édition trilingue en portugais, français et anglais,
49
Freyre, Gilberto, « Acontece que são baianos… » publié en 1951 dans une revue destinée au grand
public. La première édition scientifique a été dans la revue Problemas Brasileiros de Antropologia
(1962), avec des altérations, puisqu'il fait mention de la version de l’article sortie auparavant. D’ailleurs,
p.96 Freyre écrit : « sur le sujet on a publié ensemble [avec Verger], à la manière d’un avant-propos dans
une revue de Rio de Janeiro (...) ».
50
Ou plutôt ethnographe, comme lui-même se définissait.
51
À partir de 2010 se développe le projet déjà mentionné de Parés e Castillo « Familles atlantiques », qui
réunit la recherche historique dans des archives et sources orales et des enquêtes ethnographiques.
52
Guran (2010) Agudàs, Les « Brésiliens » du Bénin, Ed. La Dispute, Paris.
53
J’ai pu avoir accès à ceux des familles Domingos et D’Almeida.
46
présente une approche plutôt journalistique, avec des textes courts et beaucoup
d’illustrations. L’auteur a visité des dizaines de familles afro-brésiliennes au Bénin,
Ghana et Nigeria, dans une période de temps relativement courte. L’ouvrage a été
publié puis distribué gracieusement par le ministère des Affaires étrangères du Brésil et
plusieurs familles Agudàs concernées ont reçu un exemplaire du livre. Lorsque
j’arrivais pour des entretiens dans certaines maisons, les membres de la famille
justifiaient fréquemment leurs discours en s’appuyant sur les informations exposées
dans cet ouvrage. C’est surtout à ce niveau que Lettres d’Afrique est devenu une
référence.
Quant aux auteurs béninois (ou ceux qui écrivent « depuis » le Bénin) : Codjo Denis
Dohou (1976) a été un pionnier parmi les Béninois dans le recueil d’informations et de
photos autour des Agudàs. Ayari Rachida De Souza (1995) publie un des rares articles
ayant pour sujet principal la bourian. Le linguiste Flavien Gbéto (2002) présente un
article sur l’influence de la langue portugaise dans le lexique fon, une recherche qui
mérite d’être encore plus élargie. Enfin, pour ce qui concerne l’analyse et la
réinterprétation de l’héritage des Agudàs : Alexis Adande (2018), Didier Houenoude
(2018), Olabiyi Babalola Yai (1997, 2018) et Élisée Soumonni (2001, 2018)54. Ces
deux derniers auteurs, d’ailleurs, interagissent personnellement avec le milieu
universitaire brésilien. On doit toutefois observer que jusqu’à nos jours aucun chercheur
béninois lié au monde académique n’a publié une recherche de longue haleine sur les
Agudàs.
54
Les textes publiés en 2018 par ces quatre auteurs béninois font partie d’un même ouvrage qu’ils ont
réalisé en collaboration avec Lisa Earl Castillo et Luis Nicolau Parés, intitulé Du Brésil au Bénin :
Contribution à l'étude des patrimoines familiaux aguda au Bénin.
47
État de l’art sur la Bourian
Le fil conducteur de l’état de l’art sera les publications de quatre principaux auteurs :
Freyre, Verger, Bastide et Guran. Je les aborderai en les croisant avec d’autres regards,
comme celui de Laotan et en introduisant des éléments comparatifs avec le Brésil et le
Portugal, notamment à travers des extraits des ouvrages de Câmara Cascudo et Nina
Rodrigues. À la fin on verra les ouvrages d’Olinto et Seljan qui j’aborderai d'une
manière différente, en croisant avec mes données issues de terrain.
Gilberto Freyre
Gilberto Freyre et Pierre verger sont présents dans la genèse des Agudás comme objet
d’études en sciences sociales. Mais différemment de Verger, la contribution de Freyre
est moins mentionnée et surtout moins mise en contexte. Freyre va appliquer aux
Agudàs en Afrique des problématiques de recherche similaires à celles qu’il avait
posées dans son étude des foyers du Nord-est du Brésil, à partir de son célèbre ouvrage
« Maîtres et esclaves – la formation de la famille brésilienne sous le régime de
l'économie patriarcale » (1962 [1935]). Dans l’article de 1951, cité plus en haut, Freyre
définit les principaux axes identitaires des Agudàs et leurs marqueurs. Ces axes sont,
dans les grandes lignes, les suivantes : a) le mélange ethnique ; b) l'alimentation et la
cuisine ; c) les fêtes : les danses, les costumes, la musique et les textes des chansons ; d)
la famille patriarcale et les patronymes ; e) la religiosité et la dévotion, notamment
catholique ; f) la trajectoire du négrier Chacha De Souza et le suivi des biographies
individuelles et familiales comme voie d’approche des problématiques concernant les
Agudàs ; g) l'architecture afro-brésilienne55.
Tous ces axes seront alors repris par Verger (1968), puis développés systématiquement
par Guran (1999).
La thématique privilégiée par Verger était, avant tout, le phénomène religieux, et c'est
en réponse à une demande de Freyre, qu'il va entrer en contact avec les descendants de
Brésiliens qui habitaient là. Freyre avait des pistes sur les Agudàs au travers des
55
Cette dernière est une contribution de Verger, même si elle fait partie des sujets, en ce qui concerne le
Brésil, traités par Freyre.
48
quelques passages écrits à ce sujet antérieurement par Nina Rodrigues, au début du
siècle, et J.F. d'Almeida Prado (1949) et probablement par Lorenzo Turner56. Freyre
suggère alors à Verger de réaliser un reportage en textes et photos sur ces descendants
de Brésiliens (qui étaient virtuellement inconnus du grand public) pour le magazine à
grand tirage O Cruzeiro, publié en cinq numéros57. Verger prend de magnifiques clichés
des Agudàs et recueille des informations qu'il remet ensuite à Freyre, chargé de rédiger
le texte qui accompagnera le reportage paru en 1951. Le reportage sera postérieurement
republié avec des modifications dans un ouvrage de profil académique en 1962, et c’est
cette version qui est plus couramment citée58.
Freyre voyait les Agudàs comme la seule projection culturelle du Brésil en dehors de
ses frontières. Pourtant, dans ses ouvrages postérieurs, il ne reviendra pas de façon plus
approfondie sur le sujet. Verger, en revanche, fera plus tard des Agudàs l'aboutissement
de son livre Flux et reflux de la traite des nègres, où les Agudàs seront précisement « le
reflux » du titre. Il approfondira les axes proposés par Freyre, énumérés ci-dessus, en
suivant la même lignée scientifique qui a été inaugurée au Brésil par Freyre, c'est-à-dire
l'étude des phénomènes culturels et les liens et parallèles entre les pratiques actuelles
des Agudàs et celles du Brésil du XIXe, donc sans les lier à des notions d’« ethnie », de
« sang » ou de « race ».
56
« (...) doit avoir [au Dahomey] un matériel beaucoup plus vaste, des photographies ou portraits de
famille anciens inclus, comme celles qu’il y a environ dix ans m’ont été montrées par un autre chercheur,
Nord-Américain et homme de couleur, alors impliqué, par ma suggestion, dans l’étude des survivances
américaines – brésiliennes incluses – en Afrique ». Freyre (1990 : 123) [1962] ; la traduction est mienne.
Freyre fait référence ici et dans la page 95, à ce chercheur et « homme de couleur », qui, inexplicablement
il ne nomme pas. Il s’agit très probablement de Lorenzo Turner.
57
Revue O Cruzeiro, 1951, du n.43 au n.47 ; à propos de cet article séminal et les enjeux de son
élaboration voir Costa Oliveira (2013a, 2013b).
58
Problemas Brasileiros de Antropologia [Problèmes brésiliens d'anthropologie] (1962).
49
une conscience transversale d’un « élan culturel brésilien », devenu le socle de leur
identité, avant même que ces notions ne se renforcent au Brésil, où cette idée se
consolide dans les années 1920-1930. Les Agudàs ont, dans une certaine mesure,
anticipé les Brésiliens citoyens du Brésil dans la conscience d'un lien identitaire au
niveau culturel et non ethnique. Les Agudàs, eux, se voient depuis longtemps comme un
ensemble culturel lié par des mythes d'origine communs (ce qui ne les empêche pas de
reconnaître des différences de statut social et des lignées à l’intérieur de ce premier
niveau identitaire). Ce sont des « lignées culturelles59 » (liens économiques inclus) qui
vont être à la base de la construction des lignées familiales, qu’elles soient par alliances,
affinités ou dépendances.
Freyre, dans l’article en question (1962), ne s’étonnait pas de ce que parmi les éléments
apportés en Afrique se trouvaient les fêtes populaires avec leur « substance
folklorique » mais aussi des « fêtes profanes qui ne sont pas toujours faciles à séparer
des fêtes religieuses (...) ». Freyre ouvre alors une large place aux chansons de la
bourian recueillies par Verger60. L'importance donnée à ces chansons est tout à fait
compréhensible : en 1951, à part quelques rares exceptions, les Agudàs ne parlaient pas
couramment le portugais et pourtant, ils chantaient en portugais61. Freyre et Verger
transcrivent, partiellement ou en entier – parfois c’est difficile à identifier – les vers de
dix-neuf chansons ou extraits. Ce sont les transcriptions les plus anciennes des textes de
chansons de la bourian que j’ai pu trouver62. Parmi les dix-neuf extraits, neuf sont
chantés ou connus encore aujourd’hui, néanmoins je n’ai pas entendu les dix autres sur
le terrain. Toutefois, je précise que ce sont des informations à prendre avec précaution :
il faut prendre en compte les possibilités que : a) j’ai raté l’identification d’une chanson
59
Expression que je propose ; des lignées qui ne se baseront pas que sur les liens de consanguinité et
d'alliance, mais aussi sur une influence sur les us et coutumes, transmission de métiers, expressions
culturelles, etc.
60
Freyre et Verger donnent alors plusieurs possibilités de transcriptions phonétiques du mot (en
portugais, bien entendu) : Burinhá, Burinhão, Burrinha. Pourtant, sur le cliché de Verger où on voit
l’affiche de la « Grande Soirée Brésilienne » (sic), on lit « Bourihan », avec une graphie clairement
influencée par la langue française. Cette influence est renforcée par la présence des drapeaux brésilien et
français dans l’affiche. Cf. Costa Oliveira (2013a : 59).
61
Aujourd’hui on peut dire que, virtuellement, aucun Agudà ne parle le portugais couramment, au moins
aucun lié à la bourian ou à l'organisation des festivités. J'ai nonobstant notice de trois individus, sans lien
entre eux, qui habitent ou ont habité le Brésil et qui doivent parler le portugais, mais je n'ai pas eu
mention de leur influence sur les fêtes ou sur les activités de la communauté.
62
Elles sont donc contemporaines du premier enregistrement audio connu, que j’attribue à Casimir
D’Almeida, réalisé à Paris en 1950, disponible dans le site web du CREM : http://archives.crem-
cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_I_2008_008/
50
b) les vers transcrits par Freyre soient des parties ou des variations tombées en
désuétude de chansons encore chantées de nos jours. Dans la pratique musicale des
Agudàs il n’y a souvent pas une différenciation claire entre ce que serait une chanson en
deux parties différentes mais perçues comme une unité et deux chants différents que le
chanteur enchaîne par habitude63. En fait, cette question semble ne pas se poser de la
même manière pour les Agudàs et elle serait avant tout un souci etic de systématisation
de la part du chercheur.
Parmi les extraits tombés en désuétude, on trouve (ici dans ma traduction) : « Cours
mon cheval / (...) Va dire à mon Brésil ! Qu’il ne m’oublie pas64 ». La petite ânesse qui
donne son nom à la bourian et le cheval sont deux désignations du même personnage
masqué65. On touche ici à une question qui, concernant le répertoire de la bourian, se
réitère : dans quelle mesure s’agirait-il de chansons venues du Brésil ? ou créées sur
place en Afrique ? Freyre, par contre, n’aborde pas le vif de la question, et se limite à
mentionner que les chansons étaient chantées dans un portugais assez « estropié ». Pour
aborder cette question, il faut tout de même préciser si l’on parle de l’air mélodique ou
des textes, car souvent on change de texte sur un relief mélodique déjà connu. Ici, dans
le cas de la chanson « cours mon cheval » on peut affirmer sans crainte qu’au moins le
texte a été produit hors du Brésil, car la bourian (le cheval) serait chargée de
communiquer avec le Brésil. « Mon Brésil », « ne m’oublie pas » ; en effet c’est
exactement ça que se passe : la bourian qui court (sort dans la rue) dit à ces Dahoméens
qu’ils sont (toujours) des Brésiliens. La chanson dit « ne m’oublie pas » et non « ne
nous oublie pas » : le lien est donc de caractère personnel et sentimental. On pourrait
imaginer que la chanson ait été faite par un « retourné » ; mais de toute manière elle
gagne encore plus de signification quand elle est chantée par quelqu’un né en Afrique :
ne m’oublie pas, même distant dans l’espace et dans la temporalité, je suis ici, je suis
l’un des vôtres. Dans un autre niveau de registre, le cheval-bourian continue à « obéir à
la requête » : il rappelle tout de suite aux Brésiliens citoyens du Brésil qui visitent le
Bénin ou qui voient des photos de cette fête, que ces Béninois ont quelque chose de
63
On trouve cette pratique aussi au Brésil.
64
Dans l'original : « Corre meu cavalo (...) Vai dizer a meu Brasil ! Que não se esqueça de mim ».
65
En fait, selon des témoignages sur le terrain, on peut dire que le masque du cheval correspond au
personnage bourian, de la même manière que la poupée géante masculine correspond au personnage
« Yoyo », ou un masque effrayant à un « ambra ». On peut faire ainsi la différentiation entre le « nom
technique », descriptif, d’un masque et la fonction qu’il occupe dans la performance.
51
« profondément brésilien » et qu’il se peut que le Brésil les ait oubliés, mais que les
Agudàs n’ont certainement pas oublié le Brésil.
Dans une autre chanson citée par Freyre, et qui n’est plus chantée de nos jours, on
trouve :
Il s’agit d’une chanson où le « moi lyrique » prend une place particulière : l’individu est
au Brésil mais il prépare, non sans douleur, son voyage pour l'Afrique67. La « terre des
noirs » n’est pas chrétienne et c’est un voyage sans retour. Exil ? Ou « seulement »
construction poétique dramatique, soit des paroles créées déjà en Afrique ? En tout cas
cette « terre des noirs » n’est pas la terre avec laquelle celui qui émet ce chant s’identifie
dans sa totalité.
Freyre mentionne alors un genre de chanson « semi-savante » créé par des Agudàs de
Porto-Novo et recueilli par Verger68. Dans ma compréhension, il s’agirait de chansons
Agudàs non destinées à la bourian. Il ne cite qu’une de ces chansons, où l’auteur
déplore la mort de sa mère.
La chanson a été écrite par Victor Ângelo en 1945, l’année du décès de sa mère
66
Les traduction des chansons sont miennes.
67
Il faut prendre en compte, aussi, la possibilité qu’il pourrait s’agir de l’adaptation d’une chanson
portugaise ou luso-brésilienne à l’origine.
68
Je n’ai pas eu connaissance d’autres chansons du genre.
52
Joaquina d’Almeida. L’auteur est né en 1867 et était fils de João Victor Ângelo, né à
Bahia en 1847 et mort en Afrique en 1891. À travers la chanson, on sait que Joaquina
s’habillait à la brésilienne (« jupe tamandaré »), mais on ne sait pas si son corps fut
effectivement envoyé à Bahia (ce qui n’aurait du sens que si Joaquina était née au Brésil
et l'on n'en est pas sûr), ou si l’auteur se sert d’une métonymie : ce serait l’esprit de la
mère qui serait (re)parti au Brésil. Dans tous les cas de figure, il s’agit ici du retour au
Brésil suite au retour fondateur des Agudàs69 vers l’Afrique.
Pierre Verger
Verger (1968 : 619) est le premier à situer le début d’une bourian en Afrique,
mentionnant que la plus ancienne bourian serait celle faite par l’abbé Pierre Bouche
(1885) dans la description des festivités du Noël de 1867, réalisée par « une colonie
assez importante de Brésiliens » qu’il trouve à Lagos. Les pratiques religieuses étaient
dirigées, indépendamment des visites des prêtres venus de l’île de San Thomé, par un
« esclave affranchi » connu comme « Padre Antonio », (père Antonio). Certainement un
ancien esclave africain au Brésil de retour, et qui utilisait son nom portugais de
baptême. Antonio n’était pas membre de l’Église catholique, mais un simple homme
pieux qui se dédiait à l’entretien de la foi chrétienne.
« Je parlais d'eux [les affranchis catholiques et leurs familles] dans les termes suivants à M.
Planque, en août 1868, dans une lettre où je demandais la création d'une résidence au centre de
la colonie anglaise : presque tous les chrétiens venus du Brésil conservent une certaine dévotion
extérieure à l’Immaculée Conception, dévotion qui se traduit par des chants et des neuvaines.
Les chrétiens de Lagos appartiennent à une même classe sociale, et l’on parviendrait sans
peine à les tenir dans une étroite union. Il y a parmi eux un esprit de corps très prononcé qui se
traduit souvent par des cérémonies, des fêtes où l’idée religieuse domine. L’année dernière
[1867], à Noël, ils avaient préparé un autel, et devant cet autel ils se réunissaient pour prier,
tandis que les protestants célébraient leur "Christimas". À l’Épiphanie, ils promenèrent un
bœuf et un âne dans les rues et représentèrent la venue des Rois mages allant adorer Jésus le
nouveau-né. Ils firent station à la factorerie française de M. Régis. Puisse la France, avec des
missionnaires, leur donner ce Jésus qu'ils voudraient tant avoir au milieu d'eux ! Tout extérieure
qu'est cette dévotion elle n'est pas sans promesses pour l'avenir : c’est un corps qui attend une
âme (…) » Bouche (1885 : 264) ; [les marques en gras sont miennes].
69
ou des « pré-Agudàs », si l'on veut.
53
D’abord, il faut comprendre « dévotion extérieure » ici par « dévotion publique ». Les
Brésiliens inspirent l’admiration de l’abbé par leur capacité en maintenir la foi et les
pratiques catholiques dans un milieu à la fois protestant, animiste et musulman. Ce n’est
pas la seule fois que l’on va entendre des éloges sur la capacité des Brésiliens à se
maintenir dans la foi catholique même dans des contextes d’éloignement des institutions
catholiques. Le cortège décrit semble être à ce moment-là un évènement déjà établi et
non une pratique qui voyait son début lors du Noël de 1867. Pierre Verger (1968 : 618-
619) cite une partie de ce même extrait pour introduire l’existence de la colonie
brésilienne de Lagos. Verger, pourtant, laisse de côté les trois dernières lignes qui
peuvent éclairer la dimension d’emblème de catholicité que le cortège acquiert : celui-ci
est évoqué par Bouche comme l’argument ultime que la foi de ces Brésiliens mérite
d’être reconnue et récompensée par l’aide venu de France ; que ce corps mérite d’être
animé. Malgré ces évidences, Verger semble être gêné par la dimension catholique que
prend la bourian, comme on le verra plus loin. Ici il commente le même passage de
l’abbé Bouche :
« Il ne s'agissait pas du bœuf et de l'âne assistant à la naissance du Christ, mais de coutumes qui
existent encore au Brésil à Bahia et à Pernambouc, et en Afrique à Porto-Novo, Ouidah et
Lagos, de divertissements appelés Bumba Meu Boi ou Burrinha. » (Verger 1968 : 619)
D’abord nous devons noter que rien dans la description faite par l’abbé ne nous informe
qu’il s’agissait des masques d’un bœuf et d’un âne – conclusion que Verger et d’autres
auteurs postérieurs ont prise pour argent comptant. Il serait tout à fait possible qu’on ait
affaire ici à un vrai bœuf et à un vrai âne70. D’autre part, que le cortège puisse compter
sur de vrais animaux ou des masques-costumes de ces mêmes bêtes n’amènerait pas,
dans ce contexte, à une altération significative en ce qui concerne la fonction du rite –
celle de rénover les liens de la communauté avec un occident à la brésilienne et de
marquer les différences d’« origine », culturelles et religieuses avec les autres
70
Comme encore aujourd’hui on peut trouver ces bêtes dans quelques cortèges au Brésil et au Portugal. À
Bahia dans le village de Saubara, j’ai pu assister à un cortège autour d’un bœuf orné. La Fête du Bonfim à
Salvador comptait avec la présence de plusieurs ânes, mais ces dernières années la participation de ces
animaux a été la cible d’actions d’empêchements juridiques ( initiatives des associations de protection au
droit des animaux). Au Portugal, on voit des ânes conjointement avec les Caretos de Lazarim et dans le
cortège de la fête de Sao Gonçalinho à Aveiro, ainsi que dans la procession de Notre Dame de l’ânesse à
Braga. On retrouve ici un point sur lequel je reviendrai : le chercheur trouve, dans une certaine mesure, ce
qu’il veut trouver, ce qu’il cherche à trouver ; ainsi Verger « cherchait à voir » les masques de la bourian
dans le texte de L’abbé Bouche et… il « finit par les voir ». Il prend donc pour un masque quelque chose
qui n’est pas décrite clairement comme étant un masque, et il ne s’en rend pas compte.
54
populations locales. Pour reprendre les mots de l’abbé Bouche : « ... et représentèrent la
venue des Rois mages allant adorer Jésus le nouveau-né ». À ce point du texte, l’abbé
mentionne effectivement qu’il s’agissait d’une représentation, mais on dirait que Verger
a conclu, peut être d’une manière un peu pressée, que le bœuf et l’âne étaient
« représentés », car il cherchait à voir dans cet extrait la bourian masquée telle qu’il la
connaissait au Brésil. Comme je le soutiens dans la partie initiale de ce travail, souvent
le chercheur peut finir par « voir ce qu’il cherche à voir ». Je veux bien prendre en
compte la forte probabilité qu’il s’agisse de la première description de la bourian71, mais
la rigueur dans l’analyse du texte m’amène à dire tout simplement que l’extrait décrit un
cortège de fête des Rois où l’on identifie plusieurs éléments qui pourraient renvoyer à la
bourian, mais aussi à d’autres types de cortège. En tout cas, le cortège était sans doute
une (re)présentation publique de la foi des Brésiliens. Verger est d’avis qu’il ne s’agit
pas du bœuf et de l’âne présents à la naissance du Christ, possiblement en se basant
aussi sur la lecture de Câmara Cascudo, une des principales références dans le folklore
brésilien au XXe siècle.
71
Ce qui me plairait beaucoup, pour avoir ainsi une description si ancienne de la bourian...
72
Pour rappel : la fête au Brésil qui a pour centre le masque d’un bœuf (Bumba-Meu-Boï) et la bourian se
ressemblent fortement. D’ailleurs, à Lagos la fête s’appelle Boï ou Me Boï (mon bœuf).
73
De ma part, comme l'on verra, je soutiens que ces manifestations ont un fond religieux ou sacré. Pour sa
part, Guran (1999 : 155) corrobore l'opinion de Verger.
74
« un indice de la religiosité thématique perdue serait l’époque de la représentation. Pereira da Costa
informe que le Bumba Meu Boï apparaît dans le carnaval. Je ne l’ai jamais vu dans d’autres états (même
pas à Pernambuc) à ce temps. Toujours le Bumba Meu Boï apparaît dans le mois de décembre et dure
jusqu’au jour des Rois (...) finissant dans la première quinzaine de février. » Cascudo (2012 : 499) [1945]
55
néanmoins que les couches populaires du Brésil sont connues pour leur capacité (ou
habitude) à transformer les fêtes religieuses en fêtes profanes, ou alors, tout au long
d'une même journée, commencer une célébration par ce qui concerne plus nettement le
religieux et finir par une animation profane75 ; ou simplement alterner les deux aspects
sans se soucier de l'ambiguïté créée, laissant ainsi la problématique de cette
différenciation aux chercheurs...
De façon assez curieuse, Verger semble être gêné par le fait que la bourian ait un fond
religieux, spécialement un fond catholique. Je me demande si cette interprétation ne
reflète pas simplement son penchant anti-catholique personnel. Je rappelle que Verger
ne s’intéressait point à l’umbanda, l’autre « religion brésilienne de matrice africaine76 »,
pratique largement répandue Brésil, et dont le fondement est la fusion et la
superposition d’éléments afro-brésiliens, catholiques et du spiritisme basé sur les idées
d’Alain Kardec77. Les recherches de Verger au Brésil concernent essentiellement le
candomblé, pratique qui évoque l’Afrique ou des procédures africaines – ou perçues
comme africaines – d’une façon bien plus réitérée que l’umbanda. Dans le candomblé,
en principe, l’emprunt et la superposition d’éléments chrétiens seraient moins visibles
(ou moins légitimes selon certains) et donc plus faciles à « extirper », soit pour une
analyse académique, soit dans le but d’une pratique plus « véritablement africaine »,
soit encore pour une certaine esthétique photographique78. Il me semble que Verger
s’intéressait à ce qui lui semblait le plus « pur », c’est-à-dire contenant un minimum
d’éléments chrétiens qui pourraient « tâcher » leurs vertus originaires.
Si les auteurs en général sont d’accord pour dire que les masques de l’âne et du bœuf
qu’on trouve au Bénin viennent des divertissements tels que le Bumba-Meu-Boï et de la
Burrinha, cela n’empêche pas qu’à l’intérieur de ces mêmes fêtes brésiliennes l’âne et
le bœuf puisent leurs origines, au moins partiellement, dans la crèche de Noël où ces
; la traduction est la mienne. On s’aperçoit que l’auteur entre en contradiction partielle par rapport à
l’expression religieuse ou non du Boï.
75
Et peut être l’exemple le plus salissant serait le lavage des escaliers de l’église de N.S. du Bonfim à
Salvador de Bahia, le jeudi avant la fête officielle le second dimanche après l'Épiphanie.
76
Expression courante au Brésil.
77
Qui d’ailleurs est un spiritisme de fond chrétien, mais pas catholique romain dans le sens strict.
78
Toutefois dans la pratique – et selon les lignées de culte que l’on observe – les frontières entre le
candomblé et l’umbanda peuvent ne pas être si nettes ou étanches.
56
deux animaux sont présents. La preuve en est que tant la Burrinha que le Bumba-Meu-
Boï sortaient dans la rue dans les périodes de fêtes du calendrier catholique. En tout cas,
et pour le moment, on peut affirmer que ceux qui ont été décrits à Lagos sortent dans les
rues pour être présents à la célébration de la naissance du Christ de la communauté
locale des Brésiliens. Indépendamment du sens qu’un événement prenait au Brésil, une
fois transporté, adapté et surtout recréé dans un contexte africain, il acquiert une toute
une autre signification. Dans ce sens, et en s’éloignant partiellement du propos de
Verger, je vois la bourian au XIXe et une partie du XXe siècle comme un fait religieux,
ou au moins, lié au religieux. Un acte de foi et, comme nous le verrons plus tard,
conservant en tout cas, de nos jours un lien très net avec le sacré.
« Lundi et hier soir, les compagnies réunies, Aurora et Burinha sont sorties avec leurs masques
et ont paradé en ville jusqu’à l’aube. La représentation inclut un taureau, un cheval et une
autruche. La dernière fois que l’épiphanie a été ainsi célébrée, était en 188679 ».
C’est donc dans cette description que nous sommes informés précisément avoir affaire à
des masques bourian du genre de ceux qu’on trouve aujourd’hui, et toujours associés à
l’Épiphanie. Verger termine la section dédiée à l’Épiphanie et à la bourian en citant
l’extrait de A.B. Laotan (1943) qui mentionne le Boï à Lagos :
« Laotan, évoquant les souvenirs de la fête du Bomfim, écrivait : « "Les Brésiliens la célébraient
avec des sortie nocturnes en promenant diverses figures d’un côté de la ville à l’autre. La plus
fameuse figure de ces mascarades était le bœuf (o boi), qui en général sortait le dernier et faisait
des démonstrations à chaque arrêt, c’est pourquoi les fêtes populaires annuelles gardèrent le
nom. Il avait de sérieuses rencontres en ces occasions, et des têtes et des bras cassés étaient
inévitablement le résultat des chants de défîs d’une part et du jet de cailloux et des tessons de
bouteilles venus des l’arrière-cours des régions envahies. Après la démonstration en ville il y
avait un pique-nique général dans une des fermes aux environs à Ikoyi, en particulier dans celle
de Gilpin ou Siffre" 80. » (sic).
79
L’édition du journal est du mercredi 8 janvier. On note donc que les sorties se sont déroulées le lundi et
le mardi, respectivement 6 et 7 janvier.
80
Verger (1968 : 619-20).
57
conflictuelles dans les textes sur la bourian au Bénin et au Togo. On reviendra sur cet
extrait.
A. B. Laotan
Laotan ne fait pas d’analyse ou d’interprétation concernant les fêtes des « Brazilians
repatriates ». L’auteur décrit le Boï de Lagos au moins à deux reprises (1943, 1961)81,
en donnant au lecteur des informations détaillées. Son approche cependant n’est pas
tout à fait académique. Ce qui est remarquable chez Laotan est qu’il observe ces
manifestations pendant une période où on a très peu d’informations à ce sujet.
Dans un texte pratiquement absent des bibliographies sur le sujet, Laotan (1961) nous
confirme l’importance des bals pour les Brazilians de Lagos, ce qui ne semble pas
trouver d’équivalent chez les Agudàs au Dahomey. Il mentionne aussi la pratique de la
samba lors de mariages et funérailles.
« The social life of the repatriates centred around their dances. Ballroom dancing was their
favourite. Il featured square dances like Quadrille, Caledonian and Lancers, and such round
dances as the Waltz and Polka. Samba mainly featured at marriages and funerals82 ».
Par contre, le cortège et la performance des personnages masqués sont très similaires à
ceux du Dahomey. On note néanmoins la mention d’une « carreta parade ». Si d’une
part kaletas ou caretas sont les masques « individuels » que les enfants sortent au
Dahomey durant la période de Noël, d’autre part Laotan mentionne le terme comme
étant le nom d’un défilé avec tout un ensemble de masques lors des Pâques à Lagos. La
sortie des personnages masqués était la « principale attraction de Noël ». Elle attirait des
foules et il semble qu’elle continuait à les attirer lors des Pâques pendant le séjour de
Laotan :
« (...) a survival of this period is the annual parade with masquerade and band accompaniment
which was the chief attraction at Christimas and which gave rise to the Easter Masquerade
(Carreta) parade by other Christians youths in Lagos. The Masquerade parade was composed
81
Laotan est connu essentiellement grâce à un petit ouvrage paru en 1943, The Torch Bearers or the Old
Brazilian Colony in Lagos. Ici j’ai privilégié le texte de 1961, Brazilian Influence on Lagos, justement car
il est méconnu.
82
Laotan (1961).
58
of several figures – bull (Boe), horse, bird and fish. It was always a crowd-pulling parade83 ».
« At every stop, the stage was set for each figure to display before crowds. Carried by a hooded
man, the fish danced with the fisherman in fancy dress, while the band played lively tunes. When
about to retire for another figure, the fisherman who had been dancing around and about the
fish, hooked it, drawing it dancing back to the group. The bird which was also carried strutted
out with the hunter carrying his gun and wearing a fancy dress. The dance followed the same
pattern as that of the fish84 ».
« (...) The horse, also gorgeously draped was slung across the shoulders of the horseman who
was also in fancy dress and delighted the crowds with a fine display of horsemanship, dancing
forward and backward and prancing about to rollicking tunes.
(...) But the most exciting display was that of the bull which always came out last with its
attendant dressed in a frock or overcoat and top or bowler hat and carrying a club. Their
appearance drew the prolonged applause of the huge crowd. With an adept carrier, it was great
fun, the bull now and again making for its attendant as if to butt him, while the attendant, also
prancing about, dodged and fenced with his club. When two experts met, the fun was
83
Laotan (1961). Il n’est pas clair de définir assurément si, au temps de Laotan, il y avait Carreta pendant
la période de Noël et de Pâques ou exclusivement pendant les Pâques.
84
On retrouve à Lagos des détails du « Rancho » comme on le faisait au Brésil. À titre comparatif, voici
ce qu’est un Rancho selon Cascudo (1954 : 767) : « un groupe de fêtards dans les fêtes solennelles
populaires de Noël qui chantent et dansent ». Il cite à son tour Nina Rodrigues (1932) : « auparavant les
animaux étaient la petite ânesse [burrinha], qui représentait un roi monté, et le bœuf propriétaire du
corral, dans lequel est venu au monde le rédempteur ». Puis, toujours selon Rodrigues, plusieurs animaux,
êtres fantastiques et même des éléments divers, comme un bateau ou une couronne, sont entrés. Parmi
plusieurs personnages et figurants tels que les pasteurs, les pasteures, les porte-étendards, on trouve : « un
ou deux personnages qui se battent avec le personnage principal, à qui on donne le nom au Rancho. Ainsi
dans celui du poisson, il y a un pêcheur ; dans celui du cheval, il y a un chevalier, (....) Le personnage
principal entre en combat avec son conducteur, et ce dernier est toujours le vainqueur. » La traduction est
mienne.
59
indescribably rib-breaking85 ».
On doit noter, par contre, qu’il n’y a pas de mention aux poupées géantes, ni à Mami
Watà ou à une autre divinité africaine. Quelques années plus tard, en 1958, Bastide
décrit la divinité Mami Watà dans la bourian au Dahomey, à Ouidah. On reviendra
encore sur un autre extrait de Laotan (1943), le même commenté par Verger, et qui sera
abordé d’après une citation faite par Roger Bastide.
Roger Bastide
Roger Bastide a écrit à plusieurs reprises sur les Agudàs, et trois articles exploitent le
sujet de la bourian. Mais d’une manière surprenante, quand Bastide est mentionné par
les principaux auteurs qui écrivent sur les « retournés », ce ne sont pas ces articles sur
les Agudàs qui sont cités. C’est pour cette raison que, même si je soutiens que Bastide
mérite d’avoir sa place parmi les références à ce sujet aux côtés de Pierre Verger (que
j’ai répertorié plus haut), il est gênant de le placer dans la liste tout simplement car il n’a
pas été retenu, en général, comme référence par les chercheurs dans ce domaine86.
Au moins quatre articles de Bastide prennent les Agudàs pour objet principal : « A
"Burrinha" de Uidá » [La bourian de Ouidah] (2002 [1958?])87, « L’intégration des "
Brésiliens" en Afrique » (1996 [1968]), « La Burrinha africaine made in Brazil » (1996
[1971]), et « Le Lion du Brésil traverse l'Atlantique » (1972). Ce dernier ne mentionne
pas la bourian, se focalisant sur les diffusions et recréations d’une particularité
architecturale luso-brésilienne en Afrique. L’ouvrage de Lühning (2002) sur l'amitié
entre Verger et Bastide nous permet de saisir les conditions de l’élaboration du premier
article, « La bourian de Ouidah ». Il s’agit d’un très court texte qui devait accompagner
les clichés de Verger, faisant partie d’une série d’articles publiés dans la revue de
grande diffusion déjà mentionnée O Cruzeiro, qui s’inspirait des revues Life et Paris-
Match (Costa Oliveira 2013 : 36). Dans les mots de Verger :
85
Laotan (1961).
86
Il faut cependant mentionner que Castillo et Parés ont publié récemment (2015) des résultats de
recherches dans le Fonds Bastide à l’IMEC, basés sur des sources telles que le cahier de notes « Les
Brésiliens en Afrique ».
87
L’article est un des produits non publiés du voyage de Bastide en compagnie de Verger au Bénin et au
Nigeria en 1958. Ravelet (2003 : 78) classifie l’article comme « sans date ». Il n’est paru qu’en portugais,
dans l’ouvrage de Lühning (2002).
60
« C’est Roger Bastide que m’a révélé l’Afrique dans le Brésil, ou plus exactement, l’influence
de l’Afrique dans la région Nord-Est de ce pays. (...) cela s’est passé en 1946. J’ai eu le
privilège, douze ans plus tard, de lui montrer en contrepartie, l’influence du Brésil dans le
Dahomey et au Nigeria88 ».
Bastide arrive le matin du 13/07/1958 à Cotonou, pour son premier séjour de recherches
en Afrique. Jusqu’à cette date, Bastide n’avait visité l’Afrique que lors des passages liés
à des congrès et séminaires, tenus dans d’autres points du continent. Le jour même de
son arrivée à Cotonou, Verger l’amène à la ville de Ouidah pour assister « à une
bourian savoureusement brésilienne » selon les mots de Bastide (1958). Alors qu’il
connaissait la bourian par le biais des textes et photos, c’est la première activité de
terrain que Bastide fait en Afrique. L’importance de ce petit texte est qu’il s’agit d’un
premier regard in loco sur la bourian au Dahomey suite à celui de Verger.
« La fête à laquelle j’ai assisté n’est pas autre que le "Bumba-Meu-Boï (...) comme dans la
Bahia ancienne pendant le cycle de Noël, en particulier dans l’Épiphanie. Or à Noël, l’enfant
Jésus, qui venait de naître dans une mangeoire, dormait sur la paille, à côté d’un bœuf et d’un
âne. C’est pour cela qu’à Ouidah, ainsi qu’à Porto-Novo, le nom de la fête n’était plus le
"bœuf", mais "l’ânesse" [Burrinha/bourian]. Ce sont les mêmes instruments musicaux utilisés
au Brésil, tambours et tambourins carrés (...) »
(...) néanmoins, un certain nombre de transformations se sont opérées. Du Bumba-Meu-Boï il ne
reste que le défilé des animaux, la danse du bœuf et les évolutions du Cavalo-Marinho [cheval-
jupon]. La partie théâtrale, c'est-à-dire la mort et la résurrection du bœuf, a disparu car les
esclaves ne participaient pas à la fête, ils n’avaient pas appris les rôles, ils étaient demeurés des
spectateurs. Ils ont donc transporté depuis le Brésil ce qui les avait le plus impressionnés89 ».
Ici, Bastide nous offre plusieurs observations conséquentes mais aussi des conclusions
quelque peu pressées. On doit noter que Bastide appelle « Cavalo-Marinho »
(littéralement « cheval marin »), le masque-costume de cheval-jupon, appelé
habituellement « burrinha » au Brésil. Bastide a été certainement impressionné par la
danse dramatique90 Cavalo-Marinho du Pernambouc, où le cavalier sur un cheval-jupon
(le cheval marin du titre) joue un des rôles principaux dans une performance fortement
88
Verger (1958) cité par Lühning (2002 : 39), ici dans ma traduction.
89
In Lühning (2002 : 42), dans ma traduction.
90
Cascudo (1954 : 10) dit préférer appeler les manifestations de ce genre « autos » [on prononce aoutòs]»
(un genre de réprésentation dramatique réalisée notamment pendant la période de Noël), au lieu de
« danse dramatique », expression utilisée par Mário de Andrade.
61
théâtralisée91. Le Bumba-Meu-Boï, dans plusieurs de ses variantes régionales et
historiques qu’on trouve au Brésil, est également une manifestation plus complexe (du
point de vue scénique) que la bourian – au moins que la bourian de nos jours. Dans le
Bumba-Meu-Boï, plus d’une dizaine de personnages peuvent y faire une apparition,
certains ont des textes à déclamer et une action dramatique à dérouler. Il s’agit
essentiellement des enjeux autour de la mort et de la résurrection du bœuf, le tout sur un
fond comique. La bourian, par contre, ne présente pas cet aspect théâtral dans le sens
strict : les personnages masqués ni ne chantent, ni ne parlent. Dans l’article de 1958,
Bastide croit que la raison de cette « simplification » concernant la bourian peut être
expliquée par le fait que les esclaves étaient limités aux rôles secondaires, soit ceux qui
n’avaient pas de texte à déclamer, et pour cette raison ils n’avaient pas appris les rôles
principaux leur permettant de pouvoir les reproduire plus tard.
Ces arguments ne me semblent pas totalement fondés. Car si les esclaves ou anciens
esclaves participaient aux danses dramatiques comportant des textes, ils auraient quand
même été capables de réaliser par imitation et improvisation l’action des personnages
principaux, indépendamment de connaître leurs textes avec exactitude. Si on suit ce
raisonnement, le prisme change : il ne s’agirait plus donc d’une question liée à
l’incapacité des « futurs Agudàs » à apprendre quelque chose – conclusion douteuse à
laquelle l’hypothèse de Bastide pourrait nous amener – mais cela semble dû en quelque
sorte à un choix, une absence révélatrice qui se montre chargée de significations. Les
Agudàs ont gardé des manifestations qu’ils ont connues au Brésil seulement les aspects
avec lesquels ils entretenaient une liaison affective quelconque. Ces liens affectifs ont
laissé des traces ; ces traces constituent « la bourian des Agudàs » et celle-ci est une
manifestation porteuse de sens et complète en elle-même. Il me semble inapproprié de
la percevoir comme quelque chose de boiteux, de lacunaire, comme si elle avait été
amputée d’un membre, qui serait l’aspect théâtral du Bumba-Meu-Boï ou du Cavalo-
Marinho. Au contraire, cette absence de texte peut être vue comme très éloquente : les
Agudàs ont retenu des manifestations brésiliennes qu’ils auraient connu seulement les
aspects joyeux et festifs ; d’une manière plus ou moins inconsciente, ils ont refusé la
partie de l’héritage liée à la dramatisation. Même la mort et la résurrection du bœuf, un
91
On retrouve ici la question de la différence entre le nom technique et celui de la fonction de chaque
masque, car le cheval en question est une « burrinha » [cheval-jupon] quant à la forme de sa confection.
62
des évènements les plus récurrents dans les différentes versions du Boï ou du Cavalo-
Marinho, ne furent pas retenues. Simplement, elles ne sont présentes ni dans les
prestations actuelles, ni ne l'étaient dans les descriptions antérieurement faites par
d’autres auteurs, et je n’ai eu connaissance d’aucune chanson bourian qui en ferait
référence. Il semble, toutefois, que Bastide n’as pas lié la Bourian à la très populaire
fête de la Burrinha qui avait lieu essentiellement à Bahia au XIXe (même si la piste
lexicale est évidente), ainsi qu’à quelques versions du Boï où il n’y a pas de trame. Car
il se peut tout simplement que les Agudàs se soient inspirés de ces versions du bœuf
pour leurs re-créations en Afrique.
92
Réalisé par Josias Pires (1999).
93
Un exemple des échanges et des variations de désignation entre le Boï et la Burrinha que j’ai pu trouver
est le suivant : une interlocutrice septuagénaire se souvient que son ancienne nounou, une femme née
63
Cascudo (1945) dit qu’on ne peut lier le Boï brésilien qu’à la « Tourinha », littéralement
« petit toro femelle » (sic), qui a existé dans le Nord du Portugal au XVIIIe siècle. Ce
faux bœuf fabriqué se limitait à courir derrière les jeunes gens en provoquant beaucoup
de confusion et de joie. Toutefois il n’y avait ni musique, ni danse ou texte. Jusqu'où
Cascudo a pu aller, la Tourinha n’a pas été réalisée au Brésil, mais « son idée serait
demeurée dans les esprits des immigrants portugais ». C’est au Brésil que le Boï (bœuf)
va danser d’abord, puis la partie textuelle et dramatique du Boï aurait été acquise tout à
la fin du XVIIIe et début du XIXe. Toujours selon Cascudo, c’est à cette période que le
Boï aurait « assimilé les cortèges de fête des Rois (Reisados) ».
Par ce refus des éléments dramatiques, les Agudàs établissent un de leurs principaux
marqueurs identitaires : celui de faire une fête où ont lieu exclusivement des pratiques
musicales et chorégraphiques enrobées par des airs chantés sur des bases fortement
rythmées. Il n’y a pas de place pour une certaine mélancolie musicale d’origine
portugaise. Les textes des chansons de la bourian, en revanche, font parfois références
aux événements liés à la vie pieuse, spécialement la fête de N.S. du Bonfim, comme les
chansons « A festa do Bonfim » (la fête du Bonfim), mais aussi à la Vierge Marie,
« Acenda a luz Maria » (allume la lumière Marie).
Paradoxalement, il me semble que Roger Bastide, dans cette première approche, était si
immergé dans l’univers des traditions et fêtes brésiliennes, il avait si bien « adopté » les
formes d’expression de la culture populaire du Brésil, que dans son premier contact
personnel avec la bourian il vit « trop » de Brésil au Dahomey, ce qui a pu troubler son
regard sur la bourian africaine et ses spécificités. En outre, probablement sans s’en
rendre compte, et/ou en raison de la rapidité avec laquelle il a dû écrire cet article sur
demande du magazine brésilien, Bastide a laissé passer l’impression d’une certaine
sous-estimation de la capacité de rétention et de transmission des expressions culturelles
brésiliennes de la part des Agudàs, précisément le domaine dans lequel ils ont été si
dans la région du Recôncavo Bahianais, dans l’île d’Itaparica, et dont la mère a été esclave pendant une
partie de sa jeunesse, avait par habitude de s'exclamer : « regarde la Burrinha ! » (Olha a Burrinha !),
lorsqu’elle voyait apparaître le masque du bœuf à la télé. Cela retient l'attention car en fin de compte,
l'ancienne nounou voyait un masque de boeuf et l'appelait « ânesse ».
64
remarquables. Il suffit de penser à leurs célèbres reproductions détaillées des meubles et
des églises ainsi qu’à d’autres aspects architecturaux chez les menuisiers et maçons
Agudàs et surtout, des paroles des chansons en portugais.
Postérieurement, Bastide semble avoir pris conscience que son premier regard lancé sur
la bourian n’était pas tout à fait mûr et a cherché à « se rattraper » (en tout cas, son
premier article n’avait pas été publié). Il rédige donc une longue communication
touchant pratiquement tous les aspects des Agudàs, pour ensuite écrire un article dédié à
la bourian. Les deux textes sont excellents et contiennent presque toujours des
informations rigoureuses et de brillantes réflexions. En revanche, la communication lors
du colloque de La Havane en décembre 1968 a été prononcée mais n’a pas été publiée,
et l’article est sorti dans un ouvrage collectif qui n’a pas eu beaucoup de répercussion94.
Voici un extrait de cette communication :
Bastide se propose de compléter le regard de Verger et Freyre par une autre approche,
en cherchant à mener –
au sujet des Créoles brésiliens – « des études sociologiques
analogues à celles que les anthropologues anglo-saxons ont consacrées aux Noirs
américains du Libéria ou aux "Créoles" de Sierra-Leone », comme Koczynski (1964).
Bastide nous rappelle qu'« avant la séparation politique entre le Nigeria et le Dahomey,
ces Brésiliens ne constituaient qu’un seul groupe, voyageant constamment de Lagos à
Porto-Novo, Cotonou ou Ouidah 96». On peut supposer donc l’existence d’influences et
94
Ils sont restés en dehors de pratiquement toutes bibliographies à ce sujet. Je n’ai pu avoir accès à ces
textes que par le biais de leurs (re)publications dans la revue Bastidiana en 1996. Je remercie le prof.
Jean-Luc Bonniol pour me les avoir fait découvrir.
95
Bastide, communication prononcée en 1968, publiée en 1996.
96
Bastide (1996) [1968].
65
de circulations entre les manières de faire la fête entre ces deux sous-communautés97,
celle des Brésiliens sous l’influence anglaise et celle sous l’influence française. Plus
loin, le sociologue fait deux importantes remarques pour la compréhension du
catholicisme chez les Agudàs. La première est celle que l’habitude de maintenir la
pratique de la foi catholique, avec des pratiquants qui prennent certaines fonctions
sacerdotales par manque de présence régulière de l’Église, était « un phénomène très
général au Brésil, où l’absence de prêtres a amené les paysans de l’intérieur à créer leurs
propres institutions religieuses, avec des laïcs remplaçant le curé 98(...) ». La deuxième
remarque est que le catholicisme chez les Agudàs devrait marquer leur séparation avec
les populations locales d’une manière très particulière :
« La preuve en est qu’ils n’essayèrent pas de convertir les autochtones ; les missionnaires le
leur reprochèrent durement lors de leur installation au Dahomey et au Nigeria ; leur
catholicisme restait un catholicisme "maison" réservé aux seules familles brésiliennes, non un
catholicisme de conquête99 ».
D’autre part, si dans le milieu musulman il y avait une opposition fondamentale entre
ceux qui étaient sur place auparavant et les Brésiliens retournés, il existait par contre un
fort lien entre les Brésiliens, fussent-ils catholiques ou musulmans.
« Malgré la différence de religion, ces musulmans n’étaient pas opposés aux catholiques ; la
solidarité "brésilienne" jouait au-delà des oppositions des dogmes. Souvent d’ailleurs une même
famille comprenait deux branches de croyances différentes et les musulmans allaient attendre
leurs cousins à la sortie de la messe 100».
Jusqu’à nos jours, au moins au Bénin, la bourian réunit indistinctement les Agudàs de
toutes confessions. Sous le regard de Bastide, la bourian joue un rôle principal dans la
construction de l’identité des Agudàs :
« Le symbole de cette coupure - entre les Brésiliens et les Africains – c’est la fête de la Burrinha,
qui marquait, à Lagos comme à Ouidah ou à Porto-Novo, le moment fort de solidarité de tous
les Brésiliens. Il s’agissait d’une cérémonie folklorique brésilienne, appelée Rancho à Bahia
(...) or cette Burrinha, manifestation religieuse et sociale, allait prendre très vite un caractère
combatif, de promenade en dehors du quartier brésilien (...) Encore aujourd’hui, quand le bœuf
97
L’appellation est mienne.
98
Bastide (1996) [1968].
99
Bastide (1996) [1968].
100
Bastide (1996) [1968].
66
sort, on entend le cri de guerre retentir : "Viva Brasileiro" ou les mêmes chants de défi :
Ola - là -là, Brasileiro esta na rua
(Hola ! là-là, les Brésilien sont descendus dans la rue) 101».
Ici Bastide change par rapport à son premier article, et désigne la bourian comme étant
le « Rancho ». Or, le Rancho est une des formes qui prenait le cortège festif du cycle de
Noël. Bastide, différemment de Verger, ne trouve pas de problème à reconnaître le
caractère religieux ou mieux, les connexions religieuses de la bourian. Il utilise aussi le
terme « folklorique » dans le sens que souvent on lui prête au Brésil au sujet des
manifestations culturelles populaires – sans connotation péjorative. Bastide, ensuite,
pèse ses mots : « Mais il ne faut pas exagérer la coupure au détriment de l’intégration.
Si la Burrinha ou O Boi sont des symboles de la lutte nous trouverions dans d’autres
fêtes le symbole de la réunion ». Dans l'extrait, Bastide mentionne souvent une
« étrange procession », à laquelle, selon ce que j’ai pu établir, il n’a pas pu assister,
puisque son voyage n’a duré que de juin à septembre ; il la reprend à partir des travaux
de Marty (1926). Il s’agit pourtant de la seule référence que j’ai pu trouver sur la
participation des personnages brésiliens dans cette « fête des féticheurs » :
« La fête chrétienne de la nouvelle Année à Porto-Novo coïncidant avec celle des féticheurs
d’Adjarra, une étrange procession prend forme avec les enfants de Marie en tête, les féticheurs
masqués ensuite, puis après le corps de musique, les marabouts égrainant leurs chapelets et,
finalement, pour clore le défilé, "des bouffons brasilo-lusitaniens, dans des tenues hétéroclites,
allant de la redingote en soie et du huit-reflets au pyjama rose et aux pantoufles de tapisserie",
faisant leur pitreries et chantant les airs à la mode du moment (Paul Marty op. cité). La
séparation ne doit pas donc masquer l’union sur base de cette tolérance réciproque et de ce
101
(Bastide 1968) ; les marques en gras sont miennes. On pourrait aussi traduire par « le Brésilien est
sorti dans la rue ».
En ce qui concerne le « caractère combatif », Bastide se réfère à l’extrait déjà commenté de Laotan
(1943) au sujet de la fête à Lagos. Je rappelle que je ne connais pas d’autres extraits qui décrivent ces
« combats ». À ce sujet, j’ai eu une impression différente de celle de Bastide. J’ai pu accompagner tout le
parcours du défilé de la bourian à travers plusieurs quartiers de Porto-Novo à la veille de la fête du
Bonfim en janvier 2015 et effectivement les cris de « Viva Brasileiro ! » ont été très récurrents, mais à en
juger par les expressions faciales et les réactions des citadins, ils ne m’ont pas de tout semblé émis ou
perçu comme des « chants de défi » ou d’arrogance. Le cortège agudà a été bien reçu partout, sans ombre
d’agressivité. Un Zangbétò (vodoun goun) qui nous a croisé avec son cortège s’est même arrêté pour
danser avec nous au son du rythme des Brésiliens. On entendait souvent les cris de « Viva Brasileiro ! »
venus des spectateurs qui se trouvaient au long du chemin. J’ai été informé que cela était, en général, la
réponse des Brésiliens qui résidaient ou se trouvaient dans les parages. J’ai eu la même impression de
bienveillance, dans un quartier différent, en suivant le cortège de sortie de la messe de dimanche de la fête
du Bonfim en 2010.
67
respect mutuel102(...) ».
Selon Bastide, plusieurs manifestations ressouderaient les liens entre les diverses
familles brésiliennes : le fait de se donner un patriarche ; les retrouvailles familiales
annuelles ; « les manifestations folkloriques, Boi, Burrinha, messes du Seigneur de
Bahia (N.S. de Bomfin104) » ; des « pique-niques monstres » et surtout les associations
catholiques. Puis l’auteur remarque :
« Il est intéressant de noter que les Burrinhas du Togo et du Dahomey appartiennent à des
lignages (si tous profitent finalement de ses sorties dans les rues), celui de la famille Olympio à
Lomé, celui de la famille Da Rocha, celui de la famille Medeiros à Ouidah, tandis que les Boi du
Nigeria appartiennent à des associations ou groupements comme celui de l’Union des
Descendants de Brésiliens105 ».
Ce que Bastide a pu constater dans les années 1960 n’est que partiellement valable pour
les années plus récentes. Si, d'une part, plusieurs bourians à Ouidah sont toujours
rattachées à des familles, d'autre part, la bourian de Porto-Novo est depuis des
décennies officiellement celle de l’Association de ressortissants Brésiliens de la ville106.
102
Bastide (1968) [1996].
103
Un des principaux groupes bourian, la Super bourian De Souza de Ouidah, inclut des airs béninois
(non Agudàs) dans la deuxième partie de leurs présentations, mais toujours en les ramenant au rythme de
la samba.
104
Je n’ai jamais entendu la dénomination « Seigneur de Bahia » en réfèrence au Seigneur du Bonfim. Il
peut s’agir soit d’une confusion (l’église du Bonfim étant à Bahia), soit d’une appellation locale qui s’est
perdue avec le temps.
105
Bastide (1968) [1996].
106
Par contre, la bourian Étoile Brillante, de Cotonou, est rattachée à un seul individu. Quant à Ouidah, la
nouvelle Bourian Yèmandjá Musicale de Ouidah - BYMO, m’a semblé appartenir et être le fruit de la
68
L’article « La Burrinha africaine made in Brazil »
Dans le texte de 1971, Bastide mentionne des « "Brésiliens" qui habitent des quartiers
périphériques [qui] pensent même que la coutume [de la bourian] a disparu ; ils se sont
noyés dans la race noire ». Bastide prévient que cette information vient de l’ouvrage
d’Olinto (1964), ancien attaché culturel du Brésil à Lagos (Lira 2008 : 113107). Il me
semble donc qu’il s’agit d’une remarque qui concerne surtout le Nigeria (même si
Olinto a effectivement visité le Dahomey). Contrairement à cela, l'ensemble des Agudàs
avec qui j’ai pu entrer en contact au Bénin étaient au courant de l’existence de la
bourian, indépendamment du fait de participer ou non aux fêtes. Quant au Togo, je n’ai
pas eu de données suffisantes pour l’affirmer ou l’infirmer108. Si l’on reprend le
paragraphe complet, Bastide résume l’articulation entre l’identité de groupe des
Brésiliens et la Bourian :
démarche d’un seul « entrepreneur ». Les « patrons » des deux bourians en question sont d’ailleurs des
non-Agudàs.
107
Et pas ambassadeur du Brésil à Lagos, comme écrit Bastide dans ce texte.
108
D’abord parce qu’au Togo j’ai eu un échantillonnage plus réduit et aussi parce que j’ai eu des contacts
essentiellement avec les noyaux des grandes familles, qui étaient pour la plupart conscients de l’existence
des bourians au Bénin qui venaient de temps en temps jouer au Togo. Dans ce pays, j’ai eu relativement
peu de contacts avec des « Brésiliens pauvres (issus de la couche populaire) », soit des descendants des
branches des serviteurs « africains » attachés aux Brésiliens plus aisés. L’exception fut dans le village
reculé d’Atouéta (là où « tous se revendiquent être des Brésiliens ») où la bourian prend une place
centrale dans la communauté.
69
race noire109) ».
Treize ans après le premier texte sur la bourian, Bastide réaffirme subtilement son écart
avec le regard de Verger sur les références au religieux présentes dans la manifestation.
Dans une note au tout début du texte il définit :
« Boi : le bœuf. Burrinha : l’ânesse. Les deux principaux personnages animaux de la Crèche de
Noël. Nous ne savons pas à partir de quelle époque la Burrinha a existé sur la Côte des
Esclaves, les plus anciens voyageurs ne nous en parlent pas. Le premier texte est celui de l’Abbé
Pierre Bouche (...) 1883 (...)111 ».
« Ceux qui ont déjà décrit ou parlé de cette danse, comme P. Verger et Antonio Olinto (...) y on
vu la continuation (...) d’une "danse dramatique" connue un peu partout au Brésil, mais surtout
dans le Nord-Est, particulièrement dans la région de Pernambuco, le Bumba-meu-Boi.
Nous voudrions, dans cet article, reprendre le problème des origines probables de la Burrinha,
en même temps que celui des rapports entre les danses animales du Brésil et le totémisme
africain112(...) ».
Dans cette recherche, je ne reprends que partiellement l’intérêt pour les possibles
origines de la bourian. Je me penche préférentiellement sur les circulations des éléments
qui lui sont liés, car la question de la « recherche ultime des origines » me paraît
quelque peu dépassée dans le champ anthropologique actuel. Plus dépassée encore me
semble la question du totémisme, à laquelle ce travail ne s’intéresse pas.
109
Olinto (1964 : 179), note de Bastide.
110
Mais apparemment sans connaître ce texte, vu qu’il ne le cite pas.
111
Bastide (1971).
112
Bastide (1971)
70
En ce qui concerne la description des détails de la bourian, Bastide note que deux
personnes se trouvent à l’intérieur de l’armure de l’animal. De mon côté, j’ai rencontré
ce masque au Bénin et au Togo « habité » en deux versions : avec deux danseurs,
comme chez les De Souza, mais aussi avec un seul danseur, comme par exemple à
Porto-Novo et Atouéta113. Bastide ensuite transcrit, sans les traduire en français, dix
extraits de textes de chansons de la bourian du « cahier de Quêtin », selon lui inédits par
rapport à celles que Verger avait transcrites auparavant. Malheureusement, Bastide ne
renseigne pas à quelle bourian ou famille ce Quêtin se rattache, ni même la ville
concernée114. Au moins la moitié de ces chansons n’est plus chantée de nos jours. La
plus intéressante, cependant, vient du onzième extrait (non traduit), la seule qu’il a
reprise à un tiers115 et que je n’ai pas entendue sur le terrain. Je la reproduis ici, avec une
traduction que je propose.
Des chansons avec cette thématique du retour à la terre de naissance, nous fournissent
des éléments pour croire qu’elles n’ont pas été « ramenées du Brésil », mais ont été
écrites en Afrique, fruits d’une nostalgie du Brésil lointain. Sauf si elles ont été reprises
de chansons faites par des Portugais « expatriés » au Brésil, chose qui me semble peu
probable. Il faut aussi prendre en compte la possibilité qu’il pourrait s’agir de chansons
où un Brésilien ayant émigré à l’intérieur du Brésil lui-même chante son foyer de
naissance. Nous aurons ainsi deux catégories de texte de chansons bourian en
portugais : celles ramenées du Brésil et celles écrites en Afrique.
113
Quant au Brésil, tous les masques de bœuf que j’ai vu étaient animés par un seul danseur. D’une part,
cela fait perdre un peu de l’aspect comique causé par son étrangeté, mais, d’autre part, permet au masque
de danser et d’avancer sur les spectateurs avec beaucoup plus de facilité.
114
Ce cahier est différent du « Cahier togolais », que j’ai pu retrouver.
115
À Ch. Béart, Jeux et jouets de l’Ouest africain, IFAN Dakar, mémoire 42 pp. 621-624 (Note de
Bastide).
71
de l’argent, soit des boissons ou de quoi manger. L’ambassade qui suit « constitue la
partie dramatique, qui se joue sur une place publique, en général devant l’église ». De
nos jours, la plupart des représentations de la bourian se donnent sur une cour, soit, en
se restreignant à l’« ambassade ». À Porto-Novo nonobstant, pendant la fête du Bonfim
il y a le défilé festif en fin de l’après-midi de la veille (samedi), appelé simplement « le
carnaval » par les acteurs. Le lendemain matin (dimanche), il y a la messe à l’église,
mais l’« ambassade » – que j'appelle « bourian de cour » – se réalise l’après-midi sur la
place devant l’Assemblée nationale, une place d’un style colonial français, républicain,
où il n’y a pas d’église. Dans les commentaires sur les masques, on trouve la référence à
Mami Watà (ou Mammy Watta selon la graphie du texte) que Bastide suggère être « le
seul élément masqué qui ne vienne pas du Brésil, mais très probablement des Antilles
anglo-saxonnes ». Il note que la danse la plus belle à laquelle il a assisté était celle du
conducteur du bœuf autour de l’animal. Dans la bourian de nos jours, le conducteur du
bœuf souvent ne porte pas de déguisement. En général, il ne danse pas, se limitant à son
rôle d’organisateur de performance, receveur des donations et conducteur du masque ;
dans la plupart des cas, il n’est pas un personnage. On peut quand même trouver des
situations où c’est un ambra116 déjà sur la « scène » qui reprend ce rôle de conducteur et
receveur des donations, sans pour autant réaliser de danse, à proprement parler, avec le
bœuf. Bastide ensuite reprend les idées de l’article de 1958, mais y ajoute une
importante référence aux Ranchos, surtout ceux de Bahia.
« On a tout de suite pensé que la Burrinha africaine ne serait qu’une variante du Bumba-Meu-
Boi brésilien. Mais le Bumba-Meu-Boi constitue un ballet dramatique extrêmement complexe
(...) Au cours du cycle de Noël, et autour de la crèche, l’Église catholique a institué deux fêtes,
parallèles mais qui n’interfèrent pas, les Pastorales, réservés aux Blancs et à l’aristocratie, et
les Ranchos, réservés exclusivement au petit peuple de couleur117 ».
116
« Ambra » ou « abra » : nom donné au Kaleta dans la bourian, notamment à ceux qui ouvrent le
spectacle ou dégagent la scène. J’ai entendu à plusieurs reprises : « un ambra est un Kaleta ».
117
Bastide (1971).
72
Bastide cite Nina Rodrigues (1933) au sujet de la musique des Ranchos : « Leurs danses
consistent en un lundu avec battement de pieds ». Le lundu est, selon Cascudo (1954 :
524) « une danse et un chant d’origine africaine, amenés par les esclaves Bantus,
spécialement de l’Angola, vers le Brésil118 ». Il y a, à ma connaissance, très peu de
choses écrites sur les Ranchos de Bahia. On trouve notamment de références à propos
de leurs différences par rapport aux groupes de Ternos, qui peu à peu prennent la place
des Ranchos dans la fête de Rois à Salvador de Bahia. Malgré un fort déclin dans les
dernières années, les Ternos existent encore aujourd’hui et j’ai pu assister à leur
représentation lors du samedi de la fête du Bonfim en janvier 2017119.
« Si l’on n’a pas pensé aux Ranchos, c’est que ceux-ci se sont actuellement complètement
transformés pour devenir des blocs [groupes] de Carnaval, alors que le Bumba-Meu-Boi a
conservé son caractère archaïque. Mais le Rancho nous apparaît personnellement, comme vraie
source de la Burrinha africaine, d’abord parce qu’il est un divertissement des Noirs, alors que
le Bumba-Meu-Boi est surtout un divertissement de Cabocles [métis d’Amérindien] (...) en
second lieu parce que nous trouvons le Nègre ridiculisé dans le Bumba-Meu-Boi, sous la forme
de deux ivrognes, [les personnages] Mateus et Catirina ; enfin parce que, sous d’autres formes,
la danse du boeuf se retrouve chez les Indiens, colonisés par les Espagnols, du Mexique (...) au
Paraguay (...) malgré son origine catholique, le Rancho contient d’incontestables éléments
africains qui devaient forcément inciter le Noir à le perpétuer120».
Bastide prend ses distances avec les réinterprétations du totémisme africain faites par
118
Le lundu est d’ailleurs très ancien : le roi D. Manuel (1495-1521), l’avait déjà interdite au Portugal, où
elle était connue sous l’appellation de lundum. Toujours selon Cascudo, qui dit ne pas avoir eu
connaissance de ce rythme dans l’Angola qu’il a visitée en 1963, le lundu a disparu du Portugal à la fin
du XIXe. Il ajoute qu’au Brésil « la chorégraphie a évolué vers la samba ».
119
Cadena (2015) liste les noms des divers Ternos et Ranchos surgis à Bahia à partir de 1880. Parmi la
quarantaine de Ranchos, ont trouve des noms tels que : Rancho de l’aigle d’or, du bœuf, de la petite
ânesse, du singe, de l’ours, du poisson. Les Ranchos avaient des animaux de référence, tandis que les
Ternos, apparus postérieurement, se distinguaient par leur vêtement et une « identité construite à partir de
symboles de Noël et de la nature (étoiles, lune et soleil, l’aurore...). » Encore selon Cadena : « En tout
cas, l’apparition des Ternos de Reis est postérieure à celle des Ranchos de Reis, qui avaient dans le bœuf
et dans la petite ânesse leur caractérisation chorographique. Ce n’est qu’à partir des années 1880 qu’on
trouve dans les médias des références aux Ternos. Il se trouve que le Boï Bumba et la Burrinha étaient
des manifestations différenciées influencées par les Autos Pastoris [pastorales de Noël], mais avec une
forte référence totémique, exprimée dans les habits colorés des animaux qu’ils représentaient. Dans les
deux, les hommes chevauchaient le bœuf ou la petite ânesse, avec des performances au son de la viola
[guitare à cinq cordes doubles], le pandeiro [tambourin] et du canzá [shaker]. Avec le temps, ces groupes
ont pris d’autres animaux en référence aux Ranchos (colibri, héron, mouton, chien, colombe, sirène,
poule, alligator, vautour, coq…). Manoel Querino s’est même plaint : "ils méprisaient la Burrinha
primitive". » La traduction est mienne.
120
Bastide (1971).
73
les auteurs brésiliens Nina Rodrigues et Arthur Ramos : « il suffit de dire que le totem
n’est jamais un masque, encore moins un masque qui fait rire. Ce n’est pas de ce côté
qu’il faut chercher ». D’autre part, on voit dans le prochain extrait que Bastide a,
quelque part, généralisé l’Afrique :
Dans une note de bas de page, Bastide renvoie à une « pièce de théâtre qui se joue dans
certaines parties d’Afrique » à Bakary Traoré (1958) Le théâtre africain et ses fonctions
sociales, mais le lien que Bastide propose me semble un peu rapide, car il manque des
éléments pour lui donner plus de poids. L’auteur nonobstant insiste sur le point que les
Agudàs, une fois en Afrique, auraient enlevé ou oublié des éléments des spectacles qui
avaient une forme plus complexe au Brésil. En paraphrasant Verger : « or, s’il y a eu
flux, il n’y a pas eu reflux. Le Brésilien, de retour à sa terre, y a bien porté le cadre
catholique de la fête de l’âne et du bœuf – mais non les éléments africains qu’il avait
parfois incorporés122 ». La raison serait un changement de fonction de la fête, soutien
Bastide en s’appuyant sur le regard de deux auteurs brésiliens sur le Bumba-Meu-Boï.
Marlyse Meyer y voit une résistance populaire contre les membres de la classe
supérieure tel le personnage du propriétaire des terres (la figure du cheval-jupon).
D’autre part, Pereira de Queirós défend que « le rôle de la pièce est de contrôler le
groupe paysan (...) en lui rappelant les valeurs sans lesquelles ce groupe ne peut pas
fonctionner ». Selon Bastide, la bourian africaine ne pouvait pas prendre une fonction
de contrôle social : « Quel que soit donc son origine, Bumba-Meu-Boï ou Rancho, la
Burrinha ne pouvait pas avoir ici [en Afrique] (...) qu’une fonction symbolique : celle
de désigner un groupe à un statut social différent de celui des Africains, et supérieur
(...) ». Dans la citation suivante, Bastide se base encore une fois sur l’extrait déjà
commenté de Laotan sur les bagarres et le jet de cailloux lors des anciennes sorties de
bourians à Lagos (et je rappelle qu’il s’agit de la seule allusion à une agressivité contre
le cortège). En outre, nous n’avons pas d’éléments pour étendre le phénomène au Bénin
121
Bastide (1971)
122
Bastide (1971)
74
et au Togo.
« Les masques signifiaient que, malgré la couleur de leur peau, les Brésiliens constituaient une
autre race, qu’ils formaient la première bourgeoisie de couleur qui ait peut-être existé en
Afrique (à côté de celle, de même origine, des "Créoles" de Sierra Leone) ; les deux animaux
pacifiques par excellence, l’ânesse tendre et le bœuf veillant sur le petit Jésus, devenaient les
deux représentants de l’agressivité d’une classe sociale sur une autre. Il n'y a plus aujourd'hui
de lutte de prestige entre Africains et Brésiliens, mais les sambas qui l'accompagnent
manifestent encore cette fonction polémique de la fête123(...)».
Mais à partir de cette grille assez étroite, Bastide interprète trois chansons bourian qu’il
présente déjà traduites, lesquelles, à mon avis, ne présentent rien d’agressif :
Pour ce dernier extrait, il me semble que Bastide a pris à tort une expression brésilienne
à la lettre, car « cri de guerre » peut être –outre un cri de combat belliqueux – juste un
slogan de cohésion d’un groupe ludique, sportif ou en train de constituer une formation
quelconque, et c’est dans cette acception qu’Olinto me semble l’avoir utilisée ; bref,
aucun des trois exemples donnés ne semble valable comme exemple d’une agressivité.
Par contre Bastide remarque que si les éléments africains et dramatiques luso-brésiliens
du rancho et du Bumba-Meu-Boï sont « tombés », le défilé dans les rues et le pique-
nique « manifestation de la solidarité et de l’endogamie du groupe » se sont maintenus.
L’auteur différencie aussi le Bumba-Meu-Boï qui « tend vers la revue de fin d’année et
123
Bastide (1971).
124
Bastide (1971)
75
par conséquent va multiplier les scènes » et la version africaine où « la création se fait
sur le terrain de la seule chorégraphie », en oubliant – peut-être parce qu’il n’a pas
accompagné un même groupe dans la longue durée – les innovations créatives dans les
accoutrements et les masques.
125
À propos des Brésiliens d’Agoué et leur établissement dans les premières phases du retour sur la Côte,
voir Guran 2010 ; Parès 2015 ; Castillo 2016.
126
« Escola de Samba » fut une expression créée par le compositeur Ismael Silva (1905-1978), un des
fondateurs de la première école de samba, Deixa Falar. Les répétitions se passaient à côté d’une école
normale du quartier populaire de l'Estácio, et non sans ironie vis-à-vis des groupes carnavalesques rivaux
des quartiers voisins, Silva a dit que son groupe se constituait de « professeurs de samba », selon Sérgio
Cabral (1974), cité par Cravo Albin (2016). L’appellation fut une double ironie de la part de Silva,
considérant qu’il s’agissait majoritairement de noirs et mulâtres originaires des couches basses de la
société, donc sans beaucoup d’éducation formelle, qui n’avaient alors rien de « professeurs » dans le sens
strict. Il est avéré, d’autre part, que les écoles de samba viennent des Ranchos carnavalesques, qui à leur
tour prennent leur origine, au moins partiellement, dans les Ranchos des fêtes des Rois, qui selon les mots
de Bastide dans cet article seraient les modèles de la bourian africaine.
76
dans les villes et musicalement de plus en plus éloignée des airs traditionnels ». Ce à
quoi je peux répondre que la bourian a toujours été urbaine – et de surcroît issue des
principales villes des pays concernés – les « airs traditionnels » de la bourian ne
viennent donc pas de la campagne africaine. Pour clore, Bastide craint une tendance à
l’homogénéité sous l’influence des « airs de la radio [qui] traversent l’Atlantique ». Il
mentionne, sans donner de détails, que lors de sa seconde visite au Dahomey127,
« l’influence de la radio et son américanisation était beaucoup plus prononcée dans la
Burrinha qu’à mon premier voyage ». Enfin, je transcris les beaux mots de Bastide qui
clôturent l’article au sujet des possibles nouvelles influences dans la fête des Brésiliens :
« L’avenir le dira, car la Burrinha, n’est pas chose morte, elle continue à vivre et qui dit
vie, dit changement ».
Milton Guran128
Dans l’ouvrage de Guran (2010 [1999]), la bourian est principalement traitée dans le
chapitre III, « L’identité en action ». L’auteur approche le sujet de la bourian par le biais
de l'ethnographie de la fête du Bonfim de Porto-Novo et des festivités liées à
l’intronisation du Chef de la famille De Souza, le Chacha VIII, à Ouidah. Guran
l’introduit avec une observation importante, en disant qu’il y a un mouvement de
réaffirmation des « origines brésiliennes » au début des années 1990 au Bénin (ce qui
coïncide avec la fin du gouvernement Kérékou, en 1990 et le renforcement du prestige
des chefferies traditionnelles). En 1989, le gouvernement brésilien missionne un
premier consul honoraire du Brésil à Porto-Novo129. Le drapeau brésilien n’aurait été
incorporé à la fête qu’après cette mission, soit vers le milieu des années 1990 (de nos
jours, on voit aisément des drapeaux brésiliens dans cette fête). Les mots suivants
résument la vision de Guran sur la place de la bourian dans le contexte identitaire :
127
Bastide ne cite malheureusement ni la date ni dans quelles conditions la visite s’est passée, mais
ailleurs dans ce texte il nous laisse une piste : « Lors de notre dernier voyage au Dahomey, nous avons vu
danser la Burrinha à l'occasion d'un Colloque de l'UNESCO ». En conversation informelle avec l’auteur
du livre « Bastide et Verger – dimensions d’une amitié » (2002), et directrice de la fondation Pierre
Verger à Bahia, Angela Lühning, celle-ci m’a confirmé que Bastide a fait un seul voyage de recherches
en Afrique (décrite dans son livre) et seulement quelques séjours rapides pour des colloques et
séminaires.
128
Le Brésilien Milton Guran a soutenu sa thèse sur les Agudàs en 1996 à l’EHESS - Paris ; on la
retrouve sous son nom de naissance Milton Roberto Monteiro Ribeiro. La thèse a été éditée en portugais,
au Brésil en 1999 et en France en 2010. Dans ce chapitre je citerai l’édition française.
129
Guran (2010 : 145)
77
« C’est lors de ces moments - la célébration du Bonfim, la présentation de la bourian et
l’intronisation du Chacha – que l’identité ethnique est à la fois la plus affichée, la plus
revendiquée, (...) et en quelque sorte, "mise à jour", c’est à dire mise en action. Le reste du
temps on peut considérer qu’elle est résiduelle130 ».
130
Guran (2010 : 145).
131
Comme dit auparavant, je dois à Guran le conseil, donné lors d’une conversation au Bénin en janvier
2010, de prendre la bourian comme objet d’étude.
132
Guran (2010 :148-153) ; auparavant, Seljan (1978) avait écrit quelques informations et tisser certains
commentaires à ce sujet.
133
Guran (2010 : 148)
78
confrérie du Bom Jésus du Bonfim à Porto-Novo, qui « rassemblait alors tous les
"Brésiliens" de la ville. Les musulmans "brésiliens", sans assister à la messe, fêtaient
aussi le Bonfim avec les Catholiques ». C’est ici qu'apparaît le nom de Casimir
D’Almeida. La confrérie était encore active en 1960 et était présidée par lui. Avec
Marcelino D’Almeida, les deux étaient « les plus grands animateurs de la fête
Brésilienne ». Les répétitions se faisaient chez Marcelino. Venu de Ouidah en 1901, le
maçon Édouard Amaral (père de l’actuel chef du groupe, Auguste) musicien lui aussi,
fabriquait les déguisements et accoutrements134. Après la mort de cette génération
d’animateurs, la veuve de Casimir invite son neveu, l’homme d’affaires Karim Urbain
da Silva, « le plus riche Agudà de Porto-Novo », à assurer la direction du groupe135 . Les
enjeux liés à la figure de Karim Da Silva et sa quête de pouvoir et de prestige autour de
l’Association de Ressortissants Brésiliens et de la bourian – sujet auquel nous
reviendrons plusieurs fois tout au long de ce travail – sont présentés par Guran, qui
demeure le premier à les avoir décrits. Da Silva, bien que musulman, est resté fidèle aux
traditions et « a toujours soutenu la célébration du Bonfim et la bourian136 ». Guran
continue : « L’appartenance ethnique prend donc nettement le pas sur l’appartenance
religieuse137 ». Selon Guran, les Agudàs formeraient donc aujourd’hui un « groupe
ethnique ». De ma part, je préfère les voir comme un « groupe d’appartenance », un
« groupe d’origine », un groupe qui renvoie à une origine commune et qui, à plusieurs
occasions, et selon la situation, est perçu – et éventuellement désigné – comme un
groupe ethnique. Ce groupe présente effectivement quelques aspects similaires à ceux
des « ethnies », pour utiliser les termes locaux courants. Néanmoins, selon la situation,
le groupe Agudà fonctionne d'après ses caractéristiques particulières.
134
Guran (2010 : 148-149).
135
Nous verrons dans un chapitre dédié à l’entretien avec Mme Amégan, que celle-ci a une autre vision
des faits intervenuss à cette époque.
136
Guran (2010 : 149)
137
Guran (2010 : 149)
79
Jean Amaral, et par Mme. [Thérèse] Domingo née Santos138 (...)». On se penchera un
peu plus sur ce conflit, car ses déploiements sont perceptibles jusqu’à nos jours.
« Les deux principaux acteurs du conflit de Porto-Novo sont M. Karim Urbain da Silva et M.
Jean Amaral, l’un puissant homme d’affaires, et l’autre menuisier (...) le premier se fait nommer
en 1992, par le gouvernement brésilien, consul honoraire du Brésil au Bénin139, l’autre est le
représentant140 du quartier d’Oganla, connu comme le quartier des "Brésiliens", auprès de la
mairie de Porto-Novo141 ».
Pour résumer l’énoncé du conflit – et ici je croise les informations de Guran avec ma
connaissance personnelle de l’affaire – Da Silva a été choisi pour présider
l’Association, qui en ce temps-là fonctionnait sur la base de cotisations venues des
différentes familles Agudàs. Cependant, le riche Da Silva ouvrait son portefeuille avec
de grosses sommes, de telle façon que les modestes contributions des familles sont
devenues sans importance. Cela lui confère un grand pouvoir représentatif dans le
milieu agudà, ce qui a été perçu comme gênant. Les Amaral ainsi que des individus
issus d’autres familles, comme les Campos, trouvent que ce processus a désengagé les
familles Agudàs, qui se sentaient alors moins concernées, puisqu’elles ne contribuaient
pas ou que leur contribution n’était plus fondamentale pour la réalisation de la fête.
« Avant la fête, on allait voir les gens qui sont ici avec leur nom dans le cahier. Et on
allait, Jean [Amaral] et moi, leur rendre visite pour leur dire : "voilà la fête s’approche,
il nous faut votre participation, et ils donnaient142" ». D’autre part, Karim Da Silva
soutient que les Amaral « voulaient avoir le machin pour eux pour pouvoir recevoir de
l’argent quand il y avait une cérémonie143 ». Je ne peux qu’être d’accord avec l’analyse
de Guran : « La cotisation sert donc à entretenir le réseau de relations personnelles et
sociales qui constitue la base de la célébration du Bonfim et qui reste l’un des aspects
les plus importants pour ces participants144 ». Guran comprend que Jean Amaral « (...)
intervient sans doute, par nécessité de maintenir vivante la célébration du Bonfim, en
tant que patrimoine de sa famille, et/ou parce qu’il a l’intention d’en tirer un profit
138
Guran (2010 : 149). Ces noms reviendront plusieurs fois au long de ce travail.
139
Il n’est pas clair, dans l’ouvrage, de vérifier si Da Silva est le deuxième consul, suite à un premier non
identifié, ou si Guran entre en contradiction avec ce que lui-même écrit p. 145, citée plus haut, où il
informe qu’un consul honoraire fut commissionné en 1989.
140
Je connais Jean Amaral comme étant dans la fonction appelée « chef de quartier ».
141
Guran (2010 : 150).
142
Entretien avec Mme Amégan, née De Campos, le 2/2/1996 ; Guran (2010 : 152).
143
Entretien avec M. Da Silva, le 4/3/1995, Guran (2010 : 150).
144
Guran (2010 : 152).
80
commercial, comme l’en accuse M. Da Silva145 ». Par ailleurs, certains accusent Da
Silva « d’avoir voulu être président de l’association pour acquérir la légitimité qui lui
aura permis d’être nommé consul146 ». La séparation se produit, et depuis 1990, donc
pendant la période dont Guran a fait son terrain, il y avait deux associations de
ressortissants Brésiliens à Porto-Novo, celle de Karim Da Silva (qui réunit
essentiellement des branches de familles musulmanes proches de lui, mais en incluant
quand même quelques chrétiens147) et celle où les Amaral étaient les responsables de la
partie musicale et, pour ainsi dire, de la « mise en scène » de la bourian. Comme on
verra le plus loin, Da Silva essaie de constituer un autre groupe bourian qui n’aura pas
de continuité. Aujourd’hui, l’association de Da Silva n’existe plus, mais le cortège de la
bourian sous la direction d’Auguste Amaral passe chez Da Silva pour lui rendre
hommage (il est désormais un des Agudàs les plus âgés de la ville) et pour recevoir des
donations. On peut dire que Da Silva est devenu un « bon contributeur », quelqu’un qui
ajoute du prestige à l’évènement, mais qui n’a pas d’autorité sur le groupe.
Guran est donc le premier à décrire la bourian non seulement dans ses aspects
plastiques, musicaux, festifs, mais en la dévoilant comme la scène d’enjeux de prestige
et de pouvoir internes à la communauté agudà. Comme nous l’avons vu, Laotan et
Bastide avaient abordé auparavant ces mêmes aspects, mais en termes de contrastes
entre Agudàs et non Agudàs et pas entre les Agudàs eux-mêmes. Cela est certainement
le fruit d’une méthodologie de terrain de plus longue durée, qui a permis à Guran de
dévoiler les aspects au-delà de la seule impression laissée par la performance (que je
pourrais appeler un « impressionnisme de la performance » soit, ne se pencher que sur
l'expression performative elle-même, sans se soucier vraiment des enjeux de son
entretien et des rapports de pouvoir qui lui sont liés).
Guran a assisté aux célébrations du Bonfim en 1995 et 1996. Il remarque que les
membres de la confrérie du N. S. du Bonfim, lors de la messe du dimanche matin,
s’habillent en blanc « comme les adeptes d’Oxalá à Bahia148 ». Je rajoute que, selon ce
145
Guran (2010 : 152).
146
Guran (2010 : 152).
147
Guran (2010 : 164).
148
Guran (2010 : 153). On prononce « oshalà » ; orishà [divinité] afro-brésilien syncrétisé à Bahia avec
notre Seigneur du Bonfim.
81
que j’ai pu recueillir auprès de deux de ces Agudàs « habillés en blanc », il n’y a pas de
mention à une telle divinité de la part des Agudàs lors de cette festivité (ce qui
n’empêche pas qu’ils auraient pu n’avoir repris que cet aspect plastique de la fête qui a
lieu au Brésil). Auguste Amaral et Mme Yannick Domingo laissent entendre clairement
qu’il s’agit d’une fête chrétienne. La bourian, par contre, est une fête de tous les
Agudàs, indépendamment de leur foi religieuse.
La fête du Bonfim
Guran décrit le cortège festif du samedi soir, qui inclut plusieurs personnages de la
bourian. À cette occasion, les trois frères Amaral – Jean, Adolphe et Auguste –
organisent (encore) le défilé ; lors de mes terrains les autres deux frères s’étaient déjà
retirés et l’organisation du groupe est revenue à la charge exclusive d’Auguste. Guran
remarque que, bien que le défilé rappelle le carnaval brésilien, la différence est qu’on
n’y trouve pas de boissons alcoolisées. Il note aussi que, parmi un répertoire de sambas
et de marchas (styles musicaux) en portugais, on chante une chanson d’appel à la fête
composée en 1992 par Mme Amégan (née Campos), en nago (yorouba), qui, selon lui,
« est la langue la plus répandue chez les Agudàs151 ». Une autre différence avec ce que
j’ai vu en 2015 est que, dans les deux ans où Guran a été présent, le défilé du samedi de
149
Guran (2010 : 154).
150
Moi-même j’ai offert un drapeau à un ami Agudà qui a participé au défilé – qui a eu lieu plusieurs
mois plus tard – enroulé avec. Je me suis permis de le faire car il y avait déjà d’autres drapeaux – bien
plus grands d’ailleurs – incorporés à la fête. À propos des cadeaux offerts aux Agudàs, parfois spontanés,
d’autres en réponse à des demandes insistantes (souvent pour des objets non spécifiés - comme par
exemple la demande pour « des bons cadeaux » tout simplement) ; par précaution j’essaie d’éviter des
cadeaux « innovateurs », en me restreignant à offrir plus au moins des objets de même nature que ceux
déjà présents dans leurs fêtes.
151
Guran (2010 : 155).
82
la veille du Bonfim, appelé le « carnaval », a commencé le soir, avec la nuit déjà
tombée, une fois de 20h à 23h et l’année suivante de 20h30 jusqu’à trois heures du
matin. Par contre, en 2015, le cortège est sorti vers 17h environ (toujours du même
endroit, le siège de la bourian, la maison de feu Édouard Amaral), et a parcouru la
moitié du chemin sous un ciel encore éclairé. Parmi d’autres maisons visitées, le cortège
s’est arrêté chez Karim Da Silva les trois fois. En 1995, Da Silva n’était pas chez lui ;
par contre en 1996 il y est, ouvre le grand portail en fer et reçoit le cortège dans sa
grande cour, où il distribue des billets de 500 francs CFA aux participants et 10.000
francs CFA à l’association. En 2015, j’ai assisté à peu près à la même dynamique chez
Da Silva. Ces fois-ci le cortège s’est aussi arrêté chez Mme Patterson (née De
Medeiros), actuellement la doyenne la plus âgée parmi les Agudàs de la ville. Mais en
1996, Guran décrit et photographie la station chez Mme. Télégan, – qui n’a pas eu lieu
la fois où j’étais présent – qui habitait alors chez le feu Marcelin (ou Marcelino)
D’Almeida (1880-1972) où, « pendant la majeure partie de ce siècle [le XXe] les
"Brésiliens" de Porto-Novo se sont réunis pour jouer la bourian. C’est dans cette
maison, nous informe Jean Amaral, qu’ils ont tous appris à chanter, à jouer et à danser
la "samba" ». Le cortège montre son respect devant son portrait exposé dans la cour152.
Le cortège suivi par Guran s’arrête aussi chez les familles Francisco, Campbell,
Dosou153 et devant la maison du général Kourjamè, alors commandant de la
gendarmerie nationale, avant de rentrer chez les Amaral vers trois heures du matin
environ. En 2015 aucune de ses visites n’a eu lieu.
152
Guran (2010 : 160-161).
153
Il s’agit probablement de la famille Dossou.
83
attendait dehors fait l’animation du cortège. Chez Guran, la fanfare ne joue que lors de
cette petite procession autour de l’église, mais j’ai pu accompagner la sortie de messe en
2010 où la fanfare continuait à animer le groupe d’Agudàs qui chantaient des chansons
de la bourian tout au long d’un parcours dans les quartiers voisins, où l’on s’est arrêté
pour visiter plusieurs maisons où habitaient des familles brésiliennes. En 2015 par
contre, il n’y a pas eu de visites aux maisons, le cortège et la fanfare se limitant à faire
le tour autour de l’église. Guran ne mentionne pas la présence des personnages masqués
de la bourian dans ce cortège qui visite les maisons, qu’on ne voit pas non plus sur ses
clichés, mais il mentionne l’accompagnement rythmique fait au son des pandeiros, les
tambourins brésiliens154. La différence la plus remarquable dans la petite procession
autour de l’église qui a lieu à la sortie de la messe dont j’ai été témoin en 2015, par
rapport à celle de 2010 et décrite par Guran, est la présence du personnage masqué issue
du panthéon vodoun Mami Watà, qui apparaît avec le serpent Dan – également un
vodoun – confectionné en tissu, enroulé autour de sa taille. Mami Watà pose alors avec
tous les Agudàs présents pour la déjà traditionnelle photo annuelle sur les escaliers de
l’église, et accompagne de près, en dansant, le prêtre – qui semblait être de très bonne
humeur – dans son chemin de retour vers le fond de la paroisse. Lorsqu’on compare ce
qui est décrit par Guran avec mes expériences de terrain, on voit que la fête du Bonfim à
Porto-Novo suit le même schéma général, laissant passer néanmoins quelques
variations. Les organisateurs de la fête apparemment ne cherchent pas à la répéter
chaque année rigoureusement en les détails.
La partie finale de la fête se passe l’après-midi, avec le pique-nique des familles à base
des mets brésiliens suivi par la (grande) présentation de la bourian. J’en ai été témoin
par deux fois sur la place de l’Assemblée nationale, mais en 1996, Guran y a assisté sur
le terrain de l’école publique centrale, dans le quartier d’Oganlà, où se sont réunis
« presque une centaine de personnes ». Ils étaient un peu plus nombreux en 2015 (je
parlerai d’environ 200 personnes, au moins), mais il me semble que plus important que
le nombre d’individus, c’est le nombre de familles concernées, puisque deux, trois,
quatre individus peuvent représenter toute une famille. Guran a rencontré une personne
qui était probablement déjà disparue lors de mon terrain : Mme Augustine Abile, née en
154
Guran (2010 : 164).
84
1916, et qui lui a été présentée comme étant « la mémoire vivante des chansons
brésiliennes ». La vieille dame, en plus de chanter toutes les chansons connues, en a
ajouté une autre dont – selon Guran – « elle est sans doutes la dernière à se souvenir » :
« C’est un chant de mélodie triste, sur lequel on ne danse pas » remarque Guran. Il ne
s’agit pas donc d’une chanson bourian. Encore sur cette chanson :
« Cette vieille chanson portugaise, qui a fait allusion à des guerres ibériques, aurait transité par
le Brésil, à moins qu’elle ne soit une chanson d’origine brésilienne qui relate des guerres
internes ou la guerre entre le Brésil et le Paraguay qui a eu lieu il y a un siècle et demi156 ».
Nonobstant, je dirais que ce sont des pures conjectures que l’auteur a fait sur la
provenance de la chanson. Je ne vois aucun élément que nous permette de la lier aux
guerres ibériques (ou, s’il y en a, Guran ne les a pas mentionnées), ni même à la guerre
du Paraguay. La Guerre du Paraguay (1864-1870) a certainement été la plus grande
guerre à laquelle le Brésil a participé au XIXe siècle, et l’on sait d’ailleurs qu’il y a eu
une participation massive d’esclaves, ainsi que de noirs libres. Cette chanson pourrait
effectivement faire référence à ce conflit, mais le pays a vécu divers conflits internes
dans cette même période qui auraient pu également inspirer ces paroles. En se
restreignant aux États de Bahia et du Pernambouc, nous pouvons citer, parmi d’autres
conflits, ceux liés à l’indépendance de Bahia (1821-1823), et à Pernambouc, ceux liés à
la révolution républicaine de 1817 et à la Confédération de l’Équateur, en 1824157.
« A burrinha está na rua... » [La bourian est dans la rue...], à partir de la p.170, est la
155
Guran (2010 : 169-170).
156
Guran (2010 : 170).
157
Il y a dans la bourian de nos jours, une chanson qui fait référence à la révolution républicaine qui a eu
lieu au Pernambuc en 1817 ; « Cavalaria Pernambucana », (Chevalerie pernambucaine). La chanson a été
citée auparavant par Freyre (1962) par Bastide (1971). Guran la transcrit aussi (p. 183). À chaque fois la
chanson apparaît avec des variations au niveau de son texte.
85
deuxième partie du chapitre « L’identité en action », et est spécifiquement dédiée à la
présentation de la bourian dans la fin de l’après-midi du dimanche de la fête du Bonfim.
Dans la description des personnages masqués de la bourian, Guran se concentre sur les
poupées géantes Yoyo et Yaya, appelées aussi de Papa Giganta et Mama Giganta, qui
« représentent les propriétaires des plantations au Brésil ». D’après un entretien avec M.
Bruno Rodriguez, en 1996 à Bohicon, ces personnages auraient étés présentés pour la
première fois à Porto-Novo (sans mentionner quand).
C’est bien connu au Brésil : Yoyo (plutôt écrit ioiô) était l’appellation (respectueuse)
que les esclaves utilisaient pour dire « seigneur », dans le sens de « maître », Yaya (ou
Iaiá) était celle pour senhora, madame158. J’ai demandé à plusieurs interlocuteurs au
Bénin qui étaient les poupées géantes ; on m’a répondu en général qu’ils étaient « les
grands », « les ancêtres », « ceux qui sont venus du Brésil », et, on m’a expliqué
que c’est pour cela qu’ils sont blancs. Je retournerai au sujet, mais on peut déjà
questionner l’interprétation de Guran, où ils seraient « les propriétaires de plantations au
Brésil ». Or, s’il s’agit d’une information donnée par des interlocuteurs béninois, il n’a
pas cité de sources. Mais il me semble qu’il s’agit d’une interprétation « trop
brésilienne » de ces masques. Il y a une certaine fantaisie – plutôt une image dominante
– au Brésil, qui veut que les esclaves fassent surtout partie de la vie rurale, alimenté
peut-être par les telenovelas qui, lorsque celles-ci se passent au temps de l’esclavage, se
déroulent souvent dans de grandes fermes. Or, l’esclavage était aussi très présent dans
les villes, et les anciens esclaves retournés sont essentiellement urbains, de telle manière
qu’ici, un propriétaire d’esclaves, le maître, ne désigne pas automatiquement un grand
propriétaire rural. En outre, comme on verra, les Agudàs parlent rarement des maîtres
au Brésil, évoquant beaucoup plus « les ancêtres du Brésil » ou les ancêtres venus du
Brésil. D’autant plus que plusieurs familles agudàs se disent être des descendants
directs de commerçants luso-brésiliens « blancs » établis sur la côte, donc sans la
moindre référence à un grand propriétaire rural.
158
« Monsieur », qui s’écrit senhor en portugais (on prononce « segnor » en français), qui se transforme
par déformation en nhonhô, (prononcé « gnogno »), puis ioiô (ou yoyo). C.F. l’entrée « ioiô » dans le
dictionnaire Michaelis de langue portugaise : http://michaelis.uol.com.br/busca?id=D9alD
86
entendus à la radio, parmi lesquels la samba « Olelê, olalá/ Pega no ganzê/ Pega no
ganzá159 ». Il est possible que, de la même manière que ces airs rentrent dans le
répertoire de la bourian, elles en sortent aussi facilement, car je ne l’ai jamais entendu
sur le terrain.
L’extrait suivant résume bien la nouvelle problématique – que Guran est le premier à
introduire – autour des changements dans les fonctions de la bourian. Celle-ci se produit
désormais avec plus de fréquence, et souvent pour les non-Agudàs. Quels changements
en découlent ?
« La bourian est par contre un spectacle profane, dont la seule fonction est d’amuser les gens :
c’est pourquoi elle est de plus en plus adoptée par les non-"Brésiliens" dans leurs
commémorations de famille. Le spectacle fait sur commande devient moins figé par la tradition
et change en fonction du goût d’un public de plus en plus divers quant à ses origines 160 ».
En ce qui concerne les origines de la bourian, Guran relie la manifestation aux fêtes
tenues au Brésil, celles de la Burrinha et du Bumba-Meu-Boï, basée essentiellement sur
les travaux de Cascudo161. Cependant, je rappelle que Cascudo n’a pas vu la Bourian
africaine, et cet auteur n’est utilisé comme référence que pour les manifestations tenues
exclusivement au Brésil. Guran donc, différemment de Bastide, n’associe pas la bourian
au Cavalo-Marinho ou aux fêtes de Rois. Il remarque, nonobstant, que si au Brésil le
Boï a assimilé la Burrinha au XIXe, en Afrique l’inverse se serait passé, et c’est la
Burrinha qui aurait incorporé le Boï. Ainsi, les personnages du Boï se seraient
réorganisés autour de la figure de l’ânesse, « avec quelques adaptations dues aux
159
Il s’agit de la samba-thème de l’école de samba Salgueiro, de Rio, pour l’année 1971, « Festa para um
rei negro » (Fête pour un roi noir) et qui a obtenu un succès international.
160
Guran (2010 : 172).
161
Guran (2010 : 173).
87
influences de la réalité béninoise », selon lui.
Les extraits suivants se complètent au sujet d’un des thèmes les plus récurrents évoqués
spontanément par les Agudàs, celui d’un « âge d’or » qui serait révolu, concernant tant
les Agudàs eux-mêmes que la bourian :
«... la bourian (...) a peut-être perdu un peu de sa force comme moyen de rassemblement des
"Brésiliens", mais elle demeure une référence majeure d’identité pour les Agoudas, qui
d’ailleurs ne se trouvent plus dans la même classe sociale comme au temps du père Bouche.
Jusque dans les années 1970, elle constituait encore un point de rencontre pour les jeunes.
"Quand j’étais jeune fille, raconte Mme. Sacramento, née Vieyra, je faisais partie de la bourian.
C’était notre vodoun, quoi162 ! " ».
Le père Bouche n’arrivait peut-être pas à le percevoir, mais il y avait très probablement
déjà des différences entre les Agudàs aisés et les branches constituées par les serviteurs
des premiers. En observant la bourian dans plusieurs villes, Guran constate que :
«... la jeunesse plus aisée y est absente. Le spectacle est redevenu le divertissement populaire
mené surtout par des "Brésiliens" plus âgés et par des jeunes qui ne sont pas nécessairement
"brésiliens", mais qui appartiennent presque toujours à des milieux populaires. Le public aussi
est constitué de gens du peuple, toutes origines ethniques confondues163 ».
162
Guran (2010 : 174)
163
Guran (2010 : 175)
164
Guran (2010 : 175).
88
Européen est venu du Brésil en disant que ça ne devait pas se faire ainsi, qu’il fallait se
réveiller et reprendre le spectacle », mais qu’il était alors enfant et ne se souvenait pas
de son nom165. Or, Guran ne s’étend pas sur le sujet ; mais si on croise le témoignage de
Gbédji avec l’ouvrage de Lühning166, on peut être pratiquement sûr que cet Européen
venu du Brésil ne serait autre que Pierre Verger, qui réalisait alors son premier voyage
en Afrique après avoir connu et s’être installé à Bahia.
Théodore Kassoundanwo (dont la mère est née Olympio), alors directeur de la Bourian
des D’Almeida dit, en 1996, à Guran, qu’il y avait « six ou sept groupes dissidents » à
Cotonou, parmi lesquels le sien était le plus ancien encore en activité168. Guran visite
donc un deuxième groupe à Cotonou, celui de l’Association brésilienne de Cotonou, qui
se réunit chez la famille Lawson169. Parmi les cinq groupes que Guran décrit avec plus
de détails170, ce sont seulement les deux de Cotonou qui utilisent, en plus des
« instruments traditionnels », des guitares électriques. Selon Guran, cela a été fait
165
Guran (2010 : 175 - 176).
166
Lühning (2002 : 14).
167
Nom d’un quartier dans la métropole béninoise, où le groupe faisait ses répétitions.
168
Guran (2010 : 176).
169
Cette famille n’est pas d’origine brésilienne, mais Turner (1975 : 91-92) aborde l’approximation entre
les Lawson et le Chacha De Souza déjà vers les années 1820 dans la région autour d’Anécho (actuel
Togo, frontière avec le Bénin). Isidoro De Souza, le Chacha II, a été élevé par sa tante maternelle Adolêvi
Apê, épouse d’Akuêtê Lawson, d’après Guran (2010 : 191), que cite Verger (1953 : 40-41), et qu’à son
tour cite Foa (1895).
170
Guran décrit deux groupes à Porto-Novo : celui de l’Assoc. de ressortissants Brésiliens de Porto-Novo
et l’Étoile d’honneur ; deux à Cotonou (le « groupe D’Almeida » et celui lié à la Famille Lawson) et un à
Ouidah (De Souza), ce dernier d’une façon moins détaillé. En outre il donne des informations sur le
groupe de Bohicon (celui de M. Rodriguez) ; celui de la famille Neves/Nevis, à Ouidah. Son interlocuteur
Aurélien Gonzalo affirme qu’un groupe s’organisait à Grand-Popo (petite ville côtière proche de la
frontière avec le Togo), mais sans donner plus de détails. J’ai résumé les informations sur les groupes
bourian qu’on trouve chez Le tableau des groupes
89
« dans la perspective innovante de Joseph Gbédji171 ».
Lors de recherches effectuées par Guran, il y avait deux groupes en activité à Porto-
Novo, celui de l’Association des Ressortissants Brésiliens et le groupe Étoile
d’honneur. Le premier se réunissait chez les Amaral (et continue de le faire de nos
jours) et l’autre était dirigé par les cousins Nocois (sic) et Aurélien Gonzalo ;
« l’animateur » était Joseph Gbédji172. Guran nous met en garde sur le fait que « malgré
la coïncidence de patronyme avec le premier Gonzalo qui a amené la bourian à Porto-
Novo, Aurélien n’est pas lié au réseau qui a gardé la tradition de ce divertissement173 ».
« Les deux groupes jouent la même musique, chantent les mêmes chansons, présentent les même
déguisements et sont tous comptes faits, gardiens des mêmes traditions, ce qui les sépare, c’est
l’usage qu’ils font de ces traditions174 ».
171
Guran (2010 : 177).
172
Guran (2010 : 179 et 187).
173
Guran (2010 : 187). Ici et à d’autres occasions, Guran se sert du terme « animateur » mais il n’est pas
évident de distinguer s’il s’agit du terme emic à l’occasion ou celui du choix de l’auteur. Le terme en
français que j’ai entendu pour cette fonction était celui de « chef », désignant, comme dit auparavant,
celui qui est à la fois le chanteur principal, et pour ainsi dire, le directeur musical et artistique.
174
Guran (2010 : 179). Nous devons, nonobstant, relativiser le constat de Guran en ce que concerne la
partie musicale. Les deux groupes peuvent jouer la même musique du point de vue du répertoire et du
genre (samba, marcha, soit rythmes brésiliens), mais le groupe de l’Association joue des pandeiros,
tandis que l’Étoile d’honneur joue des tambours carrés. Du point de vue des acteurs, il s’agit d’une
différence d’importance : cela revient à dire que les Gonzalo de l’Étoile d’honneur, du point de vue de
l’Association, ne sont pas tout à fait « gardiens des mêmes traditions ». Auguste Amaral m’a expliqué en
détail que lorsqu’on change d’instrument, même si l’on essaie de jouer le même rythme, on changera
quelque part le résultat sonore rythmique final, ce qui amènera le danseur à danser d’une forme différente,
rythme et danse étant intrinsèquement liés, comme on le verra dans un autre chapitre.
175
Guran (2010 : 179).
90
certains points qui pourraient être utiles pour une comparaison avec le résultat de mes
recherches.
176
Guran (2010 : 180).
177
En 2010 et 2015 elles ont eu lieu sur la place en face de l’Assemblée nationale. La bourian par contre a
commencé avant 17h, car quand la nuit est tombée, soit un peu après 18h30, elle était déjà finie et la fête
terminée.
178
Guran (2010 : 181-182). Ici, la sortie de la poupée géante mâle Yoyo (qui souvent m’a été désigné
comme « le grand, celui qui est venu du Brésil ») au début de la performance est à remarquer car, dans ce
que dont j’ai été témoin, dans ce genre de présentation, où les musiciens jouent assis, ce personnage
sortait toujours parmi les derniers.
91
véritable bal populaire ou dans carnaval brésilien179 ».
179
Guran (2010 : 185). En d’autres occasions, « Margaret Thatcher » et « Obama » feront aussi leur
apparition. Comme l’on verra, j’ai interrogé mes interlocuteurs au sujet du choix des masques de
politiciens étrangers.
180
Tout indique qu’il s’agit d’un autre groupe bourian et non de l’Étoile d’honneur.
181
Guran (2010 : 187).
182
Guran (2010 : 188).
92
une heure183. Lors de mon terrain, en 2013, j’ai pu mener un entretien avec deux anciens
membres de l’Étoile d’honneur, groupe qui n’était plus en activité depuis plusieurs
années. Comme l’on verra, l’ancien groupe ainsi que certaines attitudes de cette branche
de la famille Gonzalo ont été critiquées par plusieurs interlocuteurs Agudàs.
Une des principales parties de l’ouvrage de Guran évoque longuement (pp 189- 278) la
famille De Souza de Ouidah et décrit le processus d’intronisation du Chacha VIII.
Chacha est le titre que, selon les circonstances, peut prendre le chef de la nombreuse
famille dont le grand trafiquant d’esclaves Francisco Félix De Souza, le Chacha (ou
Chacha I), a été le fondateur, entre la fin du XVIIIe et la première partie du XIXe siècle.
Je vais me concentrer sur les parties qui mentionnent la bourian, et on peut se rendre
compte de sa remarquable présence lors de ces rites.
« (...) s’est tenu un défilé carnavalesque au long duquel on a chanté et dansé des chansons de la
bourian, ainsi que des louanges au Chacha (...) dans la soirée, les musiciens de la bourian ont
joué de leurs instruments traditionnels et de l’accordéon, des chansons traditionnelles, et on a
dansé la samba185 ».
« (...) le tour durera presque une heure et ressemble à une apothéose. Une foule de gens
183
Guran (2010 : 187-188).
184
Guran (2010 : 246). Certainement l’auteur veut dire par là que ce « carnaval » est méconnu de la part
des autres populations ou groupes ethniques au Bénin.
185
Guran (2010 : 246) ; l’auteur spécifie qu’il y a eu de la samba dans la soirée, car très probablement
pendant le défilé le rythme brésilien entendu a été la « marcha » (plus rapide que la samba), comme
d’habitude dans le carnaval des Agudàs. Par contre, il ne mentionne pas s’il y a eu la participation des
personnages de la bourian.
93
chantent et dansent comme dans un véritable carnaval brésilien. C’est – semble-t-il – le but des
organisateurs puisque le défilé de la veille a été beaucoup plus modeste.
(...) des centaines de personnes, dont de nombreuses sont déguisées ou masquées, mêlés à des
personnages de la bourian comme le Papa Giganta, chantent et dansent entraînés par une
fanfare. Tout le monde entonne à pleines poumons les louanges de Dom Francisco [le Chacha I]
(...) à travers plusieurs rues du centre-ville186 ».
Guran ne spécifie pas le groupe bourian responsable de ces animations, mais je ne vois
pas de raison de croire qu’il s’agirait d’un autre groupe que celui de la famille De Souza
de Ouidah. De la même manière que lors de la fête du Bonfim de Porto-Novo, la
bourian se présente aussi, dans le cadre de cette occasion exceptionnelle d’intronisation,
dans ces deux versions, en carnaval (défilé) d’une part, et dans le cadre que j’appelle
« de cour », avec les musiciens qui jouent assis, d’autre part. La fête du samedi 7
octobre, « s’achève par un bal de samba qui va jusqu’à cinq heures du matin187 ». Les
rythmes brésiliens ne sont pas les seuls à être présents lors de cet événement chez les De
Souza – par exemple, à certains moments on joue le Hougan188 – mais, à mon sens, ils
ont un rôle d' « identification sonore » ou d’« identification rythmique » de ce groupe
social (des rythmes comme de marqueurs d’identité d’un groupe). La programmation
officielle de la fête incluait la présentation de la bourian comme une partie des
« manifestations culturelles189 ». Ici, à l’instar de la fête du Bonfim, la musique et les
masques sont des marqueurs de brésilianité qui vont de pair avec la tradition culinaire :
dans cette fête à Singbomey – le nom de la concession familiale des De Souza – on
mange, à côté des mets africains, la feijoada, plat considéré typiquement brésilien190.
Les chansons de la bourian, ainsi que la danse samba – cette fois sans les personnages
masqués – ont été présents dans une cérémonie très particulière, celle du retour du
Chacha à la cour du roi d’Abomey. Cela s’est passé le 16 février 1996, quelques mois
après l’intronisation du De Souza, qui a eu lieu le 7 octobre 1995. Cette visite doit être
comprise en parallèle avec celle que le même chef du clan De Souza avait fait deux
186
Guran (2010 : 260-261) ; les louanges au Chacha de ma connaissance sont en langue fon, c’est
possible qu’il en existe également dans d’autres langues locales, mais je n’en connais pas en portugais.
187
Guran (2010 : 265).
188
Guran (2010 : 265) ; J’ai eu l’opportunité de voir le Houngan ["grand tambour" en fon] chez les De
Souza à Ouidah tantôt dans la journée de la fête annuelle de la famille le 4 octobre, comme dans la soirée
de veille.
189
Avec la graphie « Bourignan », Guran (2010 : 245).
190
Guran (2010 : 263).
94
jours avant son investiture en tant que Chacha VIII au même roi fon Agoli-agbo. Ce
sont des visites où l’on trouve des indices d’allégeance de la part du Chef des De Souza
qui cherche en quelque sorte une légitimation, mais est, en même temps, un acte de
reconnaissance du rôle du Chacha de la part du roi fon. Ces visites ont aussi été des
moments publics de reprise des bonnes relations entre les deux parties en rupture depuis
plus d’un siècle – les télévisions béninoise et togolaise étaient présentes lors de la
deuxième visite191.
Lors de cette deuxième visite – en fait la première suite à son intronisation – le Chacha
arrive à Abomey avec « une suite de presque cent personnes, parmi lesquelles les
musiciens de la bourian ». La délégation arrive « soigneusement habillée en
"brésilienne" chantant les louanges du Chacha [en fon] mais aussi les chansons de la
bourian et dansant la "samba"192 ». Plus tard, dans la cour du palais, après des discours
des deux parties193, les musiciens de la bourian jouent dans une démonstration de la
danse samba faite par les femmes de l’entourage du Chacha pour le roi et sa cour. En
échange, les femmes de la suite du roi, accompagnées par leurs musiciens, présentent
leurs danses : « Les deux façons de danser, la "Brésilienne" la "fin" attestent la
différence entre les deux cultures194 (...) ».
On voit, par ces constantes mises en avant des éléments de la bourian, parfois les
191
Le Chacha I et le roi d’Abomey Ghézo, comme on le sait, ont été étroitement liés ; le souverain fon
ayant même donné au Brésilien le titre de « Vice-roi de Ouidah ». On peut dire que les relations entre la
cour royale d’Abomey et les Chacha ont été bonnes jusqu’à la rupture avec Julião, le Chacha IV, exécuté
par le roi Glélé en 1887. Les enjeux de la chute de Julião se sont déroulés autour des actions qu’il a
tenues en cherchant à viabiliser un protectorat portugais sur la côte dahoméenne – où Julião se faisait de
plus en plus influent – en ayant pour point d'appui la forteresse portugaise de Ouidah. Cela a généré une
forte insatisfaction de la part des Français, des Aboméens et même de certains Agudàs. Avec la sentence
de mort donnée à Julião, les relations entre les De Souza et la cour d’Abomey se sont fortement
refroidies, notamment lorsque le prince Kondo (le futur roi Béhanzin), très concerné dans l’affaire,
augmente son pouvoir d’action. Jusqu’à ce moment, tous les successeurs du Chacha avaient été désignés
par le roi du Dahomey, même le successeur du malheureux Julião, le Chacha V, décédé moins d’un an
après sa prise de fonctions. En 1996, la visite du Chacha VIII vient donc clôturer ce contentieux qui
mettait mal à l’aise d’un côté les descendants du Chacha et de l’autre ceux de Glélé, et rétablir les liens.
J’ai résumé ici ce qui est raconté en détail dans l’ouvrage de Guran pp. 202-211, 231-244 et 266-278, qui
voit l'événement comme « le renouvellement symbolique de l’ancien pacte social » (p. 233).
192
Guran (2010 : 266). On peut se demander, pourtant, s’il s’agissait effectivement de la samba ou de la
marcha.
193
Je ne reproduis ici qu’un petit extrait du discours du roi, énoncé à travers la voix de son intermédiaire,
le Migan. Les mots sont très éloquents sur la manière dont les Agudàs peuvent être perçus par les autres
groupes : « Chacha qui est un blanc, comprendra aussi le roi d’Abomey. Le roi parlera français, langue du
blanc ami du roi, et le blanc Chacha va connaître aussi le fon, la langue du roi » Guran (2010 : 272-273).
194
Guran (2010 : 274).
95
masques, parfois les chansons, les rythmes ou les danses, que celle-ci est une source
dans laquelle les Agudàs peuvent puiser des éléments, des marqueurs culturels et
identitaires, et qui sont rapidement reconnaissables par les autres groupes, en raison de
leur grandes différences de style par rapport aux manifestations de même type tenues
par d’autres groupes. Pour cela, il faut faire une différenciation dans le cadre plus large
d’une certaine équivalence. Ceci afin de pouvoir montrer à peu près les mêmes
catégories d’éléments que les autres groupes sociaux (rythme, danse, masque, costumes,
cuisine...), mais dans un style de caractéristiques propres, bien marquées. L’alternance
entre les louanges et chants bourian faits par les femmes qui accompagnent le Chacha
nous dit beaucoup sur ce qui constitue l’histoire et l’identité chez les De Souza : pas
tout à fait un « mélange », mais plutôt de l’alternance et de la superposition d’éléments
africains et brésiliens. En plus de celles que j’ai commentées dans ce chapitre, l’ouvrage
de Guran contient d’autres transcriptions de textes de chansons, auxquelles je reviendrai
plus loin.
Pour rendre plus claires les informations sur les divers groupes bourian mentionnés par
Guran, je les ai résumées et organisées sous forme d’un tableau synoptique que je
propose plus bas. Présenté de cette façon je pense qu’il sera plus facile pour le lecteur
de suivre l’évolution de la connaissance du sujet à partir de l’enquête que j’ai pu
effectuer et que j’irai également résumer dans un tableau proposé dans un chapitre
ultérieur.
96
Fig.
2
:
Tableau
-‐
résumé
des
informations
sur
les
groupes
Bourian
élaboré
d’après
Guran
2010
(recherches
effectuées
en
1995-‐96)
Porto-Novo
Étoile
d’honneur
Aurélien
Gonzalo
;
•
Fondé
en
1992
par
Aurélien
et
Nicois
Gonzalo
;
Nicois.
Il
s’agit
d’une
autre
famille
Joseph
Gbédji
Gonzalo
que
celle
de
Simplice.
•
A
environ
25
membres.
•
«
Les
deux
groupes
[de
P.
Novo]
jouent
la
même
musique,
chantent
les
mêmes
chansons,
présentent
les
mêmes
déguisements
(...)
ce
qui
les
sépare,
c’est
l’usage
qu’ils
font
de
ces
traditions
».
Cotonou
97
Ouidah
De
Souza
Ernest
Ninin
De
Souza
;
•
Fondateur
:
Paul
De
Souza
(†)
(Paul
De
Souza
;
•
Inclut
accordéon
Théodore
Teko
De
Souza
†)
Bohicon
Grand Popo
98
Les récits d’Antonio Olinto et Zora Seljan – décrivant notamment les fêtes des
Brésiliens à Lagos et à Porto-Novo au début des années 1960 – serviront de fil
conducteur pour une triangulation entre ces deux ouvrages, ceux d’autres auteurs et mes
recherches de terrain. Du fait de ce dialogue avec mes données de terrain, j’ai construit
une approche différenciée avec l’œuvre de ces deux auteurs, raison pour laquelle j’ai
décidé de les présenter à part. Dans un ordre chronologique, ils seraient placés
immédiatement avant Bastide.
Les récits d’Olinto et Seljan ont été, à mon avis, jusqu’à présent sous-exploités. En me
penchant sur ces récits, mon but est d’apporter des éléments de ce qu’on pourrait
appeler une « histoire de la pratique de la Bourian » et des fêtes des Agudàs dans un
sens plus large. Comme nous le verrons, parmi les auteurs antérieurs à Guran, je
considère qu’Olinto (et non Verger, comme on pourrait le penser au premier abord) est
celui qui a décrit la fête du Bonfim et la bourian de Porto-Novo de la manière la plus
détaillée. Pour replacer Olinto au sein des études sur les pratiques culturelles des
Agudàs, je les contextualiserai au préalable. La production d’Olinto étant
essentiellement liée à la littérature, j’en profiterai aussi pour répertorier des ouvrages de
fiction (romans) qui prennent les Agudàs pour sujet. Ceux-ci me semblent importants
pour saisir les représentations sur les Agudàs, et également en tant que thermomètre de
mesure de l’intérêt général porté à ce sujet. Puis, je me pencherai sur une triangulation
autour des informations trouvées dans les ouvrages du couple.
195
Je n’ai pas été capable de retrouver la date précise.
99
notamment dans l’arrière-pays du Nigeria et au Dahomey voisin. Au Nigeria, ils
s’attacheront étroitement aux Brazilians de Lagos, tandis qu’au Dahomey ils se
focaliseront spécialement sur la communauté Agudà de Porto-Novo. Le séjour en
Afrique a permis au couple d’écrivains de publier au moins six ouvrages centrés sur
leurs expériences. Seljan a rédigé un ouvrage sur l’éducation au Nigeria196 et un récit de
voyage auquel nous nous intéresserons plus loin. Olinto a écrit Brasileiros na África,
réunissant récit de voyage et essai, que nous aborderons également plus loin. Olinto a
publié trois romans ayant comme fil conducteur les retournés du Brésil en Afrique et
leur descendance. J’aborderai d’une manière concise ces ouvrages et je construirai un
panorama des romans ayant par objet les Agudàs197, pour ensuite me pencher sur les
récits de Voyages d’Olinto et celui de Seljan, les deux nous apportant des détails sur la
bourian et la fête du Bonfim à Porto-Novo.
Selon Lira (2008 : 119), lors du voyage en Afrique de 1962-1964 « le poète Antonio
Olinto est devenu romancier ». En 1969, Olinto sort le premier roman de sa trilogie
Alma da África (Âme de l’Afrique), intitulé A Casa d’Água ; puis suivront O Rei de
Ketu (1980) et O Trono de Vidro (1987)198. Le fil conducteur de la trilogie est une
ancienne esclave africaine qui fait son retour en Afrique avec sa famille. Sa
descendance ensuite deviendra prospère et finira par arriver à la tête du gouvernement
d’un pays africain récemment indépendant199. Plusieurs personnages et faits se
déroulant dans la trame sont basés sur les récits des retournés eux-mêmes et ceux de
leur descendance, qu’Olinto avait côtoyés lors de son séjour africain. Selon l’historien-
diplomate Alberto da Costa e Silva, Olinto serait,
« [Le] Premier écrivain brésilien à fabuler sur une réalité africaine, en transformant dans
l’histoire de Mariana [personnage] la vraie histoire de Joao Esan da rocha, l’ancien esclave
ijexá [ilesha] qui, lors de son retour du Brésil, a construit la fameuse "Water House", et à
196
A Educação na Nigeria (1966), [L’éducation au Nigeria] ; édité exclusivement en portugais.
197
Je dois à Bruno Martinelli la suggestion d’inclure dans ce travail les ouvrages de littérature comme
moyen supplémentaire d’identifier les représentations qu’acquièrent les Agudàs. Nonobstant je ne
propose ici qu’une mise en contexte de ces ouvrages, laissant un regard plus détaillé pour des travaux
futurs.
198
Éditions françaises respectives : La Maison d'eau (1973), avec préface de Pierre Verger, Stock, Paris ;
Le Roi de Kétou (1983), Stock, Paris. Le troisième ouvrage n’a pas été édité en français, mais on le
trouve dans l’édition anglaise : The Glass Throne (1995) Sel Press, London.
199
Édimo Pereira (2013).
100
transmuter en fiction la saga des Olympio du Togo, depuis Francisco, qui une fois libéré est
200
retourné de Bahia jusqu’à Silvanus, et a été le premier président du pays (...) ».
« Antônio Olinto a introduit dans notre fiction [brésilienne] la thématique africaine, je veux
dire, pas le roman des esclaves qui sont venus au Brésil mais celui de ses descendants qui, en
retournant aux terres ancestrales, ont implanté un prolongement de la civilisation
201
brésilienne ».
On peut placer les romans d’Olinto dans le petit ensemble d’ouvrages de fiction où l’on
retrouve les Agudàs, domaine où cet auteur brésilien semble avoir été le pionnier.
Dans Le vice-roi de Ouidah paru dans sa version originale en 1980202, Bruce Chatwin
propose une fiction historique autour de la biographie de Francisco Félix De Souza, le
Chacha I, le vice-roi du titre. L’ouvrage de l’auteur britannique a été adapté au cinéma
par Werner Herzog en 1987 sous le titre Cobra verde, avec l’acteur Klaus Kinski dans
le rôle du grand trafiquant d’esclaves De Souza. Le film, nonobstant, ne montre ni la
bourian ni la samba.
L’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé a publié Ségou, une saga autour d’une
famille, les Traoré. L’ouvrage est paru en deux tomes : le premier, Les murailles de
terre (1984) et le second, La terre en miettes (1985)203. Un des enfants de la famille
Traoré est vendu comme esclave au Brésil. Suite à sa mort, sa compagne africaine, une
Yorouba esclave dans une ferme au Pernambouc, réussit à retourner en Afrique avec les
enfants du couple et rejoint la communauté Agudà à Lagos204.
Ana Maria Gonçalves a publié en 2006 Um Defeito de Cor, gros roman historique de
plus de 900 pages. Bon succès éditorial au Brésil (en 2017 il était dans sa 13e édition), il
a gagné le prix littéraire Casa de Las Américas en 2007. Les diverses histoires du livre
se déroulent au XIXe siècle entre le Brésil et la Côte des esclaves en Afrique, et
200
Costa e Silva, in Édimo Pereira (2013 : 21), qui à son tour cite Secco (2010 : 20).
201
Cité par Lira (2008 : 09) ; Olinto, par ailleurs, sera élu en 1997 membre de l’Académie brésilienne de
lettres.
202
Titre original : The Viceroy of Ouidah (1980) Jonathan Cape, London. L’édition française est parue en
2003, par B. Grasset, Paris.
203
Les deux ont été publiés par Robert Laffont, Paris.
204
Eurídice Figueiredo (2009).
101
mentionnent la bourian et la fête du Bonfim à plusieurs reprises.
Le roman Les fantômes du Brésil205 est paru en 2006. L’auteur est le Béninois Florent
Couao-Zotti, né à Pobé, Agudà par sa mère, Da Costa. L’histoire, qui se déroule à
Ouidah, est le drame de l’amour prohibé d’un jeune couple. Anna-Maria est une Agudà
issue de famille aisée ; Pierre, un « Béninois de souche206 » d’origine populaire. Suite à
une nuit de carnaval et de bourian, le couple d’amants est violemment surpris au lit par
des hommes de la famille de la jeune fille Agudà, les Do Mato, qui s’opposent
fortement à cette union ; à partir de cet événement tout un conflit s’initie. Dans la suite
du roman, l’auteur fera allusion aux fêtes Agudàs à plusieurs reprises. Les principales
particularités de ce roman par rapport aux autres mentionnés ici sont que celui-ci est le
seul écrit par un Agudà et qu’il n’est pas un roman historique, mais une histoire qui se
déroule plutôt de nos jours. Le roman interroge les pratiques d’endogamie chez les
Agudàs. Nonobstant, Couao-Zotti est conscient qu’aujourd’hui les choses ne se passent
plus comme ainsi et qu’il utilise consciemment un prétendu cloisonnement de la
communauté Agudà sur elle-même comme outil dramatique, comme l’auteur l’explique
dans l’avant-propos de l’ouvrage207. Le roman et son contexte sont abordés dans un
article de Jean-Yves Paraïso208 (2009), dont je reprends ici un extrait :
« Dans cette communauté agouda fermée, réprouvant toute alliance exogamique (...), la
recherche des origines des uns et des autres est un sujet tabou. Les descendants d’africains
affranchis, de loin les plus nombreux, ne souhaitent nullement voir évoquée leur origine
d’esclaves ; nulle recherche est entreprise de leur part pour retrouver leur patronyme d’avant
la déportation au Brésil ; les descendants de négriers, quant à eux, ont pour souci principal de
dissimuler leur ascendance pour ne pas avoir à aborder les questions relatives au rôle joué par
leurs ancêtres dans l’odieux commerce triangulaire. Pour brouiller les cartes, les descendants
205
Ubu éditions, Paris.
206
Paraïso (2009).
207
Voici l’avant-propos de Les fantômes du Brésil : « pour écrire ce roman, j’ai imaginé que les conflits
entre les Agoudas et les autres communautés existent toujours, qu’ils forment une caste impossible à
pénétrer ou à subvertir, qu’ils ont les yeux fixés à Salvatore de Bahia [sic] – la ville brésilienne de leur
déportation – laquelle ne leur renvoie, aujourd’hui, qu’un pan d’habitudes et de modes de vie que leurs
arrière-grands-parents y avaient cultivés. Des résurgences culturelles devenues, à la longue, presque
anecdotiques, des souvenirs fantômes. » Couao-Zotti, travaille en tant qu’auteur de scripts de séries
télévisées et est enseignant d’écriture dramatique dans le département d’Art à l’Université de Calavi
(entretien avec Florent Couao-Zotti, le 22/01/2105, à Porto-Novo).
208
Jean-yves Paraïso est issu de l’importante famille Agudà. Il est actuellement maître de conférences en
études germaniques au Département de Langues étrangères appliquées à l’Université de Perpignan.
102
d’esclaves affranchis ou expulsés du Brésil, épousent des descendants de négriers
portugais/brésiliens. Cela renforce la solidarité et garantit que l’omerta sur les origines des uns
et des autres sera respectée. On se forge une carapace en se disant tout simplement que l’on
appartient à la communauté agouda et que l’on est « brésilien.209 ».
L’écrivain et dramaturge togolais Kangni Alem a publié deux romans qui concernent les
Brésiliens d’Afrique : Esclaves et Les enfants du Brésil. Esclaves, publié en 2009210,
développe plusieurs histoires autour de la figure d’un maître de cérémonies du roi
Adandozan à Abomey. Le personnage principal va être réduit à l’esclavage et vendu à
un négrier de l’actuelle côte du Togo, d’où il sera ensuite envoyé au Brésil. Là, il
apprend le portugais et aussi l’arabe par le biais d’un vieux haoussa, que le convertit à
l’islam et aux idées anti-esclavagistes. Participant à la révolte de Malés à Bahia, il finira
pour revenir sur la côte africaine, à Agoué211.
209
Paraïso (2009) ; prenant en compte que l’auteur est issu d’une famille de descendants des riches
commerçants (d’esclaves, d’huile de palme, etc.), on comprend mieux la raison pour laquelle il met
l’accent dans la différenciation entre les descendants des trafiquants aisés et les familles associées, tout
comme on le voit à plusieurs reprises tout au long de ce travail pour les membres de la famille Da
Silva/Paraïso, Karim Da Silva et Ramsès.
210
Éditions JC Lattes, Paris.
211
Couao-Zotti (2009) « Esclaves ou le roman subversif de Kangni Alem »
in Blog de Florent Couao-Zotti – http://couao64.unblog.fr/2009/03/06/esclaves-ou-le-roman-subversif-
de-kangni-alem/
212
Éditions Graines de pensées, Lomé.
213
Interview de Kangni Alem à Ana Paula Arendt, le 09/08/2017 in
https://www.anapaulaarendt.com/single-post/2017/08/09/L’Afrique-au-dedans-A-%C3%81frica-por-
dentro
103
Je ne pourrai pas me pencher plus longuement au cours de ce travail sur les œuvres de
fiction où les Agudàs et la bourian font leur apparition214. Par contre, je vais
m’intéresser par la suite à deux ouvrages. Dans le premier, Brasileiros na África
[Brésiliens en Afrique] (1964) Olinto réunit des récits de voyage et essais sur le
contexte politique et social de la région du Golfe du Bénin à son époque. Dans les
récits, l’auteur raconte ses interactions avec les Brésiliens du Nigeria et du Dahomey.
Le second contient le récit des mêmes voyages décrits par son épouse Zora Seljan : No
Brasil Ainda Tem Gente da Minha Cor ? [Au Brésil, y a-t-il encore des gens de ma
couleur ?] (1978). Les deux ouvrages ont été publiés exclusivement en langue
portugaise.
214
Pour plus de détails à ce sujet je renvoie, en portugais, aux publications d’Euridice Figueiredo (2009),
à la thèse d’Édimo Pereira (2013) et à l’article d’Edmilson Pereira et Édimo Pereira (2011) ; et en
français, au compte-rendu de l’ouvrage d’Olinto Maison d’eau, écrit par Chistian Merlo (1977) et à
l’article déjà cité de Jean-Yves Paraïso (2009).
215
L’ouvrage a été édité exclusivement en portugais, tous les extraits cités sont donc de ma traduction.
216
Olinto se réfère aux yorouba du Nigeria.
217
Olinto (1964 : 162) d’ailleurs décrit sa rencontre avec A.B. Laotan, qui habitait à Lagos et dont j’ai
abordé l’ouvrage antérieurement.
218
Selon les règles de la langue portugaise, l’expression correcte serait « União dos Descendentes de
Brasileiros ».
104
association, le couple d’écrivains est reçu par des cris « viva brasileiro ! » [Vive
brésilien !], auquel on répond « viva ! », le même cri qu’ils entendent lorsque la
Burrinha du Nigeria sort dans les rues et qui, selon les informations données à Olinto,
serait utilisé depuis presque un siècle219. À cette occasion, suite à ces cris, Georges
Borges Da Silva, âgé de 80 ans, « s’est levé et a chanté le refrain de la "Burrinha" (sic),
nom donné au "Bumba-Meu-Boi" au Nigeria : "Olá-lá-lá, brasileiro está na rua"220 ». Il
y a là un changement à noter : lors de mon entretien avec le président de la Brazilian
Descendants Union de Lagos, Daniel Faustino221 m’a informé qu’ils appellent leurs
masques « MeBoï222 ». Olinto remarque que si la sortie de la bourian est « une
nécessité pour ceux qui habitent le quartier brésilien », pour les Brésiliens d’autres
quartiers plus lointains cela n’était qu’un souvenir, et ils ont été surpris de savoir par
son biais que la Burrinha sortait encore à Lagos. Olinto et Zora ont été à Porto-Novo
pour la fête du Bonfim deux années d’affilée : la première fois en janvier 1963, sur
l’indication de Pierre Verger, qui les avait prévenus que l’événement était « quelque
chose à ne pas manquer223 ». Le Bonfim des Agudàs a impressionné Olinto : une fête
« catholique et œcuménique, présentant des caractéristiques essentiellement
brésiliennes224 ». Je vais par la suite traduire une partie de la description de la fête du
Bonfim faite par Olinto225 et interposer mes commentaires.
219
Par contre, lors de mon terrain à Porto-Novo je n’ai pas entendu ce cri ; la salutation festive des
Agudàs était « bravo yoyo ! » pour les hommes et « bravo yaya ! » pour les femmes.
220
Olinto (1964 : 178) « Oh-la-la Brésilien est dans la rue » est un refrain cité par des divers auteurs à
propos du Nigeria mais que je n’ai pas entendu au Bénin.
221
Propos tenu à Porto-Novo le 20 /10/ 2013.
222
Olinto (1964 : 192) décrit la participation des masques de bœuf (Bumba-Meu-Boï) au sein de cette
association à Lagos et à Porto-Novo (la traduction est mienne) :
« Au milieu des fêtes religieuses du Nigeria, il y a en une qui, sans avoir de connotations catholiques, est
utilisée dans les principales festivités de l’église tout au long de l’année : celle du "Bumba-Meu-Boï". À
Noël, au nouvel an, le jour des Rois et pendant les fêtes de juin, le "Bumba-Meu-Boï" sort dans la rue.
Son gardien, l’homme qui conserve les calungas [poupées géantes] à la maison (rangées au-dessus du
plafond du salon, car la taille du bœuf, du cheval, de l’autruche et de la femme ne leur permet pas d’être
entreposés ailleurs), est Benedito Ramos. Homme grand, joyeux, Benedito Ramos appartient à l’union
des descendants de Brésiliens. Avec Georges Borges da Silva, il fait partie de ceux qui connaissent
encore le mieux de vers en portugais. Il est parmi ceux qui ont le plus d’enthousiasme pour crier :
"Brasileiro está na Rua !" ["le Brésilien est dans la rue"] et "viva brasileiro ! " ["Vive le Brésilien"], qui
précède le passage du "Bumba-Meu-Boi". Dans les fêtes de l’église, Benedito Ramos est toujours présent.
Dans les réunions de l’union des descendants de Brésiliens, c’est lui qui donne la direction des travaux.
Et ainsi, par le biais de fêtes comme celle du Bonfim à Porto-Novo, Dahomey, celle de Saint Joseph
à Lagos, celle de Nossa Senhora dos Prazeres, celles de juin et par le biais du "Bumba-Meu-Boi", le
Brésil continue à exister en Afrique, dans le miracle d’une culture qui s’est refusée à mourir. »
223
Olinto (1964 : 181).
224
Olinto (1964 : 183).
225
(1964 : 183-185)
105
« J’ai assisté à plusieurs fêtes religieuses qui, étant catholiques et œcuméniques, présentent des
caractéristiques essentiellement brésiliennes. La fête du Bonfim du Dahomey a été la première
à m’impressionner. Le patriarche de la communauté brésilienne locale, Casimir D'Almeida,
m’avait adressé une invitation spéciale pour la fête. Le samedi soir, la veille de la messe, une
réunion de deux mille descendants de brésiliens environ226 a eu lieu en plein air, pour le
Bumba-meu-Boi, avec des lanternes et des papiers colorés étendus sur une vaste cour en terre,
des chaises placés autour, puis apparaissent le bœuf (boï), l’autruche (ema), le cheval, en leurs
mouvements si brésiliens. Les vers sont tous en portugais. (...) c’est tout un spectacle, ce groupe
énorme de gens, avec jeunes filles, enfants, jeunes hommes et vieux en train de danser notre
musique et chanter nos vers. À un moment donné, Casimir D'Almeida, déjà dans une tradition
française, a ordonné d’ouvrir des bouteilles de champagne en l’honneur des visiteurs. Pendant
que les verres se touchaient, quelqu’un a crié : "Viva Nosso Senhor do Bonfim !" [Vive notre
Seigneur du Bonfim227 !] ».
Ici et dans d’autres occasions, Olinto remarque que les Agudàs de Porto-Novo avaient
acquis une influence française dans leurs mœurs, comme boire du vin et du champagne,
ou manger la feijoada (grains d’haricots cuits) avec des pigeons, quand normalement ce
plat tenu pour typique au Brésil est fait à base de viande de porc et de bœuf.
« Le matin qui suit228, tous en blanc et avec une bande verte où on trouvait l’inscription “Nosso
Senhor do Bonfim”, les membres de la société sont allés à la messe229. Le sermon du prêtre a
porté sur la tradition bahianaise du Bonfim. Il a fait allusion au retour des hommes amenés de
l’Afrique au Brésil, maintenant avec des descendants Brésiliens, et au fait qu’ils ont implanté le
catholicisme dans le Dahomey230. Après la messe, hommes et femmes sont restés un peu de
temps dans la cour devant l’église, pour parler. Puis, ils sont allés changer d’habits, car la
phase finale de la fête allait commencer. C’était le déjeuner, réalisé à l’extérieur, à six
kilomètres de Porto-Novo, sous des tentes en paille et avec un accompagnement musical231. (...)
tous portaient les mêmes vêtements. Avant la fête, on choisit un pagne et les hommes en font des
226
On remarque le grand nombre de participants, bien plus que ceux présents dans les années où j’ai pu
être présent à la fête.
227
Olinto (1964 : 183).
228
Nous sommes donc le dimanche du Bonfim.
229
Jusqu’à aujourd’hui, on continue de s’habiller en blanc avec la bande vert à cette occasion. Olinto n’a
pas mentionné que la bande s’appelait à l’occasion « fasha » ou « faixa », (« bande » en portugais),
comme les Agudàs l’appellent actuellement. Est-ce que cela est un signe d’une récente
« rébrésilianiation » du terme que désigne l’objet, ou juste qu’Olinto n’était pas attentif à ce détail ?
230
Ce genre de discours, où on fait des louanges à l’aspect pionnier des Agudàs par rapport au
catholicisme dans la région, n’était pas répété par le prêtre ni dans la messe décrite par Guran en 1996, ni
dans la messe à laquelle j’ai pu assister en 2015.
231
Olinto malheureusement ne précise pas où, dans les environs de la ville, le pique-nique a lieu. Trente-
deux ans plus tard, en 1995, selon Guran, celui-ci a lieu dans le centre-ville, comme il l’est de nos jours.
106
chemises et les femmes une robe complète, ou seulement une jupe, (...). Pendant qu’on se
dirigeait vers l’endroit du déjeuner, une sensation d’intimité semblait lier les personnes, et la
similitude des habits contribuait à augmenter le sentiment que là se trouvait une communauté
avec sa propre vie.
L’après-midi était d’une luminosité impossible. Même avant d’arriver sur le lieu du déjeuner,
j’entendais les tambours qui tapaient au rythme de la samba. Plusieurs tables, côte à côte,
s’étiraient sous les tentes. (...) Plusieurs familles se réunissaient dans la commémoration. Deux
d’entre elles attiraient l’attention, par le nombre de leurs membres : les D’Almeida et les [Da]
Silva. Les Souza, descendants de Francisco Félix De Souza, le Chacha De Souza, sont partout
au Dahomey, surtout à Ouidah et Alada, les Damata Santana se concentrent plus à Cotonou, de
façon que Porto-Novo réunit plus D’Almeida et Silva que de membres des autres familles
brésiliennes. Celles-ci restent à des tables à part, les Silva sous le commandement de
Apollinaire Da Silva, les D’Almeida ensemble avec leur chef, Casimir D’Almeida ».
On remarque qu’Olinto ne cite aucune famille à laquelle mes interlocuteurs de la famille
Da Silva-Paraïso se référent comme étant des « familles associées », comme par
exemple les Amaral232.
« Le déjeuner, avec les danses qui l’ont suivi, a duré presque six heures. Il y a eu de tout : une
poêlée de crabes à la mode du Nord-Est brésilien, du poisson au lait de coco, acarajé (qu’ils
appellent accra), du piron de farine de manioc et pour finir, ce chef d’œuvre sorti du mélange
culturel Brésil-France fait au Dahomey : une feijoada [haricots] avec des pigeons. Le tout est
arrosé avec du bon vin français233. Mme Casimir D’Almeida a ouvert la danse. En peu de
temps, un grand nombre de personnes dansait au son des tambours234 ».
232
Olinto oscille entre l’inclusion ou non des particules « De », « Da » présentes dans certains
patronymes, car dans le Brésil du XXe siècle, tout comme aujourd’hui, il n’y a pas de règle à ce sujet, la
pratique la plus courant étant celle de ne pas mentionner la particule.
233
Il ne s’agit que d’un signe supplémentaire montrant que les Agudàs, en tant qu’« occidentaux
Brésiliens », s’identifiant comme des « yovo » (« blancs »), s’associaient sans plus de problèmes à
certains aspects et symboles de la culture française. Le meilleur exemple que j’ai trouvé fut le suivant :
dans une des photos de Pierre Verger pour l’article séminal de Gilberto Freyre dans la revue O Cruzeiro
n.43 (1951 : 73) [cf. image n. XX] on peut lire une annonce d’une « Grande soirée Brésilienne
Bourihan » où l’on voit le dessin d’un cheval et les drapeaux brésiliens et français croisés.
234
Olinto (1964 : 183-185).
107
Reconsidérer l’extension de l’objet : Lagos 1963 et Porto-Novo 2015, expériences
similaires dans le dévoilement d’une « fête étendue »
Il n’y a pas de mention chez Olinto de l’existence d’une fête du Bonfim au Nigeria235.
C’est une différence d’importance, car à Porto-Novo la bourian est étroitement associée
à la fête du Bonfim. À Lagos, pendant le séjour d’Olinto, la bourian sortait pendant la
période de Noël et du nouvel an, mais aussi pendant les fêtes de juin (dîtes Festas
Juninas au Brésil). Ces fêtes, à ma connaissance, n’ont jamais été mentionnées comme
ayant lieu au Dahomey236. Par contre, ce n’était pas au moment de ces fêtes où la
bourian participait, mais à celui de la fête de Nossa Senhora dos Prazeres237 , organisée
par une société féminine de même nom, et qui s’est tenue entre le samedi 4 et le lundi 6
mai 1963, qu’Olinto dit que « plus qu’en n’importe quelle phase de mon séjour en
Afrique, j’ai ressenti et mesuré cette sympathie, cette liaison, ce lien du brésilien avec
l’africain238 ». À ma connaissance, cette fête n’a jamais eu lieu au Dahomey, mais sa
structure est la même que celle du Bonfim de Porto-Novo, cependant sans les masques
et sans la samba. Dans la fête de N.S. dos Prazeres, Olinto décrit, le samedi, une messe
et une petite procession qui se transforme en un cortège festif traversant le quartier
brésilien en dansant239. Le dimanche qui suit, la foule se réunit chez M. Owolabi
Martins, devant la lagune de Lagos. « Auparavant le déjeuner officiel de la fête se
réalisait à Ikoyi, quartier élégant de Lagos (...). On tuait un bœuf, on mangeait à volonté
et on dansait joyeux, comme, encore aujourd’hui, cela se passe au Dahomey lors de la
fête du Bonfim. ». La fête dure tout le dimanche. À l’intérieur de la maison, se trouvent
« quelques hommes – patriarches de la communauté – qui discutent seulement et
235
Ce qu’on trouve est la mention à une Société « Nosso Senhor do Bonfim », qui aurait existé à la fin du
XIXe siècle, mais aurait déjà disparu lors du séjour d’Olinto au Nigeria dans les années 1960 : « Déjà
dans les alentours de 1880, les sociétés de São João [Saint Jean], Nossa Senhora dos Prazeres [Les
allégresses de Marie], Nosso Senhor do Bonfim [Notre Seigneur du Bonfim], réunissaient des brésiliens
dans des fêtes régulières. En 1903 a été fondé la "Brazilian Friendly Society". » Olinto (1964 : 218).
236
Olinto (1964 : 191-192).
237
Littéralement « Notre Dame des plaisirs » ; forme d’adoration de la Vierge Marie plus connue en
français comme « Les sept allégresses de Marie ».
238
Olinto (1964 : 189-190) Les mots « brésilien » et « africain » ont été écrits en minuscules dans
l’original.
239
Cette structure des deux cortèges, un court et plus solennel, la « sortie de l’église », et l’autre, plus
festif et à travers ou vers les rues où habitent des familles brésiliennes, est le même dont j’ai pu témoigner
en 2010 dans le Bonfim à Porto-Novo. En 2015, par contre, seulement la sortie de messe a eu lieu, mais
celle-ci était plus festive que celle de 2010, car elle comptait avec la présence du personnage-vodoun
Mami Wata. La vision du prêtre catholique en compagnie de Mami Wata provoquait des sourires chez les
participants (il n’y avait pratiquement pas de « spectateurs » ; presque tous les présents participaient du
cortège).
108
n’entrent pas dans les jeux et danses ». Ceux qui accompagnent les tambours sont les
femmes de tout âge et les jeunes hommes célibataires. Olinto raconte ensuite un petit
passage qui peut, à première vue, sembler ne pas avoir d’importance, mais il se trouve
que j’ai vécu exactement la même situation au Bonfim à Porto-Novo, et cela m’a amené
à reconsidérer l’extension de l’objet « fête du Bonfim à Porto-Novo » et le mettre à
jour.
240
Il a trouvé six personnes nées au Brésil, à Lagos (p. 211) et une au Dahomey, à Porto-Novo (p.239).
241
À l’occasion, on entendait essentiellement divers genres de samba de Rio, parmi lesquels les chanteurs
très populaires, et toujours en activité, Zeca Pagodinho et Martinho da Vil et le chanteur et joueur de
tambourin renommé Jackson do Pandeiro [« Jackson du Tambourin »] (1919-1982), originaire de l’État
de la Paraïba, frontalier avec le nord de l’État du Pernambouc. Auguste, le principal joueur de pandeiro
de la bourian, faisait des éloges de Jackson, en disant : « lui, oui, il sait jouer le pandeiro », en montrant
une photo du musicien issue de la pochette du CD, où on le voyait tenir son instrument dans la position
verticale, semblable à celle pratiquée à Porto-Novo. Cette manière de tenir l’instrument, qu’on ne
retrouve que dans certains styles du Nord-Est Brésilien (le l’ai surtout vu à Pernambouc et au Maranhão),
109
qui restait de la fête des jours antérieurs. Je me suis aperçu que la relativement modeste
commémoration – elle ne comptait pas plus d’une trentaine de personnes et il n’y avait
ni groupe de musiciens ni sortie de masques – avait commencé beaucoup plus tôt, car
quelques-uns partaient déjà, tandis que d’autres arrivaient et surtout, parce que certains
étaient déjà dans un état d’alcoolisation un peu avancé. En fait, plusieurs couples ou des
individus seuls passaient dans la cour quelques instants, juste « pour saluer » Auguste,
comme ils le disaient. En pantalon et torse nu, le chef de la bourian était alors très
content et exceptionnellement souriant et détendu, comme rarement on le voit. J’y
retrouve quelques jeunes Agudàs, parmi lesquels des membres du groupe bourian. Je
me rends compte qu’en fait ce sont ceux qui habitaient à proximité. Ils restaient assis
sur des chaises en plastique un peu plus loin, tandis qu’Amaral et les doyens étaient
pour la plupart installés sur des canapés de salon rembourrés, qu’on avait posé
exceptionnellement sur un coin de la cour de terre et bien plus confortables que les
chaises. Ces jeunes restaient quelques dizaines de minutes et faisaient mention de s’en
aller et, malgré mon insistance pour qu’ils restent un peu plus, ils m’ont fait comprendre
qu’ils devraient partir, un peu comme si le timing approprié était seulement celui d’un
passage, car cette fête ne les concernaient pas à proprement parler. Un des jeunes
porteurs, connu comme Mousse, me dit qu’il est venu juste exécuter certaines tâches
d’organisation dans le couvent. Je suppose qu’il s’agit probablement de ranger, nettoyer
et laver des masques et costumes utilisés lors de la fête, car souvent une partie de ce
travail est laissé pour le lendemain d’une sortie.
J’ai eu l’impression que l’on célébrait le bon déroulement de la fête pendant le week-
end. C’était aussi une opportunité pour que ceux qui n’ont pas pu participer à la fête
dans les deux jours antérieurs de venir saluer Auguste Amaral, qui, dans la pratique,
incarnait alors la fête du Bonfim en tant que son représentant. J’étais logiquement un
peu surpris – et presque énervé – que personne ne m’ait prévenu de cette extension de
commémoration, de cet « appendice de fête », alors que tous, jeunes et doyens, étaient
au courant de mon intérêt pour tous les détails concernant le Bonfim. D’autant que dans
les derniers jours j’étais tout le temps en leur compagnie et que j’avais contribué à la
fête par une bonne somme d’argent, pour pouvoir, parmi d’autres raisons, la filmer avec
contraste avec la position horizontale (ou incliné de 30 à 45 degrés) qu’on voit à Rio ou dans la plupart
des jeux de capoeira et qui est devenue la plus répandue de nos jours.
110
un caméraman béninois en toute tranquillité242. D’ailleurs, cette contribution, faite
spontanément à l’occasion de la présentation du cameraman à Auguste, a été offerte
directement à ce dernier le vendredi avant le Bonfim, dans cette même cour de terre où
l'« extension de fête » en question avait lieu. Cela s’est déroulé en présence de quelques
autres personnes qui s’y trouvaient, exécutant des préparatifs pour la fête. Ma
contribution a rendu Auguste beaucoup plus sympathique envers moi et, le cameraman
comme moi-même, avons pu travailler avec aisance dans toutes les phases de la fête243.
Comme dans toutes les fêtes et les sorties de masques agudàs et non-agudàs auxquelles
j’ai participé au Bénin, l’enjeu principal n’était pas ma présence ou celle d’autres
étrangers occidentaux en tant que spectateurs, mais la possibilité de filmer ou de
prendre des clichés photographiques244.
Il est également surprenant que cette « extension de fête » du Bonfim le lundi n’ait
jamais été mentionnée auparavant sur un ouvrage ou article (autrement je serais
probablement au courant de son existence245). Je suppose que le lundi festif est
possiblement resté jusqu’à maintenant « invisible » aux yeux des chercheurs car il n’est
pas inclus dans les commémorations officielles du Bonfim, qui ne prennent que le
week-end, selon le discours habituel des Agudàs. Toutefois, Olinto s’est trouvé par
hasard dans une « extension de fête » similaire chez les Brésiliens de Lagos, comme
l’on vient de le voir dans le cas de la fête de N.S. dos Prazeres. S’il est exact que, sur le
principe, la fête officielle du Bonfim dure effectivement deux jours ; nonobstant, à
242
Le montant avoisinait les 30.000 Francs CFA.
243
Je faisais notamment des photos avec un appareil reflex.
244
En fait, ce que j’ai vu est que l’enjeu principal est, disons, l’apparence de la quantité de clichés ou
images prises, en tenant compte de l’appareil utilisé. L’aspect de l’appareil est un point très important.
Quelques images prises « discrètement » avec un téléphone portable ou même une tablette ne déclenchent
pas, d’une manière générale, l’interpellation des organisateurs de l’évènement. Cela peut changer si cette
prise de clichés est « trop active » de la part du photographe (s’il fait trop d’images, s’il s’approche des
masques, s’il se met en position trop visible ou privilégiée...). D’autre part, dès qu’on sort une caméra
d'apparence professionnelle ou semi-professionnelle (reflex), les organisateurs arrivent (ou parfois, dans
le cas des sorties de masques non-agudàs, ceux qui se font passer pour des organisateurs...) tout de suite
pour négocier la « prise de vues », comme on le dit souvent. Tant Auguste Amaral comme des membres
de la bourian De Souza de Ouidah, m’ont dit qu’ils étaient très attentifs à la taille et au modèle de
caméras, ainsi qu’à l’ensemble des équipements, au moment de donner leurs tarifs. Nonobstant, il reste
encore à comprendre et enquêter sur la manière dont l’argent provenant de ces « permis d’enregistrement
» est partagé à l’intérieur des groupes.
245
Par contre, à Salvador de Bahia, le « Lundi gras du Bonfim » [Segunda-Feira Gorda do Bonfim] ou la
Fête de la Ribeira (quartier proche de l’église du Bonfim) est un événement encore populaire de nos
jours. Il était déjà décrit dans les journaux de l’époque ainsi que par des auteurs de la fin du XIXe et début
du XXesiècle (Cadena 2015).
111
partir de la révélation de l’existence de sa prolongation, je crois qu’il faut prendre en
compte la pratique des acteurs centraux de l’événement – et pas seulement leur discours
– pour considérer que la fête inclut le lundi.
La fête du Bonfim est la grande fête populaire catholique de Salvador de Bahia et est
célébrée depuis 1745. La fête a été enregistrée en 2013 en tant que « célébration » dans
la liste du patrimoine immatériel brésilien. Par contre, la fête de N. S. dos Prazeres est
une des fêtes les plus populaires et anciennes de l’État de Pernambouc. Selon Corrêa
(2009 : 115), la fête se déroule dans l’église de Nossa Senhora dos Prazeres, dans la
ville de Jaboatão dos Guararapes, région métropolitaine de Recife, tous les ans, sans
interruption depuis 1657, le dimanche qui suit Pâques. À Lagos, la fête se déroulait
exactement dans la même période246 .
Par contre, comme dans la fête du Bonfim à Porto-Novo, les Agudàs ne mentionnent
pas spécialement Bahia ni dans leurs discours ni dans leurs chansons (ceux-ci citent
notamment le « Bonfim » et pas « Bahia »), seul le prêtre le fait lors du sermon du
dimanche. De même, dans la description d’Olinto de N.S. dos Prazeres, il n’est pas fait
mention du Pernambouc. Les Agudàs des deux pays africains célèbrent des fêtes qui, au
Brésil, sont à fort caractère régional, mais en faisant des références à un Brésil flou,
« générique », si l’on adapte la célèbre formule de Darcy Ribeiro247. Il me semble que
c’est le regard du chercheur/visiteur brésilien ou celui d’un « occidental » habitué au
Brésil qui a « (re)régionalisé » la fête qu’il voit, pour ensuite transmettre sa perception
aux acteurs locaux. C’est clairement le cas de Pierre Verger avec la fête du Bonfim à
Porto-Novo et Bahia248, en fait, avec presque tout ce que Verger voyait chez les
Agudàs.
Verger, d’autre part, ne mentionne pas la fête de N.S. dos Prazeres qui, tout m’amène à
246
La fête au Pernambouc a été instituée comme une célébration et un remerciement suite à la défaite des
forces militaires originaires des Pays-Bas qui avaient envahi et occupé la région du Pernambouc de 1630
à 1654. Au sujet de la fête de N.S. dos Prazeres de Jaboatão à Pernambouc, voir Corrêa (2009).
247
Où la colonisation et l’acculturation au Brésil auraient généré des « amérindien génériques ».
248
Évidemment cette fête a été amenée de Bahia, mais, à ce que tout indique, à l’époque d’Olinto le
« Brésil » était bien plus évoqué que « Bahia ».
112
le croire, devait avoir lieu à cette période249. En effet, si elle est si bien établie en 1963
par des femmes Agudás d’un certain âge, il me semble fort probable que la fête existait
12 ans auparavant, à l’époque où il fait l’article publié en 1951. Il ne la mentionne pas
dans son ouvrage de 1968 non plus, ce qui est, pour le moins, étrange. Il est probable
que Verger était conscient de l’existence de la fête de N.S. dos Prazeres à Lagos, mais
l’a considéré « hors sujet », car « trop catholique », sans éléments d’une « africanité »
telle qu’on puisse alors la reconnaître au Brésil (ou peut-être même en France) à
l’époque. L’anticléricalisme de Verger aurait donc altéré la perception de l’objet « les
fêtes des Brésiliens d’Afrique », et par extension l’objet « l’origine (ou la circulation)
des traditions pratiquées par les Brésiliens d’Afrique », et cela au moment précis de
l’instauration de ces sujets en tant que sous-domaines de recherches en sciences
sociales. D’autre part, bien qu’il s’agisse d’une célébration, en principe catholique,
Verger ne pouvait pas ignorer la Fête du Bonfim de Porto-Novo, car celle-ci est
devenue la fête-symbole de Bahia (et l’est encore de nos jours). Le Bonfim de Bahia est
vécu, pour la plupart de ses participants ou spectateurs, comme une fête syncrétique ou,
au moins, comme une fête où les pratiques et croyances religieuses se côtoient et se
superposent, le tout ayant pour épicentre l’église de Notre Seigneur du Bonfim250. Au
Brésil, le Bonfim est même devenu, la fête œcuménique/syncrétique brésilienne par
excellence.
Parmi les chansons bourian trouvées au Bénin et au Togo, il n’y en a que deux qui font
référence à une localisation géographique précise au Brésil. La première chanson a été
transcrite par Olinto (1964 : 237) et est chantée encore de nos jours. Je crois l’avoir
entendue toutes les fois où j’ai assisté à une sortie bourian. La chanson est associée à
l’apparition du masque du cheval ou de la bourian-ânesse et mentionne une « chevalerie
249
Bastide (1996) [1968], qui avait visité Lagos en compagnie de Verger en août 1958, mentionne
pourtant l’existence de confréries et associations de Brésiliens dans la ville : « St Joseph, masculine » et
« N. D. des Plaisirs, féminine », en plus de la Brazilian Decendants Association et de la Catholic Friendly
Society.
250
Je rappelle nonobstant que, pour une partie des acteurs, le Bonfim est fondamentalement, ou même
exclusivement, catholique. C’est le cas des groupes de Ternos de Reis, liés à la célébration des rois mages
qui se présentent le samedi soir, veille du dimanche du Bonfim. C’est à l’intérieur d’un de ces groupes
(Terno das Ciganinhas) que j’ai rencontré une Brésilienne descendante d’africains. Lorsque je lui ai fait
écouter des enregistrements de la bourian béninoise, elle a reconnu une chanson qui l’a émue aux larmes.
Elle m’a dit que sa grand-mère, responsable de l’organisation du groupe, chantait souvent cette chanson ;
« E hoje é dia dos Reis e nós viemos festejar.... » [« et aujourd’hui c’est le jour des rois et nous sommes
venus fêter... »].
113
pernamboucaine » (chevalerie de Pernambouc) dans sa première partie. Puis, dans une
de ses variantes, dans la partie finale, on mentionne que Mme Romana, « est
bahianaise » ; ou dans une autre variante « est de la bahianaise » (appartient à). On fait
donc référence à la fois à deux États du Brésil251. La deuxième chanson n’est
mentionnée que dans une source (Verger 1953 : 27) et je ne l’ai jamais entendue sur le
terrain. Celle-ci cite « les créoles (femmes) de Bahia252 ». En présentant la liste de dix-
sept chansons bourian, où on trouve cette chanson, Verger écrit que :
« Pour Noël et Épiphanie, la société des Brésiliens de Porto-Novo donne des représentations de
la "bourinhan", qui n’est autre que le "Bumba-Meu-Boi" qui se joue dans la région de
Pernambouc au Brésil à la même époque253 ».
251
Sur le terrain je n’ai pas entendu les variations où on cite « la bahianaise », qui me semble être tombée
en désuétude, mais des variations sur « Bravo Burrinha brasileira » (Bravo bourian brésilienne). La
citation la plus ancienne que j’ai trouvée de la Chanson « Cavalaria pernambucana », est celle de l’article
de Freyre et Verger de 1951, mais on peut écouter la chanson dans l’enregistrement attribué à Casimiro
d’Almeida réalisé en 1950 et disponible dans le website du CREM :
http://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2008_008_001_02/.
252
As crioulas da Bahia/Todas andan de cordao /Ai violao violao violao/Ai violao violao violao. (Les
créoles de Bahia/marchent toutes avec un cordon/oh guitare, guitare, guitare...). Le cordon mentionné me
semble être plutôt l’éloge d’un détail vestimentaire féminin qu’une corde de captivité. L’expression
« todas andan (sic) » me semble ici prendre le sens de « toutes passent », « vont à travers les rues ».
253
Verger (1953 : 25).
254
Par exemple : « A festa do Bonfim/ Burrinha do Bonfim/ Olerê prima Chiquinha/ Vamu dançar na
terraria » (La fête du Bonfim/ bourian du Bonfim/ oleré cousine Chiquinha/ allons danser dans la cour de
terre). Et aussi : Papai eu quero casar/ minha mãe eu quero casar/ hoje, hoje na festa do Bonfim/ Hora deu
vou me casar (Papa je veux me marier/ maman je veux me marier/ aujourd’hui, aujourd’hui à la fête du
Bonfim/ l’heure a sonné je vais me marier).
114
Prazeres, et il m’a répondu ne pas avoir connaissance de telle fête ni à Lagos ni ailleurs
au Nigeria. Apparemment, Daniel n’était même pas au courant de l’existence, ou tout au
moins de l’ampleur que prenait cet événement festif dans le passé. Lors de notre
entretien personnel en 2013, Daniel m’avait raconté que les activités communautaires
des Brésiliens de Lagos avaient beaucoup décliné depuis plusieurs années, dues aussi à
l’âge avancé des organisateurs, dans la période qui a précédé sa désignation en tant que
président de l’association255.
« L’ordre de sortie pour les solos est le suivant : la poupée géante, l’autruche, l’ânesse et le
bœuf. Un ensemble de tambours, tambourins [pandeiros], reco-recos257, agogôs et calebasses,
n’arrête pas de jouer, pendant que, dans les intervalles des sortie des personnages [figuras],
beaucoup de gens se dirigent vers le milieu, et chantent et dansent. Les vers, tous en portugais,
ont été gardés par les anciens et sont, dans quelques cas, une création des descendants. Quand
Romana da Conceição a habité à Porto-Novo, Simplício Santana a fait pour elle ces vers,
chantés jusqu’aujourd’hui lors de la sortie de la burrinha :
« Cavalaria pernambucana, Chevalerie pernambucaine
Republicana... républicaine
Viva a crioula Vive la créole
Dona Romana Mme Romana
258
É baiana. … » est bahianaise.
Olinto éclaire ici la possible origine d’une des chansons les plus énigmatiques de la
255
Selon Daniel, lui-même en compagnie d’autres descendants de Brésiliens, ont relancé le groupe de
masque Meboï et réchauffé les défilés liés à l’identité brésilienne à Lagos. Daniel a la quarantaine et
travaille dans la Fonction publique. Il a assumé la présidence de l’association dans le début des années
2010. Les informations complémentaires ont été prises par courrier électronique le 31/07/2017.
256
Olinto (1964 : 236).
257
Instrument idiophone à grattage ressemblant au güiro qu’on trouve dans les Antilles.
258
Olinto (1964 : 237) ; la tradution est mienne.
115
bourian, « Cavalaria Pernambucana ». Plus de trente ans après, la chanson va attirer
l’attention de Guran qui, pourtant ne mentionne pas l’information donnée par Olinto259.
Par précaution, on doit toujours garder à l’esprit que la chanson peut avoir été « écrite »
à partir des extraits d’une ou de plusieurs chansons qui existaient auparavant. Par
contre, un élément qui va dans la direction du récit d’Olinto est que, jusqu’au stade où
ma recherche a pu arriver, aucun de mes interlocuteurs au Pernambouc ne connaissait la
chanson, qui pourtant mentionne leur État.
Olinto continue sa description de la bourian :
Il me semble que c’est une chanson désormais oubliée, puisque je ne l’ai jamais entendu
sur le terrain.
« À la fin, les figures sortent une autre fois ensemble, dans le même ordre – la géante,
l’autruche, l’âne et le bœuf – et, suivies par beaucoup du monde, elles rentrent chez Casimir
d’Almeida, où elles sont rangées. La première partie de la fête du Bonfim est close262 ».
Si le bœuf était le dernier à sortir dans le temps d’Olinto, aujourd’hui les masques qui
clôturent l’évènement sont les géants. On remarque que ce qu’on appelle de nos jours le
259
Chez Guran (2010 : 183), la version transcrite de la chanson finit ainsi : « Dona Tereza/é da baiana »
[Mme Thérèse/est de la bahianaise]. Le nom de la femme change ; c’est un indice rendant possible l’idée
que le nom de la personne à qui on veut se référer ou rendre un hommage, soit au choix du chanteur,
comme on le trouve dans d’autres chansons anciennes ou « traditionnelles » brésiliennes. En tout cas, la
transcription faite par Guran nous amène à questionner ou nuancer la version de l’interlocuteur d’Olinto,
qui soutient que la chanson a été créée par Simplício Santana spécifiquement pour Romana.
Curieusement l’épouse d’Olinto, Zora Seljan (2008 : 52) n’affirme pas que celle-ci aurait été écrite
expressément pour Romana da Conceição « qui a habité Porto-Novo quand elle était jeune fille », mais
suggère seulement qu’elle pourrait être un « oriki » pour celle-ci. Un Oriki, terme yoruba assez courant au
Brésil, est un chant mélangeant histoire et louange d’une famille yoruba. L’affirmation d’origine donnée
par Olinto s’affaiblit alors. Seljan transcrit la chanson avec une légère altération par rapport à la version
d’Olinto. Ici, la partie finale affirme : « Mme Romana, qui est bahianaise ».
260
Casimir D’Almeida serait donc né en 1880, où même en 1879, car nous sommes le 25 janvier 1964.
261
Olinto (1964 : 238) ; chez Verger (1953 : 27) on trouve la même chanson avec a une phrase
différente : « Corre meu Cavalo, Na raiz da alegria/ Vai dizer ao meu Brasil que não se esqueça de mim...
» (« Cours mon cheval/ dans la racine de la joie/ va dire à mon Brésil/ qu’il ne m’oublie pas...).
262
Olinto (1964 : 238).
116
« couvent », lieu où l’on range les masques, était chez Casimir. Pourtant Olinto ne
mentionne pas la dénomination de « couvent » ; il n’est pas certain donc que le terme
était utilisé à ce moment à Porto-Novo. La fête du Bonfim se clôture alors par le
déjeuner et non, comme de nos jours, par la présentation de la bourian. Puis, Olinto finit
la journée en visitant un brésilien de naissance qui, en raison de son âge et de son état
de santé, n’est pas venu à la fête. Je reproduis ici l’extrait car il est un bon exemple du
lien des Agudàs de Porto-Novo avec Lagos, et du rattachement d’une personne âgée
avec les danses brésiliennes et la langue portugaise et surtout, parce que l’extrait se
clôture par une phrase très éloquente.
Oui, c’est loin le Brésil, pourrait-on lui répondre : loin d’une distance de plusieurs
décennies ; loin de la distance d’un souvenir de jeunesse.
263
Dans l’originel « É longe o Brasil hein ?! » ; Olinto (1964 : 240).
117
Publié en 1978, quatorze ans donc après l’ouvrage écrit par son mari Olinto, Zora Seljan
fait le récit des voyages du couple en Afrique dans le format de petites chroniques de
trois ou quatre pages chacune, réunies dans un livre beaucoup plus court (86 pages) que
celui d’Olinto (288 pages), mais qui nous apporte un regard différent sur les mêmes
évènements. Un regard parfois un peu naïf, mais parfois avec de informations nouvelles
et intéressantes. Le titre du livre, Au Brésil, y a-t-il encore de gens de ma couleur ?,
vient de la question que Romana da Conceição, Brésilienne arrivée à Lagos en 1899, a
posé à l’auteure, lorsqu’elle se rendit compte que tous les Brésiliens qui passaient par
Lagos dans ce début des années 1960 étaient des « blancs ».
Seljan donne une origine à la fête du Bonfim de Porto-Novo différente de tous les autres
auteurs. Selon elle, la fête « a été initiée par feu Rosalino, frère de notre chère amie
Maria Ojelabi, bahianaise de Nazareth, qui est arrivée ici jeune fille en 1899264 ». Soit
selon Guran, ou encore dans les conversations que j’ai eues avec Auguste Amaral, la
fête aurait été introduite par Simplice Gonzalo. Dans son récit concernant Porto-Novo
en 1963, Seljan, donne une information dont elle est la source unique, l’année de début
des festivités :
« À la place d’honneur, sur des tapis, on a placé des fauteuils et des petites tables. L’orchestre
de pandeiros (tambourins), cuïa (calebasse) et tambour est resté à l’autre extrémité. Nous
étions les amis brésiliens qui, pour la première fois depuis quatre-vingts ans, arrivaient pour la
fête. L’émotion et l’expectative des présents se sont manifestées par des longs applaudissements
et des "viva" lorsque nous sommes arrivés. Tous ont criés en portugais : "boa festa Iaiá ! Boa
festa Ioiô !" » [Bonne fête iaia, Bonne fête ioio].
On n’a pas plus de détails sur la raison pour laquelle Seljan dit que cela se serait passé
depuis « quatre-vingts ans ». Pourtant, si le chiffre est précis, il nous renvoie à l’année
1883. Casimir D’Almeida aurait-il transmis au couple que celle-ci serait la date du
264
Seljan (2008 : 45).
118
début de la fête dans la ville ? En tout cas, il est remarquable (et assez possible) que les
premiers visiteurs du Brésil à assister à la fête aient été le couple Olinto-Seljan, du
moins ils le sont dans les représentations de cette génération d’Agudàs. Ensuite, l’auteur
fait une remarque curieuse :
« Casimiro de Almeida m’a expliqué que "burrinha" est l’âne, soit l’animal le plus intelligent.
Et dans un pays où il n’y a pas de chevaux il a dû être valorisé davantage ».
Plus tard, Casimir D’Almeida, avec du champagne, marque bien la distinction, son
statut social :
« La musique s’est arrêtée, quelques dames âgées (senhoras) sont venues nous saluer. Casimiro
de Almeida nous a offert du champagne et du gâteau. Le peuple a eu de la bière.
Une samba en cercle (Samba de Roda) a commencée ; il n’y avait que les femmes qui
dansaient, et cela a duré un certain temps. De nouveaux vers en portugais ont été chantés265 ».
Seljan décrit la messe du dimanche du Bonfim, puis le pique-nique qui s’ensuit. Les
séparations des familles à l’intérieur de la réunion de la communauté se font bien
clairement :
« Le clan des Almeida, avec des amis et la parentèle s’est assis sur une bâche et de l’autre côté
sont restés les gens des Silva. La rivalité entre les familles n’est pas très importante. Les
membres de l’un et de l’autre clan ont fraternisé avant le déjeuner (...)
Pendant le dessert, Antonio Olinto a remercié Casimiro de Almeida et les brésiliens pour
l’invitation qui nous a permis de participer à une fête si chère à nos cœurs brésiliens. Il a
raconté comment est la fête du Bonfim à Bahia.
En remerciant, le fils le plus âgé de Casimir a dit que seulement après notre visite il avait
compris les mots de son père : "Cette fête mes enfants, est du véritable or. Ne le jetez jamais,
cet or, et faites en sorte que vos enfants et petits-enfants vous promettent de la garder". Son
français est très clair et sa voix agréable. En continuant le discours, il a déclaré que pendant le
temps de la colonisation, ça n’a été pas possible au Dahomey, si lié au Brésil, de maintenir des
liens d’échanges. Cependant, maintenant ils habitaient un pays libre et comprenaient enfin
pourquoi les vieux ont insisté pour conserver les traditions brésiliennes. Son plus grand désir,
et celui de tous les présents, était que le Brésil reprenne rapidement les relations diplomatiques
déjà entamées266 ».
Le Dahomey n’avait acquis son Indépendance que deux ans et demi auparavant, et la
265
Seljan (2008 : 53-54).
266
Seljan (2008 : 54-55).
119
visite de quelqu’un lié au ministère des Affaires étrangères brésilien suscite alors grand
plaisir et espérance au sein de la communauté agudà. Selon le discours du fils de
Casimir, c’est comme si la France avait brouillé les rapports Dahomey-Brésil qui
auparavant allaient bien de soi et que, désormais, ces échanges pouvaient reprendre leur
cours naturel. Les visiteurs du Brésil peu à peu allaient commencer à apparaître, mais
« le plus grand désir » de la communauté agudà, celui de voir rétablies de pleines
relations diplomatiques, ne va pouvoir se concrétiser entièrement que 43 ans plus tard,
en 2006, avec l’ouverture de l’ambassade du Brésil à Cotonou. La bourian et l’ensemble
de la fête du Bonfim sont montrés comme une sorte de « preuve de fidélité au Brésil »
de la part des Agudàs au couple Olinto-Seljan. Jusqu’à nos jours, soit à Porto-Novo ou
chez les De Souza à Ouidah, on trouve la même démarche, d’une manière peut-être
moins formelle. Malgré les paroles de son père, le fils aîné de Casimir – dont Seljan ne
mentionne pas le nom – n’a apparemment pas pris le relai de son père dans les « affaires
de la bourian » suite à sa disparition. Comme on le verra dans un autre chapitre
(l’entretien de Mme Amégan) c’est probablement sa vieille mère Mme D’Almeida, née
Da Silva, qui sera désignée présidente de la bourian267. Augusto Amaral m’a plusieurs
fois dit que les enfants de Casimir n’ont pas suivi les pas du père en ce qui concernait la
fête brésilienne, de même que les enfants de son cousin Marcelino. Dans l’extrait
suivant, on se rend compte de la place importante donnée à Mme Casimir D’Almeida :
« Casimiro de Almeida a salué notre présence et nous a demandé de venir avec plus de
brésiliens pour la fête l’année prochaine. Lorsqu’il a fini de parler, les tables ont été retirées et
l’orchestre s’est organisé sur un banc et la samba a commencé. Tout d’abord, Mme Casimiro
D’Almeida a dansé seule, petite vieille, en remerciant à la manière africaine la présence de
tous les invités ; avant de danser, elle a demandé la permission à Casimiro. Tous les présents,
un à un, ont mis de l’argent sur son front. Elle donnait l’argent pour ceux qui jouaient268. (...).
Je n’ai pas été témoin, et je ne connais pas d’autre récit chez les Agudàs où une femme
danse seule la samba, en prenant tout son temps, en recevant l’argent de l’intégralité des
267
Je dis probablement car, comme vu auparavant, il y a une possibilité que la présidente désignée soit
l’épouse du cousin de Casimir, Marcelino D’Almeida. On note que Marcelino, que Auguste Amaral
pointe comme étant la principale personne à lui avoir transmis le savoir-faire de la bourian, n’est à aucun
moment mentionné. Il me semble fort probable que Marcelino était directement impliqué dans
l’exécution de la musique et/ou la sortie des masques, tandis que Casimir prenait la place de président et
se chargeait des « relations publiques » de la fête. Le couple Olinto et Seljan sont toujours restés dans la
position d’invités spéciaux et n’ont pas eu d’interactions plus significatives avec ceux qui organisaient
directement la fête, portaient les masques ou exécutaient la musique.
268
Seljan (2008 : 55).
120
présents, le tout exécuté d’une façon aussi aisée. Cela montre son prestige et,
certainement, reflète aussi le prestige de son mari Casimir D’Almeida.
À travers cet ensemble de pages dédiées à construire des articulations à partir des récits
de Olinto et Seljan, j’espère avoir démontré que leurs ouvrages, d’habitude relativement
peu cités et peu analysés, sont en réalité, riches d’éléments détaillés et originaux,
méritant ainsi une place centrale dans l’étude des aspects culturels des Brésiliens
d’Afrique et leur évolution à travers le temps. Mettre en lumière certaines pratiques de
l’époque – que nous pourrions appeler la période finale de l’« âge d’or » de la bourian –
nous apporte des éléments pour la compréhension des revendications et des
représentations existantes au sein des Agudàs de nos jours. En faisant une triangulation
constante entre leurs ouvrages, celles d’autres auteurs et de mes données de terrain, j’ai
utilisé plusieurs pistes que j’ai pu extraire de leurs récits, telles que les suivantes. Le
prestige et leadership de Casimir D’Almeida et l’organisation de la communauté des
Agudàs (ou de cette partie de la communauté) de Porto-Novo autour de deux « clans »
proches, celui des D’Almeida et celui des Da Silva. Les spécificités de la fête du
Bonfim et de la Bourian à l’époque, dont je peux souligner l’ordre différent de sortie
des personnages et l’absence du personnage-vodoun Mami Wata. Nous avons vu que la
bourian se limitait alors au samedi, et que la sortie de masques, qui de nos jours suit le
pique-nique du dimanche, n’avait pas lieu. En outre, Olinto et Seljan me semblent
fondamentaux lorsqu’il s’agit de faire une comparaison entre les pratiques tenues dans
la communauté de Lagos et celles de Porto-Novo. Nous avons pu voir d’ailleurs
quelques indices de contacts entre les communautés des deux différents pays/colonies.
Concernant Lagos, j’ai attiré l’attention sur l’héritage d’une tradition originaire du
Pernambouc qui était passée jusqu’à présent inaperçue. Cela peut nous amener à
questionner une idée de fond qui s’est établie, dans laquelle l’héritage des retournés
serait un héritage exclusivement bahianais. Cependant, d’autres pistes trouvées chez
Olinto et Seljan méritent certainement d’être encore parcourues ou approfondies lors de
futurs travaux. Enfin, je dois remarquer le redimensionnement de la durée de la fête du
Bonfim, avec le « dévoilement » de l’existence d’un troisième jour de festivités, le
lundi.
121
CHAPITRE 2 - PROBLÉMATIQUE DE
RECHERCHE
Abdel Paraïso est le propriétaire d’un maquis269 à Porto-Novo. Selon ses propres
mots, il est « Agudà musulman pratiquant ». Voici la réponse d’Abdel à la question
que je venais de lui poser : « est-ce que la bourian est en train de disparaître ? »
Ces deux phrases illustrent bien l’importance que la pratique de la bourian peut
prendre au sein des familles Agudàs et servent de préambule à une introduction à
l’histoire des Agudàs et à la mise en contexte de la bourian.
Les Agudàs constituent une population – et/ou une identité – qui commence à
apparaître à partir de la fin du XVIIIe siècle, mais qui prend forme essentiellement au
XIXe siècle, sur la base de diverses origines sociales, ethniques et géographiques.
D’abord, des trafiquants d’esclaves blancs ou métis venus du Brésil et du Portugal _
se sont installés sur l’ancienne Côte des Esclaves pour faire leurs négoces, dans des
régions comprises dans les actuels Bénin, Nigeria et Togo. Puis tout au long du XIXe
siècle, se produit une arrivée limitée, mais relativement régulière, d’esclaves
affranchis du Brésil qui parviennent également à s'établir sur ces mêmes côtes
africaines. Toutefois, pendant une courte période de la deuxième moitié des années
1830, le nombre de ces voyageurs s’intensifie. Cette vague de retournés consiste
essentiellement en plusieurs centaines d’Africains anciens esclaves affranchis qui ont
été jugés coupables ou soupçonné d’avoir participé à la révolte musulmane de 1835 à
Bahia et qui ont été renvoyés en Afrique contre leur gré. Il s’agit de l’épisode connu
dans l’histoire de « La Révolte des Malés » , la plus grande rébellion d’Africains que
_
le Brésil ait jamais vécu. La rébellion a été organisée et effectuée par des Africains
affranchis et des Africains esclaves, tous de confession musulmane, et présentait un
269
Restaurant populaire.
122
fond de Jihad . Cependant, bien plus important en nombre que les malés expulsés, ce
_
sont les africains affranchis qui sont poussés à quitter le Brésil, par tout un contexte
hostile, vers la côte des esclaves en Afrique, souvent avec leur famille. Ils
entreprennent leur voyage sous la contrainte des mesures répressives qui ont eu lieu
suite à la révolte de 1835 et des constantes suspicions et menaces dont les Africains,
et plus spécifiquement ceux originaires du golfe du Bénin ont été la cible. En ce qui
concerne ces retournés, il ne s’agissait pas d’expulsion à proprement parler, mais de
la recherche de meilleures conditions de vie hors d’un Brésil qui avait durci ses lois
et ses rapports avec les Africains libres ou affranchis et qui leur laissait peu de marge
de manœuvre pour une vie paisible et prospère.
270
Affranchissement légal d'un esclave.
123
Il est important de préciser que les Agudàs ne sont d’aucune manière une population
qui occupe ou domine un territoire ; ce sont des familles vivant au milieu d’autres
populations/groupes. Indépendamment de leur importance économique et leur
influence culturelle, les Agudàs vont toujours être numériquement minoritaires et
partager les espaces urbains avec d’autres groupes avec lesquels ils ont des
interactions quotidiennes de commerce, voisinage, travail, etc. il n’y a pas, à
proprement dit, une « région » ou une « ville agudà », sinon dans un raccourci
rhétorique ou dans une allusion à leur présence marquante. Toutefois, on peut parler
de villes qui ont été des foyers de base pour un relativement grand nombre de
commerçants luso-brésiliens et d’anciens esclaves retournés qui s’y sont établis,
comme Ouidah et Agoué. Par ces propos, je crois contribuer à éclairer ce qui
constitue la population Agudà et la raison pour laquelle les Agudàs ne figurent pas
dans les cartes comme des entités politiques ou des groupes
ethniques/ethnolinguistiques de la région.
Nostalgie du Brésil
Ceux qui étaient des affranchis vivaient souvent depuis des décennies au Brésil, y
avaient des familles et des métiers et étaient désormais relativement bien adaptés aux
cadres restreints de la société brésilienne. Quant aux quelques centaines d’expulsés, ils
ont été embarqués dans des bateaux qui faisaient route vers la Côte des Esclaves, d’où
ils étaient à peu près originaires. Arrivant sur place, ils découvrent qu’il y a tout un
réseau de commerçants prospères – surtout de trafiquants d’esclaves – Brésiliens et
Portugais, blancs et métis déjà établis, et qu’ils pouvaient travailler en lien avec ceux-
271
Si on utilise la notion d’« intimité culturelle » de Michael Herzfeld (2005).
272
C.f. Castillo (2012).
273
Reis (2003).
125
ci274. Cet amalgame est la base de la population appelée les Agudàs, les Afro-Brésiliens
ou simplement les Brésiliens du Bénin, du Nigéria et du Togo.
Cependant, on doit rester attentif à ne pas confondre ce que je définis par « le désir de
liberté » avec des « idées abolitionnistes », ou encore avec le « combat contre le trafic
d’esclaves ». Par désir de liberté, un individu peut par exemple chercher sa liberté
individuelle, celle de ses proches ou celle de ceux qui pratiquent la même foi religieuse,
voire la liberté d’une population donnée ; c’est donc un désir très « palpable ». Par
contre, l’abolitionnisme est plutôt de l’ordre d’une éthique morale, d’un statut juridique,
dans lequel l’existence même de l’esclavage deviendrait inacceptable, sous n’importe
quelle condition. Dans le cas des retournés du Brésil vers la Côte des Esclaves, les idées
abolitionnistes rentrent très peu en jeu, ce qui n’empêche pas que plusieurs « désirs de
liberté » soient présents et donc des actions dans ce sens. Par contre, le combat contre la
traite négrière, traitée à l’époque généralement comme une question à part de
l’abolition, fait irruption dans le chemin des Agudàs lorsque la marine anglaise
poursuivit et saisit des bateaux de propriété des grands trafiquants Agudàs, souvent avec
leur cargaison humaine.
Ceux qui arrivaient en Afrique venus du Brésil, désormais habitués à une forme
de système de production, disons, « moderne à l’occidentale », ont formé une société
dans laquelle on prospérait soit par le commerce direct d’esclaves, soit en réalisant des
services pour ces commerçants (qui postérieurement iront se convertir au commerce
licite) et d’autres travaillant en tant que maçons, menuisiers, tailleurs, artisans,
administrateurs, etc. ; il y avait également ceux qui étaient à la tête des fermes agricoles.
Au Brésil, notamment à Bahia, dans les années suivant la révolte de 1835, la vie devint
plus lourde pour des familles d’Africains affranchis qui vivaient désormais une
suspicion constante et des interdits de la part du gouvernement et des élites, et, cela
indépendamment de la pratique de la foi musulmane ou chrétienne. La suspicion était
dirigée surtout vers les Africains originaires de la même région que les révoltés, la Côte
274
Et même être sous leur protection, puisqu’il y a eu des cas dramatiques où des retournés ou des
« renvoyés de force » du Brésil, livrés à eux-mêmes sur la côte africaine avaient été remis en esclavage.
126
des Esclaves (en contraste avec ceux qui venaient par exemple, d’Angola). À cette
époque, plusieurs familles faisaient des efforts pendant des années pour mettre de
l’argent de côté et rentrer en Afrique. Si auparavant l’historiographie considérait ces
retours simplement comme « spontanés », en m’alignant sur les contemporains Reis
(2003) et Castillo (2016), je dirais plutôt que ces Africains sont retournés par « pression
libre et spontanée », c’est-à-dire par désir de se libérer, cette fois non des chaînes, mais
d’une oppression sociale. Les limites entre la migration spontanée et la migration forcée
deviennent dans ce cas, assez floues.
La traite transatlantique finit au Brésil dans les années 1850 et dans la décennie qui suit
elle disparaitra définitivement. Cuba, vers où certains Agudàs envoyaient des captifs,
fut le dernier pays à abolir la traite. Pendant toute cette période, des individus faisaient
des allers-retours sur la route Bahia-Lagos, pour tenter leur chance dans le commerce et
quelques-uns s’établissaient en Afrique275. Vers les dernières décennies du XIXe siècle,
plusieurs familles entament un retour en Afrique à caractère plutôt volontaire.
L’abolition au Brésil, advenue en 1888, n’a pas eu d’incidence particulière sur
l’intensité du retour, qui déjà dans cette période finale ne comptait qu’avec une
moyenne de quelques familles par an et a continué ainsi jusqu’aux derniers bateaux
dans les toutes premières années du XXe siècle.
Une précision doit être apportée : les familles qui effectuaient le retour n’étaient pas
appauvries ou misérables. Un retour était cher, nécessitait de l’organisation et de la
persévérance. Les familles étaient en général issues d’une sorte de couche moyenne
populaire formée d’artisans ou de commerçants. Plusieurs ont vendu leurs maisons ou
même leurs esclaves dans les mois précédant leur départ. On pourrait dire qu’ils étaient
souvent des sortes de « micro-entrepreneurs » et cette mentalité imprégnée d’un certain
capitalisme urbain moderne va porter ses fruits dans les villes d’une côte devenue
plaque tournante d’un commerce international et par la suite partie intégrante des grands
empires coloniaux. Dans l’île de Lagos, un retourné du Brésil fera fortune en forant un
275
Castillo (2016).
127
puits et en vendant son eau, négoce alors inédit276. D’ailleurs, pendant plusieurs
décennies, les Agudàs/Brésiliens circulaient entre les différentes villes situées entre
Lagos et Accra. Puis, suite à la consolidation des systèmes coloniaux, la circulation des
Agudàs tend à se faire préférentiellement soit dans le circuit Dahomey-Togo, soit au
sein du Nigéria.
Depuis le XVIIIe siècle, les commerçants blancs et métis, ainsi que les anciens esclaves
retournés du Brésil prenaient pour épouses ou concubines des femmes africaines,
choisies préférablement parmi les élites locales. Cette pratique a produit des alliances de
famille et a été fondamentale pour l’insertion des Agudàs, leur permettant de participer
à part entière aux enjeux locaux. En plus de familles alliées, les Agudàs aisés avaient
autour d’eux des familles d’esclaves, de serviteurs et de prestataires de services, toutes
« africaines ». L’influence des grandes familles Agudàs sur ces familles africaines a été
considérable : celles-ci imitaient leurs mœurs et manières de s’habiller, considérés
comme élégantes et modernes. Dans la colonie, un Africain ne pouvait pas prétendre à
devenir un Européen, mais pouvait être assimilé à un Agudà, vu comme un « évolué »
ou un « civilisé ». Enfin, plusieurs familles d’alliés ou de serviteurs (souvent les
fonctions se confondent) des Agudàs ont pris à leur tour une « identité Agudà » et la
revendiquent ; ils deviennent donc aussi « Agudàs » : un ensemble de familles qui
partagent l’évocation d’une origine effective ou symbolique au Brésil, cultivant une
sorte de nostalgie joyeuse de ce pays. Évidemment des distinctions de classe sont
souvent perçues entre les descendants des familles aisées se revendiquant comme
« vrais Brésiliens » et les descendants des familles auparavant serviles277. En tout cas,
les Agudàs, toutes matrices confondues, sont souvent vus comme prétentieux par les
groupes de populations qui se définissent comme « Africaines ».
276
Amos (2007).
277
Guran (1999).
128
catholiques ou musulmans mais parallèlement, un certain nombre d’entre eux pratique
les cultes dits traditionnels ou liés au vodoun. Pierre Verger voyait en cela un héritage
du syncrétisme, de la mixité et de la tolérance acquis au Brésil.
Se revendiquant comme les héritiers d’une culture et d’un « sang brésilien », valorisant
toujours la rigueur dans les études, les Agudàs ont installé les premières écoles de la
région, puis ont été parmi les premiers Africains à suivre des formations et à obtenir des
diplômes universitaires à l’étranger pendant les temps coloniaux. Ils construisent les
premières maisons en briques dans un style connu aujourd’hui comme « architecture
afro-brésilienne278 ». Ils ont développé tout un réseau de commerce et de services qui
leur ont permis de devenir en quelque sorte une première bourgeoisie et petite
bourgeoisie africaine sur le modèle occidental dans la région. Ces couches aisées et
scolarisées ont servi d’intermédiaires entre les pays colonisateurs et les populations
locales. Puis, elles ont servi de cadres dans l’administration coloniale et dans les
sociétés privées étrangères opérant dans la région. Au Dahomey, des femmes Agudàs
ont été parmi les premières enseignantes africaines dans les écoles et plusieurs ont
travaillé comme infirmières. Les Agudàs ont toujours été surreprésentés dans les hauts
échelons dahoméens par rapport à leur importance numérique. Plusieurs Agudàs étaient
embauchés à Abidjan ou à Dakar, alors capitale de l’Afrique occidentale française279.
D’autres travaillaient ou étudiaient en France ou en Angleterre. À partir des années
1920, ils sont présents dans le domaine de la presse, en tant que rédacteurs,
responsables des journaux et propriétaires des imprimeries. Le capital culturel se
transforme alors en capital social et politique. En 1935, la moitié des compagnies
d’impression du Dahomey appartenait à des Agudàs. Des journaux qui utilisaient des
slogans comme « Dahomey aux Dahoméens », dénonçaient les abus du gouvernement
278
Les constructions les plus remarquables sont néanmoins les mosquées, à Porto-Novo et Lagos,
construites à l’image des églises du baroque tardif luso-brésilien. L’explication semble être la suivante :
au Brésil, les esclaves construisent des églises ; les anciens esclaves musulmans, une fois retournés en
Afrique, au moment de construire leurs temples, l’ont fait dans le seul style de temple qu’ils savaient faire
(et qu’ils ont transmis à leurs enfants) soit celui des églises baroques du genre qu’on trouve un peu
partout au Brésil. Il est possible qu’à cela puisse aussi s’ajouter une stratégie consciente de distinction.
279
Comme par exemple, Ange Miguel Sacramento, né en 1922 à Cotonou et qui a travaillé à Abidjan et
Dakar où il a côtoyé divers Agudàs. Suite à une trajectoire de vie exceptionnelle, Ange est encore vivant à
Bahia, où il s’est établi suite à sa retraite. Il a publié ses mémoires : « Ni noire, ni blanc - Une vie
atypique » (2010).
129
colonial, demandaient l’accès à l’éducation pour les femmes ainsi que de meilleurs
programmes de santé280. Les Français considéraient ces journaux comme de la
« propagande » et s’en inquiétaient, soutenant que, par le bouche-à-oreille, les idées de
ces journaux se propageaient chez les illettrés, jusqu’au plus lointain village281.
Un de ces journaux, La voix du Dahomey a été la cible d’un procès judiciaire : parmi les
38 accusés, 16 étaient des Agudàs. L’accusation portait sur des faits de réunion illégale,
espionnage, suspicion de communisme et manque de respect pour l’autorité française.
En revanche, nous ne pouvons pas affirmer que les Agudàs étaient tous unis contre le
joug colonial. D’ailleurs, jamais les Agudàs n’ont fonctionné comme un bloc de
pression politique unique. Certes, il y a eu des tendances au regroupement à certaines
occasions, mais on trouvait toujours des Agudàs indirectement en opposition les uns
aux autres, selon la convergence de leurs intérêts avec différents chefs locaux ou
européens.
Dans les années 1930 et 40, de nombreux individus originaires de différents groupes
ethniques accèdent aux études et aux postes d’influence et prennent davantage la parole
dans le débat politique. En 1945, les Français permettent des élections pour un
représentant commun des Colonies du Togo et du Dahomey à l’Assemblée législative à
Paris. Casimir D’Almeida, leader de la communauté brésilienne de Porto-Novo, alors le
chef-lieu du Dahomey, était un des candidats indiqués par les Français. Pourtant en
1934, il avait été inculpé et condamné à payer des amendes dans l’affaire du journal La
voix du Dahomey. En 1938 cependant, tous les inculpés dans l’affaire ont obtenu
l’amnistie. Néanmoins, Casimir D’Almeida est perçu par beaucoup de Dahoméens
comme un « étranger » et perd les élections de 1945 contre Souru-Amigan Apithy,
d’ascendance ethnique « locale » goun et yorouba. À partir de cette victoire, Apithy
deviendra plus tard président du Dahomey indépendant. Casimir avait peut-être raté
l’opportunité d’arriver à la tête d’un État. En tout cas, Casimir d’Almeida était le plus
280
Selon Ronen (1974) : « Between 1904 and 1952 more than forty newspapers appeared in Dahomey,
almost exclusively edited by people bearing Brazilian names. »
281
Amos (2007)
130
haut responsable pour la fête du Bonfim, la fête des Brésiliens de Porto-Novo, et pour la
Bourian282.
Le cas du Togo
Au Togo, à cette époque, la participation des Brésiliens dans la politique est encore
plus décisive. Agostino De Souza (1877-1960) et Sylvanus Olympio (1902-63) sont
à la tête du Comité d’administration du CUT, Comité de l’Unité Togolaise, qui
amène le pays à l’indépendance. Sylvanus a étudié l’économie en Angleterre, en
Autriche et en France. Il est le petit-fils d’un métis arrivé de Bahia en 1850. Son
oncle, Octaviano Francisco Olympio (1859-1940) était déjà dans la politique et a été
à l’initiative de la pétition demandant aux colonisateurs Allemands un traitement
égalitaire pour les Togolais et les Européens283 (1913). En 1942, Sylvanus Olympio a
été emprisonné, pendant un an, par l’administration coloniale de Vichy, accusé
d’écouter les émissions radiophoniques de la BBC.
282
Olinto (1964) ; Seljan (1978) ; Verger (1968). Le nom de Casimir sera mentionné tout au long de ce
travail.
283
Certains auteurs, tels qu’Yves Marguerat et Tété Godwin, considèrent cette pétition comme « l'« acte
de naissance du nationalisme togolais ».
131
dans le pays. Cependant, d'après les témoignages que j’ai pu recueillir, mes
interlocuteurs soutiennent que Sylvanus était très lié aux traditions brésiliennes de sa
famille. Il participait activement aux groupes de masques brésiliens bourian et savait
danser, jouer et chanter en portugais. Pourtant, il a été irrité lorsqu’un groupe festif
brésilien lui a rendu un hommage public lors de son anniversaire, quelques mois
après son accès au pouvoir. Sylvanus veillait à ce que ce genre de manifestation soit
restreint au cadre familial. Il voulait certainement éviter de donner des munitions à
ses adversaires politiques qui le dénigraient en arguant que ses ancêtres n’étaient pas
des « Togolais ». À la différence de ce qui s’est passé au Dahomey, la stratégie de se
montrer plus « Togolais » que « Brésilien » avait été une réussite pour Sylvanus. Il
est également possible qu’au Togo, les Brésiliens, étant moins nombreux, aient
souvent été amenés à s’allier avec des groupes d’autres origines. En revanche, je me
demande si ceux du Dahomey, étant suffisamment nombreux pour se replier
davantage sur eux-mêmes, ont peut-être cru qu’ils pourraient y arriver tout seuls,
d’où la défaite aux élections de Casimir D’Almeida.
Quant à Sylvanus, une fois président, il est devenu l’un des leaders d’un continent
africain qui accédait à l'Indépendance et à une projection internationale. Par ses
propos, il se positionne clairement dans un entretien pour l’AFP juste après
l'Indépendance : « je vais faire mon possible pour que mon pays se passe de la
France284 ». Ses trois ans de gouvernement sont souvent considérés comme la seule
période où le Togo n’a pas été sous une forme de gouvernement autoritaire.
D’après ce que quelques Agudàs m’ont exposé285, un samedi au cours d’une soirée
très tranquille dans sa résidence personnelle, Sylvanus a chanté les sambas du
répertoire de la bourian286. Il était si populaire dans son pays, se sentant en totale
sécurité, qu’il avait libéré la plupart des membres de sa garde personnelle, comme il
l’avait déjà fait à plusieurs reprises. Le lendemain matin (le 13/01/1963), Sylvanus
sera assassiné par un commando ayant envahi son domicile. Il est mort devant le
284
Boisbouvier (2013).
285
Parmi lesquels Maître Amorin, avocat né en 1918 à Lomé et cousin de Sylvanus Olympio. Entretien le
23/10/2013 à Cotonou.
286
Bastide (1996) [1968], qui avait visité le Togo em 1958, fait référence à la bourian de la famille
Olympio à Lomé, sans pourtant citer de noms.
132
portail de l’ambassade américaine, voisine de son habitation, dans laquelle il avait
essayé de trouver refuge – peut-être naïvement – après avoir sauté par-dessus le mur
qui les séparait. Pour la première fois, depuis les indépendances africaines, un
président a été abattu. Un système autoritaire se met en place et, dans ses
déploiements, se maintient jusqu’à nos jours. Dans les années 1970 et 1980, son fils
Gilchrist Olympio devient un des principaux opposants du régime dictatorial de
Gnassingbé Eyadema. Puis, avec l’accès au pouvoir du fils d’Eyadema en 2005,
Faure Gnassingbé, il y a eu une réconciliation partielle de certains Olympio et des
secteurs du gouvernement. Le fait est que, suite à l’assassinat de Sylvanus Olympio,
les afro-brésiliens ont restreint leurs groupes bourians au cadre familial, en évitant de
réaliser des sorties publiques, puis la manifestation a perdu peu à peu de sa vitalité
jusqu’à disparaître. Cela n’empêche pas qu’éventuellement des groupes bourian du
Bénin soient appelés pour se présenter à Lomé.
Parmi les anciens esclaves retournés en Afrique, les Agudàs forment un contingent
important : les chiffres encore peu précis de retournés du Brésil vers la côte des
Esclaves se comptent en centaines ou quelques milliers d’individus. Néanmoins, ils sont
en nombre bien inférieur aux retournés des États-Unis vers le Libéria qui se comptent
en dizaines de milliers287. On a également des retournés provenant de Cuba qui, en
général, se sont fondus avec ceux qui arrivaient du Brésil en nombre plus important,
notamment à cause de la pratique commune de la religion catholique288. Quant à la
Sierra Leone, l’essentiel de la population de Freetown durant le XIXe siècle était
constitué de captifs issus des bateaux négriers saisis par la Royal Navy et placés en
liberté dans cette région, où ils ont adopté les mœurs « à l’occidentale » des
Britanniques. Pour cette raison, ceux parmi eux qui se sont installés sur les mêmes
régions que les Agudàs (et qui seront appelés « Saros ») présentent des points en
commun avec ceux-ci. Cependant, en général, les Saros n’ont pas été esclaves dans les
Amériques et furent souvent considérés, notamment par les Européens, moins qualifiés
pour le travail et pour une vie à l’« européenne » relativement à ceux qui étaient arrivés
du Brésil et qui avaient effectivement vécu dans un système de production à
287
Ce qui n’empêche pas qu’ils ont eu une très nombreuse descendance.
288
Cf. Sarracino (1988) ; Otero (2006).
133
l’occidentale289.
Enfin, qu’en est-il du retour vers l’Angola-Congo, la région qui a été la plus grande
pourvoyeuse d’esclaves pour le Brésil ? On a effectivement quelques traces dans la
région ; néanmoins, selon Monica Souza, « les registres de départ d’Africains affranchis
vers Luanda ne révèlent pas de stratégies de voyage en groupe ni la formation d’un
groupe spécialement distinct des locaux290 ». L'idée générale est que, lorsqu’il y avait
des retours vers les régions contrôlées ou influencées par les Portugais, ces individus ne
constituaient pas de communautés à caractère culturel brésilien à part, car ils auraient
été absorbés dans des sociétés familiarisées avec une langue (le portugais), une religion
(la catholique) et des coutumes assez proches de celles du Brésil. Dans ce cadre, un
processus plus long de différenciation basé sur une identité brésilienne n’aurait guère de
sens. M. Karash (2000) a mentionné des groupes originaires du Brésil et probablement
aussi des Antilles qui seraient partis en direction de la baie de Cabinda. Le travail plus
complet à ce sujet est celui de M. Souza (2008) qui, concernant la période entre 1828-
1854 a trouvé les registres du départ de 304 Africains du port de Rio vers le golfe du
Bénin, dont 101 vers l’Angola et 41 vers Cabinda. Les retournés vers l’Afrique Centre-
Occidentale partant de ce port étaient donc nettement moins nombreux que ceux qui se
dirigeaient vers la Côte des esclaves. Cela corrobore la tendance trouvée à Bahia, où la
presque totalité des départs avait comme destination la Côte des Esclaves.
Différemment des retours vers cette côte, faits souvent en famille ou en groupe, les
retours vers la région centre-occidentale étaient à caractère individuel291. Concernant les
retours historiques vers l'actuel Angola, ainsi que leurs déploiements actuels, beaucoup
reste encore à étudier.
289
Ayaji (1965) cité par Souza (2008 : 96).
290
M. Souza (2008 : 19) ; la traduction de l’original en portugais est mienne. Gilberto Freyre (1953) a
visité des tombaux à Moçâmedes, ville de la côte sud angolaise, où des luso-brésiliens provenant de
Pernambouc s’étaient installés avec leurs esclaves. Selon Silva (2004, ch. 1) ils ont quitté Recife suite à la
Révolte Praieira (1848). Ils auraient été suivis de « noirs du Brésil » retournés spontanément vers la
région. Cependant les informations à ce sujet sont lacunaires.
291
M. Souza (2008 : 138) ; toujours selon cet auteur, la grande exception est un groupe d’« affranchis
Congo » qui s’auto-proclamait « des hommes civilisés de couleur ». Ceux-ci, en 1851, ont rédigé une
lettre demandant le soutien des autorités anglaises pour s’installer à Cabinda. Néanmoins, on ne sait pas si
ce groupe a réussi effectivement à le faire. Il s’agit du seul document trouvé où un groupe d’Africains
établis au Brésil explique les raisons de son projet de départ en Afrique, toutes destinations confondues.
134
Suite au récit historique ci-dessus, une question prend forme : pour quelle raison les
Agudàs ont-ils la nostalgie d’une terre, le Brésil, où ils ont été esclaves ? Il s’agit
évidemment d’une question fondamentale ici : pourquoi attribuent-ils une
référence « positive » et bienveillante au Brésil, terre où leurs aïeux ont été esclaves, et
de quelle façon cette référence s’exprime-t-elle ?
Si d’une part on peut dire que ces premiers retournés Agudàs étaient nostalgiques d’un
certain « éthos brésilien294 », d'autre part ils étaient peut-être nostalgiques de leur
jeunesse, même si celle-ci avait été vécue en partie dans la captivité. En tout cas, c’est
bien une nostalgie du Brésil qui a été transmise au travers des générations. Le Brésil des
Agudàs a toujours été un Brésil fantasmé, nourri par un vocabulaire spécifique, par des
292
C.f. Klein et Luna (2010).
293
Castillo (2016).
294
Ethos ici comme une façon de faire dans un « esprit brésilien » ; notion évidemment discutable ainsi
que malléable.
135
chansons et des danses, par des références à des modèles d’une certaine occidentalité
qui devaient marquer leur différence d’origine envers ceux qu’ils appellent
curieusement « les Africains ». Si d’un côté, certains de ces marqueurs identitaires ont
décliné en consistance depuis les dernières décennies (car, comme certains Agudàs le
disent, « aujourd’hui tout le monde vit à l’occidentale »), en revanche les fantasmes sur
le Brésil sont nourris par le carnaval, le football et les télénovelas brésiliennes vues à la
télé. De nos jours, les Agudàs présentent encore une remarquable cohésion identitaire
qui demeure néanmoins une référence « supra-ethnique », « supra-religieuse » et même
« supra-nationale », comme c’est le cas de diverses familles à cheval entre le Bénin et le
Togo295. On trouve des Agudàs catholiques et musulmans, souvent au sein de la même
famille, et plusieurs individus pratiquent d’une façon concomitante des rites
traditionnels et/ou vodoun.
295
Comme par exemple chez les familles Amorin et De Souza.
296
Cf. le website officiel de la République du Bénin : http://www.gouv.bj/communes/porto-novo
297
Ce sont des termes que je propose dans le but de faire un raccourci explicatif ; il ne s’agit pas de
termes emic. Localement on entend des phrases du genre : « Je suis Agudà, mais je suis fon aussi »
ou « Je suis Brésilien, mais je suis goun ».
136
ainsi « jouer socialement298 ».
De nos jours, les Agudàs continuent à être fiers de porter un patronyme luso-brésilien et
de revendiquer une identité brésilienne. Ils le signalent publiquement avec des groupes
de musique, de danse et des sorties de masques : ce sont les bourians. Soient-ils
catholiques, musulmans, pratiquant des cultes traditionnels ou de l’Église du
Christianisme Céleste299, les Agudàs du Bénin continuent à fêter la bourian ensemble en
chantant des chansons dans une langue portugaise qu’ils n’arrivent plus à comprendre.
Tous ces enjeux liés à l’histoire et l’identité agudà sont particulièrement visibles à
l’occasion de la fête du Bonfim à Porto-Novo, où la bourian prend une place centrale.
La fête de la bourian est perçue comme l’emblème public des Agudàs et comme un
moment d’affirmation identitaire. « C’est notre culture », « c’est notre sang », « ce sont
nos ancêtres » disent les Agudàs à son sujet. La bourian, avec ses masques et ses
rythmes de « marcha » ou « samba », traverse la ville en cortège et occupe la place
principale de Porto-Novo une fois par an, pendant la fête du « saint300 » le plus
populaire de Salvador de Bahia, au Brésil, d’où la plupart de leurs ancêtres sont
supposés être « originaires ». Il s’agit de la fête de Notre Seigneur du Bonfim, « le jour
de l’orgueil d’être Brésilien » pour les Agudàs de la ville de Porto-Novo, une occasion
où la bourian joue un rôle essentiel.
298
« Jouer socialement », expression que je propose ; il est question de jouer sur les liens, les
appartenances et les pratiques, les évoquer ou les nuancer selon la situation. Ces manœuvres au niveau
identitaire peuvent être bien saisies à la lumière des idées de Fredrik Barth (1969), d’Erving Goffman
(1956) et de la notion de Cultural Intimacy de Michael Herzfeld (2005).
299 Lors de la Fête du Bonfim à Porto-Novo (2015), j’ai pu rencontrer une branche d’une famille Agudà
(De Campos) qui faisait partie de l’Église du christianisme céleste, un des membres avait même une haute
position dans l’hiérarchie de l’église.
300
« Saint » est ici mis entre guillemets car il ne s’agit pas d’un saint à proprement parler, mais d’une
forme d’adoration de Jésus-Christ.
137
dans pratiquement toute la partie la plus au sud du Bénin, ainsi que dans une frange du
Togo. La bourian béninoise, pour essayer de la décrire en quelques mots, se présente
comme un petit groupe de carnaval masqué constitué généralement de quinze, vingt,
voire une trentaine de personnes, incluant des musiciens, chanteurs, choristes, porteurs
de masques, danseurs et organisateurs. Néanmoins, « un petit groupe de carnaval
masqué » est juste une impression générale qu’un observateur pourrait saisir dans un
premier regard. En fait, je pourrais dire que le but principal de ce travail de thèse est
justement de montrer que la bourian n'est pas cela, ou mieux dit, n’est pas que cela, et
montrer les déploiements possibles de l’« objet au premier coup d’œil ».
Les sorties de bourian se passent à l’intérieur d’un cadre social où existent diverses
autres sorties de masques ou manifestations similaires qui se côtoient au quotidien,
partageant les espaces urbains du Bénin méridional. La bourian est donc quelque chose
qui s’expose et que l’on expose, et qui fait partie du « paysage » des masques et des
musiques de la région.
« Bourian » est un mot issu de la langue portugaise à savoir, « burrinha », qui veut dire
« petite ânesse ». Inutile de proposer une transcription phonétique unique, puisque les
intonations du mot « bourian » varient au Bénin. Sur le terrain, on s’aperçoit que ces
intonations ne varient pas substantiellement selon les régions, mais présentent une
tendance qui semble varier plutôt selon les classes d’âge, les générations. Les plus
jeunes, c'est-à-dire la génération autour de la quarantaine, ont tendance à prononcer
« bourian », accentué sur la dernière syllabe, ce qui, à mes oreilles de Brésilien, donc
lusophone de langue maternelle, sonne comme étant une prononciation plutôt « à la
française ». Les Agudàs les plus âgés, notamment ceux qui étaient les plus investis dans
le milieu des familles d'origine brésilienne dans leur jeunesse, ont une tendance à
prononcer « bourian », le « rian » dit d’une manière rapide301. Ce dernier accent est ce
qu'on trouve de nos jours dans les milieux les plus populaires de la région de Salvador
de Bahia, au Brésil, ainsi qu’à ses alentours (région du Recôncavo bahianais302). D’autre
301
D’ailleurs, si comme on l’a dit, au Bénin et au Togo, la syllabe « rian » de « bourian » est toujours
courte, au Brésil actuel elle est longue, telle que « bouriyan ».
302
Plusieurs parmi les Agudàs plus âgés roulent le « r » de bourian, comme c’est le cas de Maître
Amorin, né en 1918 au Togo (entretien fait à Cotonou en octobre 2013). Par conséquent, même en
prenant garde aux fréquents maniérismes vocaux de ce type, je ne peux pas m’empêcher de renvoyer à la
138
part, le parler est très influencé au Brésil par les langues africaines, soient-elles du tronc
linguistique bantu ou celles du golfe du Bénin303 et les mots issus de la langue
portugaise conservés par les Agudàs sont des objets très éloquents. À ce propos, la
question du « retour linguistique » d’un « portugais brésilien africanisé » au Bénin et au
Togo est beaucoup plus visible (ou mieux dit : audible) que celle du retour des religions
afro-brésiliennes dans ces mêmes pays par le biais des Agudàs304. Ce retour religieux, un
retour du sacré, est une idée qui peut parfois être fantasmée au Brésil305. Ce phénomène
religieux ne semble pas avoir été spécialement marquant en ce qui concerne le Bénin et
le Togo, et cela peut être décevant pour certains Brésiliens qui avaient des expectatives
– peut être un peu teintées de romantisme – sur le sujet306.
façon de prononcer les « r » dans les vieux enregistrements des chansons populaires au Brésil au tout
début du XXe siècle. Le meilleur exemple est celui de la première chanson enregistrée au Brésil, en 1902,
« Isto é bom » (ça c'est bon), interprété par le chanteur Bahiano (Bahianais). Il est, comme son nom de
scène l’indique, effectivement né à Bahia en 1870, dans la ville de Santo Amaro, dans la région du
Reconcavo Bahianais, selon Cravo Albin (2016).
D’autre part, on sait que plusieurs retournés, disons, des « futurs Agudàs », sont issus de cette même
région ; Verger (1968 : 632) donne l’exemple de Maria dos Anjos, arrivée à Lagos en 1899. Bahiano est
donc contemporain, en temps et lieu, des potentiels retournés.
J’ai eu l’opportunité de faire des recherches dans la ville natale de Bahiano, Santo Amaro, où j’ai réussi à
retrouver une chanson chantée de nos jours par la bourian au Bénin (entretien avec Mestre Primeiro,
6/2/2014). La même chanson a été aussi enregistrée en 1950 à Paris, par un Béninois identifié seulement
comme étant « petit-fils d’un esclave retourné du Brésil » ; mes recherches indiquent qu’il s’agit très
probablement de Casimir d’Almeida (basé sur divers entretiens avec Mme Patterson et Auguste Amaral à
Porto-Novo). Disponible sur le website du CREM :
(http://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2008_008_001_17/).
Je dois mentionner que quelque chose de curieux s’est passé avec cette archive audio : je la connais
depuis 2012. Cependant le chanteur n’était pas identifié par son nom. Pour cette raison je me suis efforcé
de découvrir à qui appartenait cette voix. Quelle fut ma surprise quand j’ai accédé au même fichier du site
du CREM le 20/8/2016 et vu qu’y apparaît alors une désignation d’interprète, « Casimiro d’Almeida ».
Au moins, cela avait rejoint ce que j’avais conclu sur le terrain.
303
Scarrone (2015), entretien avec Yêda Pessoa de Castro (linguiste et africaniste brésilienne), « La
langue qu’on parle est culturellement noire ».
304
Castillo et Parès (2015) ont trouvé une exception (ou peut-être un premier cas parmi d’autres qui
pourront être découverts) : vers 1841, s’installe à Ouidah, venu de Bahia, l’Africain Ijeshà José Pedro
Autran. Sa femme Iyá Nasso et lui étaient les hauts dignitaires d’une importante maison candomblé lié au
culte de l’Orisha Shango à Bahia. José crée une maison à Ouidah (appelée Villaça ou Kilofè) où il
pratique le même culte. La maison est en activité encore de nos jours. Le couple José-Iyá était aisé, et les
auteurs ont trouvé des registres de 22 esclaves de leur propriété à Bahia entre 1822-37.
305
Comme c’était le cas de l’hommage aux Agudàs fait en 2003 par l’école de samba Unidos da Tijuca
de Rio de Janeiro, où cette thématique apparaît. Il ne s’agit pas d’ailleurs du seul hommage fait aux
Agudàs par une école de Samba à Rio : selon Guran (2010 :48) en 1984 l’école Quilombo l’avait déjà
fait.
306
Je dis bien au niveau local au Bénin et au Togo, car l’aller-retour en Afrique de certains individus
adeptes des religions afro-brésiliennes est un fait remarquable au Brésil, contribuant aussi au phénomène
de « réafricanisation » au Brésil, phénomène de longue haleine cf. Parés (2006). Castillo (2012) aborde la
famille Bangboshè/Martins dont une partie est retournée à Lagos et une autre restée à Bahia, les contacts
et les allers-retours perdurent jusqu’à nos jours. La famille est très impliquée dans les cultes religieux
yorouba ou afro-brésilien des deux côtés de l’océan. Moi-même j’ai pu rencontrer personnellement
139
La « Bourian » au Bénin, est la fête emblématique des Brésiliens du Bénin. Une fête
que présente un groupe de musiciens-chanteurs et une sortie des personnages masqués
qui dansent et, selon le moment et le personnage, peuvent se lancer sur les spectateurs,
qui alors crient, se bousculent et courent, toujours au son de la musique jouée par des
musiciens dans une cour de maison, une place, une rue secondaire. La bourian peut, en
des situations déterminées, sortir en forme de cortège, réalisant un défilé à travers les
rues du quartier ou de la ville, ce qui est habituellement appelé « carnaval ». Parmi les
principaux masques présentés il y a le masque-costume fait à la façon d’un cheval-
jupon avec l’apparence d’une ânesse, d’un âne ou d’un cheval. J’écris ici masque et
costume avec un trait d’union car au Bénin ces deux pièces forment un « ensemble
opérant » dans la bourian.
Au Brésil, on trouve de nos jours quelques ensembles festifs réunis autour d’un costume
d’âne en forme de cheval-jupon, soit les groupes de « Burrinha », spécialement à Bahia.
Cependant, on retrouve le cheval-jupon comme un personnage parmi d’autres dans
diverses fêtes populaires bien plus répandues307. Comme j’essaie de le démontrer, la
bourian béninoise est, à un certain niveau, plus complexe que son homophone (ou
quasi-homophone) bahianais contemporain, puisqu’elle englobe d’autres manifestations
qui se produisent au Brésil et en Afrique, en plus d’avoir acquis une dimension
identitaire clairement différente. Dans ce sens, j’irais dans la direction opposée aux
premiers propos de Bastide (2002 [1958]), qui suggérait alors que la bourian africaine
serait une simplification d’une danse dramatique brésilienne, le Cavalo-Marinho (le
cheval-marin), existante dans l’État brésilien du Pernambouc. Le point de départ de ce
propos de Bastide est le constat de que la bourian, contrairement au Cavalo-Marinho,
n’a pas de texte destiné à être récité ou joué ; elle n’est pas un récit (ne raconte pas une
histoire linéaire), et présente moins de personnages que la danse dramatique de
Pernambouc en question. En résumé, je vois la bourian plutôt comme une manifestation
plusieurs chefs de culte brésiliens qui sont allés au Bénin, comme Paulo de Ogum (Piabetá - Rio de
Janeiro) ; Mãe Sonia (Itaperuna - Rio de Janeiro) ; Pai Euclides Talabyian (São Luís - Maranhão) et
Balbino (Lauro de Freitas - Bahia). D’autre part, dans l’ouvrage de Reis, Gomes et Carvalho (2010), on
trouve aussi une dynamique bien différente de « réafricanisation », cette fois au sein de la religion
musulmane dans le Brésil du XIXe siècle.
307
Notamment le « Bumba Meu Boï » et le « Cavalo Marinho ».
140
dont le sens a été « amplifié » en Afrique, et non comme dans les propos initiaux de
Bastide, qui la voyait comme une manifestation qui avait « perdu » des éléments, ce qui
amènerait à voir la bourian béninoise comme une forme de danse dramatique
brésilienne « boiteuse ». Ces énoncés seront traités plus loin dans ce travail.
D’autre part, une personne peut se revendiquer Agudà – quand cela lui semble convenir
308
On ne rentrera pas ici dans la discussion sur l’origine du terme « Agudà ». Tout amène à croire qu’il
s’agit d’une corruption de « ajudà », issu du nom du fort portugais São João Baptista de Ajudá (Saint Jean
Baptiste de l’aide), dans la ville appelée localement de Glexwé (Ouidah). Pour cette discussion Cf. Silva
(2004 ch.10).
309
« Luso » est le préfixe qui fait référence à la fois au pays du Portugal, mais aussi à la langue
portugaise. Nous avons ainsi les pays lusophones (qui parlent portugais), de la même façon que les pays
francophones, anglophones, etc.
141
– par lignée maternelle. Sur le terrain, l’individu l’annonce généralement d’une façon
claire lors des tous premiers contacts avec moi. Dans ce genre d’occasions, déclarer « je
ne porte pas un nom [patronyme] agudà, mais ma mère est Agudà » revient à dire « mon
grand-père maternel est (ou était) un Agudà ». Par conséquent, le nom de jeune fille de
la mère serait dans ce cas un nom à « consonance luso-brésilienne », et normalement ce
nom sera spontanément mentionné lors d’une référence à cet individu, soit-elle orale ou
écrite, avec la formule donnée dans l'exemple suivant : « Mme Amégan [nom local],
née De Campos [nom brésilien]310 ». Quand ce n’est pas directement la mère qui est
Agudà, on évoque souvent une « grand-mère Agudà ». Vu que (du point de vue etic)
« grand-mère » est une désignation assez extensive, cela ne veut pas dire
nécessairement que la mère de sa mère était une Agudà (c'est-à-dire que son arrière-
grand-père maternel était Agudà) mais que, dans la pratique, la personne en question a
un aïeul féminin qui l’était, les détails restant souvent flous (parfois intentionnellement).
Dans la pratique, donc, pour qu’un individu puisse revendiquer sa « brésilianité », il y a
toujours la référence, explicite ou implicite, à un aïeul Agudà de sexe masculin.
310
L’exemple donné ici est celui du nom d’une interlocutrice à Porto-Novo.
142
suis tout simplement appropriée à partir de la façon dont plusieurs personnes
m’appelaient sur place. Il m’a semblé que le terme « Agudà » était perçu dans la
pratique comme faisant partie de la langue goun311, tandis qu’on renvoie le terme
« Brésilien » à la langue française312. Il n’était pas rare que, en arrivant dans une cour de
maison où plusieurs personnes étaient présentes, lorsque je me présentais en français
comme étant un « Brésilien », quelqu’un explique aux présents en langue goun que
j’étais un « Agudà », et à ce moment-là je voyais beaucoup plus d’expressions de
compréhension313.
« Agudà », dans une autre acception, comporte une dimension morale où les acteurs
montrent, dans une certaine mesure, une vision analytique de (leur) l’histoire. C’est
quand, en parlant du passé, on fait référence aux « anciens Agudàs », aux « vrais
Agudàs », au « temps des Agudàs » ou aux « Agudàs » tout simplement. Cette
acception apparaît généralement quand l’interlocuteur nous parle du temps de ses
grands-parents ou arrière-grands-parents, bref d’un passé déjà assez éloigné. « Agudà »
alors est associé à un « âge d’or des Agudàs ». Ce qui revient à dire que nonobstant le
fait que l’interlocuteur se dit « Agudà », il est conscient, ou il ressent, en tout cas il
exprime, qu’il serait en quelque mesure, « moins Agudà » que ces aïeux. Ainsi, les
aïeux seraient des Agudàs plus « vrais » ou « purs ». Cette « pureté », dans un premier
moment, renvoie souvent à ce qui serait un « sang agudà » moins mélangé. Elle apparaît
ensuite articulée avec une notion « d’Agudà culturel ». Différemment de l’expression
311
Langue parlée dans la région de Porto-Novo par la population qui porte le même nom. Le goun est très
proche de la langue fon.
312
« Agudà » étant très probablement une déformation du portugais « ajuda » (on prononce « ajouda »), le
terme serait donc un bon exemple de l’inclusion des termes originaires de la langue portugaise dans le
lexique des langues locales. À ce sujet, voir Gbeto (2002).
313
À ce propos, voici une anecdote qui n’est pas sans intérêt, puisque révélatrice de la pertinence du
rapport entre les termes « Agudà » et « Brésilien ». Mon ancienne compagne française, qui était à Porto-
Novo à ce moment-là avec moi, lors des conversations informelles avec divers habitants de la ville (en
mon absence), était mieux comprise quand elle se référait à moi comme étant un « Agudà » que quand
elle se référait à moi comme étant un « Brésilien ». Également elle se référait à ma langue maternelle (le
portugais) avec le terme « agudàgbé » (gbé veut dire « langue » en fon et en goun), qui me semble être
plus courant et de plus facile compréhension que « langue portugaise/brésilienne » dans la région de
Porto-Novo. D’ailleurs, plusieurs interlocuteurs, Agudàs ou non, m’indiquaient de façon spontanée des
emprunts de l’« agudagbé » dans les langues locales : certains mots ou expressions tels que « tchavi »
[chave/clé], « amissa » [a missa/la messe], « gafou » [garfo/fourchette] ou « bondià » [bom dia/bonjour].
Ceux-ci et d’autres emprunts de la langue portugaise dans le fon sont décrits par Gbeto (2002).
143
« sang agudà », qui est emic, le terme « Agudà culturel » est un choix analytique de ma
part, je ne l’ai pas entendu sur le terrain. D’autre part, j’ai beaucoup entendu les
expressions « vrai Agudà » ou « pur Agudà ». « Vrai » est utilisé souvent en référence
aux anciens Agudàs et « pur », d’habitude pour se référer à quelqu’un dont la mère et le
père sont Agudàs.
En contrepartie, dire que quelqu’un est de « culture agudà », est une expression
courante. On entend également dire que telle famille « africaine » est de « culture
agudà », appellation attribuée habituellement par proximité de voisinage, mais aussi à
travers des liens de travail, ce qui inclurait, dans le passé, des formes de servitude à
divers niveaux. Ces formes peuvent rester assez nébuleuses à saisir pour un étranger à
ces familles, soit-il occidental ou Béninois. La notion d’« Agudà culturel » donc, est
même à la base de toute définition de l’identité Agudà ou du « groupe » (population)
Agudà314. J’avance que, pour faire bref, les Agudàs sont un amalgame des commerçants
luso-brésiliens établis sur la côte des Esclaves plus les anciens esclaves retournés plus
les familles « autochtones » qui en Afrique sont rentrées dans la « dynamique »
Agudà315. Si ces familles prises dans la « dynamique agudà » ont pu transmettre au
travers des générations des éléments de cette « période d’or des Agudàs », soit du XIXe
et une partie du XXe siècle, c’est parce qu’elles sont, en plusieurs aspects, des « Agudàs
culturels ».
Quand, au Bénin et au Togo, on se réfère aux « vrais Agudàs » de « l’âge d’or », on les
articule avec une notion que j’appelle de la « rigueur de distinction ». Cette distinction
serait basée sur l’éducation rigoureuse à l’intérieur du foyer ; une distinction entre les
Agudàs et les « Africains316 ». « Africains » est la façon dont les Agudàs– et souvent
des non-Agudàs aussi – font référence aux populations locales, quand il est question de
les différencier des étrangers originaires d'autres continents. Il s’agit donc d’une
catégorie emic. Les (anciens) Agudàs auraient eu une éducation « à l’occidentale » avec
des spécificités « brésiliennes » : le fait de vivre « à l’occidentale » les rapprocherait des
colonisateurs français et en même temps, le fait que ce soit « à la brésilienne »,
314
Guran (1999) parle de « groupe Agudà ».
315
Verger (1953a et 1968) ; Guran (1999) ; Freyre (1990) [1962] ; Babalola Yai (1997).
316
La référence au différentiel dans l’éducation chez les anciens Agudàs a été entendue pratiquement tous
les jours sur le terrain ; Cf. aussi Guran (1999) et Verger (1968).
144
marquerait un différentiel par rapport à tout type de colonisateurs dans les régions
voisines317. L’attachement ou fidélité aux « manières de faire » du Brésil et l’endogamie
assez répandue seraient alors les principaux marqueurs de cette « distinction Agudà »
d’autrefois.
Comme l’évoquent plusieurs de mes interlocuteurs sur place, la « culture agudà » les
démarquait fortement des « Africains » dans le passé. Les Agudàs (et dans ce cas, on se
réfère aux « vieux Agudàs ») vivaient à l’occidentale en Afrique, cela étant un
différentiel fondamental parmi la population locale. Dans nos jours, « tous » vivraient à
l’occidentale, et la force et l’originalité d’un « culturalisme Agudà » (mon expression)
aurait fortement décliné, comme l’expriment plusieurs Agudàs – notamment les plus
âgés – non sans une pointe de nostalgie. Cela nous amène à une question : est-ce
qu’avec le déclin de la « rigueur de distinction » chez les Agudàs, l’identité agudà est-
elle en train de s’affaiblir aussi ? Quel rôle joue la bourian dans cette dynamique ?
On trouve chez les Agudàs une sorte de « double conscience diasporique ». Les termes
« double conscience », et « diaspora », sont des notions fondamentales dans la pensée
de W.E.B. Du Bois. Toutefois, dans le contexte lié aux Agudàs, ces termes devront
prendre une toute autre dimension318. Selon Stéphane Dufoix (2006), chez Du Bois, on
retrouve la question de « l’existence de cette dualité fondamentale, associant la
citoyenneté d’un pays et l’appartenance à un monde africain et/ou noir, que Du Bois
nomme "double conscience" ». Quatre-vingt-dix ans après l’apparition de la notion,
Paul Gilroy développera et actualisera la notion de Du Bois319. Dans la pensée de
Gilroy, le black Atlantic incarne la « double conscience » et est à l’opposé de la
317
À savoir, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle : les Anglais, les Français et les Allemands. Il
n’y a pas eu de colonisation portugaise, à proprement parler, dans cette région.
318
Voici dans l’original en anglais, le célèbre extrait de W.E.B. Du Bois sur son idée de « double
conscience » : « It is a peculiar sensation, this double-consciousness, this sense of always looking at one’s
self through the eyes of others, of measuring one’s soul by the tape of a world that looks on in amused
contempt and pity. One ever feels his two-ness, — an American, a Negro; two souls, two thoughts, two
unreconciled strivings; two warring ideals in one dark body, whose dogged strength alone keeps it from
being torn asunder. » Du Bois (2007) [1903].
319 « A preoccupation with the striking doubleness that results from this unique position — in an
expanded West but not completely of it — is a definitive characteristic of the intellectual history of the
black Atlantic » Gilroy (1993 : 58).
145
perspective « afro-américaine », qui serait équivalente, dans le vocabulaire de Gilroy, à
« afrocentriste ». Cette notion serait définie par son attache à un modèle du sujet racial
« absolu et perverse320 ». Nous pouvons dire que, à sa manière, Gilroy s’aligne plutôt du
côté de ceux qui soutiennent la conscience, chez les descendants d’Africains dans les
Amériques, qu’il y eut – et il y a – un processus de ré-création ethnico-culturel ; et que,
en fin de compte, il s’agit d’une forme de « créolisation », même si le terme « créole »
n’est pas spécialement utilisé dans « The Black Atlantic ». Il se rapprocherait ainsi du
regard des auteurs tels que Bastide, même si celui-ci n’est pas cité dans le livre :
« (...) tant de difficultés [pour les cultures noires] à prendre conscience du fait que les
déplacements et les transformations [...] sont inéluctables et que les processus d’évolution
considérés par les conservateurs comme une contamination culturelle peuvent se révéler
enrichissants et fortifiants 321 ».
D’autre part, Dufoix (2006) fait une importante remarque sur ces notions :
« On pourrait ainsi multiplier les exemples de chercheurs tout à fait sérieux pour lesquels les
travaux de Du Bois, et en particulier son usage de la notion de "double conscience", font
naturellement de lui l’inventeur de la notion de "diaspora africaine" ou "diaspora noire". Nous
aimerions démontrer dans les pages qui suivent qu’on ne peut se satisfaire d’une affirmation
aussi lapidaire. Tout semble indiquer que Du Bois n’a jamais utilisé le terme "diaspora » en lui
accolant l’adjectif "noire" ou "africaine", comme d’ailleurs aucun autre penseur et militant
noir avant les années 1960.322 »
Le phénomène des retournés en Afrique serait une des expressions les plus
remarquables de cet Atlantique noir. Les Agudàs qui ont « pris le bateau deux fois » et
qui vivent en Afrique l’incarnation de cet Atlantique noir, de cette « créolité », de cette
identité « in between » portée à son paroxysme. Voici l’intérêt principal de placer ce
travail en constant dialogue avec les idées de Gilroy. Cet Atlantique noir, où les Agudàs
se placent, n’est pas exactement « racial et ethnique », il se trouve plutôt dans des
320
Chivallon (2008).
321
Gilroy (1993) [p.136 de l’édition française, 2003], cité par Chivallon (2008).
322
La question de la popularisation du terme diaspora est assez longue et bien développée par Dufoix
(2006), W. E. B. Du Bois : « race » et « diaspora noire/africaine ». Nonobstant je reproduis ici encore un
autre extrait de ce texte « déconstructeur » d’une idée reçue : « Tout d’abord, contrairement à ce que l’on
pense souvent, le mot « diaspora » n’est pas très courant avant le début du 20e siècle, aussi bien dans les
milieux juifs que dans les milieux non-juifs, et ce en Europe comme en Amérique. Il ne fait sa première
apparition dans les dictionnaires anglais, allemands et français que dans les années qui précèdent la
Première Guerre mondiale. (...) Par ailleurs, il ne faut pas oublier que, jusqu’à la fin du 19e siècle, aux
États-Unis comme en Allemagne, "diaspora" – quand il est utilisé – fait plus référence aux protestants et
aux catholiques qu’aux Juifs ! ».
146
articulations sociales, historiques et culturelles et, certes, le débat sur ce qui est
« culturel » ou « racial » ou « ethnique » en fait partie intégrante.
Qu’est-ce que je cherche à exprimer quand je dis que les Agudàs présentent une sorte de
« double conscience diasporique » ? La « première conscience » n’est pas, certes,
exclusive aux Agudàs, mais diffusée parmi les Béninois et Togolais en général. Il s’agit
de la notion assez disséminée de faire partie d’une culture diasporique africaine ou
négro-africaine. La conscience que la population, l’identité (ou les identités) au(x)
quel(les) un individu s’identifie – soit, des gens dont il juge qu’ils ont les mêmes
origines que lui - ont été transférés vers d’autres continents. Sa « culture » ou des
éléments de « sa culture » sont en dispersion, en diaspora. Il les voit à l’écran, ils les
entend à la radio, il voit certains étrangers en visite. Les individus se sentent donc en
plus ou moindre niveau en lien avec cette Afrique en tant que « signifiant flottant » à «
géométrie variable323 ». Jusqu’ici c’est clair, ce sont des Africains ou leurs éléments
culturels en « diaspora ». Cependant les Agudàs y ajoutent une deuxième couche : ils
se sentent comme faisant partie d’une « diaspora brésilienne ». Or, du point de vue des
Agudàs, ainsi que de plusieurs individus non-Agudàs qui les entourent, les Agudàs ne
sont pas des Africains ; ils sont Brésiliens ou créoles, ou, selon le contexte, tout
simplement des « blancs » (yovo en langue fon ou goun). Le paradoxe « primordial » de
l’identité Agudà serait que ceux-ci se considèrent Africains en tant que
« venus d’Afrique » au Brésil, et Brésiliens en tant que « retournés en Afrique » venus
du Brésil. Il est question de « double conscience » chez les Agudàs, car ils ont, en tant
que Béninois ou Togolais une « origine », un attachement familier, familial et/ou
symbolique avec une population, ou tout simplement une « ethnie », comme souvent on
le dit localement. Quelle est donc la principale caractéristique d’être « Africain » chez
les Agudàs ? C’est le fait d’avoir un renvoi ethnique d’attache ; les Agudàs sont, d’une
part, comme tous les autres individus et familles « africaines » autour : fon, goun,
yoruba, mahi, mina, éwé, nupe… D’autre part, dans leur contexte, ils sont
« Brésiliens », indépendamment de faire référence au Brésil, au Portugal, à Sao Tomé et
Príncipe, et même à la France324.
323
J.-L. Amselle, Branchements (2001 : 15).
324
Comme c’est le cas de la famille Oliveira, de Ouidah, que se revendique comme descendant d’un
certain Olivier de Montaiguet.
147
Puisque l’histoire et l’identité agudà sont pleines de points qui pourraient nous sembler
contradictoires, ou perçues comme étant « paradoxales », on peut s’interroger sur la
notion de « paradoxe » et ses significations. « Paradoxe » d’ailleurs n’est pas le meilleur
terme pour désigner ce « nœud » de double conscience chez les Agudàs. Le terme
paradoxe contient une idée implicite d’une impasse ou jugement moral : un observateur
externe, dans ce cas le chercheur, définit ce qui lui semble paradoxal au sein d’une
société qui lui est dissemblable. Pour cette raison, dans ce travail, le lecteur ne trouvera
pas reitéramment le terme « paradoxale » ; sauf si ceci est évoqué pour sa
déconstruction. Dans ce sens, le « paradoxe » est tel qu’est la chèvre pour le vodoun : le
sens (social) de la vie de la bête est seulement saisi quand on l’amène au sacrifice. Un
sens qui « prend corps » lorsqu’on déconstruit son corps. Le paradoxe ne vaut pas pour
ce qu’il prétend incorporer, mais comme chair et sang pour une déconstruction.
Au Bénin, notamment pour les Agudàs, je me suis retrouvé face à ce qui serait le
« one drop rule » inversé, c'est-à-dire le miroir de la notion nord-américaine, une
notion que j’ai décidé d’appeler « one white drop rule » : si l’individu a une goutte
de sang « blanc, il est « blanc », ou il peut être considéré comme « blanc » (yovo ).
Cette idée serait même l’un des deux piliers du raisonnement concernant
l’appellation de « blanc » parmi les Béninois, l’autre étant le fait de souvent
considérer comme yovo ou « blanc » celui qui a une façon de vivre ou une posture
devant la société comparable à celle d’un occidental, indépendamment de la
148
pigmentation de sa peau. Voici un développement de cette notion : si l’individu a un
trait physionomique visible considéré comme relevant de ses origines « blanches », il
est donc « blanc », ou il peut se revendiquer comme tel. Si l’individu a un aïeul blanc
ou occidental, il est par conséquent, « blanc ». Ainsi, en principe un Agudà serait
un yovo, un blanc. Les « créoles » qui, historiquement au Bénin, sont essentiellement
des Agudàs, seraient des yovo.
La notion est un outil, par exemple, dans les observations suivantes : sur plusieurs
portraits de parents, grands-parents ou arrière-grands-parents attachés aux murs des
salons de maisons Agudàs, on essaie de faire ressortir les traits qui mettraient en
évidence « l’origine blanche » ou brésilienne de l’aïeul. Guran (1999) avait abordé le
phénomène d’« occidentalisation » et « blanchisation » des portraits des anciens
aïeux ou fondateurs des familles. Celui-ci prend deux formes. La première consiste à
placer la personne représentée avec des signes d’occidentalisation, comme des habits
« à l’occidentale », des tables, bureaux et objets de fond qui cherchent à montrer
comment les activités associées à un occidental d’un niveau social élevé faisaient
partie de son quotidien. La deuxième est, tout simplement, le constat qu’il y a une
tendance à « blanchir » sa peau quand le portrait est reproduit (et les portraits sont
pratiquement tous des reproductions). Parfois les mêmes interlocuteurs qui me
montrent les portraits de leurs aïeux me font voir de près leurs propres cheveux, pour
montrer qu’ils sont subtilement différents des Africains qui auraient « des cheveux
comme la laine », une expression, d’ailleurs, que j’ai plusieurs fois entendue aussi de
la part de non Agudàs. J’ai également entendu à plusieurs reprises que « le sang
blanc est plus fort que le noir » car les traits d’une blancheur seraient visibles même
149
après plusieurs générations325. Le one white drop rule, nous donne une clé pour
_
comprendre pourquoi on peut voir un masque de Barack Obama au milieu des autres
masques de présidents et personnalités blanches faisant apparition dans la bourian.
Obama serait tout à fait blanc selon les deux piliers de la notion de blancheur qu’on
trouve au Bénin : la première car il vit à l’« occidentale » et non à l’« africaine » ; la
deuxième, car sa mère est blanche et, par conséquent, il est un métis et un métis dans
ce contexte est un « blanc », un yovo.
Il sera question ici de considérations sur les attributs intrinsèques dans des graphies du
terme « Brésiliens » et leurs rapports aux Agudàs, de ce que nous pouvons dévoiler à
partir de ces constats et des issues que je propose.
Foucault a attiré l’attention sur le fait que le pouvoir n’est pas seulement dans les
structures, mais surtout dans la forme, dans l’épiderme elle-même des faits, des
concepts et des termes tels qu’ils nous sont présentés. Les idées que je présenterai
ensuite questionnent, sur un point précis qui s’applique à mon terrain, le pouvoir de
légitimation donné par le discours savant. Les graphies des noms des populations
peuvent dénoter des jugements de valeur auxquels les chercheurs doivent rester
attentifs. Cela nous interroge aussi sur le rapport du chercheur à son objet326. Quine avait
remarqué la pertinence de la discussion sur les usages des guillemets et les valeurs qui
s’y attachent, et ses idées se résument dans sa maxime « truth is disquotation327 ».
325
L’exemple auquel on faisait allusion le plus souvent dans le milieu Agudà étaient les traits
physionomiques et la couleur de peau de Juliao F. Honoré De Souza, le Chacha VIII, visiblement
différent de la presque intégralité des Béninois.
326
Dans les pages qui suivent, je vais me servir des guillemets et de l’italique un peu en dehors de l’usage
conventionnel académique, là où cela me semblera aider à rendre le texte plus clair. Le but sera ne pas
produire des « confusions graphiques » vu que les graphies sont justement le sujet du chapitre.
327
« Un intérêt essentiel du prédicat de vérité, pour Quine, est son pouvoir d’effacement des guillemets
(qu’il appelle « disquotation »). Avec ce réjouissant pouvoir d’effacement, le prédicat de vérité rappelle
que, sous l’apparence de parler du langage, nous parlons du monde. Parler de la vérité d’un énoncé c’est
parler du réel. » Laugier-Rabaté (1992 : 160).
150
Comme on le sait, à part dans les citations, on se sert des guillemets dans les sciences
sociales pour construire des objets et des énoncés328. Ce qui nous intéresse ici est que
ces signes de ponctuation sont une forme d’autorité graphique dont dispose un discours.
On verra comment cela s’applique dans le discours des auteurs sur les Agudàs.
Pierre Verger (1968) ne met pas de guillemets dans le chapitre qui clôture son livre,
intitulé « Formation d’une société Brésilienne au Golfe du Bénin » (sic). Il écrit
généralement en majuscules les diverses références à la désignation de Brésiliens. Il est
compréhensible, dans certains cas, qu’on se serve des guillemets au sujet des Agudàs
lorsqu’on se réfère au temps de leur constitution et consolidation en tant que groupe
(soit à la fin du XVIIIe jusqu’au milieu du XIXe siècle). Mais cela peut prendre une
allure différente quand on se réfère à la période récente. Même lorsque Verger entoure
éventuellement le terme Brésiliens par des guillemets dans un souci de clarté, il l’écrit
en majuscules. On peut conclure que Verger était conscient de l’enjeu symbolique
autour du sujet et respectait la revendication de brésilianité (ou d’une brésilianité) de la
part des Agudàs. Pourtant, même si le choix de Verger s’inscrit dans le cadre de la
pratique de son écriture, il n’a pas abordé le sujet de la graphie du terme de façon
explicite.
Par contre, chez Guran (2010), la question des guillemets apparaît dès le choix du titre
de son livre : « Agoudas, les ‘‘Brésiliens“ du Bénin » (sic)329. Dans le texte, l’auteur
utilise les guillemets pour marquer deux oppositions significatives. D’abord, celle entre
les Brésiliens des deux côtés de l’Atlantique. Deuxièmement, celle entre deux
catégories d’Agudàs, à savoir les familles les plus aisées et celles censées avoir été leurs
« According to deflationistic presentations of Quine, the saying “Truth is disquotation” expresses Quine’s
view that a good account of the disquotational feature of the truth predicate exhausts what there is to say
about truth.” Schwartz (2014).
328
Pas sans un fond de vérité, j’ai entendu des ironies de campus universitaire du genre : « Qu’est-ce
qu’un anthropologue ? Un individu qui met des guillemets partout ». Un autre conseil entendu, qui me
semble sage, est le suivant : « Si tu veux devenir un bon anthropologue, il faut apprendre à te servir des
guillemets ».
329
Issu d’une thèse soutenue en 1996 à l’EHESS sous la direction de J-P.O. Sardan, le livre est d’abord
apparu au Brésil, en portugais (1999). Je le tiens comme l’actuelle référence dans les études sur les
Agudàs, à côté de Verger (1968).
Dans la critique que je développerai ensuite, il sera question des deux versions du livre de Guran. Je me
penche sur ces deux langues car à ce moment le français et le portugais me semblent les langues les plus
importantes dans la bibliographie ethnographique des Agudàs au Bénin. L’anglais s’y rajoute surtout
quand il est question de l’Histoire autour de cette population concernant les XVIIIe et XIXe siècles et
aussi, comme on pouvait l’espérer, pour tout ce qui concerne le Nigeria.
151
serviteurs ou esclaves ; serviteurs ou esclaves qui auraient été pris suite à l’installation
en Afrique des familles les plus riches, bien entendu330. Les descendants des familles les
plus aisées se revendiquent souvent comme étant des Agudàs plus « véritables » que les
autres331.
En principe, dans l’écriture de Guran (2010), les Agudàs sont toujours des
« Brésiliens » avec guillemets332, en contraste avec les citoyens du Brésil qui, selon la
norme dominante, sont des Brésiliens tout court, donc sans guillemets. Dans son texte,
Guran se sert délibérément des guillemets en les chargeant de sens333. Il se fait
nécessaire de reproduire ici un extrait de la table des matières exactement tel qu’il est
écrit dans l’ouvrage (p.303) :
Chapitre premier.
Les « Brésiliens » du Bénin p.41
I. Les Brésiliens (sans guillemets) p.46334
Ces deux titres suffisent pour résumer tout l’enjeu de reconnaissance identitaire autour
de la désignation de Brésilien ; au-delà de ça, ils font apparaître un paradoxe dans les
appellations utilisées par Guran, comme on le verra.
330
Il est possible, quand même, que quelques-uns puissent être descendants des esclaves ou des serviteurs
amenés du Brésil par leurs seigneurs Africains qui faisaient leurs voyages de retour. C.f Castillo (2012).
331
Cette revendication de distinction concerne avant tout ceux qui ont été les plus aisés dans le passé, car
ce discours renvoie à une espèce de « moment fondateur » de la hiérarchie morale des familles.
332
On peut trouver quelques exemples dans l’édition française (2010) dans les pages suivantes : 41, 137,
176, 284.
333
Monica Souza (2008 : 38) critique l’utilisation de guillemets chez Guran, et fait l’option d’écrire
brésiliens en minuscule, italique et sans les guillemets. « L’utilisation des guillemets pourrait sembler que
ce nom était un objet de doute quant à son adéquation, ou bien, qu’il n’était pas reconnu par eux-mêmes
ou par les autres – ce qui ne correspondrait pas à la vérité » (la traduction est mienne). Ainsi, Souza a fait
la critique du point de vue de la discipline Histoire. Dans ce chapitre, je tâche de le faire du point de vue
de l’anthropologie.
334
La version brésilienne est strictement la même, mais sans les parenthèses et en minuscule en accord
avec la règle orthographique : Os « brasileiros » do Benim et Os brasileiros sem aspas.
152
peine amorcé par Verger) est de montrer les distinctions sociales existantes au sein de la
« communauté agudà ». Une distinction entre maîtres et serviteurs, ceux qui ont vécu au
Brésil et les Africains qui sont devenus serviteurs des premiers lorsque ceux-ci
s’établissent sur la Côte des Esclaves. La différence se ferait voir aussi entre ceux qui
ont, malgré le temps et les unions matrimoniales en Afrique, gardé des traits physiques
des ancêtres occidentaux « blancs » et ceux qui ne les ont pas gardés. Enfin, je peux
aussi supposer que des questions éditoriales ont pu peser dans le choix final des
graphies ; néanmoins, cela n’est pas sans problème, comme on le verra ensuite.
Comme nous l’avons vu, le titre du chapitre I l’ouvrage de Guran (2010) est
« Les “Brésiliens“ du Bénin ». Son premier sujet est : « Les Brésiliens sans
guillemets ». Ces Brésiliens sans guillemets seraient, dans son raisonnement, les
« vraies familles Agudàs »335. Les familles qui sont revenues (ou se sont installées
directement à partir) du Brésil ont généralement une tendance à être parmi les couches
les plus aisées de la société jusqu’aujourd’hui. D'une manière générale, ces familles ont
un bon capital social dû à leur patronyme et à leurs ancêtres « blancs », qui étaient
« importants » ou, comme ils le disent souvent, « grands ». Selon la logique de
l’ouvrage, cela laisserait supposer que les familles Agudàs « non véritables »336 seraient
celles des esclaves et des serviteurs africains.
L’utilisation que Guran fait des guillemets renforce les préjugés et pourrait même, dans
le cas où l’ouvrage aurait une circulation importante au Bénin, donner une sorte de
« légitimation scientifique » qui pourrait être instrumentalisée localement pour justifier
des stigmatisations ou même des discriminations. Néanmoins je précise que je ne crois
pas que l’auteur ait eu conscience de ces implications lorsqu’il a fait ces choix337.
335
Telles que De Souza, Martins, Dos Santos, De Medeiros, Olympio...
336
Ici l’appellation ironique est mienne ; Guran ne l’utilise pas.
337
Voici un répertoire de la façon dont d’autres auteurs ont traité le sujet : Freyre (1962) utilise toujours
des guillemets (cependant on sait qu’au sujet des Agudàs, Freyre « écrit depuis son cabinet », à partir des
informations envoyées par Verger). Ronen (1969) l’utilise dans l’énoncé, puis explique qu’il ne l’utilisera
plus dans la suite. Amos (1999) utilise toujours le terme composé d’afro-brasileiros, qui est également
une catégorie endogène (afro-brésiliens) relativement récente, d’utilisation alternée avec celle de
Brésiliens. L’utilisation systématique de cette formule fait le contour de la problématique sur l’acception
de Brésilien, sans manquer d’être un choix éloquent. Araujo (2010, 2007) n’utilise pas les guillemets.
Chez Silva (2004), on trouve la même graphie (sans guillemets) pour désigner les Brésiliens des deux
153
J’ai moi-même partiellement suivi le modèle de Guran pendant plusieurs années, car il
me semblait assez logique338. Néanmoins, je me suis ensuite rendu compte des
problèmes intrinsèques de l’utilisation de cette convention graphique. Adopter la
formule de Guran serait en partie compréhensible ou excusable pour un ouvrage édité
au Brésil car, du point de vue le plus courant au Brésil, les Agudàs ne seraient pas des
« vrais Brésiliens », mais plutôt des Africains qui se réclament Brésiliens, et les
désigner autrement pourrait provoquer une réaction d’étrangeté, voire de refus de la part
des lecteurs au Brésil339. Cependant, si l’on prend en considération les notions emic que
j’ai identifiées sur le terrain, les Agudàs se voient et sont vus comme des Brésiliens à
part entière dans leur environnement social et s'autodénomment de cette manière. La
dénomination de Brésilien dans ce contexte est, à mon sens, une acception différente du
mot que les dictionnaires de la langue portugaise (et même français) ne prennent pas en
compte, ce qui me semble être une faute à corriger340.
À cet égard, faire une distinction entre ces deux appartenances (Brésiliens vs Brésiliens
du Bénin/Togo) dans l’écriture serait exprimer un jugement de valeur, notamment si le
texte est écrit par un citoyen brésilien, car elle transmettrait une idée de fond : que les
Agudàs ne mériteraient pas l’attribution complète de cette désignation « nationale ». J’ai
rives de l’Atlantique. Bastide (1968) montre qu’il était conscient de l’expression symbolique des
guillemets, puisqu’il ne les utilise pas dans le corps du texte de la communication qu’il fait lors de d’un
congrès de l’UNESCO à La Havane. Ils ne sont que dans le titre (L’intégration de « Brésiliens » en
Afrique), possiblement un choix dans le but de ne pas trop provoquer l’étrangeté chez les lecteurs non
familiarisés à cette question, si l’on part du principe que les Agudàs étaient certainement moins connus
internationalement à ce moment-là, compte tenu de la petite quantité de publications sur le sujet existant à
l’époque.
338
Exclusivement en ce qui concernait la différenciation entre les Agudàs – Brésiliens avec guillemets –
et ceux du Brésil, sans ceux-ci.
339
J’avoue que lors de mes premiers contacts avec le sujet des Agudàs, je trouvais moi-même très étrange
cette revendication de brésilianité de la part des Africains Béninois. En faite, c’est l’étrangeté de cette
revendication qui m’a poussé à approfondir cet objet qui me semblait si singulier.
340 Il faut encore tenir compte d’une autre acception de la désignation de « Brésilien », présente dans
plusieurs dictionnaires de la langue portugaise. Pendant la période de la colonisation portugaise au Brésil,
en addition à ceux qui étaient nés dans la colonie du Brésil, un individu originaire du Portugal ayant vécu
plusieurs années au Brésil pouvait être appelé Brésilien lors de son retour au Portugal ou lorsqu’il était
sur les côtes africaines. Cette acception est spécialement importante au début de la formation de la société
agudà à la fin du XVIIIe et pendant le XIXe siècle. J’ai pu retrouver cette même appellation, utilisée dans
un registre informel, lors de mes recherches dans le Portugal. Un exemple : dans le village de Lazarim, je
cherchais la maison d’un artisan fabricant de masques de Careto, Afonso Almeida, qui a vécu pendant
dix-huit ans à Rio de Janeiro. Lorsque j’interpelle un passant dans une ruelle en lui demandant où vit
l’artisan, il me répond : « Qui ? Afonso ? Le Brésilien ? » [« Quem ? Afonso ? O Brasileiro ? »].
154
décidé donc d’utiliser Brésiliens, en majuscules et sans guillemets dans tous les cas, et
parfois « Brésiliens du Bénin » pour préciser à qui je me réfère, en cas de doutes. Le
renvoi à la nationalité effective (la possession d’un passeport national) est aussi un
marqueur de distinction opérationnel, et qui me semble juste. Par contre, faire référence
aux « ressortissants brésiliens », comme synonyme de « citoyens brésiliens » ne passe
pas sans provoquer des doutes selon le cas, car nous rencontrons l’utilisation de telle
expression au Bénin, comme dans « l’Association des Ressortissants Brésiliens de
Porto-Novo » (sic)341.
341 D’un autre côté, quand on liste les « groupes ethniques » ou les « ethnies » du Bénin, sans rapport
avec le pays Brésil, on peu se demander si l’usage de la majuscule dans « Brésilien » ne serait pas un peu
maladroite, quand les autres groupes (fon, goun, mina...) sont écrits avec l’initiale minuscule. La question
n’est pas close, mais il ne me semble pas déraisonnable – même si inhabituel – d’alterner la graphie pour
mieux l’adapter à une «déontologie de la désignation ». Ainsi, pour une perception relationnelle de
l’identité, on ferait correspondre une « graphie relationnelle ».
155
aucun de ces diplomates, qui étaient au courant de mes recherches, ne m’a jamais
mentionné de tentatives effectives de naturalisation de la part des Agudàs.
Ne pas concevoir les Agudàs comme des Brésiliens – ce qui ici veut dire ne pas leur
permettre de voir leur ethnonyme sans des guillemets – c’est en quelque part les
délégitimer, leur refuser le cadre identitaire que le groupe lui-même se reconnaît ; c’est
ne pas prendre en compte l’émicité de cette désignation. Regardons au plus près ce
qu’écrivent les Agudàs à propos d’eux-mêmes : l’Association des Ressortissants
Brésiliens de Porto-Novo ne se désigne pas, lors des défilés de la fête nationale de
l’Indépendance, comme étant l’Association des Ressortissants « Brésiliens » ; celle-ci
décidément n’utilise pas de guillemets pour s’auto-désigner. On doit prendre cela en
compte.
Vu la profondeur de son travail et le soin dans le traitement des Agudàs, soit dans ses
textes, soit sur leur terrain – plusieurs de mes interlocuteurs se souviennent de l’avoir
rencontré personnellement – je ne pense pas que Guran ait eu une mauvaise intention à
ce sujet. Je suppose que, tout simplement, l’auteur ne se rendait pas compte de la portée
symbolique que son choix engendrait. Puis, un autre aspect doit être pris en compte : la
reproduction « automatique » d’une écriture normative de la part de Guran.
Enfin, je ne suis pas naïf au point de penser que les Brésiliens du Brésil ne se
distinguent pas des Brésiliens du Bénin d’un point de vue etic. Ce que je soutiens c’est
que nous avons besoin de rajouter consciemment au lexique savant et normatif une
autre acception du terme Brésilien, plus ou moins sur le modèle que je propose ci-
dessous :
Brésilien : un individu membre d’une famille se revendiquant brésilienne ou afro-
brésilienne au Bénin et au Togo (et également au Nigeria et au Ghana, si l’on traduit le
terme « Brazilian » de l’anglais). Dans le cas du Bénin, Brésilien est synonyme
d’« Agudà ».
156
CHAPITRE 3 - MÉTHODOLOGIE
Avant-propos
La bourian se fait à partir de plusieurs éléments communs ; cependant, elle n’est pas
standardisée du point de vue esthétique et plastique. Les groupes font des variations et
éventuellement des (re)créations autour de certains thèmes. Cette fête est constituée
d’une réunion d’éléments qui peuvent être distingués et décomposés. Si préciser cela
fait partie de ma tâche de chercheur, ici il ne s’agit d’aucune manière de la découverte
de quelque chose de caché ; la plupart de ces éléments sont visibles et identifiables pour
n’importe quel Brésilien habitué à des manifestations folkloriques/traditionnelles dans
342
L’orthographe de ce mot n’est pas établie et plusieurs Béninois écrivent « bouriyan ».
157
son pays. De la même manière, mais peut-être dans une moindre mesure, un
ressortissant portugais familiarisé avec ses propres fêtes populaires pourrait reconnaître
quelques éléments qu’intègrent la bourian. Dans ce domaine, la contribution que je
propose est de m’intéresser à ces éléments de part et d’autre de l’Atlantique et de suivre
les pistes de recherches indiquées par ces éléments.
158
J’appelle « noyau d’émanation » ce qui, dans l’enchaînement des terrains, a été le foyer
principal ou le foyer d’origine des problématiques de la recherche. Il est constitué à la
fois par les bourians des villes de Porto-Novo et de Ouidah, situées dans le sud du
Bénin. Plus spécifiquement, il s’agit de deux groupes de masques bourian343, celui de
« l’Association des Ressortissants Brésiliens de Porto-Novo » et la « Super bourian De
Souza » de Ouidah. C’est à partir du contact avec ceux-ci que je me suis rendu compte,
sur le terrain, de la pertinence d’une étude académique sur la bourian et de son
articulation avec l’identité Agudà. Le noyau est donc bien localisé ; à partir de là,
j’essaie de suivre quelques-unes des voies qui se sont ouvertes à moi.
Le premier fil conducteur à être suivi prend forme à partir de la question suivante : où
se trouvent les autres bourians et quel est le rapport qu’entretiennent les divers groupes
bourians entre eux ? Car entre les deux groupes bourian cités, la concurrence pour le
prestige, pour la légitimité et pour le marché de présentations de masques et musique
(les « sorties bourian ») était explicite. Par conséquent, le deuxième fil conducteur
prend forme après la question : qui sont les Agudàs et comment se voient-ils ? La
question identitaire est toujours liée à un processus, et donc pour saisir ce processus il
devient nécessaire suivre un troisième fil : quelle est l’histoire des Agudàs ? Je me suis
donc intéressé à leur histoire insérée dans son contexte, ses articulations entre ce qui est
343
On utilise aussi la formule « groupes bourian », sans le « de ».
159
« local » et « plurilocal », entre le « micro » et le « macro », en suivant des tendances
d’une partie de l’historiographie contemporaine à laquelle je m’identifie344.
Bien entendu, jusqu’à ce point tous les fils conducteurs sont centrés sur la partie
africaine du terrain. La question « où se trouvent les autres bourians ? » m’a porté
d’abord à enquêter dans la métropole béninoise, Cotonou. Très vite, je me suis rendu
compte que, du fait de l’enclicage et de la « jalousie », je devais faire attention à ne pas
entamer de contacts avec d'autres groupes, notamment dans des villes de taille moyenne
comme Ouidah et Porto-Novo345, où les familles de la « communauté » Agudà se
connaissaient pratiquement toutes. Ensuite, à Cotonou – la vraie métropole Béninoise –
j’ai retrouvé les membres du groupe lié à la famille D’Almeida. Plus tard, j’ai rencontré
trois autres groupes, dont l’un était lié aux les De Souza de Ouidah346. Les groupes se
font concurrence les uns avec les autres, (même si certains musiciens ou porteurs de
masques circulent entre différents groupes) ; néanmoins, les groupes ont aussi d’autres
groupes qui leur sont « alliés », pour ainsi dire. Ce sont normalement ceux où il y a une
« descendance », une « parenté », soit par le patronyme des membres principaux, soit
par un lien d’apprentissage (transmission). Par exemple, un lien de patronymie m’a
amené à l’extrême ouest du Bénin, dans la ville d’Agoué, près de la frontière avec le
Togo, où se trouve une autre bourian De Souza, issue d’une autre branche de cette
nombreuse famille qui a Ouidah pour ville de référence. D’autre part, le seul recueil de
chansons bourian trouvé au Bénin, sous la forme d’une quinzaine de feuilles
dactylographiées, était attribué « aux Togolais », selon les musiciens du groupe De
Souza de Ouidah, qui me l’avaient fait découvrir. Cela justifiait, parmi d’autres raisons,
des recherches au Togo. Une fois dans la capitale togolaise, Lomé, j’ai pu retrouver
beaucoup d’informations et quelques musiciens Agudàs, mais pas une seule bourian en
activité. De la capitale togolaise, les renseignements m’ont renvoyé à la région
« d’origine » (qu’on peut également appeler « région d’installation ») des retournés du
Brésil au Togo, qui se trouve à l’extrême sud-est du pays autour de la ville d’Aného et
qui fait pratiquement frontière avec la ville d’Agoué, au Bénin. Une fois sur place, j’ai
344
Reis, Gomes & Carvalho (2010) ; Alencastro (2000) ; Klein & Luna (2010), parmi d’autres.
345
Porto-Novo est la capitale officielle, cependant je pourrais la définir comme étant une « petite grande
ville », car il y a très peu d’ « anonymat » possible pour un individu.
346
Le groupe Orden e Progresso (sic), dont Arnaud Codjo De Souza est le chef.
160
donc pu rejoindre le village d’Atouéta, en milieu rural, situé à une heure de moto
d’Aného, la seule localité où « tous » se disent Brésiliens, et où l’on trouve la seule
bourian en activité au Togo. Cette bourian avait été créée par un certain M. Freitas qui,
au début de l’activité du groupe, rémunérait des membres de la bourian De Souza
d’Agoué, dans le Bénin voisin, pour qu’ils forment les villageois au savoir-faire lié à la
bourian.
347
Verger (1953a ; 1968) ; il l’a énoncé non seulement par son texte, mais surtout par ses clichés
photographiques et par la façon innovante de les présenter, en mettant côte à côte des scènes qui se
ressemblent entre Brésil et Afrique.
348
Bastide (1971).
161
par l’historiographie et l’anthropologie349 comme étant le fruit d’une influence de la
« culture brésilienne ». Cette influence brésilienne chez les Agudàs est certaine ;
cependant, on ne peut pas nier les évidents éléments culturels portugais présents dans la
société coloniale et postcoloniale brésilienne.
D’autre part, je n’ai eu connaissance d’aucun chercheur qui ait réalisé cette triangulation
Bénin-Brésil-Portugal en cherchant des éléments de connexion relatifs aux fêtes
populaires. Je souligne donc que l’inclusion de cet aspect dans la problématique d’une
étude de la bourian n’est pas artificiellement imposée par moi dans cette thèse, mais est
le fruit d’une évocation réitérée des « origines portugaises » des Agudàs de la part de
ceux-ci, ainsi que de l’observation de quelques-unes de leurs pratiques. On sait bien
que, chez les Agudàs, les « origines portugaises » sont le plus souvent des origines
portugaises via le Brésil ; c’est d’ailleurs pour cette raison (et bien sûr parce que les
Agudàs parlent « tout le temps » du Brésil) que l’historiographie sur les Agudàs s’est
toujours focalisée sur les liens avec le Brésil.
Prenons l’exemple des patronymes, qui sont par extension des références à un ancêtre
fondateur. Les patronymes que les Africains ont reçus au Brésil sont tous de langue
portugaise, et on les retrouve facilement aussi bien au Brésil qu’au Portugal ; ce sont
des noms très courants tels que Da Silva, De Souza, Da Silveira, Gomez (ou Gomes),
Monteiro, etc. Un doyen, plutôt aisé financièrement, de la famille Gomez de Ouidah
était parti récemment en voyage de recherche de ses origines au Portugal et corrigeait
ma propre prononciation de son patronyme avec l’accent brésilien, tout en disant que le
nom est portugais et que, par conséquent, la prononciation correcte serait celle à la
portugaise350. Toujours à Ouidah, un autre cas qui mérite l’attention est celui de la
famille Aguidissou Da Costa351, où ses membres affirment être « Agudàs » (ou
« Brésiliens ») « des îles de Sao Tomé et Principe352 » et que le fondateur de leur
349
Comme les travaux autour du sujet des Agudàs sont soit du domaine de l’histoire, soit du domaine
d’une anthropologie bien ancrée dans l’historicité, et parce qu’on n’a pas de terme équivalent pour
désigner le parcours cognitif de la bibliographie anthropologique, j’appellerai l’ensemble des écrits sur le
sujet de l’« historiographie ».
350
D’ailleurs, cette famille, dans le compound où habite M. Gomez a constitué très récemment un groupe
bourian. Selon le discours de certains individus de la famille, le groupe n’a pas été « constitué » il a été
« reconstitué » car la famille avait un groupe auparavant.
351
Dites, parfois, seulement « Aguidissou ».
352
République insulaire, ancienne colonie du Portugal.
162
famille était un « blanc (venu directement) du Portugal353 ». On voit que, chez les
Agudàs, le Portugal est souvent perçu comme étant « la source de tout ce qui est blanc
au Brésil ».
Il faut encore ajouter une autre dimension : le chercheur trouve, dans une certaine
mesure, ce qu’il veut trouver, ce qu’il cherche à trouver, ou encore ce qu’il est capable
de trouver. Le cas échéant, si le chercheur brésilien (comme moi-même) ou influencé
par le Brésil (tel que Verger et Bastide) cherche à trouver des « brésilianismes » dans le
golfe du Bénin, il va les « voir », il va en trouver. Cependant, aucun chercheur ne s’est
apparemment efforcé d’y voir les « lusitanismes » ; ceux-ci n’ont donc pas été
reconnus.
Définition de la bourian
Voici un répertoire non exhaustif des éléments présents dans la bourian béninoise et des
manifestations auxquelles celle-ci renvoie au Brésil et au Portugal. Ces éléments et
leurs connexions seront bien sûr mieux dévloppés dans le corps de ce travail.
353
Cette famille a un groupe très particulier de masques nommé Aglagodji ou Kahun, parfois
appelé bourian par certains étrangers à la famille. Par contre les groupes bourian, eux-mêmes, sont
conscients de la différence entre les deux manifestations. L’Aglagodji n’est pas une bourian à proprement
parler, sauf si on considère « bourian » comme un terme faisant référence à tout « groupe de masques en
lien avec le Brésil » ou comme « les groupes de masques des familles brésiliennes », ce qui à mon sens
serait forcer un peu la désignation. En tout cas, il s’agit d’une manifestation singulière et selon les
membres impliqués, unique, c'est-à-dire, il n’existerait pas un autre Aglagodji ailleurs. Le doyen de
référence de ces masques est le chanteur et guérisseur traditionnel Roger Aguidissou, qui habite dans la
maison familiale située à côté du fort portugais. Les masques Aglagodji sortent les jours de Noël et
nouvel an.
163
Brésil, ainsi qu'en tant que personnages dans plusieurs groupes de bœuf (Boï) ou
de Cavalo-Marinho. Le Kaleta, personnage masqué qu’on trouve avec le même nom au
Brésil et au Portugal (« Careta » ou « Careto »), mais aussi, selon des variations locales,
sous d’autres appellations, tel que « Papangu ». Le personnage-divinité Mami Watà, qui
dans la bourian apparaît toujours ensemble avec le serpent Dan. Mami Watà est
considéré comme un vodoun au Bénin, mais elle est également présente en plusieurs
pays africains et caribéens. Mami présente aussi des correspondances, pour certains
aspects, avec la divinité (orisha) Yemanjá au Brésil, tout étant une divinité à part. Dan, à
son tour, fait partie du Panthéon religieux afro-brésilien. On trouve au Brésil et parfois
dans la bourian au Bénin, des rites de protection ou de force réalisés avant les sorties
publiques des groupes de masques.
Si, en complément, l’on prend les textes des chansons bourian, on y trouve, à part les
références liées aux fêtes et aux masques cités, d’autres allusions parmi lesquelles les
suivantes : la condition d’esclave354 ; la répression policière ; la nostalgie de la terre
d’origine ; l’indépendance du Togo ; des allusions aux femmes créoles et mulâtres ; des
références à la structure familiale, telle que l’approbation par le chef de famille d’un
354
À ma connaissance, la seule chanson qui fait référence à la condition d’esclave, n’est plus chantée de
nos jours, je la connais d’après l’enregistrement réalisé en 1950 et attribué à Casimir D’Almeida
disponible dans le site du CREM - Centre de Recherches en Ethnousicologie, à Paris.
164
mariage, ainsi qu’une allusion à l’épisode de la révolte républicaine qui s’est déroulée
au Pernambouc, au Brésil, en 1817.
Par l'énoncé de ces références présentes dans la bourian, on peut avoir une idée du
réseau d’articulations qu’on peut déduire à partir de cette fête populaire. Les masques,
les rythmes, les dénominations font partie des « ancrages » qui nous permettent de nous
relier à un terrain donné pour ensuite pouvoir l’articuler globalement. À toutes ces
articulations, on doit ajouter la mise en contexte de la formation de l’identité Agudá, la
traite transatlantique et certains aspects de l’esclavage au Brésil et, logiquement le
déroulement des faits, historiques et contemporains, dans cette région d’Afrique.
Cela dit, dans les grandes lignes, je peux définir mon objet : « la bourian et l’identité
Agudà dans le contexte des circulations transatlantiques ».
Pourquoi suivre le parcours de ces masques liés à la bourian à travers l’Atlantique ? Par
ce que l’étude de la circulation concernant ces masques entre l’Europe, l’Amérique et
l’Afrique nous amène à aborder des aspects historiques et actuels de plusieurs « sujets
majeurs » des sciences sociales, comme ceux que j’énumère ensuite. Une macro et une
microstoire de l’esclavage et de la séquence des faits post abolitionniste ; les
représentations des liens (historiques, culturelles, ainsi que liens dits « de sang ») avec
l’outre-mer ; des questions de transmission et d’identité, « ethnique » ou
communautaire ; l’articulation entre parenté et groupe d’appartenance ; les premières
phases du processus de colonisation, ainsi que le processus d’indépendance de certains
pays africains (en particulier le Togo). Les circulations, changements et innovations
concernant les musiques et les danses, pour ne citer que quelques-uns parmi d’autres
sujets possibles355.
355
Chivallon (2008), par exemple articule jazz et bateau négrier en passant par la pensée de Gilroy. Dans
le domaine des circulations de fêtes, et plus spécifiquement des fêtes populaires liées au Brésil, c’est la
lignée de recherche proposée par Felipe Ferreira (2013) qui m’a servi de modèle.
Dans l’ouvrage « L’invention du Carnaval au XIXème siècle : Paris, Nice, Rio de Janeiro », l’auteur
montre comment les façons de faire « la plus grande des fêtes », circulent entre plusieurs villes d’Europe
telles que Paris, Nice, Turin, Vénice, Naples, Rome et le Brésil. Suite à la lecture de son ouvrage, on se
165
Vu à partir d’une perspective historique, tout l’enjeu identitaire s’articule avec des
problématiques liées à la transmission. Transmission ici inclut, c’est clair, le transmis et
le non transmis. Inclut aussi l’interrogation : de quelle façon on intègre un élément
nouveau dans l’ensemble de choses tenues par « traditionnelles » qu’on doit
transmettre ? Sur ce point, on pourrait appliquer – même si c’est dans un autre contexte
– la notion de Barth (1969) des groupes ethniques et ses frontières : le groupe serait
constitué par ses frontières plutôt que par ses membres, les frontières en question étant
poreuses. De la même façon, la transmission d’un corpus de savoirs « traditionnels »
porte en soi toujours la possibilité de l’inclusion de nouveaux éléments qui, à leur tour,
seront transmis comme faisant partie de la « tradition ». À ce propos, le plus grand
exemple dans ce travail est l’introduction du masque du vodoun Mami Watà dans la
bourian.
L’idée initiale d’étudier la musique de la bourian en master m’a amené à étudier les
pratiques musicales et festives des Agudàs, puis à m’intéresser aux pratiques musicales
et festives liées aux pratiques des Agudàs. Dans un souci de situer l’objet dans un
contexte local et régional, je me suis intéressé d’abord aux pratiques festives des
populations géographiquement proches des Agudàs, des régions côtières du golfe du
Bénin, pour ensuite m’intéresser aux pratiques des populations historiquements proches
des Agudàs. En effet, à partir des références émises par les Agudàs eux-mêmes sur
l’origine de leurs pratiques, mon intérêt s’est élargi à d’autres points de l’Atlantique. Je
me suis rendu compte que j’étais, à un niveau personnel et même géographique, assez
bien placé pour le faire : en faisant le terrain principal au Bénin et Togo ; en étant
brésilien avec mes origines familiales au nord-est du Brésil (la région qui présente un
lien historique privilégié avec le golfe du Bénin), et ayant une certaine intimité avec ses
expressions culturelles. Enfin, le fait d’être résidant depuis longtemps en France, ce qui
pouvait me donner un accès facile au Portugal.
rend compte que vouloir saisir les changements des fêtes populaires en se restraignant au contexte local
(comme l’avaient fait Moraes (1957) et Damatta (1990) à propos de Rio) serait conserver un regard trop
limité sur la question. À propos des articulations entre masque, fête et société C.f. : Bertrand (2013) ;
Goerg (1999) ; Koffi (1999) ; Mitchell (1956) ; Andrieu (2009) ; Bakhtine (1994) ; et spécifiquement
Mello e Souza (2002), qui articule Brésil et Angola/Congo.
166
L’expérience et les données de terrain dont je me sers dans ce travail sont ceux d’un
ensemble de voyages réalisés pendant la période du doctorat et du master356. J’ai
débarqué donc pour la première fois dans cette région d’Afrique, en 2010, dans le cadre
du Master en anthropologie puis j’ai réalisé un nouveau voyage, en 2011. Durant le
premier voyage, j’ai fait une mise en contexte de la région côtière du Bénin : Cotonou,
Porto-Novo et Ouidah, puis Lomé, au Togo et enfin Accra, au Ghana, où j’ai eu un
rapide contact avec la population descendente de retournés du Brésil, appelée
« Tabom people » et j’ai pu visiter leur centre culturel lié à l’ambassade brésilienne, la
Tabom Brazilian House357. Lors de ce premier voyage, mon centre d’intérêt était
Ouidah, ancien port esclavagiste de la côte béninoise.
Lors d'un deuxième voyage, réalisé en 2011, j’ai défini l’axe géographique des
recherches : Porto-Novo–Ouidah, qui inclut à mi chemin entre les deux villes, la
métropole béninoise, Cotonou. Jusqu’au XIXe siècle, Cotonou n’était qu’un village de
pêcheurs sans intérêt particulier et la ville ne s’est développée qu’à partir de la présence
française. Ainsi, on peut dire que Cotonou, qui réunit actuellement des gens venus de
toutes les régions du Bénin, n’est à la « racine » ou à l’« origine » de nulle famille, et
spécialement d’aucune famille Agudà. Ces habitans sont tous originaire d’ailleurs,
nottement des régions centrales et mériodionales du pays. En ce qui concerne les
familles brésiliennes béninoises, les références de foyer d’origine et des traditions se
356
De Athayde, Joao (2012) « La musique de la bourian à Ouidah et Porto-Novo. Un patrimoine brésilien
chez les Agudàs du Bénin ? » mémoire de Master II en anthropologie sur la direction de J.-L. Bonniol.
357
À propos des descendants de retournés du Brésil à Accra, connus comme le « Tabom people », Cf.
Amos et Ayesu (2005), Schaumloeffel (2008), Essien (2016) et Diaz (2016).
Les Taboms sont un petit groupe constitué essentiellement d’anciens esclaves retournés du Brésil arrivés
à Accra vers les années 1830. Parmi ces retournés du Brésil, plusieurs s’étaient auparavant établis au
Nigéria, arrivant à Accra que dans un deuxième mouvement. Diaz s’est penché notamment sur les aspects
ethnomusicologiques de cette communauté, qui ne pratique ni la bourian ni la samba, leur principale
manifestation dans ce domaine étant l’agbe, qui n’est pas chantée en portugais.
Par contre, selon les témoignages que j’ai recueillis au Togo, on devrait être en mesure d’identifier deux
différents groupes vivant au Ghana renvoyant leurs origines au Brésil ne dévéllopant pas d’échanges
significatifs les uns avec les autres. Les Taboms étant le premier contingent, le second serait constitué
par, d’une part, les branches des familles afro-brésilienne Baeta et Lima qui se seraient installées dans la
région de Keta (Volta Region) au XIXème siècle, et, d’autre part, des familles togolaises afro-brésiliennes
qui se sont déplacées vers le Ghana pour des raisons économiques et/ou politiques. Beaucoup de
Togolais, toutes origines confondues, sont partis au Ghana comme une alternative au régime à la fois
autoritaire et, selon la période, économiquement peu performant de Gnassingbé Eyadema. Plusieurs
familles afro-brésiliennes Togolaises m’ont affirmé avoir des branches habitant depuis longtemps le
Ghana voisin. Leur identité et leurs pratiques culturelles, me semble-t-il, restent encore à enquêter.
167
concentrent sur Ouidah, Agoué et Porto-Novo. Même à Porto-Novo, plusieurs familles
citent Ouidah comme étant la ville de leur première maison familiale. Au Bénin, on
appelle souvent Ouidah « la ville des Brésiliens ». Dans mon mémoire (2011),
j’abordais déjà le contraste fondamental qui guide mon étude des groupes de bourian :
l’usage d’instruments de musique différents entre la bourian de l’Association à Porto-
Novo, qui utilise les pandeiros (tambourins) et tous les autres groupes, qui ont pour
référence les bourians de Ouidah et qui jouent des tambours carrés. C’est à ce moment
que s'établit aussi ma « méthode de base » pour l’étude des bourians. Pendant la
semaine, j’essaie de retrouver, pour des entretiens ou des conversations informelles, des
Agudàs ou des individus non Agudàs qui peuvent m’apporter des informations
concernant les Agudàs et la culture locale. Je cherche notamment à côtoyer des
membres des groupes bourian, et parfois – étant musicien moi-même – à m'entraîner
avec eux au niveau des rythmes et des chansons. J’essaie de me renseigner sur les
prochaines présentations des groupes, ce qui n’est pas aussi simple qu’il pourrait y
paraître. La plupart des sorties bourian se font lors des veillées funéraires et des
commémorations d’anniversaire de mort. On peut, certes, prévoir une fête
d’anniversaire (de disparition), en revanche, on ne peut pas prévoir quand une mort aura
lieu. La bourian peut donc être appelée à faire une sortie d’un jour à l’autre et parfois
dans une autre ville. À cela se rajoutent les quelques fois où, pour l’une ou l’autre
raison, les membres des groupes sont imprécis avec les informations ou hésitent sur leur
propre agenda et, le plus important, les quelques présentations pour lesquelles le chef de
groupe n’a pas vu d’intérêt à ma présence. Cela s’est produit spécialement pour la
bourian de Porto-Novo. Cette bourian sort, en principe, avec une vingtaine de membres
environ. À un moment donné, le chef m’a « révélé » qu’il faisait des sorties à bas tarif
avec huit, sept voir moins de membres du groupe. Il m’a fait comprendre qu’il n’avait
pas trop d’intérêt à ce que j’assiste à ces « petites » sorties, préférant que je sois le
témoin des grandes sorties, plus exubérantes, où l'on ferait de meilleurs clichés
photographiques ou enregistrements vidéo. Malgré cela, en insistant un peu, j’ai pu
obtenir une copie d’une vidéo commandée par une famille qui accueille ce même
groupe de bourian lors d’un anniversaire de décès, où on voit que le groupe ne se
présente qu’avec cinq ou six participants. Une fois que j’arrive à obtenir les dates et les
lieux des sorties bourian, réalisés d’habitude les week-ends, j’essaie de me déplacer
entre les villes pour pouvoir y assister. Ces déplacements en « taxi-brousse » se font
168
alors normalement sur l’axe Porto-Novo–Cotonou–Ouidah. Mes terrains ont souvent été
calés par deux fêtes annuelles, fondamentales en ce qui concerne la bourian, car on a
l’opportunité d’y assister à des sorties spéciales. La première est la fête du Bonfim, à
Porto-Novo, en janvier, se déroulant le deuxième dimanche après l’Épiphanie, c'est-à-
dire exactement la même date de la fête du Bonfim à Salvador de Bahia358. La
deuxième, ce sont les retrouvailles de la famille De Souza, placées un week-end autour
du quatre octobre qui, selon la tradition familiale, serait la date de naissance du
fondateur de la famille, Francisco Félix De Souza, connu comme le Chacha.
D’autre part, mon arrivée sur le terrain de 2014-2015 a été calée de manière à pouvoir
passer la période de Noël et ensuite le jour de l'An chez la famille Aguidissou da Costa,
à Ouidah et de pouvoir témoigner de leur manifestation singulière : la sortie de masques
Aglagodji359. Celle-ci peut parfois être confondue avec la bourian, mais pourtant elles
ont peu de choses en commun au niveau plastique. Toutefois il s’agit, certes, d’une fête
avec des masques, de la musique (les paroles ne sont pas en portugais) et des danses qui
évoquent l’origine Agudà de la famille. Dans cet aspect fonctionnel, on peut dire que
l’Aglagodji est effectivement similaire à la bourian. Cette famille se définit comme
« des Brésiliens (ou Agudàs) de San Tomé 360». La fête de la famille Aguidissou reste
cependant pratiquement non documentée361.
358
À ne pas confondre avec la fête du « Lavage des Escaliers de L’église de N.S. du Bonfim » de
Salvador de Bahia, ayant lieu le jeudi antérieur dans le même lieu et bien plus populaire des nos jours que
celle du dimanche. Les deux fêtes, à deux jours d’intervalle l’une de l’autre, sont, bien sûr, liées, mais ne
sont pas, strictement parlant, la même fête, la fête du dimanche étant d’ailleurs plus ancienne.
Je dois préciser également que, contrairement à ce qu’on pourrait supposer, l’épiphanie à Porto-Novo
n’est pas une fête Agudà. C'est-à-dire, les individus Agudàs catholiques peuvent éventuellement en
prendre part, mais pas entant que groupe identitaire. E. Dianteill (2015) montre en détail que dans
l’implantation de cette fête dans la ville, les Agudàs n’avaient aucune place en particulier : « L’Épiphanie
à Porto-Novo n’est pas une fête des Agouda (les descendants des esclaves afro-brésiliens au Bénin et
dans les pays voisins). Personne, ni aujourd’hui ni par le passé, n’associe l’Épiphanie aux Agouda. Elle a
été conçue à l’origine par le père Aupiais comme un effort d’évangélisation des Goun, non des autres
populations implantées localement. Mgr André Boucher, alors directeur de l’Œuvre apostolique pour les
missions, en témoigne (1926 : 141). Par ailleurs, aucun des premiers acteurs de la pièce ne portait un nom
afro-brésilien dans les documents de 1923. »
359
« Aglagodji » est le nom d’un des principaux personnages masqués de la fête.
360
L’archipel de Sao Tomé-et-Principe est une ancienne colonie portugaise devenue une république
indépendante en 1975.
361
Le seul article, à ma connaissance, qui aborde les masques de la famille Aguidissou da Costa est celui
de Rachida De Souza Ayari (1995)
169
En outre, je me suis rendu compte que les pratiques Kaleta362 au Bénin ont en fait une
origine Agudà. Celles-ci se présentent en général sous la forme d’un ou de deux
masques accompagnés de musique où un petit groupe d’enfants ou éventuellement
d’adultes, demandent de l’argent pendant la période de Noël. Les Kaletas sont
disséminés un peu partout dans le Bénin méridional. Il s’agit d’une variation des
personnages abras présents dans la bourian, comme le confirment plusieurs Agudàs et
non Agudàs lors des conversations363. C’est encore tôt pour affirmer que les kaletas sont
issues directement de la bourian ou sont arrivés à peu près au même moment que celles-
ci et cela n’est d’aucune manière un des buts de ce travail, mais les Kaletas sont
certainement une manifestation « en parallèle » à la bourian et celle-ci sera mentionnée
par mes interlocuteurs tout au long de ce travail.
362
Dites aussi « Caleta » ou « Careta ». Au Nigéria, on parle plutôt de Carretas. Il s’agit cependant d’une
manifestation qui prend un aspect différent de celle qu’on trouve au Bénin et au Togo. D’après Laotan
(1961) l’ensemble du défilé de masques ayant lieu pendant les Pâques, incluant les masques des animaux,
était ainsi appelé à son époque.
363
Kaleta vient du portugais « Careta » (grimace), souvent utilisé comme un synonyme de « masque ».
Le terme et la pratique existent encore de nos jours au Portugal et au Brésil, évidemment avec des
variations et adaptations locales. Cele est une des pistes que j’essaye de suivre dans mes recherches sur la
circulation de masques. D’ailleurs, les Kaletas étaient fréquentes dans le Sud-Togo, mais cette pratique
semble avoir beaucoup décliné dans les dernières décennies.
170
171
Lors du long séjour de 2013, je me suis donc basé à Porto-Novo, afin de compenser les
deux séjours antérieurs, où Ouidah avait pris une place prédominante. J’ai fait de ces
deux groupes, le De Souza de Ouidah et l’Amaral de Porto-Novo, mes « groupes
témoins » (Sardan 1995), et à partir de ceux-ci, j’ai étendu mes réseaux, parfois en
contrepoint avec ces groupes initiaux364. Pendant ce long séjour, j’ai fait des voyages,
en général d’une durée d’environ une semaine dans la région des villes d’Abomey365 et
Bohycon, et la région des collines (villes de Savalou et Dassa-Zoumé). Un de ces
voyages se prolonge par le passage de la frontière du Togo, situé à une cinquantaine de
kilomètres à l’ouest d’Abomey.
364
L’extrait suivant d’Olivier de Sardan (1995 : 99-100), résume bien sa pensée à ce sujet. « Il est en
général utile, voire nécessaire, de se donner un lieu de recherche intensif, portant sur un ensemble social
d’interconnaissance, qui puisse servir ensuite de base de référence pour des enquêtes plus extensives. [...]
Le piège, où beaucoup sont tombés, serait évidemment de s’enfermer dans ce « groupe témoin », et de ne
plus produire que des monographies exhaustives de microcommunautés. Le passage à une enquête plus
extensive, où les séjours sur un site se comptent en jours et non plus en mois, semble en effet
indispensable. Le travail antérieur dans le « groupe témoin » permet alors de rentabiliser le travail
extensif, en fournissant un étalonnage de référence. Car comment comparer sans avoir une base de
comparaison ? »
365
Abomey est l’ancienne capitale du royaume du Danxomè ou Dahomey.
172
plus, à ces occasions, ceux qui viennent participer à la fête sont généralement dans un
état d’esprit particulièrement ouvert et assez disponibles pour des conversations et
entretiens. C’était le cas de la fête de l’igname à Savalou mais aussi de la fête de Notsè,
au centre sud du Togo, ma première destination dans cette incursion de 40 jours au
Togo. De Notsè, je suis la route sud vers Lomé, où j’obtiens de très bons résultats,
parmi lesquels un long entretien avec le Chacha VIII, le mito (chef) de la famille De
Souza, et ensuite un séjour dans la région d’Anécho, à l’extrême Est du Togo, frontière
avec le Bénin. Ce séjour se montre très fructueux, notamment par les jours passés au
village d’Atouéta, où j’ai pu retrouver la seule bourian en activité au Togo de nos jours.
C’est toujours dans la même région, mais cette fois littéralement au milieu de la
brousse, que j’ai pu, pendant deux jours, m’entretenir avec Roberto Pazzi, linguiste et
prêtre catholique, dont Bruno Martinelli m’avait offert la copie de ses dictionnaires
analytiques des langues locales en m’en conseillant vivement la lecture, en soulignant
que Pazzi était le plus grand connaisseur occidental des langues et des cultures locales.
Martinelli, qui a été plusieurs fois dans la région d’Anécho, n’a pourtant jamais réussi à
rencontrer Pazzi personnellement. Cela s’explique : Pazzi est, on pourrait dire, un prêtre
ermite. Pieds nus, il habite depuis des décennies dans une cabane sans courant
électrique au milieu de la brousse. Pour arriver à l'endroit où Pazzi s'est implanté, on
doit prendre un sentier sortant d’une piste de terre secondaire, sans aucune indication.
Là, parmi les arbres, il a construit une toute petite chapelle puis une autre cabane pas
loin pour une amie et collaboratrice pieuse, une Européenne qui l’accompagne depuis
des années dans sa retraite dans la nature. Même dans le village le plus proche, situé à
quelques kilomètres de distance, la plupart des personnes, même parmi celles qui
fréquentent l’église locale, n’étaient pas au courant de son existence. Pazzi ne vit
toutefois pas isolé des individus. Pendant ma visite, qui a duré deux jours, il a reçu des
habitants de la région pour donner des conseils ou faire la confession, ce qu’il réalise
dans les langues locales.
Ensuite, sur la route du retour vers Porto-Novo, j’ai fait une escale à Agoué, du côté
Béninois de la frontière. J’ai pu réaliser un entretien collectif avec les membres de la
bourian locale – et comme d’habitude dans ce genre de rencontre, une « interview
musicale », entremêlée de chansons et de rythmes – mais je n’ai pas eu l’occasion de la
voir en action. Je me suis donné pour tâche – et avec succès – de rencontrer tous les
173
groupes bourians dont j’avais entendu parler, à l’exception de ceux qui font partie de ce
que j’appelle des « groupes où (en principe) on ne revendique pas une ancestralité
agudà », souvent vus par les Agudàs comme des « groupes sans tradition », ou issus de
« familles sans tradition brésilienne ». On se réfère à ces ensembles parfois comme
étant des « petits groupes », et ici la référence à « petit » n’est certainement pas liée au
nombre de membres, mais en quelque sorte à l’extension de leur tradition. Ce sont
d’une manière générale des groupes récents, ou relativement récents, datant de quelques
années ou décennies, mais sans un parcours long ou solide. Le point le plus important
est qu’il s’agit des groupes constitués par des non-Agudàs, qui les créent
essentiellement par engouement stylistique. « Parce qu’ils aiment ça » comme me l'ont
dit plusieurs Agudàs. Certes, quand le groupe se produit régulièrement, cela peut
devenir aussi une manière de faire un peu d’argent, mais l’engouement pour le style
brésilien est une condition sine qua non pour la formation et l’entretien d’un groupe
bourian. Dans ce contexte, on peut dire que faire des groupes de bourian dans l’aire de
Cotonou et Calavi, soit la Cotonou-métropole, est une pratique assez en vogue. Ces
groupes sont, selon mes interlocuteurs, innombrables dans la région, mais aussi
instables, n’ont pas forcément une longue vie, ou alors changent souvent de nom et de
membres. J’ai rencontré un groupe de ce genre à Ouidah et j’ai interviewé ses membres,
mais à Cotonou j’ai choisi un échantillon de deux « nouveaux groupes » parmi les
possibilités qui s’ouvraient. Ces groupes n’essaient d’aucune manière de se « faire
passer pour des Brésiliens », leurs membres laissant clairement entendre qu’ils ont
constitué leur bourian par engouement. Souvent il y a eu, dans le parcours des membres
fondateurs, une période de voisinage avec des Brésiliens, durant laquelle ils ont appris à
aimer le style. Dans ces groupes, il y a toujours un individu pour lequel on fait des
allusions réitérées, Brésilien ou qui a beaucoup côtoyé des Brésiliens au point de
maîtriser leurs pratiques, et qui va donner sa légitimité au groupe. C’est celui que
j’appelle « le transmetteur de référence », une sorte de professeur, passeur de traditions
qui transmet le savoir-faire de la bourian. On verra plus loin comment ce processus de
transmission et de légitimation prend forme dans la pratique.
Enfin, puisque les « retournés » Brésiliens sont mon sujet, je me suis aussi intéressé au
Nigéria. Certains auteurs tels que Verger (1968) indiquent que Lagos était le point
d’arrivée de la plupart des retournés. Dans une recherche plus contemporaine, Castillo
174
(2016) montre que dans la troisième et dernière phase des voyages de retour du Brésil
vers le continent africain (seconde moitié du XIXe siècle), Lagos a été la principale
destination. Au sujet du nombre de descendants, il est difficile d'avoir des chiffres ou
même des estimations, mais l’idée courante chez ceux qui s’intéressent au sujet est que
le Nigéria est le pays où il y a plus de descendants de retournés. Par contre, si ces
descendants de retournés se positionnent socialement en tant que Brazilians et comment
ils le font serait une question à part. À partir du moment où je me propose de réaliser un
panorama de la bourian et de l’articuler avec des manifestations qui lui sont liées ou
semblables, je ne pouvais pas laisser le Nigéria de côté, même sans y avoir encore été ;
j’essaie d’avoir le plus d’information possible sur ce qui s’y passe, ou ce qui s’est passé
relativement à mon sujet. Dans ce but, en plus des lectures, je pose de façon récurrente
des questions sur l’existence de bourians et du rapport des Agudàs Béninois avec leurs
confrères Brazilians. Par le biais d’anciennes connaissances familiales d’une doyenne
Agudà de Porto-Novo, Mme Yannick Domingos, j’ai pu retrouver le numéro de
téléphone de Paul Bangboshè Martins366, connu pour être quelqu’un de très actif dans le
milieu Brazilian de Lagos. J’ai appelé ainsi par téléphone le Nigéria et je suis entré en
contact avec sa famille, qui m’informe de sa disparition depuis quelques années. Malgré
cela, j’obtiens le contact du nouveau représentant de la Brazilian Community de Lagos,
Daniel Faustino Segun Adeola. Il avait encore la trentaine lorsqu'il a été désigné à cette
position, et se montre plein d’enthousiasme pour les projets liés à la communauté
brésilienne. Je l'invite donc à venir à Cotonou pour me rencontrer en compagnie de
Mme Yannick Domingo, elle-même issue d’une famille très active au sein de
l’association des ressortissants Brésiliens de Porto-Novo367. Quelques jours après,
Faustino arrive de Lagos à Cotonou pour un long entretien, où il me décrit les activités
de l’association des Brazilians et m’offre des photos de la Brazilian Parade à Lagos et
leur équivalent de bourian, le « MeBoi » (pronnocé « mè boï », mon bœuf), lié à son
association, qui était, à sa connaissance, le seul groupe du genre en activité dans son
pays.
366
On voit Paul B. Martins et sa famille dans Fonseca (2010 : 155). Castillo (2012) raconte le parcours
historique de sa famille et informe que Paul est mort à Lagos en octobre 2010 à l’âge de 84 ans.
367
Sa mère a été la présidente de l'association pendant une longue période.
175
À partir de l’ensemble des expériences de terrain, entretiens et lectures, je crois être en
mesure de constituer et présenter un premier panorama de la bourian dans cette région
d’Afrique, panorama centré sur le Bénin. Il est certain que tout panorama a
constamment besoin d’être actualisé, ou approfondi ; il est toujours incomplet. Pour ma
part, je peux anticiper de possibles critiques en ayant conscience de l'existence, pour le
moment, d'une zone floue dans ce panorama, et qui demande à être mieux développée
dans le futur, à savoir les nouveaux groupes de la région de la grande Cotonou.
Remarquons que, en principe, ce genre de groupe va dans la direction opposée au but
initial de ce travail, qui est de se pencher sur l’articulation entre identité Agudá et
bourian, puisque tout indique que dans ce cas il ne s’agit pas d’identité agudà à
proprement parler, mais de la réappropriation (et réinterprétation) des éléments
brésiliens par des individus de diverses origines ou appartenances. Il s’agit alors d’une
mouvance dans la société béninoise368 pour laquelle le présent travail peut être le
premier à le remarquer dans le milieu des sciences sociales, possiblement parce que
cette mouvance s’est développée récemment. Moi-même je ne l’ai perçue qu’en 2013.
Toutefois Guran (1999 : 157-9) donnait déjà des indices de la prolifération des groupes
dans la métropole béninoise369. Le panorama que je propose sera présenté tout au long
de ce travail, qui a aussi pour but de servir de base pour de futures recherches au sujet
de la bourian et des manifestations qui lui sont proches.
Conscient qu’un panorama peut à la fois servir de référence mais tout autant pêcher par
manque de profondeur, je propose dans ce travail une ethnographie de certaines
bourians, en particulier celle de l’Association de Porto-Novo, et parmi les groupes de
Ouidah, celui de la famille Nevis.
Comment donc, dans la pratique, étudier une bourian, mener une recherche sur un
groupe de bourian ? Ma démarche, dans la plupart des cas, est la suivante. Une fois
arrivé sur le terrain j’informe un maximum de personnes possibles, soient-elles Agudàs
ou non, que je suis moi-même Brésilien et que je m’intéresse aux Agudàs et à la
368
On garde à l’esprit, bien sûr, les proportions ; « mouvance » en des termes relatifs, c’est-à-dire, une
mouvance en ce qui concerne le domaine de la musique et la danse.
369
« À Cotonou, selon Théodore Kassaoundanwo, il existe six ou sept groupes dissidents » (1999 : 158).
176
bourian. Ce positionnement est toujours arrivé à créer de l’empathie chez les Agudàs,
qui à plusieurs occasions répondent à mon auto-présentation en disant : « moi aussi, je
suis Brésilien ! », ce qui évidemment m’ouvre des portes. En me présentant de cette
manière, j’ai toujours eu des retours spontanés sur la connaissance des musiciens qui
pratiquent la bourian ou de quelqu’un qui se souvient qu’on la voyait sortir dans son
quartier ou ont d’autres souvenirs liés aux Agudàs. Parfois, quelqu’un me prend
littéralement par la main pour me présenter à ses voisins Agudàs ou alors m'amener
spontanément en moto chez un membre d’un groupe bourian de leur connaissance.
Cependant, il y a toujours un fort élément de hiérarchie que je remarque que l’on ne
peut pas éviter. Les personnes qui me « guident » ou qui servent d’intermédiaires pour
rencontrer et connaître une nouvelle bourian, me conduisent vers le chef ou les
membres qui forment le « noyau dur » du groupe, et cela même quand mes « guides »
sont eux-mêmes des membres du groupe. Ces « guides » ou intermédiaires m’orientent
à l’intérieur de la hiérarchie dans le cadre d’une sorte de déontologie. Ils le font soit
personnellement, quand ils sont à mes côtés, soit par des conseils donnés au téléphone,
avec des phrases du genre « tu dois appeler telle personne » ; « as-tu appelé celui qui je
t’avais dit ? » ; « on doit aller chez telle personne ». Je constate alors qu’il y a une sorte
de contrainte sociale pour ne pas dépasser des hiérarchies établies. Les membres les
plus « périphériques » ou les plus jeunes n’osent pas donner de plus grands
renseignements ou être interviewés avant que je ne sois pas passé par les responsables
du groupe au préalable. Une fois en présence d’un ou plusieurs membres du « noyau
dur » du groupe, j’enregistre la conversation, quand cela est possible ; car un
enregistreur n’est pas toujours bienvenu. L’histoire de la formation du groupe est un
bon sujet pour amorcer une conversation ; la question principale étant « pourquoi avez-
vous formé ce groupe ? ». Ensuite je demande qu’il(s) me chante(ent) des chansons de
leur répertoire. C’est un point très important, car on passe du discours à la pratique, et
comme le lecteur verra tout au long de ce travail, je donne un poids très important aux
pratiques, que je mets en complément ou en opposition aux discours.
Le répertoire qui m'est présenté, les rythmes qu’ils jouent (ou pas) et la manière dont ils
prononcent le portugais des chansons, peuvent me donner plusieurs informations.
Parfois les membres du groupe sortent un ou deux masques pour me les faire connaître ;
on tape dans les mains et on danse un peu. Tout cela peut se passer dans le salon ou
177
dans la cour d’une maison, plus précisément la cour d’un compound. Une atmosphère
joyeuse s’installe : il n’y a pas de bourian mélancolique, il n’y a pas de bourian qui
diffuse de la tristesse ; celle-ci est toujours ludique, fait naître des sourires, fait bouger
les corps avec des mouvements de hanche ondulés ; la musique et les masques attirent
la curiosité et provoquent l’excitation des enfants. Je cherche à savoir aussi quels
masques ils ont, et s’ils auraient des photos de masques ou de sorties du groupe que je
puisse voir. Presque toujours on trouve des clichés à me montrer. Éventuellement
quelqu’un me sort un vieux cahier avec les textes des chansons, qui a pour principal but
l’apprentissage de la prononciation des mots en portugais. Ce sont des cahiers écrits
dans un mélange phonétique de français et de fon ou bien de goun, dans le mélange
d’écritures qui leur semble le mieux adapté pour retenir la prononciation des mots de la
langue portugaise, ou comme on verra plus loin, une sonorité jugée comme étant du
portugais ou brésilien.
La musique et la danse faites devant moi, les masques et les t-shirts avec le nom du
groupe, les photos ou éventuellement des vidéos du groupe en action, tous ces éléments
m’apportent des « indices de concrétude », puisque je vois ces données comme faisant
partie d'une catégorie de données différentes des données issues du discours. Le
discours peut être « maquillé » ou même le fruit d’une fantaisie, intentionnelle ou pas.
Par contre, la capacité de jouer un rythme, de chanter une chanson, ne peut pas être
« maquillée », ne peut pas être « inventée », ne peut pas être une idée, une croyance ou
une fantaisie ; il s’agit d’une capacité acquise, d’un savoir-faire acquis. Il y a une
« concrétude » inscrite dans les corps, dans les façons de faire, une technique du corps.
Évidemment, ce genre de « vérification de réalité » (et qui est aussi une vérification de
données), n’est pas nécessaire quand j’ai l’opportunité de voir directement une sortie du
groupe bourian en question, puisque j’assiste live et in loco à ce qu’ils font : le
« concret » de l’action est, dans ces cas, devant moi.
En ce qui concerne les « principales bourians », celles que je considère comme étant les
plus représentatives pour l’étude de l’articulation entre identité Agudà et bourian, et sur
lesquelles j’essaie d’approfondir ma connaissance, je m’intéresse aux aspects suivants.
D’abord, je m'intéresse à leur histoire. Celle-ci est, on le vérifie dans la pratique, bornée
par des sujets hors du cadre danse/musique/masque. La bourian est structurée en
178
fonction des éléments extérieurs à elle-même. Extérieurs à une apparence épidermique
que la bourian peut prendre, celle d’une activité (exclusivement) ludique, le premier
aspect qu’un observateur occidental pourrait remarquer. Je m’intéresse alors au concept
de bourian et à sa fonction chez les Agudàs, en cherchant à prendre contact d’abord
avec les chefs et les membres du « noyau dur » du groupe, puis avec les autres membres
du groupe, en respectant ainsi les hiérarchies locales. Je m’intéresse ensuite à
l’organisation des tâches à l’intérieur du groupe, ce qui inclut des aspects concernant la
transmission. J’interroge alors comment se déroule une sortie bourian, quelles sont les
différences et les similitudes entre les groupes et les changements de ces aspects à
travers du temps. Les bourians ne sont pas des éléments isolés dans le monde des
performances publiques, elles s’influencent les unes les autres et reçoivent les
influences d’autres sorties de masques de la région liés aux cultes traditionnels ou
vodoun. Je m’intéresse ensuite à l’actualité et l’évolution à travers le temps, de leurs
masques, leurs instruments de musique, leurs danses, leurs rythmes et surtout par leur
répertoire.
Le répertoire est un aspect fondamental dans cette étude. Le point le plus extraordinaire
du répertoire de la bourian est le fait qu’il soit constitué, en grande partie ou en totalité,
des airs chantés en portugais, que les Béninois et Togolais, soient-ils Agudàs ou non,
chantent sans comprendre les paroles, faisant ainsi du répertoire de la bourian un cas
très particulier de transmission. Ce répertoire constitue immédiatement un « cas en
miroir » par rapport aux chants d'origine africaine chantés dans l’Amérique latine et les
Antilles. J’essaie de recueillir les chansons de la bourian en faisant parfois des vidéos,
mais surtout par le biais des enregistrements audio avec un microphone de haute
sensibilité. Il s’agit avant tout d’un travail de recueil d’une oralité, mais pas
exclusivement, car il y a aussi quelques paroles de chansons écrites ou enregistrées par
les groupes eux-mêmes, parfois sur des CD ou d’anciennes cassettes. L’analogie du
miroir des chansons afro-brésiliennes n’est pas seulement une observation du chercheur.
En 2009, le groupe Super bourian De Souza de Ouidah, a été invité à jouer à Salvador
de Bahia et ses membres (« du noyau dur » du groupe) me racontent qu’ils ont remarqué
qu’au Brésil lors des cultes religieux de candomblé on chante dans un yoruba mal
prononcé, assez distordu, de compréhension difficile, ce qui les faisait parfois rire : « ils
179
coupent les mots370 ! ». Ce constat de la part du groupe de Ouidah est un point de plus
qui corrobore la validité de l’intérêt anthropologique pour une recherche « en miroir »,
c'est-à-dire, en prenant en considération des aspects comparatifs.
La logistique de la bourian
Comme dit auparavant, le local de base de la logistique de scène d’une sortie bourian
est le couvent, qu’on peut résumer comme étant un mélange de dépôt des masques et de
loges pour les porteurs/danseurs. Un endroit différent est choisi auparavant pour chaque
370
Entretien collectif réalisé chez le chef de la bourian De Souza, Ernest Ninin, le 27/10/2011.
180
présentation371. L’entrée dans le couvent est interdite aux membres du groupe qui ne
sont pas liés aux masques. Les chanteuses du chœur, par exemple, n’ont pas le droit d’y
entrer. Le principal point qui doit rester secret en ce qui concerne le couvent est
l’identité des porteurs des masques. Après plusieurs mois d'une proximité bien
entretenue avec les membres du groupe de Porto-Novo âgés d’une vingtaine d’années,
ceux-ci commencent à me raconter ce qui se passe dans un couvent et pourquoi ils
apprécient d’y être. Pressentant une ouverture sur ce sujet, j’étais tenté de leur demander
de me laisser « entrer dans le couvent », comme ils le disent, ou bien d’être présent dans
le local durant une sortie. À ce moment là, j’étais pratiquement sûr que mes jeunes amis
me laisseraient le faire, possiblement en aidant à occulter la « contravention » de mon
intrusion aux regards du chef du groupe, qui serait en ce moment en train de chanter
devant le public. Si je le faisais, je serais le premier auteur à décrire un couvent bourian
en action. Puis en réfléchissant plus tranquillement, j’ai pris la décision de, pour
l’instant et par souci déontologique, « laisser secret ce qui est censé rester secret » et me
contenter des descriptions données spontanément par mes interlocuteurs à ce sujet.
J’estime que j’ai rassemblé des informations suffisantes sur ce point pour la rédaction
de ce travail372.
371
Ce sont les « couvents temporaires » (désignation que je propose ; dans la bourian on appelle de
« couvent » tout court). Il s’agit d’une pièce voisine, mais pas excessivement proche, de la « scène »
choisie pour chaque sortie. Il y a, d’autre part, « Le » couvent, soit le couvent-siège du groupe, la pièce où
l’on dépose les masques et costumes. Celui-ci sera utilisé en tant que couvent-loge juste dans les rares
occasions où la bourian sort « chez elle ». « Le » couvent fonctionnant en tant que dépôt pratiquement
tout le temps.
372
Le fait est que je ne suis pas tout à fait sûr de quelles seront mes orientations futures à ce sujet lors
d’un prochain terrain. C’est un cas déontologique qui reste à réfléchir.
181
182
Les terrains comparatifs d’outre-mer : le Brésil
Le Brésil et le Portugal sont appelés ici « d’outres mer », par rapport au terrain principal
en Afrique de l’Ouest. Ce sont les discours tenus par les Agudàs, le texte de leurs
chansons, les noms des personnages de la bourian, la mémoire familiale, et aussi la
publication des recherches qui nous amènent à lier les Agudàs, et, par conséquent, leur
bourian à la région Nord-Est du Brésil. Recherches telles que celles de Verger (1968),
Guran (1999), Amos (1999), Guran et Reis (2002), Reis (2003), Castillo (2011), entre
autres. L’État brésilien pour lequel on trouve le plus de références dans cet ensemble de
discours, mémoires et publications est, sans l’ombre d’un doute, Bahia, dont la capitale
(chef-lieu) est Salvador. Cependant, on a quelques indices chez les Agudàs qui nous
renvoient aussi à l’État de Pernambouc (Pernambuco), dont la capitale est Recife373.
373
Par exemple, Verger (1968 : 632) et Bastide (2002) voient dans la bourian de Ouidah une forte
similarité avec une danse dramatique populaire du Pernambouc, le Cavalo-Marinho. Une des chansons
les plus populaires de la bourian parle d’une « chevalerie pernamboucaine républicaine» (cavalaria
pernambucana republicana).
374
Ici je traduis un passage de Ferretti (2009 :14) « Mais, en fait, comme affirme Bastide (1971, p.256-
266), curieusement, l’aire du Maranhão est demeurée très longtemps abandonnée par les
africanistes (...) »
375
Verger (1990) ; Sergio Ferretti (2009 :10)
376
On prononce « boumba mèou boï », qui peut être traduit comme « balance mon bœuf !» ou « vas-y
mon bœuf ! ».
377
En plus des évidents aspects plastiques et des façons de faire très semblables, une chanson chantée en
1950 par une des figures les plus proéminentes de la bourian, mentionne littéralement « bumba meu
183
États du Brésil et qui peut prendre des formes variées au sein de divers contextes festifs.
J’aimerais énoncer clairement que je n’affirme pas que la bourian « vient » ou est
influencée directement par le Bumba-Meu-Boi du Maranhão, mais que dans un
panorama des danses de bœuf, cet État prend une place non négligeable. Bref,
l’importance du Bumba-Meu-Boi au Maranhão a été un élément important qui m’a
poussé à sillonner, dans une petite mesure, le Nord-Est du Brésil, me centrant sur Bahia
et Pernambouc, mais sans me restreindre à ceux-ci.
Au début de mes recherches sur la bourian, j’entendais une idée générale, parmi les
Brésiliens du Brésil qui ont été en contact avec la bourian, soulignant que ses chansons
étaient des chansons oubliées au Brésil. Cela apparaît clairement dans le reportage que
la chaîne de télévision brésilienne Globo a réalisé au sujet des Agudàs378. Cependant
des membres du corps diplomatique brésilien m’avaient raconté que le ministre des
Affaires étrangères à l'époque, M. Celso Amorim, lors de sa visite au Togo, en 2009, a
entendu des Agudàs chanter en chœur à Lomé et a été ému aux larmes par une chanson
qu’il connaissait de son enfance passée au Céara et au Rio Grande do Norte, des États
faisant partie de la région Nord-Est du Brésil379. C’était l’indice que le répertoire de la
bourian ne se constitue pas uniquement des chansons oubliées au Brésil. Ce fait
anecdotique m’a incité à ajouter à mes tâches celle de rechercher au Brésil des chansons
du répertoire de la bourian. Effectivement, lors du terrain 2013-2014, au bout de
quelques semaines j’ai fini par trouver ces « liens perdus » de la connexion musicale
entre les Agudàs et le Brésil, en retrouvant des chansons chantées de deux côtés de
l’Atlantique, d’abord dans l’État du Pernambouc puis à Bahia.
Intrigué par les remarques de Bastide (1971), dans lesquelles il a suggéré que la bourian
était une forme simplifiée de la danse dramatique Cavalo-Marinho, j’ai commencé un
boï » ; on la trouve sous le titre de « chanson du bœuf » aux archives on line du CREM
http://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2008_008_001_17/
378
Émissions diffusées au Brésil et disponibles sur le site web de la chaine Globo sur :
http://redeglobo.globo.com/globocidadania/videos/v/acao-12072014-a-cor-da-cultura
integra/3486885/(diffusée le 12/07/2014)
et http://redeglobo.globo.com/globocidadania/videos/v/agudas-ex-escravos-do-brasil-levam-habitos-e-
costumes-do-pais-para-africa/2473770/ (diffusée le 23/03/2013)
379
Interview avec l’ambassadeur brésilien au Bénin Arnaldo Caiche de Oliveira (12/07/13). Selon lui, qui
a dit ne se souvenir plus avec exactitude, la chanson serait probablement « Carangueijo nao é peixe,
carangueijo peixe é... » (Le crabe n’est pas un poisson, le crabe est oui un poisson...), une chanson puérile
assez populaire au Brésil. Par contre, je ne l’ai jamais entendue sur le terrain au Bénin.
184
terrain plus consistant au Brésil (un total de quatre mois) par le foyer principal de cette
manifestation festive, le Pernambouc. Je me suis installé à Olinda, ville contigüe à
Recife, entre décembre 2013 et janvier 2014, pendant six semaines. Le Cavalo-Marinho
se réalise autour de la période de Noël, jusqu’à l’Épiphanie, la fête des Rois (Dia dos
Reis). J’ai pu entrer en contact non seulement avec le Cavalo-Marinho, mais aussi avec
d’autres manifestations qu’on peut lier à la bourian, tels que des divers groupes de Boï
(bœuf) et un groupe de fête des Rois (Reisado), qui par ailleurs est le dernier en activité
dans la ville de Recife380. En outre, j’ai pu travailler un peu sur les représentations
d’Afrique dans les ensembles culturels et religieux afro-brésiliens et les processus de
réafricanisation.
Avant de poursuivre, je dirai quelques mots au sujet des enquêtes de terrain basées sur
les fêtes populaires. L’essentiel, me semble-t-il, est d’avoir les informations sur les
lieux et les dates de réalisation de ces fêtes. Il s’agit de fêtes qui se répètent avec
régularité, en général selon un calendrier annuel. Quelques-unes ont des dates mobiles
(dont le plus grand exemple est le carnaval, mais aussi la fête du Bonfim, à Bahia et à
Porto-Novo), d’autres ont des dates fixes (rencontre des groupes de Cavalo-Marinho, à
Olinda et l’Aglagodji de la famille Aguidissou da Costa, les deux ayant lieu le 25
décembre). Il y a aussi des dates qui en principe sont fixes, mais dans la pratique
peuvent être déplacées de quelques jours pour coïncider avec un week-end, quand le
déplacement des invités peut se faire plus facilement (comme c’est le cas de la fête de la
famille De Souza à Ouidah fixée en principe le 4 octobre). Il y a aussi certaines
commémorations, festivals et évènements religieux africains ou afro-brésiliens où il y a
une période de l’année ou d'un mois auquel celles-ci peuvent avoir lieu ; mais, pour en
connaître les dates exactes, il faut constamment renouveler ses informations. En plus de
tout cela, une fois sur le terrain, on tombe souvent sur des informations qui peuvent
nous amener à de très intéressantes manifestations et contacts, en changeant les plans
initiaux. Mon calendrier de déplacements est donc fait en fonction des dates
d’événements les plus stables, mais il n’est d’aucune manière figé, pouvant être adapté
selon des nouveaux points d’intérêts qui surgissent au fur et à la mesure. Les dates et
lieux exacts des fêtes sont des informations essentielles au chercheur qui se donne la
380
Il s’agit du groupe Reisado Imperial, du doyen Mestre (« maître ») Geraldo.
185
tâche de les étudier sur le terrain. Ces informations sont néanmoins plus difficiles à
obtenir avec exactitude que ce qu’on pourrait supposer dans un premier temps. D’autre
part, la périodicité annuelle des manifestations nous amène à avoir relativement peu
d’occasions d’y être présent dans l'espace du temps de quelques années d’une
recherche, notamment quand le projet comporte des volets comparatifs, comme dans le
cas de ce travail. Ainsi, la fête du Bonfim à Porto-Novo, y compris avec ses préparatifs
– l’évènement que je considère le plus important dans le cadre de ce travail – coïncide
au Brésil avec la période du « cycle festif du Noël » et celui des « fêtes du cycle de
carnaval », et, bien entendu, avec la fête du Bonfim de Bahia. Comme cela est montré
tout au long de ce travail, ce n’est pas par hasard que ces fêtes tombent sur la même
période.
J’ai donc passé le « cycle festif de Noël » 2013 au Pernambouc. Puis la fête du Bonfim
de 2014 à Salvador de Bahia et ensuite le carnaval dans la région du Recôncavo
bahianais, région voisine de Salvador. Ces terrains à Bahia ont eu une durée de deux
mois. C’est dans cette période que j’ai pu retrouver les manifestations du Boï, de la
Burrinha (bourian), les Caretos ou Caretas (kaletas), et le Samba-de-Roda, (samba de
cercle), ce dernier étant le style de musique qui me semble le plus se rapprocher de la
samba telle que celle-ci est jouée par les Agudàs381. En sortant de Bahia, j’ai fait un
séjour d’une dizaine de jours tout au sud du Brésil, dans la ville de Florianópolis, dans
l’état de Santa Catarina. Ce voyage a eu pour but de prendre contact avec une autre
« lignée », pour ainsi dire, de danse dramatique du genre du Bumba-Meu-Boï. Il s’agit
d’une autre fête avec le masque de bœuf et costume d’âne ; le Boï de Mamão, qui
littéralement traduit serait le « bœuf de papaye ». Si je cherchais à construire une vision
comparative de la bourian, ce détour était important, car il s’agit d’une des
manifestations les plus connues du genre dans le répertoire des traditions (folkloriques)
du Brésil382.
381
J’ai pu aussi faire des recherches dans la Fondation Pierre Verger, où je me suis donné la tâche de,
parmi d’autres choses, regarder la totalité des (centaines de) clichés que Verger a fait au Togo, au
Dahomey/Bénin et au Nigéria. Puisque ma démarche est nettement inspirée de celle de Verger, je voulais
être sûr d'avoir été en contact avec toutes les données visuelles amenés par Verger sur les Agudàs ou les
Brazilians du Nigeria.
382
À propos du Boï de Mamão Cf. Do Vale Pereira (2010).
186
Je réalise plus tard un dernier court terrain au Brésil, à Recife et ses environs, en janvier
et février 2016 autour de la période de carnaval. Là j’ai pu prendre un contact plus
approfondi avec un groupe de Boï, revoir le groupe de fête des Rois auparavant contacté
et puis rencontrer les personnages masqués Papangus, version des Caretos (Bahia,
Portugal) ou Kaletas (Bénin, Togo) qui sortent pendant le carnaval au Pernambouc.
Le Portugal
Ce que j’appelle la « connexion portugaise » a été mon dernier ajout en ce qui concerne
le travail de terrain. Comme dit auparavant, mon intérêt pour la circulation des fêtes
entre le Bénin et le Portugal a été construit à partir des allusions à ce pays et des
revendications de « lusitanité » de la part de certains Agudàs. Je soupçonne que c’était
l’envie des chercheurs Brésiliens – et peut-être un peu de fierté pour un rayonnement
culturel et humain national brésilien – ainsi que de la part de ceux qui problématisaient
les Agudàs à partir d’une longue expérience brésilienne, comme c’est le cas de Verger
et de Bastide, de renvoyer les pratiques agudàs, exclusivement au Brésil, ce qui a fait
que les références culturelles au Portugal étaient parfois mentionnées, mais en général
laissées de côté383.
Pour objectiver les recherches dans ce que j’appelle parfois de terrain « comparatif du
comparatif » (le Brésil étant le premier terrain comparatif), j’ai décidé d’ancrer les
recherches sur quelques objets ; quelques pistes, dont la plus importante ce sont les
masques Caretos et, secondairement, celle des poupées géantes. Je rappelle que les
Caretos sont un des « icônes plastiques (ou visuels) » de la bourian, à côté des poupées
géantes et de Mami Wàtá. Par icônes plastiques ou visuelles, je veux dire ici des images
qu’on utilise pour identifier rapidement la bourian. Les photos des couvertures des CD
du Groupe De Souza ou des cassettes du groupe des Nevis, où l’on peut voir une Mami
Watà ou un Kaleta sont des exemples clairs. Je me suis donc intéressé à l’articulation
entre ceux qui font ces fêtes et leur identité, leur sentiment d’appartenance à un groupe,
à une communauté, à un collectif. J’ai interrogé la raison d’un engouement si persistant
pour cette pratique. Une autre piste de recherche a été l’appropriation des Caretos
comme un des symboles des « traditions portugaises ». On assiste, de nos jours, à un
383
Concernant le XIXème siècle, à propos d’une identité portugaise ou des rapports avec le Portugal à
Ouidah, voir Law et Mann (1999).
187
mouvement de mise en valeur de ces masques dans des circuits locaux, nationales voire
internationales, ainsi que des processus de mise en patrimoine à divers niveaux.
Il ne m’a pas semblé anodin qu’en trois continents nous ayons des communautés, des
villes, des institutions, et même un pays qui traitent les Caretos, dans leurs diverses
variantes384 – et en certains cas les poupées géantes – comme leurs icônes, cela bien sûr
dans des mesures et des formes variées. Pour citer quelques exemples : au Bénin, ce
sont les Agudàs ; au Brésil, le « carnaval des Caretos » de la ville de Maragojipe
(Bahia) et aussi le « Carnaval de Papangus » de la ville de Bezerros à Pernambouc ; au
Portugal, on le voit dans plusieurs localités de la moitié septentrionale du pays.
384
Kaleta, Careta, Papangu, etc.
385
Car j’avais besoin d’aller au Portugal hors des périodes où j’étais sur mes terrains principaux.
386
« Les cardeurs de la vallée d’Ílhavo ».
188
enjeux des plus importants en ce qui concerne les Caretos. Enfin, plus au nord du
Portugal je réalise des entretiens particulièrement fructueux avec les membres d’un des
plus importants groupes de poupées géantes du pays, celui de la ville de Braga387. Puis,
à partir de la bonne relation que j’ai développée avec un artisan reconnu de masques de
Lazarim, Adão Pereira, je suis invité à sortir masqué comme Careto dans le « Défilé de
masques Ibériques » à Lisbonne en 2015, vraisemblablement le plus grand événement
régulier du genre au Portugal388. Cette opportunité d’observation participante a été
unique parmi les terrains que j’ai réalisés dans les divers pays, me permettant de
ressentir ce qu’on vit derrière le masque en étant en connexion avec un groupe, au
milieu de la foule. Outre l’anonymat, c'est-à-dire, on perd l’individualité et l’on
« devient » l’apparence du masque, en même temps qu’on prend l’identité du groupe,
l’une des choses les plus remarquables est que le champ de vision est assez étroit et on a
souvent besoin d’aide pour savoir quoi faire et où aller. Cette expérience a mis une
lumière sur la compréhension des pratiques des masques en Afrique et au Brésil. Je me
suis rendu compte, par exemple, de l’effective nécessité des guides qu’on trouve dans
les groupes bourian (masqués ou pas), chargés de conduire l’action des masques les plus
encombrants.
387
Entretien avec José Freitas et les membres de l’Association des gigantones de Braga (poupées géantes
de la ville de Braga), le 19/11/2014.
388
L’invitation assez inattendue, mais, certes, bienvenue, a été faite par Adão de la façon suivant : « si tu
veux savoir comment c’est un Careto, tu n’as qu’à venir et défiler en tant que Careto avec nous ! » La
participation a été relativement sans problème pour moi, car au Portugal il n’y a pas de danse. À cause
justement de cette technique du corps, au Bénin ma participation entant que masqué, même dans le cas où
elle serait souhaitée (et elle ne l’a jamais été), serait inviable : c’est évident que je n’arrive pas à danser
exactement comme les Agudàs.
189
Fig.
9
:
Carte
-‐
Résumé
non-‐exhaustif
des
fêtes
et
des
masques
actuels
et
historiques
en
rapport
avec
les
Agudàs
190
191
En
haut
:
le
Cavalo-‐Marinho
à
Olinda,
Pernambouc,
le
25/12/2013.
En
bas:
Caretos
à
Maragogipe,
région
du
Recôncavo,
Bahia,
le
3/3/2014
(clichés
J.
De
Athayde).
192
Masques
Caretos
au
Portugal.
En
haut
:
carnaval
(entrudo)
du
village
de
Lazarim,
le
28/02/2017.
Ici
les
masques
parlent
et
l’identité
des
porteurs
n’est
pas
secrète
:
le
vainqueur
du
concours
des
masques
Caretos
est
interviewé
par
un
reporter
de
la
télévision.
En
bas
:
masque
du
groupe
Cardadores
do
Vale
do
Ílhavo
(Les
cardeurs
de
la
vallée
d’Ílhavo)
lors
du
défilé
du
Festival
du
masque
ibérique,
à
Lisbonne
le
9/5/2015.
Ce
groupe
a
pour
particularité
d’affirmer
que,
selon
les
vieux
membres
du
groupe
déjà
disparus,
leurs
masques
seraient
originaires
du
Brésil,
amenés
par
des
Portugais
immigrés
au
Brésil
de
retour
au
Portugal.
(clichés
J.
De
Athayde)
193
Comment appliquer sur mes terrains, dans la pratique, un des socles de la méthode de
l’anthropologie contemporaine, l’observation participante ? D’abord, j’essaie d’être
avec les Agudàs le maximum de temps possible, en priorisant la compagnie des
membres des groupes de bourian, et avant tout en étant présent à leurs sorties. Mais
participer à une sortie de bourian c’est – à part le travail d’organisation et celui de porter
un masque – regarder, danser, jouer, chanter, taper dans les mains, faire des offrandes
en argent aux masques et aux musiciens (la plupart des spectateurs adultes le font), bref
c’est faire la fête ensemble avec mes interlocuteurs, de la même façon qu’ils le font sur
place. Comme je suis moi-même musicien et chanteur389, j’essaie de jouer, quand c’est
possible, de la percussion en leur compagnie. J’ai pu apprendre à jouer les bases du
rythme de la « samba agudà » lors des cours de percussions pris dans les phases initiales
de la recherche. Les cours ont été pris à la fois pour apprendre vraiment les rythmes
mais avant tout pour créer des opportunités pour des entretiens informels, et je peux dire
que le résultat a été très fructueux. J’ai appelé cette démarche de « cours-entretiens ».
L’observation participante inclut toujours, une forme d’apprentissage, les « cours-
entretiens » n’en étant qu’un aspect.
J’ai pu constater rapidement que, quand je chantais avec les Agudàs (ainsi qu’avec des
non-Agudàs qui faisaient la bourian), cela leur faisait plaisir. Les chants sont en
portugais, ma langue maternelle, et ils présentent des formes musicales auxquelles je
suis habitué au Brésil, ce qui m’a permis de me familiariser assez rapidement avec leur
répertoire et leur « façon de faire musicale ». D’autre part, les Agudàs sont souvent
intéressés par ma prononciation des paroles des chansons. Comme on verra plus loin, la
prononciation correcte est un des points de prestige d’un chanteur et de légitimation
pour un groupe. Cela pourrait aider à expliquer le fait que les Agudàs étaient beaucoup
plus intéressés par ma prononciation que pour connaître la signification des textes des
chansons.
389
J’ai obtenu une licence en musicologie à Aix-en-Provence en 2008.
194
J’étais donc en tant que musicien, dans les premiers terrains, un apprenti des
percussions agudà (mais pas uniquement, j’étais aussi un « admirateur-connaisseur »)
auprès des deux groupes où j’ai développé les contacts les plus longs et consistants, à
savoir le groupe de l’association à Porto-Novo, celui des De Souza et puis les Nevis, à
Ouidah390. Par contre, lorsque éventuellement je chantais, à ce moment là je n’étais pas
un apprenti, mais un admirateur du style qui fait une petite participation amicale,
décontractée ; en anglais cela pourrait être appelé faire une jam musical. À titre de
comparaison avec le travail d’une africaniste pour laquelle cette thèse garde plusieurs
points d’intérêt communs, celui de Sarah Andrieu391, je peux dire qu’en ce qui concerne
l’observation participante, j’ai fait exactement l’inverse de ce que l’anthropologue
travaillant sur la danse au Burkina Faso a fait :
Andrieu a apparemment choisi cette approche car comme elle-même le dit, elle faisait
des recherches sur un « terrain investi » (2009 : 75), et où circulaient plusieurs
« apprentis » de danse occidentaux desquels elle cherche à se différencier. Elle applique
390
Les deux groupes sur lesquels j’ai basé mon mémoire de master sont celui de Porto-Novo et celui des
De Souza à Ouidah. Puisque j’étais déjà « encliqué » par eux, j’ai décidé de me restreindre dans un
premier moment à ces deux groupes, suffisamment éloignés l’un de l’autre du point de vue géographique.
«Accepter l’enclicage » et ne pas générer de jalousies gênantes pour mes recherches à été alors ma
stratégie initiale, qui avait pour but d’approfondir mes relations. Une fois ces relations bien établies, je
suis parti voir d’autres groupes en cherchant ainsi à échapper au risque méthodologique d’un enclicage
excessif. (C.f. Sardan 1995 : 99-100).
391
Sarah Andrieu (2009) Le spectacle des traditions - analyse anthropologique du processus de
spectacularisation des danses au Burkina Faso, thèse sur la direction de Bruno Martinelli. Voici quelques
points qui rassemblent nos thèses respectives. a) le fait qu’on ait eu le même directeur (M. Martinelli, qui
a été mon directeur initialement, a disparu lorsque j’entamais ma troisième année de thèse), par
conséquent, la thèse développée au sein du même laboratoire : IMAF-Aix (qui à l’époque s’appelait
CEMAF). b) on se penche sur des pays voisins, dans la même sous-région d’Afrique occidentale. c) Le
sujet autour de la de la performance, l’un plus centré sur la danse l’autre sur la musique, mais où tous les
deux cherchent à donner une forte consistance à la contextualisation historique de l’objet. d) un intérêt par
le rapport des individus et des groupes avec les institutions. Et, last but not least, le fait d’avoir un terrain
multi-situé, dans ses propres mots « un terrain éclaté » (2009 : 63). Ce sont des raisons qui m’amènent à
comparer et discuter plusieurs points de sa thèse, notamment dans ce chapitre.
392
Andrieu (2009 : 73).
195
une posture qui l’amène à se démarquer d’autres chercheurs par sa méthode et des
apprentis occidentaux par son attitude lors des répétitions et cours de danse.
Quand je me positionne en tant qu’élève lors des cours-entretiens, je fais une démarche
rare dans le milieu de la bourian. La bourian vit, certes, un processus de
marchandisation dû à la commercialisation croissante de ses sorties, mais pas à cause de
leçons de musique ou danse données pour des occidentaux – pratique qui, à ma
connaissance, n’a jamais eu lieu. Cela contraste encore une fois avec le cas du milieu de
la danse burkinabè tel que décrit par Andrieu (2009 : 75) :
« Ces touristes, souvent jeunes, viennent « au pays » pour apprendre des danses et des rythmes
qu’ils mettront, par la suite, en circulation en Europe. Cet engouement a entraîné, au Burkina,
une marchandisation organisée du savoir-danser. »
393
Celles de Porto-Novo et les De Souza de Ouidah
394
Ce qui n’empêche pas que, par exemple, les membres de la Super bourian De Souza de Ouidah aient
apprécié leur voyage à Bahia et aimeraient bien y retourner. Auguste Amaral, chef de la bourian de Porto-
Novo, a fait en 2014 un voyage en « solo » à Sao Paulo après tout une vie passée dans la bourian, pour y
retourner en 2016 avec une partie du groupe. En sachant qu’Amaral est sexagénaire, on peut supposer que
ce n’est pas l’argent des occidentaux qui lui a permis de mener son long parcours dans le groupe, même si
les quelques visites et invitations des occidentaux peuvent leur apporter du prestige et lui faire plaisir par
la reconnaissance de son travail.
Le groupe de Porto-Novo est le seul à être invité (sur rémunération) à se présenter plus ou moins
régulièrement, c'est-à-dire, peut-être une ou deux fois par an, à l’ambassade brésilienne à Cotonou. À
l’occasion de la fête du Bonfim à Porto-Novo en 2015, à part les quatre ou cinq membres du corps
diplomatique brésilien, les seuls occidentaux présents étaient moi et le petit groupe de chercheurs que
j’avais invité. Il est possible que l’avis positif récurrent des citoyens brésiliens sur l’utilisation du tambour
léger pandeiro (tambourin) puisse contribuer au maintien de l’instrument comme base rythmique du
groupe (qui est le seul à l’utiliser), mais selon des photos plus anciennes auxquelles j'ai pu avoir accès, le
groupe continue simplement de faire ce qu’ils faisaient auparavant.
196
plusieurs mois ou des années entre deux opportunités de ce genre. Ce n’est pas cela qui
ferait tourner la caisse d’un groupe de façon régulière.
395
L’observation flottante, indique Colette Pétonnet, consiste « à rester en toute circonstance vacant et
disponible, à ne pas mobiliser l’attention sur un objet précis mais à la laisser “flotter“ afin que les
informations la pénètrent sans filtre, sans apriori, jusqu’à ce que des points de repères, des convergences,
apparaissent et que l’on parvienne à découvrir des règles sous-jacentes » (Pétonnet, 1982 : 39) cité
d’après Andrieu (2009 : 73)
396
Il me semble quand même que ce phénomène était plus important au Burkina qu’au Bénin et au Togo.
397
“Je pense ici au « pays dogon » où le surinvestissement des anthropologues a entraîné une « situation
ethnologique » puis une « situation touristique » (Doquet, 1999)” ; extrait de Andrieu (2009 : 75)
398
On leur retrouve, par exemple, dans Guran (2010) ; Fonseca (2010) ; Guran et Reis (2002).
399
Son groupe ou lui-même apparaissent en des Livres tels que Guran (1999) ; Fonseca (2010) ; R.
Amaral (2012) ; et dans des documentaires tels que : Atlântico Negro (1998) réalisé par Barbieri ; Pierre
Verger (1998) par De Holanda.
197
Agudàs, il y a, d’autre part, plusieurs cas de groupes où j’arrivais dans une « petite
parcelle de terrain non investi » ou bien dans un terrain « très peu investi ». Les Agudàs
ont encore de nos jours une bibliographie historique beaucoup plus importante que la
bibliographie ethnographique/anthropologique, et la quantité d’écrits rédigés par des
historiens continue à avancer plus rapidement400. Ces recherches historiques se
focalisent principalement sur le XIXe siècle ou la première moitié du XXe, ce qui fait
que le sujet « les Agudàs » est effectivement investi, mais le terrain des individus
Agudàs vivants de nos jours, pas tant que ça.
Les terrains au Brésil et au Portugal avaient quelque chose en commun. La plupart des
groupes contactés étaient des groupes habitués aux reportages. Dans ces deux pays, les
premières impressions de la plupart de mes interlocuteurs étaient que je serais un
reporter. Effectivement, lors lors des premiers contacts un reporter et un anthropologue
peuvent présenter beaucoup de points en commun au niveau de leur comportement401.
Je crois que la différence entre les deux professions ne devenait visible que plus tard,
quand les interlocuteurs percevaient que je « prenais le temps », et surtout, que je m’en
allais pour revenir ensuite. Au Brésil, les types de manifestations sur lesquelles je me
penchais étaient en général bien étudiés auparavant, mais j’ai cependant rencontré
plusieurs groupes qui ne l’étaient pas, ou alors très peu. On retrouve encore une fois ici
l’écart entre le sujet général, qui est étudié, et les individus ou groupes, qui souvent ne
le sont pas. Au Portugal, on trouve des descriptions détaillées ou ethnographiques de
pratiquement tout ce qui concerne les Caretos, et en règle générale leurs fêtes
populaires sont bien décrites. Je me suis donc parfois donné la tâche de les actualiser,
mais surtout de me pencher sur des points spécifiques tels que le rapport des individus
avec leur pratique et aussi d’essayer d’articuler ces pratiques avec celles d’outre-mer.
Au Brésil, par contre, mon observation participante a été très modérée (mais
l’observation flottante a été souvent réalisée). L’essentiel de la recherche ne s’est fait
« que » par le biais d’observations et d’entretiens. Les rencontres au Brésil ont certes été
plus courtes qu’au Bénin, où j’accompagne certains groupes depuis des années. À ce
400
Law (2002) ; Araujo (2010) ; Silva (2003, 2004) ; Castillo (2011) ; Amos (1999, 2007).
401
En outre, je n’ai d’aucune manière problème à être comparé à ou à faire des analogies avec le métier
de reporter/grand reporter ; en effet, mes deux parents sont des journalistes.
198
niveau-là, j’étais certainement moins ancré au Brésil qu’au Bénin. La quantité de
groupes vus ou contactés au Brésil a été très grande et leurs styles très variés. La
différence essentielle est qu’au Brésil, je ne pouvais pas profiter, comme en Afrique, du
fait d’être un « yovo » (blanc) quelque peu excentrique, qui chante leurs chansons, ce
qui faisait de moi un personnage assez rare dans une bourian402. Cela me faisait être
toléré quand je m'aventurais sur leurs tambours, même si, pour être franc, j’étais
certainement un peu maladroit en jouant leurs rythmes à la percussion. Au Brésil par
contre, bien que j'enquêtais dans des milieux très populaires, ma présence était presque
toujours perçue comme relevant du banal, même s’il était explicite par mon apparence,
manière de parler et comportement que je venais d’un autre milieu socio-économique et
d’une autre région du Brésil, le Sud-est, la plus aisée du pays. Sur mes terrains au
Brésil, les styles musicaux et les rythmes sont très précis et régionalisés, et moi, en tant
que Brésilien, j’étais sûr que les musiciens locaux n’auraient pas beaucoup de patience
et de tolérance envers mon manque de performance musicale dans « leurs » genres
spécifiques de rythmes. Je devrais donc me limiter à mon rôle d’observateur-enquêteur
et parfois participant, mais cette fois-ci dans un statut de membre du public.
Dans le cas du Portugal, on peut dire qu’il n’y a pratiquement pas de musique qui
accompagne les Caretos que j’ai pu voir de près. Il y a certes, des sons de cloches. Chez
les Caretos de Lazarim, par exemple, on voit des grosses caisses (bombos) qui les
accompagnent lors des défilés avec des rythmes très simples. Le fait est que, en ce qui
concerne les Caretos avec qui j’ai pu être en contact, leurs manifestations relèvent
d’une expression plastique et sonore (les cloches attachées aux costumes sont une partie
essentielle), mais pas à proprement parler musicale au sens strict. En ce qui concerne la
danse, il y a, certes, des mouvements caractéristiques que les Caretos exécutent, ce qui,
si l’on veut, peut être décrit comme étant des éléments chorégraphiques, mais, à mon
sens, il s’agit d’une performance où je ne vois pas la présence de danses à proprement
parler. En Afrique et au Brésil, par contre, la musique est un aspect fondamental ; la
danse est toujours présente dans la bourian africaine (ou chez les Kaletas) et, quant au
Brésil, hormis certaines exceptions, elle est assez présente.
402
À part certaines fêtes dans la Famille De Souza, très rares furent les fois où il y avait d’autres « yovo »
(blancs) présents lors d’une sortie bourian, à part moi-même ou éventuellement quelqu’un que j’avais
invité.
199
Une autre utilisation de la photographie est la suivante. Sur le terrain, je porte presque
toujours sur moi des clichés imprimés. Ce sont des photos que j’ai réalisées, ou des
livres avec des photos, ou alors je porte l’ordinateur dans lequel je montre des photos ou
des vidéos, notamment à mes interlocuteurs au Bénin et au Togo. C’est une méthode
très efficace qui me permet presque toujours d’attirer l’attention, de relancer l’intérêt
d’une conversation, d’obtenir des retours, des réactions, des informations. D’autre part,
les enregistrements audio sont la base pour le recueil des chansons et des rythmes, et
j’en ai réalisés par dizaines. Ceux des chansons de la bourian m’ont été particulièrement
utiles au Brésil lorsque je laissais mes interlocuteurs les écouter pour voir leur réaction,
et s’ils trouvaient les airs familiers, avec de bons résultats. J’utilise donc la photo, la
vidéo et les enregistrements audio, non pas seulement comme moyen de rassembler des
données, mais aussi comme provocateur, catalyseur de réactions dans le cadre de la
recherche comparative. Une démarche comparative pas seulement entre les continents,
mais également, entre les groupes bourian à l’intérieur du terrain multi-situé au Bénin et
Togo.
200
201
Dans ce travail, je suis parti de l’idée d’articuler musique et société et non de déchiffrer
l’objet « purement » musical en soi-même. D’après ma lecture de la notion de « fait
musical total403 », terme clairement inspiré du « fait social total » de Durkhei les textes
devront faire partie intégrante de la réflexion sur un phénomène musical pris dans le
sens large. Ainsi, je suis parti de l’idée d’effectuer une réflexion sur l’ensemble du
phénomène musical, qui pourrait ensuite être éclairé sous plusieurs angles. Une des
raisons qui m’ont amené à me pencher sur la musique des Agudàs fut l’intérêt pour ce
que le texte de leurs chansons pouvait nous apporter, au niveau des informations
historiques et des représentations, soit actuelles ou en référence à un autre temps. Ce qui
était inattendu, et que j’ai constaté lorsque j’étais sur le terrain, c’est qu’il n’y a plus de
compréhension de la langue portugaise de la part des Agudàs de nos jours. C’est à ce
moment-là que deux différentes démarches de travail me sont apparues possibles.
403
Le « fait musical total » est la formule créée Jean Molino (1975, 2009), puis reprise par
l’ethnomusicologue Jean-Jacques Nattiez (1975). La notion renvoie à l’ensemble complexe qui comprend
non seulement la trace sonore des processus de production musicale – le son – mais prend aussi en
compte tout ce qui l’entoure : le sens social que cette musique peut acquérir, la situation dans laquelle
cette musique est jouée, les enjeux de sa perception et de ses utilisations, y compris et la dimension
identitaire qu’elle comporte. Un phénomène musical dans lequel tous les éléments de la société entrent en
jeu et dont l’étude nous renseigne tant sur l’histoire que sur le présent de la population qui le pratique.
202
La deuxième démarche, c’est celle de prendre une perspective nettement plus etic par
rapport aux Agudàs. Se pencher sur les informations et les représentations que la
musique conjointement avec les textes de ces chansons bourians nous amènent. Si
effectivement ses chansons portent une ancienneté réelle, elles nous permettent
d’aborder objectivement les quatre points exposés ci-dessous, à savoir :
a) l’univers actuel des Agudàs (univers des représentations, des événements et de la
poétique musicale) ainsi que leur parcours historique en Afrique. b) l’univers de ceux
qui allaient devenir les Agudàs, au XIXe, voire avant, au Brésil. c) l’univers des fêtes
populaires qui se jouaient au Brésil à ce moment là. d) certaines manifestations
traditionnelles et folkloriques vivantes au Brésil qui s’insèrent dans la continuité de ces
mêmes fêtes anciennes.
Les aspects « archéologiques » et d'« archives historique », qui sont tous deux bien
présents, peuvent avoir leur ampleur, consistance et profondeur remises en question,
mais de toute manière il y a, certes, un aspect généalogique et la présence d’une
dimension familiale. Dans la bourian, les enjeux tournent autour de la descendance, de
l’héritage, de la transmission ; il n’est donc pas surprenant que le marqueur définitif
404
Au XIXe siècle, en terre brésilienne, un individu noir pourrait être perçu ou bien comme un Africain
ou bien un crioulo (créole), s’il était né au Brésil, peu important s’il était captif ou affranchi.
203
d’appartenance à cette identité agudà soit le patronyme en langue portugaise. Cette
deuxième démarche serait donc en dialogue constant avec l’Histoire, puisqu’elle
travaillerait constamment sur la comparaison des données récentes avec les
informations historiques.
Un chercheur qui n’a pas de connaissances de la langue portugaise pourrait réaliser une
recherche sur la bourian à la manière de la première démarche décrite ; soit celle qui ne
prend pas en compte la « signification des textes » des chansons. Une démarche où
l’importance donnée aux termes originaires du Brésil insérés dans la bourian est limitée
à une traduction rapide. Une démarche où il n’y a pas de souci ou de proposition de
réaliser une généalogie de ces termes, ni à quel genre de références de la société
brésilienne ils se rattachent. Une démarche que je qualifierais de « plus emic ». À ma
connaissance, les chercheurs qui ont fait des travaux les plus remarquables sur les
Agudàs, sont Brésiliens (Guran, Freyre), Français (Verger, Bastide), Américains
(Turner, Castillo405), et Béninois (Gbeto, Babalola Yai, Soumoni) ; or, les Brésiliens et
les Français maîtrisent le portugais, Turner, je l’ignore (de toute façon il était historien
et ne s’intéressait pas spécialement aux Agudàs de nos jours). Les Béninois, par contre,
ne maîtrisent pas la langue portugaise et ils ont réalisé cette première démarche, qui je
pourrais appeler dans ce contexte de « fortement emic ».
La deuxième démarche, celle qui consiste à faire des « allers-retours » sur l’Océan
Atlantique, est celle que j’essaie de mener à bien. Cependant, je le fais en essayant
d’avoir aussi une approche emic ; dans la pratique, il s’agit d’essayer de croiser ces
deux démarches. Les deux démarches décrites sont parfaitement valables et
complémentaires, une jetant la lumière sur des problématiques issues de l’autre. Pour
réaliser donc ce genre de démarche « transatlantique », il est nécessaire de maîtriser la
langue portugaise, le contexte brésilien d’où est issue la bourian et réaliser un terrain
effectif chez les Agudàs au Bénin. L’utilisation de ces paramètres pour situer les auteurs
cités plus en haut résulte des constats suivants : Gilberto Freyre n’a pas fait de terrain ;
Roger Bastide a été pratiquement de passage dans son contact avec les Agudàs, faisant
405
L.E. Castillo travaille souvent avec l’anthropologue espagnol L.N. Parés. Tous les deux sont établis au
Brésil et maîtrisent le portugais. Leurs publications au sujet des Agudàs se focalisent notamment sur les
anciens esclaves retournés au XIXe siècle, étant plus à caractère historique qu’éthnographique.
204
ce qu’on pourrait appeler de l'« observation in loco ». Néanmoins, comme il était un
ethnographe très expérimenté, il a réussi à faire d'importantes remarques. Pierre Verger
est celui qui a instauré le sujet des Agudàs406, mais il s’est peu penché, au niveau de la
quantité de textes écrits, sur la manifestation de la bourian ; son legs le plus important
par rapport à la bourian, concerne les transcriptions des chansons (1953) et ses clichés
photographiques d’une valeur indéniable407. C’est seulement Milton Guran qui
effectivement a dédié une attention spéciale à la bourian en l’articulant avec d’autres
aspects de l’identité agudà. Ma démarche est de même nature et s’inscrit dans cette
continuité. Dans son ouvrage (2010 [1999]), Guran se penche donc sur les diverses
manifestations de l’identité agudà et, en réponse à sa démarche et en essayant de
compléter avec de nouvelles informations, je me suis proposé de me pencher plus
spécifiquement sur l’articulation entre la manifestation de la bourian, l’identité agudà et
ses rapports avec les manifestations dites « traditionnelles » brésiliennes.
Cependant, la contribution que je propose à travers ce travail est justement d’aller au-
delà du livre de Guran, puisque j’ajoute une couche de recherche comparative en faisant
du terrain au Brésil et, dans une moindre mesure, au Portugal. Je m’intéresse à la
circulation ; la circulation historique et celle de nos jours. Dans son ouvrage, Guran fait
une monographie africaniste « classique », je veux dire par là une démarche non
comparative. Au premier regard d’un « non-Brésilien » (soit-il Européen, Africain…), il
peut sembler que Guran fait du comparatif, mais cela apparaît car il est Brésilien et
naturellement il connaît ou fait référence à des éléments culturels ou linguistiques du
Brésil lorsqu’il se penche sur le Bénin. Cependant, il n’y a pas de démarche
comparative de terrain faite au Brésil dans son ouvrage. En revanche, quelques années
plus tard, Guran écrira un article dans lequel il croise des recherches des deux côtés de
406
Marty (1926) s’est intéressé aux Agudàs, mais que entant que part d’une problématique des
caractéristiques de l’islam dans la région. Prado (1949) a été effectivement un pionnier, mais le débat au
sujet des Agudàs prend forme effectivement sous l’impulsion de Verger. D’ailleurs. Même avant publier
Verger aurait influencé Prado avec ses récits ; Guran (2010 : 18-19). Voir aussi ; De Athayde (2011), Les
traces actuelles des circulations historiques du Brésil au Bénin, Mémoire sur la dir. de J.-L. Bonniol.
407
Ces chansons seront réproduites dans l’intégralité par Simone De Souza (1992 : 95-97) qui les a fait
traduire en français. De sa part, Simone présente un récueil (qui me semble inédit) de neuf « chansons
bouriyan » en yorouba chantées par les De Souza, avec la traduction en français à côté (1992 : 93-95).
205
l’Atlantique, centrées sur l’entrepreneur musulman agudà Karim Da Silva408.
L’article409 est co-écrit avec J. J. Reis, historien et auteur du plus important ouvrage sur
les révoltes esclavagistes au Brésil. Reis est notamment spécialiste sur la « Révolte des
Malés » (1835), qui a été à la base du retour en Afrique de beaucoup d’Agudàs. Les
auteurs investiguent les origines, récits et les représentations liés à la famille Da Silva.
Karim da Silva soutient que son aïeul en faisait partie. Les auteurs mettent en évidence
les contradictions entre le discours de Da Silva et les faits historiques documentés.
L’article ne se penche pas sur la bourian, et semble être la seule publication importante
dans laquelle Guran croise des recherches nouvelles au Brésil et au Bénin. Mon travail
se situerait donc, à la fois dans la continuité de celui de Guran, soit, celui de
l’ethnographie des Agudàs, mais en même temps, dans la démarche de Bastide, et
surtout celle de Pierre Verger : celle de faire du terrain sur les deux rives de
l’Atlantique. Si l’on regarde bien, on se rend compte que, de fait, ni la bourian, ni les
Agudàs n’ont jamais été au centre du parcours de recherches de Verger. Le titre de son
plus important ouvrage peut en quelque part nous tromper : Flux et reflux de la traite
des nègres entre le golfe de Bénin et Bahia de Todos os Santos du dix-septième au dix-
neuvième siècle. Le « reflux » du titre ce sont essentiellement les Agudàs, qui
apparaissent seulement dans les toutes dernières pages du gros volume écrit par Verger.
Même si les Agudàs sont au paroxysme des liens entre Bahia et le golfe du Bénin,
l’ouvrage est essentiellement un livre de l’histoire des interactions commerciales et
politiques contextualisé. Verger a toujours laissé clairement transparaître que son
« moteur de recherche » et sa priorité étaient les religions afro-brésiliennes et ses
racines, et c’est là-dessus qu’il a fait tout un parcours comparatif entre l’Afrique et le
Brésil. Je me place alors dans cette idée « vergéréenne » des aller-retour et des terrains
des deux rives de l’Atlantique, mais centré, comme Guran, sur les Agudàs. Je focalise
sur la bourian et des aspects identitaires liés aux Agudàs et, mon petit rajout personnel,
c’est celui d’inclure des éléments d’une circulation Atlantique (et pas que sud
Atlantique), avec quelques éléments recensés au Portugal.
408
Da Silva est un homme riche et très connu à Porto-Novo, où il tient une place importante dans la
communauté musulmane locale. Il a construit le « Musée Da Silva des arts et de la culture », le
« Panthéon Négro-Africain » et il a été le consul honoraire du Brésil au Bénin.
409
Reis et Guran (2002), Urbain-Karim Elisio da Silva, Um Agudá Descendente de Negro Malê (Urbain-
Karim Elisio da Silva, un Agudà descendent d’un noir Malé)
206
Une « épistémologie de la vérification » ?
L’étude des Agudàs nous proportionne une espèce de miroir aux études de l’héritage
africain dans les « Amériques noires ». Je voulais, nonobstant préciser qu’il ne s’agit
pas que de soucis d’ordre académique, mais souvent des questions que les acteurs
locaux se posent dans leur quotidien, c'est-à-dire que la base de ces questionnements est
de fond emic. Le point central de ce miroir peut être résumé de la manière suivante.
D'une part, dans les Amériques noires, la question qui prend forme pourrait être ainsi
synthétisée : « Qu’est-ce qu’il y a chez nous d’africain, et en quelle mesure et de quelle
forme cela s’exprime ? » ; d’autre part, chez les Agudàs en Afrique, la question de fond
qui revient pourrait être exprimée avec les mots suivants : « qu’est-ce qu'il y a chez
nous de brésilien/portugais/blanc/occidental et comment pourrait-on l’exprimer ? »
Celle-ci serait, selon moi, une question à la fois fondatrice et fondamentale de l’identité
chez les Agudàs, un nœud de fils et de pistes à démêler.
Cette « question fondamentale » des Agudàs nous apparaît ainsi comme un miroir aux
énoncés de Patterson, Kelley et Scott, repris et cités par Christine Chivallon (2008) :
« Encore, en ces années 2000, il est possible de décrire la recherche sur les Amériques noires
comme dévolue à résoudre cette question que les sociologues américains Patterson et Kelley
(2000 : 15) ont affirmée être « fondamentale et encore irrésolue », à savoir : « Jusqu’à quel
point le peuple noir du Nouveau Monde est-il "Africain" et qu’est-ce que cela signifie ? ». C’est
une telle polarisation sur l’authentification des origines des cultures noires des Amériques qu’a
retenue David Scott (1997) pour décrire l’anthropologie de la Caraïbe, et des Amériques noires
en général. De cette anthropologie, il affirme qu’elle est essentiellement structurée par une
épistémologie de « la vérification » pour savoir si « la culture antillaise est authentiquement
africaine» ou si «les peuples antillais ont retenu une mémoire authentique de leur passé » (ibid.
: 21). »
Je cherche, dans ce travail, en même temps, à tenir compte des possibilités des héritages
luso-Brésiliens au Bénin (car comme j’ai dit, je ne peux pas nier cet important
questionnement emic) sans être pas victime d’un désir de rencontrer des similitudes. En
outre, je ne peux m’aligner à une posture en vogue dans certains cercles académiques,
qui juge les problématiques liées à la continuité et la transmission comme étant des
recherches futiles ou dépourvues de sens, par crainte d’une pensée diffusionniste ou par
207
une impossibilité postmoderne de dévoiler la « vérité ultime », « l’origine ultime » des
choses. Je crois, comme dans les mots de Sardan (2008 : 8), que « le monde peut être
l’objet d’une certaine connaissance raisonnée, partagée et communicable ».
La transmission est un fait social, par conséquent même si cette transmission peut être
altérée, recréée, réchauffée, augmentée, etc. tous ces phénomènes font partie de l'étude
des transmissions. Aucun chercheur sérieux pensant la transmission ne serait naïf au
point de penser que « transmission » veut dire une « exactitude constante de la chose
transmise », je l’espère. Prenons donc certains éléments d’une « épistémologie de la
vérification », sans pourtant nous laisser éblouir ou restreindre par une telle démarche.
Les Agudàs sont le fruit d’une circulation atlantique et font des références explicites à
ce processus de circulation. Quand je dis « explicite », je veux dire avant tout verbale,
que cela apparaît d’une façon claire dans le discours ; et cela de manière réitérée. La
bourian, de sa part, porte en soi encore un autre niveau de référence à cette circulation,
comme les textes des chansons, les masques, les rythmes. On peut trouver dans la
bourian des références auxquelles les Agudàs de nos jours ont seulement une « intuition
du sens » de leur signification ou à ce qu’elles renvoient. Cependant, de nos jours les
Agudàs n’ont pas, ou n’ont plus, la capacité d’avoir un discours plus détaillé à leur
sujet.
Il est fort probable que certains aspects de ces renvois à une circulation Atlantique,
notamment ceux liés à la langue portugaise, étaient plus clairs pour les Agudàs des
générations antérieures. À partir des pistes offertes par les Agudàs eux-mêmes, on peut
suivre ces réseaux de références. Ces pistes sont « verbales-discursives » ou « verbales
mais que partiellement conscientes », comme les textes de leurs chansons, incomprises
par eux-mêmes ou le lexique des quelques mots issus de la langue portugaise dont ils se
servent. Les pistes peuvent également mener aux traits musicaux ou de danse (façon de
danser, rythmes, instrumentation) ou matérielles (masques, costumes, étendards, etc.),
parmi d’autres possibilités. Ce sont des indices des circulations historiques autour de la
bourian.
208
Je reprends le parcours de la construction de mon objet de recherche. À partir d’un
intérêt pour la région de l’ancienne Côte des Esclaves et par les Agudàs, j’ai décidé de
me pencher sur les pratiques musicales des Agudàs et leurs masques. Je m’intéressais
donc exclusivement à la bourian béninoise quand j’ai pris conscience qu’un des
principaux éléments de la bourian était issu du milieu agudà et avait suivi son propre
chemin au Bénin et au Togo dans une espèce de « carrière solo ». Il s’agit des masques
« kaletas », sur lesquels je reviendrai plus loin. L’idée d’une étude comparative n’a pris
corps que postérieurement, pratiquement en réponse à ce que plusieurs Agudàs me
retournaient sur le terrain, nourrissant ainsi une sorte d'« appel vers le lointain à la
recherche des liens perdues ». Lors de mes séjours au Bénin, à propos de la bourian,
j’entendais des phrases du genre : « on fait comme chez toi ! » ; « ça là, vient de chez
toi ! » ; « bien sûr, tu vas apprendre à jouer ce rythme rapidement, tu es Brésilien ! » ;
« tu connais (ou tu dois connaître) ça, ça c’est brésilien ! ». Je me suis vu donc stimulé
et presque contraint, à connaître mieux les manifestations de mon propre pays, le Brésil,
pas seulement pour tisser les liens de la bourian à travers l’Atlantique, mais aussi pour
pouvoir échanger dans un autre niveau avec les Agudàs. Ce n’est qu’à partir des terrains
au Brésil que je me suis senti à l’aise pour parler, au Bénin et au Togo, des éléments
festifs vus dans mon pays avec une meilleure connaissance du sujet. Mes récits créent
un grand engouement chez les Agudàs et chez les pratiquants de la bourian en
général410, qui font preuve d’un vif enthousiasme lorsque je leur montre les clichés de
fêtes que j’amène du Brésil. De temps en temps, quelqu’un me démand d’en garder
quelques-unes, au prétexte qu’ils s’en serviront pour s’inspirer des costumes et masques
vus dans les photos pour faire leurs créations pour la bourian411.
À part les références réitérées au Brésil, chez les Agudàs parfois on renvoie au Portugal
ou à des origines portugaises, en faisant référence aux aïeux ou aux ancêtres. Quelques
membres de certaines familles me parlent de leurs origines portugaises (comme les
Gomez, à Ouidah) ou alors d’une origine portugaise par le biais d’une ancienne colonie
du Portugal, les îles Sao Tomé et Principe (Famille Aguidissou Da Costa, à Ouidah).
Souvent l’on confond langue portugaise et Brésil, ou même le Brésil et le Portugal,
410
Car, comme on verra plus loin, il y a des non Agudàs dans les bourians, mais aussi des bourians
organisés par des non Agudàs.
411
Quant à moi, j’avoue que j’hésite en les laisser les clichés, car je ne veux pas que mes actions
influencent directement la confection de leurs masques et accoutrements.
209
comme une femme âgée de Porto-Novo qui pensait que « le Portugal était dans le
Brésil ». En effet, si dans un premier moment telle affirmation semble naïve, lorsqu’on
réfléchit bien on se rend compte que, selon l’angle qu’on regarde, la doyenne n’a pas si
tort. Plusieurs Agudàs peuvent soutenir qu’ils (leurs aïeux) sont des Brésiliens, mais
originaires du Portugal, s’appuyant sur le fait que leur patronyme est en langue
portugaise. Parfois mes interlocuteurs revendiquent qu’eux-mêmes ou leurs aïeux
seraient des « blancs » puisqu’ils sont du Portugal, car s’ils étaient des Brésiliens ils ne
seraient pas « blancs », ils seraient donc... des noirs ? Des (améri)indiens ? Des
« indigènes » ? Mes interlocuteurs en général n’ont pas de réponse à donner, car ils
n’ont pas besoin de cette réponse pour donner forme à leur identité. Plusieurs Agudàs
disent être des Brésiliens (ou « originaires du Brésil ») avec des origines au Portugal.
D’autres ne parlent que du Brésil ; les différentes familles – et même des individus au
sein d’une même famille – ont des discours variés et souvent non convergents. Il y a un
flou à ce sujet qui reflète bien l’amalgame que furent les rapports de cette côte avec le
monde luso-brésilien pendant le XVIII et XIXe siècles. Il y a certes là un grand « nœud
» à saisir, la question identitaire Agudà en rapport aux définitions de « Brésilien » ou
« Portugais ».
D’autre part, il suffit d’un bref contact avec le Portugal de nos jours, et il sera
impossible pour l’observateur attentif de ne pas noter qu’actuellement une des icônes
des « traditions folkloriques portugaises », ou « traditions carnavalesques », (ou «
traditions portugaises », tout court), est le masque « Careto » ; dénomination qu’on
rencontre, avec juste une variation du genre du nom, au Bénin (Kaleta). Avec
l’augmentation du tourisme au Portugal, concomitante avec l’intérêt croissant pour les «
patrimoines immatériels », les Caretos, qui depuis longtemps se sont restreints à leurs
villages, sont devenus plus visibles au niveau national et même international. Un groupe
(Caretos de Podence) est devenu une des expressions les plus visibles du patrimoine
immatériel au Portugal. Un petit musée, la « Maison du Careto » a été créé dans le
village de Podence et le groupe aspire même à être reconnu en tant que patrimoine
immatériel de l’humanité à l’UNESCO412. On arrive à un point intéressant : non
seulement le Portugal mais aussi les Agudàs du Bénin ont parmi leurs « emblèmes
412
C.f. Raposo (2008), Por Detrás da Máscara: Ensaio de Antropologia da Performance sobre os Caretos
de Podence. [Derrière le masque : essai d’anthropologie de la performance sur les Caretos de Podence].
210
festifs » le masque Careto(a)413. Cela ma’interpellé et m’a poussé à connaître les
Caretos du Portugal de plus près. On va retrouver les Caretos ou Caretas également au
Brésil, dans les deux aires principales où j’ai mené des recherches, Bahia et
Pernambouc, les deux localisés au Nord-Est du Brésil414.
Les « Caretos » au Portugal sont des hommes masqués415 sous des formes et costumes
variés, c'est-à-dire, sans une norme esthétique, mais facilement reconnaissables car ils
opèrent avec des variations autour de quelques (mêmes) éléments. Ils sont associés à
l’Épiphanie et au cycle lié à la fête des Rois, qui peut inclure Noël et le carnaval, appelé
aussi « entrudo ». Ils peuvent aussi être présents dans d’autres festivités telles que la
fête des jeunes hommes, le jour de l'An, parmi d’autres. Les Caretos sont, avant tout,
des personnages de la période hivernale416. On voit donc, que les Caretos sont des
personnages utilisés et adaptés dans des occasions très variées au Portugal, on ne doit
pas se surprendre de les retrouver en des formes, situations et localisations si variées
aussi au Brésil, au Bénin et au Togo.
Comparaison multipoint
413
Cf. le site officiel de la Direction Générale du Patrimoine Culturel de la République Portugaise, où la
page « patrimoine Immatériel » est illustrée par une photo du groupe Caretos de Podence :
http://www.patrimoniocultural.pt/pt/patrimonio/patrimonio-imaterial/ ; accédée le 28/08/2016.
414
En portugais le mot pour grimace c’est « careta », substantif féminin. « Careto » serait donc
« grimace » au masculin, mais il ne fait réfèrence qu’au masque ou au personage. Il y a des variations
dans le genre du terme entre le Portugal, le Brésil et l’Afrique lorsqu’il se réfère aux personnages
masqués. Au Brésil j’ai pu constater les deux formes, avec une prévalence de « Careto » au Reconcavo
Bahianais et « Careta » à Pernambouc. Néanmoins, dans les deux États il y avait parfois des hésitations
quant au genre du mot. Au Bénin et au Togo on dit et l’on écrit en français « un Kaleta », en changeant le
« r » par le « l », ce qui ne gêne pas substantiellement la compréhension à l’égard de la langue portugaise.
D’autre part, la substitution du « c » pour le « k », à part le fait d’être hors la norme d’écriture de la
langue portugaise, n’altère en rien le son.
415
Selon les récits que j’ai recueillis, ainsi que la littérature au sujet, les Caretos seraient en principe, des
hommes masqués, car il s’agit essentiellement des groupes liés à la fête de jeunes hommes célibataires.
Cependant, dans les dernières années, il y a une participation croissante des femmes dans plusieurs
groupes. Les uns disent que c’est une marque de la libéralisation des mœurs des temps modernes ; les
autres disent qu’il s’agit surtout du résultat de la migration masculine massive et que, sans cette
l’inclusion des femmes, les groupes seraient devenus trop petits.
416
Cf. Pereira, Benjamim, org. (2006) Rituais de Inverno com Máscaras ; [Rituels d’hiver avec des
masques] et Barros, Jorge et Costa, Soledade (2002) Festas e tradições Portuguesas - Janeiro [Fêtes et
traditions portugaises - Janvier].
417
Feu Bruno Martinelli, avec qui j’ai conçu le projet de thèse (réalisé aussi avec J-.L. Bonniol) et
commencé ce travail de recherche, lors de conversations, était d’accord avec la perspective comparative
211
critiques, je soutiens ensuite cette façon de faire, en trouvant des points de convergence
par rapport à mon objet, pour enfin arriver à des problématiques concernant des groupes
de « masques traditionnels ».
Soutenir qu’on ne pourrait pas comparer des objets anthropologiques des différents
continents peut nous amener à créer une espèce de catégories figées entre les pays, un
peu comme des « races ». Cela reviendrait à nourrir une idée de fond selon laquelle on
ne pourrait pas mettre en comparaison certains pays car ils seraient des « espèces » si
différentes qu’ils en seraient « incomparables ». Cela s’appliquerait notamment aux
comparaisons entre des phénomènes ayant lieu dans les pays du Nord et du Sud de la
planète. Or, cela ne semble pas tenir la route, si l’on regarde sur le prisme des notions
de relativisme culturel et d’une éthique générale de la recherche académique à laquelle
je m’attache. D’abord car, les individus, familles, bref les petits noyaux humains ont, en
fin de compte et d’une manière générale, les mêmes préoccupations de fond : se nourrir,
se vêtir, élever des enfants, des questions par rapport à l’argent et le travail, des
moments d’« évasion », divertissement, épanouissement, etc. Cependant ils ont souvent
aussi le souci de constituer ou d’intégrer des groupes dits « traditionnels » : musique,
danse, masque... soient-ils en rapport avec le sacré ou pas. D’autre part, les conditions
matérielles et l'environnement social, qui peuvent sembler très contrastées sur le nord-
sud ou est-ouest du globe, ne sont souvent contrastées pour les groupes qu’au premier
regard. Dès que l’on se penche sur les groupes de « musique et masques » populaires, «
traditionnels » ou « folkloriques », ces aspects pourront surprendre les attentes. À titre
d’exemple : bien que le Bénin soit un pays économiquement plus appauvri que le Brésil
ou le Portugal, cela n’empêche pas qu’un groupe de bourian béninoise ait realisé un
voyage vers le Brésil et que la plupart des groupes Brésiliens ou Portugais (parmi ceux
qui souhaitent le faire, selon mes entretiens), n’ont pas encore réussi à faire des voyages
internationaux, moins encore transatlantiques418. Les réussites, les prouesses, ainsi que
l’argent qui circule dans un groupe n’est pas forcément attaché à la situation
économique de son pays dans un cadre mondial.
qui, selon lui, dans mon cas se justifiait par les liens évidents que les Agudàs montraient avoir, réunissant
le Bénin, le Togo et le Brésil. L’idée d’inclure des éléments de Portugal dans la recherche a été plus
tardive.
418
Quelques groupes du Portugal sont allés dans les régions voisines de l’Espagne, ainsi que quelques
groupes Béninois sont allés au Togo.
212
La liste de points d’intérêts cités plus haut nous donne déjà beaucoup de « pâte à
travailler » sur la table. Tous ces points ressortent pourtant d’un large domaine, que je
pourrais considérer comme faisant partie d’une grande problématique de
conceptualisation, transmission et logistique d’un groupe. Il y a pourtant tout un «
foyer » de questions qu’on doit ajouter aux premières, particulièrement celles qui sont
213
liées à l’identité : quelle est l’articulation entre la population (ou les populations) et les
groupes de masques et musique qui leur sont liés ? Quels sont les rapports des non
membres avec l’activité proposée par ces groupes ? La même question élaborée d’une
autre manière : quels sont les rapports des « spectateurs » ou du « public », avec ce que
les groupes font, soit au niveau de leurs actions, soit au niveau de ce qu’ils représentent
? Évidemment, parler de « spectateurs » et de « public » est déjà questionnable en soi, et
c’est certainement un point à aborder. Lorsqu'on se penche sur l’articulation entre «
ceux qui font » et « ceux qui assistent », on touche à des points fondamentaux de
l’identité Agudà ; j’ai mis, certes, mon attention là-dessus. En revanche, je propose de
répondre à des questions concernant l’aspect identitaire qu’au niveau des Agudàs ; je
n’ai pas pris le temps (ce n’était pas mon but), d’enquêter plus en profondeur cet aspect
au Brésil ou au Portugal.
Je propose donc ici une étude de la bourian en tant que fait social total, articulé avec
certains aspects liés à sa circulation à travers l’Atlantique. Le tout pourrait être résumé
comme étant une étude sur la bourian béninoise contextualisée, et cela dans une
acception large du terme « contextualisé ». On peut voir cette étude aussi comme
voulant se pencher sur l’identité Agudà vue au prisme de la bourian et de la circulation
à laquelle celle-ci renvoie. Cependant, il ne s’agit pas, disons-le clairement, d’une étude
approfondie sur des phénomènes semblables à la bourian au Brésil ou au Portugal.
Un premier et rapide contact avec la manière dont j’aborde mon objet d’étude pourrait
amener quelques-uns à se demander si je serais en train de prendre une perspective
diffusionniste. Je précise qu’il ne s’agit pas de diffusionnisme mais plutôt de terrains
multi-situés, d’ethnographie comparative et d’une démarche pour retracer l’histoire
d’une circulation. Le diffusionnisme historique « pur » comporte en soi une hiérarchie
de la circulation de laquelle je prends mes distances, car il est certain que la plus petite
localité est un carrefour de l’histoire et peut servir de point de départ pour la réflexion et
la compréhension de vastes phénomènes sociaux. Conscient de cela, j’essaie de mettre
en évidence la créativité et la re-créativité des communautés concernées, qui ajoutent
sans cesse des couches de variations et de reprises, d’artisanat, de musique, de sens. Il
ne s’agit pas non plus de folklorisme – même si les descriptions que les folkloristes ont
donné peuvent nous être de quelque utilité en tant que sources – mais plutôt d’un regard
214
sur des phénomènes actuels insérés dans leur contexte historique. Je me situe donc
plutôt dans la continuité d’Appaduraï, qui propose de suivre un objet dans son parcours
(« follow the thing »). Je poursuis donc l’objet dans l’espace géographique, mais aussi
dans son parcours temporel.
En chacun de ces endroits, dans ces pays différents, le sens social de ces fêtes et les
identités qu’elles contribuent à façonner oscillent et changent avec le temps. Je ne
m’aligne pas du côté de ceux qui pensent que le « vrai et bon objet » d’études est le
« traditionnel » ; et que le vrai « traditionnel » serait uniquement fruit de la continuité ;
et que seule la continuité pourrait anoblir un objet anthropologique. Nous savons que la
pratique forge le « traditionnel » et que le discours sur la tradition n’est qu’une partie de
la pratique. Cela n’empêche pas qu’on s’intéresse à la transmission de certaines
pratiques et à leur parcours, tout comme cela n’empêche pas d’essayer de les localiser
dans les réseaux transatlantiques des manifestations qui leur sont liées. Il faut être
conscient qu’on se réapproprie constamment des traditions et qu’on les réinvente. Si
une manifestation, par exemple, devient partiellement folklorisée, on pourra
évidemment inclure ce processus dans l’analyse de notre objet. Cependant, dans la
pratique, ce que je retrouve sur le terrain c’est surtout de la spontanéité, de la vitalité et
de l’enthousiasme chez les participants de ces manifestations festives. Il y a, certes,
aussi des continuités ; plusieurs même, comme c’est par exemple le cas de certaines
chansons, que j’ai pu retrouver des deux côtés de l’océan. Mon point de départ est donc
l’étude des pratiques des expressions culturelles puis des discours qui l’accompagnent
et enfin je m’intéresse aux processus historiques de circulations qui sont à l’origine de
ces pratiques actuelles.
215
« touche de France419 », Milton Guran, (1999), qui a soutenu sa thèse à l’EHESS à
Marseille en 1996. Verger et Guran ne se penchent pas spécialement sur l’aspect
comparatif de la fête de la bourian. Bastide, lui, essaie de trouver de quelle
manifestation brésilienne la bourian est la descendante directe. Dans un premier
texte420, il l’identifie comme étant la danse dramatique421 de caractère populaire du
Cavalo-Marinho (cheval marin) du Pernambouc ; puis dans un texte postérieur (1971),
il suggère que la bourian vient des Ranchos de la Fête des Rois. Pour ma part, je peux
avancer que je perçois la bourian comme un amalgame d’éléments divers venant de
différentes manifestations, comme on le verra plus loin.
Selon Paul Valéry, « l'art de trouver (quoiqu'on l'ait baptisé heuristique), demeure aussi
personnel que tous les autres arts422 ». Une question traverse toute ma recherche, étant
une sorte de « moteur personnel » et évidemment joue un rôle central dans ce travail. Il
s’agit en quelque sorte d’une « question primordiale », puisque c’est elle qui m’a
amenée à vouloir mener ce travail et construire une problématique autour des Agudàs,
leur fête et identité et, dans la suite, les connexions de cette fête à travers l’Atlantique.
Ma question, qui est très simple au départ, apparaît dans la plupart de mes entretiens de
façon littérale ; une question de base empirique, qui s’est formée lors de mes premières
expériences de terrain. Elle s’est montrée récurrente lors des entretiens avant de devenir
en quelque sorte mon « moteur heuristique » ; je la pose donc à mon interlocuteur :
« pourquoi faites-vous cela ? ». Cette question si simple et directe gagne cependant en
pertinence si elle est prise dans son contexte. Voici donc le contexte typique dans lequel
elle émerge, de façon pratiquement spontanée. Je me retrouve en entretien avec
quelqu’un qui fait partie active dans un groupe, troupe ou association qui présente
régulièrement ces fêtes « traditionnelles », « populaires », « folkloriques », ou comme
419
C’est également mon propre cas.
420
Écrit probablement en 1958, mais qui a été publié qu’en 2002.
421
Traduction littérale de la notion utilisée au Brésil de « dança dramática ». Le Cavalo-Marinho est
l’ensemble de la figure d’un homme dans un cheval-jupon qui dirige la présentation, étant en même
temps le personnage central de la trame. Dans certaines versions, le cavalier serait un capitaine de la
marine, de là la référence à la mer : « cheval marin ». La trame se déroule habituellement à la campagne,
dans une ferme de propriété du capitaine en cheval-jupon. La performance peut inclure des dizaines de
participants, entre personnages anthropomorphiques masqués ou non, musiciens, danseurs, poupées
géantes, masques d’animaux, etc.
422
Valéry, Entretiens (avec F. Lefèvre), (1926 : 133).
216
nous conviendra le mieux (à nous ou aux acteurs locaux eux-mêmes) de l’appeler.
Quelqu’un qui chante, danse, porte des masques ou organise régulièrement ces
évènements ; bref qui fait partie de ceux qui « font » la fête, « produisent » l’évènement,
pas de ceux qui en « témoignent ». Pas donc, du côté de ceux qui viennent pour les voir
jouer ou de ceux qui achètent leurs prestations (indépendamment du fait que ceux-ci
puissent participer en dansant, en tapant les mains, etc.)423. Une fois dans l’entretien
donc, après avoir déjà abordé plusieurs aspects de mon intérêt avec mon interlocuteur,
et en général vers le milieu ou la fin de l’entretien, je pose celle que j’appelle « la
question fondamentale », soit : « pourquoi faites-vous cela ? ». La question peut se
déployer en : « pourquoi faire tout cela ? » ; « pourquoi faire tout cet effort de temps,
d’argent, d’énergie, de travail... ? » ; « pourquoi se soucier de cela ? » « Pourquoi faire
coudre ces costumes, réaliser ces répétitions, faire partie d’un collectif, s’embêter avec
un tas de problèmes comme ceux que vous venez de me raconter ? » Enfin, « pourquoi
tout simplement ne pas le faire ? ».
* * *
423
Dans tous les cas auxquels j’ai pu assister on pouvait renvoyer chaque individu présent à une de ces
deux « positions » : « ceux qui font » et « ceux qui témoignent », même si, l’on verra plus tard, pour
certains individus et en certains cas, il était possible de traverser cette délimitation.
217
Dans la page suivante, je présente un tableau des terrains et séjours liés aux recherches
présentées dans ce travail. J’ai construit ce tableau, qui est, certes, simplifié, pour
faciliter la compréhension des diverses informations extraites des terrains tout au long
de ce travail. J’ai décidé d’inclure délibérément les voyages de la période du master car,
comme dit auparavant, j’utilise les données issues de ces terrains dans la thèse.
218
Fig.
20
:Tableau
des
terrains
et
des
séjours
liés
aux
recherches
présentées
dans
ce
travail
Lieux Période Principaux événements
Bénin, Togo, Ghana 2010 (jan.- fév.) Fête du Bonfim (Porto Novo)
(dans le cadre du
master - voyage de
prospection)
Bénin 2011 (sep.- nov.) Fête de la fam. De Souza
(dans le cadre du (Ouidah)
master)
Brésil Maranhão, Ceará, Bahia 2012 (sep.- oct.) Anniversaire de la ville de São
(thèse-voyage de Luís do Maranhão
prospection)
Bénin et Togo 2013 (juin - oct.) Fête de la fam. De Souza
(Ouidah)
219
PARTIE II - ETHNOGRAPHIE DE LA
BOURIAN
Avant-Propos
J’ouvre les descriptions et les analyses des groupes bourian par celle de la ville de
Porto-Novo, dans une vision comparative avec des groupes d’autres villes. L’approche
initiale par le biais de Porto-Novo, faite d’une manière plus détaillée, nous offrira des
clés de compréhension pour accéder plus directement aux bourians d’autres villes, que
j’aborderai plus loin.
220
Comme dit auparavant, la bourian apparaît comme un petit groupe de carnaval masqué.
La dénomination « bourian », ses chansons et ses masques font mention explicitement à
trois « fêtes populaires traditionnelles » du Brésil. Premièrement « bourian » en
portugais c’est la « burrinha » (la « petite ânesse ») et la fête autour de son costume de
cheval-jupon; ensuite, le « Boï », c’est-à-dire, la fête autour du masque d’un bœuf ; et
enfin, la fête des Rois mages, tout un cycle festif autour du 6 janvier. La bourian des
Agudàs du Bénin ressemble fortement à ces manifestations ayant lieu au Nord-est du
Brésil – auxquelles j’ai eu l’opportunité d’assister – en particulier celles de l’État de
Bahia, lieu de référence de l’ancestralité (ou d’une partie de celle-ci) de plusieurs
Agudàs.
Les Agudàs les plus âgés rappellent que la sortie des masques de la bourian est en
principe prévue pour se produire exclusivement en janvier, à l’occasion de la fête de
Notre Seigneur du Bonfim, le « saint » le plus populaire de Salvador de Bahia424. Elle
424
J’écris ici « saint » entre guillemets, car il ne s’agit pas à proprement parler d’un saint, mais d’une
forme d’adoration de Jésus-Christ, de la même façon qu’on adore la Vierge Marie sous plusieurs noms et
formes. N.S. du Bonfim est dans la pratique le « saint de référence » de Bahia (chanté d’ailleurs dans
autant de chansons au Brésil que chez les Agudàs au Bénin) et est traité comme tel par sa population,
mais il n’est pas officiellement le saint patron de la ville (contrairement à ce qu’on pense), celui-ci étant
Saint François Xavier.
221
pourrait, exceptionnellement, être utilisée pour animer l’enterrement d’un important
Agudà ou l’anniversaire de sa mort. Pourtant, dans les dernières décennies, tous les
groupes de bourian ont commencé à vendre des prestations, c'est-à-dire vendre des
sorties de masques au son de la samba. Une des bourians les plus anciennes de la ville
de Ouidah est régulièrement sollicitée pour jouer lors d’évènements organisés dans (ou
par) la mairie, y compris des mariages. Toujours en échange d’un cachet, la bourian de
Porto-Novo a été plusieurs fois intégrée au défilé officiel de la fête de l’Indépendance,
où l’on essaye de montrer les expressions culturelles des divers groupes dits « ethniques
nationaux ». Mais les funérailles sont le véritable marché des présentations de la
bourian. Les funérailles traditionnelles au Bénin étant des retrouvailles d’une durée de
plusieurs jours et qui comportent des aspects festifs, une bourian bien établie peut faire
presque toutes les semaines une ou plusieurs sorties rémunérées de ce genre. La bourian
s’insère, de cette façon, dans le domaine d’une « anthropologie du deuil »425. On
pourrait même spécifier encore plus et parler ici d’une « anthropologie du deuil festif ».
En 2010, Milton Guran m’avait informé personnellement que pendant les quinze ans où
il a pu suivre la musique des Agudàs, il avait repéré des changements, notamment au
niveau du répertoire : avec la mort des plus âgés, certaines chansons n’étaient plus
chantées. Le répertoire deviendrait donc plus restreint. Il semblait qu’il était nécessaire
de réaliser en quelque sorte une « ethnomusicologie d’urgence », du genre dont nous
parle Gilbert Rouget426. Cependant, comme Guran l’avait signalé, et comme j’ai eu
l’occasion de le constater sur le terrain, la bourian n’est pas en voie d’extinction ; elle
est même en train de se développer. Les « traditions brésiliennes » au Bénin ne seraient
425
Noret (2006 :10).
426
L’idée d’une « ethnomusicologie d’urgence » est ainsi expliquée par Gilbert Rouget : « (…) En
recueillir le plus possible d'exemples, avec les meilleures technologies et la documentation la plus
approfondie, en assurer de même la sauvegarde et en organiser le "retour au pays d'origine", telle a
toujours été et telle est plus que jamais, à mes yeux, la priorité des priorités. Urgence : celle d'une
ethnomusicologie où l'enrichissement des données stimule sans cesse la réflexion théorique, et où celle-ci,
soucieuse à parts égales d'ethnologie et de musicologie (...) » Extrait du site web personnel de Gilbert
Rouget :http://gilbertrouget.multiply.com/journal/item/8?&show_interstitial=1&u=%2Fjournal%2Fitem
222
pas en train de disparaître, mais on assisterait à un rétrécissement de certains aspects de
leurs expressions, comme ce serait le cas du répertoire qui se restreint. À partir de cela
trois questions se posent.
La troisième question se pose à partir du constat que les textes en portugais sont chantés
d’une façon de plus en plus approximative, c'est-à-dire plus éloigné d’un portugais clair
et compréhensible. Cela s’est entendu lors de la comparaison des enregistrements que
j’ai pu faire avec ceux des archives du CREM. Le sens du texte de certains passages des
chansons que j’avais du mal à comprendre dans leur totalité s’est montré nettement plus
compréhensible en écoutant la série d’enregistrements réalisés en 1950.
La bourian du Bénin n’est pas en train de disparaître, comme je le montre plus loin en
me penchant sur les groupes qui ont surgi récemment. Néanmoins, il y a effectivement
un phénomène de rétrécissement de certains aspects de ses expressions. Pour cette
raison je pense qu’il faut sans doute recueillir la musique de la bourian dans ses
expressions, pour ainsi dire, « historiques et traditionnelles » et porter une attention
spéciale aux points que je viens d’énumérer ; mais l’« urgence » dont parle Gilbert
Rouget peut être relativisée. Pour cela, et puisqu’il s’agit de musique, je me permets
d’utiliser, en complément de l’expression de Rouget, un terme issu de la terminologie
223
musicale relatif à la modération d’une indication de vitesse donnée, et résumer ainsi
mes idées au sujet de l’urgence de la collecte et de la préservation de la
bourian béninoise : il s’agit d’une « ethnomusicologie d’urgence ma non troppo »427.
427
« Allegro ma non troppo » - très communément utilisé dans les partitions de cette manière, dans
l’original en italien, voulant indiquer un tempo musical « rapide, mais pas trop ».
224
quant à leur prétention. Le groupe de l’Association de Ressortissants Brésiliens de
Porto-Novo revendique représenter, outre la fidélité et la tradition, tous les Créoles ou
Brésiliens de Porto-Novo ou même du département de l’Ouémé. Plus que les membres
eux-mêmes, le chef de ce groupe espère et fait des efforts pour que son groupe soit
« le » groupe choisi par l’ambassade du Brésil pour s’exhiber lors des évènements que
celle-ci organise. Il attend le même genre d’invitation de la part des pouvoirs publics
béninois quand il s’agit de montrer les « traditions des ethnies » béninoises. Il est
intéressant de remarquer que les Brésiliens ne sont pas considérés officiellement comme
une ethnie, mais sont traités dans la pratique comme une sorte d'« ethnie culturelle ». Il
est inconcevable pour le chef du groupe de l’Association Auguste Amaral (et même
pour les deux autres « petits groupes » qui se réunissent occasionnellement dans la ville)
que le représentant « officiel » des Agudàs dans les manifestations les plus
remarquables soit un autre groupe et non le groupe de l’Association. Le groupe a
également la prétention de se présenter hors d’Afrique. Pour une fois à Porto-Novo, un
groupe avec des bonnes ressources financières et humaines a été formé en prétendant
être le groupe de référence de la ville : le fait a généré une forte tension au sein de la
communauté Agudà locale. Ceci s’est passé dans les années 1980. Le groupe concurrent
avait alors comme sponsor le riche entrepreneur Karim Da Silva, issu de famille Agudà
prestigieuse et personnage catalyseur de plusieurs évènements polémiques. La fracture a
alors été tellement forte que, par certains aspects, elle persiste jusqu’à nos jours.
Nous avons donc, trois groupes prestigieux qui ont et cherchent à la fois ce que l’on
pourrait appeler d’une « grande reconnaissance ». Puis nous avons des groupes qui, liés
à des familles Agudàs, font, sans de plus grandes prétentions (ce qui ne veut pas dire
sans qualités), faire ce qu’ils appellent « leur tradition », leur « culture », comme c’est
les cas des D’Almeida à Cotonou, des De Souza d’Agoué, ou celui dirigé par Codjo De
Souza, à Cotonou (ces deux derniers sont des groupes de formation relativement récente
et de fonctionnement indépendant des De Souza de Ouidah). Enfin, il y a plusieurs
groupes qu’on pourrait appeler « nouveaux groupes », « petits groupes » ou encore, des
groupes « sans tradition familiale », c'est-à-dire « sans souche dans une famille Agudà »
(en principe). Il s’agit des groupes qui affichent clairement qu’ils font de la musique
brésilienne due à un (« simple ») engouement. On peut s’interroger sur leurs formes de
transmission et de légitimation. Désigner, dans certains contextes analytiques, ces
groupes de « sans tradition familiale » ou « sans tradition », pourrait, au premier regard,
sembler être un jugement de valeur. En fait, ça ne l’est pas vraiment, puisque cela
s’appuie sur des notions emic. Ceci nous permet aussi de faire une distinction entre les
« nouveaux » ou « petits » groupes formés sur la base de familles brésiliennes qui n’en
avaient pas ou bien qui en ont eu et qui désormais essaient de les réorganiser ou de les
« réactiver », en quelque sorte. Ils sont stimulés à la fois par le plaisir et le prestige
226
d’avoir un groupe dans la famille, par les revenus qu’ils pourraient obtenir avec une
bourian et par le raisonnement suivant : si plusieurs familles « africaines » forment leurs
groupes, alors pourquoi eux, qui sont des Brésiliens et qui, selon leurs mots, « ont la
bourian dans leur sang », n’auraient pas leurs propres groupes ?
227
Fig.
22
à
24
:
Les
tambours
carrés
Les
tambours
carrés
de
la
Super
Bourian
De
Souza
de
Ouidah.
En
haut,
à
partir
de
la
gauche
:
le
tambour
le
plus
grand,
singa,
suivi
du
base
(ou
Robert
Base),
puis
de
deux
patingué,
les
plus
petits.
Tous
les
groupes
qui
utilisent
les
tambours
carrés
gardent
cette
proportion
entre
les
tambours
(1
singa
+
1
base
+
2
patingué).
La
photo
du
milieu
montre
la
barre
en
bois
qui
permet
l’accordage
des
tambours.
En
bas,
le
chef
Ernest
Ninin
Kangni
montre
le
processus
d’accordage
;
l’on
tape
avec
un
bout
de
bois
pour
étirer
la
peau
de
chèvre
qui
recouvre
le
cadre
en
bois.
228
La plupart des dialogues et entretiens que j’ai eus avec Auguste ont été menés dans une
des maisons qui intègrent le compound de sa concession familiale, dans le quartier
d’Oganlà. L’endroit était la résidence de son défunt père, le maçon Édouard Amaral. Du
côté opposé à ce petit groupe de maisons construites autour d’une cour de terre et d’un
puits, se trouve depuis plusieurs années ce qu’on peut considérer comme le siège du
groupe bourian de l’Association des Ressortissants Brésiliens de Porto-Novo. Cet
endroit appelé « le couvent »428 est le lieu où sont conservés les instruments musicaux
et principalement, les costumes et les masques. S’il me fallait donner une adresse, un
point précis géographiquement, je pourrais affirmer que ce modeste ensemble
compound/couvent/cour de terre est le « point initial d’émanation » de toute cette
recherche, le noyau où se concentrent les questions initiales, à partir duquel je mènerai
mes enquêtes et chercherai à tisser des liens ainsi qu’à suivre des pistes.
428
Je précise qu’il ne s’agit pas d’un surnom, et pour cela dans la suite j’écrirai le terme sans les
guillemets. Chez les Agudàs il n’y a pas une autre dénomination pour ce genre de local, au moins en
Français. Tous les groupes bourian du Bénin utilisent le même terme.
229
Une des maisons du compound où se trouve le couvent est celle d’Auguste Amaral, Il
n’y habite plus depuis qu’il a acheté une parcelle dans un autre quartier, mais il continue
à y venir régulièrement. Ses familiers habitent dans d’autres maisons du même
compound, à l’exception de son grand frère Jean. Les répétitions du groupe bourian se
font dans la cour de sable, mais c’est dans sa maison qu’il reçoit les visiteurs intéressés
comme moi par la bourian.
Tout est très bien rangé dans ce salon où nous sommes assis sur des fauteuils en faux
velours bordeaux. Au-dessus de la télé et de la chaine Hifi, on peut voir une carte du
Bénin, des calendriers de football, une reproduction de la Vierge Marie. Appuyés sur les
murs turquoises, deux grands drapeaux, l’un du Brésil et l’autre de la République du
Bénin, mais aussi un étendard vert et jaune doré avec l’effigie de Jésus-Christ, sur
lequel on peut lire, en portugais : « Irmandade brasileira de bom Jesus do BomFim de
Porto-Novo » (sic), ce qui pourrait être traduit en français par « Confrérie brésilienne de
Bon Jésus du BonFin ». « BonFin » en portugais sonne de la même manière qu’« une
bonne fin » ; un bon final429. Sur la petite table basse au centre, reposent quelques
pandeiros, des tambourins d’environ une trentaine de centimètres de diamètre.
Quelques-uns ont étés fabriqués en bois au Brésil, mais d’autres sont en fer, et ces
derniers ont été confectionnés sur commande au Bénin.
Auguste Amaral est le chef de la bourian. Il commande le groupe car il est responsable
de la musique -partie rythmique et chant-, des masques et costumes, de l’administration
des ressources et de la gestion du personnel. « C’est le gardien des masques »430, définit
une doyenne Agudà. En effet, Auguste se présente publiquement comme un gardien des
manières de faire et de la mise en scène d’une sortie bourian. Gendarme retraité, mais
débordant d’énergie, Auguste entretient sa musculature et est encore un danseur agile. Il
est très actif dans le milieu des afro-brésiliens de Porto-Novo, notamment au sein de
429
L’écriture de « Bonfim » trouvée chez les Agudàs au Bénin peut varier. La forme correcte en
portugais est « Bonfim », mais on pourrait aussi se référer à un « bon final » comme un « bom fim ».
Dans ce cas, on doit écrire, selon la norme, en deux mots séparés et sans majuscule. On voit donc que la
solution orthographique trouvée par la confrérie des Agudàs sur son étendard, « BomFim », est assez
originale.
430
« C’est Auguste que tient ça, c’est le gardien des masques », entretien avec Mme Amégan (née
Campos), le 25/8/13, Porto-Novo.
230
« l’Association des Ressortissants Brésiliens de Porto-Novo » (ARBPN). À ma
connaissance, celle-ci est la seule du genre en activité au Bénin : une association qui
n’est pas liée exclusivement à une famille, mais qui prétend concerner et représenter
l’ensemble des Brésiliens d’une ville déterminée. L’association a deux activités
principales : celle de représenter les Brésiliens de la ville lors des commémorations et
solennités et celle d’organiser la fête du Bonfim, « la fête des Brésiliens », comme on
peut aussi l’appeler dans le milieu Agudà de la ville. L’association peut aussi défendre
les intérêts des Brésiliens ou d’une partie des Brésiliens. Elle peut également servir de
support pour relayer certaines demandes plus formelles. C’est le cas de la requête faite
sous forme de lettre auprès de Lula, alors président brésilien. L’association lui demande
l’envoi d’un ambassadeur du Brésil et d’un professeur de langue portugaise. Nous
allons suivre les pistes offertes par un extrait d’entretien, où Auguste décrit sa
participation dans l’élaboration et la procédure de remise en mains de la lettre destinée
au Chef d’État Brésilien lors de son passage au Bénin. Je propose de décortiquer le
discours d’Auguste Amaral, dans le but de construire un premier tableau articulant
bourian, représentativité et prestige autour de l’identité Agudá.
Auguste : (...) je fais partie de ceux qui ont écrit pour le président Lula, de nous envoyer un
ambassadeur brésilien au Bénin. C’est pas Cotonou et Ouidah, c’est pourquoi ceux de Ouidah
ils n’ont pas d’attache chez l’ambassadeur ! À Cotonou non plus ; je fais partie de ceux qui ont
écrit la lettre, j’ai montré ça à l’autre ambassadeur, celui qui est parti. J’ai la lettre. (...)
Il [le président brésilien Lula] est venu, nous sommes partis, la délégation, pour Ouidah. Nous
avons demandé deux choses, un ambassadeur brésilien et un professeur pour la langue
portugaise. Il est parti à la porte du non-retour [situé à la plage]. De la plage, on l’a amené au
musée et quelqu’un du musée de Ouidah a glissé la lettre ; et pour quitter le musée pour
Singbomey [la maison familiale des De Souza], il a interprété [fait traduire] ce qui est écrit
dans la voiture, à Singbomey...
Joao : c’était dans le fort portugais ?
Auguste : Il faut pas enregistrer ! C’est moi qui connais l’histoire ! Tu as vu mon frère là-bas ?
Il ne peut pas raconter ! (Note du cahier de terrain : Il est jaloux que j’aille voir d’autres
personnes, comme son grand frère Jean 431).
Voici une séquence d’informations qu’on peut tirer de cet extrait d’entretien :
431
Entretien avec Auguste Amaral le 21/8/2013, à Porto-Novo.
231
1) Auguste, le chef de bourian, a participé au comité d’Agudàs qui a rédigé une lettre
adressée au président brésilien. En effet, Lula devant réaliser un très court séjour au
Bénin, le comité a ainsi élaboré une stratégie hasardeuse pour parvenir à lui remettre
cette lettre en mains propres et s’assurer qu’il la lise.
Selon les mots d’Auguste, les Agudàs de Porto-Novo auraient « une bonne attache »,
avec l’ambassade Brésilienne à Cotonou, ouverte en 2006. Par ces mots, il laisse
entendre que les Agudàs ont une voie de communication, du prestige acquis et des
connaissances personnelles auprès des diplomates brésiliens. Auparavant, les intérêts du
Brésil au Bénin étaient à la charge de l’ambassade brésilienne située à Lagos, au le
Nigeria voisin. Selon Auguste, l’ambassadeur Brésilien au Nigeria, avait « amené un
prof de portugais, Sagbohan. Il a fait le Brésil, connait bien la langue ; c’est lui qui
donnait les cours, ça fait dix, quinze ans432. » La communauté brésilienne du Bénin
donc, n’innovait pas en faisant la demande pour un professeur de Portugais : elle voulait
tout simplement la rénovation du poste, car depuis plusieurs années cette fonction était
vide. On retrouve des traces de cette quête pour un professeur de langue portugaise chez
les Agudàs depuis longtemps. Plusieurs décennies auparavant, Casimir d’Almeida avait
dit à l’attaché culturel du Brésil à Lagos lors de son passage à Porto-Novo :
« antérieurement on parlait beaucoup le portugais dans le Dahomey. Mais maintenant
432
Entretien avec Auguste Amaral, le 19/06/2013 à Porto-Novo.
232
les Brésiliens sont décédés, la jeunesse veut apprendre, mais où est le professeur ? 433».
Casimir était alors un des principaux responsables pour la bourian. Auguste Amaral se
réfère à Casimir comme un des « grands » avec lesquels il a appris les manières de faire
la bourian. On voit que la génération de Casimir a transmis à celle de l’association
actuelle ce qu’on pourrait appeler une « quête pour une langue perdue ».
3) La délégation de Porto-Novo est partie à Ouidah, ville située à un peu moins de deux
heures de route. Le chef d’État brésilien a commencé par visiter, à la plage, la Porte du
non-retour, monument érigé à la mémoire des captifs envoyés dans le continent
américain, lieu de mémoire faisant partie du projet « la Route de l’esclave » de
l’UNESCO et intégrant dès 1996 la liste indicative du patrimoine dans la même
institution434. Puis le Président Lula et sa suite sont partis vers la partie centrale de la
ville, au Fort Portugais. C’est le seul encore debout parmi les cinq anciennes forteresses
esclavagistes de la ville, chacune appartenant à un pays dont leurs ressortissants
pratiquaient la traite : le Portugal, l’Angleterre, la France, les Pays-Bas, le Danemark.
L’ancien bâtiment portugais est dans un bon état de conservation si on le compare avec
d’autres sites historiques dans le pays. Dans ses dépendances se trouve le musée
d’Histoire de Ouidah. On ne sait pas exactement en quelles circonstances, mais c’est à
ce moment-là que quelqu’un a réussi à glisser la lettre pour le président Lula.
Cependant il fallait encore s’assurer que le Président brésilien lise la lettre. Dans un
autre entretien, Auguste me raconte qu’ils avaient quelqu’un à l’intérieur de la voiture
433
Casimir D’Almeida réceptionnait le couple d’écrivains Antonio Olinto (l’attaché culturel) et Zora
Seljan. Le dialogue se passe en janvier 1963. « Les Brésiliens sont décédés » ; ici Casimir se réfère à la
disparition des anciens retournés du Brésil et de leurs enfants. Voici l’intégralité des paroles dites par
Casimir D’Almeida à cette occasion, d’après Seljan (2008 : 50) : “Ce sont nos pères et grands-pères
brésiliens qui ont civilisé cette terre. Lorsqu’ils ont arrivés ici, personne ne savait construire des maisons
en brique, faire des vêtements, prendre soin des plantations, du bétail, de la forge ou de la menuiserie. Ils
ont enseigné des métiers, ont construit les premières églises catholiques et enseignaient à lire et à écrire.
Antérieurement on parlait beaucoup le portugais au Dahomey. Mais maintenant les Brésiliens sont
décédés, la jeunesse veut apprendre, mais où est le professeur ?
434
Une liste indicative du patrimoine est, selon le site web de l’UNESCO, « un inventaire des biens que
chaque État-partie a l'intention de proposer pour inscription ». C’est un premier pas formel pour
soumettre une candidature à la reconnaissance d’un site en tant que Patrimoine mondial, catégorie au
statut nettement supérieur. Cependant, l’inscription sur une liste indicative ne garantit en aucun cas
l’inclusion automatique du site dans la liste du Patrimoine mondial, qui ne peut advenir que suite à un
processus beaucoup plus rigide et long. Le centre-ville de Porto-Novo, avec ses nombreuses anciennes
maisons en style afro-brésilien, a été inscrit sur une liste indicative séparément de Ouidah, les deux
dossiers ayant été déposés le même jour, le 31/10/1996. Cf : http://whc.unesco.org/fr/listesindicatives/ et
http://whc.unesco.org/fr/listesindicatives/?action=listtentative&pattern=b%C3%A9nin&state=&theme=
&criteria_restrication=&date_start=&date_end=&order=
233
présidentielle qui leur a confirmé que le président l’avait lue435 : « il a interprété ce qui
est écrit ». Cette même année, l’ambassade brésilienne a été inaugurée, et
postérieurement un professeur de langue portugaise, appelé un leitor [lecteur] est arrivé
au Bénin436 ; les sollicitations des Agudàs de Porto-Novo ont été réalisées. On peut dire
que le gouvernement brésilien préparait certainement depuis un certain temps
l’ouverture d’une ambassade dans le pays, car elle a été ouverte dans le mois suivant la
visite du chef d’État brésilien437. Cependant, je me suis demandé si la désignation d’un
professeur de langue portugaise a été faite en réponse à la demande des Brésiliens
Porto-Noviens – ou tout-au-moins fortement stimulée par cette lettre.
J’ai décidé de consulter les autorités brésiliennes sur certains points liés aux Agudàs,
pour pouvoir ainsi confronter la version officielle avec celle racontée par les membres
de l’association à Porto-Novo. J’ai réussi à transmettre quelques questions écrites à
Celso Amorim438, l’ancien ministre brésilien des Affaires étrangères (2003-2011) et de
la Défense (2011-2015), pendant la gestion duquel l’ouverture de l’ambassade
brésilienne au Bénin ainsi que la réouverture de celle du Togo ont été réalisées. Je lui ai
envoyé un extrait de l’entretien avec Auguste Amaral en lui demandant si,
concurremment à l’intention d’inaugurer une ambassade au Bénin, le ministère des
435
Est-ce qu’il s’agit d’un fonctionnaire, un guide, un interprète ? Je n’ai pas de détails là-dessus. La
seule remarque que je peux faire à ce propos est que la guide et interprète Martine De Souza apparait sur
une photo prise ce jour-là à la Porte du non-retour aux côtés du Président Lula et du Ministre des Affaires
étrangères Celso Amorim (cf. cliché n. 21).
436
Le poste a été occupé par une leitora [lectrice], Isabel Moreira Aguiar qui, par la suite, deviendra très
proche des Agudàs. Isabel, qui est restée environ trois ans au Bénin, a été mentionnée à plusieurs reprises
par mes interlocuteurs avec beaucoup de bons sentiments pour l'enseignante.
437
D’après le site officiel du ministère des affaires étrangères brésilien, la visite du président Lula au
Bénin s’est déroulée en février 2006 et l’ouverture de l’ambassade s’est faite en mars de la même année.
Dans la rubrique « Chronology of Bilateral Relations », on trouve les entrées « 19th Century – Dahomey
sends Ambassadors to independent Brazil » et « 19th Century - Brazilian slaves return to Dahomey and
form the community of “agudás” ». À la différence du Togo où la chronologie officielle des relations
s’initie en 1960 avec la reconnaissance de l’indépendance du pays, les Agudàs béninois sont vus comme
faisant partie des liens unissant deux ensembles de populations ou unités politiques. L’hypothèse que je
pourrais avancer pour un tel écart est la suivante : lorsque l’ambassade brésilienne à Lomé a été ouverte
en 1978, le Togo était sous le régime autoritaire de Gnassingbé Eyadéma, dont les principaux opposants
étaient ceux liés au Président assassiné Sylvanus Olympio, petit fils d’un retourné du Brésil. Par
« politesse diplomatique » le gouvernement du Brésil – qui vivait d’ailleurs sous le régime militaire
(1964-1985) – n’aurait alors pas eu d’intérêt à mettre l’accent sur les « Brésiliens Togolais » dans les
relations entre les deux États.
Les liens internet pour les pages du ministère brésilien des affaires étrangères qui suivent sont en anglais :
http://www.itamaraty.gov.br/en/ficha-pais/7274-republic-of-benin
http://www.itamaraty.gov.br/en/ficha-pais/6657-togolese-republic
438
Grâce à la médiation de l’ancien ambassadeur au Nigeria et historien africaniste Alberto da Costa e
Silva, que je remercie vivement.
234
Affaires étrangères prévoyait d’envoyer un lecteur (professeur) de portugais ou bien si
la lettre des Agudàs avait été prise en considération. Je cherchais à savoir si le Bénin
constituait plutôt un cas spécial ou si l’envoi d’un lecteur était automatique pour toutes
les nouvelles ambassades et aussi dans quelle mesure les revendications des Agudàs
avaient été prises en compte. Enfin, dans un message électronique daté du 8/04/2017,
l’ancien chef de la diplomatie brésilienne me confirme que, « certainement, la demande
des Agudàs l’a influencé dans la décision d’envoyer le lecteur. Cela n’est jamais
automatique »439. Effectivement, et à titre de comparaison, je n’ai pas eu connaissance
de la présence d’un lecteur de portugais au Togo, où il n’y a pas d’association
équivalente à celle des Agudàs de Porto-Novo. L’ambassade à Lomé a pourtant été
rouverte en 2005, donc presqu’au même moment que l’ouverture de l’ambassade à
Cotonou, en mars 2006.
4) « Il faut pas enregistrer ! C’est moi qui connais l’histoire ! Tu as vu mon frère là-
bas ? Il ne peut pas rencontrer ! » Ce n’est pas la première ni la dernière fois
qu’Auguste s’énerve avec l’enregistreur que je porte dans la main. Mais je me suis déjà
habitué : selon le moment, il vocifère un peu, puis il reprend la conversation. D’autres
fois, je lui explique qu’il est préférable pour moi d’enregistrer plutôt que de m’arrêter
à tout moment pour prendre des notes pendant notre conversation. Amaral soupire
pendant que j’essaye de changer de sujet pour alléger l’ambiance. Sur le moment, j’ai
439
Dans ma traduction de l’original en portugais.
235
eu l’impression d’une composante de jalousie, faisant partie d’une sorte de « micro
enclicage » que j’expérimentais. La raison de cette jalousie serait que, dans les derniers
jours, j’avais enfin réussi à rentrer en contact avec son grand frère Jean, avec qui j’avais
réalisé une série très productive d’entretiens. Jean avait quitté le groupe depuis quelques
années et, depuis mes recherches antérieures sur le terrain, je cherchais vivement à le
rencontrer. J’ai demandé ses coordonnés à Auguste à plusieurs reprises. Cependant, il
n’avait jamais voulu préciser où se trouvait la résidence de son grand frère.
L’enclicage telle que comprise par Sardan (1995) prend forme lorsque le chercheur
reprend d’une façon récurrente le point de vue d’un groupe déterminé duquel il s’est
particulièrement approché. Elle comporte toujours un élément de jalousie ou
possessivité de la part du groupe. Le chercheur peut se voir encliqué par inattention, par
contrainte ou même par stratégie de la recherche. J’ai expérimenté aussi une sorte de
« micro-enclicage » et de jalousie de la part des sous-groupes et des individus qui
occupent souvent des positions de petit pouvoir ; il s’agissait, en général, des
interlocuteurs qui voulaient que je corrobore leurs versions ou opinions. Décidé de faire
de la bourian de l’Association de Porto-Novo le centre de ma recherche, j’ai été
confronté au caractère de son chef Auguste Amaral. Il pouvait alterner des moments de
grande magnanimité (me montrant, par exemple, des variations rythmiques sur le
pandeiro) avec des moments de mauvaise humeur, de la mauvaise volonté ou de la
méfiance envers moi. En outre, Auguste démontrait souvent un sens de l’ironie âpre et
difficile à saisir ; justement lui qui dans mes prévisions était censé être mon « principal
informateur ». Même si j’avais choisi de résider à Porto-Novo spécifiquement pour
pouvoir être plus proche de lui et de ses activités et bien qu’il m’ait reçu
chaleureusement à deux reprises lors de mon arrivée, par la suite Auguste refusa de me
rencontrer sereinement ou de m’informer sur les prochaines sorties de la bourian,
donnant des excuses pour m’éviter durant plusieurs semaines. Je finissais par avoir des
nouvelles de ces sorties après qu’elles aient eu lieu, des nouvelles reçues par le biais des
jeunes musiciens et danseurs, avec lesquels je me suis assez bien socialisé et qui avaient
participé à ces sorties. Par contre, lorsque j’interpellais Auguste au sujet de ces sorties,
il ne les niait pas, mais ne voulait pas trop en parler. Plus tard, je me suis rendu compte
qu’une des raisons de son attitude nébuleuse à ce sujet s’expliquait par le fait qu’il
s’agissait de « petites sorties », avec peut-être six ou sept participants, alors qu’une
236
« régulière » en comprendrait une vingtaine. Le chef n’avait pas beaucoup intérêt à ce
que moi, en tant que chercheur-photographe, habitué aux sorties où le groupe était
complet, enregistre et « tient à l’esprit », selon ses dires, une sortie qui était en quelque
sorte appauvrie. En fait, plus tard, dans un moment de rapprochement, Auguste lui-
même avait fini par m’expliquer tout cela.
Grâce à cet extrait d’entretien transcrit plus haut, je crois qu’on peut se rendre compte
des éléments qui nous donnent une base pour la compréhension des enjeux liés à
l’association, le groupe bourian et son actuel chef Auguste. Pour compléter le tableau il
faudrait encore rajouter la querelle concernant le riche Karim Da Silva et le groupe
bourian, dont l’essentiel est expliqué dans le chapitre où j’analyse l’ouvrage de Milton
Guran. Je reviendrai plus loin à ce sujet
Fig.
25
à
27
:
Le
président
Lula
à
Ouidah
Porte
du
Non-‐retour
à
Ouidah,
le
10/2/2006.
Du
centre
vers
la
gauche
:
le
Président
du
Brésil,
Luis
Inácio
Lula
da
Silva
;
le
Ministre
des
Affaires
étrangères
Celso
Amorim
et
le
guide
de
turisme
et
intérprète
Martine
De
Souza
(Agudà).
La
lettre
élaborée
par
l’Association
des
Ressortissants
Brésiliens
de
Porto-‐Novo
demandant
l’envoi
d’un
embassadeur
et
d’un
professeur
de
langue
portugaise
a
été
remise
au
chef
d’État
brésilien
ce
jour-‐ci.
Photo
Getty
Images.
237
En
haut
:
Ouidah,
le
10/2/2006.
Lula,
Président
du
Brésil,
rencontre
Juliao
De
Souza,
le
Chacha
VIII,
chef
de
la
famille
De
Souza.
Photo
Getty
Images.
En
bas
:
plaque
conmémorative
de
l’inauguration,
faite
par
le
Président
brésilien
Lula,
d’un
nouveau
bâtiment
à
Singbomey,
la
maison
familiale
des
De
Souza,
à
Ouidah.
238
Joao : Pourquoi tu n’as pas fait ta fête de l’indépendance cette année 2013 ? Ils voulaient te
payer peu ?
Auguste Amaral : Ils m’ont invité à la mairie, j’ai dit non. Nous sommes Agudàs, nous pouvons
pas sortir n’importe comment. Il restait 48h avant qu’il me dise... je suis pas un joueur de
gangàn [cloche], je dis : moi je peux pas le faire. Même le maire m’a supplié, j’ai dit non, je ne
440
Avant son accession à la présidence, Nicéphore Soglo était déjà le premier ministre du gouvernement
de transition (1990-1991). Il était marié à une Agudà, Rosine Vieyra. À ne pas confondre avec le général
Christophe Soglo, qui a été deux fois chef d’État dans les années 1960.
239
ferai pas monsieur le maire, je ne ferai pas. Ce que moi je cherche ce n’est pas l’argent, ce n’est
pas l’argent qui m’intéresse, moi. Mon truc si je veux faire, je veux le faire bien, je veux pas
l’argent ; qu’importe l’argent ? Mais je mettrais tout mon temps... Voilà mes costumes ! Je
mettrais tout mon temps à repasser, à faire quoi ? À faire quoi ? Qu’est-ce que c’est qui n’est
pas propre ? Qu’est-ce qu’il faut faire ? Je me concentre ; je dis non, merde, je ne peux pas me
défiler. Je ne peux pas inviter mon groupe bourian en quarante-huit heures. Il restera une
semaine, à peu près. Depuis une semaine vous savez qu’il aura le premier août, non ? Il dit :
« oui, oui ». Alors, aller chercher d’autres groupes - et bizarrement, les autres groupes ont
aussi refusé ! Et ça a été un défilé militaire seulement et c’est fini441.
Le point qui déplaît à Amaral est le suivant. Si le maire savait qu’il voulait la
participation du groupe bourian, il aurait dû les inviter au moins une semaine avant ; il
s’agit pour Amaral d’une question de respect. Il n’est pas un « n’importe qui », dans ses
mots, « un joueur de gangàn » (instrument en forme de cloche largement populaire au
Bénin) ; « nous sommes Agudàs, on veut pas sortir n’importe comment ». C’est de
l’orgueil par rapport à son groupe d’origine, mais aussi du respect pour le sérieux de son
dévouement à l’excellence de la manifestation : « voilà mes costumes ; je m’entraîne
tout mon temps...à repasser (...) Qu’est-ce que c’est n’est pas propre ? ». Selon lui, ce
refus a été une réaction normale, car aucun groupe, soit de bourian venu d’ailleurs, soit
lié aux autres traditions, n’a accepté de défiler. Le défilé n’a été que militaire,
exclusivement fait par ceux qui défilent sous des ordres, et pas par ceux issus de la
société civile avec lesquels il faut négocier. Amaral laisse comprendre, par ailleurs, que
le défilé a été assez ennuyeux. On note aussi qu’il soutient que ce n’est pas une question
d’argent, et dans ce cas cela m’a semblé être tout à fait en concordance avec ce point-
de-vue, car s’il l’avait vraiment désiré, il aurait pu faire sortir le groupe en 48 heures –
comme cela se fait lorsqu’il y a un décès – mais alors la sortie n’aurait pas eu le niveau
d’excellence souhaité. Dans d’autres occasions par contre, l’argent apparaîtra comme un
des points névralgiques en ce qui concerne le groupe. J’ai demandé à Amaral s’il ne
pensait pas que le maire serait de « mauvaise humeur » envers lui l’an prochain, c’est à
dire s’il ne risquait pas de « perdre un client de poids ». Mais Auguste me répond que
non car la bourian avait participé au défilé de l’année précédente, qui avait eu lieu dans
le carrefour du Cinquantenaire. En outre, Amaral est habitué aux défilés importants. En
profitant du sujet, je lui sors une photo de la bourian dans un grand défilé où, devant des
441
Entretien avec Auguste Amaral, le 21/09/2013 à Porto-Novo
240
personnages d’animaux et les poupées géantes, on voit Mami Watà « incarnée » par le
masque de la Première ministre britannique Margaret Thatcher, accompagnée des
danseurs masqués en Mitterrand, Giscard d’Estaing et Jacques Chirac, tous les trois en
costume et cravate. Au premier plan, Giscard d’Estaing tient dans sa main un petit bâton
en bois, qui nous rappelle la récade, bâton symbole de pouvoir royal dans le Sud-
Bénin ; quant à Mami-Thatcher, habillée d’une robe du XIXe siècle, elle porte le
serpent-vodoun Dan confectionné en mousse et étoffe :
Auguste : C’est le premier couple, Giscard D’Estaing et Thatcher (...) La télévision était là, le
président était là. Tous les ministres, tous les préfets, tout le monde ! C’est notre passage devant
les tribunes. La fête était organisée à Porto-Novo et le président, tout le monde est venu à Porto-
Novo, à la capitale442. C’est que maintenant que chacun va fêter dans son département. Sinon,
avant il a une ville-là qui est choisie pour le premier août. Parakou, Cotonou, Porto-Novo443...
En tant que personnages de la bourian, les présidents français se ressemblent car tous
trois sont « blancs de peau », partiellement chauves et vêtus de costumes gris444. Même
si, pendant pratiquement tout le mandat de Soglo au Bénin, le chef d’État français était
Mitterrand, sur la photo, c’est l’ancien président Giscard d’Estaing qui tient dans la
main gauche ce qu’Amaral a appelé, dans une autre occasion, le « bâton de
commandement ». Par ailleurs, Simone De Souza raconte dans son ouvrage que Jean De
Souza, alors chef de la bourian familiale à Ouidah, avait fait venir un masque de
Mitterrand, qu’il fait sortir lors de la fête annuelle des De Souza, le 4 octobre 1991, et
« combla de stupéfaction les invités de marque dont faisaient partie l’Ambassadeur des
USA et le Consul de France 445 ». J’ai questionné Auguste sur la raison de la récurrence
de ces masques de présidents des pays occidentaux parmi les personnages de la bourian,
en formant une sorte de (sous)genre de kaletas. Il m’explique que ce sont des riches, des
puissants. Les Agudàs n’étaient-ils pas eux-mêmes les riches, les puissants, les grands à
leur époque et de plus, des blancs venus des pays lointains, des pays des blancs ? Dans
son discours on retrouve la dénomination d’Agudà utilisé avec l’autre signification à
442
Malgré le fait de que Porto-Novo soit la capitale officielle et siège de l’assemblée nationale, le palais
présidentiel, ainsi que la plupart des ministères se trouvent à Cotonou.
443
Entretien avec Auguste Amaral, le 21/09/2013, Porto-Novo (cf. cliché n. 25).
444
À propos de la ressemblance physique entre les présidents français : « Le président français est depuis
1958 un homme blanc de plus de 50 ans » d’après l’article de Camille Renard « Le président français est-
il toujours un peu le même ? » disponible sur :
https://www.franceculture.fr/politique/le-president-francais-est-il-toujours-un-peu-le-meme
445
Simone De Souza (1992 : 84).
241
laquelle je me suis déjà référé, pour faire allusion aux « anciens » de « l’âge d’or des
Agudàs », comme je l’ai abordé dans un chapitre antérieur. D’autre part, cela ne change
pas la donne : si tu es « ómò Agudà » (fils d’Agudà, en yoruba) tu es un Agudà. Le fait
que ton ancêtre, en quelque sorte, ait été « plus » que toi, ne t’affaiblit pas par
comparaison – au contraire, cela peut t’offrir une source de force et de fierté.
446
Et bien sûr le serpent qui l’accompagne, Dan. Néanmoins celui-ci prend, dans le cas de la bourian, un
caractère accessoire, voire ornemental ; la référence étant vraiment Mami Watà. Un exemple : parmi le
public, lorsque quelqu’un veut danser avec le porteur masqué, ou offrir de l’argent au masque, personne
dans le public n’appelle « Dan, viens Dan ! », mais « Mami, viens Mami !». De même, une chanson en
yoruba d’appel à Mami, et qui intègre le répertoire de la bourian, ne mentionne pas Dan. La chanson est
« Mami...on fi dè o... » ; je l’aborderai plus loin.
447
En outre, on n’est pas totalement sûr de l’extension de ce culte – qui pourtant prend ses origines dans
le panthéon Yoruba – au Brésil du XIXe.
448
Simone De Souza (1992 : 85).
449
Drewal (1988), dans mes traductions.
242
moins tel qu’on le connait aujourd’hui, dans les toutes dernières années du XIXe siècle,
et surtout à partir des années 1910, inspiré, pour ainsi dire, par l’observation de la part
des Africains, de l’iconographie et des pratiques des commerçants Gujeratis venus de
l’Inde et leur dévotion à Lakshmi, déesse liée à la prospérité. En ce qui concerne Dan, le
serpent (ou Oshumarè, dans la version yoruba450), associé aussi à l’arc-en-ciel, il s’agit
d’un culte bien plus ancien, présent dans les populations de l’ancienne Côte des
esclaves, que le culte de Mami a incorporé à sa façon451. On peut donc tisser un lien
entre des « Mamis à trois têtes » des bourians de Ouidah et Agoué et la dévotion à
Densu, existante en particulier dans cette côte à forte présence mina où sont localisées
les deux villes. Densu est un esprit Mami Watà masculin également inspiré dans le
panthéon indien, et représenté avec trois têtes.
Même en étant une divinité largement plus populaire au Bénin, on peut trouver Dan-
serpent, cette fois sans Mami Watà, au Brésil452, comme je l’ai retrouvé sans difficulté,
et sous ce même nom, dans une maison de umbanda (religion) à Matarandiba, village
dans le Recôncavo bahianais. Néanmoins, toujours selon Drewal, de nos jours les
adeptes du culte de Mami Watà considèrent celle-ci et le serpent comme une paire
inséparable. Effectivement aucun chef de groupe bourian n’a revendiqué que Mami ou
le serpent Dan présents dans la bourian auraient été ramenés du Brésil.
Au Bénin Mami Watà vient de la mer et apporte la richesse. Elle est une femme
poisson, une sirène et est considérée comme très belle. Dans la bourian elle est toujours
blanche de peau (c’est à dire son masque représente une femme « blanche »), a un port
noble, quelque chose d’une gentille reine, à qui l’on doit une certaine révérence et n’est
jamais perçue comme repoussante ou maladroite, comme d’autres personnages de la
bourian peuvent l’être, à l’instar de ceux dont la proximité excessive peut être parfois
gênante pour le spectateur453. Selon le groupe bourian ou la situation, même leurs maris
450
Dans la bourian, par contre, même chez des familles qui revendiquent une origine yoruba (car on sait
que plusieurs revendiquent cette origine mais dans la pratique s’expriment essentiellement en langue gun
ou fon), je n’ai jamais entendu la référence à Oshumarè ; Mami portait toujours « Dan ».
451
Drewal (1988)
452
Cf. Cacciatore (1977 : 99)
453
À ce propos, Drewal (1988) mentionne une chanson Nigeriane de Victor Uwaifo, chanteur de grande
popularité : « if you see Mami wata, oh/never, never run away/Mami Wata loves music, oh/guitar boy,
never, never run away ».
Chanson disponible sur le lien : https://www.youtube.com/watch?v=8mBaIC0-cus
243
ou prétendants peuvent se montrer de diverses manières : plus ou moins sages, ou de
caractère difficile, jaloux, un peu crétins, ou encore effrayants dans l’apparence ou dans
des gestes. Pourtant Mami, elle, danse toujours tranquillement avec le public qui peut la
tenir par les mains, avec des airs de princesse dans une figure de grande allure454. Elle
reçoit beaucoup d’offrandes sous forme de pièces et de billets de la part du public et est,
en général, parmi les personnages, celui qui en reçoit le plus. Toutes les « Mamis » que
j’ai pu voir, soit personnellement, soit en photos, avaient des traits jeunes, à l’exception
de la Thatcher le cas échéant ; mais, par contre, la première ministre britannique
est considérée blanche, riche et puissante – et elle vient d’une île.
Malgré la présence des masques de politiciens dans une sortie bourian, il ne semble pas
y avoir de dimension revendicative ou de critique politique à proprement parler,
directement lié à leur présence. De même, il n’est pas exact de dire que la bourian
tourne ces politiciens en dérision, car cela ne serait pas tout à fait en cohésion avec les
pratiques. Penchons-nous ensuite sur les faits et les interprétations.
454
D’ailleurs le danseur choisi pour le masque de Mami est toujours de grande stature, « élancé » comme
disent les Béninois. Ce choix ne doit pas être très récent, car Simone De Souza (1992) mentionne déjà ce
détail concernant le groupe de sa famille à Ouidah.
244
Fis.
28
à
30
:
Défilé
ayant
lieu
pendant
la
période
du
gouvernement
de
Soglo.
Porto-‐Novo,
début
des
années
1990.
En
bas,
le
vodoun
Mami
Watà
«
incarné
»
par
le
masque
de
la
Première
ministre
britannique
Margaret
Thatcher,
accompagnée
de
ses
maris
ou
prétendants
:
François
Mitterrand,
Jacques
Chirac
et,
à
côté
d’elle,
Giscard
d’Estaing.
Au
fond,
le
chien,
le
lion
et
les
géants
Yoyo
et
Yaya.
Photos
issues
des
archives
personnelles
de
Karim
Da
Silva.
245
Pierre
Verger
(à
droite,
avec
la
canne)
observe
le
défilé
de
la
bourian.
Verger
a
été
le
premier
à
faire
de
la
bourian
un
objet
d’études.
Photographe
devenu
chercheur,
Verger
est,
d’habitude,
plutôt
derrière
la
caméra.
Ce
cliché
est,
à
ma
connaissance,
le
seul
qui
permette
de
voir
à
la
fois
Pierre
Verger
et
la
bourian.
246
Il faut mentionner tout d’abord que le groupe bourian qui utilise de la manière la plus
récurrente les masques de politiciens est le groupe de Porto-Novo. Il me semble que
dans toutes les sorties de ce groupe que j’ai pu voir il y avait au moins un politicien
parmi les personnages, le plus récurrent étant Jacques Chirac, appelé « Chirac » tout
court par les membres du groupe. À Cotonou, lors d’une présentation de la bourian des
Nevis de Ouidah, le masque de l’homme qui montait le cheval (ou la bourian) était
Barack Obama (Obama est vu comme métis, et un métis au Bénin au est considéré
d’habitude comme un « yovo », un blanc). Chez les deux groupes bourian, celui de
Porto-Novo et celui des Nevis, les attitudes des masques des présidents, ainsi que la
place que ceux-ci prenaient au sein du spectacle ont été les mêmes455.
À Porto-Novo leur danse est harmonieuse et tranquille, contrastant avec celle des
ambras, les autres masqués kaletas (danseurs habillés en tenues légères et colorées
rappelant celle des arlequins), et qui ont, je le rappelle, quelque chose d’inquiétant dans
leur apparence et dans leur danse. Les présidents français peuvent éventuellement
alterner leur danse avec des salutations envers le public, à la façon des salutations des
politiciens envers une foule qui les accueille avec bienveillance, mais avec des
mouvements presque au ralenti, un peu comme un Pape salue ses fidèles. En fait, tous
455
Aubin Doevi, patron de la bourian localisée dans le marché de Missèbo, à Cotonou, m’a montré, lors
d’une visite au couvent de son groupe, un cheval dont le cavalier était Jacques Chirac, d’ailleurs habillé
d’une façon très élégante : veste en imitation de fourrure, pantalon en cuir et bottes de cowboy, le tout de
couleur noire. Je n’ai cependant pas eu l’occasion de voir ce groupe en action, me limitant à cette visite
de leur maison-siège et, lors d'autres occasions, à des rencontres avec ses deux principaux membres, le
patron et le chanteur. Le même Aubin Doevi, un trentenaire qui travaille dans la sécurité du marché de
Missèbo, à proximité duquel il réside (dans le même compound où se trouve le couvent de sa bourian), est
au centre d’une anecdote à propos de l’intérêt toujours renouvelé par les masques de Jacques Chirac. Cela
prend place en février 2015, soit plusieurs années déjà après la fin du mandat du président en question
(2007). J’avais mentionné Aubin, à un collègue anthropologue travaillant sur le marché de Missèbo. La
connaissance avec Aubin a effectivement ouvert des portes au chercheur et, lors d’un terrain ultérieur, ce
dernier voulait lui apporter un cadeau en guise de remerciement. Je lui ai alors suggéré d’offrir un masque
pour sa bourian. Il achète donc un masque de crocodile choisi en Angleterre. Le cadeau a beaucoup plu à
Aubin, qui s’est immédiatement enthousiasmé et a demandé au chercheur, lors d’un prochain passage au
Bénin, de lui apporter d’autres masques de lion, de Jacques Chirac et de George Bush. En 2013 j’avais
vu le Chirac cavalier de ce groupe. Il est possible que son ancien masque de Chirac se soit abîmé plus
rapidement que d’habitude ou que la qualité des masques anglais lui ait semblé supérieure à son propre
masque. Cela souligne en tous cas l’intérêt soutenu pour la figure de Chirac dans sa bourian.
247
leurs mouvements sont des mouvements d’hommes élégants et d’âge mûr, très
différents des personnages des vieillards, qui tremblent, torses courbés s’appuyant sur
des cannes. Quand les présidents portent des cannes, celles-ci sont plutôt des
accessoires d’élégance que d’appui. Les présidents sont donc des personnages
sympathiques, souriants, et pour ainsi dire, d’apparence et d’attitude « respectables ». Il
faut dire que, à Porto-Novo, même si Mami Watà est souvent accompagnée par au
moins un président, il ne s’agit pas d’une règle : parfois son compagnon peut être, par
exemple, Jean-Paul Belmondo, qui se montre dans tous les cas également habillé en
costume et cravate. Mais du point de vue de l’organisation d’une bourian, cela revient
presqu’au même : Belmondo est « riche, blanc et célèbre » ; encore un personnage
occidental qu’on voit à la télé et –point important– il porte un costume. On verra dans
des extraits d’entretien que le costume est un marqueur fondamental de différenciation
parmi les masques.
D’autre part, un président peut apparaître dans une autre position « noble » : chez Guran
on peut voir la photo déjà mentionnée d’un Chirac souriant qui chevauche l’ânesse, la
bourian qui donne le titre à la fête456. D’une façon analogue j’ai pu assister, presque une
vingtaine d’années après Guran, à un Obama qui montait l’ânesse de la bourian des
Nevis457.
456
Guran (2010 : 184) ; comme d’habitude, ce n’est pas clair si on a affaire à un cheval ou à un âne ou
ânesse.
457
En 2015, lors de la Fête du Bonfim à Porto-Novo un danseur masqué en Obama, à pied, vêtu en
costume et cravate a fait une apparition en même temps que les poupées géantes.
458
Mais pas tant que ça, non pas seulement à cause du caractère docile de l’animal, mais probablement
parce qu’une inclinaison trop importante pourrait laisser à la vue du public les pieds du porteur du
masque à l’intérieur du cheval, chose considérée comme signe de manque d’attention ou vue
comme « moche » ; des caractéristique associés à une « bourian mal faite », ou « pas sérieuse ».
248
claire présents, tels que moi-même ou mes occasionnels accompagnateurs459. Quant au
cheval, même si celui-ci peut éventuellement marcher en dansant, ce qu’on voit est un
masque-personnage qui ne nous suggère pas un cheval sauvage ou débridé, mais un
cheval de proximité, de cour, un animal bien maîtrisé, qui s’approche lentement et qui
présente la tête pour des caresses (et pour des pièces offertes, bien sûr). Un cheval qui
sert surtout à transporter tranquillement son distingué cavalier, qui fait plus de
mouvements de rapprochement et d’éloignement, rythmés par des balancements de
hanches minimalistes, que de danse à proprement parler comparé au bœuf, son
équivalent en volume. En fait, c’est par ce genre d’attitudes de l’animal que je viens de
répertorier, beaucoup plus que par la correspondance lexicale, que l’on se rend compte
que l’on a affaire plutôt à un âne ou une ânesse, vu que peu d’Agudàs savent que la
figure du cheval correspond à l’ânesse [bourian/burrinha] dont la fête prend le nom ;
cela est une connaissance qui se résume, en général à quelques personnes parmi les plus
âgées. Les caractéristiques concernant le cheval-ânesse, ici décrites, ont été observées
dans la bourian de Porto-Novo, dans celle des Nevis et mais aussi chez les De Souza de
Cotonou460, où cependant il n’y avait pas de président parmi les personnages. Chez les
De Souza de Ouidah, par contre, on peut assister à un cheval de confection et d’attitudes
quelque peu différentes, comme on le verra plus loin.
Les attitudes des présidents, qu’ils soient à pied ou à cheval, sont donc toutes
« respectables », comme dit auparavant. Elles provoquent des sourires, mais pas de
moquerie ou d’aversion. Je n’ai jamais entendu de référence à ces personnages, soit de
la part du public, soit de la part des membres du groupe, comme étant quelque chose de
ridicule, de mineur ou d’odieux ; au contraire. De même, aucune critique politique ou
idéologique n’a été exprimée. Après trois années de connaissance mutuelle, un jeune
membre, d’origine Agudà, me révèle qu’il était, depuis plusieurs années « Chirac », et
459
Je n’ai jamais assisté à la bourian en compagnie d’étrangers noirs africains, je ne pourrais donc pas
dire, si le cheval ou d’autres personnages leur feraient les mêmes révérences ou pas. L’exception a été
une fois dans la fête des De Souza, à Ouidah, en présence d’un Burkinabè, surnommé par ces amis de
« No Light », car de peau visiblement plus foncée que les béninois de la région. Ce jour-là il y avait une
quantité exceptionnelle d’invités âgés et de prestige, ainsi que divers occidentaux. « No Light » n’a pas
reçu les révérences, mais comme celui-ci avait la vingtaine et n’avait pas l’apparence de quelqu’un de
spécialement aisé, je crois que, même lors d’une sortie habituelle de la bourian, il les aurait difficilement
eues. Par contre, même s’ils ont la vingtaine, les occidentaux sont d’habitude la cible des révérences de la
part des personnages qui le font.
460
C’est à dire, le groupe dont le chef est Arnaud Codjo De Souza.
249
qu’il avait eu trois ans d’entraînement, centrés sur la partie musicale, avant qu’ont lui
confie ce rôle461. Plus tard, Auguste Amaral allait m’expliquer que le choix du danseur
pour certains personnages tels que les présidents, est très précis. Il est difficile de
débuter dans la bourian en incarnant un personnage aussi important que celui-là, car la
façon de danser doit exprimer le rang du personnage dans la société. Voici un extrait de
l’entretien avec le jeune danseur :
Joao : Le lion [un kaleta ambra], il est un peu « fou », il est toujours comme ça ?
Cristel : C’est toujours comme ça. Il porte un marteau dans les mains. Ils ont fabriqué ça avec
du bois. C’est pour faire peur aux gens. Quand il danse là, il te remet ça, tu vas te lever pour
danser, tu vas donner l’argent.
J : oui, car lui il danse bien différemment de toi, Chirac...
C : C’est pas le même... les petits kaletas, vu le porteur du veste ; c’est pas la même danse.
Quand tu es kaleta tu dois faire un peu de...un peu de grimace quoi ! Tandis que le porteur du
veste doit aller posément, posément 462.
Le danseur Cristel est spécifiquement celui qui porte Chirac, mais à Porto-Novo, en
plus des présidents, des artistes tels que Belmondo ou Pavarotti, ainsi que les vieillards,
portent des vestes. Les présidents sont en quelque sorte des avatars des prestigieux
Agudàs d’autrefois ; ils les incarnent en étant en même temps d’autres personnages,
dans une superposition de références qui peut paraître confuse pour un observateur
extérieur mais qui est très logique pour les Agudàs. Ces présidents peuvent être vus
aussi comme des « blancs riches », qui viennent rendre visite et hommage, en amenant
du prestige à leurs proches ou semblables, soit les autres blancs riches qui sont ou qui
ont été des Agudàs. La référence faite, selon l’occasion, aux « blancs », comme étant
une unité, c’est à dire, sans différentiation d’essence entre Français, Allemands,
Brésiliens, Américains etc., est très courante, notamment chez les non Agudàs et je l’ai
461
Dû à son âge, vingt-quatre ans, il ne pouvait pas être Chirac à l’époque de Mami-Tacher ou celui
qu’on voit chez Guran. Ensuite le jeune danseur raconte le premier jour qu’il a pris ce masque ; lui qui
n’était arrivé, en principe que pour jouer le pandeiro [tambourin] :
« je me rappelle c’était au musée Da Silva (...) Je ne savais pas ! (...) on me dit que de rentrer ici [dans le
couvent] ! Là-dedans ils m’ont testé, j’ai dansé, et ce jour-là j’ai porté masque. (...) J’ai porté Chirac !
C’est de là que j’ai pris la place de Jacques Chirac, c’est une autre personne qui porte Chirac. Car Jacques
Chirac c’est un homme qui a de taille. Quand lui est parti en voyage, j’ai pris sa place. J’ai presque un
mètre quatre-vingt. Après j’ai commencé à porter d’autres masques, jusqu’à aller porter le cheval etc… ».
Entretien de Cristel Emmanuel Cessi Amaral (beau-fils d’Auguste Amaral) le 30/06/2013, à Porto-Novo.
462
Entretien avec Cristel Emmanuel Cessi Amaral, le 30/06/2013, à Porto-Novo. On note qu’il dit qu’un
Kaleta doit faire la grimace, sans être conscient que « kaleta » (distortion de « careta »), veut dire
exactement « grimace » en portugais. Le sens primaire littéral du terme s’est perdu, mais la fonction à
laquelle le terme renvoie reste encore présente.
250
entendu à plusieurs reprises. Un discours qu’on pourrait résumer à peu près
comme étant : « les caractéristiques et attitudes qui vous réunissent, vous les blancs,
sont plus marquantes que les choses qui vous éloignent »463.
L’entretien avec « Brasil » (parfois dit « le vieux Brasil »)464 et Eugène Monteiro qui ont
autour de la soixantaine et ont été, pendant longtemps, membres du groupe de
l’Association à Porto-Novo, jette une lumière sur plusieurs points d’intérêts à propos
des présidents, à commencer par la façon par laquelle ils doivent se montrer :
Brasil : Là où on veut porter des masques on ne laisse pas n’importe qui rentre dedans qui
sache qui celui qui veut porter c’est lui ou cela...non ; (...) chez moi personne ne sache pas là où
moi je sors. Des fois je sors...
Joao : tu sors avant les gens ?
Brasil : Jamais ! Je serais le dernier ! Le président ne vient pas comme ça ! Ce sont les gens qui
attendent le président avant qu’il vienne, non ? Je suis là dans le couvent, je m’habille
déjà...lorsqu’on appelle Mami, c’est là que je sors ! Je sors avec Mami ! Avec [en tant que]
Mitterrand. Les photos de Mitterrand que tu vas voir avant, avant, c’est moi.
Brasil - c’est notre grande sœur qui est en France, c’est elle qui nous a amené masque,
Mitterrand, Mme Thatcher...
Joao : pourquoi on prend toujours des présidents ?
Monteiro : C’est [Auguste] Amaral qui fait ces idées-là465.
« Grande sœur » ici doit être entendue comme une femme de la communauté Agudà qui
leur est très proche, plus au moins de leur génération mais un plus âgée, mais pas âgée
au point de s’aligner sur la génération de leurs mères. On se réfère là probablement à la
463
Souvent exprimé en fon par « migni nu dokpo », qui serait : « vous êtes les mêmes », ou « vous êtes
un ».
464
Il n’y a pas de famille Brasil au Bénin, même si c’est un nom qu’on peut retrouver au Brésil de nos
jours couramment. « Brasil » est donc un surnom ; pourtant mon interlocuteur ne m’a pas révélé son
prénom ou nom de famille ; ses amis ne me l’ont pas révélé non plus. Je peux supposer donc qu’il n’est
pas Agudà par lignée paternel.
465
Entretien avec « Brasil » et Eugène Gnaoui Monteiro le 19/01/2015 à Porto-Novo. J’avais déjà posé la
question à propos de l’absence d’un masque de Sarkozy. Gafaro Gomez, la cinquantaine, ancien membre
de la bourian de l’association, est Agudà musulman et participait à la confection et au choix des masques.
Il a abordé le sujet lors d’un entretien tenu le 02/09/2013 : « Même ceux de Ouidah, c’est là dans ce
magasin à Porto-Novo qu’ils viennent acheter. J’ai demandé Sarkozy, ils m’ont dit qu’ils n’ont pas fait
parce que Sarkozy n’était pas aimé en France. »
251
grande sœur consanguine d’un compagnon (ou ancien compagnon) de la bourian.
L’extrait suivant corrobore ce que je disais plus haut, que les présidents apparaissent
dans la bourian comme des avatars des anciens Agudàs. Monteiro et Brasil
souhaiteraient « chauffer » quelques aspects de la bourian, innover en se basant sur les
éléments qui le constituent. Ils ont l’idée de substituer les masques des présidents pour
les masques des anciens chefs de famille Agudàs (papa Monteiro, papa De Campos...).
On remarque que l’interlocuteur ne dit pas les prénoms des « anciens frères Agudàs »,
car ici c’est en fait leur fonction d’aïeul, de chef de famille qui importe.
Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que l’idée est tout à fait originale et, il faut
l’avouer, brillante : il s’agirait alors d’une expression complètement nouvelle mais en
totale consonance avec ce que représente la bourian et ce qui y est représenté. On
466
On note qu’il inclut dans le projet l’hommage à l’aïeul de la famille Amaral. Il fait référence très
probablement à Édouard Amaral, père d’Auguste, actuel chef de la bourian. Rendre hommage à l’aïeul
d’une personne est un acte de grande diplomatie. Cela est un signal selon lequel l’innovation souhaitée se
ferait dans l’inclusion, sans rupture frontale avec l’actuel chef et sa famille, avec qui, on le verra, ils ont
quelques différends.
467
Ici ce n’est pas qu’ils souhaitaient faire un hommage à celui qui serait « le créateur de la première
bourian au Brésil », mais très probablement à Simplice Gonzalo. Immédiatement avant ce dialogue,
Brasil me disait : « Papa Gonzalo sortait dans un masque. Ah ! C’est lui qui est notre maître ! ». Je
demande si l’on se réfère à Simplice Gonzalo, et Monteiro me le confirme. On trouve chez Guran (2010 :
164 -165) les références à Simplice Gonzalo comme l’initiateur de la fête du Bonfim à Porto-Novo.
468
Entretien avec « Brasil » et Eugène Gnaoui Monteiro, le 19/01/2015 à Porto-Novo.
252
pourrait dire qu’ils cherchent une sorte d’hyper expression de l’essence, de l’ethos de la
manifestation, en explicitant leur ancestralité. Il faut dire que je n’ai jamais entendu de
référence à quelque chose du genre ni sur le terrain, ni dans la littérature dédiée aux
Agudàs. Toujours selon les explications données par Brasil, dans la bourian on verrait
les animaux appartenant aux présidents :
(...) Les kaletas qui ont des pantalons...ils sont en train de sauter dedans...ce sont les gardes du
corps des...les bourgeois ! Ces sont les types de petits masques-là qui font du bruit ; tu vois
comme taureau, ou bien gorille, soit lion, ce sont les animaux des présidents, c’est ça469 !
Dans cette optique, dans la bourian on aurait affaire à la mise en scène d’une espèce de
zoo particulier appartenant aux bourgeois/présidents/anciens Agudàs. La danse des
kaletas de pantalon, qu’il appelle les « types de petits masques » (les ambras), est
perçue comme chaotique : ils sont «en train de sauter dedans », ils « font du bruit » ; ces
mots illustrent bien la caractéristique inquiétante que peut prendre leur danse. D’autre
part, cet extrait fait apparaître clairement l’idée d’une hiérarchie entre les différents
types des masques470.
Je profite de ce sujet pour ouvrir une parenthèse. Comme nous les savons, nous devons
être attentifs à ne pas assigner aux acteurs sociaux ce que nous pensons, ou ce que nous
aurions pensé, ou ce que nous aurions fait, face à une situation déterminée. On pourrait
donc se demander dans quelle mesure l’apparition des masques des présidents dans la
bourian serait une dérision. Comme je l’ai dit auparavant, je soutiens que ni les
présidents, ni les cavaliers de la bourian ne sont des cibles de dérision à Porto-Novo. La
dérision serait « moquerie, raillerie mêlées de mépris »471 or, ce n’est pas cela qu’on
trouve chez les Agudàs à propos des présidents. Auguste Amaral, qui est le responsable
ultime du choix des masques, me dit que Chirac aimait l’Afrique, qu’il se rendait
souvent dans le continent, même en dehors de ses fonctions officielles, rajoute-t-il. Il
n’a jamais évoqué de vision négative dans le discours de l’ancien président français. De
la même façon, Cristel, le danseur qui incarne « Chirac » ne montre aucun signe de
469
Entretien avec « Brasil », le 19/01/2015 à Porto-Novo.
470
Cela nous permet de faire un parallèle avec le Cavalo-Marinho à Pernambouc, au Brésil, où des
personnages humains peuvent être propriétaire des personnages animaux, comme me l’a montré Mestre
[Maître] Zé de Bibi, chef de groupe dans les proximités de la ville de Gloria do Goitá, le 18/01/2017.
471
Selon le dictionnaire du CNRTL.
253
critique du politicien ou de sa politique. Je cherche ici à faire la critique d’un genre de
raccourci analytique dans lequel le chercheur pourrait facilement tomber – car il semble
tout à fait logique – et qui nous informe peut-être plus sur les représentations de celui
qui écrit que sur les faits eux-mêmes. Voici un extrait de l’ouvrage de Simone De
Souza :
D’abord il faut avoir à l’esprit que Simone De Souza décrit exclusivement la bourian
des De Souza, à Ouidah. À son époque, le duo cavalier-âne présentait le même caractère
imposant et de maîtrise de soi-même que son équivalent porto-novien. L’idée que le
cavalier pourrait être l’évocation du contremaître intendant surveillant des esclaves me
semble quelque peu fantaisiste. En outre, les masques ne sont pas tous perçus comme
« grotesques ». Quelques-uns sont perçus comme étant beaux ou dignes de respect.
Enfin, je ne vois pas de moquerie concernant les maîtres ou les nobles, puisque les
Agudàs sont surtout connus pour avoir été de riches commerçants et des maîtres
d’esclaves et cela est notamment mis en évidence (plus spécifiquement le fait qu’ils
étaient riches). Je ne vois pas pourquoi les Agudàs auraient intérêt à se moquer des
puissants. Les grandes familles agudàs, auxquelles se rattachent les principales
bourians, ont été des commerçants d’esclaves ou des membres de la partie aisée de la
société tels que les De Souza, les D’Almeida, les Domingo, les Martins, les Paraïso... À
leur tour, les familles qui étaient sous leur tutelle/influence ou les branches moins aisées
de leurs propres familles, reprennent les formes d’expressions des branches aisées.
Parmi ces familles, quelques-unes ont été effectivement fondées par des « non-noirs »
(De Sousa , Domingo Martins, Medeiros...), d’autres par des Africains devenus riches à
leur retour en Afrique (D’Almeida, Paraïso...). En outre, Guran a abordé le fait qu’au
Bénin le stigmate de l’esclavage est effectif, (c’est-à-dire perçu négativement)
472
Simone De Souza (1992 : 85-86).
254
seulement dans le cas où un ancêtre masculin a été esclave en Afrique et pas au
Brésil473.
« (...) lors d’une cérémonie de bwete qui s’est tenue en 2002 (...) au Gabon, Jacques Chirac est
venu danser au milieu des masques d’ancêtres. Il s’agissait visiblement de l’un de ces masques
en latex que l’on peut trouver en France dans les magasins de déguisements de carnaval (...)
Société initiatique masculine originaire des Mitsogo et des Apindji, le bwete confère une place
centrale aux ancêtres, notamment à travers les sorties de masques qui incarnent de manière
générique les esprits d’ascendants défunts. Les initiés font ainsi revenir au village les ancêtres
tutélaires (...) ; par leur danse, ces derniers assurent le bonheur et la prospérité de la
collectivité.474»
Dans le même genre de rituel au Gabon, Bonhomme observe encore l’apparition d’une
variante de Mami Watà :
« Au cours de cérémonies chez les Mitsogo, j’ai assisté plus d’une fois à l’apparition d’une
‘‘femme blanche’’. Il s’agissait en réalité d’un initié portant une perruque avec de longs
cheveux raides (...) Cette femme blanche à l’abondante chevelure évoque le personnage
folklorique de la sirène, dont on trouve de nombreuses représentations dans l’art rituel au
Gabon. Il s’agit là d’une déclinaison locale de Mami Wata (...) La figuration du Blanc permet
473
Reis et Guran (2002) mentionnent que le dévoilement de ce phénomène relatif au stigmate de
l’esclavage revient à Paul Marty (1926 : 17). Une polémique s’est créée autour de cet article, où les
auteurs montrent que la version soutenue par Karim Da Silva au sujet de ses propres ancêtres n’est pas
fondée.
Le point principal est le suivant : Da Silva, le riche Agudà, soutient que son arrière-grand-père (dont tous
s’accorde à dire qu’il était un yoruba libre, vendu et envoyé au Brésil comme esclave) serait revenu de
Bahia vers l’Afrique en tant qu’affranchi. Cela contraste avec les indices trouvés par les chercheurs
indiquant que celui-ci aurait été expressément racheté à Bahia à la demande d’un riche Brésilien qui
résidait à Porto-Novo, José Domingos Martins, pour être son barbier personnel.
La version proposée par les chercheurs changerait la condition de Da Silva, qui deviendrait alors un
« descendant d’esclave » enlevant du prestige à Karim Da Silva dans ses enjeux de légitimité et de
pouvoir, notamment dans le milieu des musulmans de Porto-Novo, où sa famille tient une place
importante depuis des générations, malgré beaucoup d’opposition. Il m’a parlé spontanément du sujet, qui
d’ailleurs le met fort en colère, et a extériorisé son mépris pour Guran et ses propos lors de notre
entretien, qui s’est tenu dans sa résidence le 9/7/2013 à Porto-Novo.
474
Bonhomme (2010).
255
de rejouer autrement la relation qu’on entretient avec lui. Dans le cadre du rituel, celle-ci est en
effet souvent représentée comme une relation de parenté : l’Européen n’y apparaît pas comme
un étranger, mais comme un jumeau, un cadet ou un ancêtre475. »
Chez les Agudàs cette relation de parenté est directe et verbalement revendiquée : le
blanc luso-brésilien qui s’incarne dans le masque de Chirac ou dans les poupées
géantes, n’est pas un étranger, mais un ancêtre, un icone de l’essence même de leur
revendication identitaire. Toujours chez Bonhomme (2010), ces propos pouraient bien
s’appliquer à la bourian : « L’ancestralisation du Blanc conserve néanmoins sa
pertinence en contexte rituel car la performance rituelle offre la possibilité d’une mise
en scène de ce rapport ironique au Blanc. » Dans le cas des présidents dans la bourian,
on a certes du rire et de l’ironie, mais pas de dérision ou de ridiculisation, au moins dans
les bourians qui se veulent fidèles à une tradition lignagère agudà, car les (masques)
blancs qui apparaissent sont, en fin de comptes, les ancêtres ou « les amis de ceux-ci »,
donc des invités d’honneur. D’autre part, l’utilisation des masques de présidents dans le
contexte postcolonial français renvoie à celui qui a été souvent représenté en Afrique,
Charles de Gaulle :
475
Bonhomme (2010)
476
Bonhomme (2010)
256
D’après ces idées, dans la bourian les Agudàs joueraient publiquement l’appropriation
du prestige des blancs dans une « mimesis rituelle comme stratégie d’appropriation de
l’altérité des Blancs »477.
Toujours au Brésil, cette fois dans l’état de Pernambouc, on va trouver un roi, une reine
et sa suite dans les Maracatus, groupes de percussions qui se produisent durant le
carnaval. Le couple royale est habillé à la façon des rois du XIXe siècle. Selon Guerra-
Peixe, le cortège du Maracatu, dont on a des registres à partir des années 1860, est « une
suite royale dont les pratiques sont des réminiscences récurrentes des fêtes de
couronnement des rois noirs [un peu partout au Brésil], élus et nommés dans
l’institution du Roi du Congo », dont on a des registres à partir du XVIe siècle et qui
concernait aussi des noirs originaires d’autres parties d’Afrique479. La fonction de roi
pouvait être occupé soit par un esclave soit par un affranchi et, pour faire court, les
élites de la période esclavagiste considéraient en général qu’il ne s’agissait que de
divertissements sans grandes conséquences pour les nègres, les tolérant comme des
477
Taussig (1993) cité par Bonhomme (2010).
478
Dans l’original en portugais : « O povo gosta de luxo ; quem gosta de miséria é intelectual » et « Vá
você fazer o carnaval de uma escola de samba no morro e pedir pro crioulo sair de escravo, ele te manda
a... Porque escravo ele já e o tempo todo. Ele gosta é do luxo, ele quer ser príncipe e princesa (...)”
Extrait du site web du journal Extra, de Rio de Janeiro. http://extra.globo.com/noticias/rio/joaosinho-
trinta-povo-gosta-de-luxo-quem-gosta-de-miseria-intelecual-leia-outras-frases-
3470006.html#ixzz4bFRzlXua
479
Guerra-Peixe (1955 : 12-15) ; son enquête, réalisée entre les années 1949 et 1952, est encore
considérée comme l’étude la plus complète sur le genre, selon Isabel Guillen (2007).
257
formes de soulagement festif pour la population noire, dans une espèce de « contrat
social » tacite pour maintenir l’ordre dans la société. Postérieurement, les chercheurs se
sont rendu compte que ces rassemblements et ces rois pouvaient avoir d’autres rôles
sociaux et religieux, mais cela nous écarte de notre sujet480. Selon Biu Vicente, « dans le
Maracatu on trouve rébellion, adaptation et négociation pour le maintien de la
culture »481. On va retrouver des éléments des fêtes des rois du Congo dans leurs
déploiements festifs du Nord au Sud du Brésil tels que la Congada, le Congo, les
Cucumbis, les Maracatu etc. Les Maracatus les plus traditionnels sont, encore de nos
jours, associés à des pratiques religieuses afro-brésiliennes. Quand le roi et sa suite
sortent dans la rue au son des tambours, il y a certes du divertissement et de la
réjouissance, mais il y a aussi du sacré, inspirant à la fois le respect et le sérieux par
rapport à quelques-uns de ses aspects. Le moment le plus visible du lien entre Maracatu
et le sacré me semble être « La nuit des tambours silencieux », nuit à laquelle j’ai pu
assister à deux reprises, et qui se tient le lundi de carnaval à Recife, où les groupes de
Maracatu viennent prêter hommage aux ancêtres devant une église du XVIIIe siècle. À
minuit les tambours et les danses s’arrêtent pendant une demi-heure pour des chants-
prières, pour la plupart en yoruba, dédiés aux ancêtres, dans un rite lié à la religion
Xangô (Shango ou Candomblé, si l’on veut). Puis les tambours et les danses reprennent
avec force.
Si j’ai mentionné la samba de Rio, les fêtes des Rois du Congo et le Maracatu, c’est
pour montrer que l’on trouvait et qu’on trouve dans plusieurs fêtes brésiliennes des
éléments faisant référence à une noblesse noire, vêtue luxueusement à l’occidentale et
que cela n’est pas fait à titre de dérision. Il ne faut donc pas le confondre avec la
dérision des riches et des nobles qu’on pourrait trouver dans certains carnavals
européens et qui ont parfois étés repris au Brésil, mais au sein d’autres genres de
manifestations carnavalesques, comme dans le choix de costumes individuels qu’on
peut voir dans ce qu’on appelle le « carnaval de rue », où habituellement on constate
peu de revendications d’une tradition plus « profonde » ou liée au sacré. Les masques
480
Je renvoie à l’ouvrage de Marina de Mello e Souza (2002), Reis negros no Brasil escravista - História
da Festa e de Coroação de Rei Congo, [Rois noirs dans le Brésil esclavagiste - Histoire de la fête du
couronnement du roi Congo] ; et aussi aux articles de Mello e Souza et Vainfas (1998) et d’Eric Brasil
(2014).
481
Biu Vicente, « Maracatus em Pernambuco » in Resende et Santos (2009 : 19).
258
en costume de la bourian des Agudàs tels que ceux des présidents, l’élégance de la robe
à crinoline de Mami Watà, les poupées géantes (notamment à Porto-Novo), me
semblent être en phase avec les trois fêtes brésiliennes mentionnées sur ce sujet de la
non dérision. On pourrait dire que, chez ces personnages, on a des représentations qui
peuvent également comporter des aspects ironiques ou comiques, mais ce n’est pas tout
à fait de la dérision carnavalesque pure et simple.
Pourtant, si toutes les fois que j’ai assisté à la bourian de l’association de Porto-Novo et
celle de la famille Nevis de Ouidah, je n’ai pas constaté de dérision à l’égard des
présidents français, du cavalier, de Mami Watà et de ses accompagnateurs, en revanche,
il est possible que la performance soit variable avec d’autres groupes. Voici le récit d’un
porteur-danseur du groupe de l’Association, de 28 ans :
J :…et pourquoi les masques font toujours une révérence ? Ils sortent du couvent, vont vers les
musiciens...
Gratias : saluer, ils vont saluer, saluer trois fois. Tu vas devant ceux qui sont en train de
regarder, ceux qui sont derrière, tu les salues tous. Maintenant tu esquisses quelques pas de
danse, tu rentres dans la foule, tu vas les donner la canne, tu invites à danser, et quand Mamy
vient, quelques masques doivent quitter pour qu’il y ait de la place...tu vois seulement Mamy
avec son mari, Mamy avec ces deux maris... Jacques Chirac et Mitterrand, hehehe, après les
deux font le jeu de vouloir prendre une femme, l’autre dit laisse-moi ma femme, l’autre dit ne
touche pas ses fesses, l’autre lui dit moi je veux...hehehe, en même temps dans le rythme-là (...)
482
482
Entretien avec Gratias Talon (mère Domingo) et Joël Ferraez le 29/08/2013, à Porto-Novo. Il n’y a pas
de polyandrie dans le Sud-Bénin, mais de la polygamie ; nonobstant on se réfère souvent aux
accompagnateurs de Mami Watà comme étant ses « maris ». Je retournerai à Mami Watà dans le chapitre
dédié à Ouidah.
259
présidents français, rajoute une couche d’humour. Cependant, même dans ce récit, où il
y a de l’ironie, il n’y a pas de positionnement politique à proprement parler.
Il faut dire que malgré les attentes qu’on pourrait avoir (ou que quelques-uns pourraient
avoir), les Agudàs, dans leur bourian, ne se montrent ni anticolonialistes, ni anti-post
colonialistes, ni esclavagistes ou anti-esclavagistes, ni anti-oligarchistes, et encore
moins, marxistes ou antimarxistes483. Le propos suivant, tenu par le chef Auguste
Amaral, illustre bien cette absence de prise de position politique et idéologique :
Dans la bourian on va retrouver à peu près les mêmes éléments que dans les sorties de
vodoun telles que les eguns. Ce sont des situations où ce qui est présenté pour le public
peut prendre des dimensions de rite, d’évocation des ancêtres, de distinction parmi les
groupes sociaux, de spectacle, de performance, de prestation musicale, d’admiration
pour les masques, pour les costumes, les gestes et les danses... Au sein de tout cela, il y
a également un créneau pour l’humour, pour des situations comiques et pour un aspect
ludique – celui d’un jeu sérieux. La particularité dans la bourian est que l’aspect
d’humour ludique y est très prononcé, ou pour être plus précis, mis en évidence, au
premier plan, si on le compare avec les sorties vodoun. Cependant, autant on a du
comique dans une sortie d’eguns ou de zangbétòs, autant on a du sacré ou du « sérieux »
dans une sortie bourian. Ce qui change est la proportion, et évidemment, les manières
de le faire. Les caractéristiques ci-dessus décrites sont perceptibles lorsqu’on se penche
sur les groupes de bourian des familles Agudàs qui revendiquent une tradition et une
transmission lié à l’ancestralité. Par ailleurs, je rappelle qu’il existe aussi des groupes
bourian organisés par des non Agudàs qui revendiquent un aspect de transmission, mais
pas à proprement parler une ancestralité brésilienne en ligne directe.
483
Je rappelle que lors de sa première période de pouvoir, le président Kérékou avait mis en place, à
partir de 1974 une option socialiste, sous des idéaux marxistes-léninistes.
484
Entretien avec Auguste Amaral, le 19/06/2013 à Porto-Novo.
260
Les débuts d’une sortie bourian et la danse des Kaletas
Les ambras ou abras sont les kaletas par excellence de la bourian. Ils sont les
personnages, ou mieux, la catégorie de personnages, les plus nombreux et surtout,
lorsqu’on assiste à une prestation bourian de cour, ceux qu’on voit le plus longtemps,
qui restent le plus de temps « en scène ». Lors des sorties du genre défilé/carnaval, en
principe tous les personnages restent durant le même temps sous le regard du public.
Cependant, ces cortèges sont des moments d’exception, nettement moins fréquents que
les sorties de cour. Pendant toute la durée d’une sortie bourian – et ici je me réfère aussi
bien aux sorties de cour qu’aux carnavals – on voit au moins un ou deux ambras,
parfois trois ou quatre. La présentation de cour débute uniquement par de la musique et
des chansons d’ouverture. Lorsque le premier ambra apparaît, c’est à dire, sort du
couvent485, les spectateurs savent que la partie des masques va commencer. En fait ce
n’est qu’à ce moment-là que la bourian, à proprement parler, va débuter. Parler des
abras revient donc forcément à parler des débuts du spectacle.
Chauffer comme une braise tiède sur laquelle on souffle... Les débuts d’une sortie
bourian.
485
Dans ce cas, le couvent-loge, situé dans le voisinage de la cour où a lieu la présentation. Ne pas
confondre avec le couvent-siège (ou couvent-dépôt) des masques du groupe. Je précise néanmoins que
« couvent » tout court est le terme emic dans toutes les situations, auquel je rattache un terme
explicatif (couvent-loge ; couvent-siège ; couvent-dépôt).
261
commencent à chanter a cappella486 dans les microphones, peu de temps après une
castagnette se fait entendre, marquant la pulsation musicale avec subtilité. La chanson
d’ouverture est d’habitude « acenda a luz Maria » [allume la lumière Marie], que les
Agudàs comprennent comme faisant référence à « Marie, mère de Dieu », sans pourtant
comprendre le reste des paroles487. L’entrée en scène des chanteurs et musiciens n’est
pas celle d’un concert à l’occidentale, en dépit des grandes enceintes et du système de
sonorisation. L’entrée de la bourian est minimaliste et, pour ainsi dire « humble », c’est
à dire sans moment précis de début bien marqué et quelque peu triomphal que souvent
on peut trouver dans un concert de musique populaire. Cette caractéristique minimaliste
et « humble » est valable même si on prend en compte une présentation de la bourian
sur une scène de concert comme celui du dimanche de la fête du Bonfim de 2015. Dans
une cour de maison-compound, ou dans le Bonfim, la façon de commencer les
présentations est identique. Les voix chantent avec peu d’intensité (le chef chante quand
même sur un degré d’intensité plus élevé que le chœur) ; les instruments entrent en
action peu à peu et d’une façon suave, les parties instrumentales sont étirées ; on peut
dire que tous les paramètres musicaux sont alors « peu denses ». « Peu denses » en
quantité et intensité des éléments musicaux et scenico-musicaux488.
486
« Chanter a capella » est l’acte de chanter, à une ou plusieurs voix, sans accompagnement des
instruments, celle-ci étant la définition stricte. Cependant chanter avec un subtil marquage rythmique ou
en tapant des mains peut être considéré comme un chant à capella dans un sens plus large, que je pourrais
définir comme étant un « chant à voix nue ».
487
Consultés au sujet de cette chanson, le chef Auguste Amaral et Mme Domingo (choriste et joueuse de
castagnettes), ont montré qu’ils comprennent le sens d’autres phrases du texte, obtenues suite à des
demandes de traduction faites à des Brésiliens de passage ou par la professeure de portugais. Celle-ci
avait un peu travaillé sur les chansons de la bourian ; néanmoins, je ne sais pas si cela a été fait pendant
ses cours ou lors des visites ou des recherches réalisées à part, à titre personnel. Aussi bien Auguste que
Mme Domingo sont d’ailleurs catholiques pratiquants.
488
Par scénico-musicales je veux dire l’aspect des postures, expressions musicales, faciales et gestuelles
des musiciens et chanteurs une fois « sur scène », c’est à dire pendant leurs moments de prestation
musicale à proprement parler. Je cherche donc à différencier les éléments « scénico-musicaux » des
éléments uniquement « scéniques », qui seraient ceux liés aux masques, costumes, porteurs, danseurs etc.
262
échauffement pour le « principal » qui viendra plus tard, la bourian à proprement
parler : les masques. Le fait que la manifestation soit déjà habituelle pour le public est
fondamental dans le déroulement des événements. Le public sait alors que la musique
va monter en intensité (interprétative) et volume. Les gens savent que la performance
dans son ensemble va se « densifier » lors de la sortie des masques, notamment des
personnages principaux, qui ne sont précisément pas des ambras. Alors au bout de cinq,
dix minutes voire un quart d’heure de musique à basse intensité, l’attention du public
s’est déjà dispersée : on continue la conversation, on regarde un peu le chanteur ou une
personne qui danse ici ou là. Mais – quelle surprise – lorsqu’on se rend compte qu’un
Kaleta danse à nos côtés et nous invite à nous lever, où lorsque quelqu’un est déjà
debout, et que le Kaleta essaye de danser en sa compagnie. On va échanger des sourires
pour des pas de danse, l’attention porte sur les pieds du masqué. Puis, le regard se lève
et plus loin on distingue un deuxième ambra qui interrompt ses pas devant le chanteur
pour saluer trois fois les musiciens. Parfois, on aperçoit un troisième Kaleta derrière les
tables au fond...« mais comment est-il apparu là-bas ? Je ne me suis pas rendu
compte... » se demande-t-on.
Que s’est-il passé ? En fait tout cela fait partie d’une stratégie scénique. Les premiers
kaletas-ambras ne sortent pas immédiatement au début du rythme ou du chant car il faut
toujours que l’attention provoquée par le début de la partie musicale ait déjà baissé, que
les regards et l’attention se soient un peu dispersés, pour qu’ils puissent sortir sans être
spécialement repérés. C’est pour cela que la partie musicale ne peut pas démarrer
comme une étincelle allume le feu ; mais elle doit chauffer comme une braise tiède sur
laquelle on souffle doucement pour atteindre la température souhaitée.
La température ici est l’ambiance qu’on cherche à mettre en place lors d’une sortie
bourian. Et les ambras sont des pièces fondamentales dans l’établissement et le
maintien de ce que je pourrais appeler ethos scénico-performatif de la bourian. En
d’autres termes, cela serait l’ambiance qu’on trouve lorsqu’une sortie bourian de cour
est établie. Cette ambiance serait une sorte de rite profane où l’on danse sur des rythmes
considérés brésiliens, avec une manière particulière de danser. Un événement qui dure
quelques heures, où l’on danse avec des masques, où l’on attend la sortie d’autres
masques à caractère ludique mais éventuellement porteur d’un caractère de bénédiction,
263
où l’on offre de l’argent aux masques/danseur/musiciens, le tout pendant que l’on
rigole, l’on boit, l’on mange… Une ambiance perçue comme « brésilienne », car faisant
référence à cette ancestralité et qui se présente presque toujours là où la manifestation
était déjà connue auparavant. Par cela, je veux dire qu’une présentation de bourian de
cour est une présentation « habituelle », qui fait partie des manifestations régulières du
sud Bénin. D’après Simone De Souza, « la bourian est un élément d’identité culturelle
des Agudàs intégré dans le folklore national »489; on ne peut qu’être d’accord avec cette
phrase, les participations de la bourian aux défilés d’indépendance le confirmant. La
manifestation étant déjà connue, faire une sortie bourian en tant que membre d’un
groupe, c’est alors installer cet ethos bourian, cette manière de faire bourian parmi le
public. Il y a bien sûr des variations, des évolutions et des changements à l’œuvre dans
tout ce processus.
Je reviens aux ambras. Ces masques sortent, en principe, du couvent proche de l’espace
qui servira de « scène ». Ni la localisation de ce couvent, ni la sortie de chaque ambra
n’est un secret pour le public. Néanmoins, l’entrée ou l’apparition des premiers ambras
dans la cour-espace scénique est faite d’une manière dissimulée. Ils sortent quand le
public ne fait pas attention. Ils sortent sans courir, sans faire de mouvements brusques
qui pourraient attirer les regards. Comme tous les masques dans la bourian, les ambras
n’émettent aucun son, mais dès leur sortie, ils bougent dans le rythme et dansent. Alors
que les regards sont tournés vers les évolutions des danseurs, un deuxième ou troisième
ambra peut en profiter pour contourner la partie réservée aux chaises et tables -pour la
plupart tournées dans la même direction- et apparaître du côté opposé à celui où il est
attendu.
Lorsqu’on se rend compte qu’un ou deux kaletas sont déjà là, on se tourne dans une
autre direction : peut-être se seront-ils déjà multipliés ? Cela fait partie du jeu, de
l’humour de la performance, un aspect ludique pour le performer. Apparaître d’une
façon inattendue fait partie des détails qui amusent les porteurs, d’après ce qu’ils m’ont
raconté d’une manière informelle. Il se peut, par exemple, qu’un porteur s’habille
489
Simone de Souza (1992 : 82)
264
éventuellement dans un autre endroit que le couvent pour pouvoir apparaître – ou
disparaître – d’un côté surprenant. Cela m’a été raconté par un ancien membre qui le
faisait régulièrement pour entrer et sortir de scène masqué en président français.
Lorsqu’il finissait sa participation, il retournait dans un endroit, à part, où il avait laissé
ses affaires, ôtait son masque et son costume et s’en allait discrètement ailleurs qu’au
couvent. Ou alors il arrivait plus tard dans la cour-scène, après une vingtaine ou
trentaine de minutes, tranquille et se comportait comme un spectateur ordinaire qui
venait juste regarder la présentation du groupe qui continuait à se dérouler. Visage nu,
identité cachée, l’ironie des choses, dirait-on. Raconter ces péripéties faisait rirer le
« Vieux », comme on l’appelle, qui se marrait à son tour, fier de sa propre perspicacité.
Il a utilisé cette anecdote lors de notre entretien pour illustrer combien il prenait au
sérieux sa participation dans la bourian, car, dans ce cas, être sérieux c’était avoir un
sens de l’humour aiguisé. Barbe blanche, mince, la soixantaine, il ne me semblait pas de
fait aussi vieux que son surnom pouvait le suggérer et je me demandais s’il continuait à
faire ce genre d’intervention masquée de temps en temps. Selon ce que j’ai pu percevoir
de la finesse de son caractère, s’il le faisait encore – et peut-être moi-même j’étais déjà
cible de ce « leurre » – il ne me le raconterait pas.
490
On trouve chez tous les kaletas (Bénin, Togo) et chez la plupart des Caretos/Caretas (Brésil, Portugal)
ce « moment mystérieux d’apparition ». Cependant j’ai vu quelques groupes au Portugal où ce moment
n’existait pas. On pourrait dire aussi que les masqués « vivaient ce moment d’une manière très
différente ».
265
perdure tout au long de la prestation et même au-delà car, en principe, on doit continuer
à préserver l’anonymat du kaleta même en dehors des moments de performance.
L’apparition d’un masqué de type kaleta se fait toujours avec des formes d’occultation
de son identité et de sa provenance. Le public est censé se demander alors « qui est-
il ? » et « d’où sort-il ? » ; le masqué doit « brouiller les pistes ». Dans l’extrait suivant,
un porteur décrit ce brouillage, avec la collaboration de l’ensemble des membres, le tout
enrobé dans une tonalité ludique :
Porteur : On ne peut pas sortir immédiatement après...parce que dès qu’on sort les gens vont
nous...« ah, c’est celui qui a marché comme ça ! » Il faut rester un peu là ; jusqu’à la fin. On
mange dedans, et à la fin on sort. Tu vois les gens du groupe qui vient, les joueurs, les jeunes, ils
se faufilent dans le couvent d’abord...et tout le monde ressort ensemble avec nos matériaux...et
on embarque [dans le transport de retour].
Joao : parfois il y a quelqu’un du couvent qui sort avant ?
Porteur : Oui, peut-être un, qu’avant de sortir dois se refaire correctement. Et il sort par
quelque part, par derrière...tu le vois, « ah, tu viens d’où, toi ? » des fois on dit : « depuis que
vous avez commencé vous n’avez pas m’invité ! » Hahaha, les gens qui sont à côté disent : non,
c’est pas lui ! Hahaha, alors que c’était lui. Le trompeur, hahaha...car il a des jeunes qui aiment
venir voir : « qui est là, qui est là ?491 »
Les ambras ou abras doivent être à la fois des bons danseurs et des danseurs agiles, des
organisateurs et, de plus, être capables de stimuler la participation du public en faisant
appel à la danse et aux offrandes monétaires. Je pourrais dire que les ambras sont non
seulement la meilleure incarnation des kaletas dans la bourian, mais ce sont les
performers de la bourian par excellence ; il est impossible de concevoir une bourian
sans eux. Concernant les qualités que la fonction d’ambra demande, être bon danseur et
danseur agile n’est pas tout à fait similaire. Des hommes Agudàs d’âge mûr peuvent
être de bons danseurs sans être suffisamment agiles pour être, ou demeurer, des ambras.
Le meilleur exemple à donner est le chef Auguste Amaral lui-même mais aussi les trois
anciens membres du groupe qui sont venus assister à la fête du Bonfim en 2014, parmi
491
Entretien avec Gratias Tallon 29/08/2013, à Porto-Novo.
266
lesquels le « Vieux Brasil »492. Les quatre savent très bien danser, avec des mouvements
élégants, mais n’ont pas le genre de mouvement ni le biotype des ambras. De toute
façon, la fonction d’ambra n’est pas destinée aux personnes plus âgées ou ayant des
mouvements plus lourds. Les Ambras sont minces et capables d’explosion musculaire.
À propos du « physique du rôle » ambras et kaletas :
J : pourquoi chacun a un rapport avec un animal, un masque ? Ce sont les vieux qui
choisissent ?
Gratias : il y a par rapport à ton pas de danse, parce que lui [Joël Ferraez, maigre] il danse
bien, on l’a voulu le Michael Jackson [un kaleta non ambra]...moi parce que j’avais le gros
ventre, quand je prends les petits masques j’étais vite remarqué. C’est à cause de ça que j’ai
commencé par prendre les gros...on m’a interdit de prendre les ambras.493
Gratias est jeune, mais avec un physique lourd, et pas très grand; il s’est spécialisé dans
des grands (dits « gros ») masques, notamment le bœuf (dit le « bœu ») et le chien. Si
les personnages ambras sont destiné aux corps jeunes et minces, c’est pour d’autres
raisons, car les ambras ont aussi le rôle de gardiens, ceux qui assurent la « sécurité » du
groupe. Leur principale tâche est d’écarter la foule pour ouvrir le cercle, notamment les
éléments plus jeunes ou les enfants, ou encore ouvrir le chemin pour le passage des
grands masques. « Abra » en portugais signifie « ouvre », «ambra », une nasalisation,
une variation de prononciation trouvée au Bénin et inexistante au Brésil actuel494. Une
des caractéristiques qui fait que leurs danses et leurs mouvements sont inquiétants est
que les ambras « coupent » (interrompent) un mouvement brusquement pour en initier
un autre ou pour changer de direction. Ils peuvent aussi trotter rapidement et sauter,
donner des coups de pied en l’air, faire des mouvements avec les genoux en hauteur ; la
danse des ambras est certainement une danse d’étrangeté et très différente des autres
personnages de la bourian, même de celle des autres kaletas. Les ambras peuvent aussi,
selon le moment, danser une samba standard, à la façon des invités, mais « en mieux ».
Cependant, cette « normalité » sera brève car ils pratiqueront rapidement des pas plus
osés. Souvent « armés » de leurs marteaux et bâtons, les ambras feindront de les
492
Les trois Agudàs de la soixantaine, appelés simplement « les vieux », avec respect et admiration par
les membres jeunes du groupe (qui ont autour de la vingtaine), Cf. clichés n. 58 et 59.
493
Entretien avec Gratias Talon le 29/08/2013, à Porto-Novo.
494
Jusqu’à aujourd’hui au Brésil on nomme une personne (masquée ou pas), un groupe ou un char qui
ouvre un défilé de carnaval, ou une partie de celui-ci, un « abre-alas », [« ouvre-chemin » ; littéralement
« ouvre-ailes »]
267
utiliser, menaçants. Ils peuvent également remettre les bâtons aux spectateurs qui
doivent danser en tenant l’objet et, selon l’usage, offrir une pièce lors de sa restitution.
Cristel : Quand ils sont en train de jouer, les petits masques, c’est ça qui sort d’abord. Ceux qui
portent les tissus simples là...kaleta Kwé kpèvilè.
Joao : Pourquoi ce nom ?
Cristel : Parce qu’ils ne portent pas de costumes.
J : Pourquoi kpèvilè ?
C : Petit, quoi ! C’est eux qui sortent d’abord pour égayer. Selon la chanson qu’ils ont chantée,
c’est sur ça qu’il faut sortir ».495
« Kaleta Kwé kpèvilè » en fon, serait « kaleta petit argent » ou « kaleta pas cher ». On
voit ici la différenciation entre les ambras et les autres kaletas. La fonction d’ouverture
de ce genre de masques est claire : « Ce sont eux qui sortent d’abord pour égayer ». Le
dialogue continue :
J : On utilise le terme « sortir » (...). Quel est le terme qu’on utilise en goun ou fon ? C’est
l’heure du masque ...
Cristel : Ni wà agoumé « venir là où ils sont en train de faire le spectacle ». Goumé c’est « là
entre le public là » ; agoumé. Ni wà agoumé de « venir danser » [entrer dans le cercle de
danse].
J : Ça ne te fatigue pas trop de rester une heure ... c’est agréable ?
C : Non, non. C’est agréable.
J : Et la chaleur ?
C : C’est chaud !
J : Car je vois qu’on ne peut pas montrer la peau...
C : Non non. C’est couvert. Tout doit être couvert.
J : Ça me rappelle un peu les eguns, non hehehe ?
C : Ahahh oui.
J : Tout couvert !
C : Tout couvert.
J : Pourquoi ils ne peuvent pas parler ?
C : C’est logique. Quand tu portes des masques, c’est pas bon de parler. Quand tu parles, on
sait celui qui est là496.
495
Entretien avec Cristel Cessi Amaral, le 30/06/2013, à Porto-Novo.
496
Entretien avec Cristel Cessi Amaral, le 30/06/2013, à Porto-Novo.
268
On retient donc que les kaletas habillés d’une façon « pas chère » (les ambras), en
réponse à des chansons prédéterminées, vont sortir d’abord pour égayer le public.
Qu’un porteur de masque peut rester même une heure, voire plus, en dansant sous des
vêtements qui le couvrent complètement, sous lesquels il fait très chaud. Aucun porteur
de masque ne doit parler car cela révèlerait son identité, mettant ainsi un terme au
« moment mystérieux d’apparition des kaletas ou des masques » qui est à la base de la
manifestation. Tout cela néanmoins donne forme à une pratique qui fait plaisir au
porteur. Le récit de la satisfaction d’y participer est une constante dans les groupes
bourian. A aucun moment cela n’est perçu comme un fardeau ; au contraire, les
problèmes et conflits avec d’autres membres ou la direction du groupe sont
temporairement mis de côté au moment de la performance à proprement parler, moment
qui génère les « plaisirs du partage » comme je l’ai appelé auparavant497.
Dans les témoignages suivants de Junior et Philippe, deux jeunes issus de familles
Agudàs, joueurs de pandeiro dans le groupe de l’Association, également porteurs de
masques, on aborde la question du choix des personnages selon les caractéristiques des
danseurs, la classification entre kaleta et non kaleta et enfin la fonction « d’assurer la
sécurité » des autres masques qu’on trouve chez les kaletas. Je commence par demander
si tous les membres du groupe s’alternent sous les différents masques :
497
À propos de la satisfaction d’y participer, le sociologue Ologoudou, qui n’est pas Agudà, se souvient
que dans sa jeunesse à Ouidah, pour lui et pour ses camarades, c’était un honneur de pouvoir tenir le
tamtam (sic) de la bourian pendant que quelqu’un en jouait.
498
Entretien avec Gratias Talon le 29/08/2013, à Porto-Novo.
269
Junior : Non, c’est chacun avec son personnage. C’est à dire, lui a son personnage, j’ai mon
personnage moi aussi, mais si un jour il n’est pas présent, moi je peux lui porter son
personnage.
Philippe : Chaque masque a sa personnalité.
Junior : Quand on prend Jacques Chirac, on voit son habitude, on voit quelqu’un parmi ceux
qui sont au couvent, on voit si tu ressembles un peu, tes habitudes ressemblent un peu aux
habitudes de Jacques Chirac, si ta démarche ressemble un peu aux démarches de Jacques
Chirac, on analyse, on voit qu’il y a un peu d’à peu près : toi tu es porteur du Jacques Chirac.
Philippe : Si tu vois Michael Jackson, tu vois comment il danse, automatiquement tu vois
Michael Jackson, c’est comme ça que tu dois danser, tu danses bien Agudà, la danse agudà,
mais avec la façon de Michael Jackson...
Junior : celui qui est Michael Jackson doit être un grand danseur, être habile dans la danse. (...)
Les masques simples sont appelés des kaletas. Avant, au cours du concert, souvent un premier
masque sort, il n’est pas en costume, en veste, il porte ces genres de tenues, teintées et autres, ou
il porte le drapeau du Brésil : ça c’est le kaleta, c’est lui qui sort en premier, il est là pour
surveiller les autres. Il y a souvent un autre kaleta qui s’ajoute à lui. Les vrais masques
commencent à sortir et ils restent surveiller.
On retrouve un peu le principe du physique du rôle : tu es bon pour être choisi parce que
tu as déjà en toi quelque chose du personnage. Le personnage t’ira bien car il
correspond à quelque chose que tu exprimes socialement ; des éléments de ton
apparence, de tes gestes, de ta posture, de tes compétences ; des choses qui sont perçues
par les autres membres du groupe.
On note que ces deux jeunes ne se servent pas du terme « ambra », et les remplacent par
« kaleta ». La variation ou parfois l’imprécision dans les appellations concernant la
bourian est une constante, à commencer par le fait d’avoir plusieurs langues et surtout
499
Entretien avec Philippe Ogbadawé Vieyra et Junior Ahuangonou (grand-mère Titus) le 24/06/ 2013 à
Porto Novo.
270
plusieurs tendances de prononciation autour de la manifestation : portugais, français,
fon, yoruba, goun...comme Brasil m’a expliqué : « abra, ambra, c’est le même ; tu peux
dire abrow ! Abrowlo ! ...oui, les kaletas qui ont des pantalons »500. Néanmoins, malgré
les variations d’appellation, les interlocuteurs ne montrent jamais de doute sur la
fonction des masques.
Dans le discours des deux jeunes musiciens, les non kaletas sont « les vrais masques »,
et Chirac et Michael Jackson seraient donc des « vrais ». Le fait que ces jeunes de vingt-
deux ans et pratiquant la bourian depuis quatre ou cinq ans considèrent qu’un président
français n’est pas un kaleta, ne veut pas forcément dire qu’on doit considérer leur avis à
ce sujet comme définitif. Cela me semble plutôt une confirmation que le fait d’être
habillé en costume et n’avoir ni un masque terrifiant, ni la fonction d’organisateur
placerait le masque dans une catégorie supérieure dans la hiérarchie : il devient alors un
« vrai masque ».
Une certaine imprécision autour du terme kaleta est due au fait que « kaleta » est à la
fois une typologie de masque et une pratique. À part les kaletas de la bourian, on trouve
aussi la pratique de « faire kaleta ». D’une part, kaletas dans la bourian renvoie à une
catégorisation de masques qui, selon l’occasion, peut être utilisée pour désigner tous les
danseurs masqués à pied (à part Mami Watà) mais, nous l’avons vu, est utilisé surtout
pour désigner les ambras. D’autre part, il y a la pratique de « faire kaleta » qui apparaît
notamment durant la période de Noël. Il s’agit, actuellement, d’une pratique
essentiellement enfantine, mais on peut la trouver aussi chez des adultes, comme j’ai pu
en être témoin pour un groupe à Ouidah. Les kaletas sont plus habituellement des
groupes formés à l’occasion par une poignée d’enfants où quelques-uns parmi eux sont
masqués et habillés avec des costumes très simples et où d’autres jouent le rôle des
musiciens de l’orchestre. Ces petits percussionnistes tapent sur des boîtes de métal et
sur des cloches improvisées ; ceux qui sont masqués dansent et ils parcourent ainsi les
500
Entretien avec « Brasil », le 19/01/2015 à Porto-Novo.
271
rues des quartiers voisins en demandant quelques pièces en échange d’un petit
spectacle. Pour la compréhension de cette pratique, il est important d’avoir à l’esprit
que, dans ces kaletas enfantins, tout présente un caractère improvisé. Les masques sont
souvent faits de carton ou bien il s’agit d’un masque plastique bon marché représentant
un super héros et les costumes sont faits en paille avec des gants ou des habits récupérés
auprès de gens de la famille...c’est un jeu d’enfant peu coûteux, voire sans dépense, et
aujourd’hui associé aux enfants issus des couches populaires ou dites « pauvres ».
Quelques interlocuteurs Agudàs m’ont dit qu’au temps de leur enfance, ils souhaitaient
faire du kaleta mais leurs parents le leur interdisaient car cette pratique était associée
aux couches sociales basses. Et pourtant, il s’agit d’une pratique légère et joyeuse ; on
voit que les enfants s’amusent et provoquent des sourires chez les adultes qui leur
donnent un peu d’attention et des pièces. Les petits sous qu’ils gagnent servent, d’après
ce qu’on m’a dit, à l’achat de friandises et ne sont pas des aumônes. Cependant, certains
parents plus au moins aisés l’interdisaient à leurs enfants, car, toujours selon mes
interlocuteurs, ils ne voulaient pas qu’on ait des doutes sur l’éducation donnée à leurs
enfants car la pratique pouvait être associée à un genre de demande d’aumône.
Si l’on croise les éléments décrits ci-dessus, on va donc avoir une pratique qui inclut des
personnages kaletas (tel que les ambras), qui recèle un méta-discours : il est dit que la
pratique elle-même « n’est pas du kaleta » ; « kaleta » comprise ici comme une pratique
enfantine. Cela s’articule avec le fait que le kaleta par excellence de la bourian est
272
l’ambra, le « kaleta bon marché » (vêtu d’une manière simple), qui se trouve au plus
bas de la hiérarchie des personnages bourian. Danser pour de l’argent est une pratique
commune aux deux types de kaletas. Il me semble que c’est une raison supplémentaire
pour que les membres des groupes bourian affirment avec empressement que « bourian
ce n’est pas du kaleta ». En effet, les sommes offertes aux masques sont censées être
bien plus importantes pour la bourian. Le cas des kaletas n’est pas isolé : souvent, plus
des ressemblances apparaissent à l’intérieur de deux systèmes, plus un souci de
différenciation peut émerger de la part des acteurs. Tout cela fait que l’appellation
« kaleta » dans la bourian peut prendre une tendance de connotation péjorative et que
certains, à propos de la bourian, notamment les jeunes, vont associer exclusivement
kaleta et ambra, excluant ainsi d’autres masques légers de la catégorie « kaleta ».
Enfin, on peut trouver aussi une pratique adulte de kaleta hors de la bourian, dont
l’exemple le plus visible est le « Festival kaleta » qui se tient à Ouidah depuis une
quinzaine d’années autour du jour de Noël501.
501
Le festival, qui a lieu depuis 2003, est organisé par Wilfrid Houndje, délégué général du festival. Le
nom du festival a néanmoins connu un changement : dans les mots de Wilfrid, « avant c'était le Festival
Carnaval Kaleta. Mais depuis bientôt huit ans c'est le ‘‘Festival Kaleta et des Arts Agouda’’ »
(correspondance électronique du 30/08/2018).
273
Fig.
31-‐32
:
L’étrange
danse
des
abras
Les
abras
ou
ambras,
parfois
appélés
aussi
kaletas,
ont
souvent
une
gestuelle
antimidante
et
une
danse
inquiétante
vis-‐à-‐vis
du
public.
En
haut
:
un
abra
du
groupe
Super
Bourian
De
Souza
danse
pendant
les
retrouvailles
annuelles
de
la
famille
De
Souza
à
Ouidah,
le
5/10/2013.
En
Bas
:
les
abras
du
village
d’Atouéta,
au
Togo,
le
29/09/2013
(clichés
J.
De
Athayde).
274
Parmi les animaux de la bourian, le bœuf est le masque le plus récurrent et me semble-t-
il, le plus important aussi. Pour cela, le personnage de l’âne ou du cheval qui, en fait, est
un ensemble formé par la bête et le cavalier doit être considéré un peu à part. Un indice
de l’importance du masque du bœuf est que la fête des brazilians de Lagos, semblable
et équivalente Nigeriane de la bourian, s’appelle « Me Boi » (prononcé mé boï), légère
distorsion du portugais « meu boi » (prononcé mèou boï), qui signifie « mon bœuf ».
Nous avons abordé antérieurement le fait que, pour un observateur moyen du Brésil
actuel, ainsi que dans les reportages de la télévision brésilienne, la bourian est
l’équivalent béninois du Bumba-Meu-Boi (qu’on pourrait traduire par « bouge » ou
« vas-y », « mon bœuf »), une fête très répandue au Brésil. Nous avons vu aussi que
l’aspect général de la bourian est similaire, comme l’a remarqué Roger Bastide, au
Cavalo-Marinho de Pernambouc. En fait il s’agit de deux fêtes assez proches dans leurs
structures, partageant entre elles plusieurs personnages.
Le bœuf de l’association de Porto-Novo est un grand animal, construit sur la base d’une
structure de métal, assez lourde à porter sur le dos. En janvier 2015, à l’occasion du
Bonfim, le bœuf portait une petite cloche sous son cou, mais ce détail n’est pas une
constante. Le corps et la tête sont recouverts par un pagne d’apparence industrielle,
coloré en bleu et gris. Ce pagne est changé régulièrement et, il y a quelques années, on
voyait un tissu noir peint avec des taches blanches d’aspect artisanal, ce qui donnait au
masque une apparence plus enfantine. Le bœuf a déjà été peint en couleur rose, comme
l’on voit dans une photo chez Fonseca (2010 : 75) ; Jean Amaral regarde ce cliché dans
l’ouvrage et explique les détails de sa confection :
Jean Amaral : Le bœu (sic) là, on a mis de peinture ; c’était la toile blanche. C’est des vraies
cornes de bœu ! On a monté ça avec du fer, barre de fer de [n°.] 6. C’est pour quoi ça c’est là
jusqu’à ces jours... c’est le même bœu ! On le change l’habillement, c’est tout. Ça existait
avant ; mais ce qui existait avant est déjà tapé. On a repris ça...j’ai fait ça en bois, bois
ordinaire...Maintenant on a changé ça sur bar de fer ; ça dure !
Dans l’extrait d’entretien suivant, Brasil, (dit « le vieux »), aborde le sujet, de la
« déontologie » des grands masques, pour ainsi dire. Voici le contexte : lors du début de
la présentation de la Bourian à la fête du Bonfim en 2015, Brasil, Monteiro et un
troisième ancien membre du groupe étaient en retrait, à l’écart de la foule, en train de
regarder la présentation du groupe. Ils faisaient des grimaces de critique et je leur ai
demandé ce qui n’allait pas. Selon eux, « la samba était trop lente », c’est à dire le
tempo du rythme ne donnait pas aux danseurs la possibilité de bouger comme on est
censé le faire, responsabilité qui revenait au chef, car c’était à lui de donner le tempo
des rythmes.502 Mais les critiques sur les manières de faire ne s’arrêtaient pas là, car
quelques minutes plus tard je les vois tous les trois au milieu de la cour de danse, deux
en train de danser, et le troisième en train de guider le boï :
Brasil : On leur montre que ce n’est pas ça ! Que ce n’est pas comme ça. Le boï c’est toujours
lui avec force, c’est le taureau. Il [Monteiro] l’a guidé. Si on ne présente pas, est ce que tu auras
503
la vue des pieds, que tu as fait là ? (...) Le cheval, lorsque boï est là, le cheval ne devrait pas
être là. Parce que boï fait trop du bruit ! Et le cheval il va (geste)...
Joao : Tranquille...
Brasil : Oui. Voilà. Mais boï s’il s’élève comme ça, il tourne, tourne, tourne, et il peut te casser
à quelque part, tu vois, non ? C’est à cause de ça que tu vois papa giganta, maman giganta, tu
vois, lorsqu’ils sont arrivés il n’y a plus beaucoup de masques dedans [dans la cour où l’on
danse].504
« Trop de bruit » ici veut dire, confusion, pagaille. Mais le masque ne fait aucun bruit à
proprement dire ; c’est le public qui crie et court quand le masque se lance dans sa
direction : le silencieux boï donc, « provoque du bruit ». Brasil fait apparaître
clairement les différences de posture entre les deux grands masques d’animaux les plus
fondamentaux de la bourian. Par le biais de ce genre de discours et d’observations, on
pourrait dire qu’il y a une différence d’ethos entre les deux masques : le cheval-âne
502
Effectivement j’avais remarqué que le rythme était un peu plus lent que celui que le Chef Auguste
Amaral jouait d’habitude. On parle ici d’une différence légère mais perceptible, de l’ordre d’environ
quatre BPMs (Battements Par Minute, mesure habituelle de tempo musicale).
503
« Vue des pieds » : les photos de leur pas de danse que j’ai prises.
504
Entretien avec « Brasil », le 19/01/2015 à Porto-Novo.
276
serait sobre et constant, tandis que le boeuf-taureau, lunatique, évoluerait entre le gentil
et le chaotique-sauvage. Le Boï est peut-être (au même titre que les ambras) le
personnage le plus intéressant dans ses attitudes, car il joue avec la rupture au niveau du
rythme de sa danse-performance. Je précise que je ne me réfère pas au rythme musical
de la samba, qui, en gros, reste le même, mais à une rupture dans l’action et la vitesse
des mouvements. Le bœuf rentre en scène en bougeant ; il danse, tourne en faisant des
pirouettes. La masse du masque fait qu’on doit s’éloigner lorsqu’il se met en
mouvement sous risque de prendre un coup de son gros corps ou bien d’être encorné. Il
fait des révérences, prête sa tête à des caresses, comme une douce bête familiale. Ces
genres de mouvements sont parfois « spontanés » (par initiative du porteur du masque),
parfois sur l’orientation de son guide. Puis, soudainement, tel un taureau incontrôlé, il
se lance dans la direction de la foule ou d’une personne en particulier : bruit, pagaille.
L’ « animal » (ou son guide) aperçoit alors un individu important parmi le public ; le
boï arrête sa course pour saluer avec déférence, au ralenti, le doyen telle une bête bien
dressée pour, ensuite, reprendre les mouvements de danse ou ses tentatives de coups de
tête envers le public. Les salutations du bœuf sont celles qui me semblent attirer le plus
l’attention du public, justement à cause de la coupure rapide entre les mouvements
brusques/chaotiques et la lenteur des salutations.
Mme Yannick Domingo sait que son fils Gratias porte les grands masques, mais elle ne
sait pas exactement quel masque il va porter un jour déterminé, car cela peut changer
selon les circonstances, comme nous l’avons vu antérieurement. Elle pense être capable
de reconnaître son fils par la façon dont le boï la salue. Étant considérée socialement
comme une doyenne, de toutes manières tout porteur devrait la saluer505 mais, selon
elle, lorsque son fils est sous le masque, la façon dont le bœuf incline la tête vers elle
serait particulière. Cette complicité est un point intéressant. Lorsque j’ai demandé à un
groupe de musiciens et porteurs comment se passait la question du secret de l’identité
des porteur des masques à l’intérieur d’un couple, en leur posant la question « mais ta
femme sait quel masque tu portes, non ? » Ils m’ont répondu en rigolant : « surtout pas !
Tu ne dois pas dire à ta femme quel masque tu portes ! Sinon elle le raconterait aux
autres femmes ». Selon eux, ta femme sait que tu es membre du groupe, car cela en
505
Salutations qui dans la plupart des cas consistent en trois inclinaisons lentes en forme de révérence.
277
principe n’est pas un secret, mais elle ne sait pas exactement quel masque tu portes, ni à
quel moment. Cela serait, en principe, valable même lorsque les deux conjoints ou
membres de la même famille font partie du même groupe bourian.
Si l’on reprend l’extrait de l’entretien avec Brasil plus haut, on voit qu’il nous offre un
résumé de l’organisation de la performance des trois principaux grands masques :
cheval, bœuf et Poupées Géantes. Le cheval et le bœuf ne doivent pas être en même
temps dans la cour, car ils ont des comportements très différents. Papa et Maman
giganta, les géants, présentent à Porto-Novo le même numéro, c’est-à-dire que le couple
de géants entrent et sortent ensemble de la cour avec les mêmes attitudes. Il n’y a pas de
règle sur la présence requise des autres masques dans la cour avec les géants, mais ils
doivent être limités en nombre. L’expérimenté Monteiro a pris le bâton pour guider le
boï-taureau qui « fait trop du bruit » et montrer au groupe et au public comment on doit
faire un bon guidage du boï, selon lui-même et ses deux compagnons. Je rappelle qu’on
boit de l’eau de vie (catchaça) dans le couvent et il n’est pas rare que les porteurs soient
très excités par l’alcool à l’intérieur de leurs masques. Les guides sont là pour calmer
les grands masques, pour indiquer ceux qu’ils doivent saluer et pour recevoir les
offrandes en argent.
278
L’éléphant
Jean Amaral : Cette matière de l’éléphant...c’est un tissu...j’ai acheté ça au Nigeria. On est allé
là-bas [au marché d’Alaba], à Lagos. (...) ce qui est en bas du tissu, on appelle ça de rotin ;
c’est comme du bois, on fait des chaises, du fauteuil avec. Comme moi je suis menuisier, j’ai
encore cherché ceux qui travaillent, plus encore moi-même. Mais les ghanéens, ils sont tellement
intelligents (...) il [un Ghanéen] est venu ici, il était petit jeune, il cirait les chaussures. (...) il
jouait [au foot] on l’appelle Pelé506. Il jouait très, très bien ; il est parti au Ghana. C’est lui qui
m’a aidé à faire ça !
Les propriétés du matériel ouvrent donc l’espace à la créativité des artisans. Ensuite on
va mettre en place un mécanisme pour faire sortir de l’eau la trompe de l’éléphant. Le
tout coûte cher, mais la réaction du public apparaît comme une source de satisfaction :
506
Je me demande si c’est anodin de lui donner le surnom de l’ancien joueur de l’équipe nationale
brésilienne mondialement connu plutôt qu’un autre surnom ; pourtant je n’ai pas d’autres éléments à ce
sujet.
279
Jean Amaral : [Ce bois] est léger. Tu le tords de n’importe quel façon, ça prend la forme, avec
du feu. Cet animal a le bois là, sans le bois je peux rien faire ici. Tout est fait en rotin, et j’ai
couvert avec de la mousse. J’ai pris les formes avec du rotin, et on a tissé la tête...j’ai tout
composé (...) J’ai gagné un million [de francs CFA] dans la loterie, c’est à ce moment que j’ai
fait ça, j’ai dépensé près de 600.000, 500.000507... en bas là, vers le cou, il avait une ouverture, il
[le porteur] voit par là. S’il marche, on ne voit pas les pieds508, c’est gros ! (...) il met ça sur la
tête. Il est debout dedans, il marche comme homme...il n’y a pas de roues, c’est après que j’ai dit
qu’on va mettre des roues, l’année prochaine je vais encore recomposer ça (...) on mettait de
l’eau dedans, on a des « pressions » pour faire pression, et un seau dedans avec une pompe...
comme ça, avec la main... Il faut pouvoir créer quelque chose, pour faire peur aux gens ! ...Il
faut avoir des idées dans la tête là ! Les gens sont étonnés ! Le public étonné : « Mais comment
ils ont fait ? » ; « Ils ont fait ça ? » ; « Mais c’est du jamais vu ! ». Si quelqu’un au Brésil, là-
bas, s’il voit ça, il même va faire sortir les idées sur ça pour créer ! 509
À la façon de Jean Amaral dans cet extrait, à plusieurs reprises, j’ai entendu des
interlocuteurs parler de l’envie ou du besoin de recréer l’éléphant, mais apparemment
rien n’était encore fait dans ce sens. Selon le témoignage de Jean, il aurait mis au moins
la moitié d’un prix obtenu à la loterie pour la confection d’un masque tellement
innovant, ce qui montrerait clairement qu’il a consacré lui-même beaucoup d’argent et
de temps à la bourian. La référence faite au Brésil, non pas uniquement à un « un Brésil
ancestral », mais au Brésil actuel, est une constante. La réaction suggérée ici pourrait
sembler un peu démesurée, mais elle n’est pas fantaisiste, car nous étions en train de
regarder des photos dans des ouvrages brésiliens, et il savait que moi-même, en tant que
Brésilien, je préparais à mon tour un livre.510
Porter l’éléphant
507
500.000 francs CFA équivalent à environ 770 euros.
508
C’est à dire, l’occultation du porteur est totale même lors des mouvements, synonyme d’une bourian
de qualité.
509
Entretien avec Jean Amaral, 01/09/2013, à Porto-Novo.
510
D’habitude j’informe mes interlocuteurs que je suis un chercheur Brésilien résident en France et que je
prépare un ouvrage sur les Agudàs et la bourian.
280
règle. À Porto-Novo, en principe, tous les masques ne doivent sortir que lors du
dimanche du Bonfim. La principale raison évoquée pour l’« exclusivité de
l’intégralité des masques» (mon expression) de la bourian liée au Bonfim est qu’« on ne
doit pas tout montrer » (expression emic), car le public risquerait de se fatiguer et ne
serait plus surpris par la bourian, et le jour de la fête des Brésiliens risquerait de cesser
d’être perçu comme une occasion spéciale. Pour ma part, je pense qu’un autre facteur
doit être pris en compte : lorsqu’on fait une sortie de cour on a besoin de moins de
porteurs, car ceux-ci se partagent les différents masques, tandis que dans un défilé on a
besoin en général d’un porteur pour chaque masque. En outre, ceux-ci doivent être des
porteurs avec une plus forte endurance, car on ne peut pas « rentrer au couvent »
lorsqu’on est fatigué, ni s’arrêter plus longuement dans l’espace consacré à la danse, car
le cortège doit avancer. Je n’ai eu accès à aucun cliché où l’on voit l’éléphant dans un
défilé, mais selon Jean Amaral, le gros masque a participé à quelques événements du
genre. Cherchant à confirmer le propos de Jean, j’ai revu les films et reportages qui
montrent la bourian et, effectivement, dans le film documentaire « Atlantique noir »511
on peut voir durant quelques secondes l’éléphant dans le défilé du Bonfim, côtoyant les
poupées géantes. Jean Amaral appelle ces défilés de carnaval des « marches », ce qui
renvoie aussi au rythme qui est joué pendant les cortèges, en contraste avec la samba
des sorties de cour. Dans les extraits suivants on aborde la question de comment porter
l’éléphant et qui peut le faire :
Jean Amaral : Une [seule] personne [pour porter l’éléphant]. On fait du gris-gris avant de
porter ça ; Parce que tu peux pas le remballer tout seul. C’est lourd, eh ? (...) Pour avoir le
souffle, on lui fait le gris-gris de souffle. S’il n’a pas de souffle il ne peut pas faire des kilomètres
avec. On fait des kilomètres ! On quitte chez nous [le couvent dans la maison familiale des
Amaral dans le quartier d’Oganlà]...on fait le tour de Porto-Novo...on passe chez Mme
Patterson, chez [Karim] Da Silva, on fait le tour là, le soir ; c’est le soir que ça sort ! À pareil
moment [début de soirée] parce qu’il fait déjà sombre (...) il [le porteur] fait l’entraînement
pour ça, c’est comme les fantômes ; les fantômes qui sortent la nuit, qui portent des grands
choses-là. Il y a quelque chose, si tu le fais, tu mets la chose sur la tête... ce n’est plus lourd. Sur
la tête, tu fais un truc...un pagne là, tu mets ça en dessous, tu rentres dedans là, ça deviens plus
léger, ça devient comme un paquet que tu as mis sur la tête. (...)Pour résister...il y a des produits
511
Atlântico Negro – Na rota dos Orixás, réalisation Renato Barbieri (1998), on voit l’éléphant à partir de
38’55’’ sur https://vimeo.com/78719852
281
que tu vas prendre - oui, pour porter ça. Il a des poudres que tu vas avaler avec de l’eau. Tu
auras le souffle, après du souffle...512
« Les fantômes qui sortent la nuit » ce sont les Zangbètós, les masques du culte lié à la
population goun et facilement visibles dans la ville. Je demande qui était le porteur de
l’éléphant, pourquoi et comment il a été choisi :
Jean Amaral : Il est décédé déjà ; le porteur s’appelle Nassara, son nom de famille, il est de
Ouidah. Il n’est pas brésilien ! Il est gendarme...l’armée de mon frère. Comme il est de Ouidah,
il aime ces choses-là. Il travaille au camp ici, il était bien costaud, élancé ! Il est le seul qui
prend ça ; seul.
(...) c’est que lui aime ça, quoi ! Il aime apprendre ça. Parce qu’il fait le revenant. Celui qui fait
le revenant, il connaît le secret de ces choses ; parce que les revenants, ils ont beaucoup de
pagnes sur eux. Parce qu’ils ont beaucoup de choses dans leur corps ... eh, c’est pas n’importe
qui, eh ?
« Le revenant » c’est l’egun, les masques-costumes liés aux cultes des ancêtres yorubas.
Jean place la bourian dans le contexte des masques performatifs pour trois principales
populations ou, pour mieux le dire, trois principales identités de Porto-Novo : les gouns,
les yoroubas et les brésiliens. Pour faire le plus gros animal de la bourian, il prend un
originaire de Ouidah, ville où même lorsqu’on n’est pas brésilien, on est habitué aux
pratiques des Agudàs513. Le porteur choisi est quelqu’un qui s’est exercé avec les eguns
et va agir en utilisant des gris-gris semblables à ceux utilisés par les zangbétòs. Enfin,
l’on verra, qu’il est un musicien, car bouger dans le rythme est fondamental. Le
gendarme Nassara a choisi de porter le masque par goût et par défi :
Jean Amaral : (...) Il venait voir [pendant la confection de l’éléphant]...Et il a dit qu’il va porter
ça. C’est un concours que j’avais fait. Il avait beaucoup de monde : chacun vient, prend sa voie,
si tu as la force de prendre, je vais voir...Chaque fois que je vois quelqu’un qui peut prendre, je
dis : essaye voir ! Et tu essayes ; je joue, je veux voir si tu danses bien avec... il faut danser, ils
dansent dans la rue, suit le rythme, ça tombe un rythme...Nassara est un fanfariste à la
gendarmerie. Il joue, il est fanfariste, il danse...il met ça à danser d’abord.
512
Entretien avec Jean Amaral, 01/09/2013, à Porto-Novo.
513
D’ailleurs la proportion de Brésiliens présents dans l’ensemble de la population à Ouidah semble être
nettement plus importante qu’à Porto-Novo.
282
Le masque a duré, semble-t-il, au moins cinq ans514, puis les termites l’on détruit, mais
Jean ne regrette pas :
Jean Amaral : (...) on s’est réjoui de ça, eh ? C’est pourquoi notre nom, moi mon nom existe
jusqu’à ces jours, c’est à cause de ça que j’ai créé ! Là ils ont vu que je suis intelligent.
Non, non ; qu’est-ce que je vais faire avec des photos ? C’est comme les murs que je fais. Moi,
je fais pas des photos des murs que je fais ! 515
Ce dernier propos de Jean illustre bien l’articulation existante entre le savoir-faire qui
donne origine au patrimoine matériel et celui à l’origine de ce qu’on pourrait
comprendre par patrimoine immatériel chez les Agudàs. On pourrait parfaitement
appliquer cela à la génération de son père. Édouard Amaral (né en 1885) était un maçon
qui a construit des maisons et bâtiments dans le style afro-brésilien, parmi lesquels la
grande Mosquée de Porto-Novo, considérée comme le plus remarquable édifice afro-
brésilien de la ville, a suscité l’intérêt de l’UNESCO pour son classement. Parallèlement
à son métier, Édouard se dédiait à la bourian. Or, c’est dans la même source –que pour
être bref, je pourrais appeler « identité Agudà »– que cet individu a puisé pour produire
avec ses mains les réalisations que, postérieurement, nous allons percevoir comme étant
des manifestations à part, une en tant que patrimoine matériel, l’autre en tant que
patrimoine immatériel. La phrase de Jean Amaral montre clairement qu’il perçoit le
masque et les murs qu’il fait comme des émanations de ses compétences ; nous avons
vu que, plus que l’objet produit, Jean valorise la capacité qu’il a de les concevoir et de
les réaliser.
Le gorille
Un des masques les plus récurrents dans la bourian est celui du singe, souvent nommé le
gorille. Dans presque toutes les bourian auxquelles j’ai pu assister, le porteur du gorille
a été non seulement masqué, mais revêtu soit d’une combinaison, disons, classique de
« peau de gorille », soit d’un costume avec des longs poils noirs couvrant tout le corps.
J’ai vu ce genre de gorille par exemple, chez les De Sousa de Ouidah et de Cotonou
514
Car on a des clichés de Guran en 1996 (le plus ancien dont j’ai connaissance) et de Fonseca en 2001
(le dernier) qui montrent l’éléphant.
515
Entretien avec Jean Amaral, 01/09/2013, à Porto-Novo.
283
mais aussi à Atouéta au Togo. Ce personnage est, en quelque sorte un clown. Le public
attend du gorille qu’il fasse des singeries et ce masque est certainement l’un parmi ceux
qui font le plus plaisir aux enfants. Parmi les possibilités d’humour du gorille, tels que
des sauts inattendus, se gratter, ou les vols d’objets, il y a la « drague » des jolies filles
et jolies femmes, et cela a été spécialement visible à Atouéta au Togo. Le gorille en
général bouge beaucoup et danse peu, voire pas du tout, contrairement aux autres
masques. Les caractéristiques que je viens de décrire concernent d’une manière générale
tous les gorilles, l’exception étant justement celui qu’on trouve dans la bourian de
l’Association de Porto-Novo. Là, ce que le public voit est un danseur masqué en gorille
habillé de tissus colorés à la façon des autres ambras. On voit ici un exemple clair de
l’utilité de l’expression « masque-costume », dont je me sers d’une façon réitérée : le
masque renvoie à une assignation (animal/gorille) et les accoutrements à une
assignation différente (ambra). Un porteur du groupe m’a confirmé qu’à Porto-Novo, le
gorille est considéré comme un kaleta mais n’est pas un ambra. Lors de la fête du
Bonfim de 2015, le gorille ne portait pas de hache, bâton ou marteau, ce qui me semble
indiquer qu’il n’est pas censé organiser et sécuriser la scène comme les ambras.
284
type séducteur516. Il n’est pas un personnage « animal à part entière », comme chez la
plupart des autres groupes, où il attire fortement l’attention du public lorsqu’il se montre
dans la cour et où le public suit ses réactions avec attention et est toujours prêt à rire
pendant qu’il fait son « numéro ». Dans la bourian dirigée par Auguste Amaral il est
plutôt à mi-chemin entre les ambras et les animaux et une fois sur scène il se fond
parmi les autres ambras et kaletas.
Le couple « Yaya Yoyo » est présenté comme étant « les plus grands », « ceux qui sont
venus du Brésil ». Cela justifie l’utilisation de l’appellation « papaï », utilisée
516
Cf. clichés n. 51-54.
517
Les Agudàs donnent le sens de « grand-père », au terme « papaï » (père).
518
L’écrivain Couao-Zotti (mère Da Costa) a été le seul à remarquer que dans son enfance (fin des années
1960) dans la ville de Pobé on appellait le géant « gangatua », sans connaître la signification.
519
Comme le groupe Orden e Progresso de Missèbo à Cotonou. Je n’ai pas eu notice d’un groupe ayant
exclusivement la poupée femelle.
285
habituellement pour se référer à un important aïeul plusieurs générations en arrière, un
chef de famille ou d’une branche familiale de l’« âge d’or des Agudàs », ou souvent
celui qui est venu du Brésil. Cette idée est présente dans une chanson bourian très
connue, dont je pourrais traduire un extrait de la façon suivante : « le papa, le (sic)
maman, lorsqu’ils sont venus du Portugal (ou du Brésil) /de l’eau à boire/ de l’eau à
bénir »520. La neutralisation de l’accord en genre entre article et substantif pourrait être
expliquée par la réinterprétation inconsciente de la règle pendant l’apprentissage de la
chanson. Cela pourrait être le signe de la non compréhension du fonctionnement
grammatical des articles de genre dans la langue portugaise, une faute relativement
fréquente dans les chansons de la bourian. En outre, dans l’enregistrement plus ancien
(1950) que nous avons de la chanson, le chanteur n’utilise aucun article : « papa,
maman, lorsqu’ils sont venus du Portugal...» 521.
Les poupées géantes de Porto-Novo sont les plus élaborées parmi tous les géants des
groupes que j’ai vu. Leurs habits sont propres et impeccables : Yoyo est vêtu avec un
gros costume fait évidemment sur mesure, et l’on voit la chemise blanche bien repassé
sur la cravate, qui était papillon dans les années 1980-90 et de nos jours est une cravate
ordinaire. Yaya portait, en 2015, une énorme robe longue confectionnée en un tissu
industriel « à l’africaine », en fait le « pagne de l’année » du Bonfim de quelques années
en arrière. Les poupées ont, dans leurs parties inférieures, une structure un peu à la
façon des jupes à crinoline qui les rendent très volumineuses, étant les seules que j’ai vu
520
Dans l’original : « o papai, o (sic) mamãe, quando vinham de Portugal (Brasil)/ água de beber/ água de
benzer ». Le correct en portugais serait de dire « o papai, a mamãe... »
521
Le chanteur, que je présume être Casimir D’Almeida, chante en portugais « papai, mamãe... » ;
archives du CREM, disponible sur :
http://archives.crem-cnrs.fr/archives/items/CNRSMH_I_2008_008_001_09/
522
Chez Guran (20110 : 182) le géant Yoyo est appelé par une chanson qui mentionnait « papaï do
Brasila » (papa du Brésil).
286
au Bénin et au Togo à présenter cette caractéristique. Cette particularité est
spécialement visible chez Yoyo, car on peut avoir l’impression qu’il porte une robe
blanche en dessous du costume. La structure en crinoline fait que les géants créent un
bel effet visuel lorsqu’ils dansent, notamment lorsqu’ils pivotent, pratiquement la seule
façon de faire ouvrir un peu leurs lourds bras finissant par des mains en tissus et
mousse.
Un petit carré étroit, de tissu toilé de pas plus qu’une vingtaine de centimètres placé à la
hauteur du visage du porteur géant lui permet de voir devant lui, sans doute avec
difficulté. En bas, la finition des « robes » qui traîne par terre en cachant les pieds du
porteur, fait que celui-ci est complètement occulté du regard du public. Il faut noter que
le carré de visualisation est à peu près la même solution qu’on retrouve dans la partie
supérieure des grandes structures conique en paille que sont les zangbétòs. Le champ de
vision restreint du porteur d’un géant fait que ces poupées ont besoin des guides pour
les orienter dans leurs parcours. Le carré de tissu se trouve à la hauteur où se trouverait
le sexe des géants. Néanmoins ce carré est assez discret et il n’est pas utilisé pour faire
allusion au sexe des poupées. Nous sommes donc dans une démarche contraire à ce
qu’on trouve pour certains géants à Pernambouc au Brésil, où l’ouverture qui nous
laisse voir clairement le visage du porteur placé à ce niveau fait partie de l’humour qui
va avec le personnage, un peu comme si le géant avait la fermeture éclair ouverte et son
sexe était la tête du porteur523. Très différemment à Porto-Novo, la seule allusion
sexuelle qu’on pourrait trouver chez les poupées de l’association sont les seins grands et
pointus de Yaya, qui d’ailleurs n’a pas de décolleté, la robe finissant toujours au niveau
du cou, même finition qu’on voit dans les clichés des années 1980 de ce groupe
bourian. On ne peut pas éviter de penser que ces gros seins évoquent sa fertilité, car
l’idée de fond qui traverse ces géants est celle que tous les Agudàs seraient les enfants
du couple. Je précise pourtant que je n’ai pas entendu de discours emic spécifique à ce
sujet ; ce sont des réflexions que j’ai construites à partir de mes observations.
523
Dont le principale exemple est celui du géant le plus connu du carnaval de Pernambouc, l’« O Homem
da Meia-Noite » [L’homme de la minuit] de la ville d’Olinda. Pourtant toujours dans ce même état
brésilien, on peut trouver dans les présentations de Boï et de Cavalo-Marinho, des géants des carrés de
visualisation discrets et sans allusion sexuelle, tout à fait identiques à ceux de l’association à Porto-Novo.
287
le font tous les autres masques, mais au contraire des géants des autres groupes, ils ne
pratiquent pas la « chasse », c’est à dire, avancer en courant en direction de la foule des
spectateurs, normalement ceux qui sont debout. Les géants de l’association sont
« respectables ». Par cela je veux dire qu’ils ont cette caractéristique qu’on trouve aussi
dans l’attitude générale des présidents, et ça peut être significatif du fait que, lors du
Bonfim de 2015, un kaleta Obama vêtu d’un costume, faisait alors compagnie à Yoyo
Yaya dans la cour. Le défilé de carnaval dans le film « Atlantique noir » montre un
kaleta Mitterrand parmi ceux qui prennent les devants du cortège, côtoyant les géants et
l’éléphant524. Ce sont deux exemples qui montrent qu’existe un lien entre les présidents
et les géants. L’encombrante structure en crinoline du géant est un exemple de ce que la
confection du masque est clairement liée à sa fonction et à ses attitudes, car celle-ci
l’empêcherait de courir librement. C’est un indice que le géant de l’association n’est pas
prévu pour faire « la chasse ». On peut déjà discerner la même structure volumineuse
dans les clichés de la visite de la délégation de Salvador de Bahia à Porto-Novo en
1987. Quelques années plus tard, lors du défilé de l’Indépendance au temps de Soglo,
vers les débuts des années 1990, Yaya présentait une crinoline supplémentaire dans la
partie inférieure de sa robe, qui semble, par la photo, avoir presque deux mètres de
diamètre. À cette époque d’ailleurs Yaya était habillée plus à l’occidentale : à la façon
de Mami Watà-Thatcher, présente dans le même cortège, la géante portait une longue
robe bourgeoise du XIXe siècle.
Quant aux masques des géants, ils sont, comme déjà dit, toujours des masques
représentant des individus blancs de peau ; en 2015, ils étaient en matière plastique
légère, différemment des masques des kaletas en caoutchouc ou latex, beaucoup plus
coûteux. Comme dans les photos anciennes du groupe, en 2015 les deux masques des
géants étaient « ordinaires » et ne représentaient aucune personnalité particulière. Yoyo
portait un chapeau du style « safari en Afrique » et Yaya était une dame blonde à
cheveux courts à laquelle on a rajouté des cornes de diable avec une sorte de rajout de
faux cheveux rouges, du type de ceux qu’on achète facilement pour une fête costumée.
J’ai demandé le pourquoi de cette nouveauté à Auguste Amaral, qui me répond qu’il
524
Atlântico Negro – Na rota dos Orixás, réalisation Renato Barbieri (1998), environ 38’55’’ de
présentation sur https://vimeo.com/78719852
288
avait juste décidé de le faire de cette façon cette année, en faisant comprendre que cela
n’avait pas de signification spéciale. Même si leurs masques étaient parmi les masques
les moins chers qu’on trouve dans le commerce en occident, dans leur ensemble les
giganta sont des pièces artisanales à la fois esthétiquement harmonieuses et imposantes,
plus élancées que les eguns ou zangbétòs, et ce détail ne me semble pas anodin. Quant à
l’utilisation de masques en plastique à bas coût, ceux-ci auraient des avantages : ils sont
plus légers, et plus faciles à tenir sur une pointe d’environ trois mètres de hauteur, et
leur élastique arrière permet de les tenir bien encastrés; en outre on n’a pas besoin de les
fourrer, comme serait le cas d’un masque en caoutchouc quand il n’y a pas un individu
dessous. Selon le chef Auguste Amaral, les géants sortent seulement à l’occasion de la
fête du Bonfim ou bien lors des occasions exceptionnelles. Cela veut dire qu’ils
n’intègrent pas la bourian lors d’une sortie de veillée funéraire ordinaire, et qu’il se peut
que Yaya et Yoyo sortent seulement une fois par an, lors du dimanche du Bonfim, car
ils ne participent pas actuellement au carnaval du samedi de la veille à travers la ville.
Le grand aïeul ne se laisse pas voir avec facilité, cela étant un des principaux points qui
structurent ce qu’on peut appeler de « l’économie de la bourian ». Il me semble possible
qu’Auguste Amaral ne sorte que rarement les géants aussi pour se défendre des
critiques à son égard, qui soutiennent lui ou son grand-frère (car les critiquent
concernent déjà le temps où Jean était dans le groupe) font des sorties trop fréquentes.
En ne faisant sortir les géants que lors du Bonfim, les Amaral peuvent montrer qu’ils
respectent le principe de la tradition, en limitant l’apparition des « grands aïeux ».
Néanmoins, on voit qu’il y a eu, dans l’intervalle d’une vingtaine d’années, des
changements concernant l’apparition des grands masques : Guran (2010 : 158) montre
sur deux clichés les géants lors du défilé nocturne du samedi de la veille du Bonfim.
Dans des scènes du film documentaire Atlantique noir525 on voit les poupées géantes, un
Chirac monté à cheval et l’éléphant lors du défilé de carnaval à travers la ville. J’ai
contacté le réalisateur du film, le Brésilien Renato Barbieri, qui m’a confirmé qu’il
s’agissait bien de la fête du Bonfim qui a eu lieu en janvier 1998, tandis que les clichés
de Guran sont de 1996. On peut essayer d’avancer des raisons possibles pour lesquelles
de nos jours on ne sortirait plus les géants lors du défilé de samedi, en ne le laissant que
525
Le déjà cité documentaire Atlântico Negro, vers 38’37’’de projection.
289
pour la sortie de cour du dimanche du Bonfim. Cela pourrait être lié au manque de
personnel stimulé et capable de les porter, ou encore par décision de réduire davantage
les apparitions des géants-aïeux, en limitant ainsi leur présence devant le public 526.
À l’occasion du Bonfim 2015, les géants étaient les derniers masques à sortir, ils ont
dansé pendant vingt ou trente minutes dans la cour, et lorsqu’ils sont parti de retour au
couvent l’orchestre a joué encore quelques minutes et la fête s’est terminée527.
L’économie d’un groupe bourian serait la gestion des valeurs et de leurs circulations.
Ces valeurs sont d’ordre monétaire, matériel, esthétique, fonctionnel, logistique, moral.
Ces aspects sont certainement tous imbriqués les uns dans les autres. On pourrait
également y ajouter la référence à une dimension symbolique ; néanmoins, je ne perçois
pas l’aspect symbolique comme un élément à part : ce qui est dit « symbolique »
imprègne et donne forme aux aspects déjà listés. Vu ainsi, il me semblerait peu prudent,
en tant que chercheur contemporain, de parcourir le monde en collant l’adjectif
« symbolique » un peu partout : méthodologiquement et au niveau d’une déontologie en
anthropologie, la séparation entre ce qui est « réel » ou « concret » et ce qui est
« symbolique » est un sujet délicat, et au niveau emic elle n’est souvent pas opérative.
En outre, toutes les sociétés sont structurés par des éléments qu’on pourrait appeler, si
526
À propos des images montrés dans le documentaire Atlântico Negro, on remarque que les participants
qu’on voit dans cortège de carnaval, masqués ou non, sont en nombre beaucoup plus important que ceux
que j’ai pu voir en 2015.
Le film montre, dans des passages assez rapides, une des rares occasions dans lesquelles la bourian des
Gonzalo s’est présentée en compagnie de celle de l’association, situation souvent mentionnée par mes
interlocuteurs lorsqu’ils cherchent à marquer les différences entre leurs manières de faire avec celles des
Gonzalo. Dans le défilé de carnaval, en plus du couple de géants de l’association, on voit une deuxième
poupée mâle un peu moins élancée : c’est celle des Gonzalo. On voit aussi des ambras et la Mami Watà
des mêmes Gonzalo dans des images de la présentation « de cour » du dimanche du Bonfim. On arrive à
les reconnaître, parmi d’autres signes, en les comparant avec les photos de ce groupe qu’on trouve chez
Guran (2010 : 188) et Fonseca (2010 : 34, 36). On voit aussi, dansant dans la même cour, Mami et deux
présidents français, masques de la bourian de l’association.
Parmi les différences remarquables entre les deux groupes, à part l’instrumentation divergente, l’une à
base de pandeiros, l’autre de tambours carrés, il y a, chez les Gonzalo, une « ânesse voilé » couverte par
un tissu en dentelle.
527
En revanche, chez Guran (2010 : 182), le mâle Yoyo fait une rapide apparition pour des révérences
vers les débuts de la présentation, puis il laisse la scène à l’éléphant, pour revenir à la fin, en restant plus
longuement, cette fois ensemble avec Yaya. On voit donc qu’il n’y a pas de régularité stricte dans l’ordre
d’apparition des personnages, mais on reste tout à fait dans l’idée d’une organisation de logique
facilement compréhensible, et toujours sur un fond hiérarchique : Yoyo, l’aïeul suprême, apparaît pour
« recevoir ses invités », puis il revient à la fin accompagné de son épouse pour le bal.
290
l’on veut, « symboliques » si l’on prend un point de vue etic ; mais s’exprimer de cette
manière ou s’arrêter à ce niveau, selon le cas, semblerait s’arrêter là où peut commencer
la partie la plus intéressant à saisir par l’anthropologue.
Si l’on voulait considérer l’économie de la bourian dans un sens plus large, celle-ci
pourrait être comprise comme étant la gestion de l’ensemble des éléments qui
constituent la bourian. Dans ce sens, chercher à saisir l’économie de la bourian nous
amènerait à l’étude des pratiques de la manifestation et leur construction historique :
c’est, dans les grosses lignes, le but de ce travail de thèse. C’est à dire, l’étude de ce fait
social qu’est la bourian pourrait être perçue comme une étude de l’économie (dans le
sens large, celui du rapport entre les valeurs) des éléments de la bourian et son
interaction avec son environnement social. Pourtant, en cherchant des perspectives
d’analyse de l’objet, ce que je vise à traiter comme économie de la bourian dans un sens
plus strict, et avec le but de pouvoir aborder et évoquer le sujet à part, serait la gestion
des ressources matérielles, humaines et « morales ». Cela dit, la notion d’«économie de
la bourian » sera utilisée d’abord pour nous permettre de nous pencher sur des aspects
bien précis, telle que la question de fond entendue maintes fois à Porto-Novo, que je
pourrais exprimer de la façon suivante : « quand faire sortir ou non un masque ? ». Cette
question survient liée à une autre : « dans quelles occasions doit on faire sortir la
bourian ? », c’est à dire, faire une présentation devant le public ? Ce sont des questions
qui peuvent à première vue sembler se restreindre au domaine de l’esthétique ou de la
scénographie, mais qui en fait touchent à des questions sur la tension intrinsèque entre
tradition et innovation, les altérations dans le rôle de la fonction sociale de la
manifestation, et certainement ce qui ressort du matériel et du monétaire soit ce qu’on
pourrait comprendre par l’économie au sens plus strict.
On perçoit dans l’association à Porto-Novo, peut être plus que dans n’importe quel
groupe bourian, le souci de la gestion de l’apparition des masques. Ce souci n’est pas
restreint aux responsables du groupe, mais exprimé par plusieurs Agudàs de la ville qui
se sentent plus ou moins touchés ou concernés par ce qui est ou représente la bourian.
Le gestion mesurée de l’apparition des masques est sensée être en phase avec les
manières de faire des générations antérieures. Auguste Amaral exprime souvent que la
présentation limitée des grands masques, qui selon lui ne doivent sortir que lors
291
d’occasions spéciales, vise à maintenir le goût du public pour la bourian au fil des
années. Mais, comme déjà évoqué, il y a eu clairement des altérations au niveau de la
fréquence des sorties ainsi qu’au niveau des types de masques qui y participent. Jean
Amaral, qui a été un des responsables du groupe est, au moins de nos jours, l’un des
multiples observateurs et critiques de ces altérations, avec plusieurs Agudàs plus âgés,
qui d’une part, et avec une certaine nostalgie, pointent fréquemment du doigt ces
altérations, mais d’autre part et en même temps, disent comprendre le besoin
d’adaptation aux contraintes économiques de nos jours. Jean Amaral se montre très
catégorique au sujet des altérations. Je lui demande si le masque de l’éléphant, qu’il
avait confectionné, sortait lors des enterrements :
Jean Amaral : Non non, jamais ! C’est Auguste [son frère] qui fait du n’importe quoi
maintenaient ! Au temps de nos aïeuls, le bourian, les masques là, le Yoyo Yaya, ça sort une fois
par an (...) c’était les masques des hommes là qui sortent [lors des enterrements] (...) Le bœu
non, pas de tout, ça ne sort pas ! Si les choses sortent là pendants les fêtes, le pays se lève,
Porto-Novo se lève ; « viens voir ça » ! (...)[Le cheval] Ça sort le même jour que les choses là,
ça sort une fois par an ! Comme le carnaval du Brésil : une fois par an ! Et si ça sort c’est une
grande fête ! (...) [Lors des enterrements] C’est les abras seuls qui sortent. Les abras sortent
tous.
Joao : Même pas les petits animaux ?
Jean A. : Non, non ! Ça ne sort pas ! Les Caretas528 pour danser, les hommes qui sont en veste
là. C’est que ça qui sort.
J : Mais Mamy Watà ne sortait pas dans des enterrements ?
Jean A. : Ça ne sortait même pas, avant. Ça ne sort [que] par désordre ! Je dis non. Avant là,
non, non, non. C’est des masques qu’il faut sortir pendant la fête...si quelqu’un voit ça, ils sont
528
Jean prononce le mot « Careta » avec le « r » roulé, tel qu’on entend au Brésil et au Portugal, et pas
« kaleta » comme est le plus courant dans le Bénin actuel. Il le fait à la façon dont plusieurs Agudàs âgés
de plus de soixante ans le prononcent.
Mon choix pour la graphie dans la norme de la langue portugaise de ce genre de termes empruntés par les
Agudàs se base surtout sur leur prononciation à l’intérieur des paramètres qu’on retrouve au Brésil et au
Portugal. À titre d’illustration, si j’avais choisi, par exemple la graphie (fausse en portugais), « kareta »,
cela serait un peu comme si j’écrivais « ouiqu’aind » lorsqu’on dit « week-end » dans une conversation
courante en français : quoique correcte du point de vue sonore, cela porterait une connotation de
délégitimation du discours. En outre, les plusieurs fois que, par habitude de vouloir me faire comprendre,
j’ai prononcé devant des Agudàs âgés et illustres certains termes en portugais à la française ou béninoise
(tels que kaleta, bourian, pandero, ambra) je me suis fait corriger par mes interlocuteurs Béninois et
Togolais (Careta ; burrinha ; pandeiro ; abra). La bonne prononciation est source de prestige et de
légitimation, en spécial en ce qui concerne la bourian, où bien prononcer les paroles fait partie des
paramètres d’évaluation d’un bon chanteur ou même d’un bon chœur. On voit que la prononciation
« Careta » utilisé par Jean, qui revendique être grand connaisseur et pratiquant expérimenté de la bourian,
n’est pas due au hasard.
292
contents...ils prennent une photo avec ça...c’est un souvenir, quoi ! Il faut acheter la pagne,
pensez, à un an tu vas acheter la pagne. Parce que c’est un pagne d’anniversaire. C’est : un
année on a le pagne ; pendant l’année tu peux porter, l’année prochain on change encore avec
d’autre pagne.
J : Mais j’ai l’impression que sortaient parfois des ambra et Mamy Watà, sans les animaux.
C’est possible ?
Jean A. : Moi je suis pas d’accord. Ça ne se fait pas comme ça. Au temps de nos papas, pendant
les enterrements, tu joues seulement et c’est tout (...) quelques abras [sortent]. Au moins un,
deux. Parce que si ça sort au jour le jour, ça devient vulgaire...ce n’est plus joli à voir. 529
On retient du discours de Jean que : on doit faire comme au Brésil, comme au temps des
papas. Qu’avant, il n’y avait même pas de Mami Watà ; on jouait lors des enterrements,
mais la bourian à vraiment dire, ne sortait pas, à part quelques éventuels
Caretas/kaletas. La samba faisait partie du quotidien (comme d’ailleurs tous les Agudàs
âgés me l’ont raconté), mais la bourian - les masques - non. Jean sait qu’actuellement
on fait sortir davantage Mami ainsi que plusieurs abras-caretas (ou ambras-kaletas),
mais il n’est pas d’accord : on ne doit pas devenir « vulgaire ». On doit faire la
différence avec la facilité de pouvoir voir une sortie de zangbétò à travers les rues de la
ville. Les Agudàs doivent entretenir leur statut de « non-vulgaires » : « je ne suis pas un
joueur de gangàn », disait Auguste Amaral.
Le pagne annuel
Jean cite le pagne annuel de la fête du Bonfim, qu’il dit être « un pagne
d’anniversaire ». Tous les ans, des membres de l’association choisissent ce qui sera le
tissu de l’année pour le Bonfim, en se basant sur des critères de beauté, prix, quantité
disponible, motifs et couleurs qui s’adaptent bien au propos de la fête. Je fus informé
qu’en 2015 particulièrement les choix de couleurs étaient celles du Brésil : jaune, vert et
bleu530. Selon les photos, durant d’autres années les tissus ne semblaient pas évoquer le
drapeau brésilien. Suite à l’achat, individuel ou en groupe, du tissu, achat qui est
529
Entretien avec Jean Amaral, 01/09/2013, à Porto-Novo.
530
Mais dans des tons de couleurs très différents de celles du drapeau brésilien, ce qui ne semblait pas
avoir d’importance pour les Agudàs. J’ai acheté quelques mètres du tissu de 2015 chez une femme
membre du chœur dans le but de me faire coudre le costume pour la fête. Elle a coupé un morceau d’un
rouleau qu’elle avait dans sa résidence, le prix était proche du prix habituel pratiqué pour un pur coton de
base acheté au marché. La choriste m’informe que, selon l’année, le tissu peut être d’une qualité encore
supérieure, mais évidemment aussi plus cher. Il est possible qu’une partie du bénéfice de la vente du tissu
acheté au gros soit versée à l’organisation de la fête ainsi qu’à celui qui le revend.
293
optionnel, chacun fait coudre ses vêtements de la façon qui lui plaît le plus. Quelques
hommes font coudre un ensemble de pantalon et chemise complet, d’autres ne font
coudre que la chemise, en manches longues ou courtes, mais on ne voit pas le pantalon
sans la chemise. Les femmes font les robes les plus variées, et plusieurs utilisent en plus
des bouts de tissus pour en faire des ornements pour la tête dans les genres les plus
variés. D’autres individus se servent encore de bouts de tissus en écharpe, faisant belle
figure pendant la danse. C’est avec un tissu découpé de cette manière que le gorille
mentionné auparavant dansait, réunissant alors humour et charme avec son « écharpe de
l’année ». En 2015, l’ensemble des musiciens, ainsi qu’au moins la moitié des Agudàs
présents portait le tissu. Aucun costume de masque, par contre, n’a été confectionné
avec ce pagne.
Selon Jean Amaral, les masques seraient censés changer tous les ans les pagnes qui les
recouvrent, c’est à dire, changer les tissus qui les habillent. La différence serait que les
Agudàs porteraient tous le même pagne de l’année, tandis que les masques porteraient
les tissus les plus variés. Néanmoins, il y a un lien ou parallélisme non négligeable entre
le besoin de renouvellement régulier en ce qui concerne les vêtements des Agudàs et
ceux des masques au sein de la fête du Bonfim. Cependant les masques, au moins dans
les années récentes, ne changent pas d’accoutrement tous les ans ; par contre on
cherche au moins à présenter un masque nouveau ou des détails nouveaux à chaque
Bonfim.
531
Je précise pourtant que l’expression « grande famille » n’est pas utilisée par les Agudàs.
532
Un seul membre de la famille De Campos venu de Sémé portait des habits de l’église du christianisme
céleste, pour lequel je fus informé qu’il était un prêtre.
533
On entend chez les Agudàs presque toujours le mot « habilles » et pas « habits ».
534
Entretien de Maurice Ferraez, le 17/01/2015, à Porto-Novo.
295
la fête du Bonfim. On ne parle pas d’une année en la spécifiant par la date, mais on dit
par exemple que « ce pagne là, tel ou telle l’avait choisi », ou « je l’ai encore chez
moi ! », ou, « ce pagne c’était l’année de tel événement ». L’identification du pagne
aide comme un repère affectif. Il est intéressant de noter que les Agudàs disent souvent
qu’ils sont fiers d’avoir une préférence pour s’habiller à l’occidentale, discours présent
notamment chez les plus âgés. Cette tendance dans les manières de s’habiller existe
depuis longtemps. Mme Domingo se souvient que les non Agudà de son quartier
souvent se référaient à sa famille comme étant des « awouménou yovo » ; « les blancs
qui s’habillent bien », et elle n’est pas la seule à me raconter l’utilisation, soit à Porto-
Novo soit à Ouidah de cette désignation en langue fon. Chez les Agudàs, dans les
photos de familles anciennes, on voit les aïeux habillés à l’occidentale, en général en
costume et cravate pour les hommes. L’« habille » du dimanche après-midi est
cependant cousu en pagne coloré coupé dans le style « africain » courant au Bénin, sans
que cela ne provoque d’objection. Même lorsqu’on ne fait pas coudre des nouveaux
vêtements avec le pagne de l’année, on se présente soit pour la messe, soit pour le pic-
nic, dans des « habilles » d’apparence neuves, confectionnés avec des bons et beaux
tissus, soit à l’occidentale soit à l’africaine et, le détail : toujours très propres et bien
repassés. Le noyau des femmes d’âge mûr a certainement un rôle central dans le choix
du pagne de l’année. « Les habilles je les importais pour la fête, c’est moi qui les
choisissait » affirme Mme Amégan, une doyenne aisée, à laquelle nous reviendrons plus
loin.
296
de base, tels que ceux liés au transport et à la sonorisation, on partage l’argent en parts
variables et pas systématiquement égales. Une partie est destinée aux « membres », une
autre à l’« achat des masques » et la troisième aux « frais d’entretien ».
Philippe : Quand on finit les concerts, on revient à la maison, chez Amaral, avec tous les
masques…on range tout ce qu’on a amené, et maintenant on s’assoit. M. Amaral dit « On a
trouvé telle somme. Maintenant vous allez prendre telle somme et telle somme va rester dans la
malle. »
Junior : Par exemple, si on a trouvé 65 000 au cours du concert, on dit que 35 000 est pour les
membres du groupe, les 30 000 restant, on les mets dans la caisse, on fait la cotisation pour
l’achat des masques ; c’est pour l’entretien des costumes, des masques, ce qui est dans la caisse.
L’argent est divisé en trois. D’abord en deux, pour le groupe, ensuite encore en deux, une partie
pour l’entretien, ensuite pour les masques. Ce qui fait que chaque année on a un nouveau
masque.535
Bref, l’argent rentrant dans la bourian peut avoir trois destinations principales : le
paiement des frais, la rémunération des membres et les réserves de la caisse. L’argent de
la caisse, à son tour, est essentiellement destiné à l’achat de nouveaux masques et à
l’entretien des costumes et anciens masques déjà en possession du groupe. D’autre part,
plusieurs Agudàs critiquent la direction d’Auguste Amaral, en disant que la rénovation
annuelle des masques et l’entretien des accoutrements génère certes un coût, mais que
les revenus de la bourian dépasseraient largement les dépenses, et que l’on pourrait
partager davantage et plus généreusement l’argent avec les musiciens et les porteurs.
Pour ces critiques – qui d’ailleurs sont nombreux – le coût de l’entretien général de la
bourian est utilisé comme prétexte par la direction pour occulter le détournement
d’argent à des buts personnels. Certains rappellent qu’une partie du travail de
confection et d’entretien est effectué par les membres du groupe d’une manière
spontanée sans engendrer des coûts importants :
Gafaro : L’ambassadeur brésilien est venu me voir quand je confectionnais ça [le cheval], pour
savoir qui les confectionnait [les animaux].
Joao : Et qui t’appris à faire ça ?
Gafaro : Personne. Quand je dors, je vois ça ; ça me vient. Le cheval que tu vas voir chez les
Amaral, c’est moi qui ai fait ça. (...)
Un porteur du groupe : Auguste va crier au groupe qu’il a fait un cheval, qu’il doit souscrire
535
Entretien avec Philippe Ogbadawé Vieyra et Junior Ahuangonou (grand-mère Titus) le 24/06/ 2013 à
Porto Novo.
297
telle somme...
Gafaro : Auguste c’est un voyou, c’est un gendarme, c’est un voyou. (...) [On regarde des
photos] Ici c’est moi, le lion ; ici c’est le rhinocéros, que j’ai fait aussi. Lui, il ne te reconnait
pas ; au finish c’est lui qui bouffe tout. (...) j’étais matelassier ! 536
Dans l’extrait suivant des jeunes membres donnent leur témoignage et leur version sur
ce qui se passe autour de l’argent du groupe :
Joël : Jusqu’à maintenant on n’a pas fait un album. Il mange tout l’argent ! On a l’argent !
L’argent là, il passe par où ?
Joao : Pour une prestation avec lui, à la fin vous avez combien ?
Gratias : Quand c’est trop c’est 700 francs.
Joël : 700 par tête ? Quand ça ? Même 300 il donne à les gens !
Gratias : Il va te dire que l’argent qui reste, ça reste dans une caisse. À la fin de l’année, on
demande : on ne trouve jamais la caisse. Mais on vous demande de cotiser encore pour pouvoir
faire la fête. Avant quand on était petit, on se laissait aller, on se laissait bouffer ; après on a
compris que là il y a une réalité que se passe. Et après ils ont dit qu’on va sortir la caisse. Ou
alors : devant nous tous, on fait un papier et on dit : « on remet l’argent à telle personne devant
vous tous ». Maintenaient eux ils se voient encore après et...« donne-moi l’argent ! » Le même
jour, parce que quand nous donnent des petits billets, on nous dit de partir (...) On doit sortir un
album ; même les revenants [les eguns] maintenant ont déjà plein de CD...
Joël : Ouidah a fait l’album. [Le groupe des De Souza]
Gratias : À cause de ça [Karim] Da Silva a arrêté de sponsoriser. Parce qu’il s’est dit qu’il a
sponsorisé jusqu’à un moment donné et la chose n’évolue pas. C’est chaque fois ils sont venus
créer des problèmes, il faut acheter des masques...il faut faire des trucs...ils ont acheté des
masques qu’ils ont cachés, qu’on a trouvés.
Joao : Mais à quoi ça sert, cacher des masques ?
Gratias : À peine maintenant il va sortir ça ; il va dire qu’il a acheté ça ; il va prendre l’argent
qui est dans le caisse, mettre dans sa poche et montrer que c’est un masque qu’il a acheté pour
nous, alors que ça a été envoyé pour le groupe.
Joël : Il n’est pas sérieux avec nous ; c’est à cause de ça nous on veut quitter...
Gratias : Même ses enfants ne reviennent plus. Sa petite famille (...) ils ont compris ce que
faisait leur papa, et ils ont quitté le groupe.
Joao : Et quand il y avait Jean et Adolphe, [les frères Amaral] c’était la même chose par
rapport à l’argent, ou c’est la gestion d’Auguste ?
536
« Bouffe tout » : prend tout l’argent. Entretien avec Gafaro Gomez, le 02/09/2013, à Porto-Novo.
298
Gratias : Oui c’est la gestion d’Auguste. Parce que « la Grande », au début, c’était ma grand-
mère [Thérèse Domingo]. Elle était la présidente, donc c’était elle qui gardait l’argent. Quand
elle l'a rendu, ils ont fait le point, ils ont amené tout l’argent à papa Da Silva. Il y avait une
caisse et tout était réglos ! 537
On voit que plusieurs personnes ont collaboré directement au long des derniers années à
la confection et l’entretien des masques : Jean Amaral, Pelé « le ghanéen », Maurice
Ferraez, Auguste Amaral, Gafaro Gomez... C’est encore un indice montrant que la
bourian est un projet partagé ; on pourrait même dire qu’elle est, spécialement à Porto-
Novo, un projet de représentativité partagé. Un investissement collectif, pas uniquement
au niveau de ce qu’elle représente, mais aussi de ce qu’elle réalise pour la communauté.
537
Entretien avec Gratias Tallon et Joël Ferraez, le 29/08/2013, à Porto-novo.
299
dimanche matin, fanfare dont les musiciens ne sont d’ailleurs pas des Agudàs538.
Nous avons vu que, vers les années 1980, quelques mois avant la fête du Bonfim, la
présidente de l’Association, Mme Thérèse Domingo, accompagnée de Jean Amaral,
faisait le tour des familles Agudàs pour recevoir les cotisations pour la fête. Les
processus de concentration de pouvoir et de prestige autour d’un individu ont généré
des frictions, conflits et ruptures, et c’est le cas pour ce qui s’est passé autour de Karim
Da Silva et d’Auguste Amaral, même si elles l’ont été de manières très différentes. Pour
critiquer l’un ou l’autre, différents interlocuteurs se basent sur l’évocation – qui, selon
plusieurs témoignages, ne semble pas infondée – qu’auparavant la voie du groupe était
donnée par un noyau d’aînés, légitimés par la pratique et par une position du type
paternel (ou grand paternel) au sein de la communauté Agudà. Les figures du type
« organisateur de l’ensemble », tels qu’autrefois le furent Simplice Gonzalo, Marcelino
D’Almeida ou Casimir D’Almeida, ont été viables à l’époque et, à ma connaissance, ont
été harmonieuses (ou sont ainsi perçues), car celles-ci étaient en phase avec les
pratiques et les représentations des aînés du noyau. En fait, tous ces aînés étaient des
« vieux Agudàs » ou leurs proches, et tous étaient plus ou moins concernés par « l’âge
d’or des Brésiliens ». Ils étaient, avant tout, amis les uns des autres, souvent compères,
amis proches, membres des familles alliées, voisins, et à part des obligations de travail,
ils se fréquentaient en raison des liens affectifs et des plaisirs de la convivialité. C’est ce
que j’ai de nombreuses fois entendu de la part de mes interlocuteurs sur le terrain.
Pendant que cette génération était active, tout amène à croire que la bourian de Porto-
Novo ne se concentrait ni autour d’une famille, ni autour d’un individu en particulier.
C’est suite à la disparition des derniers membres actifs de la vieille génération, qui
coïncide à peu près avec les changements politiques, économiques et sociaux advenus
après la fin de la période autocratique de Kérékou, que, peu à peu, se crée une
polarisation autour de la famille Amaral. Cette polarisation semble, au départ, avoir été
acceptée naturellement par la communauté, car je n’ai pas entendu de grandes critiques
concernant la toute première phase de la gestion des Amaral, lorsque les trois frères
538
Le lecteur doit garder à l’esprit que la fête du Bonfim présente officiellement trois moments : d’abord,
samedi, le défilé de carnaval du soir (ou de l’après midi) de la veille ; puis la messe et la sortie de messe
le dimanche matin ; et enfin, dans l’après midi du même dimanche, le pique-nique et la sortie de la
bourian.
300
collaboraient encore ensemble dans son organisation. L’essentiel des critiques ne
concerne que la dernière vingtaine d’années de gestion des Amaral et non pas la
première période. Ce contexte permet de comprendre chez beaucoup d’Agudàs de la
ville, ce que je pourrai qualifier d’un discours de « triple nostalgie ».
Que serait cette « triple nostalgie » ? La première nostalgie serait celle du Brésil ; la
deuxième, la nostalgie de l’« âge d’or des Agudàs » et la troisième, une nostalgie de
l’« âge d’or de la bourian ».539 À Porto-Novo, cette dernière se traduit plus
spécifiquement par la nostalgie de l’âge d’or de leur groupe bourian. Ces périodes de
références nostalgiques paraissent s’emboîter, l’une étant la conséquence de l’autre. Si
d’une part on ne peut pas revivre une vie au Brésil ou revivre le grand passé des riches
et prestigieux Agudàs, on pourrait recréer par contre une bourian de l’âge d’or ou
recréer des éléments de celle-ci, ou encore contribuer à un nouvel âge d’or de la
bourian. Ces idées vont demeurer dans l’esprit de plusieurs Agudàs, tels que Monteiro,
Brasil, Gafaro, Ramsès540, faisant aussi rêver les plus jeunes. Même le grand bourgeois
au sein des Agudàs de la ville, Karim da Silva, va essayer de sponsoriser, de « diriger »,
de constituer, de créer ou recréer un groupe bourian, selon le moment et le point de vue
que nous prenons.
Cependant, avoir des idées à propos de la bourian ainsi que sur les moyens de la
renouveler ou de la « réchauffer », n’est pas un apanage des hommes : nous verrons par
la suite le discours de Mme Amégan, qui a été très active dans l’association et qui a
encore beaucoup d’idées concernant la bourian et son futur.
539
La nostalgie de l’âge d’or des Agudàs avait été déjà observé Paul Mercier (1962 : 358) : « Bien
d'autres familles sont encore là, dont le nom atteste l'origine : les Da Silva, les Da Cruz, les Rodrigues, les
D'Almeida, les Paraiso, et bien d'autres. Elles ont formé un temps une sorte de bourgeoisie assez
impressionnante par sa dignité et sa finesse, un peu désuète. Nous avons le souvenir de quelques
vieillards appauvris, mais mettant leur point d'honneur à garder les apparences d'autrefois; portrait
stéréotypé, avec la moustache blanche, le costume strict, le panama et la canne. Leurs fils se sont fondus
dans la nouvelle élite africaine (...).
540
Ramsès est un neveu de Karim da Silva. J’aborderai ses démarches dans un chapitre à part.
301
Mme Amégan (née Campos) : le discours révélateur d’une doyenne
Agudà
« Parce que le bourian c’est un souvenir. De ceux qui sont revenus du Brésil. Puisque nos
parents ne sont pas restés ici ; ils sont venus d’ailleurs. Bon, c’est une fête de retrouvailles, que
tout le monde considère. Avant, tout le monde la considérait. Les gens se précipitaient pour
aller voir ce qui se passe. Ces choses-là n’étaient pas d’ici, ces masques-là, n’étaient pas d’ici.
Et tout le monde était content d’aller voir. Et la nuit on défilait, c’est quelque chose que les
gens ne voient pas en son temps ; c’était la meilleure fête. Le Bonfim était la meilleure fête! (...)
[avec le temps] ça a diminué....pour faire une fête, il faut de l’argent. »
Mme Amégan (née Campos), 28/05/2013, Porto-Novo.
Nous allons aborder dans les prochaines pages, le discours très bien articulé de Mme
Amégan, doyenne de prestige dans le milieu Agudà de la ville. Le long et détaillé
entretien que nous avons eu, après quelques semaines d’insistance de ma part, dans sa
maison située dans le quartier d’Attaké, à Porto-Novo, me semble être la clé pour la
compréhension de plusieurs enjeux. Pas seulement ceux concernant le fonctionnement
des « économies » de la bourian, mais aussi les liens – on verra combien ils sont
indissociables – entre l’association des ressortissants Brésiliens de Porto-Novo,
l’ensemble de masques et la fête du Bonfim. Le dialogue s’étendra aux questions liées à
la présidence de l’association et au commandement de la bourian.
302
Mme Amégan était très active dans l’Association et la fête du Bonfim, mais elle se dit
« fatiguée » ces dernières années et cela est dû plus aux dissensions liées aux activités
au sein de l’Association qu’à l’âge. Il semble qu’elle s’est volontairement mise un peu
en retrait vis-à-vis de l’Association. Ce qui me paraît particulièrement intéressant chez
cette dame est qu’elle ne fait pas partie, à proprement parler, du groupe bourian, mais
qu’elle contribue financièrement pour le soutenir. Mme Amégan est parfaitement
consciente de l’importance de la bourian et, par son talent et son travail, elle participe
aux préparatifs de la fête du Bonfim, notamment dans le domaine des costumes, tissus
et habits. Par ailleurs, elle et sa famille auraient achetés des masques pour le groupe541.
Nous regardons ensemble les photos du défilé du carnaval de la veille du Bonfim que
l’on trouve dans l’ouvrage de Guran. Mme Amégan mentionne une demande faite à
l’ambassadeur Brésilien (probablement faite d’une manière informelle) ; on voit bien
que la bourian la stimule encore, qu’elle a des plans et de l’espoir concernant le sujet :
Amégan, Mme : C’est moi qui a fait ces ailes ici [d’un costume]...parce que on n’a pas ce que
les gens font au Brésil... on avait demandé à l’ambassadeur s’il pouvait nous envoyer quelqu’un
qui peut pour nous apprendre à faire les choses, après, on enverra nos enfants pour cette
formation-là. Vous allez voir que les Brésiliens du Bénin seront les premiers !
Joao : d’où vous prenez l’inspiration pour faire ces costumes ?
A : Je regarde, ça me vient ; tout ce qu’on peut faire pour rendre ça jolie ; pour rendre la fête
belle ; c’est ça ! 542
541
L’extrait d’entretien suivant nous donne plus de références sur Mme Amégan et sa famille. Elle est
particulièrement fière d’avoir le même patronyme du sujet Portugais qui a nommé la ville « Porto-
Novo ».
Amégan : C’est pour que ça marche [que je me consacre] ; mon père lui même il se donnait pour cette
fête. Mon grand père était Campos Gonzalo. Mais c’est son prénom qui est Gonzalo.
Joao : Mais les Gonzalo qui ont des eguns...[et avaient une bourian] ?
A : Non, c’est pas la même famille. Notre nom de famille est Campos.
J : Campos Gonzalo, c’est lui qui est revenu du Brésil ?
A : Oui ; et il y a Eucharistos Campos qui est avant lui ; il est arrivé en 1742. C’est lui qui a donné le nom
Porto Novo. (...) Je suis petite-fille de Brésilien ; mon papa est né en 1882. Il y a des enfants plus jeunes
que moi encore. (...) ils étaient venus et ils...allaient poster (sic) les esclaves, parmi ces esclaves qu’ils
choisissent leurs femmes. Mon papa est son dernier fils.
J : vous savez de quelle ville votre grand père est venu ?
A : Du Portugal ; que ça soit mon grand-père, que ce soit Eucharistus, c’est du Portugal. Il est Portugais.
Ils sont venus rester au Brésil. Eucharistus c’est celui qui avait parti, eh ? » (Propos tenu le 28/05/2013 à
Porto-Novo)
542
Entretien avec Mme Amégan (née Campos), le 28/05/2013 à Porto-Novo.
303
On remarque l’utilisation spontanée de la simple et éloquente formule « les Brésiliens
du Bénin ». Ensuite on aborde l’important rôle qu’elle soutient avoir joué pendant
plusieurs années au sein de « l’association-bourian » qui serait donc, elle le confirme,
deux expressions se fondant et se confondant, ou encore, selon le prisme du regard,
deux expressions d’une même émanation :
543
Entretien avec Mme Amégan (née Campos), le 28/05/2013 à Porto-Novo.
304
l’association, se situait déjà, à ce moment-là, dans sa maison familiale ? Dans ce cas le
choix reviendra sur Jean presque par inertie. Cependant, comme l’on verra plus loin,
Ramsès, de la famille Da Silva, soutient que les Amaral n’avaient pas de masques et
qu’ils n’ont pu prendre le devant de la bourian qu’après la disparition des Djossè et de
leur génération et suite à la perte de la cohésion familiale chez les Da Silva-Paraïso et
d’un certain leadership que cette famille avait dans le milieu agudà de la ville.
544
À ce propos, Ramsès a dit que, suite au départ de son frère Jean de la bourian : « [Auguste] Amaral
s’est intronisé lui-même ».
545
Connue aussi comme Titia Fouliti D’Almeida.
305
d’une bourian où les Da Silva-Paraïso jouaient un rôle central (peut-être plus en la
soutenant qu’en participant directement), vers une bourian polarisée par les Amaral qui,
par contre, se donnent directement à la pratique des masques et de la musique. Les
noms de famille peuvent nous donner beaucoup de pistes de compréhension. Si l’un des
deux cousins proches, Casimir D’Almeida ou Marcelino, collaborait étroitement au
centre de la bourian, et que l’un des deux était marié avec une Da Silva, préciser lequel
était le mari de Titia est une information relativement peu importante, car cela signifie,
d’une manière presque sûre, que les familles D’Almeida et leurs proches, étaient alliés
aux Da Silva-Paraïso notamment en ce qui concerne la bourian. C’est pour cela que
Mme Amégan pouvait « se permettre » d’oublier ce détail car il n’altérerait pas les
enjeux et le déroulement de « la trame principale » des faits autour de la direction de la
bourian546. En tout cas, je crois pouvoir l’affirmer qu’il s’agissait de l’épouse de
Casimir547.
Je demande à Mme Amégan si son père, Cosme, jouait dans le groupe, et elle me
répond qu’« il contribuait avec la bourian ». Me parlant ensuite de son mari, elle précise
qu’il est décédé depuis six ans, qu’il était enseignant et que, bien que sachant jouer de la
guitare, il ne le faisait pas dans la bourian. Je regarde la photo encadrée dans le salon,
où il tient l’instrument musical et je lui demande s’il aimait la bourian : « ah oui, il
finançait même », répond-elle. Les mots me semblent très choisis : le père et le mari
contribuaient mais n’y jouaient pas. D’une manière analogue, Karim Da Silva contribue
à la fête, mais ses enfants ne font pas partie du groupe548. On a des indices ici et là que
certains membres des couches les plus aisées reconnaissaient l’importance de la
bourian, l’aimaient en tant que modus festif (manière de faire d’une fête), mais ne
l’intégraient pas en tant que musiciens réguliers ou porteurs de masque. Ils préfèrent
laisser cela essentiellement aux travailleurs manuels ou à ceux issus des couches plus
populaires ou encore aux membres des familles parfois dites « associées » aux Agudàs
« originels » (pour reprendre deux termes utilisés par Karim Da Silva), ces derniers
étant normalement plus aisés financièrement que les « associés ». Dans le contexte,
546
Ces détails deviendront peut-être plus clairs pour le lecteur après la lecture du chapitre dédié aux
entretiens avec Ramsès, membre de la famille Da Silva.
547
Cf. Seljan 2008 [1978] et Olinto (1964).
548
À l’exception de Ramsès, neveu de Karim. Ramsès, comme on verra plus loin, est extrêmement
conscient qu’il est une exception. D’autre part, apparemment chez les Medeiros, une famille aussi aisée,
le phénomène se répète : ils soutiennent mais ne participent pas du groupe bourian.
306
« aisé » signifie une couche moyenne plus élevée, pas forcément « riche » à proprement
parler, mais qui pourrait être perçue comme « riche » par les familles socialement plus
périphériques. Les familles « associées », d’ailleurs, pouvaient porter des noms à
consonance luso-brésilienne ou pas. Cette tendance de distinction, liée à la position
prise par rapport à la bourian, discernable ici et là à Porto-Novo, est plus prononcée à
Ouidah, où, à ma connaissance, aucun membre du noyau aisé de la famille De Souza ne
fait ou n’a fait partie du groupe de bourian. Une des explications possibles de ce
phénomène me semble être le fait que l’âge d’or de la bourian de Porto-Novo, (et
possiblement la création d’un ensemble dans la ville, dont on n’a pas la date précise) se
passe dans la période pendant laquelle Porto-Novo se développe en tant que capital de
la colonie française du Dahomey (1894-1960). Cette période voit la consolidation de
diverses « couches de couches moyennes », soit des strates où le statut social et les
circuits se définissent par une équation réunissant revenu, types de métier et origine ou
association familiale, ces derniers points étant particulièrement caractéristiques du
milieu Agudà et des familles alliées. Au niveau de leurs métiers, parmi ces chefs
(masculins) des familles ou des branches familiales constituant ces « couches de
couches moyennes » on trouvait des maçons et menuisiers d’excellence, des
imprimeurs, des enseignants, des fonctionnaires, ceux qui travaillaient pour
l’administration coloniale ou pour les sociétés privées étrangères et enfin, des
commerçants549.
549
Mes informations sont basées essentiellement sur des récits oraux que j’ai pu recueillir ; nonobstant ils
coïncident avec des données historiques. À titre illustratif : en 1889, une liste de quinze maisons
commerciales de Porto-Novo indiquait que sept appartenaient à des Afro-Brésiliens. En 1935 la moitié
des sociétés d’impression du Dahomey étaient la propriété des Brésiliens. En 1894 les Français ont
organisé un Conseil administratif composé de quatre membres dont un était l’afro-brésilien Ignacio
Paraïso (grand-père de Karim Da Silva, d’après Reis et Guran 2002). En 1921 le conseil comptait deux
afro-brésiliens, parmi lesquels le même Paraïso puis, en 1932, deux afro-brésiliens emportent l’élection :
A. Olympio et Casimir D’Almeida, lequel, on le sait, était très imbriqué dans la bourian. Ces informations
sont extraites de la publication de Amos (2007), où l’on peut en trouver d’autres du genre, comme la forte
présence des Agudàs dans l’enseignement scolaire ou leur quasi-monopole concernant le loyer de
maisons pour des Européens à Porto-Novo dans la même période coloniale.
307
d’années plus jeune qu’elle, et neveu de Karim Da Silva (mais désormais en opposition
à son oncle), m’avait dit qu’auparavant on ne vendait pas une sortie bourian, ce qu’elle
confirme :
A : J’ai refusé ça, j’ai tout dit, c’est pour cela que je suis devenue leur ennemie. Non c’est n’est
pas bon ! On vous donne de l’argent pour vous inviter à jouer ; ce n’est pas un jouet, c’est
quelque chose de familial. C’est pour une fête précise ; il faut pas traîner ça un peu partout
comme les gens qui invitent les egunguns ou les zangbétòs ; il faut pas faire ça ! Et chaque fois
je dis. Et on me dit que : « mais ici il y a une fête on va trouver de l’argent ». Effectivement ils
ont raison. S’il y a une fête, il n’y a personne pour nous financer ! Donc s’il y a une fête il faut
qu’on se cotise, qu’on cotise de l’argent. Et qui va donner, qui ne va pas donner ? Ça ne peut
pas suffire. C’est pour quoi ils s’entêtent pour aller jouer et trouver de l’argent pour la fête.550
On retrouve ici des constantes présentes dans plusieurs discours, à savoir : a) la critique
de la banalisation de la bourian à une forme de désacralisation de la fête ; b) le souci de
distinction envers les pratiques yoroubas (egunguns) et gouns (zangbétòs) ; c) la critique
de la marchandisation de la bourian accompagnée d’une compréhension de cette
démarche qui, dans le contexte actuel, s’expliquerait comme une compensation au faible
engagement des Agudàs ainsi que par le besoin croissant d’argent de l’ensemble de la
société. Cependant, Mme Amégan fait le constat des problèmes et suggère ce qui
devrait être fait, renvoyant aux façons de faire des générations antérieures :
A : Donc moi je dis non, que ça ne marche pas et c’est nous de rassembler le peu que nous
avons. Si nous jouons pendant la fête, le peu que nous avons, mettez ça quelque part, les habits
que les animaux ont portés. À une prochaine fête, on peut leur coudre d’autres, laver ceux qu’ils
ont portés cette année, les mettre dans le placard et chaque fois, comme ça, on va changer (...) ;
c’est mieux qu’aller remballer la bourian, aller jouer, montrer ça aux gens. Comme ils ne
veulent pas comprendre, moi je vais laisser.
J : Et pour la fête de l’Indépendance, vous pensez que c’est bien de jouer ?
A : Oui, parce qu’avant, avec nos grands-parents, la Fête Nationale du 14 juillet, on sortait, nos
parents sortaient. Chaque ville présente ce qu’il y a de plus beau. Donc nous aussi, nos parents,
présentaient le bourian, c’était bien : bien fait, bien vu. Donc après la fête du Bonfim, c’est la
fête de l’Indépendance [du Bénin]. Avant, Fête Nationale [française].
J : Et concernant les enterrements ?
550
Entretien avec Mme Amégan (née Campos), le 28/05/2013 à Porto-Novo.
308
A : Non c’est pas bon ; non, tout ce qui on fait, tout ce que j’ai dit : on peut jouer et laisser les
animaux.
J : Ah, le problème alors ce n’est pas la musique, ce sont les animaux !
A : Oui ! On peut jouer ; c’est notre fête, c’est notre participation à celui qui est en deuil, mais
sortir les habilles (sic), c’est pas bon ! 551
J : Mais quelle est la différence, pour vous, entre sortir les animaux et jouer de la musique ?
A : Les animaux là, il faut que ça se voit une ou deux fois par an. Et ça ne va pas vite se gâter. Si
vous sortez ça tout le temps, tout le temps, les gens seront fatigués et le jour où vous allez dire
une grande fête, ça ne dira plus rien...parce qu’ils voient ça tout le temps, c’est ça mon
problème ; il faut cacher un peu. Il faut savoir cacher ça. 552
Alors que je cherchais à confronter les discours avec les pratiques, il ne m’a pas été
possible d’assister à des sorties lors des veillées funéraires nocturnes à Porto-Novo, car
551
Entretien avec Mme Amégan (née Campos), le 28/05/2013 à Porto-Novo.
552
Entretien avec Mme Amégan (née Campos), le 28/05/2013 à Porto-Novo.
309
Auguste ne me tenait pas au courant malgré mon insistance renouvelée. J’ai pu être
présent à deux reprises à des « fêtes d’anniversaire de disparition » qui se déroulaient
pendant la journée et j’ai eu accès à une vidéo d’une sortie du même genre.
Effectivement, lors de ces occasions je n’ai vu sortir que des masques kaletas qui
étaient soit des ambras, soit ceux en costume et cravate, mais aussi, et selon l’occasion,
Mami Watà, mais sans les grands masques. Comme le laissent entendre plusieurs
discours en phase avec celui de Mme Amégan, Auguste sortirait les (grands) animaux
bien plus fréquemment que ce qu’il serait censé le faire, comparé à la pratique des
aïeux. Effectivement, les sorties sont assez fréquentes, mais je n’ai pas constaté la
présence des animaux. En revanche, il n’est pas impossible que cela arrive lors de
sorties nocturnes.
La bourian est perçue comme essentielle pour maintenir vivante la flamme de l’identité
Brésilienne. Une pratique-outil fondamentale pour entretenir et transmettre aux
prochaines générations les particularités de ce groupe Agudà à référence exogène pour
les distinguer des groupes perçus comme locaux. Cela serait pratiquement un dernier
rempart identitaire Agudà, suite à l’affaiblissement de l’endogamie, voire même la fin
de celle-ci :
Joao : Vous n’avez pas peur que ça finisse [la bourian] ? Si les Amaral décèdent rapidement... ?
Amégan : Oui ça peut finir. Et c’est sur le chemin de finir, si on ne réagit pas vite.
J : Les gens n’ont pas pensé à faire une nouvelle bourian, un autre groupe ?
A : Moi...ma famille pense à le faire, eh ? Eh oui, si eux ils ne veulent pas se corriger ; parce
qu’on ne peut pas laisser tomber ça...Si on le laisse tomber, qui va vous considérer comme Afro-
brésilien ou Brésilien ? Qui va te considérer ? Personne ! Vous êtes devenu comme les gens
d’ici. Plus qu’on se mélange avec les gens d’ici déjà. On prend les femmes d’ici ; qui vous
donnent des enfants ; donc déjà ça s’éteigne. S’il y a ça là au moins, ces enfants-là qui sont nés,
qui ont trouvés ça, ils vont pas laisser tomber. Ils vont pas laisser la fête tomber. Eux ils vont
toujours continuer. Mais si ça s’éteigne, c’est fini ! 553
La phrase de Mme Amégan est très emblématique : « Si on le laisse tomber, qui va vous
considérer comme Afro-brésilien ou Brésilien ? (...) Personne ! ». Alors, il ne s’agit pas
seulement d’une construction identitaire des individus ou du groupe de l’intérieur vers
l’extérieur, mais aussi il est question d’entretenir le regard des autres groupes sur les
553
Entretien avec Mme Amégan (née Campos), le 28/05/2013 à Porto-Novo.
310
Agudàs. Si nous gardons présent à l’esprit que les Agudàs sont le groupe
numériquement minoritaire et arrivé postérieurement, s’ils veulent être considérés
comme ils le réclament, il leur faut quelque chose d’équivalent en « force de frappe »
aux manifestations publiques des groupes majoritaires. Le plus important ce n’est pas si
les gouns ou les yorubas viennent voir ou non la bourian ou le Bonfim ou si les Agudàs
qui sortent pour le fêter sont en petit ou grand nombre. Les Agudàs passent à travers les
rues, ils fêtent en place publique, ils sont capables de sortir leur masques lors des
occasions significatives. Les informations circulent, les autres groupes sociaux finissent
par savoir que les Agudàs sont vivants et actifs en tant que groupe. Pour cela il suffit
que les autres groupes sachent que chez les Brésiliens il existe un ensemble de masques
d’évocation ancestrale qui leur est particulier et un calendrier festif régulier (la fête du
Bonfim), en somme, qu’il y a des rites propres aux Agudàs. Notons que Mme Amégan
ne cite pas le volume de l’afflux des gens dans les rues comme un paramètre significatif
pour la réussite de la fête ; cela se jouerait plutôt sur le domaine de la qualité et de
l’intensité de la participation des Agudàs. Pour elle, la raison du déclin de la solidarité
parmi les Agudàs, « c’est parce qu’on est nombreux, il y a des problèmes financiers ».
La continuité des pratiques des aïeux, l’union et le dévouement des Agudàs à leur cause
identitaire-festive seraient l’élément fondamental pour la bonne réussite de la fête.
Dans la suite de l’entretien, les critiques sur la gestion des fonds prise en charge par les
Amaral se font plus explicites. Mme Amégan participe à la fête du Bonfim, mais sans se
faire des illusions là-dessus :
J : Encore par rapport au futur de la bourian ; si Amaral décède...il y a un jeune qui puisse lui
succéder ?
A : Oui si on réorganise, tout serait bien ; mais...il y a pas d’argent.
J : Mais quand ils font le spectacle les gens mettent de l’argent sur leur front : 10 mil ; 20 mil
Francs CFA...
A : Et vous voyez ? Cet argent, où se passe cet argent ?
J : Il dit que c’est dans les masques...
A : Et c’est tout le temps qu’on achète des masques ?! Moi j’ai acheté des masques. Ma famille a
donné beaucoup de masques. Des masques chers, venus de France. Qu’est-ce qu’ils ont fait,
eh ? Et chaque fois il nous parle des masques. Moi quand je prends les tissus, quand je distribue
aux gens, je donne des tissus pour les mamis pour coudre des habilles. Donc l’argent-là, qu’est-
ce que ça fait ? C’est pour cela que je dis, moi je le laisse faire...pendant une fête, à l’église
311
centrale ; c’est moi qui ai cousu les habilles à tout le monde. À toutes les jeunes filles qui
étaient présentes. Quand il y a quelque chose à faire, il n’y a pas d’argent ; je donne ! Et eux,
qu’est-ce qu’ils donnent ? Et quand je leur demande « l’argent que vous rassemblez, qu’est-ce
que vous faites avec ? » C’est fini ! Ils commencent à faire des histoires.
J : Mais ça c’était avec Auguste ou c’était déjà avec Jean ?
A : Jean Aussi. Il faut laisser tomber.554
Mme Amégan laisse apparaître clairement sa désillusion sur les voies prises par les
deux frères Amaral. Désillusion renforcée par le fait d’avoir elle-même indiquée Jean
pour la présidence (le passage du grand frère Jean au plus jeune Auguste se donnant
dans une continuité, pratiquement comme une sorte d’héritage naturel, étant la
conséquence du premier choix). Je rappelle que plus haut Mme Amégan disait : « J’ai
refusé ça, j’ai tout dit, c’est pour cela que je suis devenue leur ennemie ». On verra
encore que Mme Amégan prend ses distances à la fois par rapport aux Amaral et à
Karim Da Silva.
Dans ces pages dédiés à l’entretien de Mme Amégan j’ai voulu, en ce qui concerne le
suivi chronologique des faits, jeter une lumière sur ce qui s’est passé avant les
dissensions avec Karim Da Silva, même si l’essentiel de celles-ci avaient était décrites
par Guran, qui avait effectué son terrain (1995-96) au moment du vif de la querelle. On
remarque que dans ce chapitre basé sur les propos tenus par Mme Amégan, toutes les
questions surviennent à l’intérieur de la « bande catholique » des Agudàs. J’ai choisi de
montrer les dissensions au sein des catholiques pour éviter le piège de comprendre les
ruptures au sein de l’association-bourian de Porto-Novo comme la polarisation d’une
opposition entre catholiques et musulmans, ce qu’on pourrait être tenté de penser lors
d’un premier contact avec le sujet. L’enjeu principal se jouerait, à mon avis, autour des
questions de prestige, pouvoir et argent tenus par quelques personnalités à fort caractère
qui, à leur tour, polarisent leurs réseaux, leurs branches familiales et celles qui leurs
sont proches ainsi que des individus isolés, dans les activités qu’ils développent ou
dirigent. Ce qui est certain c’est qu’on va avoir souvent des tendances plus au moins
554
Entretien avec Mme Amégan (née Campos), le 28/05/2013 à Porto-Novo.
312
fortes de fréquentation à une activité, soit de la part des catholiques, soit des
musulmans, mais rarement de l’exclusivité d’une confession ou encore moins
d’exclusion d’une autre. J’ai déjà mentionné brièvement des exemples qui vont dans
cette direction : Ramsès, musulman, neveu de Karim da Silva, ayant un important rôle
dans le projet de bourian sponsorisé par son oncle, a ensuite rompu avec celui-ci et fait
des préparatifs pour un nouvel ensemble bourian. Plus emblématique encore est le cas
de Gafaro Gomez, qui a un ensemble bourian en début d’activité. Également musulman,
il m’a été présenté par trois jeunes Agudàs catholiques enthousiastes dont deux qui
participent à sa démarche. On reviendra à ces exemples plus loin.
Enfin, on doit retenir la clarté du propos énonçant que la bourian serait l’ensemble de
masques et pas la musique qui les fait danser et que la régulation doit se faire sur
l’apparition des masques et pas sur les airs ou sur le rythme de la samba ou de la
marcha. La mise en avant de ce propos, qu’on retrouvera également chez d’autres
interlocuteurs, questionne toute une approche faite au début de cette recherche, dans
laquelle on tentait de regarder la bourian comme une émanation de la musique (« fait
musical total »). Cependant, on se rend compte que dans la bourian, la musique est « au
service » des masques, et non l’inverse. On serait donc plus proche du sens emic de la
manifestation si l’on abordait l’objet bourian comme étant semblable à « un fait
‘‘masqueral’’ total », dans un néologisme qui se justifierait par sa sonorité et par la
simplicité de la compréhension qu’il offre de la chaine conceptuelle auquel il renvoie
(fait social total – fait musical total – fait ‘‘masqueral’’ total ). Évidemment il pourrait y
313
avoir d’autres manières de le dire, comme « un fait de masque total ». L’expression
utilisée en tout cas ne serait plus qu’un détail, le principal étant le prisme du regard :
pour saisir le phénomène social bourian il est nécessaire de se pencher d’abord sur ses
masques, leur organisation et leur économie, et laisser la partie musicale pour un
deuxième moment.
J’essaierai de reconstituer dans les grandes lignes les faits concernant l’association et la
bourian durant la dernière trentaine d’années nous ayant amenés à l’actuelle situation.
J’ai rencontré quelques difficultés dues aux informations souvent lacunaires de mes
interlocuteurs et dues surtout à la dimension émotionnelle véhiculée par certains d’entre
eux lorsqu’ils abordent leurs différends à ce sujet. On reprendra certains points décrits
par Guran (2010) et je tâcherai de les complémenter et de les actualiser.
Pour reprendre le fil du temps : d’une part, au début des années 1990, peut-être déjà à la
fin des années 1980, le prospère entrepreneur Karim Da Silva entre en scène dans la
« coupole de la bourian-association ». Karim était déjà une personnalité importante sur
place, mais l’acquisition de son titre de consul honoraire (en 1989 ou 1992) et sa
démarche postérieure visant à le placer au premier rang dans la bourian et dans
l’association entraîneront une rupture au sein de la communauté.555 Pendant une
période, on aura deux, voire trois ensembles de bourians dans la ville de Porto-Novo, à
savoir, la bourian de l’ « Association des ressortissants Brésiliens », celle de la
« Communauté des créoles de l’Ouémé » et celle des Gonzalo. Par ailleurs, Jean Amaral
est désigné pour la présidence de la bourian, fait mentionnée auparavant par Mme
Amégan. Dans la pratique, cela génère une première phase de gestion de la bourian,
plus au moins partagée par les trois frères Amaral, qui semble avoir eu lieu au cours des
années 1980 ou au début des années 1990. Un deuxième moment s’initie avec la sortie
d’Adolphe du groupe. Adolphe est souvent mentionné par certains de mes
interlocuteurs comme étant « parmi les trois frères Amaral celui qui avait le plus grand
555
En 10/01/1987 Da Silva signe le discours de bienvenue à la délégation brésilienne en tant que
« président de l’association des créoles de l’Ouémé ».
314
don pour chanter ». Le départ d’Adolphe doit avoir eu lieu avant 1999-2000, car
l’ouvrage de Fonseca (2010), dont les recherches ont été effectuées à cette période, ne le
mentionne pas, laissant par contre bien visible la place de Jean et Auguste à l’aide de
textes et de photos.556 Nous avons donc une période où Jean Amaral est le président de
l’association et gère notamment la partie performative du groupe bourian en étroite
collaboration avec son frère Auguste. C’est au cours de cette période qu’apparaît le
différend avec Karim Da Silva raconté par Guran. Le lecteur peut se référer au résumé
de la vision de Guran sur ce conflit que je propose dans l’état de l’art sur la Bourian.
556
Adolphe habite dans le compound des Amaral où se trouve le couvent. Ainsi son absence sur le cliché
de Fonseca montrant les deux frères, une tante et les masques des animaux me laisse supposer
qu’Adolphe ne faisait plus partie du groupe à cette époque.
315
divergente de celle de la majorité des individus) la reconnaissance de ce signe a été
acquise au sein d’une société. Cela veut dire qu’il y a eu un minimum de consensus, du
moins pendant un certain temps et partagé par certains individus, ayant permis qu’un
ensemble de faits, disons « bruts », puissent prendre forme en tant que « signe
reconnaissable » et dans les cas qui nous intéressent, comme un signe reconnu apte à
plaire aux ancêtres.
D’autre part, une couche supplémentaire de légitimité est donnée par des visiteurs
Brésiliens (ou ayant d’autres nationalités habitués au Brésil) se succédant à travers les
décennies et exprimant leur étonnement envers la cohérence du groupe de l’association
avec les pratiques trouvées au Brésil. Cela vaut pour des diplomates ou pour des
autorités brésiliennes, pour des équipes de tournage de télévision ou de cinéma, bref
pour toutes sortes de visiteurs qui, malgré leur nombre très réduit, sont néanmoins
représentatifs et suffisants pour nourrir et confirmer cette légitimité. Ces visiteurs sont
souvent liés au milieu intellectuel, journalistique ou à celui des pratiques dites de
culture populaire au Brésil. Ils passent au Bénin de temps en temps et notamment à
Porto-Novo, incluant là des chercheurs, parmi lesquels –impossible de le nier– je
m’inclus.
Auguste Amaral rappelle à plusieurs reprises que diverses chaines de télévision ou des
équipes de cinéma/vidéo sont venus filmer la bourian ou s’entretenir avec lui. Le
documentaire Atlântico Negro (1998) montre diverses scènes de la bourian à Porto-
Novo ; il a été diffusé sur une chaîne à vocation culturelle et éducative au niveau
national brésilien.557 Plus récemment (2012) le DVD Pedra da Memória montre
notamment la samba exécutée par le groupe dans la maison familiale des Amaral558.
Concernant les équipes de télévision, Auguste ajoute que, en plus des télévisions
béninoises, la BBC anglaise, une chaîne française (non spécifiée) et la chaîne
brésilienne Globo (la plus importante du pays), lui avaient déjà rendu visite559.
557
Atlântico Negro - Na Rota dos Orixás [Atlantique noir – sur la route des Orishàs], 75 min. Réalisation
Renato Barbieri, Brésil (1998). Disponible sur https://vimeo.com/78719852
558
Pedra da Memória [Pierre de la mémoire], Brésil, (2012) livre et DVD de Renata Amaral.
559
C’est possible qu’il ait reçu d’autres équipes de télévision ou de documentaires européennes, mais son
discours n’a pas été clair ou constant à ce propos.
316
Arrêtons-nous sur les visites de la Globo, que je crois être les plus représentatives pour
notre propos. Selon Amaral il reçut deux visites. Après vérification, il s’avère que la
première eut lieu en 2008560 et la seconde en 2014. À propos de la seconde, il se vante,
« ils avaient déjà mon numéro et m’ont appelé depuis le Brésil [pour prendre un
RDV]». Cette visite a bien marqué l’esprit de plusieurs Agudàs qui évoquent la
gentillesse de la « reporter »561 et les mets brésiliens qu’un groupe de femmes Agudàs
avaient préparé pour être filmés. Ces femmes sont essentiellement les choristes de la
bourian ou celles qui participent activement à la fête du Bonfim. La Globo est la chaîne
qui réalise les très populaires feuilletons télévisés, dits les télénovelas, ou simplement
novelas qui passent régulièrement au Bénin et au Togo. Un directeur de la chaîne
nationale Béninoise ORTB m’a informé que pratiquement tous les ans une novela
brésilienne est diffusée durant plusieurs mois. Guran avait déjà remarqué (et
photographié) l’influence de ces émissions dans la façon de s’habiller des femmes lors
des fêtes Agudàs vers 1995-96, phénomène devenu moins visible lors de mes terrains.
Les Agudàs sont conscients de l’importance de la chaîne Globo et le groupe bourian est
très fier d’avoir participé à deux reprises à leurs émissions, dans lesquelles l’on rend
visite à des foyers agudàs et où l’on aborde divers aspects de leur vie tels que la cuisine,
la bourian, les cours de langue portugaise et la réminiscence d’un ancien lexique
portugais. Auguste, Mme Domingo, Mme Patterson, parmi d’autres Agudàs
interviewés, sont conscients qu’ils impressionnent ceux qui arrivent du Brésil, lorsqu’ils
mentionnent qu’ils ont été visités par les journalistes de la Globo, la toute-puissante
chaîne Brésilienne. Pendant mon séjour de terrain, je suis informé d’une nouvelle : des
Agudàs béninois établis en Côte d’Ivoire avaient vu des membres de leurs familles dans
l’émission de la Globo récemment diffusée dans ce pays. Cela a été source de joie et
d’orgueil pour Auguste Amaral. La visite renouvelée de la Globo et la diffusion de
l’émission dans un autre pays africain, (considéré d’ailleurs comme plus développé)
ainsi que la réaction des visiteurs brésiliens sont perçus comme une forme de
légitimation. L’intérêt que portent ces équipes de tournage, les chercheurs et toutes les
catégories de visiteurs brésiliens aux Agudàs, renforce chez ces derniers, l’idée qu’eux-
mêmes et leur culture sont spéciaux au Bénin, notamment dans les familles plus actives
560
Je remercie le reporter Claufe Rodrigues, responsable pour l’émission de 2008, la confirmation des
informations par voie électronique.
561
C’est intéressant de noter que l’apparence de cette « reporter » est évoqué par les Agudàs en faisant
plus référence à ses cheveux noirs longs ondulés qu’à sa couleur de peau claire.
317
dans les activités de l’association ou de la bourian. Ce noyau de familles concernées sait
que leur fête du Bonfim attire la sympathie des Brésiliens, à commencer par
l’Ambassade Brésilienne qui contribue financièrement au Bonfim et dont les diplomates
et fonctionnaires sont présents aux festivités chaque année. Cela conforte Auguste
Amaral dans l’idée qu’il est dans la bonne voie, que sa lignée de samba basée sur les
pandeiros, ainsi que ses masques, impressionnent par leurs ressemblances avec les
pratiques tenues au Brésil.
La deuxième émission de la télé Globo montre le Chacha De Souza à Ouidah mais pas
la bourian liée à sa famille. Auguste était au courant de ce détail avant même d’avoir vu
l’émission562. Dans sa confrontation avec les De Souza cela est un grand point de fierté.
Il s’avère que cette concurrence est davantage liée à des enjeux de prestige, de
légitimation et d’opportunités qu’à une dispute de parts de marché concernant les
« sorties ordinaires » (essentiellement des enterrements ou des anniversaires de
disparition), comme cela pourrait le paraître. En effet, il y a un nombre suffisant de
demandes de sorties pour « faire vivre » diverses bourians, car les groupes les plus
traditionnels ont chacun des zones géographiques d’actuation et/ou de réseaux familiaux
spécifiques. Mais il appert que lors de certaines opportunités spéciales, les Amaral et les
De Souza de Ouidah peuvent être en compétition. Par exemple, ce fut le cas lors du
premier voyage d’un groupe bourian au Brésil dont j’ai pu trouver des traces. Il fut
choisi à la suite d’une situation de concurrence que je n’ai pas encore réussi à éclairer
totalement. Entre les Amaral et les De Souza, ces derniers ont pris le dessus et sont
partis à Salvador de Bahia, avec le Chacha VIII, pour participer à la « Semaine de
culture du Bénin à Bahia », du 19 ou 22 novembre 2009.
562
Car c’est moi que lui ai montré l’émission pour la première fois, sur un ordinateur.
318
Fig.
33
à
67
:
Séquence
des
évènements
dans
la
fête
de
N.
S.
du
Bonfim
à
Porto-‐Novo
(2015)
En
haut
:
affiche
de
la
fête
de
Notre
Seigneur
du
Bomfim
(ou
Bonfin)
à
Porto-‐Novo.
La
photo
montre
Mami
Watà
et
son
mari.
La
dernière
phrase
est
écrite
en
portugais
et
veut
dire
«
bonne
et
joyeuse
fête
».
En
bas
:
le
6/01/2015,
le
chef
Auguste
Amaral
mène
la
répétition
de
musique
et
de
chant
dans
la
maison
familiale
des
Amaral,
où
se
trouve
le
couvent-‐siège
de
la
bourian
de
l’Association
des
Ressortissants
Brésiliens
de
Porto-‐Novo.
(Tous
les
clichés
de
cette
séquence
sont
de
J.
De
Athayde).
319
En
haut
:
le
samedi
17/02/2018
à
10h,
chez
les
Amaral
:
dernier
séchage
des
habits,
des
chaussures
et
de
l’étendard
de
la
Confrérie
brésilienne
du
bon
Jésus
du
Bonfim.
Habillement
du
couple
de
poupées
géantes.
En
bas
:
l’après-‐midi
la
fête
commence
dans
la
cour
des
Amaral
;
ici
un
abra
chimpanzé
fait
signe
au
cheval
(dit
aussi
la
bourian)
de
s’approcher.
320
En
haut
:
le
Boï
(bœuf)
sort
du
couvent
(porte
marron
à
gauche)
et
salue
la
fanfare
embauchée
pour
l’évènement.
Les
musiciens
de
la
fanfare
ne
sont
pas
agudàs,
mais
ils
sont
depuis
longtemps
habitués
à
jouer
les
aires
de
la
bourian.
En
bas
:
un
abra
(ou
ambra)
exerce
une
de
ses
fonctions
:
celle
de
gardien
de
la
bourian.
321
En
haut
:
dès
que
la
chaleur
du
soleil
diminue,
les
Agudàs
sortent
dans
la
rue
principale
du
quartier
Oganla-‐Gare
pour
commencer
le
défilé
de
carnaval
de
la
vielle
du
Bonfim.
Vêtu
du
maillot
de
l’équipe
nationale
brésilienne
de
football,
le
chef
Auguste
Amaral,
ancien
gendarme,
arrête
la
circulation
des
voitures
et
oriente
le
cortège.
En
bas
:
le
cortège
continue
à
travers
les
zones
historiques
centrales,
où
se
trouvent
(ou
se
trouvaient)
plusieurs
maisons
agudàs.
Ils
se
dirigent
vers
la
résidence
de
Karim
Da
Silva.
322
Le
riche
entrepreneur
Karim
Da
Silva,
assis
dans
la
cour
de
sa
luxueuse
maison,
reçoit
les
salutations
des
masques
de
la
bourian
qui
arrivent
en
tête
de
cortège.
Da
Silva
a
sous
ses
mains
une
boîte
pleine
de
billets
de
francs
CFA.
Une
queue
s’organise
sous
la
direction
d’Auguste
Amaral.
Tous
les
participants
reçoient
des
billets
des
mains
de
Karim
Da
Silva.
Il
y
a
cependant
des
hiérarchies
:
en
général,
les
enfants
reçoient
la
moitié
de
ce
que
reçoivent
les
adultes.
323
En
haut
:
le
cortège
s’approche
de
la
maison
en
style
afro-‐brésilien
de
la
doyenne
agudà
Mme
Francisca
Patterson,
née
De
Medeiros.
En
bas
:
le
cortège
est
reçu
chez
les
Patterson
avec
des
boissons
rafraîchissantes
et
un
petit
goûter.
Les
membres
les
plus
distingués
montent
à
l’étage
pour
saluer
personellement
Mme
Patterson
;
la
plupart
du
cortège
reste
en
bas.
324
Juste
avant
le
coucher
du
soleil,
le
cortège
des
Agudàs
rentre
au
Grand
Marché
de
Porto-‐Novo
par
son
entrée
principale.
Au
fond,
on
voit
une
maison
à
deux
étages
en
style
afro-‐brésilien
en
bon
état
de
conservation.
Dans
un
moment
exceptionnel,
le
cortège
des
Brésiliens
croise
le
cortège
d’un
Zangbétò,
l’ancêtre-‐vodoun
des
Goun.
Le
Zangbétò
réagit
en
dansant
au
son
de
la
fanfare
du
cortège
agudà.
Lorsque
j’ai
démandé
à
Auguste
Amaral
comment
un
Zangbétò
pourrait-‐il
danser
le
rythme
brésilien,
il
m’a
répondu
:
«
Quand
il
était
vivant,
il
aimait
danser
la
samba
!»
325
Après
avoir
marché
encore
quelques
kilomètres,
toujours
en
chantant
les
aires
de
la
bourian
et
sous
les
cris
de
«
Bravo
yoyo
!
Bravo
yaya
!
»,
le
cortège
revient
chez
les
Amaral
pour
encore
quelques
moments
festifs.
Le
lendemain
matin
(18/02/2018),
le
«
Dimanche
du
Bonfim
»
commence
avec
la
messe
qui
a
lieu
dans
la
Cathédrale
Notre-‐Dame
de
l'Immaculée
Conception
de
Porto-‐Novo.
326
L’étandard
de
la
confrérie
de
Notre
Seigneur
du
Bonfim
est
placé
à
droite
de
l’autel.
Pendant
la
messe,
les
membres
de
la
confrérie,
habillés
en
blanc
et
portant
la
fasha
(le
bandeau
vert
diagonal
avec
l’inscription
«
N.
S.
du
Bonfim
»)
dansent
et
chantent
tandis
qu’ils
s’approchent
du
prêtre
pour
la
bénédiction.
La
sortie
de
messe
festive
est
animée
par
la
fanfare
qui
joue
des
aires
brésiliens,
et
par
deux
personnages
de
la
bourian
:
le
vodoun
Mami
Watà
(qui
tient
dans
ses
mains
le
serpent-‐vodoun
Dan)
et
Obama
(derrière
le
prêtre).
327
La
traditionnelle
photo
annuelle
du
Bonfim,
cette
année
avec
la
présence
de
Mami
Watà
et
Obama
(à
gauche,
habillé
en
costume).
Le
chef
de
la
bourian
Auguste
Amaral,
qui
a
organisé
la
photo,
est
en
haut,
à
côté
de
l’étendard
de
la
confrérie.
Plusieurs
personnes
sont
déjà
habillées
avec
le
«
pagne
de
l’année
»,
coloré
en
jaune,
bleu
et
vert.
Puis,
chacun
rentre
chez
soi
pour
se
préparer
pour
la
fête
de
l’après-‐midi.
Place
de
l’Assemblée
Nationale
(le
bâtiment
au
fond).
Vers
14h-‐15h
les
familles
se
réunissent
sous
des
bâches
pour
manger.
Vers
16h,
la
samba
au
son
des
pandeiros
(tambourins)
commence.
Le
répertoire
consiste
essentiellement
de
chansons
en
portugais.
Tous
les
musiciens
sont
habillés
du
«
pagne
de
l’année
»,
sauf
un,
car
il
est
apparu
de
surprise
:
Adolphe
Amaral,
frère
du
chef
Auguste
et
un
des
anciens
co-‐responsables
du
groupe.
Depuis
plusieurs
années,
Adolphe
ne
prenait
plus
partie
dans
la
bourian
et
restait
refractaire
à
toute
participation.
La
fête
du
Bonfim
est
aussi
un
moment
de
retrouvailles
et
de
réconciliation
pour
les
Agudàs.
328
On
suit
le
gorille
dans
la
séquence
de
salutation
habituelle
réalisée
par
les
masques,
qui
doivent
faire
trois
révérences
lentes
à
chaque
salutation
:
1)
salutation
des
musiciens
2)
salutation
du
public
3)
salutation
des
doyens
prestigieux
et
des
invités
d’honneur
;
ici
(troisième
photo)
le
gorille
salue
les
membres
du
corps
diplomatique
de
l’embassade
brésilienne,
venus
expressément
de
Cotonou
pour
la
fête.
329
Des
doyennes
dansent
élégamment
avec
des
foulards
pendant
les
chansons
initiales.
Le
gorille
execute
aussi
sa
«
danse
du
foulard
»
et
mélange
humour
et
séduction,
invitant
des
femmes
à
danser.
D’autres
masques
apparaissent
et
plusieurs
personnes
arrivent
pour
danser.
Les
gestes
et
la
danse
des
personnages
habillés
en
costume
reste
cependant
une
danse
de
la
distinction,
notamment
chez
les
présidents,
comme
c’est
le
cas
de
Chirac.
330
Les
divers
personnages
sont
appelés
par
les
chansons
et
dansent
selon
le
style
qui
leur
est
propre.
Ici
on
voit
Mami
Watà
et
un
Micheal
Jackson
en
costume
qui
éxécute
une
samba
teintée
du
style
du
chanteur
américain.
Les
offrandes
en
argent
de
la
part
du
public
ont
commencé
:
un
des
maris
de
Mami
Watà
amène
un
billet
qui
sera
déposé
dans
un
pandeiro,
le
tambourin
posé
aux
pieds
du
chanteur.
331
En
haut
:
«
Les
vieux
»,
anciens
et
respectés
membres
du
groupe
bourian
qui
regardaient
de
loin
la
fête,
décident
de
«
rentrer
au
milieu
»
et
«
montrer
comment
on
doit
danser
»
:
«
on
danse
égoïste.
C’est
pour...tu
te
montres
orgueilleux,
quoi
!
»,
dit
Brasil
(habillé
en
blanc,
saluant
avec
le
chapeau).
Dans
la
photo
en
bas,
Monteiro
montre
comment
on
doit
guider
le
Boï
(bœuf)
car,
s’il
n’est
pas
bien
conduit,
«
il
fait
trop
de
bruit
»
(confusion),
selon
ses
mots.
332
Vue
de
la
fête
depuis
la
scène.
Les
géants
Yoyo
et
Yaya,
«
les
grands,
ceux
qui
sont
venus
du
Brésil
»,
dansent.
Au
fond
à
gauche,
on
voit
la
petite
maison
couleur
saumon
qui
a
servi
de
couvent
(loges)
;
tous
les
masques
sont
sortis
de
celle-‐ci.
À
la
fin,
peu
avant
que
la
nuit
ne
tombe,
après
avoir
joué
environ
deux
heures
de
samba,
le
chef
Auguste
change
d’instrumentation
pour
jouer
une
vingtaine
de
minutes
de
marcha,
à
base
de
caisse
claire
et
de
grosse
caisse.
333
En
haut
:
l’ambiance
pendant
les
marchas
chantées
vers
la
fin
de
la
fête
du
dimanche.
En
bas
:
le
lendemain,
le
lundi
(19/02/2018)
après-‐midi,
dans
la
maison
familiale
des
Amaral
et
couvent
de
la
bourian
:
le
dévoilement
d’une
«
fête
étendue
».
Cette
troisième
journée
n’était
pas
mentionnée
dans
l’affiche
de
la
fête
(cf.
le
premier
cliché
de
cette
série).
Auguste
Amaral
(qui
n’habite
pas
ici)
reçoit
des
Agudàs,
notamment
ceux
de
sa
classe
d’âge,
qui
passent
le
saluer.
Après
plusieurs
jours
de
tension,
Auguste
est
très
détendu
:
on
le
voit
à
droite,
assis
dans
le
fauteil,
torse
nu.
On
n’y
joue
pas
:
on
entend
des
CD
de
chanteurs
de
samba
célèbres
au
Brésil.
On
boit
et
l’on
mange
les
restes
de
la
fête
du
jour
antérieur.
334
Je me suis donné la tâche de mieux connaître les Agudàs musulmans. Ils ont été
relativement moins étudiés en proximité, notamment en ce qui concerne la période la
plus récente. Certes, leur démarche générale suite à leur retour dans la Côte des
Esclaves a été bien décrite, notamment les disputes de pouvoir au sein de la
communauté musulmane de Porto-Novo, entre les Agudàs « nouveaux arrivés » et ceux
qui y étaient déjà établis564. Mais il me semble qu’il y a encore beaucoup à éclairer,
notamment dans ce qui concerne les Agudàs musulmans et leur rapport avec la bourian.
La dispute en question se catalyse autour de la construction, conclue en 1930, de la
Grande Mosquée en style architectural afro-brésilien.
563
Entretien avec Brasil, le 19/01/2015 à Porto-Novo.
564
Les enjeux entre les différentes factions de musulmans à Porto-Novo ont étés notamment bien décrits
par Marty (1926) et Guran (2010 [1999]) et la trajectoire de la famille Paraïso est reconstruite et réévalué
dans l’article de Reis et Guran (2002), qu’inclut un entretien avec Karim Da Silva.
335
Depuis la fin du XIXe siècle, les membres d’une lignée de la famille Paraïso ont été les
représentants des Agudàs musulmans de la ville. Karim Da Silva, qui a été mentionné
plusieurs fois dans les chapitres précédents, appartient à la famille Paraïso pour part de
mère. Au moment de l’écriture de ce texte, il peut encore être considéré tient l’Agudà
musulman le plus notoire de la ville, position qu’il a gardé non sans beaucoup de
critiques de la part d’autres Agudàs tout au long des dernières décennies. On pourrait
même dire que Da Silva est l’Agudà musulman le plus proéminant de nos jours au
Bénin par sa richesse, par sa lignée, et par la grandeur de ses œuvres – ou par son
extravagance, d’après ceux qui le critiquent. Les œuvres auxquelles je me réfère sont le
« Musée Da Silva des arts et de la culture »565 et le « Panthéon négro-africain ».
Dans une rue secondaire à coté du grand marché de Porto-Novo, pas très loin de la
Grande Mosquèe, se localisent plusieurs maisons d’Agudàs musulmans. Là je rencontre
le doyen Salim Paraïso, qui se montre très disponible et me donne des renseignements.
Il mentionne qu’il y a quelqu’un de sa famille, connu par le nom de Ramsès, qui
organise un groupe bourian ; une information inédite pour moi, après plusieurs mois de
recherches. Il appelle un jeune de sa famille, Gaëtan, qui prenait part aux répétitions
musicales du groupe, pour qu’il m’amène là où celles-ci avaient lieu : chez Ramsès,
localisé dans le quartier d’Attaké. Derrière le gros portail, qu’il tient toujours fermé,
dans le grand patio en ciment de sa résidence, Ramsès me reçoit très chaleureusement.
À partir de ce moment, on démarrera une série très productive d’entretiens tenus entre
juillet et septembre 2013. On commencera donc ce chapitre par le récit de Ramsès, pour
passer ensuite à celui de son oncle Karim.
La série d’entretiens réalisés avec Ramsès amènera des récits et des nouveaux points de
vue sur la bourian et ses enjeux de légitimité et pouvoir. Plusieurs informations
n’avaient été mentionnées ni dans la bibliographie sur les Agudàs, ni à l’occasion
d’autres entretiens que j’avais réalisés auparavant. En faite la rencontre avec Ramsès a
été un tournant dans mes recherches, justifiant ainsi la consécration de tout un chapitre à
ces propos. En plus de son discours et de ses récits, ces entretiens ont éclairé les
565
L’article de Araujo (2007) décrit et critique le musée.
336
informations obtenues et les photos récupérées auprès de son oncle Karim Da Silva.
Parmi ces photos, il y a des clichés de la visite au Bénin de la délégation brésilienne de
la ville de Salvador de Bahia en 1987, qui incluait Pierre Verger et le chanteur Gilberto
Gil.
Issu d’une famille aisée et vivant dans le confort matériel, Ramsès montre une
personnalité complexe : il a vécu longtemps à l’étranger, et il est à la fois culte,
« artistique » et grandiloquent. L’avalanche qu’est son discours nous fait questionner si
celui-ci ne serait pas, sur certains points, hyperbolique. Quelques points dans ses récits,
concernant soit ce qu’il a vécu directement soit ce qu’il a entendu des « vieux », sont
une sorte d’hapax, dans le sens que ce sont des informations que je n’ai pas trouvées
dans d’autres sources. Dans le sens strict, un hapax est un vocable d’occurrence unique
à l’intérieur d’un corpus. Cependant, on peut se servir du terme dans les sciences
sociales comme un fait décrit ou mentionné par une source unique, peu importe que ce
soit une source écrite, orale, visuelle... La problématique engendrée par un hapax est, de
ce fait, toujours présente comme question de fond ; cela est spécialement vrai pour les
historiens (même lorsque ceux-ci n’utilisent pas le terme), ainsi que pour tous ceux qui
cherchent à recomposer des faits du passé. Si l’« hapax » est un indicateur solitaire,
quoi en faire? Différemment de ceux qui sont de l’avis que les « exceptions » d’une
série doivent être tenues à l’écart du discours scientifique en tant que non «
représentatives »566, je m’approche des idées de Carlo Ginzburg, pour qui « l’hapax, en
toute rigueur, n’existe pas »567. La réalité étant « fondamentalement discontinue et
hétérogène »568, pour l’historien italien « tout document, même le plus anormal, peut
s’insérer dans une série ; mieux encore, il peut servir, pour peu qu’on l’analyse d’une
manière adéquate, à éclairer une série de documents plus vaste »569. C’est à dire, un
hapax est un « nœud » qui demande d’être rallié à d’autres informations et éléments
pour gagner en signification. Le propos de Ginzburg me semble d’autant plus applicable
dans le domaine de l’anthropologie, lorsqu’on prend en compte les représentations : les
récits sont toujours porteurs d’informations, ne soit-ce par ce qu’ils nient ou essayent
d’occulter. D’après moi, les hapax amènent certes des données à plusieurs niveaux,
566
Propos tenu par François Furet, selon Jan Blanc (2012)
567
Ginzburg (2011 : 381)
568
Ginzburg (2011 : 390), cité par Jan Blanc (2012)
569
Ginzburg (2011 : 381)
337
mais celles-ci doivent surtout être vues comme des pistes de recherches. Au-delà d’un
dualisme vrai/faux, il se peut que l’hapax fasse allusion à des faits qui se sont
effectivement déroulés, mais qui nous sont présentés avec une palette de couleurs trop
chargées (ou changées). Je reproduis donc ici le récit de Ramsès et, par souci de
précision méthodologique, je privilégie la parole de mon interlocuteur, ce qui est
d’ailleurs la règle générale dans tout ce travail. J’essaye de contextualiser cette parole et
de la comparer avec d’autres sources, en faisant des triangulations. Celles-ci ont été
parfois fructueuses et réussies, confirmant certains récits de Ramsès, mais elles ont
laissé quand même des zones d’ombre et des ouvertures pour de nouvelles recherches.
Ramsès et sa famille
Balogoun Harmân Eugène est né en 1966. D’après lui-même, la majorité des Agudàs
yoroubas ont deux prénoms, un yorouba et un français. Néanmoins, il choisit d’être
appelé par la manière dont son père l’appelait – et c’est avec ce nom qu’il est connu par
tous : Ramsès. Sa mère, Da Silva Rissicat Jeanne, née en 1936, est la petite sœur de
Karim Da Silva, que Ramsès appelle « titio », soit l’équivalent de « toton » en
portugais. Autant que j’aie pu reconstituer la généalogie de la branche de cette
importante famille570, la mère de Jeanne est fille d’Ignacio Paraïso571 et a épousé
Kamardin Da Silva. Par conséquent et par méconnaissance de son prénom, on peut
appeler cette grand-mère de Ramsès « Mme Da Silva, née Paraïso ». Parmi les fils du
couple, il y a Karim Da Silva et Jeanne. Tout cela situe la centralité de Ramsès, lui et
Karim étant descendants directs du renommé (et aisé) Ignacio Paraïso. Il s’agit donc
d’une branche importante et sans doute aisée des descendants directs des riches
commerçants et propriétaires de l’âge d’or des Agudàs. Les différences sociales ou de
classe (en d’autres mots, les différences de statut) par rapport à des familles telles que
les Amaral se font entendre tout au long de son témoignage. Ramsès est en forte
opposition avec son oncle ; néanmoins, les deux ont fait à peu près le même genre de
critiques aux Amaral, tout en étant interviewés séparément. Si la bourian est, était ou
fait effectivement référence à une manifestation des créoles, des blancs, des aisés, des
570
Rajoutant ainsi des informations à celles fournies par Guran (2010) et Reis et Guran (2002).
571
D’après Guran (2010 : 115), Ignacio Souleiman Paraïso était « la personnalité africaine la plus
importante de la colonie du Dahomey quand il a pris en charge la construction de la Grande Mosquée de
Porto-Novo », soit vers 1913.
338
riches, les mots de Ramsès nous apporteront des nouveaux angles de vision à cause de
sa caractéristique d’Agudà musulman aisé et en « position central » par rapport aux
enjeux de pouvoir et prestige au sein de la communauté des descendants de Brésiliens
de Porto-Novo.
Ramsès : Agudà c’est ma mère. Je me sens yorouba haussa. Mon père est yorouba haussa
(...) [par rapport à la bourian] ce n’était pas ma culture, c’était la culture de ma mère ; j’étais
obligé de m’approprier parce que personne ne s’intéressait ! Dans ma famille, personne, les Do
Rego, les Domingo...dans toute la famille Paraïso, dans toute la famille Da Silva, je suis le seul
qui est musicien...572
Les Da Silva et les Paraïso sont des familles alliées ; on peut dire qu’elles font partie
d’une même collectivité. D’après Reis et Guran, « la famille Paraïso est la plus
importante parmi les Agudàs islamisés et a eu une actuation décisive dans
l’établissement des retournés Brésiliens dans l’ancien royaume de Hogbonou » (Porto-
Novo)573. En plus de jouer de la guitare et de la percussion, Ramsès confectionne des
masques : « Les plâtres que tu as vus, je suis le seul de toute ma famille. Avant ils
faisaient ça, mais aujourd’hui je suis le seul ». Ci-dessous, il résume le récit de sa
famille concernant le Brésil et leur retour en Afrique.
Ramsés : Ils [les Paraïso] m’ont un peu raconté : au Brésil ils assistaient leur maître dans les
plantations, dans les trucs. Mais ils nourrissaient l’envie de revenir. Quand ils sont revenus ils
se sont mis en clan. Ils ne comprenaient tellement plus la langue des autres, les autochtones.
Avec le temps, le métissage... ça a pris du temps.
Dans cet extrait autobiographique, on peut constater son niveau d’instruction et un peu
de son parcours professionnel.
R : Je suis né à Porto-Novo, dans le quartier ici, Attaké (...). Et puis je suis allé en France. Mon
père c’était un mécanicien d’aéronef à Cotonou. J’ai grandi entre Cotonou, Porto-Novo et la
France (...)(un chalutier) un bateau de pêche de 18m, ma mère a acheté le bateau auprès des
italiens. Elle fut la première ici au Bénin. Elle était riche ma mère...c’est des blancs qui
travaillent, hein ? Le capitaine du bateau c’est un Français. Le mécanicien un Français. Je suis
resté à Rouen jusqu’à 11 ans, puis je suis revenu (...) j’ai fait jusqu’à terminal ici, en suite je
suis reparti en France ; licence et maîtrise de sciences économiques, puis je suis parti à Londres
pour faire un MBA de gestion. Puis à Orléans, j’ai fait un DESS, je suis revenu à Calavi [Bénin]
572
Propos tenus le 3/07/2013 à Porto-Novo.
573
Reis et Guran (2002), dans ma traduction.
339
pour faire un doctorat sciences macroéconomiques sur le froid dans le développement en
Afrique, que j’ai conclu en 1989 ou 90. J’ai crée une société à Londres, de consulting. J’ai eu
pas mal de contrats, j’ai travaillé pour Unilever, le groupe Mosh & Co. qui fait produits
chimiques574.
On peut dire que sa mère était propriétaire d’un moyen de production : un bateau de
pêche commerciale. Le contraste avec l’immense majorité des autres qui pratiquent ou
s’intéressent directement à la bourian est très marquant. Notez que des individus bien
plus aisés que Ramsès (comme c’est le cas de son oncle Karim Da Silva ou du Chacha
De Souza de Ouidah) sont intéressés à ce que représente la bourian (et à en « payer des
sorties »), mais ne sont pas spécifiquement intéressés à participer activement dans la
confection des masques ou dans l’organisation des sorties, à jouer des instruments ou à
chanter. Ramsès, de son côté, joue de la guitare, de la percussion et fait des masques :
R : Les plâtres [de masques] que tu as vus...je suis le seul de toute ma famille. Avant ils
faisaient ça, mais aujourd’hui je suis le seul.
Joao : C’est quelqu’un qui t’as appris ?
R : J’ai la faculté à le faire ; par ce que je suis né de ma mère, il y a les gènes. Il y a une affaire
de gènes dedans, je crois575.
Si chez les Amaral on parle essentiellement le gun, langue dans laquelle on fait aussi les
répétitions du groupe (ce qui n’empêche pas qu’on utilise éventuellement une autre
langue), par contre chez Ramsès on parle l’yorouba. Mohamed est un ami de Ramsès
qui était présent lors d’un des entretiens ; il est de la même génération que Ramsés et
également musulman, mais d’origine nupe. Il définit l’organisation linguistique des
Agudàs :
Mohamed : Quand les créoles sont pour la plupart musulmans, ils parlent la langue yorouba
d’habitude. S’ils sont chrétiens, ils parlent soit le gun ou le mina. S’ils sont musulmans, ils
peuvent n’être pas yoruba d’origine mais ils parlent l’yorouba, les créoles576.
La série d’entretiens avec Ramsès a abordé les thèmes suivants, qui seronts approfondis
par la suite : la bourian de l’Association des Créoles Brésiliens (sponsorisée par son
574
Propos tenus le 3/07/2013 à Porto-Novo.
575
Propos tenus le 3/07/2013 à Porto-Novo.
576
Propos tenus le 30/09/2013 à Porto-Novo.
340
oncle Karim Da Silva et organisée par Ramsès) ; la critique de son oncle ; la critique
des Amaral ; les souvenirs des anciennes bourians et de ce que les « vieux » lui ont
raconté ; son projet de bourian ; la visite de la délégation brésilienne et du chanteur
Gilberto Gil.
À propos du groupe créole de Porto-Novo :
Ramsès : Ils sont yorouba ! Le bourian que nous pratiquons c’était le bourian des Paraïso-Da
Silva ; et celui qui a entretenu ça s’appelait Da Silva. C’est le père de ma mère. Il s’appelait Da
Silva Kamardin577. Il entretenait la bourian. C’est lui qui l’a entretenue, sinon tout le monde
avait laissé. Il est mort le 20 mai 1968, ou 69578. Il était à Attaké (...). Quand mon oncle
[Karim] a eu un certain âge il a voulu reprendre ça, et avec les papas Djossé ils ont reconstitué
ça ; et j‘étais le seul musicien dedans. Ils avaient une connaissance empirique de la chose. On a
commencé effectivement en 86. De 86 à pratiquement 90 on a joué. Avant c’était creux [sans
bourian]. Il avait à Ouidah. En 1956, 1960 avec mon grand père, il y avait [à Porto-Novo].
Selon le récit de Ramsès, les vieux de la famille Djossè (le papa ou les papas Djossè),
qui seraient des Agudàs pour part de leurs mères, étaient des figures centrales dans
l’orchestre et dans la confection des animaux de la bourian. C’est auprès d’eux que
Ramsès aurait acquis le savoir faire. Il cite nonobstant d’autres noms de participants
actifs dans l’organisation du groupe, comme les Sabino. Les mêmes noms surgiront
plusieurs fois tout au long des entretiens. Je montre à Ramsès des photos de la bourian
de l’Association des Créoles Brésiliens, dont j’avais fait des copies chez son oncle
Karim Da Silva.
Ramsès : C’est moi, c’est des cousins, rien que des musulmans.
Joao : Ici le chef musical de ce groupe c’est toi ?
R : C’est moi. Ici [dans la photo] c’est mon oncle ; lui-même ne connaît pas grand chose dans la
bourian. Pour la première fois c’était organisé de façon que tout les corps diplomatique soient
arrivés, ça a durée deux ans. Mon oncle a mis la pagaille dedans et je me suis retiré, donc
personne ne peut organiser. On a fait ça à la place Baillol, (...) à peu près devant chez Karim.
Toute Porto-Novo est venue...[c’est] Segnor du Bonfim, samedi vers dimanche. On a fait
carnaval dans les rues, on a laissé les torches et après c’est ça. C’est ça le Bonfim.
(...). J’ai tenu ce truc là a cause de ma mère, c’est elle qui m’a dit « vas-y, il faut les aider ».
577
Père aussi de Karim.
578
Il se refère fort probablement à Faustin Honorio Amzat Da Silva (1883 – 1969), le 1er Kamar Dine de
la communauté musulmane de Porto-Novo. Faustin Honorio était fils d’Honorio Rodrigues Da Silva, qui
avait epousé une Vieyra.
341
(...) J’entonne, l’autre reprend les chansons. Le chanteur principal c’est toujours moi. On a
répété pendant des mois parce que les petits là ne savaient pas jouer les instruments. On répétait
les mercredis et vendredis. Kérekou579 est venu, l’ambassade de France... c’était la première fois
qu’ils devaient venir voir le bourian. Eux, ils avaient jamais vu ça. La où tu m’as vu jouer [dans
la photo], on a joué jusqu’à 23h, on a quitté pour aller sur la place, on s’est installé entre minuit
et une heure, et Kérékou est arrivé à deux heurs du matin. Avec le corps diplomatique, tout ; et
ils sont partis à quatre heures du matin. On a joué jusqu’a cinq heures du matin ; et la
population de Porto-Novo était la. (...) on a fait en 87-88, on a joué en 88-89, 89-90. Kérékou
est venu en 89 et 90, deux fois.580
Le fait que la fête du Bonfim se donne en mi-janvier justifie que Ramsès se réfère aux
années par pair, vu que les préparatifs et les répétitions devraient commencer dans les
derniers mois de l’année antérieure. Selon Reis et Guran (2002), Karim da Silva
entretenait une grande amitié avec Kérékou. En allant dans ce sens, j’ai personnellement
entendu de plusieurs interlocuteurs que Karim était déjà propriétaire d’imprimeries
auparavant, mais qu’il a multiplié son capital grâce à des contrats d’impression stipulés
dans les périodes dans lesquelles Kérékou était le chef du gouvernement. À l’intérieur
de ce cadre, la présence de Kérékou à l’occasion d’une sortie bourian aurait du sens.
Malheureusement, je n’ai eu accès à aucune photo documentant cette illustre visite. Les
copies de photos que j’ai obtenues auprès de Karim Da Silva, et que j’ai montrées à
Ramsès, ne montreraient, selon celui-ci, que la première partie de la soirée, qui aurait
duré jusqu’à 23h. Notons qu’il dit que la présentation de la bourian se faisait après le
défilé de carnaval, le samedi soir, et non pas le dimanche, contrairement à ce qu’on
trouve chez Guran (2010). J’essaye de confirmer ce point avec mon interlocuteur :
579
Président du Bénin entre le 26/10/1972 et 4/4/1991, puis entre le 4/4/1996 et 6/4/2006.
580
Entretien du 30/09/2013 à Porto-Novo.
342
Lorsqu’on essaye de croiser le discours de Ramsès avec celui des autres interviewés,
certaines tendances apparaissent, même si le tableau n’est pas totalement clair. On
aurait alors une « bourian des anciens », peut-être jusqu’aux années 1960. C’est à cette
époque-là que Ramsès situe les Djossè et les Sabino. On ne doit pas écarter la
possibilité qu’il y ait eu deux groupes différents pendant une certaine période.
Cependant, il semble qu’il s’agisse essentiellement du même groupe qui a été cité à
plusieurs reprises par les Amaral, et qui aurait Casimir et Marcelino D’Almeida à la tête
de l’ensemble.
Ramsès donne ici une information simple, mais rare et significative : le nom d’un
Agudà de l’ancienne génération qui composait/écrivait des chansons (apparemment
pour la bourian, mais on ne sait pas en quelle langue). Le lecteur s’est peut-être déjà
rendu compte qu’au Bénin – et notamment chez les Agudàs – on se réfère souvent
581
Propos tenus le 3/7/2013 à Porto-Novo.
582
C’est possible que le fait que Ramsès appelle Casimir d’« oncle » soit dû au fait qu’il serait marié avec
« Titia » D’Almeida, née Da Silva.
583
Il semble que Ramsès se soit souvenu du prénom. Entretien du 30/09/2013 à Porto-Novo.
343
indifféremment à un ou plusieurs individus de la même famille par leur patronyme, les
individus étant perçus plutôt comme représentants de leur famille. Ce n’est qu’après
beaucoup d’insistance que j’arrive à obtenir des prénoms, qui parfois semblent ne pas
avoir autant de relevance pour mes interlocuteurs. Ici, les prénoms de Casimir
D’Almeida, Dominique Djossè et Cosme Sabino ont été suggérés par moi, puis
confirmés par l’interlocuteur. J’avais bien sûr déjà entendu ces prénoms ailleurs, et je
les suggérais quand je voyais que la mémoire de mon interlocuteur n’arrivait vraiment
pas à citer spontanément un prénom. Évidemment, ce genre de recours peut laisser
quand même un fond de doute. Ramsès nous donne une piste pour la compréhension de
cette absence/oubli de prénoms, notamment quand il s’agit d’une mémoire
intergénérationnelle : « Moi, je connais pas leurs noms, je disais ‘‘papa Djossè’’ ; je ne
parle pas leur prénom, c’était impoli ».
Dans l’extrait suivant on remarque la clarté des propos concernant des catégories emic
d’identification : l’aspect supra-religieux de la condition d’Agudà et de la pratique de
certains rituels ; l’utilisation d’un calendrier festif d’origine catholique (Pâques et N.S.
du Bonfim) par des musulmans ; la différenciation nette entre la condition d’Agudà et
l’appartenence à une ethnie. Pour mieux comprendre, on doit tenir à l’esprit que les
Djossè m’ont étés décrit comme étant essentiellement catholiques :
Ramsès : J’ai beaucoup d’oncles, (...) tu sais Djossè, en fait José, qui devient Djossè. Ces sont
des oncles apparentés, pas directes. On avait deux fêtes par an, les Agudàs. La fête de Pâques,
normalement à cette occasion on faisait des offrandes à la mer, on mettait dans des
pirogues...Yémandjà, à Semé. Alors toutes les familles préparaient de la nourriture, on se
retrouvait là-bas, et ils chantaient un peu. Les Djossè, ils chantaient, ils battaient les mains, et
on mangeait et chantait la musique agudà.
Joao : C’étaient les musulmans ou les catholiques ?
R : C’était tout le monde. Tu sais, dans les Agudàs il y a des musulmans et des catholiques, mais
quand ils se regroupent, ils se regroupent en [tant qu’] Agudàs ; pas en musulmans ni en
catholiques.
J : Alors, quand ils se rencontrent c’est toujours comme ça ?
R : Oui, ça a toujours été comme ça.
J : Il n’y a pas de conflit ?
R : Non... les religions c’est pas leur problème...c’est d’abord problème de clan. Avant tout,
c’est Agudà. On ne parle pas de musulman, de...tu sais les Amaral, ces sont des Agudàs, qui se
344
disent Agudàs, mais ils sont d’ethnie gun. Nous sommes des Agudàs, d’ethnie yorouba. Dans les
yorouba, tu as plus de musulmans, nous sommes musulmans agudàs.
J : Et vous êtes du même clan ?
R : Oui oui, du même clan : Agudà.
J : Et quelle bourian venait [jouer]? Amaral, ou une autre ?
R : Ah non, c’était nous ; c’était les Djossè. Les Djossè et les Da Silva. Il y avait pas les Amaral.
C’est mon oncle Da Silva Karim qui a invité les Amaral. Il a voulu regrouper tout le monde. Et
c’est fini parce que mon oncle ne sait jamais organiser quelque chose. Il garde tout. Il n’a pas le
sens d’organisation. C’est lui qui a tout détruit. En mettant les Amaral dedans. Les Amaral, ils
font le bourian par nécessité, financière ; ils sont pauvres. Ce n’est pas leur truc en tant que tel.
Ils ne font pas ça pour la dignité584. (...)[Les Djossè] ils étaient des bons musiciens ! Papa
Djossè. Ce sont des menuisiers, des maçons. Parce que leur père était venu directement du
Brésil. Donc ils ont appris le métier de leur père. C’est eux qui jouaient les tambours. C’était
des très bons instrumentistes. Et moi, j’ai appris auprès d’eux.
« Leur père était venu directement du Brésil » : cette phrase suggère que les Djossè font
partie des dernières vagues de retournés (sinon cette information ne serait pas digne de
mention), ce qui renverrait à la fin du XIXe ou même le tout début du XXe siècle. Au
début de l’extrait, une information nouvelle : certains Agudàs faisaient des offrandes
dans la mer pour Yémandjà. Je m’intéresse à savoir davantage sur ce rite, que l’on
retrouve si couramment dans les côtes brésiliennes.
584
Voici une autre critique de Ramsès concernant les manières de faire des Amaral. On regarde les
clichés de la bourian dans le défilé de la fête de l’Indépendance de 2003, et je lui demande s’il faisait
partie du cortège :
« Moi je faisais pas partie de ça, je refuse ! Je ne sors pas le bourian à la fête de l’Independence. C’est eux
qui font ça ! Parce que eux, on lui donne de l’argent. La fête de l’Independence n’a aucune signification
pour les Africains ; on a fait quelle guerre pour avoir l’Indépendance ? »
345
Djossès sont morts. Tous étaient déjà âgés. C’est eux qui faisaient vraiment la fête, c’est les
instrumentistes.585
« Ils ont fait ce truc-là une seule fois, après les gens ne faisaient plus » : je comprends
cette phrase comme signifiant qu’il a assisté à ce rite une seule fois, et non pas que le
rite n’avait pas eu lieu auparavant. Plusieurs familles brésiliennes affirment faire ou
avoir fait des célébrations sur ou proche de la plage, mais sans mentionner le nom
d’Yémandjà : les Campos (Sémé), les D’Almeida (Cotonou), les Aguidissou Da Costa
(Ouidah). Concernant les changements qui se sont produits lors de son retour au Bénin
(donc vers 1977), Ramsès dit que « je ne sais pas où ils ont tout laissé, tout abandonné
...les jeunes ne s’intéressaient plus à ça »586. L’extrait suivant continue sur la fête à
Sémé et le Bonfim :
R : Les fêtes étaient à Sémé, à 15 km d’ici. Au bord de la mer. Les Pâques se fêtent toujours à
Sémé, pas à Porto-Novo ; et une fois par année, au mois de janvier, on fête la bourian. Devant
la maison de mon grand père, à Attaké. Ici c’est Attaké 2. Il y a la maison familiale, qui est Da
Silva, villa Ólòounyó ; « le riche se plaît ». Et c’est devant sa maison que les gens fêtaient le
bourian ; toutes les familles venaient là. Et il y avait une grande fête. Le soir on sortait les
masques, on sortait les géants, et on dansait. Une fois par an. C’est ça qu’on appelle Bonfim.
J : Ah, Bonfim !
R : On prononce « Segnor do Bonfiu ». On ne dit pas Bonfim, on dit « bonfiu »587. Le bourian
c’est des accoutrements. Ces sont les géants qui constituent le bourian. Mais la fête même
s’appelle Segnor do Bonfiu. ...il y avait papa giganta, mámae giganta, la cigogne, les éléphants,
tout !
D’après Ramsès, la quantité de gens qui intégraient le cortège de carnaval dans cette
période désormais révolue serait nettement plus importante que dans le cortège que j’ai
pu observer en 2015, ainsi que dans ceux décrits par Guran (2010) qui ont eu lieu dans
les années 1995 et 1996 :
R : Quand on fait la marcha il y a le tambour : [il chante en yorouba] « awon baba la wà », nos
aïeux, qui sont venus du Brésil. Ils sont venus fêter ici, avec les vestiges du bourian brésilien,
portugais, etc. C’était ça la chanson. Ils défilaient. Il y avait papa giganta, maman giganta. Il
585
Propos tenus le 3/7/2013 à Porto-Novo.
586
Propos tenus le 3/7/2013 à Porto-Novo.
587
On lit en français « bonfiou » ; cela sonne pratiquement comme « bon fils » en portugais populaire
(bom « fio »). Voici un autre cas où un Agudà corrige ma prononciation du portugais ; Ramsès avait à
plusieurs reprises insisté sur ce point.
346
avait pas Mami Watà. Il y avait pas les animaux, il y avait que les personnages, les samuraï
[masques], tout ça et puis les kaletas. Beaucoup de gens qui vont porter des flambeaux. Ils vont
faire une procession, ils vont tourner dans la ville une fois. Ils vont revenir à la place où vous
aller organiser la fête. Et à cet endroit ils vont faire un enclos. Et dans cet enclos-là que papa
giganta, tout le monde va rentrer (...) ils vont manger d’abord et à partir de 22h ils vont porter
les masques. La fête va commencer. Ils faisaient pas ça la journée ; ça commence vers 20h ;
c’est pour ça on porte les flambeaux la nuit. Il y a au moins mille lampes dans la ville.
On doit tenir à l’esprit que Ramsès se réfère à trois bourians dont il se revendique être
dans la lignée :
1) la bourian la plus ancienne, menée par les Djossè etc., qui sert de modèle principal,
que Ramsès raconte à partir des souvenirs de son enfance et des récits des « vieux » ;
2) la bourian sponsorisée par son oncle Karim da Silva autour de 1986-90, dont la phase
finale c’est celle de la rupture avec les Amaral et de la participation du jeune Ramsès en
tant que chanteur/chef (bourian de la Communauté des Créoles de l’Ouéme);
3) le projet de carnaval bourian qu’il est en train de construire, pour lequel il a fait des
répétitions musicales et a confectionné plusieurs masques.
Les trois bourians sont liées au niveau des représentations. Celle des années 1980
(Communauté des Créoles) se voulait en quelque part dans la continuité de la première
(des « vieux ») mais était une initiative de Karim, dont Ramsès a pris la direction
musicale. Malgré quelques sorties réussites et malgré la visite de personnalités illustres
(Kérékou, Gilberto Gil), elle n’as pas pu être bien développée dû au comportement de
Karim Da Silva. Le projet actuel/future (qui en fait m’a semblé être un peu en pause au
moment des entretiens) serait une reconnexion avec la première bourian de la vieille
génération. Ces liens de réactivation et de fidélité aux manières de faire entre le projet
de Ramsès et la « bourian des Djossè, etc. » se font clairs dans l’extrait suivant :
R : Au début, quand on va faire la marcha dans la ville, avec les flambeaux, il y a certains
personnages qui sortent, les samuraïs, ils sont trois ; il y a le jaune, le noir, le flamboyant est au
milieu, ils sont drapés dans leur tenues en soie ; bien faits, avec leur grande ceinture. Ils sont
sur des échasses. Ils sont derrière papa giganta. C’est une grande robe en bas la grande veste et
puis il y a les fils, tu tiennes ça et le bras fait comme ça et tourne la tête. C’était lourd,
maintenant je fais en polyuréthane ; environ 3,50 mètres. Mais ce que je veux faire c’est huit
mètres. Mais ils disaient que c’était grand, qu’il montait 10 mètres de haut, au Brésil. Plus que
ceux qu’ils avaient ici. Conformément à ce qu’ils m’ont raconté, je les fais plus hauts.
347
On remarque la référence à un détail sur la façon de faire au Brésil, ce qui est bien rare.
Cela corrobore l’information donnée plus en haut sur les Djossè, selon laquelle leur père
sérait « venu directement du Brésil »588. Ramsès continue la description/récit de
l’ancienne bourian, non sans délégitimer les Amaral de passage :
R : Les bœufs, ils sont deux, c’est toute une chorégraphie. Il y a le bœu [sic] qui charge les gens,
il y a une seule personne dedans. Mais le bœu qui danse, qui s’accroupie, le taureau, ils sont
deux et c’est tout une chorégraphie. Mais ce que je te dis, les Amaral ne peuvent pas
t’expliquer ! Il y a un qui charge et les gens crient, ça amuse tout le monde ; mais il y a un autre
qui danse, et on chante. Il est très grand. Il danse. Il faut beaucoup s’entrainer, c’est de la
chorégraphie. Il y a même le dragon où il faut être vingt-quatre pour porter. Il y avait ça dans
les carnavals ! C’est Djossè qui m’a expliqué ça. Ce que j’ai vu c’est les banderoles, on prend
des banderoles et on passe, on cours à travers le gens. (...) Il y a au moins trois, quatre chevaux,
mais il y a un grand ; là ils sont deux dedans.
R : Ils avaient des pandeiros, des guiros (...), [pandeiros] carrés en bois, avec des peaux très
fines.
J : Est-ce qu’ils avaient des pandeiros hexagonaux ?
R : Ah oui, je connais ça ! Comme ça, polygonal ! Ils avaient ça. Je sais pas où on va trouver ça
maintenant...par ce que c’est eux-mêmes qui les fabriquaient. Ils en avait trois : un grand, un
moyen, et un tout petit (...) En plus les carrés, ils jouaient comme ça...oui, débout ; et dansaient
en même temps !
588
Je rappelle que dans une analyse de parenté « père » pourrait signifier aussi grand-père, oncle, grand
oncle...
589
L’étude et la classification des instruments musicaux.
590
Nommés respectivement du plus grand au plus petit, le singa, le base et le patingué.
348
dans les deux cotés de l’Océan Atlantique. De nos jours, Auguste Amaral organise sa
section de pandeiros (ronds) autour de trois variations rythmiques différentes, qu’il
appelle tout simplement « pandeiro n. 1 , 2 et 3 ». Nonobstant, ces variations ne sont pas
associées à la dimension de l’instrument, même si la 3ème variation a une tendance à être
jouée sur les pandeiros les plus grands. Cependant, selon Amaral, obtenir un pandeiro
est une des plus grandes difficultés de la bourian au niveau matériel. Cela serait dû à la
disparition de ceux qui détenaient le savoir-faire de leur fabrication, ce qui amène
Amaral, depuis une vingtaine d’années, à jouer avec des pandeiros de n’importe quelle
dimension ou matériel (même en métal) lorsqu’il n’arrive pas à en trouver de plus
approprié. À mon avis, la pratique musicale actuelle d’Auguste Amaral montrerait des
reflets de celle des temps des Djossè : on y retrouve l’organisation rythmique des trois
pandeiros, mais par manque de possibilité de trouver des nouveaux instruments, les
Amaral ont été contraints de laisser de côté la distinction sonore entre les pandeiros de
diverses tailles. Je souligne que je ne suis pas en train d’affirmer qu’Amaral joue
exactement les mêmes rythmes que les Djossès, car à ce stade nous n’avons pas
d’éléments pour donner un avis sur le sujet. J’observe plutôt qu’Amaral organise le
rythme en trois « sections » et que le récit de Ramsès va dans ce même sens591.
Toujours à propos du rythme de la samba des Agudàs, et se basant notamment sur la
façon dans laquelle on tape des mains592, Ramsès soutient qu’il y a beaucoup de
rapprochement avec la béguine, le zouk et la musique antillaise : « Ici, on appelle ça
bourian ; samba bourian. Là-bas [en Haiti] ils appellent ça compas »593. La définition de
« samba bourian », ici donnée par un musicien Agudà, me paraît très appropriée et utile
lorsqu’on cherche à faire une différenciation entre ce qu’on trouve au Bénin et au Togo,
d’une part, et les nombreux genres, désignations et variations de samba qu’on trouve au
Brésil594, de l’autre, tout en plaçant la pratique des Agudàs dans ce contexte. J’ai
entendu aussi dire au Bénin « samba agudà », expression qui me semble également très
convenante. Par contre, « samba brésilien », entendu à plusieurs reprises chez les De
591
On peut voir dans le cliché n. 70, pris en 1989 ou 90 selon Ramsès (qui est présent dans la photo),
l’orchestre de la bourian qu’il organisait. Ici, Gafaro Gomez tient un pandeiro très petit, mais rond, qui
me semble être une trace des « trois pandeiros » de l’époque des Djossè, d’après le récit de Ramsès.
592
Le pattern rythmique constant que les cubains appellent « clave ».
593
Propos tenus le 3/7/2013 à Porto-Novo.
594
Tels que : Samba de Roda, Samba-Canção, Samba-Enredo, Sambão, Sambinha, Samba de Caboclo,
Samba de Breque, Pagode, Partido Alto, Samba-Reggae, Samba-Afro etc. Voir aussi Cascudo (1959 :
798-799)
349
Souza de Ouidah, me semble être une appellation tout à fait opérative dans le contexte
africain mais qui, une fois placée dans un contexte comparatif avec le Brésil, pourrait se
prêter à des confusions. On doit nonobstant retenir que tant « samba bourian » que
« samba agudà » et « samba brésilien » sont des appellations emic.
R : (...) C’était dix-huit instruments différents. La bouteille : ils mettent de l’eau dedans jusqu’à
un certain niveau et ils mettent de l’huile et cassent la tête de la bouteille, ils attachent un fil et
jouent, ça fait un son, on l’appelle le kaké, moi j’ai joué ça dans les instruments.
Ensuite il est question des caractéristiques des Djossè, qui travaillaient dans la
maçonnerie ; le contraste entre les intentions de ceux-ci (plus louables selon Ramsès) et
celles des Amaral se fait clair, d’autant plus que le père des Amaral, Édouard (qui
d’ailleurs n’est jamais critiqué par Ramsès), était aussi un maçon.
R : Oui, ils faisaient des répétitions entre eux. Aucun de leurs enfants... Ils n’étaient pas riches.
Même pas moyens...c’étaient des maçons, des petits maçons...
J : Alors ils faisaient ça par nécessité ?
R : Non ; eux ils faisaient ça par plaisir. Par tradition augmentée par plaisir. Réel plaisir de
jouer. Ils peuvent s’asseoir et jouer pendant des heures. Sans se fatiguer. Et ne demander de
l’argent à personne. Ils le faisaient par plaisir, par amour. Quand ils chantaient, ils avaient
leurs cousines qui reprenaient le chœur. Il y avait toujours quelqu’un qui entonnait et quelqu’un
qui reprenait. C’était une suite d’onomatopées ; jamais des chansons finies. C’était que des
onomatopées ; une succession d’onomatopées. Et après pas de chanson finie en tant que tel.
C’est moi qu’a tout repris maintenaient en chanson :
(chante) ‘‘Papai mame quando vinham do Portugal...’’
Comme ça ; que leur papa, leur grande maman est venue du Portugal...
Qu’est ce que Ramsès veut dire par « une suite d’onomatopées ; jamais des chansons
finies » ? Il me semble qu’on peut le renvoyer à l’« enchainement sans fin » de
plusieurs chansons, bouts de chansons, refrains, appels et onomatopées qu’on trouve
encore dans les bourians actuelles et qu’on peut trouver à plusieurs occasions dans
certains styles au Brésil, notamment dans le Samba-de-Roda de Bahia. Une fois qu’on
commence la musique, on ne s’arrête pas, on n’a pas de moments de silence entre deux
350
chansons. On ne s’arrête qu’à la fin du concert ou lors d’une pause, si elle a lieu.
Cependant, les mots de Ramsès suggérent qu’il y avait plus d’onomatopées auparavant
que ce qu’on entend aujourd’hui. On doit tenir en compte aussi le fait que Ramsès, qui
ne parle pas le portugais, pouvait parfois prendre par onomatopées la répétition de
certains mots en langue portugaise, que les Djossè chantaient d’une façon plus ou moins
déformée. Par contre, à la fin de l’extrait, Ramsès montre la compréhension du sens
général en portugais d’une chanson plusieurs fois citée tout au long de ce travail, que je
considère emblématique. Comme mentionné auparavant, la plupart des Agudàs chantent
« papa, maman, lorsqu’ils sont arrivés du Portugal », et une minorité chante « arrivés du
Brésil ». Ramsès chante « Portugal » et rejoint ainsi Casimir D’Almeida, de la même
génération des Djossè, qui en 1950 a enregistré la chanson avec la référence au pays
européen. Je dois nonobstant rappeler que cette phrase en portugais est de facile
compréhension pour un un Agudà francophone, ne signifiant guère la maîtrise des bases
de la langue.
Le projet de bourian de Ramsès est directement lié aux récits de l’ancienne génération
qu’il s’effort de reproduire. Ici de suite, il parle des chiffres liés à la bourian ancienne,
dont je n’ai pas d’autres références sur le sujet :
R : Les géants, quand on les portait, c’était lourd ; je suis le seul à avoir penser d’utiliser le
polyuréthane, en bois c’est trop lourd. (...) Il avait 60 masques mais je veux faire 113, parce que
mes tantes m’ont dit que c’était 113.
Joao : Mais alors c’était une masse de gens pour faire la bourian, pas 14, 15 individus ?
R : Oui, il faut beaucoup de gens. Sont les mêmes qui viennent, ils dansent, puis ils prennent
d’autres masques, ça raconte toute l’année, ça raconte les révoltes, ça raconte les oiseaux...ça
raconte toute l’année.
Cette dernière phrase, que j’ai mise en gras, serait une des plus importantes
informations contenues dans l’ensemble des propos tenus par Ramsès (à condition que
ceux-ci aient des fondements). La bourian raconterait des évènements historiques et des
éléments de la nature ; ce sont des propos très similaires à ce qu’on trouve au Brésil.
« Raconter les oiseaux » doit être compris à mon avis comme « raconter les éléments de
la nature ». Il n’est pas suffisant de posséder quelques masques d’animaux. Il s’agit de
créer un lien entre ces masques, faire une sorte de « récit en fantaisie ». C’est ce qu’on
peut trouver dans les cortèges festifs liés aux rois mages, disséminés un peu partout au
351
Brésil et si présents dans la fête du Bonfim à Bahia. Mais on trouve aussi cette idée chez
les nombreuses fêtes où l’on fait allusion au roi du Congo et dans le Maracatus, parmi
d’autres fêtes. Faire un « récit en fantaisie », c’est d’avoir une ou plusieurs thématiques
qui forment le fil conducteur d’un cortège festif. Le choix d’une thématique, qui peut
changer ou varier annuellement, est une façon d’assurer qu’il y aurra du nouveau dans
la manifestation, de forcer et stimuler la créativité, d’assurer le renouvellement du
spectacle595. Parmi les éléments qui peuvent aller dans le sens, on retrouve les mots
mentionnés auparavant par le vieux Brasil : « Ce sont les animaux des présidents », un
peu comme un zoo des présidents. Quant aux révoltes mentionnées, on sait que la
révolte des Mâlés qui a eu lieu en 1835 à Bahia est à la base de l’arrivée (forcée ou
« volontaire mais contrainte par les circonstances ») d’un grand nombre d’Agudàs,
notamment musulmans596. Je n’ai pas trouvé de traces de cette révolte spécifiquement
dans les chansons, mais on retrouve celles d’une autre révolte : la Révolution
républicaine de Pernambouc de 1817, dont on fait allusion dans la chanson « Cavalaria
pernambucana »597. Enfin Casimir D’Almeida, dans l’enregistrement de 1950, n’a pas
chanté la répression d’une révolte, mais plutôt une forme de répression policière dans
« A polícia aí vem »598. À ce stade, la phrase de Ramsès acquiert beaucoup de sens
lorsqu’on trace des correspondances et des parallélismes avec le Brésil.
Appuyés sur les propos de Bath, Boyer et Déléage, entre autres, les mots de Halloy
(2010) sur la transmission du savoir dit traditionnel se montrent très appropriés pour
aborder la production de masques de Ramsès :
« L’innovation est partie intégrante de toute tradition. L’invariabilité relève davantage d’un
discours normatif que des pratiques effectives de transmission, qui impliquent nécessairement
une part de reconstruction, voire de créativité »
595
Ce concept est connu de nos jours par le terme enredo. Il s’agit d’une thématique annuelle autour de
laquelle on met en jeu la capacité créative et réalisatrice des participants du cortège. L’enredo est par
exemple à la base du défilé des écoles de samba de Rio de Janeiro.
596
(Castillo 2016) « The most intense period occurred from 1835 to 1837, in the aftermath of a major
slave uprising in Bahia, with most travelers settling in coastal areas of the kingdom of Dahomey, where
they were absorbed into existing Lusophone communities known as Agudás ». Voir aussi Reis (2003),
qui soutient qu’il s’agissait essentiellement d’une révolte d’africains musulmans, pas forcèment
d’esclaves, vu que plusieurs révoltés étaient des affranchis.
597
« Chevalerie pernamboucaine/ républicaine /vive la créole... »
598
« La police arrive/ce qui n’as pas de canoë qui se jette dans l’eau ».
352
Stockés dans des pièces à part, Ramsès me montre les plusieurs masques et quelques
structures qu’il a confectionnés ou est en train de confectionner pour son projet de
carnaval. Il doit parfois enlever de grosses couches de poussière qui les couvrent.
Combien de masques compterait-on accumulés et superposées dans ces deux pièces ?
Entre diables et démons, figures plus au moins humaines à peau noire, verte, bleue,
rouge, jaune ou blanche, crocodiles, un lion, deux éléphants et un rhinocéros, on dirait
qu’il y en a une trentaine, voir plus. Ramsès me dit qu’il a 67 masques chez lui. Les
commentaires qu’il fait tandis qu’il me les montre font référence à ce qu’il a vu chez
« les vieux » ou à leur récit. Ramsès soutient que ses innovations se limitent aux
matériaux et aux formes de construction, cherchant à montrer que, en ce qui concerne
les personnages et leur fonction, il ne fait que reprendre ce récit, même lorsqu’il s’agit
de masques inusités, tels qu’un samouraï au long couteau, ou le « seigneur du sexe » ;
ce dernier étant doué d’un pénis au niveau du front. Nonobstant, en regardant les
masques, on note que ceux-ci portent l’empreinte de Ramsès en tant qu’artiste-artisan.
Au niveau du style, ses masques sont totalement différents de ceux des autres groupes
bourian. La production de Ramsès, faite essentiellement en polyuréthane coupé en
plusieurs centimètres d’épaisseur, a l’apparence d’un artisanat en bois de bonne qualité.
De cette manière, ses masques sont assez proches, au niveau du résultat final général,
aux masques en bois des Caretas qu’on trouve au nord du Portugal. Le rapprochement
se fait encore plus évident lorsqu’on prend en considération les diables à cornes, les
vampires, ou les têtes humaines fabriquées par Ramsès. D’un autre côté, on dirait que
plusieurs autres masques de sa production semblent avoir une influence asiatique,
visible dans les traits et dans les proportions, et qui peuvent évoquer les masques de la
Chine, de l’Indonésie, de l’Inde ou du Japon.
R : [Celui-ci est un] semi géant ; il monte des échasses d’un mètre, pas plus. Ils ont tous 2,50 ou
2,60 mètres...et ils dansent ; ils sont dits géants ; ils attaquent les gens avec le trident ; tous les
trois. Là c’est des samuraïs ; ils avaient dit qu’il y a des samuraïs au Brésil. Ils n’étaient pas
nombreux, ils venaient de temps en temps. C’est des personnages qui tiennent un couteau géant
et qui aidaient Segneur du Bonfiu. Segneur du Bonfiu c’est papa giganta et sa femme ; et ils le
gardent. C’était des gardiens à eux.
Cette association entre les poupées géantes et le segneur du Bonfim est inédite jusqu’au
stade actuel de mes recherches. Cela pourrait être interprété comme une forme de
déchristianisation de la fête, ou en tout cas d’un aspect de celle-ci. Est-ce que cela a
353
servi, chez certains musulmans Agudàs, à justifier plus facilement (peut-être devant des
musulmans non Agudàs) leur participation dans une fête qui prend le nom d’une forme
d’adoration du Christ, où l’expression « Notre Seigneur Jésus-Christ » est clairement
substituée par « Notre Seigneur du Bonfim » ? On reste dans le domaine de la
conjecture. Dans la séquence de la découverte de la production de Ramsès, je
m’intéresse à un des masques :
Joao : Et ce vampire ?
599
Ramsè : « Vampiro » ; c’était le suceur de sang (...) ici [en montrant un autre masque] c’est
le seigneur du sexe, il a du sexe jusqu’à dans son crâne. Je crois que ce sont des Maya ou
quelque chose qui doivent avoir ça là-bas, et eux, ils ont reproduit ça dans le bourian ; Aztèque,
je crois. (...) Ici le rhinocéros, il est d’ici ; Il chasse les gens, ils sont deux sur le masque, Il
danse et chasse les gens. Ça ils ont des trucs pour porter, le crocodile, ils le portent sur la tête,
et il y a la queue. Samouraï est habillé en noir et rouge de la tête aux pieds, des trucs en soie. Ils
achètent, la collectivité te donne de l’argent et ils coudent ça, ils font des costumes, ils
repassent. Ceux qui sont venus du Brésil ils était des maçons menuisiers, ils pouvaient faire tout.
599
Ramsès corrige le terme que j’ai utilisé en français pour un portugais parfaitement prononcé. En
portugais on prononce presque toujours comme il l’a fait : « vampirou », avec le « r » roulé.
354
tout cas600) ; les exemples les plus mentionnés sont les Djossè (maçons), les Amaral
(maçons et menuisiers) et Sabino (imprimeurs).
À la différence de la plupart des danses béninoise, la samba des Agudàs n’est pas basée
sur des pas rigidement codifiés. C’est un style de danse non acrobatique, ne requérant
pas spécialement de forme physique, sans chorégraphies collectives (ou en duo) : on
danse d’une façon très personnalisée. Les mots de Ramsès vont dans ce sens :
R : La samba c’est des démonstrations de danse. C’est ça on dit « on samba ». (...) Si vous faites
de la samba, vous faites des démonstrations de pas de danse. C’est trop personnifiée la samba,
chacun a un style, une extravagance ; surtout les femmes, elles font plein des trucs.
Au Brésil, les groupes de défilés festifs avaient et ont encore très souvent des étendards.
À Porto-Novo, j’ai vu l’étendard de la confrérie de N. S. du Bonfim – le seul que j’ai vu
chez les Agudàs du Bénin – ouvrir le cortège de sortie de messe du Bonfim, mais celui-
ci n’a pas été utilisé lors du défilé de carnaval. Je demande à Ramsès s’il y avait des
étendards dans ses souvenirs d’enfance ou dans les récits des « vieux » :
R : S’il y a étendard c’est par collectivité, plutôt par famille (...) Mais tout ça a disparu, plus
personne ne...on ne faisait plus ça dans mon temps. Ils racontaient ça, on a rien vu de tout ça.
Sinon j’ai vu une fois des autres porter des banderoles avec des trucs...je ne me souvient pas
quelle famille... la famille Da Silva et Paraïso ne portait plus ça. C’est perdu.
Le dialogue continue à propos du caractère muet des masques. Ce qui est remarquable
est qu’il est clair que la transmission se fait par imitation et pas par la compréhension
d’un discours explicatif :
600
Puis des imprimeurs et probablement électriciens. Ernest Ninin, le chef de la bourian de Ouidah est
électricien, et il n’est pas le seul à l’être dans son groupe.
355
Intéressant contraste : le principe à la base de la manifestation egungun est qu’il n’y a
personne à l’intérieur d’une masque-costume, que celui-ci est animé directement par
l’espirit d’un ancêtre bien que souvent l’egun parle et chante. Par contre, il est notoire
qu’il y a une personne sous un masque bourian, son identité est simplement cachée.
Néanmoins, cet individu est totalement muet ; ceci serait peut-être un dispositif
compensatoire. Cependant, à propos de l’egun (masque), mon interlocuteur remarque
que si un goun (ethnie) le porte, il doit parler yoruba. Mohamed, d’origine Nupe,
intervient en faisant une remarque sur le processus social lié aux phénomènes egun et
Zangbètó. Il est possible que l’origine Nupe de Mohamed, issu d’une minorité
numérique à l’instar des Agudàs, joue dans le processus de distanciation de son regard
par rapport aux groupes largement majoritaires dans la ville, les guns et les yorubas. À
ce sujet, son propos est bien clair :
Mohamed : Dans l’organisation [du culte d’egun] on fait tout pour que ce soit les yorubas qui
soient les grands chefs d’egungun, mais on ne donne aux gouns intégrés que les rôles
secondaires. Zangbétò aujourd’hui c’est pour les gouns mais il y a des yorubas aussi qui sont
associés. Mais les gouns n’ont pas délaissés leurs choses pour que les yorubas soient chefs. Ils
sont liés eux aussi mais en bas601.
Des deux affirmations, on retient que lorsqu’on n’est pas issu du groupe d’origine des
ancêtres de la manifestation, on doit se soumettre à la façon de s’exprimer qu’on
attribue à celui-ci, autant par la langue que par la forme de la danse, de l’esthétique et,
bien sûr respecter la hiérarchie de l’origine. On va retrouver ce système d’une façon
analogue dans la bourian, un peu partout au Bénin : lorsque les individus d’autres
groupes (yoruba, fon, goun, mina) rentrent dans un ensemble bourian, ils sont sensés
s’exprimer corporellement et esthétiquement à la façon des ancêtres des Agudàs.
Malgré le fait qu’un masque bourian ne parle pas, la langue avec laquelle l’on s’exprime
à cette occasion est aussi l’agudagbé (langue des Agudàs, le portugais), car c’est la
langue des chansons (et aussi d’un certain lexique, même si celui-ci est assez restreint).
Quant à l’argent demandé au public ou à la population, les eguns ne le demandent que
dans certaines situations, notamment lorsqu’ils sortent dans la rue sans le groupe, en
compagnie d’un adepte auquel l’egun remet les offrandes, toujours en espèces, qui lui
sont données en mains propres. Les zangbétòs, pour leur part, étant des structures
601
Propos tenus le 30/09/2013, à Porto-Novo.
356
coniques en paille, n’ont pas de « mains ». Ainsi, dans les rares occasions où il
vaut mieux leur donner quelque chose, notamment lors de leurs sorties nocturnes, ce
sont les adeptes qui recueillent le don602. Les participants des sorties eguns et zangbètos
(masqués ou pas) sont dits des « adeptes initiés ». Ramsès émet une phrase-résumé qui
nous aide à réfléchir : « au fond quand il y a secret, il y a couvent »603. Le secret
principal de la bourian est l’identité des individus sous les masques, mais c’est aussi,
dans une moindre mesure, la maîtrise du chant en langue portugaise ou dans ce qui est
tenu pour être des sonorités proches de celle de la langue des Brésiliens. D’autres
« secrets de moindre intensité », soit des connaissances qui présentent certains aspects
qu’on pourrait rapprocher du fait initiatique, seraient les détails de confection des
masques-costumes, la manière de faire et d’organiser une sortie bourian et le respect
d’une « hiérarchie de brésilianité » (par ascendance, mais surtout par connaissance du
sujet). À propos des « secrets de couvent », j’avais entendu parler, parmi les intégrants
de la bourian de l’association, et aussi de la part d’Auguste Amaral lui-même, d’un
« baptême de feu », qui serait une sorte de rite de vérification fait dans le couvent avant
qu’un nouveau membre sorte pour la première fois masqué. Cela consisterait à amener
de l’argent, à payer des boissons, à danser avec excellence – dans le respect du style –
dans le couvent devant les membres les plus anciens qui ensuite autoriseraient le port du
masque dans les sorties. Je demande à Ramsès si le « baptême de feu » avait lieu : « oh
non, ils veulent diaboliser....C’est surement les Amaral qui t’on dit ça ! C’est des
menteurs ».604
Ramsès fait un résumé du déroulement d’une sortie bourian exécutée par l’ensemble
qu’il a dirigé à la fin des années 1980, sous les auspices de son oncle Karim Da Silva :
Ramsès : Quand on fait le bourian, les animaux sortent, mais les personnages sont toujours là,
ils amusent les gens. Chacun a un nom : diable c’est « diablo », tout ça...ces sont les kaletas !
Ceux qui sont debout et qui portent des masques, on ne voit pas leurs mains, ils portent des
602
Ces informations concernant les sorties nocturnes des zangbètos, je les ai eues par le biais de
témoignages. Par rapport aux eguns, je les ai vus personnellement à diverses reprises.
603
Propos tenus le 8/07/2013 à Porto-Novo.
604
Propos tenus le 8/07/2013 à Porto-Novo.
357
chaussettes. Et ils dansent. Et il y a les grands personnages, on ne voit pas les pieds parce qu’ils
sont sur des échasses d’un mètre. Et ils dansent. Et les animaux ; quand ils sortent, les
personnages sont derrière. Et ça tourne parmi les gens...et puis ils rentrent, et puis ensuite ils
reviennent...on élève la musique, on chante plus fort, et puis ils rentrent ; ensuite les kaletas, les
personnages, amusent les gens, ils continuent sur scène ; et puis un autre animal sort. Et on
hausse encore la musique et au dernier moment papa giganta, maman giganta avec Mami Watà
ils vont commencer à faire la samba, et c’est la fin. La sirène avec le serpent ; et puis son mari.
Aïdo wédo, c’est le serpent. (...) [le mari] il est simple, il est à côté de Mami Wata ; les gens de
Ouidah ont amené Mami Watà à trois têtes. Notre Mami Watà n’a pas trois têtes ; c’est une
belle fille. Elle était blanche mais elle n’a pas de pieds, c’est du poisson. C’est une sirène. On
sait comment faire ça. Je te dis, ils ne savent pas faire, on ne leur a pas appris ça, c’est à moi
qu’on a appris ça.
Je m’intéresse à la bourian que Ramsès affirme avoir dirigé à la fin des années 1980 et
dont j’ai pu retrouver des photos chez Karim Da Silva. Le récit et les explications qu’il
me donne sont toujours accompagnées de critiques à l’égard des frères Amaral, parce
que, selon lui, ce n’est qu’à partir de la fin de cet ensemble bourian que les Amaral ont
pu occuper le devant de la scène dans ce genre de manifestation à Porto-Novo605. Quand
Ramsès situe ou critique « Ouidah », il se réfère essentiellement aux De Souza.
Cependant, ici, Ramsès mentionne également les Nevis qui, selon lui, formaient un
groupe avec les De Souza puis se seraient organisés dans un groupe à part (on verra plus
loin que cela s’est passé autrement). Dans cet extrait, les critiques faites aux Amaral
sont peut être les plus dures de toute cette série d’entretiens et, cette fois, elles
présentent un argument de base musicale, expliquant que ceux-ci mélangent la samba
avec la musique dite traditionnelle goun, dans un processus analogue à celui fait par les
De Souza avec les rythmes de Ouidah.
R : Le président de la république est venu et il a vu ; Kérékou (...) on a fait ça deux fois [deux
fêtes du Bonfim]. C’est à cette occasion-là qu’on a invité les gens de Ouidah ; et les Amaral.
C’est après la deuxième représentation que les Amaral sont partis [mener une bourian]. Sinon
ils n’avaient pas d’instruments, ils n’avaient rien. (...) ils sont venus me voir ici pour que je
fusionne avec eux ; (...) C’est moi qui a refusé, je ne veux pas me mêler avec eux ; ils jouent
faux ! (...) Ils ajoutent des rythmes goun dedans. Je ne veux pas qu’on me salisse ça (rires) ! Je
605
Que par souci de clarté j’appellerai ici la « bourian de la Communauté des créoles de l’Ouémé » car,
dans une photo le groupe joue sous un panneau où l’on voit cette inscription (cf. cliché n. 69).
358
suis musicien ; je connais cette variante-là. Si tu ajoutes quelque chose je sais tout de suite,
parce que c’est pas ça que m’ont appris ; les Djossé ne m’ont pas appris ça. (...) Tu sais les
gens de Ouidah, ils ne jouent pas mal, mais si tu veux, leur bourian ce n’est pas pur. Ils ont
ajouté des variantes de leur folklore à eux.
J : Eux-même ils admettent ça, ils m’ont dit ça, ils ne le cachent pas.
R : C’est ça que les Amaral font aussi !
Joao : Mais les Amaral disent que non, qu’ils font ce que les brésiliens faisaient avant.
R : Si tu veux, les gens de Ouidah t’on dit la vérité. Mais eux [les Amaral] ils ne vont pas te dire
la vérité...tout d’abord ils ne sont pas des musiciens les Amaral.,... mais ils ne font pas ça parce
qu’ils doivent le faire, ils le font par nécessité ! Tu sais quand n’importe qui veut faire des
cérémonies, on les invitent, on leur donne de l’argent ...c’est pas ça notre bourian ! Notre
bourian ne doit sortir que deux fois dans l’année. On va à la plage et puis on fait Segnor du
Bonfiu (...) ils [les Amaral] ont déjà modifié...ils connaissent même pas les chansons qu’ils
chantent. Il y a 40 chansons, ils connaissent pas.
J : Et les Nevis de Ouidah ?
R : C’est la même chose ; les Nevis ne font pas normalement de bourian ; c’est les De Souza qui
faisaient et eux aussi par nécessité ont commencé à faire !
(...)Tu as été chez les Amaral, ils disent qui font bourian, mais ils ne m’ont pas cité. Ils sont
malhonnêtes. (...) pourquoi ils mentent ? (...) Les Amaral ne savent pas le faire, ils vont
t’ennuyer [demander de l’argent] tout le temps, parce qu’ils n’ont pas de retraite...606
606
Propos tenus le 3/07/2013 à Porto-Novo.
359
au niveau du Bénin, est que, les pôles d’émanation et de légitimation sont Porto-Novo et
Ouidah607.
Dans un entretien tenu une semaine plus tard, Ramsès passe de la critique d’Auguste
Amaral à celle des Gonzalo. Ce sont les Gonzalo qui menaient, à Porto-Novo, la
bourian désormais disparue dont Guran (2010 : 187-189) avait décrit une présentation le
soir du dimanche du Bonfim de 1996 chez Karim Da Silva sous le nom de « groupe
Étoile d’Honneur ». Suite à l’éloignement de Ramsès avec son Oncle, la bourian de la
Communauté des créoles ne se produit apparemment plus après 1990, amenant Karim à
faire appel à d’autres groupes pour faire une version parallèle à la fête du Bonfim qu’il
soutenait, par opposition à celle de l’Association, qui, déjà au milieu des années 1990,
était tenue par les Amaral. Mais selon Ramsès, quelques années auparavant des
membres de la famille Gonzalo avaient fait une apparition modeste dans l’ensemble
qu’il dirigeait :
R : [Auguste] Amaral s’est intronisé lui-même [suite au départ de son frère Jean de la bourian]
(...) ; Gonzalo, je ne connaissais pas, c’est mon oncle qui est parti les chercher. Ils sont venus,
ils disent qu’ils veulent participer, il me les a présentés et j’ai dit vous pouvez vous asseoir et
faire le chœur, c’est tout. Ils n’ont pas joué avec nous, ils ne jouent pas, dans notre formation ils
n’ont pas joué.608
Nous avons vu que les familles Da Silva et Paraïso ont une place centrale dans l’étude
des familles Agudàs, allant de Marty (1926) à Reis et Guran (2002) et aussi à Guran
(2010). J’ai trouvé opportun, dans le but de contribuer à cet objet d’études, d’ouvrir
l’espace pour la parole de Ramsès sur sa version du différend avec son oncle Karim Da
Silva. L’entretien aboutit aux questions autour du « Musée Da Silva des Arts et de la
culture609. On commence par une nouvelle information à propos de la visite du
Président Lula au Bénin. Si d’une part, comme nous l’avons vu, Auguste Amaral et les
membres de l’association étaient fiers d’avoir obtenu une réponse positive à leurs
607
On verra plus loin quelques allusions au Togo. Celles-ci nonobstant n’étaient pas présentes à Porto-
Novo, mais à Ouidah et chez des familles d’origine d’Agoué, qui souvent se sont épanouies au Togo.
608
Propos tenus le 8/07/2013, à Porto-Novo.
609
On peut trouver une visite critique au musée Da Silva dans l’article dédié écrit par Araujo (2007).
Selon l’article, l'inauguration du musée, qui a compté avec la présence du président de la République
Mathieu Kérékou, a eu lieu le 2 novembre 1998.
360
demandes, Ramsès souligne que des Agudàs porto-noviens n’étaient pas contents que le
chef d’État brésilien ne soit pas venu dans leur ville, qui est la capitale officielle du
pays. Selon lui, cette perte de statut par rapport à Ouidah serait essentiellement due au
comportement de son oncle :
R : La nouvelle communauté des Da Silva, On est parti voir Lula à Ouidah [en février 2006],
mais on n’était pas content ; parce qu’on a vu que c’est notre truc, c’est à Porto-Novo qu’il doit
venir. Mais s’il n’est pas venu, c’est à cause des problèmes avec mon oncle ! (...) On est
offusqué à Porto-Novo. (...) Quand on l’a nommée consul, il n’a fait rien, il a utilisé à ses choses
personnelles. Ils ont signalé au Brésil et Lula a amené un ambassadeur. Avant les gens de
Ouidah le considéraient. Et maintenaient le Brésil considère Ouidah et ils ont oublié Porto-
Novo ! (...) il fait des escroqueries....C’est les comportements dans la famille, ces enfants
trainent dans les rues...(...)
[La rupture des tous avec Karim] c’est depuis 1994 par-là (...) mon oncle est faux ! Comment tu
veux que je voie quelqu’un en train de distribuer 4 mille francs à des journalistes ? Je vais
ramasser mes affaires et je vais partir ; car tout ça c’est des injures pour les Africains, une
insulte à la personne africaine. On a été longtemps insulté mais ça suffit ! 610
Ramsès donne sa version sur les raisons du différend avec son oncle. Selon lui, des
investisseurs Norvégiens l’ont trompé au sujet des chambres froides (frigorifiques),
n’ayant pas amené l’argent comme cela aurait été convenu, notamment en ce qui
concernait les délais. Son oncle aurait alors profité de l’opportunité pour garder un
envoi d’argent qui lui était destiné.
R : Comme j’habitais en France, je ne connaissais pas des gens ici. Mon oncle m’avait présenté
un avocat. Quand les 72 millions de la Norvège sont arrivés, il a pris ça, il a dit à ma mère qu’il
allait me rembourser. Je suis allé au Canada en principe pour un an, mais j’ai dit à ma mère
que si les sous arrivaient je vais retourner. Mais Karim a pensé qu’il avait un an pour utiliser
les sous, mais je suis rentré et à ce jour il ne m’a pas remboursé encore. Ç’est ça qui a enfoncé
la discorde entre lui et moi. Entre temps il est venu me voir et que si je l’aide à faire le musée à
la fin il va me rembourser. Donc j’ai fait tout le musée et il ne me rembourse pas mes sous. Les
norvégiens, la banque, les avocats sont faux aussi ! Tout le monde est faux, jusqu’aujourd’hui je
cherche un avocat. Ma mère aujourd’hui ne va plus là-bas. (...) Il est un mythomane.
610
Propos tenus le 8/7/2013 à Porto-Novo.
361
ville, est clairement visible lorsqu’on arrive de Cotonou et, pratiquement en ligne droite,
en direction du centre-ville.
Effectivement le musée est pour le moins étrange ; parmi d’autres raisons, citons le
mélange, si l’on se permet de l’exprimer ainsi, des « pièces muséales » et « non
muséales » (c’est à dire non pertinentes ou hors propos), et également le doute ressenti
par le visiteur sur l’authenticité des quelques pièces « muséales » qu’il propose. Pour de
plus grands détails à ce sujet, je renvoie encore une fois à l’article d’Araujo (2007).
J’essaye ici de contribuer aux questionnements que son article a initiés concernant le
contenu du musée ainsi que la forme et le discours qui accompagne la manière dont
celui-ci est présenté au public. Pour aller dans ce sens, j’interpelle Ramsès à propos de
ce que sont devenus les masques de l’ancienne bourian qu’il décrit :
R : Une partie tu vas trouver au musée [Da Silva] ; tout le reste s’est gâté. Les Amaral, dans le
temps on utilisait parmi eux pour prendre des masques ; c’est tout ce qu’ils faisaient. Et puis ils
faisaient les chœurs, c’est tout. Mais c’est moi qui jouais. (...) 611
611
Propos tenus le 3/07/2013 à Porto-Novo.
612
Toutes les photos à l’intérieur du musée sont interdites. On ne visite pas le musée seul mais toujours
en compagnie d’un guide ; c’est lui qui va être chargé de contrôler que le visiteur ne prenne pas des
clichés. Pendant l’entretien avec Karim Da Silva j’ai sollicité et j’ai obtenu son autorisation pour prendre
les photos des masques.
362
R : Ils ont changé le tissu pour le musée. C’est les animaux d’ici. C’est du tissu qui prend de la
peinture. C’est normalement peinture antirouille. Celui-là c’est Sabino Cosme qui a fait. Ils
connaissent même pas ça à Ouidah 613
Araujo (2007) mentionne l’exhibition des masques bourian dans le musée mais ne s’y
arrête pas. Pour ma part je me suis toujours fortement intéressé à ces trois masques et
j’ai interpellé plusieurs interlocuteurs à ce sujet. Malgré le fait que quelques-uns parmi
ces interlocuteurs critiquaient la manière et les raisons pour lesquelles Da Silva avait
acquis ces masques, tous étaient d’accord pour dire qu’il s’agit vraiment des masques
qui ont été portés par la bourian pendant une période. On attribue leur confection aux
Djossé, ou comme Ramsès le dit, à Cosme Sabino, mais on souvient qu’au bout du
compte, les artisans étaient des Agudàs de la même génération et collaboraient à
l’entretien de la bourian. L’attribution d’un ou des masques à un artisan déterminé ne
semblait pas avoir une importance spéciale pour mes interlocuteurs. Ce qui ressort des
divers entretiens, est qu’on aurait juste changé les tissus des masques et effectués des
retouches de peinture et des entretiens généraux, ce qui est fait régulièrement à
l’occasion du Bonfim. En tout cas, personne ne questionne l’authenticité de ces
masques, ni ne soutient que leur entretien aurait été spécialement mal mené. Selon
l’ensemble des témoignages, je peux conclure que, malgré l’authenticité ou non des
autres pièces exhibées au musée Da Silva, les masques bourian présentés seraient
effectivement des pièces dignes de faire partie d’une exposition ; elles seraient des
« pièces muséables » pour ainsi dire, et du genre qu’on trouve dans des musées
ethnographiques ou folkloriques à travers le monde et plus spécifiquement, au Brésil614.
Ensuite je questionne Ramsès au sujet des images en haut-relief qu’on voit sur les murs
externes du musée, dont la plupart évoquent des scènes liées à l’esclavage, parmi
lesquelles il y a l’image de l’esclave Anastácia, personnage iconique au Brésil, devenue
pratiquement une sainte de dévotion populaire au pays, et à qui parfois on attribue des
miracles. Anastácia est vue à la fois comme symbole de la cruauté du temps de
l’esclavage et de résistance à celle-ci. Elle est toujours montrée à partir d’une même
613
Propos tenus le 30/08/2013 à Porto-Novo.
614
Parmi les musées brésiliens qui comptent des masques et costumes du genre, je peux en citer au moins
trois que j’ai pu visiter : le Centre culturel Domingos Vieira Filho, à Sao Luis dans l’état du Maranhao ;
dans l’état de Pernambouc, le Musée Papangu dans la ville de Bezerros et le Musée du Cavalo-Marinho
situé dans la zone rurale de la ville de Gloria do Goitá.
363
image, un portrait de buste où l’esclave est représentée avec son terrible châtiment : une
espèce de petit masque en métal qui couvre sa bouche, l’empêchant de l’ouvrir.615 En
les regardant de loin, les images en haut relief peuvent ressembler à de sculptures en fer
ou en bronze ; je questionne Ramsès au sujet de ces images, en rappelant au lecteur que
mon interlocuteur est un artisan/artiste plasticien616 :
R : C’est pas du fer, c’est du ciment, on a peint ça ! Il y a rien. Je croyais qu’il allait acheter par
exemple des chaines des esclaves...mais il n’a plus fait ça.
Karim a été chef de famille pendant une certaine période. Je demande à Ramsès quelle
est la fonction d’un chef de famille et quel était son impression par rapport à son oncle
dans cette position :
R : Ça sert à régler les petits litiges, les discordes, maintenir la tradition, ils sont gardiens d’une
certaine tradition. Mais tu sais mon oncle il ne s’entendait pas avec la plupart des gens ; c’est
pour ça les gens se sont réunis ils ont choisi un autre chef de famille.
Selon lui, Karim a eu des problèmes à la fois avec les Agudàs et les musulmans de la
ville ; ces dernierss auraient même réagit violemment à son égard :
R : Karim a gâté l’image des Agudàs (...) Il a perdu la notoriété, et dans la communauté
musulmane et partout. Il y a quelques années les gens l’ont lapidé comme un chien ; ont jeté des
pierres ; des musulmans !
Pour conclure, Ramsès fait le résumé des raisons qui, selon lui, seraient celles pour
lesquelles sa famille n’est plus dans la bourian. Mohamed qui, je le rappelle, est un
musulman non Agudà, entendant le dialogue, prend lui aussi la parole :
Ramsès : C’est pas ma faute si je suis le seul à apprendre les chansons, le seul musicien et du
côté du père et du côté de la mère ; c’est pas ma faute. C’est la faute à mon oncle de savoir que
tu as un neveu qui peut apprendre à tout le monde, et que tu cherches à escroquer.
615
Handler & Hayes (2009) ont dédié un article à l’esclave Anastácia et son iconographie : « For some,
like the members of the movimento negro or black consciousness movement, Anastácia is a symbol of
black pride and heroic resistance : a reminder of the horrors of slavery and its continuing legacy of
racism. For others, Anastácia is the object of Catholic devotional practices and has acquired a
reputation as a powerful and saintly figure possessing the mystical power to intervene in the lives of her
devotees. (...) Anastácia has also attracted a considerable following among practitioners of Umbanda
[religion afro-brésilienne], joining the eclectic pantheon of spirit entities whose aid and succour are the
object of practitioner’s ritual attentions. Although her image has become iconic in Brazil, it is doubtful
that Anastácia, as an historical figure, actually ever existed. »
616
Araújo (2007) ne mentionne pas ces images ; on peut se demander si celles-ci, et notamment celle
d’Anastácia, n’étaient pas encore présentes à l’occasion de sa recherche.
364
Mohamed : Le soutien devrait venir de Karim Da Silva, mais les gens se sont rendus compte de
que Da Silva les exploite, selon ce qu’ils ont dit, et ils se sont détournés de lui.
Je leur raconte que j’avais entendu plusieurs Agudàs, relater que, lors de l’implantation
du musée, Karim Da Silva avait dit qu’il s’agissait d’un musée pour la communauté
afro-brésilienne, mais qu’en fait il s’est avéré être un musée pour Karim lui-même ; à
quoi Ramsès me répond : « Oui c’est ça ! Tu peux demander à tout le monde, c’est moi
qui ai fait le musée ! »
365
Fig.
68
-‐
69
:
Masques
bourian
dans
le
Musée
Da
Silva
des
arts
et
de
la
culture,
à
Porto-‐Novo.
À
partir
de
la
gauche
:
la
Burrinha
(bourian,
petite
ânesse
ou
cheval)
;
l’oiseau
(tenant
un
serpent
dans
le
bec)
;
le
Boï
(bœuf).
(Clichés
J.
De
Athayde,
le
9/07/2013).
366
Si le futur de la bourian fait toujours rêver plusieurs Agudàs, Ramsès est probablement
celui qui a les projets les plus ambitieux dans ce sens. J’ai réuni ici quelques extraits de
ces entretiens où il parle de son projet d’organiser un grand carnaval à Porto-Novo. Une
des caractéristiques les plus originels de son idée/démarche est qu’il chercherait à
rassembler des ressources, des participants et des visiteurs parmi des Agudàs et yorubas
(et peut être d’autres groupes, ce n’est pas totalement clair) venus d’autres pays,
notamment des voisins Nigeria et Niger.
Ramsès : Je suis en train de faire un grand projet de carnaval ; j’ai pris des contacts avec des
Agudàs au Nigeria, parce que je veux organiser un grand carnaval. Je veux souscrire des fonds
des États-Unis, de la diaspora, d’un peu partout, pour pouvoir quelque chose de bien ; et
institutionnaliser ça pour que chaque année ça se répète.
Joao : Est-ce que tu as eu des contacts avec les Agudàs nigériens ?
R : Oui à Cotonou, jusqu’au Niger. Il y a des Da Silva au Niger aussi.
J : Et du Nigeria, as-tu eu des contacts ?
R : Oui, ils viennent, je les loge ici, ils connaissent ma mère...
J : Il y a des bourian au Nigeria ?
R : Si ! Eux aussi ils ont ! Bon ils n’ont pas les mêmes trucs que nous, mais ils jouent la
musique. Mais ils ne font pas des masques et ils dansent. Ils mettent des petits masques et ils
dansent. Et ils ont la particularité de mettre les bras comme ça [les deux bras ouvertes en haut,
à environ 220 dégrées par rapport au sol]
R : Non, c’est moi qui veux faire le joint avec les Johnson Da Silva, ils sont à Lagos ; ils jouent.
(...) [Ceux qui partent] à Lomé sont toujours les gens de Ouidah parce qu’ils parlent mina...ça
c’est pas voyage ça ; ce que je suis en train de faire c’est pour que cette variante bourian soit
connue dans le monde. Il va falloir qu’on fasse quelque chose de bien, on est groupe moderne.
367
Avec des gens qui travaillent sérieusement ! Il faut que ça soit exportable ; les trucs sales qu’ils
font, ça ne sort pas.
Le récit de Ramsès fait juste corroborer ce que plusieurs interlocuteurs, dans plusieurs
villes du pays, m’avaient dit : ils n’avaient jamais vu ou entendu parler d’une
présentation de groupe de bourian du Nigeria au Bénin. Quant à cette idée de faire un
groupe « moderne », le même adjectif a été utilisé par certains Agudàs pour décrire la
musique bourian que Ramsès faisait, ou plutôt essayait de faire, lorsqu’il était à la
direction du groupe de la communauté des créoles. En regardant la photo où Ramsès se
tenait avec une guitare électrique, Karim Da Silva et Auguste Amaral ont utilisé
l’expression « Il a essayé de moderniser ça », mais avec un air légèrement péjoratif
comme s’il agissait de quelque chose qui n’avait pas bien abouti. L’utilisation de la
guitare électrique est courante chez divers groupes à Cotonou (notamment les
D’Almeida)617 et chez le Nevis de Ouidah (qui m’a semblé être le seul à utiliser
l’instrument dans la ville), mais à Porto-Novo aucune formation, à part celle de Ramsès,
me semble l’avoir utilisé. Nonobstant l’aspect de modernité apporté par la guitare
électrique, je crois qu’un autre élément a été plus important pour expliquer cette
impression d’une idée de modernisation non totalement aboutie : Ramsès m’avait
raconté qu’ils s’intéressaient beaucoup à la batterie électronique (du genre drum
machine), et qu’il l’avait utilisé dans la bourian à l’époque. Il y a deux façons d’utiliser
ces petits appareils rythmiques : la première consiste à actionner ses boutons en temps
réel, en l’utilisant comme un instrument de percussion. Dans ce cas, en principe, il n’y a
pas de problème rythmique, on entend juste le son fortement contrastant de la
percussion électronique par rapport aux tambours, disons, « humains ». On aurait donc
une « modernité » essentiellement au niveau de timbres. L’autre façon de jouer d’une
batterie électronique est de programmer soi-même (ou choisir) par anticipation un
rythme d’un ensemble percussif qui se déroulera à la façon d’un enregistrement en
boucle. Dans ce cas, il est nécessaire que tout le groupe de musiciens s’adapte au
rythme envoyé aux haut-parleurs par la machine. Or, cela devient une autre manière de
concevoir le processus de « faire de musique », de jouer ensemble ; cela demande un
617
Guran remarque en 1995-96 que la guitare électrique était un instrument bien établi chez les
D’Almeida et les Lawson à Cotonou, et que l’introduction de l’instrument aurait était faite « dans la
perspective innovante de Joseph Gbédji », Guran (2010 : 177). Le même Gbédji va collaborer aussi avec
les Gonzalo de Porto-Novo, mais dans ce groupe je n’ai pas eu de trace de l’utilisation, au moins d’une
utilisation régulière, de la guitare électrique.
368
long temps d’adaptation, beaucoup des répétitions. Dans les deux cas d’utilisation de la
batterie électronique, le public de la bourian aurait une impression d’étrangeté
« moderne ». Mais dans le où cas Ramsès aurait utilisé la deuxième manière décrite,
celle d’un rythme enregistré en boucle, par expérience, je doute fortement que la
tentative d’innovation aurait parfaitement fonctionnée. Dans ce cas le résultat est un
déphasage rythmique entre un ou plusieurs musiciens et la partie électronique devient
gênante voir désastreuse du point de vue musical. Le problème serait facilement audible
et pourrait fortement être à l’origine des critiques de la « modernisation » proposée à
l’époque par Ramsès. Nonobstant, je précise qu’aucun de ces problèmes n’apparaissent
spécifiquement lors de l’utilisation de la guitare électrique. Malgré tout cela, il me
semble que l’aspect de « groupe moderne » auquel Ramsès se réfère dans l’entretien
serait plutôt organisationnel et entrepreneurial. Des ensembles Béninois, de musique, de
danse ou de masques, et de musique plus au moins moderne ou à
caractère « traditionnelle », font des présentations et des tournées internationales,
notamment dans un circuit lié aux musiques du monde ou « traditionnelles », et Ramsès
pense qu’un groupe bien structuré pourrait intégrer ce circuit. On voit ressortir ici le
côté entrepreneur de l’interlocuteur, qui a déjà travaillé dans le commerce de biens et
des services entre le Bénin et les pays dits développées.
R : Vous ne pouvez pas savoir, au Brésil qu’est-ce que le carnaval apporte, en paix, en cohésion
entre les individus. Parce que pour aller au développement il faut la paix. C’est très important
la musique, la culture, la danse pour la cohésion des peuples. Et le Brésil a déjà gagné ça ! Ça
manque ça ici. Regarde à Abidjan, ils n’ont pas de cohésion. Au Brésil, il y a plusieurs races et
il y a la cohésion...à cause du carnaval ! A cause des Brassages ! Le carnaval favorise les
Brassages...des cultures. C’est très important comme lien, si on fait un carnaval au Bénin, tous
les yorubas qui sont au Togo, au Nigeria, ils viennent passer une semaine avec leurs amis, au
moins une fois par an, une semaine au Bénin.
J : Carnaval style brésilien ?
R : Non, à notre manière à nous. Avec notre bourian à nous, notre variante à nous, notre samba
à nous, notre marcha à nous. Moi je fais pas cela seul, mais avec les amis qui sont au Nigeria.
J : Mais ils disent « Brazilians » ?
369
R : Non ils disent « Aguda » [accentué sur le « u »].
« Carnaval style brésilien ? » ; « Non, à notre manière à nous » : Ramsès montre ici
qu’il est bien conscient que la désignation de « brésilien » peut prendre deux sens (« du
Brésil » ou « des Agudàs »), et que le carnaval brésilien qu’on connait par des images à
la télé est celui « du Brésil », et pas celui des Brésiliens du Bénin. Je rappelle que le
carnaval du Brésil montré par les médias internationaux est, parmi les divers types de
carnaval existants à travers le pays, essentiellement d’un type bien précis : le défilé des
grandes écoles de samba de Rio de Janeiro. Il me semble très remarquable de la part de
Ramsès cette mise en valeur de la différenciation, de la spécificité de ce que j’appellerai
d’une « particularité Agudà », qu’il exprime par « avec notre bourian à nous, notre
variante à nous, notre samba à nous, notre marcha à nous ».
R : Mon problème c’est de remettre le bourian aux familles yorubas. Il y avait des
commémorations que les yorubas faisaient ; yémandjà c’est yoruba. Les gens sont partis du
Brésil, ils ont célébré des commémorations ; ils sont revenus. Les yorubas en temps se sont
convertis à l’islam et ont tout laissé. Il faut le leur remettre. Ils ont confondus culture et religion.
Je remets ça aux collectivités yoruba, parce que le bourian tel que nous le pratiquons était issu
des familles yorubas de Porto-Novo, dont je le remets aux yoruba pour que ça s’éternise.
Aujourd’hui à Porto-Novo les familles yoruba sont indifférentes à leur propre culture. Ils n’ont
rien qui les unit ; même pas egungun qui les unit. Quand on va sortir on va remettre ça aux
chefs de collectivités yorubas. De façon symbolique. Ils vont l’entretenir d’une façon
symbolique, pour faire une commémoration d’ensemble. Il faut qu’ils se retrouvent autour de ça.
C’est leur culture ; yémandja c’est leur culture.
L’enjeu principal pour Ramsès serait la transmission. Il intègre dans son projet les
Agudàs immigrés :
R : Moi je ne fais pas par nécessité. Je fais parce que je n’ai pas envie que ça se perde. Parce
que c’est notre culture. Je me bats pour ça. (...) mes enfants sont encore petits ; ils sont à
Cotonou, ils font tout ça ! Ils jouent tous ! Je n’ai pas envie de perdre ça, eh ?
(...), c’est pour ça que je suis en train de faire masque...ça fait déjà trois ans que j’ai arrêté
[donc 2010] ; ça a duré plus de 4 ans. Il y a plein qui sont partis aux États-Unis déjà, des gens
qui venaient répéter ici.
On pourrait alors peut être parler d’une « troisième voyage fondateur », concernant ces
Agudàs qui vivent à l’étranger, dans le cas, par exemple, mentionné par Ramsès, des
États-Unis et du Niger. Le premier voyage fondateur serait celui fait à bord d’un bateau
370
négrier de l’Afrique vers le Brésil. Le second serait le voyage de retour en Afrique qui
donnera forme à la communauté Agudà. De nos jours, le voyage des Agudàs en
recherche de meilleures opportunités et de meilleures conditions de vie en tant
qu’émigrés dans des pays lointains, c’est à dire, hors de la zone correspondant à
l’ancienne Côte des Esclaves/Côte de Mina serait le troisième. Le Nigeria ou le Togo
seraient un cas à part car, à l’exception de quelques Agudàs Béninois qui sont partis
pour vivre (normalement pour des raisons d’opportunités professionnelles) dans ces
pays ont, comme nous le savons, « leurs propres Agudàs ». Le phénomène des Agudàs
Dahoméens/Béninois qui vivaient à l’étranger est déjà connu depuis le temps de la
colonisation ; cela concernait, bien sûr quelques commerçants, mais surtout des cadres,
cela faisant partie du « Dahomey, quartier latin d’Afrique », comme parfois on appelait
la petite colonie, en raison de la relative grande proportion des diplômés et cadres parmi
ses ressortissants en comparaison avec d’autres colonies. Les grandes familles telles que
les De Souza, ont un réseau familial international de leurs membres, notamment dans
d’autres états d’Afrique ou en Europe. Il suffit d’aller à leur fête annuelle, le quatre
octobre à Ouidah, pour rencontrer des membres qui habitent au Congo, au Gabon et en
France, par exemple.618 Les divers De Souza, un De Medeiros et un D’Almeida, que j’ai
pu rencontrer habitant dans d’autres pays Africains, avaient tous de bons postes de
travail, d’un niveau cadre, et l’on pourrait dire qu’ils étaient dans la continuité du temps
où le Dahomey était le « Quartier Latin d’Afrique », et les Agudàs bien représentés au
sein de ce quartier. Nonobstant, le phénomène sur lequel l’énoncé de Ramsès attire
notre l’attention est celui d’une émigration économique d’Agudàs essentiellement
jeunes et avec un niveau d’études moins élevé (non cadres). Comment peut-on le
savoir ? D’abord, parce que j’ai repéré que plusieurs Agudàs d’une vingtaine ou d’une
trentaine d’années cherchent à émigrer et plusieurs ont réussi, cela d’une manière tout à
fait analogue aux Béninois non Agudàs. Ensuite, parce que parmi les musiciens d’un
ensemble bourian on ne trouve pratiquement pas d’individus avec un haut niveau
d’études, je ne vois aucune raison de croire que dans les répétitions de la bourian-projet
de Ramsès les profils seraient différents des autres groupes. Un autre point à remarquer
est que Ramsès évoque parfois son identité Agudà ainsi que son identité yoruba comme
une possible source de contribution financière et humaine pour son projet de carnaval.
618
À ce propos voir aussi Simone De Souza (1992).
371
Enfin, on peut se demander si son projet de bourian et du grand carnaval – deux choses
à part mais qui comme nous l’avons vu sont liées – aboutira un jour, et dans quel
mesure. Enfin, je veux savoir si son ensemble bourian fait actuellement des répétitions :
- Non, en ce moment on confectionne ; les masques vont prendre du temps parce que je suis seul
à les faire ; c’est un secret. (...) J’ai deux tailleurs qui m’aident et une couturière, ça va.
Gilberto Gil est une des chanteurs et auteurs compositeurs le plus importants de la
musique du Brésil. Son grand prestige et son influence dans la société brésilienne ne se
limitent pas à la musique mais s’étendent aux coutumes, au dévoilement d’horizons
372
culturels et esthétiques et à des propos sociaux et politiques. Né à Bahia en 1942, le
chanteur devient nationalement connu vers le milieu des années 1960, à l’époque de la
Tropicália, dont il est un des principaux cerveaux619. Plus qu’un projet collectif
musical, la Tropicália, reprend l’« anthropophagie culturelle »620 la ranimant par
l’influence de la contreculture, l’univers pop, et plusieurs courants musicaux existants
au Brésil, en allant du traditionnel au kitsch. Dans le dédoublements de ce processus
Gilberto Gil incorporera au Brésil et comme émissaire culturel du pays dans le monde,
un « pan-africanisme culturel », intégrant à une base (afro)brésilienne des éléments
(afro)caraïbéens, (afro)nord-américains et africains. Gil est donc, si j’ose le dire, le
fructus maximus de Bahia ; le fils prodige de sa terre, qui, en incarnant sa germination
culturelle, en mettant en lumière des éléments de celle-ci et en la ralliant avec d’autres
expressions à travers l’Atlantique (notamment l’Atlantique noir), a réussi à son tour à
nourrir l’« identité bahianaise » de son époque, contribuant fortement à donner forme à
cette même identité.621 Je parle évidement d’une idée d’identité bahianaise d’un certain
genre (basé sur des idées qu’on pourrait certainement élargir à d’autre régions du
Brésil), celle qui place celle-ci dans un contexte noir Atlantique, qui est celle qui nous
intéresse. Gilberto Gil devient internationalement connu à partir de la fin des années
1970. C’est dans ce contexte, donc dans l’apogée de sa carrière, qu’il intègre la
délégation de Salvador de Bahia qui visite le Bénin en janvier 1987. À la tête de la
délégation, se trouve le maire (prefeito) de la ville de Salvador, Mário Kertész et parmi
la petite vingtaine de personnes du groupe arrivé du Brésil, Balbino (un renommé prêtre
de candomblé) et Pierre Verger. Ramsès m’avait dit en off que la rencontre avec Gil
619
On note qu’une des chansons phare de la Tropicália a été « Geléia Geral » [littéralement « confiture de
tout »] écrite par Gil et Torquato Neto et enregistrée en 1968. Le refrain de cette chanson s’inspire des
appels populaires au masque du boï [bœuf] de la fête du Bumba-Meu-Boï : « ê bumba yê yê boi, ano que
vem mês que foi/ ê bumba yê yê yê, é a mesma dança meu boi! » [eh ! va-z-y yé yé bœuf, un an que
vient, un mois que s’en va/ eh! va-z-y yé yé yé, c’est la même danse mon bœuf !].
Le même album présente une version de l’Hymne au Senhor do Bonfim, composition solennelle de 1923,
devenu pratiquement un hymne populaire de l’état de Bahia. Celle ci est nonobstant ignorée au Bénin,
certainement en raison de sa date tardive de création, bien postérieure au départ des derniers retournés
vers l’Afrique.
620
Cf. le manifeste anthropophagique » de Oswald de Andrade (1928) mas aussi les propos du groupe des
Modernistes brésiliens, parmi lesquels le musicologue Mário de Andrade.
621
Il est, par exemple, un des premiers grands artistes brésiliens, sinon le premier, à mettre en avant, en
consonance avec sa musique, un « look afro » inspiré des noirs américains et caribéens, mais basé sur la
pratique des religions afro-brésiliennes, notamment le candomblé. Gil n’est pas le premier à enregistrer
du reggae au Brésil, mais il a été le premier à mettre le reggae au centre de sa production musicale. La
pratique du reggae est à mon avis très symbolique : à partir de Bob Marley cet style devient une espèce de
bande sonore de la représentation d’un pan-africanisme culturel à niveau international pour les jeunes
générations.
373
l’avait marqué et que, d’une certaine manière, il suivait jusqu’à aujourd’hui le conseil
que le chanteur brésilien lui avait donné. Dans l’extrait de l’entretien qui suit, Ramsès
reprend et contextualise la visite de Gil :
- C’était en 89 ou 90...quand Gilberto Gil était venu. On est parti jusqu’à Sakété. (...) J’étais
avec mon oncle. Donc on est parti, et il m’a dit dans la voiture : « c’est très important ! Il faut
garder ça ! ». Gilberto Gil m’a dit ça : « ce que tu fais là, c’est très important ! ». (...) Il nous a
vu à la maison familiale à Attaké.
Joao : mais comment s’appelait la bourian ? Bourian Da Silva ?
- Oui ; c’est notre bourian. C’est Da Silva, Paraïso, Da Silva. Paraïso, Da Silva. Il a dansé avec
nous ! (...) Il est venu avec des caméras (...) Il a été là-bas [au pays yoruba] ; on a été là-bas.
Quand on est revenu, on a pris des minibus, trois pour tout l’équipe (...) non, je ne traduisais
rien ; il voulait être avec moi. Moi j’étais petit, il était un peu plus grand donc il me tenait...il
avait envie d’être avec moi tout le temps.
(...) Il est venu une deuxième fois, on a été encore ensemble. Il nous a encore vu ; (...) tu sais
Gilberto Gil est venu deux fois au Bénin ; et la deuxième fois j’étais encore là. La même chose,
ils étaient reçus par mon oncle.
Ramsès devait avoir vingt ans à l’occasion, Il semble qu’il confonde l’année de visite,
car tout amène à croire qu’elle s’est déroulée en janvier 1987. Je peux l’affirmer d’une
part, car Karim da Silva l’a bien documenté dans ses archives personnelles, et d’autre
part, car le mandat de Mário Kertész en tant que maire de Salvador a duré de 1/01/1986
au 31/12/1988. À en croire Guran (2010 : 145) à ce moment-là Karim Da Silva n’était
pas encore le Consul honoraire du Brésil. Cependant c’est lui qui a reçu la délégation en
tant que représentant principal des Agudàs de la ville.
- Il faut pas que les gens mentent ; il y a qu’un seule bourian, il n’y a pas deux ; il y a qu’un seul
Segnor do Bonfiu... il y a qu’un seul Yémandjà. Si quelqu’un maintenaient est entré, c’est par
nécessité. Il a regardé et puis il en fait. Moi je ne connais qu’un seul, ce qui les Djossè, les Da
Silva et les Paraïso jouaient. Mais Djossè étaient des instrumentistes ; ils jouaient parce qu’il
avait la famille Coquën [ ?], la famille Manuel, la famille Paraïso, famille Da Silva, Da
Conceição, toutes les familles se retrouvaient à Attaké, et ils jouaient. Quand les Gilberto Gil
sont venus (sic), ils nous ont vu à Attaké, en ce moment les Djossè vivaient encore ; il les a vus.
Moi j’étais avec eux, j’étais le plus jeune, il m’a vu jouer.
Joao : Qui était le chef de cette bourian ?
- C’était Papa Djossè. Mas leurs enfants ne jouaient pas.
Joao : Ce dont Gilberto Gil t’a parlé, ça t’a marqué ?
374
- oui ça m’a beaucoup marqué. Il était venu comme ministre de la culture après.622
Joao : Mais tu crois que ce travail que tu cherches à faire de garder la bourian, c’est un peu le
conseil qu’il t’a donné ?
- Oui.
- Joao : Et ça il a dit pour toi ou pour tout le monde ?
- Quand on était dans la voiture. Pour moi. Il parlait un peu français. Il m’a dit « mon petit, tu
sais, c’est très, très important ; il faut garder ça ! Je reviendrai encore un jour » ;
[on a fait] aller-retour, on est revenu le soir pratiquement. Ça a duré une journée. Et le
lendemain ils sont partis. (...) Le jour où ils sont arrivés on ne l’a pas vu, c’est le lendemain, on
a parti, on a fait la tournée ils sont revenus et on a fêté.
Joao : et la deuxième fois que tu l’as vu ? Vous avez fait quelque chose ensemble ? Quel était la
bourian ?
- Encore ; la même chose, ils étaient reçus par mon oncle. (...)
Nous on organise le truc, moi j’organise tout et après je m’occupe de la partie sensible. La
partie sensible c’est l’orchestre. Les Amaral ne faisaient pas partie de notre groupe ; quand on
prend les Amaral, c’est pour porter les bourians.
Joao : Ces yoyo yaya [dans le photos], ce n’est pas à eux ?
- non ça c’est à nous
Joao : ceux-là, ici avec Gilberto Gil, les giganta ?
- non c’est pas à eux c’est à nous. C’est ça que tu vas voir au musée. (...)
Joao : Ici, où Pierre Verger regarde, tu participais ce jour-là, tu jouais ?
- mais bien sur
Joao : les Amaral m’ont dit : « ça c’était nos choses... »
- C’est pas pour eux ! Ils n’avaient pas de bourian. C’est pour ça qu’on avait des gens de
Ouidah, ils n’avaient rien, ils jouaient et ils prenaient des animaux. C’est après quand nous on
ne faisait plus, qu’ils ont conçus d’autres animaux.
À part la réitération plus détaillée du discours de critique envers les Amaral, le plus
remarquable dans ce passage c’est la boucle de retour au sein de la circulation atlantique
de la bourian. Cela se concentre dans le conseil donné par Gil au jeune Ramsès : « mon
petit, tu sais, c’est très, très important ; il faut garder ça ! Je reviendrai encore un jour ».
Pour la première fois, ou du moins symboliquement, un important musicien Brésilien
voit la musique et la fête des Agudàs, reconnaît son importance et sa spécificité et
donne son aval. Gil a bien choisi celui à qui il donne le conseil, car si à ce moment
622
Gil a été ministre de la culture dans gouvernement Lula du 1/1 /2003 jusqu’au 30/07/ 2008.
375
Ramsès n’étais pas encore le responsable musical d’un groupe, dans quelques années il
le serait. La boucle du flux et du reflux entre Afrique et Brésil se renouvelle :
l’influence directe des arrivés du Brésil sur la bourian est relancée après des décennies,
après presqu’un siècle, après, comme je l’avais dit antérieurement, d’« un océan de
distance séculaire ». C’est à partir de cette visite que les interactions entre les Agudàs et
le Brésil vont gagner en importance. Tout cela, je souhaite le préciser, dans une échelle
relativement modeste et lente, mais suffisamment pour que, de nos jours, les intégrants
des principales bourians aient des contacts, d’une façon plus au moins régulière avec
des Brésiliens. On doit garder à l’esprit que, avant cette visite, les Agudàs de Porto-
Novo, très probablement de tout le Bénin, n’avaient pratiquement pas de contact avec
des Brésiliens venus du Brésil ou le peu de contacts qu’ils ont eu ont laissé peu de
traces, que ce soit en ce qui concerne le matériel qu’en ce qui concerne l’affectif.
Comment puis-je le supposer ? Par l’absence de référence de la part de mes dizaines
d’interlocuteurs ; par la bibliographie ; par les récits. Le passage et les échanges plus
significatifs des individus Brésiliens avec les Agudàs, tel que le couple d’écrivains Zora
Seljan et Antonio Olinto vers le milieu des années 1960, ont été très éventuelles623.
Karim Da Silva était en première ligne de ceux qui ont accueilli la délégation
brésilienne à Porto-Novo en 1987, et c’est par son intermédiaire que j’ai eu accès aux
photos de l’évènement et aussi à une copie du discours de bienvenue. Je reproduis ici
les seuls commentaires que Karim Da Silva a fait, lors de l’entretien que nous avons eu,
à propos des photos de ses archives personnelles où l’on voyait la délégation qui arrivait
de Bahia :
Joao : C’était cette association dont vous étiez le président (Communauté des créoles de
l’Ouémé) ?
Karim : oui j’étais dans cette organisation ...
Joao : Ici c’est le logo de [la ville de] Salvador à cette époque.
623
Olinto était attaché culturel du Brésil à Lagos entre 1962 et 1964 ; lui et sa femme ont visité le
Dahomey et vu la bourian en 1963 et 1964 ; Cf. Olinto (1964) et Seljan (2008).
376
Karim : Oui ils les ont amenés ici. (...) C’est la première fois de Gil ici - tous ces machins ici
pour le recevoir [egun, guélédé] (...) Ici le chef de la délégation a fait quatre jours, Gilbert Gil,
et son adjoint, est resté pour conduire la délégation après Sakété. 624
J’ai sélectionné des extraits qui m’ont semblé les plus significatifs du discours de
réception de la délégation Brésilienne et de Gil, signé par Karim lui-même625.
« Allocution Prononcée par Mr. Elísio Urbain Da Silva, Président de la communauté des
Créoles de l’Ouémé à l’adresse de la délégation brésilienne en visite d’amitié en République
populaire du Bénin à leur passage à Porto-Novo le 20 janvier 1987
Chers et amis du Brésil,
Il y a exactement 438 ans que tout est arrivé. La découverte du nouveau monde (..) Bahia fut
fondée en 1549.
(...) Nous, petit fils et arrières petits fils, demeurons très attachés aux coutumes de leurs mode de
vie et de leurs habitudes. C’est ainsi que nous célébrons chaque année, en prélude au Carnaval
de Rio, notre fête traditionnelle « Nosa Sénhor di BONFIM » par une veillée au cours de
laquelle nous dansons sous un air de samba aux rythmes anciens avec différents figures de
masques.
Sur le plan cultuel, nous avons appris que vous chantez des cantiques en langues africaines dont
vous ne connaissez plus les paroles. Sachez bien qu’à l’inverse, nous chantons des airs
brésiliens sans en connaître nous non plus le sens.
Cet état de chose traduit les sentiments légitimes qui nous animent malgré les milliers de
kilomètres qui nous séparent. Vous comprendrez combien elle est immense, l’émotion qui
remplit nos cœurs en vous accueillant sur cette terre de notre commune patrie d’origine.
(...) le monde entier sait aujourd’hui que vous êtes un grand peuple, réparti sur un immense
territoire (...) Vous qui êtes demeurés au Brésil, en dépit des vicissitudes, votre courage et votre
ténacité ont porté leurs fruits. (...) Comment ne pas être frappé par les affinités qui existent entre
notre communauté et la vôtre ? (...) L’une par rapport à l’autre un caractère sensiblement
complémentaire.(...)
Rassurez-vous que rien n’a pu empêcher que notre communauté ait cessé de se sentir attaché à
la vôtre par la pensée, le comportement de nos familles, nos noms à résonnance brasilo-
portugaise, la composition de nos repas, l’architecture de nos églises et mosquée, etc. Enfin par
la conscience profonde que nous avons de notre propre communauté et de la vôtre, communauté
624
Entretien avec Karim Da Silva, le 9/7/13, Porto-Novo.
625
Que je reproduis ici avec l’ortographe du texte originel.
377
de culture, d’idéal qui marquent votre visite qui s’inscrit dans le cadre d’un pèlerinage à la
source, sur le sol de vos ancêtres (...)
Je ne terminerais pas sans rendre un hommage particulier à notre doyen le franco-béninois
Pierre Fatoumbi VERGER, pour tout ce qu’il a fait durant près d’un demi-siècle pour rende
possible cet événement.
Ainsi, soyez tous les bienvenus sur la terre de vos ancêtres.
Vive le Brésil ! Vive la communauté Brésilienne de l’Ouémé ! Vive le Bénin ! Paix et prospérité
à nos deux communautés ! 626»
Le ton du discours est exprimé dans l’énoncée de clôture : « alors soyez tous les
bienvenus sur la terre de vos ancêtres ». Karim rappelle l’existence de ce que je peux
appeler d’« ancestralités réciproques » ou « ancestralités mutuelles », qui évoque
l’existence des parentés consanguines ou symboliques. Mais si l’on reprend le discours
depuis son début, tout commencerait dans la fondation de Salvador de Bahia 1549, que
Karim prend comme une sorte d’« année zéro » pour les Brésiliens désormais de deux
côtés de l’océan. Ensuite, Karim souligne la fidélité aux us et coutumes brésiliens dont
le carnaval, la samba, les masques et la fête du Bonfim seraient la grande preuve visible.
Karim remarque ce que je pourrais appeler l’« effet miroir », ici en forme de chanson :
d’un côté, les Agudàs chantent en portugais au Bénin sans le comprendre, et de l’autre,
au Brésil on chante dans des langues africaines sans les comprendre627. C’est un aspect
de l’idée de l’existence d’une complémentarité entre les deux parties, qu’il défendra
plus loin. Cette complémentarité serait déjà existante à l’état latent mais serait, surtout,
encore à développer par le biais d’interactions mutuelles.
Mais les Brésiliens (ou au moins ceux qui arrivent de Bahia), ainsi que les Agudàs,
auraient deux zones géographiques d’attachement, et si Karim a d’abord fait référence à
Bahia, maintenant le Bénin est « cette terre de notre commune patrie d’origine ».
Superposition est le mot clé pour la compréhension du phénomène Agudà :
superposition identitaire, des origines, du statut, superposition linguistique,
religieuse...On note l’intéressant regard « inversé » (mais bien sur totalement légitime)
par rapport au retour des anciens esclaves : « vous qui êtes demeurés au Brésil, en dépit
626
Discours de bienvenue à la délégation brésilienne prononcé le 20/01/1987 par Karim Da Silva.
627
Cet aspect de l’« effet miroir » m’a semblé être ce qui a le plus impressionné les membres de la
bourian De Souza de Ouidah lors de leur visite à Salvador de Bahia, lorsqu’ils me racontaient leurs
impressions de voyage. Ils trouvaient à la fois intéressant et comique le yoruba mal prononcé et avec les
« mots coupés » qu’ils ont entendus dans des chansons à Bahia.
378
des vicissitudes... ». Or, les centaines, ou les quelques milliers qui sont retournés en
Afrique forment une partie infime du contingent d’esclaves du Brésil, et je n’avais
jamais entendu au Brésil cette idée que les millions des descendants d’esclaves sont
ceux qui sont « restés ». C’est plutôt, au contraire, les gens au Brésil qui ont tendance à
être surpris lorsqu’ils sont informés qu’il y a eu des retours en Afrique.
Karim résume clairement l’identité Agudà, celle-ci serait « la conscience profonde que
nous avons de notre propre communauté et de la vôtre, communauté de culture ». C’est
l’existence d’une telle « communauté de culture » qui justifie le « pèlerinage à la
source, sur le sol de vos ancêtres » que font les Brésiliens lorsqu’ils visitent le Bénin.
On remarque que Karim s’appuie sur la notion de « culture » et pas sur celle de « race »,
de « sang » ou à une référence à la couleur de la peau. Karim se servira du terme
« race », dans l’entretien que nous aurons plus de vingt ans plus tard, mais seulement
dans un contexte de différenciation par rapport à d’autres groupes « africains »
locaux628. Enfin, la louange à Pierre Verger, qu’il appelle « franco-béninois », est un
très fort éloge qu’il a réservé au chercheur-photographe, n’utilisant pas l’adjectif
« béninois » pour les brésiliens qui arrivaient en « cherchant leur ancestralité » et qu’il
réceptionnait à l’occasion. Il me semble que Karim a été sensible à la particularité du
moment, en plaçant celui-ci comme un aboutissement, notamment du point de vue des
contacts humains, de l’ensemble de la démarche de mise en lumière des liens entre les
deux rives de l’Atlantique réalisée par Pierre Verger.
628
Le discours de Karim est donc en phase avec la notion d’« Agudà culturel » que j’ai soutenu
antérieurement dans ce travail.
379
Fig.
70
à
72
:
Janvier
1987
-‐
visite
de
la
délégation
brésilienne
de
la
ville
de
Salvador
de
Bahia
La
délégation,
qui
incluait
le
chanteur
Gilberto
Gil,
a
été
reçue
par
Karim
Da
Silva,
qui
était
alors
le
Consul
honoraire
du
Brésil
à
Porto-‐Novo.
Photo
en
haut
:
du
centre
vers
la
gauche,
Gilberto
Gil
(portant
des
lunettes
de
soleil);
Karim
Da
Silva
(en
blanc,
vêtu
en
habit
traditionnel)
et
Mme
Patterson,
née
De
Medeiros.
Photo
en
bas
:
présentation
de
la
bourian.
Plusieurs
personnes
du
public
portent
des
petits
drapeaux
de
l’État
de
Bahia
qui,
selon
Da
Silva,
ont
étés
amenés
par
la
délégation
brésilienne.
Photos
issues
des
archives
personnelles
de
Karim
Da
Silva.
380
Janvier
1987
:
le
chanteur
Gilberto
Gil
fait
un
discours
à
Porto-‐Novo.
La
petite
scène
sur
laquelle
se
trouve
Gil
est
recouverte
par
le
drapeau
de
l’État
de
Bahia
qui,
selon
Da
Silva,
a
été
amené
par
la
délégation
brésilienne.
381
J’ai condensé sous forme de liste les masques, les personnages et les instruments de
l’orchestre mentionnés par Ramsès comme existants dans l’ancienne bourian. Cette liste
n’exclut pas l’existence d’autres éléments non mentionnés, mais elle me paraît
suffisante pour donner une idée de la bourian pratiquée à Porto-Novo par les
générations précédentes (les Djossè, D’Almeida, Sabino, Da Silva, Paraïso...), toujours
selon son récit.
« Il avait 60 masques mais (...) mes tantes m’ont dit que c’était 113 ». Ramsès, Porto-Novo.
• Taureau à un porteur
• Taureau à deux porteurs
• Dragon à vingt-quatre porteurs
• Chevaux (3 ou 4)
• Grand cheval à deux porteurs
• Cigogne
• Crocodile (« ils le portent sur la tête, et il y a la queue »)
• Samouraï (vêtus en soie noir et rouge, ils aident et gardent Seigneur du Bonfiu à l’aide
de couteaux géants)
• Vampiru (« suceur de sang »)
• Le seigneur du sexe (« il a du sexe jusqu’à dans son crane »)
• Semi-géants aux tridents (3) « ...des échasses d’un mètre. Ils ont tous 2.50 ou 2.60
mètres ; ils sont dits ‘‘géants’’ »
• Maman giganta et Papa giganta (« Seigneur du Bonfiu c’est papa giganta et sa
femme »)
• Rhinocéros (« ils sont deux sur le masque, ils dansent et chassent les gens »).
• Diablo [diable] (les kaletas)
• Mami Watà et le serpent
• Le mari de Mami Watà
382
• La veuve (voilée et montée sur un cheval ou une ânesse629)
• Des banderoles (« on prend des banderoles et on passe, on court à travers les gens »)
629
Il s’agit probablement de la Cambraïnha, chevalier/chevalière voilée en dentelle, qu’on abordera plus
loin. Cependant ce personnage porte habituellement une dentelle couleur blanche.
383
« Quand on voit bourian, on sait que c’est Agudà. Donc à travers ses figurines là, c’est nous
que ça représente ! Bourian est égal à Agudà. Tant que nous sommes là, ça peut pas mourir.
C’est pourquoi j’ai mis au musée. »
Karim Da Silva
J’ouvre ensuite l’espace pour la parole de Karim Da Silva ; on verra que son discours
est intéressant pour diverses raisons. D’abord, je me suis adressé à lui dans le but
méthodologique habituel de faire de la triangulation, et le cas échéant pratiquement
comme un « droit de réponse » à quelqu’un, qui comme nous l’avons vu, est
constamment critiqué. Puis, Karim, à part d’être riche, est le doyen agudà le plus âgé de
Porto-Novo parmi ceux qui participent et s’exposent dans « la vie publique » des
Agudàs et de la ville, et pour cela il faut bien sûr, avoir une bonne santé, et c’est son
cas. Indépendamment de son argent et de son influence, le fait qu’il soit le plus âgé
serait suffisant pour lui donner une relevance dans le milieu Agudà. Karim, nonobstant,
n’est pas seulement le plus âgé : il est le plus riche, le plus « fameux », il vient d’une
famille centrale dans l’histoire des Agudàs, il a construit un musée et un panthéon, et
distribue des sommes d’argent en billet pour chaque individu du cortège bourian qui
passe chez lui le samedi de la veille du Bonfim...tous ces faits ne font qu’augmenter
l’importance du discours de Karim pour cette étude. Le deuxième Agudà le plus âgé, et
actif dans le milieu, est Mme Francisca Patterson (née De Medeiros). La doyenne qui,
comme on le verra, va apparaitre dans le discours de Karim à plusieurs reprises, vit dans
une grande maison afro-brésilienne pas très loin de celle de Karim. On peut dire qu’elle
et sa famille ont de nos jours une vie confortable et aisée, mais d’aucune manière
comparable au faste de Da Silva630. Dans les clichés pris dans les principales activités
des Agudàs, on peut voir Karim et Patterson souvent ensemble en « position
d’importance » dans l’évènement. C’est ce qu’on trouve dans les photos présentes dans
630
Pour plus de précision sur la famille Medeiros et Patterson je renvoie à l’article dédié de Guran (2013),
publié en portugais, qui reprend et approfondit ce que l’auteur avait écrit à ce sujet dans son ouvrage de
1999 (2010 dans la version française).
384
les albums personnelles de Karim, qu’il a fait venir de ses archives pour me les montrer
à l’occasion de l’entretien. Ces albums, dont les photos les plus anciennes datent de
1987, se sont révélés être une importante source pour mes recherches. J’ai choisi de
reproduire le dialogue avec Karim, plutôt que de « décrire son récit », pour trois
raisons : d’abord parce que pendant tout au long de ce travail je cherche à donner un
espace à la (exacte) parole des Agudàs que j’avais trouvée peu présente dans la
bibliographie sur le sujet. Cette parole est inexistante chez Bastide, et très peu
importante chez Verger. Je précise que je me réfère à la reproduction de la parole du
témoignage, du dialogue ou du récit, car ces auteurs, ainsi que d’autres, ont toujours
reproduit la parole chantée des Agudàs, c’est à dire, les textes des chansons631. Guran
(2010 ; 2013) va transcrire dans une certaine mesure la parole des Agudàs, mais c’est
surtout l’article de Reis et Guran (2002) qui met en avant un large espace pour la parole
d’un Agudà par la forme de l’entretien avec Karim Da Silva. En suivant la démarche de
ces deux chercheurs, qui sont de nos jours, respectivement le plus grande spécialiste des
révoltes des esclaves au Brésil et le plus important anthropologue dans le domaine des
Agudàs, je reproduis une partie de mon entretien avec Karim dans le but d’aborder
d’autres sujets et d’apporter des nouveaux éléments dans l’étude de la famille Da Silva-
Paraïso, cela onze ans après l’entretien de Reis Guran qui a été réalisé en 2001. Enfin, la
troisième raison est la même qui justifie dans ce travail la reproduction, en « fidélité à la
parole », d’autres discours à forte teneur critique envers d’autres interlocuteurs vivants :
Ce serait assez gênant pour moi de décrire cela dans le corps de mon texte (je risquerais
même de paraître non crédible). Je reproduis donc la parole, qui a été énoncée
consciemment, car mes interlocuteurs savent que je fais une recherche, que je vois les
autres Agudàs, que j’enregistre le dialogue et que je prends des notes devant eux. Mais
le plus remarquable est que ces genres de critiques sont en général faites à plusieurs
reprises, réitérées d’autres jours. Reproduire la parole en donnant voix aux plusieurs
acteurs souvent en opposition me semble donc, juste du point de vu méthodologique. Il
me semble en fait, que les interlocuteurs souhaitent et attendent que je donne vie à leur
parole et visibilité à leurs versions, en les diffusant dans des ouvrages ou en les
631
Ce qui ne laisse pas d’être une ironie méthodologique : justement dans cette recherche dont l’aspect
musicale et celui des chansons m’intéressaient, le déroulement de l’enquête m’a amené a mettre en avant
la parole non musicale des entretiens et récits.
385
appropriant dans mon discours, car ce sont des sujets souvent évoqués par mes
interlocuteurs.
Karim n’a pas du tout apprécié ce qui est dit à propos des origines de sa famille dans
l’ouvrage de Guran (2010 [1999]), il évoque spontanément ce sujet, en s’énervant : « il
y a eu un Monteiro ici qui a écrit des choses, j’ai vu son livre, j’ai brulé son livre ! »632.
Karim me conseille, si je m’intéresse auxBrésiliens, de « voir bien ceux qui sont Agudà
d’origine », puis il continue :
Karim : Il faut faire attention ! (...) oui ! Originels ! « Mme Patterson dit « je viens représenter
M. D’Almeida », c’est ce qu’elle m’a dit. C’est pas grave, restez avec nous ; mais elle ne peut
pas donner des interviews sur notre race, non ! Je dis non (cri)! Elle est vieille personne, mais
elle ne peut pas parler de notre race, qu’est-ce qu’elle peut connaitre de notre race633 ? Moi je
suis pas contre personne, mais je veux que le gens qui sont de la race parlent de la race. Quand
tu n’es pas de même racine tu peux pas en parler ! (...) il faut éviter ça la déformation (...) C’est
l’Histoire, c’est notre histoire !
Joao : Et un peu l’histoire du Brésil aussi...
K : Oui, mais il faut qu’il soit des choses réelles, les choses vraies ! (...) Son mari est mort ; elle
vit avec D’Almeida ; quand elle vient elle dit : « je viens représenter M. D’Almeida » alors je dis
bon, ça va ; restez avec nous.
J : Mais vous croyez que les gens qui n’ont pas le nom parce qu’ils sont [des Agudàs] par leur
branche maternelle, ça « sert » aussi ?
K : Ça sert ! Mais quand c’est vrai !
632
Propos tenu par Karim Da Silva, le 9/7/13 à Porto-Novo. Monteiro est un des noms de famille de
Milton Guran, et est l’appellation dont le chercheur est d’habitude connu dans le milieu des Agudàs. Lors
des rencontres que j’ai eus au Bénin avec Guran, en 2010, le chercheur lui-même a exprimé être bien
conscient de l’intolérance de Da Silva envers sa personne et ses propos.
633
« Race » pour Karim, ainsi que pour certains de sa génération, serait quelque chose plus au moins
analogue à « ethnie », car Karim utilise « race » pour dire « Agudà » ou « Brésilien ». Je rappelle que
Karim, qui a plus de quatre-vingt ans, appartient à la génération de ceux qui ont grandis pendant la
période coloniale et on gardés des termes (et des notions) courants à l’époque. Le neveu de Karim,
Ramsès (né en 1966) ne s’est pas servi du terme « race », mais a utilisé le terme « clan » à plusieurs
reprises, dans le même sens d’« Agudà », mais transmettant d’une manière concomitante l’idée de que
« le clan » pourrait être un ensemble formé par sa famille et les familles alliés, auquel s’inséraient dans un
contexte d’autres familles Agudàs traditionnelles, c’est à dire, biens reconnues et établies socialement
dans la communauté Agudà. Dans les deux cas, « race » ou « clan » ferait référence à seulement une
partie de ce qu’on appelle de nos jours « les Agudàs » (possiblement ceux que certains interlocuteurs
appellent de « vrais Agudàs »). L’utilisation de ces termes dans ces cas échéants seraient des subtils
« rappels à l’ordre historique » : quelques familles ou branches étaient les aisées et d’autres leurs
serviteurs, esclaves ou associées. On note que Karim va associer ensuite « race » et « racine ». Le terme
« race » d’ailleurs, me semble évoquer davantage une consanguinité que « Brésiliens » ou « Agudà ».
386
J : Vous pensez que les gens disent des choses fausses car ils ne savent pas ou cela c’est
intentionnel ?
K : Quand on ne connait pas, il faut se taire ! Elle raconte des choses qui vient dans son esprit ;
pas parfois ; c’est souvent ça. C’est notre histoire, nous ne voulons pas qu’on la déforme634 !
Karim cherche à préciser qu’il aurait « accueilli volontiers » Mme Patterson, comme si
à partir de ce instant elle devrait être lui redevable de quelque chose. Cependant il ne
précise pas quelles histoires elle « déformerait ». Karim fait venir quelques vieux
albums de photo de ses archives personnelles. On regarde ensemble les photos de la
visite de la délégation brésilienne à Porto-Novo en 1987. On s’arrête sur une photo où
l’on voit le chanteur Gilberto Gil :
K : Voilà c’est le préfet ici, il est mort maintenant. C’est Dos Santos. C’était de gouvernement de
Kérékou.
J : Cette bourian qu’on voit là ; c’était la bourian entretenue par l’Association ?
K : Oui !
J : Et qui commandait les répétitions, la partie musicale ?
K : on cotisait !
J : Je dis la partie musicale...
K : C’est de père en fils ; de père en fils.
J : Mais avez-vous de souvenir des noms ?
K : C’était les gens de notre société, de notre groupement. Aujourd’hui on a fini par laisser ça
aux enfants d’Amaral, qui sont grands, qui vont nous former d’autres qui sont intéressés. (...)
Djossé, c’est sa mère qui est Agudà, son père c’est Djossé, qui frappait les tamtam avant, qui est
pas seul, avec d’autres...
J : Il y avait le vieux Casimir [D’Almeida]...
K : Avant...Il faut pas mélanger les choses, c’est moi qui j’ai remplacé quand il est mort.
Nous avons vu que d’autres personnes soutiennent que suite à la mort d’un des cousins
D’Almeida, Casimir ou Marcelino, la présidence est revenu à sa veuve, « Titia »
D’Almeida (née Da Silva) pendant une certaine période. On remarque que Auguste
Amaral autant que Karim Da Silva revendiquent être des héritiers, d’une manière ou
d’une autre de Casimir D’Almeida. Karim revendique son prestige de président de
l’association et d’« important Agudà », et Auguste la musique, les masques, le savoir
faire pratique de la bourian.
634
Entretien avec Karim Da Silva, le 9/7/13 à Porto-Novo.
387
« Aujourd’hui on a fini par laisser ça aux enfants d’Amaral, qui sont grands, qui vont
nous former d’autres qui sont intéressés ». Cette phrase, selon moi, montre une stabilité
dans une situation « pacifique » entre Karim et Auguste Amaral (puisque Karim utilise
le pluriel « les Amaral » alors qu’il sait très bien que désormais il n’y qu’Auguste dans
le groupe bourian). Karim dit cela avec une certaine résignation « on a fini par laisser
ça... » mais en laissant comprendre que dans le future la bourian pourrait être prise en
charge par d’autres familles, ce qui revient à dire que les Amaral sont des dépositaires –
et pas propriétaires – de la bourian. Mme Amégan avait précisé lors de son entretien
qu’Auguste Amaral était le « gardien des masques ». On voit donc chez Amégan et Da
Silva, la convergence du regard sur les Amaral de la part de deux personnalités bien
contrastantes. La première, catholique, l’autre, musulmane ; les deux sont en opposition
(Amégan critique fortement Da Silva) ; les deux critiquent la manière de faire des
Amaral (la banalisation et la monétarisation des sorties bourian). Pourtant les deux sont
d’accord sur le fait que les Amaral ne sont « que » des dépositaires temporaires de cette
tradition. Tant Amégan que Da Silva prennent part à certaines activités où la bourian est
présentée dans un cadre que je pourrais appeler d’« un esprit de paix critique » par
rapport à Auguste Amaral et ses manières de faire. Par ailleurs, Karim est certainement
conscient que jusqu’à maintenant il n’y a pas eu, chez les Amaral, un jeune clairement
préparé et désigné pour prendre la direction du groupe dans le cas du décès
d’Auguste635.
635
Cela étant, à mon avis, le principal point sensible de la gestion des Amaral : la manque de la formation
d’un successeur.
388
économique ça, c’est pas pour la culture. La culture, on cotise l’argent. Ce qu’ils font là, ils se
font payer pour aller jouer ; c’est différent ça.
J : Et avant ce n’était pas comme ça ?
Ah, non ! C’était...le cercle était restreint, c’était nos parents. Ils cotisent, chaque mois. Pour
tout faire, pour tout entretenir. C’est comme ça que se faisait, ce que moi je fais avec eux ; moi
je leur donne de l’argent, moi j’épargne pas de l’argent. Je vois que il y a des groupes, surtout
ceux qui ne sont pas vraiment Agudàs qui sont avec nous, ils voient que le côté où ça peut leur
apporter de l’argent. Et ils font du n’importe quoi.
J : Pourquoi ? Les chansons, les masques ont changé ?
K : Non, encore ils connaissent les chansons, on les a appris à faire le bourian ; mais eux ils le
font c’est pour avoir de l’argent. C’est ce qui nous choque ça. Quelqu’un meurt, on voulait les
appeler, ah ; il faut payer 20 mille, il faut payer 30 mille...
J : Et avant ?
K : Ah non !...quand quelqu’un meurt, on participe ! On cotise l’argent même qu’on donne à la
famille. Aujourd’hui eux ils vont prendre l’argent pour jouer là, c’est différent ! On cotisait tout
les mois pour la caisse !
J : De l’association
K : Eh oui !
J : Et de cette association on prenait...
K : Pour faire ce que...c’est après le président.
J : Et concernant ces masques qui sont dans le musée ?
K : Oui moi j’ai donné ça et j’ai gardé ça pour le musée.
J : Et il y en a d’autres dans un autre endroit ?
K : Est-ce qu’il en a dans d’autres endroits ? Il en a eu, mais avec le temps, ça s’est périmé !
J : Vous vous souvenez du nom de la personne qui faisait, l’artisan ?
K : Moi-même je sais faire ; moi-même je fais ! Ce genre de chose on apprend quand on est
petit ! Tu vois faire, tu vois faire, tu participes, et puis tu sais faire.
J’ai l’impression que Karim dit « sait faire » des masques dans le sens de « j’ai vu
comment on le faisait » car jamais quelqu’un n’a mentionné qu’il avait des compétences
d’artisan concernant la bourian. Beaucoup plus remarquable que cela est que Karim
attire l’attention sur un aspect des changements concernant la bourian. Selon lui,
auparavant, lorsqu’il y avait un décès, les Agudàs faisaient des offres en argent à la
famille ; aujourd’hui les groupes bourian demandent de l’argent aux familiers du défunt
pour venir jouer. Cela serait exactement inverser le sens dans lequel on fait l’offre, c’est
à dire, le « sacrifice financier ». Au sujet des masques, une possible interprétation de sa
389
phrase ambigüe « moi j’ai donné ça et j’ai gardé ça pour le musée », serait qu’il a offert
les masques de sa propriété personnelle à l’institution musée Da Silva,dont lui-même
est le propriétaire.
J : J’ai entendu parler de Rodriguez qui faisait une bourian à Bohicon, vous le connaissez ?
K : Il peut en avoir un peu partout, mais les gens qui sont restés avec nos papas,636 eux il le font
pour avoir de l’argent, ils cherchent, ils prend des noms Agudà ; ils se font appeler comme ça
pour pouvoir tromper les gens...pour pouvoir avoir de la... au Nigeria il y a la famille Tokumbò.
Tokumbò ça veut dire quoi ? « Il revient d’outre-mer ». C’est un Agudà ; il a changé de nom.
Mais pour qu’on ne s’oublie pas, il a dit : Okum c’est la mer, tokumbò : celui qui revient de loin,
qui a traversé la mer ; c’était un Agudà hehehe ! To okum bò : celui qui revient du pays de la
mer. Parce qu’ils ont changé de nom, changé de nom brésilien. Parce que le yoruba est trop
moqueur. Il se moque...
J : « Omo eru » ? [« Fils d’esclave » en yorouba]
K : Omo eru, voilà ; les enfants des esclaves ; ça ne fait pas plaisir ça. Pour moi, je m’en fous !
Je rigole, parce que c’est mon histoire on ne peut pas le cacher. C’est mon identité !
Selon lui, il y a beaucoup de groupes bourian, mais faire de la bourian ne transforme pas
quelqu’un automatiquement en « vrai agudà », c’est à dire qui vient d’outre-mer. Il faut
se méfier même des patronymes qui peuvent cacher une autre réalité. Karim, lors d’une
rencontre qu’on avait eu antérieurement, avait insisté sur le fait qu’au Nigeria,
différemment du Bénin, plusieurs Agudàs yoruba avaient changé leurs noms pour ne
pas être stigmatisés comme des descendant d’une famille d’esclaves. Je reviens sur le
sujet du musée, cherchant à savoir de quelle façon il a obtenu les objets et comment il a
eu l’idée de le construire :
K : Ah attention ! Jusqu’ici, (...) tout ça là c’est moi qui paye ! Non le musée n’est pas à but
lucratif du tout ! Du tout !
J : Cette idée de faire le musée, c’est vous-même qui l’avez eu ou ce sont plusieurs personnes,
vos parents... ?
K : Personne. C’est venu de moi-même. Parce que j’ai vu que les objets dans d’autres familles,
ils font les choses maintenant avec des beaux coussins637 ; ils jettent dehors [les anciens objets
636
« les gens qui sont restés avec nos papas » : manière subtil de faire référence aux « associés » ou les
serviteurs, voir des esclaves.
637
Il se réfère aux canapés, très en vogue dernièrement au Bénin, faits artisanalement en pièces lourdes de
bois avec des gros coussins. Ces sont des meubles très différents des canapés délicats et avec des finitions
détaillées fabriquées par les anciens menuisiers Agudàs. Dans son musée Karim expose quelques canapés
et chaises dont il attribue l’origine aux menuisiers Agudàs d’antan.
390
attribués aux Agudàs] ! J’ai vu ça dehors, j’ai dit, ah ! On a fait des beaux meubles...et ça là ?
Vous laissez sur la pluie ? Moi je peux le prendre ; je l’ai amené chez moi, j’ai nettoyé, j’ai
gardé. Chez d’autres, ils m’ont dit : ah, si vous nous donnez d’autres meubles, venez les
prendre ; j’ai fait d’autres meubles et j’ai pris. Chez d’autres, avec la moitié ils faisaient le feu
déjà. Ils ne comprennent pas, les enfants ! Alors je me suis dis : avec tout ça là, si je ne fais pas
une collection ? Notre race va devenir une race qu’on ne croira même plus. Avec les enfants, les
enfants, les enfants,638 notre race va disparaître ! On va en parler comme quelque chose pfff !
Comme un mythe, c’est fini ! Donc il faut qu’on voit ce que les gens ont fabriqué, qu’ils ont
utilisé. À partir de ça on parlera toujours d’eux. Une idée m’est venue. Vous ne trouvez pas ça
chez beaucoup de gens, non !
On note chez Karim le même souci de préservation des caractéristiques des Agudàs qui
semblent se perdre avec le passage des générations que celui exprimé Mme Amégan,
Agudà catholique, lors de notre entretien. Des caractéristiques culturelles qui se
dilueraient soit avec les mariages exogamiques, (ou plus précisément, avec les
« africains ») soit avec les nouvelles naissances, si les Agudàs ne tenaient pas
fermement à leurs traditions (la bourian/le Bonfim), à la connaissance et à la
valorisation de leur histoire (musée)639. Karim rend claire l’articulation entre l’identité
Agudà, la bourian et le souci de valorisation et de préservation de son musée, lorsque je
lui demande ce qu’est la bourian pour lui :
K : C’est ça notre tradition ici ; quand on voit bourian, on sait que ça c’est afro-brésilien. Afro-
brésilien c’est Agudà. Quand on voit zangbétò, on sait que c’est la race gun. Quand on voit
égun, on sait que c’est yorouba. Quand on voit bourian, on sait que c’est Agudà. Donc à travers
ses figurines là, c’est nous que ça représente ! Bourian est égal à Agudà. Tant que nous sommes
là, ça peut pas mourir. C’est pourquoi j’ai mis au musée.
« À travers ses figurines là, c’est nous que ça représente » c’est peut-être la phrase la
plus concise que je peux extraire du corpus d’entretiens pour résumer l’apparente
contradiction entre l’aspect enfantin des masques et le sérieux qu’il évoque pour les
Agudàs. Je rappelle que ces mots ne sont pas dits par un musicien ou porteur de
masque, mais par un riche et influent homme d’affaires. La bourian pour lui c’est un
638
Avec les générations qui se suivent.
639
Je reproduis ici, pour le rappel, l’extrait de l’entretien (28/05/2013) de Mme Amégan à ce sujet : « Si
on le laisse tomber, qui va vous considérer comme Afrobrésilien ou Brésilien ? Qui va te considérer ?
Personne ! Vous êtes devenus comme les gens d’ici. Plus qu’on se mélange avec les gens d’ici déjà. On
prend les femmes d’ici ; qui vous donnent des enfants ; donc déjà ça s’éteigne. S’il y a ça là au moins, ces
enfants là qui sont nés, qui ont trouvé ça, ils vont pas laisser tomber. Ils vont pas laisser la fête tomber. »
391
investissement, non pas financier, car dans ce domaine il ne fait que des dépenses640,
mais pour le prestige de sa « race », sa famille, son prestige personnel ; c’est un
investissement dans la conscience de l’histoire et de l’héritage des Agudàs pour les
jeunes d’aujourd’hui et pour les futures générations.
Le lecteur aurait perçu que je confronte la parole d’acteurs issus de milieux variés, tels
que Karim Da Silva, Mme Amégan, Les frères Amaral, des jeunes (ou des moins
jeunes) porteurs catholiques ou musulmans. Lorsque je croise les paroles d’Agudàs de
diverses confessions, d’origines « ethniques » associées ou superposées à celle des
Agudà (gun, yoruba et comme on verra, mina, mahi, fon...), je cherche à montrer que
des Agudàs de tous genres partagent l’importance centrale donnée à la bourian dans
l’entretien de leur cohésion identitaire. Ce n’est pas le cas de Da Silva, mais parfois le
discours des Agudàs mentionne que cette quête de cohésion ne concerne pas seulement
les Agudàs vivant sur terre, mais ceux qui sont déjà morts, ce que je pourrais appeler
une « communauté Agudà étendue dans le temps ». Karim par contre, en allant dans ce
sens, évoque l’importance de la bourian et de son musée dans la direction d’un temps
futur : selon lui on doit entretenir la pratique de la bourian ainsi que la conscience d’une
histoire et des particularités des Agudàs. Cette conscience de la différence nonobstant
n’est pas réservée exclusivement aux Agudàs : elle s’adresse, notamment dans ce qui
concerne le musée, aux non Agudàs, qui forment clairement la majorité des habitants du
pays, de la ville et des visiteurs du musée.
J : Qu’est ce que vous pouvez me dire sur le fait que le Bonfim c’est une fête catholique, mais il
y a des musulmans qui y participent ?
K : Bonfim n’a rien a...ce n’est pas la religion. Mais ici, c’est la religion qui a prévalu parce
que tous ceux qui sont arrivés étaient faits catholiques,641 tous ceux qui sont revenus...chez vous
il y a pas la religion musulmane, non642 ? Quand ils sont revenus, beaucoup sont revenus déçus.
Parce qu’ils disent, ce que les autres ne peuvent pas savoir, ils disent : les brésiliens, le racisme,
on a beaucoup souffert. Quand on construit des maisons et des églises : quand l’église est prête,
nous ne pouvons plus rentrer dedans. Ehehehe, vous voyez ! C’est réel ! Quand on construit
640
Je rappelle que Karim distribue de l’argent sous forme de billets à tous les intégrants du cortège de
carnaval de la veille du Bonfim.
641
Obligatoirement baptisés de force lors de leur arrivé dans les ports brésiliens.
642
Par contre au temps de l’esclavage la présence de esclaves africains de confession musulmane était
non négligeable selon la région du Brésil. Cf. Reis, Gomes et Carvalho (2010) ; Reis (1992, 2003) et
Silva, A. da Costa e (2003)
392
c’est bon ; mais quand on finit la peinture et tout, nous on n’a plus accès dedans. C’est l’histoire
d’hier, c’est pas ça aujourd’hui ! Mais il faut le raconter comme cela s’est passé ! Tout ces gens
associées là, ils ne peuvent pas savoir ; ces sont nos grands-parents qui en ont souffert qui nous
racontent ça ! (...) On ne se venge pas pour ça, c’est de l’histoire ! S’il y pas l’histoire on ne
saurait pas ce qui nous sommes.
Les « associés », ici seraient ceux qui ne sont pas revenus du Brésil ; les serviteurs, qui
deviennent Agudàs par osmose culturelle. Mais Karim souligne que ce sont des familles
comme la sienne qui auraient, par transmission directe, la légitimité ultime des pratiques
culturelles et du savoir sur l’histoire des Agudàs. Il évoque l’histoire comme preuve
conclusive, car tous, récits et historiens, sont d’accord sur le point que son aïeul a été au
Brésil.
J : Car c’est admirable que les chrétiens et les musulmans fassent la fête ensemble...
K : Attention : la race avait divisé, les musulmans on leur dit : n’allez pas à l’église ; c’est la
mosquée. Moi quand je suis venu, j’ai dit « enlevez-moi cette barrière-là ! C’est le même
Dieu ! » On a fait la fête ici ; un soir quand on finit : « musulmans tout le monde : allons à
l’église saluer le prêtre ! ». On a dansé ; on a fait la messe aux aïeux, on a fini : « allons tous
chez l’imam » ! La religion, enlevez ça là-dessus : la race n’est pas la religion. J’ai dis ça
publiquement à tout le monde. Et les musulmans aujourd’hui, même, quand il y a des quêtes à
faire pour les églises, ils participent ! Moi-même, on a construit une église ici, j’ai donné plus de
5 millions pour construire.
Notre problème n’est pas la religion, non ! C’est la race ! On a connu les mêmes difficultés, on a
souffert, ils sont revenus, c’est pas la religion qui va diviser, du tout, du tout ! La religion...il
faut même d’abord y croire (rires) ! Donc ce qui nous préoccupe, c’est pas ça qui préoccupe les
autres, c’est pas leur préoccupation. Les autres, quand ils voient certains blancs, ils disent :
« c’est vous qui avez vendu nos pères ! » C’est faux ! Sans cette histoire nous ne serons pas ce
qui nous sommes !
J : Oui il y a des rois ici qui ont vendu...
K : C’est pas qu’ils ont vendu...si le blanc n’est pas venu, parce que le blanc est venu s’imposer,
c’est à cause du fusil ; s’il y a pas le fusil, les blancs qui viennent ici seront tués ! C’est le fusil
qui a fait leur sécurité. Et à l’époque il y a eu des esclaves blancs, les blancs prenaient les
esclaves blancs ! C’était un commerce, ce n’était pas attaché à la race noire (...) D’autres noirs
qui sont revenus, ont aussi acheté des esclaves ! Parce que c’était le commerce.
393
discours, Karim précise avec insistance que la pratique religieuse n’est pas le point
sensible : être ou ne pas être un Agudà descendant de retourné, voilà la question pour
lui. Puis Karim montre qu’il comprend, peut être car il est lui-même un homme
d’affaires, qu’au fond l’esclavage et la traite sont des phénomènes historiques et
n’étaient pas attachés forcement à une région géographique ou à une couleur de peau,
mais que sa raison ultime était le profit.
Ensuite, on regarde ensemble les albums de photos qu’il a fait venir de ses archives
personnelles. Les albums contiennent des photos qui, d’après plusieurs indices,
semblent recouvrir la période de 1987 à 2003 ; parmi les photos, un groupe de
musique643 joue au-dessous d’un panneau contenant l’inscription « Communauté des
Créoles de l’Ouémé » ; je m’intéresse à ce que Karim comprend exactement par
« créole » :
J : C’était cette association dont vous étiez le président (Communauté des créoles de l’Ouémé) ?
K : oui j’étais dans cette organisation ...
J : Créole dans ce cas est synonyme d’Agudà ?
K : Oui, c’est pareil, c’est Agudà, oui. Créole ça veut dire quoi ? Le mélange !
(...) Ici...cozido [plat], c’était le repas Agudà. Tout ce qui était à table c’était le repas Agudà.
(...) Voici D’Almeida de Mme Patterson, le concubin depuis que son mari est décédé.
J : Était-il lié à la bourian aussi ?
K : Mais c’est sa race ! C’est lui qui amène Mme Patterson. Avant lui, Mme Patterson n’était
pas connue de nous ; on la connaissait, mais elle ne vient pas !
Il me semble que c’est précisément le fait que le « couple » de doyens Agudàs Karim et
Mme Patterson soit vu côte à côte dans plusieurs photos, qui amène Karim à réitérer son
discours de délégitimation de celle qui pourtant est née De Medeiros644.
643
où l’on voit clairement Ramsès avec la guitare ; Karim nonobstant ne fait pas de référence à son
neveu.
644
Cf. Guran (2013)
394
Fig.
73
à
76
:
La
bourian
de
la
Communauté
des
Créoles
de
l’Ouemé
Sponsorisée
par
Karim
Da
Silva,
la
bourian
de
la
Communauté
des
Créoles
a
eu
une
courte
durée
(1988-‐90).
En
haut,
l’orchestre
dirigé
par
le
guitariste
Ramsès,
neveu
de
Karim.
En
bas
:
Gafaro
Gomez
avec
un
genre
de
petit
pandeiro
(tambourin),
tombé
en
désuétude
dans
la
bourian
;
au
fond,
Ramsès
à
la
guitare.
Photos
issues
des
archives
personnelles
de
Karim
Da
Silva.
395
Presque
vingt
ans
après
la
fin
du
groupe
de
la
Communauté
des
Créoles,
la
bourian
demeure
dans
les
esprits
de
ceux
qui
y
ont
participé.
En
haut
:
Ramsès
montre
les
masques
qu’il
a
confectionnés
pour
un
projet
de
bourian
encore
non
achevé.
En
bas
:
Gafaro
Gomez
exhibe
les
masques
de
sa
bourian
en
formation
(le
groupe
se
présente
d’une
manière
intermittente
et
sans
les
grands
animaux).
Gafaro
est
Agudà
yorouba
musulman
;
on
remarque
que
les
masques
sont
rangés
au
même
niveau
que
les
photos
des
aïeux
et
l’on
voit
une
miniature
d’égungun
(masque
des
ancêtres
yorouba)
à
côté
du
masque
d’une
Mami
Watà
créole
(clichés
J.
De
Athayde)
396
Le groupe de bourian Étoile d’honneur de Porto-Novo, a été créé en 1992. Après trois
ans de formation et de répétitions, le groupe a commencé à faire des sorties publiques et
a cessé toutes ses activités en 2009 ou 2010645. Durant les dernières décennies, hormis
le groupe lié à l’Association de ressortissants Brésiliens de Porto-Novo, sous la
direction de la famille Amaral, l’Étoile d’honneur a été le seul autre groupe établi dans
la ville de Porto-Novo à opérer régulièrement pendant une période étendue.
Antérieurement, nous avons vu que l’initiative de Karim Da Silva de sponsoriser le
groupe de l’Association des créoles de l’Ouémé n’a duré que deux ou trois ans. Par
contre, l’Étoile d’honneur, plus connu comme « le groupe des Gonzalo », (ou
Gonzallo)646, a eu une durée d’environ dix-huit ans, toujours dans une sorte
d’opposition aux Amaral, même s’il y a eu certains épisodes de collaboration entre les
deux bourians. Cette opposition est visible au niveau esthétique ainsi qu’au au niveau
des réseaux personnels et du partage du marché local des présentations.
645
Toutes les dates concernant la bourian des Gonzalo que je reproduis ici sont celles que j’ai obtenues
dans l’entretien avec Aurélien Gonzallo et Paul Dossou-Yovo Antonio, le 27/08/2013 à Porto-Novo.
646
Aurélien Gonzallo, à propos de comment on écrit son patronyme, dit : « normalement c’est deux « l »
mais il y en a qui écrivent ça avec un « l » ; sur ma carte d’identité c’est deux, mais par erreur de frappe à
la mairie, il y a des enfants qui sur leur acte de naissance c’est un « l » ».
397
comme « brésilienne » par excellence (la bourian) et pas « africaine » (guérisseur
traditionnel).
Je me suis rendu chez Aurélien quelques semaines auparavant dans le but de réaliser un
entretien, mais il m’avait demandé un peu de temps pour réunir du matériel et pouvoir
appeler un compagnon du groupe, Paul Dossou-Yovo Antonio (39 ans). En fait, ils
n’étaient pas seulement compagnons dans la bourian, mais aussi –et peut être surtout–
dans la gestion du culte égungun, pratiqué dans la même maison familiale des Gonzalo
ou, comme on va le voir, des Gonzallo D’Almeida. En fait, les membres de la bourian
de l’association des ressortissants –parmi d’autres– disent que, si la bourian des
Gonzalo s’est éteinte, c’est parce qu’« on ne peut pas avoir égungun et bourian à la
fois ». Le premier coup dur dont la bourian des Gonzalo a souffert a été la mort de son
chanteur principal et « formateur », Jo Gbédji, mais le coup de grâce est survenu
quelques années plus tard avec l’inondation qui a détruit leurs masques et
accoutrements. La maison des Gonzalo se situe dans une rue localisée dans une
dépression, une zone régulièrement inondée par les pluies. Cet événement a été
interprété par plusieurs Agudàs et familles associées, comme étant une sorte de
« châtiment divin », dû au fait que la famille a voulu entretenir les éguns et un groupe
bourian en même temps.
398
originel »647. Cependant, ce n’est pas la teneur des critiques adressées aux Gonzalo que
j’ai le plus entendue sur le terrain. La critique principale était celle de vouloir faire de
l’égun et de la bourian à la fois. Puis, l’utilisation des tambours carrés fut pointée du
doigt car, sur ces instruments, le rythme joué ne serait pas exactement le même que sur
les panderos et cela amènerait forcement à une danse différente. Par ailleurs, des
critiques sont également portées sur la qualité de leurs masques. En outre, il m’est arrivé
d’entendre parfois que les Gonzalo ne prononçaient pas le portugais correctement et que
leur groupe n’était pas constitué de familles d’« origine brésilienne » mais
exclusivement de « familles associés ». Cette dernière critique émanait de Karim Da
Silva et d’autres personnes issues de familles aisées. En fait, les membres du noyau du
groupe des Gonzalo me semblent être plus dépourvus financièrement que ceux du
groupe des Amaral. Aurélien Gonzallo n’a pas d’emploi régulier et les résidents du
compound, dont l’entrée se fait par un étroit et très modeste portail, m’ont semblé vivre
d’une manière assez simple. Par ailleurs, plusieurs Agudàs se référaient à la localisation
de la maison Gonzalo comme étant « digne de pitié », car exposée à des inondations.
Effectivement, notre entretien s’est déroulé dans un salon où les vêtements étaient
accrochés à une corde et les objets importants placés en hauteur de manière à anticiper
l’action de la crue.
J’ai remarqué que sur le portail on lisait “D’Almeida Gonzalo” et je commence par
demander à Aurélien la raison de la mention de ce deuxième patronyme :
Aurélien Gonzallo : Le grand papa c'est M. D’Almeida. (...) Tu sais les temps des colonisateurs,
et il y avait le problème des champs de canne à sucre, qu’a provoqué l'exode rural, c’est à dire
le trafic des noirs pour l'Amérique. En tout cas pour l’Occident, pour le Brésil, oui ceux-là. Je
vais parler des colonisateurs : ceux, les nantis du Brésil qui venaient au Dahomey d’antan pour
payer les noirs pour aller travailler là648, sont ceux-là qui ont leurs noms laissé maintenant :
D’Almeida, D’Oliveira, de Medeiros, les noms qui sont portugais. Ceux là ont les trouve ici,
parce que ceux là quand ils arrivent ici, ils gagnent le terrain… quand quelqu’un sait parler le
français ou bien il peut s’expliquer là, on le prend comme… un borne, un chauffeur, c’est à dire
les gens qui vont travailler avec eux. Parce que quand il s’agit d’être instruit, on demande ton
647
Et je peux comprendre la teneur des critiques de Guran si l’on prend comme base de « spectacle
original » le Bumba-Meu-Boï, qu’on voit de nos jours au Brésil.
648
« Payer » au Bénin est synonyme d’« acheter ».
399
nom. Si tu dis que tu sais pas écrire ton nom, on dit : «bon, comment tu t’appelle ?» On prend
ton nom indigène, et il coiffe ton nom de famille devant le nom de la personne. C’est comme ca
que ça va devenir peut être D’Almeida Youssou, D’Almeida Comelan... car c’est souvent les
noms des maisons, les noms des indigènes là, qui souvent sont en haut.
Joao : Et ici c’est devenu D’Almeida Gonzallo ?
AG : Voilà ! Ils étaient arrivés et parmi ceux là, ils ont aussi marié les nôtres. Quand ils
trouvent les femmes, « cette femme me plait ! » eh bon, en couchant avec ceux-la, ils ont fait des
enfants, en faisant des enfants, ils ont accroché leurs noms, ça fait un mélange.
(...) Tu sais il y a deux Gonzallo à Porto-Novo ici. Il y a un ici et un à Glazoué [chez le feu
Simplice Gonzalo]. (...) mais ceux de là bas, ils sont bien imprégnés dans bourian avant nous.
Mais eux ils ont laissé faute de… parce que beaucoup des enfants sont devenus prêtres, bonnes
sœurs, et ils ont laissé ce rituel là. (...) C’est la même famille, mais ils ne sont pas nés de notre
grand papa. Ils sont du même coin à Ouidah mais notre grand-père, il a les enfants à part ; les
autres ont leurs enfants à part.
(...) Je sais que, à Porto-Novo le premier groupe bourian qui s’est installé c’est l’Amaral. Le
vieux Amaral. C’est lui qui avait instauré la musique de bourian à Porto-Novo.
Curieusement, les Amaral, ainsi que plusieurs Agudàs, identifient Simplice Gonzalo
comme celui qui aurait instauré la fête du Bonfim et la bourian à Porto-Novo. Malgré
cela, Aurélien, dont le patronyme est Gonzalo réfute cette supposition car, selon lui, la
primauté de la fête reviendrait à un aïeul de son « concurrent » Amaral. C’est une
éventualité très inattendue laissant supposer que les deux Gonzalos feraient partie de
branches bien éloignées, voire de deux familles totalement différentes. Le fait
qu’Aurélien revendique le patronyme d’Almeida sans réclamer l’héritage de Casimir
d’Almeida qui, au milieu du XXe siècle, commandait les festivités brésiliennes dans la
ville, est tout aussi surprenant. Lorsque je pose la question « il n’y avait pas Casimir
D’Almeida avec le groupe des Amaral ? » Il me répond :
AG : Je ne connais beaucoup parmi ceux là, parce que je n’ai pas fait le groupe. (…)
Normalement notre grand père… il y a une chose dans l’histoire, quand il a problème qui tourne
autour d’une famille… entre frère et frère il y a tellement de problème, quand on se crispe là, on
n’aime pas se faire montrer tellement. Ça fait qu’il a fait cacher le nom D’Almeida là. Donc,
c’est après, quand nous a commencé par aller dans la maison familiale, on dit : « eh? Votre
grand père, ça part d’ici … »
J : Aujourd’hui vous fréquentez les D’Almeida ? Et c’est où la maison ?
400
AG : Oui, on est tous amis. C’est à Ouidah. Ils sont tous de Ouidah ! Mais D’Almeida qui sont à
Cotonou ils ont fait asseoir un groupe de bourian là ; et ça fonctionne jusqu’à présent. Le vieux
qui a fait initier nous, a quitté ce groupe là de Cotonou. Il était formé par ceux là, ces
D’Almeida là.
Le « vieux » est Joseph Atanon Gbédji, sur qui on reviendra. Je lui demande si leur
groupe bourian c'était lui, Aurélien, qui l’avait créé ou si c’était l’œuvre de son père :
AG : Ils ne sont pas battus pour ça. C’est nous les enfants qui se sont battus pour ça. J’ai encore
un plus âgé, il est dedans mais il est sorti. Saturnin Gonzallo. (...) j’ai associé les sœurs de la
maison et d’autres de dehors, c’est-à-dire les ressortissants du coin ; on est resté ensemble pour
former ça, depuis 92. On a dit : c’est les co-amis, pour former ça.
Paul Dossou-Yovo Antonio qui était attendu arrive ; je lui demande s’il est Brésilien
aussi : « oui... chez moi, c’est pas brésilien, c’est portugais ». Je veux connaître plus de
détails : « Ah, c’est la famille Antonio ? » Mais il me répond simplement : « Dossou-
Yovo ». Pendant l’entretien, Paul mentionnera plusieurs fois cette famille mais jamais la
famille Antonio. Je présume qu’Antonio, nom à consonance portugaise649, est alors une
référence à la mère ou, encore plus probablement, à une grand-mère. L’évocation de ce
nom donnerait à Paul légitimité dans un projet « brésilien » et dans l’interaction avec
moi, venant du Brésil. D’ailleurs, Paul fait partie aussi de la famille Santos, mais il ne
me le dira qu’après presque deux heures d’entretien.
La formation du groupe
Aurélien Gonzallo raconte comment l’idée d’un groupe a pris forme. On remarque la
référence à l’existence préalable d’un « système » dans la famille, terme dont Aurélien
se servira à plusieurs reprises et qui ne pourrait être plus approprié et « analytique » :
AG - « depuis que moi j’étais né, avec mes parents, j’avais appris que nous sommes nés, ou bien
il y a dans notre famille un système, ou bien quelque chose qu’on appelle bourian. Je vois ça
dans la télé ou sur ailleurs par moments... mais on n’est jamais resté ensemble pour faire sortir
quelque chose comme ça. Donc quand l’idée est arrivée et mes frères ont emmètre (sic) l’idée ;
649
Antonio pourrait être aussi un nom à consonance hispanique, tout comme d’ailleurs, Gonzalo. Mais,
vu qu’au Dahomey, la minorité des retournés de Cuba étaient assimilés à ceux du Brésil, dans le contexte
de cette bourian de la fin du XXème siècle, ce point ne me semble pas constituer une différence
significative.
401
bon on va le faire. Comment on va faire ? Qui on va trouver ? « Il y a un vieux sage qu’on peut
trouver ! » C’est comme ça qu’on est allé vers lui avec une délégation. On dit « bon, comme tu
es à Porto, on veut qui tu nous apprends les choses ».
Paul Dossou-Yovo : C’était un vieux qui est resté auprès des De Souza, on l’appelle Gbedji
Joseph Jo atànon ; « barbu ». Joseph on appelle Jo ; barbe on appelle atàn ; atanon, ce qui a la
barbe. (...) C’est quelqu’un qui a travaillé, il est géomètre, donc l’affectation lui a fait venir à
Porto-Novo. Il est né à Ouidah. Sa maman est de là bas.
Le groupe s’est constitué en 1992 et les répétitions se faisaient chez les Gonzalo, avant
de partir à la maison Rey, dans le quartier Catchi. « On appelle maison Rey650, ils sont
les ressortissants...pas d’Almeida...ils sont des dérivés de la ligne de bourian ; mais vrai
nom de famille ça m’échappe. », dit Paul. « Dérivés de la ligne de bourian » : je le
comprends comme s’agissant d’une famille brésilienne ou associée, peut être avec une
connexion un peu éloignée avec les Brésiliens. Enfin, c’est en 1995, soit trois ans après,
que le groupe fait sa première sortie651. Je cherche à savoir qui faisait les costumes,
ainsi que les parties en bois :
AG - On a des amis qui étaient dans le groupe, qui faisaient ça. On a aussi des frères qui sont à
Ouidah à qui on recommande. Mais tout ce qui concerne les tamtams et les consorts là, c’est
moi même qui le fais. Tambour carré, rectangle, tout ! On a le stock là maintenant : Patingué,
Robert base... mais les bans et les rolls652 pour faire marcha, on va payer ça, parce que on peut
pas former ça. (...) [Quant aux masques] on avait une douzaine, et voulant faire la fête, les
frères de Ouidah viennent avec d’autres masques, et on reste ensemble.
J :Qui t’a appris à faire ces instruments ?
AG - C’est le vieux [Jo Gbédji]. Il savait avec les dimensions, tout, tout, tout ! Et [depuis] la
première fois qu’il m’a appris ça, quand ça se gâte, c’est moi-même qui fait changer ça.
Il m’informe aussi que c’était le même Gbédji, en tant que président, qui a donné le
nom au groupe. Je cherche à savoir si Gbédji faisait la bourian par souci d’argent :
650
« Rey » [reÿ] écrit avec « y » c’est « roi » en espagnol, mais on le prononce de même façon que « rei »
[reï], roi, en portugais.
651
Le groupe a fait donc des sorties bourian pendant 14 ou 15 ans.
652
Patingué, Robert base et singa sont les noms des trois types de tambours carrés utilisés pour le rythme
samba dans la bourian, patingué étant le plus petit et aigüe et singa le plus grand et grave. Pour le rythme
Marcha, on utilise le Ban, la grosse caisse et le roll, la caisse claire, les deux, semblables à ceux utilisés
en occident et faits industriellement.
402
AG - Non, c’est pas comme ça, il a aimé la chose. Il est dedans. Mais quand il a appris que le
groupe qui voulait sortir ici est presque le même groupe que ce de là bas, et il a ses frères
dedans, il a décidé de nous associer, de nous assister tout le temps.
J : Jo n’était pas de famille brésilienne ?
AG - C’est sa maman. Sa grande maman qui est De Souza.
PDY - Et sa maman est vite décédée et il est resté chez sa Grande maman. (...) petit, à 10 ans, il
a commencé avec le groupe De Souza. Donc il connait.
AG - il a chanté avec les De Souza d’abord, et il a chanté avec les D’Almeida à Cotonou. Et sa
femme qui est restée jusqu’à sa mort est D’Almeida. Elle est vivante encore à Cotonou. Eh...
Quand le vieux est décédé on avait allé tous [chez la veuve].
J : Il montrait aussi comment danser ?
PDY - C’est lui qui m’a appris, quand on faisait répétition, quand je me lève pour danser...
J : Il a chanté avec les D’Almeida et postérieurement ici ?
AG - On a invité ici, parce que il est un topographe. Quand il a finit la formation avec nous. Il
ne chante avec les autres. C’est quand notre équipe veut sortir qu’il vient. On le force pour
arriver et il vient et fait tout avec nous ; allez, il va encore se reposer. Parce que il avait déjà dit
non, qu’il en a marre avec... il avait déjà l’âge, il avait refusé. Il est décédé ça fait trois ou
quatre ans. À l’âge de 70 ans. Cinq ans.653
J : Et quand la bourian ici est finie ?
AG - ça fait trois ans. Il était déjà décédé.
Je cherche à savoir qui étaient ceux qui faisaient partie du noyau central lors de la
formation du groupe. Même si d’autres noms sont cités654, c’est toujours Jo Gbédji la
source principale de transmission et de légitimité :
AG - Il y avait ma sœur, on avait commencé ensemble. Delphine Gonzallo. Et Jo Gbédji c’est lui
qui nous a formés. Même Tallon Augustin et Nicaise c’est eux qui sont arrivés associés et on a
commencé. Il est de Ouidah. Il est à Porto. Il est pilier même. C’est membres fondateurs du
groupe Étoile d’honneur, c’est après que les autres sont entrés. (...) Ici c’est mon petit cahier.
On a tous un cahier, la copie des chansons, toutes ces chansons. Il avait son cahier, et puis le
cahier porte seulement l’entête. Il lit seulement l’entête, il se souvient de la chanson. (...) tu sais,
la chanson là, on a appris uniquement la chanson en langue portugaise. C’est à dire la plus
grande partie des chansons là, c’est en langue portugaise.
PDY - Seul tu peux entendre ça à Ouidah !
653
D’après cela on pourrait dire que Joseph Gbédji aurait vécu de 1928 à 1998.
654
Et l’on remarque le nom Tallon, le même que celui de Mme Tallon, née Domingos, membre très
active de l’Association des ressortissants. D’ailleurs c’est le patronyme du président actuel du Bénin,
Patrice Tallon, dont la maison familiale se situe à Ouidah.
403
Ici, Ouidah est la source maximale de légitimité, dont le vecteur de transmission est Jo
Gbédji qui avait appris avec les De Souza. Ouidah est traitée en tant que ville en
quelque sort mythique, la « ville d’origine des Brésiliens ». En parlant des éguns, que
lui-même pratique, Aurélien a été catégorique : « revenant, c’est la fête d’Oyò ». Oyò
étant la ville-source, la ville-référence des Yorubas, il me semble qu’il applique la
même notion par rapport aux Brésiliens et Ouidah : Ouidah c’est la ville-source des
Brésiliens. Donc d’après les discours entendus chez les Gonzallo, on dirait que
« Bourian est la fête de Ouidah ».
On retrouve l’idée, que j’avais exposée auparavant, que l’endroit de référence d’une
pratique agudà est à retrouver en Afrique elle-même, ou chez un Agudà né en Afrique et
pas au Brésil, comme on pourrait le penser dans un premier temps. Le Brésil apparait
comme une référence de base assez lointaine, un peu comme lorsque j’entendais
certains Béninois dirent « je viens d’Oyò, je suis yoruba », alors qu’ils ne se sont jamais
occupés d’aller à Oyò, la majorité d’entre eux ne connaissant même pas le Nigeria,
pourtant situé à quelques dizaines de kilomètres, ou ne l’ayant visité que d’une manière
très ponctuelle. De même, les représentations sur les fon et les gun font souvent
référence à des origines, ou au moins à des passages, du coté de la ville de Tado, située
au Togo. Cependant, je suis allé à la fête de Tado et, à ma grande surprise, il n’y avait
pas un seul Béninois présent655. Je perçois ce système de références comme étant un des
aspects d’une sorte de « choix de l’ancêtre », c'est-à-dire que l’individu ou le groupe
choisit à quelle génération et à quel ancêtre il veut « effectivement » s’attacher et, par-
là, légitimer ses pratiques et ses origines656. Souvent il ne s’agit pas d’un individu
précis, mais d’une référence « floue », du type « mon grand papa », ce qui, dans une
analyse de parenté, dans la plupart de cas, signifie n’importe quel aïeul du sexe
masculin, oncles et parenté par affinité incluse.
Cela contraste avec les Amaral qui revendiquent un héritage de Casimir et Marcelino
D’Almeida, des cousins qui pourtant venaient de Ouidah. Mais chez les Amaral, la ville
de Ouidah ne prend qu’une place secondaire, car dans leurs discours (ainsi que dans
celui de Da Silva), ces deux cousins avaient acquis leurs places de prestige concernant
655
Par contre, j’ai trouvé plusieurs Ewé du Ghana.
656
Cela serait un exemple des « cordes de profondeur » que j’ai mentionnées au début de ce travail.
404
les festivités brésiliennes non pas pour avoir introduit quelque chose d’original, mais
parce qu’ils avaient d’excellentes compétences dans les pratiques en phase avec celles
du noyau des Agudàs établis à Porto-Novo à l’époque.
Ensuite, Aurélien et Paul attaquent le cœur de la fierté des Amaral basée sur la bonne
prononciation du portugais et l’exécution d’un répertoire chanté exclusivement en
portugais. Selon eux, l’apprentissage avec Gbedji avait été long parce qu’il était
excellent dans la matière et rigoureux. Gbedji était aussi « généreux» et « juste » (car il
donnait de l’argent lorsqu’il était censé plutôt en recevoir), et réalisait des efforts
louables concernant son déplacement entre les villes. Les Gonzalo vont également être
« justes » à leur tour. Je demande à Aurélien si la lettre qu’on voit écrite dans le cahier
de chansons c’est sa propre lettre ou c’est celle de Gbedji :
AG - Non, en tout cas c’est Gbedji la manière dont on nous a écrit ça. Quand lui chante, entre
moi et un autre écrit ça, on essaye de former les lettres à notre manière pour...
PDY - Notre problème c’est de prononcer correctement.
AG - Prononcer correctement, c’est ça. C’est de prononcer, on va savoir que ce n’est pas le
français, c’est pas le mina, c ‘est pas le goun, mais au moins c’est une langue. (...)
AG - Sinon, chez les Amaral ça ne se prononce pas bien. Donc le monsieur là, le papa là
[Gbédji], nous a donné le temps.
« Notre problème c’est de prononcer correctement » ; voici le condensé d’un des grands
paramètres d’évaluation de la qualité et de la légitimité d’un chanteur de bourian, et par
extension du groupe bourian, car la plupart des musiciens font le chœur. Mais dans un
contexte où personne ne parle ou ne comprend le portugais, comment évaluer si on le
« prononce correctement » ? Je constate qu’il y a essentiellement deux moyens (ou deux
« miroirs ») par lesquels les membres de la bourian pourraient avoir les retours de ces
évaluations. Le premier est le transmetteur (dans le cas Gbédji), dont on doit imiter les
sons et sonorités. Le deuxième est, en fait, pluriel : il s’agit de l’avis des autres Agudàs,
des autres membres des groupes bourian et de ceux qui sont proches des premiers. En
tout cas des individus habitués aux sonorités des chansons de la bourian. Nous avons
ainsi des perceptions largement variées de ce qu’est une bonne prononciation de la
langue portugaise. En tant que lusophone de naissance, les premières fois sur le terrain,
je fus surpris de constater que chez les divers chanteurs considérés comme étant « à
bonne prononciation », la plupart des paroles étaient pratiquement inintelligibles.
405
Evidemment, ma perception ne coïncidait pas avec la perception des acteurs eux-
mêmes. Par contre, ceux qui chantaient la plupart du temps dans un portugais
compréhensible – tels que les Amaral et les De Souza De Ouidah657 – étaient toujours
considérés par les Béninois comme ayant une bonne prononciation. Autrement dit :
l’ensemble de ceux qui sont considérés par les Agudàs et ses proches comme ayant une
bonne prononciation inclut ceux qui, du point de vue de la langue normative portugaise,
ne la prononcent pas bien.
Sur le terrain, je n’ai jamais entendu de critiques consistantes sur la prononciation des
Amaral. Lorsque les membres de cette famille subissent des critiques, celles-ci portent
d’habitude sur leur gestion du groupe, sur leur personnalité ou sur l’utilisation qu’ils
font des tambourins pandeiros. Dans cet entretien, lorsque Gonzallo critique la
prononciation des Amaral, il me paraît qu’il le fait plutôt pour délégitimer le chant de
son ancien –et peut être futur– concurrent658. Dans le discours entendu chez les
Gonzallo, la qualité de leur groupe repose sur les atouts de son chanteur et formateur
Gbédji qui, à son tour, est légitimé par son vécu auprès des Brésiliens de Ouidah :
657
Aucun chanteur ne chante toutes les chansons à toutes les reprises dans un portugais compréhensible.
Dans l’enregistrement de 1950 attribué à Casimir D’Almeida, tout est parfaitement compréhensible, à
part quelques mots d’une chanson ; c’est à ce moment-là qu’un citoyen brésilien peut se rendre compte
que l’enregistrement ne concerne pas un Brésilien chantant avec un accent du Nord-Est du pays, mais un
étranger.
658
Le groupe des Gonzalo a, certes, arrêté ses activités mais, comme on verra plus loin, Aurélien et Paul
disent qu’au cas où ils réussiraient à obtenir un apport en argent, ils pourraient les reprendre.
659
Notons que les explications concernant la langue portugaise sont données dans une autre « langue des
blancs » et pas dans une langue africaine.
406
Plus tard Aurélien me dira que Jo Gbédji avait « travaillé avec la majorité des bourians
du Bénin ». Il leur avait transmis une date précise d’instauration de la Bourian à Ouidah
et au Dahomey, sans donner cependant plus de détails :
AG- (...) Il [Gbedji] nous a donné la date de démarrage de bourian à Ouidah : c’est 1876 que ça
a commencé. (...) C’est 1876 l’année dont ils ont commencé à jouer le bourian dans le
Dahomey.
Mais selon cette date, on n’aurait pas de base pour dire (ou plutôt revendiquer) que la
bourian aurait été introduite à Ouidah par le Chacha I, comme parfois certains le font au
Bénin. Chacha le premier serait mort plus d’une vingtaine d’années auparavant et en
1876 le chef des De Souza était le Chacha III, Francisco « Chicou » De Souza660. Je
m’intéresse à d’autres savoirs que Gbédji leur aurait transmis :
La première fois que le groupe sort c’est « quelques mois avant la fête Bonfim »,
d’après Aurélien, qui rajoute encore que le groupe ne se produit pas uniquement lors
des enterrements, mais dans « n’importe quelle manifestation, que ce soit de jouissance,
mariage... celui qui désire, n’importe quelle manifestation ».
660
Guran (2010 : 200-202).
661
Respectivement « papa » et « maman » en portugais.
662
« Les pleurs, les pleurs, gnen, gnen, gnen [onomatopées] »
663
« Ma vieille mule, c’est que de l’or, galope, petite ânesse ». On voit que Paul a saisi le sens général des
vers.
407
Je cherche à savoir dans quelle mesure la bourian est une source d’argent pour eux :
AG - Notre intention n’est pas... c’est pas comme un job ! Non, le groupe qu’on a formé c’est
pas comme un job. Tout...que ce soit femme, que ce soit fille, qui soit dans le groupe, on a nos
petits boulots là.
PDY - Moi je suis imprimeur.
AG - Tu connais Sabino [Marc Sabino chef d’imprimerie expérimenté] ! Ceux là sont les
derniers anciens qui restent maintenant. Son oncle même est déjà décédé. Son oncle, c‘est à
cause de son nom qui on est rentré dans le grand groupe. Quand on a fait sortir notre groupe
sur la scène, beaucoup ont apprécié le système.
PDY - Et ça fait jalousie !
AG - Comparativement au groupe de l’Amaral. Donc ces sont ceux la qu’ont dit « non »....
PDY - Même au Brésil, les Écoles de samba, ils ont des répétitions, après ils sortent en carnaval
et on voit qui est le meilleur664 ! Ça fait qu’ici nous donne jalousie...Mais il y a eu la pluie qu’a
tombé, là où on avait mis les choses. Il y a quatre ans [2009].
Je cherche à savoir s’ils ont jamais eu le soutien de Karim da Silva :
AG - Non ! Il est vrai qu’on était parti [lui demander] lorsqu’il a pris le groupe ; il nous a payé,
s’il y a manifestation il nous paye, on tape, il donne l’argent. Mais ici, si on l’appelle, il n’y a
pas ça.
J : Avez-vous joué ensemble avec les Amaral ?
AG - Trois fêtes, on a fait ça trois fois. Mais ce n’est pas amusant ! Comme tu sais, ils étaient les
premiers sur le terrain, et un second groupe qui veut peut être voiler leur groupe (rires) ! C’est
ça qu’il a fait que nous n’avons plus fêté avec eux ; on a laissé.
(...) en 95, on a fêté seul [le Bonfim], les vieux ils nous ont fait appel, pour quoi ? Quand c’est
un groupe de bourian il faut qu’on reste ensemble, parce que les autres villes, c’est à dire
Lokossa ou quelque part, ils fêtent leur Fête Nationale, font ça ensemble, pourquoi on va laisser
faire ça à part ? On fait marche des flambeaux665, séparés. Mais la fête a été décalée d’une
semaine et on n’a pas fait ça le même jour qu’avec eux [les Amaral]. Une semaine après.
PDY - Il y avait beaucoup de monde !
AG - Eux ils apprécient le système de nos rythmes !
PDY - Il faut voir le système de Cotonou. Chez les D’Almeida. Nous on a jumelé le système de
664
Il s’agit du défilé des Écoles de samba de Rio de Janeiro.
665
Carnaval nocturne à travers la ville, réalisé habituellement le samedi de la veille de la fête du Bonfim.
408
Ouidah et de Cotonou, pour faire un, pour voir qu’est ce qu’il va donner666.
AG - et même ceux qui sont de Ouidah ils nous apprécient ça depuis toujours. (...) Totò Lè De
Souza... il y a Otavio il vient ici, il tape667.
PDY - Tu dis à Otavio que tu as trouvé Paul Dossu-Yovo. C’est amigo668, il vient ici. Il y a deux
groupes à Ouidah. Il y Nevis et Super bourian [De Souza]. Dans Nevis il faut demander Quirin
nom de famille França669 ; nom de famille Aguè, un élancé. C’est lui qui prend giganta, Yoyo.
J : Il est venu ici ?
AG - Ah ! Oui, on est tous ensemble !
Ensuite, Paul s’exprime d’une manière détaillée sur des questions concernant
l’utilisation ou non des pandeiros ou tambours carrés :
PDY - comparativement il faut voir les chansons d’Amaral par rapport à ce qu’on chante. Et
tout ça, ça fait jalousie. Sinon l’accord, l’aide de Mme Patterson, Amégan, Tallon, s’ils nous
aident comme ça, on serait déjà parti [refaire le groupe]. Avant le groupe Super bourian De
Souza, il nous a avertis, on devrait partir avec eux. (...) S’ils veulent faire la fête, ils nous
appellent. Nous aussi si on veut faire la fête on les appelle. Nous sommes comme ça.
J : Vous avez jouez en même temps [avec les Amaral] ?
AG - Le même jour ! On s’est fait une division d’heure. Une équipe joue une heure trente,
l’autre joue une heure. Mais à la même heure on n’a pas joué ensemble. Parce qu’on ne peut
pas rester ensemble ; tu sais leur chanson diffère de notre chanson. Leur rythme diffère de notre
rythme. Parce que pour eux c’est seulement le panderu.
PDY : le pandeiro670.
J : Pour le vieux il n’avait pas de pandero ?
AG - Il avait dit effectivement il avait le panderu, mais pandeiru ne domine pas les choses en
cadre là [les tambours carrés faits avec un cadre en bois]. Qu’on joue peut-être panderu, ça
666
Jusqu’à présent, je n’ai pas pu saisir exactement ce que Paul veut dire par « jumelé le système ».
Cependant, je peux supposer qu’il veut dire que l’Étoile d’Honneur a compté avec des individus, des
instruments et des masques venus du groupe D’Almeida de Cotonou où Gbedji avait chanté et
probablement continuait à chanter, au moins éventuellement. En effet, j’ai pu voir une vidéo extraite de
la télévision nationale où Gbedji se produisait tardivement avec les D’Almeida de Cotonou. La
circulation d’individus, de matériel et de savoir-faire entre les groupes de Ouidah, Cotonou et Porto-
Novo se fait clairement.
667
Otávio est percussionniste et, on pourrait le dire, chanteur secondaire de la Super Bourian De Souza de
Ouidah.
668
« Ami » en portugais (et aussi en espagnol).
669
« France » en portugais.
670
Ici il apparaît clairement qu’on peut avoir deux prononciations, même au sein du même groupe.
Néanmoins, la façon dont Paul accentue le mot est la plus courante au Brésil.
409
peut être un ou deux, parce que ça remplace...il y a maracas, au niveau de pandeiru il y a des
anneaux petits, qu’on on tape ces choses résonnent et on entend le bruit des maracas. Donc
faute de ça, de ne pas avoir ça, ou de ne pas jouer ça, en ce cas là que nous on fabrique les
maracas, et on n’en fait que bouger ça comme ça : chchchch.
J : Donc le pandero remplace un peu les maracas ?
AG - Voilà ! Sinon le pandero ne fait pas danser.
PDY - Ça ne donne pas le ton, le son.
AG - C’est molle, la musique est molle, (...) mais le tamtam de cadre, quand on tape ça, même si
tu ne veux pas danser, tu vas danser (rires) ; ça excite !
J : Et Jo Gbédji connaissait cette question du pandeiro ?
AG - Il savait ; puisqu’il est resté tout petit avec les De Souza. Avec les blancs, les blancs
portugais ! Il savait tout ! Il avait dit que c’est avec les blancs portugais que ça a été changé en
cadre de [bois]...mais ils ont inséré quelques panderus parce que, pour au moins aider la
chanson à avoir une musique un peu...qui donne attrait à la chanson qu’on chante là...en dehors
de cela ils ont fabriqué, ils ont payé encore d’autres que ça vient de l’occident qui tu prend ca
avec des poignée là, et d’ici jusqu’ici c’est des anneaux. Quand tu bouges ça, c’est :
chchchchch. Si tu ne veux pas jouer tamtam pandeiro donc tu es obligé de prendre ça chchchch,
mais nous on a dit qu’on n’a pas l’argent pour payer ça. Nous on a fabriqué ça ! On a payé ces
petites pièces, on a percé, on attache, on met quelques boules dedans...
(...) Dans le Bénin tout entier c’est Amaral seul qui joue jusqu’à présent les panderu. Pour ceux
la qui vont instaurer au Bénin, qui vont former le groupe bourian (...), c’est le tamtam carré.
J : Et qui a commencé avec les tambours carrés ?
AG - C’est les De Souza. C’est les vieux De Souza qui ont commencé avec tamtam carré.
J : Car avant c’était le pandero ?
AG - C’était pandeiru ! Mais je ne sais pas pourquoi, si c’est en accord, ou bien si c’est les
noirs là qui ont décidé de faire ça, je ne sais pas. Mais il nous a dit que c’est avec les vieux De
Souza et les blancs...parce que les blancs étaient...il avait un quartier à Ouidah, Fort français,
c’est là qu’ils se sont logés, ces Brésiliens et Portugais. Donc ils sont en accord avec les De
Souza, parce que De Souza là même, la base c‘est une formation, une versante des portugais
donc c’est là qu’ils ont formé le premier groupe de bourian. À quel titre je ne sais pas.
PDY - Après ils se sont dispersés et il y a deux groupes : Nevis et Super bourian.
AG - C’est après que les vieux sont partis que les autres...parce que Nevis, son papa était avec
les De Souza.
Gonzallo dit la même chose que ce qu’Ernest Ninin, chef de la bourian De Souza,
m’avait affirmé à Ouidah : auparavant les groupes utilisaient le pandeiro, puis ils sont
passé aux tambours carrés. Il est remarquable qu’au sein d’un discours où la fidélité à la
410
transmission est valorisée, on trouve un certain dédain du pandeiro et du rythme qu’on
peut produire à travers cet instrument. Rek De Souza, chanteuse à l’initiative de
l’AREBO (Association pour la Revalorisation du Rythme Bouryan), contactée à
plusieurs reprises en 2013, insistait sur le fait que le rythme de la samba bourian amené
du Brésil n’est « qu’un seul », renvoyant clairement à la différence de rythme pratiqué
chez les Amaral. Ces derniers d’ailleurs ne font pas partie de l’association.
Selon l’ensemble des discours recueillis, au niveau matériel et esthétique, les deux
principaux changements survenus dans la bourian ont été l’introduction du tambour
carré et du masque de Mamy Watà. Actuellement, tous les groupes, à l’exception des
Amaral, utilisent les tambours carrés. Par contre, Mamy Watà est désormais présente
dans tous les groupes, celui des Amaral inclus. Un troisième changement remarquable
serait l’introduction des instruments électriques (guitare et basse) et électroniques
(clavier671), cependant cela me semble tenir une place secondaire pour les raisons
suivantes. La base musicale est toujours donnée par les tambours, sans lesquels la
bourian ne peut pas exister. Guitare, basse, clavier (appelé « piano »672) peuvent parfois
intégrer certains groupes, mais ces instruments ne sont pas joués ensemble tout le
temps, ni ne sont utilisés d’une manière constante673. La Super bourian utilise parfois le
« piano » mais dans les sorties où l’instrument est présent, il y a des moments où il n’est
pas joué. Chez les Nevis, le chef Bernardin joue quelquefois de la basse, d’autres fois de
la guitare, mais parfois d’aucun des deux. Quand sa fille adolescente, capable de jouer
du clavier, est disponible, elle rejoint le groupe et assure l’instrument. Cependant
lorsqu’elle ne l’est pas, la sortie peut également se faire sans l’instrument. Lorsque la
jeune fille chante, elle ne joue pas d’une manière concomitante du clavier et personne
ne la remplace à ce moment-là sur l’instrument. Par contre, je dois mentionner que,
671
Plus précisément des petits orgues électroniques portatifs à quatre ou cinq octaves. Les modèles
utilisés sont ceux de bas de gamme. Les fonctions de percussion et batterie électronique incluses dans ce
genre d’instruments ne sont pas utilisées. On ne varie pas souvent au niveau de la palette de sonorités
disponibles, les joueurs demeurant pratiquement tout le temps sur un ou deux timbres où les notes sont
à longue durée (long decay) ou soutenues, c’est à dire proches au timbre d’un accordéon et d’un orgue. Je
n’ai pas entendu l’utilisation des timbres à durée plus courte (short/medium decay), tel que celui d’un
piano acoustique.
672
Appelé de cette manière probablement à partir de « piano électrique ».
673
Le clavier, selon les De Souza de Ouidah, remplace l’accordéon. Le groupe a eu un accordéoniste,
désormais disparu, et qui a enregistré leurs « cassettes », devenu les CD du groupe qui circulent au Bénin.
Un des membres du groupe qui jouent éventuellement du clavier dit penser se mettre à apprendre
l’accordéon, le problème étant celui de trouver et d’acheter l’instrument.
411
d’une manière générale, lorsque qu’on joue du clavier lors des sorties bourian, son
volume est réglé d’une manière très ou trop forte par rapport aux autres instruments, au
point de souvent couvrir les subtilités de leur jeu, même si la plupart de ceux-ci sont
également amplifiés par des microphones à travers un système de sonorisation. C’est-à-
dire, l’intervention du clavier me semble provoquer un effet de déséquilibre sonore (ou
un nouvel équilibre) particulier de l’ensemble des sonorités en sa faveur. L’effet est
singulier car il n’existe pas lorsqu’on se limite à l’introduction de la guitare ou de la
basse électrique. Malgré le réglage puissant du son de l’ensemble musical sur une table
de mixage, la voix du chanteur principal reste largement plus forte et ressort
habituellement saturée, voire distordue. En guise de conclusion sur le sujet, je pourrais
dire qu’actuellement la musique de la bourian n’est pas dépendante des instruments à
branchement électrique pour exister en tant que telle. Tous mes interlocuteurs sont
d’accord pour dire qu’il s’agit de strates sonores, peut-être souhaitables, mais restant
optionnelles car ce sont des éléments pouvant être rajoutés à l’orchestre.
Tout en continuant à feuilleter le livre de Guran (2010 : 175), je demande à
Aurélien : « Guran dit que Joseph Gbédji aurait introduit des guitares...mais chez les
Gonzalo il n’y avait ni guitares ni claviers ? »
AG - non, on n’a pas payé [acheté] ça. Mais Ignacio il amène ça ou bien dans un moment donné
on nous loue ça : guitare, piano, on loue ça puis on met ça dedans. C’est Gbédji par le faire,
c’est lui le pilier.
Il faut avoir à l’esprit qu’au niveau de la « gestion du personnel » les groupes bourian
fonctionnent à partir d’un noyau central de musiciens, choristes et porteurs de masques
auxquels les dirigeants rajoutent des collaborateurs plus ou moins réguliers ou éventuels
selon le budget, l’importance et la localisation de l’événement. Bien sûr, cela dépend de
la disponibilité de ces collaborateurs. Ainsi, les organisateurs ont besoin d’entretenir un
réseau de collaborateurs fiables et adapté à leur style et besoins. Pour cela, il faut avoir
un bon carnet d’adresses. Ces collaborateurs/prestataires de services free-lance peuvent
éventuellement arriver avec leurs instruments ou même avec quelques masques leur
appartenant personnellement. J’ai cru comprendre qu’Ignacio674, en plus d’avoir été un
674
J’ai interviewé Ignacio (ou Ignace) De Souza le 10/08/2013 à Cotonou. À cette occasion il m’a parlé
avec grand admiration de Jo Gbédji. Je dois signaler qu’Ignacio est un chanteur dont la voix et
l’interprétation sont remarquables. Évidemment je ne suis pas le seul à le percevoir. Sa performance
reçoit les éloges, parmi d’autres, des De Souza de Ouidah et d’Aubin Doevi. Ce dernier a fait d’Ignacio
son principal collaborateur dans l’Étoile brillante, groupe dont il est le patron et qui est basé sur le
quartier de Missèbo à Cotonou. À propos de la circulation de ce chanteur et percussionniste, Aurélien m’a
412
des principaux percussionnistes du groupe, en fut aussi le deuxième chanteur675. Il avait
alors un goût pour ces instruments à branchement électrique ainsi que son propre réseau
de musiciens collaborateurs qu’il pouvait contacter pour qu’ils rejoignent
éventuellement le groupe pour une sortie déterminée. Aurélien Gonzallo laissait cela à
la charge d’Ignacio, mais probablement, la rémunération de ces musiciens ne sortirait
certainement pas de la poche personnelle d’Ignacio, mais comme d’habitude, de la
caisse du groupe à la fin de la soirée.
Je continue à leur montrer le livre de Guran sur les Agudàs, dont ils ne connaissaient
apparemment pas l’existence. L’ouvrage inclut du texte sur son groupe ainsi que des
clichés photographiques où l’on voit leurs masques. Aurélien semble avoir oublié le fait
d’avoir eu un entretien avec l’auteur de cet ouvrage dix-sept ans auparavant676.
AG - On ne savait pas que tu avais ce livre, mais on a déjà dit que depuis qu’on a fait sortir
notre groupe, il y a jalousie entre Amaral et nous. Ils ne veulent plus sentir notre apparition.
Parce que, ils ont vu qu’on a pris... une ampleur qui veut dépasser leur groupe. Et partant de là
il ne veut plus nous sentir. Même quand on nous invite ensemble, ils n’aiment jamais qu’on soit
ensemble. Mme Patterson connait ce problème. À des moment donnés ils nous invitent, « non,
venez il faut qu’on reste ensemble », mais je sais, quand le sang jeune...(rires).
Je cherche à connaître le rapport de Gonzallo avec Karim Da Silva et sa famille, mais
on verra que le sujet finit par revenir à leur opposition avec les Amaral. On remarque
que, dans son discours, ces différents n’apparaissent pas avec les doyens de
l’Association des Ressortissants Brésiliens, mais spécifiquement avec les Amaral qui
dirigent la bourian de l’Association.
J : Ramsès avait auparavant joué avec Karim...
AG - Est qu’il avait même joué ? C’est quand il y a la fête, parce que c’est Karim qui a organisé
ça. Avec les Amaral, c’est Karim qui organise la fête bourian avec Amaral devant sa maison.
Ramsès dans son âge jeune il est resté assisté, sa maman a un peu d’argent. Je ne sais pas ce
qu’il veut former, il a payé de matériel de musique, dans sa maison à sa maman là où il est. Il ne
fait que jouer lui seul là. Je ne sais pas ce qu’il est devenu maintenant. Sinon Da Silva le vieux
[Karim], même ses enfants ne sont pas avec lui là. Jamais ! Il a trop de rigueur : avant qu’ils
dit : « Ignacio était partout, sauf chez Amaral ». Cela montre bien la séparation de base qui existe entre
les deux réseaux, chacun associé à un style respectif : tambours carrés et pandeiros.
675
Ce qui n’empêchait pas qu’il pourrait être le seul chanteur du groupe à certaines occasions, selon la
nature de l’évènement et la disponibilité du chanteur principal, Jo Gbédji. Tout indique qu’Ignacio aurait
assuré le chant lors des sorties du groupe dans la période qui a suivi sa disparition.
676
Plus précisément le 4 février 1996 (Guran 2010 : 178).
413
arrivent, ils doivent l’appeler pour prendre un programme d’abord. On arrive à causer, je suis
allé deux ou trois fois (...)... il a tenté de nous jumeler [avec les Amaral] mais ça n’a pas eu gain
de cause. Tu sais les Amaral étaient confusionés avec lui mais après il a encore mésentente
parce que, quand il a la fête bourian il y a une communauté du Brésil, du Portugal, ils arrivent
et l’ambassade envoie une somme pour la fête677. Mais les Amaral ont découragés et quittés, car
ils disent : Da Silva bouffe l’argent, il ne sort pas l’argent. Ça a fait qu’ils ont quitté ; ils
préfèrent rester seuls. Quand il y a la fête, ils essayent d’aller à l’ambassade, ils négocient, ils
trouvent quelque chose, mais ils ne nous associent plus. Par ce que... ils ne veulent pas, à cause
de l’argent. Moi j’étais allé une fois avec eux à l’ambassade (...) quand on a arrivé la bas on a
appris que il y a un coup de fil, qu’ont appelé l’ambassadeur quelque part, et donc on a pas
trouvé. Nous sommes obligés de rencontrer son second ou bien quelque chose là. Ils ont dit de
revenir dans le troisième jour, je n’ai plus... après j’ai appris qu’ils sont allés, ils ont pris
l’argent mais ils ne nous ont rien dit.
On continue de regarder les clichés de l’ouvrage de Guran où on voit Antoinette de
campos, Mme Amégan...
AG : Ah ! C’est les anciennes du groupe là ! Ces sont ceux là qui ont tout fait pour nous
ressembler, Mme Talon... elle voulait qu’on soit ensemble !
Les discours concernant les eguns sont d’habitude entourés de flou, caché ou réservé.
Ainsi, par la suite, je montre mon intérêt sur un point délicat : le rapport entre bourian et
egun. Je commence par demander : « Bourian et egun, est-ce que ça marche ensemble ?
Il ya ceux que disent que non, mais Salim Paraïso m’avait dit que oui : « ma famille a
bourian et egun et tout marche »678.
AG - (rires).
PDY - par exemple cette famille, c’est une famille qui a peut-être quitté le Nigeria. Ils sont des
gens achetés du Nigeria vers le Brésil. Et revenus maintenant, ce qu’ils faisaient de tradition
677
Je n’ai jamais eu connaisance de la présence de citoyens de Portugal dans les festivités liés aux
Agudàs, telles que la fête du Bonfim. Ce que je comprends c’est que, pour Aurélien et Paul, « Portugais »
et Brésiliens à peau claire sont pratiquement synonymes. C’est l‘ambassade du Brésil qui soutient la fête
du Bonfim et qui éventuellement invite la bourian et certains Agudàs pour participer à des évènements.
Le Portugal n’a pas d’ambassades ni au Bénin, ni au Togo, la représentation diplomatique plus proche
étant à Abuja au Nigeria.
678
Salim est retraité, un des doyens de la famille Paraïso. Il est musulman et habite dans une maison
relativement grande et confortable, à côté du Grand marché de Porto-Novo. Salim conserve chez lui
quelques anciens meubles de style brésilien et m’a parlé très ouvertement de sa participation active dans
le culte des eguns.
414
dans leur maison, ils ne peuvent pas le laisser. Or bourian n’est pas quelque chose de tradition.
Comme ils ont des eguns et précisent que la bourian est une pratique secondaire pour
eux, différemment de la plupart des Agudàs que nous avons vu, Paul et Aurélien
considèrent que bourian n’est pas « tradition », (peut-être parce qu’il n’y a pas assez
d’interdictions dans la bourian) :
AG - Par exemple, selon les traditions, la femme ne peut pas rentrer et celui qui n’a pas adhéré
ne peut pas rentrer. Tandis que pour le bourian, tu peux être femme, tu peux ne pas être femme,
tu peux rentrer.
Mais il faut que tu sois d’abord au milieu, c’est à dire au milieu du groupe là, avant de rentrer
(...). Egun, selon le rituel, c’est une représentation comme...une force divine. C’est à dire, les
aïeux on dit que c’est à partir d’ici que tu as protection. C’est à partir d’ici que tu as tout ce que
tu veux : protection, avantages, tout ce que tu veux. C’est à partir d’ici quand tu crois en ça.
Mais quand tu fais dos à ça, tu peux avoir malédiction. Tel qu’ils en ont ...
PDY - Il faut voir chez les Gonzallo qui sont un peu là [la branche de Simplicio]. Eux aussi ils
sont dedans. Mais ils ont laissé, il faut voir leur maison ; ils sont détruits.
AG - Tu as vu ?! Bon on ne sait pas si c’est ça qui cause ça mais, mais c’est les implications ça.
Tu peux laisser ; il y a pas mal de garçons, pas mal des filles qui laissent, je vais t’indiquer une
maison, les Da Cruz, c’est vers l’Assemblée nationale. Ils sont aussi de Ouidah. Et...ils sont ça
là. Mais après la mort de leur papa, les enfants ont négligé. Celui ici catholiques, là-bas
protestant, l’autre truc...ils ont négligé pour des années. A ce qu’il paraît, ils ont commencé à
avoir des problèmes. Quand toi tu vas demander prière quelque part, ou bien tu vas faire
quelques recherches... « tu as laissé quelque chose eh ? » ; « tu as laissé quelque chose de tes
aïeux » ; c’est ça qui gêne.
L’expression « tu vas faire quelques recherches » signifie normalement aller chez un
Bokonon…, celui qui interprète l’oracle Fa. Je cherche à le confirmer en lui
demandant : « le Fa dit ça ? »
AG - Oui. A des années données ils répètent et ils sont toujours dans le problème. Tu sais qu’ils
se sont regroupés, leur différentes sortes d’églises là, ils se sont regroupés et encore réinstauré
l’egun et c’est là. Actuellement ils n’ont pas de temps pour faire sortir ça pour des autres, mais
chaque année ils reviennent, en janvier ils vont tuer un cabri ou bien un bélier, ils font les petits
cérémonies, l’egun sort dans la maison, il danse...c’est à partir de ça que les petits problèmes
sont partis.
415
PDY - (...) et il y a aussi les Santos ...c’est chez ma maman679. Et ils sont Brésiliens. À Ouidah
Zomaï [quartier] ; hwè daho... [grande maison].(...) C’est que...on ne fait pas revenant, on est
revenant. On est de la maison de revenant. Pourquoi je dis ça ? L’aïeul qui est parti, l’aïeul qui
est mort, c’est ça qui est revenu par ici.
AG- (...) Revenant c’est la fête d’Oyò.
J : Cela veut dire que tu as des gens de ta famille qui sont yoruba ?
AG - Les aïeux ont quitté Oyò pour rester en dispersé. C’est les autres ...comment dirais-je...
c’est achat de l’esclavage, affaire d’esclavage qui a fait que ceux là sont restés en dispersés.
J : C’est à dire que tu crois qu’il n’a pas de problème à avoir bourian et egun...
AG - Non, aucun ; egun, lui il a un lieu sacré, là où on doit faire des sacrifices, des prières avant
qu’il sort. Alors que bourian, là où tu es maintenant, si on se lève, on va faire sortir bourian.
Pour quoi peut-être d’autres vont te dire comme ça ? Parce qu’on dit que l’habillement de
bourian peut ressembler à l’habillement d’egungun, alors que c’est faux ; c’est deux choses
différentes.
J : Mais dans la bourian il y quelqu’un à l’intérieur du masque, mais ici [chez les eguns] non,
c’est l’esprit...
AG - Bon voilà, tel que ça se montre et puis ça se dit. Ici c’est que si tu cherches à voir ce qui est
à l’intérieur, c’est peut être ça ta mort. Eh, c’est comme ça. (...) C’est là où ils ont placé la
force, là.
J : C’est toi le chef des eguns ?
AG - non.
J : Salim Paraïso dit que lui-même il est un des chefs.
AG - Il est d’ici, sa maman est d’ici. Sa maman est Gonzallo ; D’Almeida.
PDY - Il faut mettre un D’Almeida là dessus.
Ce constant rappel à l’utilisation du nom D’Almeida me semble symptomatique du fait
qu’à un moment donné, les Gonzallo ont soudain pris conscience qu’il y avait un
ancêtre ou une lignée négligée et qui devait être désormais entretenue. C’est le genre de
message que les Bokonon peuvent passer en interprétant le Fa. Pour conclure
l’entretien, je leur demande s’ils pensaient encore à recommencer la bourian :
PDY - (rires) Combien tu vas nous donner ? Nous on veut d’argent pour faire ça. Si tu nous
débloques de l’argent maintenant, on est prêt.
AG - Il n’y a pas d’encouragement, c’est pourquoi nous avons laissé.
679
Paul révèle aussi qu’il est également Santos, ce qu’il n’avait pas annoncé auparavant.
416
Fig.
77
à
79
:
Jo
Gbedji
et
les
Gonzallo
Le
chanteur
disparu
Gbedji
Joseph
Jo
Atànon
dans
la
bourian
des
Gonzallo.
À
droite,
on
le
voit
avec
Mami
Watà
et
son
mari.
Photos
issues
de
l’archive
personnel
de
Aurélien
Gonzallo.
Aurélien
Gonzallo
(à
gauche)
et
Paul
Dossou-‐Yovo
Antonio,
le
27/08/2013
chez
les
Gonzallo
à
Porto-‐Novo.
Touts
les
habits
et
les
appareils
électroniques
sont
mis
en
haut
pour
prévénir
les
dégâts
des
innondations
comme
celle
qui
a
détruit
leurs
masques
(cliché
J.
De
Athayde).
417
Fig.
80-‐81
:
Cahiers
de
chansons
de
la
bourian
Cahiers
de
chansons
de
la
bourian
écrits
en
portugais
approximatif
avec
une
phonétique
basée
sur
l’ortographe
française.
En
haut
:
le
cahier
des
Gonzallo,
à
Porto-‐Novo.
En
bas
:
le
«
Cahier
togolais
»,
dont
les
copies
circulent
parmi
plusieurs
familles
au
Bénin
et
au
Togo
et
dont
j’ai
pris
connaissance
par
le
biais
d’Ernest
Ninin
Kangni,
chef
de
la
Super
Bourian
De
Souza
de
Ouidah
(cliché
J.
De
Athayde).
418
680
Et pas celle des Gonzalo, qui reste dans un réseau à part de celle des associations de Brésiliens de
Porto-Novo. Les Gonzalo sont plus connectés avec des groupes de Ouidah et de Cotonou.
419
d’ordre générationnel, mais à l’insatisfaction provoquée par la gestion d’Auguste
Amaral. Ces jeunes ont fini par me dire que l’essentiel des problèmes étaient les mêmes
du temps où la bourian était gérée par les frères Jean et Auguste Amaral, avec Jean à sa
tête.
Cependant, Jean ayant abandonné les activités régulières du groupe, le problème actuel
serait la gestion d’Auguste Amaral, durant laquelle les difficultés se sont accrues.
Comment se fait-il donc qu’ils continuent à se présenter avec Auguste ? Cela s’explique
par plusieurs raisons. D’abord il y a un respect hiérarchique lié à l’âge et à la position de
chef détenue par Auguste. Ces jeunes appellent Jean Amaral « tonton Jean »,
appellation affectueuse bien moins utilisée pour se référer à Auguste. Mais c’est certain
qu’Auguste, âgé de seulement deux ans de moins que Jean, est quelque part perçu aussi
comme « tonton Auguste ». Les jeunes donc se plaignent, s’énervent, mais ils ne se
rebellent pas ouvertement. Ils sont également conscients que, pour qu’une bourian soit
aussi active que celle qu’ils intègrent, il faut nécessairement exécuter un travail régulier
de logistique et d’entretien de longue haleine, et avoir aussi un réseau de prestige et de
connaissances personnelles. C’est fondamental pour que les appels pour des sorties
soient constants et nombreux. Malgré tout, Les jeunes savent que bon gré, mal gré,
Auguste Amaral maîtrise cet ensemble (comme Jean le faisait aussi). Deuxièmement,
ces jeunes ont conscience que la bourian est dirigée par Auguste Amaral, mais ne lui
appartient pas. Elle est la bourian de l’association qui, en principe, représente tous les
Brésiliens de Porto-Novo, et ils sont fiers de faire partie de cette communauté
identitaire. Ces jeunes disent : « c’est notre chose » et ils s’amusent beaucoup lorsque
les sorties ont lieu, entre autres raisons, parce qu’ils le font dans un contexte de famille
élargie et d’amis. Même s’ils ont moins de trente ans, car ils ont commencé tôt, ces
jeunes se souviennent des périodes où la direction de l’ensemble de la bourian, des fêtes
et les « postes » de représentants des Brésiliennes dans la ville étaient partagés d’une
manière plus équilibrée entre plusieurs individus. C’était donc différent d’aujourd’hui
où Auguste Amaral tient seul le groupe bourian et dirige pratiquement la fête du
Bonfim.
420
le point principal était la présence très active de la présidente de l’Association, Mme
Thérèse Domingo, aujourd’hui disparue. Partout on se réfère avec beaucoup de respect
à cette doyenne, et, jusqu’à présent, je n’ai pas entendu de critiques sur sa gestion de
l’association. Mme Domingo occupait une fonction, on pourrait le dire ainsi,
hiérarchiquement supérieure à ceux qui dirigeaient la bourian, car celle-ci est le groupe
d’animation de l’association. Elle était la grand-mère maternelle de Gratias Tallon, qui
« vivait » la bourian depuis petit. Quelqu’un comme Gratias n’a pas exactement besoin
d’une « approbation » d’Auguste pour participer à la bourian ; il a ce « droit » par
d’autres biais681. Sa mère, Yannick Tallon, (née Domingo), participe au chœur féminin,
aux côtés d’autres femmes qu’il côtoie depuis petit. Gracias me dit qu’« il a un Tallon
aussi, mais dans un autre groupe, Gonzalo. L’eau a tout détruit, mais sinon, c’est pas ça,
c’est agué, [un genre d’egun] ; ces choses là. »
Joël Ferraez, 22 ans, habite dans le quartier d’Oganlà, dans le compound de la famille,
pratiquement derrière celle des Amaral, famille que Joël dit côtoyer « depuis toujours ».
En plus de jouer le pandeiro sur scène, aux côtés d’Auguste Amaral, il est considéré
comme un danseur particulièrement agile. Je lui demande s’il a aussi un nom africain :
« Joman , je parle goun avec mina, comme je suis de Ouidah. Joman c’est nom de ma
mère, mon père il est Ferraez. Ferraez Francisco ; il est mort déjà ». Au sujet de la
bourian il me dit : « C’est notre chose ! On peut pas laisser ça ! 682»
681
Gratias Victor Tallon, a 28 ans, ce qui fait de lui le plus âgé de « la bande jeune » du groupe. Sa mère
est Yannick Tallon née Domingo, sa grand-mère, l’ancienne présidente de l’association, est née Santos.
682
Entretien avec Joël Ferraez et Gratias Tallon, le 29 aout 2013, à Porto-Novo.
683
Curieusement le « grand marché » localisé dans le centre ville a gardé cet ancien nom ; mais on a un
afflux de gens visiblement plus important au marché de Ouando, probablement car celui-ci est au bord de
la route et plus accessible pour ceux qui arrivent d’Adjara, Akpron-Missérété et de la vallée de Ouémé.
421
L’entretien se déroule en français, mais Gafaro me dit qu’à la maison il parle à la fois le
goun et le yorouba. possiblement
GG : Porto-Novo, Cotonou, Ouidah, on est ensemble, les trois villes c’est villes à renommé
bourian. Il a ces deux choses ; il y a bourian et puis il y a revenant. (...)
JDA : Et quant à la fête du Bonfim, les musulmans participent aussi ?
GG : Bien sûr, les Agudàs à Porto-Novo c’est divisés en deux : chrétiens et musulmans ; c’est la
même famille, dans la même famille tu peux être musulman, l’autre est catholique.
JDA : Il y a des catholiques dans ta famille ?
GG : Oui, moi par exemple j’ai les deux noms : j’ai Sébastien, j’ai Gafaro684, j’ai choisi le
musulman. Donc si je veux, je peux aller à l’église, j’ai un livret catholistique (sic), je peux aller
à tout. Tous mes enfants ont pris la communion, donc ils sont libres, quoi. Tu es libre de faire ce
que tu veux ; on ne te force pas de dire : « bon, va prier ou bien... » non non non, tu fais ce que
tu veux.
JDA : Si tes enfants voulaient être chrétiens tu les accepteras ?
GG : Oui ; sans problème. C’est le même Dieu ! On le prie de différentes manières, c’est tout.
Je lui montre les photos de la bourian sponsorisée par Karim Da Silva dans les années
1988-90. Comme j’ai pris ces clichés dans l’album personnel de Karim, je savais qu’il
serait surpris de les voir.
684
Son nom complet est, Gomez Sébastien Eugène Gafaro, il avait 53 ans au moment de l’entretien, le 1er
Septembre 2013, à Porto-Novo
422
Hadja, sa maman685. Ramsès est venu instrumentaliser...d’une manière...j’avais vers 25 ans, lui
il était mon aîné quand même. Il est venu avec quelques instruments, un truc d’ordinateur...
JDA : Une batterie électronique ?
GG : Voilà ; et lui il faisait dedans quand nous on jouait là ; il mettait le truc d’une manière, il
mettait la guitare [électrique].
JDA : Mais ça marchait ou pas ?
GG : Bon ça marchait, mais il avait modernisé un tout petit peu. Parce qu’on n’était plus à
l’authenticité. Parce qu’on était dans le rythme ancestral. Quand il est venu avec toutes ces
choses là, il a modernisé là, on faisait un peu plaisir, mais au finish (sic)...on a rien gagné. On a
perdu notre temps-là, parce que, lui, il donne des idées à son oncle. Comme lui, il avait l’argent,
quand il y avait une fête ils étaient en plus appuyés par les De Souza, qui venaient en renfort. Et
ils avaient le gros lourd, comme Karim a fait un musée. Ils venaient nous aider mais ils
mangeaient plus que nous ; ils percevaient plus de l’argent, ils buvaient plus que nous, ils
avaient tout. On dit que bien comme nous on était là...on n’avait rien. Un gros lourd, quand il a
vu que Karim nous exploitait, il a quitté pour aller renforcer le groupe d’Amaral. Plusieurs
jeunes, on a va faire une révolution, même avec les grands personnes ; il y a les De Campos,
Mme Amegan, Mme Adjovi, même la présidente aussi. Mme Patterson...on était tous avec
Karim.
JDA: Et les Amaral ?
GG : Ils avaient quitté déjà. Eux c’étaient les premiers révolutionnaires. Parce que l’autre les
exploitait. Et ils étaient nos ainés ; ils ont vite vu le truc. Mais pour quoi ils ont quitté ils n’ont
pas expliqué ! Leur truc à la maison ils faisaient un peu, mais c’était pas ça, parce qu’il n’y
avait pas de monde. Au finish on est parti rejoindre les Amaral.
JDA : C’est vrai que ce groupe là ils étaient tous pratiquement des musulmans ?
GG : Oui, parce que il avait les Paraïso...pourquoi ? Parce que Da Silva était musulman. Sa
maman est Paraïso. Il donnait le tissu, il offrait ça à sa famille maternel, et les gens coudraient
plein...donc ils venaient ! Quand on fait des réunions pour chanter, pour taper, ils ne viennent
pas. Mais les jours de fête, tu les vois parce qu’ils ont le tissu...et nous, ça on a acheté pour
valoriser le groupe, si tu ne me vois pas dedans [avec le tissu] c’est parce que le groupe était
divisé en deux, il avait d’autres qui faisaient masques et qui venaient encore chanter. J’étais
dans les coulisses, j’étais encore dehors. Celui ici c’est un frigoriste686.
685
Alaoui faisait le chœur dans la bourian. Voici un exemple contemporain de mariage endogame entre
les Agudàs musulmans. Les Da Silva et les Paraïso sont alliés depuis des générations et fonctionnent
pratiquement comme des branches d’une même grande famille.
686
Les secteurs d’activités se répètent chez les Agudàs : Ramsès, neveu de Karim et jeune chef de cette
bourian ira, comme nous l’avons vu, essayer postérieurement de monter un grand négoce de chambres
frigorifiques.
423
JDA : Et qui t’appris à jouer le pandeiro ?
GG : On va à la réunion, on faisait les pratices687, tu viens, te donne le tamtam, tu tapes, si ça
peut marcher...je connais tous ces jeunes...tu sais, quelque part il y a aussi l’amitié. Si par
exemple (...), je dis à un ami de classe ou bien de quartier, je vais à tel endroit. « Eh, je t’ai vu la
fois passée ; ça m’intéresse, je peux venir ? » « Viens ! C’est pas un problème, si tu es
disponible », tu vois ? Il avait d’autres familles qui n’étaient pas Agudàs, et qui n’avaient pas
liens de parenté qui venaient par amour à la chose !
J : Et ces masques là…
GG : C’est Ouidah, Porto-Novo n’avait pas ce genre de masque là. Ça [autre photo] c’est un
tissu qu’on a fait pour la fête, retrouvailles de dimanche.
J : Du Bonfim ?
GG : Bonfis688 (sic) oui, ça c’était la nuit, le Samedi...là Mami de Ouidah. Ça...le tissu qu’on
portait le dimanche. (...)[ici] c’est le chœur, qui sortait [en dansant] pour venir s’installer ; il y
avait Ramsès et un petit groupe qui tapait déjà, et eux, les femmes habillées en ce genre de truc
là, ils sortaient, en chantant, pour venir s’installer, sur la scène. C’est devant la maison de Da
Silva.
J : Est ce que tu as joué avec les Gonzalo ?
GG : Je venais assister, donner des conseils parce que était un groupe qui était né après nous.
En fait, même si Da Silva achète les sorties de Gonzalo, il n’y a pas vraiment
d’interaction musicale, les Gonzalo et le groupe dissident de l’association restent deux
réseaux musicaux différents.
Je lui montre des photos de la visite de la délégation de Salvador de Bahia avec le
chanteur Gilberto Gil. Apparemment, ce n’est pas la visite qui l’a le plus marqué, mais
le fait que, à partir de ce moment, l’idée d’une sorte de « visite de rétribution » aux
Brésiliens prend forme :
GG : Da Silva avait promis au gens de prendre quelques uns, les meilleurs parmi nous, et on
allait au Brésil voir comment se passait la fête. Mais au finish (sic), on sait pas comment ils se
sont arrangés, c’est le gens de Ouidah qui sont allés. C’est ce qui nous a frustré dans le temps :
nous, tous les soirs il fallait aller aux répétitions, taper, parce qu’on te disait que tu devais aller
au Brésil. Chez Karim, les répétitions, là avant c’était une imprimerie (...)
687
Plusieurs yorubas à Porto-Novo utilisent davantage des anglicismes comme celui-ci.
688
Gafaro me corrige, c’est à dire que pour lui la fête est celle du « Bonfils ». Je rappelle qu’en yoruba, la
langue de base des Agudàs musulmans, un Agudà est « ómò Agudà », soit le « fils d’Agudà. Or, par cette
optique appeler la fête du Bonfim « fête du bon fils », revient à dire que le bon fils Agudà doit ou devrait
la fêter. Cela peut être compris aussi comme étant « un bon fils » celui qui remercie ses parents, ses
ancêtres pour ce qu’il est : un Brésilien.
424
J : Ici c’est le défilé...
GG : Ici j’étais parmi le giganta ; on était que deux ; et on était bien géants élancés pour
pouvoir porter le masque...moi et un fils de Da Silva, Il semble que lui il a volé un gros lot et
puis... il est parti. Il a volé son papa. Il a pris sa part.
Le fils d’une personne très aisé, Karim Da Silva, fait le porteur de masque. C’est
quelque chose de rare ; on voit qu’il ne reste pas longtemps dans la fonction.
425
fabriquait ça, mais ça se cassait vite. À force de mettre les doigts et de jouer, les petits bois qu’il
a fixé avec des clous, ça se décalait. L’importé était mieux. On ne mettait pas le clou, c’était une
matière...c’était pas du bois, c’était fait rond comme ça et puis c’est bon.
Ce que Gafaro dit sur la difficulté à obtenir des pandeiros et sur les tentatives de Jean
Amaral de construire ces instruments dont la durée de vie était brève, coïncide avec les
récits de Jean et Auguste Amaral, qui racontent exactement la même chose.
Je m’intéresse à son rapport avec les membres du groupe de Gonzalo. Je lui montre une
photo de ce groupe :
GG : Ça c’est Aurélien Gonzalo...ils étaient en petit nombre et le gros lot venait de Cotonou et
Ouidah, on les appelait.
J : Ce chanteur là c’est Jo Gbédji ; tu l’as connu ?
GG : Oui (...) il est mort depuis plus que deux ans. Il est très bon, il chantait, il avait la voix. Il a
chanté avec plusieurs groupes de Cotonou ; de Ouidah d’abord. Il est venu à Cotonou travailler,
et de Cotonou il venait [à Porto-Novo]. Comme c’est sa chose, il chantait...il avait même un
cahier de chants.
J : à l’époque où tu faisais la bourian avec les Amaral, Gbédji venait-il parfois ?
GG : Bien sûr, c’est là que j’ai lui connu, et les Gonzalo l’ont sollicité. Il est venu leur
apprendre des chansons, comment taper, tout ça. Et quand on le voyait, on était même content,
voilà un ancien élève à qui il a appris les choses...donc on restait ensemble, mais je ne suis
426
jamais sorti avec eux pour taper, sauf une fois à l’assemblée on a joué ensemble avec tous. (...)
Mais aussi ils ont cassé le groupe parce que...l’argent ; l’eau c’est petit affaire689 Quand ils vont
taper là...il faut mettre l’argent sur la table devant tout le monde. Si tu fais ça, tu n’as pas de
problème. Mais si tu dis : « ah c’est moi qui a dépensé, je dois garder l’argent », c’est pas bon.
Moi j’ai je garde pas l’argent690 parce que j’ai pas le temps, mais je vais superviser. Ça c’est
moi qui a acheté et personne ne m’a aidé ; je ne leur ai dit jamais que c’est moi qui a acheté,
c’est moi qui doit prendre l’argent691. C’est parce que Dieu qui m’a donné de l’argent que je
peux le faire ; que je le fais. C’est un truc que j’aime. Et après les jeunes ont besoin de l’argent.
Plus que moi.
J : Parce que la bourian ne peut pas mourir...
GG : Il aura toujours quelqu’un...qui a de l’envie, qui va vouloir le faire, et quand il aura
l’envie, il aura l’argent, il va le faire juste à ces moyens.
Je m’intéresse aux masques (industriels, en caoutchouc) que Gafaro a exposé dans son
salon. Il tient les masques dans les mains et m’explique :
GG : Ce masque là je l’ai pris à 45 000, celle-là à 90 000 ; même à Ouidah, c’est là dans ce
magasin à Porto-Novo, qu’ils viennent acheter. J’ai demandé Sarkozy, ils m’ont dit qu’ils n’ont
pas fait parce que Sarkozy n’était pas aimé en France.
(...) J’étais matelassier. (...) L’ambassadeur brésilien est venu me voir quand je confectionnais
ça, pour savoir qui les confectionne [les animaux].
J : Et qui t’appris à faire ça ?
GG : Personne. Quand je dors, je vois ça ; ça me vient. Le cheval que tu vas voir chez les
Amaral, c’est moi qui a fait ça. Quand je faisais ça, il est venu inspecter pour voir comment on
prépare la fête, on lui a montré ça, il a dit : attention de mettre beaucoup de brillant dedans.
J : C’est parce qu’au Brésil on fait comme ça...
GG : Il a dit qu’on portait ça sur la tête. Nous on a fait il y a un [trou au] milieu qu’on rentre
dedans. Auguste va crier au groupe qu’il a fait un cheval, qu’il doit souscrire telle
somme...Auguste c’est un voyou, c’est un gendarme, c’est un voyou.
J : Même avec Jean il avait le même problème ?
689
Gafaro se réfère à la pluie qui a envahi le couvent des Gonzalo et détruit leurs masques. Selon lui, le
vrai problème des Gonzalo serait leur rapport avec l’argent et pas les dégâts des eaux.
690
Il veut dire qu’il n’est pas le trésorier responsable du groupe.
691
Être remboursé ; chez les membres des bourians on se plaint constamment que les remboursements
super facturés peuvent être source de détournement d’argent.
427
GG : Lui il aime trop boire. Quand il boit, il va crier, ça ne vaut pas la peine...(...) Ici (montre
une photo) c’est moi, le lion. Ici c’est le rhinocéros, que j’ai fait aussi Lui [Amaral] il ne te
reconnaît pas ; au finish c’est lui qui bouffe tout.
Nous avons ici un exemple de l’influence que les visiteurs du Brésil – même lorsque
ceux-ci sont en petit nombre – peuvent avoir dans les pratiques et les représentations
chez les Agudàs. L’ambassadeur est venu et, probablement d’un ton informel, lui avait
dit de mettre « beaucoup de brillant dedans ». Mais le fait est qu’on trouve différents
genres de bœufs, ânes, bref, masques et costumes dans l’équivalent du bourian au
Brésil, le Bumba-Meu-Boï. Quelques uns, comme ceux du Maranhao, de nos jours
intègrent dans leur confection effectivement « beaucoup de brillant », telles que la
purpurine ou des paillettes colorées. Au niveau de la structure, les bœufs semblables à
ceux du Maranhao, ainsi que certains de ceux de Pernambouc, sont également plus
petits et portés sur la tête. En revanche, d’autres, tels que certains de ceux que j’ai
trouvés à Bahia et même la plupart de ceux du Pernambouc, sont grands et portés sur les
épaules. Mais l’ambassadeur brésilien connaît davantage ceux avec « du brillant » et
ceux portés sur la tête. L’artisan garde ces conseils en mémoire. Dans ce cas, Gafaro n’a
pas changé la structure du bœuf. Sans doute, n’a-t-il pas mis de « brillant, mais il sait
désormais que ce sont des formes esthétiques qui se pratiquent et qui peuvent plaire aux
Brésiliens. Cependant, avec la distance, aujourd’hui je remarque que j’ai moi-même
participé à cette influence. Au cours de la conversation rapide, je n’ai pas fait attention
et j’ai confirmé la méthode utilisée au Brésil, sans préciser qu’il existe plusieurs
procédés différents. J’avoue que l’idée d’influencer la confection des masques de la
bourian m’angoisse.
428
Les trois principaux points d’intérêt sur les Nevis sont : a) le groupe est un des trois
principaux du Pays mais n’a pas encore été l’objet d’études ; b) un Nevis était le chef du
groupe aujourd’hui associé à la famille De Souza ; c) les Nevis revendiquent avoir été à
l’origine de l’introduction de Mami Watà dans la bourian. Comme je l’ai dit auparavant,
le masque du vodoun Mami est présent dans toutes les bourians et est celui qui génère le
plus d’offrandes en argent. En plus de la dimension économique, il s’agit d’une des
« dimensions du sacré » qu’on trouve dans la bourian, et l’on verra comment
l’introduction de Mami Watà par Anastase Nevis (le désormais disparu père de
Bernardin avec qui j’ai mené les entretiens), a été faite à partir de sa consécration au
culte de ce vodoun.
Dès notre première rencontre, dans la maison familiale située dans le quartier Maro à
Ouidah, Bernardin Nevis, le chef du groupe s’est montré extrêmement poli envers moi et
tout-à-fait disponible pour répondre à mes questions. De même pour les autres membres
de sa famille692. Le problème est que je n’arrivais pas à savoir où trouver l’autre grand
groupe bourian de la ville car j’étais « incliqué » – dans le sens que le terme prend chez
Sardan (2008) – par les membres de la bourian De Souza dès mon premier séjour à
692
Bernardin m’a dit avoir sept enfants, le plus âgé à l’université à Cotonou. Au moins deux de ses filles
sont dans la bourian : Cristelle fait partie du chœur et Sandrine joue du clavier et chante (comme
chanteuse secondaire du groupe). J’ai demandé à Bernardin si elle était la première femme à tenir le
micro principal d’une bourian, il a dit que non, qu’il y en avait d’autres et a donné comme exemple Rek
De Souza.
429
Ouidah en 2010. J’étais conscient que, autour de 1995-96, il y avait un autre groupe à
Ouidah (Neves), car il est mentionné par Guran (2010 :176), mais je ne savais pas si ce
groupe était toujours en activité, sous le même nom, et surtout, quelle était sa
localisation exacte. Pourtant chaque fois que cela me paraissait possible, je réitérai les
questions à ce sujet. Je me suis rendu compte qu’il s’agissait vraiment d’un sujet délicat
pour les De Souza. Par un souci initial d’objectivité méthodologique et par crainte de
perdre la confiance des De Souza693, à un moment donné, j’ai décidé de ne plus essayer
de contacter ce « mystérieux deuxième groupe » jusqu’à que mes rapports personnels et
ma recherche concernant les De Souza soient arrivés à un point bien établi694. Que ce
soit lors des entretiens ou des conversations informelles, les De Souza ne mentionnaient
jamais le nom de famille du groupe concurrent. Concernant la bibliographie sur les
Agudàs, les Nevis furent très peu cités, et jamais étudiés en profondeur695. Voici ce que
Guran écrit à propos de ce groupe :
« On trouve actuellement des groupes de bourian plus au moins professionnalisés dans plusieurs
villes du Bénin. À Ouidah, il en existe deux : celui lié à la famille de Souza, fondé par M. Paul
de Souza, qui a été célèbre sous la direction du grand animateur feu Théodoro de Souza, dit
693
Lorsque je fais mention aux « De Souza de la bourian », je me réfère essentiellement aux membres du
noyau du groupe et pas strictement aux membres de la famille De Souza qui font partie du groupe.
Plusieurs membres du groupe, voire la majorité, n’appartient pas directement à cette famille.
694
La bourian des De Souza de Ouidah a pris une place centrale dans mon mémoire de Master II en 2012,
intitulé « La musique de la bourian à Ouidah et Porto-Novo. Un patrimoine Brésilien chez les Agudàs du
Bénin ? » Sous la direction de J.-L. Bonniol.
695
Différemment des familles brésiliennes De Sousa, Medeiros, Vieyra, Martins, Paraïso, D’Almeida,
Bandeira, Santa Anna, Oliveira – pour en citer quelques-unes – les Nevis n’ont pas été la cible de
recherches plus détaillés. Ils n’apparaissent même pas dans l’ouvrage de Fonsceca (2010), qui a écrit
deux ou trois paragraphes sur une trentaine de familles brésiliennes au Bénin. Turner (1975) est celui qui
a le plus écrit sur la famille Das Neves à Ouidah. Il leur a dédié un paragraphe de recherches inédites et
les a placés dans un tableau de relation entre les familles afro-brésiliennes. Je reproduis plus loin le
paragraphe et le tableau dans l’intégralité.
Simone de Souza (1992 :82) a écrit à ce propos : « La famille de Souza possède son propre groupe basé à
Ouidah. Le fondateur, Jean Daniel Germano de Souza acquit la formation nécessaire auprès de la famille
Nevis qui pendant longtemps, eut le monopole de cette activité culturelle. Suite à une mésentente, Jean se
retira, recruta ses instrumentistes et chanteurs, créa ses personnages et costumes, si bien qu’une nouvelle
troupe vit le jour à Lissèssa sous la protection de la tante Agnès Tohounvi de Souza.
Depuis, plusieurs groupes se sont constitués à Cotonou chez les d’Almeida, Lawson, Diogo...mais tous se
heurtent au problème de leur survie financière ; ils ne peuvent plus produire l’assortiment des animaux
comme au bon vieux temps ». Note de bas de page : « Le fondateur de la famille Nevis fut José Joaquim
das Neves, en 1793, magasinier de la forteresse San Joao Batista de Ajuda ».
Le livre en main, j’ai lu cet extrait pour Bernardin. Il m’a confirmé les informations, et dit que c’était ce
que son père lui avait transmis. Lors de l’écriture de l’ouvrage, Simone De Souza avait été
personnellement avec Bernardin.
430
Téko, et qui se trouve actuellement entre les mains de son fils Ernest ; et la ‘‘Bourian des
Neves’’, une dissidence du premier.696»
Cette idée de que la bourian des Neves ou Nevis soit une dissidence de celle des De
Souza est assez courante parmi ceux qui s’intéressent au sujet (et pas que dans le monde
académique) et normalement on ne va pas plus loin à ce propos, car cela semble avoir
une logique allant de soi qui serait la suivante. Des divergences dans un groupe bourian,
qui serait certainement celui de la famille De Souza –puisqu’elle est la plus connue et
aisée-, aurait amené une famille bien plus modeste et de « moindre relevance » (les
Nevis) à se séparer pour constituer son propre groupe bourian. Cependant on verra que,
selon le discours de Bernardin Nevis et aussi un ouvrage697, ce qui se serait passée serait
plutôt l’inverse, notamment en ce qui concerne la transmission du savoir-faire : ce sont
les De Souza, qui, auparavant sous la direction d’un ou des Nevis, auraient, au milieu du
XXe siècle, décidé de se constituer en tant que groupe « dissident » à part. En tout cas
mon constat sur le terrain est que, malgré le fait que les De Souza soit la famille
brésilienne la plus connue de la ville voire du pays et que les Nevis n’aient pas de
membres remarquables du point de vue social, économique ou politique, il n’empêche
que ces derniers ont un des trois plus importants et actifs groupes bourian du Bénin698.
En outre, Bernardin Nevis m’a semblé être le chef de bourian ayant le plus réussi du
point de vue matériel, si on pense à l’équation entre quantité de sorties, entrées d’argent,
gestion de ressources et prospérité personnelle.
Le quartier Maro
D’une part, la bourian des De Souza est installée a Singbomey (l’ancienne maison du
Chacha devenue la grande maison familiale et qui prend tout un pavé de rues) sur la
route qui va à la plage, située entre le quartier Brésil et le fort français, donc dans ce qui
était déjà le cœur de la ville au XIXe siècle. D’autre part, la maison familiale des Nevis
se situe dans un quartier qui, malgré sa position voisine du centre, reste un peu « de
côté » : le quartier Maro. Ce n’est pas un quartier de passage et il présente peu d’intérêt
696
Guran (2010 :176) ; entretien avec M. Ernest de Souza, le 11 octobre 1995, à Ouidah. J’ai pu, moi-
même interviewer Ernest « Ninin » Kangni à plusieurs reprises, et il ne citait même pas le nom des Nevis.
Il est peut-être devenu plus strict à ce sujet avec le passage du temps.
697
Simone De Souza (1992) ; je rappelle qu’il s’agit d’un livre non académique.
698
Pour le rappel, ces groupes sont : celui de l’Association des ressortissants Brésiliens de Porto-Novo
(chef actuel : Auguste Amaral), la Super Bourian De Souza de Ouidah (chef : Ernest « Ninin ») et le
groupe des Nevis (chef : Bernardin), également à Ouidah.
431
pour ceux qui visitent la ville. Le compound des Nevis et siège (couvent) de leur bourian
est très proche de la Grande Mosquée. La localisation des bourians De Souza et Nevis
correspond actuellement aux deux quartiers brésiliens historiques d’après d’Almeida-
Topor (2007) :
« Il y avait alors deux quartiers « brésiliens » ayant chacun une histoire différente. Le premier,
considéré par certains comme le « vrai » quartier brésilien avait été fondé par Chacha de Souza
au tournant du XIXe siècle. Il était surtout peuplé de créoles brésiliens, d'immigrés portugais, de
leurs descendants pour la plupart métis, ainsi que de domestiques et d'esclaves. Le métissage
s'était opéré en l'espace d'une génération. Les noms de ceux qui y résidaient n'étaient pas
significatifs des diverses origines locales car les esclaves avaient souvent pris le nom de leur
maître. Quant au quartier dit Maro (étranger), il avait été créé lui aussi par le Chacha et était
habité principalement par d'anciens esclaves venant du Brésil et par leurs descendants. Les
habitants avaient de bons rapports entre eux, reposant sur leur parenté culturelle bien qu'il y eût
une majorité de catholiques et moins de musulmans. La mosquée fut construite en 1850699 et tous
les imams furent choisis dans la communauté brésilienne. Quant aux catholiques, les
missionnaires, dont le Père Borghero, débarquèrent en 1861 et ouvrirent une école en 1862-
1863.700»
D’après Robin Law (2004 : 183) le quartier Maro est crédité comme ayant été établi par
le Chacha De Souza, probablement en 1835.
« The main concentration of Brazilian settlement was in Maro quarter, where most of the
families still in place acknowledge descendent from returned ex-slaves, including Ahi, Dangana,
da Matha, das Neves, Ode, Oguidan, Olougbon an Toubiaz (...) Several others families founded
by Brazilian ex-slaves can be found in other quarters of the town, however, such as Diogo in
Brazil quarter, do Rego in Zomaï and Villaça in Boya quater. The date of the arrival of the
founders is in most cases uncertain and may have been later than the original party in 1835, but,
for exemple, João Antonio do Rego was already stabilished in Ouidah by 1840 and José
Joaquim das Neves by 1847. (...) most being of yoruba extraction. (...) Others trace their origins
from further in the interior, in what is what is today northern Nigeria: (...) Joaquim das Neves
was Hausa, while João do Rego traced his origins to ‘Kaniké’ i.e. Borno.701»
Toujours selon Law, le nom Maro indique une forte présence musulmane :
699
Si l’on croise ce chiffre avec Law (2004 : 182), celle-ci serait la première mosquée et pas la Grande
Mosquée situé en face de la maison familiale des Nevis.
700
D'Almeida-Topor (2007 : 530).
701
Robin Law (2004 : 181)
432
« Local tradition confirms that a section of the Brazilian settlers in Maro quarter were Muslims,
though one story distinguish the original settlers from the specifically Muslim element that
arrived later. The name Maro applied to the quarter seems, indeed, to reflect this Muslim
element, since it was the name applied to quarters of foreign Muslim merchants in towns in the
interior north of Dahomey, notably Nikki in Borgu. Forbes in 1849-50 noted that the Muslims
had a mosque in Ouidah. Tradition identifies the earliest mosque in the town with one still exists
in Maro quarter; the modern ‘Great Mosque’, also in Maro but further east, is a twentieth-
century establishment.702»
À propos du quartier Maro et des « temps anciens », Bernardin Nevis m’a dit que « les
maisons brésiliennes étaient avant les mosquées », et que « mon arrière-grand-père, il est
yovo [blanc].703» Par cela il veut faire passer le message que son aïeul n’était pas
esclave, qu’il avait du prestige, résumé dans le fait d’être « blanc » –ce qui se transmet–
et que les Brésiliens chrétiens, étant les premiers dans le quartier, auraient, de ce fait,
une certaine autorité morale sur les autres habitants. Il a besoin de l’affirmer car,
l’imposante mosquée en face de la maison Nevis est un des plus grands bâtiments de la
ville et le point de référence du quartier. Nous avons néanmoins vu que cette grande
mosquée est en effet plus récente que l’implantation des familles Brésiliennes dans le
quartier, toutes croyances confondues.
En 1864, Burton704 décrit ce dont il avait témoigné l’année antérieure : « Une douzaine
d’années auparavant il y avait à Ouidah 200 espagnols et Portugais, Brésiliens et métis
inclus. En jetant les yeux ci-dessous, le lecteur verra combien le nombre de ces ‘‘
consommateurs d'esclaves’’ est réduit : voici la liste des Portugais, Brésiliens, mulâtres,
et Africains civilisés qui restent maintenant à Ouidah »
Burton liste alors les noms de 23 individus « 5 portugais ; 14 Brésiliens ; 4 femmes
Brésiliennes », parmi lesquels il y a des De Souza, Rodrigues, Olympio, Medeiros.
Ensuite il écrit : « Il y a quelques Brésiliens de moindre importance attachés aux
702
Robin Law (2004 : 182)
703
Entretien avec Bernardin Nevis le 7/10/2013, à Ouidah.
704
Cité par Verger (1953 : 2-3). Pour le registre : Verger (1968 : 621) mentionne un certain Salvador
Lemos das Neves dans une liste des « Brésiliens et nés Brésiliens » de Lagos qui, à l’occasion du jubilé
de la reine Victoire, organisent le 12/06/1887 une « procession de Caretas, masques brésiliens », et
signent une lettre de salutations à la reine, à l’attention du gouverneur anglais de la colonie où ils se
disent « humbles et obéissants serviteurs de Votre Excellence », selon le journal Lagos Observer. Je ne
suis pas en mesure de dire quel rapport il y a entre les das Neves de Lagos et ceux de Ouidah.
433
maisons ci-dessus. Les dix suivants sont Africains ou Brésiliens libérés, qui sont en
général Nagos (Egba) ou gens de Ouidah ». C’est là qu’apparait le nom de Joaquim das
Neves et aussi celui de João Antonio de Rego : « (...) Ils sont tous des « god-men » ce
qui en Anglo-africain est opposé à « devil-men » ou païens ».
J’inclus ici la mention à João Antonio de Rego car la branche musulmane de cette
famille a, de nos jours, un modeste groupe de bourian à Ouidah. Selon les membres de
ce groupe, leur grand-père jouait auparavant avec les Nevis. J’ai raconté à Bernardin que
j’étais allé chez les Do Rego, et que le chef de leur groupe m’avait dit que leur grand-
père avait joué chez les Nevis, où, selon ses mots, il a « appris un peu ». Bernardin m’a
répondu : « oui, musulman…un peu seulement eh ? »705. Bernardin a également
mentionné que de nos jours une femme Do Rego fait partie du chœur de la bourian
Nevis706.
Le nom « Nevis » est sans doute une manière phonétique d’écrire « Neves ». C’est la
manière dont on le prononce au Portugal et pratiquement dans tout le Brésil (cependant
avec l’accent dans la syllabe « ne » : « Nevis »). Par contre je n’ai pas trouvé
d’explication pour la perte (ou l’absence) de la particule « das » en « Das Neves », nom
auquel Turner (1975), se réfère707. Une piste possible est la suivante. Parmi certains
Agudàs circule une sorte de rumeur selon laquelle les particules « de », « do », « das » et
« D’ » trouvées dans plusieurs patronymes,708 seraient des marqueurs d’une ancienne
condition servile : tel est « de » quelqu’un, dans le sens d’appartenir à quelqu’un. En tant
que lusophone de langue maternelle, je n’ai connu une telle association d’idées qu’au
705
Par cela, Bernardin suggère qu’il n’avait pas suffisamment appris pour faire une bonne bourian.
706
À propos de la bourian Do Rego située dans le quartier Lebou, à Ouidah : son chef, qui s’est dentifié
seulement comme Do Rego, est musulman, ainsi que les autres membres de la maison. Il est né en 1982
et dit que son « grand père jouait avec les Nevis », mais que lui-même n’a pas joué chez les Nevis ayant
formé le groupe en 2003 environ. Il a confirmé que les Nevis étaient la première bourian à Ouidah :
« Nevis, Do Rego, c’est la même chose », une affirmation que je légitimerai, car ainsi les Do Rego aurait
appris le savoir-faire bourian directement dans la source. Le groupe a un répertoire varié, dont je
remarque la chanson « a polícia aí vem » [la police arrive] et Papai mamãe quando vinham do Portugal
[Papa mama lorsqu’ils sont venus du Portugal]. Je fus informé que dans cette maison du Rego ils « étaient
des chrétiens c’est son père qui s’est converti, Do Rego Bachir ». Ma visite chez les Do Rego s’est
déroulé le 21/01/2015.
707
Le cas des Nevis n’est pas le seul. Plusieurs patronymes Agudàs ont étés altérés avec le temps,
quelques-uns ont perdu la particule, comme Dos Santos devenu Santos.
708
Équivalentes aux prépositions « de », « du » et « D’ » en français.
434
Bénin, et j’ai été surpris de l’apprendre709. Cela me semble sans fondement et je la
considère comme une fantaisie de plus autour de la langue portugaise dans le contexte
agudà. Vu qu’en français les particules sont d’avantage associées à un statut de
descendant de noble qu’à une condition servile, ce complet détournement du sens, s’il a
été effectué délibérément, pourrait avoir aussi son origine dans une sorte de « vengeance
lexicale », suite à un quelconque conflit d’intérêts, de la part d’une famille qui, n’aurait
pas la particule ou ne serait pas Agudà. Bref, l’acte de renvoyer les particules des
patronymes à une ancienne condition servile peut être le fruit d’une simple ignorance de
la langue portugaise ou celui d’une stratégie délibérée de délégitimation de la part des
acteurs qui resteraient, cependant, inconnus.
Ce paragraphe de Turner est la source à laquelle la plupart des auteurs ont puisé des
informations concernant les Nevis :
In Ouidah the das Neves family should be considered clients of the de Medeiros household. The
founder of the das Neves family was a Fon who was sent to Brazil as a slave710. Apprenticed to a
baker in Brazil, he continued this trade when he returned to Ouidah, working in the large de
Medeiros house in the Zomai quarter. The modest compound of the family's founder Olimpon
das Neves adjoins the several houses which constitute the de Medeiros family compound. The
present chief of the das Neves family stated that a good relationship between the two families
had always existed from the time the impoverished founder Olimpon had asked for and received
financial assistance from the more prosperous de Medeiros clan. A small plot of land had been
provided which allowed das Neves to start his compound, in return the das Neves had worked
around the property of the large merchant family, assisting' the Medeiros, whenever possible711.
Turner (1975 : 86) place le Das Neves proche des Medeiros, Rodrigues, Da Costa et De
Souza dans un graphique où il essaye de situer les familles agudàs les unes par rapport
aux autres, au niveau historique, au sein d’une « famille brésilienne étendue » :
709
Je rappelle que certains Brazilians du Nigeria, vivant dans un milieu yoruba, ont fini par changer un
nom à consonance portugaise pour un nom yoruba, afin d’échapper au poids de porter un patronyme
pouvant l’identifier comme « omo eru » (fils d’esclave). Cf. l’entretien de Karim Da Silva, Agudà yoruba
de Porto-Novo, ville où plusieurs yorubas interagissent régulièrement avec des yorubas nigérians. Cela a
été confirmé également par la doyenne Mme Patterson, née en 1925 : « la plupart des Agudàs du Nigéria,
ont changé de nom de famille, ils ont pris des noms yorouba (...) Parce que vous n’êtes pas considérés la-
bas si vous ne portez pas un nom yoruba ». Propos tenus le 5/7/2013, à Porto-Novo.
710
Néanmoins, on verra plus loin que Bernardin Nevis, dans son entretien, évoque pour sa famille une
ascendance plutôt yoruba que fon.
711
(Turner 1975 :128) ; d’ailleurs, « Olimpom » me semble clairement une fausse orthographe pour
« Olimpo » ou « Olympio ».
435
Fig.
82
«
La
famille
brésilienne
étendue
»
d’après
Turner
(1975
:
86)
Verger mentionne un Neves à Ouidah encore plus ancien, José Gomes Gonzaga Neves,
directeur de la forteresse d’Ajuda entre 1764 et 1767.
« En 1793, la capitale de l’État [colonie] du Brésil fut transféré de Bahia à Rio de Janeiro. Le
vice-roi avait nommé, le 3 mai 1764, de Rio de Janeiro, José Gomes Gonzaga Neves directeur
de la forteresse de d’Ajuda pour trois ans, ce qui provoqua un conflit d’attributions avec
le gouverneur par intérim de Bahia. Celui-ci ayant demandé à Lisbonne si cette nomination était
de son ressort ou de celui du vice-roi (...) »712
D’après cet extrait on peut se demander : a) si José Gomes. G. Neves a laissé une
descendance à Ouidah (directe ou par la transmission de son patronyme à des serviteurs
ou esclaves), et si oui, s’il aurait un lien avec l’actuelle famille Nevis et b) si José
Joaquim das Neves, magasinier de la forteresse San Joao Batista de Ajuda en 1793 et
considéré comme fondateur de la famille, aurait un lien de parenté ou de servitude avec
José Gomes Gonzaga Neves, directeur de la forteresse entre 1764 et 1767.
712
Verger (1968 : 201) ; le texte ne montre pas clairement si José Gomes G. Neves était originaire ou
établi à Rio ou s’il l’était d’une autre ville (non spécifiée) et qu’il fut simplement nommé depuis Rio par
le vice-roi.
436
Dans l’extrait de Law (2004) qui suit, les noms das Neves et Rodrigues apparaissent
comme ceux de marchands Brésiliens et Portugais habitant dans le même quartier, Maro.
On verra plus loin qu’une branche des Rodrigues qui s’est installée dans la région
d’Abomey (Bohycon) a constitué un groupe bourian avec la permission d’Anastase
Nevis, père de Bernardin.
« The two others named by Forbes 1849 among ‘the number of Brazilian and Portuguese
merchants’ at Ouidah were « Jacinta and ‘José Joaquim’ of whom the first was a native of
Madeira and the latter a former soldier in Brazil. The first was elsewhere given by Forbes the
fuller name of ‘Jacinta de Rodriguez, and is evidently to be identified with Jacinto Joaquim
Rodrigues (d. 1882), who left a family in Maro quarter. (...) The second named by Forbes, ‘José
Joaquim’ is less easily identified, but a likely candidate is José Joaquim das Neves, a returned
ex-slave from Brazil, founder of another family in Maro quarter.713»
Dans une procédure semblable à celle des Rodrigues, on verra dans les entretiens avec
Bernardin que les membres de la famille D’Almeida installée ailleurs (Cotonou), au
moment de constituer leur bourian, ont fait appel à un « consulting » d’Anastase Nevis.
Dans le prochain extrait (Law 2004), on voit que les Nevis et les D’Almeida étaient
proches depuis longtemps. Joaquim das Neves apparaît comme un commerçant
d’esclaves prospère, ayant cependant un chiffre d’affaires un peu inférieur à ceux des
Dos Santos et de Joachim d’Almeida. Dans ce même important extrait, Law jette une
lumière sur l’origine de la fausse croyance, qu’il attribue à une erreur faite par Ducan
(1845), soutenant que les Das Neves auraient été esclaves des De Souza. Law par contre
ne réfute pas l’information selon laquelle Joaquim das Neves serait un ancien esclave au
Brésil retourné aux côtes dahoméennes.
« Duncan in 1845 referred to two Portuguese trader at Ouidah who were returned ex-slaves,
and whom he describes as ‘slaves’ to de Souza, who paid ‘head-money’ (income tax) to the king
of $2,500 and $ 1,500 per year. It seems likely the wealthier of these was Joachim d’Almeida,
while the second may possibly have been Joaquim das Neves. Although neither d’Almeida nor
Neves had actually been a slave to the Souza, Duncan may have meant by this that they were
clients (or former clients) of his or he may simply have been in error. The figures given for the
tax paid by these two, since this was levied at one-third os income, indicate assessed annual
incomes of $7,500 and $4,500, which on the basis of a standard commission of $16 per slave (as
713
Robin Law (2004 : 199)
437
paled to de Souza in the 1840s) would be equivalent to the gross income on the sale of around
470 and 300 slaves respectively, a level of trade comparable of dos Santos »714.
Enfin, du côté francophone, Alain Sinou et Bernardin Agbo, qui ont travaillé sur
l’évolution historique de l’espace urbain à Ouidah, se sont montrés conscients de
l’importance des Nevis au sujet de la bourian. Ils décrivent la situation en 1991 :
« (..) c'est une sorte de carnaval introduit à Ouidah par les familles d'origine brésilienne ou
portugaise qui a lieu à I’occasion des mariages, des baptêmes, des fêtes de Noël et de Pâques et
le septième jour suivant le décès des personnes âgés. (...)
La divinité Mami Wata, est la reine de la fête et elle évolue avec Papaye, son mari qui porte un
masque d'éléphant715. D’autres masques représentant des animaux (cheval, canard, etc) sont de
la partie.
Plusieurs groupes burian se côtoient à Ouidah ; ceux des De Souza, ceux des Nevis sont les plus
importants et conservent les masques et les instruments de musique.716 »
À Ouidah, j’ai plusieurs fois entendu dire qu’un des marqueurs de distinction des
familles Brésiliennes est de « manger à la table ». Les « Africains » par contre,
mangeraient par terre, assis sur des petits tabourets ou « n’importe où ». Cependant, dans
la pratique, la plupart des Agudàs de Ouidah ne mange à table que lors des jours
spéciaux alors que dans le quotidien ils mangent tout à fait comme les « Africains ».
Bernardin m’a confirmé que les Nevis mangent à la table, qu’ils l’avaient fait le 16
novembre 2014 et que les masques bourian sortent à cette occasion717.
714
Robin Law (2004 : 200). Croisant des informations trouvées dans des archives à Bahia et le rapport
écrit par Reynier (1917), Castillo et Parès (2018 : 52-53), écrivent qu'un certain Joaquim das Neves,
propriétaire de deux esclaves à Bahia en 1830 et qui a été à Lagos dans cette même année, a reçu un
passeport (pour le départ de Bahia) le 10/10/1835, en compagnie d'autres affranchis Haussa comme lui,
parmi lesquels João Antonio do Rego. D'après Reynier, la famille Neves se réclame de son fondateur
Joaquim, d'origine Haussa. D’autre part, Law (2004 : 8) observe que :
« Two surveys of Ouidah traditions were made by French colonial officials, Marcel Gavoy in 1913 and
Reynier in 1917; (...) Although these were published only many years later, they evidently circulated in
Ouidah in typescript earlier, and have exercised considerable influence on local perceptions of history. »
715
Un détail qui va dans le sens des propos tenus par Drewal (1988), qui montre que les premières
réprésentations de Mami Watà s’inpiraient d’une iconographie qui renvoie à l’Inde coloniale : le dieu à
tête d’éléphant est Ganesha, lié, lui aussi, à l’abondance matérielle.
716
Sinou, Agbo et al. (1991 : 80)
717
Moi-même j’ai pu manger à la table avec les De Souza (fête familiale le 4 octobre) et les Aguidissou
Da Costa (fête dans la période de Noël et Jour de l’an). Les Da Costa (autres que les Aguidissou), m’ont
informé qu’ils le faisaient également.
438
électricien en bâtiment718, chef de bourian719 et chef d’un orchestre de fanfare où il joue
de la trompette et du trombone basse720. Les deux activités musicales sont bien séparées :
d’une part, la fanfare n’est ni une « activité brésilienne », ni ne joue un répertoire
brésilien en particulier, d’autre part, Bernardin ne joue pas des instruments à cuivre dans
la bourian. Si la bourian lui a été transmise par son père, la fanfare et la maîtrise des
instruments à cuivre viennent d’une initiative personnelle, son père ne se consacrant pas
à ces activités.
J’ai constaté que Bernardin est très respecté dans le compound familial, où sa maison est
proche du portail sur lequel l’on peut lire « famille Nevis ». Il ne s’agit pas des très
populaires petites plaques indiquant le nom de famille ou de l’individu de référence qui
y habite ou qui y habitait, mais des lettres en fer, soudées au portail, dont peu de familles
se sont donné la peine et les moyens financiers de les commander721. Sur le mur de la
maison de Bernardin à l’intérieur du compound, on voit des photos encadrées de la
bourian et de la fanfare ainsi qu’un insolite portrait de son père debout avec Mami Watà
(dessinée), qui attire le regard et la curiosité et sur lequel on reviendra plus loin. Dans
cette maison, il reçoit aussi des clients pour le travail de guérisseur traditionnel (trad-
guérisseur), et dans un couloir au fond, on aperçoit des offrandes, des objets sacrés et
des amulettes. Il a aussi acheté une parcelle à quelques kilomètres, de l’autre côté de la
route nationale Agoué-Cotonou, sur laquelle il a fait construire sa maison personnelle et
où il m’a amené dans son véhicule 4x4 en me faisant écouter les anciennes cassettes de
son groupe bourian, sorties sur le marché. Aucun autre chef ou membre de bourian que
j’ai pu rencontrer n’avait une telle voiture.
Je m’intéresse au chef de la famille Nevis. En octobre 2013, Bernardin m’avait dit que le
chef était décédé et que le nouveau n’avait été pas encore intronisé. « Mais on est en
train de réviser quelqu’un : Jean-Baptiste. Lui il vit. Il est à Cotonou mais il ne reste pas
sur place, il bouge, il doit avoir 70 ans à peu près », dit Bernardin. À mon retour en
718
On remarque qu’Ernest Ninin, chef de la bourian De Souza est aussi électricien.
719
Le nom complet du groupe, ainsi écrit dans la chemise polo grise portée par les percussionnistes est
(sic) Groupe Musical Afro Brésilien Bourian Nevis.
720
La fanfare s’appelle Le volcan d’Ouidah et inclut deux personnes qui participent au groupe de
Bourian. Je précise que Bernardin ne s’est pas défini spécifiquement en tant que « musicien ».
721
La famille Aguidissou Da Costa, qui a les masques Aglagodji, parfois confondus avec un bourian, a
également son nom écrit en fer dans son portail ouvrant vers le côté du fort portugais.
439
2015, la famille n’avait pas encore choisi le nouveau « papaï », terme que Bernardin dit
être utilisé pour désigner le chef de sa famille722. Spontanément Bernardin justifie la
raison pour laquelle devenir lui-même le chef ne lui conviendrait pas. Cela montre
combien Bernardin est bien placé au sein de la famille, car sinon il ne mentionnerait
même pas cette possibilité :
Moi je suis « papaï » pour les petits enfants ! Quand quelqu’un meurt comme ça on attend
beaucoup avant de choisir autre. Et puis on ne veut plus prendre les vieux. On veut prendre les
jeunes. Parce que quand tu prends les vieux, il fait 3, 5 ans et il faut prendre des personnes
encore. Moi j’ai pas le temps. Moi je fais électricien bâtiment et après bourian et les autres là...
(...)723
A l’opposé de mon rapport avec les bourians de l’Association à Porto-Novo ou celle des
De Souza de Ouidah, chez les Nevis je n’ai pu interviewer que le chef Bernardin. Même
si j’ai été plusieurs fois avec eux, que je les ai accompagné dans un bus loué pour faire
une présentation nocturne à Cotonou et que j’ai souvent dialogué avec ses filles
adolescentes qui participaient au groupe, il n’y avait pas d’opportunité pour demander
un entretien avec d’autres membres. Ceux-ci étaient pour la plupart assez jeunes et
restaient très à l’écart lorsque Bernardin était présent. Je n’étais même pas capable de
discerner qui était son « second », dans la hiérarchie du groupe724. Lorsque je me
trouvais parmi les membres du groupe et que l’on parlait d’aménités ou de généralités, il
y avait de l’interaction, mais dès que je posais une question plus spécifique, les réponses
étaient monosyllabiques et tout me poussait à interroger vraiment exclusivement
Bernardin, qui, par contre, se montrait tout à fait disponible.
Dans les pages qui suivent, dédiées à la transcription analytique des extraits des
entretiens réalisés avec Bernardin, on s’aperçoit que lorsqu’il parle de la bourian que
j’appelle « historique » (du temps de son père, grand père etc.) il ne se réfère pas
exactement à un « groupe bourian de la famille Nevis », mais à un groupe dirigé par les
Nevis. Un groupe qui comptait avec la participation des diverses familles Agudàs et
722
« Papaï » est littéralement en portugais « papa », le père [papai], mais on voit ici que le terme est
utilisé comme synonyme de « grand-père ». Au Bénin on le trouve parfois écrit « à la
française » : « papaye ».
723
Bernardin est né en 1962 ; lui-même serait considéré « jeune » dans ce cas. Entretien de Bernardin
Nevis 15/01/2015, à Ouidah.
724
De même que dans la bourian de l’Association de Porto-Novo, il n’y a pas « un second » après le chef
Auguste Amaral.
440
certains individus non Agudàs qui leur étaient proches. Ce groupe avait un chef, un
responsable, qui était membre d’une lignée spécifique des Nevis. Dans un cadre
analytique, je pourrais dire que Bernardin place sa lignée comme étant à la fois des
« directeurs artistiques » de la bourian, (c’est à dire responsables de son esthétique, sa
performance et sa logistique opératoire) et des « responsables spirituels ». Par spirituel
ici, je veux dire qu’il y a une dimension éthique et morale dans la bourian liée au respect
d’une pratique qui renvoie aux aïeux. On voit que pour Bernardin, le plus important ce
ne sont pas les détails concernant l’aspect plastique mais c’est la dimension éthique,
l’attitude de respect, le fait de ne pas prendre la bourian comme un divertissement.
Bernardin, en fait, ne se focalise pas sur les détails concernant les masques et
accoutrements, ce qu’il met en avant est que pour faire une « vraie » bourian on a besoin
d’y mettre une bonne somme d’argent. Le récit de la gestion de la bourian de la part de
son père, l’introduction de Mami Watà, l’imbroglio qui a abouti à la formation de
l’actuel groupe De Souza ainsi que la fidélité au legs de son père revendiqué par
Bernardin sont des sujets qui s’entremêlent. Je commence par le sujet de Mami Watà, et
j’attire l’attention sur le fait que Bernardin ne se réfère pas nominalement à
l’introduction du masque de Mami, mais tout simplement à l’introduction de Mami Watà
dans la bourian.
441
l’année, c’est ça que tu dois utiliser partout (rires)725.
Anastase serait donc né avant 1908 et l’on a changé ses papiers pour le faire passer pour
plus jeune. Il a eu une fille et deux garçons, parmi lesquels Bernardin est l'aîné.
Bernardin est fruit d’une deuxième union de son père. Après avoir réalisé des
cérémonies pour Mami Watà, Anastase aurait accompli des cérémonies pour que la
bourian perdure. Bernardin précise que, différemment de son père, il n’est pas un adepte
de ce culte.
B : Bon, quand il était arrivé avec Mami Watà, c’était une cérémonie pour elle (...) quand tu as
Mami tu ne peux plus marier d’autres femmes, tu es avec Mami Watà. (...) quand tu dis que tu es
rentré en Mami Watà, tu ne peux pas marier encore (...) parce que tu dois marier là bas, tu fais
des enfants là bas, mais lui il a fini...726
D’abord il a fait toutes les cérémonies avec Mami Watà. Après, pour que les choses vont rester,
bourian va rester. Après il a fait des enfants, il a marié...sinon il avait marié quelqu’un avant,
mais après ça... même eux ils savaient qu’il peut pas faire des enfants.
J : Il a mis Mami dans la bourian parce que il était lui-même adepte de Mami Watà ?
B : Oui.
J : Et ça continue dans la famille ? Toi tu es adepte de Mami Watà aussi ?
B : Non, pas tout le monde. C’est lui seul et puis c’est fini ! Mais il y a les signes de Mami Watà
dans la maison. Et puis les gens, quand ils sont quelque part ils consultent [le Fà] et ils disent
« ah ! Il y a quelque chose là dedans ! » Et il fait le sacrifice, dans la maison. (...) tu prépares, tu
as du biscuit, tu donne au gens bonbon, tout ça... des fois ça demande cabri : il faut tuer. Ou
bien on te dit de tuer un bœuf. Tu prends ça, tu tues ça et tu vas partager la viande...quand tu
fais ça, tu auras du bonheur, quoi ; si c’est pour aller travailler, le travail va marcher. Et puis il
faut croire, aussi. Quand tu crois il faut considérer la chose. Bon, ça peut demander un bœuf, tu
va essayer d’en acheter, et quand tu achètes ça on fait la prière, tu partages la viande.
J : On la partage que pour le gens de la famille ou pour les autres ?
B : Non, normalement c’est pour dehors. Tu partages...même quand tu es en train de faire, tu
verras, les gens vont commencer à rentrer... (...) [quelqu’un] passe c’est pour te dire bonjour
(...). Tu le dis : « assoie-toi » (sic) ; tu le donnes la boisson et voilà. C’est pas que tu expliquer
que tu est en train de faire quelque choses, eh ? Toi tu as déjà les morceaux de viande, tu as déjà
coupé. Quand la personne viens tu vas... peut être c’est une personne qui vient te voir et qui va
arriver avec trois personnes encore, donc toi tu profites...c’est la chose qui est en train les...
725
Entretien de Bernardin Nevis 7/10/2013, à Ouidah.
726
Par cela, il veut probablement dire qu’il devrait faire des enfants dans le couvent de Mami. « Mais lui
il a fini... » : malgré cela, Anastase a fait des nouveaux enfants en dehors : Bernardin lui-même et ses
frères.
442
inviter comme ça. Donc toi tu donnes à ton ami et ses collègues aussi.
Je veux savoir quand son père a commencé à être un adepte de Mami Watà. Bernardin
raconte qu’à l’origine il y a eu une espèce de « disparition » ou « retrait initiatique », qui
aurait duré autour de trois ans :
B : En 1942... on ne sait pas où il est disparu ; on ne le voit plus. Après c’est en 1945 qu’il a fait
la création de Mami Watà, qu’il a fait sortir dans le groupe.
J : Et en 42 où est-ce qu’il est parti ?
B : Il n’a rien dit, on ne sait pas où il est parti...on l’a cherché fatigué727. Les gens disent qu’on
l’a vu à plage. Les gens disent : « ah, il est à la plage » et puis, tout le monde...quand tu
arriveras à la plage et tu ne le verras pas. On peut dire qu’il est à Cotonou, mais tu le verras
pas. Après, entre 42 et 43 tout le monde sait que « bon ça c’est déjà fini »... il est revenu en
1945. Donc c’est en 1945 qu’il a fait sortir Mami Watà et puis tout le monde est parti à la plage
pour aller rencontrer Mami Watà728.
J : La Mami Watà de la bourian ?
B : De la bourian, voilà. (...) on a fait le festival avec bourian ont est parti à la plage avec
flambeaux, tout ; on est arrivé à la maison... moi-même j’ai fait ça ; plusieurs fois.
J : A-t-il un jour de l’année spécifique pour le faire ?
B : Oui, c’est la fin de l’année, en janvier. On fait ça en janvier, le 17 ou bien le premier janvier.
On fait la veille le janvier, on fait le cortège, et le lendemain sous l’arbre là, on installe une
bâche et tables (...) tout le monde vient de partout. C’est pas tout les mois de janvier qu’on
choisit. Avant on choisit le décembre parce que le 25 décembre c’est la date qui mon père est né
aussi. Donc il a mis la fête en même temps parce qu’en janvier des fois il n’y a pas de temps.
Donc il fête en même temps le Bonfim et en janvier aussi ils font ça729.
On regarde alors la « photo de marié » de son père Anastase avec Mami Watà, encadré
en bois et accroché dans le haut du salon. C’est un travail de photocollage et de peinture
bien accompli : malgré les retouches, le visage de son père est le seul élément provenant
d’un cliché photographique. Le reste est un dessin où l’on voit Anastase élégamment
habillé en costume marron, cravate et chaussures, ayant à ses côtés Mami Watà, qui
comme dans la bourian, porte le serpent-vodoun Dan enroulé autour de sa taille. Mami a
des longs cheveux, la peau blanche, du rouge à lèvres et du maquillage sur la joue. Elle
727
C’est à dire, on l’a cherché jusqu’à épuisement.
728
« Tout le monde » ici me semble faire référence au groupe bourian et/ou à la famille. D’une manière
analogue, les Aguidissou Da Costa vont recevoir leurs masques Aglagodji annuellement sur la plage ou
arrivant en bateau des marécages situés juste derrière la côte. Cette famille considère également que leurs
fondateurs sont des membres de l’équipage du fort Portugais au XVIIIe siècle.
729
Entretien avec Bernardin Nevis 7/10/2013, à Ouidah. Le 25 décembre est également la date de sortie
des Aglagodji de la famille Aguidissou Da Costa.
443
est habillée d’une longue robe verte et jaune avec une espèce de crinoline. Dans le haut
de la robe de couleur verte, il y a des étoiles dessinés en noir, et dans le bas, des taches
rouges sur le fond jaune, ce qui nous donne la palette de couleurs du drapeau béninois.
La robe arrive jusqu’au sol de manière à cacher ses pieds. Un détail confirme que c’était
bien la Mami de la bourian qui a servi de modèle : la seule main visible, la gauche, qui
tient la queue du serpent, est enrobée dans un gant (on ne voit pas la tête de l’animal).
Dans les nombreuses représentations de(s) Mami(s) au Bénin, sans lien avec la bourian,
ses mains sont nues. En raison de la position du bras droit de Mami, sa main droite
semble être derrière le dos d’Anastase comme si elle le conduisait, avec un « geste de
gentilhomme ». Mami porte un collier avec un gros médaillon, d’une couleur se situant
entre l’argenté et le doré, et qui tombe au niveau de son sexe. Dans ce médaillon on voit
l’effigie d’un homme, toutefois je n’ai eu pas plus de détails à ce sujet. L’ensemble de la
scène est peint sur un fond rouge, mais le sol sur lequel les deux personnages sont
debout est d’un bleu clair qui rappelle bien la couleur de la mer730.
Bernardin me confirme que son groupe a deux Mamis : l’une, l’habituelle, à une tête, et
l’autre à trois têtes, cette dernière causant une forte impression. Il m’explique que le
masque à trois têtes sort rarement et seulement suite à une rémunération plus élevée de
la part du contractant. Effectivement, les trois fois où j’ai assisté à des présentations des
Nevis, la Mami sortante fut celle à une tête. La seule autre Mami à trois têtes dont j’ai
eu connaissance est celle du groupe d’Agoué, lié aux branches locales de la famille De
Souza. Agoué se situe dans une région à forte présence des populations mina où le culte
de Mami est spécialement visible. Cette bourian se présente essentiellement aux
730
Brivio (2008) écrit à propos de Mami Watà : « [les cauris] symboles d’une richesse et d’un pouvoir
immatériels. La même ambivalence est valable pour la mer, à la fois dévoratrice d’hommes et royaume
des divinités de la richesse et de la modernité, vodun les plus adorés dans la région. (Note : je me réfère
aux vodun liés à Mami Wata.) »
444
alentours de la ville d’Agoué, se tenant, pour ainsi dire, hors du « grand circuit
prestigieux de la bourian » de nos jours, axé sur Ouidah, Cotonou et Porto-Novo, où les
Nevis restent les seuls à avoir une Mami à trois têtes. Une autre photomontage,
visiblement plus récente que la première, montre Bernardin qui présente ses masques
bourians. Il est à côté de la Mami à trois têtes, qui, à son tour, est accompagnée de son
mari (ou prétendant), également à peau blanche. Il porte une récade, symbole du pouvoir
royal ou de quelqu’un autorisé à parler au nom du roi et un chapeau de safari731. Le
couple est protégé par un abra à tête de coq qui se place un peu en arrière, habillé aux
couleurs du drapeau béninois, arborant une épée à la main et l’air peu amical, le tout
avec la mer dans le fond. L’image est un remarquable résumé iconographique de ce
qu’est la bourian de nos jours732.
731
Le même chapeau que le géant Yoyo portait lors de la fête du Bonfim de Porto-Novo en 2015, porté
aussi par « Giscard » dans la sortie de messe du Bonfim de 2010. Ce chapeau est donc toujours associé à
des hommes blancs et de pouvoir dans la bourian.
732
Bonhomme (2010), qui avait observé l’aparition de déclinaisons de Mami Watà au Gabon, écrit à ce
sujet : « Cette figure hybride condense l’image de la mère protectrice et celle de la maîtresse européenne
inaccessible. Associée à la richesse et notamment aux biens de consommation européens, Mami Wata est
généralement une figure ambivalente : conclure un pacte avec elle permet de s’enrichir miraculeusement,
mais souvent au prix d’une absence de descendance (Frank 1995). Elle est parfois incorporée dans le
panthéon religieux, notamment dans les communautés initiatiques du vodun des régions du golfe du
Bénin. »
445
clairement la différence de qualité et de sérieux de son groupe dans un marché très
concurrentiel.
Anastase Nevis, le père, mettait l’essentiel de son argent dans la bourian, ce qui gênait le
jeune Bernardin et, semble-t-il, les autres membres les plus proches de la famille.
Bernardin ne comprenait pas la raison d’un tel dévouement, mais avec le passage du
temps, il finit par donner raison à son père. C’est important d’observer que son père fait
un mystère et une exclusivité des conseils de transmission donnés à Bernardin :
B : Après il [Anastase, son père] m’a dit de bien supporter ; « tu peux pas laisser ça » ; de ne
pas abandonner le groupe. Bon, quand il était malade, il m’appelle pour me parler, dire les
choses. Mais quand (...) tout le monde est là, il ne parle pas. S’il me voit seul, il m’appelle, il
parle correctement. Il m’apprend les chansons. Là, « il faut occuper de la chose, il faut pas
t’amuser avec la chose, il faut considérer ». Mais c’est de la dépense ; ça, c’est que tu vas
dépenser. Parce que quand tu vas dire : « tu attends d’abord, on va t’inviter avant de faire ça »,
tu ne peux pas. Par exemple, tu peux rencontrer les bourians et regarder pour nous ; tu vas voir
c’est pas la même forme, c’est différent. Donc ça nécessitait de l’argent. Quand il faisait ça en
tant que dépense on était pas d’accord parce qu’il ne met pas l’argent à notre disposition ; mais
si c’est pour le bourian... ah, il organise, il peut commander les masques, tout ça, (...) les
tenues...donc ça nous [a] fait mal, mais aujourd’hui moi j’ai compris que...il n’a pas fait
quelque chose de mauvais.
(...) « Nous, moi qui est son fils, son enfant, il faut l’aider, non ? » Bon, le vieux préfère mettre
de l’argent dans le bourian ; pour qu’on voie que c’est une bonne chose ; et puis tout le monde
dit : «c’est chez Natha ». (...) Il faisait financement de bourian ; quand il faisait ça on n’est pas
d’accord. Moi je suis pas d’accord parce que je besoin d’argent pour aller à l’école...quand il
trouve l’argent, directement : c’est bourian. C’est bourian même s’il ne sait pas qu’il aura une
fête.
Je cherche à savoir si son père était à la tête de la bourian tout seul ou alors quelles
familles étaient avec lui. Ce que j’ai à l’esprit, c’est la comparaison avec la bourian de
Porto-Novo où, au moins pendant une période vers le milieu du XXe siècle, il n’y avait
pas spécifiquement un responsable, mais plusieurs doyens qui « savaient comment le
faire ». Bernardin ne rentre pas dans ce genre de détails, mais évoque les temps de son
grand père, Léonce :
B : Il y a d’autres âgés comme lui. Dans le temps il avait avec notre arrière grand père, tout le
446
monde qui somme [qui s’additionne]... les Da Mata...tout le monde était avec mon grand père.
Mon grand père c’est Léonce Nevis. Avec lui il avait De Medeiros, avec l’aide de Moreira, Da
Mata, Francisco... Les De Souza aussi avaient resté chez nous ; il n’y avait pas de bourian chez
les De Souza.
J : Tu dis que la première bourian, ce sont les Nevis ?
B : C’est Nevis. Vous avez été au musée pour demander leur livre d’histoire, de Chacha ? Tu
vois, c’est ça.733
J : Et qui a commencé avec bourian ? C’est ton grand père ?
B : C’est mon arrière grand-père. Joaquim...j’oublie un peu...Joaquim Nevis. (...) C’est à peu
près ce qui je vous ai dit. Mais eux ils ont dit l’année que la bourian a commencé dans le XVIIIe
siècle et développé dans le XIXe...c’est jusqu’à aujourd’hui, quoi.
(...) c’est lui qui a commencé, après, mon grand père, après mon père. (...) J’ai pas de frère,
c’est une fille. Elle est à Cotonou, mariée, elle est chez son mari. (...) elle chante. Elle connait
des choses de bourian. (...) moi je suis né en 1962.
[Anastase, son père] c’est en 1981 qu’il est décédé. Et en 1995 on a déjà commencé. Mais il ne
laisse pas le temps de venir à côté de la chose. Il ne laisse que personne vient pour toucher. Ah
non, c’est pas qu’il prend ça pour s’amuser, non, il prend comme ça ; et c’est considéré !
Aujourd’hui c’est les autres groupes qui ont commencé par faire laisser ça abandonné. Et dans
la chambre que bourian reste, tu peux pas rentrer, chez moi, à la maison. Tu peux être membre
du groupe, toi tu ne rentres pas quand même. C’est les gens qui rentrent et qui font sortir [les
masques] ; c’est lui qui rentre dedans. C’est couvent, couvent du bourian. Les gens qui jouent,
non, ils ne rentrent pas, ils sont là pour jouer734. (...)
[dans le temps de] mon père, moi je ne peux pas rentrer ! La bourian peut venir au milieu et tu
peux danser avec bourian, il n’y a pas problème, mais quand tu vas dire que tu vas prendre et
que c’est un Kaleta, que c’est rien, il n’est pas d’accord. (...) Lui il ne s’amuse pas avec ça.
C’est quelque chose qu’on danse avec, tout le monde peut danser avec, mais pour faire des
bêtises avec, ah [avertissement] ! Depuis il y a le papier, on t’enferme en même temps. (...), c’est
la police qui vient te chercher. Il va aller convoquer pour dire voilà...Tu vois il y a des
pagailleurs. Par exemple, bourian est en train de passer et toi tu fais comme ça (geste), ah non !
Tu viens, tu danses correctement avec lui et puis ça, c’est fini. Mais pour dire que tu vas faire du
désordre avec bourian (...), on le dit : attention ! Si tu ne te recules pas, tu verras que les
policiers vont venir te chercher.
J : Parce qu’il connaissait des gens de la police ?
733
L’ouvrage de Simone De Souza (1992).
734
C’est à dire, les fonctions de musicien et de « masqueteur » (porteur de masques) sont bien séparées.
447
B : Oui, tout le monde ; Il a le papier puis il n’a pas de problème735.
Le « papier » auquel il se réfère est probablement une autorisation faite auprès du chef
de quartier ou du commissariat de police lui donnant officiellement le droit de pouvoir
faire la fête dans l’espace public. Il est évoqué par Bernardin comme un signe du sérieux
de l’organisation à l’intérieur de sa lignée : la bourian, faite comme il le faut, ferait ainsi
partie de l’ordre des choses : l’ordre ancestral, l’ordre social. Je lui demande comment
cela se passe dans nos jours ; il dit que chez lui c’est organisé, mais chez plusieurs
groupes il y a du « désordre » :
B : Bon aujourd’hui chez moi il n’y a personne qui vient pour faire désordre. Mais avec les
autres il y a trop de désordre ; même en fin d’année on a dit qu’on va combiner, qu’on va
couper les groupes, quand les De Souza étaient arrivés là736, moi aussi je suis en train de faire
programme, on est en train de faire...les gens qui n’ont pas d’argent pour organiser la chose,
c’est qu’eux, ils s’amusent trop avec la chose. Quand on voit ça, tu dis : « c’est quel groupe
ça ? » « Oh, ça c’est bourian qu’ils sont en train de faire ? Ils sont en train d’égarer bourian ! »
Les grands parents qui ont déjà fait depuis longtemps, ils vont dire : « pourquoi ? On a vu des
bourian qui sont en train de faire du désordre ».
Parce que, quand tu es bourian, les abras, eux ils sont des organisateurs, avant que bourian va
sortir, c’est eux qui vont organiser, maintenant chez les autres il n’y a pas ça et cet abra là va
commencer pour faire du désordre ! Et puis il n’a pas les bonnes tenues pour porter et quand on
voit ça les gens disent : vraiment ça là, c’est du bêtise737.
Bernardin insiste dans l’avertissement que « la bourian n’est pas un divertissement » (et,
comme nous avons vu à Porto-Novo, il n’est pas le seul à le dire). « S’amuser » avec
cela, pour lui, c’est d’aller contre les fondements même de la bourian. Cela montre
comment dans ce contexte, nous sommes loin de l’idée d’une « anarchie carnavalesque »
qu’un regard occidental rapide sur quelques photos ou des brèves images vidéo pourrait
susciter. Les « formes d’opérer » d’une bourian sont évaluées par des Agudàs plus âgés,
dans une forme de « régulation sociale du sérieux d’une bourian ». L’influence de ce que
je pourrais définir comme un sorte de « conseil informel et anonyme des anciens Agudàs
» me semble remarquable. Ceux-ci seraient, en même temps qu’un « public cible », des
« clients » (car ils cotisent certainement lors d’une sortie bourian en contexte familial) et
735
Entretien avec Bernardin Nevis 7/10/2013, à Ouidah.
736
Il se réfère très probablement à l’AREBO, Association pour la Revalorisation du Rythme Bouryan, à
l’Initiative de la chanteuse Rek Souza, qui vit à Abomey-Calavi, zone métropolitaine de Cotonou, et qui a
fait des réunions à Ouidah.
737
Entretien avec Bernardin Nevis 7/10/2013, à Ouidah.
448
des « observateurs et interlocuteurs préférentiels » de la bourian, car ils légitiment ou
non la performance d’un groupe738.
« Il y a des autres personnes qui sont originaires de... qui sont Agudà, quand ils voient que les
gens qui ont amené le bourian là et ils voient des choses qui n’est pas bon, eux, ils peuvent aller
arrêter, eh ?! (...) Ah oui ; les gens réagissent ! Et puis ils m’appellent, vient Bernardin, c’est
pas bon, au temps de ton père ce n’était pas comme ça ! (...) est-ce que tu es venu voir un
masque chez moi dehors ? Non ? C’est ça ! Donc il faut te préoccuper de ta chose, si tu as
quelque chose, il faut organiser ça, il faut considérer la chose, c’est comme si...il y a egungun ;
moi je ne peux pas m’élever pour aller faire egungun, jamais. Donc moi quand je fais bourian je
dois soutenir bourian739.
Pour Bernardin, une bonne bourian, c’est comme un bon egungun : il faut qu’il vienne
d’une lignée ancestrale. La référence aux eguns n’est pas sans fondement dans le
contexte ; il m’a dit que sa grande mère est yoruba. Ce fait lui donnerait des justificatifs
pour faire sortir des eguns, s’il le souhaite ainsi, comme les non yorubas (de lignée
paternelle) le font davantage : en s’appuyant sur le fait « qu’ils font ça pour leur grande
mère » c’est à dire, en hommage à celles-ci740. Cependant Bernardin reste strictement
centré sur sa lignée paternelle Agudà. En outre, il précise que faire de la bourian ce n’est
pas une activité pour les pauvres ou pour ceux qui ne veulent pas investir leur argent :
B : Maintenant les gens qui ne sait pas les choses, eux aussi créent bourian ; et ils n’ont pas
l’argent pour faire bourian et attendent d’abord qu’on va les inviter. Tu vois, on ne peut pas
attendre ; quand tu vas attendre qu’on va t’inviter la chose va déchirer et on voit, ça n’a pas de
738
Lors d’un entretien postérieur (15/01/2015), Bernardin reviendra spontanément sur la question de la
régulation sociale de la performance à partir des avis donnés par des, disons-le ainsi, « connaisseurs »,
cette fois en incluant des non Agudàs. Je lui fait remarquer qu’il parlait souvent du besoin de changer
d’accoutrements quand il en avait déjà. Il répond :
« oui, bon…mais il faut changer pour que la chose soit propre. Si c’est pas propre ça veut dire que c’est
chose d’amusement ça. Même les gens qui nous sont pas du groupe peuvent dire : vous avez fait bien
mais ça la, il faut changer. La personne aime la chose et pas toujours va te donne de l’argent, mais il peut
te donner des idées : ‘‘il faut pas que les gens font comme ça, sinon c’est pas bon…’’.
Je lui demande s’il se réfère qu’à d’autres brésiliens :
« ah peut être la personne est née d’Agudà, [ou] sa maman est Agudà. Il peut ne même pas être Agudà,
mais il connaît, il aime la chose, il dit : ‘‘ah, vous avez joué bien mais on a constaté une chose là…’’».
739
Entretien de Bernardin Nevis 7/10/2013, à Ouidah.
740
Cf. Noret (2008), par rapport aux Fon à Abomey : « l’usage est plutôt d’euphémiser les anciennes
relations de domination, en mentionnant par exemple qu’il y avait des Yoruba dans la famille ou que
‘‘notre grand-mère était yoruba’’, sans préciser d’emblée la condition servile des individus » (...) parfois
il « était reproché de délaisser les traditions de son propre lignage paternel pour s’intéresser à un culte qui
ne le concernait qu’en ligne maternelle. »
À propos de Ouidah : « Ouidah, ville moins étroitement contrôlée par les Fon (une bonne partie des
esclaves et dépendants yoruba y avaient par exemple des maîtres afro-brésiliens), où le culte egun avait
émergé plus rapidement, probablement dès la dernière décennie du XIXe ou les premières années du XXe
siècle ».
449
valeur. Il faut financer toi-même. Si tu veux même que l’état va te financer, il faut que toi-même
tu essayes de financer ta chose même et puis on voit que c’est propre, et quand l’État le voit :
« Ah ! La chose là, on peut les aider ». Mais si c’est pas propre, les gens ne vont pas te faire
lettre. (...) Bon si tu as des parents qui peuvent t’aider là, c’est pas problème. Mais il y a des
gens qui ne s’efforcent pas, et ils veulent l’argent : « je veux l’aide, je veux l’aide ! » Comment
tu veux de l’aide ? Tu ne vas pas trouver.
J : À Cotonou il y a beaucoup de bourians, non ?
B : Non, c’est du désordre ! 741(...)
J : Et pourquoi autant de gens veulent faire bourian ? C’est [à cause de] l’argent ?
B : Non c’est pas fait d’argent...bon ils voient que...on trouve l’argent dedans, mais c’est pas
comme ça, c’est pas tous les jours qu’on trouve l’argent. Il y a d’autres qui entendent les
chansons et ça les plaît ; maintenant ils font ça ; [mais] ça ne marche pas. Après un jour, trois
jours...quand je dis un jour, trois jours c’est dans un an, quoi. Après peut être qu’avant de
revenir tu [vas] rappeler, rappeler et le groupe que tu as vu, tu ne reverras plus. Peut-être ils
vont se diviser pour aller faire d’autres. C’est pour cela que nous on n’est pas d ‘accord (...)
quelqu’un (...) commence par faire, il quitte, d’autres quittent, et puis c’est fini : désordre.
Maintenaient, personne ne considère plus le bourian. Il y a trop de bourian, et puis il y a trop de
désordre. Tu vas avoir les gens qui aiment bien bourian, et quand ils voient les bourian de
Cotonou ils disent : « non ! Oh, pourquoi tu n’es pas allé à Ouidah pour chercher bourian » ?
« Je veux amener bourian de Ouidah ».
J : Cela est déjà arrivé ?
B : Plusieurs fois ; même avec D’Almeida. Ce n’est pas le rythme ; c’est le même rythme, mais
c’est pas le même...frappe. Ce que je dis même il faut aller écouter (...)742
À partir de ce que dit Bernardin, (qui rejoint le discours de plusieurs Agudàs743) une
bourian légitime et de qualité aurait quatre socles :
1- La lignée familiale (être Brésilien/Agudà).
2- Le fondement de son savoir-faire sur la transmission directe par le biais d’un
chef de groupe ou de ceux qui maîtrisent la manifestation en profondeur.
3- La disponibilité d’importantes ressources matérielles.
4- Le sérieux de sa performance et de son organisation.
Dans le cas où les bourians créées par de non Brésiliens souhaitent gagner en prestige et
741
C’est-à-dire, il ne considère même pas ces groupes comme des véritables bourians.
742
Entretien avec Bernardin Nevis 7/10/2013, à Ouidah.
743
On le voit par exemple dans les entretiens d’Auguste Amaral, Karim Da Silva, Ramsès, Mme
Amégan, qui ont tous mis l’accent sur l’un ou l’autre de ces quatre socles.
450
légitimité, les meneurs de groupes ont besoin forcément de mettre l’accent sur le
deuxième socle : le transmetteur du savoir-faire. Ainsi, il y aura toujours des Brésiliens
qui seront évoqués au bout de la chaîne de transmission. Il est possible de renforcer la
brésilianité du savoir-faire en amenant des nouveaux musiciens et chanteurs qui ont été
chez des Brésiliens (ou leurs proches) ou en les invitant, à titre rémunéré, pour des
formations et conseils. C’est le cas du déjà mentionné Groupe Étoile d’honneur du
quartier de Missèbo à Cotonou, créé par Aubin Doevi (non Agudà), qui a inclus dans son
groupe le chanteur Ignacio (ou Ignace) De Souza, fils de Jean De Souza, fondateur de
l’actuel groupe des De Souza de Ouidah. C’est également le cas de la seule bourian en
activité au Togo, à Atouéta. Je ferais ensuite une escale pour aborder la bourian
d’Atouétà, ainsi que les bourians de la ville voisine, Agoué.
451
452
En
haut
:
Cotonou
27/07/2013
:
Bernardin
Nevis
chante
derrière
un
Obama
qui
chevauche
la
petite
anesse.
Au
milieu
:
Cotonou
10/08/2013
:
au
microphone,
Ignace
De
Souza,
qui
venait
d’arriver
pour
une
participation.
Au
fond,
Bernardin
Nevis
à
la
basse.
Il
tient
dans
sa
bouche
des
billets
offerts.
En
bas
:
Mami
Watà
et
son
mari
saluent
l’orchestre.
(Clichés
J.
De
Athayde).
453
Nous avons un cas particulier dans le village d’Atouéta au Togo, une localité à la fois
relativement éloignée des grands axes routiers et proche de la frontière et de la ville
béninoise d’Agoué, accessible par des sentiers et en pirogue. L’ensemble du village se
dit, d’une manière ou d’une autre, descendant de (ou lié à) Joachim D’Almeida, connu
aussi comme Zoki, un Mahi amené comme esclave au Brésil, puis revenu affranchi en
1835 et devenu à son tour un prospère propriétaire foncier et marchand d’esclaves744. Le
village se situe dans ce qui serait ses terres. L’UNESCO a bâti des monuments à Atouéta
et à Agoué liés au projet « la Route des esclaves » en mémoire du retourné Zoki
D’Almeida. Dans les années 1990, Isaac Aguiar, un herboriste, guérisseur traditionnel
renommé d’Atouéta, qui avait des occidentaux parmi ses clients, a organisé un groupe
bourian, « pour que les gens puissent savoir que le village c’est quelque chose qui vient
d’autre pays, comme nous sommes des afro-brésiliens ». Ce sont les mots d’Adekanbi
Mensah, chef coutumier du village et ballè, le responsable des eguns745. Nous avons ici
une intéressante situation : dans ce village les habitants réclamaient une identité
brésilienne mais n’avaient pas le savoir-faire de l’expression de la brésilianité, la
bourian. Une fois qu’il n’y eut plus de bourian au Togo – celles de Lomé avaient disparu
– Aguiar invita (contre rémunération) les membres de la bourian de la ville béninoise
voisine d’Agoué pour qu' ils dispensent une formation destinée aux villageois dans le
but de créer un groupe. Le groupe a pris forme et demeure la seule bourian du Togo de
nos jours. Selon un membre du groupe, Isaac aurait postérieurement fait venir aussi des
membres de la bourian de Missèbo (Cotonou) dirigée par Codjo De Souza pour
renforcer certains aspects, notamment ceux liés aux chants. Isaac est mort depuis
quelques années, mais il avait déjà préparé le groupe à l’autonomie : habituellement,
lorsque le groupe se déplaçait, il restait à Atouéta, se limitant à entendre le récit de la
sortie lors du retour du groupe. Il a indiqué comme successeur Ayimontchè Boniface,
qui ne se présente pas comme chef, mais comme « organisateur du groupe ».
744
« À la lecture de son testament déposé à Bahia, il [J. D’Almeida] possédait des esclaves à La Havane
et au Brésil, en plus de ceux qu'il avait à ses côtés » (Verger, 1968, 1992), cité par Guran (2010 :105). À
propos du parcours de Joaquim D’Almeida voir Guran (2010 104-106).
745
Propos tenus le 1/10/2013 à Atouéta, Togo.
454
À Agoué, ville connue pour être le foyer d’origine, ou si l’on préfère, lieu
d’établissement, de plusieurs familles Agudàs746, on trouve la bourian Esperanza ou
bourian Espoir. « De Souza, D’Almeida, De Souza, c’est ça que c’est Espoir bourian
d’Agoué747 » dit Augustin Ayala De Souza, agudà musulman. Alex Raymondo
explique : « Ou bien Da Silva, Da Ernesto, Da Costa... ce sont les jeunes d’Agoué... [le
groupe a été] créé en 17 septembre 1998 ». Je demande « Comment avez-vous appris à
faire la bourian ?». Augustin répond : « Ouidah ; on est obligé d’appeler les gens de là-
bas pour apprendre », Delphin De Souza continue : « nous avons notre père ici, il
s’appelle De Souza Laurent »748. La ville est divisée en deux parties administratives, et
Lorencio kossi de Souza est le responsable pour Agoué II. Derrière la table en plastique
blanc utilisée comme bureau de travail et placée à l’ombre dans la cours de sa maison, il
explique qu’« en langue portugaise c’est Lorencio », mais en français on l’appelle
Laurence :
« Notre bourian est à Ouidah, ... Marie Kpanou, dite ‘Mama Yeyè », elle est pas de famille
[agudà] mais elle est grandie dans la famille à Singbomey [chez les De Souza], elle sait tout ce
qui concerne...c’est très ancien. Mais c’est grâce à elle que j’ai formé le groupe bourian ici.
Moi je suis de 1945, elle était vieille et vient de décéder, elle serait de 1922, comme ça. Elle a
grandi là-bas. Tout ce qui se faisait devant, elle connaissait ; tout, tout procès bourian. C’est
après qu’elle est revenue ici. Mon fils a appris. Marie Kapnou était marié avec le père d’un
ministre [non Brésilien] de Eyadèma [ancien président du Togo]... La famille se trouve ici. (...)
ça fait 15 ans [donc vers 1998] et elle est décédé ça fait 6 ans [2007]. Elle habitait ici dans le
quartier. »
« Bourian c’est pour nous, De Souza, nous avons le sentiment dès bas âge », continue
Lorencio, « mais nous on n’avait pas les moyens. Dans notre enfance, on cotise petit sou
pour acheter les masques. Parce que nous, on est né dedans ; c’est notre fierté, ça ! » Je
le questionne sur le fonctionnement du couvent : « là c’est un secret, ça devient vodoun !
Là où le bourian va s’habiller, il n’a pas une femme ! Elles peuvent imaginer à peu
près : "la danse là, ça ressemble à telle personne...". Même les chanteuses (...) ne doivent
pas connaître qui y est. (...) Après le spectacle, on peut rester ensemble. (...) Kaleta ?
746
On y trouve notamment un célèbre cimetière avec des tombeaux des Brésiliens nés des deux cotés de
l’océan. Cf. Guran (2010 : ch. I).
747
La répétition du nom De Souza est éloquente et exprime qu’il s’agit d’une réunion de familles dans
laquelle les De Souza prennent le devant.
748
Entretien de Augustin Ayala De Souza, Alex Raymondo, Delphin De Souza, le 4/10/2013 à Agoué.
455
Kaleta c’est un peu bourian...c’est pour tout le monde, n’importe quelle ethnie peut
porter ça. Mais bourian, tout le monde sait : ça c’est les Brésiliens ! » Je lui demande s’il
croit que kaleta vient du Brésil aussi. « Ça je ne peux pas... je ne sais pas trop ».
Lorencio raconte ensuite qu’il y avait une autre bourian à Agoué qui s’appelait
« D’Elmina »,
« Mais ils ne sont pas afro-brésiliens. Le vieux habite à Cotonou, Gustave Couao-Zotti ; il vient
tous les vendredis. Ils essayent d’imiter les De Sousa mais ils ne sont pas arrivés, ils ont fait ça
pour un temps mais... ça n’existe plus. Ça a pas duré parce que les éléments qu’il a pris, bon, ne
connaissaient rien de bourian ; ça l’intéressait, il a voulu faire comme les Brésiliens, mais il
n’est pas Brésilien ça peut pas marcher !749
749
Entretien de Lorencio kossi De Souza, le 05/10/2013 à Agoué.
456
Fig.
88
-‐
89
:
La
bourian
de
Atouéta,
au
Togo
Atouéta,
village
togolais
proche
de
la
frontière
avec
le
Bénin,
où
«
tous
sont
des
Brésiliens
»
descendants
de
Joachim
D’Almeida.
En
haut
:
Isaac
Kokou
Aguiar,
le
feu
créateur
de
la
bourian
locale,
accompagné
de
ses
abras
à
cheval.
Photo
issue
des
archives
personnelles
de
Tony
Kankoé,
membre
du
groupe.
En
Bas
:
un
personnage
de
la
bourian
prête
hommage
à
l’ancêtre
devant
le
monument
érigé
par
l’UNESCO
où
l’on
lit
:
«
Mémorial
Zoqui
Azata/
village
de
depôt
d’esclaves/
créé
par
le
négrier/
de
retour
du
Brésil
au
19ème
siècle
»
et
«
In
memoriam/
Joaquim
d’Almeida
dit
Joki
/fondateur
de
la
famille/
arrivé
du
Brésil
en
1835/
décédé
à
Agoué
1857/
Regrets
éternels
»
(cliché
J.
De
Athayde).
457
« Samba c’était Nevis » : Jean et la création d’un groupe chez les De Souza
Jean De Souza est la grande référence du groupe actuellement appelé Super Bourian de
Souza. Désormais disparu, Il a été le fondateur et le chef du groupe. Jean est
habituellement le plus mentionné des chefs de bourian de Ouidah, soit par les acteurs
locaux que j’ai pu rencontrer, soit par les auteurs des ouvrages (Guran, S. De Souza).
Lorsque Bernardin rappelle que Jean « vient » du groupe des Nevis, il fait un discours
fort, du point de vue du prestige et de la légitimité de sa lignée :
Bernardin : Jean De Souza, c’est lui le chanteur principal chez le vieux. Tous les De Souza ont
passé vers le vieux [son père Anastase Nevis] !
Joao : Est-ce que Casimir d’Almeida a fait partie du groupe ?
Je pose cette question car Casimir est le chef de groupe bourian le plus cité, à-peu-près
dans la même période, lorsqu’on parle de Porto-Novo, et il est dit comme étant né à
Ouidah.
B : Je ne sais pas, c’est possible, mais moi je ne connais pas tout le monde qui est resté
dedans...ça peut que le responsable de la maison peut être dans le groupe, d’autres aussi
peuvent être dedans, c’est pas toute la famille de la maison qui fait ça. Mais au moment de la
fête, tout le monde peut passer pour venir assister. Mais dans le groupe c’est entre deux, trois
personnes de la maison qui sont dedans.
Je m’attache à savoir comment la bourian des De Souza a commencé en tant que groupe
à part. Comme il s’agit d’une question assez sensible et que c’est la première fois qu’elle
458
est décrite en détail dans un cadre académique750, j’ai fait le choix de ne pas trop éditer
cette partie de l’entretien, et le laisser presqu’en intégralité :
B : [la création du groupe De Souza] C’est en 1960. C’était avec Jean De Souza.
J : mais pendant un moment il a été dans les deux bourians en même temps ?
B : Non, Il était chez mon père et après il a créé ça... dans leur histoire de livre751 ils ont écrit
quelque chose qui n’est pas vrai. Ils ont dit qu’il a problème de financement, quelque chose ;
c’est pas ça. Il y a un festival chez chaque année ou deux ans, (...) et c’est notre bourian que tout
le monde invite. Mais le vieux a voyagé parce qu’on lui a donné affectation. Il travaillait, il est
chef maçon. (...) à Ouidah, festival ; donc le vieux n’était pas là. Or, les gens avaient averti le
vieux. Quand les gens ont vu qu’il ne venait pas, il [Jean De Souza] est parti créer le groupe.
Quand ils ont créé et après le groupe ne marchait pas, il est revenu chez le vieux. Tu vois ? Tous
ceux qui jouent là, ils sont revenus et commencent par jouer avec le vieux encore. Pendant un
an…ils sont retournés pour venir jouer. Le vieux dit : ‘‘bon, c’est rien, on n’a qu’à les
laisser’’… Sinon, [en principe] quand tu pars tu ne reviens pas. Parce que peut être tu veux
faire du désordre dans le groupe. Bon, on a accepté752, il est revenu. Parce qu’ils ont donné une
raison : « comme le vieux n’était pas là, on ne peut pas passer derrière lui pour aller faire sortir
le bourian » ; c’est pourquoi ils ont créé753. C’est ce qu’eux ils ont dit. C’est ce que mon père
m’avait dit ; et j’avais entendu ça.
J : Ton père n’était pas fâché avec jean ?
B : Oui il était fâché. Parce que Jean ne peut pas faire comme ça. Mais quand il a fait ça, ça a
pas marché…et puis après c’est affaire de concours754 : chaque fois c’est lui qui est le premier.
Mon père, c’est lui le premier.
J : A-t-il pardonné à Jean ?
B : Bon, pardonner c’est dire revenir…Tout le monde qui sont là-bas…c’est pas famille De
Souza, eh ? Il y a les gens qui est pas Agudà, c’est eux qui jouent. Donc ils sont revenus jouer
avec Nevis…Ils sont là, mais la famille De Souza invite mon vieux pour jouer à la maison,
jusqu’à aujourd’hui. Hier on a joué chez les De Souza. Hier soir à Jonquier [quartier], dans la
maison De Souza. (...) Il y a deux maisons : Il y a maison Chacha et il y a maison Singbomey.
750
Il me semble qu’elle est inédite même en dehors du cadre académique.
751
L’ouvrage de Simone De Souza (1992)
752
Dans ce cas « on » se réfère aux Nevis, pas à Bernardin personnellement. Ce genre de construction de
phrase où, lorsque l’interlocuteur se réfère à sa famille dans le passé et s’y inclut, même s’il n’était pas là
à l’occasion (ou s’il était enfant), est très courant au Bénin et pas que chez les Agudàs.
753
C’est à dire, ce n’était pas possible de faire sortir le groupe dirigé par Anastase Nevis sans sa présence
ou autorisation. Ils ont soutenu qu’il serait plus éthique de créer un nouveau groupe pour faire ce festival,
puis revenir au groupe établi sous la direction d’Anastase Nevis.
754
Concours public de manifestations traditionnelles, souvent avec des prix en argent et/ou en diffusion
dans les medias. Cela compte également beaucoup pour le prestige d’un groupe.
459
Singbo c’est l’étage ; donc des fois on joue à la maison, des fois on joue dans l’autre maison.
Les gens de la famille De Souza disent « bon, c’est telle bourian qui doit venir jouer ; c’est tout.
Dans la maison De Souza, c’est la même maison, c’est la rue qui les a divisées.
J : Et comment les De Souza appellent les Nevis [pour les sorties bourian] ? Ils vous
respectent ?
B : Même leurs aïeux ont fait le bourian chez Nevis ! Les enfants aujourd’hui tout le monde dit :
c’est Nevis. Même si tu vas à Singbomey pour dire quelque chose ils vont dire : c’est Nevis. Mais
les autres qui sont en train de jouer ils disent [que] c’est eux qui ont créé le groupe. Quand
quelqu’un les voit et ils disent ça, on écrit ça dans un journal…des fois on m’appelle pour me
poser [des questions]…moi je leur explique : oui, c’est vrai. Mais ceux-là ils vont chercher (...)
ils vont voir, ils vont dire : ceux-là, ils mentent. Il y avait même enfant de De Souza qui ne savait
que les De Souza avaient appris le bourian chez mon père. Eux, ils ne savaient pas, ils disent
que c’est eux [qu’on crée] ! Après il [le journaliste/chercheur] est parti au musée755 et
quelqu’un là dit : c’est faux, le bourian c’est le Nevis.
Les de Souza n’avaient pas Bourian. Ils ont leur... ce qu’ils jouent pour cérémonie à la maison.
(...) ils n’avaient pas de masque. Il y avait d’autres rythmes qu’on joue dans la maison au
moment de la cérémonie deuil quoi.
J : Mais ce sont des rythmes brésiliens ?
B : Bon, non, c’est pas pour brésilien eh…bon je ne sais pas, eh ? Il y a le rythme, on appelle ça
houngan756. C’était pas samba. (...) Samba c’était Nevis, c’est ça.
Le monsieur qui avait fait les choses-là757, il avait dit que c’est De Souza [que] bourian
appartient. Après il est parti au musée. Moi je l’ai dit : bon, moi je vais pas discuter avec vous,
(...) [car] c’est comme si je suis en train de me vanter. Vous-même, vous avez votre livre des De
Souza (...) il faut chercher page 81 ou 82, je ne me rappelle.758
Dans un nouvel entretien avec Bernardin deux ans plus tard, j’essaye de revenir à la
création de la bourian des De Souza. Depuis les premiers contacts avec les Nevis, j’avais
eu le temps de faire de la triangulation, notamment en posant des nouvelles questions
chez les De Souza. D’ailleurs, retourner pour un entretien deux ans après, c’est aussi une
manière de faire une « triangulation dans le temps ». Le discours de Bernardin est en
755
Musée d’Histoire de Ouidah, situé dans le fort Portugais.
756
« Hougan », grand rythme ou grand tambour en fon.
757
Bernardin se réfère probablement à un journaliste.
758
Bernardin à tout-a-fait raison quant à ce que le livre mentionne : Simone De Souza (1992) a écrit sur
les Nevis à la page 82. Il s’agit de l’extrait que j’ai reproduit en intégralité plus haut. Entretien de
Bernardin Nevis, le 7/10/2013, à Ouidah.
460
substance le même, cependant en 2015, Bernardin met l’accent sur la diversité d’action
des branches de la famille De Souza situées dans des différents compounds et spécifie
que les De Souza n’agissent pas en bloc en ce qui concerne la bourian. Il montre que le
Nevis et les De Souza ont un très bon rapport en général, et que, s’il y a eu des frictions,
celles-ci sont restées au niveau des certains individus et n’ont pas atteint le niveau
familial, d’autant que la bourian des Nevis aurait réalisé des sorties chez les De Souza
depuis des générations. Je dis à Bernardin que Ninin, chef de la super Bourian De Souza,
m’a confirmé qu’Anastase Nevis est celui qui a introduit Mamy Watà dans la
Bourian759.
B : Oui, en 1945. Avant il n’avait même pas bourian à Singbomey [chez les De Souza]. C’est
pour ici, dans cette maison, tout le monde vient pour faire bourian ici. (...) C’est en 1960 qu’ils
ont fait le bourian là-bas et c’est par monsieur Jo [Gbédji] et Jean de Souza. Celui qui jouait
l’accordéon c’est son papa, c’est lui qui habitait dans le groupe760. 1960 ils ont créé le groupe ;
pas dans la [grande] maison De Souza, il y a d’autres maisons qui sont au fond là-bas (...) il y a
des De Souza qui ont leur maison un peu à part ; donc c’est là-bas ils ont créé le groupe761.
J : Ils étaient peut être des serviteurs de De Souza ?
B : Non, c’est la famille De Souza oui. Il y a aussi maison à Zomaï [quartier] ici qui est De
Souza.
J : Mais il y a eu la division en deux groupes en 1960 ?
B : Non, ils n’ont pas l’idée même de créer le groupe. En ce temps-là, il avait des papiers et tout
ça…le gouvernement était en charge de ça. Donc tu ne peux pas aller créer ça quelque part.
C’est après que Jean de Souza est parti créer ça parce qu’il y a un festival ici et mon père
n’était pas présent. Lui il travaille envoyé quelque part. Or il ne savait pas qu’ils avaient déjà
averti mon père. Le jour arrivé, mon père est descendu (...) Quand mon père est arrivé, eux tous
ils sont retournés, mais dans la famille il y a des gens qui sont resté là-bas.
Et le jour du festival ils ont fait une foire, en 1960, en ce moment ils ne savaient pas que mon
père était déjà là-bas, ils sont arrivés et ils sont renvoyés. Parce que c’est le groupe là [de mon
père] qu’on reconnaît. Mais ils sont venus voir mon père pour demander pardon et quand mon
759
L’ensemble des faits suivants m’amènent à croire que c’est effectivement Anastase Nevis qui a
introduit Mami Watà dans la Bourian : a) tous mes interlocuteurs d’âge avancé, dans toutes les villes, sont
d’accord qu’auparavant il n’y avait pas Mami dans la Bourian b) Bernardin Nevis explique en détail
comment son père l’a introduite ; 3) même le principal concurrent des Nevis, les De Souza, disent que
c’est Anastase qui l’a fait.
760
Par là je comprends que l’accordéoniste était le père de Jean, qui habitait dans le compound où ils ont
fait le siège/couvent de leur (nouvelle) bourian.
761
Il se réfère probablement à ce que Simone De Souza décrit : que sous la direction de Jean De Souza,
« une nouvelle troupe vit le jour à Lissèssa sous la protection de la tante Agnès Tohounvi de Souza ».
Lissèssa étant la localisation de la maison.
461
père [a vu] : « c’est les Agudàs » ; il a accepté. Parce que c’est une maison d’Agudà. (…) Ils
[les De Souza] n’avaient pas de groupe bourian, ils avaient hougan et c’est fini. Et s’il y a des
manifestations là-bas, c’est mon papa qui va là-bas pour jouer762.
Bernardin veut dire que la création du groupe De Souza effectuée par Jean et Jo en 1960
n’était pas « une trahison préméditée ». Les motivations ont été les circonstances liées à
une absence temporaire d’Anastase Nevis, puis à un manque de respect hiérarchique
allié à un élément de cupidité (suggéré dans les interlignes), donc à une certaine
imprudence. La preuve est qu’ils viennent demander le pardon du chef qui leur a
accordé, car ils étaient des Brésiliens, « une maison d’Agudà ». D’après l’entretien
antérieur de Bernardin, ce n’est qu’un an plus tard (1961) que les De Souza vont
s’établir vraiment à part, dans des circonstances qu’il n’a pas éclaircies. Enfin, je
cherche à savoir comment étaient les relations Nevis-Super Bourian De Souza dans les
dernières années :
Comme c’est notoire qu’il y a plusieurs De Souza et alliés dans le gouvernement et dans
l’administration, par ce récit Bernardin suggère que les De Souza auraient des contacts
au niveau du ministère qui les auraient favorisés.
L’ensemble du discours de Bernardin est donc précis dans son récit et habilement
diplomatique :
1 - L’actuelle bourian des De Souza a été créée par Jean à partir d’une dissidence du
groupe Nevis, mené alors par son père, Anastase.
762
Entretien avec Bernardin Nevis en 15/01/2015, à Ouidah.
763
Il se réfère probablement à une aide au déplacement.
462
2 - Il y a une pluralité de maisons dans la famille De Souza et certaines d’entre-elles ont
été impliquées dans la création du groupe bourian ; en plus, plusieurs personnes y
participant n’étaient pas des Agudàs.
3- Cette création de groupe menée par Jean de Souza n’a pas été un « délit prémédité »,
mais le fruit des circonstances, alliant un manque de respect hiérarchique à une certaine
cupidité.
4- Par conséquence, Jean et le groupe des De Souza ne seraient pas des « traîtres », mais
plutôt des insubordonnés, ce qui est bien moins grave. Vu que, indépendamment de
l’âge, Anastase (chef, responsable) est plus « grand » que Jean (chanteur)764, cette
insubordination serait vue comme une sorte d’« imprudence de jeunesse ».
5- Anastase, son père, avait généreusement pardonné cette « imprudence de jeunesse »,
en se basant sur le respect de leur ancestralité commune d’Agudà.
6- Bernardin rappelle que dans son ensemble les De Souza sont une famille amie et
cliente de la bourian des Nevis, que les De Souza ont conscience de la primauté des
Nevis en tant que meneurs de bourian, en mentionnant ce fait même dans leur « ouvrage
officiel de référence »765. Il reprend la générosité de son père en ne faisant aucune
critique sur l’actuel groupe de la bourian des De Souza. Tout ce que Bernardin
chercherait serait d’avoir la légitimité prestigieuse de la primauté.
7- Une forme d’accord tacite se met en place entre les Nevis et la bourian De Souza :
« vous me reconnaissez comme ayant la primauté ; je ne vous délégitime pas ; il y aura
du marché de sorties bourian pour tout le monde ».
Cet accord tacite est le socle de la situation d’équilibre actuel766. Son renouvellement
s’exprime par l’invitation faite par la chanteuse Rek Souza pour que Bernardin Nevis
rejoigne l’AREBO (Association pour la Revalorisation du Rythme de la Bourian).
D’autre part, Bernardin était en train d’organiser un festival à Ouidah dans lequel la
bourian des Nevis et Rek Souza se présenteraient ensemble. On va aborder donc ensuite
la carrière de Rek Souza et l’AREBO.
764
Si en ce temps-là l’organisation de la bourian était identique à l’organisation actuelle, il est probable
qu’Anastase Nevis serait le chef-chanteur principal et Jean de Souza le deuxième chanteur.
765
Simone de Souza (1992)
766
S’il y a des situations de concurrence ou de friction, celles-ci n’atteignent pas un niveau de grande
relevance.
463
Rek Souza et l’Association pour la Revalorisation du Rythme Bouryan - AREBO
Rek Souza est le nom artistique de la chanteuse Blanche De Souza, née à Porto-Novo en
1964. Son père, Paul Jérôme Anastasio De Souza, était catholique et inspecteur des
impôts. Paul est né à Allada, ville où le grand père de Rek, Jérôme Anastasio De Souza,
le Chacha VII, s’était établi car il y possédait des fermes. La mère de Rek, Rekiatou
Malèhossou, est haoussa, musulmane, et était fonctionnaire de la poste767. Enfant, Rek
fréquentait les deux religions, puis a choisi de suivre la foi catholique. Vers 1997, Rek
avait déjà un album sur le marché, où elle chantait plusieurs styles musicaux, parmi
lesquels la musique haoussa. C’est à ce moment-là que le chef de la famille, Juliao
Feliciano Honoré De Souza, le Chacha VIII,768 fait un appel à Rek, qui se souvient :
« Il m’a dit que Monseigneur De Souza était venu vers lui car il avait remarqué qu’il y a un De
Souza qui chante. Il avait demandé : ‘‘faites-lui appel, il faut qu’elle chante le Bourian, elle est
quand même de la famille De Souza, elle ne peut pas laisser le rythme de son père et ne faire
que le rythme de sa mère. Elle n’a qu’à revenir à la maison et on va lui apprendre’’ »769.
Rek Souza sort donc en 1999 son deuxième album, Deos me Ajuda. Le titre est
l’expression attribuée à son ancêtre, le Chacha I qui, questionné à propos de sa
prospérité, disait souvent l’expression « Dieu m’aide » en portugais. Pour la promotion
de l’album, Rek produit un vidéo-clip de la chanson Palma,770 qu’elle avait écrite sur le
rythme de la samba de la bourian, en langue fon avec des passages en français. La
chanteuse explique qu’elle a « préféré inviter les gens à danser « palma » plutôt que
« bourian », car « palma » était un mot plus court. Palma est ainsi devenue assez
populaire au Bénin, dépassant largement les cercles Agudàs. Dans le vidéo-clip, les
masques de la bourian dansent à Singbomey, la maison familiale des De Souza à
Ouidah. Rek commence en chantant l’indélébilité du lien existant entre le roi d’Abomey
767
Le nom artistique Rek Souza est une jonction du prénom de la mère, Rekiakou et du patronyme du
père, De Souza, dont elle a ôté la particule « De ».
768
Juliao Honoré Féliciano De Souza (16/04/1928 - 23/10/2014), le Chacha VIII.
769
Entretien de Rek Souza le 4/8/2013, à Calavi. Monseigneur Isidore De Souza (1934-1999), évêque de
Cotonou, était une des personnalités les plus prestigieuses du Benin. Il a présidé la conférence nationale
souveraine (1990), qui a conduit la transition entre le régime instauré par le militaire Mathieu Kérékou
vers le système actuel d’élections et multipartisme. À ce propos voir Mensah (2011), Isidore de Souza -
Figure fondatrice d'une démocratie en Afrique.
770
« Palma » veut dire littéralement « pomme de la main » en portugais, ou plutôt « taper les mains », et
est également l’une des manières par lesquelles mes interlocuteurs Agudàs les plus âgés appelaient la
samba, notamment à Lomé.
Le Vidéo-clip est disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=C2CM1LWDVhM
464
Ghezo et l’ancêtre fondateur de sa famille, Francisco Félix De Souza, le Chacha I. Puis
la chanteuse rend hommage à Monseigneur Isidore De Souza pour enfin revenir au
Chacha I, montrant son portrait et son ancienne chambre ornée de meubles à la
brésilienne, devenue un endroit de visite et de culte à sa mémoire.
« Former des chanteurs sur le plan des techniques. Faire d’eux de très bons chanteurs (...) Je
tiens à ce que le rythme Bourian ne se perde pas. Je sens que c’est en train de partir tout
doucement, je me dis mon Dieu, ce rythme-là va partir, il faut réveiller le rythme, les groupes
qui jouent le bourian, il faut leur redonner de l’espoir. Pour que la relève puisse prendre après,
il faut préparer la relève, et demain ce rythme-là restera, même après nous ça restera.772 »
Le rythme en question est la samba, le rythme marcha n’étant pas particulièrement entré
dans la discussion. Pour Rek, l’association doit également stimuler la mise en
patrimoine de la bourian773 :
771
La principale absence que j’ai remarquée fut celle d’Auguste Amaral de Porto-Novo qui, d’ailleurs,
n’a jamais rejoint l’AREBO.
772
Entretien de Rek Souza le 4/8/2013, à Calavi.
773
En novembre 2001 a eu lieu à la Maison Internationale de la Culture à Porto-Novo la conférence
internationale « Aguda : aspects du patrimoine afro-brésilien dans le golfe du Bénin », organisée par
l’EPA (École du Patrimoine Africain) et l’IBERDA (Institut Béninois d'Études et de Recherches sur la
Diaspora Africaine). Selon les actes de la conférence auxquels j’ai pu avoir accès (les papiers n’ont pas
été publiés), plusieurs communications ont porté sur le patrimoine
culturel (Guran ; Houenoude et Godonou ; Goncalves, parmi d’autres) et ont mentionné la bourian,
cependant aucune n’était centré spécifiquement sur ce point. La question de la mise en patrimoine d’un
héritage agudà surgit régulièrement dans les débats sur le sujet –et pas seulement lors de cette
conférence– mais elle se déroule presque toujours autour de la préservation du patrimoine
matériel architectural afro-brésilien.
Je fais ensuite une remarque à propos de l’aspect patrimonial de la bourian que j’ai constaté après avoir
effectué des recherches des deux cotés de l’océan :
Le seul patrimoine immatériel classé par l’UNESCO au Bénin est « le patrimoine oral guélédé » inscrit en
2008 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Le guélédé est une
manifestation de masques (avec musique, danse, etc.) chez les yoroubas nagos, concentrés à l’Est et Sud-
est du pays. Au Brésil par contre, plusieurs fêtes populaires auxquelles la bourian fait référence sont
inscrites sur les listes du patrimoine fédéral ou sur les liste des États qui composent la fédération
brésilienne. Voici deux exemples à ce propos : le genre musical au Brésil qui me semble le plus proche
465
« Le guélédé [masque yoruba] est allé dans le patrimoine de l’UNESCO, pourquoi pas le
bourian ? C’est quand même un beau rythme, il faut qu’il soit reconnu par l’UNESCO, et c’est
nous, notre manière de travailler, si nous nous battons et le mettons en valeur, les gens vont
revaloriser le rythme (...) nous devons amener ce rythme-là à l’UNESCO, ce n’est pas à
l’UNESCO de venir à nous. (...) Et puis, il y a des jeunes qui aujourd’hui prennent les masques
et vont aux fêtes, aux enterrements et demandent de l’argent, ce n’est pas une bonne chose, pour
le bourian ; (...) le bourian ne fait pas ça. (...) Ils ne jouent même pas [samba], ils viennent et
jouent une autre musique »774.
Dans le cadre de l’AREBO, Rek Souza met l’accent sur l’idée qu’il n’y aurait qu’un seul
rythme arrivé du Brésil :
« Maintenant il parait que les jeunes qui sont dans les groupes, qui sont avides d’argent, sortent
vite des groupes et vont créer d’autres groupes. Maintenant ils ne maitrisent pas le rythme, et ils
vont jouer à leur manière…et là ça dénature le rythme, ce qui fait qu’il y a plusieurs rythmes de
Bourian sur le terrain aujourd’hui, alors que c’est un seul rythme qui est venu du Brésil pour
venir ici, et maintenant chacun essaye de dénaturer le rythme à sa manière, ce qui n’est pas
bien. C’est pour ça qu’on a eu des discussions pour voir comment corriger ce qui se passe
actuellement.»775
« Il y a eu des petits problèmes entre les groupes. Nevis et De Souza s’entendent très bien, il n’y
a pas de problèmes. Mais Arnaud [Codjo] était venu jouer à Ouidah, et les gens lui ont lancé
des pierres…Il n’a pas apprécié. Donc il a posé le problème et dit que si on lui fait ça encore il
va mal réagir. On lui a dit que non, ce ne sont ni les De Souza, ni les Nevis qui avaient fait ça ;
c’est peut être quelqu’un d’autre. Moi j’ai dit que nous devons pas faire des choses comme ça
autour des Bourians, nous devons être un, et nous devons nous soutenir. Quand les Nevis jouent
quelque part, il faut que les autres aillent soutenir. »776
à la samba joué dans la bourian est la « samba de roda da Bahia » (samba de cercle), genre qui a été classé
en 2008 comme patrimoine immatériel par l’UNESCO. Le Bumba-Meu-Boï, la fête autour du masque du
bœuf, est classé comme un patrimoine de l’État du Maranhão.
On voit donc un des « nœuds » de la question du patrimoine autour de la bourian : le contraste entre la
valorisation institutionnelle des expressions festives, disons, de la même famille que la bourian au Brésil
et l’absence d’actions du genre concernant la bourian au Bénin.
774
Entretien de Rek Souza le 4/8/2013, à Calavi.
775
Entretien de Rek Souza le 4/8/2013, à Calavi.
776
Entretien de Rek Souza le 4/8/2013, à Calavi.
466
Cependant, dans la pratique les activités de l’association se sont développées bien plus
lentement qu’espéré, si l’on pense à l’enthousiasme qui régnait parmi les participants
lors de la première rencontre à Ouidah : « Le rythme Bourian c’est notre rythme, nous
l’avons dans le sang, nous pouvons pas le laisser mourir, c’est pas possible. On va se
battre !», a dit Rek dans son discours de clôture de l’atelier.
467
468
B : Jo [Gbédji], c’est ici. Jo, il était arrivé chez mon papa et puis...on le tape eh ? Et puis on l’a
confié...c’est mon père qui a appris à Jean la chanson, c’est mon père qui l’apprit à chanter.
Quand Jo est arrivé on l’a remis à Jean, c’est Jean qui l’a appris à chanter. C’est comme si :
« bon, Nevis a pas le temps, il faut [donc] s’occuper de lui [Jo]».
J : Pourquoi on lui tapait ? Il était jeune, il faisait des bêtises ?
B : Non, dans le groupe si tu fais quelque chose qui ne va pas...tu prends le poing [dans le haut
de la tête], eh ? (rires). C’est pas parce que tu es venu dans le groupe que tu prends ça pour te
considérer comme un quelque chose...
J : Mais cela arrive encore parfois ?
B : Bon, aujourd’hui moi j’ai amoindri ça ; au temps de moi il y a quelques années passés...bon
c’est comme ça. Toi-même tu viens, tu ne vas pas rentrer mon salon. Tu vas rester en dehors, tu
vas t’asseoir.777
J : Mais la première bourian du Dahomey c’était Nevis ?
B : C’est pour Nevis, oui. Pour les D’Almeida, c’est mon père qui est parti créer ça à Cotonou.
Vous voyez, il y a la maison des D’Almeida ici. Donc quand les D’Almeida veulent faire sortir
bourian là-bas, ils ont payé, c’est mon père qui est parti pour créer ça778. Il est le chef, on
l’invite : « voilà, vous, faites-nous quelque chose ». Bon, d’accord il faut commencer, mais c’est
pas que lui qui montre comme on fait bourian, non ! Tu fais (...) pour toi et puis quand tu vas
faire sortir pour lui, il va dire comment. Ça là, c’est diffèrent, eh ?
J : Comment, il n’explique pas avant ?
B : Non, jusqu’à aujourd’hui. Quand tu vois notre bourian sortir et puis tu vois l’autre, tu vas
voir : « ah, il a différence ! ». 779
Je veux savoir au sujet d’Ignace de Souza, la voix principale des CDs de la Super
Bourian De Souza et chanteur associé à la bourian Étoile Brillante, située dans le marché
de Missèbo, à Cotonou sur l’initiative d’Aubin Doevi. Ignace a une belle voix et je l’ai
777
Entretien avec Bernardin Nevis 7/10/2013, à Ouidah.
778
C’est à dire, selon Bernardin, que les D’Almeida de Cotonou ont payé Anastase Nevis pour leur rendre
des services en tant que « conseilleur/superviseur en bourian ».
779
Entretien avec Bernardin Nevis 7/10/2013, à Ouidah.
469
vu, en compagnie d’Aubin, participer en tant qu’invité d’une sortie bourian diurne
réalisée par les Nevis à Cotonou. Ces derniers étaient sollicités par une famille
brésilienne aisée qui recevait la visite de membres de sa famille installés à Pointe-Noire
au Congo. Ce jour-là, les billets de francs CFA coulaient sur le front des musiciens et
des chanteurs de telle façon qu’Ignace a reçu ainsi sa rémunération. Je demande à
bernardin : « Ignace De Souza a chanté ici avec les Nevis ? »,
B : Ignace est le fils de Jean De Souza780. (...) Il était avec moi avant. Jean faisait partie de
Bourian de Nevis, et Ignace aussi. Ignace n’a aucun groupe bourian [régulier] à Cotonou.
Quand on le voit on sait que c’est un chanteur, on sait qu’il a fait le groupe de bourian de Nevis,
il chante bien. Donc les gens l’invitent de venir chanter (...) [mais] lui-même il n’a pas de
groupe là-bas.
(...) Il n’a pas chanté longtemps dans le groupe [De Souza de Ouidah], mais il voit le groupe.
Tous les enfants des De Souza viennent chez nous à la maison. Tous les enfants, même les
parents... 781
Lorsque j’interroge Bernardin sur les bourians de Porto-Novo, il ne parle pas des
Amaral, la réponse est courte et il ramène le sujet à Jo Gbédji :
B : sont les mêmes parents qui sont allés à Porto-Novo qui ont créé là-bas. Parce que, (...)
comme ils sont là-bas, ils peuvent plus revenir comme ça [avec facilité à Ouidah] et ils ont
laissé ; et après ils ont commencé à faire ça. (...) Quand tu vois deux bourians là-bas [à Porto-
Novo], c’est Jo qui est parti faire ça [la bourian des Gonzallo]. Il partage les groupes partout. Il
reste dans ce groupe-là, il crée, après c’est du problème, il va d’autres, il va créer, il va les
renvoyer, il va quitter encore.782
B : Tout le Bénin, c’est mon vieux. Après quand D’Almeida fait ils ont invité mon papa pour
faire sortir. Pour que le groupe sort première fois dehors, il était présent. Il y a un groupe aussi
780
Et pourtant il n’est pas resté à la tête de la Bourian De Souza. Le chef du groupe, depuis plusieurs
années, est Ernest « Ninin » Kangni, fils de Théodore « Téko » Kangni, que quelqu’un avait défini
comme étant « le meilleur chanteur de Jean De Souza ».
781
Entretien avec Bernardin Nevis, le 7/10/2013, à Ouidah.
782
Entretien avec Bernardin Nevis, le 7/10/2013, à Ouidah.
470
qui est à Abomey783 ; c’est ici ! (...) Rodriguez ; c’est ici ils ont appris toutes les choses. Ils sont
restés dans le groupe. Je ne sais pas ce qu’il est là.
J : Il est déjà décédé.
B : Quand on a fêté à Abomey, il a demandé s’il peut créer.
J : Il fallait demander l’autorisation ?
B : Ah Oui ! Et puis mon vieux aussi il était [allé] là-bas avant qu’ils ont fait sortir le groupe.
J : Mais là-bas ils jouaient pandeiro [tambourin], et ici on ne joue plus…
B : Bon il faut…améliorer les choses.
J : Mais ici à l‘époque de ton père on jouait le pandeiro ?
B : Bon, au moment de mon grand-père, eh ? Quand il joue l’autre [tambour carré] il met
l’autre [pandeiro] aussi dedans. 784
C'est-à-dire que Bernardin explique que son grand-père mélangeait les tambours carrés
et les pandeiros, chose que nul groupe ne fait de nos jours785. Bernardin relie une série
de groupes et de personnalités célèbres de la bourian à une lignée de transmission du
savoir-faire des Nevis : le groupe De Souza, le Groupe D’Almeida de Cotonou, le
groupe de Rodriguez de Abomey-Bohycon, ainsi que le groupe Do Rego, auquel il
donne cependant moins d’importance. Quant à Porto-Novo, la bourian de l’Association
serait pour Bernardin le fruit de celle de Ouidah et celle des Gonzallo une sorte de petit
fils de Nevis puisque Ignace De Souza, qui était auparavant chez les Nevis, y participait.
Parmi les personnalités remarquables que Bernardin rattache à sa maison, outre les déjà
abordés Jean De Souza, Ignace De Souza et Jo Gbedji, il y a Totoye chez qui, selon lui,
pendant une période, la bourian des De Souza a eu son siège. Il mentionne aussi le
chanteur et accordéoniste Mathias désormais décédé. Mathias serait l’accordéoniste
ayant joué dans les Cds enregistrés par les De Souza. On peut entendre ces Cds avec
facilité dans les fêtes des brésiliens et de leurs alliés, un peu partout dans le Sud Benin,
car ce sont les seuls Cds de groupe bourian qui circulent sur le marché. Le style de jeu
de l’accordéon attribué à Mathias est devenu une référence, et plusieurs groupes,
notamment les De Souza, pour pallier l’absence de cet instrument, incluent des organes
électroniques (appelés par les acteurs « piano ») dont les musiciens essayent de jouer à la
783
Plus exactement à Bohycon, ville voisine d’Abomey.
784
Entretien avec Bernardin Nevis en 15/01/2015, à Ouidah.
785
Pour compliquer un peu plus cette question, Bernardin a dit à une occasion (27/07/2013) que le plus
petit des tambours carrés, le patingué, est ainsi appelé en fon et yoruba, mais « les gens l’appelaient
pandeiro ».
471
façon de ces Cds. Cependant, je n’ai jamais entendu un pianiste qui arrivait à se
rapprocher de sa rythmique et de la subtilité de son jeu786. « L’accordéon il a commencé
chez moi. Il est né dans notre groupe », réclame Bernardin787. On verra ensuite deux
groupes auxquels Bernardin a fait référence : celui des Rodriguez à Bohicon puis celui
des D’Almeida de Cotonou.
Sur le bord de la route du quartier Zongo à Bohicon, se trouve un petit panneau écrit sur
le haut d’un mur : Villa Brasilia. C’est la maison de Jules Horacio Rodriguez, né à
Porto-Novo, d’une mère originaire de Kétu, et mort en 1946. Le père de Jules serait
venu du Portugal ou du Brésil, selon Félicien Rodriguez (né en 1933), fils de Jules.
Félicien alterne constamment les références à ces deux pays, ce qui me semble un bon
exemple du fait qu’au Bénin, se réclamer Portugais ou Brésilien, est converger vers une
même identité. Félicien cependant n’a plus de détails au sujet de son grand père, à part
qu’il serait décédé à l’âge de 32 ans, alors que son père Jules était âgé de 13 ans.
Jules Horatio (ou Haratio) a épousé Ayoko Ayayi. Ils sont les parents de Bruno
Rodriguez, l’organisateur de la bourian de Bohicon, le grand frère désormais disparu de
Félicien. Selon Guran (2010 : 138-139) Bruno était connu aussi par le surnom « Papa
Giganta » et, lors d’un entretien en 1996, il lui avait dit qu’il « participe à la bourian
depuis 1936, date à laquelle son père a fondé un groupe avec d'autres ‘‘Brésiliens’’ tels
que les de Souza, do Rego, dos Santos, Domingo et Sacramento ». L’entretien de Guran
s’est déroulé en 1996 et à ce moment la bourian de Bohicon était encore en activité,
réalisant des répétitions hebdomadaires chez M. Codjovi.
Marie Madeleine Rodrigues, nièce de Bruno et de Félicien, dit que son père, Benoit
Rodriguez (1919-1990), faisaient partie du groupe, et qu’en fait « tout le monde
[participait], même moi ; si je commence à chanter tu vas crier [de joie] !». « C’est
786
La présence de l’accordéon – pas celle du clavier – rapproche la sonorité générale de la bourian à
l’univers sonore des styles associés avec le monde rural traditionnel du Brésil, tel que la Folia de Reis,
fêtes liés aux rois mages. L’accordéon devient de plus en plus populaire au Brésil à partir de la seconde
moitié du XIXe. (Bueno Ferraz 2017).
787
Entretien avec Bernardin Nevis, le 7/10/2013, à Ouidah.
472
comme kaleta, enfants qui mettent des masques comme ça. C’est ça qu’on joue au
Brésil, chez vous, là… ». Les musulmans du quartier, habité notamment par les hausa,
venaient alors regarder la fête. Madeleine se souvient de la veille du Bonfim, qui, dans le
temps de son père, était fêté dans la ville : « Ils commencent à crier depuis l’église St.
François d’Assise, c’est à peu près à un kilomètre ». Félicien complète : « en passant
derrière OCBN (gare). La fête [le lendemain] on faisait à la maison, les gens viennent
nombreux, ils savaient que c’était les Portugais. Cela dans les années 1940 ». « Années
soixante ? Non, c’est fini déjà ». Je demande si son frère Bruno a continué d’organiser le
Bonfim : « non il n’est pas ici », c’est à dire, Bruno avait déménagé à Cotonou. Quand
les commémorations du Bonfim se sont arrêtées ? « Quand mon père est mort. Les
autres Portugais font, mais maintenant non. » Madeleine s’est souvenu d’une chanson en
français dont je n’étais pas au courant : «Viva Bonfim…viva viva au président,
marchons vers le Bonfim…viva aux enfants de Bonfim ». Elle continue : « quand on
commence par dire ces choses, tout le monde crie ! Ah, c’est bon, quoi ! On est en
joie ! »
En plus de jouer dans des enterrements et les mariages, et également dans la fête de fin
d’année pour des entreprises, ils animent en décembre la « fête D’Almeida », qui
compte, selon lui, avec la participation de centaines de personnes :
« On va à la messe; et on fait samba, carnaval jusqu'à la plage. On marche avec les masques,
jusqu’à la plage, tenue blanc, tout blanc. Le matin on va à la messe, 10 heures à S.
Michel [église], à midi la messe sort, pour aller carnaval jusqu’à plage ; c’est pique-nique.
Proche de Novotel, des fois plus loin (...) Tous les d’Almeida de Cotonou ! (...) mangent
feichouada...il y a beaucoup de plats qu’on fait, couzido (...) comme c’est une grande chose je
suis obligé d’appeler 4 trompettistes et trombonistes.
Alors je regarde avec Romain la vidéo-cassette de la présentation du groupe lors d’un
festival en 1998 qui fut transmis sur la chaîne nationale de télévision. Ce groupe
présente des chanteurs et des choristes ayant une bonne intonation et une bonne
prononciation du portugais. Jo Gbédji est le chanteur principal et un des fondateurs,
Clotaire D’Almeida, le chanteur secondaire. L’orchestre inclut des trompettes, une
guitare électrique (ayant un jeu qui m’a paru être influencé par la rumba congolaise) et
474
une basse. Ces instruments s’insèrent très bien dans le rythme de leur samba à tambours
carrés, joué dans un tempo un peu plus rapide que celui des Amaral de Porto-Novo.
Parmi les masques, un cheval noir : Romain m’informe qu’il fut confectionné par
Rodriguez de Bohicon. Romain toutefois n’avait pas de contacts avec leurs descendants.
On voit aussi toute une « famille Mami Watà » incluant une « Mami-enfant ». « Il y a le
père, la mère, l’enfant », décrit Romain. La seule autre « famille Mami », dont j’ai eu
connaissance est celle qui apparaît dans le film Brésiliens d’Afrique et Africains du
Brésil (Bellon 1974), où, chez les De Souza à Ouidah, on voit une « Mami fille », ayant
cependant l’apparence d’une jeune femme788. À un certain moment dans la vidéo, des
femmes présentent une élégante danse en tenant un mouchoir blanc dans la main.
Romain précise que les hommes peuvent le danser aussi. La pratique n’avait pas de
dénomination particulière, mais dans ses mots, « c’est les Agudàs qui utilisent souvent
les mouchoirs. C’est leur système de danse ».
788
Plus récemment j’ai pu découvrir dans une vidéo domestique une petite « Mami fille » dans la même
Super Bourian de Souza, qui côtoie J. Chirac et Mami Watà lors d’une sortie à Singbomey, à ce qu’il
parait en 2012. La vidéo est disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=OMxbTkX0yCo&t=260s
789
C’est à dire, bourian ne leur appartient pas par tradition familiale.
475
(1975 : 128), pour qui le Nevis retourné du Brésil était un ancien esclave fon790. Il faut
Toutefois prendre en compte également la possibilité d’une équivoque. On sait que
plusieurs familles qui se revendiquent yoruba s’expriment au quotidien
préférentiellement en fon. Néanmoins, il faut avoir à l’esprit que les auteurs plus
anciens, fussent-ils des voyageurs ou des chercheurs, auraient pu considérer une famille
parlant une langue quelconque comme appartenant au « groupe ethnique » associé à
cette langue.
J : Le premier Nevis est retourné du Brésil ?
B : Il n’est pas retourné ; il est venu du Brésil791. Mais on ne lui a pas fait quitter ici pour
amener là-bas. Nous avons des frères qui sont à Nigeria. Tu vois quand tu as un frère qui est
déjà ici, tu as la possibilité de trouver une place de maison ici. Donc il est venu directement
s’installer du Brésil et ils ont loué maison du vin, ils font du pain ici. Après ça les autres sont
venus. Nos grands-pères, eux, ils ont des frères aussi au Nigeria. Il y a ce qui a amené bourian,
lui il est là-bas au Brésil. Donc c’est comme si toi tu viens maintenant au Bénin, tu veux faire la
promesse. Eux aussi c’est une maison de la promesse. Quand il est arrivé, c’est les gens de ceux
qui vient du Nigeria qu’il a trouvé ici. (...) Les gens du Nigeria, ils sont déjà ici mais ils n’ont
pas une maison ici. (...) ils ont fait un atelier, on prépare du pain, on fait le vin … entre [vers le]
XVIIIe siècle.
On a mis tout ça dans le dossier, après quand on a eu le problème de la pluie tous les dossiers
sont partis….comment on chante en portugais et en espagnol, on explique ça en fon, en français.
Maintenant du Portugal [langue portugaise], on met ça en yorouba. Pour que les gens
comprennent ce que l’espagnol792 en train de dire, ce que Agudà est en train de dire dans ces
paroles. On chante des chansons qui est en yoruba ; bon, c’est les choses qu’on a dit dans les
chansons de Brésilien, Portugal, c’est ça qu’on traduit en yoruba. Nous aussi on a fait d’autres
[chansons]…
- Mais Simone De Souza qui a écrit [l’ouvrage], elle a vu ces papiers ?
- Non,...les papiers la, tout ça était au musée, quand le blanc qui est là est fâché, avant de partir
790
Sauf s’il s’agissait de plusieurs branches différentes et que par exemple, un retourné fon aurait été
incorporé dans les lignées yorubas.
791
Par cela Bernardin veut dire qu’il n’était pas esclave au Brésil.
792
Bernardin mentionne l’espagnol, langue très proche du portugais, notamment au niveau de son
lexique. On sait que quelques familles Agudà ont des origines à Cuba (cf. Law 2004 ; Guran 2010 et
Sarracino 1988), mais je n’ai jamais entendu une chanson bourian en espagnol. Cependant il est possible
que Bernardin pense que certaines chansons qu’il chante soient en langue espagnole. Il me semble
possible que cela pourrait être dû à l’influence de ceux qui connaissent un peu de vocabulaire espagnol et
auraient identifié dans les chansons quelques mots communs ou semblables dans les deux langues,
considérant ainsi que la chanson était « en espagnol ».
476
il a brûlé toutes les feuilles793.
Je cherche à savoir si Bernardin connaît avec certitude le prénom du Nevis qui est venu
du Brésil et a fondé sa famille :
B : Nous aussi on ne sait pas…il a la tombe qui est là, nous aussi on a commencé pour
demander de renseignements, tout la famille, ceux qui comprennent l’histoire794.
J : Celui qui est venu du Brésil, il a acheté des gens pour aider dans la maison ? Des yoruba…
B : Il a dû marier les yorubas. Yoruba ils parlent nago.
J : Et il faisait déjà la bourian ?
B : Oui. Depuis le XVIIIe siècle, et s’est développé au XIXe siècle (sic)795.
J : Et les Nevis sont serviteurs du Chacha ?
B : Non, ils sont pas serviteurs, il [l’ancêtre Nevis] est magasinier de fort. (…)
On voit donc que Bernardin n’est pas sûr que l’ancêtre fondateur de la famille soie
effectivement Olimpom (Olimpio), comme dit Turner (1975), ou le retourné José
Joaquim das Neves, comme suggère Law (2004), ou même un tiers. Vu qu’Olimpom
arrive à Ouidah à la fin du XVIIIe siècle et que José Joaquim est mentionné au milieu du
XIXe siècle, rien n’empêche de penser qu’il s’agirait de deux individus qui, bien que
portant le même patronyme, n’auraient, en principe, pas de lien mais que,
postérieurement, leur descendance aurait été perçue comme des branches d’une même
famille, à la façon des D’Almeida qui prennent leurs origines dans quatre individus
ayant le même patronyme796. Par contre, dans un autre domaine, le récit de Bernardin
d’une autonomie familial et leadership historique dans la bourian va dans le même sens
que Turner (1975) et Law (2004). Ces auteurs montrent que les Nevis étaient des
magasiniers et/ou commerçants et non des serviteurs des De Souza. Le point sensible
est le suivant : dans le cas où les Nevis seraient des serviteurs, la bourian des Nevis
serait, par conséquence une dissidence, ou une émanation des De Souza. Selon cette
logique, si les Nevis étaient des « simples musiciens » dépendant des De Souza, ils
auraient été possiblement des serviteurs ou même des esclaves de ces derniers. J’ai
793
Il se réfère à un fait historique connu. Pendant toute la colonisation française, le fort portugais avait été
laissé à l’administration portugaise, comme une sorte de micro enclave. Lors de l'Indépendance du
Dahomey, le nouveau gouvernement décide de reprendre le fort. L’officier portugais responsable décide
de mettre le feu au bâtiment avant de le rendre aux Dahoméens.
794
On voit que Bernardin n’est pas sûr si l’ancêtre fondateur de la famille serait Olimpom (Olimpio) ou
Joaquim.
795
Il dit exactement cette phrase, dans un français soutenu, décalé de celui du reste de l’entretien. Je me
demande s’il ne reprend pas, mot par mot ce qu’il a lu quelque part. Entretien avec Bernardin Nevis en
15/01/2015, à Ouidah.
796
Turner (1975 : 86). Mais dans le cas des D’Almeida les mémoires familiales ont gardé leur différentes
origines, tandis que pour les Nevis les choses ne semblent pas si claires.
477
entendu des rumeurs à ce sujet au Bénin. Toutefois, je pense avoir réuni dans cette thèse
des éléments permettant de réfuter une telle idée.
J : Et les autres familles venaient jouer ?
B : Il n’était pas, nos [sic] grands-pères, seul, il avait aussi, [ce] qui a vraiment supporté le
groupe, (...) Moreira. C’est lui avec mon père qui avait amené le groupe. Pour dire la vérité,
c’est nos grands-parents qui ont bien supporté la chose. (...) Moreira est dans le groupe ici797.
J : Quand vous dites « grand père » c’est le grand Père vraiment ou c’est avant ?
B : Avant, avant 798; mais aujourd’hui il y a les enfants qui sont dedans. Parce que quand les
vieux sont en train de faire ça, les enfants sont en train de voir ça. Et tous les enfants que tu vois
dans le groupe ici, le père est déjà resté dedans799.
Par « Avant, avant » Bernardin veux dire arrière-grand-père ou une génération encore
antérieure. Il voit sa bourian comme un projet dans le temps, une entreprise qui
transcende les générations. Puisque celle-ci est constituée dans une large majorité par
des jeunes, elle serait donc une sorte d’école pratique de mœurs et traditions agudàs.
Je demande à Bernardin s’il pouvait me dire quelques noms de membres faisant partie
de sa bourian :
B : L’adjoint président est un de nos membres : Aladassi François, sa maman est Da Matha, elle
était membre du groupe à l’époque. Il y a Odjo Favi Marcellin, il joue dans le groupe.
J : Et d’autres qui sont importants ?
B : Bon, tous les membres sont importants. Tous les membres. Quand tu vois un membre qui est
dans le groupe, son grand père est déjà, il a déjà fait le groupe. (...) c’est pas qu’on leur dit
quelque chose [de rejoindre le groupe], c’est eux même qui s’élèvent et qui disent [qu’ils]
veulent rester dans un groupe, sans l’avis du leur grand-père, de leur maman. Après quand ils
viennent, tu dois [aller] voir leur parents : « voilà, votre enfant dit il voulait rester dans le
groupe » La maman dit : Bon, parce que nous aussi on a passé le groupe entant [auparavant].
797
Il se réfère, bien sûr, à un descendant de l’ancien Moreira. Cela suggère également, que les Nevis et
les Moreira sont des familles qui maintiennent la bourian comme trait d’union entre elles. Dans la
pratique, ce genre de lien peut s’exprimer de la manière suivante : lorsqu’il est question d’animer une
fête, cette famille appellerait préférentiellement la bourian des Nevis. Ainsi l’inclusion de membres de
différentes familles est aussi une manière d’entretenir un réseau de possibilités de sorties, disons, un
marché. C’est une des raisons par laquelle aucune bourian ne possède la totalité de ses membres
appartenant à une même famille. Une telle homogénéisation au niveau humain, n’est ni possible, ni
recherchée de la part des organisateurs de groupes.
798
C’est à dire arrière-grand-père ou une génération encore antérieure.
799
Entretien avec Bernardin Nevis en 15/01/2015, à Ouidah.
478
(...) par exemple il y a les De Souza, eux ils ont tous restés ici. Et puis c’est pas que quelqu’un
les a dit « avant le grand père aussi a passé le groupe ». C’est quelque chose bon, qui est dans
le sang. Bon on ne te dit rien, bon quand même tu viens…pour rentrer dans le groupe. Les
jeunes comme les grands.
J : Et presque tous sont d’origine brésilienne ?
B : Il y a d’autres qui est Da Matha, De Vieyra etc, etc. D’autre qui la maman est Domingo, ou
bien Da Matha...800
J : Pourrais-tu me donner les noms d’au moins deux femmes membres du groupe ? La doyenne,
par exemple.
B : Il y a D’Almeida Jeanne, il y a Do Rego, le prénom je connais pas...
J : Quelle est la date plus importante pour toi ? À Porto-Novo c’est Le Bonfim.
B : Nous on choisit plusieurs jours. Ça dépendant de nous-mêmes, notre temps. (…) Chacun va
dire ses programmes…avant, à l’époque, il y avait un jour fixe. Aujourd’hui nous avons
beaucoup de programmes, chacun court pour trouver ce qu’il va manger, donc on essaye de
voir…et chacun a des problèmes dans sa maison aussi. [Dans le temps de mon père] c’est le 25
décembre ! Et après c’est le 31 décembre et le premier janvier. S’ils ne font pas le 31 [déc.], il
fait le premier [jan.]801.
On voit ici que les Nevis associent les sorties les plus importantes de la bourian au
« cycle de Noël » (qui va de décembre à l’Épiphanie) plutôt qu’avec le Bonfim
(deuxième dimanche après l’épiphanie). Par ailleurs, à aucun moment dans les entretiens
Bernardin n’a évoqué le mot « Bahia », ce qui contraste avec l’évocation d’une bahianité
qu’on trouve de nos jours chez les De Souza, dont le discours renvoie souvent à l’endroit
de naissance de leur ancêtre fondateur et où on arbore même des drapeaux de l’état de
Bahia. Je rappelle néanmoins que la plus ancienne mention d’une fête chez les Brésiliens
d’Afrique est celle d’une célébration de Noël et de l’Épiphanie à Lagos en 1867 (Bouche
1885 : 264) et pas le Bonfim. Il est tout à fait possible que les diverses familles étendues
Agudàs célébraient chacune certaines dates (Noël, jour de l’an, Épiphanie, Bonfim...) et
qu’à un certain moment ait eu lieu, à Porto-Novo, une convergence vers le Bonfim, qui
finit par devenir la plus représentative d’entre les dates festives des Agudàs lorsque la
ville était la capitale de la colonie du Dahomey.
J’aborde ensuite la question de la « succession » :
800
La répétition du nom Da Matha dans deux catégories différentes n’est pas sans fondement. C’est dû à
la patrilinéarité : une chose est d’être « Da Matha » (de père), l’autre chose est d’être « de mère Da
Matha ».
801
Entretien avec Bernardin Nevis en 15/01/2015, à Ouidah.
479
J : Et après toi, qui, penses-tu, pourra continuer quand tu seras trop âgé ?
B : (Rires) je connais ce qui va continuer ! Je sais déjà.
J : Mais lui il le sait ?
B : Lui il peut pas savoir ; quand tu vois la personne, la manière en train de se comporter, c’est
ça que tu dois savoir que...il est comme moi ; il n’est pas comme moi. Il y a plusieurs parmi les
enfants. Ça peut être trois ou bien deux.
Différemment d’Auguste Amaral à Porto-Novo, Bernardin précise que ses enfants seront
ses successeurs, à condition qu’ils soient sérieux dans les études et le travail :
B : Quand moi je suis fatigué les enfants vont prendre le relais en même temps. Mais ils vont
aller à l’école eh ? Ah oui il faut travailler pour pouvoir trouver l’argent pour pouvoir
entretenir la chose802.
Donc, pour Bernardin la transmission de la charge de responsable du groupe n’a pas
besoin de concerner un seul individu, mais peut être une réunion de deux ou trois
personnes qui se partageraient la tâche. Il faut tenir compte que lorsqu’il se réfère aux
« enfants », c’est possible qu’il ne pense pas uniquement à ses enfants biologiques, mais
aussi aux « enfants de la famille ». De toute façon, ici la situation est bien différente de
celle de Porto-Novo, où le chef Auguste Amaral est en retraite, plus âgé d’une vingtaine
d’années et n’a pas encore « indiqué » publiquement un « successeur ». Bernardin est
dans la plénitude de ses forces, et ma question sur la transmission est plutôt rhétorique
qu’une problématique qui se pose à court ou moyen terme. D’ailleurs, une des raisons
par lesquels Bernardin ne critique jamais Auguste Amaral peut être le fait que ce dernier
est d’une génération antérieure à la sienne. Une critique ouverte dans ce cas pourrait être
perçue comme un manque de respect.
Trois membres du groupe, tous paraissant la vingtaine, étaient chez les Nevis. Je leur
demande s’ils appartenaient à la famille :
- Non, ma maman est Lima.
- Moi, Santos.
- Moi, Sogoué, c’est fon. Je suis batteur ; lui il est masqueteur.
Joao : Mais ta grand-mère est Brésilienne ?
Sogoué : non.
J’ai eu, ainsi, un échantillon typique : un des jeunes est Agudà (de père Santos), l’autre
802
Entretien avec Bernardin Nevis en 15/01/2015, à Ouidah.
480
est de mère Agudà, et le troisième, un fon qui dit ne rien à voir avec les Agudàs au
niveau lignager, ce qui ne l’empêche pas d’avoir développé des liens sociaux et
esthétiques avec les Brésiliens. La question que j’ai posée concernant l’existence d’une
« grand-mère Agudà » est une espèce de code pour demander s’il aurait un lien
quelconque de consanguinité, même lointain, avec les Brésiliens. Cette question est
aussi la brèche que j’ouvre au jeune au cas où il souhaiterait revendiquer un lien éloigné
ou allégorique avec les Agudàs803. On voit qu’il ne ressent pas le besoin d’évoquer une
consanguinité pour justifier sa participation dans le groupe. Puis, on retient la
dénomination originale et emic de « masqueteur » pour porteur de masque. Je demande
aux jeunes si ces jours-ci la bourian sortait fréquemment ; un des jeunes me répond :
« ça sort le mercredi soir, le vendredi, le samedi. On nous invite, on joue… ». Trois fois
par semaine pour un groupe, c’est très intense comme rythme de travail et comme
entreprise commerciale. Avant de reprendre avec Bernardin, je cherche à savoir s’il y
avait dans le groupe des membres qui étaient auparavant avec les De Souza : « non,
quand tu es ici, tu es ici pour toujours. Pas quitter ici pour aller jouer là-bas. Sinon toi-
même tu vas dévaloriser.804 »
Dans les prochaines pages je transcrirai et commenterai des extraits de Bernardin où l’on
aborde des aspects de l’organisation et des activités de son groupe d’une manière plus
concise. Quelques points peuvent sembler répétitifs au premier regard, car ils ont été
déjà abordés dans les chapitres dédiés à Porto-Novo, mais c’est justement cela le point
d’intérêt. Si je me restreins à ne transcrire que la parole des Porto-Noviens, il y a le
risque qu’on puisse prendre ces mots pour « les concepts généraux des Agudàs sur la
bourian », ce qui serait réducteur de la variété du phénomène. Donc, au nom de l’équité,
je laisse la parole au chef des Nevis805.
803
La légitimité d’une démarche par l’évocation d’une « grand-mère », c’est à dire un aïeul anonyme de
la lignée féminine, est courante dans les diverses groupes ethniques dans le sud Bénin et n’est d’aucune
manière restreinte aux Agudàs, elle est spécialement visible dans le cadre du culte des egunguns, où on
évoque une « grand-mère yoruba ».
804
Ce dialogue s’est déroulé dans la maison familiale des Nevis à Ouidah, le 15/01/2015.
805
J’alterne les propos de Bernardin tenus en 2013 et 2015.
481
Couvent et baptême du feu chez les Nevis
La question de l’existence ou non d’un « baptême du feu », soit d’une sorte de petit rite
d’initiation d’un nouveau membre dans le groupe à l’occasion de sa première sortie, n’a
pas été claire pendant les recherches à Porto-Novo, où les récits ont été trop vagues ou
contradictoires. Par contre Bernardin confirme qu’une telle pratique existe dans son
groupe et l’aborde d’une manière claire. Il met l’accent sur une espèce de
questionnement moral, d’une interrogation sur la manière dont le jeune qui essaye de
rejoindre le groupe mène sa vie en dehors de la bourian. Malgré le fait que dans cet
extrait Bernardin ne se réfère pas nominalement à cela, les valeurs présentes dans le
jugement moral du jeune en question renvoient au sérieux de l’éducation et des mœurs
806
À propos du couvent, Romain D’Almeida m’a expliqué que dans son groupe, seul les Agudàs peuvent
y accéder. Les non-Agudàs qui participent au groupe « ils aident, mais ne rentrent pas ». La même
procédure d’un « exclusivité agudà » s’applique aux tambours, car c’est toujours Romain même et ses
frères ou enfants qui vont le jouer. Entretien de Romain D’Almeida, le 12/07/2013 à Cotonou.
482
Agudàs qui viendraient de plusieurs générations. Encore une fois, Bernardin ne met pas
l’accent sur les aspects plastiques tels que les capacités de bien danser ou jouer, mais sur
la dimension déontologique.
J : Lorsque les jeunes veulent entrer dans la bourian, est ce qu’il y a un baptême du feu, une
initiation ?
B : Oui, tu viens, tu donnes quelques boissons pour qu’on va te faire montrer aux membres. Et
puis on va te poser la question : « qu’est-ce que tu fais ? » « Tu es un élève ? Est-ce que tu es en
train d’apprendre quelque chose ?». C’est pas que tu vas rentrer [dans le groupe] et demain tu
vas dire que tu es voleur, que tu es parti voler quelque chose. Chez moi, c’est comme ça ! Il y
d’autres qui peuvent rester dans les groupes et allez prendre choses-là, puis faire pagaille, ou
bien il y a l’habitude d’abuser trop. Et puis chez moi on ne sait pas si tu vas trop abuser pour
boire. Quand on commence, la personne va rester là et tu vas taper, et quand tu finis, tu peux
boire. Il y a une limite. Quand on vient, on commence, on peut te servir un peu, un peu, et puis
c’est fini. C’est quand on finit, [que] tu as le droit de prendre encore quelque chose 807.
Bernardin renforce encore une fois l’aspect du comportement respectueux faisant partie
de l’« éducation à la Brésilienne » et qui valorisait notamment les études808.
807
Entretien avec Bernardin Nevis, le 7/10/2013, à Ouidah.
808
À propos de l’éducation chez les Brésiliens de la Côte des Esclaves, voir Cunha (2012), Guran (2010)
et Amos (1999).
483
B : Je ne sais pas. J’ai vu ça comme ça809.
Comme ils sont censés prononcer un seul mot, Bernardin considère à la fois que les
masques parlent et ne parlent pas. En fait, il appelle les abras aussi de « abre » ; la
catégorie du masque est donnée par le mot que le masque prononce et qui résume sa
propre fonction.Il est probable que chez les Nevis, les abras ne parlent que lors de
situations où le besoin se fait vraiment sentir, comme lorsqu’il y a une foule qui
empêche les masques les plus prestigieux de danser. En effet, les trois fois où je les ai
vus en action je ne les ai pas entendus. Cependant il faut prendre en compte qu’un
masque d’aspect laid qui dit « abre » est quelque chose d’un peu rude. Les abras
hésiteraient à me le dire, car dans ma position d’« observateur blanc intéressé », j’étais
toujours ressenti avec considération. Curieusement chez les Nevis les masques doivent
se faire comprendre avec un mot de la langue portugaise qui, d’un point de vue
phonétique, n’est même pas proche d’une expression française (abre/ouvre), ce qui
m’amène aux remarques suivantes. D’une part, le public pour la plupart est déjà habitué
à la manifestation et connaît le sens acquis de l’expression « abre ». D’autre part, les
masques se font comprendre par leurs gestes, de sorte que le public apprenne le sens
d’une expression par une sorte de « réflexe cognitif », en associant le geste et le mot.
Lorsque le public habitué est constitué de doyens, de Brésiliens ou de ceux qui leur sont
proches, la transmission de ce mot sera surtout dirigée vers les enfants ou les jeunes, soit
ceux qui en général « peuvent faire la confusion ». Ici chez les Nevis un choix a quand
même été fait : on préfère que les abras utilisent un mot inconnu de cette « langue de
force » (le portugais) pour s’exprimer dans le cadre d’une identité brésilienne plutôt que
se servir simplement d’une expression française, fon ou yoruba, de manière à être
compris par tous. Ainsi, un abra qui dit une expression en portugais maintient son
caractère fondamental d’être une apparition étrange, inquiétante, une sorte d’« alien »,
une créature venue ou de l’au-delà, ou d’outre mer.
J : À Agoué ils ont une bourian où ils appellent [les poupées géantes] Yoyo Yaya de Kaiser...et
ici ?
B : Oui c’est Kaiser ; Kaïsette, (...) je ne sais pas pourquoi on dit ; c’est ce que nous on avait
entendu ; on entendait, on dit : Kaiser [prononce « kaïsar »], Kaïsette, la femme est Kaïsette. On
dit Yaya, Yoyo. (...) Sinon on dit « Giganta » [prononce « djiganta »], des fois on dit [il
809
Entretien avec Bernardin Nevis, le 7/10/2013, à Ouidah.
484
chante] : « papa giganta papai de você / papai giganta papai de você »810, parce qu’on est en
train de l’appeler de venir. On l’appelle : « viens pour animer »811.
Comme je l’ai déjà dit dans un chapitre antérieur, j’attribue l’utilisation de cette
expression à Ouidah à la relative proximité avec la frontière de l’ancien Togoland,
colonie de l’empire allemand. La même frontière, désormais avec le Togo, passe
précisément à Agoué. Un jeune de la Espoir bourian d’Agoué a ainsi définit : « Kaiser,
c’est le vieux méchant ». À Porto-Novo, par contre, proche de la frontière avec le
Nigeria, je n’ai pas eu de référence à l’expression Kaiser.
Ici Bernardin me reproche de ne pas lui avoir apporté des masques, pour ensuite me
parler de leur coût et de ceux qui en envoient spontanément :
B : Dans le temps [2013] tu as dit que tu vas regarder endroit pour masque, mais tu n’as pas
fait ça, on a obligé de payer...ce qu’on a commandé c’est 55.000, il y d’autres que c’est
70.000 CFA ; il y a 50.000, 59.000...mais les masques que je ne veux pas c’est les masques qui
est moins cher.
J : Tu veux des masques de qualité ?
B : Oui de masques d’animaux, et un visage, une personne, quoi. Souvent les gens fait le colis
pour nous envoyer, les gens qu’ont trouvé pour moi en France, il fait le colis qu’est arrivé à
mon nom, je suis allé récupérer ça à la poste. Moi j’ai pas envoyé de l’argent, c’est la personne
qui a payé ça. C’est un ami. Moi j’ai dit j’ai besoin de masque pour faire le festival, il dit « Ah !
Bourian ! Est-ce que je peux venir ? Bon quand je peux pas venir, moi je t’envoie ça ». Il n’est
pas brésilien, il aime bien le groupe. Il a dépensé au moins 250.000 [francs CFA]812.
On voit ici un de mes problèmes d’enclicage les plus récurrents : les membres des
groupes me demandent que je leur amène des masques, me laissant dans une situation
qui n’est pas de tout confortable.
Bernardin joue la guitare et la basse électrique dans la bourian. Une des fois que j'ai vu
810
Papa Géant, père à toi/Papa Géant, père à toi. Il dit en fait « giganta » qui serait le féminin de géant,
mais il s’agit d’une distorsion de la langue, car selon les règles du portugais « gigante » au masculin est
invariable pour les deux sexes. « Giganta » pourtant, c’est ce que j’ai entendu chez tous les groupes
bourians.
811
Entretien avec Bernardin Nevis, le 7/10/2013, à Ouidah.
812
Entretien avec Bernardin Nevis en 15/01/2015, à Ouidah.
485
son groupe, il jouait la basse (la guitare, je n’ai pas encore vu). Je veux donc savoir si
son père en jouait déjà. Il dit que non ; je lui demande qui a introduit la basse pour la
première fois dans la bourian ?
B : C’était moi (...) depuis 1981, 82, 83…83 !
J : Parce que chez les D’Almeida il y a un bassiste…
B : Il y avait plusieurs bassistes qui jouaient là…lui il jouait dans l’Orchestre Polyrythmo813.
.J : C’est le même bassiste ?
B : Oh des fois, des fois quand on ne trouve pas on appelle d’autres qui viennent…
J : Toi tu as joué la basse dans la bourian avant les D’Almeida ?
B : Bon … je ne sais pas...
J : Juste ici à Ouidah ?
B : Voilà, à Ouidah814.
Si plusieurs bassistes s’alternent chez les D’Almeida, c’est que, dans cet aspect les
groupes bourians fonctionnent à la façon d’autres groupes musicaux professionnels ou
semi-professionnels. Á partir d’un noyau dur, on invite (sur rémunération) d’autres
musiciens pour renforcer l’équipe, selon l’importance de l’événement. Cela nous indique
également que le rythme de la samba tel qu’il est joué par les Agudàs circule parmi
certains musiciens professionnels non Agudà qui le maîtrisent au point d’être en mesure
de pouvoir rapidement remplacer un collègue, notamment dans la région métropolitaine
de Cotonou.
813
L’Orchestre Polyrythmo, (dite aussi Orchestre Poly-Rythmo de Cotonou) est probablement l’ensemble
musical le plus légendaire du Bénin. Le groupe, dont la constitution remonte aux années 1960, a mis en
place un mélange originel de brass band, afrobeat, funk et rythmes issus du vodoun, construisant une
large carrière discographique et internationale.
814
Entretien avec Bernardin Nevis, le 15/01/2015, à Ouidah
486
papier) à la mairie ou à des amis qui veulent être sponsor, qui vont nous aider. Ils donnent pas
beaucoup eh ? Mais 20.000 c’est déjà bon, au moins pour les bâches, les chaises, amuse-
gueules. Ici devant la mosquée là815.
À ma connaissance, la fête ou les fêtes du Bonfim à Ouidah n’ont pas la même ampleur
et régularité que de celle de Porto-Novo, au moins dans ce qui concerne ces dernières
années.
815
Entretien avec Bernardin Nevis en 15/01/2015, à Ouidah.
487
On verra ensuite la superposition et la porosité, chez les Nevis et les De Souza, entre ce
qui ressort du religieux (catholicisme, islam, vodoun), du sacré (notamment le rapport
aux ancêtres, rites funéraires et les eguns). La bourian est le fil conducteur, les divers
aspects de cette manifestation traversent tous ces sujets.
Le sujet de l’egungun est apparu par le biais d’une discussion sur le masque de cheval
voilé qu’on voyait sur les photos de Pierre Verger que j’avais amenées pour que
Bernardin les commente. Le cheval (ou ânesse) voilé(e) est un personnage rare, à la fois
mystérieux et significatif. Il pourrait être le marqueur d’une lignée de transmission
directe, car actuellement les Nevis et les De Souza sont les seuls à en avoir. Ainsi, c’est
tout à fait possible que Jean De Souza avait « amené » l’idée et confectionné un cheval
816
Encore une fois Bernardin fait référence spontanée aux Do Rego, qui ont aussi leur bourian à Ouidah.
817
Entretien avec Bernardin Nevis en 15/01/2015, à Ouidah.
488
voilé lorsqu’il a créé le groupe chez les De Souza. L’ânesse voilée, appelée au Brésil
cambraïnha prend ainsi le nom du tissu délicat qui la couvre, une sorte de dentelle
blanche qui évoque la féminité. Manoel Querino (1851-1923), dans sa description de la
très populaire fête de Terno de Reis818 à Bahia, mentionne le chœur appelant le masque
de la petite ânesse (Burrinha) par le nom de cambraïnha. Le chant interprété est très
semblable, par ses paroles et métrique, à celui par lequel, au Bénin, on appelle le cheval-
ânesse.819
Par la suite deux points vont ressortir : d’abord la discussion – qui n’a pas été close – sur
le fait que la bourian serait ou pas l’egungun des Brésiliens. Puis, Bernardin révèle que
la famille Nevis a des eguns, mais que chez eux cette pratique n’aurait pas de connexion
avec bourian ou leur origine brésilienne et qu’ils font sortir les eguns au moins une fois
par an, « pour leur grand-mère ».
On regarde des anciennes photos de Pierre Verger où l’on voit la bourian à Ouidah :
B : Bon souvent quand tu vois le cheval comme ça [avec le voile] c’est chez nous820.
J : Mais c’est possible que dedans il y a Théodore Kagni [comme soutient les De Souza]?
B : Oui, mais en ce moment-là on ne peut pas s’approcher…aujourd’hui on s’approche, mais
avant on ne peut pas, même là où on met les masques tu peux pas rentrer dedans.
818
Groupes festifs liés aux fêtes des rois.
819
Chez Querino (1938 : 187) : « Cambrainha é vem, Cambrainha é vem... [cambraïnha arrive] ;
aujourd’hui au Bénin : « a burrinha é vem, a burrinha é vem » [la petite ânesse arrive]. « É vem » est une
expression populaire tombée en désuétude de nos jours au Brésil. Par ailleurs, dans l’enregistrement
attribué à Casimir D’Almeida (1950), il chante « a polícia è vem » [la police arrive]. Les trois
vers/chansons en question présentent tous « è vem », quatre syllabes et accentuation dans l’avant dernière
syllabe.
820
Effectivement très peu de bourians possèdent un cheval (ou ânesse) couverte avec une dentelle
blanche (le « voile »), les Nevis en ont et le Meboï de Lagos en a également, mais cela pourrait avoir été
différent auparavant. Le point en question est que, n’ayant pas d’informations précises sur les photos de
Verger, on se demande quel serait le groupe bourian de Ouidah concerné par ses clichés. J’ai montré les
mêmes photos pour les membres du groupe De Souza, qui soutenaient qu’au moins quelques-uns parmi
les clichés concernait leur groupe, car on voyait Singbomey, la maison familiale des De Souza au fond.
La question se complexifie lorsqu’on sait qu’Anastase Nevis était le chef de la bourian qui se présentait
chez les De Souza, et que les membres de deux familles étaient ensemble sous sa direction.
Analysant les photos, il m’a semblé que Verger a photographié la (ou les) bourian(s) de Ouidah au moins
dans deux occasions différentes : l’une vers 1951 (ou un peu avant), dont les clichés ont été publiés dans
l’article signé par Gilberto Freyre (1951) et l’autre en 1972 à l’occasion du tournage du film Brésiliens
d’Afrique et Africains du Brésil (1974). J’ai montré à Bernardin les photos de Verger dans l’ouvrage de
Lühning (2002 : 77-85) où l’on voit deux différents « chevaux voilés », sans indication de date.
Cependant, je soutiens qu’au moins une des deux photos (p.78), ainsi que le cliché de Mami Watà (p.80),
a été faite en 1972, car on voit ces scènes dans le film (cf. voir l’annexe Datation de deux clichés de
Verger à partir d’un film). Lors d’un entretien le 13/02/2014, à Bahia, le prêtre de Candomblé Balbino,
m’a dit avoir réalisé un voyage au Bénin en 1972 pour le tournage du film (on le voit dans le cliché p.80
dansant avec Mami Watà). C’est également possible que Verger ait fait des clichés en 1958, lorsqu’il a
invité Bastide, qui venait de débarquer en Afrique, pour découvrir la bourian.
489
(...) il y a quelqu’un qui est devant la porte que te dit non, tu ne rentreras pas. Tu veux voir
quelqu’un ? D’accord, on va appeler la personne et c’est fini.
J : Et pour quoi on ne peut pas rentrer ?
B : Parce que on veut pas laisser les gens qui ne sont pas Agudàs... vont commencer par le faire
et puis ça va devenir rapidement…kareta ou encore pour s’amuser…mais si tu es dans le
groupe, si tu fais quelque chose on te tape eh ? Dans le temps de mon père il me tape ; avec
palmatoire821. Et puis ton père aussi va être comme ça. Ils vont te frapper aussi. Pour que tu dois
considérer la chose. Il faut pas prendre ça pour aller s’amuser. (… )Bon chez nous ici il y a le
respect quand même. Quand un masque là sort tu ne peux pas te rapprocher.
J : C’est vrai que la bourian est le revenant des Brésiliens822 ?
B : Bon, ici les gens disent « c’est le revenant des Agudàs », mais, nous on peut toucher [les
costumes des masques], ici on touche. (...) eh, (rires), bon, comme il a les revenant des yoruba
ici, c’est les yorubas qu’appellent « c’est les revenant des Agudàs ». Voilà. Non, c’est pas moi
qu’appelle ça...mais même les Agudàs [disent] aussi : « ah, ça c’est notre revenant
ça » ; « notre revenant on peut danser avec lui », et l’autre là, [l’egun] on ne peut pas danser
avec823.
La grande caractéristique des sorties d’eguns est qu’on ne doit en aucun cas toucher
leurs pagnes. Contrairement à la perception que j’ai trouvée chez d’autres Agudàs, cette
différence déontologique entre les deux sorties de masques semble un marqueur
fondamental pour Bernardin. Cependant, il est nécessaire pour lui de mettre l’accent sur
les différences entre les deux manifestations, justement car il a aussi des eguns dans la
famille, mais qui seraient gérés très à part de la bourian, comme on verra par la suite.
J : Les de Souza m’ont dit qu’un moment ils avaient arrêté la bourian, ils ont fait le fa et que le
fa a dit qu’il fallait reprendre...824
B : (Rires) c’est faux ! C’est pour se vanter seulement...ils n’ont pas besoin de dire tout ça...
Un membre du groupe qui entendait la conversation de loin intervient :
« Ils font ça pour se mettre en valeur, quoi ! »
821
La palmatoire ou palmatória en portugais est une sorte de petit bâton de châtiment ayant le bout plat
en bois utilisé pour frapper les mains, très courant au Brésil, certainement jusqu’au milieu du XXème
siècle. Les Agudàs les plus âgés se souviennent bien de cet objet. Souvent accroché au mur du salon, la
palmatoire était tantôt utilisée, tantôt pointée du doigt comme une menace. Bernardin a été le plus jeune
Agudà à en faire référence. J’ai pu constater qu’au Bénin plusieurs enfants non Agudàs ont été frappés
sur les mains de la même manière que cela se faisait avec la palmatoire, avec l’obligation d’offrir les
mains pour recevoir les coups. Cependant, les adultes de nos jours utilisent leurs sandales pour frapper. Je
me demande si cette pratique fut diffusée à partir des Brésiliens.
822
Ernest Ninin, chef de la bourian De Souza me l’avait ainsi dit en 2013.
823
Entretien avec Bernardin Nevis en 15/01/2015, à Ouidah.
824
Le fa est l’oracle à base de cauris.
490
B : Eh, bokono825 ne viens pas dans le bourian ! (Rires) et puis c’est pas bon de dire les choses
comme ça. Parce que peut-être tu vas aller vers une personne, la personne ne va pas dire la
même chose. Or quand on voit dans le papier on dit : « De Souza a dit comme ça », c’est pas
bon. Moi je ne mens pas ; je te dis la vérité. Par exemple c’est pas moi qui a créé le groupe. J’ai
suivi avec mon père et regardé. Après avant de décéder il m’a appelé, il m’a appris un peu les
chansons il me dit : « voilà le dossier de bourian dans lequel il y a les paroles, ces paroles-là,
c’est ça qu’on a ...lui il parle bien eh ?... le Brésil... maintenant pour m’apprendre à parler,
c’est difficile. Moi je ne peux pas. Mais si aujourd’hui peut être le dossier est avec moi, je peux
parler.
J : Il avait les paroles écrites ?
B : Tout ! Nous avons le statut ; tout était ensemble là ! C’est gâté avec la pluie....sinon il y pas
bokono dans bourian, il faut dire la vérité. Bon, je ne sais pas s’ils ont amené bokono là-bas
eh ? (Rires).
825
Bokono ou bokonon : celui qui lit l’oracle fa.
826
Les assens sont des objets liés aux populations adja-fon où demeurent ceux qui sont morts (leur
esprit). En générale les assens ont une apparence semblable à des petits parasols faits en métal. Avoir des
assens dans ce contexte serait l’équivalent de dire que les Nevis seraient en quelque mesure des fons, ou
alors il devrait expliquer la raison d’en avoir. Comme attendu, il dit ne les pas avoir, car, comme je l’ai
souvent entendu « les Brésiliens non pas d’assens ». Cependant, il y a bien sûr des exceptions comme j’ai
vu chez les Da Costa, situés également à Ouidah (à ne pas confondre avec les Aguidissou Da Costa, des
masques Aglagodji).
827
Les eguns de la famille sortent donc juste en face de la maison familiale des Nevis, qui, à ce moment-
là, devient une sorte de « couvent temporaire », dans une opération logistique très semblable à celle des
sorties bourian, qui ont besoin, elles aussi, de « couvent-loges temporaires » à proximité d’où jouent les
musiciens.
491
Les Villaça (dits aussi Kilofé) sont des descendants d’un Yoruba/Nago, ancien esclave
affranchi baptisé José Pedro Autran, dont la femme Iyá Nassô était chef de culte de
Xango (Tchango) à Bahia. José arrive à Ouidah vers 1837-1841 et aurait vécu dans le
quartier Maro, le même des Nevis, avant de s’établir dans le quartier voisin de Boya828.
B : [Villaça] C’est brésilien aussi. Quand tu viens marier une femme nago tes enfants seront
obligés de faire cérémonie de ta grande mère. Il n’a pas de nouveaux pagnes [sorties d’egun
avec des nouveaux habillements] quand les gens meurent. C’est pour les grandes mères.
Tu vois quand il y a cérémonie, (...) on achète le cabri pour demander. Ils ont leurs figures là, tu
viens, tu tues les choses, tu demandes ce que tu veux, et quand toi tu constates que ce que tu fais
ça marche, et chaque année tu as demandé pour que tu vas bien vendre, (...) et tu as un projet, tu
as demandé et ça a marché...tu dis : « quand ça marche, je reviens vous donner quelque
chose !» Et quand ça marche, tu viens pour donner. Même les enfants ; il [l’egun] fait les
prières pour les enfants, si [tu] es malade, tu peux être là-bas [loin], il te fait la prière, tu seras
guéri là-bas. Donc quand toi-même tu dis « ah je suis guéri ! » ; « il faut que je viens
récompenser la chose », c’est ça.
J : Ok, ça c’est pour les eguns ; et quand la bourian sort, on doit faire des protections aussi ?
B : Oui, si tu fais des protections, tu fais de protection pour ceux qui sont dedans [du groupe
bourian]. Par exemple, (...) Bon, on nous appelle et ils disent que c’est pas nous qui devraient y
aller : c’est les imprévisibles. Peut être si tu as fait des protections pour qu’il faut pas qu’il a
accident, qu’il faut pas que quelque chose arrive...parce qu’ici chaque fois ils ont les genres des
choses829... on peut appeler, tu commences par avoir des maux de tête... ou bien là où tu fais la
chose tu peux tomber. Et tu as amené les enfants pour aller jouer, (...) c’est au nom de toi, ils
vont dire que c’est toi qui les amenés là-bas pour faire du mal ! Donc tu es obligé de faire des
protections et même les parents aussi. Avant de venir, eux-mêmes ils ont fait quelque chose pour
leurs enfants à la maison. Mais quand vous voulez sortir, maintenant il faut que vous protégez...
J : Et cela à chaque sortie de la bourian ?
B : Non c’est pas toutes eh, quand tu es déjà protégé, c’est déjà bon, c’est pas tout le
temps...quand tu fais ça tu es libre, si quelqu’un fait quelque chose ça peut retourner pour la
personne eh ? Il y a d’autres qui dans leur maison ils font les cérémonies de Tchango. Quand il
va chez Tchango, si tu veux faire quelque chose, Tchango va te protéger830.
828
Selon Castillo et Parès (2015) ; ces deux chercheurs ont menés tout une recherche dans des archives et
sur le terrain à ce sujet où Ils font mention à un certain Tito da Silva Villaça qui pourrait être le même
auquel Bernardin se réfère.
829
Il fait allusion aux procédés de sorcellerie ou magie liés à la « jalousie ».
830
Tchango, Chango ou Xangô, est un orisha (ou divinité/vodoun) yorouba.
Concernant les rites de protections réalisés avant les sorties, d’une part, on avait vu que Jean Amaral les
faisait lorsqu’il était à la tête de la bourian de l’association de Porto-Novo.
492
Dans le prochain extrait Bernardin soutient que l’action de chanter et danser autour du
corps d’un défunt, qui a été remarqué chez les De Souza, ne serait pas à l’origine une
tradition brésilienne, mais une tradition fon que les De Souza auraient adapté en le
faisant avec le rythme de la samba.
J : Quand il y a enterrement chez les Nevis, est-ce que les gens chantent samba, en faisant un
cercle autour du défunt ?
B : Bon, nous on fait enterrement et puis après, peut être la veille on va jouer. Mais on a pas
besoin de... [faire le cercle]
J : Car à Lomé les De Souza l’ont fait, autour du cercueil831...
B : Ils ont ça ici, ils font ça ...personne n’a pas dit de chanter pour tourner comme ça eh ? Par
exemple ici, tu es membre du groupe, quand tu es [mort]... on peut ...jouer, au moment qu’on est
en train de jouer on est en train de t’enlever dedans (...) c’est une manière des fon ici : cercueil,
ils chantent, au moins sept fois, et puis ils tournent comme ça autour de la chose. Avec leur
rythme ; ça peut être n’importe quel rythme. [Les De Souza] eux-mêmes ils ont pris ça pour
faire ça ; sinon ce n’était pas dedans [à l’origine]. Chez nous (Nevis) bon c’est la veille
seulement que tu vas jouer, sortir les masques à cause de toi [le défunt] ; on peut [aussi] jouer
le lendemain. [Autour du cercueil ?] Non, nous on ne fait pas ça 832.
D’autre part j’ai rencontré des pratiques similaires au Brésil, dans la ville de Recife, au sein de ce qui est
probablementle le plus prestigieux groupe de Boï [masque de bœuf] dans la ville, le Boï Faceiro [Bœuf
charmant]. Ce groupe a été dix fois vainqueur du concours officiel de groupes de Boï organisé par la
mairie de la ville, qui se déroule pendant le carnaval, et son chef Aelson da Hora est un des organisateurs
de la très active Association culturel de bœufs, ours et similaires de l’état de Pernambouc. Dans la
maison-siège du Boï Faceiro, situé dans le quartier populaire de Coelhos, se trouve un grand autel avec
des objets consacrés aux divers esprits et divinités liés aux membres du noyau du groupe et on y réalise
des rites et des offrandes pour avoir la protection lors des sorties. Ces sont des éléments liés à la pratique
afro-brésilienne de Xangô et à la pratique afro-indigène-brésilienne de la Jurema. Les divinités
spécifiques qui participent à cette protection sont celles, personnelles du chef du groupe, dans ce cas,
Yemanjá et Odé, et spécialement, leurs correspondants en rite Angola Kaiala et Mutacalambô. Les entités
liées à la Jurema sont notamment Exu (eshou) et O Boiadeiro (le bouvier). Yemanjá, Odé et Exu ont leurs
origines dans l’ancienne Côte des esclaves.
831
À Lomé, à l’occasion de la disparition de Jean Baptiste Abalovi Feliciano Juliao de Souza, âgé alors
de 90 ans et frère du Chacha VIII, lors de funérailles tenues entre le 31 juillet et le 4 aout 2013, des
membres de la famille ont tapé les mains, chanté les airs de la bourian et dansé la samba autour du corps
du défunt.
832
Entretien avec Bernardin Nevis en 15/01/2015, à Ouidah.
493
Fig.
93
:
Samba
autour
du
cercueil
Samba
autour
du
cercueil
chez
les
De
Souza
à
Lomé.
Archives
personnelles
de
Hilaire
de
Souza.
494
Je veux savoir si Bernardin est allé au Brésil avec sa bourian. Il dit que non833, mais que
les De Sousa, oui, et explique que des représentants des Nevis, des De Sousa et Amaral
ont dû y aller tous ensemble. Comme il s’agit d’une histoire assez traumatique, j’ai
choisi de la transcrire en faisant un minimum d’éditions.
« Ils [les De souza] sont allés une fois [au Brésil], on devait aller ensemble ; c’est moi qui est
parti demander la chose, pour voyager. Et après on nous a dit de voir telle personne, que la
personne va nous aider au ministère, ministre de la culture. Bon, on a donné le numéro, je les ai
remis. Une fois que la personne [qui a aidé dans le ministère] dit « c’est bon ; maintenant on va
commencer à faire des papiers »... quand eux-mêmes [le groupe De Souza] ils peuvent parler
rencontrer la personne, ils ont peur.
(…) On devait rencontrer une dame. Arrivé là-bas, la dame (...) a dit qu’on doit appeler une
personne pour lui parler. J’ai dis : toi, prend le numéro, donc ils ont pris le numéro, ils ont
appelé la personne.
Parce que tous ont parti faire bourian à Porto-Novo pour rencontrer l’ambassadeur [du
Brésil] : moi, De Souza et groupe d’Amaral. C’est tous qui doivent aller là bas [au Brésil] ! J’ai
amené d’autres personnes pour dire [témoigner] que c’est nous qui avons rencontré
l’ambassadeur. Quand ils [les autorités] ont dit « on va commencer pour faire les papiers », ils
[les responsables du groupe De Souza] ne nous ont pas informés. C’est [un de] leurs membres
qui nous a dit : ah, tu n’es pas au courant de faire papier ? Je dis non ; et je les ai appelés et j’ai
dit : pour pouvoir trouver cette route là c’est moi qui vous ai introduit ; maintenant on vous dit
de faire le papier vous n’avez pas m’averti. Si c’est ça, Dieu est en train de vous voir. Mais si
vous allez là-bas, les gens vont dire : ah, ce groupe là, pourquoi vous n’avez pas amené ce
[autre] groupe là ? Ils vont dire : « ça là, c’est diffèrent ! »
J’ai dit : mais vous pouvez aller sans problème. Et ils ont dit que non, que c’est pas eux même
qu’ont fait, que c’était quelqu’un…j’ai dit : eh, pas problème allez-y seulement.
J : L’idée c’était d’aller tous ensemble dans un groupe ?
B : Ensemble ! On peut prendre cinq chez moi ici, cinq chez eux, pourquoi pas à Porto-Novo
833
Bernardin a quitté l’Afrique seulement une fois pendant une semaine, pour visiter une cousine qui
habite en Suisse, mais sans lien avec la bourian. Par ailleurs, il a été gêné par le silence et la solitude qu’il
a ressentis.
495
aussi…cinq là, le groupe sera vingt. Maintenant eux ils sont rentré dedans, famille De Souza (...)
c’est un peu parti quoi. C’est ce qu’ils ont fait.
Mais au temps de mon papa ils ont été là eh ? (...) Au temps de mon grand père ils sont partis au
Brésil avec le groupe. Le vieux [son père] aussi, il voyage beaucoup avec le groupe. Moi je ne
sais pas les détails et puis tout est dans le livre d’histoire (...) Mais tout est gâté à cause de la
pluie834.
Comme conclusion du récit d’un échec attribué à une manœuvre obscure de la part des
concurrents, Bernardin renvoie à une réussite : le voyage que son père (et/ou le grand-
père) aurait effectué au Brésil. Par ce rappel, Bernardin suggère qu’en fin de compte la
justice (peut-être divine) s’accomplit même dans le sens inverse du temps, car si d’une
part les De Souza, dissidents des Nevis, les a eus à cette occasion, le premier voyage au
Brésil aurait été fait par sa lignée, la légitime dans les affaires de Bourian. Le passé
prend une fonction compensatoire et met en ordre le présent.
834
Entretien avec Bernardin Nevis en 15/01/2015, à Ouidah.
835
Entretien avec Bernardin Nevis en 15/01/2015, à Ouidah.
496
également d’atéwo ou matraca836, Bernardin réagit : « matraca je connais pas, c’est après
que les gens ont donné : matraca. C’est le blanc qui était là qui a donné le nom, voilà.
Sinon c’est atéwo ce qu’on dit ». « Matraca » est le nom par lequel l’instrument est
connu au Brésil dans l’état du Maranhao, où il est largement utilisé. Les De Souza sont
de loin la famille qui reçoit le plus de visiteurs venus du Brésil (que j’appelle les
« Brésiliens de passage ») à Ouidah, voire de tout le Bénin. Par cette affirmation de
Bernardin, on se rend compte que très probablement un visiteur arrivant du Brésil a vu
jouer l’instrument chez les De Souza et les a informés qu’on l’appelait « matraca » au
Brésil. Je me souviens, lors de ma première visite de la bourian des De Souza, en 2010,
de la satisfaction avec laquelle Ernest Ninin me faisait connaître la dénomination de cet
instrument, comme s’il attendait ma réaction de surprise. C’est comme si dans la Super
Bourian De Souza, ils se forçaient ou s’amusaient, à se « ré-brésilianiser ». Dans toutes
les autres bourians au Bénin le terme utilisé est « atéwo ».
Ceci n’a pas été la seule influence des récents visiteurs brésiliens que j’ai trouvée à
Ouidah. En 2015 j’ai connu Léopold, un jeune professeur d’école qui, autour de 2009,
avait formé, un nouveau groupe à Ouidah, la BYMO ou Bourian Yémandjà Musical de
Ouidah. Yemanjá (ou Iemanjá) est probablement l’orisha le plus populaire du Brésil et
Yémandjé, est une divinité yoruba en Afrique à partir laquelle la version brésilienne a
pris forme. Cependant, j’ai à peine entendu parler de Yémandjé au Bénin : de rares fois à
Porto-Novo, mais pas à Ouidah. Cela m’interroge, car dans la bourian l’idée est
précisément ne pas mettre en évidence les références africaines. Je demande donc au
chef de la BYMO pourquoi il a choisi ce nom. Il explique qu’en 2011 il a connu un
Brésilien de passage dans la ville et que c’est lui qui lui a suggéré le nom de
Yemanjá/Yémandjà pour le groupe. Le groupe a été donc « baptisé » par un Brésilien,
qui lui a donné un nom africain, car cela lui semblait être le plus approprié pour un
groupe musical en Afrique. Ce genre de détour me semble avoir été possible uniquement
parce que la BYMO est formé par des jeunes non agudàs qui développent une
appréciation esthétique et plastique de la bourian. La BYMO a été la seule formation
836
Ernerst Ninin de la bourian des De Souza m’avait aussi confirmé personnellement ces deux noms.
« Matraca » est un mot comique en portugais, car il désigne quelqu’un qui parle fort, l’expression
populaire « fecha essa matraca » est l’équivalent à « ferme ta gueule », lors que quelqu’un parle
excessivement.
497
que j’ai trouvée à Ouidah837 pouvant être classifiée parmi les « groupes qui ne
revendiquent pas une ancestralité Agudà en ligne directe ». Les divers autres groupes du
même genre se situant dans la région métropolitaine de Cotonou838.
Je demande à Bernardin s’il avait sorti des Cds, car les De Souza en avaient deux. Il me
répond qu’il a fait sortir deux cassettes et en avait enregistré une troisième qui reste
inédite. « J’ai fait sortir en 2001 ou 2002, la première cassette « Nossa Senhora » [Notre
Dame]839. Bon on a fait ça, quand les gens commence par copier, là j’ai coupé, parce que
j’ai dépensé avant de faire ça ! ». En fait, il se plaint d’avoir été piraté. « La deuxième
cassette [2012] c’est ‘‘Mami Watà om fi è o’’, je t’appelle.840 » Bernardin rend donc des
hommages à deux divinités féminines, l’une catholique, l’autre issue du panthéon
vodoun. À cette occasion, il avait tourné un clip de la chanson pour Marie, mais il n’a
pas été en mesure de se rappeler où il avait rangé la vidéocassette. Les enregistrements,
tantôt des cassettes des Nevis comme des Cds des De Souza, ont été réalisés à Cotonou
dans des studios, c’est-à-dire que l’audio n’a pas été enregistré pendant une sortie de
masques. On entend ensemble la cassette « Mami », les chansons en portugais
s'enchaînent : « Papai et mamãe quando vinham du Portugal » [papa et maman lorsqu’ils
sont venus du Portugal] ; « Senhor...sua Morada » [monsieur/patronyme Agudà /votre
maison]841. Les sambas se suivent et l’on passe à un air avec des paroles en français que
837
Les groupes trouvés à Ouidah furent cinq : les De Souza, Les Nevis, les Do Rego, les Gomez et la
BYMO.
838
La BYMO m’a semblé avoir comme miroir et modèle les De Souza. Dans le mots du chef du groupe :
« parce que les De Souza vont sortir des masques, et si tu ne fais pas l’effort de sortir des masques [de
qualité], tu va être derrière totalement ! ».
839
Le titre complet est « Assindalus-Maria, ewa-ewa ». « Assindalus » est l’écriture phonétique de
« acenda a luz », allume la lumière, en portugais. Notons que Bernardin appelle Maria en portugais et pas
Marie en français. Ewa-ewa, est « venez, venez en yoruba. Le titre traduit est donc « Allume la lumière,
Marie, venez, venez. La photo de couverture de la pochette montre Bernardin en position de dévotion à
côté d’une image d’une femme poisson, une des formes de Mami Watà. Serait-elle aussi une forme de
vénération de la Vierge Marie ? On se demande s’il s’agit de syncrétisme ou de superposition de
croyances.
840
La phrase-titre de la chanson, en yoruba, est identique à celle d’un air très populaire dans la bourian,
que j’avais entendu à plusieurs reprises à Porto-Novo, mais la mélodie est bien différente. Dans les deux
cas il s’agit d’une samba. La samba des Nevis d’ailleurs a le tempo un peu plus rapide que celle des
Amaral ou des De Souza.
841
Ceux-ci ne sont pas les titres des airs, ce sont les vers les plus remarquables que j’ai choisis pour
pouvoir désigner les chants. La samba « monsieur/patronyme Agudà /votre maison », que j’ai entendu
également à Porto-Novo et chez les De Souza, est spécialement intéressante. Le chanteur doit insérer,
après « senhor » les patronymes des Agudàs présents à la fête, en construisant une longue liste de familles
auxquelles il rend hommage. Le résultat est de ce type : « Senhor Moreira, sua morada ; Senhor
Domingo, sua morada ; Senhor Nevis, sua morada... » Ce qui en français donnerait : « monsieur Moreira,
votre maison ; monsieur Domingo, votre maison ; monsieur Nevis, votre maison », et ainsi de suite.
498
je connaissais du répertoire d’Auguste Amaral : Bonne année papa, bonne année
maman. « Bon celle là c’est moi qui ai fait ça. Comme bonne année, fête d’année », dit
Bernardin. Puis, on entend une samba dans une langue africaine à sonorité différente :
B : Ça c’est lingala ; oui du Congo, c’est moi même qui a chanté. (...) non [je ne sais pas
parler], moi je connais quelqu’un, j’ai lui posé la question. Il chante ce que je veux dire et lui
m’explique ça en Lingala. [Pourquoi ?], bon il y a des gens qui ne comprend pas ce qu’on joue
[en portugais]842.
Dans la même cassette on entend aussi une autre chanson qu’il dit avoir écrit, cette fois
en yoruba, « oyè oyè mo pa djè ». J’en profite pour demander quelle langue il parle à la
maison, comment il se réfère à la musique ou au rythme de la bourian, et si dans son
groupe on utilise le terme « chanter ». Il répond : « ici on parle français, on parle fon ; en
fon on dit la musique de bourian, ‘‘bourian hum’’843 ; on ne ‘‘chante’’ pas, quoi »
Bernardin, de même que d’autres acteurs auxquels j’ai posé la question, traduisent
« hum » par « tamtam » (tambour). On arrive donc à l’expression traduite : « tambour
bourian ».
842
Entretien avec Bernardin Nevis, le 7/10/2013, à Ouidah.
843
Prononcé « houn ».
499
Fig.
94-‐95
:
Pochettes
des
cassettes
de
la
bourian
des
Nevis
Cassette
de
la
bourian
Nevis
(2001/2002)
:
Bernardin
Nevis
en
position
de
dévotion
à
une
femme
poisson,
image
associée
à
Mami
Watà.
Bernardin
lui-‐même
explique
le
titre
:
«
Ewa
ewa,
c’est
l’yorouba
‘‘venez,
venez’’
;
Assindalus
Maria
veut
dire
:
‘‘Maria,
donne
toi
ta
lumière’’
»
(Clichés
J.
De
Athayde).
Bourian
Nevis,
cassette
Tawatochare
(2012)
:
Bernardin
Nevis
et
la
Mami
Watà
à
trois
têtes.
500
B : C’est ça qu’on voulait demander, on veut stopper, parce qu’ils font du désordre avec la
chose. Quelqu’un se lève et dit qu’il fait bourian, et il fait pas bien...Il y a beaucoup de groupes !
Après, un va aller créer un autre...[Et quand cela a commencé ?] Je ne peux pas savoir, moi je
ne suis pas à Cotonou (...) je vois les gens qui font ça il y a longtemps parce que ça dépend des
grands aussi qui avaient restés là-bas. Au moment des D’Almeida aussi, des gens sont sortis
pour aller créer (...) on a déjà fait réunion pour stopper ça. Moi je suis pour arrêter ça, eh ?
Oui, parce que si tu veux faire bourian, il faut bien organiser pour qu’on voie que c’est une
chose propre. Maintenant, tu ne connais pas la chose, tu vas chercher quelque shows et puis les
masques vont commencer rester dans une buvette pour demander l’argent...on a vu ça à
Cotonou, un masqué est rentré ! Ils étaient en train de jouer quelque part, et il est venu...
J : Et pourquoi les jeunes aiment autant faire de groupes ?
B : Ils font, mais ça ne marche pas ! Peut-être c’est le rythme-là qui les plait.
J : Mais pour la plupart, ce ne sont pas des familles brésiliennes ?
B : Non, non, c’est des fons ! Il va aller créer ça mais il ne peut rien faire.
J : Mais est ce qu’ils te respectent ?
B : Ah oui, ils respectent, même ils viennent pour demander la permission pour faire ça. Et moi
je dis non, allez faire ce que vous voulez. Parce qu’un jour on va arriver on va dire « qui les a
donnée ? », ils vont dire que c’est toi. On ne sait jamais quand il aura un problème, « est-ce que
c’est pas Bernardin qui les a donné l’autorisation de faire ça ? ». Quand ils viennent, avec de
l’argent, je dis non ; si vous voulez vous n’avez qu’à faire ça, il n’y a pas problème. Mais des
fois ils ne trouvent même pas l’argent pour entretenir leurs accoutrements. (...) parce que pour
faire bourian il faut trouver l’argent eh ?
J : Et les Da Costa Aguidissou [de Ouidah], ils ont leurs masques. Est-ce que c’est bourian ?
B : Non ça c’est pas bourian c’est Aglagodji. (...) et c’est que la famille là-bas [qui le fait], et
puis tu ne peux pas faire sortir ça quelque part eh ? Ils vont t’arrêter carrément, ah oui.844
844
Entretien avec Bernardin Nevis en 15/01/2015, à Ouidah.
501
Fig.
96-‐97
:
Aglagodji
et
egungun
24/12/2014,
à
Ouidah
:
Aglagodji,
les
masques
de
la
famille
Aguidissou
Da
Costa,
font
une
station
à
Singbomey,
la
maison
familiale
des
De
Souza,
pour
saluer
les
doyens
de
la
famille.
On
peut
voir
clairement
que
l’Aglagodji
n’est
pas
la
bourian.
Néanmoins,
sur
certains
aspects,
ces
masques
ont
une
fonction
similaire
à
celle
de
la
bourian
:
signaler
publiquement
une
différentiation,
une
origine
Agudà.
Au
fond,
on
voit
le
mausolée
du
Chacha
VIII
(disparu
le
23/10/2014)
;
(clichés
J.
De
Athayde).
Egun
ou
egungun
:
«
le
revenant
»,
l’ancêtre
yorouba.
Dans
les
sorties
d’egun,
celui-‐ci
chante,
danse
et
réalise
des
acrobaties.
Puisque
l’egun
vient
du
monde
des
morts,
leurs
pagnes
ne
doivent
pas
toucher
les
vivants.
Cependant
l’egun
peut
à
tout
moment
foncer
contre
le
public,
provocant
alors
beaucoup
de
confusion.
Pour
contrôler
cela
et
«
guider
»
l’egun,
il
est
accompagné
des
adeptes
initiés
qui
portent
les
bâtons
itchan.
Ouidah,
Octobre
2013.
502
Dans la ville de Pobé, j’ai recueilli des mémoires d’enfance et de jeunesse de mes
interlocuteurs concernant l’activité d’une bourian locale disparue depuis longtemps,
mais qui aurait existé au moins jusqu’au début des années 1970. A ce qu’il paraît, elle
serait liée aux maisons locales Da Costa, Nevis, Santos et aurait la participation des
Pinero, des Da Cruz, et des Pedro, familles installées à Pobé en raison du travail. À part
les Da Costa, qui sont D’Agoué, ces familles seraient originaires de Ouidah. Elles se
sont regroupées pour faire la fête selon la coutume Agudà, en adaptant cependant la
bourian en réponse aux pratiques yoruba, groupe ethnolinguistique largement majoritaire
à Pobé : elles ont remplacé le couvent, habituellement localisé dans une maison, par une
préparation dans la forêt, à la façon de certaines cérémonies locales, telles que les sorties
d’egun. L’ensemble des entretiens à Pobé (ou concernant la ville) a été mené avec des
membres des familles Nevis et Da Costa. Il est donc tout-à-fait possible que le portrait
de la bourian qui en résulte tende à surestimer la participation de ces maisons au
détriment involontaire des autres. Le fait que mes six interlocuteurs n’aient pas utilisé
les expressions « chef », « fondateur » ou « le groupe de telle famille », nous laisse
supposer que le groupe bourian de Pobé serait probablement une « amicale » menée par
des individus venus des régions côtières, mais renvoyant leurs origines au Brésil et
formant une couche socio-économique moyenne, de niveau relativement haute par
rapport au gros de la population locale.
Pobé, une ville tranquille et à taille moyenne, se situe au nord de Porto-Novo, près de la
frontière avec le Nigeria. Pourtant, aucun de mes interlocuteurs liés aux bourians de
Porto-Novo n’a évoqué un lien avec cette ville, qui aurait, à ce qu’il paraît, une « liaison
directe » au niveau de la bourian, avec Agoué et Ouidah. L’existence même d’une
bourian à Pobé a été une complète surprise, car aucun texte ni aucun interlocuteur n’a
mentionné la ville à ce sujet. La mémoire d’une bourian qui parcourait joyeusement les
rues de la ville est associée à un temps colonial ou post-indépendance, quand une station
ferroviaire faisait de cette ville un entrepôt pour le commerce de la région et le lieu de
résidence des familles de fonctionnaires, commerçants et administrateurs venus
d’ailleurs. Des anciennes maisons, souvent abandonnées ou en ruine, affichant parfois
503
des signes d’une influence architecturale coloniale ou afro-brésilienne, sont les témoins
de cette époque.
La belle-fille du feu Jean Justin Nevis et son gendre, qui habitent la maison familiale me
racontent que Jean allait à la fête du Bonfim à Porto-Novo et faisait une bourian à Pobé
avec « ses aïeux, ses amis, les gens de Ouidah qui sont ici, ils jouent ici, il y a les Da
Cruz, Pedro ». Jean Justin a travaillé dans la mairie de la ville de Cové, située à quelques
dizaines de kilomètres, et fut chef d’arrondissement à Pobé. Les masques alors
sortaient : « oui avant, le bourian. Kaleta de Mami watà. (...) ces masques là, quand le
grand papa est mort [se sont arrêtés]...mon mari [Pascal Nevis, disparu] ne reste pas ici,
il reste à Ouidah ». « Chez Bernardin » reprend son beau-fils, « là bas ; c’est lui qui gère
tout maintenant. S’il y a cérémonie c’est lui qui va amener ça ici, on a eu ça pour
anniversaire du grand papa. Il est venu jouer ici (...) Bernardin Nevis est un cousin ».
« Da Costa de Ouidah c’est différent, c’est Aguidissou ; nous c’est Agoué, nous somme mina.
(...) C’est mon Grand papa, Salustien Charotero Da Costa845 né à Agoué, qui est venu rester ici,
il est commerçant. Il faisait bourian ici, il avait des masques. J’avais huit ans quand il est
décédé, je me souviens très bien. On dansait ensemble ! Il savait bien taper tamtam carré. (...) il
faisait avec les Nevis, les Pinero...ils se rassemblaient, chantaient, dansaient, faisaient la fête
ensemble. (...) cheval, serpent, vieux, giganta, ils marchent sur le bois, podji guégué
[équilibristes sur des échasses], et il ne tombent pas [avec] kaleta sur le visage ; tout ici ! »
Florent Couao-Zotti (mère Da Costa) est cousin de Georgette. Il est né à Pobé en 1964,
ville qu’il a quittée à l’âge de dix ans846. Son père s’est installé à Pobé vers les années
845
Très probablement « Charuteiro », en portugais : celui qui confectionne les cigares (charuto, en
portugais). Le cousin de Georgette, Florent, dit que ses parents lui avaient expliqué que la bourian
« rappelle les gens dans les plantations de canne à sucre et de tabac, les gens imitaient les patrons, ils
mettaient en scène les scènes ». Florent croit que c’est son arrière grand père celui qui est revenu : « j’ai
entendu dire que c’est de Bahia. Il paraît qu’il était un artisan qui aurait fait partie d’une révolte... et on l’a
chassé (rires) ; non il n’est pas musulman, il est chrétien » ; et il conclut : « on ne peut pas imaginer
Agudà sans bourian, ça c’est impossible ». Ce sont les mentions à la fois au tabac, au cigare et à Bahia
que je trouve remarquables. Ne comprenant pas le portugais, les Da Costa ne sont pas conscients de
l’association entre ces références. Parmi les témoignages que j’ai recueillis, c’est la seule famille où j’ai
trouvé des allusions au tabac bahianais, dont le goût particulier serait, selon Verger (1968), à la base du
commerce préférentiel de la Côte des Esclaves avec Bahia.
846
Florent Couao-Zotti est écrivain, auteur de scripts pour la télévision et enseignant d’écriture
dramatique à l’université de Calavi. Parmi d’autres ouvrages, il a publié le roman Les Fantômes du Brésil
504
1930, et raconte ses souvenirs d’enfance : « Il avait un De Santos, c’est cette famille
qu’on fréquentait souvent. Et notre mama qui est Da Costa, nous amenait dans les fêtes
bourian et consorts. (...) il y avait le bourian, nous on a été baigné là dedans ». À Pobé,
cependant, la bourian avait une particularité :
« C’était dans la brousse, c’était entouré d’un peu de mystère, comme les egungun. Donc les
Agudàs voulaient aussi avoir leur truc un peu secret, quoi ! C’est là qu’on a connu le Mami
Watà avec le serpent, le géant ; nous on l’appelait « gangatua »847. Il y avait ogongo [grand
oiseau], le cavalier, le bœuf ; quand il sortait avec ses cornes il pourchassait. (...) [Les gens] se
réunissaient à la forêt pour sortir et il y avait un lieu de rassemblement qui était chez Mme
Santos, en face de nous, ils faisaient de la parade dans toute la ville et nous on suivait, on était
content (...) les gens emportaient dans la partie secrète dans la brousse, là où les gens
s’habillaient, mais nous on était autorisé à entrer car nous sommes des fils d’Agudà, donc on
voyait tout ! C’est pas dans la forêtt sacrée...bon, j’avais six ans [donc en 1970]. J’ai toujours
connu la bourian là bas, ça c’est mon enfance, quand je pense à Pobé c’est bourian. »
Tout au long de ce travail les « nouveaux groupes » ou « groupes sans tradition » ont été
mentionnés. Comme dit auparavant, ce genre de groupe me semble un phénomène
nouveau et particulièrement intéressant notamment du point de vue comparatif, car il
sort de l’équation « bourian égal à ancêtre Brésilien », du moins, comme on verra, dans
un premier niveau. Ce phénomène est un excellent exemple contemporain de circulation,
transformation et incorporation des manières de faire brésiliennes et est un champ qui
(2006), autour d’une thématique Agudà et où la bourian apparaît. Son entretien s’est déroulé le 22/1/2015
à Porto-Novo.
847
C’est le seul interlocuteur qui m’a dit avoir connu la poupée géante par ce nom.
505
reste encore à approfondir. Pour clôturer donc la partie dédiée aux entretiens je me
pencherais sur un groupe du genre, Les anges Afro brésiliens, pour une étude de cas.
« Oloubi Sévérin, c’est yoruba, moi je suis pas d’Agudà », dit ce frigoriste et boxeur né
en 1970 et originaire de Cotonou. Il habite dans la maison familiale dans la métropole
béninoise, où se situe aussi le couvent de sa bourian. Quelle langue y parle-t-on ?
Sévérin répond : « tout ; on comprend nago, on parle fon, on parle mina...toutes les
langues ». « Mon [feu] père, Oloubi Stéphane, a été maire de Cotonou », continue
Sévérin. Le compound des Oloubi est pourtant simple, à la façon des couches populaires
urbaines moyennes qu’on trouve dans la société béninoise.
Sévérin a crée son groupe bourian vers 1998. Il avait vécu une période à Ouidah, où il
avait fréquenté des répétitions à Sigbomey, la maison familiale des Des Souza :
« Le dimanche je vais a la réunion, je m’entraine avec eux, s’il y a à jouer, à peu près je les
accompagne848 (...) [avec le chef] Ernest Ninin ; voilà. Comme ça m’intéresse, (...) j’ai dit : il
faut que moi-même je commence ça à Cotonou. Donc j’ai rencontré des Diogo, des De Souza,
des Ango, les D’Almeida [de Cotonou], ils se sont tous en fait reconnus dans cette musique, il
faut qu’on forme un groupe ici [à Cotonou]. En fait, j’ai des moyens pour former le groupe,
c’est ça que j’ai dit, et donc ils ont accepté ; on va faire des tamtams »849.
Au début, Sévérin mettait dans le groupe l’argent provenant de son activité de boxeur
(qu’il continue de pratiquer) :
« Oui c’est l’argent de la boxe ; je suis champion d’Afrique 1990, 1992, 1994, 1995, quatre fois
champion d’Afrique ! (...) Catégorie moyen, je faisais 72 kilos. (...) même à présent je mets un
peu d’argent dedans. (...) Les baffles, les sonos, tout cela c’est pour bourian. Il y a les sous de
bourian même dedans, il y a les sous de boxes dedans. On a orgue, on a les guitares, tout, c’est
dedans. On joue de orgue, c’est ça que c’est bien850. »
Le groupe a un t-shirt, de couleur verte avec une impression colorée d’un cliché de leur
masque de Mami Watà et son mari. Au dos, on peut lire le nom de la bourian : ‘‘Les
848
C’est à dire, je les accompagnais dans la mesure du possible.
849
Entretien de Sévérin et Sidy Oloubi, le 17/10/2013 à Cotonou.
850
Comme vu dans d’autres extraits d’entretiens, l’orgue électrique est très valorisée à Ouidah et de
plusieurs groupes à Cotonou. Personnellement je crois qu’il étouffe les instruments acoustiques et
« pasteurise » un peu la sonorité des bourian en l’approchant de certains types de musique radiophonique
béninoise. À Porto-Novo, par contre, l’orgue est absent ou peu présent dans la bourian.
506
anges afro brésiliens’’ et les numéros de contact. Lorsqu’il est complet, le groupe peut
réunir une trentaine de membres851.
Sidy, le grand frère de Sévérin, arrive avec un tambour carré et plusieurs enfants de la
maison. En boitant, il s’assied avec nous dans le salon ; Sidy est handicapé d’une jambe.
Sévérin le présente : « c’est lui qui fait la guitare [électrique], guitare solo. Il a joué avec
toutes les bourians qui sont à Cotonou ! Parce que c’est lui le guitariste, parce qu’il n’y a
plus que lui qui joue la guitare, c’est lui ! On l’appelle : viens jouer avec moi ».
Sidy continue : « après l’orgue, s’il n’y a pas l’orgue là, c’est moi qui joue852.
Sidy : [Jo Gbédji Atanon] il est venu plusieurs fois, pour nous entrainer. (...) en fait Atanon, il
aime un peu l’argent ; parce que il connaît. Tu l’appelles de venir, il faut lui donner quelque
chose. Quand tu lui donnes quelque chose ; prochainement il revient. Tu ne donnes pas, il ne
revient plus !
J : Mais tu as noté les chansons ? Comment tu as fait pour apprendre toutes ces chansons ? De
mémoire ?
Sidy : Un élève assidu !
Sév. : C’est pas un jour qui tu vas connaitre tous les chansons. Parce que c’est pas Atanon tout
seul qui est venu nous apprendre ces chansons. Quand Atanon ne venait pas, quand il a
commencé à ne pas venir ici, c’est mon frère qui essaye de comprendre un peu...il y a des
chansons qui sont trop dures (...) voilà, plusieurs personnes. En fait, j’ai vu, ça m’intéresse,
j’aime ça. En fait j’adore ça quoi, c’est pour ça que j’ai dit : ah, je vais créer (...) mon frère,
c’est lui qui a commencé [par jouer bourian ailleurs], moi je dis : mon frère, on va essayer de
851
Une sortie de ce groupe, identifiée comme « le Bourian des Oloubi », effectuée dans le cadre du
Festival des Rituels et des Danses Masqués (FERIDAMA) de Cotonou (décembre 2014), a été décrite et
analysée par Mathilde Heslon dans son mémoire de M2 à l’EHESS - Paris sur la direction de Jean-Paul
Colleyn. Heslon ne se focalise pas spécialement sur la bourian et aborde le festival comme un tout. Parmi
des groupes de zangbétòs, guélédés et un groupe de gununko, le concours incluait trois groupes bourian :
celui des Oloubi, des De Souza de Ouidah et la bourian du quartier de Jéricho à Cotonou.
Je réagis ensuite à une remarque faite par Heslon (2015 : 10). Selon elle « dignitaire » serait le terme
« employé pour désigner les chefs des groupes de masques, c’est en effet ainsi que les béninois le
traduisent en français ». De ma part, je pense qu’il est tout à fait possible que le terme de « dignitaire »
soit appliqué aux dirigeants d’une bourian, mais seulement dans un contexte où ils partagent l’espace
avec d’autres manifestations traditionnelles/vodoun, comme c’était le cas des festivals. Pour nommer
cette fonction, mes interlocuteurs liés aux bourians ont toujours utilisé les termes « chef » – le plus utilisé
– mais aussi « patron », « organisateur », « responsable » ou simplement « celui qui gère ».
852
C’est à dire, s’agissant de deux instruments harmoniques, ils peuvent accomplir la même fonction dans
l’orchestre, notamment en donnant les tonalités aux chanteurs.
507
faire un groupe ici pour mieux se sortir...c’est pas à cause de l’argent. C’est dès là que j’ai
appelé mes petits : venez, je connais comment on fait jouer tout ça...c’est dès là on a formé un
groupe, on joue.
On passe ensuite au sujet des divers groupes et chanteurs avec lesquels ils ont interagit :
853
Ce groupe aurait été crée autour de 2008. Gbankolé n’est pas un nom Brésilien, mais c’est possible
que la personne en question le soit par sa mère. Les Oloubi, différemment des Agudàs eux-mêmes,
semblent ne pas faire la distinction entre ceux qui sont Agudà (lignée paternel) et ceux de mère ou grand-
mère Agudà, et appellent indistinctement tous d’« Agudà ».
854
Arnaud Codjo De souza, est le chef et patron du groupe « Orden e Progresso – Samba Brasilia de
Missèbo » (sic), connue aussi comme l’actuel « groupe De Souza de Cotonou ». De nos jours Codjo
chante bien et avec sureté, et prend particulièrement soin de son apparence, se présentant toujours
élégamment habillé à l’« africaine ». Son groupe m’a semblé très organisé et présente une grande variété
de masques. À propos du nom du groupe : l’apparente faute d’orthographe dans le nom de la bourian,
extrait de la phrase écrite dans le drapeau brésilien, « Ordem e Progresso » [ordre et progrès], que le
groupe a écrit avec « n » ou lieu de « m », se révèle être en fait une écriture phonétiquement adaptée. En
portugais, le « m » en fin de mot est prononcé entre le « n » et le « m », en fait, bien plus proche du son
d’un « n ». Quant au terme « Brasilia », il s’agit d’une manière d’écrire le mot « Brasila » qui, lorsqu’il
est chanté dans la bourian, se perçoit ou s’entend « Brasil ». Dans le cas échéant l’écriture a convergé
vers le nom de la capital du Brésil (Brasília), mais il n’y a pas donc de référence à cette ville : dans la
bourian « Brasila » veut dire tout simplement « Brésil ». Le nom du groupe est écrit sur leur chemises de
style polo (donc plus chère que les t-shirts), de couleur verte, où on voit également le géant habillé du
drapeau brésilien.
855
Aubin Doevi, patron du groupe Étoile d’honneur, dans le quartier de Missèbo (le même que celui de
Codjo), mais situé pratiquement à l’intérieur du marché de Dantopka.
508
à Missébo que j’ai dit, que ça n’existe plus, ils ont commencé ensemble. Et puis Aubin lui,
comme le groupe est fini il est parti à Ouidah chez Ernest [Ninin] et tout ça...
Puisque Guran (2010) avait été chez les Lawson qui avaient une bourian à Cotonou, je
demande à Sidy s’il a des nouvelles de ce groupe :
Sidy : « Lawson856, ils continuent toujours ; mais eux, il n’ont plus un groupe (...). Ils ont leur
groupe là, mais ils n’ont plus de gens à jouer. Quand ils trouvent quelque chose, ils appellent
les gens. [Ils] te donnent ça [des sous] et ainsi de suite. J’étais dans le groupe, c’est là où moi
j’ai quitté. »
Guran (2010 : 177-179) a abordé le groupe des Lawson, décrivant en détail une de leurs
répétitions. Je considère cette description comme le premier moment dans la
bibliographie au sujet des Agudàs où la bourian menée par des familles non-Agudà
apparaît. C’est à partir de cet exemple que j’ai construit la catégorie « groupes de
bourian qui ne revendiquent pas une ancestralité Agudà en ligne directe ». Guran
considère que le meilleur exemple du passage de la pratique de la bourian « d'une culture
à l’autre et d'une classe sociale à l'autre » serait celui de Jo Atanon Gbédji.857 Pour ma
part, je suis d’accord que Jo Atanon est un exemple de passage de classe sociale, mais
pas un exemple de la pratique de la bourian par des non-brésiliens. Selon les
responsables du groupe des Gonzallo, à Porto-Novo, la mère de Jo aurait disparu encore
jeune, et Jo aurait été élevé par la mère de celle-ci, qui était une De Souza858. Donc,
d’après ce récit Jo aurait « du sang brésilien ». Dans certains cas, l’expression « un tel
est Agudà de part de la mère » peut être utilisée dans des situations comme celle de Jo,
où sa grand-mère maternelle est Brésilienne. Or, l’appropriation des aspects culturels
brésiliens par des familles proches et/ou alliés des grandes familles brésiliennes (ici les
Gbèdji et les De Souza), n’a rien de nouveau et est même à la base de la formation de
l’identité Agudà, au moins dans une deuxième phase du développement de cette identité.
856
Il prononce « Lovson ».
857
« Un exemple emblématique du passage de cette tradition d'une culture à l’autre et d'une classe sociale
à l'autre est illustré par le cas de M. Joseph Gbédji, considéré comme l'un de plus grands connaisseurs de
la bourian au Bénin » ; Guran (2010 : 175).
858
« Aurélien Gonzallo : C’est sa maman. Sa grand-maman qui est De Souza.
Paul Dossou-Yovo : Et sa maman est vite décédée et il est resté chez sa grand-maman. (...) petit, à 10
ans, il a commencé avec le groupe De Souza. Donc il connait.
Aurélien Gonzallo : il a chanté avec les De Souza d’abord, et il a chanté avec les D’Almeida à Cotonou.
Et sa femme qui est restée jusqu’à sa mort est D’Almeida ». Propos tenus le 27/08/2013, à Porto-Novo.
509
L’innovation se fait lorsque ceux qui ne se revendiquent pas Agudàs créent et mènent
des groupes bourian pour leur compte. Cela semble être le cas des Lawson859. Ce qui est
curieux est que Guran a bien été le premier à écrire à ce sujet, une bourian menée par des
non-Agudàs, ce que je considère comme un nouveau objet anthropologique, outre que
« la bourian des Agudàs », cependant sans identifier le phénomène dans sa singularité.
Néanmoins, cela est tout à fait compréhensible, car Guran s’est focalisé sur d’autres
aspects ethnographiques, telle que la façon dont les habitants du compound
interagissaient avec les musiciens qui répétaient dans la cour. Je précise que je n’affirme
pas qu’il n’y ait pas eu d’autres groupes de bourian menés par des non Agudàs
auparavant. Je dis que les Lawson décrits par Guran sont la première trace de ce
phénomène qui semble avoir pris une grande ampleur selon mes observations et, surtout,
d’après les divers témoignages recueillis. En effet, la participation d’individus non
Agudàs ou sans patronyme Agudà dans la bourian est un phénomène existant depuis
longtemps, comme Théodore Kangni chez les De Souza. À partir du cas des Lawson,
(aussi chez les Oloubi, Aubin Doevi de Missèbo et la BYMO de Ouidah), la particularité
est le fait que des non Agudàs forment un groupe et s’investissent davantage.
Par contre, on doit garder à l’esprit que s’il s’avère éventuellement que la lignée de la
grand-mère de Jo Gbèdji ait été une « lignée africaine incorporée » – et on pourrait le
soupçonner en prenant en compte certaines caractéristiques socio-économiques – celui-
ci serait ce que j’appelle un « Agudà culturel », notion (etic) qui est à la base de
l’identité agudà, au moins à partir du XXe siècle. Les « Agudàs culturels » seraient les
familles qui orbitaient autour des familles Agudàs, soit par des liens économiques,
d’alliance ou de voisinage, et qui auraient incorporés, à différents degrés, leurs mœurs et
valeurs. Les « Agudàs culturels » font la bourian depuis au moins les années 1940,
probablement avant. À Porto-Novo j’ai eu des récits concernant cette époque, où des
familles sans le patronyme Agudà apparaissent comme bien établies au centre de la
859
En faite, les Lawson sont très proches des De Souza depuis les temps d’Isidoro, le Chacha II (Guran
2010 :191) ; (cf. la chanson « Monte le manguier » dans les annexes). Selon les informations données par
un Togolais proche des Lawson, cette famille très nombreuse aurait leurs origines du côté de l’actuel
Ghana, puis ils se sont établis à Aného, dans l’actuel Togo. Il semble que l’arrière grand mère (ou la
grand mère) de la branche qui mène la bourian à Cotonou ait été une De Souza de Ouidah. Ce sont des
informations à vérifier, car je n’ai pas eu de contact avec les responsables pour cette bourian. Le nom
Lawson est dû au conctact avec des Anglais, cependant il y a des différents recits familiaux. Un de ces
recits dans lesquels je n’irai pas m’approfondir ; ici, le plus important est qu’il ne s’agit pas d’une famille
agudà.
510
bourian, comme les Djossè et les Adèchian860. Or, une telle position n’est pas acquise
d’un jour à l’autre et l’on peut présumer que ce rapport a commencé plusieurs années ou
même des décennies auparavant.
Le fait de travailler avec les (ou en lien avec les) Agudàs aboutissait en général à des
unions et des alliances. À l’inverse, il est également possible qu’un lien économique
puisse être le résultat d’une alliance. En effet, les deux phénomènes se complémentent.
Si on commence à fouiller dans la généalogie des familles des « Agudàs culturels », on
finit, en général, par trouver une union ou un mariage, qui tend, bien sûr, à être du côté
des femmes (du côté masculin il n’y a pas besoin de chercher : c’est le patronyme)861.
Cette alliance lointaine du côté féminin peut être éffectivement consanguine dans
beaucoup de cas, mais rien n’empêche qu’elle ait un caractère plus revendicatif que
« sanguin » et revendiquée selon des stratégies personnelles ou familiales. Dans une
société patrilinéaire comme celle du Bénin, plus on recule dans la généalogie féminine,
plus il est difficile de trouver des traces, ce qui laisse de l’espace pour les revendications
les plus convenables pour les individus. Si, pour les non yorubas, il est très courant de
revendiquer une « grand-mère yoruba » pour légitimer la participation à des sorties
d’eguns, pourquoi le même phénomène ne concernerait-il pas la revendication d’une
grand-mère Brésilienne ? Je n’ai pas été en mesure de contacter les Lawson, néanmoins,
la famille prenant ses origines du côté d’Anécho, au Togo, région à forte présence
brésilienne, je ne serais pas surpris que les membres de ce groupe bourian puissent
évoquer une union, soit dans le passé lointain, soit au niveau latéral (oncle, cousin etc.)
avec des Brésiliens.
Sévérin fait ensuite l’éloge du chanteur Ignace De Souza :
860
Dans les mots de Marc Sabino (né en 1945) qui se souvient de sa jeunesse : « Dominique Djossé ! Oh,
c’est lui le grand de samba ! Il était formidable dedans ! Il y a Djossé Dominique, il y a Adèchian Cosme,
il y a mon père Cosme Sabino, c’est les dieux ça ! Ils étaient au nombre de six ou huit ». Postérieurement,
Cosme Sabino (1912-1977), sera le président de l’Association de ressortissants Brésiliens de Porto-Novo.
Propos tenus le 6/8/2013 à Porto-Novo. Selon Karim Da Silva, la mère des Djossé était Agudà. Entretien
le 9/7/13 à Porto-Novo.
861
Je dis cela, car du côté paternel, en principe, le patronyme doit toujours demeurer. Dans ce contexte
béninois, le patronyme d’un homme qui a des enfants ne disparait jamais ; du coup il est « explicite », on
n’a pas le besoin de « fouiller pour découvrir ». Ce sont les patronymes féminins qui peuvent s’effacer,
s’oublier ou nous surprendre lorsqu’ils sont révélés.
511
Sév. : [Il y a] Ignace ! Il est trop fort ! À part Atanon [Jo Gbédji], qui est décédé, c’est lui !
C’est Ignace ! Il chante avec les De Souza à Ouidah ; en fait ils ont [eu], petit problème862...
Sidy : Quand Ignace vient, il chante [dans notre groupe].
Sév. : Parce que c’est un patron, et patron reste ; on lui donne le micro863. Au Bénin, il y a pas ;
c’est lui ! Je te jure c’est lui !
Les Oloubi m’ont confirmé que ces éventuelles participations d’Ignace sont rémunérées.
Ensuite je demande si Sévérin est effectivement parti à Agoué « enseigner la bourian » :
Sév. : Oui je suis parti avec De Souza Ferdinand, il est à Missébò. On fait aussi des instruments,
des trucs on les amène là bas, ils donnent l’argent on fait ça, on ramène là bas864. (...) c’est un
vieux qui a mis l’argent dedans ; en fait, le groupe n’a pas duré, eh ? C’est le vieux qui donne
tout ça, l’argent du transport, c’est lui qui donne. On ne dort pas là bas, on va le matin, le soir
on revient à Cotonou. Plusieurs fois...chaque dimanche.
Joao : mais il semble que quelques uns qui étaient là font partie d’un nouveau groupe...
Sév. : C’est le nouveau groupe.
En croisant ces propos avec les entretiens réalisés à Agoué, il semble que Sévérin aurait
réalisé ces services pour le groupe désormais disparu Bourian D’Elmina, dont plusieurs
membres actuellement font partie du « nouveau groupe » mentionné, Espoir Bourian
d’Agoué. Je dois néanmoins préciser que les informations autour du groupe D’Elmina
sont restées très lacunaires. On retient que, dans ce cas, le responsable du groupe situé
dans une ville assez éloigné a engagé des musiciens de la métropole Cotonou pour leur
transmettre le savoir-faire, au lieu de faire appel à ceux de Ouidah, ville bien plus proche
d’Agoué865. Ce processus de transmission a été fait par un Agudà, F. De Souza, et un
non Agudà, S. Olubi. Les Olubi donc sont un exemple de non Agudàs qui pratiquent et
(re)transmettent des pratiques culturelles associées aux Agudàs, dans une démarche bien
plus semblable à celle des Lawson qu’à celle de Jo Atanon Gbédji, puisque ce dernier,
862
Il y chantait. Très probablement Séverin se réfère au fait notoire de qu’il aime particulièrement
l’alcool.
863
Ignace est le fils de Jean De Souza, qui a créé la bourian des De Souza.
864
Cela se serait passé vers les années 2006-2007.
865
Il ne s’agit pas qu’une question de distance, Ouidah est à mi-chemin entre Agoué et Cotonou, plus
proche de cette dernière. Néanmoins, entre Agoué et Ouidah la route est en principe fluide, tandis
qu’entre Ouidah et la métropole Cotonou, le trajet habituel d’une heure peut prendre deux heures ou plus
selon la circulation. Pour cette raison, il serait bien plus logique de prendre des musiciens de Ouidah,
mais le choix a été fait selon d’autres raisons que je n’ai pas pu investiguer. J’ai néanmoins une piste : il
parait que le patron du groupe habitait à Cotonou et passait les week-ends à Agoué.
512
comme nous avons vu, avait une grand-mère Brésilienne866. Le prochain extrait amène
quelque chose de particulier : lorsque je leur demande s’ils font la fête du Bonfim, les
Oloubi qui, en principe ne se revendiquent pas Agudàs, disent qu’ils célèbrent « nos
aïeux » :
Sév. : La fête du Bonfim c’est bon, nos aïeux...les gens qui sont...les Des Souza qui faisaient ça
avant, bon, comme eux ils ont laissé867, nous on dit : nous mêmes on peut pas laisser, on dit on
va continuer, et puis nos petits, nos enfants, nos frères, eux même ils vont commencer, ainsi de
suite.
Sidy - [lent et sérieux] La Samba !... Le bourian ! C’est qu’au Brésil même...c’est comme la
fête...ils se réjouit avec ça. Donc nos aïeux qui sont restés là, vivaient avec l’esclavage, ils sont
resté là bas, et encore nous sommes les mêmes. Ceux qui sont revenus de là-bas, qui ont eu la
chance de revenir, ils ont amené ça ici. (...) Et ça fait partie de...Dos Santos, des Diogo, De
Souza et Da Piedade ils ont amené ça ; et ça se jouait à coté là : famille Ango ! C’est là où ça se
jouait bourian. (...) chaque fin d’année on fait Bonfí (sic) ici ; mois de janvier, dans le deuxième
dimanche. (...) on fait la fête seulement le premier le dimanche qui se suit ...868
C’est remarquable : on dirait que les Oloubi prennent les ancêtres des autres comme un
objet de vénération (ou de célébration). Une piste de compréhension peut être la
suivante : d’après les Oloubi, le groupe compte avec la participation des Brésiliens (ou
des Brésiliens par la mère/grand-mère). Par le biais du discours de « nos aïeux » les
Oloubi pourraient chercher à soutenir la mémoire des ancêtres de leurs collègues de
groupe, tout en récupérant un peu de leur prestige. Effectivement, dans le salon, se
trouvait avec nous Kamal Yangòtundé (né en 1980), qui occupait la position de
« jeune », c’est à dire, celui qui ne doit pas parler lorsque les plus âgés ont la parole.
866
Je ne peux pas préciser si les Lawson ont été également des transmetteurs, mais en tout cas ils
pratiquent la bourian depuis quelques décennies, vu que d’après Guran, en 1995-96 ils étaient déjà bien
établis dans le domaine.
867
Cela doit concerner spécifiquement la fête du Bonfim à Cotonou et possiblement le groupe De Souza
de Missèbo, désormais disparu, auquel Sévérin avait fait référence.
868
Entretien de Sévérin et Sidy Oloubi, le 17/10/2013 à Cotonou. Sidy veut dire qu’à Cotonou le Bonfim
était (ou est) fêté une semaine après le « vrai » jour du Bonfim (« vrai » : l’expression est la mienne), le
deuxième dimanche après l’épiphanie. Le « vrai » jour actuellement est fêté à Salvador de Bahia et à
Porto-Novo. À Cotonou le Bonfim serait donc fêté à la façon des De Souza de Ouidah qui le fêtent une
semaine plus tard, « le dimanche qui se suit ».
Ce genre d’adaptation est très courant dans le monde des fêtes populaires : on déplace la date d’une fête
de moindre importance avant ou après une fête plus considérable, soit pour permettre à de potentiels
participants de fêter dans les deux endroits différents, soit pour éviter que l’attention des media se
concentre sur la fête principale obnubilant ainsi la plus modeste. J’ai trouvé ce genre d’adaptation dans
plusieurs contextes au Brésil, en Afrique et en Europe.
513
Sévérin dit à propos de Kamal : « Mais lui il est Agudà ». Kamal explique : « C’est ma
maman qui est de Ouidah, elle est Ango » ; Sévérin explique : « Ango c’est Agudà »869.
869
« Ango », en principe n’est pas un nom luso-brésilien, mais la famille (avec laquelle je n’ai pas tissé
d’autres contacts) est considérée comme telle, peut être à cause d’alliances avec des Brésiliens. C’est
possible aussi que Ango soit luso-brésilien, une corruption de « Anjo » (ange, en portugais).
514
515
Lorsqu’on rapproche la morale des récits racontés par Bernardin Nevis des observations
et critiques adressées aux autres bourians, ainsi que ses avis sur « comment faire une
bonne bourian » (ce qui inclut une bourian productive du point de vue financier), on
arrive à la conclusion suivante : on trouve chez Bernardin une « approche
philosophique » un peu à la façon du paradoxe de l’archer zen, qui, pour arriver au
résultat consistant à atteindre régulièrement la cible – faire une bonne sortie bourian du
point de vue plastique – doit considérer ce but comme superficiel et se dédier au travail
de fond, soit à la densité de la démarche, à une déontologie de vie et à une éducation de
l’esprit (s’aligner au sérieux de l’éducation et des valeurs Agudàs). C’est seulement
grâce à ce travail de fond qu’on arriverait enfin à atteindre la cible et à faire une bonne
bourian. Bernardin Nevis est donc celui qui exprime le mieux le « paradoxe de la
bourian » : pour faire une animation festive, d’apparence légère et associée à un moment
d’exception carnavalesque, il faut être conscient de la gravité de la démarche et être
sérieux dans la vie ordinaire et dans les moments non festifs.
Sans vouloir aller jusqu’à la polémique question des « origines premières » de la bourian
sur la Côte (parce que pour cela il me faudrait rassembler davantage d’informations pour
pouvoir construire des hypothèses plus élaborées sur tout ce qui concernerait le début du
XXe siècle et avant), je fais le choix de m’arrêter aux récits et informations relatives à ce
qui se déroule à partir du milieu du XXe siècle pour les remarques qui suivent.
Trois principaux réseaux de transmission de la bourian se sont dessinés au Bénin. Avant
d’aborder ces réseaux il est important de prévenir que toutes les bourians ne sont pas
forcément des « rejetons » les unes des autres, mais souvent des « cousines », puisque
les familles Agudàs jouaient de la samba à la maison et pouvaient avoir des ensembles
musicaux informels et peut-être quelques masques du genre ambra, indépendants des
groupes bourian principaux, avec lesquels ils pouvaient d’ailleurs interagir et collaborer.
À Ouidah, les Nevis à l’époque d’Anastase seraient un tronc central d’où seraient sortis
les deux réseaux de transmission postérieurs aux années 1960 qui se sont le plus
516
répandus. Le premier est le propre « réseau des Nevis », qui donne sa « bénédiction »
pour les groupes créés par Rodriguez de Bohicon et pour les D’Almeida de Cotonou. Ce
dernier m’a semblé avoir influencé à son tour plusieurs formations dans la métropole
béninoise. Le deuxième réseau est celui des De Souza qui peut être considéré comme
tel à partir du moment où Jean De Souza se détache des Nevis et constitue un groupe à
part. La capillarité du réseau des De Souza et alliés étant très grande, ce réseau va
beaucoup influencer la formation des nouveaux groupes dans l’aire de Cotonou, et
même jusqu’à Agoué.
Le troisième réseau, en parallèle avec les deux autres, reste d’une certaine manière « en
boucle » car il se restreint à une ville : c’est celui de la bourian de l’Association de
ressortissants Brésiliens de Porto-Novo, dont la principale caractéristique au niveau de la
forme est d’utiliser les tambourins pandeiro. Comme nous l’avons vu, ce groupe a eu
une seule dissidence directe, cependant de courte durée : la bourian de la Communauté
des créoles de l’Ouémé. Le responsable musical de la Communauté des créoles
(Ramsès) a ensuite entamé un projet de bourian qui, cependant, n’a pas eu de suite. À
son tour, Gafaro Gomez, également dans la Communauté des créoles, sera en 2013, à la
tête d’un groupe en voie de formation, comptant la participation de membres qui
continuaient à jouer dans la bourian de l’Association de ressortissants870. Tous les
groupes avec lesquels j’ai eu un contact pouvaient renvoyer leur processus de
transmission à un de ces trois réseaux.
870
Gafaro Gomez, à son tour, dans un bon exemple de la circulation des savoirs dans la bourian, joue de
temps en temps avec ses cousins à Ouidah : la famille Gomez de cette ville a créé récemment une bourian
(ou recréé, car ceux-ci soutiennent que la famille a déjà eu un groupe dans le passé), le groupe Archange,
sous l’initiative de l’enseignant Jacintus Elisé D’Almeida (grand-mère Gomez). Un groupe qu’on peut
considérer encore comme « petit » mais qui, en même temps, revendique la légitimité de la tradition à
travers sa lignée Agudà. L’initiative de Jacintus et des autres jeunes qui forment le groupe a été soutenue
par les doyens de la famille, notamment Papa Gomez (né en 1935).
517
Lorsqu’on s’intéresse aux changements des aspects formels et plastiques concernant les
masques, on retrouve la problématique générale de l’inclusion de nouveaux éléments
dans un système qui se veut clos ou bien traditionnel871. Une interrogation prend forme
à partir du constat du passage de la confection artisanale des masques en tissu, carton,
etc. à l’achat de masques industriels en caoutchouc ou plastique872. Or, si le « système
bourian873 » a pu s’adapter en les incorporant, c’est parce qu’on peut dire qu’il y a chez
les Agudàs quelque chose comme une « tradition de l’innovation ».
Les Agudàs sont à la fois fiers et connus pour avoir ce qu’on pourrait appeler une
« tradition d’innovation ». Ils savent que leurs aïeux ont été les responsables de
plusieurs apports dans la région, qui vont de l’introduction des formes de production et
de la religion catholique en milieu africain, au lexique, aux mœurs, aux manières de
construire des maisons, de faire la fête et j’en passe. Tous ces apports sont des
« innovations ». À propos d’innovation dans la bourian, j’ai eu des discussions
informelles dont la teneur était à peu près la suivante : des responsables de masques me
parlent de clichés photographiques et d'images vues à la télévision concernant le défilé
du carnaval des écoles de samba à Rio de Janeiro et me disent qu’ils souhaiteraient
confectionner des objets festifs et des costumes du même genre. Je les interpelle en
demandant : « mais cela ne risquerait pas de trop modifier la bourian ? » J'obtiens des
réponses du type : « on attend de nous qu’on arrive avec des nouveautés » ; « nous, on a
toujours innové » ; « nous, on a modernisé ce pays » ou encore « tout ce qui est
brésilien nous concerne ». J’arrive un après-midi chez Auguste Amaral et je le
surprends en train d’apprendre une chanson qu’il écoutait sur son lecteur CD. Je
871
Cf. Stephan (1992) et Martinelli (2005).
872
Cela concerne notamment les abras, les personnages du type « occidental/blanc » et Mami Watà. Car
certains masques d’animaux sont toujours confectionnés intégralement par les groupes eux-mêmes, tels
que les masques du bœuf, de l’ânesse ou encore l’autruche et l’éléphant.
873
Pour adapter l’expression, qui me semble très appropriée, utilisée par Aurélien Gonzallo, qui fut le
responsable de la bourian Étoile d’honneur, à Porto-Novo. Aurélien se référait au « système de tel
groupe » par rapport au « système de notre groupe ».
518
connaissais cet enregistrement : c’était une des chansons que Casimir d’Almeida avait
enregistrée en 1950 et disponible dans le site web du CREM - Centre de Recherche en
Ethnomusicologie, à Paris. En réalité, il s’agissait d’une chanson que je croyais oubliée
dans la bourian car aucun groupe ne la jouait. Une Brésilienne qui connaissait bien le
Bénin et était devenue proche d’Amaral l'avait téléchargée, en avait fait une copie sur
CD puis la lui avait offerte avant de rentrer au Brésil. Entre l’ironie et le sérieux, j’ai
immédiatement dit à Auguste : « ah, mais alors, ce n’est pas que de la tradition orale ? »
(qu’Auguste revendique habituellement) « peut-on utiliser des CD ? Tu connaissais
cette chanson ? Casimir et Marcelino D’Almeida dont tu dis qu’ils t’ont "tout appris",
ne te l’ont-ils pas apprise ? » Auguste me répond qu’effectivement il ne connaissait pas
la chanson, mais que Casimir a été son professeur, et qu’en fait, il continue simplement
d’apprendre avec Casimir par d’autres moyens. Cet exemple illustre bien
l’incorporation des nouveautés au sein de la bourian, et cela venant de quelqu’un se
réclamant être le plus fidèle aux traditions.
Des logiques de pensée soutenues notamment par Auguste Amaral, mais aussi par des
membres de la Super bourian De Souza à plusieurs occasions, m’ont amené à penser
que la « tradition d’innovation » qu’on trouve chez les Agudàs est particulièrement
visible dans la bourian. Or, il n’y a pas une architecture contemporaine Afro-brésilienne
au Bénin, ni de nos jours un art de la menuiserie de style afro-brésilien. En revanche, il
y a un ensemble de musique-danse et sortie de masques contemporains, comme on l’a
vu tout au long de ce travail. Et je crois avoir montré que celle-ci est très vivante,
dynamique et qu’elle continue d’attirer de « nouveaux pratiquants », de nouveaux
« adeptes qui adaptent » le legs festif agudà. Bien qu'au premier coup d’œil la bourian
puisse être assimilée par un occidental à un carnaval-pantomime un peu à l’ancienne,
dans le contexte local de sorties de masques, elle est considérée comme « moderne ».
Les autres sorties de masques egungun, zangbèto, gonuko, etc. sont directement liées à
des sociétés à caractère initiatique et, même si évidemment elles changent à travers le
temps, celles-ci se veulent beaucoup plus traditionalistes que la bourian. Et également,
parce que dans les représentations locales, le vodoun et les sorties qui lui sont liées
existaient auparavant dans la région, et les Agudàs et la bourian seraient arrivés bien
plus tard. En outre, il apparaît assez clairement que dans la société sud-béninoise, en fin
de compte et en général, ce qui est vu comme étant « moderne » est du ressort des yovo
519
(englobant tout ce qui est blanc, créole, métis, occidental, etc.), de leurs manières, leurs
objets et leurs produits.
Les luso-Brésiliens sont antérieurs aux autres yovo sur cette côte, étant donc les
« anciens de cette modernité », pour ainsi dire. Ce n’est que plus tard que les Français
ont pris un rôle important puis dominant, dans la région du Dahomey. De toute façon,
les Français ne faisaient pas de sortie de masques, ils faisaient des défilés, notamment
celui du 14 juillet, et on a vu que les Agudàs n’avaient pas de problème de conscience
pour intégrer leur bourian aux festivités du 14 juillet pendant la période coloniale874. Je
rapelle qu’indépendamment de toute position politique, les Agudàs, dans le contexte
local, seraient des blancs qui, aux niveaux culturel et social, ont devancé les autres
blancs, ouvrant les voies à l’occidentalisation de la société effectuée postérieurement
par les Français. D’autre part, plusieurs Agudàs catholiques ou musulmans pratiquants
considèrent un adepte du vodoun comme un « mystificateur », en allant même jusqu’à
le pointer du doigt comme une personne qui pratique quelque chose de « primitif ».
Néanmoins, je précise que cela n’empêche pas que, parfois, ils côtoient ces mêmes
adeptes vodoun lors de rites et fêtes familiales. Il arrive également que l’Agudà en
question puisse avoir lui-même des pratiques liées quelque part au « système vodoun »
selon le moment. D’ailleurs, il est important de rappeler au lecteur occidental que
plusieurs acteurs locaux ne considèrent pas qu'effectuer certaines actions – qu'on
pourrait considérer comme du ressort de la pratique du vodoun – « c'est pratiquer le
vodoun », à proprement parler. À ce propos, l’exemple le plus clair dans ce travail est le
rapport du catholique Bernardin Nevis avec Mami Watà. Je peux citer aussi les
interventions des guérisseurs traditionnels, dont encore une fois Bernardin Nevis est
l’exemple et, également, les procédures destinées à apporter la force (le « souffle ») ou
la protection, telles qu'elles ont été décrites par Jean Amaral. On trouve d’ailleurs
certains Béninois qui refusent totalement les guérisons traditionnelles. Cependant, pour
la plupart des Béninois, la pratique et surtout le fait d’utiliser les services des trad-
guérisseurs (emic), n’est pas exactement perçu comme ressortant de la pratique du
vodoun ou transformant celui qui le fait en « adepte du vodoun ».
874
Cf. l’entretien de Mme Amégan.
520
Dans ce domaine, cinq systèmes de pratiques interagissent, se superposent et sont
souvent complémentaires, mais ne sont pas précisément perçues comme étant la même
chose, à savoir :
1) la connaissance et l’utilisation des plantes, préparations, techniques et
enchantements dans le but de guérir, protéger ou éventuellement de nuire à autrui ;
2) le système de consultation et de divination par le biais du fa (géomancie) ;
3) le culte, la dévotion, les actions et les rites à l’égard des ancêtres et aïeux, leur
mémoire et leur honneur ;
4) le fait d’être adepte d’un ou de plusieurs vodouns (rappelons qu’un individu peut être
initié et actif dans ce domaine à des degrés très variés d’intensité) ;
5) le fait pour un individu de se considérer comme appartenant à une religion
déterminée (énoncée parfois comme une référence identitaire de base) et plus
spécifiquement, le fait de pratiquer effectivement cette religion au quotidien.
Parmi les cinq points décrits plus haut, la bourian concerne essentiellement la troisième
catégorie, celle qui concerne le culte à la mémoire des ancêtres. Il faut prendre en
compte que, dans ce contexte, faire l’éloge réitéré des ancêtres, suivre quelques-unes
des pratiques qu’on leur attribue, accomplir certains actes qui sont supposés leur plaire,
sont des mouvements qui s’insèrent dans une démarche de culte des ancêtres dans un
sens plus large, ou si l’on préfère, de culte à la mémoire des aïeux. La cinquième
catégorie, la religion, est partie constituante du phénomène bourian, mais le fait
religieux a été nettement plus marquant au moment de sa constitution historique. De nos
jours, l’aspect religieux d’« étendard de la christianité » s’est largement perdu en faveur
d’un processus de focalisation d’une bourian en tant que culte public à la mémoire des
521
ancêtres, comme une façon d’entretenir le différentiel d’une identité. Si on peut
facilement remarquer que la bourian chante des références catholiques et se sert des
éléments d’une iconographie catholique (et spécialement celle de l’association de Porto-
Novo), on voit bien qu’elle est supra religieuse. Les actions réitérées de l’entrepreneur
agudà musulman Karim Da Silva pour détenir une place centrale dans la structure de la
bourian à Porto-Novo en est l’exemple le plus clair. Un autre exemple est celui de la
bourian de la famille Do Rego, branche musulmane, à Ouidah. Je n’ai pas eu
l’opportunité de l’aborder plus longuement dans le corps de ce travail, néanmoins je
résume ici le plus important : ce que cette « bourian dirigée par des musulmans » a de
plus remarquable c’est, ironiquement, qu’elle n’a rien de remarquable. Je m’explique :
la bourian des Do Rego est une bourian comme les autres, c’est moi qui avais rappelé
leur condition de musulmans lors de l’entretien. Sinon, je crois que le mot
« musulman » ou « religion » ne serait même pas mentionné. En effet, ce qui s’est
déroulé chez les Do Rego un après-midi de janvier 2015, a été un entretien, suivi d’une
démonstration de chansons et de rythmes et une évaluation conjointe de photos de
masques du groupe, tout à fait comme je l’ai expérimenté dans les autres groupes.
Car, en dernière instance, la bourian est « la fête des blancs », des « blancs importants ».
Les présidents et d’autres « blancs importants » – masqués ou non – viennent alors pour
donner du prestige à l’évènement. Dans un détour réflexif, la présence de chercheurs
étrangers qui arrivent pour observer la fête ne fait que corroborer cet énoncé, puisqu’ils sont
également des « blancs importants », s’intégrant donc parfaitement à la performance. Le
chercheur intègre ainsi le même récit qu’il essaie de décrire. À ce moment-là, la sensation
de « moi, un Agudà » n’est pas seulement valable pour moi, un chercheur Brésilien qui
arrive en Afrique : durant une sortie bourian, les observateurs Français, Belges, Italiens sont
des Agudàs et/ou des amis des Agudàs au même niveau que les masques de blancs en
caoutchouc. Les équipes de tournage venues de l’étranger corroborent aussi ce récit. En fait,
tous les visiteurs étrangers le corroborent. Le récit que la bourian raconte n’est pas
uniquement relaté par les masques, mais il est exprimé par l’ensemble des masques, des
Agudàs qui les présentent et par le public témoin et participant. Les acteurs distinguent,
bien sûr, des blancs plus importants que d’autres, mais dans le cadre d’une sortie
bourian, quel blanc n’a pas son importance ? Tous sont importants et seront traités avec
considération par les masqués et non masqués. Dans la bourian il est question, certainement,
de « faire du soi avec de l’autre875 ». On y retrouve des éléments qui ressortent d’un
« enchantement du blanc » qu’on voit lors d’autres rites en Afrique, dans la démarche
d’avoir prise sur ses richesses et son prestige par le biais de rituels et des mises en scènes876.
Il est intéressant de remarquer que chez les Agudàs, l’efficacité nest pas que symbolique :
875
Jeudy-Ballini (2014), cité par Heslon (2015 44-45).
876
Bonhomme (2010).
523
un groupe bourian fait effectivement rentrer de l’argent et attire des yovos qui arrivent pour
s’intégrer à la fête, à cette fête-récit.
524
525
informations du terrain à Gilberto Freyre pour que ce dernier puisse écrire un article
d'« anthropologie de cabinet » (1951). Ici j’illustre ce que sont, à mon avis, mes trois
principales contributions critiques à l'œuvre de Verger.
En se basant sur Bouche (1868 : 264), Verger avait défini 1867 comme l'année dans
laquelle on trouverait la première trace de la bourian ; les auteurs postérieurs ne feront
que le suivre. En m'appuyant sur une autre citation de Verger (1968 : 619), j'ai montré
qu’en fait la première mention des masques bourian n’a été faite dans le journal Lagos
Standard qu’en 1896, où l’on trouvait un rappel d’une sortie qui s’est déroulée en 1886.
Il est donc probable que la bourian ait existé avant 1886 (au moins à Lagos), mais en
l'état actuel des connaissances, nous n'avons pas de traces qui nous permettraient de
l'affirmer avec fermeté. Le deuxième point sur lequel je critique Verger concerne son
regard, qui renvoie excessivement à l’influence de Bahia dans ce qu'il voyait chez les
Agudàs, au détriment de l'influence d'autres régions du Brésil. Ma troisième critique est
que Verger, à la façon des courants dominants de pensée dans l'anthropologie française
de l'époque, voyait les expressions culturelles africaines comme des pratiques en
quelque sorte figées, atemporelles. Verger cherchait alors la « pureté » de ces pratiques,
notamment ce qui était païen, sans une supposée influence chrétienne ou musulmane. Je
pense avoir démontré que cela menait à un regard biaisé sur les pratiques des Agudàs.
Je crois avoir donné aux textes de Roger Bastide une position centrale dans la
bibliographie au sujet des Agudàs, textes qui étaient inexplicablement absents des
discussions académiques précédentes. J'ai montré l'importance de ses observations
concernant la bourian, parmi lesquelles la principale était la suivante : la bourian est
vivante et change à travers le temps. Bastide avait donc un regard opposé à celui de
Verger. En outre, j'ai attribué une place centrale aux descriptions de la bourian et des
fêtes des Agudàs (ou Brazilians) faites par Antônio Olinto et Zora Seljan. Si l'on devait
retenir les quatre auteurs les plus importants pour l'étude de la bourian au Bénin, ceux-ci
seraient : Pierre Verger, Roger Bastide, Antonio Olinto et Milton Guran.
Concernant Milton Guran, le principal auteur sur lequel je me suis basé pour effectuer
le restudy, mes principales critiques ont été les suivantes. D'abord, la classification des
Agudàs en deux groupes (les « Brésiliens » et « Brésiliens sans guillemets »), qui me
526
semblait tendancieuse et reproduisant des stigmates sociaux. Pour résoudre cette
question, je considère l'ensemble des Agudàs comme des Brésiliens sans guillemets et
je les écris comme tels, en me basant sur la façon dont eux-mêmes s'identifient. Puis, je
conteste le fait que Guran considère les Agudàs comme constituant une « ethnie ». J'ai
démontré que, malgré le fait qu’en des situations déterminées le terme Agudà soit utilisé
comme correspondant à une ethnie, cela serait une simplification. Les Agudàs sont
certes un groupe identitaire, mais superposable à d'autres groupes et ethnies selon la
situation.
L'autre contribution à retenir est la notion de « one white drop rule », en référence à ce
que j’ai pu observer dans les sociétés étudiées, où une « goutte de sang blanc » fait de
l'individu un « blanc ». Cette notion me semble essentielle pour la compréhension de
l'identité agudà, mais elle est aussi très utile dans le contexte du Sud-Bénin et Sud-Togo
en général. J'ai montré que la compréhension de la plupart des éléments qui constituent
la bourian au niveau formel (masques, chansons) se fait par le biais du regard
comparatif avec les fêtes populaires du Brésil et du Portugal. Cependant, en ce qui
concerne le niveau fonctionnel, ces connexions d'outre-mer ne donnent pas un grand
éclairage ; c'est l'ethnographie qui nous offrira des réponses.
En ce qui concerne la description et l'analyse des sorties bourian, un des aspects les plus
importants que j'ai mis en exergue est l'existence d'une hiérarchie de masques. Tous les
masques ne sont pas équivalents et leur hiérarchie se reflète dans leurs costumes et leurs
manières de danser, reproduisant une échelle de valeurs et une pyramide sociale. En bas
de la hiérarchie des masques, nous trouvons les abras877. Ceux-ci ont des têtes
de personnages effrayants ou d'animaux et sont vêtus en costumes d'arlequin. Puis, on
trouve les « petits animaux » et les masques d'hommes en costume et cravate. Ensuite,
arrivent le boeuf et les grands animaux, confectionnés à partir de structures en bois ou
métal. Le cheval ou ânesse qui donne nom à la fête (bourian/burrinha) apparaît dans
une position spéciale, ouvrant la couche supérieure de la hiérarchie des masques. Le
personnage du cheval est en fait composé d'un cheval et son cavalier blanc (ou créole).
On observe que le cheval est ainsi le contraire des abras, qui ont un corps
anthropomorphique et une tête d'animal. De ce fait, le statut du personnage cheval est
bien plus élévé que celui des abras. Parmi tous les masques, Mamy Watà, vodoun lié à
l'abondance, est le plus populaire et devient davantage un des masques les
plus représentatifs de la bourian. Ses maris ou prétendants sont des hommes blancs et
d’âge mûr, vêtus en costume et cravate ; ce sont des masques considérés comme étant
dignes de respect. Néanmoins, ceux-ci ne jouissent pas du même prestige et du
charisme de Mami Watà, étant remplaçables à chaque sortie et souvent n'ayant pas de
nom propre (ce sont « les maris »), tandis que Mami est un personnage régulier et qu'on
appelle par son nom. Je rappelle qu’au Bénin méridional, la divinité Mami Watà est
connue de tous, cependant je n’ai pas connaissance d’une autre « personnification
877
On pourrait considérer que le niveau le plus bas de l'échelle sociale des masques est en fait attribué
aux kaletas – enfants ou adultes – qui sortent le jour de Noël de manière improvisée pour danser en
échange de menue monnaie, car, comme les Agudàs le disent souvent : « Bourian n'est pas Kaleta ». Les
Kaletas de ce type resteraient ainsi sur un niveau de prestige tellement bas qu'ils n'auraient même pas le
droit de prendre part à la fête des « grands Agudàs ». On observe que les Agudàs, par la répétition de
l'expression « bourian n'est pas Kaleta », définiraient la bourian paradoxalement comme une sorte
d’« anti-kaleta constituée à base de masques kaletas ».
528
festive » de Mami Watà qui ne soit pas dans le cadre de la bourian ; cela pourrait aider à
expliquer l’engouement du public pour ce masque. Fréquemment, les maris de Mami
sont des présidents français ou américains, toujours habillés en costume et cravate. Les
présidents peuvent aussi apparaitre « en solo », (c'est-à-dire sans accompagner Mami) ;
mais en tout cas, par rapport aux autres personnages ils auront toujours une gestuelle et
une « danse de la distinction ». Enfin, les poupées géantes sont le couple d'ancêtres
venus du Brésil et on peut les voir comme le principe générateur non seulement de la
bourian, mais de toute l'identité Agudà.
Contrairement à ce qu'on pourrait supposer, les masques des présidents – pour la plupart
des présidents français – ne sont pas la cible de critiques politiques, sociales ou
de dérision. Ils incarnent les invités d'honneur des Agudàs tout en étant des avatars des
anciens Agudàs, qu'on pourrait résumer comme étant « riches, blancs (ou
occidentalisés) et prestigieux » dans les représentations locales.
J'ai dessiné les contours de deux « aires d'intérêt » relatifs à l'étude des bourians, les
deux intrinsèquement liées : la logistique et l'économie. L'essentiel de la logistique se
joue autour des ressources humaines et de la gestion du matériel. L'enjeu principal des
ressources humaines de la bourian se joue autour de ceux que les responsables du
groupe vont appeler pour exécuter les diverses fonctions et tâches dans une sortie
déterminée.
J'ai cherché à alterner les récits des couches moyennes ou populaires avec celui des
couches les plus aisées. Lorsque que je me penche sur le discours de Karim Da Silva et
Ramsès (Agudàs musulmans issus de la grande bourgeoisie locale), ainsi que de Mme
Amégan et Mme Patterson (Agudàs catholiques, que nous pouvons considérer comme
appartenant à la petite bourgeoisie locale), j’aborde de ce fait des aspects des études
ethnographiques des couches supérieures, (« Studing up », Nader 1972) qui me
semblent essentiels pour la compréhension des sociétés complexes et hiérarchiques.
Cela m'a permis de mettre en exergue la façon dont les notions d'origine et de classe se
croisent autour de la pratique de la bourian, notamment à Porto-Novo. Par le biais de la
célébration de leur brésilianité, les Agudàs célèbrent leur créolité, perçue comme leurs
« éléments culturels et/ou familiaux blancs/occidentaux ». Cette créolité est célébrée
comme étant intrinsèquement liée à une position historique de richesse et de prestige ;
on célèbre l'âge d'or des Agudàs. Dans ce contexte, origine et classe s'articulent dans
une « sortie de masque de la distinction d'origine » tout en étant une « danse de la
distinction sociale ».
Les Agudàs évoquent trois notions distinctes qui sont effectivement vécues dans leurs
pratiques sociales : culture, origine et religion. L'ensemble d'individus ou de familles
concernés par une « culture agudà » dans différentes proportions est assez vaste et inclut
les Agudàs, les familles alliés et les familles proches. Concernant l'origine, certains
membres des familles aisées se réclament plus Brésiliens que d'autres en disant que les
« pauvres » sont, en général, de simples « africains associés »,(soit ce que j'appelle
530
« Agudàs culturels »). Celle-ci pourtant, n'est pas la perception qu'on trouve dans ces
couches populaires qui se réclament brésiliennes à part entière, c'est-à-dire, autant que
les familles aisées. En fait, il me semble que la modeste condition économique de
plusieurs familles est justement un des motifs pour que celles-ci s'attachent davantage à
la bourian, demeurée comme la principale pratique de distinction au sein des couches
moyennes et populaires. De plus, comme les Agudàs les plus aisés le répètent, les
couches populaires feraient désormais la bourian « pour de l’argent ». Pour ma part, je
dirais que ceux-ci peuvent le faire aussi pour de l’argent, mais l'aspect identitaire et
distinctif de la pratique est fondamentale et l'engouement esthétique, que ce soit par
ceux qui évoquent une ancestralité brésilienne ou pas, demeure une condition sine qua
non pour constituer un groupe bourian. Enfin, tout au long de la deuxième partie de ce
travail, les divers interlocuteurs rappellent que les différences de religion ne sont pas
perçues comme un problème, étant vécues seulement comme un paramètre à l'intérieur
de l'origine et de la « culture agudà ». Cela se résume dans l'affirmation souvent
entendue sur le terrain : « Tu peux choisir ta religion, mais tu ne peux pas choisir ton
ancêtre878 ».
Enfin, deux autres sujets ressortent : les rapports de la bourian avec le sacré et les
réseaux de transmission. Voyons d'abord un récapitulatif des principales dimensions du
sacré trouvées dans la bourian. La bourian a pris de nouvelles significations lorsqu'elle a
878
Ou bien : « Tu peux changer de religion, mais tu ne peux pas changer d’ancêtre ».
531
été mise dans le contexte des sorties de masques du Bénin méridional. En réponse aux
masques-vodouns tels que les éguns et les zangbètós, la bourian se place comme le
masque ancestral brésilien par excellence, ce qui en soi-même est un aspect du sacré ;
ce n'est pas par hasard que la bourian est parfois appelée « l'égun des Brésiliens », «
égun » ici voulant dire « l'esprit de l'ancêtre ». Les agudàs savent bien que sous un
masque bourian il n'est pas question d'un esprit, car, comme ils le disent, dans la fête
brésilienne, à la différence d’une sortie d'égun, « on peut toucher, on peut danser avec ».
Néanmoins, il s'agit de l'évocation des ancêtres brésiliens : les masques bourian ne sont
pas sacrés à proprement dit, mais les ancêtres évoqués par ces masques le sont. En
outre, la bourian a inclus le vodoun Mami Watà parmi ses masques et celle-ci est
devenue un personnage central, en plus d'être le masque qui génère le plus d'offrandes
en espèces. La bourian a été vue auparavant comme l'étendard de la chrétienté des
Agudàs, à commencer par les dates auxquelles celle-ci se présente : la période de fin
décembre à mi-janvier, qui comprend le jour de Noël, l'Épiphanie et la fête de Notre
Seigneur du Bonfim. De nos jours, les revendications « explicitement catholiques » se
sont concentrées sur la messe du dimanche matin du Bonfim où la confrérie de N. S. du
Bonfim joue un rôle central. Ses membres forment une sorte de noyau dur des traditions
brésiliennes : dans la pratique, le principal organisateur de la confrérie est le chef de la
bourian (Auguste Amaral) et plusieurs femmes de la confrérie font partie du choeur de
la bourian. En 2015, à la fin de la messe et au son d'une fanfare qui joue les airs de la
bourian, les masques de Mami-Watà et Obama sont arrivés pour animer l'événement se
mettant à côté du prête catholique puis, en tant qu'invités d'honneur, posant pour la
photo annuelle devant l'église.
532
À Oudiah, l'étude de cas du groupe des Nevis met en lumière deux points principaux :
l'introduction du vodoun Mami Watà dans la bourian et les réseaux de transmission.
Nous avons vu que, d'après le récit familial des Nevis (corroboré par des informations
trouvées du côté des De Souza), Anastase Nevis, père de l'actuel chef de la bourian des
Nevis Bernardin, était un adepte du culte de Mami Watà, responsable de son
introduction au sein de la galerie de personnages de la bourian. La présence de Mami
Watà reste, à mon avis, une des plus évidentes dimensions du sacré dans la bourian,
notamment lorsqu'on part du principe que cela a été l'oeuvre d'un adepte, Anasthase
Nevis, dit un « marié avec Mami ». Il était à ce moment-là le chef d'un groupe qui
incluait les De Souza qui, postérieurement, vont opérer une dissidence et constituer un
groupe à part. Grâce à la lignée des Chachas, initiée par le célèbre trafiquant d'esclaves
Francisco Félix De Souza, la famille De Souza est devenue sans doute la famille la plus
connue parmi les Brésiliens de la ville, voire du pays. Ainsi, depuis quelques décennies
le groupe bourian des De Souza est celui qui apparaît le plus dans les médias et dans les
travaux scientifiques (cf. Guran 2010 ; Ciarcia 2015). J'espère avoir apporté un nouveau
point de vue à travers mon choix d'aborder la bourian dans la ville de Ouidah à partir de
la famille Nevis, qui, même si très active, est restée éblouie par le groupe des De Souza.
Ainsi, c'est à partir des Nevis qui se revendiquent comme étant les « introducteurs » de
la bourian au Dahomey-Bénin ainsi que des chanteurs musiciens qui ont circulé dans les
divers groupes, que j'ai pu dessiner les réseaux de transmission des groupes bourians.
La conclusion est que les liens de tous les groupes bourians en activité au Bénin (ainsi
qu’au Togo), renvoient d'une manière ou d’une autre à au moins un des groupes
suivants : les Nevis, les De Souza ou celui de Porto-Novo. Cela concerne autant ceux
qui revendiquent une ancestralité brésilienne que ceux qui ne la revendiquent pas.
Le premier point serait d'enquêter sur le regard des non-Agudà sur la bourian.
Évidemment, cela nous amènerait à considérer leur regard envers le legs et l’identité
533
agudà en général, et je ne serais pas surpris que des opinions assez divergentes et
critiques, notamment à propos du rôle historique des Agudàs ou de la « revendication de
blancheur » de leur part surgissent. Par ailleurs, j’ai pu remarquer que plusieurs
individus non-Agudà évitent des amalgames à ce sujet et font bien la distinction entre le
parcours des diverses familles brésiliennes, leur rôle historique et leur situation actuelle,
notamment en ce qui concerne les De Souza.
Lorsqu'on cherche à saisir le sens général de la bourian, on doit réfléchir sur la variété
d'animaux qui sont présentés dans une sortie bourian (boeuf, autruche, poisson, chien,
éléphant, etc.). Ces animaux évoquent certes un zoo ou une ménagerie de cirque ;
534
cependant, ils ne se restreignent pas à ces évocations car la bourian renvoie aussi à une
fantaisie autour des animaux d'une ferme879, à un type spécifique de ferme et l'on verra
pourquoi. Certains auteurs880 ont tendance à vouloir ramener la bourian à une « affaire
d’anciens esclaves », donc à une « danse des esclaves », et cherchent à interpréter les
personnages de la bourian à travers ce prisme. Ce type de regard se focaliserait sur ce
qui se serait passé aux XVIIIe et XIXe siècles au Brésil, avec des personnages qu’on
placerait dans le contexte d’une ferme esclavagiste brésilienne. Cependant, cela me
semble être plutôt l’application de l’idéologie, de la morale ou de l’éthique du chercheur
que l’avis des Agudàs sur le terrain, quand ce n’est pas simplement une transposition de
la grille d’interprétation habituelle des manifestations proches de la bourian ayant lieu
au Brésil. Une partie des Agudàs effectivement affirme que leurs aïeux étaient esclaves
au Brésil où ils avaient travaillé et souffert, et qu’ils faisaient la bourian pour leurs
moments de détente et... c’est tout, car ils n’en savent pas plus que cela, et ne rentrent
pas dans les détails. Une autre partie des Agudàs soutient que leurs aïeux ne furent
jamais des esclaves au Brésil, mais plutôt des patrons dans le commerce en général
et/ou des marchands d’esclaves établis en Afrique. Les deux genres de revendications
lignagères convergent dans la fête des Agudàs, car la bourian n’est pas la danse des
esclaves, la bourian est bien la danse des maîtres. Elle est la fête des Agudàs aisés en
Afrique, tous parcours de vie confondus.
Si on veut aller au cœur de la question de nos jours, peu importe ce que ces figures
masquées représentaient au Brésil du XIXe siècle ; au Dahomey/Bénin cette
performance est devenue le divertissement, l’expression et un des symboles des Agudàs
aisés, les familles associées imitant les mœurs de ces premiers. Des interlocuteurs à
Porto-Novo m’avaient même dit en toutes lettres, que « la bourian est la danse des
bourgeois ». Ainsi la bourian est décrite par plusieurs Agudàs comme étant « la danse
des riches » ; « la danse des Agudàs riches » ; « la danse des nobles » (dans le sens
d’une caste distinguée et élégante) ; « la danse des maîtres ». Par conséquent, si à
certains moments la bourian et ses animaux renvoient à une fantaisie autour d’une
ferme, celle-ci ne renverrait en aucune manière à une ferme esclavagiste du Brésil, mais
879
« ... tu vois comme taureau, ou bien gorille, soit lion, ce sont les animaux des présidents, c’est ça ! »
Entretien avec « Brasil (Le vieux) », le 19/01/2015 à Porto-Novo.
880
Dont Simone de Souza (1992).
535
plutôt à des fermes que les Agudàs aisés avaient en Afrique. Et celles-ci étaient
nombreuses, prospères et mentionnées depuis les premières descriptions des Agudàs
dont on a connaissance881.
Ainsi, le défilé des animaux dans une sortie bourian évoque, avec fantaisie, une sorte de
zoo particulier certes, mais au sein de cette ferme, de propriété des anciens Agudàs. Ce
dont les animaux-clowns témoignent, et à quoi on assiste est donc l’exubérance et la
créativité des Agudàs, qu’ils soient masqués ou pas (c'est-à-dire, des Agudàs en tant que
personnages masqués du récit et des Agudàs artisans les ayant confectionnés). Ces
animaux courent, font des singeries, provoquent des rires, l’admiration et une certaine
confusion, notamment lorsqu’ils foncent sur une partie de la foule, mais en fin de
compte ils obéissent aux Agudàs, car ce sont des animaux qu’ils ont domestiqués ; en
plus, ils les ont domestiqués pour danser au rythme de la samba. Les Agudàs sont les
maîtres du cirque. En ce sens, le principal indice est le fait que les animaux sont
domestiqués et savent (« spontanément » ou par le biais de leurs guides) très bien sur
quelles personnes ils peuvent foncer ou non et à qui et quand ils doivent faire des
révérences pour marquer leur respect. Les Agudàs sont certes un phénomène urbain et
c’est ainsi qu’ils ont été abordés, lorsqu’on se penche sur la bibliographie du sujet, et
pour ma part, je n’ai pas fait autrement dans ce travail. Néanmoins, une bonne partie de
la prospérité des anciens Agudàs venait de leurs terres et de leurs fermes et cet aspect
est resté sur un plan très secondaire dans les publications jusqu’à maintenant. Ce que
j’essaie d’expliquer converge avec ce qui a été montré dans la partie dédiée à Porto-
Novo882, mais traverse également tout ce travail. Contrairement à ce qu’on a eu
tendance à penser, dans la pratique, les modèles et les références des Agudàs actuels ne
se situent pas au Brésil ni ne sont exactement les « Brésiliens du Brésil » et, encore
moins les Africains ou Brésiliens qui allaient devenir Agudàs par la suite, c’est-à-dire
881
Selon les observations faites en 1845 par Duncan (1847), cité par Verger (1953) « La campagne à dix
ou douze milles autour de Ouidah est très intéressante, (...) et en beaucoup d'endroits cultivé par des gens
revenus du Brésil. (...) Ils sont de loin les gens les plus industrieux que j'ai rencontrés. Quelques très
belles fermes à six ou sept milles de Ouidah sont dans un bon état de culture. Leurs maisons sont propres
et confortables et situées aux endroits les plus beaux que l'imagination puisse décrire. Il est véritablement
charmant de rencontrer inespérément une maison où vous êtes salués à l'européenne et où vous êtes
invités à prendre un rafraîchissement ». Selon Amos (2001) : « In 1889 Olympio established Lomé’s first
coconut plantation in the northwest side of the city. The plantation covered 90 hectares of land. »
882
Par exemple, dans les propos tenus par Brasil, « le vieux » et ses proches.
536
lorsqu’ils étaient encore au Brésil au XVIIIe ou XIXe siècle. Les modèles des Agudàs
actuels sont, tout simplement des Agudàs, c'est-à-dire des individus établis en Afrique ;
et surtout des Agudàs de 3e, 4e génération. Évidemment on parle d’individus influencés
par le monde luso-brésilien. Cependant le modèle actuel est celui des aïeux influencés
par le Brésil, non le pays Brésil à proprement parler. Le Brésil demeure aujourd’hui
comme un renvoi de fond et n’apparaît dans ce processus qu’indirectement, bien plus
indirectement que ce qu’on a eu tendance à croire. C’est pour cela que bien danser la
samba de la bourian n’est pas une tentative de la danser comme à Rio et Bahia
actuellement, mais danser comme le père, le grand père – vieux Agudàs – le faisaient.
En tout cas, ces modèles sont les représentations les plus importantes et fréquentes
qu’on trouve sur le terrain.
538
La bourian est une forme de récit tellement clair, qu’elle dispense aujourd’hui la
compréhension du texte des chansons en portugais. C’est pour cela que les Agudàs sont
en général très déçus lorsqu’on traduit leurs chansons883. Il s’agit de textes très simples,
souvent évoquant des situations banales du quotidien. J’ai cessé de leur en faire la
traduction lorsque j’ai compris qu’une chanson à mélodie lente qu’ils pensaient être la
louange d’une grande famille, et donc chantée avec une grande émotion, racontait, en
fait, que quelqu’un, monté sur un manguier avait crié du haut de ce manguier : « il n’y a
plus de mangue884 ! ». Je me suis rendu compte que non, ce n’était pas le « moi-
chercheur », avec la connaissance des langues, qui comprenait la signification des
chansons. Les traducteurs professionnels savent bien que la traduction nécessaire et
effective est celle du sens, pas la traduction littérale des mots. En fait, les Agudàs et le
public connaissent la signification ultime des textes des chansons de la bourian en
agudagbé, la langue des Agudàs. Ces chansons disent, toutes : « nous, par le biais de
nos ancêtres, sommes des blancs arrivés du Brésil/Portugal et nos lignées sont
différentes des vôtres et on vous le montre en dansant, en chantant et en fêtant à notre
façon ». Voici le message, voici ce qui est revendiqué, voici ce qui est exhibé. Je ne
peux que réitérer que les clés utilisées pour comprendre les récits des manifestations
similaires au Brésil ne pouvaient pas fonctionner pour la bourian dans le contexte
africain. Or, si dans le cas de masques, la fonction l’emporte sur la forme, lorsqu’il est
question du sens général de la bourian pour les familles Agudàs, c’est la forme qui au
bout du compte l’emporte, car la forme de la bourian est son propre récit. La forme de la
bourian est sa fonction. Une fonction qui à son tour demeure dans la forme différenciée
qu’elle acquiert dans son contexte. La fonction ultime de la bourian est son récit.
Non, il ne s’agit pas de tautologie ; c’est un pendule qui renvoie sans cesse d’un côté à
l’autre de l’Atlantique. Pendule qui oscille entre les temporalités révolues et actuelles,
depuis le temps de la traite et du commerce transatlantique, le retour ou l’établissement
en côtes africaines et une mare memoriæ – l’océan de distance séculaire qui donne
forme à la nostalgie antalgique de l’identité Agudà – en allant jusqu’à l’enfant brésilien,
883
Cette « réception dans la déception » était moindre lorsque je leur traduisais des chansons ayant un
fond religieux (dans le cas des Agudàs catholiques) ou qui se limitaient à la fête du Bonfim, ou bien
lorsqu’elles faisaient allusion aux animaux qui dansent.
884
Cf. les différentes versions du texte de cette chanson dans les annexes.
539
qui dans la bourian apprend à l’être : le corps, les oreilles et les yeux pleins de samba et
de masques.
540
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561
ANNEXES ET TABLEAUX
562
On peut confronter ici les diverses versions et perceptions des textes d’un même air qui,
d’après son premier vers, on pourrait appeler Suba mangueira (« monte » ou « grimpe »
le manguier). Le rythme est celui d’une samba de la bourian avec un tempo musical
lent.
L'extrait suivant de Simone De Souza (1992 : 94), montre une des perceptions locales
de la chanson en question. Il s'agit d'un ouvrage écrit à partir notamment du recueil de
traditions familiales. Le texte de la chanson est écrit en portugais approximatif
phonétique, mentionné comme « yorouba agouda ». La traduction/interprétation entre
parenthèses est celle donnée par Simone De Souza.
« Couplet en l’honneur des organisateurs de la fête et des notables présents ; on cite les
noms de famille. (yoruba Agouda)
Suba mangueira
(sous le manguier) Monte sur le manguier
Ora suba mangueira885
(tantôt sous le manguier) Eh bien, monte sur le manguier
885
Lors de l’entretien du 30/09/2013 à Porto-Novo, Ramsès a chanté en portugais assez clair la même
mélodie du début de la chanson avec un texte totalement différent. Pour la bonne compréhension, je
rajoute un « n » que Ramsès a parfois omis, parfois prononcé avec hésitation :
« Atirei [n]uma rola, atirei [n]uma rola »
(Traduction : « J’ai tiré sur une rola ». La rola est un oiseau semblabe au pigeon. Son nom
scientifique est Streptopelia turtur).
564
886
Cf. site web du CREM : http://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_I_2008_008/
565
Je propose une typologie des masques de bœufs ou taureaux qui peut servir à organiser
et éventuellement à regrouper les bœufs de cette région d’Afrique, du Brésil et même
ceux de la péninsule ibérique. Il s’agit tout simplement, d’essayer de réunir les
caractéristiques les plus marquantes de ce genre de masque et de tenter de les organiser
du point de vue de ce qu’on montre au public ; tout cela à partir du constat fait sur les
divers terrains.
887
Je ne vois pas l’intérêt de créer une différenciation entre les bœufs avec ou sans les cornes, car je n’ai
pas connaissence d’un masque de bœuf de ce genre où les cornes ne sont pas présentes.
888
Cependant l’ancien ambassadeur du Brésil au Nigéria, l’historien Alberto da Costa e Silva, m’a
envoyé une vidéo où l’on voit à Lagos un « petit » bœuf : c’était un masque du Maranhão offert aux
Brazilians de la ville par le président de la république du Brésil José Sarney (1985-90), lui-même
originaire de l’état du Maranhão. Nous avons ici un exemple de la circulation transatlantique des masques
dans la période qui nous est contemporaine. Je me demande dans quelle mesure cela a influencé les
pratiques liées à la bourian en Afrique, puisque sur les photos postérieures auxquelles j’ai eu accès, et
dans lesquelles on voyait le bœuf de Lagos, celui-ci était du type « grand et élancé », c’est à dire sans
l’influence du « petit bœuf » du Maranhão.
566
ou sur les épaules ; les « grands », souvent sur le dos. Cependant, tout cela peut varier
selon les solutions créatives trouvées par les artisans. Les bœufs actuels au Bénin et au
Togo sont tous « grands » et « non élancés » ; tous sont des masques à un seul porteur,
sauf celui du groupe des De Souza à Ouidah, où l’on distinguait deux porteurs. De
même, tous les bœufs sont « fantaisistes », c’est à dire coloriés et d’apparence, pour
ainsi dire, plus ludique, sauf celui du groupe De Souza de Ouidah, confectionné avec
une vraie tête d’animal abattu et dont le velours du corps imite le cuir. Chez tous les
bœufs du Bénin et du Togo, en principe, aucune partie du corps du porteur ne doit être
distinguée par le public. Par contre, concernant cet aspect, quelques groupes sont plus
attentifs, ou bien plus réussis dans leur travail de finition. Dans le groupe de
l’association à Porto-Novo et Chez les De Sousa de Ouidah, par exemple, les pieds du
porteur ne sont jamais visibles, même lorsque celui-ci court ou fait des pirouettes ; à
Atouéta, au Togo, les pieds sont souvent apparents lorsque le bœuf bouge rapidement.
Je précise qu’au Bénin lorsque les acteurs (ou moi-même) disent qu’on « voit les
pieds », cela signifie qu’on arrive à voir les jambes du porteur revêtues de pantalon,
chaussettes et chaussures. En aucun cas il ne s’agit d’apercevoir la peau du porteur, qui
est toujours – et cela sans exception – totalement couverte.
567
Fig.
100
à
107
:
Les
différents
types
de
masques
de
bœufs
En
haut
et
en
bas
:
Le
petit
bœuf,
porté
sur
la
tête,
facilite
la
danse
avec
des
mouvements
rapides,
les
jambes
restant
visibles
tout
le
temps
;
Sao
Luís
do
Maranhao,
Brésil
(Clichés
J.
De
Athayde).
568
En
haut
:
grand
Bœuf
fantaisiste,
bourian
Orden
e
Progresso
de
Codjo
De
Souza,
à
Cotonou.
Au
milieu
:
grand
bœuf
réaliste
(confectionné
avec
la
tête
d’un
vrai
bœuf)
à
Recife,
Pernambouc.
En
bas
:
Le
bœuf
réaliste
(tête
d’un
vrai
bœuf)
et
à
deux
personnes
de
la
Bourian
De
Souza
de
Ouidah.
(Clichés
J.
De
Athayde).
569
En
haut
:
Petit
bœuf
à
structure
visible
porté
sur
la
tête,
groupe
Boï
Marinho
à
Olinda,
Pernambouc.
Au
milieu
:
Un
bœuf
grand
et
élancé
à
Santo
Amaro,
Bahia
;
les
pieds
peuvent
éventuellement
apparaître
(clichés
J.
De
Athayde).
En
bas
:
Le
MeBoï
de
Lagos,
Nigeria
:
un
autre
exemple
de
bœuf
grand
et
élancé
(cliché
issu
des
archives
personnelles
de
Daniel
Faustino,
président
de
la
Brazilian
Descendant
Union
-‐
Lagos).
570
Datation de deux clichés de Pierre Verger à partir d’un film
Fig.
108
à
114
:
clichés
de
Balbino,
Mami
Watà
et
le
«
cheval
voilé
»
En
haut
:
cliché
de
Mami
Watà
fait
par
Verger,
extrait
de
Lühning
(2002
:
80).
Le
cliché
illustre
l'article
de
Bastide
(1958)
et
il
est
considéré
sans
date.
Cependant,
lorsqu'on
le
compare
avec
les
deux
images
en
bas,
extraites
du
film
documentaire
de
Yannick
Bellon
Brésiliens
d'Afrique
et
Africains
du
Brésil
-‐
Une
émission
proposée
par
Pierre
Verger
(1974),
on
peut
voir
que
Verger
faisait
des
photos
à
côté
du
caméraman.
L'homme
qui
danse
en
chemise
blanche
est
le
prêtre
de
Candomblé
Balbino,
de
Bahia,
autour
duquel
le
film
se
déroule.
Lors
d'un
entretien
le
13/02/2014,
à
Lauro
de
Freitas
(Bahia),
Balbino
m'a
dit
avoir
effectué
un
voyage
au
Bénin
en
1972
pour
le
tournage
de
ce
film.
571
En
haut
:
Clichés
de
Verger
(en
noir
et
blanc)
considérés
de
date
incertaine
extraits
de
de
Lühing
(2002
:
78,
82).
Au
milieu
:
scène
du
film
de
Bellon
(1974)
on
voit
que
le
cheval
voilé
en
haut
à
gauche
est
un
cliché
fait
pendant
les
tournages
(1972),
avec
le
groupe
de
De
Souza.
En
revanche,
le
cliché
en
haut
à
droite
montrant
l’ambra,
le
bœuf
et
un
cheval
voilé
(différent
de
celui
à
gauche)
n’est
pas
du
film
et
demeure
sans
datation.
En
bas
:
l’image
du
film
qui
montre
l’identification
du
groupe
:
Société
Brésilienne
Dom
Francisco
de
Souza,
Ouidah,
très
probablement
sous
la
direction
de
Jean
Germano
De
Sousa.
572
Fig.
115
:
Tableau
-‐
Résumé
des
information
sur
les
groupes
bourian
Ville/désignation Noms des chefs, des Observations Obs.
du groupe membres ou méthodolo-
bourian collaborateurs de giques
référence
BÉNIN
Porto-Novo
Auguste Amaral (chef) • L’assoc. est responsable pour Vue en
Association des Jean Amaral l’ensemble de la fête du Bonfim, en action
Ressortissants Adolphe Amaral suivant l’initiative de Simplice
Brésiliens de Porto- Gonzalo (†), ancien esclave retourné
Mme Thérèse Domingo †
Novo du Brésil.
Mme Amégan (née
• Une vingtaine de musiciens et
Campos)
chanteurs
Antoinette Campos
• Le riche homme d’affaires Karim
Mme Yannick Tallon (née Da Silva (consul honoraire du Brésil
Domingo) à l’occasion) a été le président
d’honneur du groupe pendant une
certaine période. Puis une querelle
Casimir D’Almeida † avec les Amaral a eu lieu.
Marcelino D’Almeida † • Actuellement utilise des pandeiros
Titia Fouliti D’Almeida (tambourins) ronds ; auparavant
(née Da Silva) † hexagonaux et, possiblement, carrés.
Cosme Sabino † • Auparavant on jouait aussi avec
« des assiettes, on prend des couteaux
Édouard Amaral † pour râper » (Marc Sabino)
Djossè †
• En solo, Auguste est invité à São
Adéchian † Paulo en 2014.
• Présentations du groupe à São Paulo
en 2015 avec une dizaine de
membres.
574
• Premier prix dans le concours de
Kamal Yangòtundé (mère : bourians de Cot. au Hall des Arts
Ango) (vers 2006)
• Séverin : « Á la guitare, Sidy a joué
avec toutes les bourians qui sont à
Cotonou »
Ango Quartier Xavier Les Ango sont des Agudàs, selon Témoignage
Dero/Avenue Steinmetz Séverin Oloubi de Sév.
Oloubi
Groupe de Quartier Avlékété-école • Groupe disparu depuis longtemps Témoignage
Jo Gbédji Atanon chez Jo Gbédji Atanon † • Les Lawson participaient, selon des Oloubi
Séverin Oloubi
Séverin Oloubi ;
Sidy Oloubi (percussion)
Diogo Parmi les plus anciens de Cotonou, Témoignage
? suite aux D’Almeida, d’après Sév. des Oloubi
Oloubi
Quartier Gbodjè Lawson ? Serait-ce le même groupe que les Témoignage
Lawson, l’Assoc. brés. de Cot. ? des Oloubi
Kassoundan ( ?) Quartier St. Michel Deuxième place dans le concours de Témoignage
Kassoundanwo ( ?) bourians de Cot. au Hall des Arts des Oloubi
(vers 2006)
De Souza de Chef ? Groupe disparu, selon Sév. Oloubi il Témoignage
Missèbo Codjo De Souza (tamtam) a donné origine aux groupes Orden e des Oloubi
Aubin Doevi (tamtam) Progresso et Étoile d’honneur.
Étoile Quartier Missèbo •D’après Sév. Oloubi : débuts dans le Rencontre
d’honneur /Aubin groupe De Souza de Missèbo, puis avec des
Doevi Aubin Doevi (prés.) chez les De Souza de Ouidah. membres ;
Ignácio (ou Ignace) De •Ignácio est fils de Jean De Souza, masques
Souza, chanteur fondateur de l’actuelle Bourian De dans le
Souza à Ouidah. couvent
Abomey-Calavi Ville d’Abomey-Calavi • Selon Sév. Oloubi, « c’est Agudà » Témoignage
Gbankolè (fils) et ils ont commencé à jouer chez lui. de Sév.
Gbankolè Alphonse • Début vers 1998 Oloubi
Jéricho (quartier) Le groupe avait une Mami Watà et un Mentionné
? gorille (pas d’autres détails) par Heslon
(2015)
AREBO Initiative de la chanteuse Association de groupes bourians. J’ai assisté à
Assoc. de Rek Souza (Abomey- une réunion
Revalorisation du Calavi) Rek Souza est une « chanteuse
Rythme Bourian bourian solo », se présente souvent
sur une base de CD, parfois avec des
masques.
575
Ouidah
Bourian Nevis de Quartier Maro • Anastase est l’introducteur de Mami
Ouidah Watà dans la bourian.
Léonce Nevis † (père
(Ancien groupe d’Anastase Nevis) • D’après Bernardin, Léonce, son
Victoire grand-père, utilisait le pandeiro
d’honneur) Anastase Natha Nevis † conjointement avec les tambours
(1908 ? - 1981) père de carrés.
Bernardin
• Masque de Mami Watà à une et à
Bernardin Nevis, chef trois têtes.
576
on avait des scies de menuisier, on
grattait » (Papa Gomez)
Do Rego Quartier Lébou • Branche musulmane de la famille Visite chez
• Le grand-père jouait avec Nevis les
« Le troisième » groupe de • Le groupe est actif depuis 2003 membres ;
Ouidah environ. photos
Bourian Yémandjà Leopold • Créée vers 2009 Danse et
musicale de Ouidah • Le nom du groupe a été suggéré par masques
(BYMO) un Brésilien de passage. dans le
• A participé à un clip musical. couvent
Aglagodji Roger Aguidissou • N’est pas une bourian proprement Vue en
(Aguidissou Da dite ; action
Costa) • Sort les 24 et 25 décembre en
formation complète et le
31 déc. en formation partielle.
• Appelée parfois Kahun
Da Rocha Da Rocha Aucun détail singulier n’a été donné Citée par
par Bastide. Bastide
(1996
[1968])
Medeiros Medeiros Aucun détail n’a été donné par Citée par
Bastide. Bastide
(1996
[1968])
Agoué
Espoir bourian Lorenço Laurent De • Créée le 17/09/1998 Rencontre
d’Agoué Souza • « Les jeunes d’Agoué » avec les
membres ;
De Souza d’Agoué Marie Maman Yeyè • Selon Sév. Oloubi, le groupe actuel Photos
ou Kapnou (élevée chez les s’est formé à partir d’un ancien
De Souza- De Souza de Ouidah) † groupe (Bourian D’Elmina) qui n’a
D’Almeida Ayala Augustin De Souza pas duré longtemps.
Alex Raymondo • Les membres de l’Espoir bourian
Delphin De Souza ont été les formateurs de ceux de la
Ivan Kussao bourian d’Atouéta (Togo).
Bourian D’Elmina Gustave Couao-Zotti • Gustave vit à Cotonou et passe les Témoigna-
week-ends à Agoué. ges de
• Le groupe a eu une courte durée de Lorencio De
vie. Souza et
• Ont été formés par Ferdinand De Sév. Oloubi
Souza et Sév. Oloubi, venus de
Cotonou sur invitation de Gustave.
• « [Gustave,] ça l’intéressait, il a
voulu faire comme les Brésiliens ;
mais il n’est pas Brésilien, ça peut pas
marcher! » (Lorencio De Souza)
577
Bohicon
Rodriguez Quartier Zongo • Créée avec la participation des De Témoigna-
Souza, Do Rego, Dos Santos, ges
Fondateur (1936) : Domingo et Sacramento,
Jules H. Rodriguez sous l’autorisation et
(†1946) « supervision » d’Anastase Nevis.
• Jules était dans l’organisation du
Bonfim à Bohicon
• Rentré de Cotonou, Bruno
Bruno Rodriguez †
Rodriguez (fils de Jules) a repris le
(Papa Giganta) groupe (ou il en a formé un nouveau).
• Environ 20 membres ; utilisation du
pandeiro
• Chez les Rodriguez, tant le pandeiro
(instrument) que le rythme samba
sont appelés palma.
• Vers 1996, les répétitions se
faisaient chez M.Codjovi,
un non-agudà.
• « Avant qu’il ne meure, (...) il a
confié [le matériel du groupe] à (...)
un De Souza qui venait
aussi jouer avec nous », (Félicien
Rodriguez). Le groupe n’a néanmoins
pas eu de continuité.
Parakou
« Un groupe local » a participé à un Témoignage
? ? événement à Parakou avec la de Rek
chanteuse Rek Souza. Souza
Cové
• Des rumeurs de l’existence d’un Resté au
Agohi-Cové ? ? groupe sont arrivées à Rek Souza niveau de
• Un autre interlocuteur m’a parlé rumeurs
d’une « bourian sur échasses » à
Cové.
Grand Popo
• Selon Aurélien Gonzalo, en 1996, Guran
? ? un nouveau groupe s’organisait dans (2010) est la
cette ville (Guran 2010). seule
• Selon Rek Souza, il n’y avait pas de mention à
groupe local en 2016. ce groupe
Pobé
Jean Justin Nevis † • Souvenirs lointains d’activités Témoigna-
? Salustien Charotero Da familiales/ Souvenirs d’enfance. ges
Costa † ; • Apparemment le groupe
Pinheiro † ; fonctionnait comme une « amicale »,
Da Cruz ; sans un chef, patron ou famille
Pedro ; responsable.
Santos ?
578
TOGO
Atouéta (village) Isaac Kokou Aguiar † • Village où l’on dit que « tous sont Vue en
(fondateur) des Brésiliens » action
L’ensemble • Le seul groupe togolais en activité.
culturel et Organisateur actuel : • Ont reçu une formation des
carnavalesque Ayimontchè Boniface membres du groupe d’Agoué et,
Aguiar postérieurement, de membres de la
Tony Kankoé (membre) bourian de Codjo De Souza
(Missèbo-Cotonou).
De Souza - Lomé Hilaire de Souza (guitare) • N’est pas une bourian proprement Rencontre
dite (pas de masques) ; il s’agit d’une avec un
petite formation exclusivement ancien
musicale qui jouait les airs de la membre
bourian. Photos
• Influence du style musical Highlife.
579
Fig.
116
:
Tableau
-‐
Catégories
de
personnages
de
la
Bourian
(tendances
générales)
Catégorie Personnages889 Observations
Petits Masques
Kaleta Ambras/ abras/ abre Danseurs agiles à fonction organisatrice ;
« Kaletas qüé kpévilé », « danse d’étrangeté » ; masques effrayants
Vêtements d’« êtres « kaletas petit argent », « pas ou animalesques tels que le lion ; port de
humains » ; cher », « petits masques ». gros bâtons, marteaux, axes en bois.
légers, carnavalesques, Kaletas (tout court), parfois Masques variés plus ou moins
style d’arlequin ainsi nommés, parfois sans anthropomorphiques : d’artistes, de
dénomination spécifique vieillards à peau blanche en costume (dits
parfois Papayi), de Zorro, de Blanche
Neige, de crapauds, masques de style
vénitien...
889
Les masques les plus indispensables sont en gras. Le singe est un cas à part : tout en n’étant pas
« essentiel », il est presque toujours présent.
580
Fig.
117
:
Tableau
-‐
L’Orchestre
de
la
bourian
à
base
de
tambours
carrés
(propice
pour
la
«
samba
de
cour
»)
Instrument et fonction Nombre (habituel) Observations
581
582
Fig.
119
:
Tableau
-‐
Déroulement
des
festivités
du
Bonfim
à
Porto-‐Novo
Jour / activité Description des moments890 Observations
Samedi
1- (Défilé de) Rassemblement festif chez les La fanfare (non-agudà, contractuelle) anime
carnaval ; Amaral, où se trouve le couvent toute la journée et la soirée.
après-midi et soir (quartier d’Oganla-Gare) Masques : ambras, bœuf, cheval, géants
16h30 « Carnaval » : défilé du cortège Rythme musical : marcha
à travers les rues de divers Présence d’Agudàs déguisés
quartiers de Porto-Novo Visite à certaines maisons agudàs.
(le « tour de ville ») 2015 : station chez Mme Patterson et Karim
Da Silva (qui distribue de l’argent)
Passage du Grand Marché
On porte des drapeaux du Brésil et
un drapeau du Bénin. Masques : kaletas
ambras et en costume ; bœuf ; Mami Watà
habillée en blanc (pas de présidents)
20h Retour chez les Amaral Une trentaine de minutes de grande
animation festive
Dimanche
2- Messe ou amissa ; Messe (service ordinaire, non Présence de l’étendard de la confrérie du
vers 10h30 exclusive pour les Agudàs) N.S du Bonfim ; les membres de la
2010 : Paroisse Sacre-Cœur confrérie sont vêtus en blancs avec la fasha
2015 : Cathédrale [bandeau] du N.S du Bonfim
12h30 Sortie de messe festive (cortège Fanfare et étendard du N.S. du Bonfim
autour de l’église) Photo annuelle traditionnelle
2010 : les masques ne participent pas
2015 : masque d’Obama et de Mami Watà
avec le serpent Dan.
Cortège à travers les quartiers Fanfare et étendard du S.N. du Bonfim
proches de l’église 2010 : visites ou stations chez des maisons
agudàs. Masques : lion, Chirac et Wami
Watà/Dan.
2015 : le cortège n’a pas eu lieu
3- Piquenique et Place de l’Assemblée : Pas de déguisements ;
bourian (après-midi) les familles se regroupent autour un nombre important d’Agudàs porte le
de tables sous des bâches louées pagne annuel de la fête.
À partir de 14h Piquenique Mets brésiliens + mets « africains » ;
sodas ; boissons alcooliques
Vers 16h Sortie bourian (« de cour ») L’orchestre bourian à base de pandeiros
joue la samba ; tous les masques importants
sortent.
2015 : l’orchestre joue sur une scène ; le
rythme marcha clôture la fête.
Lundi (extra officiel)
Retrouvailles chez les Rencontre informelle dans la 2015 : pas de masques ; musique du Brésil
Amaral journée pour finir les boissons et en CD ; éventuels airs de bourian chantés en
les mets restés de la veille ; tapant des mains ou avec un pandeiro ;
nombre de participants plus quelques Agudàs passent brièvement pour
reduit que les jours antérieurs. saluer Auguste Amaral
890
Dans cette colonne et dans « Observations », l’année indique à quelle date ces particularités ont été
observées.
583
Fig.
120
:
Tableau
-‐
Corpus
audiovisuel
et
photographique
Année(s) de Type Source/ Observations
captures des réalisateur/
images ou photographe
du son
De la fin des Photos Pierre Verger Ouvrage Flux et reflux de la traite... (1968) et
années 1940 Archives de la fondation Pierre Verger (Bahia)
aux années
1970
1950 Audio Collection Chanteur (présumé) : Casimir(o) D’Almeida
Bénin et Brésil Site web du CREM - Centre de recherches en
1950 (CREM) ethnomusicologie (Paris891)
1963-64 Photos Antonio Olinto Livre Brasileiros na África [Brésiliens en Afrique]
(1964)
1972 Vidéo Yannick Brésiliens d’Afrique et Africains du Brésil - Une
Bellon émission proposée par Pierre Verger (1974)
1984 Audio Marcos Enregistrement des chansons de la bourian de
Lacerda (CD) Ouidah (1998)
1987 Photos Arlete Soares Série de photos sur le voyage de la délégation
brésilienne au Bénin (disponible sur Flickr892)
1987-93 Photos Archives Archives localisées dans la résidence de Karim Da
personnelles Silva à Porto-Novo
de K. Da Silva
1995-96 Photos Milton Guran • Ouvrage Agoudàs - les « Brésiliens » du Bénin
(1999)
• Photos sur Gradhiva n.8
1997-98 ? Vidéo Lula Buarque Film Pierre Verger - Messager des deux mondes
De Holanda (1998)
1998 Vidéo Renato Film Atlântico Negro - na rota dos Orixás
Barbieri [Atlantique noir - Sur la route des orishàs] (1998)
1999-2001 Photos Carlos da Ouvrage trilingue Lettres d’Afrique (2010)
Fonseca
2008 Vidéo Télé Globo A Marca Brasileira [L’empreinte brésilienne]
(Claufe Reportage réalisé par le journaliste Claufe
Rodrigues) Rodrigues, produit et diffusé par la chaîne
brésilienne Télé Globo
2010-16 Photos/Vidéo Joao De Mes propres photos + les clichés que j’ai pris des
Athayde photos trouvées dans diverses archives personnelles
de mes interlocuteurs.
2012 Photos/Vidéo Renata Amaral Livre-DVD Pedra da Memória [Pierre de la
mémoire893] (2012)
2010 Vidéo Ana Mauad et Falares Luso-brasileiros no Benim e no Togo
Milton Guran [Les parlers luso-brésiliens au Bénin et au Togo]
produit en 2013 par le LABHOI (Laboratoire
d’Histoire Orale et Image), UFF (Université située
à Nitéroï, État de Rio de Janeiro)
Images réalisées par M. Guran894
891
http://archives.crem-cnrs.fr/archives/collections/CNRSMH_I_2008_008/
892
https://www.flickr.com/photos/arletesoaresacervo/albums/72157647684354273
893
https://www.youtube.com/watch?v=aSHAKiH6IxI
584
2014 Vidéo Télé Globo A Cor da Cultura [La couleur de la culture]
(Julia Reportage réalisé par la journaliste Julia Bandeira
Bandeira) produit et diffusé par la chaîne brésilienne Télé
Globo895
2016 Vidéo ? Extraits des présentations de la bourian de l’Assoc.
des Réssortissants Brésiliens de Porto-Novo à Sao
Paulo, disponibles sur Youtube896.
2016 Vidéo Maria Pereira Retornados [Rétournés], série pour télé à cable
et Simplício diffusée en 2017 sur la chaîne Canal Curta (Brésil)
Neto
2017 Vídéo Jovino Diáspora Reversa [Diaspora renversée897] (2017)
Salloma
2015 Photos Maureen Portraits des masques de la bourian des Gomez et
Ragoucy de l’Assoc. des Ressortissants Brésiliens de Porto-
Novo898
894
http://ufftube.uff.br/video/891NW4ADKGM5/Falares-Luso-brasileiros-no-Benim-e-no-Togo
895
https://www.youtube.com/watch?v=YmNj21l4A38&list=PLehUQGUBnhjl7j6qchFClZwNSPNag_Ke
c&index=30
896
https://www.youtube.com/watch?v=SXKHkix6aYs&index=21&t=0s&list=PLehUQGUBnhjl7j6qchF
ClZwNSPNag_Kec
et : https://www.youtube.com/watch?v=asTnKHO8PVo&list=PLehUQGUBnhjl7j6qchFClZwNSPNag_
Kec&index=26
897
https://www.youtube.com/watch?v=9BHatEiPaiA&t=483s
898
http://www.maureenragoucy.com/projets/agoudas-2/?lang=fr
585
Mots clés : Anthropologie, Bénin, Togo, Agudàs, Brésiliens, traite négrière, fête
populaire, masque, musique, samba, vodoun, circulation, ancêtres, identité.
586